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French Pages 129 [128] Year 2013
la célibataire Revue semestrielle
directeur
Charles Melman
rédacteur en chef
Marc Nacht
comité de rédaction
Claire Brunet Marie-Charlotte Cadeau Roland Chemama Charles Melman Marc Nacht Esther Tellermann
Assistante pour la rédaction
Karine Poncet-Montange
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directeur de la publication administrateur abonnements
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Claude Dorgeuille † Marc Nacht
Martine Krief-Fajnzylberg Éditions EDK/Groupe EDP sciences 17, avenue du Hoggar PA de Courtabœuf 91944 Les Ulis Cedex A, France téléphone : 01 69 18 75 75 télécopie : 01 69 86 06 78 e-mail : [email protected] couverture : Double maquette intérieure : Duplilog EDK 25, rue Daviel, 75013 Paris, France téléphone : 01 58 10 19 05 télécopie : 01 43 29 32 62 e-mail : [email protected] site : www.edk.fr Corlet Imprimeur, S.A. 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 158770 ISSN : 1292-2048 ISBN : 978-2-8425-4188-0
Les manuscrits sont à adresser à : EDK, 25, rue Daviel, 75013 Paris, France La Revue n’est pas responsable des manuscrits qui lui sont adressés
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la célibataire
automne 2013
La maladie d'amour 9 25 41 59 77
I - Marcel Gauchet et Charles Melman Séance du jeudi 18 octobre 2012 Séance du jeudi 15 novembre 2012 Séance du jeudi 17 janvier 2013 Séance du jeudi 21 mars 2013
II - Avec Philippe Sollers, Marcel Gauchet et Charles Melman Séance du jeudi 16 mai 2013
Transversales
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Charles Melman
Aimons-nous encore les femmes ?
Marc Nacht
La passion d'Hugo Arnold
Charles Melman
Pair et père
Illustration de couverture d’après Gustave Courtois – L'amour au Banquet
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Coup d’envoi Il n’est pas certain qu’aujourd’hui ce soit particulièrement l’amour qui régisse les relations entre contemporains, voire avec les contemporaines. En revanche, et peut-être à titre de conséquence, on aime l’amour, et furieusement parfois. Que faut-il attendre, sinon espérer, de cette affection ? Depuis Le Banquet de Platon, Lesbos, Rome et l’ante-Islam, le culte de l’amour divin, Dante et Pétrarque, les trouvères et la suite, dont Rousseau, on essayera de cerner les effets de cette puissante domination. Sans oublier que la cure psychanalytique est, en quelque sorte, une production expérimentale de l’amour authentique et que Freud avait la curieuse idée que la sortie de la névrose passait par la faculté de s’en affranchir. L’histoire du mouvement psychanalytique ne témoigne pas de sa réussite. L’amour – et son avatar : la haine, reste le plus fort. Avec quelques conséquences ? Charles Melman
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I - Marcel Gauchet et Charles Melman
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Séance du jeudi 18 octobre 2012 Charles Melman : Comme vous vous en êtes peut-être rendu compte, nous sommes les uns et les autres, que nous soyons laïques ou religieux, les fidèles d’un Dieu toutpuissant ! Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il se prête à supporter l’amour de ses fidèles. Il est assez remarquable de constater que celui-là, d’abord, est un Dieu assurément universel. C’est déjà une surprise : voilà enfin une universalité au moins réussie et il est clair que sans avoir besoin de texte de référence, nous lui obéissons sans rechigner et même avec plaisir semble-t-il, quitte à accepter les actions les plus extrêmes et qu’aussi bien dans le domaine privé que dans le domaine public, il est susceptible de nous commander. Mais ces actions ou exactions, comme vous voudrez, ne viendront en aucun cas s’inscrire à son débit, et seront volontiers considérées comme les marques de l’effort que nous aurons fait les uns et les autres pour réaliser ce qu’il attend de nous ! Il nous a semblé qu’il pouvait être intéressant, sinon peut-être amusant, de tenter pour une fois, puisque ce Dieu comme vous le savez est toujours célébré de quelque côté que ce soit et même des côtés parfois les plus inattendus, c’est-à-dire ceux de la plus récente et plus moderne réflexion philosophique. Il nous a donc semblé peut-être intéressant, peut-être utile, de nous risquer à ce qui n’est à vrai dire jamais entrepris, c’est-à-dire d’accepter d’être vis-à-vis de ce Dieu légèrement divisé, car il exige de nous d’être totalement engagé. Mais là, peut-être essayé d’être légèrement divisé de sorte à avoir un peu de recul, un peu de retrait sur ce qui aussi universellement nous arrive et qui, aussi bien pour le privé que pour le public, peut nous conduire à certains embarras, à certaines difficultés. Voilà peut-être donc, puisqu’il s’agit sans aucun doute aujourd’hui de la dernière autorité que nous reconnaissions et que nous acceptions avec une façon aussi volontaire, la dernière sans aucun doute, il nous a semblé donc utile, et je suis très reconnaissant à Marcel Gauchet de bien vouloir s’engager
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avec nous dans ce type de réflexion, donc utile de tenter au risque du blasphème, nous verrons bien si cela est entendu de la sorte, mais de tenter une approche qui je dis bien peut sembler utile dans cet effort que nous faisons les uns et les autres pour essayer si c’est possible de nous déprendre de, je ne peux pas l’appeler autrement, de cet infantilisme qui nous est spécifique. Si l’un de vous au cours de la discussion voudra bien nous dire ce qui à ses yeux caractérise un adulte, nous lui serons très reconnaissants de ce qu’il voudra nous apprendre sur ce sujet et donc, merci encore à Marcel Gauchet de bien vouloir engager le débat de ce soir ! Marcel Gauchet : Merci ! Je n’ajouterai que quelques mots sur l’intention qui nous a guidés. Charles Melman vient de dire l’essentiel. Pourquoi l’amour ? Pourquoi se risquer à essayer de dire quelque chose qui ne soit pas trivial sur ce sujet ? Parce qu’il nous a semblé qu’il se passait sur ce terrain quelque chose de profondément significatif. Pour partir du plus superficiel, l’amour est à la mode. On ne compte plus les ouvrages à succès sur le thème. Les intellectuels médiatiques en quête de coups médiatiques, justement, ont repéré depuis un bon moment que c’est là que se situaient le filon qui marche et le marché le plus porteur. Alors, je ne vais pas vous livrer des listes que n’importe quel moteur de recherche peut vous fournir beaucoup plus exhaustivement que moi. Je découvre, d’ailleurs, que nous sommes pleinement dans le coup, nous-mêmes, sans l’avoir cherché, puisque je découvre dans Le Monde de ce soir que le prochain forum du journal portera justement sur l’amour. Nous sommes dans le mainstream, il faut s’en féliciter. Charles Melman : Nous sommes copiés, nous sommes copiés ! Marcel Gauchet : Il n’est pas jusqu’à des philosophes réputés sérieux qui ne s’y sont mis. Alain Badiou nous a livré, voici peu, un retentissent Éloge de l‘amour, après avoir affiché quelque temps auparavant, soit dit au passage, sa haine de Sarkozy. Fautil y voir un lien ? Luc Ferry nous a entretenus d’une Révolution de l’amour, pas moins ! Une révolution destinée à transformer nos sociétés, le sous-titre de son livre disant l’ambition du propos : Pour une spiritualité laïque. Mais tout ceci pourrait n’être, après tout, qu’une écume sans portée s’il n’y avait derrière toute une série de faits et d’évolutions qui en confirment l’ampleur. Nous tenons là la pointe visible d’un phénomène profond, et même sans doute d’un phénomène majeur.
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Pour aller cette fois à l’essentiel, cette montée de l’amour comme thème d’intérêt et discours social s’inscrit dans une montée bien plus large de l’affect comme référence et comme valeur. Les faits de langage et les faits sociaux se rejoignent dans le culte de l’émotion qui est au cœur de la culture médiatique et dont les effets rayonnent dans toutes les directions. Nous essayerons au moins d’en dégager quelques-unes. C’est du côté des neurosciences, d’une manière inattendue, que nous vient la consécration de la notion d’intelligence émotionnelle, par exemple, qui a des antécédents mais qui trouve, avec un auteur comme Antonio Damasio, une caution scientifique irréfutable. En outre, ce déplacement d’accent théorique correspond à un changement social de grande ampleur qu’on pourrait appeler l’émergence d’un individualisme affectif. Un individualisme dont la présupposition est que le cœur de l’individualité, du soi individuel, réside dans la faculté de ressentir. Nous y reviendrons, c’est un changement d’optique anthropologique lourd d’implications, et d’implications pratiques pour commencer. Beaucoup d’entre vous, dans les métiers qu’ils exercent, ont l’occasion d’en mesurer l’impact au quotidien. L’individualisme affectif ne concerne pas que l’amour, il concerne aussi bien l’amitié qui a aujourd’hui son institution planétaire avec Facebook, un réseau social qui doit regrouper maintenant pas loin du dixième de la population de la planète. L’amour autrement dit n’est que la partie la plus visible, la plus intense, la plus valorisée d’une nébuleuse affective qui tient une place grandissante à la fois dans l’existence réelle des personnes. « J’aime » ou « j’aime pas », voilà un partage du monde structurant, dans l’univers contemporain ! On nous invite en permanence à choisir. Cela compte beaucoup dans l’existence réelle des personnes mais aussi dans les représentations collectives, dans ce qui fait légitimité collective et dans ce qui est valorisé socialement. Bref ! Il y a quelque chose comme une actualité de l’amour et c’est cette actualité que nous voudrions essayer de déchiffrer en croisant nos perspectives. Cette actualité de l’amour est à déchiffrer comme un symptôme, un symptôme du grand déplacement anthropologique, de la rupture, de la révolution, de la mutation anthropologique, on ne sait trop la nommer, en train de s’opérer dans nos sociétés et qui forme notre commune présupposition, justifiant cette exploration en commun. Il y va tout à la fois d’un fait social, d’un fait culturel et historique dont les racines plongent très profond dans le passé, nous aurons à y revenir, et d’un fait psychique qui ne peut pas ne pas concerner au premier chef les psychanalystes, qui au passage n’ont jamais dit grand-chose sur cet amour dont pourtant les retombées de tous ordres les occupent passablement dans la pratique.
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Avant de vous proposer quelques premières hypothèses sur la signification de ce symptôme, sur ses racines, sur ses tenants et ses aboutissants, je voudrais dire quelques mots sur la manière dont nous avons conçu les étapes de cette tentative ou de cette exploration, sans qu’il s’agisse bien entendu pour nous de nous enfermer dans un programme rigide, mais du moins faut-il quelques biscuits avant de s’embarquer. Première de nos questions, donc, c’est par là que nous allons commencer aujourd’hui : À quoi correspond cette actualité singulière de l’amour qui, certes, n’a pas attendu le jour d’aujourd’hui pour préoccuper l’espèce humaine mais qui trouve dans notre contemporain le plus immédiat un écho probablement sans commune mesure antérieure ? Après tout, en effet, on pourrait se demander si nous ne sommes pas typiquement devant une illusion de perspective par rapport à ce qui serait une permanence de l’amour, une trans-historicité, voire une invariance de l’amour. C’est, vous le savez bien, la philosophie de l’histoire spontanée de la communauté psychanalytique. Il n’y a pas d’histoire pour elle, parce que l’inconscient ignore l’histoire, parce que les phénomènes psychiques dont s’occupent les psychanalystes, à leurs yeux, se situent dans une zone que l’histoire n’atteint pas, n’affecte pas, ou ne concerne pas. À voir ! C’est, je crois, ce autour de quoi nous ne cesserons de tourner au long de ces séances. Deuxième étape, l’arrière-fond historique de ce moment de réactivation d’une très vieille affaire. De l’amour dans la philosophie grecque à l’amour romantique, en passant par la religion chrétienne comme religion de l’amour, il y a un sacré poids d’histoire derrière nos représentations et discours et tout ce legs est assez visiblement à l’œuvre dans le mouvement contemporain ! Comment ? Une fois qu’on a établi le lien, il s’agit d’en comprendre la nature. Les enfants ne ressemblent pas nécessairement à leurs parents. Troisième étape, l’un des traits frappants de cette valorisation actuelle de l’amour est la confusion pour ainsi dire délibérée des genres d’amour. Amour sexuel entre personnes de sexes différents ou du même sexe, amour des parents pour leurs enfants, des enfants pour leurs parents, amour du prochain de l’âge chrétien ou amour du genre humain, dans un discours plus actuel : tout cela cohabite et se télescope. Qu’estce qui se signifie dans cette remarquable indissociation ou dans cette indistinction potentielle ? Quatrième étape, cela nous mène droit à la question qui regarde plus directement les psychanalystes, la question du sexuel et le problème soulevé par l’ambiguïté, très remarquable elle aussi, du double mouvement actuel de sexualisation de la vie sociale et de désexualisation.
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Séance du jeudi 18 octobre 2012
Cinquième et dernière étape enfin, question connexe de la précédente, quelle relation entre la montée de l’amour, pour s’en tenir à une expression facile, et la montée du féminin dans notre culture ? C’est très précisément, en l’occurrence pour ce qui nous intéresse directement, la montée du principe maternel. Car le prototype, ou le modèle de cet amour dont nous parlons tant pourrait bien se loger en dernier ressort du côté de l’amour maternel, devenu paradigmatique à l’intérieur des représentations du lien entre les êtres. Après cet aperçu sur le cheminement que nous proposons, quelques mots avant de laisser la parole à Charles Melman, quelques mots rapides, en vrac, sur la nature de ce phénomène typique du contemporain et du grand remuement humain qui s’y opère. Ce qui pousse à prendre le phénomène très au sérieux, c’est qu’il s’inscrit au croisement du social et du psychique. Il a derrière lui un grand changement de société, il ne tombe pas du ciel, ses racines sont assez faciles à détecter. Un grand changement de société aux effets psychiques incalculables, la privatisation de la société qui engendre un type d’individualité nouveau dont on peut définir négativement le trait structurant : la déconnexion d’avec le collectif. Nous voyons apparaître un type d’individu qui n’a jamais existé dans l’histoire. Un individu constitué psychiquement dans sa personnalité la plus profonde en déconnexion d’avec la société à laquelle par ailleurs il appartient par toutes ses fibres. Cet individu privé, privatisé, a évidemment des horizons totalement changés dans ses rapports avec ses pareils et dans sa manière de concevoir ce que peut être le fonctionnement d’une collectivité. Le point est directement connecté naturellement avec le changement dans la famille, et le changement du rôle de la famille au sein de la société. Le constat a été établi depuis un bon moment sans que peut-être on en prenne les termes suffisamment au sérieux en mesurant l’impact qu’ils comportent. Nous avons assisté, par une mutation d’une rapidité sans équivalent pour un phénomène de cette profondeur, à une désinstitutionnalisation de la famille. C’est une expression qu’on peut prendre, dans une version très superficielle, pour désigner simplement la décodification des rôles à l’intérieur de la vie familiale. Mais le phénomène porte autrement plus loin, la désinstitutionnalisation de la famille, ça veut dire que la famille n’existe plus en tant qu’institution. Depuis que quelque chose comme des familles existe, c’est-à-dire un ordre de la parenté, socialement sanctionné et défini, la famille constituait, comme on l’a beaucoup répété, un rouage de l’ordre social, la première cellule de la société, ce sur quoi s’édifie tout l’édifice collectif. Il en résultait un emboîtement des familles et du collectif qui a connu toutes sortes d’expressions civilisationnelles. Mais, dans notre culture, la famille institution avait son incarnation exemplaire dans un personnage que les
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psychanalystes connaissent bien : « le père ». Le père, le magistrat familial, le chef de famille, c’est-à-dire celui par qui passe l’articulation de la petite société que constituait la famille avec la grande société. Il était le médiateur entre la micro-société constituée par la famille, avec sa mission de reproduction et d’éducation, et la grande société pour laquelle elle travaillait au travers de ce rôle de reproduction et d’éducation. Or, en une ou deux décennies, nous avons vu cet édifice millénaire s’écrouler, s’évanouir, avec des séquelles qui nous laissent encore dans l’incertitude la plus complète quant à leur étendue exacte. Nous avons vu naître une autre famille qui est une famille délestée du poids d’assumer la socialité. Une famille affective, une famille privée qui n’est plus construite que sur le choix mutuel des personnes à partir de critères intimes – pas seulement privés, parce qu’après tout la famille bourgeoise était elle aussi de droit privé, elle était une alliance entre des familles à des fins de perpétuation du lignage de la protection des biens, etc. Tout cela est bien connu. Donc, cette famille affective est devenue non plus un rouage de la société mais carrément, dans le plus grand nombre des cas, un refuge contre la société. De là à constater qu’un certain nombre de difficultés se déclarent dans le champ de l’éducation, y a-t-il vraiment lieu de s’en étonner ? C’est là que ça se passe bien entendu. C’est là que la préparation des êtres à la vie sociale se joue et prend dans ce contexte des traits qu’on ne lui avait jamais vu. Nos enseignants de tous rangs depuis l’école maternelle jusqu’à l’université sont aujourd’hui confrontés avec véritablement une espèce nouvelle d’êtres, qui en appelle à une redéfinition complète de leur rôle et devant lesquels ils sont vraiment désemparés. Et comment pourraient-ils ne pas l’être quand on mesure l’ampleur de la rupture qui est intervenue ? C’est tout le statut de l’enfant qui dans ce contexte s’est trouvé complètement modifié. L’enfant, c’était d’abord la créature investie socialement puisque c’est sur elle que reposait l’avenir de la collectivité. Nous avons vu apparaître un enfant privé qui est un enfant du désir et, pour de bon, pour la première fois, un enfant de ses parents, avec toute une gamme d’investissements parfaitement originaux qui sont directement au centre, je crois, de notre réflexion. C’est dans ce contexte que l’amour devient la figure idéale et normative du lien entre les êtres. On sait bien qu’il y a des tas de formes de liens entre les êtres qui n’en relèvent pas, mais justement c’est leur défaut. La norme, ce devrait être l’amour. Le lien idéal entre les êtres, c’est la reconnaissance amoureuse. Cela commence effectivement entre les parents et les enfants et cela s’étend en principe à la communauté entière du genre humain. Je me borne au constat, nous pourrons revenir si vous le souhaitez, sur les raisons de cette transformation de l’organisation collective dans ses profondeurs. Ce que je
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veux juste souligner et j’en termine là, c’est ce qui s’ensuit pour la teneur des rapports sociaux. La primauté du lien privé entre les êtres, cela implique notamment la déformalisation de ces rapports, aujourd’hui devenue une norme. Elle se présente comme le contraire d’une norme mais elle est bel et bien une norme de tous les rapports entre les personnes. Idéalement ce qu’on peut tolérer au maximum comme neutralisation du lien affectif entre les personnes c’est le contrat, l’accord basé sur l’intérêt mutuel à défaut de la reconnaissance interpersonnelle. Mais, même à l’intérieur de cette sphère du contrat, la psychologisation des rapports sociaux est de règle. Pas besoin d’aller chercher plus loin la racine de l’extraordinaire difficulté que nos sociétés éprouvent à faire fonctionner des rapports d’autorité. Le rapport d’autorité ne marche que s’il est impersonnel. Il se trouve que hiérarchiquement, vous, moi, occupons une fonction qui nous met en position de représenter quelque chose qui n’est pas nous, mais qui est en général, l’efficacité de l’organisation à l’intérieur de laquelle nous nous inscrivons. C’est évidemment exercé par des personnes mais c’est tout aussi évidemment impersonnel, il y a quelque chose d’autre au-delà de ce qui fonctionne. Voilà qui est désormais la chose du monde potentiellement la plus inintelligible, et inconsciemment inintelligible y compris pour des gens qui souscrivent tout à fait aux principes en théorie, mais qui sont bien incapables de le mettre en œuvre dès qu’ils sont dans des rapports effectifs avec les personnes. Psychologisation des rapports sociaux, cela veut dire lutte à mort des consciences pour la reconnaissance comme le dit un très illustre auteur, et lutte, en particulier, dans tous les rapports marqués par l’organisation hiérarchique. Pas besoin, là non plus, d’aller chercher plus loin la source de nos questionnements autour du harcèlement moral, par exemple ! En effet, c’est un drame si mon supérieur ou mon subordonné, ça n’a aucune importance, ça joue dans les deux sens, ne m’aime pas. En plus de reconnaître la légitimité de ma position, il faut qu’il m’aime, sinon c’est un drame psychologique. Et là derrière encore, ultime prolongement, se noue un phénomène qui me semble bien difficile à décrire mais dont l’évidence me saute aux yeux, qui est l’intimisation des rapports entre les êtres. Intimisation qui peut être essentiellement fantasmatique, mais qui n’en a pas moins de puissants retentissements dans la réalité. C’est là probablement que nous nous approchons peut-être de la racine de ce phénomène anthropologique après tout singulier qu’est l’amour. Il est propre aux humains. Oui, je sais bien les pigeons s’aiment, il y a des couples chez les rossignols, que sais-je encore
l’éthologie contemporaine met sa passion à nous dire en gros que les animaux sont comme nous.
Aucune particularité ! Sinon, on tombe dans le « spécisme » ! Il n’empêche, je continue de croire que l’un des phénomènes les plus spécifiquement an-
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thropogènes est l’amour ! Et peut être que justement cette intimisation à laquelle nous assistons nous en dit quelque chose. Elle nous met devant ce qui est la plus grande énigme de la contradiction du désir à l’œuvre dans l’amour, à savoir son intime communication avec la haine, qui est un phénomène tout aussi spécifiquement humain, un marqueur anthropogène dont nous savons encore moins. De l’amour, au moins, on a beaucoup parlé. La haine, en revanche, on en a mesuré beaucoup les effets, ils sont assez palpables en général. Mais qu’est-ce qu’il y a là derrière, psychiquement parlant ? Nous pouvons nous demander si ce beau discours de l’amour universel qui nous fait retrouver à de certains égards nos racines chrétiennes, ne dissimule pas quelque chose de tout à fait autre dans notre culture. Une culture bien pacifiée à beaucoup d’égards, effectivement nous nous entretuons de moins en moins et on peut s’en féliciter. Pour autant nous aimons-nous tellement plus ? J’ai des doutes sur ce chapitre. Mais j’aimerais bien que des gens qui ont l’occasion d’entendre un discours où précisément le mensonge social est un peu neutralisé par une certaine nudité de l’inconscient nous livrent leur sentiment à ce sujet. Charles Melman : Merci beaucoup. Après ce balisage du champ qui nous concerne effectivement, je focaliserai sur ce qui est l’expérience de cette affaire dont les psychanalystes ont, il faut bien le dire, le privilège. Je rappelle très brièvement, comme ça au passage, que Lacan a pu raconter qu’il avait quitté le mouvement surréaliste à cause de cette promotion de l’amour, y compris bien sûr de l’amour fou, opéré par André Breton et que cela ne lui semblait pas constituer un progrès ni intellectuel ni moral satisfaisant. En tout cas, c’était la raison pour laquelle il s’était séparé de ce groupe. Il est étrange que le moyen en quelque sorte expérimental de provoquer l’amour passe par des voix inattendues et qui sont celles que prend un sujet, un parlêtre dès lors qu’il s’installe sur un divan pour s’exposer à ce qu’on appelle la libre association, et en tant que celle-ci est adressée à un personnage pas forcément bien défini et qui se trouve là supposé l’entendre. Et que donc, il suffise d’une parole dont je ne dirai évidemment pas qu’elle est libre mais qui en tout cas est détachée de toute intentionnalité et de perception, de celui à qui elle s’adresse, cela suffit pour provoquer cette affaire dont de nombreux psychanalystes continuent évidemment de s’étonner, cette manifestation d’amour d’attachement à un « X » et dont le psychanalyste se trouve être là à l’occasion un représentant faute de mieux ! Cette épreuve qui témoigne qu’il y a dans la subjectivité de chacun d’entre nous, cette adresse qui s’est faite au long de notre formation à une instance insue de nous-mêmes et vis-à-vis de laquelle nous nous sommes trouvé exercer au premier chef une demande d’amour, ce qui se traduit
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très exactement comme l’a évoqué Marcel Gauchet, une demande de reconnaissance exclusive et dans une relation qui s’organiserait sur un mode duel en écartant tous les personnages qui viennent encombrer le champ perturbant de cette dualité espérée, souhaitée. Cette parole donc, dans la cure, vient s’organiser autour des griefs, des revendications, des malheurs, des malentendus des mécomptes qui ont pu perturber la perfection attendue, espérée, d’une reconnaissance duelle aboutissant dans ce qui est là une sorte de fantasme, à l’établissement d’un couple parfait et rendu d’autant plus parfait que non seulement les sentiments y seraient réciproques, mais que les formes de l’un et de l’autre viendraient là à se confondre, à se fusionner et que ces deux finiraient par ne plus que faire qu’UN. Pourquoi, du même coup, est-on amené à pouvoir parler de l’amour comme étant un symptôme, ce que vous avez très justement évoqué tout à l’heure ? Dans la mesure où dans cette vocation propre à chacun d’entre nous de chercher cette assomption duelle pour se ramener à « Un », on perd bien entendu une méconnaissance radicale des partenaires en cause, garantie le ratage de la relation, garantie aussi donc on peut le vérifier, sa précarité comme si au bout d’un certain temps se produisait inévitablement soit l’épuisement de la passion, soit ce qui n’est pas exceptionnel évidement, le retournement en haine. Cela venant nous témoigner que finalement l’amour est antipathique à la structure du signifiant parce qu’il y a quelque chose qui dans notre rapport au langage fait que le signifiant résiste pour nous assurer, pour nous garantir cette forme de réalisation, voire d’érotomanie puisqu’elle est à l’occasion si fréquente et qu’il faut quand même la faire venir ici ; les romanciers évidemment s’étalent à juste titre sur le thème qui est ce qui nourrit alors leurs fonds de travail pour ne pas utiliser un autre mot. Il n’est pas spécialement favorable au sexe. À l’époque où je lisais avec passion des romanciers, je m’émerveillais de voir comment ceux-ci rendaient si bien compte de la façon dont les passions les plus extrêmes, non seulement entretiennent justement volontiers le ratage du rapport sexuel, mais sont une invitation à s’en dispenser et d’une manière qui là encore est étrange mais que la langue reprend bien : il est bizarre que les grands amours ont toujours, se profilant à l’arrière-fond, une dimension représentée par la mort, comme si elle était en dernier ressort une sorte de visée ultime, d’espoir, de terme supposé peut-être même réussi à l’exception de ce qu’il a pu constituer. Un mot encore à partir de cette provocation à l’amour expérimentalement réalisée par l’expérience analytique. Il est bien évident que ce qui s’y révèle, c’est qu’il y a en chacun de nous cette grande aspiration à être aimé qui témoigne bien de notre faiblesse fondamentale, foncière, de l’état de dépendance dans lequel naturellement nous nous trouvons pour être toujours en attente de cet amour qui viendrait nous
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reconnaître comme « UN » et je viens de l’évoquer, non pas comme un « UN » parmi les autres, comme un frère ou une sœur parmi les autres, mais le « UN » privilégié, le « Un » à part. Et du même coup, de quelle façon ce besoin d’être aimé s’adresse à celui dont on l’attend et qui dans ce mouvement de réciprocité se trouve, on a presque envie – qui a commencé dans l’affaire ? Je n’en sais rien – mais en tout cas il se trouve luimême investi par cette affaire ambivalente, bivoque qui va comme ça de l’un à l’autre en disant la réciprocité. Et donc l’amour de ce « UN », Lacan dira dans l’Autre, l’amour de ce Un dans l’Autre dont il est attendu la reconnaissance, ce qui revient en quelque sorte à dire, à avancer ceci – qui sera la formule peut-être la plus risquée que je me permettrai pour commencer ce soir – qu’avec l’amour d’une femme et réciproquement une femme pour un homme semble se dévoiler à cette occasion, se trouver enfin représenter le Dieu caché. Et on se doute, si ma proposition vous paraît bonne, on se doute dans ce cas-là que cette présentification se rencontre dans le champ de la réalité, non pas dans le désert et dans le dénuement, et du sacrifice mais dans le champ de la réalité, de la rencontre de celui ou de celle qui vient présentifier le Dieu caché, on se doute dès lors évidemment de ce qu’il faut bien appeler l’érotomanie réciproque qui est susceptible de s’ensuivre, au mépris et on s’en glorifie dans la circonstance de toutes les autres considérations vulgaires, y compris celles qui concernent l’entretien de la vie y compris bien entendu celles qui peuvent concerner la sexualité. L’amour donc en tant que réussite assurant le ratage de la rencontre entre ce qui est la réalité d’un homme, la réalité d’une femme et en les vouant en quelque sorte dans cette passion réciproque à se louper, comme il est banal que cela s’éprouve, s’observe. Desdémone et Othello, ils étaient formidables ! Il n’y a pas plus beau que ce qu’ils pouvaient éprouver et puis, il se trouve qu’entre ces deux-là, car vraiment ils ne faisaient que deux, deux réunis en un tout seul ! Bah il se trouve qu’il y avait un tiers, un tiers donc, Shakespeare lui a donné le nom de Iago où chacun peut y reconnaître cette instance tierce et qui dans les amours les plus sublimes justement, vient introduire cette fissure qui en dernier ressort on appelle en l’occurrence la jalousie, mais ce qui est là en cause, c’est qu’ils ne sont pas totalement l’un à l’autre parce qu’il y a du sexuel de côté. De telle sorte que finalement celui qui a raison dans l’affaire qui est-ce ? Ils ont cherché l’un et l’autre la plus belle des réalisations, ils ont rencontré ce tiers qu’il est difficile dans le meilleur des cas d’effacer, ne serait-ce que d’un coup de mouchoirs, et les voilà ramenés à ce qui est effectivement la présence du sexe en tant qu’il divise en tant qu’il sépare et je vais conclure là-dessus : Lacan a contesté cette idée freudienne qu’Eros était le Dieu de l’union, ce qui est vrai c’est qu’on voudrait admirer l’amour comme étant justement ce qui fait tenir l’ensemble ensemble, on ne
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sait pas comment ça tient ensemble tout ça ? Donc, on a l’idée que peut-être s’appelle amour ce qui fait tenir comme ça l’ensemble ensemble, que ça ne se désagrège pas, ça se pourrait, on pourrait sortir d’ici et puis chacun se répartit de son côté, avec fin du commerce entre les citoyens. Lacan conteste cette idée qu’Eros est ce qui rassemble car s’il est susceptible effectivement d’attirer, de manifester, de permettre un intérêt de l’un pour l’autre il est aussi ce qui sépare définitivement, c’est-à-dire il est aussi bien facteur d’union que de dissociation. Et on voit bien comment dans cette affaire la substitution à Eros, d’un Dieu qui serait pur amour ne peut se faire justement qu’avec l’élimination, vouée à échouer, mais élimination de ce qui permet à un homme et une femme bien réels ceux-là, pas pris dans l’imaginaire du « UN » qui viendrait constituer à l’identique l’un pour l’autre, mais bien réel de pouvoir essayer, essayer de se connaître et de se reconnaître. Et donc, je dis bien et je l’ai évoqué tout à l’heure, il est étrange que sur ces questions, nous ne soyons pas finalement plus avancés, pas beaucoup plus avancés que les anciens, dans la comédie antique on assiste déjà, la comédie antique tombe volontiers autour de ce que sera le triomphe de l’amour sur le mercantilisme du « papa ». Le « papa » il a marié le fils à une riche héritière, de même de l’autre côté, l’amour a frappé et a gagné, et pourquoi pas bien sûr tout le monde s’en réjouit et on rit de la déconfiture du « papa » surtout quand il ne peut pas se rendre comme cela arrive je dirai, à la sagesse qui consiste à respecter l’amour des enfants, ce nouveau couple l’un pour l’autre, mais c’est présent déjà tout de suite. Nous n’avons pratiquement pas bougé sur ces questions, c’est assez extraordinaire. C’est assez extraordinaire ! Voilà, en guise d’introduction et peut-être que pour la prochaine fois où je serais amené à intervenir, je me permettrai un parcours philologique, et ce qui est assez, assez remarquable, c’est la façon dont entre Eros, Filia et Agapé comment ça va, comment ça marche d’une langue à l’autre. Je crois qu’à cette occasion nous découvrirons combien nous sommes admirables et finalement peut-être que nous arriverons à mieux nous aimer un petit peu… Voilà ce que je voulais vous dire. Marcel Gauchet : Juste une question, avant de laisser les questions se manifester. Notre intelligence de l’amour n’a pas beaucoup progressé, je vous l’accorde bien volontiers, mais notre demande à son égard a augmenté, voilà le point qui, je le crois, mérite qu’on l’interroge et de la façon la plus triviale. Du point de vue de la pratique psychanalytique, qu’est-ce qui dans le cours d’une longue carrière comme la vôtre vous paraît s’être le plus spectaculairement modifié dans l’attitude des analysants à l’égard de ce phénomène, dans la demande qu’ils en manifestent dans le rapport même à leur analyste, sans parler de leur comportement
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dans la société ? Qu’est-ce que vous constatez comme évolution en la matière, si tant est qu’il y en ait une significative, accessible en tout cas depuis le lieu d’observation qu’est la situation analytique ? Charles Melman : Si vous voulez on peut distinguer là deux territoires très différents : il y a d’abord un territoire traditionnel qu’il est très intéressant de connaître et d’observer quand on est en son sein, et qui concerne l’histoire des mouvements psychanalytiques, comment ça se passe et où il apparaît très rapidement que le destin des sociétés psychanalytiques est entièrement commandé par une économie de l’amour, souvent de l’amour frustré, de l’amour non reconnu, non apprécié, négligé, insuffisamment récompensé et donc, comment pour les praticiens eux-mêmes cette économie de l’amour les quitte rarement. C’est un premier fait. Autrement dit, les serviteurs du Dieu se font eux-mêmes brûler la tunique. Ça, c’est un point. Le second point, qui me paraît plus intéressant, c’est que les jeunes ont une position nouvelle d’une façon générale comme vis-à-vis du transfert. Ils cherchent davantage, et on l’a déjà évoqué dans d’autres occasions, une reconnaissance par la collectivité du groupe, que la référence à quelque puissance transcendantale de laquelle il faudrait se faire reconnaître. Et vous évoquiez très justement facebook qui comporte le sixième, pas le dixième, le sixième de la planète, un milliard, enfin c’est ce que dit facebook, je ne suis pas allé compter ! Et donc, c’est quoi cette affaire ? Ce sont des gens qui s’organisent en clubs à géométrie variable, on s’aime entre soi on se reconnaît entre soi, et donc on a besoin de personne ; on a besoin d’aucune autorité, d’aucune régulation, d’aucuns principes. C’est une reconnaissance qui est cherchée auprès du semblable. Mais il faut pour cela, premièrement, des classes d’âges, puis il y a, le partage de goûts communs et y compris comme vous le savez pour la constitution éventuelle de couples, ça se décide par
on coche des cases pour savoir si ça se recouvre. Je ne sais pas ce que deviennent les couples qui se constituent de la sorte, c’est-à-dire par le partage de goûts communs ? Mais on voit bien en tout cas comment cela abolit la différence des sexes. Cette communauté de goûts stipule une foncière identité subjective indifférente à la différence des sexes, donc, en tout cas, un rapport tout à fait neuf à l’amour ce qui n’exclut pas, au milieu de parcours brisés et de rencontres diverses, l’idée d’expérimenter un grand amour. Cela ne l’exclut pas, mais ça ne dure pas plus – et même sans doute un peu moins – que l’usage. Voilà ! Donc, on a envie de dire que chez les jeunes, chez nos jeunes, ce qui constitue un certain affranchissement de l’amour est quand même le premier représentant, le premier gardien de l’autorité.
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Marcel Gauchet : Affranchissement de l’amour et culte de l’amour, les deux peuvent aller de pair en pratique. Charles Melman : Ça n’exclut pas, oui ! Marcel Gauchet : Et idéalisation de ce dont on se tient de faire à l’écart ! Charles Melman : Ca n’exclut pas, oui, oui bien sûr !. Alors, avez-vous quelques questions bien motivées à poser ? La salle : X – Oui, bonjour, je ne sais pas si ma question est bien motivée, elle s’adresserait plutôt à Monsieur Gauchet puisqu’il a, oui, c’est lui qui a le plus évoqué la question de l’historicisation de l’amour ! Est-ce qu’il pourrait nous dire quelques mots du lien entre ce changement d’attitude envers l’amour et le changement d’attitude envers la mort qui a été évoquée par ailleurs, alors je sais bien que c’est un sujet énorme mais, disons quelques intuitions sur ce sujet ou quelques premières idées sur ce sujet ? Marcel Gauchet : Je ne peux que risquer des hypothèses dont le caractère hasardeux ne m’échappe pas, mais après tout il faut se risquer. En effet je crois qu’il y a un lien entre ces déplacements sur le fond. Il consiste dans un affranchissement vis-à-vis de ce qui était la plus implacable des lois sociales, la loi des lois. La loi de la reproduction des sociétés, de la reproduction biologique et culturelle, dont le nœud était précisément la famille, et avec elle, l’ordre de la parenté et la figure paternelle. Le plus grand enjeu de la rupture contemporaine me paraît être l’éviction de cette loi de la reproduction. Nous sommes dans des sociétés qui en tendance ne se reproduisent pas, chose absolument nouvelle à l’échelle de l’histoire. Il y a eu des épidémies, des destructions massives sur le plan démographique, mais l’organisation des sociétés restait structurée autour de cette règle de la reproduction non seulement biologique mais aussi culturelle. Il y a lieu, d’ailleurs, de se demander si la capacité de nos sociétés de se reproduire culturellement n’est pas tout aussi affectée par cette situation. La parenté c’est la mise en forme sociale de cet impératif de reproduction dans le temps. À l’intérieur de cette économie de la reproduction, la mort avait une force de signification constituante. La mort est précisément ce que la société peut vaincre. Les hommes meurent, leur société continue. Le défi de la mort était au centre de la vie des sociétés. La mort ce n’était pas un fait individuel seulement, c’était quelque chose qui représentait une atteinte vitale au corps collectif. Et bien justement l’éviction de
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cet impératif de la reproduction est aussi une éviction culturelle de la mort. Elle reste bien sûr quelque chose qui arrive, qui fait partie de la réalité mais qui n’a pas de signification psychique. Ici on retrouve des observations faites par les gens qui travaillent avec des adolescents ou des jeunes sur la présomption d’immortalité qui va pour eux totalement de soi. Ou, dans un autre sens, leur incapacité à se figurer la mort réelle qui pour eux est un jeu. Eh bien oui, on tue des gens, mais c’est un jeu, ils ne sont pas morts. La mort ne veut rien dire. Évidemment, on peut imaginer que dans la réalité ça a des effets de quelque conséquence. Je crois que cette désymbolisation de la mort est un fait marquant. Vous vous souvenez des travaux déjà lointains maintenant de Philippe Aries qui avait parlé d’une mort escamotée. On ne meurt plus au centre de sa famille et de ses proches, mais à l’hôpital, dans le plus grand nombre des cas, d’une manière dissimulée au reste de la communauté. Mais il y a quelque chose qui va bien plus loin : une mort désymbolisée qui n’a plus de rôle dans l’économie symbolique qui préside à la vie sociale. Du point de vue des personnes, elle représente à coup sûr un autre rapport à la vie. La vie au péril de la mort ce n’est pas du tout la même chose que la vie sans la mort. Nous vivons sans la mort, nous savons bien que nous mourrons, mais ça ne fait pas partie du cadre significatif qui organise le rapport à nos vies. Je crois que ça fait partie en effet du tableau sans que les liens entre les phénomènes que nous décrivons me soient tout à fait clairs. Charles Melman : Pas de contestations ? Donc ça signifie
Ah, je croyais votre approbation unanime, mais voilà ! La salle : X – Si ! J’aimerais bien revenir à la question du rapport entre le transfert et l’amour dans le contexte, on entend ? Dans le contexte du monde moderne. Donc chez Lacan, dans le premier séminaire, on pourrait dire que le transfert a deux versants : le versant imaginaire et le versant symbolique et donc, du coup, je me suis demandé si on ne pourrait pas faire une sorte de clinique de l’amour par rapport au monde moderne, c’est de demander si le phénomène de l’amour que l’on observe aujourd’hui ne participe pas beaucoup plus dans ce qui serait une passion imaginaire qu’un rapport symbolique, fondé sur un pacte symbolique, je crois que Lacan part sur ces termes dans le premier séminaire ? Merci. Charles Melman : Je crois que vous avez très bien entendu Marcel Gauchet qui est tout à fait allé dans ce sens. Oui, je crois que vous l’avez très bien entendu et ce que vous avancez paraît éminemment plausible.
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Marcel Gauchet : Si vous le permettez j’ajouterai juste un mot
De quoi parlet-on quand on parle du pacte symbolique qui est impliqué dans l’amour ? En effet, ces formulations sont très frappantes dans leur évocation d’une règle de réciprocité pour ainsi dire. On aime pour être aimé, et d’ailleurs l’observation, il n’y a pas besoin d’être un grand clinicien pour l’avoir faite, c’est que, pas toujours, mais très souvent, l’amour déclenche l’amour… Il n’y a pas que sur le divan du psychanalyste, dans la vie sociale c’est très remarquable comme phénomène à observer. L’amour a une vocation à la réciprocité. C’est ce qui rend douloureux l’amour impossible ou la séparation. Probablement que c’est cette dimension-là qui est très spécifiquement affectée dans le champ contemporain, là je vous rejoins totalement sur le diagnostic. Avec, du coup, une valorisation d’autant plus extraordinaire que le territoire est libre. On peut d’autant plus valoriser une chose dont en pratique on s’affranchit, parce que la règle de mutualité ou de réciprocité ne fonctionne plus. On aime l’amour plus qu’on aime en fait quelqu’un dont on demande l’amour. Cela change beaucoup les conditions pratiques dans lesquelles l’expérience amoureuse se déroule.
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Séance du jeudi 15 novembre 2012 Charles Melman : Donc, il se trouve qu’il y a parmi nous des esprits libres ! On les appelle les libres penseurs. Ils s’inspirent évidemment du mouvement du siècle des Lumières : des laïques authentiques, politiquement engagés, éventuellement révolutionnaires. Et ces personnes, volontiers courageuses, sont néanmoins les adeptes d’un Dieu. Et même, pourrait-on dire, du Dieu le plus puissant puisque, devant son pouvoir, tous les autres se trouvent en quelque sorte éclipsés, abolis, relativisés. Je pense que vous avez reconnu le nom que l’on donne à ce Dieu qui peut saisir chacun, à sa fantaisie, à sa guise, frapper comme ça à l’aveugle. Hein ! Il n’a pas l’air de choisir selon le rang et le mérite. Il est tout à fait démocratique, il frappe comme ça, sur qui passe par là ! Et il le frappe de telle sorte que son pouvoir, celui qui est ainsi par lui investi, habité, il va le mener sans qu’aucun recours ne lui soit laissé. Il va le mener à une fin dont il est assez remarquable que bien que cette fin ne soit pas le plus souvent heureuse, mais soit au contraire inscrite sous la rubrique des chagrins, « chagrins d’amour », voire même une issue dont il n’est pas rare qu’elle soit beaucoup plus fatale, extrême. Voire même, et à ce moment-là on parle éventuellement de beauté, quand cette issue fatale concerne les deux partenaires. C’est étrange ! Il y aurait de la beauté dans cette fin-là ! Et donc, ce Dieu ne connaît pas, ne connaît aucun athée puisqu’il est fêté, célébré, aimé. Nous l’aimons et compte tenu de cette fin qui est rarement heureuse, ce qui est manifestement apprécié, ce n’est pas du tout l’issue à laquelle il mène mais c’est simplement le fait de sa présence, de sa manifestation, d’être pris par lui. Et c’est ainsi donc que le type de soumission qu’il exerce sur celui qu’il est venu toucher de sa grâce, qui de soumission est lui aussi aimé, adoré, et d’emblée dirais-je, excusé des manifestations éventuellement bizarres qu’il pourra causer, d’emblée excusé par l’entourage puisque c’est lui, ce dieu, qui a frappé, c’est lui qui est là !
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Ce qui est peut-être amusant , et cela a peut-être un rapport après tout avec ce que nous essayons d’aborder, c’est que ce Dieu, suscite toujours de l’écrit. Alors bien sûr, les lettres d’amour ne manquent jamais en cette circonstance et il se trouve que Lacan posait la question suivante : « Une fois les feux éteints, ces lettres à qui appartiennentelles ? ». Ce n’est pas évident ! Mais, il n’y a pas que les lettres d’amour que ce Dieu suscite, il est bien évident que sans lui une bonne part de notre littérature se trouverait singulièrement menacée ou appauvrie. C’est étrange de penser comme ça, dès le départ, que ce Dieu a un rapport avec l’écriture bien que, et ça c’est une surprise en tout cas pour moi, que finalement son passage, s’il suscite bien de l’écriture, se reconnaît à des signes, des petits riens du tout, un mouvement imperceptible, un œil qui cligne, une épaule qui recule, rien ! Et pourtant, ces signes vont paraître parfaitement spécifiques de sa présence. La définition du signe, je me permets de la rappeler à cette occasion, telle qu’elle a été proposée par Lacan pour le différencier du signifiant : le signe, c’est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un. Si le signifiant, dit Lacan, représente un sujet pour un autre signifiant, pas une chose, un sujet ! Le signe dit Lacan, c’est là son champ sans aucun doute, le signe représente quelque chose pour quelqu’un. Et si cela est exact, on se demande aussitôt : « mais qui est le quelqu’un et qui fait la chose dans cette affaire ? ». Donc, comme je le faisais remarquer en préambule, et d’une manière, je l’espère, qui paraîtra plus élogieuse que blasphématoire parce que l’on court sans cesse de se procurer à soi-même le sentiment qu’il y a du blasphème dans ce que l’on pourrait dire à cette occasion. Donc, c’est sûrement le Dieu le plus puissant de tous puisqu’il abolit toutes limites. Il abolit les frontières. Il n’y a plus d’impossible et même ce qui est recommandé c’est de sauter, de franchir ces barrières, quelles que soient ces barrières, quelles qu’elles fussent et quelles qu’elles seront ; c’est à cela que l’on reconnaît celui qui est vraiment possédé par le Dieu. Et d’abord aucune limite y compris celle de la pudeur, de la décence, tout ça est aboli par sa présence. Également pas de limite dans le don, dans les sacrifices, et cela peut aller, comme nous le savons, fort loin, je veux dire, dans ce qui pour l’entourage risque de paraître le gaspillage ou la menace de ruine, voire le sacrifice de soi, c’est-à-dire la ruine physique, et puis ce quelque chose que je reprendrai plus loin, le sacrifice du sexe. Il ne semble pas que ça ne vienne en aucun cas contrarier ce qu’il en est de l’attente de ce Dieu. Son pouvoir est aussi d’abolir toutes les différences, que ce soit celle de l’appartenance nationale ou religieuse, évidemment de l’appartenance à une classe sociale. Également, aujourd’hui nous en avons bien entendu des manifestations de la part des partenaires de même sexe. C’est du même Dieu dont il s’agit et nous savons combien l’évocation de sa participation est assez forte,
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assez puissante, pour entraîner une adhésion sociale. C’est plus fort que tout. Du moment qu’il y a de l’amour, eh bien, c’est comme les jeunes tourtereaux viennent clouer le bec aux parents, c’est comme ça ! Également indifférent aux différences d’âge, les assortiments les plus disparates peuvent à cette occasion se manifester et se trouver du même coup anoblis. Il est inutile de dire que celui qui est par lui possédé, est possédé à temps plein. Je veux dire qu’il relève à partir de ce moment-là d’un monoïdéisme qui d’ailleurs à l’avantage d’entretenir une humeur festive, parce que c’est une fête que d’être possédé par ce Dieu. Et puis, comme je l’évoquais il y a un instant, pour ce qu’il en est du sexe, eh bien, il s’accommode. Il s’accommode de l’abstinence, il semblerait même que dans ce cas cet amour serait encore plus grand. Il s’accommode très bien de l’abstinence et, d’ailleurs, il n’est pas tout à fait exceptionnel qu’une éventuelle réalisation sexuelle vienne bizarrement calmer le jeu. Donc, comme je le faisais remarquer il y a un instant : célébration festive de la présence de l’irruption sur la scène du monde de ce Dieu, et, du même coup, l’alibi, l’alibi préparé pour ceux qui se trouvent par lui agités et emportés. Eh bien voilà ! C’est comme ça ! J’évoque là cette affaire dans le champ de la vie privée, mais il est clair qu’il n’est pas moins intéressant de lire les manifestations dans l’organisation collective puisqu’il est clair que, pour notre religion, Dieu est amour et, comme nous le savons, c’est même pour sa créature un amour inconditionnel, inconditionnel puisque, en tout cas dans la religion chrétienne, le pêcheur est à l’avance pardonné puisqu’on sait que, compte tenu de la faiblesse qui est la sienne, il ne pourra manquer de pêcher. Et c’est ainsi que, grâce à ce Dieu, chacun bénéficie de cet amour et qu’évidemment ce n’est pas sans conséquence sur la conception que nous pouvons avoir de ce que nous appelons l’humanisme. Qu’est-ce que nous appelons « l’humanisme » ? Ce n’est pas universel. Remarquez à ce propos que cet amour de Dieu pour sa créature entraîne facilement - et le vocabulaire consacré si j’ose dire en témoigne largement - entraîne facilement et aisément une féminisation de la créature. Il y a là toute une série de formulations, de métaphores que je ne vais pas bien sûr reprendre ici, mais qui sont des formulations de théologiens, par exemple, que l’église est l’épouse du Christ et il y en a d’autres formulations équivalentes dans d’autres religions, la religion juive aussi bien !… Donc, cet amour va de pair avec une féminisation de la créature comme si, du même coup, sa vocation était de soutenir la jouissance du créateur de ce Dieu. Bien entendu, le grand espoir formulé dès le départ, que cet amour du Dieu pour sa créature serait par elle partagé et que nous entrerions donc du même coup dans une nouvelle ère sociale. Et c’est là que surgit, de façon non prévue, ce que les Grecs, déjà d’une certaine manière, avaient anticipé en appelant ça « anteran », « eran »
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étant « Aimer », « anteran » c’est rivaliser d’amour1. On n’avait pas prévu dans cette 1. Eran, ἐρᾶν , aimer ; anteran, ἀντερᾶν, signifie rivalité d’amour.
opération que les créatures allaient entre elles pouvoir rivaliser d’amour. Et pas seulement celui qui manifesterait par ses sacrifices qu’il est celui qui aime le plus, mais aussi celui, bien sûr, qui est le plus aimé et que, du même coup, ce serait, entre ces créatures, la guerre. Voilà qui n’était pas une conséquence spécialement espérée par une opération aussi noble et généreuse ! À titre d’anecdote, et pour nous ramener comme ça dans nos cercles plus proches, quand je dis nos cercles, je veux dire ceux dans lesquels nous sommes enfermés bien sûr. Alors, pour nous y ramener, vous pourrez à cette occasion reprendre l’histoire des mouvements psychanalytiques, c’est-à-dire de ce qui se passe autour d’un créateur et ce qui se produit chez ses créatures, créatures qui amènent au jour et vous aurez comme ça la production expérimentale et vérifiable du miracle, c’est-à-dire de quelle façon l’amour va surgir avec une force tout à fait remarquable puisqu’elle va entraîner ces créatures dans une passion qui est celle qui écrit l’histoire du mouvement psychanalytique ; et que ce soit auprès du créateur que vous voudrez, puisque ça a commencé avec Freud. Freud qui s’en est trouvé bien entendu embarrassé, encombré, touché en particulier par un élève qui lui tenait à cœur, Ferenczi, mort d’une anémie, anémie de Biermer. Mais ce n’est pas étonnant qu’il soit mort d’une anémie, l’anémie fait partie des maladies de l’amour. Ferenczi est mort anémié. Ce n’est pas lui qui a été choisi pour de bonnes ou mauvaises raisons et Freud du même coup se trouvait très surpris de voir que là où il entendait que l’opération psychanalytique affranchisse le candidat de son infantilisme, c’est-à-dire de sa quête permanente voire éperdue de l’amour d’un père – Freud appelait ça la résolution du transfert – eh bien, il était très encombré de voir que ce n’était pas précisément le résultat qu’il obtenait. Et lorsque qu’il obtenait ce résultat, c’était plutôt, bizarrement, chez des gens qui, du même coup, s’en trouvaient dissidents. Autrement dit qui manifestaient encore sous la forme de l’opposition, leur dépendance et l’appui qu’il prenait sur lui ; si je prends appui dirais-je, sur un mur pour m’y opposer, il n’empêche que je le fais tenir du même coup ! Donc, l’embarras de Freud à vérifier cette affaire, et qui s’est bien entendu reproduite pour d’autres dès lors qu’ils avaient, il faut bien le dire, quelques charismes. Il n’y a pas eu que Lacan, il y en a eu quelques autres, en particulier des femmes, des dames, et donc la manifestation, comment dirai-je, de notre extrême sensibilité à l’émergence de ce Dieu. C’est sans doute avec des effets plus délétères, bien sûr, en politique, puisque comme nous le savons tous il y a deux façons de gouverner : une par la tyrannie et l’autre par l’amour. Et comme nous le savons aussi, cette gouvernance par l’amour n’est pas moins tyrannique que l’autre. L’amour comme principe de commandement absolu, sans recours
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comme je le disais tout à l’heure, c’est-à-dire ne permettant chez celui qui en est frappé aucune division à l’endroit de ce Dieu. D’y être totalement, mais totalement pris par lui et c’est pourquoi je dis sans recours et la division étant immédiatement perçue et dépistée comme signe d’hérésie. Et dans le cas politique donc, cette manifestation superbe, qui sera celle de l’uniformisation de la société. Autrement dit le fait que chacun des membres de la société soit porteur de l’insigne qui fait de lui un UN, un UN solidaire bien entendu des autres uns, et tous à l’image du chef, de celui qui est aimé. Ce qui est quand même frappant c’est que c’est tout près ça, c’est tout proche. C’est tout proche et, comment dirai-je, ça reste, ça reste assez peu, assez peu touché. Et que des manifestations si sensationnelles soient possibles et bénéficient toujours d’une certaine forme d’indulgence puisque, par exemple, dans l’actualité, nous avons un congrès chinois très important dont les leaders se réclament de celui qui fut l’initiateur d’un tel mouvement sans que cela suscite, à l’évidence, de la part de quiconque, quelques, oh si ! Il y a des objecteurs mais enfin, on ne peut pas dire qu’on les entende, qu’on les laisse beaucoup s’exprimer. Il y a encore un trait sur lequel je souhaiterais attirer notre attention, c’est que ce Dieu est strictement unique. Forcément, il ne peut être qu’UN et d’ailleurs comme nous le savons très bien une femme ne retiendra comme témoignage authentique d’amour que le fait qu’elle soit unique. Si ce n’est pas le cas, eh bien il y a immédiatement quelques suspicions quant à la portée et la réalité de cet amour, quels que soient les bavardages du partenaire sur les considérations diverses qui l’amènent à je ne sais pas quoi !… UNIQUE. Le souligner comme ça a l’avantage me semble-t-il de nous rappeler que ce dont il s’agit dans cette affaire, c’est de l’amour du UN, que c’est lui qui, dans sa position d’exception, celle propre au Dieu, c’est-à-dire hors du champ de la réalité, c’est lui qui suscite cet amour que nous avons pour le UN, avec dès lors, et je reprends là cette affaire du signe, cette sorte de virtualité : ou bien se faire UN à son image comme lui, ou bien se faire sa chose, puisque le signe c’est ce qui représente une chose pour quelqu’un ; ou bien encore, ce qui est beaucoup mieux et là je dirai que c‘est le triomphe : arriver à conjoindre enfin le UN avec la chose. Arriver à les conjoindre. Et je me permettrai d’avancer que pour ma part l’amour est ce qui se produit quand justement il y a cette sorte de transitivisme établi avec le partenaire qui permet à chacun de vivre cette duplicité des rôles dans la conjonction du UN avec la chose, ce qui – et je renvoie ceux d’entre vous qui vous référez à l’enseignement de Lacan – ce qui de structure est impossible, même à l’amour, même à l’amour puisque celui-ci va rapidement montrer dans son parcours, ce qu’il en est de sa précarité. Combien cette force est en même temps fragile.
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Il y a, à cet endroit, un problème que je ne me permettrai pas de résoudre ce soir ni même de le développer le moins du monde, c’est ce qui se passe pour l’enfant car, après tout, c’est bien lui qui se trouve involontairement le premier engagé dans une relation amoureuse. Comme Lacan s’en amusait, on demande à l’enfant : « Alors qui tu aimes le mieux ton papa ou ta maman ? » L’enfant, forcément, comme tout le monde, ce qu’il peut aimer, c’est ce que papa et maman représentent dans les cas classiques, c’est-à-dire le UN qui les unit. Le tiers UN, dont ils sont les représentants en cette occasion, dont ils sont même, pourrait-on dire, les fonctionnaires. Et ce qu’il aime dans papa et maman c’est ce UN qui est leur référence commune puisque c’est ce UN, qu’en l’occurrence on peut appeler le Dieu Amour, qui les a fait s’unir. Il est là, même s’il arrive au couple de le négliger ou de l’oublier un petit peu au passage à force d’habitude. Mais c’est quand même celui-là dont la présence l’intéresse. Ce qui fait que bien évidemment lorsqu’il arrive au couple de se dissocier, ou même de rester associé, ce UN peut être parfaitement récusé. C’est beaucoup plus clair encore lorsque le couple se trouve séparé et que, dès lors, l’enfant n’a plus accès à ce UN. Et l’on aurait envie de dire que l’un des traits d’une partie de notre jeunesse aujourd’hui, brillante par ailleurs, est peut-être brillante justement parce que ce Dieu-là, cette jeunesse ne le connaît pas forcément. Avec évidemment au passage les problèmes que cela entraîne de rapport à l’autorité comme à un certain nombre d’autres incidences. Deux mots encore avant de m’arrêter et qui seront des excursions beaucoup plus périphériques en tout cas par leur datation. Juste une première évocation du séminaire… du texte de Platon sur le Banquet. J’évoque pour vous la tirade d’Alcibiade, personnage absolument remarquable dont il serait souhaitable qu’on l’enseigne dans toutes les écoles. Qui était Alcibiade, c’est-à-dire ce qu’aujourd’hui on appellerait le prince des voyous génial. Les quatre cents coups faits par un voyou génial qui ne connaissait aucune limite, ne respectait aucune limite, aucun devoir. Alors lui, c’était vraiment le sacrilège, alors lui le Dieu amour, il savait s’en servir à son profit mais on peut dire qu’il n’était pas prêt à lui faire le moindre sacrifice. Alors, moi, j’ai une thèse sur Alcibiade, c’est qu’il y avait bien entendu la question permanente des philosophes de l’époque : « qu’est-ce qu’un homme ? » Je crois qu’Alcibiade à sa manière a voulu donner une réponse. Là en tout cas en ce qui le concerne, il n’a pas froid aux yeux. Bon ! En tout cas, dans le Banquet, Alcibiade est arrivé complètement ivre, alors il retrouve Socrate et lui dit : voilà j’ai voulu que tu sois mon amant, j’ai passé une nuit près de toi comme ça et – Alcibiade était évidemment très recherché par les amateurs puisque c’était en plus un bel homme – et donc j’ai cherché toute la nuit, je suis resté près de toi parce que je voulais être ton « érome-
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nos », ton aimé, tu n’as pas bougé. Tu t’es enroulé dans ta couverture et puis… plus rien ! Et Socrate va procéder de telle sorte qu’il va transformer celui qui veut être aimé par sa méthode de questionnement. Il va transformer celui qui voulait être en position d’aimé. Il va le transformer en amant et donc faire de lui, Socrate, celui qui, dans ce cas-là, serait l’aimé, ce à quoi avec la dignité qui lui était propre, Socrate bien sûr se dérobe. Ce qui, là encore, paraissait aux yeux de tous vraiment une aberration de comportement, louper une occasion, louper un coup pareil… et il conserve, il maintient ainsi cette position d’idéal à l’endroit de… ce qui serait, je ne sais pas si ça peut se dire, si l’on peut oser le dire, que finalement, cette méthode d’enseignement de Socrate, de transformer les aimés en amants, est-ce que ce n’est pas quelque chose qui bizarrement aurait à voir avec ce qu’on appelle la formation ? Il y a et je termine et je termine vraiment là-dessus, il y a en grec quelque chose que j’ai découvert grâce à nos soirées. Je ne l’aurais pas su autrement. Il y a en grec cette chose – et c’est ça l’intelligence de la langue, je pense qu’on sera amené à y revenir sur l’intelligence de la langue qui en sait beaucoup plus que nous n’acceptons de le savoir, ce qui s’est déposé là en elle – il y a en grec deux façons d’aller au but, « eiromai », j’irai et « erotan », interroger, le son o s’écrit pour le premier avec un oméga, pour le second avec un omicron (plus bref) ; génie de la langue grecque, là où je vais, j’interroge, quoi, l’amour, Eros. Je suis soufflé de voir qu’il y a dans la langue grecque ce qui était le principe du fonctionnement socratique, et de quelle façon une interrogation dès lors qu’elle est bien menée est susceptible justement de susciter l’amour. Voilà donc les quelques remarques que je souhaitais faire. Se tournant vers Marcel Gauchet : « si vous le voulez bien ! » Marcel Gauchet : Je vais vous formuler une objection et puis une question. Mon objection porte sur l’usage de ce terme de Dieu pour parler de l’amour. Je tendrais à penser que c’est ce qu’on appelle une fausse fenêtre. Le tableau que vous avez fait était très convaincant. On y trouvait tous les attributs théologiques, il ne manquait que la trinité mais on y était presque, et pourtant j’ai l’impression que cette image n’est qu’une image. Elle trompe plus qu’elle n’éclaire, parce que ce qui se joue dans l’amour nous emmène aux antipodes en fait d’un référent théologique. Ce qu’il n’est pas possible de ne pas sentir dans l’amour, ce qui fait son prix d’ailleurs pour l’humanité depuis toujours, c’est que ça se joue entre humains, dans le plan humain et seulement là. Alors, certes, intervient une force plus grande que celle qui est spontanément vécue comme à la disposition du sujet, ça nous dépasse, « c’est plus fort que moi », il y a un vocabulaire assez conséquent autour de cette puissance. Mais ce dont
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je ne puis douter c’est que ça se passe entre lui et moi, dans le pur plan d’immanence, comme on dirait en langage philosophique savant. C’est l’attestation de l’humain qui est en jeu dans l’amour même si cette attestation, en effet, va au-delà de la maîtrise subjective. À mon sens, par conséquent, l’image d’une divinité mythologique nous égare sur ce qu’il s’agit de comprendre. Voilà donc pour l’objection, et puis maintenant j’en viens à la question. Ce dont vous nous avez parlé c’est de la permanence de l’amour. Ce qui était vrai chez les Grecs le demeure, nous avons toutes raisons de le penser, quelle que soit l’historicité des conditions dans lesquelles s’effectuent les rapport amoureux. Il y a en effet, je ne dirais pas une invariance, mais une constance. Ce qui m’interroge personnellement, ce qui me semble un peu justifier, d’ailleurs, que nous mettions ce sujet à l’ordre du jour, c’est l’actualité de l’amour parce que nous savons aussi que les investissements sur ce sentiment sur cette passion, sur cette émotion, sur cette force, sont très variables. Notre société, notre moment de culture accordent à l’amour une place tout à fait conséquente et peut-on penser significative ! Cela nous oblige à nous interroger sur les genres d’amour. Vous l’avez évoqué, l’amour des amants, la passion amoureuse est une chose, mais l’amour tourné vers l’au-delà, c’est en effet en Occident chrétien un concept théologique de premier plan, puisque c’est la clé du salut ! Pauvres pécheurs que nous sommes, si nous avons quelque chose à espérer dans cette vallée de larmes, c’est de l’amour de Dieu que nous devons l’attendre. Il n’y a que lui qui nous sauvera. Voilà un genre d’amour qui en dépit de tout s’écarte assez de l’amour des amants. Vous avez raison de souligner que néanmoins il a une manière d’actualité via la référence humaniste. Il est difficile de penser qu’il n’y a pas de lien entre l’amour de l’humanité dont on n’ose plus parler comme tel mais qui est toujours très fortement présent dans notre culture et l’amour de Dieu. Avec une nuance au passage : Dieu nous aime article 1er de la foi chrétienne mais dans ce cadre chrétien est-ce que l’on peut dire que la créature aime Dieu ? J’ai remarqué que c’était un point d’embarras considérable chez les théologiens et c’est précisément le point où il y a une grande différence avec l’amour humain. Celui-ci a pour idéal la réciprocité. Avec l’amour de Dieu c’est plus compliqué ! Nous devons aimer Dieu, c’est un devoir, mais quel genre d’amour pouvons-nous pratiquer à son égard ? Il y a là-dessus une grande incertitude. Quels sont nos moyens d’aimer Dieu ? Ils sont très faibles. Et puis, il y a un genre d’amour auquel vous n’avez fait qu’une allusion incidente, finale, à propos de l’enfant : c’est, comment l’appeler ? L’amour familial qui est lui aussi à double détente. Les enfants aiment leurs parents et les parents aiment leurs enfants – enfin, c’est un point controversé comme vous le savez. On ne sait pas trop
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si ça a toujours été vrai, on en discute pour établir si c’est une constante historique bien attestée. Il y a donc des genres d’amour et là en effet, nous devons interroger, sonder profondément la langue, qu’ est-ce qui fait communiquer ces genres d’amour entre eux ? Comment s’effectue la contamination de l’un à l’autre ? Nous en avons un exemple massif et scandaleux d’ailleurs dans notre culture, c’est l’amour mystique qui est un dévoiement, en fait, un débordement de la passion humaine en direction sinon de dieu lui-même en tout cas du christ, son fils. Il y a des communications entre ces genres d’amour qui sont à creuser et on peut se demander si l’une des manières d’interroger l’actualité de l’amour, ce qui en fait un objet privilégié dans notre moment culturel, n’est pas précisément, comme dans d’autres configurations historiques, le déplacement entre ces genres d’amour. Qu’est-ce qui est véritablement privilégié dans la figure contemporaine de l’amour ? Est-ce vraiment l’amour amoureux, l’amour-passion ? Je n’en suis pas sûr du tout ! J’ai bien plutôt l’impression, en effet, que c’est l’amour filial, l’amour parental, l’amour familial qui fonctionne comme une sorte de matrice générale avec vocation à s’étendre au fond aux relations humaines en général, à un monde qui ne serait qu’amour et qui serait en fait une grande famille, une fraternité. Est-ce que ça n’est pas de ce côté-là qu’il faudrait chercher ? Voilà pour la question. J’ajouterai juste une remarque. Vous avez dit tout à l’heure qu’Il y a deux manières de gouverner : la tyrannie et l’amour. Je souscris totalement à la proposition, mais je souligne toutefois qu’il y en a une troisième entre les deux, c’est l’invention moderne et elle a quelque chose à voir avec mon interrogation précédente. L’invention moderne c’est le gouvernement par la loi qui est précisément le moyen de neutraliser les deux : on n’a pas besoin d’amour et on exclut la tyrannie. Alors, ça marche comme ça peut, on sait que c’est loin d’être parfait mais malgré tout ça représente l’introduction dans la vie des sociétés d’un principe tout à fait étonnant qui est que le meilleur mode de coexistence entre les êtres, c’est l’impersonnalité. Nous sommes égaux, nous sommes tous pareils dans l’abstrait devant la loi, nous obéissons aux mêmes lois que nous décidons entre humains. Nous arrivons à faire fonctionner un gouvernement qui ne soit ni tyrannique ni démagogique, pour employer un terme politique plus familier que l’amour. Et bien justement dans l’amour il y a quelque chose de très subversif de cet ordre de la cité par la loi impersonnelle. Aux yeux de l’amour, en effet, il n’y a que des relations personnelles. Qu’est-ce que l’amour dans l’ordre des relations humaines possibles ? C’est la réciprocité dans la reconnaissance de la singularité mutuelle. C’était lui, c’était moi, ça n’existe que pour nous et les autres ne comptent pas. L’amour est précisément donc ce qui récuse le
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principe impersonnel qui est en même temps ce que nos sociétés modernes ont réussi tant bien que mal à promouvoir et qui s’est révélé au moins une formule extrêmement pacificatrice. II y a peut-être quelque chose de l’ordre d’une subversion très profonde des principes de l’organisation politique de la cité moderne dans le culte contemporain de l’amour, ou peut être plus simplement une incompréhension de ce qui peut faire fonctionner nos sociétés. C’est une question qui me semble mériter d’être posée en tout cas ! Charles Melman : Merci beaucoup ! J’apprécie, j’apprécie beaucoup vos objections, peut-être même aurais-je une préférence pour les adopter moi-même. Autrement dit cette séparation, entre l’amour, manifestation humaine, et puis l’amour pour une instance, pour une autorité divine, politique, etc. Et lorsque j’évoquais tout à l’heure le Banquet, l’amour pour autrui se décrivait comme commandé par l’amour pour une instance tierce et qui se trouvait directrice de cet attrait pour un partenaire. Cette instance tierce étant appelée le beau et le bien. Autrement dit si j’éprouve un attrait pour un partenaire, ce n’est jamais que parce qu’il y a ce tiers, qui fait que je ne l’aime que parce qu’il est à mon goût, un représentant de ce beau et de ce bien. Cette remarque simplement pour essayer d’emblée ce coup bas qui consiste à rappeler la ternarité immédiate de l’amour humain, je veux dire dès qu’on en a les premières manifestations et que finalement si l’amour participe du bien et attire vers le beau, c’est à cause de cette instance tierce, de cette instance au-delà. Et donc, il semblerait bien que, elle est tout de suite, était introduite sur le marché si je puis dire, qu’elle est tout de suite, était présente. Je pourrais encore prendre pour exemple, mais je sais que c’est trop facile, ces deux illustres et remarquables personnages que furent Héloïse et Abélard. Il est bien clair qu’ils ont été victimes, victimes de leur amour pour celui qui l’appelle cet amour, qui lui donne sa place, qui en fait la valeur, qui le magnifie, qui le sanctifie. Cet amour comme spécifique de l’humanité puisqu’on ne trouve pas de semblable chez l’animal. Cette formulation de La Rochefoucauld, mais il y en a une qui est bien antérieure, La Rochefoucauld écrit « personne ne serait amoureux » – quelque chose comme ça – « personne ne serait amoureux s’il n’en avait entendu parler ». C’est embarrassant quand même et j’ai trouvé, c’est bizarre, ça m’échappe sur le moment, j’ai trouvé une formulation qui est encore plus succincte, plus ramassée mais qui dit exactement la même chose et qui est bien, bien antécédente, bien antérieure, qui doit là encore dater des Grecs.
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Maintenant, pour prendre les choses par l’autre bout et avec, bien entendu, toute la place qui revient à l’amour, à l’amour entre humains, la constatation tout de même que dans le champ social on n’en voit jamais l’incidence active, la présence effective. Comment se fait-il qu’un trait qui serait aussi spécifique, aussi inhérent et qui devrait donc aussi bien valoir pour le prochain que pour la prochaine, comment se fait-il que les manifestations que nous en avons semblent, au contraire, sans cesse antipathiques… Pourquoi l’amour n’est-il pas un facteur de la politique ? C’est quand même embêtant ça ! Je veux dire si nous restons bien entendu dans cette appréhension où l’amour est une manifestation humaine, spécifique réservée, etc. D’autre part, toujours à rester dans ce premier chapitre, nous savons d’expérience combien il est des amours qui sont des formes à peine déguisées de la haine et dont cependant on hésite à dire, est-ce que c’est un déguisement de la haine, est-ce que c’est l’amour ? Enfin ! Qu’est-ce qui déguise l’autre ? Est-ce que c’est la haine qui est première et l’amour un déguisement ? Ou est-ce que ? C’est quoi ? Ou les virages ? Vous avez très justement parlé de – permettez-moi de le souligner – de la réciprocité. Lacan disait que l’amour est toujours réciproque, cela peut être une assertion étrange car il ne manque pas de nombreux récits d’amour contrariés, ou déçus, et cependant Lacan vient dire que l’amour est toujours réciproque si ce n’est qu’il y aurait, vous voyez je le mets au conditionnel, après l’avoir entendu, qu’il y aurait toujours dans l’amour une sorte de complicité, de retrouvaille et qui ferait qu’au fond, je saurais qu’à partir du moment où j’aime, je saurais que du même coup, je le suis, aimé. Comme si l’un n’allait pas sans l’autre et la forme évidemment ultime de cette affaire c’est ce qu’on appelle l‘érotomanie qui est une affection curieuse, parce qu’il est vraisemblable que nous sommes tous plus ou moins érotomanes, seulement il y a des cas où ça déborde un peu. Quelque chose, comme si après tout, je n’aimerai pas si je n’avais pas la certitude que ça va dans les deux sens, n’est-ce pas ! Et c’est pourquoi j’évoquais à la fin ce dispositif structural, qui a été évidemment Lacanien et qui est ce rapport du UN avec l’objet (a), comme s’il y avait là entre les deux quelque chose d’une affinité pré-inscrite et qui devait pouvoir être amenée à s’actualiser un jour sous la forme d’enfin un heureux mariage entre deux instances qui sont absolument réfractaires l’une à l’autre. Ça se pourrait d’un seul coup ! Ce que vous dites, lorsque vous dites genres d’amour, c’est évidemment la grande question, c’était la question des Grecs, je veux dire est-ce que le genre est Eros et qu’il y a ensuite les espèces, ça, c’est Platon ou bien est-ce que le genre c’est « filia » et ensuite il y a des espèces dont Eros ?
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Bon, Aristote ayant été comme on le sait l’élève de Platon, il était tout à fait compréhensible qu’il prenne l’opposé de ce que disait son maître. Marcel Gauchet : Et il avait raison… Charles Melman : Alors ! « filia », alors il y a donc en grec, parce que la distinction que vous proposez elle existe en français et en un mot unique, contrairement à l’anglais « to love », « to like ». Avec cette remarque que j’ai lue, je l’invente pas, j’en suis pas l’inventeur que « to like » c’est le semblable, il y a du semblable dans « to like ». La différence entre « to love » et « to like », like c’est aimer bien. Hein ! j’aime bien le Cheddar réponse du gars I love it, non moi je l’adore. Quelle est la différence ? Vous voyez, j’essaie très péniblement de critiquer ce que vous avez dit, quelle est la différence entre « to love » et « to like » comme il y a la différence entre « liben » et… en allemand. Quand je dis « to love » j’introduis la puissance du tiers, c’est pas ma petite affaire personnelle, je peux aimer le fromage ou pas l’aimer, etc. Mais si je dis je l’adore, c’est que ça relève du même coup d’une autorité supérieure, ça transcende, je suis transcendé par mon amour pour le fromage quelque chose comme ça et donc, c’est présent chez les Grecs avec cette histoire, alors ! « Epithumia », c’est-à-dire le désir, c’est bien entendu, ça existe mais ça fait pas tellement de problème, ce qui fait problème, c’est donc Eros et « filia ». Alors, « filia » c’est évidemment cette force, c’est la fraternité, c’est la fraternité autrement dit ce qui fait qu’on s’aime bien ensemble, on est supposé bien s’aimer ensemble. C’est qu’on se tient en groupe quoi ! On se serre les uns contre les autres. Alors, je ne vais pas développer les diverses langues où ça se trouve repris, mais, la « filia », c’est donc l’aimer bien. Moi je le traduis comme ça parce que ça dit bien ou j’aime bien, j’aime bien ça ! Qu’est-ce que ça veut dire, j’aime bien ça ? J’aime bien ça c’est bizarrement un article à l’envers d’un article de Freud qui s’appelle « Die verneinung » et qui insiste sur un temps premier chez l’enfant qui est « Die behajung », le fait de dire « oui », je prends, ça, c’est bon, je prends, c’est-à-dire qu’il est en amitié, il est en « filia » avec ça, ça c’est bon, ça j’accepte. La « verneinung » c’est donc ce qui n’est pas admissible et ce que je n’admets pas, pourquoi ? Pourquoi cette remarque-là que j’essaie d’amener, c’est parce qu’au fond, il s’agit dans cette opération de la « behajung » et de la « verneinung » de ce qui est admis et de ce qui est refoulé. De ce qui est chassé du champ, refusé, refusé dans le champ de
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la réalité, dans le champ de la conscience, etc. de ce qui ne convient pas. Or, l’agent, le vecteur du refoulement c’est qui, c’est quoi ? Eh bien, c’est justement cette instance UNE et qui fait qu’il y a ce qui va apparaître de l’ordre de la « filia », de l’admissible, de ce qui fait fraternité ensemble et puis, il y a ce qui est rejeté, pas bon ! Ce qui voudrait donc dire que même dans le champ de la « filia » et là, je suis un peu pervers dans la démonstration, donc, dans ce champ-là, il y aurait cette instance tierce en tant qu’elle commanderait ce que j’aime bien, ce qui me paraît convenable, ça va ! Et puis, ce que je rejette. C’est ce qui ne rendrait pas étranger, les diverses formes d’amour, les rendrait pas étrangères à cette dépendance, à l’instance supposée les commander. J’aime bien votre formule d’un amour entre lui et moi, c’est assurément un idéal, c’est assurément un idéal, mais qui a mon sens implique néanmoins, ce serait beaucoup moins qu’une manifestation spontanée, ce serait l’effet d’une métapsychologie ou d’une métaphysique ou d’une métapolitique et qui ferait que ça nous regarde nous deux, et puis voilà ! Ce serait donc un temps non pas originel et je ne suis pas certain de l’avoir beaucoup observé comme temps originel, comme temps spontané, mais comme quant à un aboutissement plutôt méritoire et rare. Peut-être une remarque encore si vous le voulez, sur ce que vous dites très justement sur la loi et qui me fait découvrir une dimension que je n’avais pas, que je n’avais pas repéré comme telle, c’est que la loi c’est effectivement le mode de gouvernement récusant tout amour, récusant toute pathie. On s’en fout de ce que tu en éprouves c’est-à-dire que c’est très kantien : peu importe ce que tu en éprouves, c’est la loi, c’est comme ça, c’est établi. Qui l’a faite cette loi on s’en… hein ! C’est casuel, on s’en balance, c’est pas selon… oui, c’est vrai, c’est anonyme, n’est-ce pas ? Mais, si vous permettez, je vais répondre un instant à ce propos, quelques minutes, très brièvement à la discussion. Euh ! Vous avez posé une question très pertinente tout à l’heure, pourquoi est-ce qu’on voit pas l’amour dans la politique ? Marcel Gauchet : Mais il y a une réponse très simple à ça, qui est que l’amour fonctionne comme un analyseur comme on le disait autrefois – ce n’est plus à la mode. Analyseur, c’est-à-dire qu’il fait apparaître une sphère extrêmement spécifique des rapports interhumains, des rapports interpersonnels qui ne sont pas des rapports sociaux à l’intérieur des rapports sociaux. C’est là que se loge l’amour, mais aussi bien l’amitié, mais aussi le simple « je l’aime bien », la préférence individuelle qui ne va pas jusqu’à créer un lien. Cela veut dire qu’il y a un double registre de la vie sociale. C’est un point auquel on ne prête pas assez d’attention !
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Juste un mot blasphématoire si vous le permettez. Je n’avais pas compris avant de vous écouter à quel point la psychanalyse lacanienne en particulier était platonicienne, mais je pense qu’il est peut-être pas inutile de réexaminer le cas du dit Platon. Je sais qu’il est à la mode d’être Platonicien, personnellement je suis tout à fait aristotélicien. Je crois que s’il est permis d’avoir des doutes sur la construction intellectuelle du Banquet qui me semble, je le dis très grossièrement et blasphématoirement, une auto-mystification. Quel est le problème de Platon ? Nous sommes dans la caverne, au fond du trou, enfoncés dans l’illusion et l’apparence. Une fois qu’on a dit ça, d’abord il faut expliquer qu’il y en a un qui est capable de le dire. Où est-il allé le chercher ? D’où sait-il qu’il y a un dehors de la caverne ? C’est mystérieux. Et puis ensuite il doit y avoir le moyen d’en sortir d’une manière ou d’une autre, sinon c’est quand même trop désespérant. Alors, il faut une force ! Quelles sont les forces disponibles dans l’humanité qui vont justement au-delà de ce que spontanément on éprouve comme appétit ou volonté ? Il n’y en a qu’une : c’est l’amour. Il s’agit donc de mettre l’amour au service de la vérité, du beau et du bien. Ils ne le savent pas, mais, à bien y regarder, les amants aspirent non pas à tel objet particulier mais au-delà à la beauté comme telle, au bien comme tel ! Je crois que c’est le contraire, je crois que nous sommes devant une mystification philosophique dont il faut bien comprendre les tenants et les aboutissants. Mais je crois, à l’inverse, que l’expérience de l’amour c’est précisément l’expérience de ce qu’il y a rien au-delà de ce qui se passe entre les personnes qui sont mobilisées. Elle ne mène vers aucun bien, ni vers aucun beau. Je crois par conséquent qu’il faut aller chercher ailleurs l’enracinement du propos si on veut fonder la ternarité. Je ne la remets pas en question du tout mais il ne me semble pas possible de l’asseoir sur ce socle platonicien qui s’effrite de toute part quand on le regarde d’un œil non dévot – vous voyez, le mot qui s’impose ! Charles Melman (s’adressant à M. Gauchet et parlant du public) : Mais alors ! non ! non ! non ! je ne veux pas leur laisser la parole… Marcel Gauchet : Je soumets aussi à l’examen ce genre de proposition ! Charles Melman : Le premier moteur il n’est pas platonicien, le premier moteur immobile est en tant que c’est lui qui met en marche toute la machine, c’est-à-dire que toute l’agitation , les heurts, les séparations, les rassemblements tout ça, c’est le premier moteur immobile. Moi j’ai l’impression d’avoir parlé de ça !
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Marcel Gauchet : Donc en fait, vous n’êtes pas un Platonicien, vous êtes un Aristotélicien déguisé en Platonicien. Charles Melman : Écoutez je ne sais pas trop en quoi je suis déguisé, là pour le moment ! Mais en tout cas, je m’aperçois surtout par vos dernières remarques que je ne me suis peut-être pas exprimé comme je l’aurais pu, et j’espère que par la suite ce sera plus clair ! Et avant de ne pas vous laisser la parole, je vous signale qu’il serait souhaitable que pour une de nos rencontres ultérieures, vous preniez connaissance, si vous ne l’avez déjà fait, de deux bouquins de Philippe Sollers, l’un qui s’appelle « Femme » et l’autre qui a le nom qui convient puisque c’est « Trésor d’amour » paru chez Folio. Marcel Gauchet : L’autre aussi. Charles Melman : L’autre aussi est chez Folio, Femme et Trésor d’amour ce sera pour vous l’occasion, si vous le lisez ou relisez ces deux bouquins d’être mieux préparés à la rencontre que nous aurons la prochaine fois.
la célibataire n°26 automne 2013
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Séance du jeudi 17 janvier 2013 Charles Melman : Nous allons commencer et donc ce soir, c’est Marcel Gauchet qui veut bien nous entretenir et poursuivre notre débat. Marcel Gauchet : Je ne vais pas vous parler de l’amour tel qu’on le vit, comme l’a fait Charles Melman la dernière fois, je vais vous parler des représentations que l’on s’en fait. Ces représentations comptent beaucoup dans la manière dont on le vit, comme il est bien connu depuis longtemps. La Rochefoulcauld a là-dessus une maxime souvent citée et qui mérite toujours d’être méditée, la maxime 136 de ses Réflexions : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux si jamais ils n’avaient entendu parler d’amour ». Non seulement ces représentations comptent pour modeler l’expérience vécue, mais elles comptent plus que jamais dans l’univers médiatique où nous évoluons. Il s’est produit à cet égard un changement profond. Si l’idée d’une nouvelle économie psychique a un sens, comme nous nous retrouvons avec Charles Melman pour le penser, c’est aussi de ce côté qu’il faut en chercher l’une des racines. Pour le dire en deux mots, nous sommes passés, avec l’ère des médias, du spectacle si l’on veut, d’une culture ancienne des modèles et des rôles sociaux qui se reliaient à une économie psychique à base d’identification, à une culture nouvelle des images et de l’authenticité personnelle ou psychique, où une économie de l’identification a perdu son rôle structurant, au profit d’un système labile et ouvert de références qui donnent à la vie imaginée, à la vie rêvée, à la vie virtuelle, à la vie vécue par procuration, une place déterminante dans la vie psychique des individus. Consommation massive de fiction aidant, deux à trois heures par jour en moyenne dans toutes les sociétés avancées, c’est là qu’est aujourd’hui, la part déterminante de l’existence intime des êtres dans le monde où nous vivons. Et c’est spécialement vrai dans ce domaine de l’amour autour duquel nous essayons de réfléchir.
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Ma question est donc : que se passe-t-il sur le terrain des représentations culturelles et sociales de l’amour au sein de nos sociétés ? L’idée étant qu’il se passe quelque chose de significatif, mais quoi au juste ? Qu’on parle beaucoup de l’amour, qu’on écrive énormément à son sujet n’est pas en soi une nouveauté. S’il y a une chose que l’on peut dire de la culture européenne ou occidentale dans sa plus longue durée et de la culture moderne en particulier, au cours des derniers siècles, c’est qu’elles sont des cultures de l’amour. Là-dessus, le vieux Denis de Rougemont avec son fameux « L’amour et l’Occident » avait touché à quelque chose de très juste, je vais y revenir. Mais il me semble qu’il y a quelque chose de neuf, quelque chose d’inédit dans l’investissement dont ce thème fait aujourd’hui l’objet. Il se produit, autour de ce thème de l’amour, une cristallisation pour parler comme l’un des plus fameux analystes du sujet, Stendhal, une cristallisation du genre de celle qui s’est opérée il y a à peu près deux siècles autour de l’amour romantique. Dernière grande coagulation culturelle autour du thème qui a fixé un ensemble d’images, de figures, de symboles sur lesquels nous vivons toujours largement. Mais, néanmoins, quelque chose s’y est ajouté et a déplacé les accents. Il nous faut essayer de le comprendre. Qu’est-ce que l’amour romantique si je schématise à gros traits ? L’attraction irrésistible entre deux êtres qui leur fait braver les conventions et les contraintes sociales et qui les élève au-delà d’eux-mêmes jusqu’à un désintéressement à la fois sublime et tragique. Ca se termine mal, évidemment. Il n’est pas très difficile de lire dans cette thématique de l’amour romantique, rétrospectivement, une symbolisation de l’irruption de l’individu de sentiment dans un monde social encore largement pénétré de holisme, de primat du groupe, de souveraineté du collectif, à commencer par le collectif familial. Et en même temps une symbolisation de la protestation contre le monde nouveau, lui, en train d’émerger au même moment, qui est le monde de l’intérêt. Le monde du calcul égoïste de l’économie, la « science sinistre » qui devient la pierre de touche de notre univers. La thématique de l’amour romantique offre une version exacerbée et idéalisée en même temps de ce qui se passe effectivement dans la société au même moment, sur un mode beaucoup plus tranquille, même si souvent conflictuel par rapport à l’environnement, avec la progressive installation de la norme du mariage d’amour. Un point effectivement important, même si on lui fait dire aujourd’hui parfois beaucoup de bêtises, qui est l’une des premières manifestations sociales de grande ampleur des conséquences psychiques de l’avènement de l’individu, tel que nous le connaissons et tel qu’ il prend aujourd’hui une physionomie encore très nouvelle. Eh bien il me semble que deux siècles après nous sommes devant un épisode du même type. Qu’est-ce qui s’est passé au moment de la formation de cette image si
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Séance du jeudi 17 janvier 2013
prégnante de l’amour romantique ? Nous sommes devant la cristallisation culturelle d’un système de représentations, qui exprime la nouvelle condition individuelle et les aspirations qui s’y rattachent, dans le désordre. Des aspirations qui naissent pour une bonne partie des difficultés elles aussi nouvelles de cette condition individuelle. Nous sommes dans la même histoire que celle qui a déterminé l’émergence de cette figure de l’amour romantique, mais une étape plus loin, deux siècles après. Car, en effet, il n’est que d’y réfléchir un instant pour comprendre tout ce qui a modifié les termes de la problématique dans laquelle s’était forgée cette image de l’amour romantique. L’individu cette fois a gagné sur toute la ligne. Il n’a plus à affronter les contraintes sociales, celles de sa famille en premier lieu mais aussi bien celles de l’environnement conformiste d’une société pénétrée de valeurs, de respectabilités qui n’ont plus lieu d’être. L’individu n’a plus besoin de braver la société pour s’affirmer. La société lui enjoint de s’affirmer. Écoutez le discours quotidien de la publicité : arrêtez de rester les deux pieds dans le même sabot, soyez vous-mêmes, n’ayez pas peur de vos désirs… Mais les problèmes de l’individu n’ont pas disparu pour autant. Ils se sont même démultipliés en passant dans un autre registre. C’est de cela que nous parle le discours contemporain sur l’amour. Il accompagne, il répercute, il traduit à sa façon la mutation anthropologique qui résulte de l’individualisation radicale du lien de société. Il faut y lire, et c’est l’hypothèse que je propose à notre discussion, l’utopie politique d’une société d’individus. L’utopie d’un monde humain qui ne serait plus tissé que de rapports affectifs et privés. Une utopie à la mesure compensatoire des difficultés neuves et profondes que ce statut d’individu implique du point de vue des rapports avec la société, avec soi-même, avec les autres. Autant de choses qui sont faites normalement pour intéresser les psychanalystes. Il y a plusieurs registres de l’amour, et vous allez voir pourquoi il est particulièrement important de le rappeler et d’y réfléchir. Culturellement parlant, on peut dire qu’il y a quatre registres de l’amour. Il y a l’amour auquel on pense spontanément qu’on peut appeler l’amour sexuel, celui qui engage un partenariat existentiel entre des êtres de sexes différents ou du même sexe. Mais il y a aussi l’amour qu’on peut dire familial : l’amour des parents pour les enfants, l’amour des enfants pour les parents. L’amour qu’on disait classiquement filial. Pour Freud, rappelons-le quand même, le siège primordial de l’amour se situe là. L’amour prototypique c’est celui de l’enfant pour sa mère. S’il y a de l’amour dans l’espèce humaine c’est à cause de cette situation de dépendance radicale qui fait de l’enfant l’obligé éternel de sa mère, puisque
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son existence en dépend. Mais il y a aussi l’amour du prochain dans notre culture imbibée de christianisme : « tu aimeras ton prochain comme toi-même », maxime de quelque poids. Et puis enfin, même si on n’en parle plus beaucoup, il y a un amour qui me semble avoir énormément compté dans notre tradition et qui est toujours bien là, même s’il n’est plus au premier plan des préoccupations : l’amour de Dieu, nous en parlions d’une certaine manière la dernière fois, le Dieu amour du christianisme. L’une des grandes originalités du christianisme, puisque son discours de salut s’exprime dans la langue de l’amour. Nous sommes aimés de Dieu, la preuve, le fils qu’il nous a envoyé pour nous sauver. Cette thématique s’est largement effacée des consciences dans le moment où nous sommes, elle demeure en arrière-fond de nos représentations de ce qui meut le monde. Charles Melman évoquait la dernière fois, l’Eros platonicien, cette force qui nous pousse à rechercher pour nous y réunir ce qui nous manque, cette force qui nous élève par l’attraction du beau vers le bien. Le fond du fond de notre culture toujours bien vivant c’est un Platonisme christianisé. C’est cela qui a fait la culture européenne ou occidentale de l’amour, joint à un autre fait original, singulièrement par rapport à la culture antique, pour le coup, qui est la promotion féminine. Elle remonte loin et on peut la faire commencer plausiblement avec l’obligation admise par l’église catholique dès le XIIe siècle, du consentement des époux lors du mariage. C’est quelque chose qui, par rapport à la règle implacable d’échanger les femmes, n’avait pas lieu d’être dans aucune culture antérieure. Et, très tôt, les effets culturels de cette promotion vont se faire sentir. Il faut souligner à cet égard, c’est classique même si cela mérite toujours qu’on y revienne, l’importance matricielle de l’amour courtois. Mettons de côté l’amour de Dieu, son rôle une fois bien reconnu. Il nous reste l’amour sexuel, l’amour familial, l’amour du prochain, ou si l’on veut employer un terme plus laïque, l’amour de nos semblables. Ce qui me semble frappant, je parle encore une fois sur le plan du discours et des représentations, ce qui me semble frappant, c’est la convergence de ces registres dans le moment où nous sommes. La convergence, si ce n’est la confusion de ces registres, si ce n’est leur indifférenciation. C’est tout spécialement vrai, et c’est un des points qui mérite tout spécialement de retenir les analystes, entre l’amour sexuel et l’amour familial. Dans la manière dont s’exprime et se manifeste en particulier, l’amour des parents pour les enfants. Si les parents recherchent l’amour de leurs enfants, nous explique-t-on tranquillement, c’est parce que c’est le seul amour inconditionnel. Tous les autres sont fragiles, se défont plus ou moins vite, mais celui-là c’est le roc indestructible qui demeure quoi
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qu’il arrive. J’attire votre attention au passage sur l’implicite de ce discours tout à fait banal. C’est nous dire que l’amour des enfants pour leurs parents, tel que les parents le recherchent, est le remède à l’amour conjugal. Il peut, lui, pallier les déficits et les fragilités que celui-là présente. C’est donc bien que l’un peut valoir pour l’autre. Encore une fois, j’y insiste, je ne parle pas de ce qui se passe dans la vie psychique des êtres, je parle des représentations sociales accréditées qui la déterminent en grande partie. Mais quand on y regarde de près, on s’aperçoit que cela s’étend jusqu’à l’amour du semblable. Je fais là allusion bien sûr, on pourrait détailler, à toute cette sphère compassionnelle qui est l’ordinaire des médias et une partie tout à fait significative de la conscience contemporaine indexée sous la catégorie de l’humanitaire. Une partie qui fait recette en tout cas du point de vue de sa valorisation dans les idéaux collectifs. C’est quelque chose qui n’est pas encore tout à fait arrivé chez nous, mais si avez regardé quelques images de la campagne présidentielle américaine, voilà quelques mois, il était saisissant de voir les politiciens en campagne conclure leur discours à l’adresse d’un auditoire qu’ils cherchaient à mobiliser le suffrage, par la formule : « je vous aime ». Qu’est-ce qui se dit, qu’est-ce qui s’énonce dans un message comme celui-là ? Une remarque au passage. Il y avait une catégorie tout à fait classique pour nommer l’affect normalement régnant entre des gens qui ne se connaissent pas nécessairement de près mais qui voisinent, qui travaillent ensemble, qui ont des liens d’affection créés par la politique. Cette notion c’était celle d’amitié. Rien de plus frappant dans le contexte où nous sommes que le déclin de l’amitié. Jamais il n’y a eu autant d’« amis », surtout depuis que des réseaux sociaux bien connus en ont fait leur marque de fabrique. Il y a des amis et de deux choses l’une, ou bien en fait cette amitié n’est qu’un mot de passe pour désigner une vague communauté de référence ou bien la formule est : « j’aime mes amis ». Mais on n’a plus d’amitié pour ses amis, on affiche de l’amour. C’est une notion, qui a joué depuis l’antiquité un rôle considérable, à la fois dans les idéaux collectifs, par exemple dans les idéaux de la jeunesse, et dans les rapports interpersonnels. La jeunesse était l’âge de l’amitié, alors que l’âge adulte était l’âge de l’amour. Ces démarcations se sont culturellement complètement brouillées. Il y a des amis mais plus d’amitié en tant que sentiment spécifique. L’amour a eu un effet dévorant, hégémonique, en absorbant toute la sphère de l’affect légitime et reconnu. Comme si l’amour était le seul affect licite. Il atteint aujourd’hui une position monopolistique. Ce monopole recouvre des évolutions considérables, des évolutions qui le rendent possible, dans chacun des domaines et des registres que nous avons pointés. C’est là
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un sujet d’exploration très vaste et je vais devoir me limiter à quelques notations qui voudraient néanmoins aller à l’essentiel, même si elles laissent énormément d’éléments de côté. Du côté de l’amour sexuel, le fait majeur, la donnée d’évolution la plus marquante, c’est la désidéalisation de l’amour. Dante et Béatrice, Tristan et Iseut, Roméo et Juliette c’est fini. Ca ne fait plus rêver personne. Cette désidéalisation est associée sur le plan psychique à une donnée qui a été signalée depuis longtemps, depuis les années 1960 en fait, mais dont les conséquences n’ont jamais à ma connaissance été véritablement creusées, à savoir, la désublimation. Pour le dire brutalement, la société de consommation et la libération sexuelle ont liquidé la sublimation. La nouvelle économie psychique, si on veut la définir par la négative, est une économie sans sublimation. Socialement parlant, cette désublimation de l’amour a sa traduction dans ce qui fait sa précarité reconnue. L’amour aujourd’hui, regardez autour de vous le discours ambiant, ce sont des rencontres, au pluriel. Mais dans la rencontre, il y a toujours une autre rencontre possible. Qui dit rencontre dit incertitude sur le fait qu’une autre rencontre meilleure, plus satisfaisante aurait été concevable. Il y a à la fois une désidéalisation de la relation actuelle et désublimation de son statut. Vous n’imaginez pas Roméo et Juliette se rencontrant… Non ! Ce n’est pas sérieux. Toute rencontre est habitée par une frustration potentielle. C’est peut-être pas la bonne, où est la suivante qui pourrait faire mieux ? Cela s’accompagne d’un brouillage du statut du sexuel. Sa libération ne l’a pas rendu plus clair. Je crois que là-dessus le témoignage des analystes de toute obédience est convergent et probant : c’est le contraire. Le grand rêve de la libération sexuelle, c’est celui au fond que Foucault formule à la fin du premier volume de son histoire de la sexualité, la volonté de savoir : arrêtons avec le sexe qui nous fait parler on ne sait pas pourquoi. Sortons de là. Qu’est-ce qui reste ? Une chose normale, naturelle, qui ne pose pas de problèmes, le corps et ses plaisirs. Or ce n’est pas comme ça que ça se passe, très manifestement. L’émancipation sexuelle, au nom de la liberté personnelle et du consentement entre adultes, seules normes acceptables a libéré en fait, par rapport à l’ancien régime du contrôle et de l’interdit dans lequel était pris la sexualité, une contradiction béante dont le déchiffrage reste à opérer. Une contradiction entre une hyper-sexualisation fantasmatique et une désexualisation réelle. L’une des industries qui se portent bien dans notre monde, au point qu’à côté de la Silicon Valley en Californie, elle a sa vallée à elle, c’est l’industrie pornographique. Je crois qu’il faut bien interroger ce phénomène. Hypersexualisation fantasmatique, donc, et désexualisation non moins remarquable, une
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désexualisation dont, culturellement parlant, l’opérateur type est la théorie du genre. Nous ne sommes pas sexués, tout ça c’est une construction sociale, mais en dessous, rien du tout, ça ne compte pas. Nous sommes d’abord des individus, je vais y revenir, et des individus par définition sont équivalents, interchangeables, et ne peuvent pas être marqués par des différences sexuelles. Cette contradiction qui rend le statut du sexuel dans notre culture si problématique est liée à l’individualisation, fondamentalement. Cette individualisation change le rapport de l’individu à son désir. Et même, je m’avance là avec prudence mais je me risque tout de même, la suggestion change son rapport à son inconscient. Parce que l’inconscient, bien sûr il est inconscient, mais on sait qu’il existe. Que fait-on de ce savoir qu’il existe ? Son emploi peut changer, il a même changé, et radicalement. On peut savoir qu’on a un inconscient et le mettre de côté, rien n’oblige à le prendre en compte. L’individu individualisé, si je puis dire, est tout entier dans son désir, surtout dans ce qu’il a de fantasmatique. C’est là qu’il s’éprouve exister. Mais un individu par l’autre côté, j’y faisais allusion à propos de la théorie du genre, un individu dans la rigueur du terme c’est un être sans sexe. Le fait qu’il soit homme ou femme ne compte pas du point de vue de son statut d’individu. Il est d’abord individu et secondairement, accessoirement, sexué. La sexuation ne pouvant dans ce cadre, c’est ce que nous dit la théorie du genre, que faire figure d’imposition sociale. L’individu rêve de rapports entre les êtres qui ne seraient pas marqués par la sexuation. Du côté maintenant de l’amour familial, les changements ne sont pas moindres. Ils sont même de plus grande conséquence encore. C’est là au vrai que me semble se jouer la partie décisive. Il n’est pas d’heure, je ne dis pas de jour mais d’heure qui n’en témoigne dans notre monde, nous sommes devant un surinvestissement familial sans précédent qui nous emmène, d’emblée, très loin de l’amour romantique. Ce n’était pas l’affaire de celui-ci, la famille. La popote et les gamins, vous ne trouvez pas ça dans la littérature. Le partage des tâches ménagères et Lord Byron ça ne fait pas bon ménage. Or c’est là aujourd’hui que ça se passe. Il y a d’ailleurs dans cette affaire quelque chose d’extrêmement surprenant pour les gens qui comme Charles Melman ou moi avons connu une époque assez éloignée où le modèle romantique était toujours bien vivant. Nous avons débuté sous le signe du slogan « famille je vous hais ». C’était le leitmotiv des mouvements de jeunesse révolutionnaires. Si on adhérait aux jeunesses communistes c’était entre autre chose avec l’idée de sortir de cette épouvantable prison bourgeoise conjugalo-répressive vis-à-vis de laquelle on ne pouvait que nourrir des sentiments de révolte profonds. Et puis voilà, tout s’est retourné. On ne reconnaît plus
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ses petits et quelquefois on ne reconnaît plus ses amis. Tel que l’on a vu prédicateur incandescent de l’amour libre et de la destruction de la famille après 1968 s’est métamorphosé en chantre des beautés du couple et de la douceur du foyer. Il s’est trouvé beaucoup de gens, du reste, autour de 68, pour prédire la disparition prochaine de la famille – ce coup là, c’est le dernier round, on y est, dans 20 ans il n’y en a plus. Et c’est exactement le contraire qui s’est passé. Que s’est-il produit pour que cette famille haïe devienne le havre plébiscité par tous les mouvements de l’opinion ? D’où sort ce plébiscite du familial ? Ce revirement étonnant me semble en fait obéir à une explication très simple : ce n’est plus du tout de la même famille qu’il s’agit. La famille s’est radicalement métamorphosée et à une vitesse étonnante, en une ou deux décennies. Pour une évolution de cette ampleur c’est d’une rapidité historique exceptionnelle. Si l’on veut résumer dans une proposition l’essentiel de ce qui s’est passé, cela peut se dire en peu de mots : la famille a cessé d’être une institution. Mais évidemment tout est dans ce qu’on met derrière ce terme d’« institution » qui mérite d’être pris au sérieux, comme un vrai concept. Du point de vue du code civil, rien de changé, la famille demeure nominalement, juridiquement, une institution, mais quid de sa substance sociologique d’institution véritable ? Dire que la famille a cessé d’être une institution c’est dire qu’elle ne contribue plus à la formation et à l’entretien du lien de société, au sens plein de l’expression. Elle n’est plus ce pour quoi elle a été tenue de très longue date, si ce n’est immémorialement, à savoir la cellule de base de l’ordre social. C’est dans son enceinte qu’était supposée commencer l’organisation de la société. Eh bien, disons le tranquillement, la famille ne fait plus société. Elle est dans la société mais elle ne fait pas LA société. Au passage, c’était ce statut d’institution qui conférait à la figure paternelle sa signification, en tant que le père était chef de famille, le magistrat de cette micro-société que constituait la cellule familiale. Franchissons une étape de plus, l’humanité a cessé de se structurer socialement selon la parenté. Ce n’est plus ce qui l’organise. S’il y a lieu de parler de rupture anthropologique c’est à ce propos : la famille s’est privatisée. Elle n’est faite que du lien affectif et strictement interpersonnel entre les êtres qui la composent – l’interpersonnel n’étant pas du social. Si nous sommes amis, si nous nous voyons entre nous, ce n’est pas du lien social c’est du lien interpersonnel. La famille interpersonnelle n’est plus sociale, c’est en ce sens qu’elle est privatisée et affectivisée. Comme l’a dit mon député préféré, récemment, je ne vous livre pas son nom, c’est une devinette, le mariage, c’est la consécration sociale de l’amour… C’est la raison exacte d’ailleurs pour laquelle un très grand nombre de gens dans nos sociétés ne voient pas
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l’utilité de se marier ! Parce qu’ils ne voient pas le besoin qu’il y aurait d’une consécration sociale de leurs liens privés. On peut très bien s’en passer… Il y en a d’autres qui y tiennent, ils ont des motifs particuliers qui sont parfaitement extérieurs au mariage de chercher cette consécration. Et c’est bien entendu pour cette raison qu’il n’y a plus aucun motif de refuser le mariage à ceux qui le souhaitent, dès lors qu’ils s’aiment. Peu importe la manière dont ça se passe et la nature de cet amour. Ce qui m’importe ici, ce sont les incidences de cette métamorphose de la famille sur la place et la représentation de l’amour, de l’amour qui est désormais le seul ressort légitime de sa constitution. Le terme de privatisation que j’utilisais à l’instant est à cet égard insuffisant et trompeur. En un sens, du point de vue du droit civil, la famille appartenait déjà à la sphère privée par opposition aux institutions publiques. Il faut parler plus spécifiquement d’une sphère de l’intime, comme distincte de la sphère privée beaucoup plus vaste, pour saisir la spécificité du phénomène auquel nous avons affaire. Dit très vite, il faut distinguer trois domaines : le domaine public où se déroule la vie politique, le domaine privé qui est celui à la fois de la vie sociale et professionnelle, par exemple la pratique psychanalytique, la pratique privée, et puis le domaine de l’intime qui correspond à ce que l’on appelle conventionnellement la vie privée, mais l’expression vous le voyez bien est trompeuse. Le chef d’entreprise qui répond à une interview dans le journal, il parle au nom du privé, mais il n’est évidemment pas dans le domaine de l’intime. Et puis s’il dit « je ne parle pas de ma vie privée », ce n’est pas à la vie de son entreprise qu’il pense, mais à sa vie intime. Tant que la famille était une institution, jusqu’à une date tout à fait récente, il n’y avait pas lieu de la distinguer comme domaine spécifique de relation entre les êtres. Elle était une institution, et à ce titre elle participait de la sphère privée, à côté des entreprises ou du monde professionnel, mais la désinstitutionalisation récente de la famille oblige à la loger dans un autre registre de la vie collective. C’est cette désinstitutionalisation qui a donné sa pleine consistance et son épanouissement à la sphère de l’intime, qui avait commencé à émerger depuis le XIXe siècle. Cette sphère de l’intime est évidemment en étroit rapport avec la consécration de la figure de l’individu dans la même période. Pour l’individu, la sphère la plus importante, c’est celle de l’intime. C’est là à proprement parler que son existence se dévoile dans ce qu’elle a de plus authentique et de plus significatif pour lui-même. Il faut donc dire « la famille c’est intimisée », en même temps qu’elle s’est désinstitutionalisée. C’est ce qui a changé le rapport aux enfants, et c’est ce qui en a fait un rapport purement affectif. La famille institution avait une fonction sociale très bien définie et millénairement définie. Elle se situait à l’articulation de la reproduction biologique de la société et de sa reproduction culturelle. La famille, et c’est ce qui en
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faisait une institution capitale, avait pour charge de produire des êtres nouveaux pour la société. La famille désinstitutionalisée, elle, a cette propriété considérable par ses conséquences, qu’elle ne veut plus entendre parler de ce rôle. La famille désinstitutionnalisée ne socialise plus au sens profond du terme, elle ne fabrique plus des êtres pour la société, elle n’éduque plus dans le même sens. Elle reporte à l’extérieur ses fonctions primordiales. Certes, nous sommes encore dans un univers en transition, il y a des familles catholiques tout à fait classiques, ou aussi bien des familles juives ou musulmanes – la religion, joue un certain rôle dans cette affaire – qui continuent d’exercer leurs rôles traditionnels. Mais la famille d’avant-garde, si je puis dire, est une famille qui remet les fonctions socialisatrices qui étaient les siennes aux institutions éducatives, qui n’en peuvent mais. Elles n’étaient pas préparées à ce choc qui les met en demeure de faire autre chose que ce qu’elles ont toujours fait. Je ne m’étends pas sur les conséquences : elles se laissent aisément apercevoir. Voilà ce qui fait de la famille le creuset de l’amour d’aujourd’hui. La famille intimisée est le creuset de l’individu affectif où se croisent l’amour qui unit les parents et l’amour entre les parents et les enfants. L’amour des enfants envers les parents étant celui qui soutient l’amour entre les parents, c’est la partie non dite de la formule. Et si cette famille intimisée est plébiscitée, c’est qu’elle est devenue un refuge contre la société, aux antipodes de son ancien rôle de rouage premier de la société, avec ce que cela impliquait de contrainte. S’il est besoin d’un tel refuge, c’est que l’individu radicalement individualisé est en grande difficulté, psychiquement parlant, vis-à-vis de la vie en société. Il ne la comprend pas vraiment dans son mécanisme, ou plus exactement, il ne s’accommode pas de sa règle. Je crois qu’il n’y a pas plus important pour saisir le climat de nos sociétés que de comprendre la frustration que sécrète la vie sociale du point de vue du vécu spontané des individus. La société des individus – c’est ainsi qu’il faut nommer la nôtre de société, désormais, même si c’est encore en train de s’installer, même si c’est loin d’être achevé –, la société des individus, donc, obéit à une règle constitutive simple : l’équivalence abstraite des êtres, posés comme tous identiques en droits et interchangeables. N’importe qui vaut n’importe qui… C’est le sens profond, qui a mis du temps à se déployer, de la formule de base de nos systèmes de droit, qui est l’égalité devant la loi. La société des individus repose sur des rapports juridiques qui n’impliquent entre les personnes que l’indifférence ou la neutralité. Mais, et c’est là que la difficulté commence, ces individus individualisés sont habités, eux, chacun par devers lui, du sens de leur singularité qu’ils entendent voir reconnaître par les autres, par la collectivité. C’est ici que vient se loger la demande de reconnaissance qui hante notre société et qui vient se heurter
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en permanence à l’impersonnalité des règles, et à l’anonymat de l’institution. Toutes les institutions sont assiégées par ce dialogue de sourd avec leurs usagers : « la règle c’est celle-là pour tout le monde »… « Oui, c’est comme ça pour tout le monde, mais moi je ne suis pas comme tout le monde ! » Le rapport des parents vis-à-vis de l’école est le lieu typique de cette confrontation : « c’est très bien pour les autres, mais pour mon gamin à moi, ce n’est pas comme ça que cela peut se passer, parce qu’il n’est pas comme les autres… » Mais personne n’est comme les autres ! Sauf que la règle est faite pour tout le monde ! On n’en sort pas, c’est un cercle sans issue. C’est cela qui nourrit une frustration structurelle à l’égard de la vie sociale, en particulier à l’égard de la vie publique. Sondez les citoyens de n’importe quelle démocratie avancée aujourd’hui, qu’est ce qu’ils vous diront ? Les réponses sont prévisibles et monotones : « les hommes politiques, n’écoutent pas les gens comme moi… » Évidemment ! Comment feraient-ils d’ailleurs ? Ce qui est remarquable, c’est que les hommes politiques s’acharnent néanmoins à essayer d’écouter ! Si nous avions de grands auteurs de théâtre, on pourrait faire des comédies très amusantes avec ce dialogue de sourds. Ajoutez à ce malentendu, permanent qui affecte la vie sociale toute entière, le moteur de l’intérêt, lui aussi consubstantiel à l’individuation, et vous comprenez sans peine que cette vie sociale soit aujourd’hui, en tendance, une lutte de tous contre tous. Une lutte qui, à la différence des peintures sombres des théoriciens du contrat social d’une autre époque, présente l’avantage considérable, reconnaissons-le, il y a un progrès important, de se dérouler dans l’absence de violence physique. Mais remarquez combien le déclin objectif de la violence physique n’empêche pas la hantise de la violence dans le discours de nos sociétés. Si vous posez la question aux gens, ils vous répondront très majoritairement que nous vivons dans des sociétés ultra-violentes, alors que nous sommes dans les sociétés les moins violentes qui aient jamais existé. Le contraste est très intéressant, il dit quelque chose ! Mais oui, il peut y avoir une violence sans violence, qui est celle de la lutte à mort des consciences pour la reconnaissance, comme l’a dit un excellent auteur. Là elle est pure, ce n’est que la lutte des consciences, il n’y a plus de corps qui intervient, si ce n’est sous la forme de la concurrence des apparences, ô combien importante, il est vrai. Ce n’est que la confrontation des singularités vécues, faisant abstraction des corps dans lesquels elles se matérialisent. Mais elle est implacable. Telle est la donnée cruciale qu’il faut avoir bien en vue : les rapports neutres propres à l’existence collective, à l’existence professionnelle, à la vie des organisations, à la vie des institutions sont structurellement frustrants pour l’individu, à la fois institué par la règle anonyme et singularisé du point de vue de sa propre identité. Il y
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aurait, sur ce chapitre, beaucoup plus à dire ; je me contente de signaler l’importance du phénomène pour le climat moral de nos sociétés. D’où le rôle de refuge affectif et de contestation de la société et de sa norme que jouent la famille et l’amour familial. D’où la valorisation de l’amour dans notre contexte culturel. Comme l’amour romantique, il est toujours une protestation contre la société. Mais ce n’est plus la même ! Ce discours sur l’amour véhicule l’utopie politique d’un monde qui ne serait organisé que par des liens intimes et affectifs entre les êtres, des liens qui assureraient leur reconnaissance mutuelle. Car c’est bien sûr à cela que répond l’amour… Cette utopie va au rebours de ce qu’est le monde social, et de ce qu’il restera, car c’est sa règle constitutive que de mettre entre parenthèse ces rapports intimes et ces relations affectives de reconnaissance. Au demeurant, c’est le sentiment de cet impossible qui fait que cette utopie reste pour ainsi dire indicible. Elle n’est pas revendiquée ouvertement, elle ne s’exprime pas politiquement, mais elle est constamment présente de manière sous-jacente. Ce qui s’exprime dans cet amour de l’amour, c’est en fait la contradiction d’une société d’individus, où les individus ne se reconnaissent plus dans ce qui constitue leurs sociétés. Merci. Et pardon d’avoir été un peu long… Charles Melman : Non, non, non, pas du tout. Merci beaucoup pour cet exposé qui est un temps fort de notre parcours sur cette question, et qui ouvre de nombreux horizons et de nombreuses possibilités à notre analyse et à notre réflexion. Pour vous solliciter sur quelques points : je partirai de l’amour familial pour évoquer ce fait que l’amour familial impliquait la participation de l’autel, la présence, bien qu’il soit le plus souvent absent de nos jours, d’un Dieu Lare. Parce que, comme nous le savons, chacune de nos familles, bizarrement, a sa dignité patricienne, et cultive donc cette filiation. L’ancêtre est fort volontiers ce bon papa qui est très bien, très chic. Les membres de la famille se reconnaissent comme étant les exemplaires présents dans l’histoire, pérenne, de ce dieu Lare, dont le culte nécessite d’être entretenu. Quelle que soit par ailleurs l’appartenance de la famille a un groupe plus élargi, qu’il soit religieux ou national. Si c’était le cas, comme vous l’avez très bien rapporté, ça a évidemment changé, mais il me semble que l’intérêt peut-être de cette remarque, de ce rappel, c’est de situer ce fait que le support de l’amour, c’est, puisque ce Dieu Lare, est unique et exceptionnel… Que le support de l’amour c’est régulièrement le UN. Je dirai que cela se vérifie dans l’expérience amoureuse ordinaire, où le partenaire est évidemment unique, il ne peut pas y en avoir deux ! Ce Un est évidemment
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exceptionnel. On se trouve soi-même élevé à la dignité dans ce culte, d’être soi-même exceptionnel, d’être le répondant qui convient, qui est à la hauteur de la situation. Si ce n’est pas le cas cela devient un drame… Et à la limite, ce qui me semble frappant, c’est qu’après tout ça pourrait parfaitement se faire dans l’indistinction des sexes. Je veux dire que finalement la différence sexuelle, fondamentalement, essentiellement dans l’amour n’apparaît pas décisive. C’est parce que c’est l’amour de UN, de Un entre eux, quelles que soient par ailleurs les différenciations d’origines, de couleurs et pourquoi pas de sexes. Parce que l’amour semble parfaitement compatible avec le sacrifice de la sexualité. Autrement dit, il ne s’attarde pas forcément sur les bagatelles, les bricoles. C’est bien plus que cela, c’est une dignité, c’est l’accès à une dignité supérieure de telle sorte que l’embarras philologique concernant la transmission de ce terme dans notre culture – Eros, Filia, Agapé, et un autre que j’oublie tout le temps – doit avoir des raisons. C’est que justement, si avec Eros la dimension sexuelle est conservée, ça peut très bien basculer du côté de la Filia ou de l’amitié. Il me semble qu’il y a toujours dans cette relation, brusquement émergée de UN qui se sont reconnus, qui se sont reconnus comme étant d’une appartenance exceptionnelle, qui leur est réservé, le sentiment d’une identité enfin gagnée, enfin établie. Et dès lors, évidemment, d’une communication, d’une participation exceptionnelle. Alors, à cet endroit là et puisque vous parliez très justement de la promotion féminine dans l’amour, puisque pour ma part j’évoquai au départ la question de la présence de ce dieu familial qui est pour nous figurable en aucune instance précise, je veux dire qui reste un élément virtuel, on ne sait pas très bien situer où, mais en tout cas il est bien là quand même. Et on aurait envie de dire que la promotion de la femme dans l’amour, c’est que, elle, – je vais sans doute heurter mais j’y reviendrais – c’est qu’elle est une apatride par destination, puisque elle doit quitter sa famille d’origine pour se faire adopter par une autre, sans pour autant devenir une fille de cette famille là. Elle aura toujours un statut marginal, cette bru ! Celle là, cette intruse, cette étrangère… Donc, la femme trouverait dans l’amour cette promotion qui enfin la ferait UNE, elle qui est, on ne sait pas finalement très bien : diable, démon, chose, étrangère en tout cas… Et donc, évidemment, si ce que je vous rapporte semble tenir, ce qui grâce à l’amour procure inévitablement le sentiment d’une participation à ce qui peut y avoir en chacun de nous de mystique. L’amour du Un enfin révélé ! Je suis allez le chercher dans le désert de notre vie sociale, et voilà assise en face dans le métro, elle était là ! N’est-ce pas la rencontre, dans le champ ordinaire de la perception, de cette instance dont le statut est de lui être extérieur, de faire venir au monde ce qui en est, je dirai, par constitution étranger, de ce qui reste en dehors. Alors, si cela est exact, on voit
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bien comment effectivement, ce que vous releviez, c’est-à-dire cette désertification, cette défection aujourd’hui de la famille, en tant qu’elle ne vit plus dans le respect de cette propriété qui pouvait être la sienne, dans ce qui était sa tâche, dans ce qui était son devoir ; quelque chose qui serait également, comme vous l’avez si bien rappelé, la désidéalisation de l’amour, cette désublimation. Moi j’aurais envie de dire, ça vaut ce que ça vaut, ce qu’on voit resurgir – pas seulement comme argument à propos de ce mariage dont on nous rabat les oreilles – mais comme réalité. Voilà quelque chose qui est, parce qu’on se demande pourquoi ça fait ce tintamarre, dans l’espace public ? Cette affaire de mariage qui concerne un très petit nombre d’intéressés, un très petit nombre de personnes. Mais comme si ce faisait ainsi la résurgence de l’amour. Mais d’une figure de l’amour parfaitement différente de la précédente, puisque si la précédente avait, même en cas de sublimation opérant entre les partenaires, la vocation d’associer des personnes de sexes différents. C’est historiquement présent très tôt. Moi j’ai été étonné de constater que dans le théâtre antique, chez Plaute, la surprise tourne autour du fait que des amants comme ça vont bafouer l’autorité paternelle, au nom de l’amour, et que l’amour va triompher, c’est formidable ! Cela veut dire que, déjà, ce type d’opération qui s’est poursuivi tout au long de la comédie, témoigne de l’apparition d’un fédérateur, d’un dieu ayant une figure nouvelle, puisqu’il unit des semblables, mais des semblables non plus ayant renoncé à la sexualité, à leurs différences sexuelles, mais des semblables reconnaissables à la mêmeté sexuelle. Avec cette affaire, ce que l’on ne souligne pas, parce que nous parlons toujours au nom de la légalité, c’est que c’est la mise en place du régime de la ségrégation. D’un côté les hommes, qu’ils se débrouillent entre eux, qu’ils fassent leurs petites saletés entre eux. Et puis de l’autre côté les femmes, essentiellement marquées bien entendu par l’amour, par leur amour, et en particulier pour l’enfant qu’il s’agit d’élever. En tout cas nous voyons là l’émergence d’une figure, à mon sens tout à fait neuve dans le fonctionnement social. Mais au lieu d’être le dieu qui réunit, qui rassemble, celui d’Eros platonicien, le dieu qui fait qu’on tient ensemble, voilà un dieu qui met d’un côté les uns et de l’autre côté les autres, mais toujours, toujours au nom de l’amour. Plus fort que tout, comme d’habitude rien ne lui résiste. Avec cette remarque encore. Au fond cet amour à qui rien ne résiste, qui lève toutes les barrières, peut aussi mettre en jeu la vie de l’amoureux et de la personne aimée. Et ceux qui travaillent dans un « psy » quelque chose ont pu rencontrer des couples, saisis par la passion. Dans ce cas là, je crois que le terme est bien approprié, ils peuvent voir de quelle manière absolument inéluctable et imparable, cela va
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conduire le couple à la disparition réciproque, mutuelle, de l’un et de l’autre. C’est assez impressionnant comme dynamique. Si l’amour est donc ce dieu, comme il est dit dans le Banquet, le plus fort de tous, celui qui commande tous les autres, qui ne connaît pas de limite, qui permet tout, qui permet de franchir ce qui peut y avoir de plus sacré. Vous me voyez désolé d’en venir à ce petit détail mesquin, mais enfin il est bien évident que ça doit quand même concerner l’interdit de l’inceste quelque part. Je veux dire, il n’y a aucune raison au fond pour que l’interdit de l’inceste ne soit pas amené à renoncer, le vilain, devant quelque chose d’aussi parfait, d’aussi sublime. Ce qui fait qu’on aurait aussi envie de se demander si finalement derrière cette affaire, il n’y aurait peut-être pas aussi quelque chose qui viendrait concerner cette tentation, cet espoir, formulé ou pas, peu importe ? Et cela sans oublier ce premier amour, bien évidemment pour celle qui est supposée le rester, le rester à jamais, et qui pourra le témoigner d’ailleurs. Un tout petit mot encore, parce que, et je m’arrête sur la question de l’individualisation, l’amour est quand même un grand instrument de la vie politique. L’amour pour le chef, pour le leader, Maximo de préférence, c’est quand même le grand moyen de vous dire, de vous élever, de pouvoir être, enfin, aussi digne que lui, et comme on sait ça a fonctionné formidablement. Ce qui fait que quand dans une démocratie, aussi assumée, aussi assurée que l’Américaine, quand Obama dit « je vous aime », il y a le resurgissement de quelque chose d’assez profond. Quand même, nous sommes bien tous Américains à ce moment là ! Marcel Gauchet : Mais vous imaginez Hitler disant aux Allemands de son époque « je vous aime », alors là ils auraient été pétrifiés ! Il y a une inversion, ce sont eux qui l’aimaient… Maintenant c’est… Charles Melman : Je me demande, je n’ai lu quelques-uns de ses discours, mais je me demande s’il n’y a pas des éléments… Marcel Gauchet : Pas du tout. Charles Melman : Oui. Ce n’est peut-être pas dit comme ça… Marcel Gauchet : Pour rebondir sur ce que vous disiez à l’instant, la différence c’est que pour des raisons qui ne sont pas conjoncturelles, qui ne tiennent pas simplement à la qualité des personnes, nous n’avons plus que des leaders minimaux !
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Charles Melman : Maximaux ! Marcel Gauchet : Maximalement minimaux ! Libidinalement parlant, je ne parle pas encore une fois de l’intelligence ou de la compétence des gens, elles ne sont pas en question. Je ne vois pas d’ailleurs que ces gens du passé étaient d’une stature tellement remarquable. Ils avaient éventuellement des talents de démagogues hors du commun mais c’est un autre sujet… Effectivement, la relation a changé. Je crois que l’écart s’est abyssalement creusé entre la sphère domestique, affective, intime où l’amour est la loi, et la sphère publique, où c’est un terme qui ne veut pas dire grand-chose, en dehors d’une rhétorique par laquelle les dirigeants essayent de rejoindre désespérément l’affect de leurs concitoyens. Autre remarque sur l’actualité, par rapport à ce que vous disiez, je crois que l’écho profond, étonnant, en effet, suscité par le débat autour du mariage pour tous –merveilleuse formule quand on y réfléchit, une trouvaille – s’explique assez simplement : c’est la prise de conscience par la population, ou de larges couches d’entre elle, des implications de quelque chose qui en même temps est vécu comme allant de soi… En surface, aucun problème : chacun fait ce qu’il veut, où est le problème ? Ca paraît couler de source… Et puis quand même, on se dit, il y a quelque chose d’autre qui est engagé là-dedans. Ce quelque chose, c’est la prise de conscience de la rupture historique que nous venons de vivre, c’est le constat de décès de l’organisation de la société selon la parenté, c’est-à-dire l’impératif de reproduction. C’est une cassure vertigineuse dans l’histoire humaine. Des événements de ce genre, il s’en produit pas tous les jours, ni même tous les siècles, on est devant quelque chose de massif, qui créé un vertige collectif assez compréhensible, à la mesure de ce qui est en train de se passer. À partir du moment où il n’y a plus d’organisation selon la parenté, l’interdit de l’inceste, je suis absolument de votre avis, n’a plus aucune consistance anthropologique fondamentale. Que je sache, d’ailleurs, là-dessus par définition les informations sont très précaires, il est déjà très largement battu en brèche dans la pratique. Il n’y a pas encore de revendications du deuxième mariage à l’intérieur de la famille entre la mère et son fils, par exemple, mais y on viendra peut être ! Ce n’est pas le mariage pour tous qui ébranle l’interdit de l’inceste, comme il s’est trouvé des gens pour le dire. C’est ce qui donnait sa centralité constitutive à l’interdit de l’inceste qui a disparu. Le principe de l’alliance n’obéit plus à aucune régulation collective mais simplement interindividuelle. Charles Melman : Je suis d’accord.
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Marcel Gauchet : Un mot encore sur ce que vous disiez à propos de la famille. Celle-ci se définit dans sa formule millénaire, qui s’atténue dans les périodes récentes, mais demeure jusque tout près de nous, par un principe constitutif qui est l’ancestralité. Pour nous, c’est très remarquable, une famille c’est le groupe que forment les présents vivants actuels. Mais ce n’est pas ça la famille traditionnelle ! C’est la lignée, c’est le clan, c’est le régime de l’identification à l’ancêtre fondateur. Cette continuité temporelle est un des aspects fondamentaux de l’unité dont vous parliez, de la recherche de l’UN. L’un, c’est l’un dans le temps. Le véritable être, c’est celui qui dure à travers les générations avec le problème béant, qui est la nécessité d’aller chercher exogamiquement des intrus à l’extérieur. Comment faire de l’UN avec des autres qui n’en sont pas ? Ca c’est le grand problème, ce qui fait que ça a toujours été une institution conflictuelle. Charles Melman : À corriger… Marcel Gauchet : Naturellement ! En grande partie, la mythologie du mariage d’amour, je ne parle pas du fait, mais de la mythologie qui se construit autour, à partir de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nous, est faite pour effacer cette dimension d’ancestralité au profit de l’unité qui se constitue entre les personnes par l’amour. Elle apporte un substitut. Charles Melman : Oui. Marcel Gauchet : L’unité n’existe plus qu’au présent. La difficulté aujourd’hui, est dans le ressort de cette unité. Où est l’unité dans le monde contemporain ? Elle réside, comme vous l’avez dit, purement dans la reconnaissance mutuelle d’êtres qui sont par ailleurs chacun une unité, mais qui ne sont prêts à aucun moment à fusionner dans une unité supérieure. Charles Melman : Absolument. Marcel Gauchet : Comment on fait marcher ça ? Oui il y a un moment de conjonction idéale qui est la reconnaissance absolue de l’unicité de chacun, mais cette reconnaissance, en même temps, confirme chacun dans son unicité ! Du coup, la fragilité de l’unité qui se crée dans ces conditions n’est pas à démontrer ! C’est un peu mathématique tout ça…
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Séance du jeudi 21 mars 2013 Charles Melman : Nous allons souhaiter un prompt rétablissement à Philippe Sollers qui ne peut se trouver avec nous ce soir et nous espérons vivement qu’au cours de notre prochaine rencontre il pourra contribuer à notre débat et y apporter sa part. Marcel Gauchet nous a, la fois dernière, apporté des éléments forts importants et intéressants. Je me suis donc permis de le solliciter pour qu’il les développe ce soir. Marcel Gauchet : Merci ! J’avais l’intention de pousser Philippe Sollers sur un terrain que nous n’avons guère abordé encore dans ces conversations sur l’amour : le féminin et le maternel. Son livre de 1983, Femmes, relu aujourd’hui, paraît véritablement prémonitoire par rapport aux évolutions qui se sont produites depuis lors en matière de rapport entre les sexes et de montée culturelle du féminin. Ainsi avais-je laissé cet aspect du sujet un peu de côté la dernière fois dans l’analyse que je vous avais proposée du culte contemporain de l’amour. Je vais donc reprendre le sujet en son absence pour déployer cette thématique un peu plus précisément et relancer la discussion. J’espère qu’en mai, Philippe Sollers qui connaît un petit peu le genre d’idées que je vais développer devant vous sera en mesure de nous apporter ses propres éclairages. J’avais esquissé, vous vous en souvenez, une interprétation de ce discours envahissant sur l’amour qui nous assaille quotidiennement, je ne reviens pas sur les illustrations que j’en avais donné. Il faut néanmoins en souligner, plus peut-être que je ne l’avais fait la dernière fois, le relief et la signification. Nous sommes devant un de ces grands remaniements culturels qui changent l’entente des expériences fondamentales des personnes. Nous vivions jusqu’à une date très récente sur l’héritage de l’amour romantique dont le surréalisme a fourni une réinvention au XXe siècle. Est-il besoin
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d’en évoquer les expressions qui sont innombrables ? Elles ont formé, jusque dans les années 1970, plusieurs générations. Elles ont façonné le cadre culturel en fonction duquel se diffusait le discours social. Eh bien, mon sentiment est que la page est tournée et que nous sommes en train d’assister à une refonte, à une révision profonde de cette thématique cruciale de notre culture. Nous sommes embarqués dans une nouvelle étape de l’odyssée de l’amour en Occident. Alors, deux mots quand même, très vite, sur l’amour romantique pour mesurer tout simplement le chemin parcouru, sans prétendre le moins du monde aller loin avant dans l’analyse. Pour résumer, je crois que c’est une clé qui serait assez volontiers acceptée par une grande majorité des historiens de la période, l’amour romantique représente l’accompagnement idéal d’un fait anthropologique désormais bien reconnu pour son importante, le mariage d’amour. Le mariage d’amour, c’est-à-dire la liberté conquise par les jeunes de se choisir mutuellement en dehors de l’alliance des familles qui constituait, jusqu’alors, la loi de la parenté et de la sexualité, en tout cas du mariage. Le mariage d’amour est une expression typique du mouvement d’individualisation qui gagne les sociétés occidentales à la charnière, disons, du XVIIIe et du XIXe siècles et dont la Révolution française avait été une irruption éclatante dans l’ordre politique. L’amour romantique consiste tout simplement à donner une image radicale de ce déplacement des normes. L’amour, c’est la force qui porte les êtres l’un vers l’autre et qui fait fi de toutes les conventions sociales. Il est plus fort que la société. Il constitue le ressort qui dresse l’individu de sentiment contre un ordre social mesquin, médiocre, intéressé. Cette représentation de l’amour s’accompagne d’une idéalisation frappante de l’objet d’amour qui va peser ô combien sur les représentations agissantes des acteurs. Elle s’accompagne aussi d’une vision cosmique de cette puissance de lien qui agit entre les êtres. Je me borne à évoque Goethe, Les affinités électives. C’est au-delà de la maîtrise du sujet par lui-même que s’exerce la force qui l’attire invinciblement vers la personne élue à laquelle il correspond. Plus grandes que les frêles humains, il y a les puissances profondes qui participent de la nature invisible et de la vie. Sur ce thème de l’amour et de sa portée cosmique, les variations dans toutes les cultures du XIXe et du XXe siècles ne se comptent pas. Je vous livre, parce que je l’avais sous la main, une citation d’Hannah Arendt qui date des années 30 et qui, encore à cette date, en donne une parfaite et limpide expression : « Rien ne nous introduit plus sûrement et plus inévitablement au sein de l’univers vivant que l’amour ». Il ne s’agit pas seulement de l’autre, du semblable, il s’agit de l’univers vivant, pas moins. Vous voyez jusqu’à quelle épreuve de vérité peut se porter cette puissance.
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Séance du jeudi 21 mars 2013
La psychanalyse, il faut quand même le remarquer ici, n’est pas sans se rattacher à cet héritage. On en lit l’écho dans la pensée freudienne par un intermédiaire quelque peu détourné il est vrai. Pour aller vite, cet écho nous parvient via Schopenhauer – la grande gloire de la scène intellectuelle de la fin du XIXe siècle – le monde du jeune Freud. Schopenhauer désenchante radicalement le cosmos amoureux mais en reprend à son compte la vision d’une force inconsciente qui traverse les êtres malgré eux au travers de leur volonté. Vous avez reconnu l’idée majeure de ce livre-culte qu’a été Le monde comme volonté et représentation. Schopenhauer procède tout simplement à un renversement de la thématique reçue. Son irrépressible volonté en marche n’est pas sans rapport avec la libido freudienne, c’est-à-dire l’énergie sexuelle qui meut les vivants au-delà de tout ce qu’ils peuvent savoir d’eux-mêmes. Et ce n’est pas un hasard, je le note au passage, si le mouvement psychanalytique a donné lieu, en la personne de Jung, à une réactivation typiquement romantique de cette vision participative de la vie psychique qui la met en relation avec un univers invisible et des forces occultes, ce que Jung appelle l’inconscient collectif. Je mentionnais cette filiation pour bien marquer qu’on ne saurait, lorsqu’on s’intéresse à la pensée psychanalytique et à sa pratique, être indifférent à un remaniement des repères culturels comme celui que signale la transformation en cours de nos représentations de l’amour. De tels repères culturels ne changent pas souvent. En la matière, je crois qu’on ne peut guère situer que l’amour romantique comme étape significative dans l’époque moderne. C’est dire que ce qui nous arrive mérite d’être regardé de près. Quand se produit un tel déplacement, c’est toujours un symptôme d’importance. Nous ne sommes plus romantiques, mais nous sommes toujours et plus que jamais dans l’amour, sauf que ce n’est pas du tout le même. Son image est en pleine rénovation, dans une effervescence qui remue d’ailleurs toutes les couches, y compris les plus anciennes, de notre tradition culturelle. Ce n’est pas seulement d’invention qu’il est question dans ce genre de phénomène, c’est aussi bien, de reprise, de relecture, de reformulation des thématiques les plus éprouvées, celles qui remontent à l’Antiquité gréco-latine, aux origines chrétiennes et, plus près de nous, à toute une série de thèmes que nous avons croisés. Ce serait un travail en soi, maintenant, que d’examiner minutieusement ces différences qui séparent la vision en train d’émerger de l’amour romantique qui a eu une telle valeur paradigmatique dans les représentations du sujet contemporain. Les différences mais aussi les ressemblances, car il y en a. Je me bornerai à marquer le trait qui fait le plus significativement rupture. Ce qui a changé en particulier c’est la place de la sexualité. Où l’oreille psychanalytique
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doit se mettre en alerte. L’amour romantique était sinon chaste – il ne l’était pas –, du moins idéalisé. Il vivait de l’idéalisation de son objet. Il s’inscrivait dans une économie psychique de sublimation. Les désenchanteurs ont gagné, bien au-delà de ce que Schopenhauer et probablement Freud lui-même auraient pu penser. La révolution sexuelle est passée par là. L’interprétation de cette révolution reste toute à faire du point de vue de l’économie psychique. On en connaît les étapes, les détails, les conséquences, mais qu’est-ce qui s’est passé dans l’organisation psychiques des êtres ? De tout cela, nous ne savons pas grand-chose ! Nous vivons en tout cas, c’est certain, à l’heure de la désidéalisation de l’objet sexuel. Ce n’est pas une petite affaire. Nous sommes à l’heure d’une désublimation culturelle et psychique dont nous n’avons pas tiré toutes les conséquences. Qu’est-ce qu’une économie psychique sans sublimation ? Je crois que c’est la réponse à beaucoup de questions que nous nous posons couramment sur les étranges phénomènes de la vie subjective de nos contemporains. D’une certaine façon, le sexuel s’est autonomisé. Dans le paradigme romantique, il restait subordonné. Il entrait dans une organisation dont il n’était qu’un moyen. Il est manifestement devenu une fin en soi, ce qui en fait un objet social et psychique très différent de ce qu’il était. La capacité millénairement prêtée au sexuel de faire lien dans l’humanité n’est plus au rendezvous. L’idée avait toutes les apparences pour elle : si le sexe divise l’humanité, il est en même temps source d’une force qui la pousse à se réunir. Eh bien, je crois que cette capacité de lien et de liaison est aujourd’hui en question. Le sexuel fonctionne peutêtre plutôt dans notre monde comme une force de déliaison entre les êtres, mais aussi entre les sujets et eux-mêmes. Il était, et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a mesuré, un facteur de discordance psychique majeur, l’une des raisons qu’on avait de se poser des questions au sujet de son propre chemin et de son inconscient. Probablement est-il aujourd’hui davantage qu’un facteur de discordance intime ; il est devenu véritablement un facteur de déliaison d’avec soi-même. La grammaire sociale de l’amour a changé. Il y a eu une inversion pour le dire sommairement. L’amour conduisait au sexe. Il fournissait en quelque sorte une autorisation, une clé d’entrée. Et bien désormais, le sexe conduit éventuellement à l’amour. Il est en quelque sorte propédeutique, mais en aucun cas un couronnement, même dans les bonnes familles catholiques qui continuent d’exister. Je vous résume maintenant, à très grands traits, après ces considérations préliminaires, le propos que je tenais la dernière fois et l’analyse que je proposais de ce déplacement de la figure de l’amour. Trois traits rapidement :
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Ce qui me paraît le plus caractéristique de cette figure nouvelle de l’amour en train de se dessiner c’est la confusion des genres d’amour. Car le préalable à toute analyse un peu sérieuse en la matière, c’est ce sur quoi j’ai insisté au cours de notre séance précédente, c’est la dissociation analytique des genres d’amour : l’amour entre les sexes ou autres personnes de même sexe ; l’amour familial, dans les deux sens, l’amour parental pour les enfants et l’amour filial des enfants pour les parents ; et puis l’amour pour le prochain, pour le semblable qui a reçu aujourd’hui une sanction sociale qui en a fait une quasi-institution : l’humanitaire. Le fait frappant, c’est l’intercommunication entre ces genres d’amour, un trait dont il y a beaucoup à tirer. Tous communiquent entre eux d’une manière qui reste à déchiffrer plus avant que je n’ai pu le faire. C’est par son indifférenciation que l’amour est aujourd’hui culturellement valorisé. Maintenant, la question de ce qui se passe dans l’expérience effective des sujets, c’est autre chose. Mais on ne peut concevoir qu’une représentation aussi prégnante, aussi quotidienne, aussi informante de l’existence sociale reste sans incidence sur la vie psychique des individus. Deuxième trait, comme à l’époque romantique, cette figure émergente de l’amour est en lien intime avec une transformation de première grandeur du mariage et de l’amour. Derrière ces transformations de l’amour, il y a l’espèce de révolution de la famille qui s’est produite, qui est en train de se produire et qui continue de s’installer. La famille a changé de place et de sens dans la vie sociale. Elle est, pour le dire très vite, désinstitutionnalisée. Elle a cessé d’être une institution dans la plénitude du terme, elle s’est privatisée et intimisée. Elle est devenue une famille affective avec la précarité des liens qui en résultent et, du coup, sa fonction a changé. Elle n’est plus un rouage de l’ordre social dont la figure paternelle était le pivot. La famille est devenue un refuge contre la société. Nous n’en sommes plus à l’individu de sentiment contre l’ordre social qui nie ses préférences subjectives, nous en sommes à une alliance de partenaires affectifs contre l’inhumanité d’une vie sociale sans amour. C’est le troisième trait à souligner. Le culte de l’amour reste contestataire et là nous retrouvons une ressemblance avec l’amour romantique. Mais il n’est plus là pour exprimer la révolte de l’individu contre les liens sociaux contraignants, à la différence de l’amour romantique. Il est là pour exprimer l’aspiration à une autre société. Une société qui, contre l’anonymat et l’impersonnalité de la société existante, saurait reconnaître la force de ces liens de reconnaissance mutuelle où communiquent les différents genres d’amour. L’amour, donc, tel qu’il est exalté aujourd’hui dans la culture ambiante, est le véhicule d’une authentique utopie, peut-être la seule qui nous reste : l’utopie d’une société
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d’individus privés qui sauraient se passer de tous ces liens artificiels qui impliquent l’anonymat bureaucratique, au profit de rapports affectifs et d’empathies mutuelles. C’était ma conclusion la dernière fois. Mais comme je vous le disais en introduisant ces quelques réflexions, il manque au moins un élément important dans cette analyse. À dessein, je l’avais réservé pour notre séance d’aujourd’hui et la discussion avec l’auteur de Femmes. Je l’aborderai donc en l’absence de notre ami Sollers qui, je pense, a toutes sortes d’idées sur la question. Mais j’espère encore une fois que ce n’est que partie remise. L’analyse que je vous ai présentée demande, en effet, à être précisée sur un point essentiel. Cette convergence ou cette conjonction est en lien avec la poussée des valeurs associées au féminin dans notre culture et plus précisément encore à la prévalence de la figure maternelle. Cette poussée du féminin et du maternel ne se sépare pas d’un recul du masculin et du paternel – si ce n’est d’un effacement, en tout cas du point de vue symbolique et culturel. Certes, le point est bien connu, les hommes conservent le gros des positions de pouvoir dans le domaine économique et politique. Mais qu’ont-ils aujourd’hui dans ces positions à montrer, à représenter ou à illustrer ? Rien ! C’est un vide que l’argent seul est en mesure de faire oublier, non pas de combler, certes pas ! C’est à tel point, d’ailleurs, qu’on peut se demander, c’est une hypothèse après tout soutenable, si la montée du féminin n’est pas simplement une visibilisation du féminin liée à l’appel du vide ? Le féminin-maternel remplit quelque chose qui n’est plus là. À cet égard, peutêtre nous trompons-nous beaucoup sur la nature du mouvement auquel nous avons affaire en lui prêtant une dynamique profonde qu’il n’a pas. Il arrive que des choses s’imposent parce que les choses qui tenaient le devant de la scène s’évanouissent. Ce genre de scénario existe aussi ! Le masculin, je crois qu’on peut le soutenir avec des arguments plus détaillés que je ne le fais ici, le masculin est symboliquement mort. Je crois que l’on peut en dresser le constat clinique. Il y a des hommes concrets mais le masculin est symboliquement mort. Le paternel est désaffecté, il est en deshérence. Il n’a plus la fonction extrêmement déterminée qu’il occupait dans le fonctionnement social. Il n’a plus d’emploi. La meilleure preuve en est d’ailleurs fournie par cette figure sympathique qui fait la joie des magazines : les nouveaux pères. Eh bien, ils font la preuve touchante qu’un père peut être une mère comme les autres. Et pourquoi pas ! Ce qui me semble acquis, en tout cas, c’est que l’amour maternel est très précisément le carrefour entre les différents genres d’amour mis en communication par la
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transformation que nous avons circonscrite. L’amour maternel est la figure synthétique qui permet d’articuler ces différents genres d’amour. Il communique bien évidemment avec l’amour sexuel dont il représente la face heureuse. Il représente la figure liante par opposition à une figure masculine anarchique et dissociative. Par parenthèse, les aventures médiatiques de la figure du masculin aujourd’hui sous l’angle sexuel mériteraient qu’on les examine en profondeur. Qu’est-ce que la sexualité masculine selon l’image qui nous est quotidiennement renvoyée par l’environnement médiatique à l’intérieur duquel nous vivons ? C’est très exactement l’antipode de cet amour sexuel positif et respectable qui s’épanouit dans l’amour maternel. L’amour maternel donne en même temps le modèle par excellence de l’amour parental. Le jour où l’on a substitué l’autorité parentale à la puissance maternelle a marqué une date importante dans l’histoire du droit occidental émané de Rome. On peut dire avec le recul que ce qu’on a consacré dans l’autorité parentale c’est son principe maternel. L’amour maternel fournit enfin à l’amour humanitaire son étalon de mesure. Celui-ci est une extension de l’amour maternel, foncièrement pacifique, compassionnel, sensible à la souffrance de l’autre et tourné positivement vers le souci de la réparation. Mais ce n’est pas tout. Le maternel est aussi la part du privé qu’il est légitime de manifester de manière publique. Le privé n’est plus dans notre monde, en effet, simplement ce qui se soustrait au regard du public. Il est devenu bien autre chose, quelque chose qui se vit certes en retrait du public mais qui a vocation à se manifester en public, à se donner à voir et à entendre. Le privé est fait pour s’extimiser, c’est un terme que Lacan a créé, je crois, et qui trouve aujourd’hui la plénitude de son sens depuis les réseaux sociaux jusqu’aux nouveaux visages de la représentation politique. C’est par exemple ce que traduit ce fait de vocabulaire de nature a intéresser les psychanalystes, me semble-t-il, sur lequel Alain Finkielkraut en particulier a attiré l’attention. Les personnages publics lorsqu’on leur demande de parler d’eux-mêmes, ils sont là justement pour ça, parlent volontiers de leur « maman ». Voilà la part du privé qu’il est légitime de publiciser. Vous remarquerez, en effet, qu’il n’est jamais question des papas. On parle de son père mais pas de son papa, mais en revanche que n’aura-t-on entendu sur les mamans. Mieux encore le maternel, et c’est le plus important, fournit le modèle de l’autorité aujourd’hui acceptable et valorisée. L’autorité justement qui s’avance et fonctionne au nom de l’amour. L’autorité qui sait concilier les exigences du principe de réalité et l’empathie avec les états d’âme de celui qui doit la subir.
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C’est la raison pour laquelle le maternel est en fait la clé de voûte de l’utopie politique qui se cache derrière ce culte de l’amour. Elle est l’utopie d’une autorité qui saurait reconnaître les personnes auxquelles elle s’applique. Une autorité qui ne connaîtrait d’autre loi que le bien et le bien-être de ses administrés. Et puis, enfin, l’amour maternel, je terminerai là-dessus, est celui qui se lie le mieux à l’amour des enfants. C’est la pièce cruciale du dispositif. Je ne rentrerai pas dans la discussion qu’avait lancé jadis Elisabeth Badinter pour savoir si de tout temps on a aimé ou non les enfants. Ce qui est sûr c’est que notre monde leur manifeste une prédilection qu’ils n’ont jamais connu. Je propose une hypothèse à propos de ce surinvestissement de l’enfant. Il y va va en fait du réinvestissement des passions, des affects, des implications psychiques qui se tournaient de préférence vers la vie collective. L’enfant est une manière de participer à l’œuvre collective dans un moment où on ne sait plus comment y contribuer. C’est une façon de faire l’histoire ou en tout cas de donner une chance à l’histoire dans ce qu’elle a de parfaitement inconnu. En quelque sorte, c’est l’action publique à l’intérieur du privé. Par l’enfant, je me relie à l’histoire qui avance. Je ne sais pas ce qu’elle sera mais je sais que mon enfant en sera l’acteur. C’est déjà quelque chose à défaut d’autre chose. Et c’est aussi une cause à laquelle se dévouer. Le dévouement est une des passions les plus profondes de l’humanité. Or elle est totalement disqualifiée par la religion de l’intérêt supposée commander notre monde. On ne se dévoue pas dans l’univers où nous sommes, on fait valoir son intérêt. Eh bien, il nous reste au moins une scène où il est possible de se dévouer de manière désintéressée, c’est la scène privée où l’on s’occupe de ses enfants. Ce qui ne trouve plus de débouchés dans l’espace public reflue de la sorte sous la figure de l’enfant dans l’espace intime. Cela me semble encore une des hypothèses les moins absurdes qu’on puisse formuler à propos de ce surinvestissement de l’enfant. La question que l’on est en droit de se poser, maintenant, est de savoir si cet investissement est éclairé. Il ne l’est pas forcément. Pis, il recouvre souvent une grande ignorance de l’enfant pour ce qu’il est vraiment, au milieu de cette volonté dévorante de faire son bien. Voilà quels me paraissent être les éléments du champ à l’intérieur duquel nous pouvons analyser avec quelque plausibilité ce grand déplacement de la figure de l’amour au sein de notre culture.
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Charles Melman : Merci beaucoup ! Comme j’ai déjà eu l’occasion de le lui dire en privé, je suis à chaque fois, admiratif de la justesse et du caractère brillant du tableau clinique, que d’un point de vue sociologique et philosophique, Marcel Gauchet est en mesure de dresser pour nous. Un psychanalyste se trouve plutôt à l’aise pour y retrouver les éléments structuraux qui peuvent lui paraître à l’œuvre dans ce type de mutations. Je pourrais commencer, de façon peut-être un peu abrupte, en disant que l’on pourrait, après tout, concevoir l’accès amoureux comme un épisode mystique. L’entrée dans une passion de type religieux, cette religion se présentant avec la particularité d’être exclusive, c’està-dire réservée évidemment aux deux partenaires, et ne supportant aucune intrusion d’un tiers. C’est une élection réciproque dont le caractère strict semble impératif, impérieux dans l’affaire. Et cette façon d’évoquer la passion religieuse témoigne que, bien évidemment, celle-ci va constituer un point d’appel à tous les sacrifices y compris, bien entendu, au désintérêt à l’endroit des biens terrestres. Sacrifices dont on sait que, dans les cas les plus beaux, il va jusqu’à celui de la sexualité, et qu’il se termine par la mort ne surprend pas toujours. Autrement dit, on est là devant un phénomène singulier puisque c’est celui de l’entrée dans une religion privée, absolument privée mais partagée, je dis bien, à deux et dont le lexique va s’apparenter au langage religieux. Ce qui est étrange, et plutôt douloureux, c’est que le temps n’arrange pas l’affaire pour une raison qui tient sans doute à l’épuisement des échanges verbaux et épistolaires car il semble que l’échange de lettres joue un certain rôle dans ce qui est aussi bien l’entretien que l’assoupissement final de cette passion dont on remarquera que si, sur le moment, elle doit être strictement monothéiste, elle ne va être néanmoins être incompatible, comme on le sait, douloureusement d’ailleurs avec des changements de religion. Autrement dit, le fait que là encore, la fidélité – puisque le terme fait partie bien entendu de façon essentielle du lexique –, la fidélité va à chaque fois se trouver douloureusement affectée. S’il fallait interpréter la mutation actuelle, c’est-à-dire cette sorte de dissolution de la passion amoureuse dans ce qu’on pourrait appeler un amour généralisé, on pourrait évoquer le fait que nous sommes entrés dans une période de laïcisation et que la référence divine se trouve aujourd’hui en position de grande précarité. Et que donc, nous subissons dans notre vie privée avec cet affadissement de la passion amoureuse, sa normalisation si on peut dire, nous subissons cet effet de la laïcisation quitte à ce que la figure du Dieu ne soit aujourd’hui clairement représentée que par une figure certes traditionnelle, mais aujourd’hui ranimée, qui est celle évidemment du petit jésus.
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Autrement dit, celui qu’il faut bien aujourd’hui entretenir grâce à son amour dans sa faiblesse, n’est-ce pas ? Il se trouve que notre langue, dans la mesure où elle se réfère à la langue grecque, dispose de deux mots essentiels : l’un qui est le verbe Eran avec ce substantif donc, Eros et l’autre Philein à l’origine donc de la Philia latine. Eros, Eran, deux noms donc, pour désigner des amours essentiellement différents. Eros, c’est donc ce qui est cause d’une dissymétrie essentielle, ce que l’on appelle aujourd’hui l’inégalité, ce qui est dénoncé au titre d’inégalité et qui distingue l’actif et le passif, l’agent et l’objet et la victime. Et puis Philein, qui est une toute autre façon d’aimer puisque cette Philia ne s’exerce plus qu’entre semblables, et donc, éventuellement, au détriment de la sexualité. Celle-ci ne devenant plus qu’un élément parfaitement secondaire du lien, accessoire en quelque sorte, sinon même accidentel. Ce qui est étrange, c’est de penser que ces deux formes d’amour dont on voit bien comment le clivage reste actif dans notre culture puisque tout le débat actuel auquel nous assistons à propos d’une légitimation, c’est le cas de le dire, porte simplement sur la promotion du Philein de l’amour entre semblables, la sexualité n’y jouant plus qu’un rôle secondaire et la passion s’en trouvant également déshabitée et cela au détriment d’Eros dont le caractère sauvage, dont l’inégalité qu’il institue, dont la différenciation qu’il provoque sont aujourd’hui peu appréciées. Et donc, cette surprise de constater que, au fond, nous continuons d’être marqués par ce que notre langage est venu depuis si longtemps inscrire avec ce balancement en mettant l’accent tantôt sur Eran et tantôt sur Philein. Nous serions devenus aujourd’hui, dans cette période de laïcisation, beaucoup plus soucieux de l’égalité et de la similitude établie entre les membres d’une communauté plutôt que de cette force susceptible d’introduire une différenciation. S’agit-il dans les deux cas du même Dieu ? Assurément, c’est le même Dieu et dont on peut voir que les interprétations au cours de l’histoire ont très souvent alterné. Et cela, non par l’effet d’une législation politique, religieuse, culturelle, artistique ou autre mais qui serait spécifique de la condition humaine auquel on ne pourrait renoncer, sauf à renoncer à la condition humaine elle-même. Et je crois que c’est dans ce questionnement que l’on peut situer celui qui nous anime à propos de l’amour, qui est quand même l’une des grandes forces dûment agitée, aussi bien par la religion que par la politique, que par le chef. Pour que nous en prenions la mesure, d’une manière peut être un peu neuve, à propos de cet accident que l’amour provoque, cet accident merveilleux, cette flamme qui s’allume et qui est susceptible d’aboutir à la combustion de deux personnes par ailleurs excellentes et dans la méconnaissance bien sûr de ce qui leur advient.
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La dernière question que je vais me permettre d’aborder en un mot et pour rejoindre une interrogation ouverte par Marcel Gauchet est la suivante : Est-ce que cet amour passion, cet amour pour un Dieu et qui distribue les partenaires entre maîtres et serviteurs. Est-ce que cet amour passion est susceptible de laisser place à ce qui serait une forme assumée, réciproquement assumée d’un amour qui ne serait plus justement commandé par ce dispositif, je dirai captateur ? Est-ce que cela se voit ? Bien sûr cela se voit ! Bien sûr cela se voit mais ça implique me semble-t-il pour que ce ne soit pas seulement une évolution hasardeuse, accidentée, etc., que nous osions, enfin, regarder ce Dieu en face. Ce qui comme on le sait est en général refusé. Il cache sa face en général et que nous osions le regarder en face nous exposerait à être foudroyés. Mais que nous puissions, éventuellement, être des agents, je dirai avertis et assumant mieux ce que peut être une relation amoureuse qui n’aurait pas besoin de cette usure par les échanges verbaux et les échanges épistolaires pour passer à autre chose. Voilà ce que, pour ma part, je voulais ajouter. Vous-même Marcel Gauchet ? Marcel Gauchet : Nous allons peut-être laisser place à quelques questions ? Charles Melman : Oui, c’est sûr, bien entendu, avez-vous des questions ? Marcel Gauchet : Sinon, je relancerai ! Charles Melamn : Hein ! Marcel Gauchet : Je relancerai ! Charles Melman : Des objections ? Des protestations ? Des contestations ? Est-ce que ça a été déjà dit que c’était une religion privée ? Pas sûr ! Si ce n’est pas le cas, tant mieux. Marcel Gauchet : Ce que vous disiez m’a fait me souvenir d’un livre qu’on ne lit plus guère aujourd’hui mais qui, à l’époque de ma jeunesse, était une lecture obligatoire et je dois dire d’un barbant intégral. Je veux parler de la thèse de Monsieur Lagache, grande figure de la psychanalyse en France, sur la jalousie amoureuse. Deux gros volumes laborieux, où Lagache, si ma mémoire est exacte, distinguait des types
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d’amour qui donnaient des types de jalousie différents. Dans ces types d’amour, il y avait notamment l’amour oblatif, à propos duquel le vocabulaire religieux revient comme naturellement : l’oblation est un comportement effectivement religieux. Mais ce n’est pas ce qui intéressait Lagache, sauf erreur de ma part. À ma connaissance, donc, l’idée de l’amour comme religion privée n’a pas d’équivalent ailleurs. Charles Melman : Et l’oblation, l’oblation a figuré dans la théorie psychanalytique comme marque d’un amour accompli, c’est-à-dire non plus névrotique car on sait que le névrosé est très égoïste en amour, n’est-ce pas ! Il méconnaît radicalement son ou sa partenaire. Donc l’amour oblatif était la marque de l’achèvement d’une cure réussie. Et c’est Lacan qui, arrivant sur ces entrefaites, est venu, je dirai, gâcher cette belle situation. Marcel Gauchet : Là où vous touchez, je crois, quelque chose de très juste, c’est avec le parallèle entre religion publique et religion privée. Nous sommes devant un phénomène qu’on peut appeler de laïcisation ou de sécularisation de la religiosité privée investie dans la situation amoureuse qui correspond au mouvement général de laïcisation et de sécularisation dans notre monde. Les termes ne sont pas bons, mais ils signalent bien descriptivement l’affaiblissement de l’énergie investie dans ces causes. Il y a bien un parallélisme au moins des courbes entre le mouvement de ce que l’on peut observer dans la vie collective sous forme de pratique et d’adhésion religieuse et ce qu’on peut observer dans le registre amoureux. Il y a en effet, une immanence de l’amour qui fait place à sa transcendance. Charles Melman : Absolument ! Marcel Gauchet : Cela se traduit dans l’effacement, sinon de la passion en ellemême en tout cas du caractère mystique de la passion. Et des comportements associés. S’il n’y a pas de religion, il y a en tout cas quelque chose qui s’y apparente fort et qui en croise la courbe. Le mouvement recoupe le phénomène dont je parlais au départ de mon propos, la désublimation. Charles Melman : Absolument ! Marcel Gauchet : Est-ce qu’entre temps ? Charles Melman : Oui !
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Marcel Gauchet : Nous avons aggravé notre cas en nous exposant à des questions supplémentaires ? Madame ? Charles Melman : Jean-Marc Faucher ? Pardon ! Une seconde ! Jean-Marc Faucher : Oui, donc, c’est une question d’histoire qui peut s’adresser aux orateurs. Marcel Gauchet, vous indiquez qu’il y a un évanouissement des possibilités d’incarnation du masculin sur la scène, quelque chose comme ça aujourd’hui et il me semble me souvenir que Charles Melman avait évoqué, si je ne me trompe pas, quelque chose de l’ordre de la démission masculine qui serait historiquement datable, repérable et donc voilà, je ne sais pas si vous pourriez rapporter ce constat à l’histoire l’un et l’autre ou l’un à l’autre ? Charles Melman : Tout à fait d’accord, oui, les messieurs ont toujours aimé l’amour maternel, je veux dire que l’amour maternel triomphe c’est l’apogée, c’est formidable. Marcel Gauchet : Pour ce qui me concerne, je ne lirais pas le phénomène comme une démission parce que je crois qu’il y a une désaffectation du masculin, ce qui est très différent. C’est très frappant à propos des traits du père. Ce n’est pas que les pères démissionnent, c’est qu’ils ne servent à rien du point de vue de ce qu’a été leur fonction anthropologique millénaire, c’est tout. Le père, c’était l’articulation de la société familiale pour autant qu’elle constituait une petite société et la société générale si je puis dire. C’était donc une fonction charnière. C’était une jonction essentielle, mais les transformations du statut de la famille ont vidé de sens cette figure médiatrice. Il n’y en a pas besoin, elle ne sert à rien puisque la famille n’est pas un rouage de la société générale et, à ce titre, elle n’a plus besoin d’un représentant de la loi, la loi de la collectivité toute entière, à l’intérieur de ce qui n’est plus une société. La famille n’est plus une société, elle est une association, ce qui est fort différent. Elle est une réunion de personnes à des finalités privées et affectives qui n’est pas là pour faire société. Dans ce cadre-là, la figure du père est tout simplement désaffectée. De manière plus générale, toutes les figures du masculin qui ont organisé notre culture sur quelques millénaires ont perdu leur pertinence. C’est vrai au premier chef de la figure du guerrier. Qu’est-ce qu’un guerrier aujourd’hui dans la représentation populaire ? Ou bien c’est un pompier ou bien c’est un voyou de banlieue. Ou bien un bienfaiteur de l’humanité ou bien l’incarnation non plus d’une violence légitime mais d’une violence incompréhensible. Le guerrier comme tel n’a plus la moindre positivité. Autre figure qui a compté lour-
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dement dans l’identification au masculin, la figure du prêtre. C’est très dur d’être un prêtre aujourd’hui et, en tout cas, l’identification masculine ne passe plus par là. On peut en dire autant de la figure du souverain ou de la figure, plus prosaïquement, de l’homme de métier. Elle était un trait très identificateur du masculin. Elle s’est vidée de sens sous l’effet des transformations du travail. Qu’est-ce qu’on pourrait mettre derrière le masculin aujourd’hui ? Je pense que c’est un des grands défis de la théorie psychanalytique que de réélaborer ce qu’il en reste, d’abord, puisqu’il en reste quand même, et de comprendre comment s’est faite du point de vue de la vie psychique des individus cette désaffection dont ils n’ont pas l’air d’ailleurs de souffrir plus que ça. Apparemment, c’est plutôt vécu comme le délestage d’un fardeau assez pénible à porter. En fait de démission, cela se présente comme une délivrance. Mais néanmoins ça fait un gros trou dans le paysage culturel. Question de l’assistance : Moi j’ai quand même une question à poser par rapport à l’amour maternel, parce que comme je vois l’amour maternel, comme vous l’expliquez, il est très gentil et moi, je ne trouve pas que l ’amour maternel est gentil parce que l’amour maternel c’est un amour qui aime n’importe qui, ça veut dire qu’il n’a pas de qualification ou d’identification ou de reconnaissance, parce que le propre de l’amour maternel, qui peut être aimé par des hommes et des femmes, c’est pas ça que je veux dire. Mais c’est quand même que c’est un pas où on ne fait pas de différence entre l’un ou l’autre et est-ce qu’il n’y a pas là quand même quelque chose qui dans une société dont il est besoin et pour les hommes et pour les femmes qui n’est pas de l’ordre du maternel ? Marcel Gauchet : Vous avez tout à fait raison, l’amour maternel est moins gentil qu’il n’en a l’air. Je crois que l’on peut s’accorder sur ce constat. Mais moi ce qui m’intéressait, c’est de comprendre les raisons de son succès. Pourquoi se trouve-t-il à ce degré investi d’une figure positive dans le moment de notre culture ? Ce que vous dites apporte une réponse très précise et très précieuse à la question. Il est précisément le genre d’amour qui s’applique à merveille dans une société égalitaire parce que l’amour maternel aime tout le monde et donc n’importe qui. C’est sa différence avec cet amour dangereux, religieux, qui est exclusif. Ils opèrent dans des registres très dissemblables. Mais c’est en même temps ce qui me paraît expliquer la recomposition du conflit auquel nous assistons et les tensions dont ces figures sont le véhicule. Une société égalitaire, c’est une société où nous sommes tous n’importe qui car nous ne sommes pas plus mal et pas mieux traités que d’autres. Nous sommes un
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parmi d’autres derrière le guichet, quel qu’il soit, y compris amoureux. Mais nous ne nous résignons pas à être n’importe qui et nous cherchons désespérément malgré tout, et en particulier dans le regard des autres, à ne pas être n’importe qui. C’est pourquoi l’amour maternel est profondément frustrant et pas gentil comme vous dites. Parce qu’il nous méconnaît d’une certaine manière, il est indistinct, il est distribué d’une manière égalitaire. Je crois que c’est profondément sa signification. Il ne donne pas ce à quoi aspirent invinciblement les psychismes humains et qui aujourd’hui prend ce nom obsédant de reconnaissance. D’une certaine manière, l’amour maternel ne reconnaît pas. C’est là que les tensions se déclarent. D’un côté, l’amour exclusif, celui qui ne vit que de la reconnaissance mutuelle fait problème dans le monde où nous sommes pour les sujets parce que c’est un enfermement. Il ne faut pas être enfermé, il faut être ouvert, réquisition essentielle de notre univers. Mais à partir du moment où il n’y a pas cette exclusivité, il n’y a plus la reconnaissance et donc il y a une espèce de frustration et de quête indéfinie qui rend les rapports entre les personnes extraordinairement tendus dans le fonctionnement de la vie de tous les jours. Même la bienveillance est vécue comme une indifférence et cette indifférence est ressentie comme une cruauté insupportable. « Il est gentil mais en réalité il fait comme si je n’existais pas », donc révolte, crise, scandale. L’amour maternel rentre d’une certaine manière dans ce cas de figure. Sa distribution indifférenciée est insupportable. Cela veut dire que la conflictualité psychique se déplace mais ne disparaît pas. Nous allons vers une nouvelle configuration de la tension entre les personnes et à l’intérieur des personnes. Charles Melman : Merci beaucoup. Nous vous disons au jeudi 16 mai pour clore avec Philippe Sollers ce cycle de discussions sur l’amour.
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II - Avec Philippe Sollers, Marcel Gauchet et Charles Melman
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Séance du jeudi 16 mai 2013 Charles Melman : Nous avons essayé d’établir ceci, c’est qu’en cette époque de rude désacralisation, de rude laïcisation, il y avait néanmoins un Dieu dont nous étions semble-t-il les fidèles, les amants, persuadés d’être en retour, du même coup, aimés nous-mêmes. Un Dieu assurément universel puisque contrairement à ce Dieu patrocentrique – dont l’universalité a manifestement échoué –, celui-là au moins semble partout également célébré. Autrement dit, il ignore les frontières, il ignore les langues, il ignore même les religions, il ignore les sexes, y compris bien entendu comme nous le voyons, la différence des sexes. Et en son nom, au nom de ce Dieu Amour, tout est permis, célébré, Dieu tout-puissant, et y compris, semble-t-il, cette aspiration fatale qui semble donner une particulière beauté à son avènement, voire à son achèvement, c’est-à-dire ce cheminement partagé par le couple vers une fin tragique. Le paradoxe est donc que nous aimons ce Dieu, on hésite évidemment à le nommer, puisqu’il peut parfaitement se dispenser du sexe, voire même recommander, après tout, qu’on vienne lui aussi le sacrifier sur son autel. Je ne rappelle ces quelques éléments développés jusque-là pour que Philippe Sollers, qui est en mesure d’être avec nous ce soir, puisse à sa façon, à la façon dont il voudra, participer à ce débat. Il serait assurément plus simple que je l’y introduise par une question explicite et qui pourrait être éventuellement la suivante : puisque nous sommes toujours à l’endroit de ce Dieu des primitifs (autrement dit de ceux qui aiment suivre sans trop s’interroger, voire simplement partager le plaisir que ce Dieu est susceptible d’apporter), n’aurions-nous pas à gagner à mieux nous instruire sur les conditions que nous impose ce Dieu, afin peut-être d’organiser à la fois une vie de couple qui soit plus respectueuse par chacun des partenaires de l’autre ? Et puis peut-être également une vie politique qui soit nettoyée des risques toujours possibles, toujours manifestement présents que peut faire courir cet amour latent mais toujours
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présent, latent à l’égard de la figure du chef ? Voilà donc si vous le voulez bien la façon dont je vous interrogerais. Philippe Sollers : Puis-je vous répondre, cher Charles Melman, tout de suite très brièvement. Vous parlez de Dieu, je suis déjà dans le brouillard. De quel Dieu parlezvous ? Pourquoi employez-vous ce mot ? Nous pouvons distinguer à propos de l’Amour puisqu’il s’agit du sujet qui vous rassemble, un certain nombre de noms de dieux mais au pluriel alors. Eros est considéré comme le plus ancien des dieux grecs. On peut y revenir mais les dieux grecs me manquent beaucoup, les déesses surtout d’ailleurs. Maintenant votre discours est disposé de telle façon que vous êtes passé de Dieu, et c’était fatal, à « nous ». Je suis obligé de témoigner… D’abord, pour moi, Dieu avec une majuscule, en tant qu’elle surplomberait toutes les autres, est mort, ce n’est pas la peine d’essayer de le faire revivre, et c’est même se tromper que de croire qu’il survit d’une façon autre que catastrophique, mais passons. Là où je vais être obligé de vous dire que je ne vous suis nullement, c’est dans le « nous ». Je ne comprends absolument pas. « Le couple », je vous laisse ça pour plus tard parce qu’on est dans une telle confusion générale aujourd’hui que ce n’est pas la peine de s’engager tout de suite là-dessus. Mais je suis amené à vous dire qu’avec « nous », je ne comprends pas ce que vous dites. Marcel Gauchet : Je vais revenir sur un terrain un peu plus directement lié aux œuvres de Philippe Sollers et aux raisons pour lesquelles il nous a paru intéressant de l’entendre. J’ai déjà eu l’occasion de le faire à son usage, mais il n’est peut-être pas inutile d’y revenir pour nous tous, afin de refixer les idées ; je rappellerai le cheminement, à grands traits, des quelques séances que nous avons eues autour de ce problème de l’amour. Il nous a paru intéressant de questionner comme symptôme à la fois psychique et culturel, ou encore social, cet amour de l’amour, ce culte de l’amour dont témoigne l’évolution de la scène intellectuelle ou idéologique contemporaine. L’amour est devenu une sorte d’objet de réflexion obligatoire pour la philosophie contemporaine. Nous sommes témoins d’une sorte de réinvestissement de l’amour comme figure par excellence du lien entre les êtres qui m’a fait procéder à un parallèle dont j’admets qu’il est discutable mais qui me paraît intéressant à discuter, entre le moment de culture où nous sommes et le moment de cristallisation de l’amour romantique. On sait combien celui-ci a été un phénomène crucial pour la culture et pour la littérature depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’au surréalisme, lequel n’a fait que réactiver l’image de l’amour romantique. Eh bien ! nous sommes passés dans quelque chose de tout à
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Séance du jeudi 16 mai 2013
fait différent qu’il est intéressant de questionner dans sa différence, dans son écart par rapport à cette figure reçue. Ce qui est frappant pour le dire en deux mots, c’est que nous avons affaire à une sorte de convergence de toute une série d’amours a priori très distincts. Celui auquel on pense immédiatement, l’amour sexuel, l’amour qui fait couple… Philippe Sollers : L’amour sexuel ça n’est pas forcément dans le couple. Marcel Gauchet : Non, bien entendu. L’amour familial. L’amour des enfants. Celuilà tout à la fois indépendant et dépendant du couple – les deux. Et puis enfin, l’amour évangélique si j’ose dire, l’amour du semblable, l’amour du prochain, la charité dans son sens le plus profond, qui aujourd’hui trouve un réinvestissement spectaculaire dans le sentiment humanitaire, qui est devenu un élément clé de l’imaginaire contemporain, tel qu’orchestré par les médias. Tous ces amours ont la propriété assez étonnante, alors qu’ils sont très distincts, de converger en quelque manière dans une sorte d’amour général qui ferait le lien idéal qu’il est permis d’attendre entre les humains. Je crois qu’on peut reconnaître là une manière d’utopie politique d’un genre tout à fait nouveau, une utopie à bas bruit, pas une grande utopie, mais néanmoins une manière de penser ce qui serait la société idéale, qui serait une société de l’amour. Une société où l’amour, avec des variantes tenant aux situations, organiserait le lien préférentiel entre les personnes, d’une manière qui nous permettrait de faire l’économie de toute une série d’autres ressorts qui organisent plus ordinairement les sociétés. On peut suivre d’assez près le déploiement de cette problématique depuis une quarantaine d’années par des avenues très différentes qui concernent à la fois les psychanalystes, ceux qui s’intéressent au remaniement de l’économie psychique aujourd’hui, mais aussi tous ceux qui essaient de réfléchir sur l’évolution de nos sociétés et de la culture, de la littérature notamment, parce qu’elle est très impliquée dans tout ça. Ce déplacement a un lien très fort, bien qu’énigmatique, avec la promotion du féminin et plus spécialement la promotion comme clé de voûte de ce continent de l’amour d’un nouveau genre, du maternel. Le principe maternel devenant la figure de l’autorité, la vraie autorité. Il se trouve qu’à l’égard de ces thématiques, nous avons trouvé dans un livre déjà ancien, puisqu’il date de 1983, celui que Philippe Sollers a publié sous le titre Femmes, un livre que vous pouvez aisément trouver en poche, un livre étonnamment prémonitoire. Il me semble en effet qu’on ne peut le relire aujourd’hui, ce que j’avais fait il y a quelque temps, sans être frappé par une sorte d’actualité qui me semble avoir été
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très peu perçue à l’époque, d’autant plus mal perçue que vous étiez identifié comme un écrivain d’avant-garde, au sens où l’avant-garde esthétique se définit par le travail sur la forme. En l’occurrence, il s’agit du contenu. Or, vous le dites d’ailleurs quelque part, « la forme résulte du contenu ». On ne peut lire ce livre sans être frappé par l’anticipation sur le mouvement que nous avons essayé de décrire. C’est là-dessus que je vous poserai ma question pour lancer la conversation. La conversation puisque c’est plutôt le mot – nous n’allons pas confronter des thèses, mais essayer de saisir le développement de plusieurs idées à la fois autour d’un tronc qui nous est commun dans le questionnement, mais uniquement dans le questionnement. Par parenthèse, c’est ça le « nous ». C’est le « nous » de la question, pas le « nous » de la réponse. Ce qui est frappant dans Femmes, relu aujourd’hui, c’est que tous les thèmes que j’ai évoqués y sont présents, mais sous une forme qui n’est pas encore déployée parce que nous sommes en 1983, il y a trente ans. Le livre est encore pris dans le contexte des années 70, c’est-à-dire dans ce qu’on peut identifier grossièrement à la révolution sexuelle. C’est le décor l’extérieur. En fait, il parle d’autre chose. Il parle de ce qui accompagne cette promotion du féminin, à savoir le déclin du masculin. Car ce livre qui s’appelle Femmes pourrait s’appeler aussi bien Hommes – les hommes de ces femmes… Le féminin, oui, il est omniprésent, il est dans le titre, il est l’objet du livre. Mais pas le maternel vraiment encore, bien qu’il affleure déjà fortement. La question qu’on a inévitablement envie de vous poser après avoir relu ce livre, est la suivante : comment en tant qu’écrivain qui a sa façon d’appréhender la réalité, percevez-vous le déploiement des thèmes que vous avez noués ensemble dans Femmes il y a maintenant trente ans ? Comment est-ce que ces choses sont devenues à vos yeux d’écrivain ? Comment est-ce que vous voyez leurs configurations actuelles par rapport à celles que vous perceviez en écrivant ce livre ? Philipe Sollers : Merci Marcel Gauchet et d’avoir eu la gentillesse, la courtoisie, la compréhension minimale qui consistent, lorsqu’on invite un écrivain, à citer un de ses livres. Je suis très surpris et très ému. Quand je disais de façon un peu désinvolte à Charles Melman que « nous » je ne comprenais pas ce que ça voulait dire, je voulais dire qu’un écrivain ne dit pas « nous », sauf dans des déclarations latérales s’il est obligé de faire des discours, pour le prix Nobel par exemple ou autre professionnalisme de morale. Un écrivain c’est donc quelqu’un qui fait des expériences singulières sur le réel et qui vit une vie qu’il raconte à sa façon. Par conséquent, on a un livre en effet qui est un livre d’enquête que j’ai conçu de façon romanesque, roman, à partir du moment où il m’est devenu évident, c’était au début des années 80, qu’il fallait revenir sur cette période de mutation intense qui s’est passée après les événements
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Séance du jeudi 16 mai 2013
de 1968, lesquels sont toujours là derrière toutes les déclarations que vous entendez, politiques et idéologiques, car bien entendu il se serait produit quelque chose de tellement abominable qu’il faudrait l’éradiquer, que ce soit à droite ou à gauche. Tout le monde est en train de vociférer, n’est-ce pas, à ce sujet. Or, qu’est-ce qui s’est passé ? En effet, c’est une mutation considérable par rapport à l’époque antérieure. Les premiers mouvements, entre guillemets, de « libération sexuelle » ont été d’ailleurs ceux de l’homosexualité masculine avant que naisse ce qui s’est appelé le mouvement des femmes sous différentes formes qui ont polémiqué entre elles, c’est-à-dire à proprement parler, le féminisme. Au sens où on emploie ce mot couramment, que ce soit aux États-Unis ou en France depuis, avec un mouvement considérable qui s’est concrétisé par des tas de discours. On n’arrive pas à LGBT comme ça, via le Gender. Les manifestations récentes à propos du « mariage gay » (par amour, bien sûr) ont montré les passions que cela déchaîne dans la société. Ce qui m’est apparu dès l’époque, c’est qu’en effet nous vivions une mutation avec une lumière rasante portant sur toutes les périodes antérieures. C’est-à-dire que l’amour allait devenir désormais quelque chose de hautement problématique qui allait être mis à toutes les sauces. Parce que quand vous avez dit que c’était la société de l’amour, c’est la société du spectacle de l’amour, ce n’est pas une société de l’amour, c’est une spectacularisation intensive de l’amour. On vous vend ça à jet continu, vous savez bien que vous êtes donc dans une ère totalement cinématographique où les jeux de rôle sont constants, et ça aussi c’est à prendre en considération dans l’épreuve de vérité que peut éventuellement être la sexualité ou l’amour. D’autre part, vous avez fait une remarque qui me paraît très importante, à savoir que c’est l’enfant, le maternel et l’enfant qui va devenir la chose principale. Nous y sommes, nous y sommes là, maintenant, ces jours-ci. Pourquoi ? Premièrement, les préalables à cette mutation impliquent que la technique peut s’emparer de la reproduction humaine. C’est déjà visible dans les années où je commence à écrire, en étant très conscient qu’il faut, en romancier, aller sur le terrain. Femmes, par exemple, n’est pas écrit en cabinet, mais, si j’ose dire, dans les boudoirs. Autrement dit, le type se renseigne, il paye de sa personne ce qu’il a à dire, et je pense vraiment que là où l’expérience personnelle manque, le discours est fautif. Vous avez donc le préalable très intense d’un arraisonnement par la technique des corps féminins. Rappelez-vous, nous sommes en 1974, je suis à ce moment-là extrêmement partisan, d’un personnage qui apparaît en filigrane dans ce livre, de Simone Veil que je vois batailler en 1974 à l’Assemblée Nationale sur la question de l’Interruption Volontaire de Grossesse comme on l’appelle pudiquement aujourd’hui, mais c’est tout simplement l’avortement. Est-il oui ou non possible qu’une loi soit promulguée
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qui autorise l’interruption de grossesse ? C’est un événement considérable, puisque là où il existe, il est souvent remis en question et là où il n’existe pas, c’est-à-dire dans énormément de cas aux quatre coins du monde, c’est toujours un problème extraordinairement aigu et qui touche bien entendu ce Dieu qui est contraire, à mon avis, à l’amour libre, mais qui est très, très occupé par les questions de reproduction, ce qu’on peut lui reprocher parce que pourquoi est-ce que Dieu s’occuperait à ce point de la reproduction de l’espèce humaine ? C’est bizarre. Pourquoi cette question l’occuperait-elle à ce point, ce « Dieu libidineux », comme l’appelle James Joyce ? Qu’est-ce qu’il a à faire là-dedans ? Bataille va plus loin : « Dieu, s’il savait, serait un un porc ». En tout cas, vous soulevez des passions considérables quand vous intervenez sur le féminin, c’est-à-dire, à un moment ou à un autre, sur la question de la reproduction de l’espèce. Une fois que c’est mis en musique par la technique, ça prend son temps, mais n’oubliez pas les hurlements que ça suppose, n’oubliez pas la très belle Simone Veil à l’Assemblée Nationale de la République Française attaquée d’un peu tous les côtés, à droite comme à gauche, n’oubliez pas… C’est Giscard qui laisse passer ça, un Président qui n’est pas forcément de gauche. Remarquez, il en faudra un autre pour abolir la peine de mort, mais les deux phénomènes sont à mon avis profondément liés, c’est-àdire si vous intervenez sur la naissance vous êtes obligé d’intervenir aussi sur la mort, l’euthanasie où des choses comme ça sont en perspective. La technique règne. Tout ce que la technique peut faire, elle le fera, et elle est en train de le faire. Autrement dit, les questions subséquentes que vous avez aujourd’hui qui animent les passions qui sont à venir encore, c’est-à-dire la Procréation Médicalement Assistée ou la Gestation pour Autrui, c’est-à-dire la marchandisation des corps conçue comme une fabrication technique corrélée avec les avancées scientifiques est en cours. À partir de là, vous avez un phénomène de désacralisation gigantesque qui porte sur toute l’Histoire car l’Histoire n’était pas préparée à ce glissement de terrain, à cet effondrement de la falaise romantique. Madame Bovary, c’est très bien mais elle est tout à fait triste d’avoir engendré une fille, vous vous souvenez de ce détail. Flaubert savait ce qu’il disait. L’apparition de l’enfant devient un problème. Nous y sommes en plein. Mon enquête personnelle, singulière, toujours sur le terrain, consiste à penser, parce que je vois beaucoup de gens, j’écoute, je vois… que les adultes, vous savez, cher Marcel Gauchet, sont des enfants ratés. Ça va assez loin. C’est pour ça qu’ils sont dans cette demande d’amour qu’ils n’ont pas reçu, parce que ce sont des enfants qui ont été très malheureux. Et qui le restent. D’ailleurs, un phénomène comme celui de la pédophilie s’explique aisément si l’on arrive à penser que c’est un phénomène de vengeance de l’adulte sur l’enfant supposé plein de désir qu’il n’a pas su satisfaire. C’est criminel bien entendu, mais si nous
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parlons d’amour, de désir, de sexualité, il faut aussi aller un peu du côté criminel des choses, sinon nous ne serions pas sérieux, nous avons tout ce qu’il faut pour réfléchir là-dessus. Donc, voyez-vous, j’ai envie de vous dire que le romantisme explose. C’est une conséquence de la Révolution Française, parce que ça n’a pas arrêté de gicler dans ce sens-là. D’où l’influence allemande très forte parce que vous savez que jamais la Révolution Française n’a été mieux comprise que par la germanité… mais ça nous égarerait d’aller dans ce sens. En revanche, le poète que je vous propose tout de suite, que vous allez entendre, c’est celui des verts paradis des amours enfantines. Pourquoi ? Parce que ce phénomène d’amour, il est finalement assez simple à traduire, c’est une recherche éperdue d’enfance amoureuse. Deux personnes qui se rencontrent, n’allons pas jusqu’à employer le mot « couple » qui fait péniblement juridique, on a l’impression d’être chez le notaire déjà, repas, mariage… quelles transactions… Deux personnes qui s’aiment, c’est très simple à définir, ce sont deux personnes, on peut même imaginer de sexe différent, il faut être audacieux, ça peut exister. C’est rare, mais ça peut exister, j’en ai les preuves, ce en quoi j’ai très mauvaise réputation d’ailleurs, parce que si ça n’était pas ça, j’aurais meilleure réputation. Mais pour en revenir à ce que je voulais dire, c’est que deux personnes qui s’aiment, ce sont deux personnes qui, ô miracle, peuvent partager leur enfance, sinon c’est raté. Ils peuvent parler, d’une certaine façon égalitaire, paritaire, d’un côté ou de l’autre, de l’abîme qui les sépare, de la différence, sexuelle notamment mais pas seulement, qui peuvent retrouver non pas des souvenirs d’enfance dans telle ou telle situation géographique, ethnique, linguistique, mais quelque chose comme une émotion profonde que Baudelaire nous exprime de la façon suivante : Mais le vert paradis des amours enfantines – amours en français au pluriel et féminin – Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets, Les violons vibrant, derrière les collines Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets Mais dites-moi, c’est fabuleux, comment est-ce que quelqu’un a pu enchaîner les mots avec tant de science ? Voilà ce que tout le monde cherche, c’est la poésie du temps, la question qui n’en finit pas. Vous imaginez ce que c’est que de mettre côte à côte ces mots, les courses, les chansons, les baisers, les bouquets ? Avec les violons vibrants derrière les collines, il est évident que nous ne sommes même plus dans les classes royales. Les violons qui vibrent derrière les collines, ça n’existe pas, sauf dans les bacchanales de Poussin, vous allez avoir aussi les brocs de vin dans les bosquets. Vous voyez tous ces enfants qui jouent dans des bacchanales avec des brocs de vins ?…
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Vous n’allez pas me dire que ça a pu exister. Ce peintre est fou, tous les peintres sont fous. Tous les peintres qui ont peint des Annonciations, des Vierges à l’enfant, des Bacchanales, ils se sont représentés eux-mêmes comme enfants, c’est ça qui leur a importé, dans leur vie aussi sûrement, il suffirait de creuser un peu pour trouver où s’agitait leur sensualité. Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets… Écoutez maintenant La Fontaine : Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? Que ce soit aux rives prochaines. Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau, Toujours divers, toujours nouveau ; Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste. Écoutez bien ce que ça veut dire : Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste. L’amour est a-social. C’est horrible. L’amour, c’est pas bien. Ce n’est pas convenable, ce n’est pas socialisable si c’est vraiment ce que c’est. Tout est faux dans la spectacularisation et la socialisation du mot « amour ». Comme c’est la même chose que la poésie, ça veut dire que nous sommes dans une époque absolument sinistre, où tout est rigoureusement surveillé et interdit. Je suis là parce que je peux encore me déplacer librement dans ma mémoire. Je joue vraiment sur l’enfant parce que ça me paraît le fond des choses. Tout ce que vous voyez aujourd’hui comme convulsions, c’est de la demande d’enfant. Le mariage pour tous, au fond c’est de la demande à être reconnu comme pouvant être dans le surplomb de l’enfance, mais dans le surplomb de sa propre enfance il y a un problème grave, gravissime. Nous sommes dans un monde d’infantilisation de demande d’enfance. C’est d’autant plus flagrant que si vous fabriquez désormais des corps humains, rien n’est plus simple, on va à l’hôpital ce soir ou ailleurs… Vous pouvez fabriquer des corps humains, vous pouvez fabriquer, donc, des enfants. Voilà des petits corps qui sortent d’un corps… qui vagissent, qui vagissent depuis des millénaires, mais c’est la première fois que je peux les fabriquer. Il y a déjà je ne sais pas combien d’enfants nés d’in vitro, multipliés par mille… Au début ça fait curieux… Oh, il y avait des expériences sur les moutons, etc. Alors ce qui m’intéresse là, c’est cette demande d’enfance. Attention c’est très important, filiation, décalage… ce qui anime quand même des centaines de milliers de gens, si j’observe un peu l’actualité. Demande d’enfance, avec le mot « amour » dont je ne me lasse pas, quand il est employé par Madame Taubira. Madame Taubira a une façon de prononcer le mot amour dans une modulation, une sensualité qui me touche profondément. Elle cite,
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Séance du jeudi 16 mai 2013
comme vous le savez, volontiers les poètes, que ce soit René Char ou Aimé Césaire ou d’autres, des philosophes parfois. Je l’ai entendu citer à l’Assemblée Nationale, qui n’en revient pas, comme quoi l’amour, la poésie, la pensée, voyez tout ça c’est la même chose, il n’y a pas d’amour sans dire, et Madame Taubira a une façon de prononcer le mot « amour », d’une façon qui… mais qui me rend fou. Parce que, ce moment-là, tout devient amour, elle peut citer dans la foulée aussi bien Emmanuel Lévinas dont je n’ai pas eu le temps de relire les livres pour savoir s’il est vraiment pour la gestation pour autrui, je ne sais pas, c’est possible après tout. Et aussi bien Nietzsche une autre fois. Toujours applaudie à tout rompre par les députés socialistes debout. C’est très beau. Le mariage gay réinvente l’amour. Les gais rossignols, les merles moqueurs seront tous en fête. C’est la loi elle-même qui vous parle avec une voix merveilleusement modulée, moi je la trouve exquise, Taubira, je flashe… En effet alors là, du moment où la loi porte sur des questions aussi intéressantes, importantes, la filiation, l’adoption, l’élevage du bétail, pardon, des humains… ça devient quelque chose où l’amour prend une curieuse coloration… angélique si vous voulez. Mais bizarre quand même. Une couleur bizarre. C’est très séduisant, je me laisse tenter. Évidemment, tout ça est fou, on vit chez les fous. Je suis un modeste écrivain qui, en prenant des notes, se sent chargé par je ne sais quelle conscience de parler pour une raison différente de celle qui s’affiche comme folie… Marcel Gauchet : Si vous me permettez de vous pousser dans vos retranchements, je vois une petite difficulté dans ce que vous avez dit. Certes le lien est patent entre ces déplacements civilisationnels auxquels nous assistons, et ce qui se passe en matière de technique de contrôle de fécondité, la pilule pour commencer… Philippe Sollers : C’est très loin. Marcel Gauchet : Pas si loin, les années 60. Évidemment, ça paraît de l’histoire ancienne, mais c’est proche chronologiquement. Et puis tout récemment la percée fantastique des techniques de reproduction artificielle en tout genre, y inclus le clonage qui introduit une perspective très intéressante par rapport au sens de ce que veut dire un individu tout simplement. Mais si on fait ce lien fort, et il faut le faire, on pourrait penser qu’il se traduit a priori par une certaine dépossession féminine. Après tout, on n’a pas tellement besoin de femmes pour faire des enfants. Il y a eu d’ailleurs dans mon souvenir un auteur féministe assez perspicace qui disait : en fait toutes ces affaires de fécondation in
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vitro, c’est un complot contre les femmes. Il s’agit pour les hommes de reprendre la maîtrise de quelque chose qui leur a échappé, comme la maîtrise de la fécondité. Après tout, c’est une idée qui n’a rien d’absurde. Mais ce n’est pas ce que nous voyons. C’est que d’un côté on a ce contrôle technique de la reproduction et puis néanmoins une formidable poussée du féminin et plus encore, quels sont les bons mots… une marginalisation du masculin, un dépérissement de sa figure traditionnelle certainement, sa réduction en tout cas à un infantilisme. Parce que c’est quand même le trait le plus frappant. L’homme de ces femmes, il est fortement empreint d’infantilisme aigu, on peut le dire comme ça. Philippe Sollers : Pas le narrateur. Marcel Gauchet : Pas le narrateur effectivement, parce que le narrateur, il a évidemment la distance du spectateur qui comprend un peu tout ce qui se passe par rapport à tous les malheureux qui pataugent… Philippe Sollers : Sans quoi il ne pourrait pas être là. Marcel Gauchet : En effet… Mais sur le fond, il y a quelque chose qui cadre mal. Éclipse du masculin, promotion du féminin, apothéose du maternel. Comment cette séquence coïncide-t-elle avec cet arraisonnement par la technique de reproduction, pour reprendre la bonne terminologie heideggérienne ? Je ne vois pas bien, je ne vais pas vous faire un procès en logique, mais la cohérence de la chose ne me paraît pas établie. Philippe Sollers : Il faut peut-être ne pas trop se fixer sur l’identité antérieure dite « homme » et « femme ». Marcel Gauchet : Peut-être. Philippe Sollers : C’est chargé d’histoire, chargé de littérature, chargé de philosophie, chargé d’organisation sociale… Supposons qu’il se soit passé une fracture à l’intérieur de cette partition qui pouvait n’être pas seulement du bruit, mais la possibilité pour ces êtres anciens de se retrouver. Une fracture de plus en plus évidente. Plus on dit que ça peut marcher, plus tout le monde peut constater que ça ne marche pas, sauf miracle.
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Séance du jeudi 16 mai 2013
Marcel Gauchet : C’est pour ça qu’il y a des psychanalystes par exemple. Philippe Sollers : En effet il y a quelqu’un comme Freud que j’admire intensément, point par point. Je considère que Cinq psychanalyses, de Freud, est un des plus grands romans qu’on n’ait jamais écrits sur cette planète. Je viens de relire Le cas Dora, parce que je trouve que l’hystérie a encore tout à nous apprendre. C’est une merveille. Freud c’est vraiment merveilleux. Mais enfin le… il n’y a pas de rapport sexuel, de Lacan, tout ça, c’est pessimiste. C’est encore pessimiste à l’ancienne. C’est encore plein de métaphysique sous-jacente. Ce qu’on aura entendu par homme et femme, c’est en crise des deux côtés. Quel est le côté qui s’en tire le mieux ? En fait, aucun. C’est une illusion. Le mieux socialement, parce que le vent va dans ce sens, c’est en effet plutôt le féminin, qui est arraisonné par la technique. La technique installe son règne décisif. Donc si je suis arraisonné par la technique, j’ai tendance à trouver quand même que ça va plutôt bien pour moi, parce qu’il y a des mesures qui m’arrangent en quelque sorte… Toutes les femmes ne sont pas obligées d’avoir des enfants mais ça reste quand même un leitmotiv. Et de l’autre côté, en effet, ces hommes qui avaient l’habitude de se considérer comme maîtres de la substance reproductive, s’ils avaient investi dans cette affaire, évidemment sont fort mal venus quand la bise est venue. Vous avez maintenant des stockages d’ovocytes. J’ai demandé d’ailleurs qu’on me stocke mes spermatozoïdes il y a déjà assez longtemps en Suisse, je pourrai réveiller mes paillettes demain. Mon protocole exige que pour qu’on puisse utiliser les paillettes de mes spermatozoïdes pour des femmes disponibles, qui sont en très grand nombre et notamment en Chine de plus en plus, donc il y a dans le protocole de cette possibilité d’utiliser mes spermatozoïdes, de même pour utiliser les ovocytes, c’est un protocole qui consiste à dire que tout mon sperme sera disponible pour n’importe quelle désirante qui pourra réciter, j’avais dit une page, mais c’est beaucoup trop, qui pourra réciter un paragraphe par cœur d’un de mes livres. Marcel Gauchet : Vous parliez du clonage. Oui c’est très important. Philippe Sollers : J’ai un ami qui s’occupe ça. Qui s’occupe beaucoup des mouches. Vous savez qu’on fait des expériences… Parce que je vous conseille… vous savez je suis sur le terrain, je suis aussi une sorte de Balzacien de base, les mouches comme les hommes ont une activité cérébrale considérable en fin d’après-midi. Cet ami me dit : « Oui, je pourrai un jour te cloner… tu seras le même à peu près, tu aimeras le vin de Bordeaux, tu auras la même apparence, mais tu ne seras pas forcément écrivain ». Faut-il prendre ce risque ?
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Pour ce qui est du maternel, vous savez qu’on va quand même tout droit, petit à petit, vers l’utérus artificiel, qui se profile en effet à l’horizon technique. Et que donc sans anticiper trop sur le ton de la science-fiction, ça peut en effet laisser penser que ça pourra se faire. Tout ce que la technique peut faire, elle le fera. C’est une hypothèse d’Henri Atlan, comme vous le savez peut-être. Donc défaite du féminin ou du maternel par rapport à un pouvoir très archaïque, qui a toujours été là mais qui se profile en plein jour. Le pouvoir des femmes ne date pas d’avant-hier, LadyMacbeth entre autres, si vous voulez… Femmes commence comme ça, j’ai hésité avant d’écrire ça, c’est peut-être un peu rude, biblique. Voyez, j’ai hésité : le monde appartient aux femmes, c’est-à-dire à la mort, là-dessus tout le monde ment. Je me suis dit : est-ce que je laisse ça ? Je n’ai pas reçu de protestations féminines pour un livre qui pourtant est très cru. Très peu. Ce sont les hommes qui n’ont pas aimé. Ça m’a intéressé. La vérité ne blesse pas ceux qui la portent. Mais ceux qui s’en défendent, oui. Marcel Gauchet : Justement j’avais envie de vous poser la question, étant donné le lieu où nous sommes, mais Charles Melman pourrait le faire mieux que moi, en termes mieux articulés, une question à propos du rapport entre ce livre et la pensée psychanalytique. C’est aussi un roman balzacien, vous l’avez dit, qui décrit un milieu, qui se trouve être en gros le milieu intellectuel de la scène la plus brillante des années 1960-1970. C’est un roman à clés dont les clés sont très accessibles pour un nombre significatif de personnages et parmi ces personnages figure en particulier Lacan dont vous faites un portrait assez inhabituel par rapport à ceux qui sont répandus… Philippe Sollers : J’étais sur le terrain. Marcel Gauchet : Je ne suis pas placé pour juger donc je vous crois. Vous mettez beaucoup d’ironie dans la manière dont vous décrivez cette théorisation qui pourtant a été une des choses qui a fait sensation quand il l’a introduite. Vous citiez sa formule tout à l’heure, il n’y a pas de rapport sexuel, et il y en a beaucoup d’autres autour de cette veine. Vous êtes d’ailleurs assez sévère avec Freud de temps en temps dans ce livre. Après tout, l’envie du pénis ce n’est peut-être pas le mot le plus adéquat qu’on ait prononcé sur la sexualité. Philippe Sollers : Je ne vois aucune raison de contester ce concept. Dieu sait qu’il a été vilipendé, honni par le féminisme classique. Il n’y a pas d’envie du pénis, bien sûr… cette blague !
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Marcel Gauchet : Vous auriez envie de le défendre rien que pour le plaisir de cette provocation… Philippe Sollers : Ce n’est même pas à défendre. On ne défend pas les mathématiques. Pour revenir à la question analytique, qui nous tiendrait très longtemps, j’ai très bien connu Lacan, dirais-je que c’était un ami, c’est beaucoup dire, mais quand même on allait dîner ensemble assez souvent, pas d’analyse de ma part avec lui. Mais je voudrais d’abord dire quelque chose, c’est que quand Femmes, ce livre, est paru, immédiatement, ça a été un best-seller, il fallait l’avoir écrit et publié à ce moment, donc c’est le livre qui s’est le mieux vendu en poche, c’est un succès de librairie. Ce qui m’a tout de suite paru intéressant, c’est que les clés de ce livre étaient toutes révélées par des articles à propos des clés masculines. Et jamais de clés féminines. Or il y a des personnages qui sont parfaitement reconnaissables si on fait un peu le travail, minimal. Et c’est allé tellement plus loin que je n’ai jamais eu de questions sur l’abondance des personnages féminins de mes romans. Un jeune homme est venu me voir en disant écoutez il faudrait faire un catalogue. Allez-y, il y en a en tous genres, elles ont toutes des prénoms, elles sont toutes bien décrites, elles sont de tous les milieux sociaux, d’un grand nombre de nationalités, des Françaises, des étrangères. Le narrateur voyage beaucoup, c’est les femmes fantômes, comme l’Afrique fantôme, comme l’a dit Leiris c’est-à-dire vraiment c’est un travail d’ethnologue sérieux. C’est curieux que ça n’ait intéressé personne. En tout cas pas le médiatique qui tourne en boucle sur l’identification des personnages masculins. Si vous croyez que ce n’est pas un symptôme social, ça. Par conséquent, pour ce qui est de Freud, je vous dis mon admiration pour Freud répétée dans le temps. J’ai peut-être eu des désinvoltures, mais là aujourd’hui je suis freudien à 140 %. C’est tellement beau que j’en tombe par terre tellement c’est intelligent et précis. Il a vu. Et alors Lacan c’était un génie dans son genre, bien sûr. Il y a des déclarations énormes dont je suis témoin, ça faisait un effet… Un jour Lacan a dit « La femme n’existe pas », j’aime autant vous dire on aurait entendu une mouche voler. Oui, bien sûr, il n’y a pas « La », il y en a « des ». Mettre du pluriel, là où des millénaires ont mis du singulier, c’est un événement, il faut une extrême audace pour se pointer dans un endroit universitaire, pris de force d’ailleurs, et pour batifoler avec des trucs comme ça. Ou alors, la femme n’existe pas, mais elle n’est pas toute… Il n’y a pas de sexuel. Tout le monde a compris que ce n’était pas la peine de faire des actes sexuels, ce qui d’ailleurs n’est pas faux non plus. Donc c’était très déflationnel, très lucide, très décapant. C’était quelqu’un de marrant, Lacan, aussi. Tragique et marrant. J’ai suivi attentivement, tous les mardis, son séminaire, je n’aurais manqué son séminaire pour
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rien au monde. Tous les mardis, à midi, j’allais l’écouter, en me disant je vais entendre dire quelque chose de nouveau, quelqu’un va penser en parlant. Lacan commençait à parler en effet, on sentait la pensée se tisser, c’était très étrange comme phénomène, un artiste dans son genre, c’est le plus beau théâtre que j’ai vu. Il n’y a pas ça quand on le lit parce qu’il a un problème avec l’écriture. Je le bousculais comme ça de façon un peu insolente, mais il aimait bien ça. Il aimait bien que je sois rétif. C’est un personnage qui m’a vraiment impressionné. Il m’a moins impressionné qu’un personnage qui est celui qui m’a le plus impressionné dans ce siècle, qui n’était autre que Georges Bataille. La présence que diffusait Bataille était absolument énorme. Son silence était étourdissant. Lacan ne faisait que parler et inventait en parlant. Bataille se taisait avec une intensité de silence qui était tout à fait étonnante. C’est un auteur pour lequel j’avais la plus vive, et pour qui j’ai toujours la plus grande admiration. Mais ça, ça nous entraînerait sur tout ce qui s’est passé à cette époque dans l’histoire, l’histoire surréaliste, etc., tellement ignorée, tellement recouverte par des séries de lourdeurs impossibles. En tout cas, l’oubli par la critique des personnages féminins me paraît répondre à votre question et même répondre à la question initiale. On ne veut pas savoir ce qui peut se dire des personnages féminins vus par un homme qui ne s’identifie pas à elles. Charles Melman : Il est évident que j’aime Philippe Sollers, même si c’est un amour contrarié… et qui sait ? Et d’abord parce qu’il nous a posé la question « nous », qu’estce que c’est « nous » ? Et je trouve qu’aussitôt nous avons eu droit à la réponse légitime, « nous », c’est-à-dire des lambeaux de textes qui non seulement nous habitent, mais nous font. Sans forcément, bien entendu, nous orienter. C’est toute la question puisque leurs orientations sont différentes. Mais en tout cas « nous », c’est ça, nous partageons, dans le meilleur des cas bien sûr, un certain nombre de textes puisqu’ils ne sont le privilège de personne en démocratie. Effectivement, j’ai préféré ouvrir cette journée en essayant de situer, pour celui que j’aime, les éléments que nous avions abordés plutôt que traiter Philippe Sollers à partir de ses ouvrages que je sais connus de vous. J’ai donc préféré l’introduire par ce dont nous avions essayé de débattre. Et en l’écoutant, j’ai reconnu ce que je pense, lui-même le refusera, que finalement nous procédons presque de la même façon. Presque de la même façon, c’est-à-dire dans le tissage de ce réseau, qui fait ce que nous appelons notre monde, en en dévoilant à la fois les pseudo-certitudes, les moments contrariés, les aboutissements incertains avec la question de savoir si ce tissage est orienté, ou bien s’il n’a pas d’autre sens que d’être celui de ce tissage lui-même… avec le plaisir que nous y prenons. J’ai été très sensible pour ma part, au fait que dans cette affaire, je ne suis pas sûr, même si l’amour s’est
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trouvé à l’œuvre dans ce qui était exposé, qu’il y ait beaucoup gagné. Sauf dans cette dernière remarque accidentelle à mes yeux, qui est le rappel de ce qu’a dit Lacan et qui effectivement a soulevé beaucoup d’émotion. Par exemple, la presse italienne a titré là-dessus, vous vous rendez compte, une exclusivité, un scoop, la femme n’existe pas ! Ce que ceci, à mon sens, permet d’introduire, c’est que ce que nous appelons l’amour – comme également l’a rappelé si bien Marcel Gauchet –, c’est la tentative de cette femme-là, unique et toute. La tentative, spontanée d’ailleurs, après tout il n’y a pas à se forcer, la tentative de la faire exister. Et de la sorte, je trouve que nous pourrions, grâce à ce que vous avez ainsi évoqué de Lacan, retomber sur nos pieds en y trouvant effectivement, si j’ose dire, la matrice de ce qui fait l’amour et qui le rend universel, puisqu’on ne connaît pas à ce jour de contrées y compris jusque dans les îles Trobriand, y compris dans ces îles on n’a jamais pu découvrir que La femme, la déesse mère organisatrice de ce qui aurait été une classe des femmes, que La femme donc, existât. Ce à quoi, évidemment, je suis aussi très sensible et j’en remercie pour ma part beaucoup Philippe Sollers, c’est que nous sommes grâce à lui introduits en plein cœur de ce que sont nos difficultés, celles de nos assertions, de nos révisons, de nos déplacements, de nos incertitudes, de nos flottements, de nos passions éphémères, etc. Et un mot encore si vous le permettez, votre amour pour Freud. Sa grande découverte c’est qu’il suffit donc de s’engager dans une parole qui n’a pas d’adresse et qui ignore le lieu d’où elle s’émet, pour tomber amoureux, de l’amour du plus fort qui soit, ce qui en démontre la pathologie évidente puisqu’il est exemplaire de tout amour ; il est purifié, il est pur, il est prototypique, il est expérimental. Une psychanalyse, ce sont des TP, des travaux pratiques où on expérimente ce que c’est que l’amour et ses conditions de production inattendues. Mais aussi le fait que Freud tenait cette manifestation pour hautement pathologique. Et ça a été aussi l’un des efforts de mise en place concernant ce que nous avons tenté avec Marcel Gauchet : que sa résolution, la liquidation comme on la traduit en français de l’allemand Auflösung, que la liquidation du transfert était la condition d’un passage que vous évoquez si bien concernant l’adulte, enfant raté, ou inversement, le passage à ce qui serait un état adulte, autrement dit sortir de ce type… est-ce que je vais me servir de ce terme, d’« aliénation ». Ce dernier serait très approprié évidemment puisque c’est de l’Autre dont il est question aussi dans cet amour de l’Autre, tel que Lacan l’écrit avec un grand A. Donc sortir de ce rapport amoureux avec le grand Autre, parfaitement hypnotique, parfaitement halluciné. Et voilà quel était son grand apport dont nous savons tous comment il a échoué. Échec sur toute la ligne, vérifiable dans l’histoire, du mouvement analytique et échec que Lacan, que vous évoquez si bien, va réitérer. Ça va être l’échec, la réitération, la répétition, comme il se doit
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dans toute expérience analytique, la répétition de cet échec. Et donc, ce que au cours de ces quelques rencontres avec Marcel Gauchet, nous avons pu tenter, l’expérience à laquelle vous avez bien voulu, malgré la rudesse de votre introduction, vous prêter ici, c’est-à-dire de savoir si l’on pouvait néanmoins avancer un peu. En parler, encore le reprendre dans d’autres conditions, dans d’autres circonstances autrement. Ceci donc pour vous dire que mon amour pour Philippe Sollers est toujours là. Philippe Sollers : Melman, je vous aime. Juste un mot, merci beaucoup, merci à Marcel Gauchet. La procédure analytique, je ne pense pas qu’on puisse la qualifier autrement que comme un échec mais attention il y a des échecs qui sont beaucoup plus importants que des réussites. Vous avez raison dans la mesure où, puisqu’on traite une pathologie, cette pathologie finit par être fondamentale, indéplaçable. Ce que j’ai essayé de faire c’est de m’informer au maximum de ladite pathologie. Ça permet de comprendre la vie dans l’existence, m’intéressant à tout le mouvement psychanalytique… mais ce qui m’intéresse, moi, ce n’est pas l’échec, c’est la réussite. Je suis un joueur qui joue pour gagner, pas pour perdre. Un de mes livres s’appelle Portrait du Joueur, c’est le suivant après Femmes. Mon tissage comme vous dites si bien, Melman, est parfaitement orienté. C’est un tissage de joueur, c’est une martingale constante si vous voulez, je joue pour gagner, je ne joue pas pour perdre, il m’arrive de perdre bien sûr, mais je joue pour gagner. La vie est pour moi une expérience du jeu où il faut gagner, je n’y vois pas d’autre intérêt. Sans quoi je ne serai pas un adepte aussi singulier de la première personne du singulier, je ne serais pas écrivain. Écrivain, c’est jouer pour gagner. J’ai assisté aux efforts, vers la fin, extrêmement compliqués, mais un peu ralentis, de Lacan pour parler de James Joyce. Mon Dieu, celui-là, quel joueur de génie ! Il est clair que Lacan n’y comprenait pas grand-chose. Il ne comprenait pas parce que Lacan était déjà un bourgeois d’avant-guerre, plus proche de Gide que de l’aventure extraordinaire d’un certain nombre de personnages du XXe siècle comme Joyce. Parce que vous savez, vivre sa vie comme Joyce l’a fait avec les problèmes qu’il a eus, absolument épouvantables, ses yeux, sa fille folle, etc., c’est sublime. C’est-à-dire se faire payer une vie assez confortable par des femmes tout de même assez rudes, il fallait voir Sylvia Beach, Adrienne Monnier qui ont publié « Ulysse » quand même, et il y en a eu d’autres, Mac Cormick, etc. La vie de Joyce, je vous conseille de la lire chez Ellmann parce qu’il n’y a pas de meilleure biographie… Il y a deux biographies à lire à mon avis, celle de Freud par Jones qui est passionnante et puis celle de Joyce par Ellmann. Mais enfin se faire payer son existence, y compris les pourboires, le soir au Fouquet’s de l’époque par des femmes certes au caractère très trempé, deux lesbiennes tout à fait de choc, se faire
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payer quand on est un homme de cette qualité, de cette envergure et même avec cette crudité de langage, cet humour décapant, se faire payer toute une vie alors que lui vraiment… se faire payer par des gens qui ne comprennent rigoureusement rien à ce que vous écrivez, ça, c’est fort. C’est le contraire de la psychanalyse. Je parle et c’est l’analyste qui paie. C’est fort, oui. Voilà pourquoi Lacan très gentiment m’emmenait dîner à La Calèche, devant chez lui, et m’arrosait de champagne rosé. Je n’avais pas les moyens de boire ce champagne rosé à discrétion. Mais enfin, c’était un cadeau. Charles Melman : L’échec – vous l’écrivez comme vous voudrez… je fais mes chèques moi-même – c’est justement ceci : qu’il débouche avec ce que l’on pourrait imaginer comme la fin du transfert sur le fait que La femme n’existe pas. C’est là qu’il est l’échec. Et que donc l’espérance sans cesse entretenue au cours de cette période – je ne vais pas donner la longueur de cette période – l’échec incontournable, est là, sauf erreur. Autrement dit sur la démonstration, de l’invalidité de l’amour, ce qui, je dois dire, peut paraître effectivement parfois un peu déprimant. Maintenant pour ce qui est du gain, c’est une question évidemment très importante. Une question essentielle, puisque s’il y a cette énorme bêtise que la psychanalyse vient montrer : c’est qu’on est au jeu de qui perd, gagne. Et qu’il faut donc y passer, quelle absurdité quand même, c’est même scandaleux ! Je trouve légitime toutes les critiques qu’on peut faire à la psychanalyse à partir de cette assertion qu’il faut passer par une perte essentielle, celle de La femme ou de La mère, comme on voudra, pour arriver à gagner peut-être un peu quelque chose. Philippe Sollers : Soyez plus ambitieux… on peut dire ça comme ça. Mais ça vous savez, finalement, ça ne peut que plaire. Et sinon de déplaire, pour être plus vrai. Essayons de déplaire pour être plus vrai. Et bien moi je ne crois pas. Je ne crois pas à qui perd gagne, je ne crois pas à tout ça. Pas du tout. Je crois que La femme… ça va comme ça. En tout cas il y en « des », vous savez, des multiples. Il y en a des tas, mais il y en « des »… il y en « des » mais le problème est pathologique, parce que visiblement si on vient en psychanalyse c’est qu’on est pathologiquement entamé par cette affaire et qu’à travers le « des » on ne trouve pas la « La » et qu’on chercherait la « La », alors à ce moment-là… c’est comme Don Juan qui était homosexuel, etc. Je connais ce disque par cœur. Le problème n’est pas à qui perd gagne, le problème c’est de gagner pour gagner. Vous comprenez ? Ça ne fait pas partie de la psychanalyse. La question de savoir si Freud aurait pu lire Casanova, ou être bouleversé par Mozart ne peut pas être posée. Mais ça ne veut pas dire que Freud n’a pas dit quelque chose d’essentiel
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pour les malades. Je ne veux que du bien aux malades. Vous savez, je reçois dix écrivains par semaine, la plupart du temps des manuscrits à dormir debout dont l’un frôle la psychose, l’autre la perversion, le troisième la névrose obsessionnelle, et quatre fois sur cinq c’est l’hystérie complètement déchaînée. Eh bien je leur dis tout de suite, c’est comme si je leur faisais une ordonnance… le divan ! Ce n’est pas la peine de faire écrivain. Le divan, allez, circulez, le divan ! Les psychanalystes me doivent beaucoup, vous ne pouvez pas savoir ce qu’ils me doivent, puisque je suis un prosélyte, je fournis de la clientèle à jet continu, je désoriente les écrivains, je les désespère pour en faire des analysants. Il y a trop d’écrivains… À la limite, Melman, vous savez bien, tout le monde est écrivain sauf moi, et maintenant ça déborde, il y a des écrivaines, il y a des auteures, enfin… Je déconseille la littérature à jet continu, voilà mon métier, je suis payé pour ça, pour désespérer les écrivains et fournir les psychanalystes. Alors qu’estce que vous voulez que je dise d’autre, est-ce que ça n’est pas une œuvre de salubrité publique ? Moi je vais droit à la caisse. À la caisse des psychanalystes. Je leur fournis leur clientèle, voilà ce que j’avais à dire d’un point de vue littéraire conséquent. Charles Melman : Nous faisons l’inverse, nous faisons le chemin inverse… Philippe Sollers : Oui, oui, je vous envoie des multitudes de névrosés qu’ils se marient tous ou pas. Je vois ce qu’ils écrivent et c’est nul, je les envoie aux psychanalystes. Marcel Gauchet : Ce qu’ils ne vous ont pas dit, c’est que précisément ils sont devenus écrivains après avoir fait une analyse. C’est un jeu tragique auquel vous les vouez. Philippe Sollers : C’est vrai que je connais des obstinés de ce genre, qui me renvoient sans cesse leurs écrits. Quand quelqu’un est en analyse, au bout de dix ans, ça donne des résultats effrayants. Marcel Gauchet : Du point de vue littéraire. Philippe Sollers : De tous les points de vue… C’était un moment charmant. Merci Melman, merci Marcel. Charles Melman : Merci beaucoup, merci d’être venu.
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La Célibataire remercie pour leur collaboration à ce numéro les étudiants de l’EPHEP qui ont retranscrit ces débats et tout particulièrement Martine Roques-Lalande, Véronique Audren De Kerdrel, ainsi que Sophie Caillot pour sa relecture.
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Transversales
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Aimons-nous encore les femmes ? 1
CHARLES MELMAN
Psychiatre, psychanalyste
AU VU DE L’HEURE TARDIVE, JE VAIS PEUT-ÊTRE ALLER PLUS RAPIDEMENT dans ce dont je souhaitais m’entretenir avec vous sur un thème à propos duquel aujourd’hui s’établit un étrange consensus, et qui cependant, je crois, mérite grandement d’être discuté. La difficulté étant la place où l’on se met pour aborder cette question, c’est-àdire celle du statut d’une femme dans notre société, dans la mesure où, comme vous le savez, c’est aujourd’hui un sujet qui fâche très facilement, et où les propos que l’on
1. Texte établi d’après une retranscription de Pierre Coërchon de la conférence de Charles Melman donnée à ClermontFerrand, le jeudi 22 mars 2007.
peut être amené à tenir risquent fort de paraître pris, soit dans un mouvement – je dirais – égalitaire banal, soit à se camper sur des positions que l’on serait tenté de dire « machistes » ou réactionnaires. Et donc, je trouve que la question qui peut se poser raisonnablement à chacun est de savoir s’il est possible, encore aujourd’hui, de traiter d’une chose aussi importante, d’une façon qui soit rationnelle, et qui puisse nous réunir autrement qu’au niveau de ce consensus mou qui semble marquer aujourd’hui cette question. Nous sommes, comme vous le savez, des gens extrêmement savants et paraît-il très évolués. Je crois cependant que si je nous demandais « Qu’est ce qu’une femme ? », nous serions plutôt embarrassés. Sauf si parmi vous certains ont une réponse qui pourrait m’éclairer, je pense que c’est une question qui obtient difficilement une réponse valable. Alors vous me direz : bon, mais qu’est ce que vous diriez sur : « Qu’est ce qu’un homme ? » Sur l’homme, les psychanalystes, à la suite de Freud et de Lacan, disent, non pas que c’est un animal politique, comme Aristote, ou un animal qui rit – pas tel-
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lement d’ailleurs –, mais ils disent que c’est un animal qui est parasité par la parole. Qui est parasité par la parole puisque, si l’on y prête un peu attention, on voit très facilement que c’est la parole qui régit son rapport au monde et à lui-même, et qu’il passe une partie essentielle de son temps, moins sans doute dans un rapport à l’environnement voire au travail, que dans un rapport à la parole. Je dirais même que je trouve affolant le bruit qu’en permanence nous faisons avec la parole. Nous ne cessons d’être plongés dedans, captés par elle, et agités par elle. Il est bien évident que, par exemple, il suffirait de prononcer certains mots, pour pouvoir à l’occasion provoquer une émeute, une insurrection. Rien que des mots. Rien de plus. Pas besoin d’actes. Ceci donc, simplement, pour situer qu’en symétrie si nous disons : « Mais alors, une dame, une femme, c’est aussi un animal doué de la parole ? » Eh bien justement, ce n’est pas tout à fait ce que l’on peut dire. C’est ça qui est bizarre. Parce que justement, l’une des propriétés d’une femme – et c’est bien souvent ce dont elles se plaignent – c’est de ne pas trouver la parole qui leur serait propre, qui leur serait spécifique, qui serait bien la leur, celle dont elles pourraient valeureusement se réclamer et imposer. Elles ont plutôt l’impression de répondre que, à proprement, de parler. Et dans le souci, justement, de répondre du mieux qu’elles peuvent, c’est-à-dire tantôt dans l’acquiescement, dans le consentement, tantôt dans la révolte. Dans la révolte justement – je dirais –, de cette première asymétrie par laquelle elles se trouvent prises et qui est de ne pouvoir faire valoir une parole qui serait spécifiquement féminine. La question, comme vous le savez, n’est pas tout à fait hasardeuse ni quelconque puisqu’elle se pose aussi bien de savoir s’il y a une écriture féminine. Ce à quoi s’emploient à répondre un certain nombre d’auteurs, avec beaucoup de talent, mais cependant sans trancher la question. Il est bien évident que, s’il y avait une parole qui serait ainsi spécifiquement féminine, si nos filles n’étaient pas muettes, il est bien évident que notre situation, aux uns et aux autres, s’en trouverait changée. Je n’introduis la question de la sorte que pour essayer de faire valoir auprès de vous une dimension essentielle, pour essayer de répondre à la question « qu’est ce qu’une femme ? », une dimension essentielle et qui bizarrement est en général méconnue. C’est celui donc du statut de la femme envisagé sous les aspects de la différence qu’elle peut avoir par rapport aux hommes. En effet, la règle veut que, comme nous le savons, les lois de l’échange amènent une femme, introduisent une femme dans la famille qu’elle constituera, l’introduisent non plus comme une étrangère, puisque venant dans la famille qu’elle va constituer avec son mari, elle est supposé avoir renoncé à la filiation qui est la sienne, pour venir s’inscrire – c’est une théorie qui est idéale bien sûr – dans cette filiation d’adoption qui devrait maintenant être la sienne. Donc, on ne
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Aimons-nous encore les femmes ?
peut pas dire que c’est une étrangère dans cette famille puisque pour être étrangère il faudrait qu’elle se réclame d’un père d’origine ; mais c’est précisément ce à quoi elle consent à renoncer pour devenir femme et avoir des enfants avec un homme. Donc elle est différente, mais elle n’est pas étrangère. Est-ce que, du même coup, elle devient identique à ceux de la famille dans laquelle elle entre ? Et bien, pas du tout. Elle reste marquée par le fait qu’elle n’est pas tout à fait la même, puisque dans cette famille elle est rentrée en quelque sorte par contrat, par adoption, à l’issue d’un pacte. Et je pense que – dans ce rapide rappel que je fais des lois de l’échange qui font que nous ne vivons pas dans l’endogamie, qui font que c’est comme ça partout – du même coup, elle inaugure une dimension tout à fait particulière, tout à fait singulière puisqu’elle n’est pas étrangère et elle n’est pas la même. Alors, quel est son statut ? Si elle n’est pas étrangère, si elle ne relève pas d’un autre père, si néanmoins elle n’est pas la même, quel est son statut ? Et bien son statut, pour y venir directement, c’est celui d’une dimension méconnue ou négligée, et qui est à proprement parler celle de l’altérité ; qui est donc à distinguer à la fois de ce qui est purement différent, c’est-à-dire qui relève d’un autre père, d’une autre filiation, et de ce qui est le même, c’est-à-dire qui relève de la même filiation.
Le statut de l’altérité C’est une dimension considérable, pour au moins deux raisons que je vais essayer de vous rendre sensibles. La première, c’est que cette dimension de l’altérité est donc la condition du désir, de l’adresse de ce désir, et de son exercice. On pourrait à cet égard faire remarquer que, à l’intérieur même des couples qui cherchent à réaliser l’homogénéité – couples homosexuels – cette dimension de l’altérité, néanmoins, ne manque pas de se révéler à l’œuvre entre eux, c’est-à-dire qu’il y aura entre eux malgré cette aspiration à la semblance, à la ressemblance, il y aura entre eux une répartition, et qui fera que l’un ou l’une se retrouvera, par rapport à l’autre, soutenir cette position. Position dont je viens de rappeler à l’instant de quelle manière elle se trouverait la condition de la production du désir et de son exercice. Le second point qui – je dirais – est l’effet de cette altérité, c’est qu’il souligne qu’il n’est pas de pouvoir, qu’il n’est pas d’autorité qui puisse se réclamer d’être universelle, ni totalitaire ; et tout pouvoir est marqué par le fait qu’il ménage une place, qu’il est borné par une limite, et qui est celle qui définit cette place Autre, qui est précisément le lieu où se maintiennent les représentations du désir et qui rendent possible son exercice. Il y a donc, comme vous le voyez, dans cette catégorie de l’altérité, une dimension que l’on pourrait qualifier de métaphysique, qui est fort importante puisque, elle signifie qu’il n’y a pas de
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totalité parfaite, qu’il n’y a pas de totalité accomplie qui viendrait résoudre toutes les différences puisqu’à l’intérieur de cette totalité on pourrait imaginer que tous sont semblables. Mais qu’il y a donc, par destination, un lieu Autre, qui ne signifie pas du tout qu’il est le territoire d’étrangers ou d’un pouvoir étranger, ni qu’il constitue un lieu qui soit une offense au pouvoir tel qu’il s’exerce, un défi, mais qu’il est interne, qu’il est inhérent à l’exercice même de tout pouvoir. Il se trouve que, justement et comme vous le savez, le propre des pouvoirs autoritaires est de tenter d’accomplir cette totalité parfaite, et donc de résoudre cette limite faite à l’exercice de ce pouvoir et de réaliser donc une homogénéisation de ce qui relève de ce domaine, de résoudre donc de façon radicale la dimension de l’altérité. Cela vaut pratiquement pour tous les pouvoirs dictatoriaux que l’on puisse recenser dans l’histoire et où le statut des femmes s’impose régulièrement sous cet aspect contraignant. Alors, dans le petit argument que j’ai donné où j’évoque, dès le départ, ce qui était la différence entre Sparte et Athènes, c’est-àdire le fait que chez les Lacédémoniens, les femmes étaient vouées à des tâches militaires au même titre que les hommes. On peut évoquer, plus près de nous, ce que furent des régimes totalitaires comme, par exemple, les régimes communistes, et où, bien entendu, c’est un uniforme identique qui devait habiller les hommes et les femmes, les destinant à des tâches semblables. Certains d’entre vous voudront peut-être objecter ce que fut l’Allemagne nazie, où les femmes étaient confinées à ce qui fut appelé à l’époque « les trois K », avec un grand K, c’est-à-dire l’église, les enfants et la cuisine, donc avec une séparation radicale des tâches ; mais il est clair que, pas moins, dans ce régime totalitaire, le ventre des femmes était mis au service de l’État. Autrement dit que ce qui opérait la régulation des rapports, c’était l’État et la nécessité de le servir. Ce qui est à mon sens passionnant, parce que je trouve que nous vivons une époque formidable, passionnante dans la mesure où nous assistons, les uns et les autres, à une évolution des mœurs, qui se fait de façon extrêmement rapide, et qui se trouve remettre en cause tous les acquis et toutes les valeurs d’une civilisation antérieure. Je ne suis pas ici pour vous détailler cela, mais si vous y réfléchissez un instant, vous voyez tout de suite que tout ce qui, depuis justement les Grecs, pouvait constituer notre culture, c’est-à-dire nos modes de satisfaction et de régulation de cette satisfaction, tout cela se trouve aujourd’hui remis en cause, sinon balayé. Et ceci, par exemple, dans ce qui est notre rapport à l’autorité, qui ne se manifeste plus aujourd’hui, le plus souvent, que sur un mode ludique et critique. Dans le rapport aux savoirs, dont vous savez qu’ils sont aujourd’hui, à l’exception de celui des techniques, de la technologie, dans l’ensemble tous mis en cause. Dans notre rapport au travail, qui lui aussi a tendance – je dirais – à se voir mis au second plan après le ludisme ; et vous savez combien nos jeunes sont
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particulièrement intéressés et concernés par ce type de problèmes. Notre rapport au sexe, qui également évolue avec une grande rapidité puisque, il n’est pas excessif, je pense, de dire qu’il est entré aujourd’hui dans le registre des satisfactions ordinaires, et qu’il ne se distingue pas des autres modes de satisfaction orificielle. Je dis cela… Ce sont de grands traits évidemment. Si mon train avait eu l’obligeance d’être à l’heure, j’essayerais d’être beaucoup plus nuancé, comme ce thème le mérite. Mais, pour aller vite et pour être net, il est remarquable quand on est – par exemple comme moi dans ce qui est ma fonction, mon métier – amené à voir des jeunes, à les écouter, il est évidemment frappant de voir combien le rapport au sexe est devenu – contrairement à ce qu’imaginait, ce que pensait Freud et qui fonctionnait ainsi de son temps, c’est-à-dire où les diverses jouissances orificielles, orales, scopiques, auditives, étaient hiérarchisées par la jouissance sexuelle, c’est-à-dire n’étaient des éléments qui venaient participer et contribuer à la jouissance sexuelle en tant que celle-ci occupait le sommet de la pyramide – eh bien il n’est pas, je crois, excessif de dire que, aujourd’hui, la jouissance sexuelle est traitée volontiers – pas toujours – comme étant, après tout, une satisfaction mise au même plan – sur le même plan – que les autres. Et ce qui est admirable, à mon sens, c’est que dans cette évolution remarquable des mœurs, nous ne trouvons à l’origine aucun auteur, aucun texte prescripteur, aucun prophète, aucun programme. Et si vous en aviez envie, vous ne pourriez même pas avoir la possibilité de le critiquer, parce que vous ne sauriez pas que critiquer, puisqu’il n’y a aucun texte fondateur de cette évolution des mœurs. Il n’y a aucun législateur. Il y a seulement, dans les pays démocratiques, cette sorte de consensus d’opinion publique qui veut, qui exige que la satisfaction puisse être accessible à tous de la même manière et de façon égalitaire. Je ne ferai qu’une remarque en disant que cela est venu des pays anglo-saxons, c’est-à-dire protestants, plutôt que des pays latins et du côté de Rome. Mais, en tout cas, il est clair que cette loi très forte qui s’impose aujourd’hui à nous tous, c’est que : on ne saurait laisser une exigence de satisfaction quelle qu’elle soit sans réponse, la laisser ouverte, la laisser béante. Et qu’il importe donc que nous recevions toutes ses demandes, toutes ses exigences, de façon strictement égale, et que nous y répondions avec la même « bénévolance ». Il faut dire, et c’est là que j’en reviens à cette topique que j’évoquais tout à l’heure propre aux femmes, c’est-à-dire cette place qui est celle de l’altérité, j’y reviens pour vous faire remarquer que, du même coup, cette place, qui du fait de considérations qui ne sont ni politiques, ni religieuses, ni autres, mais qui sont des considérations structurales, puisque, après tout, nous ne fonctionnons pas dans l’endogamie et que cette règle s’impose à tous, et bien c’est une place qui est source, elle, d’insatisfaction.
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D’abord, bien sûr, pour celle qui l’occupe cette place. Puisque, comme on le sait, il est de tradition par exemple – ça existe peut-être encore – que leur naissance n’ait pas toujours été au mieux accueillie. Comme vous le savez, il y a même de grands pays à la culture très ancienne qui ont tendance à les « zigouiller » au départ. Donc elles ne sont pas forcément bien accueillies. Ensuite justement leur réalisation en tant que femme se trouve singulièrement complexe et bien souvent d’abord insatisfaisante à leurs propres yeux. Et donc, déjà bien sûr pour elle-même il y a, du fait de tenir cette place bizarre, étrange, mal repérée, mal cartographiée, non respectée comme telle, il y a déjà – si je puis dire – cette insatisfaction volontiers native. Mais, cette insatisfaction ne risque pas moins d’être celle du partenaire dans la mesure où, cette place, elle vient marquer justement la limite de son pouvoir, de l’exercice de son pouvoir, de son autorité. Et elle marque également le fait qu’il ne pourra jamais saisir parfaitement, complètement celle qui cause son désir, à moins de la plonger en esclavage. Autrement dit cette position qu’occupe la femme va se trouver ainsi génératrice – je dis bien – d’une sorte d’insatisfaction réciproque. Et je ne vous apprendrai sûrement pas grand-chose en vous rappelant combien, dans notre culture savante et évoluée, les relations de couple sont difficiles, complexes, incertaines. Même lorsque ceux qui s’engagent dans cette aventure sont habités par la meilleure volonté, par l’amour le plus sincère, par les intentions les meilleures. Et qu’il va se produire ce « on ne sait quoi ». D’où est-ce que ça vient ? D’où est-ce que ça sort ? Qui est le coupable ? Culpabilité qu’on aura, bien entendu, facilement tendance à se renvoyer l’un l’autre en ping-pong, si ce n’est bien sûr aux générations précédentes. Qui est le coupable ? On cherche le coupable. Qu’est ce qui fait que des gens de bonne volonté, épris de devoirs, souvent cultivés, tout ce que l’on voudra, charmants, et bien se trouvent dans la réalisation de leur amour, marqués par ce type de malaise dont nous ne sommes pas sortis. Nous n’en sommes pas sortis, sauf que… Je voyais il y a quelques jours un jeune homme, un homme jeune, dont je vous assure… extrêmement sympathique, que j’avais suivi autrefois lorsqu’il était jeune, et que précisément il avait beaucoup souffert de la séparation de ses parents ; et c’est à ce moment-là, lorsqu’il était adolescent que sa mère me l’avait amené. Et il faut croire que, venir me voir un peu – voyez, je me flatte un peu – ça ne lui avait pas nui, puisqu’il était devenu un type vraiment très bien, qu’il s’était marié avec une femme qu’il aime, qu’il avait plusieurs enfants, qu’il avait un métier qu’il adore. Et il vient me voir parce que, dans ce couple que tout promettait au bonheur, il se trouvait dans la position où il risquait – il se sentait risquer – de répéter la démarche paternelle qu’il avait tellement désavouée quand elle avait eu lieu. D’où est-ce que ça venait ?
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Le fait est que, en tout cas, nous tentons de résoudre ce type d’insatisfaction, que nous tentons de le résoudre de deux manières. D’abord, assurément, avec cette exigence d’une satisfaction également distribuée pour chacun et chacune. Et d’autre part l’annulation de cette altérité, dont il semble assez bien perçu que, elle n’est pas sans rapport avec ce malaise du couple. Annulation de cette altérité, avec cette exigence de parité, d’égalité, autrement dit, dans la mesure où celle-ci se fait dans un seul sens, c’est-à-dire dans le sens d’une virilisation de la femme – elle ne se fait pas dans l’autre sens – et bien donc faire que nous soyons tous copains. Et que maintenant, nous puissions fonctionner comme des copains. Et je pense que cette formulation, là encore un peu lapidaire, n’est pas néanmoins sans vous rappeler le fait qu’effectivement vous pouvez voir autour de vous des jeunes couples organisés sur ce mode : copains ou partenaires. Question qui surgit : et pourquoi pas après tout ? D’où pourrait donc venir quelque remarque critique, voire quelque objection, qui serait d’une position qui ne serait pas – comme on dit – réactionnaire, c’est-à-dire attachée aux valeurs anciennes, celles par exemple par lesquelles j’ai été élevé, que j’ai connu, par lesquelles j’ai organisé ma vie, avec le type de malaise que je viens d’évoquer ? De quelle place est-ce que quelque remarque pourrait se faire sur ce type d’évolution ? Pour ce faire, il faut se référer à une loi, dont l’évocation je pense va vous paraître étrange, tout au moins pour un certain nombre parmi vous, et qui s’est appelé – on l’ignore aujourd’hui le plus souvent – la « loi naturelle ». Si certains d’entre vous s’y intéressent, ils trouveront chez un philosophe, sociologue, comme on voudra, qui s’appelle Léo Strauss, qui avant d’être américain a été viennois, un bouquin sur le droit naturel et l’histoire. Qu’est-ce que c’est le « droit naturel » ? Le droit naturel part de cette remarque que partout où il existe, justement, cet animal qui parle, qu’on appelle l’être humain, partout cet animal-là a renoncé à la consommation sexuelle de ses enfants. C’est ce qui le distingue du règne animal. Il n’y a pas tellement longtemps, je discutais avec une dame éminente, bien forcément du CNRS, je discutais à la radio – s’il vous plaît ! – Sur une chaîne comme il faut, et elle me disait que de son point de vue, du statut de chef de file de l’école qu’on appelle comportementaliste, l’homme diffère peu de l’animal. S’il en diffère peu, il y a néanmoins ces deux traits, que je vais évoquer avec la loi naturelle, qui l’en sépare radicalement. C’est que : premièrement, un groupe humain se caractérise par le fait que cette consommation sexuelle est interdite. Elle est même tellement interdite que, comme vous le savez, dans notre propre code civil, elle ne figurait pas jusqu’à maintenant. Parce que ça allait – comme on dit – de soi. Alors, le droit naturel c’est justement ce qui va de soi, mais qui, cependant, n’est pas sans effet, sans importance, sans conséquence. Maintenant, on va avoir ten-
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dance à vouloir l’y inscrire. Mais, jusque-là, l’inceste ne figurait dans aucun article du code. Il y avait les atteintes sexuelles sur mineurs. Mais, est-ce que ça veut dire que si du même coup l’enfant atteint l’âge de la majorité, le rapport sexuel devient licite ? Dans le code, ça n’est nullement interdit jusqu’à maintenant. Ça, c’est une première et étrange loi et qui, bizarrement, s’applique à l’ensemble de l’humanité, alors que celle-ci, manifestement et à l’époque où ça s’est mis en place, ne disposait pas d’Internet pour pouvoir se le communiquer. C’est donc une loi qui semble ainsi strictement marquer cette espèce d’animal humaine, avec cette autre conséquence qui lui est également parfaitement originale [et qui est qu’il] fait la distinction du bien et du mal. C’est la seule espèce animale qui vive avec la distinction de ce qu’il faut, de ce qui se peut, et de ce qui ne se peut pas, ce qu’il ne faut pas. Et cela en dehors de toute législation religieuse, de tout verbe révélé ou proféré. Mais comme une sorte de dimension propre à cette espèce animale et qui est, jusqu’ici, restée incontournable. Avec bien entendu en codicille cette conséquence, c’est que cette interdiction de l’inceste fait que, du même coup, la femme va forcément être celle prise dans la tribu voisine. Voire, si l’on se fie aux mythes de fondation des cités – de Rome par exemple – celle qu’il aura fallu « rapter », exercer une pseudo-violence pour aller la prendre. Voire dédommager. Comme vous le savez, il y a tous ces rituels qui existent encore et en particulier en Afrique du Nord, tous ces rituels où il s’agit de dédommager la famille donatrice de l’épouse pour la perte que ça constitue pour elle. Donc, cette loi, proférée par personne, venue de nulle part et cependant, elle, universelle et qui met en place cette dimension de l’altérité. Je n’arrive à ce point que pour vous rendre sensible à ceci, c’est que ça veut dire que du même coup, quand nous voulons appliquer nos exigences, nos besoins, nos souhaits, et bien, la réponse que nous donnons à ces exigences n’est pas simple, n’est pas banale, n’est pas quelconque, mais qu’elle peut venir mettre en cause, toucher ce qui se trouve être – je ne vois pas comment on pourrait le dire autrement – l’un des fondements de notre humanité. Avec une série de conséquences qu’il n’est sûrement pas possible d’évaluer, sauf bien sûr à s’étonner que nos sociétés libérales soient empreintes d’une telle exigence de conformisme. Exigence de conformisme y compris sur ce que l’on peut dire sur ces termes. Là aussi, je me trouvais il y a quelques jours, là encore sur une radio, pour discuter avec des femmes et des personnes autorisées par leurs travaux sur cette question. Je vous assure qu’il est très difficile d’en placer une. Et non seulement il est difficile d’en placer une, mais on a aussitôt le sentiment d’être une espèce d’horrible vieux machin soucieux – comme ça – de protéger ses tics, ses pantoufles, ses crispations de pensée, etc. Mais, proposer un examen simple des
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problèmes… Par exemple, j’ai été amené à faire remarquer qu’une femme, elle a plus qu’un homme. Ce n’est pas, contrairement à une espèce d’imagerie qui est liée à la parade sexuelle chez les humains… Il est clair qu’une femme a plus que lui. Elle a une dimension en plus. Elle n’est pas – je dirais – aussi monoïdéique et arrêtée que lui. Et justement cette dimension de l’altérité, sans le savoir, elle l’éprouve. Intuitivement, elle la connaît. Et que donc, à vouloir égaliser ce qui est plus par rapport aux hommes, ce n’est peut-être pas une affaire tellement avantageuse pour les femmes. Alors évidemment autrefois, elles étaient vouées à la reproduction. Maintenant, on veut qu’elles soient vouées à la production. Si c’est un progrès, il faut le dire. Il faut peut-être le discuter ? Peut-être que oui ? Mais, peut-être que non ? Mais de toute façon, on veut les vouer à quelque chose. Si ce n’est pas la reproduction, il faut qu’elles soient vouées à la production. L’une de mes interlocutrices était fière d’occuper un poste de PDG d’une grosse boîte et d’avoir huit enfants. Vous voyez, elle montrait que les choses pouvaient marcher ensemble. Très bien… Pourquoi pas ? Bravo. Mais ça mérite tout de même un embryon de réflexion. D’autre part, comme à vous tout à l’heure, je leur ai aussi posé la question. Qu’est-ce que c’est ? Vous parlez sans cesse des femmes, mais qu’est-ce que vous entendez par là ? Parce qu’une femme, ce n’est pas un état civil. Dans la mesure où un état civil, comme on le sait, n’est pas totalement déterminant pour commander un destin. Ce n’est pas un état anatomique, parce que justement on sait très bien que, anatomie ou pas, il y a des femmes qui sont capables d’exercices, de comportements virils exemplaires. D’ailleurs, les Romains, ils n’aimaient que ça. Les femmes dont ils parlent, les femmes auxquelles ils rendent hommage, ce sont toutes celles qui avaient ce qu’ils appelaient de la « virtus », ce dont nous, nous avons fait vertu. « Virtus », ça vient dire « vir » : de l’homme. Vous voyez, ce qu’ils appréciaient, déjà, c’était des femmes qui se comportaient comme… Mais, donc, la question que je pouvais leur poser, mais à titre provocateur, parce que moi, j’aimerais bien qu’on m’informe, qu’on me renseigne, qu’on m’explique. Vous réclamez l’égalité, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça vous rend spécialement la femme, du même coup, désirable ? Parce qu’elle serait marquée du même trait que vous ? Est-ce que c’est devenu la condition pour rendre possible l’exercice du désir ? Tout ceci donc, pour vous rendre sensible au fait que nous sommes là sur un terrain où le débat… L’une de mes interlocutrices que je connais depuis fort longtemps étant la chef de ce qui s’est appelé le MLF, et l’autre interlocuteur étant un éminent sociologue habité d’idées progressistes et donc prêt – je dirais – à toutes les avancées… La difficulté – je dis bien – à essayer de mettre en place une position qui puisse paraître valable à tous, et où tout ceci pourrait s’analyser et se remarquer.
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Pourquoi se trouve-t-il que, dans notre société, ce sont aujourd’hui des psychanalystes – pas tous, mais en particulier ceux qui furent formés par Lacan – qui sont amenés à essayer d’engager là-dessus un débat ; permettre que les éléments du débat soient posés et puissent être respectés. Pourquoi ? Et bien pour la raison que, eux savent, justement d’expérience, que ce que j’appelais tout à l’heure la loi naturelle, manifestation dont l’importance est considérable, est un effet évidemment universel de notre rapport, en tant qu’animal « parlêtre », de notre rapport au langage. Que c’est un effet du langage. Si nous nous exprimions par signes, comme le font les animaux, avec des bruits d’animaux et des mimiques d’animaux, et bien nous serions comme eux. Nous aurions – je dirais – une vie sexuelle ordonnée, dans l’ensemble pacifique, qui les occupe beaucoup moins que nous. Il ne semble pas, rivalité entre mâles mis à part, spécialement faire problème, et où le comportement est un comportement inné. Alors que, chacun de nous se trouve amené à devoir élaborer ce comportement car Il ne le trouve pas dans ce savoir intérieur qui est celui des animaux. Et donc, le fait que cette loi naturelle est ainsi tributaire de notre dépendance à l’endroit du langage, cela vient dire que ce qui assure notre spécificité dans le règne animal, c’est notre rapport au langage. Je trouvais tout à l’heure le terme si heureux chez Platon, dans la bouche de Socrate, le terme de misologie. La misologie, ça caractérise ceux qui sont antipathiques au logos. Qui n’aiment pas le logos. Peut-être sommes-nous entrés dans une période de ce style, de ce type ? Ou bien, malgré tout ce bruit de paroles qui s’échangent, peut-être que ces paroles fonctionnent autrement que comme relevant précisément du langage ? Et peut-être qu’il faut voir dans la prévalence aujourd’hui dans nos cultures de l’icône – iconologie, nous ne sommes pas des iconoclastes, nous sommes des iconophiles –, peut-être faut-il voir dans cette prévalence aujourd’hui de l’image dans la communication, d’un effet de cela, peut-être, et qui expliquerait notre misologie ? Alors, vous me direz : « mais, justement, quand on voit la masse d’échange de parole qui aujourd’hui se produit dans le monde, le monde entouré d’une sphère de tissus langagiers, comment peut-on dire une chose pareille ? » C’est justement ce qui serait à débattre, parce qu’il n’est pas impossible que le grand moyen de communication actuel, c’est-à-dire Internet, cet instrument merveilleux supposé relier les hommes, et les femmes, et bien il n’est pas impossible que la communication qui se fait par Internet soit du même type que cet échange par exemple que nous pouvons avoir ainsi directement dans une salle. Comme vous l’avez sans doute remarqué les courriels qui s’échangent inaugurent un mode tout à fait original de rapport au langage, où justement, celui auquel on s’adresse, l’Autre, l’altérité, autrui, semble facilement méconnu et pas respecté. Et
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Aimons-nous encore les femmes ?
puis vous savez aussi de quelle façon ce remarquable moyen de communication peut servir à des hommes et à des femmes pour tenter de se trouver. Et là encore vous avez la surprise de constater que, tant que cela reste au niveau de transmission de propos, cela paraît excitant, remarquable, facile. Et combien – contrairement à ce qui autrefois consistait à faire sa cour ou de répondre à la cour d’un galant – combien aujourd’hui les rencontres effectives et les réalisations effectives sont rares, compliquées et difficiles. Voilà quelques remarques tournant autour de la question de savoir si, lorsque nous attendons des femmes qu’elles soient des copains, nous les aimons encore en tant que femmes ? Et si nous estimons qu’après tout, la réponse donnée ainsi à ce vieux problème et à cette exigence – généreuse ! – de satisfaction, qui serait parfaitement partagée et égale, si la réponse que nous lui donnons peut être jugée entièrement rassurante et satisfaisante ?
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La passion d’Hugo Arnold MARC NACHT
Psychanalyste, écrivain
On verra que dans l’apparente manifestation « perverse » de son désir, le héros du roman d’André-Pieyre de Mandiargues, « Tout disparaîtra », se précipite dans l’au-delà mortel de la réalisation d’une faillite symbolique. Ce texte en est la fiction clinique.
JE L’ÉCOUTAIS. IL ME PARAISSAIT LIRE PLUS QUE PARLER. UNE écriture attentive aux objets, sobrement vêtue comme lui-même. Que de fois n’avais-je eu envie de lui faire remarquer la véritable armure qu’était pour lui son éternelle veste gris sombre, infroissable malgré les années d’analyse. D’une voix ferme, il m’entraînait dans le labyrinthe soigneusement balisé de ses pérégrinations citadines. La carte détaillée des territoires qu’il me décrivait, passant de la surface où s’enchevêtraient rues et ruelles, au sous-sol du métropolitain, me signifiait un espace dont la fonction ne pouvait être que de nous contenir tous deux. Toute intervention de ma part y aurait été aussi incongrue que celle d’un martien se mêlant d’indiquer son chemin à un habitant du quartier. Mais Hugo Arnold se voulait un « bon » analysant. Aussi mettait-il son intelligence subtile et sa fine culture au service de ce qu’il pensait devoir se dire pour accéder à cette autre scène chère à la psychanalyse. Avec grand talent, il ciselait son texte et ne manquait pas, à la manière d’un graveur talentueux, d’y porter un savant dégradé d’ombres auxquelles venait répondre l’éclat exquis de quelque énigmatique relief. À la manière d’un guide d’aventure, il indiquait, à partir de la piste bien damée du parcours, le gouffre du fantasme où guettaient fauves et monstres qui régnaient sur ces régions périlleuses. Le frisson nous était tranquillement offert.
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C’est ainsi qu’Arnold entreprit le long récit de son aventure avec la belle Miriam Gwen. Ma paupière alourdie se fermait à demi sur les images de l’objet de sa séduction et du jeu de capture dont il était devenu le héros intrépide. Je notais la légèreté feinte avec laquelle il évoquait sa propre judaïté comme pour l’opposer à celle de sa partenaire, demi-juive et pleinement baudelairienne selon son propre credo d’être tout 1. La judaïté, voulue par Mandiargues, des personnages de son roman, ne fait-elle pas de ces derniers les « élus » du drame de la sexualité pour la jouissance de l’auteur ?
à la fois, et indissolublement, comédienne, courtisane et poète1. Que la demoiselle fût peut-être inspirée, dans ses élans pervers, d’être l’enfant naturel d’un Juif et d’une Irlandaise éthylique, puis violée par ses deux frères, me semblait m’être adressé, directement et en quelque sorte sur mesure, pour une étude de cas, ce dont je ne manquais en mon for intérieur de le remercier. Qu’elle lui apparût soudain, jambes écartées, armée d’un grand couteau en nouvel avatar de la Grande Mère des Dieux, ne manqua de m’interpeller, comme nous disons (hélas), du côté de ce personnage préhistorique inoubliable évoqué un jour par Freud, comme de la féminisation de Dieu par Lacan postulant l’essentielle et irréductible phallicité de la femme, bien qu’elle ne soit pas Toute.
2. Les citations et mots entre guillemets ne faisant pas l’objet d’une note proviennent de « Tout disparaîtra » (Folio).
Vous dire l’arrivée d’Hugo dans le « baisoir »2 où l’entraîna finalement Miriam au terme d’un parcours secret, « interdit à son regard », tel qu’il me le narrait par le menu sans que je puisse même lui faire remarquer combien sa description se calquait sur l’exploration interne d’un corps maternel, ne vous épargnerait pas l’impatience que j’éprouvais de voir enfin aboutir ce récit. Je m’interrogeais constamment sur la qualité réelle de l’interlocuteur auquel Hugo s’adressait et qu’il semblait vouloir prendre à témoin comme pour une affaire de justice. La description de l’extraordinaire « baisoir » et de la succession de ses multiples antichambres fermées par des serrures codées, comme de l’escalier « caracol », qui y menait après une ascension périlleuse, me semblait pourtant plutôt faite pour interdire toute intrusion, aussi bien visuelle qu’auditive. Il m’informait donc de l’existence d’un dispositif impénétrable, comme pour mieux me laisser à la porte de sa parole, renforçant ainsi par la topologie des images, l’inaltérable facture de ses propos. La description de ce Labyrinthe où le guidait une Miriam faussement soumise, ne faisait-elle pas de lui un nouveau Thésée capable de vaincre le Minotaure ? Et si Minotaure il y avait, devais-je reconnaître mon adresse dans celle du monstre obtus issu des amours de Pasiphaé et du taureau qui avait fait la puissance du roi Minos ? À moins que je ne fusse, comme Dédale, chargé d’édifier ce qui m’était décrit et de valider la solidité de l’édifice afin de contenir la violence inhumaine du monstre adultérin ? Mais pour le moment, je me sentais surtout dans les bras de Poséidon, ce qui me reconduisait au taureau issu de la mer dont la vie n’avait tenu qu’au manque de
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La passion d’Hugo Arnold
parole de Minos, qui s‘était refusé à sacrifier l’animal comme il s’y était engagé afin de conserver son trône. J’allais bientôt trouver confirmation de cette conjecture taurine dans les performances sexuelles d’Hugo. Nous ne dénombrâmes rien moins en cette belle après-midi qu’une vingtaine d’éjaculations dont seize firent l’objet d’un compte, ou d’un décompte, précis. La description de ses amours avec la belle Miriam, description dont nous avons noté les éléments quantitatifs extraordinaires, ne manquait pas pour autant des plus riches enluminures pornographiques. Mais mon rôle, dans cet exposé, n’étant pas de transmettre l’érectile, je n’en communiquerai que ce qui en marquait le tempo de la manière la plus signifiante. Tout d’abord, l’espace scénique dont l’importance est indiquée par la description minutieuse dont il a fait l’objet. Hugo y revenant d’ailleurs à plusieurs reprises. Rien d’intime, tout au contraire le « baisoir » est grandement ouvert : un petit muret sépare le divan (seul meuble à se détacher de cette sorte de proscenium, un peu comme le même objet peut paraître au patient occuper tout l’espace du cabinet de l’analyste) d’un vaste jardin d’hiver planté de végétaux exotiques dans lequel vivent quelques fauves, serpents, oiseaux et papillons rares. C’est justement un de ces papillons, sphinx à tête de mort, qui orne l’aine de Miriam. Ce tatouage lui a été imposé par le gardien des lieux, un nommé Ping, mulâtre muet devenu le sbire de Sarah Sand et qui jouit du privilège de posséder sadiquement toutes les locataires du « baisoir ». La découverte du sphinx et le récit de son origine provoquent l’impuissance passagère d’Hugo. Loin de résoudre l’énigme libératrice, il demeure l’œil rivé sur la ligne bleue des Vosges (le muret de séparation du jardin), et ordonne à Miriam de pratiquer sur sa personne ce que l’Histoire a depuis confirmé comme une manière radicale de sortir de l’anonymat lorsqu’un président des États-Unis en faisait la demande. C’est, apprenons-nous encore, l’étoile de David que la belle savoure au moment critique. La nouvelle m’ayant laissé de glace, au point que ma froideur put être perçue par le narrateur, ce dernier se crut obligé de pousser les feux. À la missionnaire cette fois. Avec l’acharnement désespéré de celui qui veut convaincre : il se vidait. Mais l’essentiel n’avait-il été livré plus haut ! Que dans la bouche d’une femme il soit, lui, pauvre Hugo, le roi d’une terre promise ! Alors qu’il reprenait son tir, voilà que l’Autre l’interrompt, se manifestant par un appel téléphonique, long monologue auquel Miriam ne répond que par une longue série de « oui ».
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Très tôt, en effet, Miriam s’était avouée à Hugo comme agissant pour une toutepuissante égérie nommée Sarah Sand, propriétaire du « baisoir » et organisatrice des jeux dont ce dernier était le théâtre. Que cette Sarah fût la mère d’une nouvelle Justine n’était que trop évident et il n’y avait qu’un pas entre la tour du « baisoir » et celle du château de Lacoste dont, bien avant le récit de cette aventure, mon patient m’avait décrit la découverte. Tout comme la Justine du divin marquis, Miriam n’existait que pour le regard de l’Autre et Hugo se retrouvait dans le rôle instrumental du valet. Mais Sarah Sand étant une femme, la situation s’inversait, et Hugo devait finir dans l’expiation de sa virilité (épuisée) sous les griffes métallisées de Miriam. Il ne resterait plus qu’à l’éjecter comme un étron après lui avoir fait dévaler l’anse du caracol. Tout au long de cette laborieuse affaire, Hugo avait été totalement sujet du regard de Sarah Sand. Comme deux poissons pris dans une nasse, Hugo et Miriam s’ébattaient sous l’œil invisible de la grande dame, œil multiplié par le dispositif panoptique du « baisoir ». Il s’agissait donc, pour Hugo, non seulement d’être observé, ce qui pouvait satisfaire un reste d’exhibitionnisme infantile, mais de l’être en compagnie d’une femme qui, elle-même, dans son aliénation, représentait l’objet de ce regard. Ce strabisme créait une telle confusion d’images et de sexes qu’il était à peu près inéluctable que le héros de l’histoire y perdit son latin, langue qui, rappelons-le, fonctionnait comme une sorte de signe de reconnaissance entre Hugo et Miriam. C’est ainsi que se répétait la tragédie de Narcisse dans le baisoir-miroir devenu le lieu et l’instrument d’une jouissance délétère : – Narcisse : « Ecquis adest ? », Près de moi présente ? – Echo : « Adest », Présente. – Narcisse : « Veni », Viens. « Huc coeamus », ici réunissons-nous. – Echo : » Coeamus », unissons-nous. – Narcisse : « Ante emoriar quam sit tibi copia nostri », Plutôt mourir que de nous donner à toi. 3. Les Métamorphoses, Ovide. Trad. G. Lafaye. Éditions Les Belles Lettres.
– Echo : « Sit tibi copia nostril »3 . Sarah Sand, la mère enveloppe visuellement et auditivement, toute la scène du coït. C’est toujours selon sa loi que le couple gémellaire va connaître le tranchant de la séparation. Elle sera mimée par celle qui est l’instrument de la mère, la belle Miriam, là où cette mère ne fait intervenir aucun père, même et surtout si l’on prend en compte l’existence trouble de Ping, cette caricature de l’aliénation phallique représentée par le domestique muet.
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La passion d’Hugo Arnold
Hugo, rejeté mais non totalement anéanti, s’enfuit là où « l’autorité de la Victorieuse » lui a dit d’aller, en Seine. Telle se livre la répétition ultime de sa mise. Dès lors, je sus qu’il ne me parlait plus mais évoquait sur le seul praticable encore à sa disposition ce que les mots pouvaient encore filer d’une jouissance parvenue au seuil de sa propre incandescence. Tout ce qui se trouvait figuré de sa rencontre avec Miriam-prostituée sadienne et vierge pervertie (vous pouvez voir ce qu’il en est dans La véritable nature de la vierge Marie4 ), se trouve projeté dans la dimension mystique de la seconde femme, rencontrée sur les quais : Mériem Ben Saada. Elle aussi prostituée de tous les âges, en raison de la volonté paternelle, en raison de la nécessité, de par… cette clef du désir :
4. Roland Topor. Illustré par M. Bastow, Éditions du Rocher, 1996.
“« Qui donc es-tu, fille du fleuve ? »” lui demande Hugo, « Qui es-tu ô toi, si ce n’est moi ? répond-elle. » Elle lui promet la paix du criminel, enfin libéré de tout besoin, à la charge de l’État. Et comme Hugo insiste pour savoir qui elle est, la voilà qui lui donne réponse : « Un Tombeau qui ne renferme point de Cadavre ; un Cadavre qui n’est point renfermé dans un Tombeau ; mais un Cadavre aussi qui est Tombeau à soi-même. » Tout cela en accentuant la première syllabe des noms. Mais que peut-on alors lire dans ses yeux qui deviennent « comme des creusets d’or vif », sinon le message décrypté : Ton caca, ton caca, etc. Une double lecture du « message » de Mériem est ici nécessaire. Elle vient, en effet, de se donner le rôle de révélatrice de ce qui serait la pointe du désir inconscient d’Hugo Arnold, son objet petit a, la merde. Mais elle dit aussi l’identification d’Hugo à cet objet pris dans sa fonction de représentation de ce qui est pour lui l’agalma féminine, son ultime et interne secret. Entre l’objet tel qu’il se révèle et l’identification à cet objet, notre personnage n’a plus d’autre choix que celui de l’obéissance passive aux paroles qui énoncent son destin : assumer comme meurtrier le suicide de Mériem. Ce qui se réalise est alors l’exclusion anale d’Hugo, mis au banc de la société, ainsi que sa relégation dans une geôle protectrice, fécale et maternelle selon son propre fantasme. La fin du récit reprend en l’accentuant ce qui était déjà indiqué par l’évocation de Ping. Et l’exécuteur des œuvres, forcément basses, d’un inceste archaïque, vient souligner le caractère dérisoire que notre héros donne à ce qui n’a jamais pu être une figure paternelle. En l’occurrence, la problématique œdipienne du rêveur est presque surexposée dans les deux répliques finales du récit : « – Des assassins pareils, il n’en faut plus,
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Monsieur l’Officier, crie au gros comédien une espèce de Brabançonne joufflue… Faites-le disparaître ! – Il disparaîtra. Vous pouvez compter sur nous pour cela, Madame, répond l’enflé galamment. »
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Pair et père
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CHARLES MELMAN
Psychiatre, psychanalyste
JE VOUDRAIS D’ABORD DIRE LE PLAISIR ET L’INTÉRÊT QUE NOUS avons à apporter à ces recherches topologiques. La question restée obscure pour beaucoup parmi nous, étant celle qui concerne ce que Lacan cherchait la topologie. Deux questions restent ouvertes. L’une qui est : à quoi sert un trou et la seconde celle qui porte sur la consistance du phallus. À quoi sert un trou ? Ce qui surgit évidemment aussitôt, c’est qu’un trou peut servir à beaucoup de choses. Chacun s’en sert à sa manière, à sa façon, ça va depuis
1. Texte établi d’après une intervention faite à Loctudy, le 1er juin 2013, dans le cadre d’une journée d’étude de l’École Psychanalytique de Bretagne : Du père d’hier au pair d’aujourd’hui.
la phobie, l’effroi, les jouissances et cetera… La question renvoie à ceci : dans la recherche théorique, le trou a une fonction très spéciale, puisque, comme Lacan le mit en évidence, il permet de confirmer que l’on n’est pas dans un délire. Autrement dit, il y a de l’impossible dans la construction qu’on a pu élaborer, donc on n’est pas complètement zinzin ; on voit ce qu’il en est du trou dans le théorème de Gödel. Quant à la consistance du phallus, celui-ci doit sa consistance au fait que ce qui définit le Symbolique, c’est qu’il y a justement de l’Un. La répétition du Un, 1, plus 1, plus 1, plus 1, plus 1…, fait que finalement, il y a du Réel, autrement dit, ce qui échappe à la prise, parce qu’il serait une énumération totalisante, parfaite et donc impossible. Ce qui fait que le Réel a une consistance, qui est celle de la résistance absolue, puisqu’elle résiste en dernier ressort à la prise par le Symbolique. Même si le Symbolique – et c’est là le paradoxe que nous avons avec l’existence de l’inconscient – le Symbolique, dans ce lieu, dans ce Réel incident, compact, le Symbolique fait un dépôt. C’est un lieu de décharge. De décharge publique. Privée avant d’être publique. C’est une poubelle. Donc le Symbolique creuse un trou dans ce Réel compact. C’est en tout cas ainsi, je crois, que l’on peut l’entendre, dans l’élaboration lacanienne.
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Pour revenir à nos affaires, j’avais envie de commencer comme ça, mis à part la facilité, en disant qu’évidemment, il n’y a qu’un père. Ce qui n’est pas vrai parce que toute l’expérience nous montre que, en réalité, on est facilement confronté au fait qu’il y en a plusieurs, pour des raisons qui tiennent à l’histoire. L’histoire de France par exemple dès lors que l’on appartient à une région, l’histoire des colonisations, l’histoire des occupations, l’histoire de l’immigration, l’histoire du plurilinguisme, et même, plus banalement dans le fait que dans un couple, « normalement » constitué – normalement entre guillemets – il n’est pas exceptionnel qu’il y ait une compétition entre l’un et l’autre côté pour savoir de quel côté se fera la filiation et les enfants sont évidemment très sensibles à cette opération. Maintenant, celle-ci est devenue en France, légale comme elle l’était dans d’autres pays, puisque l’enfant peut porter le nom des deux parents. Cette disposition montre bien le chemin que nous suivons pour qu’un père (Quimper) – je suis désolé de le dire comme ça – soit rayé de la carte, Quimper est menacé ! Entre un père et un fils, je parle du fils là, on en viendra bien sûr à la fille, on ne peut pas en douter, qu’est-ce qu’il y a ? C’est un problème évidemment de numérotation, c’est tout. Si le père est N, pardonnez-moi de le dire ainsi, le père est N (haine), ce n’est pas gentil, mais si le père est N, le fils, c’est N+1, puis son propre fils ce sera N+2, ainsi de suite. Pour que cette numérotation soit possible, cette ordination, pour qu’il y ait du 1 et du 2, il faut qu’il y ait du 0. Comme ce 0 est ce qui entretient le désir, ce qui fait qu’il y ait du fils, qu’il y ait du N+1, ce 0, il n’y a aucune raison évidemment de ne pas le nommer, le reconnaître comme Un. Et même comme le Un suprême puisque c’est à cause de lui qu’il y a du désir. S’il y a du désir c’est bien à cause du 0, c’est-à-dire du fait qu’il y a un manque radical, celui qu’instaure le signifiant. Cet impossible que met en place ce signifiant, ce 0, c’est aussi bien ce qu’on peut appeler évidemment, le Saint-Esprit et dont la colombe est assurément le meilleur représentant. Les religions ; pourquoi Lacan dit-il que la religion chrétienne est la vraie ? Les autres religions monothéistes sont construites autrement, évidemment avec des conséquences dont le spectacle sous nos yeux se développe en permanence. Comment se construit une religion monothéiste ? Ce n’est pas construit comme ce que je viens d’invoquer. Il y a du Un, créateur, originel, tout-puissant et puis il y a les descendants, ceux qui lui succèdent, les enfants, les fils ; mais entre ce Un originel, et ses descendants, il n’y a aucune césure, aucune coupure. Ils sont dans le même espace et la seule marque pour montrer son respect, c’est la distance. Il faut se tenir à distance. Ça a des conséquences évidemment considérables puisque ça implique, pour l’appeler par son
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Pair et père
nom, dans ses effets cliniques, cette absence de coupure, de césure, de défaut, de trou, de manque, ça implique ce qu’on appelle l’intégrisme. C’est aussi bête que ça. La religion fondée sur la Trinité implique la mise en place, entre le 1 et le 2 de la dimension de l’Autre. Il y a de l’Autre, ce qui est la récusation du même coup de toute prétention à un totalitarisme, le cercle n’est pas fermé et ne peut pas se refermer tant qu’il y a de l’Autre. Qu’y a-t-il dans cet Autre ? Nous pouvons très bien y inscrire la suite des nombres réels, ce qu’il y a entre 0 et 1 et qui a la puissance du continu, c’est-à-dire que dans l’Autre, entre le 0 et le 1, c’est comme si, à la condition d’ignorer ses limites exclues que sont le 0 et le 1, le totalitarisme était absolu. D’une certaine manière, j’abrège, c’est pour ça que ce qui vient de l’Autre, nous commande, sans recours. C’est impérial, c’est impérieux. Si, dans cet Autre est reconnue l’existence du 1, du Un originel, du Un causateur, et si par la religion, je l’appelle Père, par l’intermédiaire de la religion, c’est-à-dire que je me rassure, j’ai enfin la garantie qui n’est pas du tout celle qui se manifestait dans le monde antique, que l’exercice de la sexualité est bénie à la condition que je remplisse les exigences qui sont faites à mon égard, c’est-à-dire que ce Un dans l’Autre, je le fasse jouir par la prospérité que je vais lui reconnaître grâce à l’accroissement de la population qui s’en réclame. Ça me paraît tellement élémentaire, tellement primaire, tellement basique, de le formuler ainsi, mais évidemment, ça implique un certain nombre de restrictions à cette sexualité puisqu’elle se met désormais au service du Père avec toutes les conséquences qui s’ensuivent. Elle se met au service du Père et cela dans la mesure où ce Père, ce Un dans l’Autre est générateur non seulement, de l’indice phallique dont l’homme va se réclamer, qui va lui servir d’identification, mais est responsable aussi de la mise en place de l’Autre, en tant que ce sera le lieu destiné à être celui d’une femme. Une femme n’est sans doute pas fondée par une déesse qui soit celle de la féminité, mais elle doit cet espace Autre justement à l’intervention de cet « au-moins-Un » et c’est bien pourquoi Dieu a un versant masculin et un versant féminin. On peut très bien après tout, si on est un peu orienté de ce côté-là, lui voir une paire de seins derrière un voile. Évidemment, il n’y a pas que ça. Mais Dieu a aussi bien, c’est dans le Texte, aussi bien créé l’homme que cet espace Autre, celui qui est le territoire d’une femme et dont nous pouvons remarquer que ce n’est pas un territoire étranger, puisqu’il est noué borroméennement, à l’espace occupé par un homme. Il y a là un mode de proximité, un mode de rapport, un mode de connexion tout à fait original et dont Lacan – je dois dire – est le seul à avoir pointé ce genre d’affaire. Alors en disant qu’il n’y a qu’un père – Quimper –, j’avais dans l’idée d’ajouter que nous sommes à Loctudy. « Loch » dans les langues anglo-saxonnes, je ne sais pas
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comment c’est en celte, enfin je connais le Loch Ness, au moins, Loch dans les langues anglo-saxonnes, c’est le trou. Et pour nous tout se joue entre le 0 et le 1, y compris l’inconscient. Entre le 0 et le 1 dans l’inconscient en tant que lalangue, en un seul mot, avec sa puissance de continu, il n’y a pas de césure ; dans l’inconscient, il n’y a pas non plus de signifiant Maître ; dans l’inconscient, il n’y a pas de Un, d’au-moinsUn qui soit à l’origine de ce qu’il y a dans l’inconscient malgré ce qu’évidemment des psychanalystes ont pu avancer. Un psychanalyste illustre tel que Jung, dont Freud avait voulu faire son continuateur a expliqué que dans l’inconscient, il y avait une langue spécifique, une langue, pas lalangue, une langue spécifique, et que la sienne, à Jung, en tout cas n’était pas celle de Freud. C’est là que j’en reviens à nos problèmes, si pour des raisons, culturelles et historiques données, une langue a été refoulée, il est facile de penser que l’inconscient est effectivement écrit comme une langue positive, qui a été interdite et qu’il suffirait donc en quelque sorte de l’autoriser, cette langue interdite, pour que la réconciliation se passe, mais surtout, et je voudrais attirer l’attention sur ce point, c’est-à-dire la façon dont finalement ce qui semble un impératif majeur et la source pour chacun d’une culpabilité majeure : c’est de tuer le père mort. De ne pas respecter, ne pas célébrer le père mort, celui qui est à l’origine – et comment c’est vécu par chacun – que peut-il y avoir de pire, de plus scandaleux, même si aujourd’hui, et peut-être cela n’a-t-il pas été assez pointé, mais ce qui commence à prévaloir, avant les cérémonies funéraires, c’est la crémation. Ce n’est pas une opération bénigne, c’est vraiment faire disparaître, faire qu’il n’y ait plus de traces de l’ancêtre. C’est donc là, en quelque sorte, la phase nouvelle, ce moment nouveau, dans lequel nous passons, nous entrons. On a attiré notre attention, très justement, sur l’apostrophe inscrite dans certains noms bretons. Remarquons au passage que cette apostrophe suffit pour invalider la francité du nom. L’invalider parce que, dans la nomination, telle qu’elle se fait en France, il n’y a pas d’apostrophe dans le nom. C’est donc un nom d’ailleurs. Voilà comment par une apostrophe, vous invalidez la francité de ce nom mais en même temps puisqu’une apostrophe ne fait jamais que marquer une élision, en français, cela fait valoir qu’il y a un père élidé dans cette affaire. Ceci pour faire remarquer comment un simple jeu d’écriture aussi rudimentaire, aussi élémentaire suffit – pour tacitement, sans que ce soit explicite –, suffit pour dire beaucoup. Récemment, je me trouvais à Bruxelles, avec pour sujet, la famille. Ce n’est pas très loin de ce sujet. Et il y avait ceci de remarquable que manifestement, nos collègues lorsqu’ils parlent de la famille – je trouvais cela absolument génial – ne savent plus ce
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que c’est. Ça, c’est fabuleux. J’ai été absolument soufflé. Qu’est-ce qu’une famille ? Voyez, à cet égard, les progrès que nous avons parcourus, de telle sorte que, à la fin – puisque je suis condamné à clôturer les feux –, j’ai dû, de façon un petit peu abrupte, faire remarquer que, un enfant, ce n’était pas le produit d’un mâle et d’une femelle. Je n’ai pas dit qu’un petit cochon n’était pas le produit d’un mâle et d’une femelle, mais un enfant c’est le produit du Saint-Esprit, c’est-à-dire de cette instance qui est tierce qui a fait la réunion de ce couple, qui fait que cet homme et cette femme se sont suffisamment désirés pour s’engager, ne serait-ce que pour un temps, peu importe, mais pour, avec cet engagement, avoir des enfants, les élever et attendre de leurs enfants qu’ils poursuivent. C’est ça, la famille. Mais le fait de dire que cet enfant est le produit de ce tiers, veut dire de façon très précise que l’indice phallique qu’il reçoit se rapporte, vient, est issu, de cet au-moins-Un, de ce tiers qui réunit le couple, le père et la mère n’étant en cette occurrence que les occasions de cette transmission. Voilà ce qu’est, dans un sens très précis très physique, une transmission. Nous en avons le témoignage tous les jours dans notre clinique aujourd’hui, où des enfants complètement fragilisés, désarmés, inquiets, anxieux, malheureux, exigeants sans savoir de quoi, ni pourquoi, instables, parce que du fait de la facilité, qu’a aujourd’hui le couple parental à se défaire, ce qui vient leur faire défaut ce n’est pas la mort d’un père ni d’une mère, car souvent ils continuent d’aimer profondément cet enfant, même si leur couple s’est défait. Et cependant ce n’est plus du tout la même chose. Parce que ce qui leur manque, c’est le rapport à ce tronc pour se tenir comme les rameaux mêmes, à ce tronc originel, qui a été là, à l’occasion de leur conception et qui se trouve brusquement rasé, coupé, défait, déraciné, et donc à la fois la recherche d’une identité dans la conscription de ces groupes, groupe de même âge, et d’une identité qui non seulement bien évidemment restera imaginaire, mais qui reste évidemment aussi marqué d’une grande fragilité. C’est comme cela. Encore faut-il essayer d’avoir le coup d’œil. Il ne s’agit pas de porter sur tout ceci le moindre jugement moral. Il s’agit seulement d’avoir un coup d’œil, qui est un coup d’œil clinique. Mais ce qui fait aussi, si je vous rappelle cette définition – que je viens de donner – de ce qu’est l’union d’un couple, ce qui est sa spécificité, c’est que c’est une spécificité anthropologique. Personne n’a inventé le mariage, ni un dieu, ni un homme politique, ni un législateur et cependant c’est partout, et ça a été toujours partout. C’est pourtant une opération bizarre, on n’a jamais vu de cérémonie de mariage chez les animaux. Avons-nous déjà observé ça ? Il y a une parade nuptiale, ça nous savons très bien l’imiter, la parade nuptiale, mais si nous observions chez les fourmis, chez les abeilles, ou chez les ânes une cérémonie de mariage, ça nous ficherait un choc. C’est une manifestation anthro-
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pologique et qui a une organisation très, très simple, et en même temps très précise. Ce qui fait qu’appeler mariage une union qui fondamentalement en diffère – je veux dire qui fondamentalement se trouve privée de ce qui lui est essentiel, cette inscription dans une lignée avec une destination précise et puis le type d’ordination entre les lignés que j’ai évoqué – appeler cela mariage c’est ce qu’on appelle un étiquetage frauduleux. C’est Spanghero. C’est pareil. Ça a beau être un étiquetage d’État, je suis désolé, je dirai sincèrement que personnellement, je m’en fous. Il ne faut pas croire que ce soit par une sensibilité quelconque, mais ce sont quand même des indices de méconnaissance collective qui ne peuvent pas ne pas avoir de conséquences. C’est certain. C’est clair, on ne peut pas faire avec ce malheureux petit bonhomme qui a tant de mal à se tenir dans l’existence et à ne pas tout foutre en l’air, on ne peut pas faire n’importe quoi. Il faut quand même faire un peu attention. Et en particulier il y a un certain nombre de traits qui relèvent de sa spécificité dans le monde animal. Ils ne se marient pas n’importe comment. En tout cas pour ce qui est du mariage, ceci étant, grâce à Dieu si j’ose dire, il a la liberté de faire ce qui lui plaît. Et c’est très bien comme cela. Le mariage ça signifie quelque chose. Pour revenir sur la question qui n’est pas souvent traitée, qui n’a pas été traitée par Freud, de ce qu’une fille attend d’un père, que peut-elle en attendre ? Qu’est-elle en droit d’en attendre ? Je crois que ce que j’en ai évoqué permet plus ou moins de le percevoir. Attendre d’un père que, de la façon dont lui-même se réclame de cette autorité ancestrale, il met en place, il consente à sa propre castration, c’est-à-dire à mettre en place cet espace Autre car cet espace Autre signifie sa castration, signifie que sa jouissance est limitée, elle est interrompue, elle est coupée, que par exemple sa fille sera pour lui interdite. Mettre en place cet espace Autre qui est le domicile naturel d’une femme. Alors nous sommes des gens tellement intelligents que nous engageons la guerre, car il y en a qui sont avantagés par rapport aux autres. Il y a l’inégalité. Ça, c’est intolérable. Inégalité. Alors que, comme cette inégalité dans le champ social et économique va croissante de façon exponentielle il faut bien que sur le terrain sociétal, on y aille de l’inégalité. L’égalité veut dire que, – vous me pardonnerez ou pas ma crudité, il faut que tout le monde l’ait, L apostrophe a-i-t. Alors que dans cet espace Autre, une femme, y a une dignité bien supérieure, d’abord puisqu’elle occupe une place qui est celle de l’excellence, celle de la beauté, celle du pouvoir, faut quand même cesser cette espèce de comédie, qui fait de la femme la victime de la violence, bien que tout se voie bien sûr. Mais ce qui est quand même le plus ordinaire, – je peux en parler à partir d’une expérience qui commence à être un petit peu longue, – le plus ordinaire, c’est que l’homme
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Pair et père
est le bras armé d’une femme. Il est son exécutant, quand il n’est pas son exécuteur. Il est son bras armé. C’est elle qui « manage » ces choses, pas du fait qu’elle est comme ça, mais que du lieu qu’elle occupe, ça commande. C’est là qu’il y a le pouvoir réel. Parce que le pouvoir symbolique, celui dont se réclame un homme, il ne fonctionne qu’à la condition qu’il y ait consensus, si une femme le refuse ce consensus, ce qui n’est pas un cas exceptionnel, que peut-on faire ? On se retrouve au commissariat. L’un et l’autre. Il y a des violences à l’intérieur de couples qui ne doivent rien aux coups échangés. Ce sont des violences mentales, psychiques, commises par l’un sur l’autre. De déni du droit à l’existence de l’autre, et de sa légitimité, – je me souviens je vous le raconte pour l’anecdote – c’était pour l’année de la femme, je ne sais plus laquelle, on m’invite à un machin téléphonique, sur Radio Classique, à 19 heures. On appelle ça un débat. Il y avait là une personne que je connais depuis longtemps, la créatrice du MLF, il y avait un grand sociologue et il y avait une femme présentée comme capitaine d’industrie ayant en même temps élevé cinq enfants. Voilà, et puis, l’année de la femme sous-entend la réclamation de l’égalité. Ça suffit l’inégalité. La seule intervention que j’ai pu faire dans le temps qui m’était imparti, c’était : « mais qu’est-ce vous leur voulez aux femmes ? Pourquoi voulez-vous les rabaisser au niveau de ces pauvres types ? Tout le monde sait que ce n’est pas la fleur de l’humanité. Vous croyez vraiment que c’est leur faire un cadeau que de vouloir les égaler à leurs bonshommes ? Vous les trouvez vraiment à la hauteur ? » Ça n’a pas plu. Pourtant, dans quel ridicule sommes-nous, c’est ce qui est au fond un peu inquiétant et qui heurte. Enfin dans quel monde fonctionnet-on là pour ce qui est quand même vérifiable tous les jours, sous les yeux de chacun ? Freud était misogyne, il avait sûrement de bonnes raisons, mais on n’en est plus à Freud. Et quand Lacan dit qu’un homme est un ravage pour une femme, qu’est ce qu’il veut dire par là ? Il veut dire par là que le bonhomme, comme il est très touché du fait qu’il y a une dimension Autre, c’est-à-dire un espace qui échappe à son pouvoir, et qu’il y a dans cet espace des créatures qui ne sont pas faites comme lui, et comme l’homme est fondamentalement homo, il réclame de la femme qu’elle soit son égale. Autrement dit, qu’elle aussi en ait. C’est pour cela que l’homme est un ravage et on y arrive. Lacan dit aussi qu’une femme est un symptôme pour un homme. Pourquoi est-elle un symptôme pour un homme ? Elle est un symptôme pour un homme parce qu’elle est le témoignage du fait que ce qui est l’objet de son fantasme, une femme quel que soit le mal qu’elle va se donner ou le mâle qu’elle va se donner pour le réaliser et bien ce ne sera jamais ça. Et donc évidemment, une femme est la représentante de son symptôme, de là à vouloir les supprimer au nom de l’égalité, ça va un petit peu loin, un petit peu fort. Mais
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remarquons que lorsqu’une femme a le pouvoir, dans le champ politique par exemple, c’est très simple : c’est enfin le vrai mec. Le vrai, celui-là au moins n’est pas châtré ! Il n’est pas castré. On vient de pleurer, il y a huit jours, la mort de Madame Thatcher. Ça nous a fait sûrement beaucoup de peine. Madame Thatcher, c’est l’exemple même de celle que, légitimement, on peut pleurer, quand même. Madame Merkel, elle est superbe, et puis, nous, on a raté. On a raté Madame Royal, c’est-à-dire que… bon. Il est drôle d’avoir à dire ces évidences et que nous fonctionnions dans cette sorte de méconnaissance. C’est ça qui est drôle. On s’interroge sur l’échec de la psychanalyse. Ne peut-elle, socialement au moins, faire reconnaître quelques-uns des éléments de base dans lesquels nous vivons, et puis aussi, l’échec d’une intelligence basique, dont on cesse d’entretenir les apparences… Alors, s’il s’agit en dernier ressort, pour assurer notre dignité d’être marqué par cet indice phallique, puisque ça revient à ça, s’accomplir comme homme ou s’accomplir comme femme, c’est à ça que socialement se reconnaître se faire reconnaître socialement et pour soi-même, faire reconnaître sa dignité, eh bien reconnaître que cet indice phallique, quoiqu’il soit de structure différente, ne concerne pas moins une femme qu’un homme, même si je dis bien qu’ils sont différents, on dit classiquement, un homme l’a, et une femme l’est, l-e-s-t-, on disait ça de mon temps, dans ma jeunesse, pour simplifier. En tout cas, ces indexes phalliques sont évidemment également distribués, quoique différents, et le problème du rond à trois, puisque Lacan s’est épuisé les dernières années de sa vie là-dessus, le problème du nœud à trois, c’est de savoir si nous sommes condamnés à jouir du phallus, en tant que jouissance prescrite, obligatoire et nécessaire, – jouir du phallus, c’est bien ce qui fait l’homosexualité masculine fondamentale, ça c’est le nœud à quatre –, si nous sommes condamnés à jouir du phallus ou bien, si notre organisation psychique est susceptible, sans pour autant devenir dingue, de se tenir à un nouage à trois, et où la jouissance pour un homme comme pour une femme devient l’objet petit a, cause du désir. Que le désir chez chacun soit vécu moins comme un devoir, comme une contrainte, comme une privation, comme un interdit de ce qui est le désir particulier de chacun, c’est-à-dire celui de son fantasme, mais que, autour d’un même objet, de l’objet petit a, un homme et une femme puissent se rencontrer, dans d’autres dispositifs que celui de cette altérité, de l’un pour l’autre, qui semble avoir des conséquences un peu, un peu désagréables. C’était là-dessus que Lacan a terminé son parcours et c’est l’enjeu de ce dont nous essayons de débattre avec, bien entendu et fort légitimement, ce qui s’organise aussi-
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tôt comme le fait qu’il y a des tenants du nœud à quatre, c’est très amusant. Il y a des tenants du nœud à trois, c’est très amusant aussi et puis il y a des tenants de pas de nœud du tout. C’est très intéressant, je veux dire, le fait que ce soit là, le genre de point qui évidemment, risque de paraître, pourquoi ne pas dire le mot, démiurgique, mais à défaut de prendre en considération ce point, c’est un autre monde de toute manière, une autre démiurgie qui est entrain de s’organiser, celle que je viens d’évoquer tout à l’heure, avec la mise dans le même sac et marqué du même trait phallique, des hommes et des femmes, autrement dit d’une homosexualité, finalement parfaitement régulière quelle que soit la différence anatomique des sexes et ou même quelle que soit la différence subjective de l’un et de l’autre. De toute manière, cette démiurgie, nous sommes en train d’y assister et il n’est pas inutile puisque nous fonctionnons dans ce petit domaine, qui est le nôtre, d’être informés un petit peu de tout ça, et voir comment nous pouvons, à la suite de Lacan, qui a prévu ce qui se passe aujourd’hui, c’est-à-dire le nettoyage de l’instance paternelle évacuée du code de la famille, cela fait déjà un certain temps, et puis maintenant dans le nouveau code de la famille, se trouve évacué l’autorité paternelle. C’est un juriste brillant et très apprécié, qui s’appelle Carbonnier qui a inventé l’autorité parentale. Maintenant dans le nouveau code de la famille, l’autorité parentale va disparaître au profit de la responsabilité parentale ; c’est encore plus joli. Voilà le monde dans lequel nous sommes partie prenante, parti pris ; autant prendre la mesure de ces diverses affaires.
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