308 51 3MB
French Pages 736 [521] Year 2023
Jean
Vioulac La logique totalitaire Essai sur la crise de l’Occident
ISBN
978-2-13-084476-1 re
Dépôt légal – 1 édition : 2013, février re
1 édition « Quadrige » : 2023, avril © Presses Universitaires de France, 2013 et Presses Universitaires de France / Humensis, 2023, pour la présente édition 170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris
Je les laissais faire mais je peux dire que je l’ai vue venir, moi, la catastrophe. L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit
PRÉFACE
Totalitarisme 2.0 « Peut-être toute l’humanité n’est-elle qu’une phase de l’évolution d’une certaine espèce animale à durée limitée, l’homme sorti du singe redeviendra singe, et il n’y aura personne pour prendre le moindre intérêt à ce bizarre dénouement de comédie. » Nietzsche, Humain, trop humain I, § 247, KSA 2, p. 204.
Il n’y a pas de « problèmes philosophiques », les seuls problèmes réels sont ceux qui nous sont posés par la réalité, et c’est même à ça que la réalité se reconnaît : aux problèmes qu’elle nous pose. Mais toute pensée est alors tenaillée par le conflit du principe de plaisir et du principe de réalité, et il faut toujours se méfier du plaisir onaniste qu’elle procure, symptôme de la puissance de mystification inhérente à la production fantasmatique par laquelle l’homme tout d’abord se définit : le fantasme est le phénomène originaire, et ce phénomène nie, renie et dénie le réel, la phénoménalité est toujours d’abord fantasmagorique, l’homme vit toujours d’abord dans l’élément de son propre délire et se situe ainsi dans le milieu fantastique d’un Mythe primordial qui sert de substitut à la réalité ; la vérité ne se conquiert jamais que par un combat contre les fantasmes et l’illusion qu’ils instaurent pour nous protéger d’elle. La pensée se définit alors par l’exigence de lucidité, c’est-à-dire la volonté de clarifier un milieu tout d’abord trouble et opaque : la vérité est toujours le résultat d’un travail, celui de la démystification, travail âpre et ingrat de destruction de toute illusion ; le choix d’une voie si périlleuse procède alors d’une méfiance et d’un refus initial, il présuppose aussi le courage nécessaire
tout à la fois pour affronter le réel et lutter contre la mystification. Ce combat devrait définir la philosophie : mais la philosophie elle-même n’a longtemps fait que s’enfermer dans sa propre fantasmagorie idéaliste, et c’est pourquoi le travail de démystification doit aujourd’hui porter aussi sur la philosophie ellemême, dans la structure qui fut longtemps la sienne, à savoir la métaphysique, caractérisée depuis son institution platonicienne par la fuite monacale hors du monde et l’enfermement autistique dans le milieu de l’idéalité pure. Le commencement de la pensée est donc l’engagement dans ce champ de bataille en lequel s’opposent le fantasme et la réalité, où la rationalité n’a jamais frayé ses voies que dans sa lutte avec la folie, la lucidité dans son combat avec le délire, et la Raison avec le Mythe : en quoi le philosophe doit irrémédiablement renoncer à une béatitude que les multiples espèces d’opiacé procurent avec une bien plus grande efficacité. Mais la primauté phénoménale du Mythe fait de la mystification la modalité première de la subjectivation, et chacun est toujours d’abord lui-même mystifié, le risque est grand alors de ne faire que collaborer à une mystification : l’exigence de lucidité doit donc tout d’abord porter sur soi-même, pour assumer d’emblée que le soi est lui-même le produit d’un travail, d’un conflit et d’une lutte. S’impose alors à chacun une auto-analyse et une auto-critique, travail d’autodémystification qui conduit à admettre que l’exigence de clarification ne saurait le laisser indemne, que la ligne de front passe aussi en lui, qu’il est toujours d’abord déterminé par une production archaïque d’idéalités qui le précède et le fonde : pour reconnaître que chacun n’est ce qu’il est qu’en tant qu’héritage, légataire des générations qui l’ont précédé, toujours hanté par leurs fantômes et possédé par le spectre de leur esprit. Le champ de bataille en lequel la pensée doit s’engager est ainsi celui de la succession de ces générations, de la transmission d’une tradition, du legs d’un patrimoine, du jeu de la fidélité et de la trahison vis-à-vis de patriarches : c’est-à-dire l’Histoire, et toute pensée qui se veut lucide doit donc assumer sa propre historicité. Notre époque nous l’impose, qui a historicisé tous les phénomènes – y compris le soi, toujours résultat d’une histoire personnelle – pour mettre en évidence que nous sommes historiques de part en part, et pour
finalement redéfinir la philosophie même, contre la théologie métaphysique qui entendait tout penser sub specie æternitatis, par l’archéologie phénoménologique qui aborde tout phénomène sub specie temporis. La pensée lucide doit donc se confronter à l’Histoire et se situer dans l’Histoire, pour élucider la situation qui est faite à l’homme aujourd’hui, et tenter d’appréhender cette époque qui est la nôtre. Ce que cette époque rend précisément possible : les sciences depuis deux siècles – l’histoire, mais aussi la paléontologie, l’archéologie, l’ethnologie, la sociologie, la linguistique, la paléographie… –, dans un accroissement constant, en quantité et en qualité, d’un savoir précis, démontré et vérifié, ont opéré une vaste démystification de l’Histoire, qui l’ont arrachée aux mythes religieux et politiques pour en exhiber crûment la réalité. Le processus de démystification ou de déconstruction n’est donc pas imputable à telle ou telle option philosophique de tel ou tel auteur, il est le mouvement de fond d’une époque dont le régime de vérité est défini par la rationalité scientifique et sa puissance analytique – le paradoxe étant que celle-ci, en montrant dans le Mythe un invariant anthropologique, tend à en découvrir la nécessité psychologique et sociale. Notre situation épistémique est en cela sans précédent : jamais nous n’en avons su autant sur nous-mêmes, sur l’homme, ce qu’il fut, ce qu’il est devenu. La bataille continue certes à faire rage, les religions, les nations, les idéologies continuent leurs combats acharnés pour maintenir leurs Mythes fondateurs contre les vents et les marées des acquis scientifiques : les rapports de forces entre les camps en présence les placent néanmoins sur la défensive, et même si le désir passionné d’illusion inhérent à la production fantasmatique procure au Mythe un soutien puissant, les données procurées par les sciences positives restent à disposition pour ceux qui « connaissent le 1 désespoir de celui qu’a frappé le malheur d’être épris de la philosophie » et qui préfèrent se confronter à la rudesse du réel plutôt que de profiter du confort du fantasme. Ces données factuelles ne se suffisent pas à elles-mêmes pourtant. L’évolutionnisme a révélé que l’homme était issu d’un lent et long processus de désanimalisation, que l’humanité n’était autre que le processus de son humanisation, que l’homme est ainsi l’animal dénaturé : c’est dans l’exacte
mesure où il n’a pas de nature que l’homme peut avoir une Histoire. Admettre que nous sommes historiques de part en part, c’est alors reconnaître que l’Histoire n’est pas une succession d’incidents et péripéties concernant un être assuré de son essence, mais qu’elle est l’événement même en lequel cet être la conquiert et la produit, qu’elle est l’espace-temps où l’être de l’homme est en jeu : dans l’Histoire aussi l’existence précède l’essence. Les faits que procurent les sciences historiques sont en cela autant de phénomènes où se manifeste l’essence de l’homme, c’est-à-dire l’événement en lequel son être advient, et c’est pourquoi la philosophie est nécessaire : l’Histoire relève d’une ontologie phénoménologique qui tente de penser l’événement anthropologique, et pour ce faire dépasse la chronologie factuelle pour accéder aux différents régimes ontologiques qui définissent époques et civilisations. C’est donc ainsi qu’il convient de penser notre époque, celle de la Révolution industrielle. Déclenchée dans les années 1780 en Angleterre par ce que les économistes appellent le take off, le « décollage » d’une économie mue désormais par une croissance auto-entretenue, la Révolution industrielle est le plus grand bouleversement qu’ait connu l’humanité depuis la Révolution néolithique qui a inauguré l’Histoire il y a une centaine de siècles : celle-ci avait fait passer l’homme du statut de chasseur-cueilleur nomade à celui d’agriculteur-éleveur sédentaire ; celle-là nous a transformés en fonctionnaires déterritorialisés d’un dispositif planétaire qui définit notre rapport au réel par la médiation de ses écrans et nos moyens de subsistance par une quantité d’argent. Révolution beaucoup plus radicale puisqu’elle a emporté l’humanité tout entière en à peine plus de deux siècles, quand le processus de néolithisation s’était déroulé sur des milliers d’années et n’avait longtemps concerné que le Proche-Orient avant de gagner très lentement le bassin danubien. La lucidité impose d’élucider l’époque qui est la nôtre, celleci est la plus grande Révolution que l’humanité ait jamais connue : la difficulté est considérable, puisqu’il s’agit de prendre en vue un événement qui nous détermine de part en part, qui instaure un nouveau régime de phénoménalité et nous impose ses modes de penser. Il est néanmoins possible de privilégier un phénomène historique,
circonscrit par les sciences positives, susceptible de reconduire à l’essence de l’événement en cours. Or la Révolution industrielle s’est d’emblée et durablement caractérisée par l’exode rural, qui a arraché les hommes à leur dissémination territoriale pour les amasser dans des zones urbaines toujours plus vastes, elle a ce faisant détruit les formes traditionnelles de socialité et de solidarité pour atomiser les sociétés et dissoudre les peuples dans des masses dont elle a standardisé les modes de vies ; elle s’est caractérisée par la globalisation, qui a étendu l’espace du marché au monde entier et a interconnecté ses régions selon les impératifs de la production en même temps qu’elle a imposé la mobilité et accéléré la circulation de tout et de tous ; les progrès exponentiels des moyens de communication ont permis l’avènement d’un espace médiatique global ubiquitaire auquel chacun est immédiatement connecté, sans plus aucun intermédiaire ni médiation institutionnelle, par l’un ou l’autre de ses appareils mobiles. Le processus en cours se caractérise ainsi par une mobilisation totale qui soumet des milliards d’individus à un unique processus désormais en mesure de les déterminer « en temps réel ». La synthèse de l’unité et de la multiplicité définit la totalité ; notre époque se caractérise ainsi par un processus de totalisation : il est alors possible de faire du totalitarisme le phénomène privilégié où se révèle sa vérité. Aucune pensée sérieuse aujourd’hui ne peut s’épargner la tâche de se e confronter à ces gigantesques catastrophes que furent au XX siècle le bolchevisme, le fascisme, le nazisme, le maoïsme et tous leurs avatars : ces régimes ont déchaîné une monstrueuse puissance de destruction qui a causé des dizaines de millions de morts, des souffrances sans mesure et une détresse sans nom, ils ont mis en évidence la puissance efficace du délire dans l’Histoire et son emprise sur les masses, ont exhibé les entrailles barbares de la civilisation, montré que le droit pouvait institutionnaliser l’aberration et la raison systématiser la paranoïa, ils ont enfin obstinément opposé à la réalité le fantasme dans le projet assumé d’une redéfinition intégrale de l’humanité même de l’homme qui dans les faits fut sa déshumanisation. Or c’est bien ce qu’il y a à penser dans la Révolution ontologique en cours : la question est de savoir ce qu’il est en train d’advenir
de l’homme ; nous savons que ce qu’il est aujourd’hui provient de l’évolution, qu’il n’est rien d’autre que ce que l’Histoire a fait de lui, que ce sont toujours des pratiques, des techniques, des rapports sociaux, des mœurs, des langages, des univers symboliques… qui définissent ce qu’il en est de l’humain ; toutes les évolutions futures sont donc possibles, elles sont même souhaitées par les mouvements transhumanistes qui promeuvent l’avènement d’un néo-humain modifié par l’ingénierie génétique et hybridé avec les nanotechnologies. Penser les régimes totalitaires, c’est donc d’emblée les saisir, non pas comme des épisodes datés et clos du siècle dernier, mais comme les phénomènes d’une logique qui fonde le processus en cours et que la philosophie de l’Histoire doit tenter d’appréhender. Phénomènes certes tératologiques, qui manifestent cette logique sous des formes monstrueuses, mais qui la manifestent en cela d’autant plus clairement et distinctement. C’est bien une telle logique qu’il faut tenter de concevoir : à une époque où il est possible de confiner chez eux, quasiment du jour au lendemain, 2,63 milliards de personnes (au 30 mars 2020), où 4,9 milliards d’individus sont connectés à l’Internet et y passent en moyenne 6 h 40 par jour, où 4 milliards de téléspectateurs assistent au même moment à la même émission (les obsèques de la reine Elisabeth II le 19 septembre 2022), où un pays comme l’Angleterre compte 6 millions de caméras de surveillance, la puissance de mobilisation et de domination des masses atteint des proportions gigantesques, puissance qui par ailleurs manifeste son essence destructrice dans le processus de dévastation de la terre et d’élimination massive 2 d’espèces vivantes qui fait de notre époque celle de la Sixième extinction . La difficulté est alors qu’en se donnant pour objet cette logique totalitaire, la pensée risque elle-même de devenir totalisante et en cela homologique à la totalisation. Il faut donc insister sur la multiplicité régionale originaire des historicités, mais pour constater que celles-ci ont été éradiquées et englouties par l’ère industrielle, qui s’impose même à ceux qui auraient voulu lui demeurer extérieurs : les peuples Inuits du Nunavik subissent directement les effets de la fonte de la banquise arctique, les Yanomami d’Amazonie ceux de la déforestation, les Amungme de Papouasie ceux de l’exploitation minière des terres rares nécessaires à la fabrication des téléphones portables, et si,
partout, de multiples formes de vie et de pensée échappent à son emprise, la puissance hégémonique effectivement dominante est bien celle du productivisme industriel et de sa machinerie planétaire. Celle-ci met en œuvre la logique scientifique et technicienne, statistique et monétaire, c’est-àdire la rationalité numérique de la mesure, de la quantification, de l’abstraction et de la réduction à l’unité. Cette rationalité, celle de la réduction du Multiple à l’Un, uni-version qui est totalisation, définit la métaphysique : elle est d’origine grecque, son devenir s’achève comme Occident. Mais l’Occident n’est pas une civilisation particulière : la Grèce s’est d’emblée définie par l’universalité d’une Raison qui s’opposait ainsi à la particularité des Mythes, cette rationalité s’est aujourd’hui déployée pour substituer à la pluralité des mondes vécus l’unité de l’univers numérisé. Il faut donc se méfier des usages vulgaires du concept d’Occident : ainsi l’islam, synthèse spécifiquement médiévale de la métaphysique grecque et de la religion hébraïque et mode éminent de la soumission à l’Un, appartient totalement à l’Occident, mais même les bassins de civilisations qui lui étaient hétérogènes en ont désormais adopté la logique : si le Japon compte aujourd’hui neuf prix Nobel de physique, sept de chimie et deux médailles Fields, ce n’est pas par la méditation du bouddhisme zen mais par l’élaboration des acquis de la mécanique quantique et de la géométrie algébrique. La crise de l’Occident est celle de l’Universel, ou plutôt, l’Occident – du latin occidere, « se coucher », en parlant du soleil, « finir », en parlant du jour, mais aussi « chuter », « s’écrouler », « tomber en ruine », « succomber » – est la crise de l’Universel, qui dans le moment de sa réalisation découvre sa destructivité, son formalisme et son abstraction, donc son unilatéralité, et finalement son illégitimité. C’est pourquoi la pensée de l’événement contemporain doit se garder du biais téléologique qui y verrait l’accomplissement d’une nécessité inéluctable : le processus a eu lieu de fait, non de droit, en quoi il relève d’une pensée critique, à partir d’une position d’extériorité qui ne peut être que celle de ses victimes et de ses vaincus, de ses hérétiques et de ses exclus. La démarche est alors celle du Bureau Enquête Accident qui, après une catastrophe aérienne, tente de déterminer l’enchaînement qui l’a provoquée, tout en admettant qu’il est chaîné de contingences : qu’un ensemble de faits
contingents déploie ses conséquences jusqu’au bout, c’est justement ce qui définit un destin. La tâche demeure d’une difficulté exceptionnelle, puisque la radicalité de la Révolution ontologique a condamné à l’obsolescence tous les modes de pensée anciens : non seulement les découvertes scientifiques, celles par exemple de la paléobiologie, de la génétique ou de la neurologie, ont ébranlé la conception que l’homme se faisait de lui-même, mais les concepts les plus fondamentaux, ceux de temps, d’espace, de matière, de causalité, de réalité…, ont été remis en cause par la physique quantique, la théorie de l’information où l’avènement du cyberespace, et si la philosophie est plus nécessaire que jamais, c’est pour réélaborer concepts et questions, et non répéter ses anciennes formulations. C’est pourquoi l’approche de cet événement impose la référence à ceux, difficiles autant que rares, qui ont eu la lucidité de saisir l’ampleur et la profondeur de la Révolution en cours, ont admis l’obsolescence de la pensée ancienne, ont eu la radicalité de réinstituer la philosophie et la puissance théorique de produire la conceptualité nouvelle nécessaire aujourd’hui, quand le maintien obtus de conceptualités anciennes devient aveuglement résolu et claustration monacale dans le déni de réel. Hegel et Tocqueville, Marx et Nietzsche, Husserl et Heidegger procurent l’outillage et l’arsenal nécessaires pour tenter d’y voir clair dans ce qui advient – géants de la pensée, il faut le préciser, qui n’en sont pas pour autant prophètes, leur œuvre ne peut être reçue comme une révélation de la vérité, seulement comme une tentative, avec ses tensions, contradictions, impasses et même catastrophes, pour se confronter à un événement titanesque auquel personne n’a rien compris : celui que l’on nomme Révolution industrielle parce qu’on ne sait pas le nommer autrement. Le présent essai est entièrement consacré à cette tentative pour élucider cette époque qui est la nôtre. Son propos consiste à montrer que le totalitarisme ne saurait se réduire à la question du pouvoir de l’État – lequel n’est qu’un appareil possible, en voie d’obsolescence, de domination des peuples –, pour mettre la massification de l’humain – donc la dissolution de l’individu dans la masse, sa normalisation et sa grégarisation – au cœur du processus en cours. Il s’agit alors d’expliquer la massification, c’est-à-dire
tout à la fois l’exode rural et l’urbanisation, et celle-ci est l’effet direct de la mise en place du dispositif capitaliste de production, c’est-à-dire de l’avènement du Capital en unique principe à l’échelle mondiale, qui depuis deux siècles impose son unique logique, celle de la “croissance”, à tous et à tout. Mais le Capital est précisément une logique, il est le logiciel du dispositif, celui de l’auto-valorisation, c’est-à-dire de l’auto-production de l’entité numérique idéelle et formelle de l’Équivalent universel. Le capitalisme est en cela indissociable de la technologie, dont l’auto-matisation et la numérisation ne sont rien d’autre que la mise en œuvre méthodique et systématique de l’infrastructure nécessaire à son auto-reproduction. Par cet appareil planétaire le Capital peut effectivement soumettre tout ce qui est – tous les peuples, tous les êtres vivants, toutes les ressources – à son unique principe, il est le principe de la mobilisation et de la totalisation, qui par le consumérisme tend à transformer tous les hommes de toutes les classes en militants de la “croissance”, en sectateurs de marques et en spectateurs du spectacle, et conduit irrésistiblement les hommes à vivre et penser comme des 3 porcs . La première édition de cet ouvrage est parue en février 2013 ; élu moins d’un mois plus tard Président de la République populaire de Chine, Xí Jìnpíng décidait de se consacrer entièrement à en confirmer les thèses. Son programme se fonde sur une idéologie cohérente et structurée définie par la « sinisation et la modernisation du marxisme », qui consiste à donner au peuple chinois – plus exactement aux Hans – le statut qui était celui du prolétariat international dans le marxisme classique, pour en faire le porteur du sens de l’Histoire, retrouvant ainsi une conception néo-hégélienne où la e Chine serait destinée à devenir au XXI siècle le peuple dominant de l’Histoire mondiale, à ce titre doté du droit absolu à dominer les autres : récupération nationaliste du marxisme qui en fait un fascisme, voire un nationalsocialisme, d’autant plus aberrante que la Chine dans le même moment se 4 soumet corps et âme aux standards occidentaux dans tous les domaines . Les peuples chinois sont pris en effet depuis une quarantaine d’années dans un processus de massification qui a détruit tous liens sociaux traditionnels pour
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les agglomérer dans de gigantesques zones urbaines de plusieurs millions d’habitants faites de barres d’immeubles et de tours de béton, d’autoroutes et de supermarchés qui imposent à tous les mêmes modes de vies : déplacement de population qui n’est autre que l’exode rural caractéristique de la Révolution industrielle. Si la Chine peut aujourd’hui prétendre à l’hégémonie mondiale, c’est effectivement par la puissance que lui procure son industrialisation à marche forcée ; elle a adhéré à l’OMC en 2001, son PIB a doublé entre 2010 et 2020, elle est, et de loin, le premier exportateur mondial 6 de marchandises : capitalisme industriel d’État fondé sur une exploitation massive et une colonisation impérialiste de ses propres peuples, où l’idéologie prétendument marxiste sert à dissimuler les inégalités les plus grandes de la planète. Mais le trait le plus saillant du projet politique porté par Xí Jìnpíng est l’usage massif des technologies numériques pour parvenir à un contrôle total des populations : l’objectif est de déployer à terme 2,76 milliards de caméras de surveillance, dont la plupart dotée de logiciels de reconnaissance faciale, et de collecter en permanence, par le Big data et l’Intelligence artificielle, toutes les informations disponibles sur chacun, afin de traquer et de sanctionner tous les comportements déviants ; l’instauration, en cours d’expérimentation, d’un « crédit social », sur le principe du permis à points, permet alors de pénaliser celui qui traverse au feu rouge, ne rend pas son livre à temps à la bibliothèque, ou paie ses factures en retard, ce qui lui interdit ensuite de prendre le train ou l’avion, ou d’obtenir un crédit bancaire. Il s’agit par là de mettre en place un « système de fiabilité sociale » destiné à 7 normaliser tous les comportements , et ce dans l’objectif, non seulement d’intégrer chacun au tout pour assurer « l’harmonie sociale », mais aussi de 8 garantir le fonctionnement de la société de marché en imposant son autorégulation immanente, ce qui confirme que le modèle néolibéral élaboré par Friedrich Hayek d’un marché autorégulé fonctionnant comme une machine est lui-même totalitaire. La tâche de surveiller et punir est ainsi déléguée à la machine et à ses algorithmes : sous l’intitulé « Accélération des logiciels de sanctions pénales », une directive de 2016 affirmait ainsi que l’objectif est
« la vérification automatique, la surveillance automatique et la sanction 9 automatique ». La Chine contemporaine dessine ainsi la figure d’un totalitarisme d’avenir, celui-ci exhibe sa face terroriste dans sa politique génocidaire contre les Tibétains et les Ouïghours et la traque de ses 10 opposants, il n’a cependant la plupart du temps pas besoin de terreur , puisqu’il fait l’objet d’un large consentement de populations qui ne se 11 consacrent plus qu’à la consommation dans l’indifférence à tout le reste : « Un petit sentiment faible et obscur de bien-être médiocre uniformément répandu, une chinoiserie générale améliorée et poussée à bout – serait-ce là 12 l’ultime image de l’humanité ? » Ainsi le capitalisme le plus sauvage, l’impérialisme le plus agressif, le nationalisme le plus borné et l’idéologie la plus cyniquement mystificatrice se réclament aujourd’hui de Karl Marx : ce qui confirme que jamais aucun philosophe n’a subi une telle trahison, une telle récupération et une telle perversion. Xí Jìnpíng mène la catastrophe du marxisme à son terme, il ne l’initie pourtant pas : élaborée dans les années 1890-1900 dans l’ignorance de textes philosophiques fondamentaux de Marx qui ne seront publiés qu’à partir des années 1930, l’idéologie marxiste a d’emblée réduit sa pensée au minimum syndical, c’est-à-dire à un sociologisme étroit qui n’a abordé la question du Capital qu’en termes de rapports de classes. Ce fut certes un acquis décisif de la pensée de Marx que de mettre les différences sociales au cœur du processus historique, montrant que l’Histoire de la civilisation n’était autre que celle de l’exploitation, donc de la barbarie, que chaque progrès s’est payé du prix de millions d’anonymes sacrifiés, y compris l’avènement de la philosophie dans des Cités grecques fondées sur un esclavage systémique. Mais précisément : les rapports sociaux d’exploitation sont aussi anciens que l’Histoire elle-même, ils datent de la Révolution néolithique ; traiter les problèmes de l’exploitation ou des inégalités sociales aujourd’hui, c’est aborder des problèmes qui se posaient tel quels dans la France de Philippe Auguste et la Rome de Tibère, ou dans l’Égypte de Khéops quand la monnaie n’existait même pas, c’est n’aborder ni la question du Capital ni celle de la Révolution industrielle.
Or si celle-ci est authentiquement révolutionnaire, c’est précisément en tant qu’avènement du Capital, puissance de domination radicalement nouvelle que seul Marx sut concevoir. Le Capital, répète-t-il inlassablement, est « l’autovalorisation de la valeur », il se définit par le processus d’autonomisation de la valeur d’échange que permet la monnaie : la valeur d’échange est une pure forme, issue de la réduction et de l’élimination de tout ce qu’il y a de particulier et de concret dans les valeurs d’usage particulières, elle est une quantité abstraite, pour laquelle les choses concrètes ne servent jamais que de supports contingents et provisoires et au fond indifférents. « Le 13
Capital, étant valeur, est de nature purement idéelle », précise expressément Marx, « le Capital est quelque chose d’immatériel, d’indifférent à sa 14
subsistance matérielle » : il est donc impensable sur les bases d’une ontologie matérialiste qui récuse tout être à l’abstraction, et en attribue alors tous les méfaits à une classe sociale qui n’est pourtant jamais que celle des 15
« fonctionnaires » du Capital, lesquels ont pour fonction de faire fonctionner l’auto-valorisation. Le problème du capitalisme n’est pas du tout celui de la domination de la bourgeoisie : serait-ce le cas qu’il n’y aurait pas lieu de s’alarmer, il n’y aurait là rien de nouveau puisque la société de classes apparaît avec la Révolution néolithique et a caractérisé toutes les sociétés historiques depuis lors. De ce point de vue, il y a même du progrès : la domination des bourgeois est largement préférable à celle des curés et des ayatollahs, l’actualité récente le montre tragiquement, elle montre aussi tout le prix qu’il faut accorder aux “libertés bourgeoises” et aux institutions qui fragilement nous les garantissent. Le capitalisme est « une formation sociale où c’est le processus de production qui maîtrise les hommes, et pas encore l’homme qui maîtrise le 16 processus de production » : il se définit par l’autonomisation du système des objets par rapport à la communauté des sujets, c’est-à-dire par le machinisme, qui transforme les sociétés en machines à produire de la valeur et les soumet à la logique automatique, devenue logiciel, d’une machinerie qui s’est substituée au monde. Le capitalisme est un machinisme régulé par la logique numérique, il est l’avènement à l’hégémonie mondiale de l’unité,
devenue seul gouvernail et principe universel de gouvernement : en grec κυϐέρνησις, mot à partir duquel Norbert Wiener a créé à la fin des années 1940 le concept de cybernétique. Le capitalisme n’est autre que le dispositif cybernétique, totalitarisme technologique qui réussit l’intégration de tous et de chacun dans la totalité par sa connexion H24, il fait de l’argent l’universel médiateur qui réduit tout ce qui est à une quantité numérique et impose à chacun le calcul de toutes choses, produit un homme nouveau, dévolu à sa fonction dans le dispositif de production et qui consacre sa vie à la consommation de ses produits, et s’enferme dans l’univers fantasmagorique et mystificateur du spectacle, dont les écrans font écran avec le réel et permettent son déni. La religion était l’institution de la névrose, le cyberespace est le dispositif de la psychose, qui installe l’humanité à demeure dans le Mythe spectaculaire alimenté par une production fantasmatique industrialisée et dans un dualisme métaphysique où le monde sensible de notre vie concrète est doublé par et soumis au lieu intelligible d’un cyberespace fait de paradigmes numériques que les écrans ont pour fonction de manifester : le concept de « métavers » officialise son statut métaphysique, en même temps qu’il revendique son statut de substitut à la réalité. La question n’est plus seulement celle de l’exploitation, mais celle de l’aliénation, et de l’aliénation réelle, qui transfère réellement dans la machine tout ce qui faisait l’humain et mécanise une vie humaine réduite à ses 17 fonctions animales, et fait émerger sous nos yeux le cybernanthrope , sorte de grand singe doté d’un smartphone : « And an unnamed mammal is darkly rising / As man burns from his tomb. » Bien loin d’être l’alternative au totalitarisme, le cybercapitalisme en constitue la logique interne, qui déploie aujourd’hui sa puissance à l’échelle de la planète, et la déploie comme puissance de destruction. Quand le secrétaire général des Nations-Unies, António Guterres, répète à chaque occasion que « l’humanité est devenue une arme de destruction massive », qu’elle « avance comme un somnambule vers la catastrophe climatique », qu’elle est désormais liée par un « pacte de suicide collectif », il reconnaît l’unité du processus en cours, mais il reconnaît dans le même moment l’impuissance à le maîtriser de l’institution qu’il dirige, et qui est pourtant la
tentative la plus accomplie de constituer politiquement l’humanité en sujet conscient et responsable de son destin : il reconnaît en cela que c’est le processus de production qui maîtrise les hommes ; en appelant à une « une véritable révolution, une refondation complète de notre rapport à la nature et au vivant », il formule l’exigence que ce soit l’inverse. L’urgence est en effet de reprendre en mains ce dispositif : mais il faut aussi reconnaître que toutes les stratégies politiques ou révolutionnaires élaborées à ce jour sont ellesmêmes obsolètes. La première édition de ce livre, en 2013, s’achevait sur un texte de Lou Reed, mort en octobre de la même année ; cette préface endeuillée fait de même : There was a time when ignorance made our innocence strong There was a time when we all thought we could do no wrong There was a time, so long ago But here we are in the calm before the storm While the orchestra plays, while the musician sings The holocaust rings the cymbal of war We stare at the things that were there and no longer are And in our hearts here we are again 18 In the calm before the storm .
INTRODUCTION
Penser aujourd’hui. La philosophie, ou comment s’en sortir « Toute notre civilisation européenne se meut depuis longtemps déjà dans une attente torturante qui croît de décennie en décennie et qui mène à une catastrophe : inquiète, violente, précipitée, elle est un fleuve qui veut arriver à son terme ; elle ne réfléchit plus, elle redoute de réfléchir. » Nietzsche, Fragments posthumes (1887-1888), 11 [411], KSA 13, p. 189.
§ 1. CRISE ET PHILOSOPHIE
Avec la Révolution industrielle, l’humanité a été en moins de deux siècles arrachée à sa localisation et à son enracinement dans un lieu et une tradition à chaque fois propres pour être intégrée à un même Dispositif planétaire autorégulé dont le développement dévaste méthodiquement la Terre et ne laisse plus subsister qu’une zone de circulation neutre et indifférenciée. Le capitalisme est la logique interne de ce Dispositif qui réduit toute chose à son prix, c’est-à-dire à ce plus petit commun dénominateur qu’est sa valeur d’échange : le capitalisme institue ainsi l’espace commun du marché, où en dernière instance tout se vaut pareillement en ce qu’il est réductible à une même quantité abstraite commune et échangeable. Ainsi délocalisée et assujettie à un même dispositif, l’humanité est reconstituée en masse, uniformisée, où n’importe qui vaut n’importe qui, et où il n’y a pas d’autre
pouvoir que celui de la masse comme telle et d’autre loi que l’égalité de tous en son sein : l’avènement du capitalisme est indissociable de l’avènement de la démocratie. Assigné à cet espace commun, chacun est alors informé – c’est-à-dire mis en forme et réformé – en continu par les mêmes data qui circulent dans cet espace commun, et s’imposent indifféremment à tous ; chacun est ainsi arraché à son monde environnant pour se trouver encastré dans un appareil qui lui impose alors à la fois sa chronologie et sa spatialité propre, et lui impose aussi les mêmes représentations par l’intermédiaire de ses écrans. Advient en cela une véritable révolution culturelle, qui frappe d’obsolescence tout donné transmis par la tradition au profit des donnés immédiats de cet espace commun : à la tradition succède ainsi la communication, c’est-à-dire la mise en commun de toute chose, où tout se vaut pareillement. Aussi l’espace commun du marché ne se réduit-il pas à la simple sphère économique, puisque cet espace commun (mondialisé) auquel nous sommes rivés opère la transmutation continue de tout contenu culturel ou spirituel particulier en contenu général équivalent, et valable pour tous : les œuvres des traditions historiques se retrouvent intégrées à un même espace de présentation (le musée, la bibliothèque, le magasin d’antiquités) où ils conquièrent le statut d’objets équivalents, qui demeurent à disposition, et peuvent ainsi être communiqués. Si dans un tel milieu commun tout se vaut pareillement, c’est que tout y est réduit au même équivalent général et circule autour de lui, et c’est que ne vaut plus que l’équivalence comme telle. La vérité d’un tel espace commun est celle de l’uni-versel, c’est-à-dire de la réduction à l’unité : la science moderne mathématisée est cette configuration du savoir qui opère la réduction universelle à la quantité et à la relation, et opère ainsi une numérisation intégrale du réel par la détermination de tout donné sous l’espèce du calcul. La domination de cette science s’impose d’autant plus irrésistiblement qu’elle constitue la mécanique même du Dispositif, dont l’effectivité garantit la validité : l’efficacité est dès lors le seul et unique critère de la vérité. C’est en cela que le Dispositif planétaire peut conquérir son autonomie de fonctionnement : à la fois parce qu’il se vérifie lui-même et ne vise rien d’autre que son autovérification, et parce qu’il ne se réfère plus qu’à lui-même, puisque le principe de l’équivalence universelle
veut que chaque chose ne vaille que par son rapport aux autres, et qu’aucune ne vaille absolument par soi. Ainsi, le Dispositif planétaire fonctionne comme universelle réduction au Même et au Pareil, il est le dispositif de l’Appareillement : on peut nommer « athéisme » cette immanentisation de l’humanité dans la sphère close d’un dispositif autocentré, et notre époque est 19
aussi celle de la mort de Dieu . Nous sommes ainsi les contemporains du plus grand bouleversement qu’ait connu l’humanité depuis la Révolution néolithique : une cassure s’est opérée, qui nous a fait rompre avec l’histoire ancienne pour ouvrir à une ère e radicalement nouvelle, à tel point que le paysan de la fin du XVIII siècle et le citadin d’aujourd’hui semblent appartenir à deux humanités différentes. Notre époque est en cela celle de la « mutation universelle » que Hegel fut le premier à voir, précisant qu’« il est définitivement vain, quand la forme substantielle de l’Esprit s’est transformée, de vouloir maintenir les formes de 20 la culture antérieure ». La pensée est exigence de lucidité : elle est la tentative pour y voir clair en ce qui est ; une pensée qui, contemporaine d’un tel événement, n’en dirait mot, ne montrerait qu’une chose : qu’elle est « ridicule, inutile, incertaine et pénible, et quand bien même elle serait vraie, 21 elle ne vaut pas une heure de peine » ; elle démontrerait plus certainement encore qu’elle est cécité résolue – c’est-à-dire, comme le dit Nietzsche, qu’elle « ne réfléchit plus, elle redoute de réfléchir ». C’est la tâche propre à la pensée aujourd’hui que de se confronter à un tel bouleversement, d’une rapidité fulgurante, et qui concerne l’homme en son essence même. Mais la pensée, dans sa fragilité, a-t-elle les moyens d’envisager un événement d’une telle ampleur ? À l’aube de la Première Guerre mondiale, qui allait rendre évident à tous le déploiement incoercible du Dispositif planétaire, Charles Péguy le soulignait : « Il y a le monde moderne. Ce monde moderne a fait à l’humanité des conditions telles, si entièrement et si absolument nouvelles, que tout ce que nous savons par l’Histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut aucunement nous servir, ne peut nous faire avancer dans la connaissance du monde où nous 22 vivons. Il n’y a pas de précédent . » La difficulté est très précisément celle-
ci : penser le sans-précédent, l’inouï, ce à quoi rien ne nous a préparé, c’est-àdire fondamentalement penser l’impensable – et si nous ne parvenons pas à le e penser, nul doute néanmoins qu’au XX siècle l’impensable a eu lieu. La pensée se trouve sans aucun doute démunie face à un tel événement, puisque, comme le dit Péguy, « tout ce que nous savons par l’Histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut aucunement nous servir ». Démunie, elle ne l’est pas pourtant parce qu’advient aujourd’hui un événement impensable : c’est en effet précisément la tâche de la pensée que d’élaborer les concepts susceptibles de rendre compte de ce qui est, et de donner ainsi à voir ce face à quoi la science reste aveugle. Si la pensée est aujourd’hui démunie, c’est qu’elle est elle-même en mutation : elle se dépouille en effet de la configuration qui fut la sienne jusqu’ici – à savoir la philosophie. Notre époque est aussi celle de la fin de la philosophie. La philosophie, son nom l’indique, s’est d’emblée conçue comme une quête : celle de la Sagesse (σοφία) – ou, plus exactement, de l’élément sage (τὸ Σοφόν, au neutre). Si la Grèce demeure décisive, ce n’est pas pourtant pour avoir formulé un souhait aussi vague que celui de la sagesse, mais pour avoir défini et circonscrit et configuré cela qu’il faut entendre par « Sagesse ». 23 Héraclite fut le premier à se dire « philosophe », à se définir ainsi par l’aspiration au Σοφόν : il pose ce dernier comme le milieu commun et universel (ξυνόν) éclairé par le feu du λόγος où tout est ramené au Même par 24 le processus de l’homo-logie (ὁμολογεῖν σοφόν ἐστιν ἕν πάντα εἶναι) . Le propre du moment grec est en ceci d’instituer la Raison en puissance centrale susceptible de réduire tout ce qui est au même et unique élément commun : l’élément sage recherché fut alors pensé par les Grecs comme « sphère bien 25 ronde » de la vérité (ἀλήθεια) , elle-même conçue comme mêmeté 26 (ὁμοίωσις) de l’être et de la raison (λόγος). En Grèce advient ainsi la 27 « décision » (κρίσις) selon laquelle être et raison sont le Même, et il est possible en cela de définir l’événement grec de la philosophie par 28 e l’Amêmement de l’être et du λόγος. Ce n’est pourtant qu’au XVII siècle que Leibniz formule, comme Principe de raison, ce principe fondamental et constitutif de la philosophie. Mais il est possible de le formuler plus
clairement encore, en le situant dans le contexte de l’Histoire occidentale, et c’est Heidegger qui en donne la formulation complète : « S’il s’agit d’écouter le principe de raison dans le contexte de l’Histoire de l’être et aussi en mode originel, nous ne l’entendrons de la sorte que si nous l’énonçons en grec : τὸ αὐτό (ἐστιν) εἶναι τε καὶ λόγος : le Même (est) εἶναι et λόγος. À vrai dire, une proposition ainsi formulée ne se rencontre nulle part chez les penseurs grecs. Elle n’en indique pas moins la direction que la pensée grecque a reçue de la dispensation de l’être et ceci d’une façon qui fait pressentir les époques 29 ultérieures de l’Histoire de l’être . » Ce qui advient en Grèce ancienne sous le nom de philosophie, c’est donc la position de l’identité du réel et du rationnel en idéal régulateur de l’Histoire de l’Occident, le coup d’envoi de la quête du Σοφόν compris comme sphère translucide et simple de l’onto-logie, milieu en lequel tout vient se résorber pour se dissoudre dans le même élément du λόγος. L’activité par laquelle le donné est analysé et constitué par la raison, et ainsi intégré dans l’élément du concept, est la science. La philosophie se déploie alors comme histoire des sciences, comprise comme ce lent et patient processus par lequel tout donné est déterminé et régulé rationnellement. Ce projet de rationalisation intégrale du réel s’achève en cela dans le système des sciences contemporaines : l’universelle réduction à la quantité et à la relation propre à la science moderne porte en effet désormais sur tout ce qui est, et il n’est désormais pas de domaine qui ne fasse l’objet d’une science spécialisée. L’Histoire occidentale apparaît ainsi en son essence, comme « temps 30 d’incubation du Principe de raison », et notre époque est la fin de ce temps d’incubation. Que désormais le savoir soit intégralement soumis au paradigme de la scientificité semble alors rendre obsolète la philosophie, mais en vérité la domination de la science est son actualisation, son passage à l’acte, et son achèvement. La philosophie n’est donc pas terminée en ce qu’elle serait remplacée par une autre forme de pensée, mais en ce qu’elle est achevée, réalisée dans les multiples formes de savoir qui se développent aujourd’hui – à savoir les sciences positives, qui ne sont pas autres que la philosophie, mais constituent au contraire le déploiement méthodique et
systématique de son projet même. « La ramification de la philosophie en autant de sciences autonomes, et pourtant de plus en plus résolument intercommunicantes », écrivait Heidegger dans La Fin de la philosophie, « est 31 l’achèvement légitime de la philosophie ». C’est ainsi le projet même de la philosophie, celui d’accéder à la Sagesse, qui se trouve réalisé dans le déploiement des sciences contemporaines. Le Σοφόν n’a donc plus à être recherché, parce que nous y sommes : nous circulons désormais en son sein, nous demeurons enclos dans les limites de la sphère translucide et simple d’une Totalité rationnelle. L’avènement du réseau internet, et en particulier d’encyclopédies en ligne comme Wikipédia, constitue à ce titre un événement considérable – bien plus important que l’Encyclopédie de Diderot, par exemple – en ce que la totalité du savoir humain, sans exclusive, est ainsi désormais à disposition, disponible pour tous, à tout instant et en tout lieu de la planète – et ce savoir est sans auteur, il est le savoir comme tel, se développant de lui-même et en lui-même, et déployant le réseau infini de ses liens hypertextes : l’avènement de la sphère spectrale du cyberespace est la manifestation, dans la fluidité de son apparaître, du Σοφόν en tant que Savoir absolu. Le projet philosophique pourtant ne s’est jamais cantonné au simple champ théorique, ou plutôt, s’il s’y cantonne, c’est pour résorber en lui toute pratique. Si la philosophie recherche la Sagesse et non pas simplement le Savoir, c’est que l’élément recherché est également celui qui doit pouvoir éclairer et guider la conduite humaine : elle est quête de ce qu’il convient de faire – du Convenant, ou Bien –, c’est-à-dire non pas simplement du rationnel, mais du raisonnable. La philosophie est certes la quête du Savoir absolu, mais elle est également le projet d’une rationalisation systématique des pratiques, par la discipline morale et la régulation politique. Platon est celui qui a formulé systématiquement la Constitution (ἡ Πολιτεία) susceptible de soumettre toute pensée, toute pratique et toute production, au joug (ζυγόν) de l’Idée de Bien et institue ainsi l’idéocratie en idéal régulateur de la philosophie. La fin du temps d’incubation du Principe de raison ne s’accomplit donc pas unilatéralement dans le domaine des savoirs : il advient lorsque aucune conduite humaine ne peut plus se déployer en elle-même et
pour elle-même, de façon purement singulière, mais se trouve systématiquement subsumée à un principe rationnel, qui la détermine et la contraint. L’avènement du système du droit qui soumet chaque pratique à la rationalité de la loi, c’est-à-dire de l’État, et l’avènement d’un dispositif économique qui subordonne toute production à l’universalité de la valeur, c’est-à-dire du Capital, appartiennent en cela à l’accomplissement du Principe de raison : et ainsi non seulement les multiples activités humaines se trouvent déterminées par le même principe commun, mais encore elles réalisent, effectuent et vérifient ce principe, et par cette activité commune le réel est effectivement rationalisé en même temps que la raison est effectivement réalisée. Notre époque est celle de la fin de la philosophie, c’est-à-dire de la fin du temps d’incubation du Principe de raison. Mais cette fin n’est pas un terme où la philosophie, devenue archaïque, basculerait dans le passé, cette fin est en vérité un début, le début de la domination totale du Principe de raison : la philosophie n’est pas archaïque, elle est archétypale du Dispositif technologique. Nous sommes au temps où « l’incubation prend fin », mais « c’est alors seulement que commence la domination du Principe » : celui-ci désormais « se déchaîne dans le domaine déterminant de l’existence humaine », et ce « déchaînement unique en son genre de l’appel à fournir la raison menace tout ce qui pour l’homme constitue son pays natal et lui enlève 32 tout sol et tout terrain permettant un enracinement ». L’arrachement de toute existence à un sol et son encastrement dans le Dispositif planétaire est ainsi fondé sur le déchaînement inconditionné du Principe de raison et, si la philosophie trouve son achèvement dans le système des sciences contemporaines, elle trouve son accomplissement dans le Dispositif technologique, et il faut reconnaître avec Heidegger que « la domination du 33 Principe caractérise l’essence de l’époque moderne, de l’âge technique ». L’élément visé par la philosophie ne s’achève donc pas seulement dans le savoir total et omniprésent aujourd’hui atteint, il trouve son accomplissement effectif dans l’Appareillement planétaire en lequel l’humanité est aujourd’hui assignée et dont le savoir constitue la régulation cybernétique immanente.
Notre époque est l’accomplissement terminal de la téléologie philosophique. Il ne s’agit évidemment pas de faire porter quelque responsabilité que ce soit sur les philosophes : la seule responsabilité du penseur est de penser ce qui est. Le destin de la rationalité occidentale n’est pas l’accomplissement d’un programme démiurgique élaboré par quelque philosophe que ce soit : il est un destin, qui a eu lieu, et que les philosophes se contentent de porter à la clarté de la langue et, ainsi, explicitent. Les penseurs grecs n’ont fait rien d’autre que dire un événement – l’événement de l’Amêmement – qui est advenu de lui-même et en lui-même, et c’est à l’événement de son achèvement que nous sommes aujourd’hui confrontés. Il est dès lors possible de préciser ce qui précisément est fini dans la philosophie : notre époque est celle de la fin de la philosophie, c’est-à-dire de la quête du Σοφόν, mais ce qui est terminé dans la philosophie, c’est la quête, parce que cela qu’elle recherchait est effectivement atteint et effectivement présent : notre époque est celle où tout est effectivement intégré à une sphère rationnelle translucide et simple, et où ainsi toute particularité est effectivement résorbée dans l’Universel et déterminée par lui en continu. La fin de la philosophie, bien loin de signer son échec, est l’époque de son triomphe, et c’est ce que concluait Heidegger : « La fin de la philosophie se dessine comme le triomphe de l’équipement d’un monde en tant que soumis aux commandes d’une science technicisée et de l’ordre social qui correspond à ce monde. Fin de la philosophie signifie : début de la civilisation mondiale en tant qu’elle 34 prend base dans la pensée de l’Occident européen . » La mutation universelle qui définit notre époque est ainsi accomplissement de la « décision » (κρίσις) inaugurale du destin occidental : et en cela elle est « crise » (Krisis). La crise à laquelle l’humanité est confrontée, et qu’il s’agit de penser, est une et la même que la crise de la philosophie : la crise n’est autre que la fin du temps d’incubation du Principe de raison. C’est pourquoi il devient possible de la penser en son essence. L’événement constitutif de notre époque est celui de la mise en commun de tout et de tous dans un même et unique espace-temps planétaire constitué par un Dispositif de rationalisation qui fonctionne comme appareil de réduction au Pareil, c’est-à-dire l’Appareillement. Le processus continu d’unification et d’uniformisation est
celui de la réduction à l’Un : or cet Un, ce Pareil, ce Commun est ce Même que vise et que pense la philosophie depuis son inauguration grecque. L’élément sage recherché par la philosophie est cet Un (ἕν τὸ Σοφόν) qui constitue le point commun (ξυνὸν) autour duquel tout se rassemble en cercle, et par lequel s’ouvre ainsi « un monde unique et commun » (ἕνα καὶ κοινὸν 35 κόσμος) . La philosophie pense et cherche le Même, et le propre de l’inauguration grecque de la philosophie fut de poser que ce Même est la sphère close sur elle-même où s’ajointe l’être et le λόγος. Le propre du Dispositif techno-logique contemporain est de soumettre tout ce qui est à une même logique, et cette logique est la logique du Même – l’homologie (ὁμολογεῖν) – qui définit la configuration philosophique de la rationalité : l’événement contemporain est celui de l’extension à la planète entière d’une logique de provenance spécifiquement occidentale. L’Appareillement contemporain qui ajointe et enclôt tout ce qui est dans un même Dispositif de rationalisation n’est autre que l’accomplissement terminal de l’Amêmement qui définit l’inauguration grecque de la philosophie ; la crise est déchaînement inconditionné du Même (τὸ αὐτο) ou du Commun (τὸ κοινόν) qui fond tout donné dans le creuset d’un même espace de présence, elle est la crise de l’Occident comme tel. Jean-François Marquet l’a parfaitement dit dans Singularité et événement : « L’Occident : moins une culture que la culture commune dans laquelle toutes les autres viennent se traduire et s’effacer dans l’acte même de leur mise en communication. L’Occident comme lieu de naissance de la science (Husserl), c’est-à-dire d’un monde commun à tous les hommes (y compris les non-Occidentaux), celui des faits positifs et des lois universellement valables ; l’Occident comme lieu de la naissance de la métaphysique (Heidegger), c’est-à-dire d’une pensée qui transpose la singularité de l’être (Seyn) dans l’idée générale de l’étantité ; l’Occident comme lieu de naissance du capitalisme (Marx), c’est-à-dire d’un système de production qui substitue à la valeur d’usage, toujours particulière, le primat anonyme de la valeur d’échange par laquelle toutes choses, devenues marchandises, communiquent : l’Occident comme lieu de naissance de la démocratie, c’est-à-dire de ce régime politique où n’importe quoi est accessible à n’importe qui et où la souveraineté devient paradoxalement l’exercice de la volonté générale (Rousseau) : depuis Nietzsche, l’usage s’est établi 36
de regrouper tous ces aspects de l’Occident sous le nom de nihilisme . »
§ 2. DISCORDE ET TOTALITÉ
Il faut aujourd’hui penser la crise. Que la philosophie elle-même soit en crise – et à condition qu’elle reconnaisse et assume cet état de crise – atteste qu’elle est à la mesure de l’événement, et qu’elle seule est en mesure de le penser. Aucune science ne le peut, qui ne fait jamais rien d’autre que déployer et effectuer dans tous les secteurs le Principe de raison, et ne se juge ellemême qu’en termes d’efficacité, demeurant ainsi résolument aveugle à la crise. Seule la philosophie peut penser la crise, et elle le doit, parce qu’en vérité elle est la crise. Il convient alors de préciser comment et à quelles conditions elle le peut. Ce serait naïveté que de se contenter de mettre en œuvre des analyses logiques, fût-ce avec la plus rigoureuse minutie, puisqu’il s’agit précisément de replacer cette logique en ses limites et de ne pas postuler d’emblée sa vérité. Mais ce serait également naïveté que de réduire toute analyse à la subjectivité : d’abord parce que le point de vue de la finitude s’avère impuissant à embrasser l’ampleur d’un Dispositif planétaire et se trouve toujours assigné à son environnement, ensuite et surtout parce que cet environnement est précisément structuré et constitué par le Dispositif. Le Dispositif fait en effet porter sa puissance sur les sujets eux-mêmes, et la difficulté tient à ce que le sujet est assujetti, et qu’ainsi il n’est plus un sujet : il est un assujetti ; toute réduction ne peut alors reconduire qu’à l’une de ses 37 fonctions . – Il est certes possible que « le phénoménologue » ait, lui, par ses fonctions, la latitude de s’arracher au Dispositif pour jouir de l’intuition des fleurs de son jardin ou de la beauté de toiles de maîtres, et ainsi gagner l’évidence de la donation charnelle du monde : ce serait pourtant ici perdre l’essentiel, puisqu’il s’agit précisément de penser ce qui arrache le sujet à ce monde. La crise est celle de l’humanité, et nous sommes 8 milliards sur cette planète : elle n’est certainement pas résolue parce que quelques-uns auraient réussi à regagner la primordialité d’un « monde de la vie » – et il y a là, en vérité, tentation esthétique et repli monacal. La crise impose de penser notre époque comme résultat de l’Histoire, et il importe de se rapporter à sa lente maturation, c’est-à-dire au temps d’incubation du Principe de raison : l’histoire de la philosophie acquiert alors le rang d’organon, c’est-à-dire d’élaboration des principes et des structures de la rationalité qui nous gouverne. La pensée ne peut donc pas s’estimer quitte
des philosophies du passé, mais doit tout au contraire constamment se rapporter à elles, pour s’expliquer avec elles. Mais il s’agit d’aborder les philosophies du passé en leur caractère destinal : leur pure et simple restitution est alors impuissante à penser la crise, qu’elle tend au contraire à dissimuler par l’illusion d’une philosophia perennis qui demeurerait intouchée. Bien plus, l’emprise de l’enquête historique sur la démarche philosophique relève pleinement de la domination du Dispositif, et la pensée du destin de la philosophie s’expose aujourd’hui constamment au danger de la chute dans l’historiographie. Si l’historiographie est menace constante, c’est précisément qu’elle est une puissance sise au cœur du dispositif 38 technologique : et, de fait, la mort de l’Université, aujourd’hui manifeste , a laissé la place à un dispositif de recherche d’envergure planétaire qui ne cherche rien d’autre qu’à mettre à disposition et rendre disponible toute position philosophique possible, réduisant ainsi toute l’histoire de la philosophie à un vaste fonds de réserve pour la production scientifique, dont les résultats font l’objet de communications. La récapitulation encyclopédique des œuvres philosophiques, leur mise en relation par l’étude des sources et des influences, leur catalogage et leur muséification, appartient en cela à l’événement de la mise en commun dans un même espace de présence de toute œuvre. « Il n’y eut jamais jusqu’à présent un âge où tout l’advenir historial s’étalât aussi ouvertement que dans le nôtre », soulignait Heidegger, et cette présentification est alors précisément ce qui barre l’accès à l’Histoire et dissout la pensée dans la neutralité objective d’une connaissance où finalement tout se vaut pareillement : « “En fin de compte, tout a déjà existé” – une proposition qui sert à entériner le manque de force d’une époque ; elle donne au savoir l’illusion de sa supériorité et consolide un état 39 que j’appellerais volontiers l’état de la paresse historiale . » Ainsi, dans le vaste catalogue des positions philosophiques, il devient loisible à chacun de puiser ce qui lui convient, permettant ainsi « un jeu varié 40 de renaissances épigonales ». Mais la reprise ininterrogée de philosophies anciennes relève du contresens à l’âge de son accomplissement dans le Dispositif technologique. Il serait ainsi absurde d’être platonicien
aujourd’hui : le problème des Grecs, et celui de Platon tout particulièrement, était en effet d’accéder à l’Idée, d’atteindre l’ordre du rationnel, de rejoindre une sphère onto-logique (celle du Σοφόν) d’emblée posée comme séparée 41 (κεχωρισμένον) – notre problème à nous est d’en sortir, d’échapper à l’enfermement monadique à l’intérieur du concept pour reprendre chair et rejoindre l’existence – et la question philosophique aujourd’hui est : « Comment s’en sortir ? » La tâche est de penser la crise, cette crise est l’accomplissement du Σοφόν, mais ce Σοφόν ne peut plus être abordé par la philo-sophie si celle-ci continue à désirer et à aimer cela à quoi il nous faut échapper. La tâche est bien de penser le Σοφόν, et c’est pourquoi la philosophie est concernée au premier chef, mais la crise totale qu’est l’avènement effectif de la sphère technologique planétaire impose à la pensée de se situer autrement par rapport au Σοφόν. Si les Grecs ont pensé comme φιλία le rapport au Σοφόν, c’est que l’amour était précisément compris comme puissance d’unification et de fusion des multiplicités dans l’Un, qui ajointe en elle-même la « sphère (Σφαῖρος) arrondie se complaisant dans sa 42 solitude heureuse ». L’homologie philosophique est ainsi en son essence homophilie, qui est la puissance de la réduction au Même, c’est-à-dire de l’Amêmement. Se situer autrement par rapport à cette sphère impose alors une tout autre tâche. Or à cette puissance homophilique Empédocle opposait la Lutte ou la Discorde (νεῖκος), comprise comme puissance de 43 désagrégation et force centrifuge qui arrache à sa domination . À l’âge de la crise terminale du destin de la philosophie, la pensée doit alors se faire discordante et litigieuse, entièrement mue par la nécessité de disloquer la sphère achevée de l’Appareillement : non plus uni-verselle, qui reverse le tout dans l’Un, mais bien ad-versaire, qui s’oppose à sa puissance. Apparaît ainsi que la pensée n’est pas si démunie qu’il pouvait sembler face à la crise. D’abord parce que le destin de la philosophie n’est autre que l’explicitation de chacune des étapes du lent avènement de ce Dispositif planétaire, la patiente élaboration de la logique qui commande son logiciel : la philosophie n’a jamais été autre chose qu’une phénoméno-logique, c’est-àdire la manifestation du λόγος dans son propre élément et l’exhibition de ses
structures constitutives. La structure fondamentale de la rationalité occidentale, en tant qu’elle est constitutive et régulatrice de son destin, c’est ce qu’il est possible de nommer métaphysique : la métaphysique est en cela la structure portante de la pensée de l’Occident, et c’est cette structure qui constitue désormais l’armature du Dispositif planétaire, et c’est en cela que Heidegger pouvait penser la technique « en un sens si essentiel qu’il équivaut 44
à : la métaphysique accomplie (die vollendete Metaphysik) ». L’explication avec les moments essentiels de l’histoire de la philosophie est en cela mise au jour de la logique même du Dispositif : s’il est absurde d’être platonicien, il l’est tout autant de répudier Platon comme archaïque, alors que son œuvre est celle où s’articule le plus finement le projet même d’instituer le λόγος comme puissance souveraine, d’en faire l’Institution régulative, normative et 45
contraignante de la Totalité . Dans le rapport à l’histoire de la philosophie, la pensée peut ainsi élaborer la généalogie et l’archéologie de la sphère technologique contemporaine. Et il y a un penseur qui, au moment même où devenait manifeste l’accomplissement du projet grec, a opéré la récapitulation systématique de sa téléologie et en a explicité la logique, et ce penseur est Hegel. Avec Hegel, c’est la logique immanente au Dispositif qui est devenue manifeste, et en lui s’explicite la vérité effective de notre monde. Reste que Hegel est philosophe – le dernier – et qu’à ce titre il ne peut pas penser la crise : tout au contraire, il voit dans l’avènement de l’Absolu (du Σοφόν) la 46
« réconciliation » (Versöhnung) de l’idéal et du réel et ainsi l’avènement définitif de l’empire du Bien. Si, donc, la pensée n’est pas démunie face à la crise, c’est ensuite, et surtout, que notre époque est celle où les grands penseurs se sont confrontés à elle, et ont assumé par rapport à la sphère achevée de la rationalité la position de la Lutte ou de la Discorde. Marx, Nietzsche, Husserl et Heidegger sont les auteurs essentiels de notre temps parce qu’ils sont les penseurs de la crise. En apparence pourtant, chacun de ces penseurs a investi un champ de problématique distinct, dans l’ignorance à peu près complète des problèmes abordés par les autres. Mais Heidegger nous a appris à lire les penseurs grecs et nous a montré comment, en dépit des oppositions de surface – Parménide
et Héraclite, Platon et Aristote –, ils disent le même sur le Même, et que ce Même est l’essence même du Commencement grec. Nous avons, quant à nous, à penser la fin, et c’est ainsi qu’il faut lire les penseurs cardinaux de notre temps : chacun, avec la perspective qui lui fut propre, a jeté son regard sur le même événement, celui de l’achèvement du destin de la rationalité reconnu comme crise totale. Marx l’a pensé comme avènement du capitalisme, Nietzsche comme mort de Dieu, Husserl comme avènement de la science mathématisée, Heidegger comme époque de la technique. Tocqueville a, quant à lui, pensé la crise comme avènement de la démocratie. Tous ces penseurs appréhendent leur époque comme celle d’une mutation radicale, non plus cependant pour se féliciter de l’avènement du Vrai et du Bien, mais pour y voir une menace portant sur l’homme en son essence. Si ce diagnostic peut être établi, c’est alors précisément que ces penseurs ne sont plus des philo-sophes, qu’ils ne se situent plus dans un rapport d’amour et de 47 soumission à l’ordre du rationnel, mais qu’ils le contestent à sa base , en récusant l’hypothèse d’une identité de l’être et de la raison. La quête propre à la pensée n’est alors plus celle du Σοφόν, mais celle de cette source oubliée de la rationalité elle-même, et chacun de ces penseurs a tenté de frayer ses propres voies d’accès à cette région, de « frayer la voie qui mène jusqu’aux 48 Mères de l’être » et ainsi de se tenir « à la porte d’entrée de ce royaume des 49 Mères de la connaissance, que nul encore n’a foulé ». L’enjeu de la pensée est ainsi désormais d’excéder la sphère onto-logique, et de sortir de l’intériorité du Concept, de « descendre du monde de la pensée dans le monde 50 réel […] de sortir du langage pour descendre dans la vie ». Par là même, c’est toute la rationalité occidentale qui se trouve ébranlée : elle ne s’identifie plus à l’être ni au vrai, mais doit reconnaître son statut second et dérivé par rapport à une source originaire, et l’ordre du concept ne constitue plus que la surface d’un monde primordial dans les profondeurs duquel la pensée doit alors frayer ses voies. Apparaît ainsi que l’ordre du rationnel n’est qu’une couche superficielle, celle que Husserl nomme « couche objectivo-logique », qui n’est jamais que la « prestation » ou une « production » d’une source vivante sise dans un monde primordial qu’elle
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« travestit » par un « vêtement d’idées ». La rationalité ne possède donc plus sa vérité en elle-même, elle doit être renvoyée à cela qui s’exprime, se manifeste et se produit en elle. L’ensemble de l’ordre du concept, reconnu comme second et dérivé, et aussi comme déformation et dissimulation d’une réalité primordiale, mais qui conquiert une puissance effective de domination, c’est ce que l’on peut circonscrire par le terme d’« idéologie ». La 52 métaphysique découvre dans sa crise son statut idéologique . La crise de la philosophie est en ceci le moment où se manifeste l’erreur initiale de son inauguration, erreur qui a condamné l’humanité européenne à l’errance et s’achève aujourd’hui dans l’aberration. Après Hegel s’opère ainsi une transvaluation de la philosophie : alors que les Grecs avec la philosophie croyaient rejoindre l’être, alors que Hegel voyait dans l’Histoire de l’Occident celle de la vérité et dans son achèvement contemporain l’avènement de l’Absolu, se révèle aujourd’hui que l’institution inaugurale de la philosophie par les Grecs fut oubli de la source originaire de l’être et fuite dans le néant, que l’Histoire de l’Occident est celle du nihilisme. À la fin de la philosophie appartient alors une mutation radicale des modalités de sa mise en œuvre. Pendant les siècles de l’histoire de la philosophie, celle-ci se définissait par la conversion (περιαγωγή, 53 μεταστροφή) à l’Universel : il s’agissait pour chacun, par l’ascétisme et la discipline de la « vie philosophique », de se libérer de tout ce qui en lui excède le concept et résiste à la raison, pour se rationaliser et s’idéaliser, et ainsi se soumettre effectivement au λόγος. Notre problème est inverse : nous sommes aujourd’hui intégralement logicisés, rationalisés, régulés et normalisés, et notre problème est alors de sortir effectivement de notre autisme et de notre solitude monadique, de rendre possible la 54 « désincarcération de l’essence de l’existant humain ». Mais, précisément, cette incarcération nous est imposée par notre encastrement dans un Dispositif planétaire (scientifique, technologique, médiatique, économique, bureaucratique…), et le simple savoir formel d’une autre vérité, qui récuse la logique du dispositif techno-logique en y reconnaisant le nihilisme à l’œuvre, demeure vain si l’Appareillement dispose d’une puissance illimitée, continue
à tourner à plein régime et accroît chaque jour son emprise : celui qui se contenterait de posséder cet autre savoir se condamnerait à la position de la 55 « belle âme dépourvue d’effectivité » qui n’oppose au réel que l’irréel, et se condamne à la fadeur édifiante, à la consomption mélancolique, ou aux deux à la fois. L’enjeu véritable de la pensée est alors effectivement la Lutte contre ce Dispositif, qui tente de le renverser, pour conjurer la menace qu’il fait porter sur l’humain. La question fondamentale n’est plus celle de la conversion, mais celle de la Révolution. Si, avec Hegel, est devenue manifeste la logique même du destin occidental, après Hegel se révèle que cette logique n’est autre que celle du nihilisme, et que son aboutissement est annihilation : l’urgence est alors de contrecarrer ce processus. La Révolution ne peut alors pas s’entendre en un sens étroitement politique, si l’on désigne par ce terme les simples épisodes historiques et superficiels de prise du pouvoir de l’appareil d’État. La Révolution est la problématique fondamentale de notre temps, et tous ses penseurs cardinaux l’ont conçue, dans la perspective qui était la leur. Ni Marx, ni Nietzsche, ni Husserl, ni Heidegger n’ont en effet eu pour ambition d’élaborer un corpus de textes destiné à fournir matière à des thèses, colloques ou articles érudits, encore moins de « contribuer à la culture » : ils ont tenté d’infléchir le sens de l’Histoire européenne et de lui faire subir une volte-face, une Umkehrung, après qu’ils eurent vu l’abîme vers lequel elle se dirigeait. Hölderlin, qui fut le premier à engager la Lutte avec Hegel, l’a pensée comme « retournement patriotique », Marx l’a conçue comme « retournement » du capitalisme, Nietzsche comme « retournement de toutes les valeurs », Husserl comme « retournement du sens », et Heidegger comme « Tournant ». La question de la pensée aujourd’hui ne saurait donc s’épuiser dans l’élaboration de quelque théorie que ce soit : elle doit penser la possibilité d’un surmontement d’une crise qu’elle seule est en mesure de saisir dans toute son ampleur. Il s’agit donc de tenter d’approcher la crise constitutive de notre époque. Notre époque se définit par un processus continu d’uni-formisation, d’unification, d’uni-versalisation, c’est-à-dire de réduction homologique à l’Un, par laquelle toute particularité se trouve déterminée par l’Un et ainsi intégrée à une unique sphère tautologique. Or une telle synthèse de la multiplicité et de
l’unité définit la Totalité : ce que l’on appelle communément « mondialisation » ou « globalisation » doit se nommer plus rigoureusement totalisation. Notre époque est celle où tous les hommes et toutes les choses sont intégrés à une même et unique Totalité, deviennent les fonctionnaires et les maillons impuissants de cette Totalité, et c’est cette Totalité qu’il s’agit dès lors de penser. Cette totalisation est subordination de tout ce qui est à un ordre rationnel dont il faut reconnaître le statut second et dérivé, et finalement le statut idéologique. Le processus contemporain de totalisation doit donc être reconnu comme idéologique ; autrement dit : en tant que déchaînement inconditionné du Principe de raison, le Dispositif planétaire de l’Appareillement est en son essence idéocratique, c’est-à-dire domination totale de l’Idée. Un tel Dispositif peut être abordé sous le titre de totalitarisme. Le totalitarisme relève d’abord du champ politique, parce qu’il est un mode de domination, une forme spécifique du pouvoir, mais il relève plus fondamentalement de la philosophie, en ce qu’il est pouvoir de la Totalité. Penser la crise en son fond, c’est alors se confronter à cet implacable processus de totalisation dans l’élément du Concept (de l’Idée) par éradication de tout élément allogène, tout en reconnaissant que le Concept n’est pas le lieu originaire de l’être, qu’il renie et dissimule, et qu’il est en cela non-être : « La crise de l’Occident coïncide avec la prolifération du nihilisme, c’est-à-dire avec l’éradication (tangentiellement) totale de la singularité et l’avènement généralisé de ces deux versions du nonsingulier (du non-être) que sont la masse et la relation (c’est-à-dire la quantité comme somme ou comme rapport). La mathématique devient théorie des ensembles, la nature se résout en déterminismes statistiques, la morale ne connaît plus que les droits et les devoirs au sein de l’humanité (ou du troupeau). La politique fait éclater, en l’ouvrant à tous, l’espace de jeu de la cité, et oscille entre ces deux formes de gouvernement de masse que sont la démocratie et la tyrannie 56
totalitaire . »
Il doit donc être possible d’aborder notre époque en suivant le fil conducteur de la question du totalitarisme. S’imposent alors d’évidence ces phénomènes fondamentaux que sont les régimes totalitaires : mais il s’agit de précisément les considérer comme des phénomènes, et reconnaître que les différentes formes de totalitarisme sont incomparables entre elles, mais manifestent cependant de façons différentes, incomplètes et inachevées, en
accentuant à chaque fois des traits distincts, l’événement constitutif de la modernité occidentale qu’est la totalisation. La tentative pour penser notre époque en son fond impose alors d’évacuer, comme superficielles et bornées, les oppositions idéologiques entre totalitarisme et démocratie, entre libéralisme et bolchevisme, pour accéder à cet unique événement. Il s’agira donc de tenter une généalogie de la Totalité, par la restitution de la logique de totalisation immanente à l’Histoire occidentale, en insistant sur les modalités de la soumission effective des pratiques individuelles à cette logique : et c’est Hegel qui met en évidence ce processus de rationalisation totale en y 57 reconnaissant précisément la « puissance absolue » de l’Idée. En mettant en évidence que « ce qu’est la puissance dans le monde – la pensée universelle 58 dissolvant tout particulier – c’est la philosophie seule qui le sait », Hegel atteste que seule la philosophie est en mesure de penser le totalitarisme. Mais l’essentiel est d’analyser toutes les modalités contemporaines de la totalisation. Sans nier qu’un tel propos se heurte à des difficultés considérables : il ne saurait en effet y avoir de discours totalisant possible sur cette Totalité, ou plutôt le seul discours totalisant possible est celui de la Totalité comme telle, et philosophiquement il est celui de Hegel. La crise qu’est l’achèvement de la philosophie impose à la pensée de se définir comme critique de la Totalité : une critique suppose un critère, qui devrait être extérieur à cette Totalité, et c’est bien cette quête de la source oubliée de toute rationalité qui meut la pensée post-hegélienne : mais un tel site demeure malaisé à saisir et impossible à définir – puisqu’il est par essence extérieur au concept. Le critère de la critique ne peut alors être que la crise comme telle. Husserl dans la Krisis définissait la réduction radicale comme « la traversée de l’enfer » seule à même de « forcer le seuil céleste d’une philosophie e absolument rationnelle » : le XX siècle fut cette traversée de l’enfer. La suspension de toute validité de sens et le « scepticisme négateur d’orientation 59 pratico-éthique », la disparition de tout ordre cohérent entre les données et 60 finalement « l’anéantissement du monde » (Vernichtung der Welt) , la restriction de l’existence humaine à l’intériorité de ses « vécus » et la réduction du sujet à un solipsisme monadologique faisant du rapport à autrui
e
une tâche quasi insurmontable ne furent pas au XX siècle d’anodines décisions méthodologiques, mais constituent l’événement fondamental de notre temps : en cela notre époque est l’ἐποχή, et c’est pourquoi la philosophie doit se confronter aux événements historiques en lesquels se manifeste la crise. C’est donc cette traversée de l’enfer qu’il faut endurer en mettant en évidence dans le processus de totalisation une logique d’annihilation en laquelle se révèle la nihilité du Concept en même temps que l’essence nihiliste de la métaphysique – pour ensuite se demander si quelque chose comme un « seuil céleste » transparaît à l’horizon. Il s’agit donc de mettre en évidence la crise, et ce à partir d’elle-même, dans une symptomatologie générale qui interprète tout événement comme signe de cette crise. Nietzsche définissait la fonction du philosophe par celle 61 de « médecin de la civilisation » et a, ainsi, tenté d’établir un « diagnostic de 62 la maladie européenne » (Diagnose der europaïschen Krankheit) . L’achèvement de la philosophie dans le Savoir absolu rend en effet vaine toute contribution à l’édification d’une science parvenue à la totalisation effective dans son propre élément, et dont l’autonomisation est constitutive de la crise. La tâche de la pensée est alors en effet, d’abord et avant tout, d’établir un diagnostic. Michel Foucault le disait ainsi : « La philosophie, de Hegel à Sartre, a été essentiellement une entreprise de totalisation, sinon du monde, sinon du savoir, du moins de l’expérience humaine, et s’il y a maintenant une activité philosophique autonome, qui ne soit pas simplement une sorte d’activité théorique intérieure aux mathématiques ou à la linguistique ou à l’ethnologie ou à l’économie, s’il y a une philosophie indépendante, libre de tous ces domaines, on pourrait la définir de manière suivante : une activité de diagnostic. Diagnostiquer le présent, dire ce que c’est que le présent, dire en quoi notre présent est différent et absolument différent de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire de notre passé. C’est peut63
être à cela, à cette tâche-là qu’est assigné maintenant le philosophe . » 64
C’est un tel diagnostic qui est ici tenté .
I
La Totalisation. Hegel et la provenance métaphysique du totalitarisme « Il me semble important de se débarrasser du tout, de l’unité, d’une force ou d’un absolu quelconque ; on ne pourrait s’empêcher de le prendre pour instance suprême et de le baptiser Dieu. Il faut faire voler le tout en éclats, désapprendre le respect pour le tout : ce que nous avons offert à l’inconnu et à la Totalité, le récupérer comme nôtre, auprès de nous. » Nietzsche, Fragments posthumes (1886-1887), 7 [62], KSA 12, p. 317.
§ 3. TOUT, UNIVERSEL ET TOTALITÉ
Au Commencement était la panique : le saisissement d’un étonnement subi 65 (πάθος) face à l’apparition du Tout (τὸ πᾶν), c’est-à-dire de l’immédiat indéfini (ἄπειρον) et indéterminé (ἀόριστον) où tout est en tout et chaque chose est son contraire. La sensation est passive, elle est impuissante à « discerner le vrai » (κρίνειν τἀληθές) et ne peut qu’endurer cet indifférencié pur ; c’est alors par la raison (λόγος) que la philosophie grecque tente d’instituer le sens dans ce tout panique par sa détermination. C’est pourquoi la pensée est d’emblée critique, elle a pour fonction d’introduire la césure de la 66 décision (κρίσις) dans la « masse environnante » de l’indifférencié originaire, par l’« instrument critique » (κριτικὸν ὄργανον) du concept qui démêle l’indéterminé pour mener chaque chose à sa position propre – et
Socrate a incarné au suprême degré cette puissance critique de la pensée, qui consiste à dé-finir (ὁρίζειν), à dé-limiter chaque chose pour la rassembler dans sa forme unique (εἴδος) et parfaitement déterminée. Ainsi, chaque chose 67 est « distinguée du Tout » (ἀπὸ παντὸς ἀπεκρίνετο) par l’Esprit (νοῦς), la Raison (λόγος). L’avènement de la philosophie est celui de la Raison, posée en foyer central, en « feu » qui mène les choses au paraître, leur donne la mesure et les rassemble dans son unité : le feu « distingue tout » (πάντα 68 κρινεῖ) et mène chaque chose à la clarté de son essence (εἴδος). L’Esprit est en cela un pur mouvement, un « tourbillon diacritique » (διακριτικη περιχώρησις) qui tout à la fois fragmente le continuum originaire en choses particulières, les tient rassemblées sous son pouvoir – « l’Esprit domine tout » 69 (πάντων νοῦς κρατεῖ) – et, ainsi, les « dispose » et les « met en ordre ». Platon a nommé « dialectique » ce double mouvement propre au λόγος, 70 mouvement de distinction (διάκρισις) et d’unification (σύνκρισις) : la dialectique est la puissance interne au λόγος, à la fois la puissance d’atomisation, qui fragmente l’indéfini originaire pour en isoler chaque élément, et la puissance de recollection et de rassemblement (λέγειν) de ces 71 éléments sous le « joug » (ζυγόν) de l’Idée qui « assemble et tient liée » la cohésion de l’ensemble. La dialectique est le savoir propre au philosophe, qui est « amoureux des divisions et des synthèses » et se définit par « la capacité à porter ses regards vers une unité qui soit, par nature, unité d’une 72 multiplicité », et c’est cela qui définit le dialecticien : « Celui qui est 73 capable d’avoir une vue synoptique est dialecticien ». La philosophie grecque est θεωρία, c’est-à-dire vision, et cette vision est synoptique : la théorie est vision de la multiplicité dans son unité et de l’unité de cette multiplicité. Cette unité ordonnée de parties différenciées et redisposées par le λόγος, c’est ce qui définit la Totalité (τὸ ὅλον) : la Totalité 74 est l’unité (ἑνότης) de ces différences (διαφορά) , elle est ainsi toujours en soi totalisation, parce qu’elle n’est pas donnée – ce qui est donné, c’est le Tout – mais doit être conquise et ordonnée par le processus dialectique de séparation et de rassemblement. Si le Tout est en son essence nature – et Pan était dans la Grèce archaïque le dieu de la nature aorgique, celui qui inspirait
la peur panique –, la Totalité est en son essence logique. Le λόγος est la Totalité comme telle, et la philosophie, en tant que logique, se meut dans la 75 Totalité de cette « sphère bien ronde » (εὐκύκλου σφαίρης) . L’exigence propre de la philosophie sera alors de penser la Totalité, et c’est ce qui la distingue d’emblée des sciences qui n’abordent jamais qu’une partie de cette Totalité, qu’elles présupposent, et dont elles ne sont jamais qu’un moment déterminé. Pour distinguer la philosophie comme telle, c’est-à-dire la pensée de la Totalité, de ses sous-parties que sont les sciences régionales, les Grecs circonscrivirent ainsi une science première, qui plus tard prendra le nom de métaphysique. Mais si le Tout est impensable en soi, parce qu’il n’est 76 ni déterminable, ni totalisable, ni achevable , la Totalité risque fort de rester impensable pour nous, parce qu’aucun homme ne peut avoir la connaissance particulière de toutes les sciences particulières : une science de la Totalité est impossible, « une telle science ne peut faire l’objet d’aucune maîtrise (τέχνη), 77 car les sciences sont sans doute en nombre infini », et c’est donc la spécificité de la philosophie par rapport aux sciences qui est en question. Le sage diffère en effet des savants en ce que son savoir n’est pas spécialisé, et la Sagesse ne peut pas consister en une trompeuse « compilation de savoirs » 78 (πολυμαθίη) . La question de la possibilité de la métaphysique repose donc dans celle de la connaissance de la Totalité. Or la dialectique de la totalisation est tout uniment distinction et unification : si les sciences particulières s’attachent à distinguer et analyser les parties différentes de la Totalité, la philosophie aura pour objet propre son unité. Ainsi, quand Platon distingue la Totalité du Tout, c’est pour reconnaître que « la Totalité (τὸ ὅλον) est une certaine forme unique (ἕν τι εἶδος) provenant des parties, qui diffère de 79 toutes les parties ». Le philosophe est alors celui qui prend pour objet non pas « toutes les parties », mais la « forme unique » ; non pas le contenu, mais le contenant (περιέχον) : c’est-à-dire l’Universel (τὸ καθόλου), qui, comme son nom l’indique (καθ’ὅλον), est ce qui dit la Totalité. L’Universel est la forme qui détermine et fait connaître chaque chose particulière 80 (κατηγορεῖσθαι καθ’ἑκάστου) , et les maintient dans son unité : l’Universel est la catégorie de la Totalité. La métaphysique sera donc « science de
l’Universel » (καθόλου ἐπιστήμη), « car celui qui connaît l’Universel connaît d’une certaine manière tous les cas particuliers qui tombent sous 81 l’Universel ». La métaphysique est logique de la Totalité, c’est-à-dire totalisation dans l’élément du λόγος d’un donné préalablement défini par ce même λόγος, et la dialectique est le processus de cette totalisation : la Sagesse que recherche la philosophie est cette Totalité rationnelle unifiée, c’est-à-dire « le Sage » (τὸ 82 Σοφόν) en lequel « tout est un » (ἕν πάντα εἶναι) . Mais la métaphysique n’est totalisation qu’en tant qu’elle est critique : elle est pensée de la Totalité, c’est-à-dire de l’articulation des différences déterminées dans une unité, parce qu’elle est critique de l’indéterminé, c’est-à-dire de l’infini, renvoyé au néant, et c’est ainsi qu’Aristote disqualifiait les tentatives d’Anaximandre ou Anaxagore pour penser l’infini : « Croyant parler de l’être, ils parlent en 83 réalité du néant . » La thèse fondamentale de la métaphysique est énoncée 84 par Héraclite : le λόγος « critique tout » (πάντα κρινεῖ) , et le propre de la métaphysique est d’instituer la Raison pure en seule et unique instance critique. § 4. CRITIQUE DE LA TOTALITÉ
C’est cette thèse que Kant est venu ébranler. La philosophie des Lumières se voulait critique, et elle l’était en effet : mais seulement comme épiphénomène, tardif et dérivé, de la critique métaphysique, qui consiste à convoquer tout phénomène devant le tribunal de la raison. Le criticisme est 85 alors « une révolution totale » (eine gänzliche Revolution) , qui consiste à 86 soumettre « la raison pure, c’est-à-dire la raison en soi », au tribunal de la 87 critique, et ainsi à « critiquer le pouvoir de la raison en général ». La raison a pour exigence propre la recherche de l’Inconditionné, c’est-à-dire de « la Totalité des conditions » : « Le concept transcendantal de la raison n’est autre 88 que celui de la Totalité (Totalität) pour un conditionné donné », et la critique de la raison pure portera ainsi sur « l’idée de Totalité absolue (die
89
Idee der absoluten Totalität) ». Le problème de la métaphysique est celui de la possibilité d’une connaissance totale ; la connaissance est réglée par le critère de vérité, définie 90 par la « concordance » ou l’« accord » (Übereinstimmung) d’un concept et d’un contenu : la critique de la raison pure spéculative doit consister à évaluer les conditions d’une concordance entre les idées de la Totalité, c’est-à-dire l’Universel, et le donné intuitif. La position fondamentale de Kant consiste à aborder la question de la métaphysique « au point de vue d’un homme », c’est-à-dire « à partir de la condition subjective (von der subjektiven 91
92
Bedingung) », et à ne traiter jamais que de la « raison humaine ». Or l’intuition humaine est assignée aux limites de la sensibilité, qui ne peut jamais lui donner que du conditionné : la vérification expérimentale de l’Universel est impossible. Si la critique conclut à l’impossibilité de la métaphysique, c’est en posant l’expérience humaine comme seule instance de vérification des concepts. La révolution kantienne consiste donc à récuser que la raison pure soit l’instance critique, pour poser à sa place la finitude subjective, seul terrain où peut s’opérer la critique : et c’est ainsi que Kant peut critiquer la « déduction mystique des idées » du platonisme, qui les 93
« dérive de la raison suprême, d’où elles ont passé dans la raison humaine ». 94 Mais il y a là « le vice d’une raison renversée » qui pose comme point de départ ce qui n’est qu’un résultat : « On commence par prendre pour fondement, en la considérant comme hypostatique, la réalité effective d’un principe de l’unité finale. » La critique kantienne consiste en cela à définir comme « mystique » toute la métaphysique, et à définir cette mystique par une « inversion » de la rationalité, qui inverse le rapport entre l’entendement, c’est-à-dire la finitude, et les Idées, c’est-à-dire la Totalité. La métaphysique est l’hypostase de la raison, qui consiste à « transporter des représentations hors de soi comme des choses véritables » et ainsi à « transformer ses 95
représentations en objet » ; elle se caractérise par une erreur initiale, une « interprétation erronée », qui la conduit finalement à « hypostasier l’idée de 96
l’ensemble total de toute réalité », c’est-à-dire à objectiver l’Universel. Cette tentation est certes inévitable et appartient à la raison : le mouvement qui
consiste à régresser des particularités conditionnées par l’expérience pour s’élever vers la Totalité absolue des conditions est la dialectique, mais l’instance critique qu’est la subjectivité finie impose d’y reconnaître une « logique de l’apparence », qui permet de « multiples jongleries métaphysiques » mais ne traite jamais que de formes vides. La Critique de la raison pure est ainsi critique de la configuration métaphysique de la rationalité, laquelle est une « inversion » de la raison : elle est tout à la fois destitution de la raison comme instance critique, dissipation de l’illusion mystique de la Totalité et « critique de l’apparence 97 dialectique ». La condition subjective impose de renoncer à la tentation d’une connaissance totale : il ne nous est pas possible de conquérir la Totalité par la voie analytique, c’est-à-dire par régression des parties à la Totalité, et l’Universel reste donc pour nous forme vide. Reste à préciser les rapports de la finitude à la fois au Tout (de la nature) et à l’Universel (de la raison). Le Tout de la nature est certes inconnaissable, mais il peut être donné : dans le 98 sentiment du sublime, qui est intuition de l’« informe » (Formlosigkeit), de 99 l’« illimité » (Unbegrenztheit) comme tel, c’est-à-dire expérience de 100 « l’infini donné » (das gegebene Unendliche) . Aucune connaissance ne saurait s’y fonder, puisqu’il s’agit là d’une « intuition (de l’imagination) pour 101 laquelle un concept adéquat ne se peut jamais trouver ». L’infini est donné mais demeure hors de prise : dans l’épreuve de cet infini, « l’esprit entend la 102 voix de la raison dont l’exigence est celle de la Totalité », mais ne peut la satisfaire, et le sentiment du sublime n’est autre que celui de l’inadéquation entre l’infini et la Totalité : « C’est précisément parce qu’il y a dans notre imagination un effort pour progresser vers l’infini, dans notre raison une exigence de Totalité absolue considérée comme une idée réelle, que l’inadéquation, par rapport à cette idée, de notre faculté d’évaluer la grandeur 103 des choses dans le monde sensible suscite le sentiment » du sublime. Le Tout ne peut donc être éprouvé que dans l’émotion – en l’occurrence, un 104 « plaisir négatif » éprouvé par la « violence » que fait la nature à notre 105 imagination : il est « un étonnement qui confine à l’effroi » – la panique.
Le sentiment du sublime confirme ainsi l’impossibilité de l’adéquation entre l’Universel et le donné intuitif, mais il est dans le même moment le 106 « sentiment de la présence en nous d’une faculté suprasensible », il est « une disposition où l’esprit est ouvert aux idées » et y reconnaît la dignité de sa nature : il est « disposition à ressentir les idées pratiques, donc disposition 107 au sentiment moral ». Si l’Universel est inconnaissable parce qu’invérifiable par intuition sensible, il est en effet régulateur, et le respect de ses règles définit la moralité. La raison pure n’est en effet pas seulement théorique, elle est également pratique, et la pratique est le domaine où elle 108 « prouve par ses actes sa réalité et celle de ses concepts ». La pratique est alors, dans la plaine de l’expérience, vérification des concepts de la raison. 109 Cette vérification s’opère d’abord par la « raison technico-pratique », qui donne à l’action les règles de l’habileté et de l’efficacité ; ces règles demeurent cependant relatives, et c’est en tant que « raison éthico-pratique » que l’Universel peut conquérir une effectivité. Si, en effet, l’Universel reste forme vide pour l’entendement humain, qui ne peut jamais le déterminer, c’est-à-dire le remplir par intuition, cette forme a cependant le pouvoir de déterminer l’action, et c’est ce qui définit la raison pratique, qui « doit pouvoir 110 déterminer la volonté par la seule forme de la règle pratique ». Le propre de la raison pratique est donc d’inverser le rapport de l’Universel et du particulier : au lieu que ce soit à la particularité de déterminer le concept en lui donnant son effectivité, comme c’est le cas dans la connaissance, c’est ici le concept qui détermine la particularité, en lui fournissant la loi de son action : « Dans ce cas, la loi détermine immédiatement la volonté, l’action qui 111 lui est conforme est bonne en soi ». Le domaine où doit être abordée la question de la métaphysique n’est donc plus celui de la connaissance, mais celui de l’action : la volonté est recherche de la « concordance » ou de 112 « l’accord (Übereinstimmung) de la nature avec le but total » de l’être raisonnable, elle est le lieu de la vérité. La vérité ne peut pas être connue, mais elle doit être faite ; l’idéal est inconnaissable, mais il est législateur : si la finitude subjective dispose d’idées universelles qu’elle n’a pas le pouvoir de vérifier par régression des parties au tout, elle a cependant le pouvoir de la
vérifier par progression du tout aux parties, par la moralité qui fait de chaque action une particularisation de cet Universel. La leçon du criticisme consiste par suite à montrer que la totalisation – la vérification empirique de l’Universel – n’est pas le fait de la connaissance, mais de la pratique : l’action bonne, la vertu, est à chaque fois déduction d’un Universel auquel l’entendement n’a pas le pouvoir d’accéder par induction. Mais la volonté individuelle, si elle peut être bonne, n’a pas le pouvoir de réaliser l’idéal de la raison à elle seule : cette effectuation « ne peut être réalisée par le seul effort d’une personne singulière en vue de sa propre perfection morale, mais exige sa réunion en un tout en vue de la même fin d’un système d’hommes bien intentionnés seul à même par son unité de 113 réaliser ce bien ». À la volonté bonne appartient donc un devoir qui est « devoir du genre humain envers lui-même », et qui consiste à instaurer un « royaume de la vertu », c’est-à-dire une « société éthique, et, pour autant que ces lois sont publiques, une société civile éthique, ou encore un être en 114 commun (gemeine Wesen) éthique », c’est-à-dire une communauté (Gemeinwesen) : la volonté individuelle est déterminée à « agir en vue d’un 115 Tout », et le devoir de l’humanité est donc d’« édifier un tout éthique 116 absolu ». La Totalité rationnelle unifiée que recherche la philosophie, c’est-à-dire le Σοφόν, est le rassemblement de l’humanité en une communauté éthique. Mais cette communauté éthique se distingue de la communauté politique : l’état juridique civil est le rassemblement des hommes par leur soumission à des lois de contraintes, alors que l’état éthique et civil est « celui où ils sont unis sous des lois qui ne contraignent pas, c’està-dire de pures lois de la vertu ». La communauté éthique peut vivre au sein de la communauté politique, mais ne s’y confond pas : la communauté éthique n’est pas un « État éthique ». Par suite, si l’idée d’une telle communauté éthique est l’idéal téléologique de l’humanité, elle ne saurait être instituée politiquement : elle ne peut reposer elle-même que sur la vertu. L’idée de cette Totalité a sa réalité objective dans la raison humaine, mais, « subjectivement, on ne peut cependant jamais espérer de la bonne volonté 117 des hommes qu’ils se décident dans la concorde à travailler à cette fin ».
Cette idée est certes sublime, elle peut déterminer la volonté individuelle, mais elle demeure forme vide : « L’idée sublime, jamais pleinement réalisable, d’une communauté éthique, se rétrécit dans des mains humaines ; elle devient alors institution qui, pouvant sans doute n’en représenter que la forme, se trouve en ce qui concerne les moyens d’ériger une telle Totalité très 118 limitée par les conditions de la nature humaine sensible . » La question de la pratique doit en effet être elle-même abordée du point de vue de la condition subjective, c’est-à-dire de la finitude humaine, laquelle se définit par la dualité de l’intelligible et du sensible. La volonté est en cela soumise à un double régime de détermination : « La nature sensible d’être raisonnable en général est l’existence de ces êtres sous des lois empiriquement conditionnées, et par conséquent, elle est pour la raison hétéronomie. La nature suprasensible de ces mêmes êtres est au contraire leur existence sous des lois qui sont indépendantes de toute condition empirique et 119 ressortissent donc à l’autonomie de la raison pure . » La moralité, définie comme autonomie de la volonté, est en l’homme constamment soumise à la loi d’hétéronomie qu’impose à l’homme sa « nature finie, parce qu’il a des besoins ; et ces besoins concernent la matière de sa faculté de désirer, c’est-à120 dire quelque chose qui se rapporte à un sentiment de plaisir ou de peine ». La volonté est donc déterminable par la forme pure de l’Universel, mais elle 121 est également « pathologiquement déterminable », c’est-à-dire constamment exposée à « une hétéronomie de l’arbitre, c’est-à-dire une dépendance à l’égard de la loi naturelle qui fait qu’on suit une impulsion ou une inclination quelconque ; et alors la volonté ne se donne pas elle-même la loi, mais seulement le précepte d’obéir, en usant de la raison, à des lois 122 pathologiques ». L’établissement du « tout éthique absolu » reste donc impossible, on ne peut pas « s’attendre à pouvoir charpenter à partir d’un bois aussi courbe quelque chose de parfaitement droit », et un tel tout éthique « n’est donc pas une œuvre dont la réalisation pourrait être attendue des 123 hommes, mais seulement de Dieu ». La Totalité métaphysique demeure donc une idée de la raison : la totalisation se heurte donc toujours au même obstacle, celui de la finitude de la condition humaine.
§ 5. SYSTÈME ET TOTALITÉ
Kant reconnaît la métaphysique comme pensée de la Totalité, pour en constater l’impossibilité : la Totalité reste, tant dans le champ théorique que dans le champ pratique, une forme vide, c’est-à-dire un simple Universel, qui doit être, mais n’est pas. Le propre de la pensée critique consiste ainsi à s’installer à demeure dans l’élément de la finitude, c’est-à-dire de la différence – entre le sujet et l’objet, entre le concept et l’intuition, entre l’Universel et le particulier – tout en admettant à la fois que la philosophie est pensée de l’Absolu et que la vérité est synthèse de ces différences. C’est cette contradiction de départ que lui reproche Hegel : reconnaître que la vérité est unité et se tenir dans la séparation, c’est se condamner d’emblée à l’échec. « Le criticisme kantien est seulement une philosophie de la subjectivité », écrit-il ainsi dans l’Encyclopédie, « elle demeure prise dans ce qui est fini et non vrai, à savoir une connaissance qui, seulement subjective, a pour condition une extériorité et une chose en soi qui est l’abstraction de ce qui est 124 sans forme, un au-delà vide ». La pensée de la vérité totale, c’est-à-dire de l’Absolu comme unité de toutes les différences, ne peut donc pas procéder à partir de la finitude et de la séparation : elle doit au contraire se déployer dans l’élément même de l’unité ; elle ne doit pas s’arc-bouter sur un concept conçu comme forme vide en attente d’un remplissement intuitif, mais prendre le point de vue de leur unité. La rupture de Hegel avec Kant consiste donc à récuser le point de vue de la condition subjective pour prendre le point de vue de l’Absolu lui-même, et il formulait ainsi cette exigence : « Il ne faut pas voir avec les yeux naturels ni penser avec l’entendement fini : il faut regarder avec l’œil du concept, de la raison », et le « principe spirituel » de la philosophie est en cela « la Totalité de tous les points de vue (die Totalität 125 aller Gesichtspunkte) ». L’Absolu ne peut pas être conçu comme un tout substantiel opposé à un sujet fini qui tenterait, vainement, de s’y égaler, mais doit être conçu comme sujet – il est le Sujet –, et il a la puissance de se poser lui-même comme effectivité substantielle : « La substance vivante est l’être qui en vérité est sujet, ou, ce qui veut dire la même chose, qui est en vérité effectif dans la
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mesure où elle est le mouvement de la position de soi-même ». Un tel changement de perspective serait pour Kant purement dogmatique, en ce qu’il admet la réalité objective de l’Universel, c’est-à-dire d’une forme abstraite indéterminée : tout le propos de Hegel consiste à affirmer que c’est le point de vue de la finitude qui est abstrait, parce qu’il s’isole et se coupe ainsi d’emblée d’une plénitude substantielle dogmatiquement posée comme autre. La Totalité, disait Aristote, « c’est ce qui n’a rien à l’extérieur de soi. Ce à quoi il manque quelque chose qui existe hors de lui, cela n’est pas un tout, 127 quoi que ce soit qui manque » : dès lors, la position kantienne qui considère le sujet fini comme extérieur à la Totalité est inconséquente ; penser la Totalité, c’est admettre que je suis partie intégrante de la Totalité, et que celle-ci ne m’est certainement inaccessible, puisque j’en suis. La philosophie est pensée de l’Idée, mais « cette Idée elle-même est, en tant que telle, l’effectivité des hommes, non pas l’Idée qu’ils en ont, mais celle qu’ils 128 sont ». Le philosophe est certes un homme, à ce titre fini, et il doit donc assumer sa finitude : mais l’assomption philosophique de la finitude consiste 129 à « se savoir comme un moment » de la Totalité, et à penser sa propre position au sein de cette Totalité : tout l’enjeu de la philosophie consiste donc à ne pas poser dogmatiquement la conscience comme instance inébranlable de la pensée, mais au contraire à la reconnaître comme « un maillon 130 organique (ein Glied) dans le cercle de la philosophie », et à admettre que l’Absolu est « l’instance même qui pose » (das Setzende selber). La finitude ne saurait donc fournir quelque fondement que ce soit à la pensée, elle n’est elle-même qu’un moment déterminé de l’autoposition de l’Absolu : « C’est l’Esprit absolu lui-même, qui, afin d’être pour soi le savoir de soi-même, se différencie en soi-même et pose par là la finitude de l’Esprit à l’intérieur de 131 laquelle il devient à soi-même objet absolu du savoir de soi-même » – et la pensée de Hegel est ainsi la restauration de l’empire du λόγος après l’épisode révolutionnaire kantien. En toute rigueur des termes, d’ailleurs, Hegel ne pense plus la finitude comme sujet, mais comme individu, c’est-à-dire 132 « atome individuel », résultat du processus d’individuation de l’Universel. La position critique est en cela celle de la vanité et de la présomption ; le
sérieux philosophique impose au contraire à l’individu de reconnaître son insignifiance, et de s’oublier : « La participation qui, dans l’œuvre totale de l’Esprit, échoit à l’activité de l’individu ne peut être qu’infime ; c’est pourquoi 133 il faut que celui-ci, conformément à la nature de la science, s’oublie ». Affirmer que la philosophie est pensée de l’Absolu impose en effet de comprendre cette proposition au double sens du génitif, subjectif et objectif. C’est l’Absolu qui pense, et il se pense lui-même : « La philosophie est connaissance de la raison et cela pour autant que la raison est consciente 134 d’elle-même comme de tout être . » La Science n’est pas une prestation de 135 la subjectivité finie, elle « n’est pas un être ou un agir subjectif du sujet » : 136 elle est « l’Esprit qui se sait comme Esprit », et le Savoir absolu est le savoir de soi par l’Absolu lui-même. Dès lors, la seule méthode philosophique authentique consiste bien pour l’individu à s’oublier : la conscience finie doit « se retenir d’agir et regarder en spectatrice », sa pensée est « un agir se dissolvant lui-même et faisant de lui-même un moment du tout », et l’activité scientifique ne consiste pas à produire, à élaborer ou à constituer quoi que ce soit, mais tout au contraire à s’abstenir, à « renoncer à son engagement propre dans le rythme immanent des concepts, ne pas 137 intervenir dans lui par l’arbitraire et une sagesse d’autre provenance ». La méthode consiste à ne pas soumettre le contenu effectif à des règles et préceptes élaborés par l’individu, mais au contraire à le laisser se déployer dans le mouvement immanent de son autoposition, c’est-à-dire dans le syllogisme. Le syllogisme est l’essence même du Vrai, c’est-à-dire son déploiement immanent : « La définition de l’Absolu est qu’il est le syllogisme ou, si cette détermination est exprimée comme proposition : “Tout est syllogisme.” Tout est concept, et toute existence (Dasein) est la différence des 138 moments de ce concept . » Le mouvement interne au concept, par lequel il pose son moyen-terme, ou sa différence, pour s’accomplir dans sa synthèse, est la dialectique. La dialectique n’est en rien la mise en ordre formelle du contenu par le point de vue fini, elle est « le développement immanent du concept », elle est la vie même du λόγος qu’avait mise au jour Platon, et en cela elle constitue « la méthode absolue du connaître et en même temps l’âme
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immanente du contenu lui-même ». La dialectique syllogistique est ainsi l’effectuation même du concept, son auto production : « C’est le concept seul 140 qui a une réalité effective de telle sorte qu’il se la donne lui-même », et la vérité n’est alors plus conçue comme simple « concordance » entre un concept et un contenu qui serait autre, mais comme « effectuation » (Verwirklichung) du concept lui-même, c’est-à-dire processus (dialectique) par lequel il se donne lui-même son propre contenu parce qu’il le produit à partir de lui-même : « La vérité signifie précisément un accord du concept avec son effectivité (Übereinstimmung des Begriffs mit seiner Wirklichkeit) », 141 et la vérité est en cela « l’Idée dans l’effectuation d’elle-même » – et si la vérité est adéquation ou concordance, ce n’est que sous la forme tautologique 142 de « l’accord avec soi-même » (Übereinstimmung mit sich selbst). La Totalité constituée par le concept ainsi effectué est l’Idée, qui est à la fois « l’infinie puissance » et « le contenu infini, tout ce qui est essentiel et vrai, et contient sa propre matière qu’elle donne à élaborer à sa propre activité. Car elle n’a pas besoin, comme l’acte fini, de matériaux externes et de moyens 143 donnés pour fournir à son activité aliment et objet ». Il n’y a rien d’extérieur à l’Idée, ou plus précisément tout ce qui semble extérieur à l’Idée n’est qu’illusion : « Tout ce qui n’est pas cette réalité posée par le concept luimême n’est qu’existence empirique passagère, simple opinion, contingences extérieures, apparition ou phénomène sans substance, non-vérité, 144 illusion . » L’Idée est en cela « la puissance absolue. Elle se manifeste dans 145 le monde et rien ne s’y manifeste qui ne soit elle » : penser, pour la conscience finie, c’est donc se reconnaître comme une manifestation déterminée de l’Idée absolue. La sagesse consiste ainsi, pour la conscience, à se savoir comme phénomène de l’Esprit, et c’est pourquoi le commencement de la science est une phénoménologie de l’Esprit : l’Esprit, et non la conscience finie, est l’instance de constitution, et en vérité de production, de la phénoménalité ; et le phénomène n’est donc pas une forme distincte de l’en-soi : au contraire, « le phénomène est le surgir et disparaître qui luimême ne surgit ni ne disparaît, mais est en soi, et constitue l’effectivité et le
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mouvement de la vie de la vérité ». La pensée proprement philosophique, c’est-à-dire spéculative, consiste certes à assumer la différence qu’en tant que conscience finie je suis, non pas cependant pour en faire une position inexpugnable, mais pour penser son statut et sa fonction dans la Totalité comme telle : il s’agit non pas de réduire le phénomène à la conscience, mais de le fonder dans le mouvement substantiel de la dialectique pour en dégager la fonction positive. Si l’Absolu est unité des différences, et si ces différences ne peuvent pas être posées comme extrinsèques à son essence, alors l’Absolu inclut en lui à la fois la production de ses différences et leur unification. Le moment de la détermination et de la différenciation est celui de la négation, et la conscience est le lieu, et l’épreuve, de la négation. Et cette négation n’est pas rien, elle est le mouvement même de l’autodétermination de l’Absolu : « L’inégalité qui a lieu dans la conscience entre le Je et la substance qui est son objet est leur différence, le négatif en général. On peut le regarder comme le manque des 147 deux, mais il est leur âme ou ce qui les meut . » La conscience est l’inadéquation à sa propre essence et l’expérience est la tentative pour surmonter cette inadéquation. Cette tentative est, pour la conscience, vouée à l’échec ; c’est là le malheur de la conscience, et son calvaire, qui consiste à ne vivre que sa propre inadéquation à son essence, et à ne la surmonter que dans sa propre abolition. Mais cet échec pour la finitude a sa positivité pour l’Absolu, puisqu’il impose alors une autre tentative, et l’échec de la conscience est le moteur de la dialectique qui permet le développement de la 148 « série des expériences de la conscience » dont seul l’ensemble est susceptible de procurer son effectivité à l’Universel : « Quand on saisit le résultat tel qu’il est en vérité, comme négation déterminée, du coup a surgi immédiatement une forme nouvelle, et dans la négation s’est opéré le passage par quoi le processus de soi-même se dégage à travers la série complète des 149 figures . » L’expérience est la vérification du concept, mais mon expérience est impuissante à vérifier l’Absolu, elle n’est qu’un maillon (Glied) de la série complète des expériences de l’Esprit. Je ne suis pas le sujet de l’expérience ; l’Esprit seul est sujet et, en vérité, il fait une expérience avec moi ; je suis le
lieu de son autodifférenciation, en lequel il pose ses propres déterminations et se les approprie : « On appelle expérience justement ce mouvement où l’immédiat, le non-expérimenté, c’est-à-dire l’abstrait, que ce soit de l’être sensible ou de l’être seulement pensé, se rend étranger à lui-même (sich entfremdet), puis fait retour à lui-même à partir d’une telle séparation, et par 150 là seulement se présente dans son effectivité et sa vérité . » Mon expérience n’est qu’un maillon dans l’ensemble des expériences par lesquelles l’Absolu conquiert son effectivité, et dès lors il est vain d’exiger, comme le faisait Kant, que l’Absolu s’atteste dans mon expérience ; l’Universel est certes une forme vide, mais il n’est que le commencement du processus : « Le Commencement, le principe, ou l’Absolu tel que d’abord il se trouve énoncé, est seulement l’Universel. » La « série totale » des expériences de la conscience est alors le processus par lequel cet Universel conquiert son effectivité, et ce n’est qu’à la fin qu’il acquiert donc la plénitude de la Totalité : « Le Vrai est le tout. Mais le tout n’est que l’essence s’accomplissant (vollendende Wesen) par son développement. De l’Absolu il faut dire qu’il est essentiellement résultat, que c’est seulement au terme qu’il 151 est ce qu’il est en vérité . » C’est pourquoi la Science n’est possible qu’à la fin et qu’Aristote, penseur du Commencement, ne pouvait en effet attribuer à la métaphysique que la connaissance de l’Universel. Ce processus d’accomplissement de l’Universel par la médiation de la série des expériences est l’Histoire. La temporalité ne doit donc plus être conçue comme forme de la subjectivité finie, mais comme déploiement du Sujet absolu, c’est-à-dire comme Histoire universelle : l’Histoire est « l’explicitation et la réalisation de 152 l’Esprit universel ». L’Universel ne peut acquérir son effectivité qu’au terme de l’Histoire, et l’essentiel ici est d’« être convaincu de ce que le Vrai a la nature de percer lorsque son temps est venu et qu’il n’apparaît que lorsque 153 ce temps est venu ». La Science n’est pas le fait d’un individu fini, s’appelât-il Hegel, elle est le résultat de l’Histoire universelle, et Hegel précisait ainsi dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie que « notre philosophie est essentiellement le résultat historique de toutes les philosophies antérieures. Elle est l’œuvre de deux mille cinq cents ans, elle
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est ce que l’Esprit a élaboré ». L’essence de cette Histoire est la philosophie, c’est-à-dire la marche vers le Σοφόν, et la Science est la « conclusion » de cette Histoire, elle recueille dans l’élément du concept un savoir produit par l’Histoire : « Elle saisit, en conclusion, son propre concept, 155 c’est-à-dire ne fait que ramener son regard en arrière sur son savoir . » La Science est donc, en son essence, récapitulation : elle récapitule toute la série des expériences par laquelle l’Absolu a produit sa propre effectivité et rassemble dans l’unité du concept toute la série de ces médiations, elle est en cela encyclopédie : « La philosophie est essentiellement encyclopédie en tant que le vrai peut seulement comme Totalité, et seulement moyennant la différenciation et la détermination de ses différences, être la nécessité de 156 celles-ci . » L’encyclopédie philosophique se différencie du simple agrégat de savoirs, de leur simple mise en ordre, qui ne leur donne pas leur unité propre. Si l’encyclopédie reprend toute la série des expériences, c’est pour les libérer de leur déploiement historique et les rassembler dans le seul élément du concept : l’ordre de la série ne sera donc plus temporel, mais logique. En cela, la philosophie est système : « Le même développement de la pensée, qui est exposé dans l’Histoire de la philosophie, est exposé dans la philosophie elle-même, mais libéré de cette extériorité historique, purement dans l’élément de la pensée. La pensée libre et vraie est en elle-même concrète, et ainsi elle est Idée, et, en son universalité totale, l’Idée ou l’Absolu. La science de ce dernier est essentiellement système, parce que le vrai en tant que concret est seulement en tant qu’il se déploie lui-même et se recueille et 157 retient dans l’unité, c’est-à-dire en tant que Totalité . » La philosophie n’est donc pas critique, elle est systématique, et le système est la pensée de la Totalité. Mais, si Hegel peut penser la Totalité alors qu’Aristote ne pouvait penser que l’Universel, c’est que l’Histoire universelle a vérifié cet Universel et lui a procuré son contenu effectif : l’Idée absolue, en tant que Totalité, est « l’universalité vérifiée (die bewährte Allgemeinheit) dans le contenu concret 158 comme dans son effectivité », et l’Histoire n’est rien d’autre que cette patiente vérification de l’Universel – c’est-à-dire le processus de la totalisation.
§ 6. ÉTHIQUE ET TOTALITÉ
Mais, si l’Histoire est la série des expériences par laquelle l’Esprit conquiert son effectivité, il ne saurait plus être question d’opposer l’Idéal et le réel : ce que montre l’Histoire, c’est que « l’Esprit est actif. L’activité est son essence. Il est son propre produit […]. L’Esprit est essentiellement actif, il se fait ce qu’il est en soi, son acte, son œuvre ; il devient ainsi son objet et se 159 place devant soi comme réalité existante ». L’Histoire est la réalisation de l’Idéal, l’auto-effectuation de l’Esprit c’est-à-dire la production d’un monde spirituel, « le monde de l’esprit que l’Esprit produit à partir de lui-même 160 comme une seconde nature (als eine zweite Natur) ». De même que la question du Vrai, comme concordance du concept et de l’intuition, ne peut pas s’en tenir au point de vue de la finitude mais doit se situer au point de vue de l’Absolu lui-même, de même la question du Bien, comme concordance de l’Idéal et du réel, ne peut être abordée dans le cadre de l’activité individuelle, 161 mais doit se penser comme « l’acte total » par lequel l’Esprit conquiert la totalité de son contenu. Le sujet kantien reste abstrait : en usant de « cette possibilité absolue de s’abstraire de toute détermination », il conquiert certes le concept de liberté, mais ce concept reste purement formel, et il n’y a là que 162 « la liberté du vide » qui est « fuite devant tout contenu » et se condamne d’emblée à l’impuissance : le vertueux « se gonfle et gonfle sa tête et celle des 163 autres, mais c’est une boursoufflure vide ». Le criticisme, tout comme il abstrait d’emblée la conscience de l’effectivité de son savoir, abstrait d’emblée la volonté de l’effectivité de son activité, et instaure ainsi une différence entre ce que l’individu veut et ce qu’il fait. Mais l’individu n’est rien d’autre que ce qu’il fait, il est la « série de ses actes » : « On distingue souvent entre les actions d’un homme et ce qu’il est intérieurement. Dans l’Histoire cette distinction n’a aucune vérité : l’homme n’est que la série de 164 ses actes . » Dès lors, une philosophie de la pratique ne peut pas s’en tenir à déterminer un simple devoir-être qui, s’il n’a pas d’effectivité, n’est rien, mais doit penser les actes effectifs et concrets des individus : si la vérité est effectuation, alors le seul critère de la pratique est l’efficacité.
Et les actes de l’individu ont en effet une rationalité qui leur est propre. L’homme n’est pas un animal, son activité n’a pas l’immédiateté de l’instinct ni n’est enfermée dans un cercle étroit de besoins dont la satisfaction est immédiatement déterminée par ses organes : l’activité humaine est toujours médiatisée et suit ainsi des règles et des techniques qui n’ont rien de naturel mais sont propres à telle ou telle communauté. Les savoir-faire, les habitudes, les coutumes constituent un ensemble de déterminations de la pratique qui lui préexiste, en laquelle l’individu se tient, et par laquelle il se forme lui-même : « L’individu trouve l’être de son peuple comme un monde déjà prêt et fixé auquel il doit s’incorporer. Il doit s’approprier cet être substantiel en sorte qu’il en imprègne sa mentalité et les aptitudes qui lui permettront de devenir 165 quelque chose. L’œuvre est là, et les individus doivent s’y conformer . » Un individu ne puise jamais ses possibilités dans la nature, mais dans l’être de son peuple, qui lui fournit donc sa substance même, le milieu en lequel il évolue, le monde qu’il habite, et cette habitation lui fournit ses habitudes. L’ensemble des habitudes (ἔθος) définit la vie éthique (ἦθος), c’est-à-dire les mœurs propres à une communauté. L’éthicité (Sittlichkeit) est l’effectivité substantielle dont la moralité (Moralität) n’est qu’une formulation seconde et abstraite : « La moralité, ainsi que le premier moment du droit formel, ne sont 166 donc que des abstractions, dont la vérité est constituée par l’éthicité . » En d’autres termes, « la moralité effective n’est que la moralité du Tout, dans 167 l’éthicité ». L’ensemble des habitudes, coutumes, mœurs, rites, lois constitue ainsi un système de déterminations immanent de la pratique, et ce système n’a rien de naturel – ou, plus exactement, il est la « seconde nature » produite par l’Esprit. La « substance éthique » est par suite la réalité effective de l’Esprit : « La substance éthique est donc la substance effective, l’Esprit absolu réalisé dans la multiplicité de la conscience existante ; il est l’essence commune (Gemeinwesen), esprit qui est pour soi en tant qu’il se maintient dans la contre-apparence des individus, et en soi ou substance en tant qu’il les 168 contient dans soi . » Cette substance spirituelle effective dans l’Histoire, en laquelle l’Esprit existe comme monde, est l’« accomplissement » (Vollendung) de l’Esprit, en laquelle son universalité a conquis la plénitude
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de son contenu : elle est « la vérité de l’Esprit » que la science ne connaît que dans l’universalité du concept : « L’Esprit, en tant que volonté, se sait comme se résolvant en lui-même et se remplissant à partir de lui-même […]. En tant que volonté, l’Esprit entre dans l’effectivité, alors que, en tant que 170 savoir, il est sur le sol de l’universalité du concept . » La vérité que recherche la philosophie, la pleine et entière adéquation du concept au réel – c’est-à-dire la Totalité –, a donc son lieu propre dans l’éthicité : « L’éthicité est la vérité pour cette raison que c’est ici que l’effectivité est identique au concept […]. Le concept qui est immédiatement réalisé et se réalise est la 171 vérité […]. L’éthicité est le plan de la vérité . » Non seulement, donc, l’activité individuelle est toujours déterminée par la vie éthique d’une communauté, mais cette vie éthique ne saurait être reléguée comme empirique ou inauthentique : elle est bien au contraire le lieu même de la vérité, l’Esprit devenu monde, et par suite « l’individu n’est vrai que dans la mesure où il participe de toutes ses forces à la vie substantielle et intériorise 172
l’Idée ». Kant opposait la volonté déterminée par un motif pathologique, et la volonté déterminée par la raison pure : Hegel pense la volonté déterminée par des lois et usages, lesquels ne sont rien de naturel mais sont au contraire l’effectivité du rationnel. En d’autres termes, Kant a manqué la raison objective, c’est-à-dire l’Esprit objectivé dans l’Histoire, sous la forme des œuvres, des institutions et des mœurs, lesquels constituent alors une réalité substantielle qui précède et fonde le sujet fini : « L’habitude de cette vie éthique devient une seconde nature (eine zweite Natur) qui, ayant pris la place de la volonté primitive purement naturelle, est l’âme, le sens et la réalité de l’existence empirique des individus, l’Esprit vivant et présent 173 comme un monde . » L’éthicité est le monde de l’Esprit, l’Esprit devenu monde, c’est-à-dire l’existence pratique de l’Universel sous la forme de l’« essence commune » (Gemeinwesen) de laquelle chaque individu tire son 174 essence (Wesen) . Se conformer aux usages, aux lois et aux institutions, c’est alors se laisser déterminer par l’effectivité de l’Esprit. La vertu ne consiste donc pas à opposer aux mœurs de sa communauté des règles
abstraites élaborées par une subjectivité formelle, mais à s’y conformer ; la vertu est la pure et simple conformité-aux-mœurs : et de ce point de vue, « dans une communauté éthique, il est aisé de dire ce que l’homme doit faire, quels sont les devoirs qu’il doit accomplir pour être vertueux. Il n’a rien d’autre à faire qu’à accomplir ce qui lui est indiqué, déclaré et connu dans les 175 circonstances où il se trouve ». La vertu est en cela une « disposition d’esprit » (Gesinnung) parce qu’elle n’est authentique que lorsque l’individu a totalement intériorisé la vie éthique de son peuple et s’y conforme par habitude. Dans la disposition d’esprit éthique, l’individu a pour contenu et pour essence l’universalité même de la substance éthique, et la disposition d’esprit est ainsi ce par quoi l’individu cesse de se singulariser pour se fondre dans l’immanence du tout éthique de son peuple : « La substance est en tant qu’effectivité universelle, et se dissout en une multitude d’individus, mais ces multiples individus sont retournés à l’Universel dans la disposition 176 d’esprit . » La vertu n’est donc rien de difficile, et contre la « présomption morale » de celui qui entend se déterminer par lui-même il faut donc affirmer que, tout comme dans la méthode scientifique, l’individu doit s’oublier : « L’oubli de soi, de même qu’il est un moment de l’amour, est aussi un 177 moment essentiel dans l’éthicité . » Reconnaître la rationalité immanente de la vie éthique, c’est alors inverser le rapport entre morale et activité : il ne s’agit plus de tenter vainement de déterminer l’action par une rationalité purement formelle et opposée au réel, mais de se laisser déterminer par un système rationnel effectivement réel, c’est-à-dire par la figure objective prise par l’Esprit à tel moment de l’Histoire. L’éthique n’est plus une affaire d’activité mais de passivité, et Hegel pouvait paradoxalement affirmer que « les passions constituent 178 l’élément actif » parce qu’elles sont ce qui laisse l’Universel agir en moi. De même que la science doit reconnaître que la conscience est « un moment », un « maillon organique », du savoir total, l’éthique doit reconnaître 179 que « les individus sont des moments de cette substance » qu’est l’éthicité. 180 Il s’agit de se reconnaître comme « l’être en qui l’Esprit agit » – c’est-à-dire d’admettre que le seul sujet réellement actif et libre est l’Esprit lui-même,
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« dont les individus ne sont que les serviteurs et les instruments ». La vertu est alors la soumission sans réserve à la puissance éthique effectivement agissante. La morale kantienne, parce qu’elle oppose des déterminations abstraites à ce qui est, oppose au réel l’irréel, et jouit ainsi de sa pureté en condamnant la perversion du monde ; ce faisant, elle n’est que vanité : « Si la réflexion, le sentiment ou quelque autre forme que ce soit de la conscience subjective considèrent le présent comme vain, se situent au-delà de lui et croient en savoir plus long que lui, ils ne porteront que sur ce qui est vain et, parce que la conscience n’a de réalité que dans le présent, elle ne sera alors 182 elle-même que vanité . » Kant conclut à l’impossibilité du Vrai parce qu’il prétend vérifier l’Absolu dans une expérience finie, sans penser l’intégration de cette expérience dans une série dont elle n’est qu’un maillon organique : pareillement, il conclut à l’impossibilité du Bien parce qu’il ne conçoit que l’action individuelle sans reconnaître son intégration dans « le cercle de la nécessité dont les moments sont les puissances éthiques qui régissent la vie des individus et ont en ces derniers, comme dans leurs accidents, leur représentation, la forme de leur apparaître et leur réalité ». Le point de vue de la finitude est le point de vue de l’apparence, qui se condamne d’emblée au formalisme : le point de vue de l’Universel permet de renvoyer l’individu à son insignifiance, pour penser le Bien effectif, c’est-à-dire la réalisation de l’Esprit dans la seconde nature d’une substance éthique : « Les déterminations éthiques sont la substantialité ou l’essence universelle des individus, qui, par rapport à cette substantialité, ne se comportent que comme des accidents. Que l’individu existe, cela est indifférent à la vie éthique objective, car elle seule 183 est ce qui demeure la puissance qui gouverne la vie des individus . » Pour ce qui est de la moralité individuelle, la seule et unique règle est le conformisme, c’est-à-dire la conformité aux normes immanentes à sa communauté éthique. Le point de vue du sujet fini est donc nul et non avenu, il n’est qu’un accident de la substance éthique : la question du Bien doit être abordée à partir de cette substance éthique effectivement présente. La « configuration » prise par l’Esprit dans l’élément de l’Histoire universelle est l’« esprit d’un
peuple », c’est-à-dire l’âme d’une communauté éthique : « Dans l’élément de l’Histoire universelle, nous n’avons pas affaire à des personnes singulières réduites à leur individualité particulière. Dans l’Histoire, l’Esprit est un individu d’une nature à la fois universelle et déterminée : un peuple, et 184 l’Esprit auquel nous avons affaire est l’esprit du peuple . » La question du Bien, comme adéquation de l’idéal et du réel, ne peut se régler que par la médiation des esprits des peuples, lesquels sont « les maillons (Glied) dans le processus par lequel l’Esprit parvient à la libre connaissance de lui185 même ». Il ne s’agit plus d’envisager vainement et présompteusement l’adéquation du réel à ma visée de l’idéal, mais de penser l’adéquation de la substance éthique d’un peuple avec l’Idée absolue. Il y a donc une histoire de l’éthicité, de même qu’il y a une histoire de l’art, de la religion et de la philosophie, et qui est la série des figures dans la succession desquelles l’Esprit « se développe jusqu’à constituer une seconde nature, un monde qui 186 lui soit adéquat ». Si l’Universel n’existe qu’en acte et que cet acte est l’Histoire, alors la moralité, comme détermination de l’action par l’Universel, ne peut plus être conçue comme suprahistorique ; c’est le principe énoncé par Hegel dès la préface de la Philosophie du droit : « La philosophie, précisément parce qu’elle est la découverte du rationnel, est aussi du même coup la compréhension du présent et du réel et non la construction d’un audelà qui serait Dieu sait où – ou plutôt dont on peut dire où il se trouve, c’est187 à-dire dans l’erreur d’une façon de raisonner partielle et vide ». Il importe donc de penser non seulement l’éthicité de ma communauté, mais en outre de mettre au jour le statut de cette figure de l’éthicité dans le développement de l’Esprit. La succession de ces configurations de l’Esprit est en effet la marche même de l’Histoire universelle, par laquelle l’Esprit parvient tout à la fois à sa vérité et à son effectivité : « Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les configurations de cette marche 188 graduelle . » L’éthicité n’est en cela qu’un moment de l’autoréalisation de l’Esprit : l’Esprit s’objective, mais, en se posant objectivement comme « seconde nature », le Sujet absolu se donne un contenu absolu dans le savoir
duquel il devient conscient de lui-même, et c’est là la finalité immanente du processus historique : « Son but est de parvenir à la conscience de soi-même, 189 ou, ce qui revient au même, de rendre le monde adéquat à lui-même . » § 7. LA TOTALITÉ EN TANT QU’ÉTAT
Le propre de la pensée spéculative est de ne jamais s’en tenir à des déterminations unilatérales et bornées, c’est-à-dire de ne pas poser la fixité et l’immuabilité de la substance, mais de penser son mouvement ; le point de vue de la Totalité conçue comme processus d’auto-effectuation impose alors d’aborder la rationalité du réel dans son historicité. C’est l’étroitesse de son point de vue qui interdit à Kant de le voir : « Pour Kant, l’expérience, la considération du monde ne signifie jamais autre chose que la présence ici 190 d’un chandelier, là d’une tabatière », et la limite fondamentale de sa philosophie pratique tient à ce qu’il ne « pense pas à un système de l’Esprit 191 s’actualisant ». Le point de vue de la subjectivité finie lui interdit d’emblée de saisir la Totalité comme telle et conduit ainsi à manquer l’événement constitutif de la modernité occidentale. La reconnaissance de cet événement est le fondement de la pensée de Hegel, qui affirmait, dès la préface de la Phénoménologie de l’Esprit : « Notre temps est un temps de naissance et de passage à une nouvelle période. L’Esprit a rompu avec le monde qui jusqu’ici était celui de son existence et de sa représentation, et il est sur le point de les précipiter dans le passé pour les y engloutir, engagé qu’il est dans le travail de sa reconfiguration. » L’enjeu de la pensée spéculative est alors de penser ce travail de reconfiguration, sans perdre de vue qu’il y a là un processus en cours, dont il s’agit de mettre au jour les « symptômes » et les « signes avant192 coureurs ». Or la plongée de la pensée dans l’immanence de la substance éthique du présent impose d’emblée d’y reconnaître une rationalisation intégrale des activités humaines. C’est ce que dans ses leçons sur la philosophie moderne Hegel reprochait à Kant de n’avoir pas vu : « La pensée avait étendu son emprise sur le monde, elle s’était attachée à tout, avait tout examiné, transporté ses formes en tout, tout systématisé ; en sorte que l’on
doit procéder dans tous les domaines d’après ses déterminations […]. En théologie, dans les gouvernements et leurs législations, en ce qui concerne la fin de l’État, les métiers et la mécanique, on ne procède toujours que d’après 193 des déterminations générales, de manière rationnelle . » Plonger dans le présent pour mettre au jour la nature des puissances éthiques qui régissent la vie des individus, c’est constater qu’il n’y a plus de déterminations hétéronomes de la volonté, mais que le processus de « purification des pulsions » (Reinigung der Triebe) a posé « les pulsions comme système rationnel de la détermination de la volonté (die Triebe als das vernünftige 194
System der Willensbestimmung) ». Ainsi, la faim est toujours déterminée par des habitudes culinaires ou des interdits alimentaires, et ne trouve jamais satisfaction dans un donné naturel immédiat, mais dans des produits de l’activité humaine, « de sorte que l’homme utilise essentiellement pour sa 195
consommation des produits du travail humain ». Les besoins perdent ainsi progressivement tout fondement naturel, ils deviennent en cela « plus abstraits », et leur satisfaction est elle-même intégrée au tout éthique de la communauté en ce qu’elle est soumise à la « reconnaissance par autrui », si bien, écrit Hegel, que, « en fin de compte, ce n’est plus le besoin lui-même 196
qui doit être satisfait, mais l’opinion ». En d’autres termes, besoins et satisfactions « ont un caractère social […]. C’est ainsi que tout élément 197
particulier devient un élément social », et dans le besoin lui-même la volonté est déterminée par l’universalité immanente de l’essence commune à la société. Et non seulement la modernité occidentale est avènement d’une vie éthique effectivement rationnelle, c’est-à-dire d’une « seconde nature » intégralement spirituelle de laquelle l’individu tire toutes ses habitudes, mais encore cette substance parvient à la clarté du concept et à la conscience de soi dans le droit. En soi, les lois ne sont rien d’autre que la rationalité inhérente à la vie éthique ; la loi n’est autre que la reconnaissance de cette rationalité, qu’elle pose comme telle : « Ce qui en soi est droit est posé dans son existence empirique, c’est-à-dire déterminé pour la conscience par la pensée. Connu 198 comme ce qui est juste et admis comme tel, il est alors la loi . » Le droit est
la position de la loi comme rationalité universelle objective : « Le droit qui est parvenu à l’existence empirique sous la forme de la loi est pour soi : il s’oppose comme réalité indépendante (selbständig) à la volonté particulière et 199 à l’opinion particulière et se fait valoir comme universel . » Le système du droit devenu réalité autonome est ce qui définit l’État. Les activités individuelles sont intégralement rationalisées, et se savent comme telles dans l’explicitation et la formulation du droit ; ces activités rationalisées s’élèvent à la conscience de leurs déterminations, ces déterminations se systématisent et conquièrent ainsi leur unité, et cette unité circonscrit l’individualité de l’État : « Cet élément essentiel où la volonté subjective et l’universel s’unissent est le 200 tout éthique (das sittliche Ganze) et l’État dont il est la figure concrète . » Le concept d’État n’est donc pas réductible à la simple institution politique, au seul côté du gouvernement ou à la question du pouvoir – pas plus que le droit n’est réductible à la juridiction positive –, l’État est la totalisation rationnelle de toutes les déterminations elles-mêmes rationnelles : « L’État est le lieu de convergence de tous les autres côtés concrets de la vie : art, droit, mœurs, commodités de l’existence […]. Ce que nous appelons État est l’individu spirituel, le peuple, dans la mesure où il s’est structuré en lui-même et forme un tout organique (ein organisches Ganze). Ce terme peut paraître ambigu parce que dans l’État et le droit public on voit d’habitude uniquement le côté politique, indépendamment de la religion, de la science, de l’art, etc., 201 mais ici le concept de l’État est pris en un sens plus étendu . » Penser l’État – et non pas se contenter d’en décrire les manifestations empiriques –, c’est ainsi y reconnaître la Totalité comme telle, dans sa plénitude et son effectivité : l’État est la Totalité, et par suite il n’a pas d’extériorité (si ce n’est un autre État) ; toute détermination établie par l’entendement n’est en vérité qu’une partie de la Totalité étatique, abstraitement séparée d’elle, et l’État luimême n’est pas une partie de la réalité, il est l’unité et la synthèse de toutes ces parties, qui désormais n’existent qu’à titre de fonction interne à l’État – y compris le philosophe, qui est « principalement ou exclusivement au service 202 de l’État ». L’État est l’Esprit devenu monde – ou le monde intégralement spiritualisé –, et la difficulté d’une pensée de l’État est que la pensée lui est en
vérité immanente. Il s’agit donc de reléguer toute saisie d’entendement de l’État pour le concevoir dans (et comme) le processus historique d’autoeffectuation de l’Esprit : « L’État, c’est l’Esprit présent dans le monde et qui 203 se réalise consciemment en lui . » C’est pourquoi il importe de ne pas confondre l’État avec le pouvoir gouvernemental, qui lui est en effet une partie de la Totalité étatique, susceptible d’exercer sa puissance sur d’autres parties – la société civile, par exemple. L’État est la Totalité intégrative de toutes ses parties, qui articule rationnellement ses trois moments structurels que sont le Prince (le chef d’État), le gouvernement et la société civile. La constitution (Verfassung) est la logique même de cette articulation, qui définit les positions respectives de ces trois moments à l’intérieur de la Totalité : « L’État, en tant qu’esprit vivant, n’est absolument que comme un tout organisé, différencié dans ses activités efficientes particulières qui, procédant du concept un (encore que non su comme concept) de la volonté rationnelle, produisent continuellement celui-ci comme leur résultat. La constitution est 204 cette articulation de la puissance étatique ». L’État est l’Absolu effectivement là, et il a la structure du syllogisme ; la constitution en est la logique interne : la société est le moment de la particularité, le Prince est celui de la singularité, et le « pouvoir gouvernemental » n’est autre que la puissance même de l’Universel, dont la fonction expresse est d’user de sa puissance pour constituer le tout en Totalité, c’est-à-dire de produire l’État : « La Totalité vivante, la conservation, c’est-à-dire la production continuée de l’État en général et de sa constitution, c’est le gouvernement […]. Le 205 gouvernement est la partie universelle de la constitution . » L’État est la « Totalité vivante » (die lebendige Totalität), il n’est pas un pouvoir ou une institution parmi d’autres, mais le concept inclusif (Inbegriff) de toutes les réalités, c’est-à-dire la Totalité comme telle désormais effectivement réelle : « L’État considéré dans son ensemble forme une Totalité en elle-même accomplie (eine in sich vollendete Totalität) ; le Prince, le gouvernement, les tribunaux, l’armée, l’ordonnance de la société civile, la sociabilité, les droits et les devoirs, les fins visées et leur satisfaction, les modes d’action prescrits, les opérations par lesquelles cette Totalité met en œuvre et conserve son
effectivité constante – cet organisme entier, dans un État authentique, est 206 rond, complet, et achevé en lui-même . » Hegel oppose donc à Kant que le « Tout éthique absolu » – l’« essence commune éthique » et l’« État éthique » dont il faisait un idéal régulateur inaccessible, est effectivement en cours de réalisation dans le monde moderne : l’avènement de l’État est le moment où l’Esprit effectif qu’est la substance éthique acquiert la forme du concept qui lui est adéquate ; inversement, il est le moment où le concept universel a conquis la plénitude de son contenu. Si, donc, il s’agit, d’une part, de mettre au jour l’essence de l’éthicité du présent et, d’autre part, de mettre au jour le statut de cette figure de l’éthicité dans le développement de l’Esprit, c’est pour constater à la fois que l’éthicité moderne est intégralement rationnelle et que ce tout éthique parvient à la claire conscience de lui-même dans l’individualité de l’État. L’avènement de l’État est la réconciliation de l’idéel et du réel, c’est-à-dire avènement du Bien, dans toute sa plénitude et sa présence : « Il n’y a ici aucune nostalgie, aucun au-delà, aucun avenir, la fin est effective, au présent 207 […]. Dans l’État, le Bien est effectivement présent, pas un au-delà . » Et si l’on nomme « Dieu » la Totalité effective du Bien et du Vrai, alors il faut voir l’État comme la présence de Dieu sur Terre. « L’État est la volonté divine 208 prise comme esprit actuellement présent », et Hegel pouvait ainsi écrire : « C’est la marche de Dieu dans le monde qui fait que l’État existe. Lorsqu’il s’agit de l’Idée de l’État, il ne faut pas avoir devant les yeux des États particuliers, des institutions particulières, mais il faut considérer l’Idée, ce 209 Dieu réel et la considérer pour elle-même . » L’État donne ainsi un contenu effectif à l’Idée en même temps qu’il rassemble le tout de l’effectivité dans l’élément et l’unité du concept : « La réconciliation véritable est devenue objective, et elle développe l’État pour en 210 faire l’image et l’effectivité de la raison . » En tant que processus de vérification, l’Histoire est la suppression progressive de la différence entre le rationnel et l’effectif, entre l’idéal et le réel, et l’achèvement de l’Histoire est l’identité de l’un et de l’autre, c’est-à-dire la « réconciliation » (Versöhnung) qui est la fin ultime de ce processus téléologique. L’État est par suite la vérité
comme telle effectivement présente, c’est-à-dire la synthèse effective de toutes les déterminations : l’État est la vérité effective de la raison. L’État n’est rien d’autre que la Totalité que pense la métaphysique : « L’Idée véritable est la rationalité effective, et c’est celle-ci qui existe en tant 211 qu’État . » La modernité occidentale est l’époque de l’État, c’est-à-dire l’avènement même du Σοφόν recherché par les Grecs. Platon avait, dès le Commencement, pensé la Totalité sous la forme de l’État – dans La République : ἡ Πολιτεία, littéralement : « l’État » ou « la Constitution » –, mais il n’avait pu que l’élaborer dans l’élément du concept, précisément parce que la substance éthique de son peuple restait comme un Tout non différencié et non articulé en soi et n’avait pas pleinement développé sa rationalité immanente. Mais au caractère purement hypothétique de l’État platonicien, il faut désormais opposer que « notre temps a vu se produire un pas en direction de l’existence rationnelle de l’État qui ne s’était pas produit depuis mille 212 ans » et que, dès lors, « la requête de Platon est, quant à la chose même, 213 passée dans les faits ». La pensée de notre temps a donc à reconnaître que « la fin de la Sagesse éternelle s’est accomplie, aussi bien sur le terrain de la 214 nature que sur celui de l’esprit réel et actif dans le monde ». Si, donc, la Science est aujourd’hui effective sous la forme du système, c’est que l’effectivité elle-même s’est systématisée et constitue désormais un système en acte – un Dispositif – dont le système de la science n’est que la présentation spéculative, c’est-à-dire un miroir. L’esprit de système n’est pas une caractéristique de Hegel, mais son attention à l’événement propre à notre époque : « La systématisation (das Systematisieren), c’est-à-dire l’élévation à 215 l’Universel, est précisément l’aspiration infinie de notre époque . » La métaphysique, comme pensée de la Totalité, est alors aujourd’hui possible parce que l’Histoire universelle est celle de la totalisation, c’est-à-dire avènement de la Totalité de l’État : l’État est ainsi ce par quoi « l’Esprit 216 parvient à sa propre Totalité » et devient « Totalité transparente à elle217 même ».
§ 8. LOGIQUE DE L’ÉTAT
Atomisation et massification Penser la Totalité, c’est donc penser une Totalité effective, qui existe sous la forme de l’État. Si la question critique subsiste, ce ne pourrait être que dans le rapport de l’individu à l’État. L’élément de l’État est la loi, qui est la détermination rationnelle de l’activité individuelle : or pas plus que la Science n’est un agir de l’individu fini, pas plus les lois ne sont les produits d’une quelconque activité législative subjective. L’effectivité de la loi, c’est l’éthicité, et le droit n’est que l’élévation de ses lois immanentes à la clarté du concept ; la loi est articulation immanente à l’Universel, et l’individu est individuation de cet Universel : « L’essence spirituelle est loi éternelle qui n’a pas son fondement dans la volonté de cet individu, mais elle est en et pour soi 218 la volonté pure absolue de tous sous la forme de l’être immédiat . » L’individu est absolument impuissant à produire la loi, puisque bien au contraire il en procède intégralement : il tire sa propre substance de la substance éthique, et en cela la loi le précède toujours, le fonde et le soutient, le détermine et lui octroie son essence. C’est là toute la critique que Hegel fait de Rousseau, qui entendait déduire – induire, en l’occurrence – une volonté générale à partir d’un agrégat de volontés particulières : une telle induction est impossible, parce qu’il n’y a de volonté générale que volonté du général comme tel, c’est-à-dire volonté universelle de l’Esprit effectivement agissant dans l’Histoire, et les volontés particulières, loin de pouvoir constituer un fondement, ne sont qu’un moment déterminé, et un phénomène, de cet Universel existant comme substance éthique. Quand l’individu entend élaborer des lois, ce ne peuvent être que des lois d’entendement, c’est-à-dire des abstractions unilatérales et vides. Si l’individu est impuissant et illégitime à instituer la loi, il l’est tout autant à l’examiner : examiner la loi existante pour porter un jugement sur elle, c’est en effet s’abstraire de la loi, c’est la juger du point de vue de l’illégalité – seul un hors-la-loi peut critiquer la loi –, c’est surtout juger l’Universel effectif et concret du point de vue de la particularité abstraite et formelle. Des lois, il n’y a qu’une chose à dire : « Elles sont, et rien d’autres. […] Elles sont. Si je questionne sur leur
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naissance et leur limite, je suis déjà passé au-delà d’elles . » Si, donc, la vertu n’est autre que la conformité-aux-mœurs, à partir du moment où la substance éthique a conquis la forme et l’existence de l’État, la vertu devient pure et simple obéissance aux lois, et la moralité se dissout donc dans l’obéissance à l’État, puisque « le bien-agir essentiel et intelligent est, dans sa figure la plus riche et la plus importante, l’agir universel avisé de l’État – un agir comparé auquel l’agir du singulier comme singulier devient quelque 220 chose de si frivole que ce n’est même pas la peine d’en parler ». Il faut donc récuser la présomption de ceux qui entendent élaborer des constitutions : « Le théorique ne suffit pas quand il s’agit d’une constitution ; ce ne sont pas les individus qui la font ; c’est quelque chose de divin, de spirituel, qui se fait moyennant l’Histoire. C’est quelque chose de si fort que la pensée d’un individu ne signifie rien face à cette puissance de l’Esprit du 221 monde . » C’est une illusion de croire que des hommes ont pu faire des constitutions : « Ce que l’on nomme faire une constitution ne s’est jamais rencontré dans l’Histoire […]. C’est par l’Esprit immanent et l’Histoire que 222 les constitutions ont été faites et sont faites . » Si, donc, l’on pose « la question : qui a à faire la constitution ?, la réponse est : personne, elle se fait toute seule […]. La constitution même, l’esprit du peuple, est quelque chose 223 de divin et se fait dans l’Histoire par soi-même . » L’histoire du droit ne se fonde pas sur celle des individus, mais uniquement sur celle de l’Esprit luimême. La constitution est l’œuvre de l’Esprit pour cette raison de fond que l’Esprit est la seule instance de constitution : l’État est la constitution du tout par la catégorie de l’Universel – est pourquoi il est Totalité – et l’individualité et la pluralité, bien loin de pouvoir fonder l’universalité comme le prétendent les théories contractualistes, sont en réalité produites par l’universalité de l’État comme les moyens de son auto-effectuation. C’est pourquoi Hegel insiste constamment sur le fait que l’État est en soi premier, bien que pour nous il n’apparaisse que comme résultat. L’État est le fondement de la société, de ses différences internes et des individus qui la composent, même si dans l’ordre de l’exposition scientifique il ne conquiert la forme du concept qu’à la fin : « Si, dans ce mouvement du concept scientifique, l’État apparaît comme
un résultat, alors qu’il se révèle être le fondement véritable (wahrhafter Grund), cette médiation et cette apparence se suppriment en se réduisant à l’immédiateté. C’est pourquoi, dans la réalité, l’État en général est bien plutôt ce qui est le premier (das Erste), puisque c’est seulement au sein de l’État que la famille peut se transformer en société civile et que c’est l’idée de l’État 224 elle-même qui se divise en ces deux moments . » La substance éthique est en soi État, et l’émergence de la société civile à partir de la communauté éthique est la différenciation interne par laquelle la substance parvient à l’articulation et à l’explicitation de soi, et se sait donc comme État. La constitution n’est autre que le savoir de l’esprit-d’un-peuple, elle est exposition dans la clarté du concept de cet esprit immanent à la substance éthique, et c’est pourquoi le peuple est incapable de formuler la constitution qui le régit, « car le peuple n’a en lui-même la conscience de l’esprit-du225 peuple que sous une forme immature ». Personne ne fait la constitution, la constitution doit simplement être sue, et la tâche de formuler la constitution appartient donc à ceux qui savent l’Universel à l’œuvre dans l’Histoire, c’està-dire les philosophes : « L’esprit-du-peuple est un être nécessaire, et il doit simplement être su, et ce savoir ne peut être l’affaire du peuple tout entier, 226 mais seulement des plus cultivés, des sages . » C’est donc à la science de dire le droit, et c’est pourquoi « c’est du côté de l’État que la science a sa 227 place, car elle a le même élément de la forme que l’État ». La pensée spéculative de l’État impose alors de mettre au jour la logique dialectique, c’est-à-dire le syllogisme, du processus par lequel le concept de l’État conquiert son effectivité : « Le concept de l’État est l’Universel en tant que tel en général. Le premier moment est l’Esprit universel considéré pour soi, et le deuxième est : comment les individus – cette matière – sont répartis 228 dans l’Esprit universel . » Le processus dialectique de la logique est celui par lequel l’Universel, qui est d’abord l’Un pur indéterminé, se détermine luimême en se posant comme multiplicité. La logique de l’État veut ainsi que la substance éthique en soi indéterminée se morcelle en une multitude. La société civile est en cela le moment de la particularité, mais la particularité est produite par l’Universel comme moyen terme du syllogisme de sa
totalisation, et elle y demeure déterminée par l’Universel. Le rapport de l’individu à l’Esprit est d’être constitué par lui, et c’est d’ailleurs pourquoi il est individu, et non pas sujet : il est le résultat du processus d’individuation de la substance, et ainsi « les individus disparaissent devant la substantialité de 229 l’ensemble et celui-ci forme les individus dont il a besoin ». C’est l’œuvre même de l’État que de produire « l’extrême de la singularité en tant qu’elle est 230 la foule des individus ». Au sein de la société civile, les sujets finis ont alors effectivement le statut d’individu, c’est-à-dire qu’ils conquièrent la forme de l’être-pour-soi. Or « l’être pour soi exclut l’autre de soi », et le rapport des individus entre eux est en cela « la répulsion des uns à l’égard des 231 autres en tant que réalité présente, une exclusion réciproque . » La société civile prend donc d’abord la forme d’une pulvérulence d’individus autocentrés – égoïstes – qui ne conquièrent leur individualité que par la mise à distance d’autrui. Le Moi existe ainsi « en tant qu’atome (als Atom) et pointe extrême de la singularité […]. L’atome individuel, qui est en même 232 temps multitude, constitue la finitude en général . » Ce mode d’être, où l’unité de la substance existe sous la forme de la différenciation absolue, est ce qui définit l’atomistique. La création de la société civile, qui « appartient 233 au monde moderne », est ainsi celui de l’atomisation de la substance éthique, où l’unité de la substance se divise elle-même pour se poser comme chaque un : « La substance, qui, en tant qu’Esprit, se particularise abstraitement en de multiples personnes, perd tout d’abord sa détermination éthique, en tant que ces personnes, comme telles, n’ont pas dans leur conscience et pour but l’unité absolue, mais leur particularité et leur être pour 234 soi – c’est le système de l’atomistique . » L’universalité de l’État pose ainsi d’abord le peuple, sa matière, comme multitude atomisée. Mais cette multiplicité n’est jamais que la fragmentation de l’Universel, qui pose chaque individu comme identique à tous les autres. Leur relation est par suite celle de l’égalité : « Les multiples sont en effet chacun ce que sont les autres, chacun égal à l’autre, et la multiplicité, par conséquent, égalité simple, dépourvue de différence. La continuité est ce moment de l’égalité à soi235 même . » Le moment où la multiplicité est ramenée à sa continuité, et où
donc les différences y deviennent indifférentes, est celui de la quantité. Dans le processus d’effectuation de l’État, la multitude égalitaire se détermine donc comme quantité pure, c’est-à-dire comme masse. Les individus constituent la matière qui va donner son contenu au concept de l’État, et cette matière est la masse : « L’esprit universel, compact, en tant qu’effectivité et activité, se 236 comporte comme une masse inarticulée en elle-même . » En tant que matière première de la forme universelle de l’État, c’est-à-dire que substance immédiate du concept, le peuple est donc d’abord et avant tout masse : « Le moment de la volonté universelle est le premier, et l’autre est que c’est ici que le peuple apparaît comme masse […]. Le peuple tel qu’il est dans les situations sociales, opposé qu’il est au gouvernement, est un être élémentaire, plein de lourdeur, contingent, quelque chose de massif (massenhaft) […]. Il 237 est simplement ce qui est sous la figure de la masse . » C’est pourquoi le peuple en tant que tel ne peut en rien constituer le fondement de l’État, puisque, en tant que masse, il est dépourvu de toute rationalité : « Le peuple comme masse simple, compacte, n’a encore aucune rationalité, la rationalité est seulement le système tout entier […]. La masse n’est pas le rationnel : envers le peuple comme simple peuple, on ne peut avoir encore aucun 238 respect ; l’Universel seul est digne de respect . » La masse est ainsi existence du tout organique de la substance éthique, c’est-à-dire de la seconde 239 nature posée par l’Esprit : le peuple est « la masse informe » (die formlose Masse), c’est-à-dire l’illimité et l’indéterminé que le concept doit discriminer, séparer, et constituer. Le Tout indéfini sur lequel l’Esprit doit faire porter sa puissance critique n’est donc plus la nature, mais la masse du peuple, et la constitution est alors l’instance critique qui va y introduire la distinction pour mener chaque chose à sa position propre. La Totalité étatique a ainsi un pôle rationnel qui est le gouvernement, et un pôle matériel informe qui est la masse : « Le peuple est comme masse dans son abstraction et distinct de son gouvernement d’État ordonné, et si l’on considère la masse dans sa déterminité, elle est une foule 240 composée d’individus . » Le propre de l’État, en tant que constitution par la catégorie de l’Universel, est d’abord de produire le peuple comme masse et de
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réduire les sujets finis au rang d’« individus de la masse » ; la logique immanente au déploiement du concept d’État consiste alors à introduire les distinctions à l’intérieur de la masse, à constituer les catégories sociales, corporations, ordres ou états, et ce afin que la masse comme telle ne constitue pas un contre-pouvoir à celui du gouvernement : les ordres sociaux permettent que « les individus singuliers eux-mêmes ne se présentent pas comme une foule ou un amas, ayant une opinion et une volonté inorganique, et ne s’opposent pas comme simple pouvoir de masse (massenhafte Gewalt) à 242 l’État organique ». Ces différences internes à la société ne sont ainsi rien d’autre que les moments de l’autodifférenciation du concept de l’État : « L’Idée effective, l’Esprit, se divise lui-même en deux sphères qui sont le côté de sa finitude, les deux sphères de son concept, la famille et la société civile. Par suite, il répartit dans ces sphères le matériel de cette réalité finie, 243 les individus considérés comme la masse . » C’est pourquoi il ne faut pas opposer les ordres sociaux ou les corporations au gouvernement – et surtout pas y voir un contre-pouvoir –, puisqu’il n’y a là que les moyens par lesquels l’universalité du pouvoir gouvernemental se soumet et se subsume la masse : « Considéré organiquement, c’est-à-dire réintégré dans la Totalité (Organisch, d.i. in die Totalität aufgenommen), l’élément que 244 constituent les ordres ne se révèle que dans sa fonction de médiation . » À l’intérieur de la société civile, les différences sociales – les ordres, les classes – sont ainsi le résultat de ce processus immanent par lequel les 245 individus « se différencient en masses générales ». À l’intérieur de la masse, l’attitude raisonnable pour chaque individu consiste alors à « reconnaître le monde comme un monde subsistant-par-soi, pour l’essentiel tout achevé, accepter les conditions qui lui sont imposées par ce monde » et, « en renonçant au plan d’une totale transformation du monde », accepter d’y contribuer par le travail, par lequel les individus « accomplissent, en tout lieu, ce qui est à bon droit exigé d’eux dans la sphère particulière à laquelle ils 246 appartiennent ». Service et sacrifice
L’avènement de l’État est présenté par Hegel comme celui de la liberté. La réalisation de la liberté universelle constitue la marche même de l’Histoire et, dès lors, « le système du droit est le royaume de la liberté effectivement 247 réalisée ». Toute la pensée de Hegel repose en effet sur la reconnaissance que l’Universel n’est pas une simple forme vide, mais qu’il dispose de la puissance de se donner un contenu adéquat à son essence, qu’il a en cela la puissance de se vérifier. Si l’Esprit est la Vérité, parce qu’il est l’adéquation réalisée de l’effectif et du rationnel, c’est donc par cette puissance qu’il a de donner un contenu substantiel et déterminé à l’universalité vide de son concept, et cette puissance qu’a une possibilité de se réaliser définit la volonté : « L’Esprit, en tant que volonté, se sait comme se résolvant en luimême et se remplissant à partir de lui-même (sich aus sich erfüllend). Cet être-pour-soi ou cette singularité remplie (erfüllte) constitue le côté de l’existence ou de la réalité, qui appartient à l’Idée de l’esprit ; en tant que 248 volonté, l’Esprit entre dans l’effectivité . » Ainsi, le Concept n’est jamais en attente d’un remplissement matériel qui serait donné par un autre, il n’est en cela ni passif ni hétéronome, il est l’acte de se donner à soi-même son propre contenu. En tant qu’activité autonome efficace, l’Esprit est donc libre : « La vérité de cette universalité formelle, qui tout en étant indéterminée pour ellemême, trouve sa déterminité dans cette matière, est l’universalité qui se détermine elle-même (die sich selbst bestimmende Allgemeinheit), la volonté, 249 la liberté . » L’Esprit est l’Absolu, par définition il n’a pas d’altérité et pose lui-même ses propres déterminations, il est donc par essence 250 « autodétermination » (Selbstbestimmung) et ne sort jamais de lui-même mais demeure toujours autonome parce qu’autocentré : « L’Esprit a justement en lui-même son centre ; il tend lui aussi vers le centre mais il est lui-même ce centre. Il n’a pas son unité hors de lui mais la trouve en lui-même. Il est en 251 lui-même et demeure auprès de lui (bei sich) . » Cette être-auprès-de-soi, ou être-chez-soi, c’est-à-dire cette pure intériorité autodéterminée, définit la liberté : « En tant qu’elle se donne à elle-même son propre contenu, la volonté 252 est chez soi (bei sich), libre ; c’est là son concept déterminé . » L’Esprit est en cela pure liberté, et de ce point de vue l’avènement de la Totalité
spirituelle de l’État close en elle-même et englobant toutes les activités individuelles est effectivement réalisation de la liberté. Mais si Hegel pense une liberté absolue, c’est qu’il pense la liberté de l’Absolu, dont les individus ne sont que des moments déterminés et des médiations nécessaires. La puissance, la volonté, l’activité et la liberté sont celles de la Raison, et non des individus : « La Raison gouverne le monde et, par rapport à cette Raison universelle et substantielle, tout le reste est subordonné et lui sert d’instruments et de moyens », et les individus sont donc les instruments inconscients de cette puissance : « Ils sont les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste qu’ils ignorent et 253 accomplissent inconsciemment . » Les individus ne sont alors libres que dans la mesure où ils contribuent à l’avènement de cet Universel en acte, « dans la mesure où ils participent de toutes leurs forces à la vie substantielle 254 et intériorisent l’Idée », c’est-à-dire quand « ils sont devenus les organes de l’Esprit substantiel : c’est en cela que réside le véritable rapport de l’individu 255 à la substance éthique ». S’il y a autodétermination et autonomie de la volonté, ce n’est pas celle des sujets finis, mais uniquement de l’Universel à l’œuvre dans l’Histoire : les individus sont eux tout au contraire soumis à la loi de cet Universel, qui les gouverne. Les individus « ne sont que des 256 moments dans le développement de l’Idée », et la finitude n’est rien d’autre qu’une déterminité nécessaire au syllogisme de l’autodétermination de l’Idée ; son activité sera dite « libre » quand elle sera pleine réalisation de la fonction à elle assignée par l’Universel : « La situation de la finitude en général consiste dans l’activité individuelle qui réalise l’Universel dans ses 257 déterminations . » Ainsi, les individus ne sont libres que s’ils se laissent déterminer par elle ; par suite, leur liberté est passivité, et c’est pourquoi le mode d’être de la liberté individuelle est la passion : « Les passions constituent l’élément actif ; elles ne sont pas toujours opposées à l’ordre 258 éthique ; bien au contraire, elles réalisent l’Universel . » La passion est la détermination de la finitude par la puissance de l’Idée, elle est la soumission intégrale de l’individu au processus de réalisation de l’Idée : « L’Idée en tant que telle est la réalité, les passions sont les bras avec lesquels elle
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gouverne . » Si, donc, le moment de l’individualité est nécessaire à la pleine libération de l’Universel, c’est précisément comme moyen, instrument, organe, moment. Ce moment est celui de l’existence concrète, et l’essence universelle de l’Idée y conquiert l’existence : « L’Idée paie le tribut de l’existence et de la caducité non par elle-même mais au moyen des passions individuelles. » Et parce que l’individualité n’est qu’un moyen dont le but est l’existence de l’Universel comme tel, le moment de la particularité n’est posé que pour être surmonté, et aboli : « Le particulier a son propre intérêt dans l’Histoire ; c’est un être fini et en tant que tel il doit périr. C’est le particulier qui s’use dans le combat et est en partie détruit. C’est de ce combat et de cette disparition que résulte l’Universel. » L’action individuelle n’est donc libre que si elle se sacrifie pour l’Universel ; l’Universel envoie le particulier au front mais lui reste à l’arrière et conquiert sa substance par ce sacrifice : « Ce n’est pas l’Idée qui s’expose au conflit, au combat et au danger ; elle se tient en arrière hors de toute attaque et de tout dommage et envoie au combat la passion pour s’y consumer. On peut appeler ruse de la Raison le fait qu’elle laisse agir à sa place les passions, en sorte que c’est seulement le moyen par lequel elle parvient à l’existence qui éprouve des pertes et subit des dommages. Le particulier est trop petit en face de l’Universel : les individus 260 sont donc sacrifiés et abandonnés . » L’Histoire universelle est l’acte de l’Universel, qui s’accomplit par la médiations des passions particulières, lesquelles constituent le moment du sacrifice : l’Histoire n’est rien d’autre que « l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la 261 vertu des individus ». La liberté de l’individu est assignation de sa volonté à un contenu déterminé – à savoir, l’universalité objective de l’Esprit à l’œuvre dans l’Histoire : « La liberté consiste seulement à savoir et à vouloir des objets universels, substantiels, comme le droit et la loi, et à créer une réalité qui leur 262 est conforme : l’État . » L’histoire de la liberté trouve alors son accomplissement dans l’existence de l’État. La liberté est liberté de l’Absolu, et l’avènement de l’État est celui de la liberté absolue. La Révolution française est l’étape historique décisive où l’État moderne advient dans la
pureté et la complétude de son Idée, le moment où « cette substance indivise de la liberté absolue s’élève sur le trône du monde sans qu’aucune puissance ne soit en mesure de lui opposer une quelconque résistance. » Par et dans l’État, « l’Esprit est présent comme liberté absolue », c’est-à-dire que l’universalité de sa volonté sait n’avoir pas d’altérité, puisqu’elle reconnaît sa propre essence dans tout ce qui est, « de sorte que sa certitude de soi-même est l’essence de toutes les masses spirituelles du monde réel aussi bien que du surnaturel » : dans toutes différences et toutes déterminations, l’Esprit reconnaît ses propres déterminités et son autodifférenciation. L’avènement de l’État est ainsi la mise en évidence de la Totalité indivise et translucide de l’Esprit, où toutes les parties se manifestent dans l’unité de leur essence et la compacité de leur substance : « Puisque en vérité la conscience seule est l’élément où les essences ou puissances spirituelles ont leur substance, alors leur système total qui s’articulait et se maintenait par la division en masses distinctes s’est écroulé […]. Dans cette liberté absolue sont donc détruits tous 263 les ordres sociaux . » L’élévation de la liberté absolue sur le trône du monde est celui de la fusion de toute particularité dans la masse compacte et indifférenciée de la substance éthique. Terreur et guerre L’État est la liberté absolue à l’œuvre, et son œuvre n’est autre que l’universalité de la liberté. Mais une telle œuvre universelle ne peut avoir en vérité aucune effectivité positive, puisque toute œuvre effective serait détermination et particularisation : « La liberté universelle ne peut donc produire ni une œuvre positive ni une opération positive, il ne lui reste que 264 l’opération négative, elle est seulement la furie de la destruction . » L’effectivité de la liberté absolue est ainsi la Terreur, c’est-à-dire l’éradication de tout ce qui serait susceptible de troubler l’homogénéité de la masse, l’élimination de toute singularité qui menacerait l’effectivité de 265 l’Universel . La Terreur est l’existence même de la liberté absolue, en ce qu’elle est la pure et simple mise en œuvre de la puissance de l’Universel
contre tout ce qui est particulier. Par la Terreur, l’individu conquiert alors le statut qui est le sien dans la sphère de l’État : celui de suspect. « Être suspect se substitue à être coupable », en ceci que ce n’est pas par ses actes que l’individu est susceptible de troubler l’ordre politique, mais par son être même : c’est la singularité comme telle qui est une menace permanente contre l’universalité substantielle de l’État. L’État use donc de sa puissance pour éliminer la singularité, c’est-à-dire la tuer : « L’unique œuvre et opération de la liberté universelle est donc la mort, et, plus exactement, une mort qui n’a aucune portée intérieure, qui n’accomplit rien, car ce qui est nié est le point vide de contenu, le point du soi absolument libre. C’est ainsi la mort la plus froide et la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de 266 chou ou de boire une gorgée d’eau . » Le propre de la Terreur est ainsi d’éliminer les individus en tant qu’ils sont des individus, et donc de ne pas les singulariser par leur meurtre. Le règne de la terreur est celui de « la mort 267 privée de sens », la mort anonyme, qui ne singularise pas le condamné comme c’était le cas dans les codes d’Ancien Régime où à chaque crime correspond un type d’exécution particulier, et qui surtout ne sanctifie pas le condamné comme c’est toujours le cas dans des tortures qui visaient à faire expier et, ainsi, à racheter le condamné par l’horreur de ses souffrances : la Terreur est la pure et simple élimination, par le couperet égalitaire de la guillotine qui tranche tout ce qui dépasse de la masse. La Terreur n’a pas cependant pour simple efficace d’éliminer des individus, elle rend l’individualité comme telle suspecte et soumet tout individu à la peur de la mort. Par son statut de suspect, l’individu vit dans la terreur de la mort, et « la terreur de la mort est l’intuition de cette essence négative de la liberté. » La terreur de la mort est le tremblement radical qui dissout l’intériorité même du sujet : l’intériorité de la conscience s’éprouve comme du néant et l’individu sait qu’il a sa substance dans le tout éthique, qui le domine de sa puissance. Le moment de la terreur est celui de la dissolution de la subjectivité qui rend possible sa soumission au système du droit et son intégration à la Totalité de l’État. À la fusion de toute singularité dans la masse compacte de la substance éthique succède alors sa réorganisation en
une Totalité articulée désormais parfaitement rationnelle, puisque tout élément hétérogène a été éliminé : « Dans la mesure où cette substance s’est montrée comme le négatif pour la conscience singulière se forme donc à nouveau l’organisation des masses spirituelles auxquelles se trouve attribuée la multitude des consciences individuelles. Celles-ci, qui ont éprouvé la crainte de leur maître absolu, la mort, acceptent à nouveau la négation et les différences, s’ordonnent sous des masses, et font retour à une œuvre partagée 268 et bornée, mais par là à leur effectivité substantielle . » À la Terreur succède donc l’Empire, c’est-à-dire la première forme d’État total, totalement régi par le système du droit – le Code civil – et dont la puissance est fondée sur la mobilisation totale – la levée en masse et la conscription. Ainsi parfaitement intégrée à la Totalité articulée de l’État, la conscience individuelle se trouve effectivement réduite au rang de fonction de l’Universel : « Passant à l’activité et créant de l’objectivité, elle ne fait rien 269 de singulier, mais seulement des lois et des actions de l’État . » L’avènement de l’État est ainsi l’explicitation de toutes les déterminations de la liberté dans la formulation du droit. Dans le système du droit, les déterminations de la Raison sont connues comme telles, et c’est cette élévation de la substance éthique à la forme du concept qui définit l’État : « Les lois appartiennent à l’essence de l’État et cela signifie que les mœurs n’existent plus comme un immédiat, mais doivent revêtir une forme universelle et devenir l’objet d’un savoir. Le fait que cet Universel est connu 270 constitue l’élément spirituel dans l’État . » La détermination de l’individu par l’Universel n’est donc plus immanente ni inconsciente, elle est le fait d’un système objectif posé et reconnu comme tel. De ce point de vue, les individus n’agissent plus par passion, en ce sens qu’ils n’obéissent plus à une puissance inconnue d’eux ; ils agissent en connaissance de cause et savent les lois qui les gouvernent : le droit est la droiture de la Raison, qui ainsi n’agit plus par ruse. À partir du moment où l’Universel s’est intégralement objectivé dans l’État, le moment de l’individualité n’est alors plus passion mais soumission active et volontaire, c’est-à-dire obéissance. La liberté individuelle sera donc définie par l’obéissance aux lois : « La loi est l’objectivité de l’esprit et la
volonté dans sa vérité ; seule la volonté qui obéit à la loi est libre […]. Le rationnel en tant que substantiel est nécessaire et nous sommes libres lorsque nous le reconnaissons comme loi et que nous lui obéissons comme à la substance de notre être : la volonté objective et la volonté subjective se 271 trouvent alors réconciliées et forment la même Totalité imperturbable . » Mais l’obéissance à la loi est tout autre chose que le simple respect d’un cadre formel : il s’agit bien d’y « obéir comme à la substance de notre être », de puiser dans l’universalité de la puissance étatique sa propre substance et de se faire soi-même un moment déterminé de la volonté de l’État, d’agir effectivement comme son instrument ou son organe. L’individu n’est alors que comme serviteur de l’État, et le service est un héroïsme, qui consiste pour l’individu à supprimer sa propre singularité pour faire de son acte un acte de l’Universel. En cela, le service lui-même est sacrifice : la conscience individuelle est « conscience de la substance universelle de l’État comme de son essence, comme de la fin et du contenu absolu. Se rapportant ainsi positivement à lui, elle se comporte négativement à l’égard de ses propres fins, de son contenu et de son existence particulière, et les laisse disparaître. Elle est l’héroïsme du service, la vertu qui sacrifie l’être singulier à 272 l’universel, et par là amène celui-ci à l’existence . » Si, donc, le rapport de l’individu à l’Universel est le sacrifice, son objectivation dans l’État fait de cet Universel un savoir pour cet individu, et le sacrifice sera lui-même connu comme tel, et voulu pour lui-même. Le propre de la liberté finie est donc la suppression ou l’abolition volontaire de la finitude, c’est-à-dire le courage, mais un courage qui n’a rien d’une qualité personnelle, puisqu’il est tout au contraire le renoncement assumé de toute personnalité : « Le courage requis par l’honneur, le courage chevaleresque ne sont pas encore les véritables formes du courage. Le vrai courage des peuples civilisés consiste à être prêt à sacrifier sa vie au service de l’État, si bien que l’individu n’est plus qu’un parmi tant d’autres. Ce qui est la chose importante ici, ce n’est pas le courage personnel, c’est de se conformer à l’ordre universel. » La liberté n’est autre que le courage du sacrifice, le pur et simple renoncement à soi que Hegel définit par l’aliénation
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ou dessaisissement (Entäusserung) . La liberté est donc aliénation : « L’aliénation, mais comme existence de la liberté. » La liberté consiste à transférer son être dans la substance de l’État. Et l’État est à lui-même sa propre fin, c’est-à-dire « le rationnel en soi et pour soi. Cette unité substantielle est but en soi, absolu et immobile […]. L’individu ne peut avoir lui-même de vérité, une existence objective et une vie éthique que s’il est membre de l’État. L’union en tant que telle est elle-même le véritable contenu et le véritable but, car les individus ont pour destination de mener une vie 274 universelle ». Si, donc, l’œuvre de l’État consiste d’une part à produire et à conserver ces individus comme personne afin de maintenir en lui-même le moment nécessaire de la particularité, il consiste « d’autre part à les ramener, en même temps que les dispositions d’esprit et les activités de l’individu, en tant que celui-ci s’efforce d’être pour lui-même un centre, dans la vie de la substance universelle, et en ce sens briser par sa libre puissance la résistance de ces sphères subordonnées pour les maintenir dans l’unité immanente et 275
substantielle . » Le moment de la particularité n’est posé que pour être surmonté, « car l’Universel résulte du particulier et du déterminé, et de leur 276 négation ». Le moment où l’État conquiert sa vérité substantielle est ainsi celui où toutes les particularités sont renvoyées à leur nullité constitutive et effectivement subordonnées à l’Idée, où le particulier est effectivement nié et aboli. Ce moment est « le moment éthique de la guerre (das sittliche Moment 277 der Krieges) », qui constitue « le moment propre, le plus élevé de la vie de l’État – son infinité effective en tant qu’idéalité de tout ce qui est fini en lui –, le côté dans lequel la substance en tant que puissance infinie, contre tout ce qui est singulier et particulier, contre la vie, la propriété et ses droits, contre tous les autres cercles, fait apparaître dans l’existence et la conscience elle278 même leur nullité ». Le moment de la guerre est par excellence celui de l’unité substantielle de l’État, où toutes les différences se fondent dans l’union sacrée et où la disposition d’esprit (Gesinnung) est le patriotisme dans lequel chacun sait l’État comme son fondement et son but. « Sans les guerres, les 279 peuples se noient dans la vie privée », et c’est pourquoi, « pour ne pas laisser les systèmes particuliers s’enraciner et se durcir dans cet isolement,
pour ne pas laisser se désagréger le Tout et s’évaporer l’Esprit, le gouvernement doit de temps en temps les ébranler dans leur intimité par la guerre ; par la guerre il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur 280 droit à l’indépendance et […] leur donner à sentir leur maître, la mort ». Dans la guerre, chaque individu se sait comme un moment destiné à disparaître et il agit comme maillon d’une Totalité organique, il vit alors sa propre essence, la négativité, en se destinant à la mort : dans la guerre, « ce caractère passager de ce qui est fini devient alors quelque chose de voulu et la négativité qui en est le fondement devient l’individualité substantielle propre 281 à l’être éthique ». C’est dans la guerre que l’individu parvient à la vérité de son essence et par suite à sa pleine liberté, en ce qu’il se sait et se veut comme néant, et sacrifie ainsi sa particularité pour l’existence de l’Universel en acte de l’État : le moment de la guerre est celui où les individus « s’éprouvent comme du néant et qui médiatise la conservation de la substance universelle par le sacrifice – s’opérant par la disposition d’esprit qu’elle implique – de 282 cette existence naturelle et particulière ». Si, donc, l’État moderne implique en lui la liberté des individus, cette liberté trouve sa pleine effectivité dans le sacrifice volontaire : « Se sacrifier, maintenant, de sa propre volonté à cette substance, c’est cela qui est exigé. Les guerres sont ce que sont les vents sur la mer, sans eux l’eau deviendrait putride, de même pour l’État […]. Ce sacrifice interne n’est pas exigé simplement dans la disposition d’esprit, mais 283 aussi dans l’effectivité . » L’individu ne conquiert sa substantialité que par son sacrifice à l’universalité de l’État : « Se sacrifier pour l’individualité de l’État constitue le rapport substantiel de tous ses membres vis-à-vis de 284 lui », et c’est par ce sacrifice librement consenti de tous les particuliers que l’État parvient à la plénitude de son concept, celui de la « Totalité 285 autonome » (autonomische Totalität). La guerre est ainsi la vie même de l’État, en laquelle il réussit à fusionner toute particularité dans la masse étante de sa substance éthique, et à se poser comme individu conscient de soi et luttant avec un autre pour être reconnu comme tel. Mais, par là même, la guerre montre que l’État particulier, s’il est une Totalité, n’est pas la Totalité, puisque précisément il a un rapport
nécessaire à une extériorité. L’État particulier n’est donc pas l’instance suprême de la totalisation, il n’est lui-même qu’un moment de la Totalité, qui est l’Absolu de l’Esprit effectivement à l’œuvre : c’est-à-dire l’Histoire universelle. L’Idée advient effectivement comme État, la dialectique de l’autoconstitution de l’État est à la fois rapport à soi (droit interne) et rapport à un autre (droit externe), et cette dialectique a sa vérité comme Totalité qui articule en elle ces Totalités particulières, lesquelles sont les moments déterminés de la Totalité historique : « Ces esprits particuliers sont seulement des moments dans le développement de l’Idée universelle de l’Esprit dans son 286 effectivité : l’Histoire mondiale . » C’est pourquoi « il ne faut pas avoir devant les yeux des États particuliers, des institutions particulières, mais il 287 faut considérer l’Idée, ce Dieu réel, et la considérer pour elle-même » : si l’accomplissement de la téléologie occidentale de la rationalité advient comme État, ce ne peut être sous la forme d’un État – un « État mondial » – puisque l’État a besoin du rapport à un autre État pour se constituer en Totalité ; l’accomplissement de cette téléologie advient donc sous la forme 288 d’un « système d’États » (ein Staatensystem), et la Totalité est la sphère à l’intérieur de laquelle ces divers États font système, c’est-à-dire la scène de l’Histoire mondiale. La Totalité est donc l’Histoire en tant que puissance qui se manifeste et se met en œuvre par le biais des États, c’est-à-dire « l’idée universelle de l’État comme genre et puissance absolue face à l’individualité 289 des États singuliers, l’Histoire », et la Totalité advient en cela comme époque, celle de l’accomplissement du processus de totalisation. Et l’essence purement rationnelle, universelle et abstraite, de cette puissance se manifeste effectivement dans les caractères propres à la guerre moderne. Le propre de l’avènement de l’État moderne est en effet de rationaliser la guerre et, ainsi, de rendre le sacrifice lui-même abstrait. L’avènement des armes à feu est en effet la possibilité de tuer sans même se rapporter à la singularité d’autrui : « La haine est indifférenciée, sans rapport avec la personnalité individuelle. La mort se transforme en quelque chose de général, comme elle a sa source dans quelque chose de général. C’est sans colère que l’on donne la mort, car, si la colère apparaît dans le combat, elle se
supprime. L’arme à feu est la découverte de la mort universelle, indifférente, impersonnelle, et ce qui pousse à donner la mort, c’est l’honneur national, non 290 le désir de porter atteinte à un individu . » La guerre moderne procède ainsi directement de l’accomplissement de l’Universel dans l’État, puisque l’individu ne s’y sacrifie plus comme personne, mais comme simple « membre du tout » : « Le principe du monde moderne, la pensée et l’Universel, a donné au courage sa figure la plus haute ; sa manifestation apparaît comme plus mécanique et comme un acte de courage qui n’est pas accompli par cette personne considérée individuellement, mais par un membre du tout […]. Ce principe a contribué à la découverte de l’arme à feu et ce n’est pas un hasard si l’invention de cette arme a changé l’aspect 291 purement personnel du courage en un aspect plus abstrait . » La guerre propre à l’État moderne est ainsi elle-même terroriste, en ce qu’elle est mort abstraite fondue dans la masse : non plus héroïsme, si par là on entend l’acte par lequel l’individu se singularise par un acte extraordinaire qui l’éternise en tant qu’individu, mais mort plate, insignifiante et commune à tous les combattants, c’est-à-dire sacrifice anonyme : celui du « soldat inconnu », qui vaut pour tous et que vaut n’importe qui. Parce que ce sacrifice de l’individualité à l’universalité en acte de l’État est le mode même de la totalisation, il ne peut être l’objet d’aucune critique. Pour qu’il y ait critique, il faudrait qu’il y ait un point de vue extérieur à la Totalité – mais, si la Totalité est effectivement totale, elle inclut en elle tout point de vue, et seule la Totalité est susceptible de se juger elle-même. « Il est fort possible que l’individu subisse une injustice – mais cela ne concerne pas l’Histoire universelle et son progrès, dont les individus ne sont que les 292 serviteurs, les instruments » : l’avènement de la Totalité concrète de l’État s’opère certes par le moyen du sacrifice des individus, mais « la raison ne peut pas s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus car les buts 293 particuliers se perdent dans le but universel . » Le seul jugement possible sur cette Totalité en acte est le jugement qu’elle porte elle-même sur ellemême : L’« Histoire mondiale universelle » est tout uniment le « tribunal du 294 monde » et le « jugement dernier » (Weltgericht) . En d’autres termes, toute
question de droit trouve sa solution dans le fait, pour cette raison de fond que la vérité est effectuation : l’effectivité est la seule preuve de la vérité d’un droit, et il est donc vain d’opposer à la réalité ce qu’elle devrait être – il convient bien plutôt d’opposer à l’idéal la réalité de ce qui est effectif, et c’est là « la conclusion de la philosophie : ce qui est vide n’est pas un idéal, le seul 295
idéal est ce qui est réel ». L’efficacité historique est alors le seul critère possible d’évaluation et, face à la puissance absolue qu’a le Concept de s’effectuer, tout le reste est « sans droit » (rechtlos), et de ce point de vue il faut alors admettre que, dans l’Histoire, « aucun peuple n’a jamais souffert 296
d’injustice ; ce qu’il a souffert, il l’a mérité ». La découverte de la Totalité, comprise comme résultat du processus historique de la totalisation, est en cela mise au jour d’une nécessité historique dont il n’y a qu’à prendre acte, pour l’accepter, et c’est la thèse fondamentale de Hegel : « L’idée à laquelle la 297
philosophie doit aboutir, c’est que le monde réel est tel qu’il doit être
.»
§ 9. MÉTAPHYSIQUE ET TOTALITARISME
L’État est l’Idée effectivement présente comme monde – à l’intérieur de laquelle toute particularité a lieu –, il est ainsi ce par quoi le savoir devient pouvoir. L’État est la Totalité rationnelle effectivement réelle, qui constitue le fondement véritable et la destination finale de tous les individus qui y sont intégrés : il produit la masse atomisée de la société civile, en laquelle chaque individu n’est qu’un atome de la substance éthique universelle ; il produit ainsi les individus dont il a besoin et les détermine à vouloir, par la configuration de leur disposition d’esprit. Or l’État est à lui-même sa propre fin, c’est-à-dire que l’Universel ne pose la particularité que pour l’abolir et ainsi conquérir son effectivité. Cette masse atomisée a ainsi pour destination de fusionner dans la substance universelle à la fois par le gouvernement de la Terreur et par le moment éthique de la guerre, dans lequel le particulier se sacrifie sur l’autel de l’Universel. L’individu n’est donc rien en dehors de l’État : « Tout ce que l’homme est, il le doit à l’État : c’est là que réside son 298 essence », c’est en lui qu’il trouve sa vérité et sa liberté.
Depuis les années 1920, on nomme « totalitarisme » cette forme d’État. Ce fut Mussolini qui, le premier, revendiqua la « farouche volonté totalitaire » de son régime, dont il définit ainsi le principe constitutif : « Tout dans l’État, rien 299 en dehors de l’État, rien contre l’État . » Giovani Gentile, philosophe officiel du fascisme, le concevait comme accomplissement de l’État éthique hegélien, et l’article « Fascisme » de l’Enciclopedia italiana – que Gentile rédigea pour l’essentiel – posait ainsi que « l’homme n’est ce qu’il est qu’en fonction du processus spirituel auquel il contribue, dans le groupe familial et social, dans la nation et dans l’Histoire. Hors de l’Histoire l’homme n’est rien », pour définir expressément le fascisme comme totalitarisme : « Si la liberté doit être l’attribut de l’homme réel, et non de ce pantin abstrait qu’envisageait le libéralisme individualiste, le fascisme est pour la liberté. Il est seulement pour une liberté qui puisse être une chose sérieuse, la liberté de l’État et de l’individu dans l’État. Et cela parce que pour le fasciste tout est dans l’État et rien n’existe en dehors de l’État. Dans ce sens, le fascisme est 300 totalitaire . » De même, Carl Schmitt, dans sa théorisation de l’« État total » 301 et du « totalisme » (Totalismus) , oppose à la Totalité du Leviathan hobbesien, fausse car simplement mécanique, la Totalité effective car organique de l’État hegélien : « Si le terme et le concept de Totalité doivent demeurer prégnants, et non pas s’abaisser au niveau d’un slogan trompeur, alors une relation philosophique spécifique doit être au fondement de la Totalité. On peut l’apercevoir dans l’“infinité finie” de la philosophie hegélienne […]. La “divinité terrestre” que Hegel attribue au peuple dirigeant l’Histoire universelle est tout particulièrement capable de former une Totalité. Pour cette raison, le “dieu terrestre” de la philosophie de Hegel est également 302 un dieu présent, numen prasens, et non une représentation . » Si, par « totalitarisme », on désigne l’État en tant qu’il se pose comme instance efficace de la totalisation, en tant qu’il puise sa légitimité et sa puissance d’un sens de l’Histoire exposé scientifiquement et se constitue ainsi en 303 idéocratie , en tant qu’il institue la masse mobilisable de la société civile afin de subordonner l’activité et l’être même des individus à la logique de l’autoréalisation de cette Totalité, et recourt à la terreur et à la guerre comme
méthode de totalisation par l’éradication de la singularité, alors il faut reconnaître que Hegel a pensé le totalitarisme inhérent à l’avènement de l’État moderne, et qu’il y a vu l’accomplissement même de l’Histoire occidentale. Il ne s’agit pourtant pas de prétendre que Hegel était « pour » le totalitarisme et qu’il « promeut » l’État totalitaire. Hegel n’est ni pour ni contre quoi que ce soit, et il ne promeut rien : il pense ce qui est. C’est pourquoi il convient de préciser qui est Hegel, et de quoi l’on parle quand on parle de Hegel. Hegel n’est pas un individu qui aurait élaboré une théorie sur le réel, dans laquelle se trouverait sa conception propre de l’État, à laquelle il serait toujours possible de préférer une autre : serait-ce le cas qu’il tomberait hors de la philosophie pour sombrer dans la fumeuse histoire des idées. Il y a philosophie quand une pensée se dégage des déterminations et des contingences empiriques pour manifester ce qui est dans la pure clarté de concepts, en même temps qu’elle définit ces concepts et en explicite la logique – en quoi une philosophie n’est jamais réductible à l’individu qui en 304 est l’auteur . C’est précisément une illusion propre à l’individualisme de croire que l’individu se détermine par lui-même à penser, et qu’il peut alors élaborer des représentations et des théories sur le réel : mais la conscience est toujours déjà prise dans un tout de pensée qui lui préexiste, par laquelle elle se forme, en laquelle elle se meut. Penser, c’est donc toujours être déterminé à penser, par des habitudes irréfléchies – c’est alors la simple opinion –, ou bien dans une logique explicitée pour elle-même. Toute pensée qui se veut lucide doit donc, au préalable, mettre au jour la logique qui la commande, et exhiber les structures a priori qui la déterminent à penser selon telle ou telle détermination. Or l’apport de Hegel réside dans la découverte que ces structures a priori qui conditionnent la pensée ne peuvent se cantonner à la sphère de la subjectivité finie – comme c’était le cas pour Kant –, mais qu’elles se déploient en tant qu’Histoire. Si donc Kant opère la rélégation de la naïveté en reconduisant l’objet aux structures a priori qui conditionnent la constitution de l’objectivité, Hegel montre que ces structures ne sauraient constituer un fondement parce qu’elles sont elles-mêmes résultats d’un processus qu’il s’agit alors de mettre au jour. D’où l’importance accordée à l’histoire de la philosophie : celle-ci n’est pas intérêt érudit pour des doctrines
anciennes, elle est étude de la genèse et du déploiement de la logique immanente à notre pensée. Il n’y a donc pas de philosophie sans histoire de la philosophie : mais cette histoire ne saurait se réduire à la restitution « objective » d’œuvres qui nous seraient extérieures, et toute histoire de la philosophie reste d’ailleurs non philosophique si elle n’explicite pas ce à partir de quoi les grandes œuvres du passé sont restituées et interprétées. Il n’y a pas d’« objectivité » en histoire de la philosophie parce que l’historien ne saurait occuper une position d’extériorité par rapport à son objet : il est au contraire déterminé de part en part par cette provenance de sa propre pensée. Si l’histoire de la philosophie est essentielle à la philosophie, c’est ainsi comme radicalisation de la réduction aux conditions de possibilité, qui ne s’arrête plus aux structures transcendantales du sujet, mais reconduit à l’histoire même de la pensée. En d’autres termes, l’histoire de la philosophie ne s’intéresse jamais à son historicité, mais à son historialité (Geschichtlichkeit). La pensée n’a, en effet, pas de fondement naturel, elle a une provenance historiale et il faut reconnaître que « ce que nous sommes, nous le sommes aussi historiquement […]. Le trésor de raison consciente d’elle-même qui nous appartient, qui appartient à l’époque contemporaine, ne s’est pas produit de manière immédiate, n’est pas sorti du sol du temps présent, mais est en soi essentiellement un héritage (eine Erbschaft), plus précisément le résultat du travail (das Resultat der Arbeit), le travail de toutes les générations 305 antérieures du genre humain ». Nous ne pensons pas ce que nous voulons ni comme nous le voulons, mais nous sommes déterminés à penser par notre situation historique, c’est-à-dire par l’héritage qui nous précède, nous porte et nous forme. Cet héritage n’est autre que celui de la philosophie, c’est-à-dire de la rationalité (λόγος) telle qu’elle fut inaugurée et configurée en Grèce ancienne. La structure fondamentale de la rationalité, qui fournit son assise au destin de l’Occident, c’est ce que depuis Nietzsche l’on nomme métaphysique. Que nous le sachions ou non, nous pensons dans les cadres conceptuels propres à la métaphysique, dans sa logique et ses hypothèses constitutives – et d’abord et avant tout dans son hypothèse fondatrice et régulative, celle de l’identité du réel et du rationnel, de la mêmeté (ὁμοίωσις)
de l’être et du λόγος, c’est-à-dire du principe de Raison. Les sciences positives qui se déploient massivement depuis deux siècles se prétendent certes quittes de la métaphysique ; elles n’en sont en vérité que la mise en œuvre systématisée, qui applique méthodiquement les catégories et les principes fondamentaux de la métaphysique à tous les secteurs du réel, dans l’ignorance résolue de leur provenance et de leur fondement – et Hegel notait ainsi : « Comme encore de nos jours l’atomistique est en faveur chez nos physiciens qui ne veulent pas entendre parler de métaphysique, il est à rappeler ici que l’on n’échappe pas à la métaphysique, et plus précisément à la réduction de la nature à des pensées, en se jetant dans les bras de l’atomistique, puisque l’atome en fait est lui-même une pensée, et que par conséquent l’appréhension de la matière comme constituée d’atomes est une 306 appréhension métaphysique . » La métaphysique n’est donc pas une discipline parmi d’autres : elle est la structure même de la pensée occidentale, en laquelle l’humanité occidentale se tient, de laquelle elle tire ses possibilités, par les idéaux de laquelle elle se guide. Les philosophes sont alors ceux qui explicitent cette configuration de la rationalité dans son élément propre – à savoir, le concept. Or Hegel est le penseur de l’achèvement de la téléologie occidentale de la rationalité : son œuvre est celle où cette logique se manifeste pour elle-même, à la fois dans son déploiement temporel et dans sa systématicité propre. La Science de la logique est le λόγος même dit dans son élément propre et sa logique interne. Le système de Hegel n’est pas un système : c’est le système, celui de la métaphysique, désormais parfaitement exprimé et ainsi devenu conscient. Ce système est l’armature même de notre pensée, enfin redéployée dans son unité fondamentale et explicitée dans la moindre de ses articulations – c’est-àdire comme Totalité, puisque « système signifie proprement Totalité et il 307 n’est vrai que comme Totalité ». Mais, précisément, la métaphysique n’est pas une simple doctrine à laquelle il serait loisible de ne pas s’intéresser : en tant que structure fondamentale de la rationalité, elle est la configuration des possibilités qui sont octroyées à l’humanité occidentale. Toute activité, toute production,
toute œuvre en procède, et Hegel réussit ainsi à montrer dans l’histoire des religions, dans la production des œuvres d’art, dans l’activité politique et dans les événements historiques la mise en œuvre inconsciente de cette logique métaphysique de la réalisation de la raison et de la rationalisation du réel. L’activité humaine est en effet toujours éthique, c’est-à-dire qu’elle est mise en œuvre, passage à l’acte de certaines possibilités qui n’ont rien de naturel, et le propre de l’humanité occidentale est de puiser ses possibilités dans l’héritage de la rationalité métaphysique. La métaphysique n’appartient donc pas au seul champ théorique, elle conditionne la pratique, et le champ de la pratique est alors celui-là même où elle conquiert sa vérité, en produisant effectivement le contenu adéquat à ses concepts. Le destin de la métaphysique ne relève en rien de la nébuleuse histoire des idées si, par là, on entend une succession de doctrines abstraites et d’hypothèses théoriques détachées du concret, elle est la logique immanente à l’activité concrète par laquelle l’universalité du concept se produit effectivement. L’histoire de la philosophie « n’est pas une progression dans un temps vide, mais dans un temps infiniment plein, rempli de luttes (kampfvollen Zeit), ce n’est pas un simple progrès dans les notions abstraites de la pensée pure ; mais il ne progresse en celle-ci qu’en avançant dans toute sa vie concrète » et, dès lors, « la formation de sa notion, sa pensée de lui-même est en même temps la formation de tout ce qu’il embrasse, de sa Totalité concrète (konkrete 308 Totalität) dans l’Histoire ». En Hegel se révèle ainsi l’essence même de l’Histoire occidentale : tout à la fois le processus de la rationalisation du réel et de la réalisation de la raison, processus de totalisation et de systématisation, qui trouve son achèvement dans une Totalité concrète où la rationalité est devenue effectivement réelle et où le réel est intégralement rationalisé. Si donc Hegel réussit à totaliser la rationalité dans le système de la Science, ce n’est pas en vertu de ses capacités personnelles ou de ses options philosophiques propres : c’est parce que la raison s’est totalement réalisée, qu’elle existe désormais effectivement comme système objectif, que le philosophe peut alors saisir avec la pensée ; il écrivait ainsi : « Cette œuvre est devenue une réalité sans notre collaboration : ce que nous devons faire,
309
c’est en prendre conscience et la saisir avec la pensée . » L’œuvre de Hegel n’est autre que cette prise de conscience à la fois du processus historique de totalisation et de l’achèvement de ce processus dans la Totalité autonome de l’État : se référer à Hegel, ce n’est donc pas s’intéresser à un auteur parmi d’autres, mais au système qui expose la logique de la Totalité rationnelle en laquelle nous sommes – et qui découvre ainsi l’essence de la modernité occidentale comme accomplissement de la métaphysique. Hegel ne « promeut » donc pas le totalitarisme : il découvre dans la totalisation le processus même de l’Histoire occidentale, voit dans l’État l’accomplissement de la Totalité et met ainsi à nu la logique totalitaire de la modernité – et, parce qu’il pense du point de vue de la Totalité, récuse comme vaine toute critique et toute contestation. Il n’est certes pas indifférent que les idéologues du totalitarisme aient pu fonder leur doctrine sur la conception hegélienne de l’État : mais, précisément, il n’y a là qu’idéologie, qui théorise après coup un mouvement historique effectivement à l’œuvre 310 dans l’Histoire – ce que reconnaissait Carl Schmitt, quand il écrivait : « L’État total existe. On peut, avec toutes sortes de cris d’indignation et de révolte, rejeter l’État total comme barbare, esclavagiste, contraire au germanisme ou au christianisme, mais on ne peut faire abstraction du phénomène […]. Derrière la formule de l’État total se trouve donc le constat exact que l’État d’aujourd’hui dispose de possibilités et d’instruments de pouvoir nouveaux, d’une énorme intensité et dont nous ne devinons qu’à 311 peine la portée et la conséquence finales . » Le totalitarisme ne se fonde pas dans la pensée de Hegel – laquelle n’est jamais que la « présentation spéculative » d’une « œuvre [qui] est devenue une réalité sans notre collaboration » –, mais dans ce mouvement de fond propre à la modernité. La question ne porte donc pas sur l’œuvre de Hegel, mais sur le processus même de totalisation qui définit la modernité occidentale, c’est-à-dire la téléologie de la rationalité telle que Max Horkheimer et Theodor W. Adorno surent en 312 saisir l’essence en 1947 : « La Raison est totalitaire . » Un concept philosophique de totalitarisme ne peut donc pas résulter de la description de régimes politiques historiques particuliers. Plus précisément :
un concept philosophique n’a pas pour fonction de rassembler les caractéristiques communes à des phénomènes, mais doit circonscrire l’essence que ces phénomènes manifestent. Le concept de totalitarisme doit d’abord être déduit du concept de Totalité : il y a totalitarisme quand une Idée à prétention universelle dispose d’une puissance totale – idéocratique – lui permettant de se produire elle-même par l’intégration en elle de toute particularité – c’est-à-dire par la mobilisation totale – qui réduit ainsi toute activité subjective au rang de fonction objective du processus de totalisation en même temps qu’elle élimine tout élément singulier et hétérogène qui viendrait menacer sa compacité. Il est possible de nommer État cette Totalité en acte, en insistant cependant d’abord sur le fait que l’État ainsi conçu dans son essence et sa provenance n’est pas une réalité parmi d’autres mais la Totalité intégrative de toutes réalités, ensuite sur le fait que la Totalité étatique s’articule en trois moments structuraux que sont le gouvernement, le prince et la société civile, enfin sur le fait que sa logique est processuelle et n’existe pas comme système stable mais comme dynamique de totalisation. C’est à partir de cette logique totalisante de l’autoréalisation de l’Idée qu’il faut alors tenter d’aborder les totalitarismes réellement existants.
§ 10. APPROCHE DES RÉGIMES TOTALITAIRES
Léviathan : l’Union soviétique Le régime stalinien fut défini comme État totalitaire dès le début des 313 314 années 1930 . Après la période de la dictature léniniste – dictature issue de l’effondrement quasi immédiat des bases sociales du régime, mais qui entendait initialement « briser entièrement l’appareil bureaucratique » et 315 « détruire la machine d’État » –, c’est la maîtrise de cet appareil et de cette machine qui permet à Staline d’éliminer ses rivaux, et Trotsky pouvait ainsi reprocher à Staline de s’être emparé du pouvoir « non grâce à des qualités 316 personnelles, mais en se servant d’une machine impersonnelle ». Son pouvoir est alors précisément celui de cet appareil, le Parti, ce « Parti d’un type nouveau » qui constitue la création propre de Lénine. Que faire ?, écrit en 1902, en est l’exposé systématique : sa thèse centrale est le primat du politique sur l’économique et le social, et donc la récusation de tout « spontanéisme » populaire qui imposerait d’attendre que les circonstances socio-économiques conduisent d’elles-mêmes les ouvriers à l’action révolutionnaire. Il s’agit au contraire, écrit Lénine, d’« apporter du dehors » la conscience politique à l’ouvrier : « La conscience de classe politique ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire l’extérieur de la lutte économique, l’extérieur des rapports entre ouvriers et employeurs. » L’ouvrier est en effet assigné au point de vue partiel et limité que lui impose sa position dans le système de production, il est par principe incapable de parvenir à une vue d’ensemble de ce système : « Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et catégories de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine du rapport de toutes les classes entre elles », et par suite seul un « état-major d’écrivains 317 spécialisés » est à même d’avoir cette vue d’ensemble, et de fournir une connaissance totale de la totalité des rapports économiques, politiques et sociaux. Le rôle du Parti est ainsi, d’abord, d’élaborer la science totale que la classe ouvrière est incapable d’élaborer par elle-même, et le primat du
politique se mue ainsi aussitôt en primat de l’idéologie : le rôle historique du Parti est en effet d’être le seul « porteur de la science », et c’est ce qui définit 318 son statut, une « avant-garde » de « révolutionnaires professionnels » dont la fonction est de propager l’idéologie du Parti. Cette idéologie fut codifiée à la fin des années 1920 sous le nom de « marxisme-léninisme », expression par laquelle il s’agissait de systématiser les apports de Lénine à la « théorie marxiste », c’est-à-dire une méthode de la conquête et de l’exercice du pouvoir par la classe ouvrière, mais aussi une doctrine, le « matérialisme dialectique. » Le « matérialisme dialectique » est élaboré par Lénine dans Matérialisme et empirio-criticisme en 1908 à partir d’une relecture des textes de Engels ; il devient la doctrine officielle du Parti 319 par un décret de Staline de 1931 , qui en expose la version canonique en 1938 dans Le Matérialisme dialectique et le matérialisme historique, véritable bréviaire du marxisme-léninisme. Staline s’y appuie sur la « dialectique de la nature » exposée par Engels dans l’Anti-Dühring, qui entendait montrer que les « sciences modernes de la nature », et en particulier le darwinisme, confirment les lois de la dialectique et montrent ainsi à la fois la continuité du processus de développement qui va des formes les plus rudimentaires de la vie jusqu’aux sociétés humaines, et l’universalité de la science capable d’embrasser la totalité de ce processus. La position de la science en socle de certitudes constitue le principe fondamental du texte de Staline, qui en déduit linéairement toutes les conséquences politiques (la quasi-totalité de ses paragraphes commence d’ailleurs par : « Par conséquent »). Il définit ainsi la position du matérialisme : « Il n’y a point dans le monde de choses inconnaissables, mais uniquement des choses encore inconnues, lesquelles seront découvertes et connues par les moyens de la 320 science et de la technique . » Aucun domaine n’échappe donc à l’exactitude et à la certitude de la connaissance scientifique et, « par conséquent, la science de l’histoire de la société, malgré toute la complexité des phénomènes de la vie sociale, peut devenir une science aussi exacte que la biologie par exemple, et capable de faire servir les lois du développement social à des applications pratiques. » L’activité politique est ainsi fondamentalement
technique, elle est l’application des lois scientifiques à la société : « Par conséquent, l’activité pratique du parti du prolétariat doit être fondée […] sur les lois du développement social, sur l’étude de ces lois. » Le pouvoir législatif n’est donc pas celui d’une volonté – ni la volonté personnelle d’un dictateur ni la volonté générale d’un peuple –, le pouvoir législatif est celui de la science, qui seule a légitimité pour définir les lois véritables et objectives du corps social. L’idéologie du « marxisme-léninisme » est ainsi un positivisme scientiste, qui fonde une politique technicienne d’ingénierie sociale : « Par conséquent », conclut Staline, « le socialisme, de rêve d’un 321 avenir meilleur pour l’humanité qu’il était autrefois, devient une science ». e Apparaît ainsi d’emblée que l’idéologie qui, au long du XX siècle, s’est développée sous le nom de « marxisme » ne doit, quant au fond, rien à Karl Marx, dont les textes philosophiques fondamentaux étaient d’ailleurs encore 322 inédits à l’époque : la position métaphysique fondamentale du marxisme est celle du scientisme positiviste, plus exactement du projet de réorganisation scientifique des sociétés développé par Auguste Comte dans 323 le Système de politique positive , qui entendait faire de la politique une science au sens strict, appuyée sur la connaissance des lois qui régissent les sociétés humaines, permettant ainsi de prévoir leur développement et de planifier une action destinée à les adapter à l’âge industriel. Comte projetait ainsi la « dictature républicaine » des « hommes compétents » dont la fonction 324 était d’instaurer la « sociocratie », c’est-à-dire l’application politique des principes de la sociologie – et il prônait pour ce faire une « alliance des 325 prolétaires et des philosophes ». C’est dans ce cadre fondamental que se situe l’idéologie marxiste, en y introduisant les philosophèmes de « base » et de « superstructure », de « contradiction » et de « révolution », en y développant surtout une nouvelle science, l’économie : ce faisant, elle reprenait à son compte le contresens positiviste du dépassement de la métaphysique par les sciences, qui n’en sont pourtant que l’accomplissement méthodique et systématisé. Le marxisme – qu’il faut donc rigoureusement 326 distinguer de la pensée de Marx – est un scientisme, et c’est en tant que scientisme qu’il a occupé la fonction idéologique de pouvoir régulateur et de
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puissance transformatrice des sociétés . Le corpus des sciences positives – au premier rang desquelles la sociologie et l’économie – constitue en cela un système de la science reniant sa provenance métaphysique, et le positivisme lui-même n’est ainsi qu’un hegélianisme décapité, c’est-à-dire un système de l’objectivité refusant par principe d’interroger sa propre provenance et ses propres conditions de possibilité. En tant que scientisme positiviste, le marxisme-léninisme constituait ainsi d’emblée un recul méthodique, systématique, hyperbolique et proprement métaphysique sur 328 toutes les avancées philosophiques de Karl Marx . Armés de cette science vraie, les spécialistes de l’avant-garde pouvaient alors se présenter en « hommes omniscients » – parce que précisément détenteurs du savoir absolu – et instruire les masses. La conscience révolutionnaire se diffuse ainsi de haut en bas, de l’avant-garde éclairée aux masses aveugles, et c’est alors ce qui impose l’organisation du Parti : centralisé, hiérarchisé et autoritaire, en même temps qu’un nouveau type d’homme, le militant, ou « homme de parti », défini par l’idéïnost’, la « conformité idéologique » – plus littéralement, la « fidélité à l’Idée ». Le Parti devient ainsi « un immense appareil clandestin », capable de mobiliser une armée de militants parfaitement disciplinés, et c’est ce qui a fait la force du parti léniniste : « Nous, Parti de lutte contre toute l’oppression économique, politique, sociale, nationale, nous pouvons et devons trouver, rassembler, instruire, mobiliser et mettre en marche cette armée d’hommes 329 omniscients . » Or la dictature a transformé le statut du Parti : d’appareil clandestin de renversement du pouvoir, il devient appareil officiel d’exercice du pouvoir. L’œuvre propre de Staline a consisté à tranformer le Parti : d’abord pour en faire un puissant appareil pyramidal entièrement subordonné au Secrétariat et au Politburo, ensuite pour en faire un instrument de contrôle de l’État, qui doublait ainsi chaque échelon administratif d’un équivalent dans 330 331 l’appareil du Parti . Le Parti devient alors une organisation de masse , qui étend à la société entière le type d’organisation autoritaire et centralisée propre au pouvoir idéologique. Le trait distinctif du pouvoir soviétique est précisément son identification au Parti, qu’officialise la Constitution de 1936.
Le Parti constitue l’instance souveraine du pouvoir, et le Parti a une triple légitimité : il est l’expression des intérêts de la classe universelle, le prolétariat ; cette expression trouve sa formulation définitive dans une science, le marxisme-léninisme ; il est porteur du sens même de l’Histoire, l’avènement du communisme. Le Parti est donc l’expression même de la vérité – l’Universel à l’œuvre dans l’Histoire qui a conquis la forme de la science –, et c’est ainsi que Trotsky pouvait formuler en 1924 le credo du bolchevik : « Le Parti a toujours raison […]. On ne peut avoir raison qu’avec et par le Parti, car l’Histoire n’a pas fourni d’autre moyen d’être dans le 332
vrai . » L’État soviétique relève en cela de l’idéocratie, où une science se donne par l’appareil du Parti la puissance de s’effectuer, et c’est bien cette fonction que Staline attribue au Parti : « La liaison entre la science et l’activité pratique, entre la théorie et la pratique, leur unité, doit devenir 333
l’étoile conductrice du Parti du prolétariat . » Le totalitarisme stalinien se met en place à partir de 1929 avec le « Grand Tournant » – selon le titre de l’article de Staline qui donne le coup d’envoi à la planification –, qui entend opérer une transmutation totale des sociétés de l’Union soviétique pour mettre en œuvre, immédiatement, les principes du « marxisme-léninisme. » C’est-à-dire les principes de la révolution prolétarienne, destinée à libérer la classe ouvrière de son assujettissement au dispositif capitaliste de production. Toute la tragédie soviétique tient à ce que sa révolution eut lieu dans un pays où le capitalisme était à peine balbutiant, rudimentaire et marginal – d’où la dictature léniniste dès 1918, qui a cherché 334 à se maintenir malgré l’absence de base sociale pour « tenir » jusqu’à la révolution mondiale – et contre une société agraire et féodale, et par ailleurs fondamentalement anarchiste : la révolution prolétarienne a eu lieu dans un pays sans prolétariat. Et non seulement la classe ouvrière était dans la Russie des années 1910 minoritaire, mais encore la guerre civile consécutive à la révolution l’avait réduite à néant, à tel point que Lénine lui-même s’en e alarmait, déclarant, au XI Congrès du Parti de 1922 : « La classe ouvrière, dévastée, déclassée, dispersée dans les campagnes à la recherche de pain, a disparu ! » Alexandre Chliapnikov (l’un des rares dirigeants d’origine
ouvrière) pouvait alors contester le pouvoir de Lénine en ces termes : « Vladimir Illitch a déclaré hier que le prolétariat comme classe au sens marxiste n’existait pas en Russie. Permettez-moi de vous féliciter d’exercer la 335 dictature au nom d’une classe qui n’existe pas ! » S’opère alors un retournement complet du statut de la révolution : puisque l’État soviétique ne pouvait se légitimer par aucune base sociale, il userait de sa puissance pour produire cette base sociale. Lénine formule ce projet en janvier 1923 : « Pourquoi ne commencerions-nous pas d’abord par conquérir révolutionnairement les conditions préalables de ce niveau déterminé pour ensuite, forts d’un pouvoir ouvrier et paysan et du régime soviétique, nous mettre en mouvement et rejoindre les autres peuples ? Pour créer le socialisme, dites-vous, il faut être civilisés. Fort bien. Mais pourquoi ne pouvions-nous pas commencer par créer chez nous ces conditions préalables 336 de la civilisation pour ensuite commencer notre marche au socialisme ? » Le caractère prématuré de la révolution en Russie, l’impossibilité d’édifier le socialisme dans un pays sans classe ouvrière constituait l’argument de fond des critiques – en particulier Kautsky – de l’entreprise bolchevique. La réponse à ces objections est le leitmotiv de Lénine dans les années 19201923 : il y répond en reconnaissant la disparition effective de toute classe ouvrière susceptible de constituer une force politique, mais pour voir alors dans le rétablissement de l’industrie lourde les prémices de son renouveau : « Déclassé, c’est-à-dire mis hors de son milieu social, le prolétariat est affaibli, dispersé, sans force […]. Sans une certaine trêve, ces forces neuves n’existeront pas, elles ne pourront se développer que lentement : ce n’est que 337 sur la base de la grosse industrie rétablie qu’elles peuvent surgir . » Ainsi, la révolution n’avait plus pour fonction de résoudre les contradictions socioéconomiques propres à la production industrielle, mais d’instituer la société industrielle ; elle n’avait plus pour fonction de libérer les hommes de la condition de prolétaire, mais de prolétariser des populations entières. En 1928, Gueorgui Piatakov – commissaire à l’industrie lourde et principal organisateur des deux premiers plans quinquennaux – résumait ainsi l’apport du bolchevisme : « Le vrai Lénine, c’est l’homme qui a eu le courage de faire
une révolution prolétarienne d’abord et de créer ensuite les conditions objectives qui auraient dû théoriquement servir de base à cette révolution », ce que Robert Conquest a appelé le « miracle de Piatakov, l’idée que, grâce à l’organisation politique, le Parti pourrait créer l’industrie et le prolétariat – qui selon Marx auraient dû précéder l’avènement du socialisme – puis, cela fait, 338 revenir à la ligne définie par Marx ». L’« aberration systémique » du 339 régime soviétique tient dans la « démesure » de ce projet : produire ses propres conditions de possibilité. Moshe Lewin pouvait ainsi résumer la nouveauté radicale de la situation dans laquelle se retrouvèrent les bolcheviks au début des années 1920 : « Ce qui dérouta les dirigeants révolutionnaires, c’est qu’ils se retrouvèrent dans une position inverse à celle de Marx vis-à-vis de Hegel. Alors que Marx avait remis sur pied la dialectique hegélienne, Lénine se retrouva en position de mettre Marx sur la tête : sa “superstructure” vint avant la “base”. La première était prétendument socialiste, mais temporairement suspendue dans une espèce de vide, et le problème ne consistait pas, comme on l’avait espéré, à adapter la “superstructure” récalcitrante à la base, mais d’abord à élever la base jusqu’aux cimes de la 340 superstructure politique la plus avancée . » Ce retournement complet du statut de la révolution avait des conséquences immédiates sur le statut et le rôle de l’État. Marx récusait les révolutions du passé précisément parce qu’elles s’étaient « contentées de prendre telle quelle la machinerie de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte […]. Toutes les révolutions eurent donc pour conséquence unique de perfectionner la machinerie d’État, au lieu de rejeter ce cauchemar 341 étouffant ». À cette appropriation de la machinerie de l’État, Marx opposait donc l’impératif révolutionnaire de « briser ce pouvoir gouvernemental centralisé et organisé qui, par usurpation, était le maître de la société au lieu 342 d’en être le serviteur ». Or la nature même du projet bolchevique de produire sa propre base sociale rendait impossible le démantèlement de l’appareil d’État, puisque, au contraire, celui-ci était le seul porteur d’une idéologie à laquelle rien dans la réalité socio-économique du pays ne correspondait : bien loin d’une superstructure, seconde et dérivée par rapport
à la base sociale, l’État devenait l’instance fondamentale à laquelle la base sociale devait s’adapter. La tâche essentielle des bolcheviks des années 1920 fut ainsi d’instituer une structure étatique suffisamment puissante pour contraindre le corps social. Ce fut Preobrajenski qui se fit le doctrinaire de ce projet : il élabore ainsi l’idée d’un « monopolitisme socialiste » qui concentre toute autorité économique dans l’État et promeut ainsi « la concentration de toutes les grosses industries du pays entre les mains d’un seul trust, l’État ouvrier. » Et non seulement Preobrajenski défendait l’institution d’un énorme appareil étatique à vocation monopolistique, mais encore il assumait la nécessité pour cet appareil d’« exploiter », au sens économique, la paysannerie, pour dégager la plus-value nécessaire à l’investissement 343 industriel : c’est ce qu’il appelait l’« accumulation socialiste primitive », forme étatique de l’« accumulation primitive » dans laquelle Marx avait vu l’origine même du capitalisme. Boukharine qualifie aussitôt de « monstrueuse » la thèse de Preobrajenski. Dès 1916, dans La Théorie de l’État impérialiste, Boukharine rappelait la dimension anarchiste et antiétatique de la pensée de Marx, et insistait sur la nécessité révolutionnaire de briser une puissance étatique que la modernité a transformée en « un organe unique, ayant absorbé tous les autres. C’est le monstre, le Léviathan moderne de l’appareil d’État. » Hanté par la menace de l’avènement d’un nouveau système d’oppression et d’exploitation, il s’oppose alors frontalement au programme de Preobrajenski : le projet de procéder à une « accumulation socialiste primitive » par une « exploitation militaro-féodale de la paysannerie » et destinée à développer massivement le secteur industriel, expliquait Boukharine, non seulement imposerait une politique de terreur permanente, mais nécessiterait une hypertrophie des organes administratifs, dont le coût d’entretien absorberait d’ailleurs la plus grande part de la plusvalue extorquée à la paysannerie. Et en 1928, au moment où le rapport de forces penchait du côté de Staline, Boukharine déclarait au Comité central que son projet industriel ne pourrait aboutir qu’à l’instauration d’un « État344 Léviathan ». C’est pourtant ce projet que met systématiquement en œuvre Staline avec
le « Grand Tournant » : celui-ci constitue une seconde révolution, une « révolution par le haut », révolution totale dans laquelle l’État use de toute sa puissance pour transformer et réorganiser la société soviétique. C’est pourquoi la puissance étatique s’identifie aussitôt à la puissance policière (successivement la Tchéka, la Guépéou, le NKVD et le KGB), puisqu’il s’agit d’imposer par les armes un changement que rien dans les sociétés agraires et féodales de l’Ukraine ou de la Russie n’appelait. Le projet industriel se mue ainsi aussitôt en une véritable guerre menée par l’État soviétique contre la 345 paysannerie , et une guerre fondée certes sur un projet économique, mais 346 aussi sur une volonté de liquider le monde rural pour imposer l’avènement d’un monde industriel. La politique soviétique consiste alors à soumettre les peuples de l’Union à une industrialisation totale, d’une rapidité 347 foudroyante , c’est-à-dire à une prolétarisation massive et quasi instantanée de la paysannerie, qui la contraint à opérer en quelques années l’exode rural 348 qui, en Europe de l’Ouest, s’était étalé sur un siècle . La classe ouvrière comptait 6,8 millions de personnes en 1928, elle en compte 14,5 millions dès 349 1932 et 20 millions en 1940 . Ainsi, bien loin d’exprimer les intérêts de la classe ouvrière, le Parti produit cette classe ouvrière, en veillant à l’homogénéiser par l’élimination des « éléments socialement étrangers », voire l’éradication pure et simple de la bourgeoisie – or pas plus que de prolétariat il n’y avait en Russie de bourgeoisie, et le régime dut ainsi se créer son propre ennemi de classe en isolant une partie de la paysannerie pour lui attribuer le statut de bourgeois, les koulaks ; et Staline, en 1929, pouvait alors promouvoir le passage « de la limitation des tendances exploiteuses des 350 koulaks à la liquidation des koulaks en tant que classe ». La politique soviétique est ainsi d’abord et avant tout une politique de prolétarisation des masses : mais, si l’État produit des prolétaires, c’est précisément pour les soumettre aux exigences de son propre projet industriel. Le rôle de l’appareil est alors de garantir la mobilisation totale des travailleurs au service du dispositif de production. Les Tâches immédiates du pouvoir des soviets, que rédige Lénine en 1918, constitue le véritable programme de gouvernement du régime soviétique ; Lénine y affirme l’impératif d’une
« réorganisation du travail du peuple selon le dernier mot de la science et de la technique », c’est-à-dire l’importation en Russie du fordisme et du taylorisme : « Il faut organiser en Russie l’étude et l’enseignement du système Taylor, son expérimentation et son adaptation systématique. » Le rôle du Parti fut ainsi d’introduire au forceps la taylorisation de la production, et d’imposer aux masses cette « discipline de fer » dans le travail, puisque la logique productiviste de la production taylorisée impose « la soumission sans réserve à une volonté unique, absolument indispensable pour le procès de 351 travail organisé sur le modèle d’une grande industrie mécanique ». C’est cette taylorisation autoritaire de la production que Trostky nomme en 1920 « communisme de guerre », défini par la « militarisation du travail » qui « consiste à considérer toute la population du pays comme un réservoir nécessaire de force ouvrière et à en organiser dans un ordre rigoureusement établi le recensement, la mobilisation et l’utilisation », et mène ainsi à la 352 « subordination absolue des parties au tout ». Le principal effet de la révolution bolchevique fut en ceci de déclencher, d’accélérer et de systématiser la révolution industrielle, de l’imposer par la force à des populations agraires et féodales : elle ne fit rien d’autre qu’importer le capitalisme en Russie sous la forme d’un capitalisme industriel d’État qui, avec une violence illimitée, a fait subir à la Russie en dix ans ce que l’Angleterre ou la France avaient subi en plus d’un siècle, et la caractéristique du stalinisme fut ainsi de mener à ses dernières conséquences le « terrorisme 353 impitoyable » (rücksichtlose Terrorismus ) propre à l’accumulation primitive du Capital. Et ce conformément au projet même de Lénine qui écrivait en mai 1918, dans La Pravda : « Notre devoir est de nous mettre à l’école du capitalisme d’État des Allemands, de nous appliquer de toutes nos forces à l’assimiler, de ne pas ménager les procédés dictatoriaux pour 354 l’implanter en Russie . » Trois ans plus tard, tout en déplorant que « l’instauration du capitalisme d’État dans notre pays n’est pas aussi rapide 355 que nous le voudrions », Lénine témoignait ainsi de sa perplexité face au caractère aberrant et idéologiquement non identifié de sa propre création – à savoir, un « capitalisme d’État en régime communiste » : « Il n’y a pas un seul
livre qui examine le capitalisme d’État en régime communiste. Même Marx ne s’est pas avisé d’écrire un seul mot à ce sujet, et il est mort sans avoir laissé une seule citation précise, une seule indication irréfutable. Aussi 356 devons-nous aujourd’hui nous tirer d’affaire par nos propres moyens . » L’emprise du Parti sur la masse prolétarisée lui permet alors de lui imposer une mobilisation totale – qui n’est plus militaire mais économique – pour soumettre tous les individus aux exigences du productivisme industriel, et ce par la coercition, qui va du pur et simple travail forcé dans le système des camps jusqu’à la « discipline du travail socialiste » : ainsi, en octobre 1930, un décret interdit la libre circulation des travailleurs, en février 1931 sont mis en place des « livrets de travail », en juillet 1932 est aboli le décret qui stipulait qu’un ouvrier ne pouvait être transféré d’une entreprise à une autre sans son consentement, en décembre 1932 est rétabli le passeport intérieur. Est surtout rétabli le salaire aux pièces – le mode le plus primaire de 357 l’exploitation capitaliste selon Marx –, et ce conformément aux directives de Lénine, qui écrivait, en 1918 : « Il faut inscrire à l’ordre du jour, introduire pratiquement et mettre à l’épreuve le salaire aux pièces ; appliquer les nombreux éléments scientifiques et progressifs que comporte le système 358 Taylor . » Robert Conquest pouvait ainsi conclure : « Le nouveau 359 prolétariat fut encore plus aliéné que l’ancien . » L’exode rural et la prolétarisation de la population se traduisaient ainsi par des conditions de travail et de vie qui contredisaient frontalement les prétentions sociales de l’idéologie du Parti, et l’industrialisation fut immédiatement suivie de mouvements de grèves et de conflits sociaux qui furent l’un des secrets les 360 mieux gardés du régime . Le « Grand Tournant » s’est alors accompagné de rectifications constantes de l’idéologie destinées à l’adapter à la réalité du processus en cours. C’est pourquoi il ne faut pas être dupe de l’aspect inébranlable et monolithique que le régime a voulu donner de son 361 idéologie : l’idéologie des années 1930 connaît en effet un changement profond par rapport à ce qu’elle était au début des années 1920, qui a consisté à liquider tout ce qui pouvait rester de contenu aux concepts de socialisme et de communisme au profit d’une idéologie de la modernisation et de la
puissance nationale, qui réintroduit même le terme de Derjava, ancien mot pour désigner l’État qui renvoie directement à l’autocratie (samoderjavie), en 362 même temps que l’iconologie tsariste . L’emprise de la propagande devient d’autant plus forte qu’elle doit pousser des millions d’hommes à contribuer à l’« édification du socialisme » alors même que leur condition de vie est la démonstration quotidienne du caractère oppressif et exploiteur du régime. D’où le « réalisme socialiste », qui montre non pas le réel tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être, ou tel qu’il sera. La propagande de la période stalinienne trouve alors son axe central dans l’émulation stakhanoviste, qui fait de la contribution à l’œuvre collective la forme même de la réussite individuelle en même temps que la vertu la plus haute, et ce faisant valorise tout à la fois la 363 réussite individuelle et les avantages matériels qui en découlent . Stakhanov devient le modèle du travailleur soviétique : si, donc, le régime entendait prolétariser la population, c’est pour faire du prolétaire un « héros du travail », un « producteur de choc », entièrement subordonné au dispositif industriel. L’enjeu dernier du système soviétique était ainsi de produire Homo sovieticus, l’« homme industriel », l’homme « scientifiquement organisé ». Ainsi, Mikhaïl Souslov, idéologue de la période brejnevienne, affirmait que « le Parti considère, aujourd’hui comme hier, la formation de l’homme nouveau comme une composante essentielle de l’édifice communiste en 364 construction ». Le stalinisme représente ainsi une forme aboutie de totalitarisme, compris comme idéocratie, où l’Idée se réalise elle-même en produisant son propre contenu et ses propres composants, et assigne à ces composants la fonction de contribuer à sa réalisation. Spécifier le totalitarisme soviétique, c’est alors déterminer quelle est l’instance effective du pouvoir, c’est-à-dire quelle est l’instance qui accomplit effectivement la mobilisation totale et l’intégration de tous dans la totalité de l’État. Or le pouvoir soviétique est précisément celui du Parti, en tant qu’il est porteur de l’idéologie – et c’est pourquoi, au pluralisme où les partis politiques expriment les intérêts particuliers de la société civile, le système soviétique oppose le Parti unique, bras armé de l’Universel exposé par la science vraie. Le pouvoir soviétique est pouvoir du Parti, et Staline lui-même
ne pouvait déroger à l’universalité portée par le Parti, seule source de sa 365 légitimité : son machiavélisme a précisément consisté à renvoyer tous ses adversaires à leur statut de suspect, c’est-à-dire de « déviant » par rapport à la Ligne du Parti, ce qui a culminé dans les procès de Moscou où les vieux bolcheviks, par fidélité au Parti, se suspectèrent eux-mêmes et reconnurent leur propre déviation idéologique, pour consentir enfin à leur sacrifice. Staline a d’évidence exercé un pouvoir considérable, mais il n’a pu l’exercer qu’en veillant à se présenter comme incarnation de la ligne orthodoxe du « Parti de Lénine » et du sens même de l’Histoire. La réalité du pouvoir soviétique est ainsi celle de l’appareil du Parti à l’intérieur duquel Staline sut se lover pour finalement s’identifier à lui. C’est d’ailleurs ce que lui a e reproché Krouchtchev lors du XX Congrès : mais le système soviétique a survécu à la disparition de Staline, et le Parti a alors sécrété lui-même ses dirigeants, qui ne sont en réalité que des émanations impersonnelles de l’appareil, tels Brejnev en URSS ou Honecker en RDA. En tant que pouvoir exécutif de l’Universel, en tant que bras armé de la puissance de l’Idée, le Parti a donc le statut du « pouvoir gouvernemental », et le totalitarisme 366 stalinien est donc pouvoir total du gouvernement sur les individus, la famille, la société, et ses propres membres – et, dès 1930, un groupe d’opposants à Staline faisait le constat : « L’exécutif est devenu absolument tout. Il dirige, il légifère, il se contrôle et en plus s’élit lui-même. La 367 bureaucratie s’est substituée aux masses travailleuses . » Le « pouvoir gouvernemental » se définit en effet par la mise en œuvre effective de « la subsomption des affaires particulières sous l’Universel », il se rapporte en cela directement à la particularité qu’il a pour fonction d’intégrer à la totalité organique de l’État. Le pouvoir gouvernemental s’effectue par le biais du « pouvoir judiciaire et des pouvoirs de police, qui se rapportent immédiatement à l’élément particulier de la société civile et qui 368 font prévaloir l’intérêt général dans ces buts particuliers », et la police est plus précisément ce par quoi « cet Universel devient actif pour soi en tant que tel, et fait disparaître et supprime l’immédiateté et la contingence qui règne 369 dans ce système ». La fonction gouvernementale est l’ensemble des
instances par lesquelles l’Universel vient faire porter sa puissance efficace sur la contingence et la particularité, et cet ensemble est l’administration, c’est-àdire le « monde des fonctionnaires d’État » qui constitue la « classe 370 universelle ». Le pouvoir gouvernemental ne se réduit donc pas aux quelques membres du Conseil des ministres, mais se déploie comme administration qui quadrille la totalité du corps social pour le soumettre à la loi et le « reconduire » à l’universalité de l’État. Cette administration est ellemême organisée par la « division du travail », par laquelle « les affaires sont réparties en ramifications abstraites, confiées à des autorités spécifiques » : l’administration est ainsi la « ramification » par laquelle l’Universel pénètre et innerve toutes les couches de la société civile pour venir y déterminer le particulier. L’administration assume en cela « la tâche formelle, mais difficile, de veiller à ce qu’en bas, là où la vie civile est concrète, les choses soient 371 régies de manière concrète », et c’est précisément pourquoi le pouvoir gouvernemental ne peut pas s’identifier à un chancelier ou un Conseil des ministres : le défaut d’une telle concentration du pouvoir au sommet de l’administration est que « le bas, l’énorme masse qui constitue le tout est laissée plus ou moins dans un état inorganique. Il est pourtant très important que cette masse devienne organique, car c’est seulement ainsi qu’elle est une force, un pouvoir. Sans cela, elle n’est plus qu’agrégat, une multitude 372 d’atomes éparpillés ». C’est le rôle des fonctionnaires que de venir incarner l’universalité de l’État « en bas », et il est alors essentiel que le sens de l’État et la conformité au devoir devienne chez eux un mode d’être, une habitude, c’est-à-dire qu’elle devienne « mœurs », ce qui exige une « formation éthique 373 et intellectuelle ». L’administration constitue donc la réalité du pouvoir 374 gouvernemental : elle est l’institutionnalisation de l’Universel dans la « classe universelle » des fonctionnaires dont la fonction est de venir déterminer le particulier, et le reconduire, si nécessaire par le pouvoir de police, à l’Universel dont cette classe a le savoir. Un État qui confie la totalité du pouvoir à l’instance gouvernementale est ainsi un État où l’appareil administratif accroît son emprise jusqu’à s’identifier à la totalité, et devenir totalité. Dès 1842, dans sa lecture de la
Philosophie du droit, Marx a donné à cet appareil le nom qui lui revient, celui de bureaucratie : « Le pouvoir gouvernemental n’est rien d’autre que 375 l’administration que Hegel développe comme bureaucratie . » La bureaucratie est en effet ce « principe nouveau » qui apparaît « là où l’intérêt 376 universel de l’État commence à devenir un intérêt aparte pour soi », c’està-dire où l’universalité de l’État est à elle-même sa propre fin et se sait comme telle. Le principe de la bureaucratie n’est autre que ce savoir de l’Universel réalisé dans l’État, et dans son organisation même elle se divise alors selon la logique interne au concept, et c’est pourquoi « sa hiérarchie est une hiérarchie de savoir. La tête confie aux cercles inférieurs la vue dans le singulier et les cercles inférieurs en retour font confiance à la tête pour ce qui 377 est de la vue dans l’Universel ». La classe universelle est cette classe du savoir qui s’approprie « l’essence de l’État, l’essence spirituelle de la société » : c’est ainsi qu’elle peut se prétendre classe spirituelle, détenteur de la pureté de l’Esprit contre les exigences contingentes de la vie matérielle. Mais elle ne peut affirmer cette supériorité et maintenir son rang de classe spirituelle que par la soumission inconditionnée de tous ses membres au savoir qui constitue son fondement et sa substance : « L’autorité est par suite le principe de son savoir et l’idolâtrie de l’autorité sa seule disposition d’esprit », et c’est pourquoi, « à l’intérieur d’elle-même cependant, le spiritualisme se change en un matérialisme crasse, le matérialisme de l’obéissance passive, de la croyance en l’autorité, du mécanisme d’une 378 activité formelle fixe ». L’administration, dans un État moderne, est une avant-garde de gouvernants professionnels dont la mission est d’imposer son expertise aux masses, et son organisation est hiérarchisée et disciplinaire : la substitution de la bureaucratie au prolétariat comme « classe universelle » était ainsi en germe dans la conception léniniste du Parti, et c’est cette substitution que constate Moshe Lewin dans le stalinisme : « Ainsi, ce n’est plus une classe sociale ni le prolétariat qui fit office d’incarnation et de soutien du socialisme à travers l’État, mais c’est plutôt l’État qui, imperceptiblement, pour certains idéologues, finit par remplacer la classe et par devenir l’incarnation et le soutien du principe supérieur, avec, ou sans, le
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concours du prolétariat . » Staline va, en effet, mener cette tendance à ses dernières conséquences : le totalitarisme stalinien est un « absolutisme bureaucratique », où « les hauts dirigeants du Parti, les maîtres supposés de 380 l’État, avaient dans les faits perdu tout pouvoir sur leurs bureaucrates » ; l’appareil bureaucratique tend à s’identifier à la totalité, à se prendre luimême pour fin, à soumettre toute réalité concrète au savoir dont cet appareil est la matérialisation, et à se soumettre lui-même à l’autorité de ce savoir – et 381 Moshe Lewin définit Staline comme « l’Antéchrist de la bureaucratie ». Alors même que sa conception du Parti (Que faire ?, 1902), son scientisme (Matérialisme et empirio-criticisme, 1908), son projet productiviste industriel (Les Tâches immédiates du pouvoir des soviets, 1918) et son pari qu’il était possible à l’État soviétique de produire sa propre base sociale (Sur notre révolution, 1923) constituaient les piliers du totalitarisme stalinien, Lénine lui-même avait appréhendé cette déviation bureaucratique quand à la fin de sa vie la maladie le contraignit à prendre du recul sur sa propre œuvre. Ses derniers efforts sont en effet consacrés non seulement à tenter d’évincer Staline, mais aussi à lutter contre le « bureaucratisme » : « Tout a sombré 382 chez nous dans l’infect marécage bureaucratique des administrations », écrivait-il ainsi en 1922. « Nous avons emprunté au tsarisme son appareil d’État en nous bornant à le badigeonner légèrement d’un vernis 383 soviétique . » Lénine se retrouvait ainsi dans la position de la bourgeoisie selon Marx et Engels, qui « ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les 384 puissances infernales qu’il a invoquées » : au moment même où il donne au Parti la mission d’industrialiser le pays, d’organiser scientifiquement la production et de contrôler la discipline de travail – ce qui imposait aussitôt la prolifération bureaucratique des appareils de direction –, il constate la tendance de cet appareil à s’autonomiser et à échapper ainsi à tout contrôle : « Si nous considérons la machine bureaucratique, cette masse énorme, qui donc mène et qui donc est mené ? », demandait Lénine. « Je doute fort qu’on puisse dire que les communistes mènent. À vrai dire, ce ne sont pas eux qui 385 mènent, c’est eux qui sont menés », et il pouvait alors identifier la logique constitutive du totalitarisme : « L’appareil d’État en général est
abominablement mauvais. Ce n’est pas cet appareil qui nous appartient, c’est 386 nous qui lui appartenons . » En d’autres termes, l’Union soviétique fut une total-technocratie, où le Dispositif technologique est seul souverain, et dispose d’une puissance de mobilisation totale destinée à étendre le règne de sa puissance. e
Béhémoth : le III Reich Historicisme et naturalisme. – Directement inspiré du fascisme italien et de la « farouche volonté totalitaire » revendiquée par Mussolini, issu d’un contexte marqué par la doctrine de l’« État total » de Carl Schmitt, le régime nazi fut dès son avènement caractérisé comme totalitaire : Herbert Marcuse publie en 1934 un essai, « La lutte contre le libéralisme dans la conception e totalitaire de l’État », où il définit le III Reich comme « État total 387 autoritaire » (total-autoritärer Staat ). L’emprise de l’idéologie sur le régime fut en effet totale : à la fin de la guerre, Mein Kampf avait été tiré à près de 10 millions d’exemplaires. Or Mein Kampf, pour être le délire paranoïaque et amphigourique d’un antisémite obsessionnel, n’en présente pas moins une cohérence propre, issue de la synthèse d’un courant e idéologique développé en Allemagne au XIX siècle que la guerre puis la 388 défaite ont exacerbé . Le national-socialisme se revendique d’abord comme un nationalisme : la nation est une configuration politique propre à la modernité européenne, caractérisée par l’avènement de groupes d’hommes définissant leur identité par l’appartenance à une entité circonscrite par une langue, une histoire, un territoire ; en se concevant comme nation, chaque peuple s’octroie ainsi une identité spirituelle. Le nationalisme est alors cet ethos politique par lequel le peuple se constitue en communauté substantielle par le culte de cet esprit qui est le sien : il relève ainsi de la divinisation de l’esprit du peuple et de l’immanentisation du divin à la sphère politique, et tend alors à se constituer en véritable religion civile. La reconnaissance de la divinité de l’éthicité du peuple était ainsi présentée par Hegel comme l’acquis moderne des peuples germaniques : « On sait désormais que l’élément éthique et le droit dans l’État sont aussi le divin et la loi de Dieu, et que sous le
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rapport du contenu il n’y a rien de plus haut ni de plus saint . » En divinisant sa propre identité spirituelle, la nation peut alors prétendre être le porteur et le détenteur de l’Esprit universel, qu’elle a alors pour mission d’apporter au monde : si la guerre nationaliste par excellence, la Première Guerre mondiale, fut guerre totale, c’est précisément qu’elle opposait deux nations (la France et l’Allemagne) se concevant chacune comme garante de la civilisation face à la barbarie. Le nationalisme apparaît à cet égard avec la Révolution française, où les révolutionnaires se conçurent eux-mêmes comme responsables d’une mission universelle qu’en 1792 ils portèrent en Europe par la guerre. L’idée nationaliste se développe aussitôt en Allemagne ; la thèse qui fait d’un peuple particulier l’existence historique de l’Universel est centrale dans la philosophie hegélienne de l’Histoire : « Le peuple à qui échoit un tel élément comme principe naturel a pour mission d’accomplir cet élément au cours du développement de la conscience de soi de l’Esprit du monde. Ce peuple est le peuple dominant pour cette époque de l’Histoire mondiale. Vis-à-vis de son droit absolu d’être le représentant et l’agent du stade actuel de développement de l’Esprit du monde, les esprits des autres 390 peuples sont sans droit . » Le propre de l’idéologie nazie est alors de reprendre la thèse, issue du romantisme et de l’idéalisme allemands, selon laquelle le peuple germanique est à l’époque moderne le porteur de l’Esprit du monde et qu’il a pour mission d’accomplir le sens de l’Histoire, et Hegel conclut la Philosophie du droit par l’affirmation que « c’est au principe nordique des peuples germaniques qu’est dévolue la mission de réaliser cette 391 liberté et cette vérité ». Parce qu’elle tentait de circonscrire une identité germanique, la pensée allemande s’était, dès la haute période de l’idéalisme et du romantisme, confrontée à l’altérité du Juif. La construction de la figure du Juif en entité étrangère inassimilable date de l’Antiquité : l’intégration de la Judée à l’Empire romain s’était d’emblée heurtée à la résistance de fidèles proclamant ne relever que du Dieu unique et refusant en cela toute sujétion à l’empereur déifié – et d’emblée apparaissait l’antagonisme entre une religion civile immanente à l’État et l’infinie transcendance du Dieu d’Israël. Si la « question
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juive » réapparaît avec virulence au XIX siècle, c’est alors en corrélation directe avec la constitution des peuples en nations, définis par une identité spirituelle, et l’avènement de l’État moderne : c’est-à-dire avec le processus de totalisation propre à la modernité occidentale. Les Juifs apparaissent alors non seulement comme ce peuple sans État, mais surtout comme ce peuple dont la spiritualité purement religieuse est irréductible à celle des nations. Ainsi, Hegel dans sa pensée de la totalisation fut conduit à aborder le statut 392 du Juif dans l’État : « Dans la mesure où les Juifs ont dans leur religion des principes qui rendent impossible toute union avec les autres citoyens et qui interdisent l’unité de l’État, leur exclusion de l’État semble être nécessaire. Mais les coutumes éthiques et la contagion par la rationalité universelle qui 393 engage à abandonner ces discordances rendent leur exclusion inutile . » Si le Juif apparaît comme inassimilable, c’est qu’il oppose la transcendance d’une morale religieuse à l’immanence de l’éthique politique : sa religion oppose ainsi une résistance au processus d’homogénéisation de la substance éthique dans la totalité de l’État. À cette apparence d’irréductibilité, Hegel oppose cependant la toute-puissance de la rationalité universelle capable de dissoudre cette altérité – et le mouvement de laïcisation et de sécularisation caractéristique des sociétés modernes constitue en cela un moment essentiel du processus de totalisation. Mais il n’en reste pas moins que la question juive se pose de façon aiguë dans la pensée hegélienne de la modernité : le judaïsme est en effet défini par la douleur du déchirement et de la séparation entre l’Universel (le Dieu unique) et le particulier (le peuple élu) ainsi qu’entre l’Idéal (la Loi) et le réel (la nature). Or l’avènement de l’État est précisément le surmontement de la scission et la solution de l’opposition : la Totalité de l’État n’est autre que la réconciliation de l’Universel et du particulier, de l’Idéal et du réel. En cela, la totalisation est dépassement du judaïsme et le peuple germanique auquel échoit la mission d’accomplir cette réconciliation est exactement l’antithèse du peuple juif. Cet intime antagonisme entre le peuple juif et le peuple allemand fait l’objet de l’antépénultième paragraphe de la Philosophie du droit : « De cette perte de lui-même et de son monde, et de la douleur infinie qui en résulte (le peuple
israélite était destiné à être le peuple de cette douleur), l’Esprit refoulé en luimême saisit la possibilité infinie de son intériorité, le principe de l’unité de la nature divine et de la nature humaine, la réconciliation de la vérité objective et de la liberté […]. C’est au principe nordique des peuples germaniques 394
qu’est dévolue la mission de réaliser cette liberté et cette vérité . » Le Juif, écrivait Hegel dès 1798 dans L’Esprit du christianisme et son destin, est incapable de parvenir à la vérité, à la beauté et à la liberté, parce qu’il vit dans 395
une scission entre l’idéal et le réel ; à l’opposé, l’Allemand est celui qui produit la synthèse et met ainsi en œuvre la réconciliation dans le monde. Si donc le peuple germanique est celui qui, à l’époque moderne, détient le « droit absolu » d’accomplir cette mission, droit par rapport auquel « les esprits des autres peuples sont sans droit », cette mission est fondamentalement le surmontement et l’abolition (Aufhebung) du 396
judaïsme . Le nazisme reprend la thèse selon laquelle le peuple germanique est à l’époque moderne le porteur de l’Esprit du monde du sens de l’Histoire : mais 397 c’est pour aussitôt pour la naturaliser , et définir cet Universel non par l’Esprit mais par le sang et la race. Le peuple allemand devient alors, par ses caractéristiques innées, le réceptacle et le porteur d’une culture elle-même définie par des propriétés physiologiques, et c’est ce qui pour Hitler lui procure sa mission, « mettre le monde au service d’une plus haute culture ». L’idéologie nazie naturalise l’Idée, l’Universel, la culture ; son fondement est l’« idée ethnique » (die völkische Idee) : le peuple allemand est l’Idée, et c’est pourquoi Hitler concevait son racisme comme un idéalisme. Parce que l’Idée est le peuple allemand défini comme entité naturelle, l’idéalisme sera la fusion de l’individu dans ce peuple : « Comme le véritable idéalisme n’est rien d’autre que la subordination des intérêts et de la vie de l’individu à l’ensemble, et que cela constitue la condition de tout type de constitution de formes d’organisation, il correspond au plus profond de lui-même au vouloir ultime de la nature. Lui seul guide les hommes vers la reconnaissance volontaire de la prérogative de la force et de la puissance et le fait ainsi devenir un grain de poussière dans cet ordre qui modèle et constitue
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l’ensemble de l’univers . » C’est pourquoi en vérité le nazisme n’est pas un nationalisme, en ce que la réduction naturaliste du peuple lui fait finalement perdre toute identité spirituelle pour le fondre dans une immanence organique 399 définie comme quantité de « substance de chair et de sang » – si bien qu’à la fin de la guerre Hitler admettait l’anéantissement total d’un peuple allemand qui avait failli dans son combat contre des Slaves finalement 400 supérieurs dans leur puissance vitale . L’Histoire n’est plus alors devenir de l’Esprit, elle est lutte pour la vie, et l’idéologie nazie est en cela profondément tributaire du darwinisme et des lois de la sélection naturelle : son contenu doctrinal est, pour l’essentiel, tiré des e Fondements du XIX siècle parus en 1899 dans lequel Houston Stewart 401 Chamberlain s’appuyait sur l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Joseph-Arthur de Gobineau pour faire de la « race aryenne » l’ancêtre de toutes les classes dirigeantes de l’Europe, et affirmer que cette race n’existait plus à l’état pur qu’en Allemagne. « La question raciale », écrit Hitler dans Mein Kampf, « ne donne pas seulement la clef de l’histoire du monde, mais 402 aussi celle de la culture humaine en général ». Le nationalisme nazi est un racisme, et la race lui fournit l’alpha et l’oméga de sa vision du monde : mais le racisme n’est pas d’abord xénophobie (ou hétérophobie), il est d’abord et avant tout réductionnisme biologique qui renvoie toute caractéristique spirituelle ou culturelle à un fondement naturel et à des déterminations physiologiques. Le nazisme est en cela un total-naturalisme, qui récuse toute différence entre l’humain et la nature, et c’est dans ce monisme que Günther Anders reconnaissait le fondement de son nihilisme annihilateur : « En tant que monisme naturaliste, le national-socialisme correspondait exactement à ce que nous avons défini comme étant la quintessence du nihilisme. Il a été le premier mouvement politique à nier l’homme en tant qu’homme et même à le nier massivement afin de l’anéantir réellement comme simple nature, comme 403 matière première ou résidu . » Les fondements du racisme ne sont pas 404 éthiques, ils sont scientifiques : c’est le vaste mouvement de naturalisation e e propre à la science moderne qui conduit tout au long des XIX et XX siècles à
la fondation de tout attribut humain sur un substrat naturel observable et mesurable, ce qui conduisit au développement de la phrénologie, de la physiognomonie, de la biométrie et de l’anthropométrie, et aux premiers pas de la génétique. C’est pourquoi il importe au plus haut point de ne pas être dupe du primitivisme revendiqué par le nazisme et de sa prétention à constituer une alternative à la modernité par le retour à un sol originaire perdu par une civilisation pervertie : le nazisme est un naturalisme, mais ce naturalisme est scientiste et se fonde intégralement sur les conquêtes de la 405
biologie, de la physiologie, de l’anthropologie et de la médecine . La spécificité du racisme nazi est bien là : il n’est pas antijudaïsme, c’est-à-dire préjugé religieux qui refuse l’altérité de celui qui reste fidèle à la religion de ses pères mais qui par là même le définit par sa spiritualité propre ; il est antisémitisme, qui définit le Juif comme sémite, par sa race et son sang – et ainsi le nie d’emblée comme Juif. Le propre de l’antisémitisme raciste est de naturaliser l’altérité, d’aborder ainsi l’altérité du Juif dans le strict champ d’immanence d’une totalité naturelle, et le concept biologique de virus est alors ce qui permet de définir cette altérité immanente à une totalité organique. « La découverte du virus juif est l’une des plus grandes 406
révolutions que le monde ait jamais connue », prétendait ainsi Hitler, ce par quoi il se présentait en égal de Pasteur ou de Koch : « J’ai le sentiment d’être le Robert Koch de la politique. Il a découvert le bacille de la tuberculose et ainsi ouvert de nouvelles voies à la recherche médicale. J’ai découvert que les Juifs sont le bacille et le ferment de toute décomposition 407
sociale . » La thèse constante de Hitler, formulée dès 1919 dans son tout premier texte sur la « question juive », consiste ainsi à revendiquer le passage d’un antisémitisme passionnel – dont les pogroms sont l’expression 408
achevée –, à un « antisémitisme rationnel » fondé sur les déterminations de la biologie, parce que l’antisémitisme nazi ne relève pas de la xénophobie, mais de la prophylaxie, et c’est en ces termes qu’en pleine guerre le ministère des Affaires étrangères justifiera les mesures antisémites : « La question juive n’est pas une question d’humanité, elle n’est pas une question de 409
religion ; elle est uniquement une question d’hygiène politique
. » Hitler
raconte ainsi dans Mein Kampf avoir été déçu par les premières brochures antisémites lues à Vienne parce qu’elles étaient « extraordinairement non 410
scientifiques (unwissenschaftlich ) », quand il espérait, au contraire, parvenir à « un traitement scientifique sérieux de l’ensemble du problème (zu 411
einer ernstlichen wissenschaftlichen Behandlung des ganzen Problems) . » L’idéologie nazie est, ainsi, strictement scientifique : elle n’est rien d’autre qu’une synthèse entre les sciences naturelles et les sciences sociales du e XIX
siècle, qui constitue un social-darwinisme destiné à réorganiser les sociétés humaines telles que les diverses formes d’anthropologie naturaliste permettent de la connaître. L’idéologie développée dans Mein Kampf est ainsi la combinaison de e caractéristiques propres au XIX siècle européen – politique nationaliste et racisme scientiste –, et ce dans un contexte qui attribuait à l’Allemagne une mission historique, dont le temps était venu, qui ne pourrait s’accomplir que dans un dépassement du judaïsme. Le cœur de la doctrine hitlérienne tient en ceci dans la naturalisation de l’historicisme, qui reprend l’évolutionnisme darwiniste dans le cadre de la téléologie historique hegélienne, pour faire de l’histoire un processus purement naturel, expliqué en termes de lutte des races, et l’époque moderne présentée comme celle de la lutte finale où s’accomplirait le sens même de l’évolution par l’avènement à l’universalité de sa puissance de la totalité organique du peuple allemand, et ce par l’extirpation de ce qui jusque-là la parasitait. L’idéologie nazie se ramène ainsi à l’immanentisation radicale de la téléologie historique par son identification au processus de la sélection naturelle, à la naturalisation d’une dialectique historique réduite au conflit entre puissance vitale et parasitisme, en même temps qu’à la thèse que l’époque terminale de ce conflit est arrivée : « Telle est la mission que le destin nous a confiée », proclamait ainsi Rosenberg peu après sa nomination au poste de ministre pour les Territoires de l’Est, mission pour laquelle « sont appelés seulement des hommes qui conçoivent la question comme une tâche historique, qui n’agissent pas sous le coup d’une haine personnelle mais sous cette froide intellection politique et 412 historique ». Or, si le Juif est présenté comme ferment de décomposition,
c’est qu’il est précisément identifié à l’antinature, il est celui qui détourne l’homme des lois de la nature et ainsi le dénature : « En tentant de se dresser contre la logique de fer de la nature, l’homme se retrouve en conflit avec les principes auxquels il doit lui-même aussi toute son existence en tant qu’homme. L’offensive qu’il lance ne peut donc mener qu’à sa propre disparition. Il est vrai qu’on entend déjà l’objection d’une insolence authentiquement judaïque mais tout aussi stupide du pacifiste moderne : 413 “Justement, l’homme dépasse la nature !” » Le nazisme se veut alors une ré-immersion totale dans l’immanence naturelle : il y a ainsi au cœur du projet nazi la volonté d’en finir avec l’Histoire par l’annulation de la différence entre homme et animal, entre culture et nature – c’est-à-dire d’en finir avec l’homme –, et le sens ultime du combat entre Aryen et Juif porte ainsi à la fois sur la fin de l’Histoire et la révélation de son sens : la « mission » de Hitler consistait ainsi à effacer la souillure d’un péché originel identifié à la contamination de la nature par l’esprit. Après avoir rappelé la banalité des catégories raciales et nationalistes en Europe au début du e XX siècle, Philippe Burrin a pu ainsi caractériser la spécificité du propos de Hitler : « Ce qui est nouveau, c’est que le rapport entre Aryens et Juifs est structuré selon un schéma apocalyptique. L’opposition des deux races tend vers un combat ultime d’ampleur planétaire. Elle est l’entrechoc de deux ambitions d’empire universel, l’une fantasmée, celle qui est attribuée aux Juifs, l’autre caressée, celle des nazis. Ce schéma apocalyptique provient de la tradition chrétienne, mais on voit aisément qu’il s’agit d’un remploi déformé. L’apocalypse hitlérienne ne connaît pas d’intervention divine, elle est dépourvue d’eschatologie : le combat pour la grandeur de la race est un 414 combat séculier . » Masse et appareils. – À ce contenu doctrinal, Hitler procure alors l’appareil adéquat sous la forme du Parti. Adolf Hitler est en effet d’abord et avant tout le créateur d’un Parti, le NSDAP, qui transforme le groupusculaire Parti ouvrier allemand d’Anton Drexler en mouvement de masse, et une large part de Mein Kampf est consacrée à exposer sa conception du Parti. En réaction frontale aux partis de la république de Weimar, qui divisent la société en
groupes d’intérêts ou en classes différentes, Hitler oppose le Parti entièrement soumis à l’« Idée », c’est-à-dire au peuple défini par l’unité de l’organisme. Son seul principe est l’unité du mouvement, et Hitler en février 1926 s’opposa ainsi violemment au projet de Gregor Strasser de procurer au Parti un programme précis et élaboré, qui précisément aurait entravé l’élan vital du mouvement par sa soumission à un catalogue de mesures prédéfinies en même temps qu’il aurait lié la volonté de son guide (Führer). Le NSDAP se conçoit donc comme expression d’une dynamique à l’œuvre dans le peuple allemand comme tel, un et indivis, et c’est pourquoi il ne saurait s’embarrasser d’un programme : son seul contenu est l’« idée ethnique », et la « mission » du mouvement national-socialiste est alors d’accompagner la 415 dynamique de l’élan völkish et de lui procurer le cadre adéquat à l’expression de sa puissance, et c’est là le rôle de l’appareil du Parti : « C’est seulement lorsque l’élan idéal (der ideale Drang) vers l’indépendance devient une organisation combattante avec une puissance militaire que le désir 416 pressant d’un peuple peut être converti en glorieuse réalité . » Si le Parti doit accompagner cette impulsion vitale du peuple vers sa propre unité, il doit dans le même moment lutter contre toutes les tendances centrifuges et dispersives qui menacent constamment son intégrité, et son œuvre militante consiste alors à unifier le peuple en le ramenant au principe même de son unité, c’est-à-dire son identité nationale : « le nouveau mouvement doit se donner dans un premier temps comme objectif suprême 417 la nationalisation de la masse (die Nationalisierung der Massen ) », et il s’agit, ce faisant, de rendre le peuple allemand adéquat à son concept, c’est-àdire à l’« Idée ethnique ». L’activité du Parti est alors d’abord et avant tout la propagande, et une propagande qui ne s’adresse qu’à la masse. Or « la capacité d’assimilation de la grande masse est vraiment très limitée, son 418 entendement réduit, grande est sa propension à oublier » ; tout l’enjeu de la propagande est par suite de s’adapter au niveau de la masse. La clef du succès de la propagande est donc « l’instinct psychologique de l’effet sur les masses 419 et de l’influence sur les masses . » Hitler est certes en cela fidèle à Machiavel, qui affirmait que le Prince doit « savoir par la ruse manœuvrer la
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cervelle des gens » ; il substitue pourtant à la ruse (l’astuzia) machiavélienne une connaissance scientifique de l’homme, la psychologie : « L’organisateur doit en premier lieu être un psychologue. Il doit prendre l’homme tel qu’il est, et par conséquent le connaître […]. Un agitateur qui montre la capacité de transmettre une idée à la large masse doit toujours être 421 psychologue . » La conception hitlérienne de la propagande est ainsi doctrine de la manipulation psychologique des masses, qui procède de la 422 Psychologie des foules de Gustave Le Bon : c’est celle-ci que Hitler assortit de considérations sur le caractère féminin de la masse et son désir d’être soumise, qui procure alors « cette sensibilité merveilleusement fine 423 pour les conditions psychologiques de la propagande ». L’apport de Hitler au groupuscule de Drexler consistera précisément à lui imposer toute une série de techniques de propagande : à la fois des slogans, puisque « toute propagande efficace ne doit se focaliser que sur très peu de points et les 424 exploiter sous forme de formules frappantes », et des sigles et affiches dont il veillera à l’impact visuel – jusqu’à, par exemple, choisir le rouge comme couleur du drapeau pour attirer inconsciemment les sympathisants communistes. Mais il s’agit précisément, d’abord et avant tout, de s’adresser aux masses, et surtout pas à des personnes particulières sur lesquelles précisément une telle propagande est inefficace : l’enjeu premier du mouvement est donc de constituer le peuple en masse. D’où l’importance accordée aux rassemblements de masse. Si le projet du mouvement national-socialiste est la « nationalisation des masses », son préalable est la massification du peuple, et Hitler détaille ainsi les conditions dans lesquelles les individus peuvent se fondre dans une masse unique : en assistant à un rassemblement du Parti, l’individu « est lui-même soumis à l’influence magique de ce que nous désignons par le mot de suggestion de masse. La volonté, le désir, mais aussi la force de milliers de personnes s’accumulent en chaque individu. L’homme qui entre en doutant et en hésitant dans un tel rassemblement le quitte conforté en son for intérieur ; il est devenu un maillon (ein Glied), un 425 membre de la communauté ». Ce faisant, le Parti peut travailler la masse
même du peuple et mettre en œuvre sa nationalisation, mais il procure également à l’idée la puissance et le contenu de la masse, qui lui donneront les moyens de se réaliser. C’est là la fonction du Parti : « Il s’agit de créer pour la vision ethniciste du monde (völkische Weltanschauung) un instrument de combat […]. Cet objectif est celui que poursuit le Parti national-socialiste 426
des ouvriers allemands ». Or « la force d’un parti politique ne tient aucunement à l’intellectualité aussi grande et autonome que possible de chacun de ses membres, mais bien plutôt à l’obéissance disciplinée avec 427
laquelle ses membres emboîtent le pas à la direction intellectuelle » : la conception hitlérienne du Parti articule donc une avant-garde qui poursuit « des buts qui ne sont compris que d’une petite élite », et des masses qui sont tout à la fois le matériau et la puissance qui permettront « la réalisation de 428
l’idée » (die Durchführung der Idee ). La prise du pouvoir va alors permettre de déployer toute la puissance du NSDAP, institué Parti unique dès le 14 juillet 1933, en même temps qu’elle donne à la propagande la puissance de feu d’un ministère, celui de Goebbels. Pourtant, le Parti ne s’est jamais identifié à l’appareil d’État, il était au contraire en concurrence avec lui – ce qui conduisait par exemple à doubler l’action du ministre des Affaires étrangères du Reich (von Ribbentrop) de celle du responsable du service des Affaires étrangères du NSDAP (Rosenberg), à laquelle se surajoutaient les missions des envoyés spéciaux du Führer. La caractéristique propre à la diffusion de l’idéologie nazie dans la société allemande tient ainsi à ce qu’elle ne fut pas le fait d’un parti monolithique détenant d’emblée la science universelle, mais qu’elle s’est disséminée, comme par métastase, dans des appareils bureaucratiques qui lui préexistaient et qui contribuèrent grandement à l’élaborer : le Parti, en effet, ne disposait pas d’un programme clair et cohérent susceptible d’être opposé et imposé aux diverses instances administratives constitutives de l’État allemand, mais dut en réalité lui déléguer la tâche de le formuler à partir des vagues indications données par Hitler. Raul Hilberg constate ainsi que les quatre articles antisémites du « Programme en vingt-cinq points » élaboré en 1920 « constituent les seules orientations que le nazisme ait jamais indiquées
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à la bureaucratie ». C’est alors l’ensemble de l’administration civile qui s’attelle à la tâche de l’élaborer, et d’abord et avant tout de définir qui est Juif et qui ne l’est pas. Cette tâche fut en effet, comme Raul Hilberg l’a amplement montré, la pierre d’angle du régime : en 1890, un groupe de députés antisémites au Reichstag s’était avéré incapable de proposer des lois antisémites parce qu’ils n’étaient jamais parvenus à formuler une « définition 430 juridiquement utilisable du concept de Juif », et c’est ce même problème que rencontrèrent les bureaucrates allemands lorsqu’il leur fallut appliquer le décret du 7 avril 1933 stipulant le renvoi des fonctionnaires non-aryens. Dès 1933, l’ensemble de l’appareil administratif allemand se consacre ainsi à cet incessant labeur de définition, consistant à formuler, avec précision et méticulosité, lois, décrets d’application, ordonnances, directives et règlements, au fur et à mesure qu’apparaissaient de nouveaux problèmes juridiques liés aux couples mixtes, aux « demi-Juifs », aux Juifs anciens combattants, etc. La science même du droit fut alors réélaborée pour la débarrasser de toute influence de la légalité juive, tâche dans laquelle s’illustra Carl Schmitt qui, en outre, précisait aux universitaires comment il convenait désormais de citer les auteurs juifs en même temps qu’il préconisait 431 un « nettoyage des bibliothèques ». C’est ainsi chaque institution allemande qui s’approprie la tâche d’élaborer l’idéologie par le travail même de son institutionnalisation. Mais le propre du droit raciste est son biologisme, c’est-à-dire sa prétention à fonder l’identité juive sur les déterminations objectives de la science, et le travail de formulation de la loi ne fut pas seulement juridique mais également scientifique, et apparurent ainsi dans les années 1930 d’innombrables instituts destinés à fonder scientifiquement l’approche de la « question juive » : le Reichinstitut für Geschichte des neuen Deutschlands, l’Institut zum Studium der judischen Einflusses auf das deutsche kirchliche Leben et surtout l’Institut zur Erforschung der Judenfrage de Rosenberg. Le biologiste Erwin Baur, l’anthropologue Martin Stämmler ou le « raciologue » Hans Günther s’attachèrent ainsi à formuler dans le langage précis de la science exacte le racisme hygiéniste de l’idéologie nazie.
Biocratie et eugénisme. – La politique nazie est alors mise en œuvre systématique de cette idéologie. Le régime entreprend dès 1933 ce qu’il appelle la Gleichschaltung, la « mise au pas » ou « uniformisation » de l’Allemagne, par l’interdiction des partis et des syndicats, la mise sous tutelle des Églises et des universités, l’internement des opposants en camps de concentration. La politique de mise au pas transforme ainsi le peuple en masse atomisée, et dès 1934 un rapport du Parti social-démocrate en exil constatait : « L’individu est isolé, il pense et juge par lui-même. Cela vaut même pour les membres du NSDAP. En réalité, le rassemblement contraint au sein d’une organisation est synonyme d’atomisation du jugement et du 432 sentiment politique . » Mais il n’y a là en vérité que le préalable à la mise en œuvre de l’authentique politique nazie, qui vise à instituer la « communauté du peuple » (la Volksgemeinschaft) par l’éradication de tout ce qui viendrait menacer son unité, c’est-à-dire à constituer le peuple en tant qu’organisme. Le rôle de l’appareil policier est ainsi défini par Himmler et Heydrich, ses deux principaux dirigeants, en 1937 : « La police doit protéger de toute destruction et de toute corruption le peuple allemand en tant qu’organisme » et donc éloigner « le sous-homme [qui] menace la santé et la 433 vie du peuple en tant qu’organisme ». Le nazisme identifie l’idée à la totalité du peuple allemand, son idéal n’est autre que la réalisation de cette idée : la finalité dernière de sa politique est d’unifier tous les Allemands dans une communauté raciale pure, totale et indivise, c’est-à-dire de mettre en œuvre le « devenir-peuple des Allemands » (die Volkwerdung der Deutschen), et Goebbels définissait ainsi en 1933 « le sens de la révolution » déclenchée avec la prise de pouvoir par « le devenir-peuple de la nation 434 allemande ». L’idéologie nazie se fonde sur la thèse d’une race qu’elle identifie à l’idéal, sa politique est alors production systématique de cette race, et la politique nazie peut se définir d’un mot : elle est eugénisme. Bien loin d’être une invention de Hitler et de ses séides, l’eugénisme était le discours dominant e dans les pays occidentaux au début du XX siècle, et nombre de ses promoteurs – tel, en France, Alexis Carrel – furent d’ailleurs distingués par le
prix Nobel. L’eugénisme est en effet directement issu du naturalisme e scientiste propre au XIX siècle, et son inventeur Francis Galton était un cousin de Darwin dont il applique les conclusions de L’Origine des espèces aux sociétés humaines : l’eugénisme revendique alors la volonté de produire une race supérieure par l’application à la reproduction humaine des principes de la sélection et de l’hérédité découverts par la science moderne. Un e mouvement de promotion de l’eugénisme se développe au début du XX siècle en Europe, mû par l’idée de résoudre par la science les problèmes posés à l’humanité : en Angleterre avec l’Eugenics Education Society fondée en 1907 ; en France avec la Société française d’eugénisme fondée par Charles Richet (prix Nobel de médecine) qui promeut « l’élimination des races 435 inférieures » et des « anormaux » ; aux États-Unis avec l’American Eugenics Society ; en Allemagne avec la Gesellschaft für Rassenhygiene fondée par le biologiste Alfred Plœtz dès 1905. C’est ce projet que met en e œuvre le III Reich, en l’adaptant à sa thèse centrale : la race supérieure existe, c’est le peuple allemand, il s’agit donc tout à la fois de préserver sa pureté raciale et d’en accroître le poids démographique pour assurer à la fois sa pérennité et sa domination sur les races inférieures. Si la psychologie des masses issue de Gustave Le Bon donne au nazisme sa méthode de conquête et d’exercice du pouvoir, si le nationalisme raciste de Houston Stewart Chamberlain lui donne son contenu doctrinal, c’est e l’eugénisme qui lui procure son programme de gouvernement, et le III Reich 436 met ainsi en œuvre la « biocratie » qu’Alexis Carrel appelait de ses vœux qui fait des sciences et des techniques du vivant l’instrument d’organisation et de régulation des sociétés humaines : le nazisme est le déploiement 437 paroxystique du biopouvoir qui définit la modernité européenne . Le régime met alors en œuvre les deux parties du programme eugénique définies par Francis Galton dès 1870 : l’eugénique négative, qui cherche à éliminer les tares héréditaires, et l’eugénique positive, qui entend favoriser l’apparition de la race supérieure par des croisements sélectifs. L’eugénique positive a ainsi conduit à restreindre le droit à l’avortement pour les femmes aryennes et à strictement conditionner leurs mariages, elle a surtout conduit Himmler à
instituer en 1925 les Lebensborn – les « fontaines de vie » –, établissements où l’élite de la SS venait concevoir avec des femmes aryennes sélectionnées pour leur pureté raciale. L’eugénique négative conduit parallèlement à une démultiplication de mesures : dès le 14 juillet 1933 est votée une loi rendant la stérilisation obligatoire pour les porteurs de maladies considérées comme héréditaires, des « tribunaux d’hygiène héréditaire » furent mis en place qui conduisirent à la stérilisation forcée de plus de 400 000 individus, et l’eugénisme nazi culmine dans l’« action euthanasie » (ou Aktion T4) qui, entre 1939 et 1941, conduit à l’assassinat par gazage de 75 000 malades mentaux. Mais la caractéristique fondamentale de l’eugénisme nazi est l’antisémitisme, et le projet d’éradication des tares héréditaires s’identifie alors à un projet d’élimination de l’élément juif. La constitution de la « communauté du peuple » en totalité substantielle homogène fonde alors toute une série de « lois raciales » dont les plus emblématiques sont les lois de Nuremberg de septembre 1935. Les lois antisémites sont ainsi conçues comme le corollaire de l’aryanisation, c’est-à-dire de la Volkwerdung der deutschen Nation, elles entendent dissocier du peuple allemand le Juif conçu comme élément hétérogène et menaçant son unité, et promeuvent ainsi une politique d’« extirpation » (Ausrottung) et d’« éloignement » (Entfernung) de tous les Juifs du Reich. Ainsi purifié de tout élément étranger, ramené à son unité substantielle, constitué en totalité organique naturelle, « libéré » de tout ce qui parasitait sa puissance et corrompait la supériorité de sa culture, le peuple germanique pouvait alors faire prévaloir son droit absolu sur les autres peuples, et le faire prévaloir par la guerre. D’abord la guerre d’annexion en Europe, qui vise à rassembler tous les Allemands dans les frontières du Grand Reich et à configurer en nation la communauté du peuple ; ensuite et surtout la guerre de conquête à l’Est, qui entend garantir à l’Allemagne la domination impériale sur le continent en même temps qu’elle procure à la « communauté du peuple » l’espace (Lebensraum) que requiert son accroissement démographique. Pour avoir été un déferlement de violence sans précédent en Europe, l’invasion de l’Union soviétique n’en fut pas pour autant un phénomène inexplicable et sans précédent : elle ne fut en effet rien d’autre
qu’une guerre de colonisation. Le grand projet de Hitler, et le fil conducteur de toute son action, consistait en effet à conquérir sur le continent européen l’empire colonial que la France ou l’Angleterre avait conquis outre-mer, et à agir vis-à-vis des Slaves exactement comme les Français ou les Anglais 438 avaient agi vis-à-vis des peuples autochtones d’Afrique et d’Asie . Au début de l’opération « Barbarossa », Hitler affirmait ainsi : « Ce que l’Inde fut pour l’Angleterre, les territoires de l’Est le seront pour nous […]. Notre rôle à l’Est 439 sera analogue à celui des Anglais aux Indes . » La colonisation ne fut rien d’autre que la conquête par les nations européennes d’un « espace vital » approprié au déploiement de leur puissance, et c’est ainsi que Carl Schmitt en 1941 justifiait l’agression nazie de l’Union soviétique. Celle-ci, reconnaissaitil, violait les principes du droit international, mais ce droit en vérité s’était depuis des siècles déployé en posant l’existence de zones géographiques de non-droit qu’il s’agissait précisément de soumettre par la colonisation : « L’espace non européen était sans maître, non civilisé, territoire de colonisation, objet de conquête par les puissances européennes qui devinrent ainsi des empires grâce à leurs colonies d’outre-mer. Les colonies ont été 440 jusqu’à présent l’élément spatial fondamental du droit européen . » Introduire entre les peuples européens les distinctions raciales que le e XIX siècle avait introduites parmi les peuples non européens conduisait alors à postuler une mission civilisatrice du peuple germanique. Par son impérialisme, la guerre permettait ainsi le déploiement total de la biocratie nazie, en conduisant le peuple allemand à la plénitude de sa puissance. Mort et bureaucratie. – C’est dans ce contexte que se mit en œuvre la « solution finale de la question juive en Europe » qui devait aboutir à l’assassinat de 5 millions de Juifs, dont plus de la moitié par gazage dans des 441 centres de mise à mort . L’irrationalité de l’Holocauste est souvent soulignée par la mise en avant de l’absurdité qu’il y avait à détourner de l’effort de guerre l’immense logistique nécessaire à la déportation et à l’extermination d’une population qui aurait pu, en outre, servir de précieuse force de travail à l’industrie d’armement : du point de vue de l’hygiène raciale, ce processus a cependant sa logique propre, puisqu’il entend, au
moment où le peuple allemand est engagé dans la lutte pour son existence, garantir sa puissance en éliminant ce qui serait susceptible de menacer son unité et son homogénéité. Le 5 novembre 1941, Hitler exposait ainsi, lors d’un déjeuner auquel participait Himmler, sa doctrine de la gestion des populations, dans laquelle il est possible de lire la logique même du génocide : « La grande masse du peuple, sa partie médiane qui, en tant que vecteur de développement, est plutôt un facteur passif, a, sur l’un de ses cotés, les idéalistes, qui constituent des forces positives fanatiques, et, sur l’autre, les criminels, représentant l’élément négatif. Si je tolère que, dans le moment où les meilleurs hommes tombent au front, les criminels soient laissés en vie, alors je déplace dans les extrêmes le point d’équilibre d’un peuple au détriment des forces positives. Qu’à présent une nation se trouve en difficulté, alors une poignée de criminels, gardée à l’abri, peut faire perdre aux 442 combattants le fruit de leur sacrifice . » La conception purement organiciste d’une masse dont l’essence est conçue comme un déploiement de puissance conduit ainsi à sa gestion en termes d’équilibre des forces, et le bilan des pertes allemandes sur le front Est était en effet constamment rappelé par Hitler, Goebbels, Himmler ou Rosenberg quand ils prétendaient justifier l’extermination. L’Holocauste est en cela la mise en œuvre totale de la politique eugéniste propre à l’impérialisme raciste, qui entend achever la totalisation organique et l’homogénéisation du peuple par l’extirpation et l’éradication de toute altérité. Ainsi, pendant trois ans, une gigantesque infrastructure administrative, policière, ferroviaire, militaire et industrielle a fonctionné avec pour seule finalité de rassembler le maximum de Juifs dans le Gouvernement général de Pologne pour les réduire en cendres ensuite éparpillées dans les bois ou jetées dans les rivières. La spécificité de l’extermination des Juifs d’Europe ne tient pas à la volonté de liquider un peuple : les exemples ne sont pas rares dans e l’Histoire, et au XX siècle les Arméniens ou les Tutsis furent victimes d’authentiques génocides. La spécificité de l’Holocauste tient précisément à son caractère administratif et industriel : c’est-à-dire qu’il ne fut possible que parce que l’infrastructure nécessaire à l’extermination non seulement lui
préexistait, mais en outre recelait en elle-même cette possibilité. La question : comment Auschwitz fut possible ? reçoit ainsi une réponse simple : parce que la machinerie d’extermination était déjà en place, à disposition, élaborée et e perfectionnée pendant tout le XIX siècle européen – et il a ainsi suffi d’une chiquenaude à l’automne 1941 pour qu’elle se mette en branle et tourne à plein régime. Raul Hilberg soulignait ainsi que l’extermination n’avait nécessité la création d’aucune institution spécialisée : « La destruction des Juifs d’Europe fut l’œuvre d’une très vaste machine administrative. Pour détruire les Juifs d’Europe, il ne fut créé ni organisme spécial, ni budget particulier : chacune des branches devait jouer dans le processus un rôle spécifique, et chacune trouver en elle-même les moyens d’y accomplir sa 443 tâche . » La tentative pour penser Auschwitz ne doit donc pas porter primairement sur l’histoire de l’antisémitisme, mais sur ce dispositif qui se e met en place en Europe au XIX siècle – la question de l’antisémitisme doit alors se poser au niveau de ce dispositif, celui de la Totalité, qui en tant que telle récuse toute altérité : c’est-à-dire au niveau du dispositif de totalisation. La nouveauté de l’Holocauste tient à ce que le vaste dispositif administratif et industriel a pris le meurtre pour finalité de son fonctionnement. Mais la Première Guerre mondiale avait déjà manifesté ses potentialités de destruction, dans ce véritable dispositif d’extermination que fut le front immobile des tranchées : Ernst Jünger constatait ainsi que, entre 1914 et 1918, « les pays se sont transformés en gigantesques usines produisant des armées à la chaîne afin d’être en mesure, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de les envoyer au front où un processus sanglant de consommation, complètement mécanisé, jouait le rôle du marché », et évoquait la « monotonie d’un spectacle qui rappelle le fonctionnement précis d’une 444 turbine alimentée en sang humain ». C’est qu’en effet le processus de totalisation inhérent à la modernité occidentale inclut une modification du rapport à la mort. « On savait autrefois ou peut-être le pressentait-on qu’on contenait la mort à l’intérieur de soi-même, comme un fruit son noyau », écrivait Rilke dans Les Carnets de Malte Laurids Brigge. « Les enfants en avaient une petite, les
adultes une grande. Les femmes la portaient dans leur giron et les hommes dans leur poitrine. On possédait sa mort et cela conférait à chacun une 445 singulière dignité et une paisible fierté . » La mort, en tant qu’événement unique et insubstituable, est ce qui singularise un homme au suprême degré ; le processus d’anonymisation et de fusion de l’individu dans la masse est alors indissociable d’un effacement de la mort : notre époque est celle de la mort de Dieu, mais elle est aussi celle de la mort de la mort – et les deux phénomènes sont d’évidence dans une connexion étroite. Passant devant l’Hôtel-Dieu à Paris, Rilke notait ainsi : « Ce remarquable hôtel est très vieux, on y mourait déjà dans quelques lits du temps du roi Clovis. Aujourd’hui on y meurt dans cent cinquante-neuf lits. En série, comme à l’usine. Dans cette énorme production, la mort individuelle n’est pas aussi bien réussie, mais ce n’est pas cela qui importe. Ce qui compte, c’est la masse. Qui se soucie encore d’une mort bien faite ? Personne. Même les riches, qui pourraient cependant se permettre de mourir comme il faut, commencent à devenir négligents et indifférents ; le désir d’avoir sa propre mort est de plus en plus rare. Encore un 446
moment et ce deviendra aussi rare que d’avoir une vie qui vous soit propre
.»
La mort elle-même se trouve ainsi prise dans un dispositif, administratif et médical, qui conduit à la dépouiller de toute singularité, à tel point que la mort n’est plus jamais mienne, elle n’est que développement programmé d’une maladie parfaitement identifiée, et Rilke poursuit ainsi : « On meurt de la mort qui correspond à la maladie que l’on a (car, depuis qu’on connaît toutes les maladies, on sait aussi que les différentes conclusions fatales dépendent des maladies et non des gens ; le malade n’a, pour ainsi dire, rien à faire). » Au lieu de l’extrême pointe de la singularisation de soi, la mort devient à l’époque qui est la nôtre un simple événement organique, c’est-àdire un processus de dépersonnalisation et de fusion dans une masse organique gérée par le biopouvoir médical. Günther Anders pouvait ainsi constater « l’obsolescence du décès » consécutive à la révolution industrielle : « On ne décède pas, on est décédé […]. Nous sommes évacués dans des usines à décéder chromées. Nous n’y sommes pas à vrai dire tués (à l’inverse, notre décès y est même retardé par d’admirables manipulations), mais, dans ce délai, nous sommes si fermement insérés dans l’appareil que nous en devenons un élément, que notre décès devient une partie de ses fonctions.
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Notre mort devient un événement instantané interne à l’appareil . » Ce processus d’anonymisation de la mort se manifeste alors quand il s’agit de la donner. Dès 1802, Hegel constatait l’abstraction du meurtre rendue possible par l’arme à feu, « invention de la mort universelle, indifférente, impersonnelle » par laquelle la mort « advient à chaque individu dans 448 l’indifférence ». L’avènement, dans l’État, de la puissance de l’Universel a pour corollaire l’insignifiance de l’individu singulier, et si cet Universel entreprend d’éliminer tout singulier, il ne doit pas le singulariser dans l’acte même de son meurtre : c’est pourquoi la Terreur révolutionnaire a mis en œuvre « la mort la plus plate, la plus froide, sans plus de signification que de 449 trancher une tête de chou ou boire une gorgée d’eau », c’est-à-dire la guillotine, qui remplace la liturgie expiatoire qu’était l’exécution des condamnés sous l’Ancien Régime par leur pure et simple élimination, opérée 450 par une machine . La mécanisation – et la sérialisation – de la mort se manifeste également quand il s’agit de tuer des animaux : c’est en 1810, par un décret de Napoléon, que sont créés les abattoirs de Paris : il s’agit, par là, d’une part de supprimer les tueries – nom par lequel au Moyen Âge étaient désignés les abattoirs privés – en centre-ville pour ainsi rendre la mort animale invisible, et d’autre part de rationaliser puis d’industrialiser l’abattage en l’intégrant à une véritable chaîne de production. La machinerie d’extermination nazie apparaît alors comme la synthèse de ces deux produits e du XIX siècle, en donnant à l’appareil d’exécution la structure de l’abattoir. La spécificité de l’Holocauste tient ainsi à la dépersonnalisation des victimes, qui perdaient d’emblée leur statut d’être humain pour être traitées comme Stück , c’est-à-dire des « morceaux », des « pièces » ou des e « éléments », et, dans son analyse de la langue du III Reich, Victor Klemperer notait que, « avec les “éléments” (Stück), il s’agit d’une réification. C’est la même réification qui s’exprime dans le terme officiel de “récupération de cadavres” ou plutôt dans son extension aux cadavres humains : on fait de l’engrais avec des morts du camp et l’on désigne cela 451 exactement du même nom que le traitement des cadavres d’animaux ». Le propre du dispositif d’extermination consistait non pas à tuer des personnes,
mais à traiter des pièces, et les nazis eux-mêmes ne parlaient que de « traitement spécial » (Sonderbehandlung) et d’« installation spéciale » (Spezialeinrichtungen). En toute rigueur des termes, les Juifs n’ont pas été tués (comme des hommes), mais abattus (comme du bétail), ou liquidés (comme des choses), et Klemperer soulignait ainsi que « “liquider” est un mot de la langue commerciale, et, en tant que mot d’origine étrangère, encore un peu plus froid et un peu plus objectif que ses équivalents allemands […]. Quand des êtres humains sont “liquidés”, c’est qu’ils sont “expédiés” ou 452
“achevés”, comme des choses matérielles ». Le processus de destruction portait ainsi sur la mort de ses propres victimes : il leur ôtait la vie, mais dans le même moment leur ôtait la mort, et les dépossédait ainsi de ce qui singularise un homme en même temps qu’il l’ouvre à la transcendance d’une altérité radicale. Cette profanation de la mort fut saisie comme telle par les témoins immédiats de l’extermination : ainsi, Yakov Gabbay, l’un des rares survivants de Sonderkommando – ces déportés juifs chargés par les SS de la crémation des cadavres –, raconte avoir vu arriver des membres de sa famille dans un convoi destiné à la chambre à gaz : dans l’impossibilité de leur sauver la vie, il tint à leur sauver la mort, c’est-à-dire à leur rendre leur mort confisquée par l’anonymat du processus d’extermination. Son témoignage montre toutes les étapes par lesquelles il a tenté de redonner à chaque mort sa singularité : « Quand nous avons terminé de brûler les trois cent quatre-vingtdix corps, nous avons incinéré chaque personne de notre famille séparément, nous avons rassemblé les cendres de chacun, nous les avons mises dans des boîtes, nous y avons inscrit le nom du mort, sa date de naissance et la date de son assassinat. Nous avons enterré les boîtes et nous avons dit le 453
Kaddish . » C’est pourquoi la machine d’extermination pouvait en elle-même nier être meurtre, parce que toute sa logique a consisté à supprimer le face-à-face du meurtrier et de sa victime, à dépersonnaliser l’un et l’autre, et à abstraire l’acte même de la mise à mort. Pierre Vidal-Naquet a précisément analysé ainsi la singularité d’Auschwitz : « Ce que les gazages apportaient de neuf, c’est l’anonymat des bourreaux face à l’anonymat des victimes, et en dernière
analyse, leur innocence. Car, dans le système du gazage, personne n’a 454 directement tué . » Si Auschwitz fut possible, ce n’est certainement pas parce que les Allemands étaient des antisémites fanatiques qui n’attendaient 455 que l’occasion de passer à l’acte , mais précisément parce que l’organisation du dispositif de destruction rendait son efficacité indépendante des individus : l’appareil de destruction n’avait pas besoin de la haine antisémite pour fonctionner. Dès 1919, Hitler récusait l’antisémitisme passionnel du pogrom : celui-ci est inefficace en ce qu’il repose sur des éruptions de haine sporadiques, provisoires et incontrôlables sur lesquelles il n’est pas possible de fonder durablement une politique d’envergure ; à cet antisémitisme archaïque, il proposait alors de substituer un antisémitisme rationnel, qui précisément permet de le rendre indépendant d’individus toujours susceptibles d’un accès de pitié. La rationalisation du processus par les hauts fonctionnaires du régime lors de la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942 a justement consisté à rendre superflue la violence insoutenable des massacres de l’été 1941 qui faisait de leurs auteurs « des hommes finis pour le 456 restant de leur vie […] des névrosés et des brutes ». Ce fut la fonction même de la machinerie d’extermination que de décharger les SS de la responsabilité de massacres qui les conduisaient à l’alcoolisme, à la folie et au suicide, et Rudolf Höß, commandant en chef du camp d’Auschwitz, témoigne ainsi de son soulagement face à l’efficacité des gazages : « Désormais, j’étais 457 rassuré : nous n’assisterions plus à ces bains de sang . » L’organisation méticuleuse du processus a alors permis qu’il s’accomplisse sans haine : lors de son procès, Eichmann affirma ainsi que, « personnellement », il n’avait 458 rien contre les Juifs, qu’il était même un sioniste convaincu ; et, dans le « compte rendu sincère » de sa vie rédigé en 1947 à Cracovie dans l’attente de son exécution, Rudolf Höß écrivait : « Personnellement je n’ai jamais éprouvé de haine contre les Juifs », concluant : « J’étais un rouage inconscient 459 de l’immense machine d’extermination du Troisième Reich . » En dépit des apparences, il n’y a pas là simple tentative de se disculper, mais constat que la responsabilité individuelle était réduite à son étiage dans un processus d’extermination bureaucratisé et industrialisé, caractérisé par la division à
l’extrême du travail et la décomposition du processus global en une série de fonctions prédéfinies que chacun pouvait accomplir en ne l’évaluant que du point de vue de sa fonctionnalité. Et, du point de vue fonctionnel de celui qui n’a qu’à juger de l’efficacité d’un four crématoire, il n’y a qu’une chose à 460 dire : il « fonctionne impeccablement . » Il ne faut donc pas être dupe de l’image nietzschéo-wagnérienne que le régime entendait donner de lui-même : le massacre des Juifs d’Europe ne fut pas le fait de barbares germaniques revenus à leurs instincts de fauves ni de 461 sadiques , mais de bureaucrates serviles et bornés, entièrement soumis à e leur administration. Le III Reich ne fut pas porté par l’orgueil souverain d’un « peuple de seigneurs » – qui, en l’occurrence, était traité en cheptel bovin dont on prenait soin de surveiller les saillies –, mais par une corporation de fonctionnaires timides et industrieux, et respectueux de la hiérarchie. Pour justifier sa difficulté à s’exprimer devant ses juges, Eichmann devait le 462 reconnaître : « Le langage administratif est mon seul langage . » Les témoignages des hauts fonctionnaires de l’extermination attestent non seulement leur esprit de soumission, mais aussi leur humilité face au savoir et à l’ampleur de vue de supérieurs auxquels ils ne pouvaient que déférer. Rudolf Höß expose ainsi le principe qui avait guidé sa conduite : « Chaque Allemand devait se soumettre sans condition et sans critique aux dirigeants de l’État, considérés comme seuls capables de comprendre et de satisfaire les vraies aspirations populaires », et il justifiait alors son zèle à exercer ses fonctions à Auschwitz-Birkenau : « Je n’avais pas à réfléchir ; j’avais à exécuter la consigne. Mon horizon n’était pas suffisamment vaste pour me permettre de me former un jugement personnel sur la nécessité d’exterminer 463 tous les Juifs . » Toute l’organisation du processus d’extermination visait précisément à décharger les individus de toute responsabilité – et c’est là, d’ailleurs, toute la difficulté des procès d’après-guerre, où les procureurs tentent de démontrer la responsabilité de fonctionnaires dont la culpabilité réside précisément dans l’irresponsabilité. La disposition d’esprit (la Gesinnung) qui a rendu possible l’Holocauste n’est pas l’antisémitisme, c’est l’obéissance inconditionnée à une hiérarchie administrative et à la loi
formulée par ses spécialistes, c’est-à-dire l’état d’esprit bureaucratique : le « fonctionnarisme militaire » issu de la fusion entre « le soldat et le 464 fonctionnaire » dans lequel Himmler voyait le modèle de la SS. L’Holocauste fut meurtre bureaucratique, et l’écrasante majorité de ses agents n’a jamais tenu un fusil dans ses mains – et même le commandant du camp d’Auschwitz pouvait dire : « Je n’ai jamais maltraité un détenu, je n’en 465 ai jamais tué un seul de mes propres mains » – : l’essentiel fut un travail de définitions juridiques et de rédactions de décrets, d’organisation logistique et d’élaborations techniques, de supervision et de planification, et la stricte division du travail et la répartition des tâches permettaient d’ailleurs que la partie la plus éprouvante du travail soit confiée à des vacataires non allemands – les Juifs des Sonderkommandos, et les Trawnikis, ces supplétifs de la SS recrutés en Ukraine ou dans les Pays baltes. Bureaucratique, l’Holocauste le fut dans son organisation. Hitler avait donné un but à sa politique : rendre l’Allemagne judenfrei, c’est-à-dire libérée de ses Juifs, mais 466 n’avait jamais précisé les méthodes , et ce fut la tâche des diverses administrations du Reich que d’envisager toutes les options possibles : c’est en effet le rôle d’une bureaucratie, une fois qu’un « problème » lui a été soumis, de se concentrer sur l’analyse objective des moyens de le résoudre. Ainsi fut longtemps envisagée la déportation de tous les Juifs d’Europe à Madagascar. Si, à l’automne 1941, la « solution » du « problème » prend la voie de l’élimination physique, c’est pour des raisons bureaucratiques, et c’est ce qu’a montré Zigmunt Bauman dans Modernité et Holocauste : « L’idée même d’Endlösung était le résultat d’une culture bureaucratique […]. Le choix de l’extermination comme meilleur moyen de parvenir à l’Entfernung était le produit de procédures bureaucratiques ordinaires : calcul du rapport moyen-fin, équilibre du budget, application de règles de valeurs 467 universelles . » Mais l’Holocauste fut également bureaucratique dans sa mise en œuvre, en ce que chacun des SS n’agissait qu’en tant que bureaucrate. Lors de son procès, Adolf Eichmann prétendait justifier ce qu’il appelait lui468 même son « obéissance de cadavre » par l’impératif catégorique kantien. Une telle récupération de la philosophie pratique de Kant lui fait d’évidence
subir une déformation monstrueuse : le propre de la moralité kantienne est de déterminer l’action empirique particulière par la transcendance de l’Idée universelle et suprahistorique, quand le bourreau nazi se justifie en acceptant la détermination de son acte par la loi particulière immanente à un régime politique historiquement déterminé. Le principe de l’action n’est donc plus la transcendance des idées de la raison pure pratique, mais l’ensemble des normes de fonctionnement d’un appareil administratif : la légitimité de l’action n’est en vérité pas la moralité mais l’éthicité, c’est-à-dire le pur et simple conformisme. Dans son activité, le SS pouvait alors penser agir avec honneur, mais cet honneur est précisément celui du fonctionnaire tel que défini par Max Weber en 1919 : « L’honneur du fonctionnaire consiste dans son habileté à exécuter consciencieusement un ordre sous la responsabilité de l’autorité supérieure, même si – au mépris de son propre avis – elle s’obstine à suivre une fausse voie. Il doit plutôt exécuter cet ordre comme s’il répondait 469 à ses propres convictions . » La fonctionnarisation de l’acte rend alors possible sa neutralisation morale, puisque chacun n’a pas à juger, en termes de valeur, l’ensemble du système, mais uniquement, en termes d’efficacité, la mission qui lui est assignée : à la responsabilité morale s’est ainsi substitué ce que Weber appelle la « discipline morale » – ou, pour le dire dans les termes de Günther Anders, à la « conscience morale » (Gewissen) s’est substituée la « méticulosité » (Gewissenhaftigkeit) –, par laquelle l’individu s’oublie luimême pour devenir simple fonction d’une Totalité qui le domine. C’est en quoi l’Holocauste fut un phénomène typiquement totalitaire : il fut de part en part l’œuvre d’un appareil de destruction, se développant selon sa logique propre, indépendamment de toute action individuelle, les assassins étant d’emblée réduits au rang de fonctionnaires méticuleux et disciplinés. Et l’éthique de la discipline, bien loin d’être une invention des nazis, est une exigence imposée à tous par l’organisation spécifiquement moderne du travail, qui produit d’abord et avant tout des collaborateurs : « Par leur travail, les hommes sont aujourd’hui dressés à la collaboration en tant que telle », soulignait ainsi Günther Anders. « L’employé du camp d’extermination n’a pas “agi”, mais, aussi épouvantable que cela puisse paraître, il a seulement
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fait son travail . » Charisme et souveraineté. – Le nazisme constitue la forme paroxystique du totalitarisme, compris comme idéocratie : une science d’emblée posée comme principe d’explication universel (l’anthropologie raciale) se donne le moyen de conquérir le pouvoir (le Parti), ce qui lui procure la puissance de se produire effectivement, à la fois par la production (eugéniste) de son propre contenu – la race supérieure – et par la mobilisation totale du peuple ainsi produit (par la propagande) ; ainsi, la totalité organique du peuple peut déployer sa puissance (dans la guerre totale), et se maintient dans l’existence par une dynamique d’autototalisation qui la conduit à extirper et à dissoudre tout ce qui menacerait son homogénéité (l’Holocauste). Spécifier le totalitarisme nazi impose alors de déterminer quelle est l’instance effective du pouvoir, quel est le bras armé de l’Idée. Or ce n’est pas le gouvernement. Carl Schmitt a cru pouvoir être le juriste officiel du régime, justement par sa critique de la séparation entre le peuple et sa représentation dans un gouvernement : il promouvait en effet une « restauration authentique de 471 l’unité vitale originaire » qui exigeait une suppression de la scission entre État et société, et par suite une résorption de la représentation dans l’immanence de la communauté organique. L’essai que Schmitt consacre au Léviathan est tout entier consacré à la critique de cette transcendance de la représentation à la communauté, qui fait de l’appareil d’État une vaste machinerie distincte de la société : « Longtemps avant l’effectuation historique de cette grande machina machinarum légaliste, Hobbes a pensé jusqu’à son terme, de façon tout à fait logique et systématique, cette transformation du droit en un commandement légal positif, en rapport avec la 472 transformation de l’État en un mécanisme . » À cette doctrine mécaniste de l’État, Schmitt entend opposer une doctrine organiciste, qui supprime donc la transcendance du pouvoir qu’impose la représentation. C’est cette immanence du pouvoir à la masse qu’il voit alors dans le régime national-socialiste : ainsi, dans État, mouvement, peuple, son essai le plus ouvertement nazi paru en 1933, Schmitt oppose précisément la « direction » (Führung) à la « représentation », en ce que la direction permet de résoudre la scission
qu’imposait la représentation par l’immanence du Führer au peuple, et son exigence de « présence réelle » du Führer au sein de la communauté du peuple le mène ainsi à soutenir le racisme politique : « Le concept de direction (Führung) est un concept d’une contemporanéité immédiate et d’une présence réelle. Pour cette raison, il inclut comme exigence positive une 473
identité raciale inconditionnelle entre le Führer et ses partisans . » Si Carl e Schmitt échoue cependant dans sa tentative de devenir le Kronjurist du III Reich, c’est que ses adversaires lui reprocheront de maintenir l’idée même de l’État, et le suspecteront d’introduire par là une certaine transcendance liée au catholicisme de sa théologie politique. Le régime nazi entend au contraire liquider toute forme d’État au profit de la pure immanence organique de la communauté raciale, dont aucune structure juridique ne doit entraver le déploiement de la puissance. 474 Schmitt fut ainsi très rapidement récusé par les idéologues du régime , qui voyaient dans la « communauté raciale » la seule et unique Totalité. Un juriste officiel du régime comme Otto Koellreuter pouvait ainsi opposer nazisme et fascisme, en ce que le nazisme n’avait pas pour fondement et 475 finalité l’idée de l’État, mais bien « l’idée ethnique », c’est-à-dire le peuple lui-même. Et c’est en effet la doctrine de l’État développée par Hitler dans Mein Kampf, qui concevait l’État non pas comme une fin en soi, mais seulement comme l’un des instruments au service de la race, de sa pureté et de sa puissance : « Nous devons faire la distinction la plus claire et nette entre l’État, comme contenant, et la race, comme contenu. Ce contenant n’a de sens 476 que s’il est capable de préserver et de protéger le contenu . » Et, de fait, la e caractéristique institutionnelle du III Reich est le délitement et le e démantèlement progressif des instances gouvernementales : le III Reich était un régime sans constitution, et le seul acte juridique sur lequel il reposait était l’acte d’habilitation du 23 mars 1933 qui suspendait la constitution de la république de Weimar et confiait tous les pouvoirs nommément à Adolf Hitler. L’avènement des nazis au pouvoir s’est ainsi traduit par « un retournement complet de la notion traditionnelle de l’État. Le gouvernement n’était plus serviteur de l’État, mais au contraire l’État était le moyen du
gouvernement […]. Au sens strict, il n’y avait absolument pas de groupe de direction, il n’y avait que le Führer, absolument solitaire, même sur le plan humain, et ses délégués nommés aux différents niveaux de l’appareil gouvernemental. Il en est résulté ce système de chancellerie multiforme de l’administration avec, à chaque fois, une chancellerie de la présidence, du 477 gouvernement, du Parti, militaire, etc. ». Et, en effet, la pratique du pouvoir de Hitler, qui répugnait à ce que quelque institution que ce soit vienne entraver sa volonté, conduisit au morcellement du pouvoir central et à la prolifération de centres de pouvoirs autonomes : le régime national478 socialiste relevait en cela de la « polycratie », où des organismes indépendants – le Parti, la bureaucratie, l’armée, la police, la SS, l’industrie – se trouvaient en constante concurrence sans qu’un système juridique unifié ne définisse les attributions et les compétences de chacun. À partir de 1938 et de la disparition du cabinet du Reich, le régime finit par se passer de tout organe central de gouvernement : bien loin de la croissance monstrueuse e et de la pétrification de l’appareil d’État soviétique, le III Reich se caractérise 479 par le « morcellement de l’administration » et la « désintégration de 480 l’État ». La nature totalitaire du régime nazi ne saurait être contestée, mais ce totalitarisme ne relève pas de l’emprise coercitive d’un appareil d’État monolithique sur le peuple ; bien au contraire, le nazisme a systématiquement démantelé le pouvoir d’État pour libérer l’action des entraves de la loi, et Martin Broszat soulignait que « la forme même de la législation nationalesocialiste travaillait à l’établissement d’un système capable de fonctionner 481 sans loi » – et en mai 1944, alors que l’appareil d’extermination qu’il avait systématisé tournait à plein régime, Himmler affirmait : « J’ai fait beaucoup de choses, je le reconnais très souvent, que les lois écrites ne rendaient pas 482 possibles, mais qu’autorisaient celle de l’entendement et de la nature . » Le e III Reich est certes inséparable de l’activité incessante de formalisation juridique des diverses instances administratives, mais tel que conçu par les juristes nazis, et en particulier Carl Schmitt, le droit n’est plus un réseau de lois positives contraignantes, par lequel « l’État et le peuple sont
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complètement ligotés » – ce statut de la Loi étant réputé propre au « légalisme juif » –, mais au contraire l’expression du droit immanent du peuple à la vie : il n’a plus pour fonction de cadrer et encadrer cette pulsion vitale, mais bien au contraire de lui donner force de loi. Ce trait fondamental du régime nazi fut mis en avant dès 1942 par Franz Neumann dans son ouvrage capital Béhémoth. Par ce titre, il s’agissait d’emblée de récuser l’idée que le nazisme soit une figure moderne du Léviathan hobbesien : « Comme nous considérons que le national-socialisme est, ou tend à devenir, un non-État, un chaos, un règne du non-droit et de l’anarchie […] il nous semble approprié d’appeler le système national484 socialiste : le Béhémoth . » Penser le nazisme comme Béhémoth, c’est alors y reconnaître une forme de totalitarisme décentralisé, constitué d’un foisonnement de factions rivales en lutte permanente pour obtenir gain de 485 cause du Führer , et Raul Hilberg soulignait ainsi que dans l’extermination même « il n’y eut jamais d’organisme central chargé de diriger et coordonner à lui seul l’ensemble du processus. L’appareil de destruction s’étendait de tous 486 côtés, il était diversifié et, avant tout, décentralisé ». Mais penser le nazisme comme Béhémoth, c’est surtout constater que le totalitarisme n’est pas propre au Léviathan de l’État. À l’« État total » préconisé par Carl Schmitt les idéologues du régime opposèrent en effet le Führerstaat, l’État du Führer, entièrement régi par le e Führerprinzip. Le III Reich est un régime sans constitution, précisément parce que Hitler est la constitution, et Hans Frank, président de l’Académie allemande du droit, pouvait affirmer en 1938 que « la loi constitutionnelle du e III Reich est l’expression juridique de la volonté historique du Führer, mais la volonté historique du Führer n’a pas à remplir de conditions juridiques 487 préalables pour se réaliser ». Le Führerstaat repose ainsi entièrement sur un individu particulier, nommément désigné, dont la volonté a force de loi, sans même qu’il y ait besoin d’une formalisation juridique. Une telle personnalisation du pouvoir semble alors récuser le modèle du totalitarisme au profit des formes plus classiques de la tyrannie et de la dictature personnelle : il s’agit alors de déterminer quelle était la nature du pouvoir de
Hitler. Or, précisément, celui-ci n’est pas personnel, et ses plus grands biographes ont souligné à quel point Hitler était dépourvu de personnalité : immature et infantile, paresseux et velléitaire, dilettante et incompétent, sans aucune vie privée ni relations personnelles, rechignant à prendre quelque décision que ce soit et enclin à se laisser dicter sa conduite par la tournure des 488
événements , Hitler a pu être défini comme « une non-personne » (eine 489 490 Unperson) , un « être impersonnel ». Et, dans la théorie et la pratique du national-socialisme, Hitler n’agissait pas, en effet, en tant que personne, mais en tant que peuple : dans la doctrine nazie, le Führer n’est pas représentant du peuple, il n’est pas non plus son maître, il est le peuple, et le juriste Gottfried Neeße pouvait affirmer, en 1940 : « Le Führer n’agit pas seulement pour le 491
peuple ou à sa place, mais en tant que peuple . » L’énigme du nazisme tient dans cette invraisemblable incarnation de l’Esprit germanique dans un individu que ses thuriféraires eurent très tôt tendance à déifier – ainsi, en 1924, Georg Schott publie un délirant panégyrique s’attachant à présenter 492
Hitler en « sauveur » et en « incarnation » de l’Allemagne , et en 1925 Goebbels s’interrogeait dans son Journal : « Quel est cet homme mi-plébéien, 493
mi-dieu ? Le Christ, ou seulement saint Jean ? » La difficulté à aborder la nature du pouvoir de Hitler tient précisément au statut irrationnel et insensé qui était le sien dans le régime, et son approche rationnelle, qui évidemment récuse d’emblée ce statut, court le risque de s’interdire toute compréhension du phénomène. Mais, si personne ne peut reconnaître à Hitler quelque mission messianique que ce soit, s’impose le fait que le peuple allemand lui a reconnu cette mission, et c’est ce qui définit le 494 « pouvoir charismatique » tel que défini par Max Weber. Le totalitarisme nazi relève du pouvoir charismatique, et dès 1942 Franz Neumann expliquait ainsi la nature du régime : « On a longtemps négligé ou tourné en dérision le gouvernement charismatique, mais […] le pouvoir charismatique du chef n’est pas un simple fantasme : nul ne peut mettre en doute le fait que des 495 millions de gens y croient . » Portée par l’attente millénariste d’une résurrection de l’Empire germanique que Moeller van der Bruck synthétise en 496 1923 dans Le Troisième Reich , une part de plus en plus grande du peuple
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allemand a vu en Hitler « le sauveur de l’Allemagne » et lui a reconnu ce que Hegel appelait « le droit des héros à fonder des États », c’est-à-dire « le droit absolu de l’Idée, […] que la forme de réalisation de l’Idée apparaisse comme une législation et un bienfait qui viennent de Dieu, ou comme une 498 violence et une injustice » – et c’est bien ce droit que lui attribue Carl Schmitt en 1934 : « Le Führer met vraiment à exécution les enseignements tirés de l’histoire allemande. Cela lui donne le droit et la force pour fonder un 499 nouvel État et un ordre nouveau . » Le fondement du régime nazi n’est donc pas en vérité la personne du Führer, mais le peuple allemand, qui s’est constitué en « communauté charismatique » : la « non-personne » qu’était Adolf Hitler a ainsi pu fonctionner comme la case vide de sens en laquelle un peuple humilié par la défaite et ruiné par la crise, miné par une guerre civile larvée et déchiré par les luttes de classes a pu cristalliser son aspiration à la renaissance et à l’unité – et, de fait, il était suffisamment insignifiant pour avoir pu servir de pôle de référence à la fois à des penseurs nourris de Hölderlin et de Nietzsche, des anciens combattants nostalgiques du caporalisme prussien et des antisémites monomaniaques ivres de haine et de ressentiment. Pour justifier les mesures prises lors de la Nuit des longs couteaux, Carl Schmitt affirmait ainsi que le Führer était seule source de droit, et qu’il constituait la plus haute autorité juridictionnelle du Reich. S’il était tel, ce n’était cependant pas en tant que « dictateur républicain », mais parce qu’il était celui en qui le « droit substantiel », le « droit immanent propre aux ordres vitaux et communautaires » pouvait être explicité et promulgué comme direction (Führung) pour la totalité du peuple allemand : « Tout droit trouve son origine dans le droit d’un peuple à la vie. Toute loi étatique, tout jugement prononcé par un juge ne contient de droit que ce que cette source laisse affluer vers eux », et le statut de Führer tient à ce que « toutes les expériences et tous les avertissements contenus dans l’histoire du malheur 500 allemand sont en lui vivants . » Le Führer est ainsi celui qui est capable de proférer la vérité immanente à la communauté organique et de proclamer ainsi la loi, et Ernst Nolte le définit comme « l’idole médiumnique du
peuple », c’est-à-dire « le médium qui révélait aux masses un esprit qui n’était 501 autre que le leur bien qu’elles n’en eussent pas été conscientes ». Si le pouvoir de Hitler relève pleinement du charisme, c’est que son statut n’est pas celui de dictateur, mais celui de prophète. Et c’est en effet ce rôle que Hitler revendiquait constamment. Le discours devant le Reichstag du 30 janvier 1939 en est le paroxysme : « J’ai souvent été prophète au cours de ma vie et la plupart du temps on s’est moqué de moi […]. Aujourd’hui, je serai encore prophète : si la juiverie financière internationale devait parvenir à plonger une fois de plus les nations dans une guerre mondiale, il en résulterait non pas la victoire de la juiverie, mais l’anéantissement de la race juive en Europe (die 502
Vernichtung der jüdischen Rasse in Europa) . » C’est toujours dans ces mêmes termes qu’il se présente, ainsi le 30 septembre 1942 : « Naguère en Allemagne, les Juifs ont ri de ma prophétie […]. Mais l’envie de rire leur 503
passera, et avec cette prophétie c’est moi qui aurai le dernier mot », ou le 8 novembre 1942 : « On s’est toujours moqué de moi en tant que prophète. De tous ceux qui riaient alors, innombrables sont ceux qui ne rient plus aujourd’hui, et ceux qui rient encore ne le feront peut-être plus dans quelque 504
temps . » Or une prophétie n’est pas un projet : comme le souligne Philippe Burrin en commentant la déclaration du 30 janvier 1939, « Hitler refuse précisément d’assumer le rôle d’acteur, comme le montre l’emploi qu’il fait de la voix passive. L’anéantissement des Juifs d’Europe se produira : l’action n’a 505
pas d’agent ». Prétendre ainsi prophétiser un événement, et non menacer de l’organiser, c’est alors se décharger d’emblée de toute responsabilité : il n’y aurait là finalement que l’annonce d’un événement inéluctable parce que lié aux lois implacables de la lutte des races, vérité éternelle de la nature que Hitler aurait eu la faculté de révéler à son peuple. Comprendre le totalitarisme nazi à partir du pouvoir charismatique impose alors d’inverser la structure classique du pouvoir : non pas un pouvoir s’exerçant de haut en bas, d’un dictateur vers le peuple par le biais de toute une série d’échelons administratifs, mais de bas en haut, d’un peuple vers son guide, point de mire de la multiplicité des actions individuelles qui par cette visée commune se constituent en masse. En d’autres termes, si le Führer
constitue bien la clef de voûte du régime, il ne fonctionne pas comme cause efficiente mais comme cause finale, et c’est pourquoi son pouvoir ne relève pas de la dictature au sens classique du terme. La spécificité du pouvoir nazi n’est ainsi pas la coercition, mais l’incitation, où la réalité du pouvoir est dans les faits abandonnée à l’initiative individuelle. Le trait caractéristique du pouvoir charismatique est ainsi d’inciter chacun à « travailler en direction du Führer » (im Sinne des Führers zu arbeiten) ; c’est là la nature même du pouvoir nazi qu’un discours de Werner Willikens de 1934 expose en toute clarté : « Très souvent et en bien des endroits, il s’est trouvé des individus pour attendre des ordres et des commandements. Or le devoir de tout un chacun est d’essayer, dans l’esprit du Führer, de travailler dans sa direction. Quiconque commet des erreurs s’en apercevra assez tôt. Mais qui travaille correctement en direction du Führer, suivant sa ligne et sans perdre de vue ses objectifs, recevra la plus belle des récompenses : celle d’obtenir soudain, un 506 jour, la confirmation légale de ce travail . » Ian Kershaw a attiré l’attention sur ce « discours de routine » qui offre la « clef » du régime nationalsocialiste : le rôle de Hitler n’était pas d’organiser, de donner des ordres, ni de faire quoi que ce soit, son rôle était d’être le Führer, et dans les faits son seul effort consistait à veiller à son prestige auprès des masses. Le statut du Führer dans le régime est donc celui de point de mire, « rien d’autre qu’un pivot et un 507 mythe […] une simple référence » : tout à la fois le principe d’unification de la multiplicité individuelle qui constitue ainsi le peuple en masse, et le point de convergence de toutes les forces qui permet la mobilisation et e l’émulation permanente de tous. C’est d’ailleurs pourquoi le III Reich n’a jamais tenté de modifier les structures de la production ni de soumettre l’économie à une direction gouvernementale : le caractère décentralisé, concurrentiel, incitatif du pouvoir nazi recouvrait en effet exactement les traits propres au management de l’entreprise capitaliste. Martin Broszat l’a mis en évidence dans son analyse de l’État hitlérien : « L’entreprise privée, de type grande industrie, se révéla comme étant la plus proche du principe de direction national-socialiste. La priorité absolue accordée à la réalisation d’un projet, le recours à une flexibilité aussi grande que possible de la forme à
donner à l’organisation, la part considérable de liberté de mouvement personnelle laissée aux agents responsables soutenus par la confiance de leur comité de direction, l’action exercée par procuration et non selon des règles de conduite strictement fixées, tous ces aspects étaient communs au NSDAP 508 et à l’entreprise privée . » Les constantes de l’idéologie incarnées par le Führer et formulées par quelques slogans pouvaient ainsi servir de « principes d’action » motivant des organismes concurrents sans coordination gouvernementale, et où chacun doit interpréter la volonté du Führer et peut ainsi prétendre relever immédiatement de son autorité. Et, selon toute vraisemblance, il n’y a même pas eu de décision ponctuelle prise par Hitler pour mettre en œuvre la « Solution finale », mais simplement caution donnée à un processus déjà engagé et issu d’initiatives locales visant à gérer et à 509 traiter les « problèmes » posés par les populations juives . L’énigme de la catastrophe nazie tient à ce que le seul contemporain à s’être tenu à la hauteur de l’idéalisme allemand a nommé « le déchaînement de l’inhumain que nous n’avons pas reconnu d’emblée en sa ruse et auquel 510 nous avons remis si inconsidérément le jeu de la puissance . » Il s’agit alors de tenter de circonscrire cette « puissance inhumaine ». Cette puissance 511 n’était pas celle d’Adolf Hitler, qui était en réalité impuissant ; elle n’est pas celle du peuple allemand, que l’atomisation sociale avait conduit à 512 l’impuissance et plongé dans une « dépression profonde et générale » ; elle n’est pas non plus celle de ses séides, qui n’étaient que des bureaucrates serviles aussi dépourvus de personnalité que leur chef. Que la réduction à l’impuissance de tous permette paradoxalement l’avènement d’une puissance inhumaine – c’est précisément ce qu’a pensé Hobbes dans la figure du Léviathan. Le cœur de la pensée hobbesienne consiste en effet à montrer comment le « dessaisissement » de tous sur sa propre puissance est institution d’un être proprement surhumain, une « personne fictive ou artificielle », détenteur de la puissance cumulée de tous les hommes qu’il a par là même réduit à l’impuissance, et sur lesquels il règne par la « terreur qui lui permet 513 de modeler les volontés de tous » : c’est cet être ontologiquement nouveau, entité non humaine qui tient les hommes en son pouvoir, par suite
authentiquement monstrueuse, que Hobbes a nommé « le grand Léviathan ». La médiocrité, l’obéissance et la servilité d’une pléthore de fonctionnaires ne sont donc pas contradictoires avec l’énormité d’un déferlement de puissance et la monstruosité d’un acte : c’est précisément la soumission de tous qui génère cette puissance monstrueuse. Mais l’apport majeur du Léviathan tient à sa doctrine de la représentation : la question laissée en suspens par le De Cive était à la fois celle de la nature du transfert de la puissance individuelle et celle de la possibilité de l’unification de la multitude en peuple, et c’est ce double problème que résout le concept de représentation : « Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne. Et c’est celui qui représente qui assume 514 la personnalité, et il n’en assume qu’une seule . » La représentation permet de comprendre comment une multitude peut se déposséder de sa puissance tout en se reconnaissant dans celui à qui elle remet cette puissance, reconnaissance qui, en retour, constitue son unité. Si cependant l’on réserve le concept de peuple à la multitude en tant qu’elle se constitue en sujet libre et actif, il faut nommer masse cette multitude qui est constituée par sa soumission et sa passivité. La masse a certes le statut d’« auteur », mais la personne civile est le seul et unique « acteur » : la masse est passive, puisque la multitude n’y accède à l’existence politique que pour autant qu’elle se « dessaisit » de toute possibilité d’action et que ses membres « s’assujettissent » à la personne artificielle. En tant qu’« auteur », la masse est certes souveraine ; mais, en tant qu’elle délègue sa puissance, elle est dépossédée de tout pouvoir : elle est une puissance que seul l’acteur peut (a le droit, la possibilité et le pouvoir de) faire passer à l’acte. Le trait distinctif des États modernes est cette dissociation de l’auteur et de l’acteur, de la puissance et du pouvoir, et finalement de la matière et de la forme de la politique – selon les concepts aristotéliciens dont Hobbes fait le sous-titre du Léviathan. La masse est ainsi cette entité politique nouvelle, pure quantité de puissance passive dont seule la « personne artificielle » de l’État a l’usage. La pensée hobbesienne du Léviathan articule ainsi deux moments : d’une
part la constitution de la multitude en masse qui institue la puissance souveraine, d’autre part la délégation de cette puissance souveraine à un représentant qui devient le seul acteur, et si le Léviathan est tout-puissant, c’est qu’il représente la puissance de la masse. La caractéristique du pouvoir charismatique est alors de réussir à constituer la multitude en masse sans délégation de sa puissance : par sa référence à un Führer qui ne la représente pas mais incarne son essence commune, la multitude est constituée en masse en ce que chaque individu est dépossédé de sa particularité pour devenir simple maillon d’une totalité organique, mais cette totalité organique ne transfère pas sa puissance à un État qui serait acteur, et donc responsable, elle est incitée à en faire usage par elle-même. Ainsi, « le pouvoir charismatique parvint à maintenir une dynamique de radicalisation autour d’objectifs “héroïques” et chimériques tout en corrodant et en fragmentant les structures 515 étatiques ». Le démantèlement de l’ordre de la loi et des médiations institutionnelles au profit d’une connexion immédiate entre la masse et le chef est ce qui précisément permet le déchaînement d’une puissance passive qui trouve alors dans les appareils bureaucratiques les moyens adéquats à la mise en œuvre de cette puissance. Si donc la passivité et la soumission de tous les hommes instituent la puissance inhumaine de la masse, cette puissance pure, impersonnelle et irresponsable n’est plus représentée ni médiatisée, c’est-àdire qu’elle n’est plus déléguée au Léviathan : elle est le Béhémoth. L’avènement de la puissance nue du peuple massifié est en effet le cœur de la doctrine nazie : le projet hitlérien tel qu’il est formulé dans Mein Kampf consistait à rassembler le peuple en masse avant d’en déchaîner la puissance exacerbée, et c’était bien là le rôle que Hitler s’attribuait dès 1924 : « Diriger signifie : pouvoir mettre en mouvement les masses » (Führen heißt Massen 516 bewegen können ). Or le pouvoir de la masse est ce qui, à l’époque contemporaine, est nommé « démocratie ». En tant que pouvoir total de la masse, le nazisme ne peut donc pas être opposé à la démocratie : sans le transfert de la souveraineté du monarque au peuple, le national-socialisme serait inconcevable ; la légitimité du régime nazi ne relevait ni d’un ordre transcendant ni d’une tradition, mais
uniquement du peuple, le Volk, unique détenteur de la souveraineté et en lequel s’incarnait tout pouvoir, toute légitimité, tout droit, toute idéologie, et qui bien plus était à lui-même sa propre fin. Et ce peuple était précisément constitué en masse, par la destruction systématique de toutes les anciennes différenciations qui faisaient les sociétés d’Anciens Régimes : bien loin de s’opposer à la démocratie, le nazisme est la figure achevée de l’immanentisation absolue de la totalité à la masse, et il procède en cela 517 intégralement de la souveraineté populaire . Le nazisme ne s’oppose pas à la démocratie : il s’oppose au parlementarisme précisément parce qu’il conteste tout transfert de souveraineté à un appareil juridique, et il démantèle les institutions représentatives au nom de la souveraineté inaliénable du Volk. Le nazisme n’est pas anti-démocratique, il est hyperdémocratique : il est une total-démocratie où la puissance de la masse est totale et n’admet aucune entrave à l’exercice de sa puissance, et surtout pas celles des institutions étatiques, qui ne sont plus que les appareils organisant son déploiement autonome. Et l’antisémitisme lui-même n’est pas étranger à l’avènement de la démocratie. Eugen Dühring fut le premier à donner un fondement politique à l’antisémitisme raciste, et il le justifie précisément par l’exigence démocratique : parce que le peuple germanique possédait une unité raciale, il devait pouvoir l’exprimer dans une volonté générale, et l’irréductibilité du 518 Juif constituait alors une menace sur cette volonté générale . C’est cet argumentaire que reprend Schmitt en 1923 quand il oppose la « démocratie véritable » au parlementarisme : « Dans la démocratie entre donc nécessairement l’homogénéité, et ensuite, si besoin est, la mise à l’écart ou l’exclusion de l’hétérogène. La force politique d’une démocratie se manifeste à sa capacité d’écarter ou de tenir éloigné l’étranger et le non-semblable, celui qui menace l’homogénéité. » Au système de délégation du régime représentatif, Schmitt oppose donc une « démocratie immédiate » où l’acclamation d’un chef pourrait permettre « des expressions immédiates de la 519 substance et de l’énergie démocratique . » Le régime nazi peut alors se définir d’un mot : il est Führerdemokratie, que Hitler dans Mein Kampf 520 appelait « l’authentique démocratie germanique du libre choix du Führer . »
La politique nazie a ainsi consisté à la fois à constituer la multitude en masse, à définir cette masse comme organisme – et à lui donner ainsi le statut de population propre au biopouvoir –, et à institutionnaliser l’idéologie dans des dispositifs bureaucratiques : le caractère incitatif du pouvoir charismatique a alors mis en branle des appareils bureaucratiques, dont la structure était déresponsabilisante et le contenu impérialiste et raciste, et que plus aucune instance gouvernementale centrale ne pouvait dominer. C’est cette inversion qui caractérise le pouvoir charismatique : non un dictateur omnipotent, et un appareil répressif portant sur le peuple ; mais une masse atomisée, et une série d’appareils constituant les organes d’expression de sa puissance commune, et par ailleurs incités à se mettre en œuvre. Les appareils ne sont pas alors des instruments de répression de la masse (l’appareil de répression ne portant que sur les « éléments étrangers »), mais au contraire les moyens d’expression de sa puissance cumulée. Le nazisme ne relève donc pas de la dictature parce qu’il n’opprime pas la masse : bien au contraire il l’exprime, et l’exprime totalement, et c’est cette expression totale de la substance du peuple qui précisément a conduit à la déstructuration de toute forme légale, ce que Martin Broszat soulignait : « On peut dire que la radicalisation de la substance de cette politique était inextricablement liée à la dissolution progressive de la forme normale d’un gouvernement civil 521 centralisé . » Le totalitarisme nazi se définit ainsi par le déchaînement inconditionné de la puissance de la masse, c’est-à-dire par ce que Schmitt appelait « l’expression immédiate de la substance et de l’énergie démocratique », et cette expression de la puissance s’opère par le biais des appareils spécifiques à la modernité occidentale (bureaucratie et dispositif industriel), dans les buts e caractéristiques du XIX siècle européen (colonialisme, impérialisme et eugénisme) et sous couvert de l’idéologie propre à cette époque (scientisme et positivisme). C’est pourquoi la catastrophe nationale-socialiste est l’événement crucial de la modernité occidentale : elle n’est en rien un déraillement sur la voie du progrès, un accident de parcours ou une parenthèse dans le destin de l’Occident, mais tout au contraire
l’accomplissement paroxystique de la totalité de ses déterminations. Il y a en cela une singularité d’Auschwitz, mais il convient de définir le concept de singularité : non pas un événement absolument incomparable et irrépétable, mais un événement particulier en lequel se résume et se récapitule l’Universel. Auschwitz est une singularité en ce sens que cet événement ponctuel, localisé dans l’espace et dans le temps, concentre en lui l’événement 522 constitutif de la modernité occidentale . Le nazisme est catastrophe de l’Occident, comme l’on parle de catastrophe industrielle, au sens où par exemple l’explosion d’un réacteur nucléaire n’est pas un événement aberrant par rapport à la logique de son fonctionnement, mais tout au contraire le plein e déploiement de ses potentialités constitutives. Le III Reich est un 523 Tchernobyl politique , où la masse atomisée s’emballe et libère d’un seul coup son énergie atomique. L’individu Adolf Hitler a eu d’évidence un rôle considérable sur cette catastrophe, non pas cependant qu’elle relève intégralement de la mise en œuvre de sa volonté personnelle, mais en ce qu’il en fut le facteur déclencheur : Hitler fut l’étincelle qui a fait exploser la poudrière allemande, l’élément qui a conduit à l’éclatement de la chaudière e édifiée en Europe au XIX siècle et mise sous pression par la Première Guerre mondiale. L’événement qu’est le nazisme témoigne ainsi d’une possibilité 524 latente à la civilisation occidentale : cette catastrophe révèle l’essence même de l’Occident qui jusqu’à elle était demeuré cachée, en retrait, et c’est pourquoi il faut dire que « dans l’apocalypse d’Auschwitz ce n’est ni plus ni moins que l’Occident, en son essence, qui s’est révélé – et qui ne cesse, 525 depuis, de se révéler ».
II
La Massification. Tocqueville et le totalitarisme démocratique « Plus le sentiment de leur unité avec leurs semblables prend le dessus, plus les hommes s’uniformisent, plus aussi ils ressentent sévèrement la moindre différence comme immorale. C’est ainsi que se forme nécessairement le sable humain : tous très semblables, très petits, très arrondis, très accommodants, très ennuyeux. Le christianisme et la démocratie sont les deux forces qui ont mené le plus loin dans la voie du sable. Un petit sentiment faible et obscur de bien-être médiocre uniformément répandu, une chinoiserie générale améliorée et poussée à bout – serait-ce là l’ultime image de l’humanité ? » Nietzsche, Fragments posthumes (1880), 3 [98], KSA 9, p. 73.
§ 11. IMMANENCE DE LA SOUVERAINETÉ
La logique hegélienne est une logique de la totalisation, qui découvre la Totalité comme processus : l’approche du totalitarisme impose de le saisir non plus comme une structure déterminée, mais comme processus immanent à la modernité : non pas comme régime politique, mais comme époque historique. Le totalitarisme peut se définir comme pouvoir de la Totalité sur toute particularité, et bien plus comme dissolution de la particularité dans la Totalité, par laquelle la Totalité conquiert la puissance totale nécessaire à l’exercice de son pouvoir. L’avènement d’une puissance absolue, illimitée, qui ne rencontre jamais que les limites qu’elle se fixe elle-même, définit le 526 concept moderne de souveraineté depuis Les Six Livres de la République
où Jean Bodin accomplit en 1576 la rupture initiée par Machiavel dans Le Prince, qui arrachait l’ordre politique à sa fondation transcendante pour l’enraciner dans le champ d’immanence des pratiques humaines : l’Absolu reste pensé comme volonté toute-puissante, celle-ci n’est plus celle de Dieu, mais celle des hommes. Ce faisant, Jean Bodin prenait acte du mouvement de réappropriation de la puissance que la théologie avait hypostasié en Dieu, pour affirmer qu’« il n’y a richesse ni force que d’hommes » et que la 527
« multitude » elle-même est gage d’unité et donc de puissance. En tant qu’immanentisation de la puissance, l’idée même de souveraineté tendait à incarner la puissance dans le peuple : mais pour Hobbes, par exemple, si la puissance est bien celle des hommes, elle ne se constitue comme souveraineté que par son transfert dans l’État, qui est alors la puissance souveraine effective : et c’est pourquoi, parce qu’il est seul détenteur de la puissance souveraine, l’État hobbesien est absolutiste. Ce fut alors Rousseau qui conduisit à ses dernières conséquences le concept de souveraineté, en proclamant la souveraineté du peuple. La spécificité du contrat rousseauiste par rapport au pacte hobbesien tient à sa radicale immanence : alors que pour Hobbes la souveraineté s’institue par l’acte même de sa délégation, elle devient pour Rousseau « exercice de la volonté générale », et c’est pourquoi « le souverain, qui est un être collectif, 528 ne peut être représenté que par lui-même ». La souveraineté sera donc celle de cet « être collectif », cette « personne publique », ce « corps social » : la question est de savoir comment « cette multitude est ainsi réunie en un 529 corps ». À la délégation du pacte hobbesien, Rousseau substitue alors l’aliénation : « L’aliénation totale de chaque associé avec tout ses droits à la communauté. Chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous […]. De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite 530 qu’elle peut l’être . » Mais qu’est-ce que cette aliénation, qui n’est pas délégation, et qui réussit à instituer un tel « être collectif » ? Elle est le renoncement par chacun à sa particularité, qui, par une égalisation des conditions qui est réduction de toutes les volontés particulières à leur essence commune, produit la volonté générale : « Ôtez de ces mêmes volontés les
plus et les moins qui s’entredétruisent, reste pour somme des différences la 531 volonté générale . » Ainsi, « au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, lequel 532 reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté ». L’aliénation est départicularisation de chacun qui institue la puissance générale qu’est la souveraineté. La volonté générale devient alors effectivement souveraine, et fait porter sa puissance sur les individus : « Le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens, et c’est ce même pouvoir, qui, dirigé par la volonté générale, porte le nom de 533 souveraineté . » Bien plus, le pacte a pour fonction de « transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ». La souveraineté populaire se définit donc par le pouvoir absolu du tout sur ses parties, et « si chaque citoyen n’est rien, ne peut rien, que par tous les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au 534 plus haut point de perfection qu’elle puisse atteindre ». Il y a ainsi un absolutisme inhérent au concept même de souveraineté, et l’identification rousseauiste de la souveraineté au peuple tend alors à instituer un absolutisme populaire, puissance absolue et sans limite, et d’autant plus incoercible qu’elle est immanente et ne connaît aucune médiation, du corps politique sur tous les citoyens réduits au rang de « membres qui font mouvoir, vivre et travailler la 535 machine ». La souveraineté populaire est ce qui depuis Rousseau définit la 536 démocratie , et l’avènement du principe démocratique est en effet un trait directeur de la modernité. Le terme même de « démocratie » est d’emblée trompeur cependant : la démocratie est en effet aussi ancienne que la philosophie elle-même, puisqu’elle apparaît à Athènes à la toute fin du e VI siècle avant le Christ, est revendiquée hautement par Périclès dans les discours que lui prête Thucydide, et conceptualisée par Platon et Aristote dès e le IV siècle pour demeurer ensuite un objet constant de la philosophie politique. Le terme même de « démocratie » tend ainsi à présenter la
démocratie moderne comme une restauration, ou un perfectionnement, de la démocratie grecque. Mais, en tant qu’elle se fonde sur la souveraineté populaire, la démocratie moderne diffère radicalement de la démocratie grecque, forme de gouvernement fondée sur des pratiques d’assemblée, où le pouvoir est celui du « dialogue délibératif » d’une aristocratie de citoyens ne 537
prétendant pas représenter l’ensemble de la population . Le concept de souveraineté apparaît quand est reconnu l’ensemble des pratiques humaines comme lieu véritable de la puissance politique, et les Grecs ne pouvaient le concevoir, puisque l’esclavage consistait précisément à reléguer hors de la sphère politique la puissance effective de production. Aborder le processus caractéristique de notre époque impose ainsi de mettre entre parenthèses le concept même de démocratie pour, d’abord et avant tout, décrire les effets de la souveraineté populaire. C’est ce que fit Tocqueville en faisant des ÉtatsUnis l’objet privilégié de son étude : « Le principe de la souveraineté du peuple, qui se trouve toujours plus ou moins au fond de presque toutes les institutions humaines, y demeure d’ordinaire comme enseveli […]. En Amérique, le principe de la souveraineté du peuple n’est point caché ou stérile comme chez certaines nations ; il est reconnu par les mœurs, proclamé par les lois ; il s’étend avec liberté et atteint sans obstacle ses dernières 538
conséquences . » Étudier la démocratie en Amérique, c’est alors se confronter à la mise en œuvre effective de la toute-puissance du corps social : « Les Américains croient que le pouvoir social doit émaner directement du peuple ; mais une fois que ce pouvoir est constitué, ils ne lui imaginent, pour ainsi dire, point de limites ; ils reconnaissent volontiers qu’il a le droit de tout 539
faire . » Le point de départ de la pensée de Tocqueville consiste ainsi à reconnaître 540 qu’« une grande révolution démocratique s’opère parmi nous » , et toutes ses analyses cherchent à distinguer les traits de cette démocratie dont 541 l’« empire » commence à s’étendre au monde entier. Il use ainsi du terme bien connu de « démocratie », mais insiste constamment sur l’obsolescence de toutes les analyses ou réflexions antérieures. Ainsi, « Athènes, avec son 542 suffrage universel, n’était au fond qu’une république aristocratique » : ni
son histoire ni sa conceptualisation ne sauraient rien nous apprendre sur l’époque qui est la nôtre. Le cœur de la pensée de Tocqueville consiste en effet à montrer qu’il y a là une véritable « révolution », qu’avec l’avènement de la démocratie quelque chose d’inouï est en train d’advenir, qu’une cassure irréversible se produit dans l’Histoire qui conduit à un « état nouveau du 543 monde ». Le processus commençait à peine et Tocqueville soulignait que « déjà on ne saurait comparer ses œuvres avec rien de ce qui s’est vu précédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée ; je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les 544 ténèbres ». Il est évidemment possible de définir le monde qui bascule dans le passé, mais personne ne peut encore savoir quel sera le monde nouveau. « Où allons-nous donc ? Nul ne saurait le dire, car déjà les termes 545 de comparaison nous manquent », et c’est là une difficulté essentielle : l’avènement d’un phénomène radicalement nouveau demeure invisible s’il est compris et interprété dans des cadres de pensée anciens, eux-mêmes balayés par le processus en cours. Toute tentative pour juger du présent avec les concepts du passé se condamnerait à l’aveuglement et à l’illusion, à tel point qu’il faudrait presque « brûler [s]es livres afin de n’appliquer que des idées 546 nouvelles à un état social si nouveau ». La tentative pour penser la chose en question dans toute sa nouveauté impose alors, comme véritable précepte méthodologique, de faire table rase de tous les concepts et idées classiques des sciences politiques, qui ne sauraient jamais que ramener le nouveau à l’ancien et maintenir artificiellement une apparence de continuité. Le propos de Tocqueville consiste donc, d’abord et avant tout, à mener au paraître ce processus unique qui de prime abord est dissimulé sous la diversité des événements, et c’est pourquoi son œuvre est principalement descriptive : il n’y a pas là une faiblesse de l’analyse, mais l’exigence de ne pas dissimuler la nouveauté des phénomènes par des concepts caducs. « La chose est nouvelle, 547 il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer » : une fois les concepts classiques mis entre parenthèses, il s’agit alors de décrire minutieusement les choses, telles qu’elles sont, pour en exhiber l’essence et
circonscrire ainsi les traits spécifiques du monde nouveau. Cette exigence méthodologique est constamment rappelée par Tocqueville, qui affirme dans l’introduction « n’avoir jamais cédé qu’à [s]on insu au besoin d’adapter les faits aux idées » – ce qui caractérise l’aveuglement idéologique – « au lieu de 548 soumettre les idées aux faits » – ce qui définit l’exigence philosophique –, elle est répétée en conclusion du second livre, qui rappelle qu’« il faut bien prendre garde de juger les sociétés qui naissent avec les idées qu’on a puisées 549 dans celles qui ne sont plus ». Face à la nouveauté des phénomènes, la tâche du penseur sera alors de créer les concepts susceptibles d’en rendre compte et l’introduction de la première Démocratie affirmait d’emblée : « Il 550 faut une science politique nouvelle à un monde nouveau . » § 12. LA GRANDE MALADIE DÉMOCRATIQUE
Le propos de Tocqueville ne relève en rien d’une théorie de la démocratie, mais bien d’une description aussi minutieuse que possible de l’état nouveau du monde. Il ne s’agit pas d’étudier un régime politique, une forme de constitution ni un type de gouvernement, mais un processus historique, une lame de fond qui meut la modernité occidentale et qu’il définit dès les premières pages de son livre : la marche vers « l’égalité des conditions », 551 processus de « nivellement universel » qui mène à l’« uniformité 552 générale ». C’est là l’unique pensée de Tocqueville : montrer que partout, à tous égards, malgré la multiplicité des phénomènes et la diversité des champs étudiés, c’est un même processus qui est à l’œuvre, celui d’une homogénéisation, d’une uniformisation universelle des hommes. La progression de l’égalité en toutes choses est le seul objet de Tocqueville, elle constitue la « pensée mère qui enchaîne toutes les parties », « le fait 553 générateur dont chaque cas particulier semble descendre ». Les deux livres de la Démocratie ne portent donc pas, ni d’abord ni surtout, sur des questions juridiques ou institutionnelles, mais explorent dans tous ses aspects – mœurs, religion, pensée, arts, langue… – les effets et les signes de l’avènement de l’égalité, et d’une égalité qui n’est précisément pas simple égalité formelle,
égalité devant la loi, mais égalité réelle, assimilation effective des êtres humains, par laquelle désormais « tous les hommes sont semblables et font 554 des choses à peu près semblables ». Le terme de « démocratie » fonctionne ainsi dans le texte tocquevillien comme l’index de ce mouvement de fond à l’œuvre dans l’Histoire ; ses analyses ne portent pas sur un cadre politique nouveau que pourrait prendre une humanité inchangée, mais sur l’humanité elle-même, ce qu’elle est devenue, ce qu’elle risque de devenir dans ce processus d’égalisation : « La variété disparaît du sein de l’espèce humaine ; les mêmes manières d’agir, de penser et de sentir se retrouvent dans tous les 555 coins du monde . » Tel est donc l’objet véritable de la pensée de Tocqueville : l’« espèce humaine », et c’est ce qui fait l’enjeu fondamental de son œuvre, puisque l’avènement de la démocratie est compris comme mutation de l’essence de l’homme, qui oppose « comme deux humanités 556 distinctes […] différant prodigieusement en elles ». En dépit de son titre, le livre de Tocqueville ne se réduit donc pas à une étude de la démocratie en Amérique, et il précisait : « La question que j’ai soulevée n’intéresse pas seulement les États-Unis, mais le monde entier ; non pas une nation, mais 557 tous les hommes . » Chaque chapitre y oppose ainsi terme à terme ces deux époques de l’histoire humaine que sont l’âge aristocratique et l’âge démocratique pour montrer l’abîme qui les sépare : Tocqueville est le penseur de l’avènement d’Homo democraticus, et c’est pourquoi toute sa pensée fait fond sur « une sorte de terreur religieuse » face à un événement aussi gigantesque. Ainsi, la question de la démocratie telle qu’elle est étudiée par Tocqueville ne relève pas de la politique : elle est un processus profond, global, puissant, sur lequel les hommes n’ont aucune prise ; elle a toutes les caractéristiques du destin implacable, ou de la Providence : « Le développement graduel de l’égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine. » D’où la terreur « religieuse » qu’inspire à Tocqueville ce processus : un tel événement ne peut être attribué qu’à Dieu, et de ce point de vue « vouloir arrêter la démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu
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même ». La démocratie n’est pas d’abord une question politique parce qu’elle ne relève pas de la « puissance humaine », de ses choix ni de sa volonté : elle est un fait, elle s’impose d’elle-même sans que personne n’ait la possibilité de l’éviter ; elle est providentielle au sens rigoureux du terme, en ce qu’elle ne relève pas du gouvernement des hommes mais du gouvernement de Dieu. Ce fut d’ailleurs l’illusion propre aux révolutionnaires français que de croire instaurer la démocratie ex nihilo par un acte démiurgique qui prétendait faire table rase de l’histoire de France : toutes les analyses de Tocqueville, de la première Démocratie jusqu’à L’Ancien Régime et la Révolution, montrent cependant que 1789 ne fut que l’aboutissement d’un processus de nivellement de provenance bien plus ancienne. « En France, les 559 rois se sont montrés les plus actifs et les plus constants des niveleurs », et Louis XIV, en neutralisant l’aristocratie, en uniformisant le royaume, en nivelant le peuple à égale distance du trône, fut un des principaux agents de la démocratie française. Aussi faut-il dire que la France de la monarchie absolue, « avec sa noblesse, sa religion d’État, ses lois et ses usages aristocratiques, était déjà, à tout prendre, la nation la plus véritablement 560 démocratique de l’Europe ». La Révolution française crut instituer la démocratie contre l’Ancien Régime, en réalité elle fut provoquée par un mouvement à l’œuvre dans l’Ancien Régime ; elle fut la crise consécutive au 561 long temps d’incubation de la « grande maladie démocratique », et c’est une des convulsions de cette crise que Tocqueville devine dans les événements de 1848 : « Qui ne reconnaît là le dernier symptôme de cette 562 vieille maladie démocratique du temps dont peut-être la crise approche ? » En d’autres termes, la Révolution n’est pas la cause du mouvement démocratique, mais son effet, plus exactement l’un de ses effets, le plus spectaculaire : « La Révolution française a créé une multitude de choses accessoires et secondaires, mais elle n’a fait que développer le germe des choses principales ; celles-là existaient avant elle. Elle a réglé, coordonné et légalisé les effets d’une grande cause, plutôt qu’elle n’a été cette cause elle563 même . » D’où le caractère tout à fait superficiel de la Restauration : parce que l’avènement de la démocratie ne relève pas en son essence de la
politique, Tocqueville n’a pas la naïveté de croire que la France a cessé d’être démocratique sous Louis XVIII et Charles X. La Restauration fut, elle, un événement politique, mais c’est ce qui précisément explique sa superficialité : elle n’a concerné que la forme du gouvernement, sans jamais être susceptible d’agir sur la matière même de la société. C’est en effet en ces termes que Tocqueville pense la spécificité du processus démocratique : il n’est pas politique, mais social, il se définit 564 comme « mouvement social », « opéré dans le matériel de la société », matière dont la forme politique n’est qu’une traduction juridique et institutionnelle. C’est pourquoi il importe de ne pas rabattre d’emblée l’objet propre de Tocqueville au concept bien connu de « démocratie », c’est-à-dire au gouvernement du peuple. Ce concept est précisément politique, quand la démocratie dont parle Tocqueville est un « état social », « une manière d’être de la société ». Un brouillon de la première Démocratie l’expose en toute clarté : « La démocratie constitue l’état social ; le dogme de la souveraineté du peuple, le droit politique. Ces deux choses ne sont point analogues. La démocratie est une manière d’être de la société. La souveraineté du peuple, 565 une forme de gouvernement . » « L’état social », précise ce même texte, « est la condition matérielle et intellectuelle dans laquelle se trouve un peuple à une époque donnée ». La distinction entre la matière d’un peuple et la forme que va lui procurer sa constitution est de provenance aristotélicienne, à ceci près que pour Tocqueville c’est la matière sociale qui détermine la forme politique et non l’inverse. La nouveauté de la pensée de la démocratie chez Tocqueville est précisément de concerner la « condition matérielle » de la société, sa substance, la « manière d’être » des hommes qui la composent. La définition de la démocratie, dès les premières lignes de l’introduction, par l’égalité des conditions est décisive, puisqu’elle la distingue d’emblée d’une égalité des droits qui n’est jamais que l’expression juridique formelle d’un état de fait. La proclamation de l’égalité en droit de tous les hommes en août 1789 ne fut jamais que la formalisation d’une réalité sociale, et Tocqueville notait ainsi dans L’Ancien Régime et la Révolution qu’« il y a des temps où les hommes sont si différents les uns des autres que l’idée d’une même loi
applicable à tous est pour eux comme incompréhensible. Il y en a d’autres où il suffit de leur montrer de loin et confusément l’image d’une telle loi pour 566 qu’ils la reconnaissent aussitôt et courent vers elle ». C’est précisément parce que Tocqueville découvre un processus démocratique social, c’est-àdire un nivellement matériel – et non formel comme l’était l’isonomie grecque –, que son objet est radicalement nouveau, et incomparable aux pensées classiques de la démocratie. Ainsi, les sociétés grecques, dans leur matière, leur substance, étaient aristocratiques, la « démocratie » n’était alors qu’une forme juridique contingente – et susceptible d’être du jour au lendemain remplacée par une tyrannie ou une monarchie –, forme venant déterminer les modalités d’exercice du pouvoir d’une humanité aristocratique. Et, inversement, la société française était déjà démocratique sous Louis XV, elle l’est encore sous Charles X, sans que ces formes monarchiques modifient quoi que ce soit à cette réalité sociale. L’avènement de la démocratie auquel se confronte Tocqueville ne relève donc en rien d’une simple réorganisation de l’État, d’une nouvelle répartition des pouvoirs, d’une redéfinition d’un cadre institutionnel qui laisserait inchangés les hommes : il est un processus immanent et irrésistible de transformation de la substance même de l’humain. § 13. MASSE ET INDIVIDU
L’analyse doit donc, d’abord et avant tout, circonscrire au mieux la réalité démocratique. L’avènement de la démocratie est par Tocqueville clairement 567 défini : il est un mouvement de « nivellement universel » qui constitue, et ce fut l’origine même des États-Unis, « une société homogène dans toutes ses 568 parties ». La démocratisation est un processus d’uniformisation et d’indifférenciation des sociétés, et c’est en quoi les démocraties se distinguent radicalement des sociétés aristocratiques entièrement tissées de différences : « Tout était différent dans les anciennes sociétés. L’unité et l’uniformité ne s’y rencontraient nulle part. Tout menace de devenir si semblable dans les nôtres que la figure particulière de chaque individu se perdra bientôt entièrement 569 dans la physionomie commune . » Cette égalisation des conditions porte sur
les rapports des individus entre eux, elle porte également sur les rapports entre groupes d’individus : elle est en cela une transmutation sociale « où toutes les classes achèvent de se confondre, où l’individu disparaît de plus en 570 plus dans la foule et se perd aisément au milieu de l’obscurité commune ». Ainsi, le processus démocratique « détruit sans retour les classes qui partageaient le pays pour ne former au-dessus du peuple qu’une seule classe 571 presque homogène », il est en cela un mouvement historique de fusion des classes qui « achève de les dissoudre dans la classe moyenne », et la révolution démocratique constitue « la lutte finale des classes moyennes 572 contre l’aristocratie ». La démocratisation est moyennisation, elle se définit par ce processus d’homogénéisation qui supprime toutes les différences et institue une humanité où « tous les points saillants s’effacent pour faire place à quelque chose de moyen », une humanité monotone et répétitive faite d’une « foule innombrable composée d’êtres pareils, où rien ne s’élève ni ne 573 s’abaisse ». Ainsi égalisées, nivelées, les sociétés démocratiques se caractérisent en 574 première approche par l’« absence de hiérarchie ». Les hommes deviennent effectivement semblables, ils ont la même culture, les mêmes opinions, les mêmes compétences, les mêmes activités et les mêmes comportements, ils forment autant d’exemplaires d’un même modèle standard et n’ont alors effectivement aucune raison de tolérer un quelconque ascendant d’autrui. L’égalisation des conditions est en cela effritement continu des rapports de subordination et dissolution des liens d’interdépendance entre les hommes : la démocratisation conduit ainsi chacun des hommes à l’indépendance par la désagrégation des rapports individuels et l’effacement des influences réciproques. Ce fut là l’éclosion même de la démocratie aux États-Unis : « On prit goût à toute espèce d’indépendance : les influences individuelles 575 cessèrent peu à peu de se faire sentir . » Le processus immanent au champ social qui définit l’avènement de la démocratie n’est donc autre que la délitescence continue des rapports intersubjectifs. Les sociétés aristocratiques se caractérisaient par l’imbrication complexe de liens de dépendance individuelle, dont l’emblème est la vassalité féodale, rapport de pouvoir fondé
sur un lien personnel d’homme à homme. La société démocratique, au 576 contraire, se définit par « l’isolement des hommes les uns des autres » : elle détache chacun des liens qui le reliaient à autrui, y compris les liens de filiation ; elle se caractérise par un démaillage du tissu social qui en sépare chacun des éléments : « L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et 577
met chaque anneau à part . » La démocratisation est le processus par lequel chaque individu est délié de ses chaînes ; désormais ne subsistent plus alors que des individus isolés et distants : la démocratisation est un processus d’atomisation qui réduit les hommes au rang de particules élémentaires du champ social. L’égalisation est atomisation, et en divisant pour régner les rois ont constamment contribué à atomiser la société française : ainsi, à la veille de la Révolution, « le tout ne composait plus qu’une masse homogène, mais 578
dont les parties n’étaient plus liées ». La démocratie se caractérise ainsi par la suppression des rapports de subordination entre hommes : c’est-à-dire des rapports de pouvoir. Aussi l’avènement de la démocratie semble-t-il se définir par la disparition des rapports de pouvoir, et paraît constituer une émancipation du genre humain : ce qui explique que la démocratie se conçoive elle-même comme triomphe de la liberté. Tout le propos de Tocqueville consiste cependant à montrer que cette liberté est illusoire, et que le fondement réel de la démocratie est l’égalité. Or le processus d’égalisation n’est certainement pas disparition, mais transmutation du pouvoir. L’indépendance des individus, si elle délivre chacun de la soumission au pouvoir d’autrui, n’accroît en rien son pouvoir personnel, qu’elle affaiblit au contraire systématiquement, de sorte que « tous 579 les hommes sont indépendants les uns des autres, isolés et faibles », elle a surtout pour corollaire l’assujettissement à la masse commune d’hommes indifférenciés. La thèse capitale de Tocqueville est énoncée au livre II : « Cette même égalité qui le rend indépendant de chacun de ses concitoyens en particulier, le livre isolé et sans défense à l’action du plus grand 580 nombre . » L’affirmation est en effet décisive : la démocratie est sans nul doute l’âge de l’indépendance individuelle, mais l’indépendance n’est pas la
liberté, elle est tout à l’inverse la soumission, rendue d’autant plus irrésistible par l’isolement individuel, à un pouvoir incomparablement plus puissant, celui de la foule. L’indépendance ne procède jamais que de la dissolution des rapports particuliers, mais cette dissolution institue alors le pouvoir universel de la masse, qui étouffe toute liberté. « On a tort de confondre l’indépendance 581 avec la liberté » : toute la pensée de Tocqueville repose sur cette distinction cruciale, et son analyse de la démocratie y montre précisément la dégénérescence de la liberté en indépendance. Avec la révolution démocratique l’homme ne se débarrasse donc pas de ses chaînes, il en change le point d’attache : « Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ou une classe, mais le peuple lui-même 582 qui tient le bout de la chaîne », il accorde ainsi à la masse ce qu’il refuse désormais au particulier, et dès lors « la masse commune seule représente à 583 ses yeux le droit et la force ». L’égalisation des conditions est ainsi tout à la fois le processus par lequel les individus s’agrègent en une masse homogène et le processus par lequel cette masse uniforme monopolise la totalité des pouvoirs. La marche vers l’égalité des conditions n’est donc en rien libération des hommes, si par « libération » on entend renforcement de leur autonomie, accroissement de leur pouvoir personnel, élargissement de leur marge de manœuvre, épanouissement de soi ; elle en est tout au contraire la diminution radicale et son enfermement dans les limites étroites que leur assigne la masse : « Les citoyens sont devenus plus faibles en devenant plus 584 égaux . » L’égalisation est affaiblissement continu des pouvoirs particuliers, et cet affaiblissement a pour corollaire l’accroissement du pouvoir de la masse. L’abolition des rapports de sujétion d’homme singulier à homme singulier et de classe particulière à classe particulière, bien loin d’évacuer le pouvoir du champ social, est ainsi tout au contraire l’avènement d’un pouvoir inédit, un pouvoir universel : celui de la société en tant que telle, du « corps social ». Par le nivellement universel, les sociétés deviennent alors « puissantes par 585 le poids de leur masse homogène », elles se constituent comme pouvoir, et pouvoir de fait, celui de leur masse. La société, en faisant masse, absorbe en
elle l’intégralité des pouvoirs, elle devient en quelque sorte le trou noir où tout vient s’engloutir, « la cause et la fin de toutes choses ; tout en sort et tout 586 s’y absorbe ». La démocratie se définit donc par l’avènement d’un nouveau type de pouvoir, et d’un pouvoir qui n’est plus un pouvoir politique : le « pouvoir social ». Tocqueville distingue ainsi trois distributions possibles du pouvoir : « Il y a des pays où un pouvoir, en quelque sorte extérieur au corps social, agit sur lui et le force de marcher dans une certaine voie. Il y en a d’autres où la force est divisée, étant tout à la fois placée dans la société et hors d’elle. Rien de semblable ne se voit aux États-Unis ; la société y agit par 587 elle-même et sur elle-même. Il n’existe de puissance qu’en son sein . » Dans les sociétés traditionnelles, les pouvoirs s’exerçaient en effet de l’extérieur, en prescrivant aux comportements humains un droit qui leur était transcendant. L’avènement de la démocratie instaure au contraire un pouvoir parfaitement immanent, pouvoir du corps social sur le corps social, où la masse « agit par elle-même et sur elle-même », s’autorégule et assure ainsi continûment sa cohérence et son homogénéité. La démocratie se définit ainsi par l’immanence des pouvoirs, qui s’exercent désormais à même la société sans qu’un commandement hétérogène soit requis – elle peut en cela se définir par le passage du règne de la loi à l’empire de la norme, et c’est dès lors le conformisme, c’est-à-dire la soumission irréfléchie aux normes, qui assure l’homogénéité du corps social. Tocqueville souligne ainsi continûment que la démocratie est indissociable du conformisme, qui inscrit en chacun une discipline morale à laquelle il obéit par nature : « Dans le monde moral, tout 588 est classé, coordonné, prévu, décidé à l’avance », et c’est ce qui garantit l’autorégulation de la masse. Tocqueville avait été particulièrement impressionné par ce fonctionnement immanent du corps social : « Ce qui frappe le plus l’Européen qui parcourt les États-Unis », soulignait-il dans la première Démocratie, « c’est l’absence de ce qu’on appelle chez nous le gouvernement ou l’administration. En Amérique, on voit des lois écrites ; on en aperçoit l’exécution journalière ; tout se meut autour de vous, et on ne découvre nulle part le moteur. La main qui dirige la machine sociale échappe 589 à chaque instant ». La démocratie est alors avènement de cette impeccable
« machine sociale », qui n’a pas besoin de main pour la diriger parce qu’elle est parvenue à l’autonomie de fonctionnement. L’égalisation est massification ; dans une démocratie, « la société entière ne forme qu’une masse unique, dont tous les éléments sont analogues sans 590 être entièrement semblables », et cette masse unique concentre la totalité des pouvoirs. Avec la démocratie s’abolit donc tout pouvoir particulier, pouvoir d’un homme, d’une classe ou d’une caste : « Quand un peuple a un état social démocratique », souligne Tocqueville, « il n’existe plus dans son 591 sein de castes ni de classes ». Ainsi s’accentue la différence avec les régimes démocratiques de l’Antiquité : non seulement ceux-ci constituaient une forme de gouvernement, c’est-à-dire un pouvoir politique et non social, mais ce pouvoir était l’expression d’un « peuple » défini comme partie déterminée de la société. Dans la mesure où cette partie de la société est privilégiée, par rapport à ceux qui n’ont pas le rang de citoyen (les femmes et les enfants, les métèques et les esclaves), il faut reconnaître avec Tocqueville qu’il n’y a là qu’une forme déterminée d’aristocratie. La démocratie moderne n’est pas non plus l’ochlocratie, cette dégénérescence de la démocratie tant redoutée des Anciens, définie par le pouvoir de la populace, de la plèbe, de la frange « inférieure » de la société : un tel régime est en vérité comme une aristocratie inversée, qui maintient la distinction entre classes et entre rangs – et donc la hiérarchie, fût-elle cul par-dessus tête. Mais, surtout, la démocratie ancienne concernait un peuple qui, bien loin d’être homogène et composé d’éléments semblables, était irréductiblement divers, et c’est précisément ce que Platon reproche à la démocratie : elle est « brodée de la juxtaposition de toutes sortes de caractères », et « c’est surtout dans ce régime politique qu’on pourrait trouver les hommes les plus divers ». La démocratie constitue pour Platon une menace contre l’ordre politique en ce qu’elle dissémine l’exercice du pouvoir dans l’infinie singularité des désirs, et qu’elle fait de la « liberté pure » le bien le plus précieux : la démocratie est le pouvoir de la multiplicité des désirs : elle est en vérité un état d’« anarchie » (ἀναρχία) et, à ce titre, antithèse exacte de l’État républicain qui entend soumettre tous les hommes au joug de l’Idée. Si, donc, Platon critique l’isonomie démocratique, c’est
précisément qu’elle ne saurait être que formelle, et donc fausse, puisque la matière du peuple reste irréductiblement inégale : la démocratie est « un régime politique anarchique et bigarré, qui dispense une certaine forme 592 d’égalité, pareillement à ceux qui sont égaux et à ceux qui ne le sont pas ». Le propre de la démocratie moderne est tout au contraire de supprimer les différences par un nivellement effectif des manières d’être, et de sacrifier la liberté à cette égalité. La démocratie moderne abolit ainsi toute distinction pour indifférencier la masse du peuple dans une totalité compacte et homogène, et c’est le concept même de « peuple » qui se trouve disqualifié par cette massification : « Au-delà du peuple », écrit Tocqueville, « on n’aperçoit plus que des individus égaux confondus dans une masse 593 commune ». Toute la difficulté à penser la démocratie moderne réside précisément dans la distinction qu’il faut établir entre la masse et le peuple : le peuple est une communauté de sujets libres et différents, alors que la masse est une totalité d’individus indépendants et indifférenciés. Une pluralité d’hommes (une multitude) peut en effet se rassembler de diverses façons, et devenir une foule, une meute, une troupe, un public, une communauté… Pour qu’il y ait pouvoir du peuple (δημοκρατία), il faut au préalable qu’il y ait un peuple, et la question est alors de déterminer comment une multitude peut se constituer en peuple : la question politique est celle de la constitution au sens le plus fondamental d’unification du divers. La démocratie grecque est directe, c’està-dire que la multitude (πλῆθος) se constitue en peuple (δῆμος) dans son rassemblement (ἐκκλησία), dont l’acte propre est le « discours délibératif » 594 (συμβουλευτικός λόγος), et peut ainsi dire : « Nous, les Athéniens … » Il y a peuple à partir du moment où une multitude peut dire nous, et le fondement de la démocratie grecque est l’autoconstitution de la multitude en peuple par la parole – et c’est pourquoi la critique platonicienne de la démocratie porte essentiellement sur la rhétorique et la sophistique, c’est-à-dire les modalités inauthentiques de cette parole auxquelles il faut substituer le λόγος vrai. Le propre des régimes politiques modernes est la souveraineté populaire, et cette souveraineté est celle d’un corps collectif issu de la délégation ou de
l’aliénation de volontés particulières. L’institution même du pouvoir 595 démocratique impose aux citoyens de « se soumettre à la souveraineté », et c’est donc par principe que le « peuple » est passif dans les « démocraties » contemporaines, puisque la multitude n’y accède au rang de « peuple » que pour autant qu’elle se « dessaisit » de tout pouvoir et que ses membres 596
« s’assujettissent » (subject themselves ) à la souveraineté générale. Alors que dans la démocratie grecque le peuple est sujet, il est dans les démocraties modernes assujetti, et le seul sujet est la volonté générale comme telle. Si le peuple (le δῆμος grec) est celui qui se constitue comme tel, par un acte d’autoposition (αὐτόνομος), afin de faire directement usage de son pouvoir (κράτος), alors en toute rigueur il n’y a plus de peuple dans les « démocraties » contemporaines : la masse est cette entité politique nouvelle, pure quantité de puissance passive dont seule la « personne artificielle » ou l’« être collectif » qu’est la souveraineté aura l’usage. La démocratie moderne déploie la puissance anonyme d’une masse indifférenciée, c’est-à-dire de la totalité comme telle : peut-être pourrait-on, pour la distinguer des « démocraties » classiquement comprises, la nommer pandémocratie, c’est-à597
dire tout à la fois pouvoir-de-la-masse (pandémo-cratie ) et extension illimitée du principe démocratique à toutes les dimensions de l’existence (pan-démocratie). Le pouvoir pandémocratique est de nature radicalement nouvelle, en ce qu’il est irréductible aux formes aristocratiques d’exercice du pouvoir, qui étaient toujours particulières. La masse se constitue par égalisation des individus, c’est-à-dire par l’abolition de tous les pouvoirs individuels, cette égalisation est par suite affaiblissement de tous : le nivellement universel est un processus d’« affaiblissement graduel de l’individu en face de la 598 société ». On ne saurait, dès lors, définir la pandémocratie par le pouvoir des citoyens, si l’on entend par là des sujets autonomes ; elle est tout au contraire indissociable de leur impuissance et de leur assujetissement à la masse commune. L’augmentation de la puissance de la masse n’est autre que le résultat mécanique de la diminution des puissances individuelles : « La société y est naturellement plus agissante et plus forte, l’individu plus
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subordonné et plus faible ; l’une fait plus, l’autre moins, cela est forcé . » Et les citoyens eux-mêmes reconnaissent que le pouvoir social est le seul et se soumettent à lui, « les particuliers envisagent de plus en plus le pouvoir social sous le même jour ; dans tous leurs besoins, ils l’appellent à leur aide, et ils attachent à tout moment sur lui leurs regards comme sur un précepteur ou sur 600 un guide ». L’abolition des pouvoirs singuliers est donc avènement d’un pouvoir universel, et à la question : qui exerce le pouvoir de masse ?, il faut répondre : la masse elle-même, et personne d’autre. Le pouvoir de masse est par essence impersonnel et anonyme, il n’est pouvoir de personne, il est néanmoins pouvoir ; il n’est pouvoir de personne en particulier parce qu’il est pouvoir de tous en général, et c’est ce qui fait sa puissance incommensurable : il est le pouvoir du général comme tel, du Commun, de l’Universel. Le processus d’égalisation démocratique est celui de l’avènement de l’Universel par éradication totale des particularités, et la masse n’est autre que la matière même, compacte et pesante, de cet Universel. L’essentiel, dans la mise au jour par Tocqueville de l’avènement du pouvoir social, est ainsi 601 son autonomie par rapport aux individus qui pourtant le composent : la 602 pandémocratie est alors en son essence la plus profonde pancratie , pouvoir total, mais surtout pouvoir de la totalité comme telle, pouvoir total du Tout sur ses parties : c’est-à-dire totalitarisme, mais un totalitarisme social et non pas politique, un totalitarisme immanent et d’autant plus irrépressible. L’œuvre de Tocqueville est ainsi celle où se constate l’avènement effectif, concret, irrésistible, de ce que le Contrat social avait pensé comme « volonté générale ». Rousseau montre comment la citoyenneté n’est autre que la capitulation des hommes particuliers qui, par là même, institue un sujet collectif doté tout à la fois d’un « corps collectif » et d’un « moi commun » ; il expose les conditions de possibilité de l’autonomisation du corps social, et c’est pourquoi il n’y a pas de théorie de la démocratie chez Tocqueville : la théorie correspondante aux descriptions sociohistoriques de La Démocratie en Amérique est dans le Contrat social. Si Tocqueville entend cependant s’en tenir à ces descriptions , c’est que tout son propos consiste à mettre en évidence que la démocratie n’est en rien un idéal élaboré contre le réel, mais
le processus même à l’œuvre dans l’Histoire occidentale. Bien loin de comprendre naïvement l’avènement effectif de cette volonté générale comme « application » démiurgique de l’« idéal » rousseauiste – ce que croyaient les révolutionnaires de 1789, en particulier Robespierre –, Tocqueville voit à l’inverse dans les théories modernes du pouvoir une expression, superficielle et dérivée, de ce processus social : « L’idée d’un droit inhérent à certains individus disparaît rapidement de l’esprit des hommes ; l’idée du droit toutpuissant et pour ainsi dire unique de la société vient remplir sa place. Ces idées s’enracinent et croissent à mesure que les conditions deviennent plus 603 égales et les hommes plus semblables ; l’égalité les fait naître . » Ce n’est pas le Contrat social qui a fait naître la Révolution française, c’est à l’inverse le processus démocratique qui a fait naître le Contrat social. En d’autres termes, le Contrat social est l’idéologie politique d’une réalité sociale, et en tant qu’idéologie il n’a d’autre fonction que de nier cette réalité en la donnant à voir pour l’inverse de ce qu’elle est : grâce à elle, « chaque citoyen, alors qu’on le gêne et qu’on le réduit à l’impuissance, peut encore se figurer qu’en 604
obéissant il ne se soumet qu’à lui-même ». Le pouvoir pandémocratique réussit ainsi à joindre de « vaines apparences de la liberté avec l’impuissance réelle », et de telle sorte, précise par ailleurs Tocqueville, qu’« à l’oppression 605 vienne encore s’ajouter le ridicule de n’avoir pas l’air de la voir ». La révolution démocratique se définit donc par l’avènement d’un pouvoir de masse, pouvoir de l’Universel comme tel. Un tel pouvoir de masse n’advient évidemment pas ex nihilo, et en un sens dès qu’il y a société il y a pouvoir social. Mais le pouvoir social dans les sociétés aristocratiques était fragmenté et parcellisé, ce qui neutralisait sa puissance, et lui interdisait précisément de faire masse. Toute société humaine recèle en son sein un pouvoir social, mais, quand le pouvoir est « extérieur au corps social » et 606 « agit sur lui » de l’extérieur, il est étroitement limité dans sa marge de manœuvre ; la puissance sociale reste alors latente, engourdie, immobile, parce qu’aucun tyran n’a jamais eu les moyens de la mobiliser en totalité ni de la manœuvrer à volonté ; Tocqueville souligne ainsi qu’« il n’y a pas de monarque si absolu qui puisse réunir dans sa main toutes les forces de la
société et vaincre les résistances, comme peut le faire une majorité revêtue du 607 droit de faire les lois et de les exécuter ». Le propre de la pandémocratie est non seulement de supprimer les divisions internes au corps social pour le constituer en masse compacte et homogène, mais encore de délier l’exercice de ce pouvoir de tout commandement extérieur et ainsi de déployer la plénitude de sa puissance. Le pouvoir social devient mobilisable en totalité, et ainsi s’ouvre l’ère de la mobilisation totale qui rend possible un pouvoir absolu. La pandémocratie est démocratie absolue comme il y eut des monarchies absolues, à cette différence près que la monarchie absolue reste extrêmement limitée dans l’exercice de sa puissance, parce que le monarque n’a jamais les moyens de mobiliser la totalité du pouvoir social : l’absoluité de son pouvoir reste formelle et virtuelle, celle de la masse est effective. Louis XIV peut bien décider de la guerre selon son bon plaisir, il n’a pas les moyens de mobiliser son peuple en masse ni d’imposer au pays une économie 608 de guerre. « Le pouvoir social est sans limites », écrit Tocqueville, il « peut 609 tout », et les sociétés démocratiques sont ainsi caractérisées par « l’unité, 610 l’ubiquité, l’omnipotence du pouvoir social et l’uniformité de ses règles ». Bien loin de secouer le joug du pouvoir despotique et de libérer ainsi les hommes, bien loin de borner l’exercice de la puissance publique, la révolution 611 démocratique est, tout à l’inverse, avènement d’une « puissance inouïe », telle qu’il n’y en eut jamais. La Révolution française n’est rien d’autre que ce débordement de puissance sociale : elle advient dans le pays le plus démocratique d’Europe ; les institutions aristocratiques y demeurent cependant, et « au milieu de cette foule uniforme s’élèvent encore une multitude prodigieuse de petites barrières qui la divisent en un grand nombre de parties ». La Révolution est alors le moment où « toutes ces petites barrières sont renversées par ce grand ébranlement » : « aussitôt » est constitué « un corps social plus compact et plus homogène qu’aucun de ceux 612 qu’on avait peut-être jamais vus dans le monde ». La Révolution fut le moment où la masse, déjà constituée comme telle par le nivellement, se défait des dernières entraves qui gênaient le déploiement de sa puissance ; la Révolution se définit tout à la fois par la rupture des chaînes que constituaient
les différences et par le déferlement illimité de sa puissance : elle est le déchaînement de la puissance de la masse et institue ainsi « un pouvoir central immense qui a attiré et englouti dans son unité toutes les parcelles 613 d’autorité et d’influence qui étaient auparavant dispersées ». La révolution démocratique est déchaînement de la puissance totale du corps social massifié ; elle est, pour la première fois dans l’Histoire, avènement d’un pouvoir effectivement absolu. Il suffit, pour se former une image de ce déchaînement, de comparer les guerres de l’âge aristocratique – e e les « guerres en dentelles » de l’Europe des XVII et XVIII siècles – avec les 614 guerres démocratiques fondées sur la « levée en masse » inaugurée par la Révolution française. C’est un contresens parfait, quoique courant, que de voir dans la démocratie une forme faible du pouvoir, qui limiterait au maximum le déploiement de la force publique et se condamnerait par là à l’impuissance : elle se caractérise tout à l’inverse par une illimitation de sa force qui lui procure toute-puissance, de sorte que « le pouvoir social est naturellement beaucoup plus fort chez les peuples démocratiques que partout 615 ailleurs ». « Ce que je reproche le plus au gouvernement démocratique », précisait ainsi Tocqueville, « ce n’est pas, comme beaucoup de gens le 616 prétendent en Europe, sa faiblesse, mais au contraire sa force irrésistible ». S’il y a effectivement une faiblesse en démocratie, c’est d’abord celle des individus rendus totalement impuissants par leur intégration sans retour dans la masse, et c’est aussi celle de la politique, qui est en effet totalement incapable d’aller contre le pouvoir social, et peine à le manœuvrer. C’est en vain qu’un homme irait contre la volonté des hommes de son temps, ceux-ci lui opposeront l’« inertie » de leur masse : « Il les soulève un moment avec mille efforts, et bientôt ils lui échappent, et, comme entraînés par leur propre 617 poids, ils retombent . » La masse est le pouvoir de fait sur lequel viennent buter toutes les questions de droit, elle constitue « une immense puissance de fait » face à laquelle « il n’y a pour ainsi dire point d’obstacle qui puisse, je ne dirai pas arrêter, mais même retarder sa marche et lui laisser le temps 618 d’écouter les plaintes de ceux qu’elle écrase en passant ».
§ 14. LA NORMALISATION
Une fois mis au jour le pouvoir illimité d’un corps social constitué en masse homogène, il importe alors d’en déterminer les modalités d’exercice, c’est-à-dire d’identifier comment ce pouvoir s’exerce, et sur qui. Or la caractéristique du pouvoir démocratique est d’être parfaitement immanent, de ne plus avoir d’extériorité sur laquelle il agirait. Le moment proprement révolutionnaire est celui où la masse fait porter sa puissance sur tout ce qui lui est extérieur, c’est-à-dire sur tous les pouvoirs transcendants, où elle balaie toutes les institutions aristocratiques et coupe tout ce qui dépasse : mais ce moment, celui de la Terreur, est transitoire, et tout le propos de Tocqueville consiste précisément à dissocier la logique proprement démocratique (américaine) de la logique révolutionnaire (française) : l’état pandémocratique atteind sa plénitude quand « la société y agit par elle-même 619
et sur elle-même ». La masse ne saurait donc faire porter sa toutepuissance qu’en son propre sein, sur des menaces intérieures. Et il existe en effet une menace permanente qui pèse sur le tout homogène et indifférencié de la masse commune : c’est la différence et la particularité toujours susceptibles d’être réintroduites par les individus. Le pouvoir de masse porte donc directement sur les individus, et il a pour but leur nivellement, leur uniformisation, c’est-à-dire leur intégration et leur assimilation dans le tout. Ainsi, non seulement le pouvoir de masse a pour fondement l’amoindrissement des individus, mais il l’a également pour but, et c’est ce qui fait la difficulté de l’analyse : il y a là un mouvement circulaire, une spirale, où le nivellement de l’individu produit la masse homogène et compacte du corps social, qui en acquiert par là la puissance efficace de nivellement des individus. La démocratisation est automassification de la masse. Bien loin de la grande libération en laquelle croyaient les révolutionnaires, la pandémocratie est un processus continu d’asservissement, et Tocqueville se plaît à souligner que « ces mêmes hommes qui de temps à autre renversent un trône et foulent aux pieds des rois, se plient de plus en 620
plus, sans résistance, aux moindres volontés d’un commis ». Or, dans cette entreprise systématique de nivellement, la masse
pandémocratique est non seulement incomparablement plus puissante que ne l’a jamais été aucun monarque, mais elle dispose en outre d’un pouvoir d’une efficacité irrésistible : un « pouvoir moral », « intellectuel ». « Les princes avaient pour ainsi dire matérialisé la violence », note Tocqueville, « les républiques démocratiques de nos jours l’ont rendue tout aussi intellectuelle que la volonté humaine qu’elle veut contraindre. Sous le gouvernement absolu d’un seul, le despotisme, pour arriver à l’âme, frappait grossièrement le corps ; et l’âme, échappant à ces coups, s’élevait glorieuse au-dessus de lui ; mais dans les républiques démocratiques, ce n’est point ainsi que procède 621 la tyrannie ; elle laisse le corps et va droit à l’âme ». Ainsi la souveraineté retrouve la toute-puissance divine en venant s’exercer dans l’intériorité même de l’homme, elle modèle son esprit, définit ses désirs et ses aversions. Le pouvoir ne se contente donc plus d’agir par le biais de lois sur les actions extérieures des hommes, mais dispose du pouvoir de réguler les comportements à leur source, c’est-à-dire de façonner la volonté même des hommes : « Un roi n’a qu’une puissance matérielle qui agit sur les actions et ne saurait atteindre les volontés ; mais la majorité est revêtue d’une force tout à la fois matérielle et morale, qui agit sur les volontés autant que sur les 622 actions et qui empêche en même temps le fait et le désir de faire . » C’est le propre du pouvoir normatif que de venir réguler les comportements de l’intérieur en façonnant la volonté de son agent : le pouvoir de la masse agit donc par le biais de normes. La massification est normalisation, et cela seul fonde la possibilité d’une volonté générale : la soumission de tous aux mêmes lois ne suffirait pas en effet à instituer une volonté générale, elle permet de garantir la coexistence pacifique des activités, mais laisse les volontés à leur particularité. La normalisation est alors ce qui vient façonner de l’intérieur la volonté de chacun, qui ne déploie alors jamais que la norme commune : chaque volonté individuelle devient ainsi, dans sa substance même, un échantillon de la volonté générale. La normalisation, le conformisme, que Hegel nommait la conformité-aux-mœurs (Sittlichkeit), est le processus par lequel la volonté générale produit les volontés particulières comme autant de fonctions de l’Universel : la normalisation est la déduction de la volonté
générale, qui produit ainsi les volontés particulières. Tocqueville notait, dans la première Démocratie : « On dirait au premier abord qu’en Amérique tous les esprits ont été formés sur le même modèle tant ils suivent les mêmes 623 voies », et c’est ce qui explique qu’en démocratie « tous les hommes sont 624 semblables et font des choses à peu près semblables ». Par cette universelle mise aux normes, les volontés deviennent effectivement similaires et ne sont jamais plus que des accidents de la même substance ; la normalisation est assimilation des volontés qui assure ainsi l’homogénéité matérielle du corps social. Le pouvoir de la norme est incomparablement plus puissant que celui de la loi, et c’est pourquoi son avènement est une mutation de l’essence même de l’homme : il ne saurait se contenter que l’homme se conforme dans ses actes aux prescriptions sociales, mais exige qu’il s’y conforme dans son être – et c’est d’ailleurs ce qui explique sa douceur et son allure débonnaire, puisqu’il n’a plus à réprimer des actes dont il a rendu les hommes incapables. C’est pourquoi le pouvoir de masse est la plupart du temps invisible, parce qu’il n’est pas ressenti comme un fardeau ; il se donne même à voir, dans l’image inversée de l’idéologie, comme la libre institution d’individus qui n’en sont pourtant que des produits. Un tel assujettissement sans réserve à un « pouvoir intellectuel » collectif semble en effet de prime abord incompatible avec la démocratie. Le refus de toute soumission à une autorité quelconque est le principe même de l’égalisation : dans une telle société chacun n’entend se fier qu’à lui-même. C’est d’ailleurs la caractéristique essentielle de ce que Tocqueville nomme « la méthode philosophique des Américains » que de récuser tout argument d’autorité, toute source extérieure de vérité, pour ne plus se fonder que sur leur propre raisonnement : « Dans la plupart des opérations de l’esprit, chaque Américain n’en appelle qu’à l’effort individuel 625 de sa raison . » De ce point de vue, la soumission de l’esprit individuel à un quelconque pouvoir intellectuel et moral semble impossible, et les sociétés démocratiques paraissent promettre des myriades de pensées singulières et originales. Or c’est précisément l’inverse que constate Tocqueville : « Je ne connais pas de pays où il règne moins d’indépendance d’esprit et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique », écrivait-il dans la première
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Démocratie, « il n’y a pas de liberté d’esprit en Amérique ». C’est ce paradoxe qu’il faut expliquer, et c’est l’objet du chapitre intitulé « De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques ». Tocqueville affirmait au chapitre précédent que la méthode philosophique des peuples démocratiques est spontanément cartésienne, en ce qu’elle évacue toute opinion et toute vérité dogmatique pour ne donner créance qu’aux conclusions de « l’effort individuel de la raison » : il montre ici qu’un tel refus de toute autorité intellectuelle et morale est parfaitement illusoire. « Si l’homme était forcé de se prouver à lui-même toutes les vérités dont il se sert 627 chaque jour, il n’en finirait point », et s’il a effectivement la possibilité d’examiner par lui-même un certain nombre de vérités, la « loi inflexible de sa condition » – à savoir, sa finitude – lui impose de recevoir sans discuter un nombre infiniment plus grand de « croyances dogmatiques ». Le refus de tout argument d’autorité est donc impossible, et la question est alors de définir la nouvelle figure prise par l’autorité à l’âge démocratique : « Il faut donc, quoi qu’il arrive, que l’autorité se rencontre quelque part dans le monde intellectuel et moral. Sa place est variable, mais elle a nécessairement une place […]. Ainsi la question n’est pas de savoir s’il existe une autorité intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en est 628 la mesure . » Rendus tous à peu près pareils, les hommes n’ont plus aucune raison de suivre le jugement d’un autre qui est leur exact semblable ; fondus dans une masse homogène, ils ne peuvent plus se soumettre à une partie distinguée de la société : l’autorité ne peut donc être ni celle d’un homme ni celle d’une classe. Si l’argument d’autorité disparaît, c’est qu’en vérité l’individu démocratique ne peut plus reconnaître quiconque comme auteur. 629 Pas même ceux du passé : la tradition ni la mémoire ne peuvent faire autorité, parce que l’isolement de chacun le coupe tout autant de ses aïeux que de ses contemporains : « La trame des temps s’efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l’on n’a aucune idée de ceux qui vous 630 suivront . » Ce même processus d’égalisation et d’homogénéisation du corps social élimine tout ce qui lui est extérieur : non seulement il égalise les intelligences, mais encore il ne donne à croire que ce qui est lui-même égal à
l’intelligence. Homo democraticus est incapable d’admettre qu’il y a des choses qui le dépassent. Les hommes des âges démocratiques sont en cela portés à conclure que « rien ne dépasse les bornes de l’intelligence. Ainsi, ils nient volontiers ce qu’ils ne peuvent comprendre : cela leur donne peu de foi 631 pour l’extraordinaire et un dégoût presque invincible pour le surnaturel ». Ainsi « aux États-Unis, la religion du plus grand nombre est-elle même républicaine ; elle soumet les vérités de l’autre monde à la raison 632 individuelle ». En apparence pourtant, la référence à Dieu domine aux États-Unis : « Si l’on regarde de très près », note pourtant Tocqueville, « on verra que la religion elle-même y règne bien moins comme doctrine révélée que comme opinion commune ». Le poids de la religion est incontestable, il relève cependant de la seule autorité de la masse et procède d’un simple conformisme social. L’autorité intellectuelle en démocratie n’est donc pas en dehors de la société, elle n’est pas non plus l’une de ses parties, elle n’est autre que la société comme telle, l’autorité de fait de la masse, c’est-à-dire l’« opinion commune » : « À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse 633 augmente, et c’est de plus en plus l’opinion qui mène le monde . » Le refus concomitant de toute forme d’autorité transcendante et de toute forme d’autorité particulière ne laisse en effet subsister d’autre autorité que celle de la totalité elle-même en son immanence. L’opinion publique est l’esprit de la masse. De même que la masse est à la fois le résultat et la cause du nivellement de tous les individus, l’opinion publique est le résultat et la cause de l’uniformisation de toutes les paroles et pensées, réduites au rang d’opinions équivalentes et interchangeables, et où aucune ne saurait acquérir d’autorité spécifique, puisque, en vérité, c’est leur échange et le processus même de leur égalisation qui constitue l’autorité : tout est opinion, toutes les opinions se valent, seule leur quantité peut les différencier, et la seule autorité légitime est donc la quantité totale des opinions dans leur équivalence même. Ainsi, l’espace public n’est plus tant celui du dialogue que celui de la communication, où l’échange continu d’opinions est tout uniment leur mise en
commun et le processus même de leur réduction à ce qu’elles ont de commun : et finalement la domination souveraine du Commun comme tel. L’opinion commune est dès lors la seule et unique autorité : tous les pouvoirs secondaires en émanent ; tout ce qui aurait ne serait-ce que la velléité d’aller contre est non pas éliminé, mais nié, exclu, rendu invisible, inaudible et inopérant. Quand il étudie les positions respectives du président aux ÉtatsUnis et du roi en France, Tocqueville constate qu’« au-dessus de l’un comme au-dessus de l’autre se tient un pouvoir dirigeant, celui de l’opinion publique », de sorte qu’en démocratie « l’opinion publique est le pouvoir 634 dominant ». Ainsi, « non seulement l’opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques, mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul 635 autre ». La puissance de l’opinion est en effet un pouvoir social ; par suite, son mode d’exercice n’est pas celui du pouvoir politique, en ce sens qu’il s’exerce sans la médiation d’institutions : elle constitue, selon une expression remarquable de L’Ancien Régime et la Révolution, « une raison publique sans 636 organe ». Aussi, « la masse n’a pas besoin d’employer les lois pour plier 637 ceux qui ne pensent pas comme elle », elle se contente d’être massive et d’imposer son état de fait, de diffuser quotidiennement ses opinions et d’en imprégner chacun. Son pouvoir n’est autre que la pression, quasi mécanique, de la masse sur l’individu : « Le public a chez les peuples démocratiques une puissance singulière dont les nations aristocratiques ne pouvaient pas même concevoir l’idée. Il ne persuade pas ses croyances, il les impose et les fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immense de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun. » Cette pénétration, cette imprégnation continue, lente, insensible, garantit l’efficacité du pouvoir social, qui détient un pouvoir que n’a jamais eu aucun tyran, celui de façonner l’esprit même des hommes. L’âge démocratique est en cela celui du conformisme, c’est-à-dire de la passivité de tous face aux normes données, qui étouffe toute velléité de pensée critique pour conformer chaque individu à l’opinion générale. Mais, pour demeurer insensible, la pression de la masse sur l’individu n’en est pas moins oppression : celle-ci, précise ainsi Tocqueville, « pèse d’un poids
immense sur l’esprit de chaque individu ; elle l’enveloppe, le dirige et 638 l’opprime ». La nouveauté du pouvoir pandémocratique est tout à la fois de n’être le pouvoir de personne, d’être par là même doté d’une puissance inouïe, et de porter sur l’intériorité même des individus qu’il a pour fonction de mettre aux normes : il est puissance de dépersonnalisation portant sur la personnalité même des personnes. Les hommes de l’âge démocratique sont eux-mêmes anonymes et indifférenciés, et reculent d’effroi devant tout ce qui pourrait les singulariser : « Loin de vouloir conserver ce qui peut encore singulariser chacun d’eux », écrit Tocqueville, « ils ne demandent qu’à le perdre pour se 639 confondre dans la masse commune ». Le pouvoir de masse est une puissance d’éradication de la singularité qui vient porter sur son lieu même, le soi. Si l’homme est par son assujetissement à la masse dessaisi de sa capacité d’action, il est en effet tout autant dessaisi de sa capacité à penser par soimême : « L’opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques » ; aussi, « la majorité se charge de fournir aux individus une foule d’opinions toutes faites, et les soulage ainsi 640 de l’obligation de s’en former qui leur soient propres ». Il y a ainsi dans le nivellement universel des hommes une tendance « qui les réduirait volontiers 641 à ne plus penser ». La transmutation de l’humanité qui a lieu avec la révolution démocratique porte donc sur l’essence même de l’homme, et cette transition historique constitue un événement gigantesque que Tocqueville s’avouait bien impuissant à exposer dans toute son ampleur : « En présence d’un si grand objet », précise-t-il en conclusion, « je sens ma vue qui se 642 trouble et ma raison qui chancelle . » Le problème crucial posé par le processus de démocratisation ne saurait donc se réduire à un simple problème politique de droits ou de répartitions des pouvoirs : il est un problème posé à l’humanité comme telle, et il ne s’agit pas en vérité d’un simple « problème », mais d’un danger, celui de la fin de l’humanité pensante. Ainsi dépersonnalisés, réduits à autant d’exemplaires anonymes d’un même modèle, fondus dans la masse homogène de leurs semblables, modelés dans l’intimité de leurs désirs et de leur volonté, déchargés de la tâche même de penser, les
hommes sont alors réduits au rang d’animaux dociles et apathiques : la démocratisation est grégarisation, et tangentiellement déshumanisation par retour à l’animalité ; elle recèle le péril que les hommes « ne perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d’agir par eux-mêmes, et qu’ils ne 643 tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l’humanité ». Ainsi s’explique le sentiment de « terreur » que Tocqueville disait ressentir face à ce 644 processus inéluctable. La « grande maladie démocratique » est maladie de l’humanité même, elle est la pandémie comme telle qui la menace sinon de mort, du moins d’un coma dépassé où seules subsisteraient les fonctions 645 végétatives : elle est avènement du nihilisme . § 15. POLITIQUES DE LA DÉMOCRATIE
Parce qu’il sut faire table rase de toutes théories et concepts pour se confronter nuement à la chose même, Tocqueville put voir dans l’avènement démocratique très exactement l’inverse de ce qu’il prétend être – non pas le triomphe éclatant de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, mais l’engloutissement involontaire et mou de l’humanité dans l’isolement, l’uniformité et le grégarisme, la menace que « le genre humain s’arrête et se borne, que l’homme s’épuise en petits mouvements solitaires et stériles, et 646 que l’humanité n’avance plus ». Confronté à un tel risque pesant sur l’homme même, Tocqueville manquait parfois à son exigence de décrire sans juger, et laissait deviner son effroi ; seule sa correspondance privée laisse cependant pleinement paraître l’abîme de sa nostalgie : « Il m’est impossible de promener mon esprit à travers tant de grandes ruines pour en arriver à la surface plate et nue que nous avons sous les yeux sans tomber, parfois, dans 647 des mélancolies fort noires ; mais dont il ne sert de rien de parler . » C’est que, précisément, la mélancolie relève de la sphère privée, il ne sert de rien d’en parler, et la tâche unique qui revient au penseur est de mettre au jour, s’il est encore possible, les moyens de sauver l’homme pensant de sa grégarisation définitive. Il s’agit alors de savoir comment contrecarrer ou contenir ce processus, de borner la puissance sociale et d’instituer des limites
à son pouvoir sur l’individu. Or ce domaine d’action, où l’on tente d’influer sur la réalité sociale, de l’organiser, est précisément celui de la politique. Et en effet, pour être un événement social échappant à la volonté des hommes, le processus démocratique n’en a pas moins des conséquences politiques : il s’agit alors de savoir comment réagir à l’avènement de la démocratie, quels problèmes inédits se posent, quelles formes nouvelles d’exercice du pouvoir sont appelées par cet état nouveau de la société, cette nouvelle « manière d’être » des hommes. La question classique depuis les Grecs du meilleur régime peut alors se reposer, mais seulement après que l’on a reconnu la transmutation démocratique du corps social : il faut d’abord en prendre acte, pour ensuite déterminer les structures juridiques les plus aptes à gérer les problèmes nouveaux ainsi apparus. – Du moins, la question du meilleur régime se posait du temps de Tocqueville : s’il reconnaît dans l’avènement de la démocratie la question la plus urgente qui soit, c’est qu’il se sait contemporain d’un moment historique où il est encore temps de décider des formes politiques qu’elle prendra. Il importait alors de définir et d’instituer au plus vite les formes institutionnelles adéquates aux sociétés démocratiques avant que le mouvement d’égalisation devienne tout à fait incontrôlable : « Le mouvement qui les emporte est déjà assez fort pour qu’on ne puisse le suspendre, et il n’est pas encore assez rapide pour qu’on désespère de le 648 diriger . » Non seulement donc l’avènement de la démocratie est en son essence social et non politique, mais encore il recèle en lui-même la possibilité d’une destitution de la politique, c’est-à-dire de l’abdication du gouvernement des hommes face au mouvement de l’Histoire. La question de la forme politique est, en effet, toujours seconde par rapport à la réalité matérielle de la société : les lois ne font qu’« exprimer » un état social ; Tocqueville parle ainsi de « l’état social des peuples dont les lois 649 politiques ne sont que l’expression ». Dès lors, à l’avènement du pouvoir de masse correspondent de nouvelles formes institutionnelles : de prime abord, le régime politique de la démocratie n’est que l’« expression » de son état social, et il s’agit de savoir quelles sont les formes que le pouvoir social se donne « naturellement ». Ce pouvoir social n’est autre que celui de la
masse commune homogène, et il se déploie comme pouvoir de massification, c’est-à-dire de nivellement et d’uniformisation. Le pouvoir politique qui exprimera l’état social démocratique sera dès lors caractérisé à la fois par la centralisation et la concentration des pouvoirs, et par l’uniformité de législation : « Après l’idée d’un pouvoir unique et central, celle qui se présente le plus spontanément à l’esprit des hommes dans les siècles d’égalité 650 est l’idée d’une législation uniforme . » « Spontanément », donc, la masse sociale se donne un pouvoir politique qui se contente de transposer dans l’élément du droit sa propre puissance de fait : « Il résulte de la constitution même des nations démocratiques et de leurs besoins que, chez elles, le pouvoir du souverain doit être plus uniforme, plus centralisé, plus étendu, 651 plus pénétrant, plus puissant qu’ailleurs . » Ainsi, la Révolution française s’est produite quand le pouvoir social, parvenu grâce à la monarchie absolue à la compacité et à l’homogénéité, a fait voler en éclats les institutions féodales pour se donner les institutions qu’appelait l’exercice de sa puissance, c’est-àdire « un pouvoir central immense qui a attiré et englouti dans son unité toutes les parcelles d’autorité et d’influence qui étaient auparavant 652 dispersées », et qui réussit alors effectivement à déployer une législation continue et uniforme sur un territoire parfaitement quadrillé, si bien que « jamais la puissance de la législation sur l’esprit des hommes ne s’est mieux 653 fait voir ». L’État pandémocratique n’est donc autre que la « machine 654 politique » appelée par le fonctionnement même de la « machine 655 sociale ». Une telle machine étatique n’a alors d’autre fonction que de perfectionner le processus de massification à l’œuvre dans le corps social, de lui fournir la structure et la logistique qui lui permettront de tourner à plein régime et d’« assujettir indistinctement tous ses sujets aux détails d’une règle 656 uniforme ». Spontanément, le pouvoir politique pandémocratique ne constitue donc aucune protection contre la menace de grégarisation inhérente à la massification du corps social ; tout au contraire, il accentue cette tendance en lui donnant force de loi : l’État correspondant à la masse est cette forme nouvelle de tyrannie que Tocqueville nomme « despotisme
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démocratique ». Un tel État est « impersonnel », il « est le produit et le représentant de tous, et doit faire plier le droit de chacun sous la volonté de tous ». Sous sa forme accomplie, il « n’a pas uniquement à commander à la nation, mais à la façonner d’une certaine manière ; c’est à lui de former l’esprit des citoyens suivant un certain modèle qu’il s’est proposé à l’avance ; son devoir est de le remplir de certaines idées et de fournir à leur cœur certains sentiments qu’il juge nécessaires. Il n’y a pas de limites à ses droits ni de bornes à ce qu’il peut faire ; il ne réforme pas seulement les hommes, il les 658 transforme ; il ne tiendrait peut-être qu’à lui d’en faire d’autres ». Le despotisme démocratique se caractérise par la mise en place de l’État massif qu’appelle la société de masse : le totalitarisme est cette forme massive d’État qui entend modeler et produire ses propres citoyens. Le concept de totalitarisme semble impliquer pourtant l’usage illimité de la violence : tout le propos de Tocqueville dans son étude des États-Unis consiste cependant à montrer que la terreur n’est pas essentielle à l’avènement de la démocratie, et qu’au contraire son plein déploiement réussit à éradiquer toute singularité 659 sans recours à la violence . La forme étatique pleinement adéquate à la masse homogène et nivelée de l’âge démocratique est celle qui correspond à son caractère docile, inoffensif et paisible. L’État pandémocratique est totalitaire, mais bienveillant : « Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux », il infantilise les hommes plus qu’il ne les subjugue, il prévient leur désir et les assiste en tout : « Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » Le processus de transformation des hommes est alors total, mais lent, précautionneux et patient, et il reste en cela insensible : « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse. » L’État pandémocratique ne peut donc être réduit à la seule instance centrale du
gouvernement, il s’identifie à ce réseau infini de petites règles pointilleuses qui quadrille et corsète la totalité du corps social pour ainsi réguler et définir l’intégralité des comportements possibles de chacun. Par cette présence constante et tatillonne de règles, un tel pouvoir « ne détruit point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébête, et il réduit enfin chaque nation à 660 n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux » : il systématise alors la tendance à la grégarisation inhérente à la massification, et menace l’homme de se figer dans la figure définitive de l’animal de troupeau. Un tel pouvoir accentuerait alors à l’extrême la tendance à la déshumanisation : « Non seulement il opprimerait les hommes, mais à la longue il ravirait à chacun d’eux plusieurs des principaux attributs de 661 l’humanité . » C’est pourquoi la question politique est urgente pour Tocqueville : il devine en effet le péril d’une institutionnalisation de cette dissolution de l’homme dans la masse, il craint que l’État vienne donner force de loi à l’animalisation de l’humain, et le plonge sans retour dans un coma dépassé où il serait artificiellement maintenu en vie par le fonctionnement automatique de la machine politique. La première Démocratie affirmait que « le despotisme refoulé dans 662 l’intérieur du corps social reparaît tôt ou tard à la surface » : le despotisme démocratique n’est autre que le défoulement de cette tendance immanente à la masse. La question politique à l’âge démocratique se résoud donc en une alternative : ou bien la politique avalise l’état de fait social, et se contente de traduire en droit les penchants grégaires d’Homo democraticus ; ou bien elle 663 tente de « contenir ces penchants dans de justes limites ». Il s’agit alors de savoir comment maintenir le refoulement du despotisme. Or ce ne sont certainement pas les citoyens qui peuvent lutter contre cette menace, eux qui sont toujours déjà mis aux normes par la masse et ne peuvent jamais que se conformer à ses tendances immanentes. L’appel au peuple ne peut pas fonctionner comme garantie, puisque ce peuple appartient à cette humanité nouvelle qu’est l’humanité démocratique, humanité massifiée dont le despotisme latent constitue précisément le problème. Homo democraticus n’aspire, en effet, qu’à être totalement pris en charge. La massification de la
société est affaiblissement radical de l’homme particulier, qui a tout à la fois besoin d’aide, et ne peut en attendre aucune de son semblable aussi faible que lui : « Dans cette extrémité, il tourne naturellement ses regards vers cet être immense qui seul s’élève au milieu de l’abaissement universel. C’est vers lui que ses besoins et surtout ses désirs le ramènent sans cesse, et c’est lui qu’il finit par envisager comme le soutien unique et nécessaire de la faiblesse 664 individuelle . » Le trait caractéristique du despotisme démocratique est ainsi d’être désiré par ceux-là mêmes qui y sont assujettis. C’est pourquoi le pouvoir électif et le suffrage universel ne constituent en rien une solution institutionnelle. D’abord parce qu’un tel processus de légitimation du pouvoir ne saurait jamais que produire exactement l’État qu’appelle la masse, ce pouvoir à la fois total et prévenant. Ensuite parce qu’un pouvoir n’en est pas moins despotique qu’il est choisi, et le choix du despote n’est qu’une consolation illusoire pour les individus qui auront à subir son joug : « Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens […]. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont euxmêmes choisi leurs tuteurs ». Le suffrage universel ne supprime certainement pas l’assujetissement, il l’organise : « Dans ce système », écrit Tocqueville, « les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, 665 et y rentrent ». Enfin, parce que le « vote universel » n’est pas un bon moyen pour sélectionner les gouvernants. L’égalisation des hommes rend en effet intolérable toute supériorité d’un autre que soi, chacun est alors en droit d’exiger pour lui ce qu’il admire chez l’autre, si bien que la démocratie « développe à un très haut degré le sentiment de l’envie dans le cœur humain ». Les individus de l’âge démocratique sont alors caractérisés par l’« irritation », l’« aigreur » et l’« amertume », ce qui « porte le peuple à 666 écarter les hommes distingués du pouvoir » : le suffrage universel ne peut porter au pouvoir que des hommes médiocres et grégaires. Le pouvoir électif n’est donc que la forme institutionnelle appelée par la masse atomisée : il est 667 « infiniment préférable » à toute autre forme de despotisme démocratique, mais il demeure un despotisme. L’alternative entre le défoulement du grégarisme inhérent à la masse ou
son refoulement n’est donc pas tranchée par le suffrage universel : la question reste d’identifier la politique susceptible de garantir un minimum de liberté à l’homme des âges démocratiques. Le socialisme suscite l’horreur de Tocqueville parce qu’il y voit la première branche de l’alternative : il est, disait Tocqueville en septembre 1848 dans un discours à l’assemblée constituante, cette tendance à élaborer « une société réglementée, réglée, compassée, où l’État se charge de tout et où l’individu n’est rien ». Ainsi défini, le socialisme est la phase terminale de la maladie démocratique, qui conduit à cette société « où le but assigné à l’homme est uniquement le bienêtre, cette société où l’air manque, où l’air ne pénètre presque plus, cette société d’abeilles et de castors, cette société plutôt d’animaux savants 668 que d’hommes libres et civilisés ». Toute l’activité politique de Tocqueville fut alors de lutter contre cette tendance. À l’inverse des socialistes qui entendent donner à la masse les appareils étatiques qu’elle réclame, Tocqueville cherche à définir et instituer le « contrepoids de la démocratie […] propre à neutraliser les vices inhérents au gouvernement 669 populaire ». Et, de ce point de vue, la politique n’est pas dépourvue de moyens d’action, puisque « les institutions publiques elle-mêmes peuvent beaucoup ; elles favorisent ou contraignent les instincts qui naissent de l’état 670 social ». La politique tocquevillienne se définit alors essentiellement par la décentralisation et la création de corps intermédiaires : il s’agit en quelque sorte d’endiguer la masse, de multiplier les brise-lames pour casser sa puissance de massification, et de maintenir ainsi le refoulement du despotisme latent dans le corps social. La création d’associations est alors la tentative pour contrer l’atomisation du champ social par la réintroduction de rapports particuliers entre individus qui vont ainsi les repersonnaliser, et donc les libérer, puisque « les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des 671 hommes les uns sur les autres ». La seconde Démocratie se conclut sur la formulation exacte de la problématique politique à l’âge démocratique : « Le monde politique change ; il faut désormais chercher de nouveaux remèdes à des maux nouveaux. Fixer au pouvoir social des limites étendues, mais
visibles et immobiles ; donner au particulier de certains droits et leur garantir la jouissance incontestée de ces droits ; conserver à l’individu le peu d’indépendance, de force et d’originalité qui lui restent ; le relever à côté de la société et le soutenir en face d’elle ; tel me paraît être le premier objet du 672 législateur dans l’âge ou nous entrons . » § 16. OBSOLESCENCE DE LA THÉODICÉE
La politique à l’âge démocratique se résoud donc dans cette unique tâche : « Conserver à l’individu le peu d’indépendance, de force et d’originalité qui lui restent. » C’est-à-dire sauver ce qui peut encore l’être. La tâche est modeste, mais c’est là la seule marge de manœuvre qui subsiste. Les sociétés aujourd’hui sont massifiées, les hommes uniformisés, et il est totalement illusoire de prétendre lutter contre le processus totalitaire et séculaire d’avènement de la démocratie, ou de chercher à restaurer la grandeur et la liberté de l’homme des temps aristocratiques. La politique tocquevillienne est modeste, elle est surtout résignée : c’est qu’en vérité la question fondamentale posée à l’humanité par la révolution démocratique ne relève pas de la politique. Si la politique reste indispensable aux yeux de Tocqueville, c’est parce que la plupart n’a pas saisi l’ampleur du péril démocratique, et que certains n’ont d’autres projets que de favoriser cette grégarisation des hommes, et qu’il importe donc de s’y opposer. Mais, sur le fond, aucune action politique n’est à la hauteur d’un événement historique tel que le basculement de l’âge aristocratique à l’âge démocratique. La révolution démocratique est totalitaire en son essence, en ce qu’elle transforme tous les hommes dans la totalité de leur existence et assujettit chacun à un pouvoir total ; elle est la menace de la fin de l’homme, c’est-à-dire du remplacement de l’homme, tel qu’il existait jusque-là, par un hominidé social et laborieux vivant en troupeau. C’est l’humanité elle-même, en son essence, qui est menacée par la grégarisation – qui, parce qu’elle ne laisse pas chacun à l’immobilité du bovidé mais le mobilise pour le contraindre à une activité incessante, serait plutôt insectisation ou essaimisation, devenir-insecte ou devenir-essaim. En avril 1834, avant même la parution du premier tome de
La Démocratie en Amérique, Chateaubriand publiait dans La Revue des Deux Mondes une première version de la conclusion des Mémoires d’outretombe, où il pressentait déjà le danger de la réduction de l’homme au rang d’insecte, et présentait les États-Unis comme horizon indépassable de notre temps : « Jusqu’à présent la société a procédé par agrégation et par famille ; quel aspect offrira-t-elle lorsqu’elle ne sera plus qu’individuelle, ainsi qu’elle tend à le devenir, ainsi qu’on la voit déjà se former aux États-Unis ? Vraisemblablement l’espèce humaine s’agrandira, mais il est à craindre que l’homme ne diminue, que quelques facultés éminentes du génie ne se perdent, que l’imagination, la poésie, les arts ne meurent dans les trous d’une sociétéruche où chaque individu ne sera plus qu’une abeille, une roue dans une 673 machine, un atome dans la matière organisée . » Les deux livres de La Démocratie ne sont finalement que le plein développement de ce constat, et de l’effroi face à la réduction de l’homme au rang d’« une bête de somme » ou 674 de « laborieuses abeilles occupées en commun de notre miel ». Un tel danger alors ne relève pas de l’action politique : l’avènement 675 676 apocalyptique de la démocratie met en question le salut de l’humanité. C’est pourquoi le dernier mot de Tocqueville – qui a écrit De la démocratie en Amérique avec les Pensées de Pascal toujours à portée de main – n’est pas politique : il est théologique. L’ultime chapitre de La Démocratie de 1840 se conclut sur une « vue générale du sujet », où tout converge pour laisser pressentir l’imminence d’un désastre blême et plat. « Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d’êtres pareils, où rien ne s’élève ni ne s’abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me glace, et je suis tenté de regretter 677 la société qui n’est plus » : Tocqueville parle en son nom ici parce que l’analyse change d’objet ; il ne s’agit plus de mettre en évidence le caractère catastrophique du processus de démocratisation, mais d’opérer une conversion du regard sur l’auteur lui-même, pour tenter d’expliquer pourquoi et à quelles conditions ce processus est jugé catastrophique. Or, si un homme singulier peut s’effrayer de la dissolution de l’humanité dans un tout indifférencié, c’est qu’il est étroitement limité dans son rapport aux hommes,
et qu’il ne s’attache jamais qu’à d’autres hommes singuliers sans jamais avoir la possibilité d’embrasser du regard l’humanité comme telle : « Ce plaisir ressortait de ma faiblesse, parce que je ne puis voir en même temps tout ce qui m’environne », écrit Tocqueville, pour souligner aussitôt : « Il n’en est pas ainsi de l’Être tout-puissant et éternel, dont l’œil enveloppe nécessairement l’ensemble des choses. » L’abolition de la singularité des hommes dans la masse universelle de l’humanité paraît certes une débâcle de l’homme du point de vue singulier, elle est l’accomplissement de l’humanité du point de vue de l’Universel lui-même. C’est-à-dire, pour Tocqueville, de Dieu : il faut donc « croire que ce qui satisfait le plus les regards de ce créateur et de ce conservateur des hommes, ce n’est point la prospérité singulière de quelquesuns, mais le plus grand bien-être de tous : ce qui me semble une décadence est donc à ses yeux un progrès ; ce qui me blesse lui agrée ». En dernier lieu, donc, Tocqueville ramène toutes ses analyses au point de vue de l’apparence qu’est celui de la subjectivité finie pour tenter d’accéder à la vue de ce qui est : la « vue générale du sujet » n’est autre que la vue du général comme tel, de l’Universel, de Dieu. Dès lors, la pensée tocquevillienne de la démocratie ne relève pas de la sociologie, mais de la théologie. Penser la démocratie, c’est dépasser le point de vue fini pour adopter le point de vue universel de Dieu lui-même, et c’est la conclusion de Tocqueville : « Je m’efforce de pénétrer dans ce point de vue 678 de Dieu . » Cette remarque n’est certainement pas adventice : elle est l’aboutissement parfaitement rigoureux des principes mêmes de l’analyse énoncés dans l’introduction de 1835. L’avènement de la démocratie y est en effet, dès le départ, rapporté à la Providence divine : « Il n’est pas nécessaire que Dieu parle lui-même pour que nous découvrions des signes certains de sa volonté, il suffit d’examiner quelle est la tendance continue des événements. » Et la cohérence du mouvement est telle que tout y contribue, à tel point que, par une forme de ruse de l’Histoire, ceux-là mêmes qui croient lutter contre la démocratie la promeuvent : « Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples tourner au profit de la démocratie ; tous les hommes l’ont aidée de leurs efforts : ceux qui avaient en vue de concourir à ses succès et ceux qui ne songeaient point à la servir ; ceux qui ont combattu pour elle et ceux mêmes
qui se sont déclarés ses ennemis : tous ont été poussés pêle-mêle dans la même voie, et tous ont travaillé en commun, les uns malgré eux, les autres à 679 leur insu, aveugles instruments dans les mains de Dieu . » Toute la pensée de Tocqueville consiste ainsi à mettre en évidence l’effet d’une main invisible dans l’avènement de la démocratie : du point de vue borné qui est celui d’un 680 homme, « la main qui dirige la machine sociale échappe à chaque instant », l’abandon de ce point de vue permet alors d’attribuer cette main à Dieu. Et, s’il marque d’emblée sa défiance à l’endroit de ce processus, il affirme pourtant aussitôt que celle-ci ne saurait s’expliquer que par sa propre insuffisance : « J’aimerais mieux douter de mes lumières que de sa 681 Justice ». L’étude de la liberté et de l’égalité tout au long des deux livres de La Démocratie en Amérique est ainsi suspendue à l’idée de Justice divine : certains phénomènes historiques peuvent paraître négatifs de notre point de vue, parce que nous sommes impuissants à envisager l’Histoire du point de vue universel où ils révéleraient leur positivité : depuis Leibniz, on nomme « théodicée » cette justification du mal dans l’Histoire. En dernière instance, la pensée de la démocratie par Tocqueville relève donc de la théodicée : il ne s’agit pas de lutter contre une démocratisation jugée providentielle, mais simplement de donner un sens à ce sacrifice de la singularité. Et c’est en dernière instance cette fondation du processus de démocratisation sur la volonté divine qui constitue sa seule légitimité : si l’analyse confirmait le développement irrésistible de l’égalité des conditions, écrit Tocqueville dans l’introduction, « cette seule découverte donnerait à ce développement le caractère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même, et il ne resterait aux 682 nations qu’à s’accommoder à l’état social que leur impose la Providence ». La résignation de Tocqueville face à l’échouage de l’humanité dans la figure dérisoire de l’insecte social n’est autre que la soumission à la volonté du Créateur. Par le recours ultime à l’hypothèse de la Providence divine, Tocqueville contrevient pourtant au précepte méthodologique de la description, qui lui permettait de ne pas aborder la question de l’origine et des causes du
processus d’égalisation ; il posait ainsi que « l’état social est ordinairement le produit d’un fait, quelquefois des lois, le plus souvent de ces deux causes réunies, mais une fois qu’il existe, on peut le considérer lui-même comme la cause première de la plupart des lois, des coutumes et des idées qui règlent la 683
conduite des nations » : la théodicée pose tout au contraire Dieu comme « cause première ». Mais Auschwitz signe la fin de toute théodicée. Reconnaître dans la Shoah un mal absolu, c’est résister à la tentation de la relativiser, c’est réfuter l’idée qu’un bien plus grand puisse la compenser, c’est refuser la justification d’une telle injustice (in)humaine par une Justice divine, c’est finalement ruiner la logique même de la théodicée. C’est pourquoi il faut insister sur l’essence apocalytique de l’événement-Auschwitz : Auschwitz est la catastrophe en laquelle se révèle l’essence même de la modernité occidentale. Une tâche s’impose donc à la pensée après Auschwitz : mener au paraître les possibilités, jusqu’alors invisibles, brutalement révélées par l’effectivité d’Auschwitz – et, s’il est légitime de voir en Auschwitz l’impensable de la modernité, c’est pour reconnaître aussitôt comme responsabilité et comme devoir à la pensée d’exhiber ces possibilités constitutives de la modernité, qui n’ont certes pas disparu en 1945. Seuls de très rares penseurs – tels Marx, Nietzsche, Husserl et Heidegger –, qui précisément pensent la possibilité comme telle, avaient saisi le nihilisme comme essence de la modernité occidentale et avaient pu ainsi appréhender l’avènement d’un dispositif d’annihilation. En Auschwitz se révèle alors la vérité impensée du destin occidental, c’est-à-dire son nihilisme constitutif, qui fait de la logique d’annihilation du singulier le mode même de déploiement de l’Universel, et dès 1842 Bauer et Marx avaient dans leur pamphlet écrit contre Hegel souligné cette logique sacrificielle propre à la totalisation moderne : « Nombre d’esprits doivent être broyés et brisés, un monde d’esprits doit 684 s’offrir en holocauste afin que la substance devienne sujet . » Ainsi, l’holocauste ne peut plus être pensé comme un moyen du processus historique, il en est la finalité, et la Totalité qui advient à la fin de l’Histoire est cet holocauste continué des hommes particuliers qui n’ont d’autres
vocations que d’être « sacrifiés sur l’autel de l’Histoire » – autrement dit : 685 « Sacrifiés sur l’étal de l’Histoire . » Dès lors, il ne peut pas être question de concevoir Auschwitz comme un mal relatif dans le processus universel d’avènement du Bien : Auschwitz révèle que ce processus universel n’est autre que celui de l’annihilation. Penser après Auschwitz, c’est donc récuser la théodicée hegélienne de l’Histoire, et c’est la leçon que Vassili Grossman – qui fit l’expérience du stalinisme et fut le premier à découvrir Treblinka – a e e tirée du XX siècle : « C’est le XX siècle qui a ébranlé le principe hegélien du processus historique universel : “Tout ce qui est réel est rationnel”, principe dont se réclamaient dans des disputes passionnées qui durèrent des dizaines d’années les penseurs russes du siècle dernier. Et c’est justement maintenant, à l’époque du triomphe de la puissance étatique sur la liberté de l’homme, que des penseurs russes, revêtus de la bure des camps, énoncent, en retournant la loi de Hegel, le principe suprême de l’Histoire universelle : “Tout ce qui est 686 inhumain est insensé et inutile” . » Penser la modernité occidentale impose de mettre au jour sa logique exterminatrice. Tocqueville l’aborde comme processus de démocratisation, dont il voit la forme pure aux États-Unis : or la démocratie américaine est 687 indissolublement liée à un génocide, celui des peuples amérindiens . La démocratie américaine est en effet celle de « l’homme blanc, l’Européen, 688 l’homme par excellence » : la discrimination raciale n’est donc pas contraire à l’égalisation démocratique, elle en constitue un moyen, qui 689 « augmente le sentiment d’égalité des Blancs entre eux ». L’empire de la démocratie en Amérique est celui de la race blanche, et cet empire 690 « condamnait à périr la race indienne de l’Amérique du Nord ». La 691 « destruction finale » de la « race indienne » est l’horizon de l’avènement de la démocratie aux États-Unis : penser la démocratie américaine, c’est se confronter à sa dimension génocidaire, et Tocqueville y consacre ainsi un chapitre de la première Démocratie. Il y constate d’emblée que « les sauvages n’ont pas seulement reculé, ils sont détruits […]. On n’avait jamais vu une destruction si rapide » : son propos est alors d’indiquer « la manière dont cette
692
destruction s’opère ». L’extermination des Indiens d’Amérique ne fut en effet pas inaugurée par la démocratie américaine, qui n’a fait que poursuivre un processus engagé par la colonisation espagnole, et l’enjeu de l’analyse tocquevilienne consiste à distinguer ces deux modalités d’extermination. Or la caractéristique fondamentale du pouvoir démocratique 693 est d’avoir « spiritualisé le despotisme et la violence », et c’est cette « spiritualisation » de la violence, c’est-à-dire son abstraction et sa dépersonnalisation, qui caractérise l’extermination nord-américaine par rapport à la barbarie espagnole : « Les Espagnols lâchent leurs chiens sur les Indiens comme sur des bêtes farouches ; ils pillent le Nouveau Monde ainsi qu’une ville prise d’assaut, sans discernement et sans pitié […]. La conduite des Américains des États-Unis envers les indigènes respire au contraire le 694 plus pur amour des formes et de la légalité . » Ce processus d’extermination sans haine ni barbarie s’avère alors largement plus efficace, et il réussit là où les Espagnols avaient échoué : « Les Espagnols, à l’aide de monstruosités sans exemples, en se couvrant d’une honte ineffaçable, n’ont pu parvenir à exterminer la race indienne, ni même à l’empêcher de partager leurs droits ; les Américains des États-Unis ont atteint ce double résultat avec une merveilleuse facilité, tranquillement, légalement, philanthropiquement, sans répandre de sang, sans violer un seul des grands principes de la morale aux yeux du monde. On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux les 695 lois de l’humanité . » L’extermination des Indiens d’Amérique n’est donc plus le bain de sang qu’elle était par la colonisation espagnole, elle est la conséquence d’un processus général que les individus prétendent ne faire que constater, et c’est pourquoi ils peuvent s’en déresponsabiliser : « Ce ne sont donc pas, à proprement parler, les Européens qui chassent les indigènes de l’Amérique, c’est la famine : heureuse distinction qui avait échappé aux anciens casuistes 696 et que les docteurs modernes ont découverte . » Dès sa première rencontre avec les Indiens, datée du 20 juillet 1831, Tocqueville résumait ainsi la casuistique américaine face à la destruction des peuples indigènes : « Les Américains des États-Unis ne font pas chasser les Indiens par leurs chiens
comme les Espagnols du Mexique, mais au fond c’est le même sentiment impitoyable qui anime ici comme partout ailleurs la race européenne. “Ce monde-ci nous appartient”, se disent-ils tous les jours, “la race indienne est appelée à une destruction finale qu’on ne peut empêcher et qu’il n’est pas à désirer de retarder. Le ciel ne les a pas faits pour se civiliser, il faut qu’ils meurent. Du reste, je ne veux point m’en mêler. Je ne ferai rien contre, je me bornerai à leur fournir tout ce qui doit précipiter leur perte. Avec le temps j’aurai leurs terres et je serai innocent de leur mort”. Satisfait de son raisonnement, l’Américain s’en va dans le temple où il entend un ministre de 697 l’Évangile répéter chaque jour que tous les hommes sont frères … » Ainsi, pour le démocrate américain, il y a destruction totale des peuples autochtones, l’extermination a lieu, mais lui-même ne fait que la constater ; il en profite, mais ne s’en tient pas pour responsable. L’extermination des Indiens est en effet conçue comme un dommage collatéral d’un processus global et autonome, « la marche triomphante de la civilisation à travers 698
le désert ». L’extermination n’est due qu’à « l’influence destructrice 699 qu’exercent les peuples très civilisés sur ceux qui le sont moins » et, s’il y a destruction des Indiens, celle-ci n’est pas le fait des individus, mais de la « civilisation européenne ». C’est l’antagonisme entre la civilisation européenne et des peuples radicalement étrangers à ses valeurs qui explique en cela le phénomène de l’extermination, qui n’a laissé aux peuples autochtones qu’une alternative : s’assimiler ou mourir. De passage à Québec le 31 août 1831, Tocqueville notait ainsi la remarque d’un de ses interlocuteurs : « Ces peuples disparaîtront complètement […]. Ils ne se plieront point à la civilisation, non parce qu’ils sont incapables de faire 700 comme nous, mais parce qu’ils méprisent notre manière de vivre » ; dans La Démocratie, il pouvait alors constater : « Les Indiens, placés entre la civilisation et la mort, se sont vus réduits à vivre honteusement de leur travail 701 comme les Blancs . » Bien loin d’être antithétique à la démocratie, l’extermination de peuples en est l’un des modes privilégiés de déploiement : d’une part en ce qu’elle est éradication de toute altérité, qui impose aux peuples autochtones
l’assimilation ou la mort, d’autre part en ce qu’elle se met en œuvre comme acte impersonnel d’un processus universel autonome, non des individus. L’éradication des Indiens n’est donc le fait de personne, et aucun Américain n’en est responsable : elle est le fait de l’avènement sur le continent américain 702 de « la civilisation la plus perfectionnée de l’Europe », c’est-à-dire de la marche même de l’Histoire occidentale. Or la marche triomphale de cette civilisation est identifiée à la Providence divine, et c’est ainsi que les Américains peuvent, en dernière instance, faire de la destruction des Indiens un dessein de Dieu lui-même : « Dieu, en refusant à ses premiers habitants la faculté de se civiliser, les a destinés par avance à une destruction 703 inévitable . » Tocqueville lui-même, s’il compatit à titre personnel aux malheurs des Indiens, admet pourtant en dernière instance que leur destruction était un dessein de la Providence : « La ruine de ces peuples a commencé du jour où les Européens ont abordé sur leurs rivages, elle a toujours continué depuis ; elle achève de s’opérer de nos jours. La Providence, en les plaçant au milieu des richesses du Nouveau Monde, semblait ne leur avoir donné qu’un court 704 usufruit ; ils n’étaient là, en quelque sorte, qu’en attendant . » Il admet ainsi que l’extermination des Indiens était un mal nécessaire, finalement résorbé dans la marche de la civilisation : « Les Européens, en détruisant des millions d’Indiens dans le Nouveau Monde, ont fait à l’humanité un mal affreux mais 705 passager . » Ce type d’argument était déjà casuiste du temps de Tocqueville, il est devenu intenable après Auschwitz, qui met en évidence que la barbarie n’est pas un dommage collatéral de l’avènement de la civilisation, mais qu’elle constitue en vérité son essence même ; l’extermination n’est pas un reste de sauvagerie primitive appelé à être surmonté par la progression de la science et de la technique, de la démocratie et du capitalisme : elle est l’effet même de ces catégories de la totalisation. Auschwitz impose de récuser la logique de la théodicée et, par là même, de refuser de fonder le processus historique sur la volonté de Dieu. La rélégation de toute théodicée impose alors de rechercher d’autres causes au processus de totalisation. Non pas évidemment en envisageant l’inversion pure et simple de
la théodicée, qui définirait 1789 par le « caractère satanique » d’un « démon 706 révolutionnaire » et y verrait « une œuvre diabolique », comme le faisait Joseph de Maistre en 1797, mais par la récusation de tout fondement transcendant et la tentative pour en dégager la logique immanente. Tocqueville reconnaît que « l’état social est ordinairement le produit d’un fait » : il s’agit alors de reprendre ses analyses pour tenter d’identifier ce fait. § 17. L’ESPRIT DE NÉGOCE
L’histoire de la civilisation esquissée dans le Mémoire sur le paupérisme de 1835 est fortement inspirée par le Rousseau du second Discours, elle n’en présente pas moins une thèse, décisive pour la pensée tocquevillienne, sur le statut de l’inégalité dans l’évolution humaine. Tocqueville voit en effet dans l’égalité des hommes le trait commun à l’ère préhistorique et à l’ère démocratique : « Si l’on fait attention à ce qui se passe dans le monde depuis l’origine des sociétés, on découvrira sans peine que l’égalité ne se rencontre qu’aux deux bouts de la civilisation. Les sauvages sont égaux entre eux parce qu’ils sont tous également faibles et ignorants. Les hommes très civilisés peuvent tous devenir égaux parce qu’ils ont tous à leur disposition des moyens analogues d’atteindre l’aisance et le bonheur. Entre ces deux 707 extrêmes se trouve l’inégalité des conditions . » L’âge aristocratique, celui de la différence, n’est alors autre que l’Histoire comme telle, et celle-ci apparaît comme l’intervalle entre deux états d’indifférenciation de l’humain qui sont les deux modes possibles de son animalité : celui des « peuplades barbares » préhistoriques qui « ne ressentent guère que des besoins analogues 708 à ceux qu’éprouvent les animaux », et celui des « troupeaux d’animaux 709 timides et industrieux » des sociétés posthistoriques. Le commencement de l’ère aristocratique, c’est-à-dire de l’inégalité et de la disparité, se définit donc par le passage du nomadisme à la sédentarité : « Tant que les hommes avaient été errants et chasseurs, l’inégalité n’avait pu s’introduire parmi eux d’une manière permanente. Il n’existait point de signe extérieur qui pût établir de façon durable la supériorité d’un homme et surtout d’une famille sur une autre
famille ou sur un autre homme ; et ce signe eût-il existé, on n’aurait pu le 710 transmettre à ses enfants . » La sédentarisation de l’humanité est en effet son enracinement, elle différencie les hommes parce qu’elle les localise, les dissémine sur un territoire et les attache à chaque fois à un terroir particulier. Il ne saurait dès lors y avoir d’égalité des conditions, parce qu’il n’y a pas d’égalité des situations, et c’est pourquoi la France de l’Ancien Régime est tissée d’innombrables statuts particuliers qui sont à chaque fois liés à des lieux, des pays, des principautés, des enclaves, des villes franches, des fiefs, des alleux ou des sauvetés. La différenciation des hommes est ainsi liée à leur dissémination, qui est leur immobilisation ; la société de l’âge aristocratique est tout à la fois dispersée (sur tout un territoire) et immobilisée (par son attachement à des lieux déterminés) : il est alors effectivement impossible pour un quelconque pouvoir de concentrer et de mobiliser sa puissance. Les populations agricoles ne sont pas mobilisables ni totalisables, elles ne peuvent pas s’assujettir à un pouvoir central parce qu’elles sont enchaînées à la terre, et c’est encore le cas aujourd’hui : Tocqueville souligne que, « de nos jours, les propriétaires fonciers et les agriculteurs sont encore de tous les citoyens ceux qui échappent le plus aisément au contrôle du pouvoir 711 social ». Le déchaînement de la puissance sociale présuppose donc le détachement de la société vis-à-vis de la terre : c’est ce que montre en effet le despotisme caractéristique des premières civilisations. À l’affirmation selon laquelle aucun tyran n’a jamais pu mobiliser la totalité du pouvoir social s’opposent en effet les vestiges monumentaux de l’Égypte ancienne : les e Pharaons de la IV dynastie ont effectivement eu le pouvoir de manœuvrer la puissance rassemblée de leur peuple pour bâtir leurs pyramides. Mais ils n’ont pu en vérité disposer de cette puissance que pour une raison bien précise, et qui est un fait de nature : la crue du Nil. C’est le Nil, en inondant au même moment la totalité des terres arables du pays, qui arrachait les agriculteurs à leur terre, les condamnait au désœuvrement et les rendait ainsi disponibles pour les œuvres du pouvoir central. Le cas du despotisme oriental explique ainsi la possibilité du pouvoir pandémocratique, en montrant comment la déliaison simultanée de chacun de son lopin de terre permet
aussitôt le déploiement de la puissance de masse. Cette massification du peuple était provisoire cependant, elle n’aboutissait jamais à la constitution d’une masse autonome agissant par elle-même et sur elle-même : les chantiers pharaoniques étaient strictement limités aux trois mois d’été, saison des hautes eaux, et la décrue opérait l’effritement immédiat du pouvoir de la masse, et le retour à son morcellement territorial. L’avènement définitif du pouvoir de masse suppose alors une rupture totale de l’humanité avec la terre, c’est-à-dire la fin de l’agriculture : et cette rupture e e a effectivement eu lieu aux XVIII et XIX siècles, avec la Révolution industrielle. Dès son voyage en Angleterre de 1835, Tocqueville constate l’importance de l’exode rural en même temps que l’avènement d’une économie fondée sur le commerce : « Le mouvement qui pousse les hommes des champs vers les manufactures ne paraît pas avoir été jamais plus vif qu’à 712 présent. Le commerce prospère et l’agriculture est en souffrance . » Et, même s’il maintient l’égalisation comme « cause première » et unique principe explicatif, il souligne la connexion entre démocratie et industrie : « La démocratie ne multiplie donc pas seulement le nombre des travailleurs ; elle porte les hommes à un travail plutôt qu’à un autre ; et tandis qu’elle les 713 dégoûte de l’agriculture, elle les dirige vers le commerce et l’industrie . » En 1840, avant même que l’expression de « révolution industrielle » ne soit passée dans l’usage, il reconnaît la portée révolutionnaire du processus : « Une grande révolution a eu lieu dans le monde ; la propriété industrielle qui 714 n’était qu’un germe s’est développée, elle couvre l’Europe . » La question est ainsi abordée en termes de propriété : c’est qu’en effet le passage de la « propriété immobilière » à la « propriété mobilière » explique la mobilité nouvelle de la société, et par suite sa possible mobilisation. Le régime féodal de la propriété immobilière immobilise les hommes en les rattachant chacun à une terre ; ce faisant, et c’est la caractéristique essentielle de la féodalité, il morcelle la souveraineté qui échappe par là même au pouvoir central et se dissémine dans tout le territoire. La fin d’un tel régime de propriété est alors décisive : non seulement elle détache les hommes de la terre, mais encore elle centralise et concentre la souveraineté ; elle rend les hommes mobilisables en
même temps qu’elle institue un pouvoir de mobilisation. Le lent processus de dissolution de la féodalité a eu pour corollaire la centralisation et l’accroissement du pouvoir : c’est ce processus de concentration du pouvoir qui intéresse d’abord Tocqueville dans la révolution industrielle, et il insiste sur « une grande cause qui contribue sans cesse à étendre l’action du souverain ou à augmenter ses prérogatives ; on n’y a pas assez pris garde. 715 Cette cause est le développement de l’industrie ». Le processus à l’œuvre dans la révolution industrielle relève donc exactement du processus de démocratisation mis au jour dans les deux livres de La Démocratie en Amérique : elle délivre l’homme de son enchaînement à la glèbe, et semble donc une immense émancipation de l’humanité, mais en réalité l’assujettit sans retour à un nouveau pouvoir, incomparablement plus puissant, issu de ce déchaînement : le pouvoir social. Avec la révolution industrielle, en effet, « le temps approche où l’homme sera de moins en moins en état de produire par lui seul les choses les plus communes et les plus nécessaires à sa vie. La tâche du pouvoir social s’accroîtra donc sans cesse, et ses efforts mêmes la rendront 716 chaque jour plus vaste ». Dans une société agricole, chaque communauté rurale est autarcique et produit tout ce dont elle a besoin, chaque homme possède les savoir-faire nécessaires à sa vie ; il est, concrètement, autonome. Dans une société industrielle, au contraire, chaque homme est dépendant d’un dispositif de production qui seul est capable de lui procurer ce dont il a besoin ; il est, concrètement, sous tutelle. Indépendamment de toute institution étatique existe un « pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer sa jouissance », celui du pouvoir social devenu producteur : le pouvoir totalitaire est donc, d’abord et avant tout, un pouvoir économique. Si le processus social caractéristique de la démocratisation a une expression politique – la centralisation du pouvoir et l’uniformisation des lois –, il faut lui reconnaître un fondement économique : l’économie industrielle se caractérise à la fois par le déchaînement d’une puissance de masse autrefois dispersée sur la terre, et l’assujettissement de plus en plus complet des individus au pouvoir de masse ainsi concentré. La révolution industrielle est le passage de l’économie agricole à l’économie marchande,
qui rompt l’immobilité ancienne des sociétés rurales pour l’incessante mobilité des échanges, elle met en mouvement les sociétés et pousse chacun à une mobilité qui l’émancipe de ses liens à des lieux et à des personnes déterminés ; cette mobilité semble alors pure liberté : la question est cependant de savoir ce qui motive cette mobilité. Or l’évolution de l’économie agricole suffit à le montrer, puisque la révolution industrielle n’a évidemment pas supprimé la culture du blé ou de la vigne : le travail de la terre s’est lui-même transformé, il ne relève plus de l’agriculture au sens traditionnel mais du commerce. Tocqueville constate ainsi qu’aux États-Unis « la plupart ont fait de l’agriculture un commerce. Il est rare qu’un cultivateur américain se fixe pour toujours sur le sol qu’il occupe. Dans les nouvelles provinces de l’Ouest principalement, on défriche un champ pour le revendre 717 et non pour le récolter ». À l’opposé des temps aristocratiques, les agriculteurs deviennent eux-mêmes mobiles, et forment désormais des « essaims » à la recherche de contrées susceptibles de « produire en peu 718 d’années de quoi les enrichir ». Le motif du commerce est ainsi la recherche de la richesse, et d’une richesse elle-même abstraite de tout enracinement : l’argent. L’âge démocratique valorise le travail, quand les âges aristocratiques valorisaient l’oisiveté, seule digne de l’homme libre ; Tocqueville souligne cependant que l’essentiel est la valorisation du « lucre » ou du « gain » qu’il procure : « Dans les aristocraties, ce n’est pas précisément le travail qu’on méprise, c’est le travail en vue d’un profit. Le travail est glorieux quand c’est l’ambition ou la seule vertu qui le fait entreprendre » ; en démocratie, au contraire, « le travail est toujours visiblement fait, en tout ou en partie, par la considération du salaire ». Le trait distinctif des économies modernes est donc le salariat, c’est-à-dire la subordination du travail à l’argent, et Tocqueville conclut : « Il n’y a pas de profession où l’on ne travaille pas pour l’argent. Le salaire, qui est commun à toutes, donne à toutes 719 un air de famille . » Le salariat explique donc la mobilité universelle de tous : la substitution de l’argent à la terre comme substance de la richesse est en effet une mutation de la propriété, puisque l’argent lui-même est mobile, voire mouvant, et dès lors « il règne au sein d’une pareille société un
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mouvement éternel, et personne n’y connaît le repos ». La subordination des activités explique ainsi l’égalité : toutes les activités sont également salariées, et les différences qui demeurent entre les diverses conditions des hommes ne sont plus qu’apparentes, puisque, en réalité, le salaire leur est « commun à toutes ». Par le salariat, les activités de tous les hommes deviennent semblables : aussi, aux États-Unis, les serviteurs « ne se sentent pas abaissés par l’idée qu’ils reçoivent un salaire ; car le président des États-Unis travaille aussi pour un salaire. On le paye pour commander aussi 721 bien que pour servir ». Ainsi, l’« esprit de négoce » non seulement arrache les hommes à l’immobilité de la vie agricole pour l’incessante mobilité du commerce, mais encore il égalise tous les hommes en les réduisant tous à la même activité. Dès 1835, pourtant, Tocqueville conduit à propos de Manchester des analyses qui anticipent La Situation des classes laborieuses de Engels dix ans plus tard ; il constate que « c’est au milieu de ce cloaque infect que le plus grand fleuve de l’industrie humaine prend sa source », et que la révolution industrielle accroît démesurément la disproportion entre la condition ouvrière et celle de leurs employeurs : « Là, les forces organisées d’une multitude produisent, au profit d’un seul, ce que la société n’avait pas encore su donner ; ici, la faiblesse individuelle se montre plus débile et plus 722 dépourvue encore qu’au milieu des déserts . » Il n’y a là contradiction qu’en apparence pourtant, parce que l’accroissement de la différence entre ouvrier et patron ne porte en rien sur leur manière d’être, leurs mœurs, leur langage, leur culture, leur désir, leur valeur, mais uniquement sur une quantité d’argent : les hommes peuvent être riches ou pauvres, ils demeurent pareils. Tocqueville le constatait dès 1831 dans les déserts américains : « En Amérique plus encore qu’en Europe, il n’y a qu’une seule société. Elle peut être riche ou pauvre, humble ou brillante, commerçante ou agricole, mais elle se compose partout des mêmes éléments. Le niveau d’une civilisation égale a 723 passé sur elle . » La seconde Démocratie développe alors l’analyse : Tocqueville y constate que la différence entre riches et pauvres ne disparaît pas avec l’égalisation des conditions, et par suite que « la démocratie 724 n’empêche point que ces deux classes d’hommes n’existent », mais il
montre en quoi la différence entre ces deux classes n’a plus aucun rapport avec celle qui existait aux temps aristocratiques. Sous l’Ancien Régime, maîtres et serviteurs formaient comme deux mondes à part, avec chacun leur morale, leur sens de l’honneur : dans les temps démocratiques, au contraire, « les serviteurs ne formant plus un peuple à part, ils n’ont point d’usages, de préjugés ni de mœurs qui leur soient propres […] ils partagent les lumières, les idées, les sentiments, les vertus et les vices de leurs contemporains ». Il faut donc conclure que « les serviteurs ne sont pas seulement égaux entre eux ; on peut dire qu’ils sont, en quelque sorte, les égaux de leurs 725 maîtres ». L’égalisation dont parle Tocqueville est en effet celle des manières d’être, de la substance même des hommes, elle est un processus qui porte sur la qualité des personnes : la quantité d’argent que celles-ci possèdent est alors parfaitement accidentelle. Les différences qui subsistent à l’âge démocratique ne sont donc plus des différences qualitatives, mais uniquement des différences quantitatives, c’est-à-dire des variations numériques d’une mesure égale, l’argent : « Le prestige qui s’attachait aux choses anciennes ayant disparu, la naissance, l’état, la profession ne distinguent plus les hommes, ou les distinguent à peine ; il ne reste plus guère 726 que l’argent qui crée des différences très visibles entre eux . » Et c’est en effet ce que confirme l’évolution des sociétés depuis lors : le nivellement de l’humanité s’est accompagné d’un accroissement démesuré des écarts de richesse, et cet écart n’introduit pourtant pas de distinction qualitative ; les riches et les pauvres sont semblables et font des choses à peu près semblables, ils tournent également sans repos sur eux-mêmes pour se 727 procurer les petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme . Et non seulement il n’y a pas là contradiction, mais en vérité c’est justement parce que les hommes deviennent tous pareils que la seule différence qui reste ne peut être que quantitative et numérique. Seul un numéro peut distinguer des individus identiques et, s’il demeure des classes, celles-ci ne sont plus distinguées que par des niveaux de revenu : « L’argent », conclut Tocqueville, « est devenu la principale marque qui classe et distingue entre eux les 728 hommes ».
La disparition progressive de toutes différences qualitatives impose ainsi le règne des différenciations quantitatives : l’ère de la masse est l’ère de la quantité. La puissance de dépersonnalisation qui est celle de la masse est puissance de quantification ; toutes les personnes sont par le salariat réductibles à une quantité d’argent, et c’est ce qui fait l’égalité de condition du maître et du serviteur, qui sont pareillement définis par une somme mesurable : ils sont deux échelons d’une même échelle des salaires. L’argent redéfinit alors les rapports entre individus eux-mêmes : si le serviteur sert le maître, ce n’est pas par condition, c’est par contrat de travail ; si le fermier et le propriétaire foncier sont égaux entre eux, « quelle peut être la matière du 729 contrat de louage ? sinon de l’argent ! ». L’argent devient alors l’intercesseur universel, qui définit les rapports de tous les hommes entre eux : « Quand les concitoyens sont tous indépendants et indifférents, ce n’est qu’en payant qu’on peut obtenir le concours de chacun d’eux, ce qui multiplie 730 à l’infini l’usage de la richesse et en accroît le prix ». La domination du salariat supprime à la fois les services et les corvées, c’est-à-dire l’assistance, volontaire ou contrainte, entre hommes particuliers, et les remplace par des prestations monnayées. Ce faisant, il substitue à l’infinie variété des rapports intersubjectifs le seul et unique rapport du paiement : et, en réalité, il substitue au rapport à autrui le rapport à l’argent, qui fait toujours écran entre l’un et l’autre. L’argent devient alors le milieu où se tiennent les individus, il est la médiation même de la société, et c’est pourquoi effectivement l’individu n’a jamais de contact direct avec autrui, mais seulement des rapports directs avec cette médiation. En venant ainsi médiatiser l’intégralité des relations, l’argent est alors, par là même, puissance de séparation, qui isole chacun de tout rapport à autrui. Tocqueville dit ainsi du milieu professionnel caractéristique des économies industrielles : « Ses différents membres deviennent étrangers, indifférents et presque invisibles les uns aux autres, à cause de leur multitude, le lien social est détruit, et chaque ouvrier, ramené vers lui-même, ne cherche qu’à gagner le plus d’argent possible aux moindres 731 frais . » L’argent est ainsi la puissance d’atomisation du corps social, qui non seulement réduit chacun à une détermination numérique, mais encore
supprime tous ses rapports avec autrui. La domination de l’argent explique donc l’égalisation et l’atomisation démocratique : mais cette pulvérisation de la société rend alors d’autant plus énigmatique à la fois la massification et l’assujettissement des individus à cette masse. La question capitale est dès lors d’identifier le principe d’unification des multitudes mobiles de l’âge démocratique, c’est-à-dire d’expliquer la coïncidence totale d’individus pourtant sans rapport les uns avec les autres. L’énigme est ainsi formulée par Tocqueville : « Ils deviennent ainsi semblables, quoiqu’ils ne se soient pas imités. Ils sont comme des voyageurs répandus dans une grande forêt dont tous les chemins aboutissent à un même point. Si tous aperçoivent à la fois le point central et dirigent de ce côté leurs pas, ils se rapprochent insensiblement les uns des autres, sans se connaître, et ils seront enfin surpris en se voyant réunis dans le même 732 lieu . » Or c’est cette énigme que résoud précisément le salariat : le « point central » que tous aperçoivent et vers lequel ils se dirigent n’est autre que l’argent : « Chez les peuples aristocratiques, l’argent ne mène qu’à quelques points seulement de la vaste circonférence des désirs ; dans les démocraties, il 733 semble qu’il conduise à tous », et l’argent devient ainsi horizon indépassable et objet unique des désirs. Les sociétés contemporaines sont caractérisées par l’extrême diversité des activités ; cette diversité n’est qu’apparente cependant, puisque toutes recherchent pareillement la même chose. Tous les hommes y recherchent l’argent, et en réalité ils n’ont plus rien d’autre à rechercher : c’est pourquoi cette quête du profit ne saurait être réduite à l’accessoire ou à l’intendance, elle est bien plutôt le seul et unique motif d’Homo democraticus. Tocqueville a, en effet, montré dans l’avènement de la démocratie une véritable révolution culturelle qui balaie toute croyance, toute culture, toute valeur, toute tradition. Dans cette ruine de l’idéal ne subsiste dès lors plus rien de fiable et d’assuré que l’intérêt immédiat et matériel : « L’homme se plonge dans un doute et dans une méfiance universelle », constate Tocqueville ; « dans le doute des opinions, les hommes finissent par s’attacher uniquement aux instincts et aux intérêts matériels qui sont bien plus visibles, plus saisissables et plus permanents de
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leur nature que les opinions . » Et non seulement seul l’intérêt matériel motive, mais chacun se pose en seul juge pour le définir : comme l’a montré l’étude de la « méthode philosophique » des Américains, l’individu ne juge qu’à partir de lui-même, mais il juge surtout pour lui-même. Seul le calcul de l’utile motive donc les actions individuelles : « De toutes parts les croyances font place aux raisonnements, et les sentiments aux calculs. Au milieu de cet ébranlement universel […] l’intérêt personnel s’offre comme le seul point 735 immobile dans le cœur humain . » En constatant la domination totale de l’intérêt individuel, Tocqueville n’a ainsi pas la naïveté de croire découvrir une essence naturelle et intemporelle de l’homme ; il s’agit là, tout au contraire, de la caractéristique propre à Homo democraticus, issue de la révolution culturelle propre aux temps modernes qui a mis à bas toute la culture ancienne : « Tous les hommes qui vivent dans les temps démocratiques contractent plus ou moins les habitudes intellectuelles des classes industrielles et commerçantes ; leur esprit prend un tour sérieux, calculateur et positif, il se détourne volontiers de l’idéal pour se diriger vers quelque but visible et prochain qui se présente comme le naturel et nécessaire 736 objet des désirs . » L’homme des temps aristocratiques était mû par la liberté, l’honneur, la vertu, l’ambition, l’orgueil, la foi, la fidélité, la quête du salut…, et l’avènement de l’intérêt n’est que le résultat d’une réduction de tous ces motifs à leur plus petit commun dénominateur. Tocqueville conclut alors : « Il n’y a pas de pouvoir sur la terre qui puisse empêcher que l’égalité croissante des conditions ne porte l’esprit humain vers la recherche de l’utile, et ne dispose chaque citoyen à se resserrer en lui-même. Il faut donc s’attendre que l’intérêt individuel deviendra plus que jamais le principal, 737 sinon l’unique mobile des actions des hommes . » La réduction des activités humaines à la recherche de l’intérêt individuel n’est donc en rien une dissémination qui laisserait chacun à sa singularité : bien au contraire, elle est également réduction des motifs individuels euxmêmes, qui se trouvent nivelés et égalisés par son resserrement sur l’unique utilité matérielle et sa quantification monétaire. C’est précisément là que la puissance de masse fait porter son pouvoir de dépersonnalisation, c’est-à-dire
de normalisation. Tous les individus ont alors les mêmes intérêts, et c’est là le principe d’unification d’une société atomisée. Dès juin 1831, Tocqueville posait et résolvait ainsi le problème : « Une société sans racine, sans souvenir, sans préjugé, sans routine, sans idées communes, sans caractère national… Qui sert de lien à des éléments si divers ? Qui fait de tout cela un peuple ? 738 L’intérêt, c’est là le secret . » Les individus des sociétés démocratiques sont donc atomisés, séparés et éparpillés par l’argent, mais ils sont dans le même moment polarisés par l’argent. Si l’atomisation du corps social ne l’abandonne pas à un mouvement brownien mais au contraire y instaure un ordre rigoureux, c’est que chaque particule est strictement déterminée par le pouvoir d’attraction du champ commun, le marché. C’est pourquoi la pulvérisation de la société en d’innombrables intérêts personnels n’est en rien facteur d’anarchie, puisqu’elle instaure tout au contraire un principe unique en même temps qu’elle en fait le mobile unique de tout individu. La société pandémocratique, même totalement libérée des institutions étatiques, demeure intégralement dominée et déterminée par le pouvoir de l’argent. L’argent, constate Tocqueville, est en démocratie l’objet commun à tous, « il n’y a presque personne qui ne soit obligé d’y faire un effort désespéré et continu pour le conserver ou l’acquérir. L’envie de s’enrichir à tout prix, le goût des affaires, l’amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances 739 matérielles y sont donc les passions les plus communes ». En affirmant que le salaire est « commun à toutes » les activités humaines, et leur « donne à 740 toutes un air de famille », Tocqueville identifiait d’emblée le point commun à tous les atomes sociaux : l’argent est le mobile de toutes les actions, il est ce qui mobilise tous les hommes et constitue le principe même de la mobilisation, et d’une mobilisation totale puisqu’elle vient déterminer de l’intérieur les motifs et mobiles de chacun sans qu’il y ait besoin d’appareil répressif pour contraindre les particuliers à se soumettre à l’ordre commun. La société démocratique est celle où ne subsiste plus qu’une communauté d’intérêts et où ainsi chacun, en ne poursuivant que son intérêt personnel, rejoint l’intérêt public. Tocqueville, dans la seconde Démocratie, souligne que dans une société démocratisée il serait impossible d’établir comme
doctrine officielle quelque « idée sublime des devoirs de l’homme » : le nivellement universel ne laisse plus subsister que l’intérêt particulier. C’est pourquoi s’est développée aux États-Unis la « doctrine de l’intérêt bien entendu », qui tend à mettre en lumière tous les points où l’intérêt particulier coïncide avec l’intérêt général, et à affirmer ainsi que l’intérêt général n’est autre que la concordance des intérêts particuliers : « Lorsqu’ils ont découvert un de ces points où l’intérêt particulier vient à se rencontrer avec l’intérêt général, et à s’y confondre, ils se hâtent de le mettre en lumière ; peu à peu les observations semblables se multiplient. Ce qui n’était qu’une remarque isolée devient une doctrine générale, et on croit enfin apercevoir que l’homme en servant ses semblables se sert lui-même, et que son intérêt particulier est de 741 bien faire . » La « doctrine générale » de l’intérêt n’est ainsi pour Tocqueville que le discours moral qui vient justifier l’individualisme démocratique : elle est pourtant capitale en ce qu’elle exhibe la logique même du corps social atomisé, qu’elle explique son harmonie et fonde sa cohérence. Cette doctrine de l’intérêt, qui voit dans la quête individuelle de l’intérêt égoïste le mode même d’harmonisation du corps social, est le fondement de toutes les théories du marché. La première élaboration de cette théorie sociale est la Fable des abeilles que Mandeville publie en 1714, où il compare la société à une vaste ruche où chaque individu n’agit que par cupidité : avocats, médecins, prêtres, soldats, ministres, tous ne recherchent que l’argent et sont prêts à tout pour augmenter leur profit ; or cette société qui pourtant n’est composée que d’escrocs et d’aigrefins vit dans l’opulence : « Chaque partie était pleine de vice / La masse totale (the whole Mass) était pourtant un 742 paradis . » La leçon de la Fable des abeilles peut se définir par la formule « vice privé, vertu publique », elle ne saurait cependant se réduire à l’articulation du vice et de la vertu : réduite à l’opulence et à la prospérité, la « vertu publique » est celle des femmes du même nom, et, s’il y a vice dans la Fable, il est strictement défini par l’égoïsme et l’individualisme. L’essentiel est bien plutôt l’articulation entre le privé et le public, et c’est ce qui fait l’importance de la Fable des abeilles : confronté à la société anglaise du e début du XVIII siècle, Mandeville découvre dans son mode de
fonctionnement la synthèse réussie entre le particulier et l’Universel : la recherche exclusive de son intérêt particulier par les individus particuliers ne menace pas la collectivité de dissolution et d’anarchie, mais, tout au contraire, constitue le mode même de sa totalisation ; elle n’est donc en rien une libération des individus mais constitue au contraire leur assujettissement sans réserve à la puissance immanente du corps social. Tocqueville notait, en décrivant la puissance de la masse, que « la main qui dirige la machine 743 sociale échappe à chaque instant » : il est cependant possible d’identifier cette main, c’est la main invisible du marché. Le marché est la logique même de la massification de la masse, qui réduit l’humanité à cette « société 744 d’abeilles », cette « société-ruche où chaque individu ne sera plus qu’une 745 abeille ». Si, donc, l’on renonce à l’hypothèse d’une providence divine à l’œuvre dans l’avènement de la démocratie, il faut reconnaître dans l’avènement du capitalisme la cause première qui explique le processus de nivellement et d’uniformisation qui se manifeste dans la démocratisation.
III
L’Appareillement. Marx et le totalitarisme capitaliste « La grande tâche de l’esprit mercantile est d’enraciner chez les gens incapables d’élévation une passion qui leur offre de vastes buts et un emploi rationnel de leur journée, mais qui les épuise en même temps, si bien qu’elle nivelle toutes les différences individuelles et protège de l’esprit comme d’un dérèglement. Il façonne une nouvelle espèce d’hommes qui ont la même signification que les esclaves de l’Antiquité. » Nietzsche, Fragments posthumes (1880), 6 [200], KSA 9, p. 248.
La totalisation constitue la logique même de la modernité occidentale, et c’est pourquoi les régimes totalitaires en sont les phénomènes privilégiés, qui en manifestent le plus clairement et le plus distinctement les traits constitutifs. La description de tels régimes cependant montre que le pouvoir gouvernemental n’est pas la seule instance efficace de la totalisation et, par suite, que le totalitarisme n’est pas forcément étatique ni même politique. Il y a un totalitarisme immanent à la massification et à l’autonomisation du pouvoir de la masse. Tocqueville est celui qui sut voir la massification et la dissolution même de l’humanité dans une masse désormais autonome : il a nommé ce processus démocratisation, conformément à la pensée cardinale de Rousseau qui définit la démocratie par l’exercice de la volonté générale, et fonde la possibilité de cette dernière sur l’« aliénation totale » des volontés particulières. L’époque du totalitarisme est ainsi celle où l’Universel est
effectivement devenu sujet par l’assujettissement de tous les individus particuliers, et acquiert par là la puissance efficace de se produire lui-même, et peut ainsi devenir effectivement Totalité. Le processus de totalisation constitue une menace portant sur l’essence même de l’être humain, et c’est ce danger qu’ont brutalement révélé les guerres totales et les régimes totalitaires. S’impose alors la tâche de penser le totalitarisme, c’est-à-dire d’exhiber la e
logique du processus de totalisation : mais le XX siècle nous interdit désormais de la fonder sur une providence divine comme le faisait Hegel, et Tocqueville à sa suite. Il s’agit alors de mettre au jour une logique immanente, et très profane, à ce processus. Or l’acuité de Tocqueville lui a permis de mettre en évidence la connexion essentielle entre la révolution démocratique et la révolution industrielle, et montrer ainsi l’« esprit de négoce » comme âme même des sociétés démocratiques. La démocratisation est un processus social, dont les expressions politiques sont secondes et dérivées ; la tentative pour expliquer ce processus ne peut plus se satisfaire d’une cause transcendante identifiée à la Providence divine : elle doit expliciter la logique économique propre à l’avènement du salariat et du règne de l’argent. C’est-à-dire à la logique du capitalisme, que Marx fut le seul à aborder en philosophe. A. Logique de l’argent § 18. ÉCHANGE ET PHÉNOMÉNOLOGIE
La nouveauté philosophique de Marx apparaît d’emblée dans le champ qu’a investi sa pensée – à savoir le champ économique –, et il importe tout d’abord de préciser en quoi l’économie pourrait relever de la philosophie et non d’une science positive parmi d’autres. L’économie semble en effet, de prime abord, n’avoir qu’un objet limité, celui des échanges des produits du travail. Mais aucun échange, quel qu’il soit, n’est réductible à un face-à-face entre sujets, il met toujours en jeu un tiers, qui est la médiation même entre tous les sujets, le milieu commun en lequel ils se tiennent et peuvent se
rencontrer : tout échange suppose qu’il y ait un être-en-commun entre les 746 échangeurs . L’échange est ainsi la mise en évidence de l’appartenance principielle de chaque sujet particulier à une communauté qui le précède et le fonde – et, par là même, la manifestation de cet être-en-commun ou cette essence-commune. L’échange entre particuliers a en cela une fonction phénoménologique, qui mène au paraître cette essence qui de prime abord leur reste invisible. Ce fut d’emblée la thèse fondamentale de Platon que de reconnaître le dialogue comme modalité spécifique de manifestation de l’être et de la vérité, de la substance et de l’essence : si le dialogue est méthode de mise au jour de la substance, c’est qu’aucun particulier ne peut avoir la vérité en lui-même et par lui-même ; il est au contraire d’abord prisonnier d’opinions particulières, dont il faut se débarrasser, en reconnaissant qu’il ne sait rien. Le dialogue est en cela tout autre chose que l’expression des opinions particulières de chacun : tout au contraire, il impose que chacun renonce à tout ce qu’il sait pour se rendre disponible à ceci qui est en question dans le dialogue, c’est-à-dire ce qui intér-esse les inter-locuteurs. L’échange d’arguments a alors pour fonction de mener au paraître cet être qui est entre eux (inter esse), il est ce qui manifeste la vérité, en tant que celle-ci n’appartient à personne en particulier, mais constitue le point commun de tous, et qu’elle est donc universelle : le dia-logue est la manifestation du 747 λόγος, c’est-à-dire du milieu (la « plaine de la vérité ») en lequel se tiennent les sujets définis comme « âme raisonnable », et met ainsi en évidence la « communauté (κοινωνία) des Idées » comme fondement substantiel de l’existence de tous. Le dia-logue est en cela le principe méthodologique fondamental de la philosophie, qui par sa dialectique exhibe les structures constitutives de la rationalité : le dialogue n’existe alors pas forcément sous sa forme littéraire, mais dans la lecture et l’interprétation des textes, qui constituent un dialogue historial de saint Thomas avec Aristote ou de Spinoza avec Descartes, échange séculaire en et par lequel se manifeste le λόγος. L’histoire de la métaphysique ne fut ainsi rien d’autre que cette patiente phénoménologie dialectique du λόγος, achevée en Hegel. La rupture de Marx avec l’histoire et le système de la métaphysique
consiste à refuser d’emblée d’attribuer quelque réalité substantielle que ce soit au λόγος, et à réduire tout concept, toute prestation idéalisante, à une pratique matérielle : « La production des idées (die Produktion der Ideen), des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent comme l’émanation directe de leur 748 comportement matériel . » La rationalité ne peut plus, dès lors, s’expliquer par elle-même, mais doit être fondée sur un champ hétérogène, celui de la pratique des hommes concrets, et donc reconnue dans son statut idéologique : toute théorie, toute pensée doit donc être interprétée comme « le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital », et il faut dire de tout philosophe : « Ce qu’il prend pour un produit de la pensée était un produit de la vie (Produkt des Lebens). » Le concept d’idéologie reconnaît ainsi le statut de produits aux concepts et aux idées, et fonde l’ordre du concept sur une activité de production étrangère à son universalité formelle ; il récuse ainsi toute autonomie au λόγος et, « de ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie ainsi que toutes les formes de conscience qui leur correspondent perdent toute 749 apparence d’autonomie (Schein der Selbständigkeit) ». La tentative pour mettre au jour le lieu originaire de l’être et de la vérité doit donc abandonner le niveau formel et abstrait de la théorie pour creuser en direction des pratiques réelles par lesquelles les hommes produisent leur vie, qui constituent le niveau de l’être dont la rationalité n’est qu’un phénomène. La dialectique philosophique est ainsi d’emblée retournée sur elle-même : alors que dans la pensée grecque la dialectique est ascendante et s’élève jusqu’à un 750 « producteur » (ποιητής) unique et transcendant, c’est-à-dire un Démiurge, Marx met en œuvre comme une dialectique descendante qui s’enfonce dans le terreau des multiples pratiques concrètes par lesquelles les hommes produisent leur vie, et exhibe ainsi, en lieu et place du démiurge (δημιουργός) – c’est-à-dire un dieu qui travaille (ἔργον) pour le peuple (δῆμος) – une communauté de producteurs, c’est-à-dire un peuple au travail.
L’ensemble de ces pratiques constitue la source et le fondement de toute objectivité, et le monde objectif doit alors être reconnu comme résultat d’une telle objectivation des sujets, et cette réduction de toute objectivité à un travail subjectif est le fondement de toute l’analyse marxienne, énoncé par Marx dès 1842 : « Ce qu’il faut, c’est partir du sujet effectif (das wirkliche 751 Subjekt) et considérer son objectivation (seine Objektivation) . » L’universalité du concept doit elle-même être fondée sur cette pratique. Le trait distinctif de la production humaine est en effet d’être d’emblée universelle : l’homme ne se cantonne jamais à la stricte satisfaction de besoins immédiats, comme c’est le cas de l’animal : « Certes, l’animal produit également. Il se construit un nid, ou des habitations comme les abeilles, les castors, les fourmis, etc. Mais l’animal ne produit que ce dont il a immédiatement besoin pour lui-même ou pour son petit ; il produit unilatéralement, quand l’homme produit universellement (der Mensch universell producirt) ; il ne produit que sous l’empire du besoin physique immédiat, quand l’homme produit même libre du besoin physique et ne commence à produire véritablement que dans la liberté à l’égard de celui752 ci . » Alors que l’activité animale est toujours strictement cantonnée à des besoins particuliers prédéfinis, la production humaine ne cherche rien d’autre qu’à se libérer de toute assignation à ces besoins particuliers pour mettre toujours en œuvre l’universalité de l’essence humaine, et c’est ce que montre le rapport de l’homme à la nature : alors que l’animal est toujours enfermé dans le cercle étroit de son environnement, l’homme est, lui, ouvert au Tout, et ainsi « l’universalité de l’homme (die Universalität der Menschen) apparaît de façon pratique précisément dans l’universalité qui fait de la nature entière son corps non organique ». La production humaine est ainsi l’activité par laquelle les hommes réalisent l’universalité de leur essence : dans son activité pratique, « l’homme se rapporte à lui-même comme un genre présent et vivant, en ce qu’il se rapporte à lui-même comme à une essence universelle et 753 donc libre (als einem universellen, darum freien Wesen ) », et c’est ce qu’atteste la permanence de la création artistique, qui est précisément cette mise en forme du tout de la nature, selon une essence universelle, totalement
libérée du besoin physiologique : « Et c’est pourquoi », conclut Marx, 754 « l’homme forme aussi d’après les lois de la beauté ». Le travail humain met ainsi en œuvre l’essence même de l’homme, qu’il révèle et donne à voir à l’homme lui-même ; dans les objets produits par son travail, l’homme prend donc conscience de ce qu’il est : la conscience de soi est elle-même dérivée de cette activité pratique. L’universalité manifestée dans les œuvres de la culture doit donc être considérée comme le produit non plus d’un Esprit universel comme c’était le cas pour Hegel, mais des hommes réels, en chair et en os, et des hommes en tant qu’ils s’objectivent dans leur travail. Pour circonscrire cette universalité immanente à la communauté humaine, Marx reprend en 1844 le terme qui avait servi à Feuerbach à s’opposer à la conception hegélienne de l’essence, et la définit comme « essence générique » (Gattungswesen), c’est-à-dire l’essence de l’homme en tant que genre, l’essence de l’humanité comme telle. Le travail est alors l’acte par lequel cette essence s’objective, et devient objet : « C’est seulement dans l’élaboration du monde objectif que l’homme s’atteste réellement comme étant un être générique. Cette production est sa vie générique à l’œuvre. C’est par elle que la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. L’objet du travail est ainsi l’objectivation de la vie générique de l’homme (die 755 Vergegenständlichung des Gattungslebens des Menschen) . » L’expression « essence générique » a ainsi pour fonction d’incarner l’Universel, de ne plus l’hypostasier dans l’universalité du Concept, mais de le reconnaître immanent à la communauté des sujets vivants. L’essence commune (das gemeine Wesen) n’est autre que la communauté (Gemeinwesen) humaine : « L’essence humaine étant la vraie communauté des hommes (das menschliche Wesen das wahre Gemeinwesen der Menschen), ceux-ci produisent, par l’activation de leur essence (durch Betätigung ihres Wesens), la communauté humaine (das menschlichen Gemeinwesen), l’essence sociale, qui n’est pas une puissance générale et abstraite en face de l’individu isolé, mais l’essence de chaque individu, sa propre activité, sa propre vie (das Wesen eines jeden Individuums, sein eigne Tätigkeit, 756
sein eignes Leben)
.»
Ainsi, l’universalité de l’essence ne doit plus être conçue objectivement, et séparée des sujets : elle est le milieu même en lequel ils se tiennent et où ils
puisent les possibilités que leur activité mettra en œuvre, contribuant ainsi à effectuer cette essence. L’universalité propre à l’horizon de l’objectivité doit donc être fondée sur l’universalité immanente à la communauté humaine. C’est alors ce qui interdit de considérer l’individu de façon isolée, puisqu’il ne conquiert son universalité précisément que par son intégration à une communauté effective. 757 En d’autres termes (et comme le disait déjà Kant ), aucun homme ne peut à lui-même réaliser l’essence humaine, seul le genre le peut, et l’homme ne se réalise pleinement en tant qu’homme que pour autant qu’il reçoit de sa communauté des potentialités qu’il ne saurait avoir en lui-même. Un homme ne peut réaliser son humanité que quand l’essence de sa communauté s’exprime en lui : « Autant l’homme est un individu particulier – et c’est justement sa particularité qui fait de lui un individu et un être-en-commun individuel réel (wirkliche individuelle Gemeinwesen) – autant il est la totalité, la totalité idéale, l’existence subjective (das subjektive Dasein) de la société pensée et ressentie pour soi – de même que, dans la réalité, il existe aussi bien comme intuition et jouissance réelle de l’existence sociale que comme une 758 totalité d’expressions vitales humaines . » L’individualité humaine ne peut se concevoir par la séparation et l’isolement de chacun par rapport à la communauté : elle n’advient au contraire dans toute sa plénitude que quand chacun peut exprimer et réaliser l’essence-commune, qui constitue l’essence universelle à partir de laquelle l’existence particulière peut conquérir sa singularité. La conscience de chacun n’est elle-même jamais que l’expression en lui de l’universalité immanente à sa communauté : « Ma conscience universelle est seulement la figure théorique de ce dont la communauté réelle 759 (das reale Gemeinwesen), l’être social est la figure vivante . » La vie intellectuelle d’un individu n’est jamais que l’expression en lui d’une culture qui l’englobe et lui préexiste, mais d’une part cette culture est portée par une communauté historique, d’autre part l’individu ne peut se l’approprier que par les rapports qu’il entretient avec ses membres, et en cela « la véritable richesse intellectuelle de l’individu dépend entièrement de la richesse de ses 760 rapports réels ».
C’est pourquoi Marx critique le concept feuerbachien d’« essence générique », qui demeure formel en ce que d’une part il « présuppose un individu humain, abstrait, isolé » et fait donc de « l’essence humaine une abstraction inhérente à l’individu singulier », et d’autre part naturalise son essence en la posant comme lien formel et éternel entre de tels individus : ainsi, pour Feuerbach, « l’essence ne peut donc plus être que comme “genre”, comme universalité interne, muette, liant les nombreux individus de façon naturelle ». La mise au jour de l’« essence effective » impose donc d’aborder l’intersubjectivité pratique, effective et concrète, des communautés humaines : elle impose d’aborder la communauté dans ses structures sociales, en tant que celles-ci sont elles-mêmes produites par l’activité humaine, c’està-dire en tant qu’elles sont historiques. Il faut donc reprocher à Feuerbach de « faire abstraction du cours de l’histoire », pour poser enfin que « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans son 761 effectivité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». Si, donc, l’homme produit toujours universellement, il ne le fait que dans une communauté historiquement déterminée, qui seule lui procure l’universalité dont il est par soi-même dépourvu : il s’agit alors de déterminer comment la subjectivité s’objective, et de mettre au jour les possibilités assignées à tel individu dans telle forme de société. Le principe de cette analyse a, en effet, été clairement identifié : il s’agit de « partir du sujet réel et 762 considérer son objectivation ». Le sujet réel, ce n’est pas la conscience-de763 soi théorique, mais « le sujet travaillant » (das arbeitende Subjekt) , dont l’activité est précisément « le travail s’objectivant » (die sich vergegenständlichende Arbeit), le travail comme activité d’objectivation d’une subjectivité vivante, c’est-à-dire « le travail non objectivé, mais encore 764 en train de s’objectiver, le travail en tant que subjectivité ». Cette activité d’objectivation par laquelle le sujet se réalise est alors strictement déterminée par la communauté historique à laquelle il appartient. D’abord parce que c’est un certain état des techniques qui va rendre possible l’effectuation du travail, en déterminant l’envergure et les modalités de son rapport à la nature : les outils définissent ainsi les conditions de possibilité de la pratique en tant que
celle-ci s’exerce sur une matière naturelle. Mais cette pratique n’est pas solitaire, et la pratique individuelle est déterminée par sa position au sein de la communauté : les rapports sociaux constituent, dans l’immanence de la pratique, l’ensemble des structures qui vont déterminer la mise en œuvre de la subjectivité, en procurant à chacun tel type d’activité, et les outils qui vont avec. Il y a ainsi des formes communes à toute production humaine, qui déterminent l’activité individuelle dans son rapport à la terre et par sa position au sein de la communauté : « Les formes de ces conditions naturelles de production sont doubles : 1) son existence en tant que membre d’une communauté (Gemeinwesen), par conséquent l’existence de cette communauté ; 2) le rapport aux terres par la médiation de la communauté 765 (vermittelst des Gemeinwesens) . » C’est pourquoi les rapports sociaux ne sont pas extérieurs à l’individu mais le définissent en lui-même, puisqu’ils circonscrivent précisément les modalités de l’activité par laquelle il exprime et réalise sa vie : « Les conditions dans lesquelles les individus entrent en relation entre eux sont des conditions inhérentes à leur individualité ; elles ne leur sont nullement extérieures et, seules, elles permettent à ces individus déterminés et existant dans des conditions déterminées de produire leur vie matérielle et tout ce qui en découle, ce sont donc les conditions de leur auto766 activation (die Gedingungen ihrer Selbstbetätigung) . » Aborder l’homme en dehors de ces rapports sociaux, en dehors des outils qu’il a à portée de la main, en dehors de l’époque historique à laquelle il appartient, ce n’est 767 que concevoir un individu abstrait, « l’individu “pur” des idéologues », c’est-à-dire un être en puissance : mais reconnaître que l’homme est son activité, que l’auto-activation est son être, impose de prendre en compte l’ensemble des conditions de possibilité de son passage à l’acte, c’est-à-dire les structures effectives qui circonscrivent sa mise en œuvre. Le fond auquel Marx renvoie toute ses analyses est l’activité individuelle des hommes dans l’histoire : « L’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel », écrit Marx à Annenkov en 1846, et l’histoire apparaît alors comme « le résultat de l’énergie pratique des hommes, mais cette énergie elle-même est circonscrite par les conditions dans lesquelles les
hommes se trouvent placés, par la forme sociale qui existe avant eux, qu’ils ne créent pas, qui est le produit de la génération antérieure ». Ce faisant, Marx ramène à son sol effectif et réel la question du rapport du sujet aux objets : Kant avait montré comment l’objet n’est que le résultat d’une activité subjective de constitution, et avait mis en évidence le système catégorial a priori dans le cadre duquel s’opère cette constitution du donné par concept. La relégation comme idéologique du champ théorique conduit alors Marx à montrer que l’objet est le résultat d’une activité subjective de production, et met en évidence le système social comme structure historiquement déterminée dans le cadre duquel s’opère cette production du produit par des outils. Techniques et rapports sociaux acquièrent ainsi un statut catégorial, ils sont l’ensemble des catégories de la pratique, et les structures immanentes d’une société constituent alors la logique matérielle dont la logique métaphysique n’est que l’expression dérivée dans l’élément du concept : « Les hommes, qui produisent les relations sociales conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les idées, les catégories, c’est-àdire les expressions abstraites idéelles de ces mêmes relations sociales. Ainsi les catégories sont aussi peu éternelles que les relations qu’elles expriment. 768 Elles sont des produits historiques et transitoires . » Et Marx écrivait ainsi à Engels : « Que dirait donc le vieil Hegel s’il apprenait dans l’autre monde que l’Allgemeine [l’Universel] en allemand et en nordique ne signifie rien d’autre que Gemeinland [les biens communaux] et le Sundre, Besondre [le particulier], rien d’autre que la parcelle particulière détachée du bien communal ? Ainsi donc, les catégories logiques résultent sacrément de nos 769 relations humaines . » C’est donc bien sur le sol de la communauté pratique qu’il convient de se situer : il s’agit de comprendre l’homme comme celui qui produit son humanité dans l’histoire et comme monde. L’activité continue et incessante, nécessaire et universelle, par laquelle les hommes produisent ne peut donc plus être reléguée au rang de l’intendance, elle est au contraire l’activité fondamentale de laquelle toutes les autres procèdent, la base de l’existence humaine, qui fournit son assise et sa condition de possibilité à l’activité
théorique elle-même du philosophe reclus dans ses contemplations : « Cette activité, ce travail, cette création matérielle incessante des hommes, cette production en un mot, est la base de tout le monde sensible tel qu’il existe de nos jours, à telle enseigne que si on l’interrompait ne fût-ce qu’une année, non seulement Feuerbach trouverait un énorme changement dans le monde naturel, mais il déplorerait très vite aussi la perte de tout le monde humain et de sa 770
propre faculté de contemplation, voire de sa propre existence
.»
Le privilège accordé au champ socio-économique n’est donc en rien un abandon de l’exigence ontologique d’accéder à l’essence, mais tout au contraire la découverte de son lieu effectif ; elle n’est pas renoncement à accéder à l’Universel pour une science particulière, mais tout au contraire la mise en évidence du caractère limité et borné de toute science qui le laisse en dehors : « Que doit-on penser en général d’une science qui fait par avance abstraction de cette grande part du travail humain et qui n’éprouve pas en elle-même sa propre incomplétude, aussi longtemps qu’une richesse aussi étendue de l’efficience humaine ne lui dit rien, sinon ce que l’on peut dire 771 d’un mot : “besoin”, “vulgaire besoin !” ? » Mais le champ économique ne peut alors plus être défini, superficiellement, par le jeu des échanges ; il doit être reconduit à l’activité de production que les échanges expriment. Et, surtout, cette activité doit précisément être reconnue comme fondamentale : elle ne doit donc pas se trouver subordonnée à une rationalité scientifique, une logique et un système de concepts qu’elle a au contraire pour fonction de reléguer à un rang dérivé par la mise en évidence de son statut idéologique, et il est crucial de rester fidèle à l’exigence méthodologique qui « demeure constamment sur le sol réel de l’histoire ; elle n’explique pas la pratique d’après l’idée, elle explique la formation des idées d’après la pratique 772 matérielle ». Dans l’approche de cette activité de production, c’est-à-dire de l’industrie humaine au sens large, il s’agit donc toujours d’opérer cette reconduction de l’objectivité à son fondement subjectif, et de reconnaître dans les produits la mise en œuvre de l’essence même de l’homme. Pour souligner la nécessité d’opérer cette « connexion avec l’essence de l’homme » par la reconduction de l’objectivité à la subjectivité, Marx la définit ainsi comme « psychologie » :
« L’histoire de l’industrie et l’existence devenue objective de l’industrie sont le livre ouvert des forces essentielles humaines, la psychologie humaine se présentant de façon sensible – une psychologie qui n’a pas été saisie jusqu’ici dans sa connexion avec l’essence de l’homme (Wesen des Menschen), mais toujours seulement selon une relation extérieure d’utilité […]. Dans l’industrie courante, matérielle, nous avons devant nous les forces essentielles objectivées de l’homme sous la forme d’objets sensibles, étrangers, utiles, sous la forme de l’aliénation
773
.»
L’histoire de la civilisation matérielle apparaît ainsi comme la manifestation tangible de l’essence humaine, elle est le processus par lequel l’homme a extériorisé ce qu’il est dans d’innombrables produits, et cet ensemble constitue donc un « livre ouvert » dans lequel peut être lue l’essence de l’homme : mais dans ce livre cette essence est présentée sous « forme aliénée », c’est-à-dire purement objective, et Marx reproche ainsi aux sciences classiques d’aborder le champ de l’industrie humaine sans quitter les « relations extérieures » d’objets à objets : il s’agit tout au contraire de reconduire ces objets à la subjectivité qui s’est objectivée en eux, et c’est ce mouvement de reconduction que désigne ici le terme de « psychologie ». Une telle « psychologie », qui réduit systématiquement l’objet à la subjectivité qui s’est objectivée en lui en même temps qu’elle met au jour les catégories pratiques par lesquelles cette objectivation est possible, c’est ce qu’il est possible de nommer phénoménologie : Marx élabore ainsi une phénoménologie matérielle qui, contre Hegel, ne reconduit pas le phénomène à l’universalité abstraite de l’Esprit, mais à l’universalité concrète de la communauté des sujets vivants. L’accès à ce sol primordial demeure pourtant problématique pour la philosophie, puisque celle-ci se meut précisément dans l’élément du concept : la reconnaissance du statut idéologique de toute théorie impose de récuser sa prétention à l’autonomie. Il s’agit ainsi de reconnaître qu’aucun concept n’a son contenu en lui-même, et surtout que son contenu n’est pas, dans le champ horizontal de la couche logique, son corrélat objectif, mais exprime une activité subjective sise dans les profondeurs de la communauté vivante. La difficulté consiste ainsi à rompre la totalité théorique de la corrélation des concepts avec leurs objets, pour enraciner la totalité de cette sphère dans un champ hétéronome : « Une des tâches les plus difficiles pour les
philosophes », écrit Marx, « c’est de descendre du monde de la pensée dans le monde réel. La réalité immédiate de la pensée, c’est le langage. De même que les philosophes ont autonomisé le penser (das Denken verselbständigt haben), de même il leur a fallu autonomiser le langage en royaume indépendant. Voilà le secret du langage philosophique où les pensées possèdent, en tant que mots, un contenu qui leur est propre. Le problème de descendre du monde des pensées dans le monde réel se change en cet autre 774 problème : sortir du langage pour descendre dans la vie ». La mise au jour de l’essence commune par laquelle les hommes peuvent conquérir leur propre humanité doit donc mettre entre parenthèses toute théorie pour accéder aux activités concrètes par lesquelles les sujets produisent leur propre vie, elle doit tenter de se laisser donner cette essence telle qu’elle se manifeste dans l’activité quotidienne la plus prosaïque, et la plus commune, des sujets. L’exigence méthodologique fondamentale de la pensée marxienne est ainsi celle de la phénoménologie hegélienne, qui impose de ne pas soumettre le contenu à un point de vue arbitraire et formel, mais de « le laisser se mouvoir de par sa nature propre, et de considérer ce mouvement », et de « renoncer à son engagement propre dans le rythme immanent des concepts, ne pas 775 intervenir dans lui par l’arbitraire et une sagesse d’autre provenance ». Mais, précisément, la phénoménologie marxienne se détourne du concept pour faire porter son attention sur la pratique concrète des individus vivants. C’est donc le rythme immanent des pratiques communautaires, les mouvements qui meuvent les sujets vivants de par leur nature propre qu’il convient de laisser se manifester en elle-même. Or le rapport concret et quotidien qu’entretiennent les sujets producteurs au sein de leur communauté est l’échange de leur produit : l’échange économique est la dialectique concrète immanente des sujets vivants. Cet échange acquiert alors une portée décisive : à partir du moment où l’on reconnaît le statut dérivé de la couche objectivo-logique, la modalité essentielle et substantielle de l’échange n’est plus le dialogue, c’est-à-dire le « commerce intellectuel », mais le 776 « commerce matériel », l’échange des produits de leur activité vitale : l’échange économique est alors le dialogue de la vie réelle, et c’est cet
échange qui constitue la méthode immanente par laquelle les hommes manifestent leur communauté réelle et leur essence commune. L’homme ne peut en effet recevoir l’universalité de son essence que par la communauté à laquelle il appartient, et c’est en exprimant cette essence dans son acte qu’il conquiert sa singularité ; mais cette activité est historique, et elle a pour modalité primordiale l’échange économique : « L’homme commence seulement à se singulariser (vereinzelt sich) par le processus historique. Il apparaît à l’origine comme être générique (Gattungswesen), être tribal, animal de troupeau – mais nullement comme un ζὼον πολιτικόν au sens politique. L’échange lui-même est un moment essentiel de cette 777 singularisation (Vereinzelung) . » Le fait même de l’échange montre en effet à chaque homme son appartenance ontologique à cette essence-commune et l’impossibilité d’être en dehors d’elle : l’échange apparaît précisément quand autrui possède « un objet qui me paraît nécessaire pour compléter mon existence et réaliser mon être », et par là même le lien qui relie deux échangeurs « les rend conscients qu’en dehors de la propriété privée ils se trouvent dans un rapport essentiel ; ce besoin prouve à chacun d’eux qu’il n’est pas l’être particulier qu’il se croit lui-même, mais qu’il est un être total dont les besoins se trouvent vis-à-vis des productions du travail d’autrui dans un rapport de propriété intérieure ; car le besoin que j’ai d’une chose est la preuve évidente, irréfutable, qu’elle 778 appartient à mon être ». La nécessité vitale de l’échange démontre ainsi à chacun son enracinement dans une communauté, compris comme être-encommun, qui le précède et le fonde, et Marx répète cette thèse cruciale au moment où il engage le vaste chantier du Capital : l’échange, écrit-il en effet dans les Grundrisse, « prouve que chacun dépasse, en tant qu’homme, son propre besoin particulier, et qu’ils se comportent l’un par rapport à l’autre comme des hommes ; qu’ils sont tous conscients de leur essence générique 779 commune (ihr gemeinschaftliches Gattungswesen von allen gewußt ist) ». C’est alors cette essence-commune que manifeste l’échange économique. Un échange porte en effet par principe sur des produits différents et inégaux, et en lui-même le produit n’est rien d’autre que le résultat de l’activité
d’objectivation d’un sujet, il se définit par des qualités particulières et concrètes, susceptibles de satisfaire les besoins vitaux d’un individu particulier. L’objectivation du sujet par le travail est « expression de la vie » 780 (Lebensäußerung) ou « production de la vie » (Lebensproduktion) , et par suite l’objet est le résultat de cette activité par laquelle un sujet « s’approprie la matière naturelle pour lui donner une forme utile (brauchbare Form) à sa 781 propre vie » : l’objectivité corrélative au travail subjectif est alors ce que Marx nomme l’« objectivité d’usage » (Gebrauchgegenständlichkeit), où tout objet a la forme de la « valeur d’usage ». L’échange économique impose donc que soit rendues comparables des choses qui par essence ne le sont pas : l’échange entre produits présuppose ainsi un tiers, une médiation qui vient s’interposer entre toutes les choses disparates, afin de les mesurer par rapport au même étalon et ainsi les rendre commensurables. Pour que des marchandises soient échangeables, écrit Marx, il faut les « réduire à quelque 782 chose de commun (zu reduzieren auf ein Gemeinsames) ». La valeur d’échange est la forme qu’acquiert un produit dès qu’il entre sur le marché, et cette forme n’est plus résultat de l’activité de formation qui définit le travail subjectif : l’objectivité de valeur (Wertgegenständlichkeit) est la forme que prend le produit dès qu’il se trouve mesuré par ce « quelque chose de commun ». L’objectivité de valeur présente alors des caractéristiques radicalement différentes de l’objectivité d’usage : alors que le produit concret se définit par des qualités particulières et concrètes, sa valeur d’échange se caractérise par une quantité universelle et abstraite. La valeur d’échange est en cela « quelque chose d’universel, en quoi est niée et effacée toute 783 individualité, toute propriété particulière ». L’enjeu de l’analyse est alors de mettre au jour ce dont la valeur d’échange est le phénomène, puisque « la valeur d’échange ne peut être en tout état de cause que le mode d’expression, la forme phénoménale (Erscheinungsform) 784 d’un contenu dissociable d’elle ». Toute forme de l’objectivité est en effet réductible à un travail subjectif. Le processus d’abstraction des qualités concrètes du produit présuppose donc un processus d’abstraction des qualités concrètes du travail productif : « Si l’on fait abstraction du caractère
déterminé de l’activité productive et donc du caractère utile du travail, il reste que celui-ci est une dépense de force de travail humaine […]. La valeur de la marchandise représente donc du travail humain tout court, une dépense de 785 travail humain en général . » L’échange des produits est donc bien une opération phénoménologique, qui tout à la fois opère la réduction des activités subjectives concrètes à leur essence commune, et manifeste cette essence commune dans la forme valeur : l’échange économique est cette réduction éidétique immanente qui circonscrit et met en évidence l’essence commune aux sujets, le travail. Le contenu dont la valeur d’échange est la manifestation phénoménale est l’essence même de l’homme, elle manifeste la pure puissance de travail comme l’essence même de leur être : « Cette substance commune (die gemeinschaftliche Substanz) à toutes les marchandises, c’est-à-dire, encore une fois, leur substance non en tant que matière organique, donc comme détermination physique, mais leur substance commune en tant que marchandises et partant en tant que valeur d’échange, 786
c’est d’être du travail objectivé . » L’échange économique ne relève donc pas d’un secteur particulier de l’existence humaine : il est au contraire celui où se manifeste l’essence universelle de l’homme, celle de sujet travaillant, et où ce travail apparaît comme pure puissance d’objectivation. L’homme se manifeste certes dans toutes ses productions, et la création artistique est la manifestation la plus éclatante de cette objectivation de l’essence dans l’œuvre : quand Marx souligne que « l’homme forme (formirt) aussi d’après les lois de la 787 beauté », il présuppose qu’il y a une « forme-beauté ». Mais ce que manifeste l’œuvre, c’est précisément l’éclat de cette forme, de même que la forme de la valeur d’usage manifeste les besoins de son producteur. Or l’objectivation de cette forme dans l’objet suppose une médiation, qui est l’activité même par laquelle la forme sera réalisée dans la matière. La pensée marxienne du travail reprend les analyses d’Aristote : quand Marx, dans Le Capital, définit le travail humain par le fait que « le résultat auquel aboutit le processus de travail existait déjà au commencement dans l’imagination du 788 travailleur, existait donc déjà en idée », il fait du travail le passage à l’acte,
l’actualisation d’une idée (que celle-ci soit issue d’un besoin physiologique ou spirituel) qui, sans ce travail, resterait en puissance. Aristote distinguait de même la forme ou idée (εἶδος) qui n’est d’abord qu’en puissance (δυνάμει), la matière première informe (ὕλη), et la mise en œuvre (ἐνέργεια) de cette idée : à l’opposition entre la forme et la matière il ajoutait ainsi, comme son fondement, le producteur lui-même (τὸ ποιοῦν), qui est à chaque fois 789 « auteur de l’ouvrage » (αἴτιος τοῦ ποιουμένον) en ce qu’il matérialise la forme et met en forme la matière. Le travail (ἔργον) est alors l’énergie même de la mise en œuvre (ἐνέργεια) de la forme dans la matière. Or le propre de l’œuvre est précisément de ne manifester que la forme, de la donner à voir comme objet, comme résultat, sous forme purement objective, statique et chosique : c’est-à-dire de dissimuler l’activité pure d’objectivation qui l’a rendue possible – et c’est en effet un trait distinctif de l’œuvre d’art que de ne rien révéler du travail laborieux qu’elle a demandé ni des conditions socio790 économiques qui l’ont rendue possible . Or la radicalité du questionnement de Marx le conduit non pas à réduire l’objet à la forme (εἶδος) par laquelle la matière a été constituée en objet, mais à réduire et la forme et la matière à l’activité qui d’une part a produit ces formes, et d’autre part réalise cette forme dans une matière. Et c’est cette réduction qui a lieu, de façon immanente, dans l’échange économique. Le propre de l’échange économique est en effet de manifester le travail en tant que tel, le travail tout court, et de manifester cette activité comme essence commune à tous les hommes. Alors que les œuvres n’expriment jamais que l’essence commune à telle ou telle communauté – d’où leur infinie diversité –, l’échange manifeste la puissance d’objectivation comme telle et montre dans « le travail lui-même considéré au moment de son activité créatrice […] une condition naturelle éternelle de l’existence 791 humaine ». Et c’est pourquoi la valeur d’échange est universelle et abstraite, puisque précisément une telle puissance de travail est une essence : elle circonscrit une puissance (Vermögen), comprise au sens aristotélicien de 792 δύναμις , c’est-à-dire une potentialité, qui en toute rigueur des termes n’existe pas : l’existence effective du travail n’est en effet jamais qu’en acte
et, dans Le Capital, « le travail proprement dit » est défini comme processus où « celui-ci devient en acte (actu) une force de travail en action alors qu’il ne 793 l’était auparavant qu’en puissance (potentia) ». C’est donc bien cette pure essence universelle aux sujets qui est mise au jour dans l’échange, et l’intérêt méthodologique décisif de cette manifestation de l’essence est qu’elle ne relève pas de l’activité théorique et abstraite d’un philosophe, mais qu’elle est effectivement le dialogue de la vie réelle, qu’elle se produit quotidiennement, et Marx souligne ainsi que, si cette réduction des travaux à leur essence commune pourrait paraître abstraite, « l’expérience montre que cette 794
réduction se produit en permanence » : « Cette réduction apparaît comme une abstraction, mais c’est une abstraction qui s’accomplit quotidiennement 795
dans le processus de production . » C’est pourquoi cette manifestation phénoménale de l’essence demeure inconsciente aux échangeurs eux-mêmes, elle n’est pas en effet une activité théorique, mais pratique : « C’est en posant dans l’échange leurs divers produits comme égaux à titre de valeurs qu’ils posent leurs travaux différents comme égaux entre eux à titre de travail 796
humain. Ils ne le savent pas, mais ils le font pratiquement . » La valeur d’échange est la forme phénoménale de l’essence commune au sujet producteur, c’est-à-dire la pure puissance de travail comprise comme source radicale de toute objectivité. La valeur d’échange se substitue à la valeur d’usage quand il faut comparer les produits, et donc ne plus les évaluer selon leurs qualités particulières ; l’échange est par suite possible quand les produits sont évalués en termes de quantité : alors que la valeur d’usage est l’expression du travail sous la forme de la qualité, la valeur d’échange l’exprime sous la forme de la quantité. La manifestation du travail comme essence universelle commune à la communauté des échangeurs est ainsi sa quantification : la quantité qui sert de médiation entre les travaux particuliers et qui s’exprime dans la forme phénoménale de la valeur d’échange n’est autre que « la quantité de travail » (die Quantität der Arbeit) d’une communauté déterminée, c’est-à-dire « la force de travail globale de la 797 société ». La quantité médiatrice de l’échange n’est donc pas purement formelle et conventionnelle, elle est l’expression d’une quantité réelle, qui est
la puissance de travail propre à une communauté. Mais cette quantité intervient comme étalon de mesure, et il importe de préciser quelle est la mesure immanente à cette quantification du travail, qui permet de poser chaque travail comme fraction déterminée d’une même mesure homogène. Or le travail n’est rien de chosique, de matériel ou de statique, il est pure activité. Le résultat du travail, le produit, est, lui, chose inerte, mais le travail producteur lui-même est acte, et le processus d’objectivation qui définit le travail est précisément celui par lequel l’activité se fige dans un produit : « Le travail passe de la forme d’activité à celle d’objet, de repos, où il est fixé, matérialisé ; en tant que changement de 798 l’objet, il change sa propre configuration et, d’activité, devient être . » La mesure du travail comme tel est mesure d’une activité : non d’une chose, mais d’un mouvement. Fidèle à Aristote, Marx affirme alors : « Comme le travail 799 est mouvement, le temps est sa mesure naturelle . » La quantification du travail qui s’opère de façon immanente dans l’échange est donc sa mesure temporelle : « De même que le mode d’existence quantitatif du mouvement est le temps, de même le mode d’existence quantitatif du travail est le temps de travail. […] Le temps de travail, c’est l’existence vivante du travail, c’est son mode d’existence vivante sous sa forme quantitative en même temps que 800 sa mesure immanente . » Ce mouvement précisément n’est rien de spatial, il est la mise en œuvre (ἐνέργεια), le passage à l’acte de sa puissance (δύναμις), et toute activité, y compris intellectuelle, impose le temps du passage de l’idée à sa réalisation, et Marx notait ainsi : « Et même quand il s’agit de production intellectuelle, ne suis-je pas obligé de mettre en ligne de compte, outre l’étendue, la disposition et le plan de l’ouvrage, le temps nécessaire à sa production ? Autrement, je m’expose au danger que mon objet ne quitte jamais le domaine de l’idée pour entrer dans celui de la réalité, qu’il ne puisse donc acquérir 801 d’autre valeur que celle d’un objet imaginaire . » La mise au jour de l’activité comme essence même de l’homme découvre ainsi sa temporalité constitutive, et dès 1845 Marx définissait le « temps de travail » comme 802 « existence immédiate de l’activité humaine en tant qu’activité ». Le travail
doit donc être défini comme « inquiétude vivante » (lebendige Unruhe), comme « inquiétude créatrice » : « Pendant le procès de travail, le travail passe continûment de la forme de l’inquiétude et du mouvement à celle 803 d’objet . » Il est alors possible de préciser la structure temporelle immanente à l’existence humaine : en tant que mise-en-œuvre-d’unepuissance, l’activité se définit par la structure articulée de la puissance (futur), de l’acte (présent) et du produit (passé) : « La puissance de travail apparaît comme puissance du sujet vivant, le travail objectivé étant un travail passé, déjà accompli, la puissance de travail étant du travail futur dont l’existence ne peut être précisément que l’activité vivante, l’activité présente dans le temps 804 du sujet vivant lui-même . » Ainsi, le produit, comme objet, est lui présent dans l’espace et peut être mesuré selon des mesures spatiales, mais la production, comme activité d’objectivation d’une subjectivité, est, elle, purement temporelle : « La seule chose qui diffère du travail objectivé, c’est le travail non objectivé, mais encore en train de s’objectiver, le travail en tant que subjectivité ; ou encore, on peut opposer le travail objectivé, c’est-à-dire présent dans l’espace en tant que travail passé, au travail présent dans le 805 temps . » L’étalon qui permet l’évaluation de la production est par suite le temps de travail global d’une communauté : c’est-à-dire les modalités spécifiques, déterminées par les techniques et les rapports sociaux, par lesquelles les sujets peuvent mettre en œuvre leur puissance de travail. L’échange économique est alors la phénoménologie immanente par laquelle le temps de travail, essence originaire de l’existence humaine, se manifeste dans la forme valeur : « Le temps de travail social n’existe pour ainsi dire qu’à l’état latent (existiert nur latent) dans ces marchandises et il ne se révèle 806 (offenbart sich) que dans leur processus d’échange . » § 19. ARGENT ET PUISSANCE
La valeur d’échange est ainsi l’expression phénoménale d’une essence universelle et abstraite, elle est donc elle-même abstraite et n’a aucun lien avec quelque chose concrète que ce soit : la forme-valeur des produits,
précise ainsi Marx, est « une forme qui diffère de leurs formes corporelles 807 tangibles, une forme qui n’est donc qu’idéelle ou imaginée ». Le caractère formel et abstrait de la valeur d’échange apparaît alors précisément dans sa différence avec la concrétude particulière de la valeur d’usage : ainsi, la marchandise, « en tant que valeur, diffère d’elle-même en tant que produit ». Dans le troc, la valeur d’échange peut rester purement virtuelle : elle est manifestation évanescente de la quantité de travail d’une communauté, qui est présupposée par l’échange des produits, mais demeure fugitive, et s’évanouit aussitôt l’échange effectué. La valeur d’échange est une abstraction et, « pour comparer les marchandises, cette abstraction est suffisante ; dans l’échange effectif, il faut que l’abstraction soit à son tour objectivée (muß die Abstraktion wieder vergegenständlicht), symbolisée, réalisée par un 808 signe ». L’échange économique au sens propre advient en effet précisément quand il y a médiation temporelle entre les deux moments de l’échange : le producteur convertit d’abord son produit (dont il n’a pas l’usage) en valeur d’échange, puis convertit cette valeur d’échange en un autre produit (dont il a l’usage). L’échange suppose donc que la valeur d’échange, qui est certes une pure quantité universelle et abstraite, acquière un mode d’être qui lui permet, comme n’importe quel objet d’usage, d’être appropriable, conservable, puis utilisée. Le paradoxe – la contradiction inhérente à l’échange – tient à ce que la valeur d’échange doit elle-même acquérir le mode d’être de la valeur d’usage, c’est-à-dire d’être un objet concret, particulier et utilisable : « Sa propriété en tant que valeur non seulement peut, mais doit nécessairement adopter une existence différente de son existence naturelle […]. Il faut donc que sa valeur possède aussi une existence différentiable d’elle qualitativement, et, dans l’échange effectif, 809 cette séparabilité doit devenir séparation effective . » Ce mode d’être de la valeur d’échange, dans lequel son universalité, son abstraction et sa quantité prennent la forme d’une chose particulière, concrète et dotée de qualités déterminées, c’est la monnaie, l’argent : « La valeur d’échange de la marchandise, comme existence particulière à côté de la marchandise ellemême, c’est l’argent […]. Toutes les propriétés de la marchandise en tant que
valeur d’échange apparaissent dans l’argent comme objet différent d’elle, comme forme d’existence sociale détachée de sa forme d’existence 810 naturelle . » Aristote, le premier, avait abordé le problème de l’échange économique et avait identifié dans l’argent le moyen d’égaliser des choses inégales. L’échange économique, écrit-il en effet dans l’Éthique à Nicomaque, a toujours lieu « entre des contractants différents et inégaux qu’il faut pourtant égaliser. C’est pourquoi toutes les choses faisant l’objet de transaction doivent être d’une façon quelconque commensurables entre elles. C’est à cette fin que la monnaie a été introduite, devenant une sorte de médiation (μέσον), car elle 811 mesure tout (πάντα γὰρ μετρεῖ) ». L’argent est alors la médiation qui vient s’interposer entre toutes les choses disparates pour les réduire à une même 812 unité de mesure, il est le « signe de la quantité » (τοῦ ποσοῦ σημεῖον) qui réduit toutes les qualités particulières à des déterminations quantitatives homogènes, il permet de poser toute chose dans un même champ d’équivalence : « La monnaie », conclut Aristote, « jouant le rôle de mesure (μέτρον), rend les choses commensurables entre elles et les amène ainsi à l’égalité ». Pour Aristote cependant, qui a d’abord en vue la diversité concrète des choses pratiques et utiles (πρᾶγματα et χρῆματα), cette égalité dans l’échange est forcément artificielle, elle n’existe que « par convention, et c’est d’ailleurs pour cette raison que la monnaie reçoit le nom de νόμισμα, parce 813 qu’elle existe non pas par nature, mais en vertu de la loi (νόμος) . » Aristote comprend que l’argent est signe de la quantité qui sert de médiation pour amener les produits dans un champ d’égalité, il ne met néanmoins pas au jour le fondement de cette égalité, parce que – justifiant par ailleurs la différence entre l’esclave et l’homme libre – il nie que cette égalité puisse avoir quelque fondement que ce soit. L’apport de Marx consiste à découvrir de quelle quantité l’argent est le signe – à savoir, la quantité de travail propre à une communauté. Le travail est le contenu réel de l’argent, et la force de travail est en effet pour chacun ce qu’il lui faut dépenser pour s’approprier un objet ; le travail est en cela la monnaie originaire, mais qui n’existe précisément que comme activité : « Considéré dans l’acte même de production, le travail de
l’individu singulier est la monnaie avec laquelle il achète immédiatement le produit, l’objet de son activité particulière ; mais c’est une monnaie 814 particulière qui n’achète précisément que ce produit déterminé . » L’échange met alors en œuvre une monnaie universelle, convertissable en n’importe quel produit, et l’argent a par suite pour contenu un travail universel, c’est-à-dire la quantité de travail propre à la communauté des échangeurs. L’argent constitue la « forme commune (die gemeinsame Form) en quoi se transforment toutes les marchandises en tant que valeur 815 d’échange », mais cette forme commune n’est pas conventionnelle, elle est la manifestation objective de l’essence commune aux producteurs – à savoir, leur puissance de travail mesurée par le temps –, et c’est pourquoi il faut insister sur le fait que « l’argent ne naît pas par convention, pas plus que l’État. Il naît de façon toute naturelle de l’échange et dans l’échange, il en est 816 un produit ». L’argent est la valeur d’échange existant sous forme objective et chosique, c’est-à-dire son existence comme « valeur d’échange réifiée (als 817 versachlichtem Tauschwert) ». La chose dans laquelle vient se matérialiser la valeur d’échange importe peu et, de fait, a varié dans l’histoire : des coquillages en Afrique équatoriale, des plaques de thé séché au Tibet, des fèves de cacao chez les Aztèques, de petites broches métalliques (ὀϐελός, d’où vient le mot « obole ») dans l’Athènes archaïque, du sel (sal, d’où vient le mot « salaire ») et du bétail (pecus, d’où vient « pécuniaire ») chez les anciens Romains ; encore récemment, des cigarettes dans l’Allemagne de l’après-guerre. Si les métaux furent néanmoins de façon privilégiée le substrat de l’objectivation de la valeur, c’est qu’ils se caractérisent par divisibilité à l’infini, l’homogénéité des parties et l’identité de tous ses exemplaires, et que ces caractéristiques matérielles permettent de matérialiser la quantité abstraite pure qu’est l’argent. Cette réification de la valeur d’échange lui permet alors de subsister en dehors de l’échange et de ne plus dépendre de lui : le propre de l’argent est en cela de donner à la valeur d’échange une réalité indépendante de l’échange, c’est-à-dire de lui donner une existence autonome : l’argent est « la valeur d’échange autonomisée (verselbständigte
Tauschwert) dans sa forme universelle », et avec l’argent se produit « l’autonomisation de la valeur d’échange (Verselbständigung des 818 Tauschwerts) ». Or la valeur d’échange n’est rien en elle-même, elle est la « forme phénoménale » de la puissance de travail globale d’une communauté : la « forme commune » qu’est l’argent n’est alors elle-même rien d’autre que la matérialisation de la « quantité de temps de travail en tant que substance commune effective (wirkliche gemeinsame Substanz) des valeurs d’échange », c’est-à-dire « la puissance de la communauté » (die Kraft 819 des Gemeinwesens) . L’argent est par suite la réification de la puissance commune, il est ce qui donne à la puissance commune le mode d’être d’un objet appropriable et utilisable. L’appropriation et l’usage de la puissance, c’est ce qui définit le pouvoir. L’argent fonde donc la possibilité du pouvoir social : « Le pouvoir que tout individu exerce sur l’activité des autres ou sur les richesses sociales existe chez lui en tant qu’il possède des valeurs d’échange, de l’argent. Son pouvoir social, tout comme sa connexion avec la société, il les porte avec lui, dans sa poche […]. Chaque individu possède le 820 pouvoir social sous forme d’une chose . » L’argent n’a donc pas du pouvoir, l’argent est pouvoir : il est la possibilité réalisée de l’appropriation et de la manipulation de la puissance collective d’une communauté. Bien loin d’être une simple mesure abstraite et formelle de l’échange, l’argent a une essence réelle qui est la puissance commune, qu’il objective et rend ainsi accumulable : « L’argent est propriété “impersonnelle”. Il me permet de transporter sur moi, dans ma poche, le pouvoir social général et les rapports sociaux généraux, la substance sociale. L’argent remet, sous forme d’objet, le 821 pouvoir social entre les mains des particuliers . » L’argent est immédiatement pouvoir, et c’est pourquoi l’État est indissolublement lié à l’impôt – au fisc – qui est l’appropriation – la confiscation – de la puissance collective par une instance qui en usera à sa guise. L’avènement des gouvernements est d’ailleurs directement issu de la Révolution néolithique, c’est-à-dire de la production d’un surplus de richesse stockable, que s’approprie une instance centrale qui en use pour payer les forces de contraintes (soldats, bureaucrates et prêtres) elles-mêmes
nécessaires pour lever l’impôt. Et c’est cette connexion essentielle entre l’État et l’argent que réalise le monnayage, c’est-à-dire la transformation de l’argent en monnaie. L’argent, comme matérialisation de la valeur d’échange, naît de façon toute naturelle de l’échange et dans l’échange, mais il n’est pas encore monnaie : ainsi, pendant vingt-cinq siècles les Mésopotamiens ont organisé la vie économique d’une civilisation urbaine raffinée, pratiqué le commerce de détail et de gros, élaboré des transactions financières complexes, tenu des 822 comptabilités précises, en utilisant de simples lingots de métal . L’apport du monnayage réside alors dans l’apposition d’une empreinte (le type) sur un flanc de métal, qui en acquiert par là une valeur nominale : la frappe monétaire consiste à inscrire dans le métal une « empreinte caractéristique » 823 (χαρακτῆρ) qui l’identifie comme monnaie de tel peuple. L’invention de la monnaie est attribuée par Hérodote à Crésus, roi de Lydie, mais elle provient plus vraisemblablement des Cités commerçantes d’Ionie dans lesquelles elle e se généralise au VI siècle. La Cité d’Égine fut vers 550 la première à se donner un logotype – en l’occurrence, la tortue –, puis toutes les Cités grecques choisissent une empreinte caractéristique : la chouette sur les drachmes athéniens, le lion sur les pièces de Milet, le poulain à Corinthe, le phoque à Phocée, le thon à Cysique, l’abeille à Éphèse… L’identification de 824 la Cité émettrice est la première fonction du monnayage . La frappe de monnaie relève ainsi d’abord de l’affirmation de soi par une société, et elle présuppose que la communauté ait pris conscience de son existence, qu’elle soit devenue autonome : si la plupart des Cités grecques se mettent à battre e monnaie dans la seconde moitié du VI siècle, c’est que chaque peuple, chaque δῆμος, s’est alors constitué en sujet politique, qu’il est auto-nome et décide de sa loi (νόμος) : la monnaie (νόμισμα) est alors un signe de cette 825 auto-nomie – et, si les communautés grecques s’approprièrent ainsi leur puissance sociale manifestée dans la valeur d’échange, c’est qu’elles se constituaient en Cité précisément par le dialogue, dans les Assemblées, et parvenaient à la conscience de leur être-en-commun par cette autre modalité de l’échange. Il faut donc, à l’instar d’Aristote, souligner le rapport entre la monnaie (νόμισμα) et le νόμος, non plus cependant pour y voir le signe de la
conventionalité de la monnaie, mais pour mettre en lumière sa connexion essentielle avec l’autoconstitution d’un peuple et la régulation sociale, c’est-à826 dire la « nomisation » de la société : la monnaie est l’objectivation du νόμος. L’argent est originairement une fonction de l’échange, mais l’échange est manifestation phénoménale de l’essence commune à la communauté : l’invention de la monnaie est alors la reconnaissance de l’essence sociale de la valeur, et la découverte que, dans l’argent, c’est bien une communauté qui s’exprime. La monnaie est ainsi d’abord et avant tout expression sociale. Le mot νόμισμα signifie d’abord « institution », c’est-à-dire ce qui est institué par une communauté, ainsi Sophocle définissait-il l’argent dans Antigone : « Jamais ne s’est développée chez les hommes institution (νόμισμα) aussi 827 mauvaise que l’argent (ἄργυρος), qui dévaste les Cités . » Le grec νόμισμα pourrait être compris comme « objet social », simple objectivation de la loi commune par laquelle un peuple se constitue et se définit – d’où, à partir d’Alexandre le Grand, le remplacement sur les types monétaires de la figure animale par le profil du roi, qui affirme l’incarnation du soi social dans la personne du Prince. L’une des fonctions premières de la monnaie était alors la constitution du Trésor de la Cité : la frappe de monnaie avait originairement pour fonction, pour une communauté, de garder la mainmise sur sa propre puissance objectivée, de la maintenir comme sienne, à portée de main. La richesse monétaire, sous forme de Trésor, n’est autre que la puissance sociale réifiée. L’histoire de la monnaie des origines jusqu’à l’avènement du capitalisme est en cela politique : il s’agit à chaque fois de déterminer l’ampleur de la confiscation de la puissance sociale par l’instance politique, et l’usage qu’elle fait de cette puissance sociale confisquée – manifester la grandeur du Prince, faire la guerre, bâtir des sanctuaires. L’argent est donc l’objectivation de la puissance commune à une communauté, c’est-à-dire de puissance d’agir. Or l’essence originaire de cette activité, en tant que passage de la puissance à l’acte, est le temps, et c’est pourquoi l’argent mesure toujours un temps de travail. Dans l’argent, c’est donc du temps de travail qui existe sous forme d’objet : « L’argent est le temps de travail en tant qu’objet universel, ou l’objectivation du temps de
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travail universel . » Il ne faut donc pas dire : le temps, c’est de l’argent, mais bien : l’argent, c’est du temps. L’argent donne alors précisément à la temporalité immanente à la subjectivité le mode d’être de l’objet, c’est-à-dire un résultat, fixe et inerte, et présent dans l’espace. En effet, précise Marx, « on peut opposer le travail objectivé, c’est-à-dire présent dans l’espace en tant que travail passé, au travail présent dans le temps. Pour autant qu’il est censé exister dans le temps comme travail vivant, il n’est présent qu’en tant 829 que sujet vivant ». Tout produit, quel qu’il soit, est objectivation d’un travail passé, et il existe dans l’espace : le propre de l’argent est d’objectiver le travail en tant que tel, l’activité même de la production, et de lui donner la forme d’un objet présent dans l’espace. Le temps n’existe originairement que comme activité, il est originairement immanent au travail subjectif, mais l’argent donne au temps une existence objective détachée du travail subjectif. La masse monétaire d’une Cité est du temps de travail passé, accumulé, qui a ainsi été détaché du travail nécessaire, et c’est pourquoi il est Trésor : il est une réserve de temps qui pourra être consacré à autre chose qu’aux activités nécessaires. Cette autonomisation du temps par rapport à l’activité de production fonde en effet la possibilité d’une libération de l’existence par rapport à la nécessité de satisfaire ses besoins : c’est-à-dire qu’il rend possible le « temps libre ». Ainsi peut être circonscrite la réalité de la richesse : 830 « Richesse égale donc temps disponible », ainsi que le fondement de l’économie : « L’économie réelle – l’épargne – consiste en épargne de temps de travail […]. L’épargne de temps de travail égale augmentation de temps 831 libre, c’est-à-dire de temps pour le plein développement de l’individu . » Le propre de l’argent est alors d’objectiver ce temps libre, et de le rendre appropriable et manipulable – et avoir beaucoup d’argent, c’est en effet pouvoir faire travailler autrui à sa place et, par suite, libérer son temps de la nécessité naturelle. Et ce temps libre est « la base de la culture (Kultur) en général », qui libère l’homme de la nature. La production de temps libre est en cela le moteur même de l’histoire humaine : « La production de temps de surtravail d’un côté est en même temps production de temps libre de l’autre. Tout le développement humain, pour autant qu’il dépasse le développement
immédiatement nécessaire à l’existence naturelle, consiste uniquement en l’utilisation de ce temps libre et le présuppose comme son fondement 832 nécessaire . » C’est pourquoi le champ économique ne saurait être rabaissé au simple niveau de l’intendance qui gère des échanges, ni même à la production et la consommation. L’économie est fondamentalement « production de temps libre », c’est-à-dire libération du temps de l’existence par rapport aux nécessités purement naturelles ; le champ économique investi par Marx est celui de la production du temps : « Plus le temps dont la société a besoin pour produire du blé, du bétail, etc., est réduit, plus elle gagne de temps pour d’autres productions, matérielles ou spirituelles. Comme pour un individu singulier, la plénitude de son développement, la multiplicité de ses plaisirs et de son activité dépendent de l’économie de temps. Économie du temps, voilà en quoi se résout en dernière instance toute économie 833 politique . » § 20. FÉTICHISME ET MYSTICISME
L’échange est la méthode immanente par laquelle les hommes mènent au paraître leur essence commune, mais cette fonction phénoménologique de l’échange leur demeure inconnue : seul le philosophe peut, après coup, mettre en évidence ce qui s’y joue. La phénoménologie marxienne de la dialectique matérielle des échanges procède ainsi de la phénoménologie hegélienne, où le philosophe tire les leçons des expériences de la conscience que la conscience elle-même est incapable de tirer. La dialectique fondamentale cependant n’est plus celle des expériences de la conscience, mais celle des pratiques concrètes par lesquelles les hommes produisent leur vie. C’est dans cette dialectique matérielle que se manifeste l’essence réelle effective de l’homme : mais il ne suffit pas alors d’exhiber ce qu’est l’échange en soi (ou pour nous), il convient aussi de déterminer ce qu’il est pour elle, pour la conscience effectivement engagée dans l’échange : c’est-à-dire pour les échangeurs qui 834 « ne savent pas, mais font pratiquement » cette réduction du travail subjectif.
Or l’apparition de la monnaie provoque un retournement, un 835 « renversement nécessaire », du rapport de l’homme à sa propre puissance de travail. À partir du moment où une monnaie a cours légal, elle s’impose en effet dans les échanges économiques : c’est-à-dire qu’elle impose le mode d’être d’un objet matériel à cette puissance commune. Si, donc, la valeur d’échange est, en soi, expression phénoménale de la puissance commune à la communauté, dans l’échange, elle apparaît, pour l’échangeur, comme fragment déterminé de la masse monétaire. C’est-à-dire que la valeur d’échange prend la forme du prix. Le prix et la valeur d’échange semblent être la même chose, mais en vérité ils sont les deux figures inversées de cette chose. La valeur d’échange est la valeur en tant qu’elle est expression phénoménale de la puissance sociale, le prix est cette même valeur en tant qu’elle est posée comme expression d’une quantité d’argent : « Si donc, à l’origine, l’argent exprimait la valeur d’échange, maintenant, en tant que prix, en tant que valeur d’échange réalisée mentalement, posée de manière idéelle, 836 la marchandise exprime une somme d’argent . » En soi, la valeur n’est pas prix, mais elle acquiert un prix dès lors que l’échange est médiatisé par la monnaie : « Du fait que la valeur a une existence autonome en dehors des marchandises, le prix de la marchandise apparaît comme étant une relation extérieure des valeurs d’échange ou des marchandises à l’argent ; la marchandise n’est pas prix comme elle était valeur d’échange en vertu de sa substance sociale : la marchandise est valeur d’échange, mais elle a un 837 prix . » Le propre de la forme-prix est ainsi d’apparaître comme manifestation de l’argent ; alors que la valeur d’échange est expression de la pure puissance de travail commune aux sujets vivants, le prix la donne à voir comme expression d’une quantité de matière objective et morte. L’événement décisif et inaperçu qui advient dans le monnayage est donc cette rupture de la forme phénoménale par rapport à son essence et son attribution à une substance objective et matérielle : la valeur n’est pas saisie comme fonction de l’activité sociale dont l’essence est le travail subjectif, mais comme fonction d’une chose matérielle extérieure et objective : « Ce qui, de prime abord, caractérise l’argent, ce n’est pas le fait que la propriété s’aliène en lui.
Ce qui y est aliéné, c’est l’activité médiatrice, c’est le mouvement médiateur, c’est l’acte humain, social, par quoi les produits de l’homme se complètent réciproquement : cet acte médiateur devient la fonction d’une chose matérielle en dehors de l’homme, une fonction de l’argent […]. Tous les caractères qui appartiennent à l’activité générique de la production, propres à 838 cette activité, sont dès lors transférés à ce médiateur . » Cette attribution à l’objet produit de ce qui pourtant ne relève que des sujets producteurs, c’est ce que Marx nomme fétichisme. Le concept provient du Culte des dieux fétiches où Charles de Brosses entendait fournir une théorie générale des religions primitives : le fétichisme désigne alors l’attribution à un artefact (sens premier du mot « fétiche », dérivé, via le 839 portugais feitiço, du latin facticius) de pouvoirs surnaturels , et le concept de fétichisme a pour fonction de critiquer la naïveté de ceux qui vénèrent dans leurs produits ce qu’eux-mêmes y ont mis, en oubliant, aussitôt sculptées, l’origine humaine de leurs idoles de bois. Or c’est bien une telle naïveté qu’impose au producteur le mode d’être de la marchandise : en tant que celle-ci revêt une double forme, celle de la valeur d’usage et de la valeur 840 d’échange, elle est en effet « une chose sensible suprasensible » (ein sinnlich übersinnliches Ding). La valeur d’usage est sa « forme sensible », c’est-à-dire l’ensemble de ses caractéristiques concrètes qui lui permettent de satisfaire les besoins particuliers d’un sujet. Cette forme est parfaitement compréhensible pour le producteur, puisqu’elle est le résultat de son activité consciente : la forme de la valeur d’usage est celle qu’impose à la matière le travail subjectif. Mais, en entrant sur le marché, ce même produit se voit doté d’une autre forme, la valeur d’échange, que le sujet ne sait pas lui avoir ajouté. Cette forme est alors « suprasensible » en ce qu’elle est pure quantité universelle et abstraite, et elle demeure mystérieuse au producteur, puisqu’elle ne procède pas de son activité subjective et ne peut pas s’expliquer par elle. Le point de vue de la science (pour-nous) permet de reconnaître que cette forme est le produit non du travail particulier concret du producteur, mais d’une quantité de puissance de travail, et que l’objectivité de valeur est le corrélat de la quantité de travail commune à la communauté des
sujets ; par suite, qu’elle exprime l’ensemble des conditions de possibilité du travail particulier. Mais le point de vue de la conscience qui opère l’échange lui interdit de saisir l’ensemble de cette puissance, qui d’une part excède les limites de son entendement et d’autre part se déploie derrière son dos : son point de vue lui impose d’attribuer la forme-valeur à son produit. En d’autres termes, l’échangeur est tributaire d’une attitude naïve – une attitude naturelle, non critique – et fait de la forme-valeur une caractéristique objective qui adhère et définit son objet, sans pouvoir opérer sa reconduction à la puissance subjective commune qui s’est objectivée en lui. Le fétichisme induit alors ce que Marx appelle le mysticisme, c’est-à-dire l’inversion qui conduit les sujets à localiser dans une objectivité substantielle ce qui ne relève que d’une activité subjective pure. La critique du mysticisme inhérent à la métaphysique était déjà un axe central de la Critique de la raison pure, où est récusée la « déduction mystique (mystische Deduction) des idées » du platonisme, qui les « dérivent de la raison suprême, d’où elles ont passé dans la raison 841 humaine » : il y a là cependant, précisait Kant, « le vice d’une raison 842 renversée », qui inverse le rapport entre la finitude subjective et les idées de la raison. C’est cette critique que Marx réitère contre Hegel, pour qui « la substance mystique devient sujet réel et le sujet réel apparaît en tant qu’un autre, en tant qu’un moment de la substance mystique. C’est précisément parce que Hegel part des prédicats de la détermination universelle au lieu de partir de l’ens réel, du sujet, et qu’il faut bien cependant qu’un porteur soit là 843 pour cette détermination, que l’Idée mystique devient ce porteur ». La substance mystique est ainsi issue de la projection de l’essence commune immanente aux sujets producteurs dans la transcendance de l’objectivité, et dans l’échange économique c’est alors l’argent qui est le « porteur » de cette substance, et c’est pourquoi il est le fétiche par excellence. L’attitude naïve, par laquelle le sujet tend à attribuer à l’objectivité transcendante ce qui ne relève que des principes immanents à sa subjectivité, 844 c’est ce que Kant nommait « superstition » : le fétichisme est ainsi superstition pratique, où le sujet concret attribue à son produit sa propre puissance de production. Le concept de fétichisme permet ainsi d’aborder la
question de l’illusion dans le champ matériel de la vie concrète, et c’est pourquoi Marx récuse comme superficielle la critique feuerbachienne de la religion. Feuerbach avait, en effet, déjà initié une semblable critique par la mise au jour de l’illusion religieuse : tout son propos dans L’Essence du christianisme consistait en effet à affirmer que l’homme ne vénérait en Dieu que sa propre essence mystifiée : « L’être divin n’est rien d’autre que l’essence humaine ou, mieux, l’essence de l’homme, séparée des limites de l’homme individuel, c’est-à-dire réel, corporel, objectivée, c’est-à-dire 845 contemplée et honorée comme un autre être . » Mais cette critique demeurait elle-même mystique, en ce qu’elle se fonde sur la conscience religieuse, et il faut alors reprocher à Feuerbach de « faire de l’illusion religieuse la force motrice de l’histoire […]. Cette conception est vraiment religieuse, elle suppose que l’homme religieux est l’homme primitif dont part toute l’histoire, et elle remplace, dans son imagination, la production réelle des moyens de vivre et de la vie elle-même par une production religieuse de 846 choses imaginaires ». À cette forme elle-même illusoire de l’objectivation de l’essence humaine dans une Idée mystique, il s’agit alors d’opposer une objectivation réelle et effective, où c’est la pratique qui se dépossède ellemême de son essence et l’objective dans une chose effectivement réelle : l’argent est cette chose et, en tant qu’il incarne et cristallise en lui l’essence humaine, il est ce que Feuerbach appelait Dieu. La monétarisation des échanges fait en effet de l’argent le médiateur universel, et, « à travers ce médiateur étranger, l’homme, au lieu d’être lui-même le médiateur pour l’homme, aperçoit sa volonté, son activité, son rapport avec autrui comme une puissance indépendante de lui et des autres. Rien d’étonnant à ce que ce 847 médiateur se change en un vrai dieu ». « L’argent », notait alors Marx, « est 848 le dieu parmi les marchandises ». Il est alors possible de définir l’argent en son essence. L’argent est l’objectivation, l’autonomisation et la réification de la valeur d’échange ; la valeur d’échange est la manifestation phénoménale de la puissance de travail propre à la communauté des sujets, cette puissance de travail est l’essence commune de l’humanité ; l’argent est donc l’objectivation, l’autonomisation et
la réification de l’essence même de l’humanité : « La force divine de l’argent réside dans son essence en tant qu’essence générique aliénée de l’homme, dont il a été dessaisi et qui se transfère. L’argent est la puissance expropriée de l’humanité (in seinem Wesen als dem entfremdeten, entäussernden und sich veräussernden Gattungswesen der 849
Menschen. Es ist das entäusserte Vermögen der Menschheit)
.»
L’argent opère l’objectivation et l’hypostase de l’essence commune à la communauté, qui va attribuer à une chose ce qui ne relève que du sujet humain et de sa propre loi essentielle – à savoir, le travail social. Et le propre de cette inversion est alors qu’elle ne demeure pas théorique, qu’elle n’est donc pas une simple erreur concernant le champ superficiel de la théorie, mais qu’elle est pratique et concerne donc tous les hommes dans leur activité quotidienne : « L’argent n’est pas un symbole, pas plus que l’existence d’une valeur d’usage comme marchandise n’est un symbole. Le fait qu’un rapport social de production se présente sous la forme d’un objet existant en dehors des individus et que les relations déterminées dans lesquelles ceux-ci entrent dans le procès de production de leur vie sociale se présentent comme des propriétés spécifiques d’un objet, c’est ce renversement (Verkehrung), cette mystification non pas imaginaire mais d’une prosaïque réalité qui caractérise 850 toutes les formes sociales du travail créateur de valeur d’échange . » L’argent est ainsi le pivot à partir duquel s’opère le basculement qui conduit l’homme à transférer dans l’objectivité matérielle ce qui en vérité ne relève que de la pure activité subjective : l’argent est, comme tel, la « puissance de renversement » (verkehrende Macht), qui institue « le monde renversé » (die 851 verkehrte Welt) du fétichisme de l’objectivité. § 21. MÉTAPHYSIQUE, TRAVAIL ET ARGENT
Le fondement pratique et communautaire de la substruction théorique : Husserl La tâche d’une généalogie de la logique. – Kant critiquait le « renversement » de la raison propre au dogmatisme rationaliste de la
métaphysique, qui « hypostasie » ses idées en leur postulant une réalité objective sans opérer leur reconduction à l’activité du sujet fini. Tout le débat de Marx avec Hegel consiste à radicaliser cette critique, et à lui reprocher son « mysticisme logique », défini par « cette inversion du subjectif dans l’objectif 852 et de l’objectif dans le subjectif ». C’est ainsi tout le système de la métaphysique qui doit se définir par cette inversion, et la tâche propre à la pensée posthegélienne fut en effet de repenser l’Histoire occidentale comme celle de cette raison pervertie – c’est-à-dire comme celle du nihilisme. L’avènement du nihilisme n’est pas unilatéral pourtant, puisqu’il révèle l’oubli, ou le déni inaugural, et donne sa tâche à la pensée, qui est de se mettre en quête de la source oubliée de toute rationalité, afin de refonder la raison en la réenracinant dans son origine. Husserl a consacré sa vie à assumer la tâche imposée par la « situation 853 d’effondrement de notre époque, y compris l’effondrement de la science ». Tout son itinéraire culmine dans la Krisis, où il reconnaît que « la crise européenne s’enracine dans l’erreur d’un certain rationalisme », et cette erreur 854 peut se dire d’un mot : elle est « objectivisme ». L’objectivisme se caractérise par une triple opération : d’abord la « substruction » (Substruktion) qui double le monde primordial d’une superstructure idéale et ainsi le recouvre d’un « vêtement d’idées » ; la « substitution » (Unterschiebung), qui pose cette superstructure logique comme seul vrai monde à la place du monde donné dans l’intuition ; l’« inversion » (Verkehrung), enfin, qui conduit à faire de toutes mes expériences quotidiennes un simple effet, subjectif et approximatif, d’une réalité objective et exacte. Du point de vue de la science moderne – c’est-à-dire de la métaphysique dont Hegel a pleinement déployé la phénoménologie –, « les phénomènes n’existent que dans les sujets ; ils sont en eux comme de simples conséquences causales des processus qui ont lieu dans la vraie nature », et dès lors « l’ensemble des vérités qui concernent 855 son être effectif perdent toute valeur » : c’est pourquoi la modernité est crise, non seulement parce que les vérités de la science ne correspondent à rien dans la vie humaine, mais encore parce que cette science implique la dévalorisation (Entwertung) de la finitude subjective désormais
systématiquement soumise à, et évaluée par, l’objectivité. La tâche de la pensée est alors d’opérer la refondation terminale (Endstiftung) de la rationalité, par son « renversement total » (totale Umstellung) : mais dans le même moment s’impose la mise au jour de l’institution initiale (Urstiftung) de cette rationalité, et la phénoménologie tend alors à se muer en généalogie, puisqu’il s’agit de rétrocéder à l’événement inaugural qui a donné à la rationalité sa constitution spécifique à l’Occident – d’où le titre directeur de la 856 pensée de Husserl, celui d’une « généalogie de la logique ». La crise apparaît donc comme accomplissement terminal de cette institution initialement pervertie de la raison, c’est-à-dire comme achèvement de la téléologie occidentale de la rationalité, et met ainsi en lumière « l’idée philosophique immanente à l’histoire de l’Europe […] la téléologie qui lui est 857 immanente ». L’événement de la fondation initiale de la rationalité n’est en effet autre que l’institution même de la philosophie par les Grecs : « Avec l’apparition de la philosophie grecque […] s’accomplit une mutation (Umwandlung) qui ne s’arrêtera pas, et qui finalement entraîne dans son sillage toutes les idées de la finitude, et du même coup l’ensemble de la 858 culture spirituelle et de son humanité . » En Grèce advient ainsi une véritable « révolution (eine Revolutionierung) de l’ensemble de la culture, une révolution dans le mode d’être de l’humanité dans son ensemble en tant que créatrice de culture. Elle signifie aussi une révolution de 859 l’historicité (eine Revolutionierung der Geschichtlichkeit) », qui précisément donne à l’Histoire occidentale sa téléologie, et c’est donc en 860 Grèce que se trouve le « commencement téléologique » du destin de l’Europe. Répondre à la crise consiste d’abord à reléguer comme dérivé le champ de la superstructure objectivo-logique, et à reconnaître qu’il n’y a là qu’un « vêtement d’idées jeté sur le monde de l’intuition et de l’expérience 861 immédiate » : par là même, « la science finalement perd son autonomie comme problème et comme performance pour devenir un simple problème 862 partiel ». L’impératif de refonder la rationalité impose donc le « démantèlement » (Abbau) des strates logiques accumulées par l’Histoire
pour retrouver le domaine des expériences primordiales, par le biais d’une 863 « reconduction (Rückleitung) à un a priori universel anté-logique », qui quitte la surface du « vêtement d’idées » pour « parvenir effectivement à la sphère de la profondeur […] dans le mode d’expérience qui lui est 864 propre ». Il n’y a pas là pourtant irrationalisme, mais bien au contraire accès à l’essence originaire de la raison par laquelle se révèle « qu’une activité logique est déjà déposée dans des couches où la tradition ne l’a pas vue, et que la problématique logique traditionnelle la situe à un étage relativement élevé, mais surtout que c’est dans les couches inférieures qu’on peut trouver les présupposés cachés sur le fond desquels seulement deviennent intelligibles le sens et la légitimité des évidences supérieures du logicien ». Tout l’enjeu de la généalogie de la logique consiste ainsi à quitter ces étages élevés où les questions logiques sont d’ordinaire abordées pour descendre l’escalier, jusqu’au bout, pour aller éclairer la cave – ou le cellier, qui recèle la puissance du décèlement – et « atteindre un concept large de 865
logique et de λόγος », qui, par un retournement complet du platonisme, va l’aborder à l’intérieur même du « domaine de la doxa primordiale », c’est-à866
dire de « la simple proto-doxa donatrice » . La communauté et sa communisation comme essence du monde de la vie. – Face à cette tâche radicalement nouvelle, Husserl reconnaissait « être un 867 débutant absolument », et sa tentative pour frayer des voies vers ce « puissant système de vérités aprioriques d’un genre nouveau et suprêmement 868 étonnant » fut lente et tâtonnante – puisque précisément en ces obscurs souterrains l’on ne peut progresser qu’à tâtons. Le principe phénoménologique qui commande tout l’itinéraire de Husserl consiste à fonder tout sens sur une intuition primordiale et, ainsi, à refonder toute idéalité dans l’évidence de son vécu charnel. La réduction de la couche objectivo-logique fait ainsi plonger le sujet transcendantal, de son horizon d’objets, dans les profondeurs de ce qui ne se donne qu’à ses vécus, et le monde n’est alors plus corrélat de son activité intellectuelle, mais corrélat de sa chair ; il est monde de la vie : « Si nous voulons revenir à une expérience entendue au sens d’origine ultime qui fait l’objet de notre enquête, ce ne peut
être qu’à l’expérience originaire du monde de la vie, expérience qui ne comporte encore aucune de ces idéalisations mais en est le fondement 869 nécessaire . » Mais la question est alors de déterminer comment une quelconque objectivité peut s’édifier sur ces bases, puisque le propre de la réduction est de réduire le sujet à sa sphère subjective ; par là même, le monde de la vie semble se réduire à un flux de données sensorielles qui ramène l’homme à l’animal, puisque « je ne peux être un être humain, je ne peux être une personne si je suis aveuglément chaque excitation, si je réagis de façon simplement instinctive, si je suis simplement le sujet de dispositions 870 psychophysiques ». En d’autres termes, si la réduction semble ramener à la particularité de vécus subjectifs, aucune universalité ne peut s’en déduire, et c’est par suite le caractère fondatif d’un tel monde de la vie qui est récusé. Tout le propos de Husserl consiste alors à mettre en évidence que le monde de la vie recèle son universalité immanente, et que ses données ne sont pas des particularités qui n’auraient pas en elles leur sens, mais qu’elles recèlent tout au contraire la plénitude d’un sens qui se déploie dans ces profondeurs. Le monde de la vie est en effet monde au sens plein, c’est-à-dire qu’il s’offre comme un tout transcendant à ma subjectivité, dont la validité ne peut pas se fondre dans ma disposition psychophysique. C’est-à-dire qu’il n’est jamais simplement monde pour moi, mais toujours d’emblée monde pour tous : « Le monde m’est donné en tant qu’il est ce qu’il est donné à tous […]. La forme 871 ontologique du monde est celle du monde pour tous . » Radicaliser sans cesse la réduction comme le fit Husserl, descendre des étages élevés de la logique formelle, conduit ainsi à dépasser le sujet – le rez-de-chaussée – pour s’enfoncer dans les profondeurs d’un être-en-commun qui précède et fonde toute subjectivité finie : ainsi se révèle que l’intersubjectivité est plus fondamentale que la subjectivité, et que toute subjectivité procède d’une intersubjectivité primordiale. La phénoménologie n’est donc en rien un solipsisme transcendantal, ou plutôt, si la réduction impose de traverser l’enfer d’une solitude radicale, ce n’est que comme étape provisoire d’un cheminement vers le rapport à autrui : elle est « rien moins qu’une pure
eidétique de l’ego singulier, mais bien plutôt eidétique de l’intersubjectivité 872 phénoménologique ». Ce qui se manifeste, c’est alors l’essence originairement intersubjective de l’objectivité : en son fond, l’objectivité n’est rien d’autre que le corrélat de l’intersubjectivité, elle procède de « l’intersubjectivité universelle (die universale Intersubjektivität) en laquelle se résout toute objectivité, tout étant en général (alle Objektivität, alles 873 überhaupt Seiende) ». Si finalement la subjectivité transcendantale est déduite en retour de l’horizon de l’objectivité qui s’ouvre à elle, si elle ne fait jamais que se reprendre à partir de cet horizon en se dégageant de sa fascination première pour l’objet, alors la question fondamentale est celle de la production primordiale de l’objectivité par l’intersubjectivité. Dans les profondeurs mêmes du monde de la vie, le tout n’apparaît comme monde que parce que son flux est constitué par un pôle d’universalité qui est l’intersubjectivité transcendantale, qui est dès lors l’instance primordialement constituante : mais elle doit alors être pensée en son unité principielle, unité qui précède et rend possible la reconnaissance par les sujets des validités de sens. En cela, l’intersubjectivité, en tant qu’elle constitue le monde-encommun, est être-en-commun primordial et s’avère donc plus essentiellement communauté : « La subjectivité transcendantale concrète est, vue de l’intérieur, la totalité unifiée purement transcendantalement, n’étant concrète qu’ainsi, de la communauté ouverte des moi. L’intersubjectivité transcendantale est le sol d’être (Seinsboden) absolu, le seul qui soit autonome, à partir duquel tout ce qui est objectif, le tout de l’étant objectivement réel, mais aussi tout monde objectif idéal tire son sens et sa validité », elle est « le sol ontologique dans lequel tout ce qui est transcendant 874 puise son sens ontologique en tant qu’être d’un étant » . Avec la communauté, Husserl circonscrit donc l’être de l’étant, le sol ontologique, le fondement de l’essence : la radicalisation incessante de la réduction conduit à dégager « une conscience communautaire » (Gemeinschaftsbewußtsein) qui, au niveau primordial de la perception, donne 875 aux choses leur « aspect communautaire » (ihre Gemeinschaftsaspekte) et met en évidence que toute validité de sens est « intrinsèquement
876
communautaire » . Le cheminement de la réduction consiste ainsi d’abord à réduire toute l’objectivité au sujet transcendantal, ensuite à montrer que le vécu charnel est le contenu réel de toute idéalité et, ainsi, à incarner ce sujet transcendantal, à réduire alors l’ensemble de la couche objectivo-logique par une plongée dans le monde de la vie : mais pour montrer en dernière instance que c’est la communauté qui est le véritable sujet transcendantal constituant ce monde de la vie. Il est possible de nommer « esprit commun » cette « conscience communautaire » qui est instance primordiale de la constitution du monde, et en laquelle se situe chaque sujet – dans un espace transcendantal qui n’est lui-même rien d’autre que cette pure intersubjectivité : la réduction atteint en effet la « couche d’une conscience générale, suprapersonnelle, et à l’opérativité pourtant personnelle, vivant dans toutes les personnes qui y sont partie prenante, s’écoulant à travers elles, ou bien plutôt jaillissant à partir d’elles et s’écoulant pourtant à travers elles […]. Il n’y a donc pas simplement analogie si nous parlons par exemple d’un esprit 877
commun ». Cet esprit commun, ce Gemeingeist purement immanent à la communauté humaine, doit donc être reconnu comme base réelle, source primitive et essence originaire de l’Esprit objectivé par la métaphysique depuis les Grecs jusqu’à Hegel. En dernière instance, l’objectivité comme telle est réductible à la communauté intersubjective, et par suite toute essence procède d’un « supraconcept d’essence » (ein Wesens-Oberbegriff), qui est la 878
« communauté générique » (Gattungsgemeinschaft) . L’intersubjectivité se révèle comme fondement de l’objectivité, et l’unité de la visée intentionnelle qui définit l’objet doit alors se reconduire à l’unité de l’intersubjectivité, c’est-à-dire à son unification en communauté : « Il s’agit bien d’une prestation intentionnelle d’ensemble et multistratifiée de la subjectivité qui est à chaque fois en cause, celle-ci n’est pas cependant une subjectivité isolée, mais le tout de l’intersubjectivité dont la prestation est communisée (das Ganze der im Leisten vergemeinschafteten 879 Intersubjektivität) . » Cette unification purement immanente de l’intersubjectivité transcendantale, c’est ce que Husserl nomme sa communisation, et la généalogie de la logique parvient en dernière instance à
« nous qui constituons dans notre communisation le monde comme système polaire (in Vergemeinschaftung die Welt als Polsystem), c’est-à-dire comme 880 formation intentionnelle de la vie communisée ». C’est alors cette communisation qui constitue l’être même du monde : « Le monde en général n’est pas seulement étant pour les hommes pris dans leur singularité, mais pour la communauté humaine (die Menschengemeinschaft), et ce déjà par la communisation (die Vergemeinschaftung) de ce qui relève du simple niveau 881 de la perception . » Si, dans un premier temps, la réduction dégage le champ de l’ego, elle constate que cet ego n’est pas solus ipse mais toujours déjà membre d’une 882 communauté, et doit alors le reconnaître comme socius : « Ils ne sont des sujets individuels qu’en tant que membres sociaux de socialités et, en dernière instance, d’humanités liées socialement, liées ensemble sur un mode personnel, immédiat et médiat. L’unité d’une humanité totale s’étend aussi loin que s’étend la médiation de l’activité sociale (Einheit einer totaler 883 Menschheit reicht so weit als Mittelbarkeit der sozialen Aktivität reicht) . » C’est donc l’ensemble des modalités immanentes de la communisation de la communauté intersubjective qui devient le champ primordial d’investigation, c’est-à-dire la constitution des médiations sociales à partir du sol de la primordialité. Les modalités de l’autoconstitution de la communauté sont celles de la socialité : « Il va de soi, pour des raisons de génération, que les hommes vivent toujours en communauté, famille, tribu, nation, lesquelles à leur tour sont articulées en elles-mêmes en diverses socialités (gegliedert in 884 Sondersozialitäten), de façon plus riche ou plus pauvre . » La question de la « synthèse intersubjective » est donc celle de la « socialité universelle » (die 885 universelle Sozialität) , d’où « la grande tâche suivante : soumettre à la recherche la forme d’essences des prestations transcendantales dans toute la typique des prestations individuelles et des prestations intersubjectives, soit l’ensemble de la forme d’essence de subjectivité transcendantale dans ses 886 prestations, sous toutes ses formes sociales ». La phénoménologie transcendantale impose dès lors le développement systématique d’« une philosophie transcendantale intersubjective (sociologique) » dans le cadre de
la « fondation d’une psychologie intentionnelle de la communauté comme théorie sociologique générale de l’essence de la vie possible d’une 887 communauté humaine en général et de son “effectuation” commune ». Et parce qu’elle a reconnu dans la communisation de la communauté la polarisation ontologique primordiale qui ouvre le monde et constitue l’être de tout étant, cette sociologie est ontologie : elle est « ontologie sociale » 888 comprise comme « ontologie systématique des données sociales ». Le fondement pratico-technique de la substruction théorique. – La généalogie de la logique est reconduction de toute idéalité au vécu qui la fonde, et découvre ainsi le fondement du logique « dans des couches où la tradition ne l’a pas vu » ; c’est par ce mouvement qu’elle peut « atteindre un concept large de logique et de λόγος ». Ce concept large peut désormais être circonscrit : il est immanent à « la communauté universelle de vie » 889 890 (universale Lebensgemeinschaft) , il est la « communauté générique » dans son mouvement constant de communisation. À partir de la conquête de ce sol ontologique absolu, de ce Seinsboden, il s’agit alors de reconstruire la logique formelle et de déterminer comment s’édifient sur lui les multiples étages des substructions théoriques : toute la difficulté d’une généalogie de la logique est de mettre au jour la fondation des idéalités à partir de cette « expérience qui ne comporte encore aucune de ces idéalisations mais en est le fondement nécessaire », c’est-à-dire de définir le passage qui fait passer de la réalité à l’idéalité. Or la mise au jour du monde de la vie comme domaine des expériences primitives sur lequel s’édifie toute théorie le découvre comme « terrain pour toute praxis, qu’elle soit théorique ou extrathéorique […] donné d’avance 891 comme champ universel de toute pratique réelle ou possible . » Cette pratique se déploie elle-même à partir d’un a priori universel antélogique qui n’est autre que la nécessité vitale : « On possède naturellement à l’avance, en le tirant de l’homme, un a priori biologique : nous avons ici l’a priori des instincts charnels, des pulsions originelles, dont le remplissement (manger, se 892 reproduire, etc.) entraîne avec soi l’a priori de façon ultime . » Au fondement le plus obscur du monde de la vie se déploie ainsi « une
intentionnalité pulsionnelle universelle », et l’intentionnalité elle-même doit se fonder sur l’intentionnalité primitive – voire primaire – de la « pulsion » 893 (Trieb), et il faut conclure : « La primordialité est un système pulsionnel . » Dès lors, la généalogie de la logique doit tenter de mettre au jour l’émergence de l’idéalité à partir de cette nécessité vitale, c’est-à-dire de l’activité matérielle : « Cet horizon du monde est assurément tel qu’il n’est pas déterminé seulement par les aspects familiers de l’étant qui ont leur origine dans la pratique de la connaissance, mais aussi et avant tout par ce qui dérive 894
de la pratique de la vie quotidienne et de l’activité matérielle . » Un tel a priori universel du monde de la vie, le besoin et la pulsion, est commun à l’homme et à l’animal : la généalogie de la logique doit donc mettre au jour ce qui, dans le remplissement immanent de la visée intentionnelle (c’est-à-dire dans la satisfaction de la pulsion) propre à la communauté humaine, inclut des structures proto-logiques. Or la caractéristique de la pratique humaine est la technique : « Au niveau des besoins de la vie pratique (im praktischen Bedürfnisleben) certaines spécifications se sont découpées dans les formes et une praxis technique (eine technische Praxis) a toujours déjà visé à la restauration des formes chaque fois privilégiées et au perfectionnement des 895
mêmes formes . » C’est donc dans le tâtonnement des pratiques techniques qu’émerge peu à peu la forme de l’idéalité – et à la thèse proprement mystique du « miracle grec », qui voit dans l’avènement du λόγος la révélation verticale d’une vérité éternelle, il faut opposer la profonde dépendance de la Grèce à l’égard de l’Égypte, de la Mésopotamie et de l’Assyrie, qui inventèrent en effet toutes les techniques de l’arpentage, de l’architecture, de la comptabilité et de l’écriture. La généalogie de la logique doit ainsi reconnaître que « la pratique de l’arpentage, qui ne savait rien des idéalités, précéda la géométrie des idéalités. Une telle activité prégéométrique était pourtant pour la géométrie le fondement de son sens, fondement pour la 896
grande invention de l’idéalisation ». L’« ontologie systématique des 897 données sociales », qui permet de déterminer les modalités de la communisation de la communauté en même temps que sa constitution d’un 898
monde commun, impose alors une phénoménologie de la technique
,
comprise comme système des catégories (protologiques) immanent à toute praxis spécifiquement humaine. Il faut pourtant constater un échec de la généalogie husserlienne de la logique, puisque, en dernière instance, celle-ci repose sur une activité 899 intellectuelle qui n’est jamais étudiée pour elle-même et qui est posée comme agénétique, sans genèse. Ce serait donc l’édifice entier de la substruction théorique avec tous ses étages, ce serait toute la téléologie de l’Histoire occidentale et finalement ce serait la crise contemporaine dans son ampleur planétaire qui reposeraient entièrement sur les prestations « d’un acte 900 spirituel d’idéalisation, d’un penser pur » opérées par une infime minorité de philosophes il y a vingt-cinq siècles. Thèse proprement idéaliste, qui attribue une puissance effective à l’idéalité pure, thèse que récuse pourtant le motif même de la réduction au monde de la vie. L’essentiel dans l’inauguration grecque de la rationalité ne doit pas être identifié à un tel acte idéalisateur, mais bien plutôt à ce qui est oublié en un tel acte, ce qui est refoulé par lui, et qui recèle la puissance propre à la primordialité. Sur cet oubli, Husserl a pourtant vu l’essentiel : « Dans la mesure où le monde ambiant intuitif, ce pur subjectif, est oublié dans la thématique scientifique, dans cette mesure est également oublié le sujet travaillant lui-même (ist auch 901 das arbeitende Subjekt selbst vergessen) . » L’essence de l’être comme production : Heidegger Le travail comme comportement fondamental de l’existant. – L’institution même de la métaphysique par les Grecs procède ainsi de l’oubli, ou du déni, d’un fondement primordial qu’est l’« expérience communautaire » de sujets vivants. Il faut alors tenter de saisir plus radicalement encore l’essence primordiale de cette expérience : c’est ce que fit Heidegger, en menant à ses dernières conséquences la mise entre parenthèses de l’attitude théorique par une radicalisation de la phénoménologie de Husserl, dans une démarche de réduction qui reconduit tout concept aux expériences primordiales d’où il a jailli. La méditation heideggérienne consiste alors en une « déconstruction critique des concepts reçus afin de remonter aux sources où ils ont été
902
puisés », c’est-à-dire au moment grec où s’élabore toute la conceptualité occidentale, et il faut insister sur le fait que, « ce sens de “être”, les Grecs ne l’ont pas déniché ni extrapolé d’on ne sait où, c’est celui qui porte en lui la vie 903 elle-même qui était la leur, l’existence facticielle qui était la leur ». Il s’agit 904 donc d’opérer « la généalogie des concepts ontologiques fondamentaux » pour mettre au jour l’expérience fondamentale qui constitue leur essence et qui seule est à même de leur procurer leur sens. Le concept métaphysique fondamental pour dire la réalité, celui de Wirklichkeit chez Hegel et Kant, celui d’actualitas dans la scolastique médiévale, procède du concept fondateur d’ἐνέργεια élaboré par Aristote : or dans ces trois termes se manifeste immédiatement le lien avec un œuvrer (wirken), un acte (actu), un agir (ἐνεργεῖν). Le terme même par lequel la métaphysique a pensé la réalité renvoie ainsi à une activité, et l’accès à la réalité doit donc d’emblée récuser l’attitude passive de la contemplation théorique, qui ne peut jamais intervenir qu’après la mise au jour de l’étant par 905 cette « activité primordiale » (Urhandlung) : « Le connaître n’est qu’une appropriation et une façon de ratifier ce qui a déjà été mis à découvert dans 906 d’autres attitudes primaires . » La généalogie du concept d’ἐνέργεια permet alors de préciser que cette attitude primaire est l’activité de mise en œuvre 907 (ἐργάζεσθαι), c’est-à-dire le travail (ἔργον) ; la réduction du concept ontologique de réalité renvoie ainsi à un sujet, mais « non pas, comme chez Kant, au sujet qui appréhende, au sens de la relation de la res aux facultés de connaître, mais au sens d’une relation à notre existence, en tant qu’elle agit, 908 ou plus exactement qu’elle crée, qu’elle produit ». Il est alors possible de « montrer que les principales déterminations antiques de la réalité de l’étant trouvent leur origine dans le comportement de production, dans 909 l’appréhension de l’être au fil de la production ». Dans son rapport à tout ce qui est, la pensée grecque distingue en effet entre l’aspect (εἶδος) de la chose, sa frappe ou empreinte (μορφή) et la matière (ὕλη) qui reçoit cette frappe ou empreinte, et cette distinction est originairement immanente au travail de production : « Le potier qui fait un
vase donne à l’argile une certaine configuration. Donner une configuration implique de prendre pour fil conducteur et pour mesure une figure au sens de l’original, du modèle. La chose qui est produite l’est le regard fixé sur l’aspect anticipé de ce qui est à configurer. Cet aspect anticipé, cette vue préalable de la chose, c’est ce que les Grecs entendent ontologiquement avec le terme 910 d’εἶδος . » Parce que l’aspect donne à voir ce que la chose est avant même qu’elle soit produite, il est nommé τὸ τί ἦν εἶναι, ce que la chose avait à être : « L’εἶδος, en tant qu’aspect, anticipé dans l’imagination, de ce qui doit être frappé, nous livre la chose dans ce qu’elle était déjà et dans ce qu’elle est avant toute effectuation. C’est pourquoi l’aspect anticipé, l’εἶδος, sera 911 également nommé τὸ τί ἦν εἶναι, ce qu’un étant était déjà . » L’activité de production est ainsi téléologiquement orientée par cette visée de l’aspect que la chose aura à être, et qui rassemble l’ensemble de ses déterminations, et par suite cet aspect la délimite en son être : « L’aspect (εἶδος) et l’empreinte (μορφή) renferment à chaque fois tout ce qui appartient essentiellement à la chose en question. Elles constituent par là la limite de ce qui détermine une chose finie, achevée. L’aspect, dans la mesure où il renferme la totalité liée des déterminations réelles, est également conçu comme ce qui caractérise 912 l’achèvement, la finition de l’étant, en grec τέλειον . » L’achèvement de la production est alors effectivement mise en œuvre de cet aspect, et le concept de matière (ὕλη) s’impose comme le corrélat nécessaire de cette pensée de la production : « La matière est un concept ontologique de fond qui s’impose nécessairement quand l’étant est interprété dans l’horizon de la compréhension de l’être telle qu’elle est elle-même impliquée dans le 913 comportement producteur comme tel . » Mais par là même, parce qu’elle est saisie dans la perspective de la finition et de la délimitation de la forme, la matière s’impose aussitôt comme informe et illimitée : « Vu à partir de l’εἶδος, du τέλος, elle est bien plutôt l’ἄπειρον, ce qui est dépourvu de limites, mais ce qui en même temps doit l’être. Parce que le matériau déterminé et adéquat est choisi par référence à l’εἶδος, pour cette raison il est 914 en tant qu’illimité vis-à-vis de l’εἶδος . » C’est donc l’activité de production qui déploie primitivement l’horizon illimité et indéterminé de l’ἄπειρον, sur
lequel précisément elle va faire porter sa puissance de délimitation et de mise en forme, dans une lutte incessante qui vise à frayer une place au sein d’un impénétrable premier. Au Commencement il y a donc une panique face à cet illimité, mais cette panique est d’abord celle de la lutte vitale propre à la mise en œuvre de la forme dans l’informe : « Que l’œuvre en son être-œuvre et son être produit comme tel – soit comme œuvre artisanale, soit comme œuvre artistique – ait contribué de manière essentielle à la clarification et à la configuration véritable du concept antique de l’être, c’est ce qui peut et doit être mis en lumière à partir des dispositions fondamentales de l’existant grec antique. Ces dispositions manifestent une lutte pour arracher les choses et les figures à et dans l’épouvante de l’existant (in der Furchtbarkeit des Daseins). Elles confondent le mensonge d’une soi-disant sérénité de l’existant grec 915 antique . » La reconduction de la conceptualité métaphysique à sa source découvre ainsi l’activité de production comme son sens et fondement cachés : l’attitude primaire, qui fonde et précède toute attitude théorique, est le comportement de production propre à l’existant. L’ontologie grecque apparaît alors comme l’expression, non sue comme telle, de cette activité de production propre ; elle est une prestation déterminée de « l’existant comme producteur », et tous ses concepts sont « issus d’une compréhension de l’être qui appréhende l’étant eu égard à un effectuer, ou encore à une attitude de production de l’existant (herstellendes Verhalten des Daseins). Ces deux concepts d’essentia et d’existentia proviennent d’une interprétation de l’étant qui renvoie finalement à l’attitude de production, attitude de production qui, dans cette même interprétation, n’est cependant pas proprement saisie ni expressément 916 conçue ». Le maintien, dans la tradition philosophique, de ces concepts ne fut possible que par l’oubli de leur fondement productif : « Nous pouvons caractériser toutes ces attitudes à travers ce comportement fondamental de l’existant que nous nommons d’un mot : le produire (das Herstellen). Tous les caractères de la réalité que nous avons rappelés et qui ont été fixés pour la première fois dans l’ontologie grecque pour s’effacer ensuite et devenir purement formels en passant dans la tradition et se laissant manier comme
monnaie usée, déterminent ce qui appartient au premier chef à l’être-produit 917 du produit (Hergestellheit des Hergestellen) . » C’est donc toute la substruction de la conceptualité métaphysique qui procède d’une production originaire dont elle est le déni, et qui peut ainsi prétendre être donnée dans une pure contemplation détachée des contingences de la quotidienneté. Il n’est en effet possible de se rapporter au monde comme un donné, dans la contemplation, que parce qu’il a été au préalable produit, dans une production : « L’être à découvert du monde doit d’abord être conquis de haute lutte, il est quelque chose qui, de prime abord et le plus souvent, n’est pas disponible. Le monde est de prime abord fermé. » Cette manifestation du monde comme tout, qui s’offre dans tout son éclat, est ce qui définit la vérité, mais le domaine ouvert de la vérité (ἀλήθεια) est résultat d’une activité de décèlement qu’est l’ἀληθεύειν, qui « est un mode d’être de l’existant 918 humain ». Abordé au fil conducteur de la production, c’est-à-dire « en ne cessant de porter le regard sur la constitution d’essence de la production d’une œuvre, non seulement en tant que cette production est un comportement fondamental (Grundverhaltung) de l’être humain, mais surtout en tant qu’elle est une détermination existentielle (Existenzbestimmung) de l’existant 919 antique », le comportement fondamental du décelement primordial du monde (l’ἀληθεύειν) doit se définir comme activité de production. La généalogie heideggérienne découvre donc l’essence primordiale de l’être comme production, comprise comme ouverture et aménagement d’un monde : « La production est une prise de position fondamentale avec le monde, c’est-à-dire avec une manifestation serrée de l’étant (das Herstellen ist eine Grundstellung zur Welt, d.h. zu einer geschlossenen Offenbarkeit des 920 Seienden). Là où il y a monde, il y a œuvre, et inversement . » Le monde primordial doit donc se définir comme « monde de l’œuvre » ou « monde de l’ouvrage » (Werkwelt), et il faut conclure que « la mondanéité du 921 monde se fonde sur le monde spécifique de l’ouvrage ». Reconnaître ainsi la primordialité de l’œuvre récuse alors ab ovo tout solipsisme, puisqu’un tel monde est d’emblée monde commun : « Le monde de l’ouvrage apprésente, en même temps que les possibilités d’emploi de l’ouvrage, le monde au sein
duquel vivent les utilisateurs et les consommateurs et du même coup ces 922 derniers eux-mêmes . » Le monde primordial, celui qu’ouvre l’œuvre, n’est pas fondamentalement un monde de choses ou d’objets : c’est un monde d’hommes, puisque les choses n’y apparaissent (comme outils, comme matériaux) qu’au sein de cette visée fondamentale qu’est l’autre, en tant que celui à qui est destiné l’ouvrage ou celui qui m’a destiné cet outil. Une telle apprésentation de l’autre au sein du monde primordial a alors son mode d’être spécifique, qui n’est pas être-là-devant, mais être-ensemble : « Dans l’ouvrage dont l’artisan se préoccupe, ainsi que dans les matériaux qu’il emploie, l’outil de travail qu’il utilise, d’autres, ceux auxquels l’ouvrage est destiné et ceux qui ont fabriqué l’outil, sont là. Les autres font encontre dans le monde de la préoccupation ; le faire-encontre est un être-là-ensemble, non pas un être-là923 devant . » Autrui ne relève pas d’une objectivité transcendante que je devrais rejoindre à partir d’une intériorité solitaire, le rapport à autrui est partie intégrante de mon mode d’être, il m’est en cela immanent – et ce n’est que comme mode déficient de cet être-ensemble que la solitude peut se ressentir – ; nous sommes toujours déjà ensemble les uns avec les autres, et ce n’est qu’à partir de cet être-ensemble, qui rend possible l’ouvrage, qu’un monde peut s’ouvrir. Il n’y a d’être-au-monde que par l’être-ensemble : « L’existant est, en tant qu’être-au-monde, en même temps un être-ensembleles-uns-avec-les-autres […]. L’être-ensemble est un caractère d’être de 924 l’existant comme tel tout aussi originaire que l’être-au-monde . » Au fondement du monde il y a donc cette coexistence ontologique, qui est « un 925 être dépendant les uns des autres (aufeinander angewiesensein) ». Là donc où Husserl découvrait l’intersubjectivité comme instance fondamentale de constitution du monde de la vie, Heidegger découvre la coexistence comme instance fondamentale de constitution du monde de l’ouvrage. Mais, si l’attitude primaire de l’existant est le comportement de production, alors cette coexistence doit être abordée comme communauté de travail, et le monde de l’ouvrage plus exactement conçu comme « monde du travail » (Arbeitswelt). C’est ce que conclut Heidegger quand, en 1934, il reprend la question de la généalogie de la logique : sa méditation le conduit alors d’abord à réduire la
logique au langage, ensuite à réduire le langage à la question de l’être de l’homme, à mettre au jour l’historialité constitutive de cet être, pour enfin rendre possible une « désincarcération de l’essence de l’existant humain » qui met en évidence que l’ipséité de l’existence humaine « ne peut plus signifier, après l’éclatement principiel de l’égoïté et de la subjectivité, que cette existence est reprise dans le Je individuel et confisquée par lui, mais que mon 926 être est confié à l’être-ensemble l’un avec l’autre et l’un pour l’autre ». Le fondement auquel parvient la réduction ultime de la logique est la communauté historiale ; et cette communauté, précise aussitôt Heidegger, est primordialement celle du travail : « Plusieurs hommes ne peuvent être une communauté (Gemeinschaft) que parce que être homme dès le départ veut dire : être ensemble les uns avec les autres en étant disposé affectivement, de sorte que ce rapport ne s’évanouit pas quand un homme est tout seul. L’exposition au-dehors arrive à se donner à chaque fois sa marque particulière, son ampleur et sa limite, par le travail (Arbeit), lequel, selon son essence, dans cette exposition-au-dehors nous transporte à l’ordonnance de l’être qui est libéré en aboutissant à l’œuvre. Le travail n’a pas besoin, pour s’accomplir mieux, du travail des autres, comme si c’en était là un trait complémentaire, mais c’est à l’inverse le travail qui, en tant que comportement fondamental, est le fondement de la possibilité d’être ensemble les uns avec les autres. Le travail en tant que tel, même lorsqu’il est fait par un seul individu, transporte l’homme 927
dans l’être ensemble avec l’autre et pour l’autre
.»
Le travail se voit donc reconnu dans sa puissance ontologique primordiale : « C’est dans le travail et par lui que l’étant nous devient manifeste dans ses régions déterminées et l’homme, en tant que travaillant, est transporté dans la manifestation de l’étant et de son ordonnance. » La puissance ontologique primordiale est celle par laquelle l’étant devient manifeste, c’est-à-dire qu’il se présente, et le travail est la présentification primordiale de tout ce qui est : « Le travail fait entrer en présence l’étant. Le travail est le présent dans le sens original où nous attendons l’étant en allant à sa rencontre et le faisons 928 venir sur nous . » Le propre du travail est précisément de ne jamais être solitaire mais toujours communautaire, et cette communauté elle-même ne se réduit pas à un présent immobile, mais se constitue par le rapport à un héritage et à une œuvre à faire, c’est-à-dire à un passé et un avenir : « Chaque travail a sa source dans une tâche et il est lié à ce qui est transmis par la
929
tradition, il se détermine à partir d’une charge et d’une mission . » C’est précisément en quoi la communauté de travail est historiale, en ce que le travail n’est présentification que par l’intention de l’œuvre et par l’assomption d’un héritage. La puissance primordiale de l’histoire est par suite celle du travail : « Charge et mission, avenir et passé, sont une seule puissance (Macht) qui se tient en soi originalement dans une connexion d’ensemble, puissance qui en soi conjointement détermine le mode de la présence du présent et régit notre être en tant qu’historial : nous nommons travail de 930 l’homme (Arbeit des Menschen) cette puissance . » La substance comme Fonds. – La généalogie de l’ontologie renvoie donc à « la connexion d’ensemble de l’événement de la production et à sa 931 constitution d’essence (Wesensverfassung der Herstellung) ». Pourtant, la pensée grecque n’a jamais ainsi conçu l’être, elle n’a même jamais pensé le travail, et a constamment déprécié la production (ποίησις) par rapport à la pure activité (πρᾶξις) et à la contemplation (θεωρία) : elle est demeurée naïve – et naïve, précise Heidegger, dans le bon sens du terme, en ce qu’elle a simplement repris dans l’élément du concept des expériences fondamentales – , et seul le travail critique opéré sur ses concepts permet de mettre au jour ses caractéristiques primordiales. Reste donc à déterminer d’une part comment l’existant grec se rapporte à l’étant, d’autre part comment la philosophie grecque a conçu l’être de cet étant. Il s’agit alors de « revenir à la structure intentionnelle du comportement de 932 production ». Dans une telle attitude fondamentale, « l’étant est toujours 933 appréhendé comme productible ou comme produit », et les étants sont alors ποιούμενα, définis par leur productibilité. Les Grecs désignaient pourtant couramment les choses par le terme de χρημάτα, c’est-à-dire les choses utiles, qui concernent la χρῆσις, l’usage, et Heidegger souligne que « ce qui de prime abord et constamment est présent dans le cercle immédiat des comportements de l’homme et par conséquent toujours disponible, c’est l’ensemble formé par les choses d’usage », et l’étant est ainsi d’abord et avant tout « l’ustensile dont il est fait usage (das gebrauchte Zeug) ». Le mode d’être de l’étant tel qu’il fait encontre dans la quotidienneté peut en cela se
définir par l’ustensilité, en ce qu’il n’est tel que dans son rapport à l’usage déterminé qu’en a l’existant qui le prend en mains. Or le produire est d’abord destiné à un usage, et la fin de la production (son τέλος), où il trouvera sa finition et son achèvement (son τέλειον), est la mise à disposition d’un usage possible. Le trait distinctif de la structure intentionnelle du comportement de production est ainsi d’emblée recouvrement de l’être-produit par son être-prêt à l’usage, c’est-à-dire par le retrait de l’activité de production – et il faudrait dire : ποίησις κρύπτεσθαι φιλεῖ, la production tend à se soustraire dans la délivrance même de son produit. C’est donc dans l’acte même de produire que se dissimule la productivité primordiale, en ce que le produit n’est pas simplement déposé (comme produit d’un producteur), mais proposé (comme utile pour un utilisateur) : « Dans le comportement de production, la chose n’est pas seulement visée comme ce qui est finalement dé-posé, mais comme ce qui est pro-posé dans le cercle de l’existant, lequel ne coïncide pas nécessairement avec celui du producteur. Ce peut être en effet le cercle de l’utilisateur, qui est très étroitement et essentiellement lié à celui du 934
producteur . » La pro-duction est en cela d’emblée pro-position, et c’est alors cette pro-position qui constitue le sens d’être du produit : c’est-à-dire que le pro-duit est simplement posé là devant, et cette position constitue alors sa teneur propre, indépendamment de tout rapport à un producteur. Mais précisément, en tant que c’est cette pro-position qui constitue sa teneur primordiale, la mise à disposition d’un usage possible qu’est la production est saisie comme simple mise à disposition, indépendamment de cet usage qui lui donnerait le mode d’être de l’ustensilité. C’est cette double déliaison, avec le producteur mais aussi avec l’utilisateur, qui caractérise donc le mode d’être de l’étant : « Dans le mot ἐνέργεια se cache le mot ἔργον, l’œuvre. L’être-œuvre de l’œuvre est l’essence de l’œuvre. Or où les Grecs aperçoivent-ils l’être-œuvre de l’œuvre ? Dans ce que les Grecs – et Aristote avant tout – ont considéré comme le caractère insigne de l’œuvre est contenu le moment de l’être-prêt (Fertigsein). Ce qui compte, par conséquent, ce n’est pas du tout le fait que l’œuvre soit produite et faite à partir d’ici ou de là, et surtout par quelqu’un. Et pas non plus le fait qu’elle l’ait été en vue de quelque chose, dans une intention déterminée. […] L’être-œuvre de l’œuvre réside dans son apprêt (Fertigkeit). Que signifie celui-ci ? L’apprêt égale l’être-produit. Mais ce dernier concept, à son tour, ne signifie point que l’œuvre devrait être produite au lieu de naître par elle-même ; la
compréhension s’oriente ici bien plutôt sur la teneur interne de l’être-pro-duit, sur le pro- : l’être935
produit est l’être-disposé et, en tant que tel, il est un se tenir dorénavant là
.»
L’analyse de la « structure intentionnelle spécifique du produire » par Heidegger y découvre donc une rupture entre le producteur et son propre produit : « Le comportement de production, de par son sens propre, libère ce qui doit être produit du trait qui le rattache au producteur. Ce n’est pas à l’encontre de sa visée, mais conformément à elle que le comportement de production délivre l’étant à produire, le produit, de ce trait. » L’intentionnalité de la production « implique d’emblée un caractère déterminé de délivrance et d’affranchissement pour ce à quoi se rapporte se comportement. La productibilité inclut sans doute en elle le trait qui renvoie à l’existant producteur, mais précisément avec ce trait, et conformément à son essence, le produit est compris comme ce qui est délivré à soi-même, et par là est en 936 soi . » Le propre du produire qui constitue le fondement renié de l’ontologie grecque est ainsi de délier le produit de son producteur, et de lui attribuer en cela un être indépendant du sujet producteur ; le producteur produit ainsi pour autant que son produit vaut par soi, comme un tout achevé et parfait, et subsiste par soi : « Dans la structure intentionnelle du produire, la chose est comprise, non pas en ce qu’elle est liée au sujet ou dépend de lui, mais, au 937 contraire, en ce qu’elle s’est détachée et consiste en elle-même . » L’intentionnalité propre à la production veut que le produit soit proposé comme disponible. Le mode d’être du produit, en tant qu’il n’est plus productibilité et qu’il n’est pas encore ustensilité, est la disponibilité. La production est en cela mise à disposition. Cette subsistance à disposition constante est ce que les Grecs nommaient οὐσία, « la substance » : « Εἰς οὐσίαν ἄγειν, amener à l’être, signifie donc : placer dans la disponibilité pour la vie quotidienne, en bref produire […]. Être veut donc dire : être-produit. Cela correspond au sens originaire de οὐσία. » Heidegger traduit le plus souvent οὐσία par Seiendheit, étantité : c’est qu’en effet la détermination grecque de la réalité de l’étant (οὐσία τοῦ ὄντος) ne le pense précisément jamais en son être, comme production, et ne pense donc l’étant que dans la caractéristique « en soi » qu’est sa subsistance. Si, donc, le découvrement du
sens primordial des concepts ontologiques « fait ressortir un rapport 938 d’appartenance entre le sens de l’οὐσία et de la ποίησις », ce rapport d’appartenance est précisément resté ignoré des Grecs, qui posent au contraire l’οὐσία comme ce qui subsiste par soi indépendamment de toute activité humaine de production. La substance est l’être-produit en tant que tel, c’est-àdire un résultat du comportement de production, résultat qui subsiste hors d’elle et ne manifeste plus son lien avec le comportement producteur : « Les différentes déterminations de l’οὐσία se sont développées en référence à ce qui est produit dans la production, ou encore à ce qui appartient au produit comme tel. Le concept fondamental d’οὐσία souligne davantage, quant à lui, 939 l’être-produit du produit au sens de ce qui est subsistant . » La destruction du concept de substance doit donc renvoyer à l’expérience primaire de l’existant par laquelle il se confronte à une telle substance, c’està-dire à la pure et simple disponibilité de l’être-produit. Qu’est-ce que l’êtreproduit en tant qu’il est délié de l’activité primordiale de production et subsiste par soi, constamment disponible pour l’utilisation ? C’est la richesse (Vermögen), la propriété, le bien-fonds. Tel est en effet le sens primitif du grec οὐσία : « Le bien disponible, l’avoir, c’est l’étant au sens absolu, en grec, l’οὐσία. Le mot οὐσία désigne encore, à l’époque d’Aristote, alors que son acception philosophico-théorétique a déjà été fixée terminologiquement, la propriété, le bien au soleil, les richesses […]. Le concept fondamental d’οὐσία souligne davantage l’être-produit du produit au sens de ce qui est disponible sous-la-main. Par là est visé ce qui vient tout d’abord sous la main, 940 l’avoir, le bien-fonds . » Heidegger rappelle constamment ce sens primordial du concept de substance : « Οὐσία désigne l’étant qui en quelque façon est privilégié quant à son être, à savoir l’étant qui appartient à quelqu’un : le bien au soleil, la maison et le domaine, la propriété, la richesse, ce qui est disponible. Et si cet étant, maison et domaine, peut être à la disposition de quelqu’un, c’est parce qu’il demeure immobile et immuable, 941 constamment à portée d’atteinte . » La substance, comme être-produit, doit donc être reconnue comme produit-du-travail délivré et affranchi de la temporalité immanente au travail et posé dans son autosubsistance : elle est le
Fonds disponible de tout ce qui a été amené à la présence par le travail et reste présent en dehors de cette activité primordiale de présentification. La substance est la propriété subsistante, le bien-fonds disponible, elle est présence d’un bien antérieurement produit, c’est-à-dire l’être-produit 942 disponible sans travail, et c’est pourquoi elle est richesse . Or le travail a été reconnu en sa temporalité constitutive, qui fait du champ économique celui de la production du temps et de l’« épargne de temps », et qui permet à Marx de définir en son essence la richesse comme « temps 943 disponible » : c’est pourquoi la substance est conçue comme présence constante, elle n’est rien d’autre que du temps arraché au cycle des besoins, du temps chosifié et accumulé. La détermination de l’être comme subs(is)tance ne relève donc pas d’une spéculation purement théorique, mais reprend, dans l’élément du concept, une donnée de l’expérience fondamentale du comportement de production : « Le sens de “être” tel que les Grecs l’ont implicitement compris est bel et bien puisé à la source la plus proche, parce que naturelle, de l’interprétation de l’existance facticielle : être, autrement 944 dit : d’emblée être là, à titre de possession, de foyer, de bien-fonds . » C’est alors cette caractéristique première de la substance comme Fonds qui est perdue dans la spéculation théorique : « Le terme capital, qui détermine fondamentalement l’interprétation de l’être de l’étant, est οὐσία. Même à l’époque où il est déjà devenu le concept central de la philosophie, il garde encore en même temps sa signification première : ἡ ὑπαρχούσα οὐσία (Isocrate), la propriété subsistante. Mais cette signification fondamentale de l’οὐσία ne put se maintenir, ni la voie qu’elle traçait pour l’interprétation de 945 l’être . » La théorie comme inspection des travaux finis. – Ce n’est donc pas l’οὐσία comme telle, ni l’εἶδος, ni l’ἄπειρον, ni aucune des choses en question dans la spéculation grecque qui caractérisent l’attitude philosophique, puisque celles-ci sont immanentes à l’ensemble de la production. La philosophie se caractérise par le rapport entretenu avec ces choses, c’est-à-dire la pure vue contemplative, la théorie, terme dérivé du nom θέα, « la vue », et du verbe ὁρᾶν, « voir » – littéralement : « la vue du visible ». La caractéristique
fondamentale de la philosophie est l’attitude théorique, qui précisément ne se rapporte pas à l’étant dans l’attitude pratique de la production, mais seulement dans la vue passive de l’intuition : « Les Grecs ont déterminé primairement le mode d’accès au présent-subsistant au sens du trouver présent dans l’intuition, au sens de la réception intuitive, au sens du νοεῖν ou encore du θεωρεῖν », et c’est à partir du privilège accordé à cette attitude intuitive et contemplative que la philosophie s’élabore comme science (ἐπιστήμη) et comme logique. Une telle définition de l’attitude philosophique ne suffit cependant pas, puisque la production elle-même a sa vue propre : « Tout produire est attentif et circonspect. Il possède une vue qui lui est propre […]. Pour le comportement productif, la vue ne constitue pas un élément annexe, mais elle lui appartient positivement et structurellement, c’est elle qui dirige le 946 comportement . » Bien plus, cette vue est prospective, c’est-à-dire téléologiquement orientée par la perspective qu’elle prend sur l’εἶδος : « L’εἶδος dit ce que doit être la chose qu’il faut produire. Cet εἶδος réclame maintenant la direction du processus de production en son entier, il est ce qui donne la mesure, ce qui règle et dit ce qui est conforme à la règle. » La « vision des essences » n’est donc pas réservée à une élite de théoriciens auxquels il serait fait grâce d’une intuition mystique : elle est une contrainte propre à l’activité de production, et ce de telle sorte que l’activité de production est entièrement, et de part en part, réglée par cette prospection de sa fin. Cette visée de l’εἶδος impose alors l’impératif de sa détermination et de sa délimitation – puisqu’il y va de la réussite de la chose à faire –, elle conduit ainsi à trier, à recueillir et à rassembler ce qui appartient en propre : « Cette prise en vue de l’aspect est en soi la configuration d’une vue, la configuration du modèle idéal. Cette configuration du modèle idéal peut seulement avoir lieu comme délimitation de ce qui lui appartient ; c’est un tri, un assemblement par sélection de ce qui va ensemble, un λέγειν. L’εἴδος est 947 ainsi sélectionné par recueillement, c’est un λεγόμενον ; il est λόγος . » L’activité de production est donc indissociable d’une forme de savoir, la connaissance propre à l’activité de production (ἐπιστήμη ποιητική) : « L’ἐπιστήμη ποιητική est un s’y-entendre quant à produire quelque chose,
s’y entendre à propos de quelque chose dans sa possibilité d’être produit ; 948 mieux encore : dans son être-produit, c’est-à-dire en tant qu’ἔργον . » Ce savoir a sa rigueur et ses exigences, il impose une réflexion continue, et se déploie selon la logique immanente à la connexion d’ensemble de la production. Il y a ainsi un λόγος immanent à l’activité primordiale de production, et ce λόγος est tacite, silencieux, sans phrase. Ainsi peut être circonscrit dans sa radicale immanence le « concept large de logique et de λόγος » que recherchait Husserl : « Cet être rassemblé de la production vibre dans l’assemblement (λέγειν) du débat et de la connaissance qui communique à propos de ce qui convient et de ce qui ne convient pas. Ce “débat à propos de…” est un se dire qui, la plupart du temps, a cours précisément de manière tacite, ou encore comme un se-dire-à-soi-même qui se perd dans l’œuvre. La production est en soi un se-dire et un se-laisser dire. Se dire quelque chose, cela ne signifie justement pas : faire des phrases, mais : vouloir procéder ainsi et ainsi, c’est-à-dire déjà procéder. C’est seulement la connaissance servant de règle qui rend alors une production possible ; lorsqu’elle se déploie elle-même jusqu’à la recherche de chaque mesure préparatoire et de chaque étape qui doivent être exécutées dans un ordre précis afin que la production soit menée à terme. Ce dépliement de la connaissance, c’est ce que nous appelons la réflexion, en tant que faire des examens auprès de soi et débattre avec soi de quelque 949
chose. Ce débat est le dépliement intime du λόγος : c’est le λόγος même
.»
L’attitude théorique caractéristique de la philosophie n’apparaît donc pas ex nihilo : la vue, le savoir, la définition, la réflexion, le débat et, finalement, le λόγος même sont de prime abord immanents à l’activité de production, et la théorie a elle-même son fondement dans l’activité communautaire de production. La généalogie de la logique reconduit à l’immanence de la communauté et incarne finalement le λόγος même en cette communauté. La parole primordiale n’est pas phonation ni idéalisation, mais maniement, c’està-dire une œuvre de la main, qui appose son sens à la matière du monde, qui désigne et fait signe, qui montre et qui cache, qui donne et qui recueille, qui caresse et qui frappe : « La coappartenance essentielle de la main et de la parole en tant que trait essentiel de l’homme se révèle en ceci que la main décèle ce qui est celé, pour autant qu’elle montre et, montrant, trace des 950 signes et, dessinant, donne aux signes qui montrent la forme de figures . » Parce qu’elle décèle ce qui est celé, la main détient et maintient la vérité. L’activité primordiale qui porte le λόγος comme tel est le geste, qui est
justement un dire tacite : « Les gestes de la main traversent la langue de part en part et ce avec la plus grande pureté lorsque l’homme parle en se 951 taisant ». Il y a ainsi un λόγος immanent à la communauté des travailleurs, un λόγος qui n’est pas encore connu ni conçu, mais qui est vécu et agi, et qui porte tous les gestes et leur donne sens. Avec ce maniement est atteint le fondement : « L’homme lui-même agit et manœuvre grâce à la main ; car la main forme avec la parole le trait essentiel de l’homme. Seul l’étant qui, comme l’homme, a la parole (μῦθος, λόγος) peut et doit avoir également une main. Grâce à la main ont lieu non seulement la prière et le meurtre, le salut et le remerciement, le serment et le signe, mais aussi l’œuvre de la main, le métier manuel, et l’instrument […]. La main ne se déploie en tant que main que là où il y a décèlement et célement […]. Ce n’est pas l’homme qui a des mains, mais la main qui porte l’essence de l’homme, car la parole comme 952 domaine d’essence de la main est le fondement de l’essence de l’homme . » La pure contemplation théorique n’est par suite qu’une simple modification de cette vue immanente au travail manuel : « C’est à la faveur de cette attitude purement intuitive – qui n’est jamais qu’une modification du voir au sens de la circonspection, du comportement productif – que l’effectivité de l’effectif 953 se révèle . » Comment alors définir cette modification ? La configuration délimitée (l’εἴδος) de la chose est le résultat de la réflexion propre à l’activité de production, mais cette configuration est entièrement subordonnée à l’élaboration du produit, et n’advient finalement que dans le produit fini (τέλειον). La saisie intuitive, et passive, de ce qui constitue en soi la finalité immanente d’une activité de production ne peut donc intervenir qu’à la fin de ce processus : « L’aspect (εἴδος), dans la mesure où il renferme la totalité liée des déterminations réelles, est également conçu comme ce qui caractérise l’achèvement, la finition de l’étant, en grec τέλειον. Cette délimitation de la res, marquée par son achèvement, peut aussi faire l’objet d’une détermination compréhensive expresse de celle-ci, c’est-à-dire de l’ὁρισμός, de la 954 définition, du concept . » La spéculation théorique est alors la simple inspection de l’aspect issu de la circonspection et de la prospection propres à la perspective productive : « Les concepts ontologiques fondamentaux sont
issus de la considération de ce qui, dans le comportement de production, est produit, ou encore, de la considération du productible comme tel et de l’êtreproduit du produit, tel qu’il se présente, comme quelque chose de fini, à 955 l’intuition et à la perception . » La théorie est la vue des produits du travail, et le philosophe est en cela fondamentalement inspecteur des travaux finis. Cette inspection a alors précisément pour caractéristique de privilégier la subsistance constante du produit constamment disponible, οὐσία est alors d’emblée « le mot fondamental de la philosophie antique dès son apparition 956 chez Platon et Aristote », qui circonscrit l’étantité de l’étant (οὐσία τοῦ ὄντος). D’où vient ce privilège ? Si la théorie fait de l’οὐσία son concept directeur, c’est qu’elle est « la signification fondamentale ; portante et directrice de l’être, en tant qu’elle est le κοινόν qui se communique à toutes 957 les autres ». L’οὐσία permet de dire l’étantité de l’étant parce qu’elle circonscrit ce qu’il y a de commun à tout ce qui est, et désigne ainsi l’Universel : « Οὐσία veut dire étantité et signifie ainsi l’Universel propre à l’étant. Si nous disons seulement de l’étant, par exemple de la maison, du cheval, de l’homme, de la pierre, de Dieu, qu’ils sont étants, c’est ce qu’il y a de plus universel qui en est dit. L’étantité nomme par conséquent le plus universel de cet Universel : l’omni-universel, τὸ κοινότατον, le suprême genre. À la différence de ce plus universel qui soit, à la différence de l’être, l’étant est alors, à chaque fois, le “particulier” de telle ou telle “spécificité” ou 958 “singularité” . » La pensée de la substance est ainsi visée de ce qui est commun à tous les produits, c’est-à-dire du κοινόν, et chaque produit n’apparaît plus alors que comme particularisation de cette substance unique. Or un tel Universel, un tel Commun n’est précisément pas à portée de main, il ne peut jamais se manifester dans le maniement quotidien de l’existant producteur ou utilisateur, qui ne peut jamais mettre la main que sur tel ou tel produit, doté de telle ou telle utilité : il ne se manifeste qu’à la vue pure de la théorie. C’est en effet pour cette raison précise que Platon introduit en philosophie le concept de substance : les « non-initiés », écrit-il dans le Théétète, « sont ceux qui n’accordent l’être (εἶναι) qu’à ce qu’ils pourront tenir entre leurs mains ; tout ce qui ne se voit pas, ils n’admettent pas que cela
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fasse partie de la réalité (οὐσία) ». De même dans Le Sophiste, les « Fils de la terre » ne saisissent ce qui est « que dans l’étreinte grossière de leurs mains. Ils soutiennent que l’être (εἶναι) est cela seul qui offre résistance et contact, et 960 définissent le corps et la réalité (οὐσία) comme identiques ». L’étantité de l’étant n’est ainsi pas accessible au corps, mais seulement à la raison (λόγος) : c’est « dans l’acte de raisonner (ἐν τῷ λογίζεσθαι) et nulle part ailleurs que se manifeste ce qu’est réellement la chose […]. Je veux parler de ce qui, pour chaque chose – par exemple, la grandeur, la santé, la force ; bref, toute chose 961 sans exception –, constitue sa réalité (οὐσία) ». Le caractère universel et commun de l’οὐσία est donc ce qui est en soi adéquat à la vue théorique : Aristote définit sa quête de l’être comme recherche de ce qui est « commun à 962 tous les étants » (κοινόν πᾶσι τὸ ὄν ἐστιν), et dans l’universalité constamment présente du Fonds disponible la vue théorique trouve donc la caractéristique recherchée de l’étant. Le voir (ἰδεῖν) qui saisit la chose dans son éclat (ἴδη) et ainsi recueille son aspect (ἰδεα) vise alors à chaque fois la Forme (εἶδος) commune aux choses : « Eu égard à différentes maisons existantes, le caractère de maison, l’ἰδέα, constitue alors l’Universel par rapport au particulier, et c’est pourquoi l’ἰδέα reçoit aussitôt la caractérisation 963 du κοινόν, de ce qui est commun à plusieurs singuliers . » La théorie se définit donc comme inspection des résultats du travail, qui privilégie l’universalité de ce résultat, et c’est pourquoi elle privilégie le Fonds commun constamment disponible qu’est l’οὐσία. Mais en tant qu’elle est inspection des travaux finis, la théorie ne peut prendre en vue qu’un Fonds commun déjà produit : l’οὐσία est résultat d’une activité de production, elle est le résultat de l’« εἰς οὐσίαν ἄγειν, amener à 964 l’être », et son universalité doit être déjà produite, et manifestée, pour que la théorie puisse la prendre en vue. D’autre part, si la vue théorique « n’est jamais qu’une modification du voir au sens de la circonspection, du 965 comportement productif », c’est au sein même de la production que doit pouvoir s’expliquer la différenciation entre la circonspection immanente à la production et l’inspection de la théorie. C’est donc à cette question qu’il faut tenter de répondre : comment, au sein de la communauté historiale de travail,
peut advenir la pure vue de l’universalité de l’être-produit ? L’argent comme objet transcendantal de la synthèse communautaire : Sohn-Rethel La genèse de la théorie dans le cadre d’une ontologie sociale. – L’avènement de la philosophie suppose, au sein de la communauté de travail, l’apparition d’une communauté entièrement vouée à la théorie, celle que Husserl nomme « la communauté essentiellement nouvelle des philosophes et des scientifiques », qui « dans un travail communautaire interpersonnel 966 désirent et produisent la théorie et rien que la théorie ». Ce nouveau groupe d’hommes se définit donc par un certain type de production entièrement nouveau : « La philosophie, la science, est le titre d’une classe spéciale de formations culturelles […]. Opposons-là à d’autres formes de cultures déjà apparues dans l’humanité préscientifique, opposons-là aux travaux manuels, à la culture du sol, à la culture de l’habitat, etc. Tout ce que nous venons de 967 nommer constitue autant de classes de produits culturels . » L’activité d’idéalisation qui fonde la logique selon Husserl procède en cela d’une mutation de la praxis : « Au lieu de la praxis réelle […] nous avons maintenant une praxis idéale, celle d’une pensée pure qui s’en tient exclusivement au royaume des pures formes-limites. Celles-ci, grâce à une méthode d’idéalisation et de construction historiquement élaborée depuis longtemps et utilisée dans une communisation intersubjective, sont devenues 968 un héritage, un habitus disponible . » Mais il s’agit alors d’expliquer comment, à même cette communisation intersubjective, peut s’opérer cette mutation de la praxis. Or ce qui advient en Grèce ancienne, c’est précisément l’attitude théorique, qui fait de la vue le rapport essentiel aux choses, et se détourne ainsi du maniement propre à la pratique : « L’attitude théorétique est de part en part non-pratique. Elle repose, en effet, sur une ἐποχή arbitraire de 969 toute praxis naturelle », elle « se détourne (abkehrt) de tous les intérêts 970 pratiques ». Le détournement initial de la théorie vis-à-vis de la pratique cependant n’est pas son pur et simple abandon, qui permettrait de se consacrer à tout à fait autre chose : cela que prend en vue la théorie n’est en
effet rien d’autre que les catégories de la pratique elle-même, c’est-à-dire « certaines spécifications [qui] se sont découpées dans les formes [par] une 971 praxis technique ». L’avènement de la théorie pure peut se résumer dans celui de la géométrie, c’est-à-dire la prise en vue de formes idéales pures détachées de toute empiricité ; mais ces formes ne sont d’abord et avant tout que des exigences immanentes à la pratique, elles sont d’abord et avant tout des savoir-faire techniques. L’invention grecque de la géométrie – invention au double sens du terme, comme venue au paraître de ce qui était enfoui, mais aussi comme création d’une technique nouvelle – procède alors de ce renversement, qui consiste à se rapporter aux formes pures non pas par l’activité pratique, mais par le seul regard théorique : « L’art empirique de la mesure et sa fonction objectivante empirico-pratique, dans un renversement (Umstellung) de l’intérêt pratique en intérêt purement théorique, fut idéalisé 972 et se transforma ainsi en un processus de pensée purement géométrique . » L’activité du travailleur intellectuel se définit alors par la vue pure de la théorie : c’est la possibilité même de l’idéalisation comme telle qu’il convient de mettre au jour. Or, précise Husserl, « tout traitement théorique exact présupposait la possibilité d’admettre un “égal” et d’admettre des unités de grandeur qui fussent substituables purement et simplement les unes aux 973 autres, qui en tant que grandeur fussent identiques ». Heidegger souligne de même en abordant la quête platonicienne du Commun et de l’Identique qu’« il faut que l’égalité – l’être-égal – nous ait été publiquement notifiée (kundgegeben) au préalable pour qu’à la lumière de l’égalité nous puissions percevoir quelque chose de tel qu’un étant identique. En tant que notifié (Kundgegeben) nécessairement préalable, être-égal et égalité sont antérieurs à 974 ce qui est égal, identique ». La vue abstraite de la théorie impose en effet que les choses soient purifiées de leurs éléments contingents et de leur caractère vague et approximatif, et l’idéalisation apparaît d’emblée comme une réduction à l’égalité de valeur, qui seule rend possible la mesure : « Ce qui ainsi vaut comme égal pour certains buts pratiques fut posé comme égal, et les différents aspects à l’intérieur de l’égalité n’étaient que des différences également valables, c’est-à-dire qu’elles valaient comme ce qui ne troublait
pas l’égalité-de-validité (die Gleichgültigkeit), autrement dit comme ce qu’on pouvait négliger. Grâce à quoi l’on put déjà établir une mesure et un 975 calcul . » L’idéalisation, en tant qu’elle réduit les mesures empiriques à une mesure idéale, présuppose la visée d’une égalité pure toujours identique à elle-même, qui constitue le pôle d’unité idéale auquel est réduite la multiplicité des phénomènes : « Au lieu d’être déterminé par le moment fluent et variable, celui-ci l’est donc par un élément idéalement et absolument identique, qui traverse tous les objets singuliers et leurs moments multiformes sur le mode de la répétition ou de l’analogie assimilante en tant qu’unité 976 idéale . » Le changement d’attitude propre à la théorie est, ainsi, non seulement un retrait vis-à-vis de la pratique pour ne la saisir que dans la distance de la vision, mais aussi la visée d’une entité qui transcende toute pratique, et au travers de laquelle seulement les particularités peuvent être réduites à l’indifférence pour ne manifester que l’universalité de leur essence : « Il y a une autre orientation de l’intérêt qui est possible, une intention d’une autre forme (anders geformte Intention). Le regard peut parcourir ces chaînes d’égalité (diese Ketten der Gleichheit), et l’égal (das Gleiche), comme l’indique le terme d’“équivalence” (Gleichgeltung), valoir en fait comme pleinement égal (gleich) pour l’intérêt, les différences individuelles devenant indifférentes (gleichgültig). Il se constitue ainsi une forme de visée du singulier dans laquelle le singulier n’est considéré qu’en fonction de ce qui 977 fonde l’équivalence (nach dem die Gleichgeltung Begründenden) . » C’est donc cette structure intentionnelle qui est décisive, qui vise l’identité idéale à partir de la vue pure, et qui rend alors possible le type de production caractéristique de la communauté philosophique : ses produits « ne se périment pas, ils ne sont point passagers ; la répétition de la production produit, quel que soit le nombre des productions d’une même personne et quel que soit le nombre des personnes, identiquement le Même, identique quant au sens et à la validité. Les personnes qui sont liées les unes aux autres dans un échange actuel de compréhension, lorsqu’elles rencontrent un objet que quelque autre a créé par un procédé identique, ne peuvent s’empêcher de le trouver identique à celui qu’elles produisent elles-mêmes. » La production
philosophique repose donc sur « l’idéalité des produits singuliers du travail 978 (die Idealität der einzelnen Arbeitserzeugnisse) ». L’institution inaugurale de la rationalité métaphysique repose sur cette visée commune, par une communauté d’intellectuels, d’une égalité identique, visée qui constitue une classe déterminée de produits culturels. Or, comme l’a 979 souligné Derrida dans son commentaire de L’Origine de la géométrie , la persistance de l’idéalité indépendamment de l’activité subjective de l’idéalisation est possible par l’écriture, qui lui procure sa présence constante et, ainsi, la substantialise. Les objectivités idéales, disait en effet Husserl, « deviennent, grâce à une incorporation sensible (sinnlicher Verkörperung), par exemple par le langage et l’écriture, saisissables dans une aperception 980 toute simple et opérativement maniable (operativ behandelt) ». L’écrit est alors lui-même chose sensible-suprasensible, qui non seulement donne aux idéalités le mode d’être de l’étant maniable, mais qui, en outre, permet leur maintien à disposition, leur accumulation et leur transmission : « Comme dépôt d’une connaissance acquise, la proposition est disponible (verfügbar) ; elle se conserve et se partage », et se crée ainsi un « acquis » ou une 981 « possession durable de connaissance ». L’écriture pourtant reste réservée à la communauté des savants, et n’est e disponible et maniable que pour qui sait lire – ce qui jusqu’au XVIII siècle reste réservé à une infime minorité. Husserl note pourtant par ailleurs que la mesure de l’égalité s’impose aussi dans l’échange économique : « Il en va de même pour l’intention d’équité dans l’échange. Ici, l’appréciation grossière des grandeurs se convertit en mesure des grandeurs dans la mesure des parties 982 égales . » Or non seulement l’échange est ce qui, fondamentalement, impose à tous « l’idéalité des produits singuliers du travail », et les évalue non plus selon les besoins pratiques de la vie, mais par rapport à une même mesure identique et abstraite, mais la Grèce ancienne est en outre précisément le moment où cette idéalité abstraite qui rend possibles la mesure et l’égalisation acquiert le mode d’être d’une « incorporation sensible […] saisissable dans une aperception toute simple et opérativement maniable » : la monnaie. L’avènement de la philosophie est contemporaine de la
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monétarisation des échanges dans toutes les Cités grecques . Si, donc, l’étude de la genèse de l’attitude théorique propre à la philosophie a mis au jour sa stricte dépendance par rapport aux techniques de mesure empirique de la pratique, et plus fondamentalement à l’activité même de production, elle doit aussi être mise en rapport avec cette technique de mesure qu’est la monnaie, comme existence concrète d’une abstraction : ce fut l’apport capital d’Alfred Sohn-Rethel que de le mettre en évidence. L’abstraction réelle comme fondement de l’idéalité. – C’est dans les années 1930, au moment où Husserl écrivait la Krisis, que Sohn-Rethel a 984 engagé son « explication génétique-formelle » de la connaissance. La volonté de radicalité propre à Husserl n’allait pas jusqu’à remettre en question l’idée de science qui, au début des Méditations cartésiennes, demeurait l’idée directrice épargnée par le doute : Sohn-Rethel oppose d’emblée que « le concept de connaissance dans la signification avec laquelle il sous-tend toute la philosophie théorique et toute la théorie de la connaissance depuis ses tout débuts (avec Pythagore, Héraclite et Parménide) jusqu’à Wittgenstein et Russel, est un concept fétichiste qui pose une figure idéale de la “connaissance en général”, une connaissance privée de tout lien avec le 985 contexte historique et économique ». Il s’agit alors de faire la généalogie de l’abstraction comme telle, pour rompre avec la tautologie métaphysique qui ne fonde jamais l’abstraction que sur l’abstraction, et postule ainsi que l’abstraction comme telle est autonome, qu’elle est sans genèse. C’est en effet ce problème que posait Marx dès 1846 : « Au lieu de considérer les catégories politico-économiques comme des abstractions faites, des relations sociales réelles, transitoires, historiques, M. Proudhon, par une inversion mystique, ne voit dans les rapports réels que des incorporations de ces abstractions […]. L’abstraction, la catégorie prise comme telle, c’est-à-dire séparée des hommes et de leur action matérielle, est naturellement immortelle, inaltérable, impassible ; elle n’est qu’un être de la raison pure, ce qui veut dire seulement que l’abstraction prise comme telle est abstraite. Tautologie 986 admirable ! » Le propos de Sohn-Rethel consiste alors à réenraciner l’attitude théorique dans son sol historico-pratique pour mettre en évidence
que « la possibilité de la connaissance théorique de la nature n’est pas une capacité originaire de l’esprit humain, mais bel et bien le produit (après être passé par des médiations complexes) de développements sociaux déterminés. » La mise au jour de l’origine de la géométrie a fondé sa possibilité sur la vue pure que la théorie pouvait avoir sur les formes de la pratique concrète et les résultats de sa production, mais, pour qu’une telle vue désintéressée sur le maniement soit possible, il faut qu’existent des hommes qui se détournent effectivement de la pratique, il faut donc tout d’abord que s’institue la différence entre travail intellectuel et travail manuel : « La possibilité logique d’une telle connaissance existe pour le sujet d’un travail intellectuel séparé du 987 travail manuel . » Dans une communauté primitive, en effet, le savoir est immanent au travail, il est pure τέχνη, c’est-à-dire savoir-faire : pour qu’il y ait pur savoir, il faut que s’instaure une division entre le savoir et le faire, une 988 « séparation entre la tête et la main » – ainsi, en Égypte et en Mésopotamie, une distinction entre les manœuvres et ceux qui se préoccupent de l’hydraulique, de l’arpentage, de la comptabilité, et surtout de l’écriture. Or cette distinction est conduite en Grèce à la pure et simple séparation entre deux humanités par nature irréductibles l’une à l’autre, les Citoyens d’une part, dont la tâche propre est le « discours délibératif » sur les « notions en 989 commun » qui constituent la communauté, et les esclaves, réduits à la seule production : l’avènement des Cités grecques est le moment où se « dissout la propriété commune d’origine orientale » et où « l’esclavage 990 s’empare sérieusement de la production ». La différenciation entre vue théorique et activité pratique est ainsi imposée par l’organisation politicoéconomique de la Cité grecque, qui rend ainsi possible la distinction stricte entre ceux qui travaillent et ceux qui peuvent se contenter de les regarder travailler – et c’est ce qui explique que les penseurs grecs étaient dans l’impossibilité de reconnaître le statut fondamental de la communauté de travail, puisque l’activité théorique était elle-même rendue possible par le loisir (σχολή), c’est-à-dire le temps libre produit par une communauté d’esclaves rejetée en dehors de l’humanité au sens propre.
Cette distinction socio-économique fondamentale entre manœuvres et théoriciens n’explique pas cependant que la théorie puisse prendre en vue non plus simplement les formes de la pratique, mais un objet lui-même abstrait, c’est-à-dire que la pensée se confronte à la pure abstraction d’une égalité idéelle à partir de laquelle seulement peut s’opérer la réduction de toute chose à son idéalité abstraite. Sohn-Rethel met alors en évidence l’existence d’une « abstraction réelle » (Realabstraktion), laquelle est la genèse historique et concrète de l’abstrait : « La question centrale est donc : peut-il exister une abstraction qui ne relève pas de la pensée ? Marx est le seul penseur à avoir 991 spécifié ce processus spatio-temporel qui possède une force abstractive . » Sohn-Rethel sut en effet reconnaître dans l’analyse de la forme-valeur le cœur même de toute la pensée de Marx, à une époque où elle était rejetée comme appendice encombrant par le marxisme orthodoxe. Tout le propos de Marx consiste à reconnaître dans l’échange économique le processus de réduction des travaux concrets à un « travail universel abstrait », et à mettre en évidence la forme-valeur comme « manifestation phénoménale » de cette abstraction : « L’abstraction marchandise dont résulte le concept de valeur est le produit d’un processus qui a lieu non dans la tête des hommes, mais dans leur existence sociale, un processus d’action et non un processus de pensée. Le fait historique que, de cette action, découle l’abstraction-valeur est inconnu des acteurs. “Ils ne le savent pas, mais ils le font.” Cela se passe derrière leur dos. L’analyse de Marx montre ainsi que le procès social de l’échange marchand est une réalité spatio-temporelle dans l’histoire et qu’il possède une 992 force abstractive propre . » C’est en effet le cœur de la pensée de Marx que de montrer que « la monnaie s’idéalise par la pratique » (die Münze durch die Praxis idealisiert), et que l’échange monétarisé est en cela « idéalisation » 993 (Idealisierung) : il faut donc conclure que « ce n’est pas la pensée humaine qui produit ces abstractions formelles par son propre mouvement interne ; c’est à l’inverse l’abstraction formelle de l’échange marchand dans la société qui produit la pensée pure et qui, avec celle-ci, crée la séparation entre travail 994 intellectuel et travail manuel ». L’échange économique est ainsi ce processus immanent à la pratique qui, à
la fois, opère la distinction entre la tête et la main, c’est-à-dire entre la vue de la théorie et le maniement de la pratique, et qui opère la réduction des travaux concrets à une universalité abstraite que manifeste la forme-valeur. La valeur d’échange est forme abstraite et universelle, et dans la circulation cette forme reste identique à elle-même et demeure indifférente à la matérialité des marchandises, lesquelles apparaissent ainsi comme support contingent et fluant de cette pure idéalité : la circulation est « transfert de possession de marchandises entre les partenaires de l’échange en tant que pur mouvement – à travers un espace et un temps abstrait – de substances qui, pendant le processsus, ne subissent aucun changement matériel et ne sont capables que 995 de différenciations quantitatives ». L’échange impose par là aux échangeurs de se confronter à une forme pure toujours identique à soi et « imprime dans leur pensée la marque d’une prétention à la validité intemporelle et absolue, qui nie toute origine dans le temps et toute 996 déterminité dans l’espace ». Pour qu’il y ait conscience de l’abstraction comme telle néanmoins, il faut d’une part que l’abstraction ait déjà eu lieu – puisque l’abstrait n’est jamais que résultat de ce processus d’abstraction –, et d’autre part qu’elle se présente sous forme d’objet face au sujet : « Une conscience de l’abstraction-échange n’est possible que si l’abstraction revêt une représentation particulière. » Or la monnaie est cet universel abstrait qui prend une existence particulière et s’impose ainsi comme objet pour n’importe quelle conscience : « La monnaie frappée constitue cet élément de liaison recherchée qui permet à l’abstraction-échange de passer de l’être 997 social à la conscience et de devenir abstraction conceptuelle . » L’argent est ce par quoi l’être-produit comme tel, en tant qu’universalité commune à tous les produits, non seulement s’annonce à la vue théorique, mais subsiste durablement en dehors même de la production et de l’utilisation, et sans révéler son lien avec elle. Tous les produits du travail se trouvent alors déterminés comme particularisation de cette universalité abstraite : l’argent est la substance même, l’οὐσία, c’est-à-dire le Fonds disponible en tant qu’universel et abstrait. L’essentiel selon Sohn-Rethel est ainsi non seulement que la conscience
théorique provient d’une division du travail entre la tête et les mains, mais surtout que l’existence monétaire de l’équivalent général propose à cette conscience une forme abstraite universelle et toujours identique à soi. Avec la valeur d’échange, la conscience peut ainsi viser dans l’objet autre chose que sa matérialité empirique et contingente, et se trouver confrontée à l’universalité pure d’un objet idéal toujours identique à soi en dépit de – et en vérité grâce à – la permanente variation et modification de ses caractères concrets. L’objet abstraitement pensé, isolé de tout contenu empirique, et visé par la conscience par-delà la diversité des phénomènes, c’est ce que Kant nommait l’objet transcendantal. Dans la pensée de Kant, l’objet transcendantal, en tant que point d’unification de la conscience objectivante, n’est jamais que le corrélat de l’unité transcendantale de l’aperception, c’est-àdire de l’unité synthétique originaire de la conscience qui seule peut fonder la synthèse du donné et ainsi l’unifier en objet. Mais reconnaître le statut second et dérivé de la conscience théorique impose de chercher ailleurs la condition de possibilité de l’objectivité, c’est-à-dire d’identifier une autre modalité de la synthèse originaire. La valeur d’échange est manifestation phénoménale de la puissance commune à une communauté : or cette communauté est en ellemême synthétisée par l’échange. Ce qui fait l’être-en-commun d’une communauté est en effet l’échange nécessaire et continu entre ses membres, qui tisse les rapports sociaux et maintient la cohésion de l’ensemble : les échanges constituent ainsi la synthèse primordiale qui institue la communauté comme unité originairement synthétique. La « communisation » en laquelle Husserl reconnaît l’autoconstitution immanente de la communauté, par laquelle elle se pose en pôle transcendantal de constitution du monde-en-commun, n’est autre que l’échange. L’économie est le domaine de la synergie entre les hommes, qui constitue leur énergie commune, laquelle produit le Fonds commun, et c’est l’universalité immanente à cette puissance commune que manifeste la valeur d’échange. La monétarisation de l’échange conduit alors à abstraire et à formaliser cette synthèse, et l’objectivité pure que manifeste l’argent n’est alors que le corrélat de cette synthèse sociale a priori opérée par l’échange : « En tant que principe d’équivalence, le postulat de l’équation d’échange remplit une fonction vitale
de synthèse sociale : il sert de logique, de positivité dans les rapports sociaux », et il faut souligner « le rôle essentiel de synthèse sociale joué par l’argent en tant que support de la causalité fonctionnelle par laquelle les actes d’échanges forment la chaîne d’un lien social non contrôlé par ceux qui y 998 participent et gouverné par la loi économique ». L’argent est par suite l’objet transcendantal fondé sur cette synthèse sociale primordiale, et il est possible de « définir l’objet transcendantal kantien comme le concept 999 fétichiste de la fonction capitale de l’argent ». Il y a ainsi une troublante analogie entre l’institution de la métaphysique et le monnayage. Marx montre que l’échange économique est manifestation phénoménale d’une forme commune – la valeur d’échange – dont le fondement réel est la communauté des travailleurs ; en et par cette forme de la valeur, « le travail passé a une existence éternelle (eine ewige Existenz) en 1000 tant que valeur » ; par l’échange, cette valeur se pose comme « l’essence 1001 demeurant identique à soi (das sich gleichbleibende Wesen) » ; la monétarisation de l’échange opère alors une rupture de cette forme avec son fondement en la substantialisant : « C’est le mécanisme même de la circulation qui, de forme, métamorphose en substance cette empreinte – le 1002 signe, le symbole autonomisé . » Or l’élaboration du concept philosophique de substance par Platon procède de même d’un échange, le dialogue, qui constitue le processus par lequel la forme caractéristique (εἴδος) est détachée de tout lien avec l’empiricité, ainsi posée comme substance (οὐσία) par la visée de l’Identique (αὐτό). Et la proximité entre l’événement de la fondation de la métaphysique et celui de l’apparition de la monnaie, loin d’être une reconstruction tardive, fut reconnue par le premier des grands penseurs de l’Occident – qui, en outre, vivait à Éphèse, l’une des principales Cités émettrices de monnaie du monde grec ; à savoir, Héraclite : « Du feu, en échange toutes choses, et de toutes choses le feu, 1003
Comme de l’or, en échange les marchandises, et des marchandises, l’or
».
La pensée de Héraclite est fondamentalement celle du λόγος. Le λόγος est
pensé comme feu, parce qu’il est le foyer de lumière qui éclaire toute chose et les donne à voir dans l’éclat de leur forme. Le feu est ainsi le « point commun » (ξυνὸν) à toute chose, auquel chaque chose doit son être et sa délimitation, puisque hors de sa lumière elle resterait enfouie dans un néant indéterminé. Le feu du λόγος ouvre ainsi autour de lui la « périphérie du 1004 cercle » (κύκλου περιφέρεια) où tout est commun : mais si ce milieu est le Commun comme tel (τὸ Κοινόν), ce n’est pas comme chose inerte, mais par une mobilité permanente où toute chose se convertit en son contraire, tout 1005 en demeurant « mesurée (μετρέεται) selon le même rapport ». C’est pourquoi s’impose à Héraclite lui-même l’analogie avec l’argent qui, en effet, réduit toute chose à une même valeur, les convertit les unes dans les autres dans la mobilité permanente de l’échange, et dans cet échange permanent demeure comme leur substance immatérielle commune. Il faut donc reconnaître à la fois la communauté comme sujet transcendantal et comme « sol d’être absolu », et sa communisation – par les multiples modalités de l’intersubjectivité – comme synthèse transcendantale originaire, par laquelle elle se pose en pôle de constitution d’un monde qui est par essence monde commun. Cette essence-commune se manifeste dans tout échange, qui en accomplit la réduction eidétique en menant ainsi au paraître 1006 une abstraction effective . Le propre de la monétarisation de l’échange consiste alors à donner à cette essence-commune abstraite le mode d’être de la substance, il rend ainsi possible la substantialisation de l’abstraction, et l’attribution fétichiste d’une essence originairement subjective et communautaire à un pôle subjectif universel – à un Étant premier qu’Aristote définit précisément comme « l’étant du plus grand prix », « l’étant de la plus 1007 haute valeur » (τό τιμιώτατον ὄν) . Le monnayage opère ainsi le transfert du pôle immanent à la communisation intersubjective dans un pôle objectif transcendant et substantiel. L’ambiguïté du moment grec est ici, qui tout à la fois manifeste l’essence commune à la communauté comme puissance primordiale et dissimule aussitôt cette essence par sa substantialisation et sa position fétichiste dans la transcendance de l’objectivité – et c’est pourquoi cette ambiguïté se rassemble dans la position par Platon d’un Démiurge
(δημιουργός) en lequel il projette la puissance de production (ποίησις) du peuple (δῆμος) au travail (ἔργον). L’Un que vise la philosophie n’est alors autre que l’essence-commune originairement immanente à la communauté intersubjective mais tout à la fois abstraite par la dialectique de l’échange et substantialisée par le fétichisme : les Grecs n’ont donc pas pensé l’être même (le Κοινόν) comme communauté transcendantale, mais seulement le Pareil, c’est-à-dire l’égalité (l’αὐτό) de son objet transcendantal. Si l’institution grecque de la métaphysique repose sur un oubli inaugural, il est désormais possible de définir cet oubli, l’oubli de la communauté de travail : « Les concepts purs des objets sont liés à l’élimination consciente de la société dans l’acte de pensée, ils sont en quelque sorte ce qui subsiste une fois que l’on a 1008 fait complètement abstraction du social . » Le statut transcendantal de la communauté : le communisme. – L’ultime radicalisation de la réduction de toute objectivité avait conduit Husserl à définir la phénoménologie, en conclusion de la Krisis, par « la découverte de l’intersubjectivité absolue, objectivée dans le monde comme le tout de l’humanité (die Entdeckung der absoluten Intersubjektivität, objektiviert in 1009 der Welt als Allmenschheit) », c’est-à-dire la « communauté 1010 générique » comme source de la réalité en dernière instance. Mais la reprise par Heidegger de la généalogie de la logique a conduit à découvrir le comportement de production, et finalement le travail, comme essence primitive de l’être en tant que mise en œuvre. C’est là le fond même de toute la pensée de Marx, qui repose sur la reconnaissance de la communauté de travail et de ses structures d’échanges immanentes comme fondement transcendantal historique – c’est-à-dire fondement historial – de toute objectivité. L’intérêt de la pensée de Sohn-Rethel est d’insister sur ce statut transcendantal de la synthèse communautaire des échanges et de montrer en outre dans la visée théorique de l’identité caractéristique de la métaphysique la reprise dans l’élément du concept de la structure même de la communauté de travail une fois qu’elle est polarisée par l’universalité de la valeur 1011 d’échange objectivée dans l’argent . Il est alors possible de définir la pensée de Marx. Celle-ci s’élabore contre l’idéalisme, tant l’idéalisme
subjectif de Kant que l’idéalisme absolu de Hegel. Elle n’est pas pour autant un matérialisme : le concept de matière est totalement absent de l’œuvre de Marx, et la matière n’apparaît jamais que comme corrélat informe de l’activité de mise en forme qu’est le travail. La pensée de Marx découvre le travail subjectif de l’individu vivant comme source originaire de tout donné, et reconduit ainsi tout donné, matériel ou idéel, à l’activité qui l’a produit comme tel : elle est en cela un travaillisme, qui fait du travail, en sa temporalité immanente, le comportement fondamental de l’existant et l’instance originaire de production de tout ce qui est. Le travail cependant n’est pas et ne peut pas être solitaire, il est enraciné dans une communauté historique, la communauté générique qui constitue son essence générique. Le sol dernier auquel parvient Marx est donc la communauté, en tant que Gemeinwesen, c’est-à-dire essence-commune, qui se révèle comme fondement transcendantal immanent et concret de toute pratique. Parce qu’elle reconnaît le statut ontologico-historial de la communauté, laquelle est l’être-en-commun des sujets travaillants, parce qu’elle découvre l’être même comme cette essence-commune, la pensée de Marx peut se dire d’un mot : elle est un communisme. Le communisme ne désigne donc en rien une utopie, un idéal ni un programme, il n’est pas d’abord un projet politique, économique ni social, il est la position philosophique fondamentale qui reconnaît la communauté historiale comme sol primordial et fondement ontologique absolu. B. Logique du Capital § 22. LA PRODUCTION DE L’ÉQUIVALENCE UNIVERSELLE
L’accès à la pensée de Marx n’est possible qu’à partir de la reconnaissance du statut fondamental du concept d’argent, qui y occupe le rôle directeur qui était celui de substance chez Aristote ou d’Idée chez Platon. Ce n’est que sur la base de ce concept que la question de l’essence du Capital peut être 1012 abordée. « L’argent, selon sa détermination, est Capital en soi, δυνάμει »:
l’avènement du capitalisme est le passage à l’acte de cette puissance, c’est-àdire le déploiement total de ses potentialités, et c’est pourquoi « la détermination de l’argent en tant que Capital […] est sa suprême 1013 réalisation ». Marx est le penseur de cette réalisation. Si Marx est fondamentalement le penseur de la Révolution, c’est ainsi, d’abord et avant tout, parce qu’il est le penseur d’une révolution qui a déjà eu lieu, sans que personne ne l’ait voulu ni même compris, celle que Engels sera le premier à 1014 nommer « Révolution industrielle » : tout son travail théorique a consisté 1015 à mettre en évidence la « révolution économique totale » propre à cet événement, et à identifier comme capitalisme la logique de cette Révolution. La nouveauté du mode de production capitaliste, qui se met lentement en e place en Europe occidentale à partir du XVI siècle avant de déchaîner sa e puissance en Angletterre à la fin du XVIII siècle, apparaît d’abord comme production marchande, c’est-à-dire production de marchandises. Tous les systèmes de production antérieurs, en effet, étaient essentiellement orientés vers la satisfaction directe des besoins des producteurs : ainsi, dans les communautés anciennes, « le but du travail n’est pas la création de valeur, mais son but est la conservation du propriétaire individuel et de sa famille ainsi que de la communauté dans son ensemble (Gesamtgemeinwesen) », et de façon générale, dans tous les modes de production précapitalistes, « le but poursuivi par toutes ces communautés est la conservation, c’est-à-dire la 1016 reproduction des individus qui la composent ». Les économies traditionnelles produisent en cela des biens de consommation, des denrées, c’est-à-dire des choses utiles, concrètes et particulières, définies par leurs « valeurs d’usage. » En toute rigueur des termes, d’ailleurs, les choses 1017 produites n’ont pas de « valeur » : elles ont une utilité, et quand Aristote dans la Politique définit l’économie par l’acquisition des « richesses » il parle des χρήματα, c’est-à-dire de choses définies par leur usage (χρῆσις). L’économie artisanale se définit donc par la production d’objets d’usage : quand il y a échange, celui-ci ne porte alors que sur l’excédent, il ne concerne donc qu’une fraction infime de la production totale, et Marx souligne qu’« avant la production capitaliste – dans les modes de production
antérieurs – une grande partie du produit n’entre pas dans la circulation, n’est pas jetée sur le marché, n’est pas produite comme marchandise, ne devient 1018 pas marchandise ». L’échange porte ainsi sur des choses qui n’ont pas été produites pour être échangées, et Aristote constatait qu’on peut échanger une chaussure contre autre chose, mais la chaussure « n’a pas été fabriquée en vue 1019 du troc. Et il en est de même pour les autres choses que nous possédons ». L’économie capitaliste est, quant à elle, production exclusive de marchandises : « C’est seulement sur la base de la production capitaliste que la marchandise devient la forme générale du produit, que l’achat et la vente se saisissent non seulement de la production excédentaire, mais de sa substance 1020 même . » Or produire des marchandises, c’est produire directement pour le marché, c’est-à-dire pour l’échange : le dispositif de production capitaliste n’a plus pour finalité la production de choses utiles, mais uniquement celle de valeurs d’échange. Il produit évidemment aussi des choses concrètes et particulières, en des quantités jamais atteintes auparavant, mais il ne le fait que pour les vendre : dans un tel dispositif, « la production travaille immédiatement pour le commerce et ne travaille que médiatement pour la 1021 consommation », c’est-à-dire que la production de biens de consommation n’est qu’un moyen pour produire de la valeur. La marchandise produite n’est donc jamais qu’un simple « porte-valeur » : « Dans la production marchande », écrit Marx, « on ne produit de valeurs d’usage que parce que et dans la mesure où elles sont le substrat matériel, le support de la valeur 1022 d’échange ». Le but dernier et unique de la production est ainsi la quantité de valeur, et la richesse se trouve alors redéfinie, non plus par des choses utiles, mais comme pure quantité de valeur ; Marx soulignait ainsi la nouveauté de ce mode de production : « Chez les Anciens, nous ne trouvons jamais la moindre étude cherchant à savoir quelle forme de propriété foncière est le plus productive, crée la plus grande richesse. La richesse n’apparaît pas comme le but de la production […]. La richesse n’apparaît pas comme fin en 1023 soi . » Le capitalisme se définit donc d’abord comme production de valeur : or, si la valeur comme telle peut faire l’objet direct d’une production, et qu’elle peut
être accumulée comme richesse, c’est précisément qu’elle a une existence distincte de la valeur d’échange et autonome par rapport à l’échange : c’est-àdire qu’elle existe « comme valeur d’échange autonomisée, équivalent universel chosiquement présent, matérialisation de la richesse abstraite, bref 1024 comme argent ». Le dispositif de production capitaliste ne produit jamais des marchandises que pour l’argent qui sera tiré de leur vente, et il peut se définir comme production d’argent : il « produit un produit universel : la valeur d’échange, ou, si on isole, si on individualise cette dernière : de 1025 l’argent ». Aristote avait déjà analysé – comme forme marginale et spécieuse de l’économie – la « forme commerciale » (τὸ καπηλικόν) de la chrématistique, c’est-à-dire cette technique pour « produire de la richesse et des valeurs » qui « cherche d’où et comment viendrait, par l’échange, le plus grand profit (κέρδος). » Une telle technique présuppose que la valeur y existe comme « quelque chose que l’on peut aussi bien donner que recevoir et qui, tout en étant elle-même au nombre des choses utiles, ait la faculté de changer facilement de mains », c’est-à-dire que la valeur y existe sous la forme chosique et autonome de la monnaie. La chrématistique, concluait alors Aristote, « a principalement rapport avec la monnaie. » La production de valeur n’est alors possible que comme production d’une quantité d’argent, « car on pense souvent que la richesse est une masse de numéraire » : mais Aristote soulignait aussitôt la « confusion » inhérente à cette conception de la richesse, ou « tel qui sera riche manquera souvent de la nourriture nécessaire. Et c’est une étrange richesse que celle dont le propriétaire meurt de faim, comme mourut le roi Midas, homme insatiable, dont la fable nous dit que, 1026 selon sa prière, tout ce qu’on lui présentait était changé en or ». Le capitalisme systématise ainsi la chrématistique commerciale et impose à toute activité la production de cette « étrange richesse » : « Plus la production se développe comme production de marchandises, plus chacun veut et doit devenir marchand pour monnayer soit son produit, soit ses services, quand ceux-ci, par leur nature, sont le seul produit disponible. Faire de l’argent 1027 apparaît dès lors comme l’ultime but de toute espèce d’activité . » Les modes anciens de production se différenciaient par l’infinie diversité
des besoins subjectifs, concrets et particuliers qui orientaient à chaque fois l’activité : l’avènement du capitalisme se caractérise alors par cette réorientation de l’ensemble de la production, qui polarise toute activité par une même finalité, objective, universelle et abstraite – à savoir, la quantité d’argent. Or l’argent est ce qui permet de dissoudre en lui toutes les qualités concrètes des marchandises afin de les résoudre en une fraction déterminée d’une même quantité universelle et abstraite : il est la « marchandise universelle, la marchandise sous sa forme pure, indifférente à sa particularité 1028 naturelle ». C’est en quoi il peut les rendre commensurables, c’est-à-dire évaluables selon la même mesure : la forme-valeur est « la forme-équivalent universelle », et l’argent, objectivation de cette forme, est par suite 1029 « l’équivalent universel ». Finaliser toute activité de production par l’argent impose par suite que la marchandise soit d’emblée produite comme évaluable par cet équivalent universel, et comme équivalente à toute autre marchandise. Le dispositif ne produit jamais des marchandises que pour les équivaloir ; la production est équivalorisation : « La marchandise est, de 1030 naissance, une grande égalisatrice cynique » ; en tant que marchandise, elle pose son égalité avec n’importe quelle autre marchandise équivalente. L’argent est ainsi le grand égalisateur, qui permet de poser toute chose, quelle qu’elle soit, dans un même champ d’équivalence universelle : « Dans l’argent s’effacent toutes les différences qualitatives des marchandises ; l’argent, en tant que niveleur radical (als radikaler Leveller), efface toutes les 1031 différences . » Un dispositif de production finalisé par l’échange met ainsi 1032 en œuvre un « processus d’égalisation » (Ausgleichungsprozeß) de toute chose, par lequel plus rien ne peut valoir par soi-même et en soi-même, mais où tout se vaut pareillement, et ou par suite rien ne vaut absolument : « L’argent étant l’équivalent général, le general power of purchasing, tout est achetable, tout est convertible en argent […]. La valeur autonome des choses, la valeur absolue donc de toutes les choses et de tous les rapports s’en trouve dissoute […]. Il n’y a pas de valeur absolue, puisque la valeur en tant que 1033 telle est relative à l’argent . » Si, donc, le dispositif de production capitaliste, finalisé par la valeur, ne produit que des marchandises, c’est-à-
dire des quantités équivaluables, il produit dans le même moment, et surtout, le champ même de leur équivalence, c’est-à-dire le marché.
§ 23. L’ÉQUIVALENCE UNIVERSELLE DES PRODUCTEURS
La question est alors de mettre au jour la condition de possibilité de cette équivalence. Or le principe fondamental de l’analyse marxienne consiste à opérer la reconduction de toute objectivité à la subjectivité qui s’est objectivée en elle : l’objectivité-de-valeur se définit par l’équivalence universelle de toute chose, mais cette équivalence doit être fondée sur les sujets producteurs. Si l’échange opère la réduction de toutes les qualités particulières des produits, c’est que dans le même moment il opère la réduction de toutes les qualités particulières des producteurs : en échangeant leurs produits, les travailleurs abandonnent la particularité de leur travail concret pour venir se comparer les uns aux autres. L’équivalence de surface entre diverses marchandises est la manifestation d’une équivalence plus profonde, celle des hommes entre eux. Le rapport établi entre les résultats de la production n’est jamais que la manifestation d’un certain type de rapport entre les producteurs, et la valeur qu’acquiert une chose sur le marché n’est jamais liée à ses caractéristiques intrinsèques, elle est manifestation de l’équivalence des travaux humains et elle donne à voir, reflétée sur la surface des objets, l’égalité des sujets : dans l’échange, « l’égalité (die Gleichheit) des travaux humains prend la forme matérielle de l’objectivité-de-valeur des 1034 produits du travail ». L’égalité entre les produits n’est donc pas purement artificielle, elle « consiste en leur égalité en tant que travail humain (in ihrer 1035 Gleichheit als menschliche Arbeit) », et cette égalité est alors l’essence ou la substance de la forme-valeur. Le travail, pourtant, est en son essence subjectif, il est l’activité d’objectivation d’un sujet, qui se réalise dans un produit dont la possession est elle-même accroissement de sa puissance d’agir : « Toute forme de la richesse naturelle, avant d’être reléguée et remplacée par la valeur d’échange, suppose une relation essentielle de l’individu à l’objet : l’individu s’objective lui-même par l’un de ses côtés dans la chose et, en même temps, sa possession de la chose apparaît comme un développement déterminé de son
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individualité . » En d’autres termes, le travail est par essence production de valeurs d’usage : la production de valeur d’échange suppose donc une modification, voire une transsubstantiation, du travail lui-même : « Les différentes valeurs d’usage », en effet, « sont les produits de l’activité d’individus différents, donc le résultat de travaux différenciés par leurs caractères individuels. Mais en tant que valeurs d’échange elles représentent du travail égal indifférencié (gleiche, unterschiedlose Arbeit), c’est-à-dire du 1037 travail dans lequel s’efface l’individualité des travailleurs ». Un système de production qui produit expressément et exclusivement de la valeur d’échange présuppose que les travailleurs ne produisent plus qu’en tant que et pour autant qu’ils sont équivalents. Or, par essence, les hommes sont tous particuliers, dotés de compétences, d’habiletés, de savoir-faire précis, et non seulement les métiers sont à chaque fois différents, mais chaque homme – et c’est ce qui caractérise l’artisanat – a une façon bien précise de l’exercer, avec son tour de main et sa manière. Dans une économie artisanale, les hommes travaillent en tant qu’individus particuliers qui mettent en œuvre leur subjectivité, et ensuite, dans l’échange, se comparent entre eux par la médiation d’une quantité de travail purement formelle, abstraite, idéelle, et qui n’a que la fonction d’étalon. La caractéristique du capitalisme consiste à faire de cette « quantité de travail » universelle et abstraite l’instance effective de production : la question est alors de savoir comment le travail particulier concret peut être immédiatement producteur de valeur, c’est-à-dire comment il peut se dépouiller de sa forme subjective concrète pour devenir pure mise en œuvre de cette quantité universelle et abstraite. Et il le peut à une condition : s’il ne déploie plus sa puissance de travail pour lui-même, mais au service d’une universalité abstraite. C’est-à-dire s’il n’agit plus en tant que sujet particulier concret, mais uniquement comme fonction, ou fonctionnaire, d’un dispositif objectif qui lui est extérieur et le domine. C’est là le principe 1038 même du salariat, qui constitue la « base absolue » du mode de production capitaliste. Le propre du salariat est en effet d’empêcher chacun de finaliser son activité par son propre besoin concret et subjectif, pour finaliser toute activité
par l’universalité abstraite de la valeur : « L’argent doit être immédiatement objet, but et produit du travail de tous les individus singuliers. Le travail doit produire immédiatement la valeur d’échange, c’est-à-dire l’argent. Il doit donc 1039
être travail salarié . » Son activité, dès lors, ne s’exerce plus que « comme 1040 activité pour un autre et comme activité d’un autre ». Si la conception marxienne de l’essence humaine comme « activité-par-soi » et « activationde-soi » est cruciale, c’est qu’elle seule permet de comprendre ce qui se joue dans un dispositif qui contraint le travailleur à une activité par un autre qui est par là même activation de cet autre : c’est-à-dire l’aliénation. C’est pourquoi Marx insiste sur la distinction cruciale entre travail et puissance de travail. Le concept cardinal de puissance doit s’entendre en son sens aristotélicien, et Marx précise expressément que « Vermögen n’est pas du tout à prendre ici 1041
dans le sens de fortuna, mais dans celui de puissance, δύναμις ». La puissance de travail désigne donc une possibilité qui n’est pas encore effectuée, une potentialité en attente de sa réalisation : « La puissance de travail n’est elle-même que la possibilité de travailler, possibilité qui est présente et incluse dans la corporéité vivante de l’ouvrier et est cependant 1042
séparée absolument de toutes les conditions objectives de sa réalisation .» Le Capital peut alors définir « le travail proprement dit » comme processus où il « devient en acte (actu) une force de travail en action alors qu’il ne l’était 1043
auparavant qu’en puissance (potentia) ». Le propre du salariat est vendre la puissance de travail, et non pas son effectivité, et le statut travailleur consiste ainsi à tenir sa puissance de travail à disposition dispositif : « Ce que l’ouvrier vend, c’est la disposition de sa puissance 1044
de de du de
travail . » Le travailleur n’est alors plus simplement dépossédé du résultat de son activité (comme dans le système des corvées ou des redevances en nature), mais de son activité elle-même, qui devient alors passage à l’acte et mise en œuvre d’un autre que lui. Par le salariat, le travail humain cesse donc d’être activation-de-soi pour devenir exclusivement activation de la valeur : le dispositif salarial fait de chaque activité humaine non plus le passage à l’acte d’une potentialité personnelle, concrète, propre à sa subjectivité vivante, mais la mise en œuvre de la structure objective de production de valeur. Le
salariat, en tant qu’aliénation, est ainsi « cette transsubstantiation consistant à 1045
poser les propres forces du travail comme étrangères au travailleur ». Par le salariat, les hommes sont alors égalisés et indifférenciés, puisqu’ils deviennent simples porteurs d’une puissance de travail qui sera dépensée par un dispositif anonyme et collectif. Le salariat permet la quantification du travail et sa réduction à une fraction numérique comparable à n’importe quelle autre, il permet par là même la réduction des travaux particuliers concrets à un « travail universel abstrait », dont chaque homme devient un porteur anonyme et un possesseur, « libre » de le vendre. Par le salariat, ce « niveleur radical » qu’est l’argent fait ainsi porter sa puissance d’égalisation sur les travailleurs eux-mêmes, qui deviennent aussi équivalents que les marchandises qu’ils produisent, et qui en vérité deviennent eux-mêmes marchandises : d’où le marché du travail, où les travailleurs viennent s’échanger, se rapporter les uns aux autres dans le même champ d’équivalence, et donc s’égaliser. Sur le marché, en effet, ils ne sont qu’« équivalents vivants, valeurs égales. Sous cet aspect, ils ne sont pas 1046 seulement égaux : il n’y a pas même de différence entre eux ». C’est pourquoi Marx souligne que l’époque du Capital ne peut être que celle de l’égalité des hommes, « car ils n’ont de relation qu’en tant que possesseurs de 1047 marchandises et échangent équivalent contre équivalent ». Par l’effet de l’argent, « il n’existe absolument aucune différence entre les individus, les sujets, et cette absence de différence est leur détermination économique […]. 1048 Leur relation est donc celle de l’égalité ». Le système capitaliste apparaît comme un dispositif d’équivalence des choses entre elles, parce qu’il se fonde sur un dispositif d’équivalence des hommes entre eux, qui les réduit tous à de simples porteurs anonymes et indifférenciés, et interchangeables, d’une certaine quantité de travail abstrait : dans le système capitaliste, conclut 1049 Marx, « il y a égalisation et annulation des différences individuelles ». Le capitalisme impose ainsi une redéfinition intégrale des hommes et des rapports qu’ils entretiennent, et la maturation moderne du Capital suppose « nécessairement que l’argent dissolve la communauté » (das Gemeinwesen 1050 auflösen) . Le Manifeste décrit comment la bourgeoisie a supprimé la
1051
féodalité en éliminant « tout élément de hiérarchie sociale », comment elle « a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que 1052 le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant” ». Dans le même moment, l’avènement du capitalisme a éliminé tous les statuts particuliers qui étaient autant d’entraves à l’utilisation totale de la puissance de travail : ainsi, les anciens rapports féodaux « se transformèrent en autant 1053 de chaînes. Il fallait briser ces chaînes. On les brisa ». L’avènement du capitalisme donne le statut de producteur au travail social, dont il déchaîne la puissance, et le bris des chaînes féodales n’est alors certainement pas libération, il est tout au contraire ce qui rend possible la mobilisation totale des travailleurs et par suite leur assujettissement au dispositif de production. La réduction de tous les hommes à la même et égale condition de possesseur de puissance de travail les contraint en effet à se vendre sur le marché du travail, « elle a supprimé la dignité de l’individu devenu simple valeur d’échange ; aux innombrables libertés dûment garanties et si chèrement 1054 conquises, elle a substitué l’unique et impitoyable liberté du commerce ». La domination de l’argent impose la disponibilité et la mobilité de tous sur le marché du travail, c’est-à-dire la « liberté économique », et la réduction de tous à la même fonction sociale équivalente, c’est-à-dire leur égalité, et il faut conclure que « le système de l’argent est en fait le système de l’égalité et de la 1055 liberté ». La proclamation de l’égalité en droit, loin d’être une conquête prométhéenne du politique sur tous les despotismes, n’est que l’expression idéologique et la traduction juridique d’un réquisit du Capital, et c’est à cette « base réelle » qu’accède Marx : « L’échange de valeurs d’échange est la base réelle qui produit toute égalité et toute liberté. En tant qu’idées pures, elles n’en sont que des expressions idéalisées ; en tant qu’elles se développent en relations juridiques, politiques et sociales, elles ne sont que cette base à une 1056 autre puissance . » Tocqueville avait compris que l’égalité en droit n’était que l’expression d’un nivellement effectif de l’humanité, où tous les hommes sont désormais semblables et font des choses à peu près semblables : mais il
n’expliquait pas comment se produit ce nivellement. Le concept marxien d’idéologie permet alors de ramener toute affirmation théorique et formelle de l’égalité à son fondement praxique et matériel ; et de faire de l’idéologie démocratique contemporaine la simple traduction théorique des conditions de travail imposées par le dispositif de production capitaliste : « Dans le rapport monétaire, dans le système d’échange développé (et c’est cette apparence qui abuse la démocratie), les liens de dépendance personnelle, les différences du sang, les différences de cultures, etc., sont en fait rompus, déchirés, et les individus semblent indépendants, mais cette indépendance n’est à tout point de vue qu’une illusion et il serait plus juste de l’appeler indifférence – prise 1057
dans son sens d’insensibilité . » Il importe alors de distinguer entre l’égalité et l’équivalence, d’une part, et entre la liberté et l’indépendance, d’autre part : la liberté et l’égalité établies entre individus dans l’État par le droit ne sont que le travestissement idéologique de la réalité pratique du dispositif de production, qui impose à tous les sujets l’équivalence et l’indépendance sur le marché par l’argent : les échangeurs, poursuit Marx, « semblent se rencontrer librement et procéder à des échanges dans le cadre de cette liberté ; mais cette apparence n’existe que pour quiconque fait abstraction des conditions, des conditions d’existence dans lesquelles ces 1058
individus entrent en contact ». Ces « conditions d’existence » sont précisément celles du salariat, qui redéfinit à la fois les hommes et les rapports qu’ils entretiennent. Le salariat présuppose ainsi la pulvérisation de la société en une multitude de travailleurs indépendants contraints de venir se soumettre à l’argent : « À ce stade », conclut Marx, « les ouvriers forment une masse atomisée par la concurrence (durch die Konkurrenz zersplitterte Masse) et disséminé dans tout le 1059 pays ». Au lieu de la loi naturelle et éternelle des sociétés que veulent y voir les propagandistes du capitalisme, la concurrence ne devient la logique immanente au champ social qu’à partir du moment où tous les hommes ont été réduits à la même identité et soumis au même but dans un même espace commun. La concurrence ne libère certainement pas les activités en les renvoyant chacune à leur singularité, elle les arrache au contraire à la
satisfaction immédiate de besoins particuliers pour la médiatiser par « un besoin universel engendré par le processus d’échange lui-même et qui a pour 1060 tous la même valeur d’usage » – à savoir, l’argent. L’illusion propre à l’idéologie libérale consiste à croire que le marché est le résultat de l’interaction harmonieuse des volontés libres, alors qu’à l’inverse ce sont ces volontés qui sont entièrement déterminées, tant dans leur matière que dans leur forme, par le marché. Le capitalisme est en réalité éradication totale de l’intérêt personnel, qu’il arrache systématiquement à sa singularité pour l’intégrer au dispositif économique et à sa polarisation monétaire. La féodalité était, elle, le règne des intérêts personnels ; avec l’avènement du capitalisme, « le point essentiel est au contraire que l’intérêt privé lui-même est déjà un intérêt déterminé socialement et qu’on ne peut l’atteindre que dans le cadre des conditions posées par la société et avec les moyens qu’elle donne. C’est l’intérêt des individus privés, mais son contenu tout comme la forme et les moyens de sa réalisation sont donnés par des conditions sociales 1061 indépendantes de tous ». La concurrence n’est possible qu’après que toutes les volontés eurent été mises aux normes du marché : les activités concurrentes sont concourantes, et convergent toutes vers un point commun, qui est leur instance de mobilisation. La mise au jour de la logique propre à l’organisation capitaliste du champ économique permet ainsi d’expliquer le nivellement de l’humanité. Si l’activité pratique est l’essence primordiale de l’homme, alors l’égalisation des manières d’être ne peut procéder que d’un nivellement pratique : c’est-à-dire d’une uniformisation du travail, et cette uniformisation est le fait de l’argent. Tocqueville notait que, « en France, les rois se sont montrés les plus actifs et 1062 les plus constants des niveleurs », et il voyait dans la France de la monarchie absolue « la nation la plus véritablement démocratique de 1063 l’Europe ». Marx peut alors mettre au jour les conditions de possibilité de ce nivellement, qui n’est pas le pouvoir politique comme tel, mais l’argent qu’il a à sa disposition : « La monarchie absolue a besoin de ce levier matériel qu’est la puissance de l’équivalent général ; elle a besoin de la richesse sous sa forme toujours mobilisable, absolument indépendante des relations
particulières locales, naturelles, individuelles : celle-ci correspond au pouvoir général, uniforme, qu’elle doit être capable d’exercer sur tous les points de 1064 son territoire. Elle a besoin de la richesse sous la forme d’argent . » L’égalisation des conditions est d’abord équivalence des conditions de travail, c’est-à-dire le salariat, qui arrache tous les travailleurs aux particularismes de leur localité pour les intégrer à un dispositif global qui leur impose l’ordre, l’uniformité et la régularité de son propre fonctionnement. Ainsi, le dispositif de production capitaliste développe « la tendance à l’égalisation et au nivellement des travaux (die Tendenz der Gleichmachung oder Nivellierung 1065 der Arbeiten) », et trouve sa forme achevée dans l’assujettissement des travailleurs au système industriel des machines, qui contraint chaque homme à « adapter son propre mouvement au mouvement uniforme et continu d’un 1066 automate ». Ce faisant, le dispositif de production porte directement sur l’essence même de l’activité, c’est-à-dire sa temporalité. Si l’homme se définit par la temporalité, ce n’est pas qu’il est « dans » le temps, mais qu’il est temps : en tant qu’actualisation d’une puissance, l’existence humaine est en elle-même temporelle. Or, précisément, le dispositif de production capitaliste dépossède chacun des conditions de possibilité de son passage à l’acte, pour le réduire à une pure puissance qu’il s’approprie pour ne l’actualiser que dans le but de produire l’objectivité-de-valeur. L’activité du travailleur n’est plus jamais la sienne, en ce que « l’autonomie du temps de travail s’en trouve 1067 niée » : le dispositif de production impose donc aux diverses activités humaines la chronologie objective, continue et uniforme, du processus de production, et encastre ainsi l’existence humaine dans un dispositif en lequel 1068 « le temps lui-même est considéré comme espace ». Par là effectivement le dispositif nivelle matériellement les hommes en leur imposant les mêmes fonctions et les mêmes préoccupations, les mêmes rythmes et les mêmes gestes, les mêmes moyens et les mêmes fins. L’essentiel, dans la production capitaliste, est la transmutation qu’elle opère de la condition même de l’homme. C’est pourquoi l’analyse ne doit pas se contenter de la simple production de marchandises, mais comprendre ce que cette production présuppose chez les producteurs eux-mêmes. Dans un
premier moment, le capitalisme apparaît comme production de valeur, mais cette production de valeur est elle-même fondée sur le salariat, c’est-à-dire la réduction de l’activité à une pure quantité de puissance de travail. Le capitalisme est plus fondamentalement producteur de travail salarié : « Il ne faut pas considérer seulement la marchandise, ni la survaleur. Il n’y a pas production de cela seulement, mais il y a production de capital et production de travail salarié. Le salariat est la présupposition de la production 1069 capitaliste . » Le capitalisme apparaît comme production de marchandises, c’est-à-dire indifférenciation et égalisation des produits, mais il est en réalité d’abord et avant tout production de travail salarié, c’est-à-dire indifférenciation et égalisation des producteurs, et il faut donc conclure que « la production de travail salarié est, en tant que telle, le fond créateur 1070 universel du capital ». Le capitalisme fait donc d’abord et avant tout porter sa puissance sur les hommes eux-mêmes, dont il façonne l’essence même – à savoir, la praxis –, et reconfigure intégralement le mode de déploiement. § 24. LA PRODUCTION DE MASSE(S)
La caractéristique décisive de l’ère capitaliste est alors que ce ne sont plus les hommes qui constituent le fondement ontologique de la production : « Le produit cesse d’être produit du travail individuel immédiat et c’est au contraire la combinaison des activités de la société qui apparaît comme le 1071 producteur . » Dans le système de production capitaliste, écrit Marx, « ce 1072 n’est pas une personne qui travaille » : « Le travail est une totalité (ist die Arbeit eine Totalität) – une combinaison de travaux – dont les parties constitutives sont étrangères les unes par rapport aux autres, de sorte que le travail global en tant que totalité n’est pas l’œuvre de l’ouvrier singulier (die 1073 Gesamtarbeit als Totalität nicht das Werk des einzelnen Arbeiters ist) . » L’organisation de la production conduit en effet à un morcellement des tâches qui conduit à « attribuer à l’individu le moins d’opérations possible », ce qui a pour double effet la « nullité de la production individuelle et production de la
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richesse en masse ». Des ouvriers particuliers ne produisent en effet que des choses particulières ; si le système de production capitaliste ne produit plus que l’universalité abstraite de la valeur, c’est qu’il est l’œuvre d’un « travailleur collectif constitué par la combinaison des travailleurs de détail » 1075 et qui constitue un « corps productif collectif ». Dès lors, l’équivalence des travailleurs entre eux ne suffit pas à ce dispositif de production, il doit les rassembler, les agglomérer, pour constituer ce travailleur global : le « travail global en tant que totalité » impose la mobilisation totale de tous les travailleurs. La tendance irrésistible à la centralisation politique et à l’uniformisation des lois dans laquelle Tocqueville avait vu un effet de la révolution démocratique est plus profondément un effet de la révolution industrielle, qui « a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence nécessaire de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été regroupées en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule 1076 législation, un seul intérêt national de classe ». L’exode rural n’est autre que cette mobilisation générale, ce mouvement de fond qui concentre en d’immenses centres de production des multitudes de travailleurs pour en déployer la puissance rassemblée : cette puissance n’est alors pas un simple agrégat de forces particulières, elle est la force de la totalité comme telle, « un potentiel de force nouveau qui naît de la fusion de nombreuses forces en 1077 une seule force globale » et qui vise à accroître continûment « la masse du 1078 travail » (die Masse der Arbeit). La puissance de travail mise en œuvre par le dispositif capitaliste de production n’est donc pas puissance des individus, mais puissance de leur masse : « Il n’est pas question ici d’une augmentation de la force productive individuelle grâce à la coopération, mais de la création d’une force productive 1079 qui doit être en et pour soi une force de masse (Massenkraft) . » Dès lors, si l’argent est le grand niveleur, qui réduit tous les hommes à des quantités anonymes de puissance de travail, il est dans le même moment le grand
massificateur, qui constitue des masses pour en utiliser la puissance de travail : « Ce qui revient en propre au capital, c’est simplement d’unir les masses de bras et d’instruments qu’il trouve telles quelles. Il les agglomère sous son commandement. Voilà sa véritable façon d’amasser : il amasse des 1080
travailleurs . » D’où le machinisme : l’outil n’est jamais qu’un organe artificiel, qui s’ajoute au corps d’un homme particulier et a pour fonction de déployer sa puissance de travail, en quoi l’outil est catégorie pratique de l’activation de soi ; la mise en œuvre de la puissance d’une masse impose alors un dispositif adéquat à cette puissance massive et à l’uniformité de son mode de déploiement : c’est le système des machines, ou Machinerie, qui est l’outil de la masse, et Marx souligne ainsi que « la Machinerie n’entre en jeu 1081
que là où la puissance de travail existe en masse ». Le système de production industriel impose ainsi que les travailleurs singuliers, avec leurs manières et leurs savoir-faire à chaque fois propres, soient éliminés par leur intégration à une masse anonyme qui devient seule détentrice de la puissance de travail : « Dans la production du capital, il ne s’agit plus d’emblée de ce rapport semi-artistique qui correspond parfaitement au développement de la capacité propre du travail manuel immédiat, de l’éducation de la main humaine travail. Il s’agit d’emblée de masse (es handelt sich von vornherein 1082
um Masse), parce qu’il s’agit de valeur d’échange et de plus-value . » Le capitalisme est, dans tous les sens du terme, production de masse. En tant que production de valeur, donc d’une quantité universelle et abstraite, la production capitaliste ne produit en effet jamais de choses particulières, elle est « production uniforme et massive » et la marchandise en tant que telle est 1083
« produit de masse ». Si la marchandise comme « forme élémentaire » constitue le point de départ des analyses du Capital, Marx souligne à la fin qu’une marchandise, seule et isolée, n’est en réalité plus une marchandise : le propre du dispositif de production capitaliste est que « le procès n’a plus pour résultat de simples marchandises particulières, mais une masse de 1084
marchandises ». Or cette production en masse (de marchandises) n’est possible que comme production par la masse (des hommes). Le capitalisme, en tant que producteur de travail salarié, est donc d’abord producteur de
masses, et Marx souligne que, « à l’examen, on constate que le capital règle, selon ses besoins d’exploitation, cette production de la force de travail ellemême, la production des masses humaines (Menschenmasse) à exploiter. Le capital ne produit donc pas seulement du capital, il produit une masse 1085
ouvrière (Arbeitermasse) croissante
».
§ 25. IPSÉITÉ DE LA VALEUR : LE CAPITAL COMME « SUJET DOMINANT »
La mise au jour, dans l’objectivité-de-valeur, d’un nouveau mode de constitution de l’objectivité présuppose l’avènement d’un nouveau sujet de la production, qui n’est plus l’infinie diversité des travaux particuliers : si le capitalisme est production de choses égales et indifférenciées, c’est qu’il est production par un « travail égal indifférencié ». Dans les sociétés anciennes, la quantité de travail universel et abstrait n’était qu’en puissance : s’il se manifestait dans la forme phénoménale de la valeur d’échange, il n’existait en acte que comme travail particulier, c’est-à-dire comme force (Kraft). Le capitalisme se définit par un retournement, où seul le travail universel abstrait est en acte, qui produit la valeur d’échange, et pour ce faire réduit le travailleur particulier à n’être que travail en puissance (Vermögen), qui doit recevoir du dispositif de production les conditions de possibilité de son passage à l’acte. C’est aux États-Unis que Marx constate l’avènement effectif de ce travail universel abstrait : « Là, le travail est devenu, non seulement comme catégorie, mais dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général, et a cessé de ne faire qu’un en tant que détermination avec les individus au sein d’une particularité. Cet état de choses a atteint son plus haut degré de développement dans la forme d’existence la plus moderne des sociétés bourgeoises, aux États-Unis. C’est là seulement, en effet, que l’abstraction de la catégorie “travail”, “travail en général”, travail sans phrase, 1086 point de départ de l’économie moderne, devient vraie en pratique . » La difficulté de la pensée de Marx vient précisément de cette phénoménologie de la production, qui vise à mener au paraître quelque chose d’invisible, et d’impensable pour la plupart : un travailleur qui n’est plus un
homme particulier et concret, mais un travailleur universel et abstrait. C’est pourtant la thèse fondamentale de la conception moderne de la démocratie que de la définir par la souveraineté, c’est-à-dire la toute-puissance, de la volonté générale : et tout le propos de Rousseau dans le Contrat social consistait précisément à montrer que cette volonté générale n’était possible que par « l’aliénation totale », « aliénation sans réserve » des volontés particulières. L’analyse du capitalisme par Marx le conduit ainsi à mettre au jour dans le salariat une aliénation effective des hommes, qui tout à la fois dépossède (l’aliénation comme Entäusserung) chacun de son activité et institue par le transfert de cette puissance d’agir une puissance générale distincte de ces travailleurs particuliers (l’aliénation comme Entfremdung). Le capitalisme apparaît d’abord comme production de valeurs, mais cette production de valeur n’est possible que sur la base de la production de travail salarié, c’est-à-dire de l’aliénation de la puissance de travail, laquelle institue non plus une volonté générale, mais un travailleur universel, doté d’un corps productif collectif issu de la massification. Et ce travailleur collectif qu’est le travail social devenu producteur, s’il dispose de la totalité de la puissance des travailleurs salariés, dispose dans le même moment d’un « cerveau 1087 1088 social » ou « entendement social », issu du « transfert à la machine de 1089 l’esprit collectif du travail » : ainsi, ce « savoir social universel, la connaissance devenue force productive immédiate, par suite les conditions du processus vital de la société sont elles-mêmes passées sous le contrôle de 1090 l’intellect général et sont réorganisées conformément à lui ». Il convient alors de se demander si la volonté générale de la démocratie moderne est autre chose que la volonté de ce corps productif collectif : « Cette volonté n’existe, avant que le développement des conditions sociales ne puisse la produire réellement, que dans l’imagination des idéologues », c’est-à-dire « l’imagination fantasque qui fait voir dans le droit et la loi la domination 1091 d’une volonté générale autonome », écrivait Marx, et il faut alors reconnaître que la souveraineté n’est aujourd’hui que celle du Capital, seul détenteur de la puissance absolue en tant qu’instance même de totalisation. Il s’agit alors de se demander ce que c’est que ça : cette entité nouvelle, qui
non seulement n’est rien d’humain mais procède de l’aliénation systématisée de la puissance d’agir qui définit l’homme en son essence. Or la totalité de ce dispositif de production, à la fois par sa finalité et par ses conditions de possibilité, repose sur l’argent : l’argent est tout à la fois ce qui permet (par le salariat) la réduction des travailleurs à une quantité abstraite de travail, et ce qui constitue (dans la forme-prix) le mode d’existence autonomisée de la valeur d’échange. Si, donc, l’argent par le salariat mobilise toutes les énergies et consomme toute puissance, c’est dans un seul but : se produire lui-même. Et c’est là, en effet, le schéma de base de l’opération économique en régime capitaliste : une quantité d’argent (un capital, au sens courant du terme) achète de la puissance de travail, qu’elle ne fait passer à l’acte que pour se produire elle-même et, ainsi, s’accroître (faire un profit). Dans l’analyse de la « forme commerciale » de la chrématistique, Aristote identifiait déjà sa différence fondamentale avec toute autre forme d’acquisition de richesse dans le fait que « la richesse y est illimitée (ἄπειρος) », précisément parce que « la 1092 monnaie est principe et fin de l’échange » : il y a ainsi une réflexivité (spéculative) inhérente à la production capitaliste, et l’avènement du capitalisme, qui étend la forme marchande à la totalité de ce qui est, systématise cette réflexivité dans et par la circulation, qui est précisément la clôture sur soi de l’argent : « Dans la mesure où l’argent, dans son existence autonome, est issu de la circulation, il apparaît dans cette circulation même comme résultat de la circulation ; il se clôt sur lui-même par la circulation. Sa détermination de capital est déjà contenue de manière latente dans cette 1093 déterminité . » Le capitalisme est le dispositif d’auto-production de l’argent, d’auto-valorisation de la valeur, et c’est pourquoi il trouve son existence adéquate dans le dispositif auto-matique de la Machinerie : le propre du capitalisme consiste ainsi à donner le statut du soi (τὸ αὐτο) à l’argent. À partir du moment où l’argent n’est plus moyen, mais à la fois principe et fin, il « se comporte en se produisant comme fondement de soi 1094 (als Grund von sich) » : les moyens de travail et le matériau acquièrent « leur autonomie et leur existence ipséique (Selbstische Existenz) face au travailleur et donc au travail lui-même ». La valeur apparaît dès lors « comme
un soi-même (als ein Selbst), dont l’incarnation est le capitaliste ». Si, donc, il faut bien parler du Capital – et non simplement du capitalisme, ou d’un rapport social de production –, c’est que le Capital est le processus illimité de la réflexivité de la valeur, il est l’« ipséité de la valeur » (Selbstigkeit des 1095 Wertes) , il est « la valeur en tant que telle se présentant comme une entité 1096 ipséique (als selbstisches Wesen) ». Le Capital est « l’argent en tant qu’il 1097 se produit lui-même », c’est-à-dire l’argent qui, dans la réflexivité de 1098 « l’autovalorisation de la valeur », conquiert le statut de sujet. En soumettant le travail à l’argent, le salariat empêche que le sujet particulier concret s’actualise pour soi, il le contraint à ne plus s’actualiser que pour l’argent, et c’est alors que l’argent devient sujet en lieu et place des hommes. « Le Capital », écrit Marx, « se prenant comme point de départ en tant que sujet actif (als dem aktiven Subjekt), se rapporte à lui-même comme valeur 1099 s’augmentant elle-même » . C’est à partir du moment où l’argent devient sujet qu’il est Capital, et c’est la définition centrale qu’en donne Marx : « La valeur passe constamment d’une forme dans l’autre, sans se perdre elle-même dans ce mouvement, et elle se transforme ainsi en un sujet automate (ein automatisches Subjekt) […]. La valeur devient ici le sujet d’un procès (das Subjekt eines Prozesses) dans lequel, à travers le changement constant des formes argent et marchandise, elle modifie sa grandeur elle-même, se détache en tant que survaleur d’elle-même en tant que valeur initiale, se valorise elle-même. Car le mouvement dans lequel elle s’ajoute de la survaleur est son propre mouvement, sa valorisation, donc une autovalorisation (Selbstverwertung) […]. Si, dans la circulation simple, la valeur d’usage, la valeur des marchandises reçoit, tout au plus, face à leur valeur d’usage, la forme autonome de monnaie, ici elle se présente soudain comme une substance en procès, une substance qui se met en mouvement elle-même (sich selbstz bewegende Substanz), et pour laquelle marchandise et monnaie 1100
ne sont que de simples formes
.»
C’est pourquoi il n’est pas possible de réduire l’avènement du Capital à un simple épisode historique concernant l’intendance économique : il est en réalité une révolution ontologique par laquelle les hommes sont dépossédés de leur puissance et de leur essence, de leur liberté et de leur activité, de leur statut de sujet et de personne. Le Capital en acquiert ainsi une personnalité propre ayant ses propres buts et ses propres intérêts : « Le concept de capital », précise Marx, « pose que les conditions objectives du travail
1101
acquièrent une personnalité (Persönlichkeit) face à lui . » « L’existence du Capital » est « l’être-pour-soi autonome de la valeur (das selbständige Fürsichsein des Werts) face à la puissance de travail vivante », autonomisation qui « va jusqu’au point où ces conditions se présentent face à l’ouvrier en la personne du capitaliste en tant que personnifications douées de 1102 volonté et d’intérêts propres ». Le Capital est la « subjectivité 1103 étrangère » (fremde Subjektivität) issue de l’aliénation (Entfremdung) de toutes les subjectivités vivantes, il est une personne artificielle issue de l’aliénation universelle effective des sujets : la doctrine spécifiquement 1104 moderne du contrat social, qui institue la « personne artificielle » de l’État à partir de l’aliénation formelle des citoyens, en est alors l’expression politique et la traduction juridique. Une telle « personne artificielle », en laquelle « c’est la puissance inhumaine (die unmenschliche Macht) qui règne 1105 universellement », est difficile à penser, et même simplement à nommer : c’est pourquoi Hobbes lui avait donné le nom d’une créature mythique de l’ancien Orient, le Léviathan. Et c’est le même procédé que reprend Marx. S’il évoque les figures de l’alchimiste et du vampire, il recourt lui aussi à une figure de l’Orient ancien, le Moloch : la révolution industrielle se définit par l’avènement d’un « Moloch à qui il faut tout sacrifier », « Moloch fantastique qui réclame en sacrifice toute la richesse naturelle », « Moloch qui exige qu’on lui sacrifie le monde entier » – à cette différence près que le culte de Moloch « n’était pratiqué que dans certaines occasions tout à fait solennelles, peut-être une fois l’an ; et puis Moloch n’était pas exclusivement porté sur les 1106 enfants des pauvres ». Le Capital est alors « le sujet dominant (übergreifende Subjekt) et 1107 s’appropriant le travail d’autrui ». Ainsi, tous les hommes sont pareillement passifs, seul l’argent est actif, et c’est en tant qu’il est actif que l’argent est Capital : « Le développement des forces productives sociales du travail et les conditions de ce développement apparaissent comme action du Capital vis-à-vis de laquelle le travailleur singulier se comporte seulement 1108 passivement . » L’« activité libre » est définie dans L’Idéologie allemande
par « l’expression créatrice de la vie, telle qu’elle naît du libre développement de toutes les capacités de l’individu total », c’est-à-dire « une activation de soi 1109
totale et non plus bornée ». Le capitalisme se définit par la subsomption de tous à l’argent, qui lui donne la puissance de se produire lui-même ; seul donc le Capital peut développer totalement toute sa puissance et ainsi parvenir à une activation de soi totale et non plus bornée : seul le Capital est libre, et il faut reconnaître ainsi que, « dans la libre concurrence, ce ne sont 1110
pas les individus, mais c’est le Capital qui est posé comme libre ». Marx souligne ainsi « l’ineptie qui consiste à considérer la libre concurrence comme l’ultime développement de la liberté humaine […]. Ce genre de liberté individuelle est en même temps l’abolition la plus totale de toute liberté individuelle. À la fois liberté et total écrasement de l’individualité sous le joug des conditions sociales qui prennent la forme de puissances chosiques, voire de choses toutes-puissantes – de choses indépendantes des individus et 1111
des relations qu’ils ont entre eux ». L’atomisation de la société instaure en effet l’indépendance de chaque homme vis-à-vis de ses semblables, mais elle ne le fait qu’en assujettissant chacun au pouvoir incoercible du marché, et c’est là le suprême danger d’une servitude d’autant plus volontaire qu’elle se prend pour la liberté et qu’elle est ainsi quotidiennement désirée par tous. L’idéologie libérale confond systématiquement l’incessante mobilité individuelle avec la liberté, quand celle-ci n’est que l’effet de la mobilisation totale, c’est-à-dire la soumission constante de chacun au moindre mouvement du Capital. Marx le soulignait dès 1845 : « L’esclavage de la société bourgeoise constitue en apparence la plus grande liberté parce que c’est apparemment l’accomplissement de l’indépendance individuelle, l’individu prenant pour sa liberté propre le mouvement anarchique des éléments de sa vie, qui lui sont devenus étrangers comme par exemple la propriété, l’industrie, la religion, etc., et ce mouvement ne dépend plus de liens généraux pas plus qu’il n’est guidé par l’homme. Cette pseudo-liberté signifie 1112
au contraire l’achèvement de son asservissement et de son inhumanité § 26. L’AUTONOMISATION DE L’OBJECTIVITÉ
.»
Que l’argent devienne un tel sujet dominant, une telle entité autonome détentrice de toute puissance reste pourtant difficile à concevoir : mais seulement si l’on s’obstine à faire de l’argent un simple moyen d’échange en soi neutre, un étalon de mesure conventionnel, un pur symbole sans fondement substantiel. Toute la pensée de Marx consiste, au contraire, à montrer l’essentialité de l’argent : 1) L’argent est l’objectivation et la matérialisation de la valeur d’échange, qui fonde la possibilité de son autonomisation par rapport à l’échange proprement dit. 2) La valeur d’échange est l’expression phénoménale de la puissance de travail commune, mesurée par le temps. 3) L’activité du travail, en tant qu’elle existe comme temps, est l’essence même de l’homme défini comme subjectivité vivante : elle est « le travail en tant que subjectivité […] présent en tant que sujet 1113 vivant ». 4) Cette essence de l’homme n’est jamais présente en un individu isolé, elle est immanente à sa communauté (Gemeinwesen) : elle est l’essence-commune (das gemeine Wesen) aux travailleurs, et c’est pourquoi précisément elle se manifeste dans l’échange. 5) L’argent est par suite l’objectivation de l’essence-commune aux hommes, qui donne le mode d’être de l’objectivité, non pas à leurs idées ou besoins (ce que font les œuvres et les produits), mais à la puissance même de les produire. En tant qu’objet transcendantal de l’intersubjectivité immanente à la communauté, l’argent est alors objectivité pure : c’est ce que met en évidence le devenir de la monnaie en régime capitaliste. L’invention de la monnaie a consisté à objectiver la puissance sociale dans une matière en inscrivant dans un métal l’empreinte caractéristique d’une Cité : la frappe de monnaie dans l’histoire fut ainsi indissociablement « objectivation » (Vergegenständlichung) et « matérialisation » (Materiatur) du pouvoir social. Mais, en soi, « l’unique déterminité qui lui est essentielle est celle de la quantité, du nombre d’unités […]. Son existence matérielle lui est 1114 indifférente ». Or la production capitaliste consiste justement à ne jamais s’en tenir à une somme d’argent, mais à la relancer dans la circulation, où elle se transmue continûment en diverses marchandises, en titres, voire en diverses monnaies. L’essentiel est par suite la pure quantité de valeur, et les
marchandises en lesquelles elle s’incarne successivement sont contingentes : « Les différents modes d’existence des valeurs étant pure apparence, dans la disparition de ces modes d’existence la valeur elle-même forme l’essence 1115 demeurant identique à soi . » L’argent tend donc à s’autonomiser par rapport à toute forme de réification : « En tant que Capital, la monnaie a perdu sa rigidité et, de chose palpable qu’elle était, est devenue 1116 processus . » La circulation conduit ainsi à délester la monnaie de son ancrage matériel pour substantialiser la pure universalité abstraite de la quantité de valeur, c’est-à-dire le signe : « L’empreinte, à travers le mécanisme même de la circulation, change cette forme en substance – le 1117 signe, le symbole autonomisé . » Et c’est bien ce qu’a montré l’histoire de e la monnaie au XX siècle : en décrétant la fin de la convertibilité du dollar avec l’or en 1971, Richard Nixon a coupé le dernier fil qui reliait encore l’argent avec une matière. Les Grecs inscrirent sur le métal un signe de la quantité et une empreinte caractéristique, la démonétarisation de l’or confirme alors que l’essentiel dans la monnaie est bien ce signe et cette empreinte, et que la matière en laquelle elle venait s’incrire est un poids inutile dont le Capital doit se délester. Le système du flottement des changes, qui définit les monnaies les unes par rapport aux autres, permet ainsi de clore le marché sur lui-même en rompant toutes les amarres avec une quelconque extériorité. Ainsi délié de tout fondement, le système formel et abstrait des quantités de valeurs ne se fonde plus que sur lui-même et parvient à une autonomie effective de fonctionnement. La décision de Nixon, parachevée par les accords de Kingston en 1976, ne fut que l’aval donné à un processus de fond qui n’est autre que la logique même du capitalisme – à savoir l’autonomisation de l’universalité abstraite de l’objectivité. Si l’argent induit un fétichisme de l’objectivité dans son existence matérielle, le capitalisme le révèle comme fétichisme de l’objectivité pure, c’est-à-dire de la pure structure abstraite et quantitative, de l’objectivité mathématique. Dans la monnaie numérique, dématérialisée, qui domine aujourd’hui, l’argent a donc trouvé le mode d’existence adéquat à son concept. L’essence-commune issue de la réduction des pratiques dans l’échange,
c’est-à-dire le travail universel abstrait, trouve donc dans la monnaie numérique la forme purement universelle et abstraite qui lui correspond. Or le salariat est précisément le dessaisissement (Entäusserung) de chaque sujet sur sa propre puissance subjective, qui ainsi la pose dans son autre (Entfremdung) comme puissance de l’argent. La condition salariale réside dans ce transfert continu, à flux tendu, de la puissance subjective, véritable transfert de souveraineté qui transmue systématiquement la puissance subjective concrète et particulière en puissance objective universelle et abstraite : « Ainsi, toutes 1118 les forces du travail sont transposées en forces du Capital » et « le Capital est essentiellement ce déplacement, cette transposition […] 1119 cette transsubstantiation ». Par le salariat, la puissance de travail subjective devient simple combustible, injecté en continu dans les hautsfourneaux d’un dispositif objectif qui n’a d’autre fonction que la production de l’objectivité : « Le travail », écrit ainsi Marx, « est le ferment qui, projeté dans le capital, provoque maintenant sa fermentation. D’un côté, il faut que l’objectivité (die Gegenständlichkeit) en quoi le Capital consiste soit travaillée, c’est-à-dire consommée par le travail, d’un autre côté que soit abolie la simple subjectivité du travail (die bloße Subjektivität der Arbeit) comme simple forme et qu’elle soit objectivée (vergegenständlicht) dans le 1120 matériau du Capital ». Ce faisant, l’aliénation donne à l’universalité abstraite de la valeur une puissance dont elle est par principe dépourvue, en même temps qu’elle dépossède la subjectivité de la puissance qui la définit en son essence. Les sujets sont donc dominés par cette universalité abstraite : « Ces rapports chosiques de dépendance, par opposition aux rapports personnels, apparaissent encore sous un autre aspect (ce rapport chosique de dépendance, ce rapport de choses, n’est rien d’autre que l’ensemble des relations sociales qui font face de manière autonome (selbständig) aux individus apparemment indépendants, c’est-à-dire l’ensemble de leurs relations de production réciproque, autonomisées face à eux-mêmes) qui est le suivant : désormais les individus sont 1121
dominés par des abstractions, alors qu’antérieurement ils dépendaient les uns des autres
.»
L’indépendance des individus est dissolution des relations personnelles, c’est-à-dire la destruction des rapports intersubjectifs, mais cette indépendance se paie alors d’une soumission incoercible à l’universalité
abstraite du Capital : si cet arrachement aux liens intersubjectifs procure à chacun son indépendance, ce n’est que pour autant qu’il l’intègre à un système objectif dont il devient rigoureusement dépendant, et il faut constater que « l’indépendance réciproque des personnes se complète au sein d’un 1122 système omnilatéral de dépendance chosique ». En quoi le Capital est pouvoir. Mais ce pouvoir n’est pas celui des capitalistes ; bien au contraire, les capitalistes ne sont que les fonctionnaires du Capital, ils ne peuvent jamais que mettre en œuvre un pouvoir qui n’est pas le leur, celui du Capital, c’est-à-dire pouvoir des objets, pouvoir des choses sur les hommes : « L’accumulation croissante du capital implique l’accroissement de sa concentration. C’est ainsi que s’accroît le pouvoir du Capital (die Macht des Kapitals), autonomisation (Verselbständigung) des conditions de production sociale vis-à-vis des producteurs réels, autonomisation personnifiée dans le capitaliste. Le Capital se montre ainsi de plus en plus comme un pouvoir social dont le capitaliste est le fonctionnaire (deren Funktionär der Kapitalist ist), et avec lequel ce que peut créer le travail d’un individu isolé n’entretient plus aucun rapport. Le Capital se montre ainsi comme un pouvoir social aliéné, autonomisé (entfremdete, verselbständigte Macht), comme une chose et comme pouvoir des capitalistes à travers cette chose (als Sache, und als Macht des Kapitalisten durch diese Sache), pouvoir qui s’oppose à la société
1123
.» 1124
Le pouvoir du Capital est « domination de la chose sur l’homme », et c’est ce qui fait sa radicale nouveauté : il n’est pas exploitation de l’homme par l’homme (ce qui définit l’esclavage ou le servage), il n’est pas soumission d’une classe à une autre (ce qui définit toutes les sociétés anciennes), il n’est pas pouvoir personnel parce qu’il n’est le pouvoir de personne, il est soumission de tous les hommes au système objectif autonomisé. Mais l’objectivité, en son essence, n’est rien d’autre que le produit de la subjectivité : c’est ainsi à leur propre puissance que les hommes sont soumis. Dans une société atomisée où les hommes sont totalement mobilisés par le Capital et maintenus dans une constante concurrence, « leur propre entrechoquement produit une puissance sociale qui leur est étrangère, placée au-dessus d’eux » : et dès lors apparaît « la relation sociale réciproque des individus en tant que puissance autonome au-dessus des individus (als 1125 verselbständigte Macht über den Individuen) ». Ainsi, les hommes
« n’existent plus l’un pour l’autre que comme choses, et leur relation monétaire, qui fait, pour tous, de leur communauté (Gemeinwesen) elle-même quelque chose d’extérieur et partant d’accidentel, n’est que le développement de ce rapport […]. L’existence en société apparaît donc aux individus euxmêmes comme quelque chose d’extérieur, et même, dans l’argent, comme un 1126 objet tangible ». Si, donc, l’argent, dans le processus d’atomisation sociale qui définit la modernité, décompose l’ancienne société, il la recompose aussitôt, et en devient alors la substance même : ce qui caractérise les sociétés capitalistes, c’est que « l’argent lui-même est la communauté (das Gemeinwesen) et ne peut en tolérer aucune autre qui lui soit supérieure […]. L’argent est immédiatement la communauté réelle (das reale Gemeinwesen) dans la mesure où il est la substance universelle (die allgemeine Substanz) de 1127 l’existence pour tous ». Le marché est cette communauté objectivée par et dans l’argent, où l’argent est à la fois ce qui détermine et motive chaque individu, ce qui lui assigne sa position et définit ses possibilités d’action, et ce qui constitue les rapports qu’il a avec les autres. Avec le capitalisme, la communauté s’est intégralement objectivée et, au lieu de fonder l’existence individuelle en lui procurant ses conditions de possibilité, lui fait face, et lui oppose donc ses conditions de possibilité comme puissance étrangère : « Dans la société bourgeoise, le travailleur existe d’une manière purement inobjective, subjective ; mais la chose qui se dresse en face de lui est désormais devenue la véritable communauté (das wahre Gemeinwesen) qu’il 1128 cherche à dévorer mais qui le dévore . » L’avènement du capitalisme doit donc se définir par l’autonomisation du système des objets par rapport aux sujets qui en sont pourtant les producteurs : « Les conditions objectives du travail sont le résultat du travail lui-même, sa propre objectivation, et c’est cette même objectivation qui se présente face à lui comme une puissance étrangère, comme une puissance autonome face à laquelle lui-même se présente toujours dans la même 1129 inobjectivité . » C’est cette rupture, cette dissociation, cette séparation absolue, entre le sujet et ses objets qui caractérise le capitalisme, et c’est pourquoi la question de la propriété est essentielle, puisqu’il y a là
dépossession et dessaisissement des sujets vivants, non seulement de leurs objets, mais des conditions (objectives) de leur objectivation : le capitalisme se définit par « cette dissociation, séparation absolue entre la propriété, c’està-dire les conditions de travail relevant du domaine des choses, et la puissance de travail vivante […] cette séparation absolue entre propriété et travail, entre la puissance de travail vivant et les conditions de sa réalisation, entre travail objectivé et travail vivant, entre la valeur et l’activité créatrice de 1130 valeur ». Par cette séparation, « les conditions objectives du travail acquièrent, face au travail vivant, une autonomie de plus en plus gigantesque (eine immer kolossalere Selbständigkeit) qui se manifeste par leur extension même, et la richesse sociale se présente face au travail comme puissance 1131 étrangère et dominatrice dans des proportions de plus en plus fortes ». En d’autres termes, l’homme « ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les 1132 puissances infernales qu’il a invoquées » : il s’est pendant toute son histoire objectivé dans un monde d’objets qui est la civilisation, mais il perd la mainmise sur sa propre création, qui lui échappe et se développe désormais selon ses lois propres. La clôture sur soi de l’autovalorisation de la valeur est cette cassure, qui procure au système des objets son autonomie de développement en fournissant le logiciel de son automatisme. Si l’argent est autonomisation de la valeur, laquelle exprime la puissance de travail de la communauté, le capital – en tant que « valeur à la puissance deux, valeur 1133 potentialisée » – est son « auto-absolutisation » ou « auto-objectivation » (Selbstvergegenständlichung), qui systématise ce système d’objets selon des lois elles-mêmes objectives. Cette autonomisation du système de l’objectivité se matérialise alors dans l’automatisme, c’est-à-dire « la Machinerie comme système automatique de machines […] forme posée par le Capital lui-même et qui lui est adéquate ». Ce n’est pas le capitalisme qui est la conséquence d’une invention de machines, comme effet en soi neutre du progrès technique, c’est à l’inverse la Machinerie qui est réification et matérialisation de la logique même du Capital, par laquelle il institue l’infrastructure objective et fonctionnelle qu’appelle son mode de fonctionnement. La caractéristique de la Machinerie est en effet de subordonner toute activité
concrète à un « système dont l’unité existe non dans les ouvriers mais dans la 1134 Machinerie vivante (active) elle-même », c’est-à-dire dont l’unité est ellemême objective : le propre de la systématisation capitaliste de la production tient en effet à ce que « le principe subjectif (das subjektive Prinzip) de la division n’existe pas dans la production mécanisée. Le processus global est 1135 considéré en soi et objectivement (objektiv) ». Par là même, « le travail apparaît au service d’une volonté et d’une intelligence étrangères, dirigé par cette intelligence – ayant son unité animatrice hors de lui – de la même façon que dans son unité matérielle, il apparaît subordonné à l’unité objective de la Machinerie, du capital fixe, qui, monstre animé, objective la pensée 1136 scientifique, et qui, de fait, est ce qui tient ensemble le tout ». Le « monstre mécanique » qu’est la Machinerie constitue ainsi « un organisme de 1137 production tout à fait objectif », qui régule toute activité subjective selon les lois de l’objectivité, c’est-à-dire les lois de la science moderne mathématisée. L’autonomisation et la subjectivisation capitaliste de l’argent constitue alors la logique immanente et la forme d’un processus effectif d’autonomisation du pouvoir social, qui n’est plus la puissance subjective et immanente des hommes, mais devient une puissance objective et chosique, qui leur est extérieure, séparée, transcendante. Le capitalisme est ainsi la logique interne non seulement d’un processus d’atomisation et de massification de la société, mais également d’autonomisation du pouvoir social ainsi constitué : il est le processus de la « réification des déterminations sociales de la production et la subjectivisation (die Versubjektivierung) de ses 1138 fondements matériels ». Alors la révolution qu’est le capitalisme peut se définir : « Le travail passé objectivé devient le maître du travail présent vivant. Le rapport du sujet et de l’objet est inversé (die Verhältnis von Subjekt 1139 und Objekt wird verkhehrt) . » L’avènement du capitalisme constitue un séisme ontologique en ce qu’il est l’inversion du sujet et de l’objet, et Marx est fondamentalement le penseur de cette inversion : avec une sorte de terreur religieuse, Marx a vu dans la révolution industrielle « l’interversion du sujet 1140 et de l’objet » (Verkehrung von Subjekt und Objekt), « la transformation
1141
du sujet en objet et vice versa » (die Verkehrung des Subjekts in das Objekt und umgekehrt), « la subjectivisation des choses, la chosification des 1142 sujets, l’inversion de la cause et de l’effet » (die Versubjektivierung der Sachen, die Versachlichung der Subjekte, die Verkehrung von Ursache und Wirkung). L’avènement du capital se définit par « la personnification des 1143 choses et la chosification des personnes », il constitue en cela une véritable aliénation ontologique qui dépossède les hommes de l’être pour le transférer dans le système automatique de l’objectivité. § 27. APPAREILLEMENT DE LA COMMUNAUTÉ
C’est en quoi le Capital réalise toutes les potentialités de l’argent en tant 1144 que « puissance de renversement ». Dans les sociétés anciennes, la subjectivité particulière et concrète est fondement de la production, elle a pour finalité la chose utile définie par ses qualités particulières et concrètes, et l’universalité abstraite du travail n’intervient que comme moyen : elle est le domaine commun en lequel chacun puise ses possibilités d’action, et elle apparaît dans l’échange comme médiation entre les travailleurs. Avec le capitalisme, cette universalité abstraite devient tout à la fois fondement et fin de la production, et les travailleurs particuliers et les marchandises concrètes n’interviennent que comme moyen de cette autoproduction. Il y a ainsi un renversement du rapport entre l’Universel et le particulier : celui-là même que Marx reprochait au mysticisme hegélien de la substance. En 1842, il explique ainsi « l’énigme du mysticisme » propre à la spéculation hegélienne : « Le devenir-sujet (das Subjektwerden) de l’“affaire universelle”, qui de cette façon est autonomisée (verselbständigt), est ici présenté comme un moment du processus de vie de l’“affaire universelle”. Au lieu que ce soit les sujets qui s’objectiveraient dans l’“affaire universelle”, Hegel fait accéder l’“affaire 1145 universelle” au statut de sujet » ; il définissait alors le « mysticisme abstrait » par « la séparation de la substance et du sujet (Trennung der 1146 Substanz und des Subjekt) ». Toute son analyse du dispositif capitaliste le conduit à reconnaître que le Capital est ce mysticisme en acte, effectivement
réel et contraignant, et il définit en effet le Capital comme « une entité fort 1147 mystique », « le fétiche automatique » en lequel « la transsubstantiation, le 1148 fétichisme sont achevés » : il est le parachèvement du mouvement par lequel est projetée dans la transcendance de l’objectivité l’essence commune immanente aux sujets producteurs. L’essence de l’homme est le travail, et le travail est désormais non seulement octroyé par la société objectivée, mais encore intégralement défini par elle : la rupture provoquée par l’avènement du capitalisme réside tout entière dans ce déracinement de l’homme, qui l’arrache à son fondement naturel, pour l’intégrer à un dispositif artificiel dont il devient simple fonction. Désormais, écrit Marx, « tous les rapports apparaissent comme des 1149 rapports posés par la société et non déterminés par la nature » : le capitalisme, en cela, arrache l’homme à sa condition naturelle d’« homme 1150 réel, en chair et en os, campé sur la terre solide et bien ronde », pour l’assigner à l’espace monétaire qui « imprègne la société dans toute son 1151 étendue et devient à la place de la terre le sol sur lequel elle se tient ». Devenu simple rouage du gigantesque dispositif d’autoproduction de l’argent, 1152 « l’individu n’est dans ce rapport qu’en tant qu’individuation de l’argent ». Aucun travailleur ne peut être à son compte, tous doivent être employés par le dispositif, et par suite tous les travailleurs sont « fonctionnaires, de même 1153 condition, du processus social », à ce titre posés et disposés par le dispositif, simples organes, membres, accessoires de l’appareil global. L’homme en tant que fonction du dispositif de valorisation n’est donc plus qu’individuation de l’argent, il ne se tient plus que sur l’espace du marché, il n’a alors de rapport aux autres que par la médiation de l’argent : il n’y a plus de rapports de personne à personne, mais des rapports de rouage à rouage, c’est-à-dire des fonctions internes au système. Les sociétés modernes forment donc ce que dans l’édition française du Capital Marx nomme « la grande 1154 république commerçante », qui fait du marché le seul espace public, définit la citoyenneté par le pouvoir d’achat, et le civisme par la production et la consommation. Or le principe constitutionnel d’une telle république commerçante, la loi
fondamentale du marché, est l’équivalence. L’époque du capital est donc bien celle des sociétés égalitaires, c’est-à-dire de la démocratie, mais cette égalité n’est pas une égalité entre sujets singuliers irréductiblement différents, dont l’égalité serait précisément le maintien de la différence, elle est tout au contraire l’équivalence d’individus réduits au préalable à des fonctions similaires d’un dispositif d’indifférenciation. L’intégration de l’homme au marché n’est autre que l’abolition (Aufhebung) de sa singularité, et c’est Marx qui le souligne : « Le travail de l’individu singulier est posé dans son 1155 existence immédiate comme travail aboli dans sa singularité . » L’intégration des hommes au marché est leur indifférenciation, qui les pose comme porteurs d’une certaine quantité homogène de travail évaluée par le marché. Les hommes ne se rencontrent plus que dans l’espace unique du marché, et ils ne peuvent y apparaître, dit Marx, que comme « valeurs d’échange subjectivisées (als subjektivirte Tauschwerthe), c’est-à-dire équivalents vivants (lebendige Equivalente), valeurs égales. Sous cet aspect, ils ne sont pas seulement égaux : il n’y a pas même de différence entre 1156 eux », et Marx note ainsi qu’« un travailleur qui achète pour trois shillings de marchandise apparaît au vendeur avec la même fonction, la même égalité 1157 que le roi qui en fait autant. Toute différence entre eux est effacée ». Aussi la démocratie moderne n’est-elle pas en réalité époque de l’égalité de sujets libres, mais l’équivalence d’individus indépendants. Si, donc, le 1158 capitalisme est un « processus d’égalisation », cette égalité n’est certainement pas issue d’une libération des sujets de toute hiérarchie artificielle imposée par le joug d’un pouvoir despotique : à l’inverse, elle est artificiellement posée par le fonctionnement totalitaire d’une Machinerie dont l’équivalence est la logique interne. Pour le dire dans les termes de Marx, le capitalisme ne « respecte » pas une égalité naturelle, il « crée » une égalité artificielle, celle de l’équivalence : « Ainsi donc le procès de la valeur d’échange que développe la circulation ne se contente pas de respecter la 1159 liberté et l’égalité : il les crée, il est leur base réelle . » Le capitalisme n’est autre que ce gigantesque appareil de production, dont les produits « non seulement sont pareils mais doivent expressément être
pareils et posés comme tels », qui repose sur le salariat par lequel « les sujets sont précisément posés comme pareils » et « substituables et indifférents 1160 (Gleichgeltende und Gleichgültige) les uns aux autres », et déploie ainsi la 1161 puissance de leur travail appareillé ». Le Capital reconstitue ainsi de fond en comble les sociétés humaines, il atomise la communauté humaine pour redisposer chacun de ses membres à la place qui lui revient dans l’appareil de production : il mécanise la société qu’il transforme en appareillage dont les hommes sont des rouages tous pareils et dont les produits sont des quantités de valeurs toutes pareilles. On peut nommer « appareillement » cette Machinerie totalitaire de réduction au pareil, et Marx lui-même disait du Capital qu’il remodèle la société comme « Appareillement au lieu de la communauté effective (die Vergleichung an der Stelle der wirklichen 1162 Gemeinschaftlichkeit) ». Les hommes en vérité ne sont plus égaux, ils sont pareils, et leur égalisation n’est autre que leur appareillement dans l’appareillage de l’appareil de production. Si, donc, Tocqueville avait parfaitement décrit le « nivellement universel » propre à l’égalité des conditions, qui réduit l’humanité à une « foule innombrable composée d’êtres pareils », Marx met au jour la « base réelle » du processus de nivellement et 1163 d’appareillement dans « l’égalité des conditions d’exploitation du travail ». L’autovalorisation de la valeur est la logique interne à l’automassification de la masse, et le concept marxien de « Capital » met au jour l’essence même du « pouvoir social » totalitaire dont Tocqueville a vu avec horreur l’avènement. § 28. APPROCHE DU TOTALITARISME CAPITALISTE
La manipulation invisible : l’idéologie néolibérale En tant qu’appareillement, c’est-à-dire constitution des hommes en masse par leur réduction au pareil, et leur subordination systématique au fonctionnement autonomisé d’un appareil qui n’est autre que leur propre communauté réifiée, le capitalisme est la base réelle du processus de démocratisation tel que l’a pensé Tocqueville, comme pouvoir de la masse issue de l’autonomisation du pouvoir social. Le capitalisme est la logique
économique du processus de totalisation dont la démocratisation est l’effet social ; les totalitarismes politiques ne sont que l’expression dernière de ce processus. Penser le totalitarisme, et ne pas se contenter de le décrire, c’est alors le fonder sur sa base réelle qu’est l’avènement et la systématisation e e de l’appareil capitaliste en Europe occidentale aux XIX et XX siècles. Le concept même de totalitarisme, pourtant, s’est, pour une large part, élaboré comme défense de l’économie de marché contre l’emprise du pouvoir de l’État : si les fascistes italiens se réapproprient, pour le revendiquer, la notion de totalitarisme, c’est à partir de la critique de Giovanni Amendola, un antifasciste libéral, qui en 1923 utilise pour la première fois l’adjectif 1164 « totalitaire », et ce sont par la suite des libéraux comme Ludwig von Mises et Friedrich Hayek qui développent l’idéologie libérale par antithèse e aux systèmes totalitaires. L’usage du concept de totalitarisme au XX siècle fut ainsi essentiellement une arme du combat idéologique du libéralisme, et c’est pourquoi il eut pour fonction de rassembler des régimes politiques aussi e différents que l’Italie fasciste, l’Union soviétique, le III Reich ou la Chine maoïste ; il s’agissait par là de désigner l’autre du libéralisme, et de figer ainsi l’alternative : libéralisme ou totalitarisme. Et cette opposition est en effet constitutive de l’élaboration du concept de totalitarisme par les fascistes euxmêmes ; Giovani Gentile concevait ainsi la toute-puissance de l’État expressément contre la doctrine libérale : « Le libéralisme met l’État au service de l’individu ; le fascisme réaffirme l’État comme la véritable réalité 1165 de l’individu. […] Dans ce sens, le fascisme est totalitaire . » Si, donc, le libéralisme se veut l’alternative au totalitarisme, c’est parce qu’il se fonde sur la liberté individuelle au lieu de soumettre celle-ci à l’État : mais il s’agit alors de déterminer si l’institution de l’individu en fondement – en lieu et place de l’État – constitue bien une sortie hors de la Totalité, et donc de déterminer quelle est la liberté du libéralisme contemporain. Le courant libéral procède pour l’essentiel de la philosophie anglaise du e XVII siècle : la pensée de Locke, dans son opposition à celle de Hobbes, en constitue l’acte de naissance par son refus d’un Léviathan étatique concentrant tous les pouvoirs. La méfiance vis-à-vis de l’État constitue ainsi
le fond commun des formes très diverses qu’a prises le libéralisme depuis, de Locke et Tocqueville à Hayek et Nozick, et il est possible de le définir par cette « phobie d’État » que Michel Foucault nommait « raison du moindre 1166 État », compris comme réduction a minima de l’exercice de la puissance publique. Si le libéralisme, comme son nom l’indique, entend être une doctrine de la liberté, il procède intégralement d’une conception apolitique de la liberté, qui, bien loin de considérer l’entrée dans l’espace public comme la libération de tout déterminisme et l’accès à un règne proprement humain, la conçoit comme une donnée pure que l’ordre politique ne saurait que corrompre et détruire. Pour le libéralisme, donc, la liberté se définit en opposition à l’État : toute la question est alors de définir ce domaine non étatique, antérieur à la politique. Or, pour Locke, ce domaine antépolitique est clairement défini par un « état de nature » : la thèse propre au libéralisme classique consiste à définir la nature comme règne de la liberté – à l’inverse de la thèse selon laquelle la nature est le règne du déterminisme et de l’immédiateté, règne contre lequel s’institue l’ordre de la liberté qu’est celui de l’État, et qui considère ainsi que « l’état de nature est un état de la nonliberté et du déni du droit, qui doit être supprimé et au-dessus duquel 1167 seulement se situent la liberté et son effectivité » – et à poser ainsi que la liberté est donnée, et non conquise : les hommes, écrit Locke, sont « par 1168 nature dans un état où ils ont la parfaite liberté d’ordonner leurs actions ». Mais définir la liberté par un ordre naturel antépolitique ne suffit pas : il faut déterminer le mode de déploiement de cette liberté, et c’est bien ce que fait la philosophie politique classique en tentant de décrire cet état de nature. Dans l’hypothèse hobbesienne, l’interaction naturelle des libertés ne saurait 1169 déboucher que sur une « guerre de chacun contre chacun » : d’où la nécessité du Léviathan de l’État pour tenir en respect le risque de la guerre civile, fût-ce aux dépens des libertés individuelles. C’est alors à cette hypothèse que s’oppose directement Locke, en affirmant que « l’état de nature 1170 possède une loi de nature qui le régit, et cette loi oblige tout le monde »: si l’état de nature n’est pas un chaos, c’est donc qu’existe une législation naturelle qui suffit à garantir la paix civile. Locke pouvait ainsi préciser que,
« là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas de liberté […]. La liberté n’est pas ce que l’on nous dit, à savoir une liberté, pour tout homme, de faire ce qui lui plaît […] mais c’est une liberté de disposer et d’ordonner comme on l’entend sa personne, ses actions, ses biens et l’ensemble de sa propriété, dans les 1171 limites de ce qui est permis par les lois auxquelles on est soumis ». L’état de nature est en lui-même un ordre, en ce qu’il est régulé de façon immanente par la « loi de nature » et que l’homme est par nature « soumis à cette loi ». Il s’agit alors, à la fois, de définir cette loi et de déterminer comment elle est connue par chacun en l’absence d’un système de droit positif. Or, si Locke peut faire de la « loi de nature » un principe antérieur à toute institution politique, c’est qu’il l’identifie à la raison présente en chaque homme, en tant que cette raison est don de Dieu – et, plus profondément, c’est que la nature est ens creatum, créée par Dieu et donc directement réglée par le divin législateur : la légitimité consistera alors entièrement en la conformité à « la loi de nature, c’est-à-dire la volonté de Dieu, dont elle est une 1172 déclaration ». L’état de nature est réglé par la loi de nature parce que chacun dispose de cette loi en sa raison, qu’il lui suffit de consulter pour connaître ses devoirs, lesquels sont d’abord et avant tout respect d’autrui en tant qu’il est lui-même créature de Dieu : « La raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes qui prennent la peine de la consulter qu’étant tous égaux et indépendants, aucun ne doit nuire à un autre dans sa vie, sa santé, sa liberté et ses possessions. Car les hommes sont tous l’ouvrage d’un seul Ouvrier tout-puissant et infiniment sage, ils sont tous les serviteurs d’un seul 1173 souverain Maître . » La loi n’a pas donc besoin d’être instituée parce qu’elle est innée : « La loi est inscrite dans le cœur de tous les hommes » et « on ne la trouve nulle part ailleurs que dans les esprits des hommes », elle est par suite dictée à chacun par « la calme raison et la conscience » (calm reason 1174 and conscience) : elle est loi morale, et c’est pourquoi chaque homme est indépendant des autres dans son rapport à la loi – fondamentalement : parce qu’il ne relève que de Dieu, unique législateur, et qu’il n’a de compte à rendre qu’à Lui. Le débat procède ainsi fondamentalement de l’antinomie de la nature et de la politique, c’est-à-dire du donné et de l’institué : le rapport du
libéralisme à l’État est un conflit de législations ; il s’agit d’affirmer que la seule loi légitime est celle de la nature, et que l’homme n’a pas à produire de législation artificielle, laquelle ne saurait que s’éloigner de la légalité pure donnée par nature. C’est pourquoi il n’est pas un anarchisme : il affirme tout au contraire la souveraineté inaliénable d’un droit antépolitique d’autant plus incoercible qu’il est naturel. La question posée par le libéralisme n’est donc pas l’absence ou la présence de lois, mais l’essence et la provenance des lois auxquelles les hommes seront tenus d’obéir. Le libéralisme récuse que les hommes soient en mesure de formuler eux-mêmes leurs propres lois : il 1175 récuse leur autonomie et, en cela, récuse la politique comme telle . Le libéralisme contemporain se définit pareillement par la « phobie d’État » et l’hypothèse que la liberté ne saurait s’acter qu’en dehors de toute institution politique : son trait distinctif consiste cependant à définir le champ antépolitique par l’ordre économique. Le libéralisme contemporain est à ce titre un économisme, et ses principaux promoteurs en ont reconnu la nouveauté en le définissant eux-mêmes comme « néolibéralisme » lors du colloque fondateur organisé à Paris en août 1938 par Louis Rougier autour de Walter Lippmann, et qui rassemblait Ludwig von Mises, Friedrich Hayek ou encore Jacques Rueff, tous hostiles à l’intervention de l’État dans l’économie. Cet économisme définit lui-même son objet comme un pur milieu d’échanges, où s’échangent des valeurs, indiquées par des prix, matérialisés dans une monnaie : c’est-à-dire par le marché. Il ne suffit donc pas de dire que le néolibéralisme est un économisme – le marxisme-léninisme l’est également, mais il définit quant à lui son objet par un système de production –, le néolibéralisme est plus précisément un mercantilisme, si l’on e entend ce terme non pas au sens étroit qu’il avait au XVIII siècle, mais en un sens fondamental qui fait du marché un « lieu de vérité » où toute théorie et toute pratique viennent trouver leur « véridiction », et dont le prix constitue 1176 « l’étalon de vérité ». À l’ordre politique de l’État, le néolibéralisme oppose ainsi l’ordre économique du marché. Le néolibéralisme n’oppose donc plus à la législation politique une légalité naturelle, mais une légalité économique, plus précisément la légalité marchande : la thèse fondamentale
du néolibéralisme est qu’il y a un ordre spontané du marché, qui suffit à réguler les sociétés sans qu’aucune intervention proprement politique ne soit nécessaire. Aussi les « théories du marché » constituent-elles le cadre général à l’intérieur duquel se développe l’idéologie néolibérale : il s’agit d’y montrer que l’interaction des agents économiques constitue un système pacifique autorégulé qui n’a nul besoin d’intervention exogène, et que dans un tel système l’homme réalise pleinement sa nature sans contrainte – qu’il est libre, donc. Le libéralisme économique postule ainsi que l’ensemble des lois économiques qui régissent le marché constitue de lui-même un « système de la liberté », et par suite que, « en écartant entièrement tous ces systèmes de préférence ou d’entrave, le système simple et facile de la liberté naturelle 1177 vient se présenter de lui-même et se trouve tout établi ». Ainsi par le marché serait résolu le problème fondamental de la politique : réussir à faire agir des millions d’êtres libres sans déboucher sur un chaos général ou une guerre de tous contre tous. L’avènement du marché universel serait alors celui du règne de la liberté, et l’économie, par le marché capitaliste, serait parvenue à accomplir ce que recherchait la politique par l’État républicain : assurer la coexistence pacifique des libertés. Ainsi, selon Friedrich Hayek, « c’est l’ordre du marché qui rend possible la conciliation pacifique des projets 1178 divergents ». Si, donc, le néolibéralisme pose que la loi n’a pas à être instituée, mais qu’elle est spontanément donnée à chacun, il ne définit plus cependant cette loi comme loi divine, mais comme loi économique : il s’agit alors de déterminer comment les hommes peuvent avoir une connaissance immédiate de la légalité marchande, connaissance qui soit suffisante pour réguler leur pratique. Cette connaissance est en effet indispensable ; la question de l’organisation du marché est celle de la corrélation entre production et consommation : il y aura « ordre économique rationnel » si spontanément les producteurs produisent ce dont ont besoin les consommateurs. Cette adaptation réciproque de la production et de la consommation impose la transmission d’un savoir : l’agent producteur doit savoir ce dont a besoin l’agent consommateur. Or personne ne peut disposer de la totalité de ce
savoir : « Les données sur lesquelles se fonde le calcul économique ne sont jamais données à un seul individu pour toute la société », elles existent « uniquement en fragments dispersés d’un savoir incomplet et souvent contradictoire que possèdent tous les individus séparés […] il s’agit d’utiliser 1179 un savoir qui n’est donné à personne dans sa totalité . » Hayek se fonde ainsi sur la reconnaissance des limites de la pensée individuelle, qui ne peut jamais appréhender qu’un ensemble extrêmement limité de données ; par ailleurs, il définit l’individu par son entendement, et les données qu’il aura à traiter sont par là même réduites à des data intelligibles dont il aura à calculer l’usage optimum. Le savoir économique qui se diffuse dans la société doit donc exister sous la forme d’un savoir fragmenté, qui dissémine dans tout le corps social des données à la fois suffisamment simples pour être accessibles à tous et suffisamment précises pour fonder le calcul de l’optimum. Le prix est alors cette donnée nécessaire et suffisante pour déterminer l’action de l’agent économique : dans le prix, « sous une forme abrégée, telle une sorte de symbole, seule l’information essentielle est transmise, et transmise 1180 uniquement à ceux qu’elle concerne ». Le prix d’une marchandise est en effet pour Hayek à chaque fois le résultat d’une transaction entre agents économiques, c’est-à-dire d’un arbitrage entre producteurs et consommateurs ; le prix en cela recueille l’information sur des transactions antérieures, la « code » et la transmet à tous les agents par le biais des cours. Une telle information « codée » est extrêmement sommaire, puisqu’elle ne dit rien des raisons pour lesquelles le cours d’une marchandise monte ou baisse, elle ne révèle rien des circonstances – politiques, sociales, économiques, écologiques – qui fondent l’augmentation du prix d’une matière première, mais elle suffit à l’agent économique, qui dispose en elle de tout ce dont il a besoin pour déterminer son action : chaque agent économique peut alors choisir de produire ce qui se vend le plus cher en utilisant les moyens qui s’achètent le moins cher. Les prix indiquent donc aux individus ce qu’ils doivent faire, ils sont en cela normatifs, et l’ensemble des cours constituent le système régulatif immanent qui permet de déterminer la totalité des conduites individuelles sans intervention exogène d’un quelconque pouvoir
gouvernemental. Ainsi, « fondamentalement, dans un système dans lequel la connaissance des faits pertinents est dispersée entre de nombreux individus, les prix peuvent agir pour coordonner les actions séparées de gens 1181 séparés », et la légalité marchande qui réussit à réguler les millions d’agents économiques n’est autre que celle des cours. La loi qui régit les sociétés n’est pas loi de nature, elle est le « système des prix », et Hayek pose ainsi que « nous devons considérer le système des prix comme un mécanisme 1182 permettant de communiquer l’information ». Au lieu de la simple consultation de la loi morale présente en chaque homme qui dans le libéralisme classique suffit à régler l’action, c’est dans le néolibéralisme la connaissance des prix, c’est-à-dire une attention constante aux variations de cours et une vigilance continue face aux opportunités que lui offre le marché, qui permettra à chacun de déterminer sa pratique. L’argent s’impose alors au sein du marché comme l’universel médiateur, qui recueille et code toutes les informations disponibles et les transmet à tous, il est en cela la communication universelle et constitue l’essence commune de la communauté des agents économiques : l’argent occupe au sein de la communauté économique la fonction du langage dans la communauté politique, il constitue la logique immanente au marché, et cette logique a pour fonction de rendre possible la synthèse, ou l’adéquation, entre la production et la consommation, et c’est en quoi il est le milieu même de la vérité. Les cours constituent ainsi tout à la fois la légalité marchande et la proclamation de cette loi, qui ordonne la multiplicité des actions individuelles de façon purement immanente, et l’ordre marchand est issu de l’adaptation constante et continue de tous à ces cours : si, dans le libéralisme classique, l’ordre social est fondé sur la soumission à la Loi de Dieu, il est pour le néolibéralisme 1183 « soumission de l’homme aux forces impersonnelles du marché ». 1184 L’ordre marchand pourtant n’est pas état de nature ni le cours de la monnaie loi divine : il importe alors de définir ce qu’est cet ordre et ce que sont ses lois. Hayek précise ainsi que, « bien que la liberté ne soit pas un état 1185 de nature, mais évolution culturelle, elle n’est pas née d’un dessein », et c’est alors toute l’originalité de Droit, législation et liberté que d’opérer une
tripartition des ordres : les Grecs opposaient ce qui est naturellement donné (φύσις) à ce qui est artificiellement produit (τέχνη), mais, dans cette dernière catégorie, ils n’envisageaient que le cas de ce qui est produit de façon consciente et délibérée par les hommes. Hayek voit alors la nécessité d’ajouter « une catégorie intermédiaire de phénomènes qui sont le résultat d’actions de l’homme mais non d’un dessein délibéré », c’est-à-dire ce qui est produit par l’interaction des hommes indépendamment de leur volonté individuelle. Il s’agit, ce faisant, de penser les « phénomènes sociaux qui ne sont pas délibérément modelés par la volonté humaine ». Or ces phénomènes, et la société comme telle, constituent des systèmes ordonnés : il faut donc envisager un nouveau type d’ordre, qui n’est plus un ordre naturel, qui n’est pas non plus un ordre consciemment arrangé par des hommes en vue de tel ou tel but, mais un « ordre spontané », ordre qui est « le résultat de l’action 1186 d’hommes nombreux mais pas le résultat d’un dessein humain ». Il y a donc des formes d’ordres auto-générés, qui ne relèvent pas de la conscience individuelle des hommes parce qu’ils sont le résultat de leurs pratiques collectives. Hayek nomme κόσμος un tel ordre : « L’ordre confectionné, ordre exogène ou arrangement, peut encore être décrit comme une construction, un ordre artificiel ou, spécialement quand il s’agit d’un ordre social dirigé, comme une organisation. De son côté, l’ordre mûri par le temps, ordre autogénéré ou endogène, peut être caractérisé comme un ordre spontané. Le grec classique avait sur nous l’avantage de posséder deux mots distincts propres à chacun des types d’ordre : τάξις pour un ordre arrangé ou disposé, par exemple un ordre de bataille, κόσμος pour un ordre issu de la 1187 pratique . » Or l’ordre organisé et l’ordre autogénéré ne mettent pas en œuvre le même type de régulation, et c’est pourquoi « il faut distinguer entre un ordre qui s’engendre de lui-même, ou ordre spontané, et une organisation, et ce qui les différencie se rapporte aux deux sortes différentes de règles ou 1188 de lois qui s’y établissent » : Hayek nomme « lois » (en grec, νόμος) les principes régulateurs de l’ordre spontané afin de les différencier des « commandements » (θέσις) institués par les hommes, et il peut ainsi définir l’ordre spontané comme « nomocratie ». La thèse centrale de Hayek est alors
que le marché est l’exemple achevé d’un tel ordre autogénéré, qu’il y a un 1189 « cosmos du marché », et que cet ordre marchand se régule lui-même par ses propres lois (νόμος) immanentes : qu’il est donc autonome. La supériorité de Hayek sur les simples publicitaires du marché tient ainsi à ce qu’il reconnaît l’artificialité du marché et ne postule pas naïvement et dogmatiquement sa naturalité. Le marché n’est pas naturellement donné (φύσις) mais artificiellement produit (τέχνη) ; cette production artificielle cependant n’est pas le fait des individus, elle n’est pas production consciente et n’est pas manœuvrable par les hommes, elle est autonome à la fois dans son avènement et dans son fonctionnement : cet ordre artificiel constitue alors un « système auto-organisé » semblable à ceux qu’étudie la 1190 « cybernétique ». Hayek opère ainsi à l’intérieur du champ de la technique une distinction entre ce qui relève de la production et de l’activité individuelle, d’une part, et ce qui constitue un système global autorégulé à l’intérieur duquel les activités humaines ne peuvent que s’intégrer, d’autre part. Cette distinction est celle de l’outil et de la machine. C’est l’automatisme du marché que Hayek met en évidence, c’est-à-dire l’autonomie de fonctionnement d’un système artificiel, et si le marché constitue la puissance souveraine, c’est qu’il est un appareil totalisant désormais impeccablement autorégulé, c’est-à-dire, selon le terme même de Hayek, une « machinerie » : « C’est plus qu’une métaphore de décrire le système des prix comme une machinerie qui enregistre les changements ou comme un système de télécommunication qui permet aux producteurs individuels de surveiller simplement le mouvement de quelques indices, comme un ingénieur surveille 1191 les aiguilles de ses cadrans . » Le « fonctionnement de ce mécanisme » est alors parfaitement rationnel, il constitue un ordre dont il est possible de formuler, a posteriori, les lois de fonctionnement : la science économique est donc cette formulation de lois qui ne sont ni naturelles ni politiques, mais machiniques, et c’est pourquoi en toute rigueur l’économie n’est pas une science, c’est une mécanique. Tout le propos de Hayek consiste ainsi à récuser l’idée selon laquelle ce qui n’est pas consciemment élaboré par la raison soit « irrationnel ou non
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rationnel » : il va, au contraire, montrer non seulement que le « cosmos du marché » possède une rationalité immanente, que cette rationalité régule mécaniquement et automatiquement les milliards d’activités individuelles qui s’y produisent, mais aussi que l’homme est absolument impuissant à élaborer de lui-même un ordre d’une telle complexité. C’est ce qui explique l’anticartésianisme de Hayek, qui récuse la thèse cartésienne selon laquelle le sujet est capable d’élaborer de lui-même, par des idées claires et distinctes, un quelconque ordre des raisons : à ce « rationalisme constructiviste », Hayek oppose le « rationalisme évolutionniste », qui fait de la rationalité non pas un produit du sujet conscient, mais un processus inconscient, immanent aux pratiques, qui « mûrit » dans l’histoire : « Le caractère ordonné de la société, qui a grandement accru l’efficacité de l’action individuelle, n’est pas dû seulement à ses institutions et pratiques inventées ou combinées dans ce but, mais largement aussi à un processus d’abord décrit comme maturation, puis comme une évolution, processus par lequel des pratiques qui avaient été d’abord adoptées pour d’autres raisons, ou même de façon purement accidentelle, furent conservées parce qu’elles procuraient aux groupes où 1193 elles étaient apparues une supériorité sur les autres groupes . » La rationalité immanente à l’évolution des sociétés est en cela le résultat d’un processus de sélection des pratiques les plus efficaces qui élimine les moins adaptées. Il y a ainsi une forme de darwinisme socio-économique, qui impose l’adaptation de tous à leur milieu social et sélectionne les activités les plus rentables : Hayek lui-même reconnaissait cette parenté, pour récuser cependant la thèse selon laquelle l’évolutionisme « est une conception empruntée par les sciences sociales à la biologie. Ce fut en réalité l’inverse, et si Charles Darwin a su appliquer avec succès à la biologie un concept qu’il avait largement reçu des sciences sociales, cela ne rend pas ce concept moins 1194 important dans le domaine où il avait pris naissance ». L’évolutionisme n’est plus naturel mais culturel, il ne procède pas de la transmission héréditaire de génotypes mais de l’« imitation » des pratiques les plus efficaces, et met en œuvre le même principe de sélection des comportements les plus « bénéfiques ». La concurrence est ce processus de sélection, qui a
pour effet d’imposer des pratiques rationnelles : « La concurrence est ce qui force les gens à agir rationnellement pour pouvoir subsister […]. Dans une société où un comportement rationnel confère à l’individu un avantage, des méthodes rationnelles seront progressivement élaborées et se répandront par 1195 imitation . » La loi d’évolution impose en cela un processus continu de rationalisation et de mise en ordre des pratiques, qui progressivement élimine les comportements irrationnels, anormaux, aberrants par rapport à l’ordre social, pour peu à peu instituer un ordre parfaitement harmonieux, où les individus sont parfaitement adaptés et intégrés à l’ordre du marché qui peut 1196 par suite fonctionner comme un « système auto-organisé ». L’évolution humaine aboutit alors à l’avènement de cet ordre intégral régulant de façon harmonieuse la totalité des activités individuelles : c’est-à-dire à l’avènement du marché mondial, la « grande société » conçue comme « ordre catallactique », c’est-à-dire un « ordre engendré par l’ajustement mutuel de 1197 nombreuses économies individuelles sur un marché ». Ainsi, la doctrine du marché procède d’une conception de l’évolution humaine comme avènement du marché universel, par le biais d’un processus inconscient et involontaire de la part des individus ; les individus, à leur insu, œuvrent constamment à l’avènement d’un ordre marchand qui, dans sa forme achevée, réussit à résoudre des problèmes qui dépassent l’entendement : il faut par suite reconnaître que le marché est « miraculeux » en ce qu’il permet de « résoudre des problèmes que nous ne serions pas capables de résoudre 1198 consciemment ». Toute la doctrine de Hayek fait fond sur une philosophie de l’Histoire comprise comme avènement du marché universel, et cet avènement se fonde sur une « ruse de la raison » – en l’occurrence, de la 1199 raison économique , qui contraint les individus, sans qu’ils ne le sachent, à œuvrer à l’avènement du marché. La doctrine hayekienne de l’avènement du marché procède ainsi fondamentalement de la pensée hegélienne de la téléologie de la raison dans l’Histoire : le marché, et non l’État, est cependant conçu comme système achevé de la rationalité permettant l’intégration de tout ce qui est dans un ordre autorégulé. Hayek met ainsi en évidence un processus parfaitement endogène de régulation et de rationalisation des
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pratiques qui n’a nul besoin de l’intervention exogène d’un pouvoir politique : il peut donc s’opposer – et cette opposition constitue le motif unique et obsessionnel de toute sa doctrine – à l’institution (θέσις) d’un pouvoir coercitif venant contrarier les lois (νόμος) immanentes à la « grande société » : celle-ci est nomocratie, la nomocratie est autonome, et toute tentation pour instituer d’autres principes de régulation est impossible et ne peut que dérégler l’ordre même de la civilisation. Hayek peut alors récuser la politique comme telle, et préconiser l’absence totale de pouvoir d’État. Mais il importe ici de ne pas être dupe du vocabulaire : ce que Hayek récuse comme État est ce que Hegel nomme le « pouvoir gouvernemental », et il le reconnaissait lui-même quand il écrivait « qu’au cours des cent dernières années l’on a de plus en plus généralement pris l’habitude de parler de l’État (de préférence avec un É majuscule) là où le mot “gouvernement” est plus approprié et plus précis ». Il faut donc insister sur le sens du concept hegélien d’État – qui, en vérité, n’est pas un concept mais une Idée –, qui ne désigne pas simplement des régimes politiques ou des institutions gouvernementales. L’État est la Totalité intégrative de toutes les réalités en tant qu’à la fin de l’Histoire elles ont conquis leur rationalité propre : l’État est le système de la raison devenu effectivement réel, qui opère ainsi comme dispositif universel de détermination des pratiques, il est la sphère autorégulée à l’intérieur de laquelle s’articulent les moments structuraux que sont le prince, le gouvernement et la société, mais aussi la science, l’art et la religion. La société civile n’est donc pas autre que la Totalité, elle en est un moment, celui de la médiation ; elle n’est ni antérieure ni extérieure à la totalité rationnelle de l’État : elle est elle-même un « système » et une « totalité » rationnellement structurés que Hegel appelle « État extérieur » ou « État du besoin ». Et le processus de rationalisation qui a permis son avènement est lui-même parfaitement immanent : il advient non pas par des décisions conscientes et délibérées d’individus particuliers, mais par la rationalité immanente à la substance éthique, de laquelle les individus procèdent entièrement. L’avènement du marché est ainsi avènement d’un type d’État déterminé, l’« État extérieur » : mais là où Hegel n’y voit qu’un moment appelé à être surmonté dans l’explicitation rationnelle du droit,
Hayek fait de cet État marchand une Totalité effectivement autonome. La thèse propre au néolibéralisme consiste ainsi à identifier le processus de totalisation à l’autodéploiement du marché, à faire de l’« État extérieur » de la société civile la figure achevée de l’État et ainsi à identifier l’État au marché, affirmant que la puissance de totalisation immanente au marché rend superflu, et néfaste, le pouvoir du gouvernement et les décisions du Prince. Et si, pour Hayek, la totalité du marché n’a pas besoin de l’instance gouvernementale, si les lois immanentes à son fonctionnement (νόμος) n’ont pas besoin d’être posées comme système du droit (θέσις), c’est qu’elles suffisent à garantir la liberté de tous et que, bien plus, toute régulation du marché serait menace sur cette liberté. C’est donc cette thèse cardinale du néolibéralisme qu’il convient d’examiner : le marché est-il un système de la liberté ? 1201 La liberté (indifféremment freedom ou liberty) est définie par Hayek par « l’absence de contrainte » ou de « coercition », et la contrainte elle-même est comprise comme soumission d’un individu à un autre : « Il y a contrainte quand les actions d’un individu sont mises au service de la volonté et de 1202 l’intention d’un autre . » La liberté est donc l’indépendance de l’individu, qui peut utiliser toutes les informations dont il dispose pour réaliser ses intentions siennes sans aucun égard pour aucune détermination hétérogène, et la société n’est rien d’autre que cet agrégat d’individus dont chacun ne se rapporte qu’à ses propres intérêts ; l’ordre marchand est alors le système 1203 « miraculeux » qui permet l’harmonie spontanée d’actions qui pourtant ne se réfèrent qu’à elles-mêmes. L’interaction de ces millions d’actions individuelles constitue spontanément un ordre, et il manifeste donc une régulation immanente des pratiques : « Dans une société moderne fondée sur l’échange, l’une des principales régularités des comportements individuels résultera de la similitude des situations où se trouvent la plupart des gens travaillant pour se procurer un revenu, c’est-à-dire qu’ils préféreront normalement obtenir de leur effort le revenu le plus élevé possible. C’est là une règle qui sera suivie au moins avec une fréquence suffisante pour 1204 imprimer à une société de ce genre un certain ordre . » La société ne peut
constituer un ordre que pour autant que les pratiques individuelles ne sont pas anarchiques, divergentes et discordantes, c’est-à-dire anomales, mais qu’elles obéissent toutes à une loi (νόμος) commune qui sanctionne immédiatement et automatiquement – par l’échec de ses entreprises et finalement la pauvreté – tous ceux qui iraient là contre. La société est un ordre parce qu’elle est régie par des lois, c’est-à-dire que le particulier est soumis à et jugé par une détermination universelle et nécessaire. Le caractère « miraculeux » du marché tient à cette harmonie spontanée entre des millions d’individus autocentrés : chaque particulier ne s’en tient qu’à sa propre particularité, et pourtant la Totalité se régule par l’universalité de la loi. Mais toute la question est alors de déterminer la nature de la connexion entre l’Universel et le particulier dans un tel ordre harmonieux. L’ordre régulatif de ces individus isolés est la concurrence, c’est-à-dire une opposition entre individus différents poursuivant un même but, « se procurer un revenu » : la concurrence est cette relation qui n’oppose des individus particuliers que pour autant qu’ils se définissent par leur rapport à l’universalité abstraite de la quantité de valeur, et ainsi, disait Hegel, « se rassemblent par l’universalité inhérente à leur 1205 contenu ». La concurrence est en cela une modalité déterminée de l’immanence de l’Universel aux particuliers. Cette modalité est celle que Hegel nomme l’atomistique, où chacun se définit comme « être-pour-soi » et par là même « exclut l’autre de soi » : le rapport des individus entre eux est par suite « leur répulsion les uns à l’égard des autres en tant que réalité présente, ou leur exclusion réciproque ». Mais, précisément, « la répulsion, en tant que comportement négatif des individus les uns à l’égard des autres, est aussi bien essentiellement leur relation les uns aux autres », et « la répulsion 1206 est par suite aussi bien essentiellement attraction ». L’atomisation de la communauté est donc un mode d’être de l’Universel, où l’essence commune existe comme « connexion universelle médiatisante ». Le trait distinctif du rapport du particulier à l’Universel dans un tel ordre est alors que l’Universel est toujours posé comme extérieur et comme moyen par les individus. L’individu ne fait pas de l’Universel effectivement présent sa substance ni son but, mais ne le tient que pour un moyen de la réalisation de ses buts privés : il
ne se soumet jamais consciemment à l’Universel mais soumet l’Universel à la réalisation de ses buts particuliers. Il n’en reste pas moins que l’Universel est effectivement présent au sein de la société civile, et constitue la substance commune de tous, et c’est pourquoi Hegel peut y voir une modalité déterminée de déploiement de l’État : « La substance qui, en tant qu’Esprit, se particularise abstraitement en de multiples personnes […] perd tout d’abord sa détermination éthique, en tant que ces personnes, comme telles, n’ont pas dans leur conscience et pour but l’unité absolue, mais leur particularité propre et leur être-pour-soi. C’est là le système de l’atomistique. La substance, de cette manière, devient seulement une connexion universelle, médiatisante d’extrêmes subsistants par soi et de leurs intérêts particuliers ; la Totalité, développée dans elle-même, de cette connexion (die in sich entwickelte 1207 Totalität dieses Zusammenhangs) est l’État en tant que société civile . » La caractéristique de l’État est que l’Universel y est posé comme tel et actif en tant que tel, et l’individu conquiert alors son essence dans l’« héroïsme du service » où il se soumet consciemment à la Loi : en servant l’État, l’individu se voit alors rétribuer par l’« honneur », qui est sa reconnaissance par l’Universel, et il peut se définir par la « conscience noble ». Le propre de la société civile est que l’individu ne sert pas l’Universel : il ne sert que ses propres intérêts. Son rapport à l’Universel n’est pas de service, mais d’appropriation, et l’Universel y existe donc comme essence immédiatement communicable et appropriable par tous : « Son essence nécessaire universelle consiste à se communiquer à tout singulier et à être la donatrice aux mille 1208 mains », « elle est maintenant l’essence comme quelque chose dont 1209 l’esprit consiste à être sacrifié et libéré, elle existe comme Richesse », et, « bien que la richesse soit ce qui est passif ou nul, elle est pareillement essence spirituelle universelle, pareillement le résultat qui ne cesse d’advenir du travail et de l’agir de tous, tel qu’il se dissout à la fois dans la jouissance de tous. Dans la jouissance l’individualité devient certes pour soi et comme singulière, mais cette jouissance elle-même est résultat de l’agir universel, tout autant qu’elle produit au jour réciproquement le travail universel et la 1210 jouissance de tous ». La Richesse est ainsi le mode d’être de l’universalité
abstraite immanent à la société civile : or, « si l’on ne veut pas exprimer le caractère spécifique, mais seulement le caractère abstrait de la valeur, c’est l’argent qui remplira ce rôle. L’argent représente toutes les choses, mais, puisqu’il ne décrit pas le besoin lui-même et ne constitue que le signe de ce besoin, il est à son tour régi par la valeur spécifique qu’il exprime seulement 1211 comme une chose abstraite ». Dans la société civile, l’individu n’est donc plus en quête d’honneur, mais d’argent – et c’est pourquoi, dit Hegel, il n’est plus « conscience noble » mais « conscience vile » – : la substance de sa vie qui lui est extérieure (aliénée) et qu’il doit s’approprier existe sous forme d’argent, et son activité individuelle consiste à acquérir cette universalité objectivée sous forme d’argent. Tout besoin, tout travail et toute satisfaction du particulier sont en cela immédiatement connectés à cette universalité, et aucune activité ne peut devenir effective si elle n’est pas médiatisée par le milieu commun de la Richesse, si bien que « l’effectif a purement et simplement la signification 1212 spirituelle d’être immédiatement universel ». La Richesse constitue en cela la « connexion universelle » de toute particularité : « Le travail de l’individu pour ses besoins est tout autant une satisfaction des besoins des autres que des siens propres et la satisfaction des siens il ne l’atteint que par le 1213 travail des autres […]. Il n’y a rien ici qui ne serait réciprocité . » Par cette réciprocité, les individus particuliers sont en cela dépendants les uns des autres et l’État extérieur est celui de la « dépendance de tous » : « Par cette dépendance mutuelle dans le travail et dans la satisfaction des besoins, l’égoïsme subjectif se transforme en contribution à la satisfaction des besoins de tous les autres, en médiation du particulier par l’universel, dans un mouvement dialectique tel qu’en gagnant, produisant et jouissant pour soi, chacun gagne et produit en même temps pour les autres. Cette nécessité, qui réside dans l’enchevêtrement multiforme que crée la dépendance de tous, est 1214 à présent, pour chacun, la Fortune universelle et durable . » Par une telle interconnexion de toute particularité, la société civile fait donc système ; toutes les activités individuelles sont pareillement connectées à ce milieu et dépendantes de lui : ainsi, « le but égoïste, ainsi conditionné dans sa
réalisation par l’universalité, fonde un système de dépendance 1215 réciproque . » Il y a donc une systématicité immanente à la société civile : si la multiplicité des pratiques individuelles constitue un système autorégulé, « c’est la raison immanente (immanente Vernunft) au système des besoins humains et de leurs mouvements (dialectiques) qui transforme ce système en 1216 un tout organique d’éléments indifférenciés », système à l’intérieur duquel les conflits sont réglés « par la voie d’une nécessité inconsciente (auf dem 1217 Wege bewußtloser Notwendigkeit) ». Cette « raison immanente », cette « nécessité inconsciente » n’est autre que la « main invisible » du marché, et Hegel reconnaissait l’apport de l’économie politique moderne, qui a réussi à dégager les lois universelles et nécessaires qui régissent le champ de la société civile : évoquant les travaux de Smith, Say et Ricardo, il précisait que « c’est l’objet de la science économique que de découvrir cette nécessité. C’est une science qui fait honneur à la pensée, parce qu’elle découvre les lois 1218 qui régissent une foule d’éléments contingents ». L’extériorité de l’Universel ni son statut de médiation pourtant ne suppriment pas sa puissance sur le particulier, bien au contraire : « La Richesse, comme chaque masse, se fait force. […] Cette Richesse est comme le pôle d’attraction qui vise l’Universel le plus éloigné, rassemble tout autour 1219 de soi – tout comme une grande masse attire à soi la masse plus petite . » L’extériorité de l’Universel est un mode insigne de sa puissance de détermination, qui impose à tous la conformité à ses normes, élimine tout comportement anormal et donne ainsi au comportement particulier lui-même la forme de l’Universel : « C’est parce que je dois conformer mon comportement à celui des autres que la forme de l’universalité s’introduit. Inversement, je suis nécessairement amené à procurer aux autres les moyens de leur satisfaction. C’est ainsi que tout élément particulier 1220 devient un élément social . » L’activité individuelle a certes pour fondement et pour finalité la particularité individuelle, mais la réalisation de l’intention n’est possible que par ce passage par la forme de l’Universel qui constitue sa médiation nécessaire : non seulement l’activité individuelle est contrainte ainsi à s’universaliser pour se réaliser, mais en outre, et par là
même, se rend dépendante de cette universelle médiation. Dès lors, l’individu particulier est dans une dépendance totale par rapport à l’universalité immanente à l’ordre social, et Hegel pouvait souligner qu’à l’époque moderne « la société civile est devenue la puissance prodigieuse qui attire l’homme à elle, exige qu’il travaille pour elle, qu’il lui doive tout ce qu’il est et n’agisse 1221 que par son intermédiaire ». La mise au jour de la Richesse ou Fortune comme substance universelle de la société civile non seulement y découvre la puissance contraignante de la totalité des activités individuelles, mais montre également que dans son déploiement cet Universel n’a pas – et, par principe, ne peut pas avoir – la satisfaction individuelle pour but. « Le mécanisme de la nécessité de la société (Mechanik der Notwendigkeit der Gesellschaft) » produit certes de la satisfaction individuelle, mais cette satisfaction est en vérité contingente : « Le déroulement de cette nécessité abandonne donc les particularités par lesquelles il s’est pourtant produit parce qu’il ne contient pas pour soi le but affirmatif de la garantie de la satisfaction des individus. » En tant qu’il se situe « dans les parties singulières de l’engrenage d’ensemble (in 1222 einzelne Teile des ganzen Räderwerks) », l’individu en vérité n’a à « faire 1223 ce que sa position exige », c’est-à-dire : « Que l’individu soit pour 1224 l’Universel un moment utile ». Le marché constitue bien ce que Hayek nommait une « Machinerie », c’est-à-dire un mécanisme autorégulé, où chacun, en ne suivant pourtant que ses buts particuliers, devient un maillon d’un mécanisme global : « En tant que citoyen de cet État (extérieur), les individus sont des personnes privées qui ont pour but leur intérêt propre. Comme celui-ci est médiatisé par l’universel, qui leur apparaît donc comme un moyen, ils ne peuvent atteindre ce but que dans la mesure où ils déterminent ainsi leur savoir, leur vouloir, leur activité de manière universelle et deviennent ainsi les maillons de la chaîne (Gliede der Kette) de cette 1225 connexion .» Le champ économique déploie ainsi la même puissance que le champ politique, celle de l’Universel à l’œuvre dans l’Histoire, et assigne au sujet exactement le même statut, celui de maillon assujetti à sa nécessité : la différence entre l’État et le marché tient à ce que, « dans la politique, je sers
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l’Universel, alors que, dans l’économie, l’Universel se sert de moi ». La liberté de l’agent économique particulier n’est donc rien d’autre que l’ignorance de la détermination universelle qui le conditionne. Le champ des activités économiques semble être celui des actions particulières uniquement motivées par des intérêts particuliers, mais ce n’est là que l’illusion propre au point de vue de la finitude, qui n’est rien d’autre que le point de vue de l’apparence, et du faux : « Avec la société civile apparaît la situation suivante : l’élément particulier doit être pour moi l’élément déterminant […]. Mais en cela je suis dans l’erreur, car alors que je crois m’en tenir à la seule particularité, l’universalité et la nécessité du lien organique demeurent ce qu’il y a de premier et d’essentiel. Je suis donc au niveau de l’apparence, et, alors que ma particularité reste pour moi l’élément déterminant ou le but, je sers toutefois l’universalité, qui conserve le pouvoir ultime sur moi1227 même . » L’autonomie de la particularité n’est que l’illusion propre à l’atomistique : mais en vérité « la particularité est conditionnée par 1228 l’universalité » et, ainsi, « l’universalité se révèle comme fondement et forme nécessaire de la particularité, comme une puissance qui la dépasse et 1229 qui en constitue la fin ultime ». L’égoïsme même de l’individu est illusoire, puisque son travail et sa satisfaction ne sont particuliers que de son point de vue, mais en vérité sont une déterminité de l’Universel : « Dans la jouissance, l’individualité devient certes pour soi ou comme singulière, mais cette jouissance elle-même est résultat de l’agir universel […]. Son être-poursoi est par conséquent en soi universel, et l’égoïsme quelque chose qui est simplement opiné, et ne peut en venir à rendre effectif ce qu’il opine, à savoir 1230 d’agir quelque-chose qui ne tournerait pas au bien de tous . » Le recentrement de l’individu sur sa particularité dans l’ignorance de son fondement substantiel dans la Totalité n’est autre que le point de vue kantien de l’entendement, et c’est pourquoi Hegel peut également définir la société 1231 civile comme « État de l’entendement » : elle est systématisation de l’individualisme formel et abstrait qui se fonde sur l’entendement sans le reconnaître comme un « maillon » de la Totalité ou comme phénomène de l’Absolu. C’est pourquoi à cet état de la société appartient nécessairement
l’illusion qui consiste à faire de l’individu un principe, et à ne concevoir l’Universel que sur la seule base de cette multitude d’individus, c’est-à-dire à ne penser l’État que comme système atomistique : « La vision atomistique des choses est dans les Temps modernes devenue encore plus importante dans le domaine politique que dans le domaine physique. Suivant elle, la volonté des individus singuliers comme telle est le principe de l’État ; ce qui produit l’attraction est la particularité des besoins, des penchants, et l’Universel, l’État 1232 lui-même, est le rapport extérieur du contrat . » Cette doctrine définit le « libéralisme » (Liberalismus), qui, précisait Hegel, repose « sur le principe 1233 des atomes » : le libéralisme pose comme fondement – l’individu – ce qui est résultat – du processus d’individuation de la substance éthique – et se place ainsi du point de vue superficiel et borné de la conscience individuelle sans jamais penser son fondement substantiel. Le libéralisme est par principe une doctrine d’entendement, qui se condamne à ne saisir que des phénomènes et des déterminations unilatérales parce qu’elle ne se base jamais que sur l’entendement formel et vide de l’individu abstrait. Ce faisant, il s’avère incapable de reconnaître la puissance universelle effectivement à l’œuvre au sein de la société civile, qui en vérité est la même que celle de l’État, et se soumet le particulier avec d’autant plus d’efficacité que celui-ci en est inconscient. L’ordre marchand n’est donc certainement pas un ordre des libertés, il est le résultat de l’implacable assujettissement de tous au mécanisme du marché. S’il y a apparence de liberté, c’est qu’en effet chacun est délié de tout rapport à autrui, et peut ne se préoccuper que de ses propres intérêts : mais en vérité il ne s’agit pas là de liberté mais d’indépendance et, comme le savait Tocqueville, « on a tort de confondre l’indépendance avec la liberté. Il n’y a 1234 rien de moins indépendant qu’un citoyen libre ». Chaque individu est certes indépendant, mais l’indépendance des individus les uns vis-à-vis des autres se paie d’une dépendance totale de chaque individu vis-à-vis 1235 de l’ensemble . Si chaque individu est effectivement « libéré » de la contrainte de tout autre individu sur ses actions et intentions, ce n’est que pour autant que ces actions et intentions sont totalement soumises à la
puissance universelle de la Richesse – c’est-à-dire déterminées comme intérêt. Hayek définit précisément l’avènement du marché par la libération des individus les uns des autres et leur soumission commune à une puissance abstraite : « Voici où se situe le grand changement qui a engendré un ordre de société de plus en plus incompréhensible pour l’homme, et dont le maintien exige de lui qu’il se soumette à des règles apprises souvent contraires à ses instincts héréditaires : ce fut lorque l’on passa de la société du face-à-face, ou du moins du groupe restreint composé de membres connus et reconnaissables, à la société ouverte, abstraite, qui n’était plus soudée par des buts concrets communs, mais seulement par l’obéissance aux mêmes règles 1236 abstraites . » La « liberté » économique est soumission totale à la puissance abstraite du marché et de son mécanisme, et, bien loin de prôner la liberté libre, le néolibéralisme promeut constamment l’implacable soumission de tous à une puissance impersonnelle : « C’est la soumission de l’homme aux forces impersonnelles du marché qui, dans le passé, a rendu possible le développement d’une civilisation qui sans cela n’aurait pu se développer ; c’est par cette soumission quotidienne que nous contribuons à construire 1237 quelque chose qui est plus grand que nous pouvons le comprendre . » Le néolibéralisme ne promeut rien d’autre que cette « soumission quotidienne », et ne donne comme latitude aux hommes que de « comprendre rationnellement la nécessité d’une soumission aux forces dont on ne peut suivre en détail les opérations », et pose ainsi l’alternative : « Ou bien détruire cette société complexe, ou choisir entre la soumission aux forces impersonnelles et en apparence irrationnelle du marché et l’institution d’un 1238 pouvoir arbitraire . » Le néolibéralisme est une doctrine de la servitude volontaire, et la « liberté » qu’ont les individus de poursuivre leurs intérêts sans aucune contrainte apparente n’est que l’autonomie de fonctionnement d’un automatisme bien réglé, qui ne rencontre aucun grain de sable venant contrarier son mécanisme. La libération de chacun vis-à-vis de ses semblables dans le champ de l’intersubjectivité a pour corollaire son assujettissement total à une détermination objective ; une telle liberté, écrivait Kant, « ne vaut guère mieux que celle d’un tournebroche, qui, une fois
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remonté, exécute de lui-même ses mouvements ». Si, donc, l’absence totale de contrainte donne à croire à chacun qu’il fait ce qu’il veut, en réalité il ne se détermine jamais à vouloir mais ne veut que ce qui lui a été préalablement assigné, et la conscience qu’il a de sa liberté est, rigoureusement, illusion : « La conscience de lui-même en ferait sans doute un automate pensant, mais la conscience de sa spontanéité, s’il prenait celle-ci pour de la liberté, serait une pure illusion, car cette spontanéité ne mériterait son nom que comparativement », poursuit Kant dans la Critique de la raison pratique, « et il reste que la cause dernière et suprême devrait cependant être 1240 placée intégralement dans une main étrangère ». Cette « main étrangère » est la « main invisible » évoquée par Adam Smith : toute doctrine de la « main invisible » est une doctrine de la manipulation des individus, et d’autant plus irrésistible qu’elle est invisible. Moloch : le marché mondial L’avant-garde des réformateurs professionnels. – La doctrine néolibérale n’entend pas supprimer tout pouvoir universel déterminant l’individu, elle entend transférer cette puissance du gouvernement au marché : et un tel transfert non seulement ne supprime pas sa puissance de détermination et de coercition, mais l’accroît en lui donnant sa pleine mesure. Toute l’opposition néolibérale au pouvoir gouvernemental tient précisément à ce que celui-ci ne saurait qu’entraver et finalement dérégler le mécanisme de la Machinerie. Pour conserver en l’état cette Machinerie, précise Hayek, « il est nécessaire de laisser coordonner les efforts individuels par des forces impersonnelles si 1241 l’on veut conserver les résultats déjà acquis » : la « liberté économique » n’est autre que l’isolement de chacun, délié de tout rapport personnel avec d’autres hommes, et sa soumission unilatérale à ces forces impersonnelles. Or ces forces ne sont rien de naturel, elles sont au contraire la puissance même de la Machinerie désormais parvenue à la perfection cybernétique de son autorégulation : le néolibéralisme n’entend supprimer le pouvoir du Léviathan de l’État que pour donner tout pouvoir et toute puissance au Moloch du Capital. Ainsi, bien loin d’être une alternative au totalitarisme, le capitalisme
s’impose comme un totalitarisme immanent, qui fait du marché la puissance souveraine de totalisation, et de la Machinerie économique la Totalité effectivement réelle qui détermine par la « nécessité inconsciente » de sa « raison immanente » la multiplicité des existences individuelles. La mise en évidence par Hegel de l’atomisme au sein de la société civile met en effet en évidence que totalitarisme et individualisme ne s’excluent pas mais au contraire s’impliquent : l’atomisation sociale, c’est-à-dire l’individualisation des sujets, en tant que résultat de leur assujettissement à la puissance universelle et impersonnelle du marché, est le mode même de la totalisation. Un tel modèle est celui d’un totalitarisme parfait, qui non seulement atomise le tout et supprime tout rapport direct entre ses éléments pour les soumettre à la puissance commune, mais encore procure à chacun l’illusion de la liberté en n’entravant jamais le fonctionnement de son mécanisme : c’est-à-dire un 1242
totalitarisme volontaire, un « totalitarisme autogéré », où chacun se soumet à la Totalité avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il est persuadé de ne servir que ses propres intérêts. Bien loin d’être une lutte contre l’institution du pouvoir d’État, le libéralisme n’a ainsi fait qu’accompagner le processus moderne de sa dissolution dans le Capital. L’appareil gouvernemental devient alors un moment interne à l’autoproduction du Capital, et n’est plus rien d’autre que 1243 l’un de ses instruments : un « policier du marché ». Le projet néolibéral consiste alors, selon l’organisateur du Colloque Lippmann, à « lubrifier la 1244 machine économique ». Il y a en cela une politique néolibérale, qui n’est pas réductible à la doctrine du laisser-faire, et Hayek écrivait ainsi que « rien n’a sans doute tant nui à la cause libérale que l’insistance butée de certains libéraux sur certains principes massifs, comme avant tout la doctrine du 1245 e laissez-faire ». Si le néolibéralisme s’est au XX siècle distingué du libéralisme classique, c’est en reconnaissant que le marché était le produit de la Révolution industrielle et qu’il instaurait en cela un nouvel âge de l’humanité. En cela, il rejoint le diagnostic de Marx sur l’artificialité du marché et la radicale nouveauté de l’époque industrielle ; au lieu de réagir à cette nouveauté, il entend cependant l’accompagner, et Walter Lippmann
expliquait en ces termes son opposition au socialisme : « Le libéralisme n’est pas comme le collectivisme une réaction à la révolution industrielle, il est la philosophie même de cette Révolution industrielle. » Bien loin de chercher à adapter le fonctionnement de la Machinerie aux hommes, le néolibéralisme entend adapter les hommes à la Machinerie, et c’est ce qui interdit la passivité du laisser-faire et impose tout au contraire une intervention constante de pouvoirs sur les individus. « Le libéralisme est tout autre chose que l’apologétique stérile qu’il était devenu pendant sa sujétion au dogme du laisser-faire », écrivait ainsi Walter Lippmann ; « il est non pas une justification du statu quo, mais une logique de réajustement social rendue 1246 nécessaire par la Révolution industrielle ». Le maître mot de la politique néolibérale est ainsi celui de l’adaptation au processus en cours, et c’est pourquoi il se définit comme « essentiellement progressif, dans le sens d’une perpétuelle adaptation de l’ordre légal aux découvertes scientifiques, aux 1247 progrès de l’organisation et de la technique économique ». La « réforme » est le nom donné à cette adaptation des institutions et des hommes au fonctionnement économique, et c’est pourquoi le néolibéralisme est une politique de la réforme permanente. Une telle politique doit alors se fonder sur un savoir positif qui permettra de décider de la nature des réformes et de la modalité des adaptations au processus marchand : le plein déploiement de la puissance de la Machinerie impose la parfaite maîtrise d’une mécanique générale, et l’économie est cette mécanique. La science économique devient la science fondamentale qui formule la vérité immanente au marché et permet de réguler les pratiques : l’accès de l’économie au rang de science est ainsi conçu par le néolibéralisme comme avènement de la vérité, qui révèle tout à la fois l’essence de l’Histoire et de l’humanité, et Ludwig von Mises définissait l’« économie » comme « la philosophie de la vie humaine et de l’agir humain, et elle concerne tout le monde et toutes choses. Elle est la moelle de la civilisation et de l’existence 1248 humaine des individus ». La politique néolibérale reprend certes la problématique propre au libéralisme classique, celle des limitations à apporter à l’exercice du pouvoir gouvernemental, mais elle n’entend cependant plus
limiter cette puissance par le respect des droits naturels des individus mais par le respect de ses intérêts économiques, c’est-à-dire de ses intérêts déterminés par les lois du marché, dont la formulation est le fait des modélisations scientifiques ; la théorie des anticipations rationnelles est cette définition des comportements de l’agent économique. C’est ainsi la connaissance scientifique du fonctionnement du marché et des comportements individuels qui va constamment définir les bornes de la puissance publique, et ce n’est pas une loi de nature que respecte le gouvernement, mais bien la légalité économique : ce gouvernement, disait Foucault, « va armer sa politique d’une connaissance précise, continue, claire et distincte de ce qui se passe dans la société, ce qui se passe dans le marché, de ce qui se passe dans les circuits économiques, de sorte que la limitation de son pouvoir ne sera pas donnée par le respect de la liberté des individus, mais simplement par l’évidence de l’analyse économique qu’il saura 1249 respecter ». La politique néolibérale se fonde ainsi sur une science en laquelle elle voit un principe d’explication de la totalité de l’humain – jusque 1250 dans l’intimité de ses relations amoureuses et familiales –, et entend donc mettre en œuvre ce savoir : « Le corps des connaissances économiques est un élément essentiel dans la structure de la civilisation humaine, il est le fondement sur lequel ont été édifiés l’industrialisme moderne et tous les progrès moraux, intellectuels, technologiques et thérapeutiques des derniers siècles », écrivait encore Ludwig von Mises. « Il incombe aux hommes de faire un emploi correct du riche trésor que ce savoir leur procure, ou de le laisser inutilisé. Mais s’ils manquent d’en tirer le meilleur parti, s’ils méconnaissent ses enseignements et ses avertissements, ce n’est pas la science économique qu’ils annuleront, c’est la société et le genre humain 1251 qu’ils fouleront aux pieds . » Or, précisément, un tel savoir n’est pas donné par nature à tout homme, il est connaissance scientifique réservée à des spécialistes : si l’individu lambda peut se satisfaire du système des prix et du cours de la monnaie pour déterminer son activité, la surveillance globale du système nécessite la maîtrise de la mécanique économique, qui va permettre de définir une
politique dont le principe fondamental est précisément celui de la stabilité monétaire. La fondation de la politique sur la science implique aussitôt que la distinction entre savant et ignorant devienne principe gouvernemental et impose par là même la soumission des masses à une élite. Ludwig von Mises l’écrivait en toute clarté : « Les masses ne pensent pas. Mais c’est là précisément la raison pour laquelle elles suivent ceux qui pensent. La direction spirituelle de l’humanité appartient au petit nombre d’hommes qui pensent par eux-mêmes ; ces hommes exercent d’abord leur action sur le cercle capable d’accueillir et de comprendre la pensée élaborée par d’autres et par cette voie les idées se répandent dans les masses où elles se condensent 1252 peu à peu pour former l’opinion publique . » L’enjeu de la politique néolibérale est alors la formation des élites. Il s’agit d’« assurer, pour le bienfait de tous, la sélection des élites. Il faut qu’elles communiquent aux masses, par la voix de nouveaux instituteurs, le respect des compétences, 1253 l’honneur de collaborer à une œuvre commune » ; ce faisant, elle entend confier l’expertise du pouvoir à une avant-garde d’économistes professionnels, porteurs du sens de l’Histoire (le processus de réalisation du marché universel) qui devront alors (par la « pédagogie de la réforme ») la répandre dans les masses, afin que celles-ci comprennent la nécessité de la « soumission quotidienne » à la puissance du marché et puisse ainsi « accepter cette nécessité par une humble ferveur religieuse ou par respect 1254 pour les doctrines économiques ». Le néolibéralisme est une idéologie – qui, comme toute idéologie, prétend être la vérité, scientifiquement démontrée – détenue par une élite : il est en cela un élitisme, profondément méfiant vis-à-vis de tout spontanéisme populaire, et discrédite comme populisme toute contestation de son savoir. Cette avant-garde ne s’est certes pas constituée en parti : c’est qu’elle n’a jamais eu besoin de se constituer en contre-société, puisque ses principes sont ceux-là mêmes qui règlent de façon immanente les sociétés capitalistes ; son idéologie ne s’oppose pas aux pouvoirs en place, puisqu’elle n’est rien d’autre que l’explicitation de la logique même du capitalisme et peut donc s’imposer par l’efficacité 1255 technicienne de ses méthodes de gestion, et c’est ainsi que cette idéologie
est devenue le contenu de tous les appareils de régulation – FMI, OMC, Banque mondiale, Union européenne, gouvernements nationaux… –, qui remplissent aujourd’hui les fonctions du « pouvoir gouvernemental ». La planification de la consommation et sa propagande. – La politique néolibérale entend alors opérer méthodiquement le démantèlement de toute 1256 instance étatique pour déployer toute la puissance du marché , elle se définit ainsi par une politique de privatisation, qui est identification universelle et systématique de l’État au marché. Un tel transfert de souveraineté du gouvernement au marché constitue le leitmotiv de la doctrine néolibérale : or ce projet se fonde précisément sur la reconnaissance de la « main invisible » à l’œuvre dans le processus marchand, c’est-à-dire de la puissance immanente de régulation et de détermination des pratiques individuelles. Il s’agit alors de mettre en évidence les modalités d’une telle manipulation invisible. Le néolibéralisme s’est certes conçu dès les années 1930 comme défenseur de la « liberté » économique face aux totalitarismes par son opposition à la planification gouvernementale de l’économie. Mais il importe au plus haut point de ne pas être dupe de l’opposition entre économie planifiée et libre marché : toute économie industrielle de production de masse, à partir d’un certain niveau d’investissement, implique une planification de l’activité. La seule alternative consiste à déterminer qui planifie quoi. Le projet de société du néolibéralisme consiste donc non pas à abandonner toute planification de l’activité humaine, mais à refuser que cette planification soit le fait du gouvernement ; Hayek le reconnaissait lui-même sans ambiguïté : « Toute l’activité économique est planification […]. Il s’agit de déterminer si la planification doit être faite d’une manière centralisée, par une seule autorité pour tout le système économique, ou si elle doit être divisée entre de nombreux individus […]. La 1257 concurrence signifie une planification décentralisée . » L’opposition entre dirigisme et libéralisme est en réalité purement idéologique, et la démonstration de la vacuité de cette opposition est un des acquis majeurs de John Kenneth Galbraith qui, en 1967 dans Le Nouvel État industriel, constatait que la diabolisation du vocabulaire du plan et de la planification
aux États-Unis « se produisit au moment même où le recours accru à la technologie, avec ses exigences de capitaux et l’étalement des processus productifs dans le temps, contraignait toutes les grandes collectivités 1258 industrielles à une planification étendue ». Cette planification est certes « décentralisée », comme disait Hayek ; elle n’en obéit pas moins à une logique unique et contraignante que Galbraith sut mettre au jour. Dans un tel système, en effet, « à mesure que les capitaux en jeu augmentent et que la durée de lancement des productions s’allonge, il est de plus en plus risqué de 1259 s’en remettre aux réactions spontanées du consommateur » : à la planification de la production du socialisme soviétique, le néolibéralisme ne peut donc opposer qu’une planification de la consommation, où « l’initiative de décider ce qui doit être produit n’appartient pas au consommateur souverain, lançant, par la voie du marché, les instructions qui soumettent en dernier ressort les mécanismes économiques à sa volonté. Elle émane plutôt de la grande organisation économique qui tend à contrôler les marchés qu’elle est supposée servir, et, à travers eux, à assujettir le consommateur aux 1260 besoins qui sont les siens ». Le dispositif de production de marchandises implique que soit produit dans le même moment un marché par la production de consommateurs : « La planification exige que l’on soit maître du comportement du consommateur », et sa fonction est très précisément d’« enlever à l’acheteur – chez qui il échappe à tout contrôle – le pouvoir de 1261 décision pour le transférer à l’entreprise, où il peut être manipulé . » Ici apparaît ainsi la « main invisible », qui manipule le consommateur pour l’assujettir au dispositif de production : Galbraith nomme « filière inversée » cette structure de l’économie capitaliste, c’est-à-dire « l’adaptation du comportement de l’individu à l’égard du marché, et celles des attitudes sociales en général aux besoins du producteur et aux objectifs de la 1262 technostructure ». À la planification de la production par le gouvernement tentée par le socialisme soviétique, le capitalisme américain oppose donc une planification de la consommation par le marché : il s’agit alors de transformer les masses laborieuses en masses consommantes afin de les intégrer au dispositif pour
éviter toute constitution d’une classe subversive par le biais d’une 1263 « redéfinition du statut du prolétaire », et une publiciste américaine écrivait ainsi, en 1929 : « “Consumérisme” est le nom donné à la nouvelle doctrine, et il est admis aujourd’hui que c’est la plus grande idée que l’Amérique ait pu donner au monde, idée selon laquelle les masses laborieuses ne sont pas seulement faites de travailleurs producteurs, mais 1264 peuvent aussi être considérées comme des consommateurs . » Ainsi, les individus pouvaient être totalement intégrés à la Machinerie économique, puisqu’ils consacreraient leur temps de loisir à consommer ce qu’ils auraient produit sur le temps de travail : le temps libre, le temps disponible, dont la production est le fondement de l’activité humaine, se trouve alors lui-même soumis au dispositif de production de valeur. L’avènement de la société de consommation apparaît ainsi comme le projet même du totalitarisme marchand, qui s’élabore dans les années 1920 en réaction immédiate à la révolution russe, et se conçoit d’emblée comme « la réponse au bolchevisme, 1265 la principale méthode d’américanisation ». Ce conditionnement de masse de la demande exige alors un dispositif de communication de masse, qui puisse en quelque sorte téléguider la consommation : et celui-ci se met e effectivement en place tout au long du XX siècle avec l’avènement des mass media. L’avènement des technologies d’information est certes le plus souvent présenté comme l’effet en soi neutre du progrès technique, sur lequel se serait ensuite précipité, par goût inné et désirs spontanés, les consommateurs : elle est en réalité une branche à part entière de la production industrielle, qui produit ainsi ses propres conditions de possibilité. En imposant en effet à marche forcée la radiodiffusion et la télévision, puis le réseau Internet, le dispositif industriel ne produit pas tant des outils qu’un espace, l’espace commun et immédiat auquel tous les individus sont susceptibles d’être connectés, en masse atomisée, au même moment, il produit ainsi – bien loin d’un hypothétique « état de nature » – le milieu purement artificiel du cyberespace, c’est-à-dire l’espace cybernétique (du grec κυϐέρνησις, « direction », « guidage », « commandement »), le dispositif de commandement immanent à la Machinerie capitaliste et à l’espace marchant.
Dès les années 1950, Günther Anders a vu clair sur la fonction de l’appareil médiatique, qui n’est certainement pas neutre et ne peut pas être réduit à un instrument dont l’utilisateur déciderait de l’usage. L’appareil médiatique est un dispositif de conditionnement qui répond au « principe de dissémination » et n’a donc plus besoin de rassembler les hommes, mais réussit à les massifier par leur atomisation même : « Diriger les masses dans le style de Hitler est désormais inutile : si l’on veut dépersonnaliser l’homme (et même faire en sorte qu’il soit fier de n’avoir plus de personnalité), on n’a plus besoin de le noyer dans les flots de la masse ni de le sceller dans le béton de la masse. L’effacement, l’abaissement de l’homme en tant qu’homme réussissent d’autant mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu. Chacun subit séparément le procédé de conditioning qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont désormais confinés les individus, malgré leur solitude, malgré leurs millions de 1266 solitudes . » La télévision est alors ce « robinet de culture » qui répand à l’intérieur des foyers les mêmes produits culturels standardisés, et c’est bien la nature intellectuelle – représentative – des produits qui est essentielle ici, puisque leur consommation est alors transformation de l’âme même du spectateur. Aux appareils gouvernementaux qui dans un totalitarisme politique quadrillent la population pour la contrôler de façon aussi serrée que possible, le marché oppose ainsi le dispositif médiatique, qui – dans un pays comme les États-Unis où l’on trouve un téléviseur par pièce d’habitation – réussit la détermination immédiate, en temps réel, de chaque individu par la Totalité, et fait porter sa puissance d’atomisation à l’intérieur même des familles : « Ce mode de consommation permet en réalité de dissoudre complètement la famille tout en sauvegardant l’apparence d’une vie de famille intime, voire en s’adaptant à son rythme. Le fait est qu’elle est bien dissoute : car ce qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c’est le monde extérieur – réel ou fictif – qu’elle y retransmet. Il y règne sans partage, au point d’ôter toute valeur à la réalité du foyer et de la rendre 1267 fantomatique . » Par un tel appareil de communication, le marché dispose alors des moyens
nécessaires pour conditionner la demande, et déploie pour ce faire une propagande de masse : la publicité. Et cette propagande, d’autant plus efficace qu’elle ne se présente pas comme telle, atteint des niveaux jamais 1268 connus auparavant, dans aucun État totalitaire . Il y a certes toujours eu « réclame », et les murs de Pompéi gardent traces d’inscriptions e commerciales : mais, jusqu’à la fin du XIX siècle, cette réclame reste purement informative, parce qu’elle n’a d’autre objet que d’informer sur les produits disponibles pour satisfaire des besoins vitaux. L’avènement de la publicité au sens propre est directement lié à celui d’un dispositif où la production excède la demande et où par suite s’impose l’invention de techniques pour écouler le surplus de la production : la publicité n’a plus simplement à informer l’individu sur les produits susceptibles de satisfaire ses besoins, mais intervient précisément quand ces besoins vitaux sont satisfaits et que l’individu doit lui-même dépenser un surplus de revenus. C’est-à-dire qu’elle ne porte plus sur les besoins, mais sur les désirs. Les techniques publicitaires se sont ainsi d’emblée fondées sur la psychologie et l’éthologie à des fins de conditionnement, et en particulier le behaviorisme, dont le fondateur, John B. Watson, a d’ailleurs fini vice-président d’une agence de publicité. Dès 1911, le psychologue Walter Dill Scott publiait Influencing Men in Business, en détaillant les ressorts intimes de l’achat pour montrer e comment instrumentaliser les désirs, et l’histoire de la publicité au XX siècle est directement liée à celle de la psychologie et des sciences du 1269 e comportement . La publicité de la première partie du XX siècle est ainsi profondément marquée par la théorie du conditionnement de Pavlov, à laquelle a succédé une publicité influencée par la Gestalttheorie, puis une publicité issue de la psychanalyse visant à proposer des satisfactions symboliques pour les désirs inconscients ; les recherches contemporaines sur le neuromarketing ne sont que l’aboutissement de ces techniques de manipulation mentale. La propagande consumériste se fonde ainsi elle-même sur une science positive capable de modéliser les comportements du consommateur et d’anticiper ses choix : elle met en œuvre non plus une psychologie des foules telle que l’avait élaborée Gustave Le Bon, mais une
psychologie de l’individu calculateur, c’est-à-dire une psychologie de la masse atomisée. Or derrière la simple volonté de forcer l’acte d’achat se dissimule un projet global de reformatage des citoyens : la publicité a, en effet, pour fonction d’adapter les individus aux réquisits de l’appareil industriel, et elle devait ainsi devenir, selon l’expression programmatique du président Calvin Coolidge dans un discours à l’Association américaine des agences de publicité le 27 octobre 1926, la nouvelle « éducation du peuple », destinée à l’adapter à « la vie moderne faite de fabrication et de commerce ». La publicité est en cela formation permanente de l’individu, « sa pédagogie est sans cesse en cours […]. Elle est devenue école sociale de consommation, 1270 indispensable à l’équilibre du système », et c’est en réalité la fonction même de la pédagogie qu’elle assume et confisque : si les Grecs distinguaient le pédagogue (παιδαγωγός) de l’enseignant (διδάσκαλος), c’est que le pédadogue a cette fonction précise qui consiste à former et à diriger le désir de l’enfant (d’où le lien intime en Grèce ancienne entre pédagogie et pédérastie), à charge ensuite pour l’enseignant de satisfaire ce désir par la 1271 transmission du savoir . C’est cette fonction de formatage du désir (qui elle-même passe par une pornographie générale) que remplit la publicité, et le dispositif publicitaire est ainsi au marché ce que le dispositif éducatif est à l’État – et c’est d’ailleurs ce qui explique la crise profonde de l’éducation en France aujourd’hui, contre laquelle aucune réforme ne peut rien : l’Éducation nationale avait en effet pour fonction première de former des citoyens, et de les définir ainsi par leur appartenance à l’État républicain ; ce dispositif s’était constitué, dans les années 1880, essentiellement contre l’Église catholique, qui jusque-là formait des fidèles qu’elle définissait par leur appartenance à la communauté chrétienne : mais il s’avère totalement impuissant à lutter contre le dispositif publicitaire, qui entend former des consommateurs pour les 1272 intégrer au marché, et dispose pour cela de moyens quasi illimités . Ce dispositif de propagande a alors pour fonction d’assurer la mobilisation totale et permanente des masses au service du dispositif de production, et il promeut ainsi un stakhanovisme de la consommation – dont la figure emblématique n’est plus le mineur soviétique mais l’obèse américain, et dont le lieu propre
est le centre commercial, c’est-à-dire l’usine à consommer. Production et gestion de l’homme nouveau. – Un tel dispositif économique a pour caractéristique non plus de produire des choses destinées à satisfaire des besoins, mais de produire des désirs destinés à créer de nouveaux marchés et donc à satisfaire l’exigence d’autovalorisation du Capital. Le capitalisme fait en cela porter sa puissance directement sur l’être même de l’homme : parce qu’il en fait un salarié dont l’activité de production est subordonnée à la production de valeur, mais aussi parce qu’il en fait un consommateur, dont les désirs eux-mêmes sont subordonnés à cette production de valeur. L’efficacité implacable de ce dispositif tient alors à ce qu’en lui consommation et production sont identiques : « L’homme “est ce qu’il mange” », écrivait Günther Anders, « et par conséquent l’on produit les hommes de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse – ce qui signifie en même temps que le consommateur de marchandises de masse collabore, en consommant, à la production des hommes de masse ou à sa propre transformation en homme de masse. Ici consommation et production coïncident ». Bien loin d’être une alternative au temps de travail, le temps de loisir en devient lui-même une des modalités, et le consommateur est ainsi « employé comme travailleur à domicile. Un travailleur à domicile d’un genre pourtant très particulier. Car c’est en consommant la marchandise de masse – c’est-à-dire grâce à ses loisirs – qu’il accomplit sa tâche, qui consiste 1273 à se transformer lui-même en homme de masse ». L’emprise du consumérisme s’avère ainsi beaucoup plus profonde que celle du simple productivisme, en ce que le consommateur se produit lui-même comme consommateur par sa consommation, et travaille ainsi quotidiennement à sa propre massification, à sa standardisation et à son uniformisation. L’essentiel dans l’avènement du capitalisme total réside alors dans la profonde transformation de l’humain qu’il provoque : si l’URSS a échoué à créer Homo sovieticus, le capitalisme contemporain est en passe de produire la configuration précise d’Homo œconomicus qu’il requiert, et Marcel Mauss avait vu l’avènement de cette figure inédite de l’homme ; en effet, il écrivait, dès 1923 : « L’Homo œconomicus n’est pas derrière nous, il est devant nous […]. L’homme a très longtemps été autre chose ; et il n’y a pas longtemps
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qu’il est une machine, compliquée d’une machine à calculer . » La formation d’un homme nouveau est en effet un but revendiqué du néolibéralisme, qui entend constamment l’adapter, et un thème central du Colloque Lippmann. Walter Lippmann écrivait ainsi, dans La Cité libre : « Le défaut d’adaptation est dû au fait qu’une révolution s’est produite dans le mode de production. Comme cette révolution a lieu chez des hommes qui ont hérité d’un genre de vie radicalement différent, le réajustement nécessaire 1275 doit s’étendre à l’ordre social tout entier », et Margaret Thatcher a clairement formulé la nature de son projet : « Economics are the method. The 1276 object is to change the soul . » Le projet néolibéral consiste alors à remodeler de fond en comble les collectivités humaines pour donner à l’économie marchande la société qu’elle appelle, il vise pour ce faire à « donner à l’humanité un nouveau genre de vie ». Une telle volonté d’« améliorer la qualité de l’espèce humaine » passe alors, selon Lippmann, 1277 par l’eugénisme et, surtout, par une éducation elle-même totalement nouvelle, qui devra procurer aux individus ce que leur tradition culturelle est incapable de leur donner : « C’est pour rendre les hommes aptes à leur nouveau genre de vie que le libéralisme veut consacrer à l’éducation une part 1278 considérable des budgets publics . » L’appareil publicitaire mondial, qui contrairement aux institutions publiques d’éducation ne cherche pas à transmettre des cultures et valeurs réputées archaïques, constitue alors le dispositif éducatif correspondant parfaitement à cette fonction, entièrement dévolu à ce reformatage de l’être humain et à son adaptation continue aux moindres fluctuations du marché : la publicité est alors ce qui « réunit les 1279 données essentielles de l’être-au-monde en situation de consommation ». On objecterait vainement en effet que la publicité ne fait que vanter des produits tous différents et ne présente pas le caractère monolithique et répétitif de la propagande idéologique. Derrière la diversité bariolée de ses messages, la publicité répète en réalité toujours la même thèse : il faut satisfaire immédiatement ses désirs, et ces désirs trouveront satisfaction dans la consommation de marchandises. L’idéologie consumériste a sa cohérence propre, celle d’un individualisme hédoniste et matérialiste, qui fait de la
satisfaction immédiate la seule norme acceptable de l’action : le système publicitaire constitue la véritable formation continue des individus mercantiles, qui les forme à la recherche de la satisfaction – c’est-à-dire à la sexualité au sens le plus large – et à la fixation du désir sur l’objet – c’est-à1280
dire au fétichisme . Or cette idéologie, en s’imposant, et pour s’imposer, a dû éliminer un par un tout ce qui entravait ou réfrénait la satisfaction du désir : sa domination passe donc par la destruction ou la dépréciation – par voie de ringardisation – de tout ce qui serait susceptible de supprimer, freiner ou relativiser l’achat de marchandises, et c’est pourquoi elle se présente comme émancipatrice, puisqu’elle « libère » chacun de toute attache culturelle, de toute référence à des valeurs ou des idéaux, de toute institution comme la famille, l’école, l’Église ou l’État ; elle se veut en cela une destruction continue de « tabous » présentés comme résidus archaïques d’un ordre ancien. L’avènement du consumérisme constitue une véritable révolution culturelle, la plus profonde qu’aient connue les sociétés humaines, qui liquide toute tradition et toute institution au profit de la satisfaction et de l’immédiateté : à la culture, qui relie les générations entre elles et forme les nouvelles par appropriation de la tradition, succède la mode, qui sépare les générations et les soumet chacune aux produits actuellement disponibles sur le marché. Cette éradication systématisée des limites imposées à la satisfaction se rassemble alors dans un phénomène, celui de la « révolution sexuelle », qui se comprend comme émancipation totale de l’individu désirant : mais, comme l’a montré Michel Foucault, la révolution sexuelle est tout le contraire d’une libération en ce qu’elle est assujettissement de l’intimité même du sujet aux exigences du dispositif de production capitaliste. Le capitalisme apparaît en effet comme dispositif de gestion des corps, entièrement dévolu à la maximisation de leur utilité et de leur productivité : mais, si l’économie de la e production qui se systématise au XIX siècle avait imposé une gestion constante du corps productif, l’économie de la consommation propre au e XX siècle impose en outre une gestion tout aussi méticuleuse du corps désirant et jouissant, c’est-à-dire une production et une organisation continues
de la sexualité, qui n’est plus uniquement base de la reproduction de la force de travail mais aussi principe du désir de consommer. La nouveauté du discours contemporain sur le sexe par rapport au discours moral tient à ce qu’« on n’a pas simplement à condamner ou à tolérer, mais à gérer, à insérer dans des systèmes d’utilité, à régler pour le plus grand bien de tous, à faire 1281 fonctionner selon un optimum ». C’est pourquoi Foucault pouvait affirmer que « la sexualité, loin d’avoir été réprimée dans la société contemporaine, y 1282 est au contraire en permanence suscitée » : c’est qu’en effet le désir et l’impératif de sa satisfaction à moindres frais est, au même titre que la force de travail, l’énergie dont a besoin le dispositif économique. En mettant à disposition l’énergie même du désir de chacun, en l’intégrant aux mécanismes de la rentabilisation, la logique consumériste s’avère alors beaucoup plus 1283 prégnante que la logique seulement productiviste . L’originalité d’un tel pouvoir, et ce qui explique qu’il ne soit pas compris comme contrainte, est alors qu’il ne réprime pas mais suscite le désir : il est « un pouvoir destiné à produire des forces, à les faire croître et à les ordonner plutôt que voué à les barrer, à les faire plier ou à les détruire », il ne réprime pas mais exprime le désir parce qu’il en use comme l’un de ses carburants, et « ce bio-pouvoir a été, à n’en pas douter, un élément indispensable au développement du capitalisme ; celui-ci n’a pu être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyennant un ajustement des 1284 phénomènes de population aux processus économiques ». Et si le désir est « libéré » de toute contrainte, c’est précisément qu’il n’est plus anarchique, sauvage, violent, irrégulier et divergent, mais qu’il demeure sous contrôle, constamment entretenu par le teasing, le marketing, le merchandising et autres techniques de conditionnement publicitaire : si chacun se laisse aller à ses envies, c’est que chacun est une machine désirante dont le mécanisme est parfaitement réglé, et c’est que ce désir est artificiellement produit par le dispositif pour écluser ses marchandises. L’homme économique devient une pure machine désirante qui, en vérité, n’a plus d’identité puisqu’il est toujours redéfini par l’objet désiré, tributaire des connexions de son désir avec le réseau des flux marchands, dont l’identité est elle-même fluctuante, mobile et
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flexible . Or cette détermination a priori de l’activité dans son intériorité et son immanence mêmes définit la norme, quand la loi ne peut jamais que réguler a posteriori des comportements dans leurs résultats ou leur extériorité, et dans Le Normal et le Pathologique Canguilhem soulignait que la normalisation est une exigence propre à l’appareil industriel, puisque, en effet, « la division du travail contraint les entrepreneurs à l’homogénéité des normes au sein d’un ensemble technico-économique », et remarquait que « l’on peut pousser la logique de la normalisation jusqu’à la normalisation des 1286 besoins par voie d’incitation publicitaire ». C’est cette puissance de normalisation qui régule les agents économiques et organise ainsi le marché. Le projet néolibéral formulé par Hayek consiste à supprimer tout pouvoir délibéremment institué (θέσις) au profit de la régulation immanente (νόμος) de la Machinerie économique : elle vise en réalité à éradiquer l’instance de la 1287 Loi pour laisser pleinement se déployer le « pouvoir de la Norme », et la 1288 société de marché est par excellence la « société de normalisation » dont Foucault a étudié l’avènement. La « libération » des individus vis-à-vis de la transcendance de la loi est alors leur assujettissement total et sans réserve à l’immanence de la norme, et la norme est plus puissante que la loi : la loi permet l’hypocrisie, la feinte et la duplicité, elle rend possibles toutes les formes de marranisme, elle autorise l’autonomie de l’intime et la liberté du for intérieur, quand la norme structure et conditionne cette intériorité même. Bien loin de supprimer le pouvoir, le passage de la loi à la norme est son 1289 « essaimage », sa dissémination dans la totalité du corps social et sa diffusion constante et minutieuse qui permet ainsi l’articulation et l’adaptation constante des comportements individuels : le pouvoir de la Norme se met en œuvre dans des appareils disciplinaires, où il s’exerce « comme un pouvoir multiple, automatique et anonyme […] il fonctionne comme une Machinerie, et s’il est vrai que son organisation pyramidale lui donne un “chef”, c’est l’appareil tout entier qui produit du “pouvoir” et distribue les individus dans 1290 ce champ permanent et continu ». La normalisation est le pouvoir propre à la masse atomisée de la société de marché, il est tout à la fois le pouvoir
d’homogénéisation et d’individualisation, puisqu’il soumet tous les individus à la massivité de la norme en même temps qu’il les individualise en mesurant constamment leur écart par rapport à cette norme : « Le pouvoir de normalisation contraint à l’homogénéité : mais il individualise en permettant de mesurer les écarts, de déterminer les niveaux, de fixer les spécialités et de rendre les différences utiles en les ajustant les unes aux autres. On comprend que le pouvoir de la norme fonctionne facilement à l’intérieur d’un système de l’égalité formelle, puisque, à l’intérieur d’une homogénéité qui est la règle, il introduit, comme un impératif ultime et le résultat d’une mesure, tout le 1291
dégradé des différences individuelles . » L’appareil publicitaire, en diffusant quotidiennement, méticuleusement et insidieusement des messages qui ne visent jamais qu’à normer les désirs, constitue en cela un puissant dispositif de normalisation, dont la puissance efficace s’atteste dans la standardisation, d’une rapidité foudroyante, des modes de vie de tous les pays 1292
de la planète . Le transfert systématique du pouvoir du gouvernement au marché n’est donc en rien une libération de l’individu, mais son encastrement dans l’automatisme anonyme des appareils normatifs, et c’est pourquoi chacun semble autonome, puisqu’il ne détermine plus son activité par rapport à une loi qui lui serait extérieure, mais par rapport à l’intériorité de la norme en lui. La normalisation est une intériorisation du pouvoir, qui lui donne le mode d’être de la détermination naturelle, qui fait ainsi de la régulation sociale un instinct constitutif de l’individu : la société de normalisation est la « seconde nature » pensée par Hegel, qui procure aux sociétés humaines la perfection de fonctionnement de la ruche et assigne à l’individu le rang d’insecte social. Le rapport de l’individu aux pouvoirs est en cela interne : c’est à chacun de se déterminer par rapport à ces puissances intériorisées, et l’individualisation n’est autre que ce positionnement de chacun par rapport aux appareils normatifs. Chacun est renvoyé à la solitude de son intérêt, c’est-à-dire à son projet, à sa motivation, à sa capacité à détecter les opportunités du marché et à s’y adapter, à son évaluation des risques, et à sa responsabilité en cas d’échec : l’autonomie de l’individu est en réalité son autodiscipline, qui le
conduit à normer lui-même son comportement et à constamment se juger luimême, à évaluer lui-même ses capacités à atteindre ses objectifs. C’est pourquoi l’individu est effectivement calculateur : il est le gestionnaire qui évalue constamment les rapports possibles entre ses désirs, ses ressources et les biens disponibles, qui doit en outre gérer le flux d’informations sur sa santé, et calculer et assumer les risques encourus. L’originalité du pouvoir normatif est, ainsi, non pas de s’opposer frontalement à l’individu, mais de circonscrire méticuleusement le champ et les modalités où s’exercera son activité : il relève exactement du despotisme démocratique conçu par Tocqueville, qui « ne détruit point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à 1293 n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux ». Le démantèlement de l’instance centrale de gouvernement n’est donc certainement pas suppression du pouvoir exercé sur l’individu, mais tout au contraire son affinement, sa miniaturisation, son individualisation et son identification aux moindres rouages de la machine qui précisément se défait de tout pouvoir de contrôle central pour pouvoir s’adapter constamment et en temps réel aux exigences du marché. Ce type de pouvoir individualisé et décentralisé, qui dispose chacun à l’autodiscipline et lui impose la performance maximale comme norme de son auto-évaluation, est le management. Le management est la technique de gouvernement propre au régime néolibéral, qui pousse à l’autocontrôle l’individu désirant, en l’incitant à définir lui-même ses propres projets, et à évaluer lui-même sa propre performance en mesurant sa capacité à remplir ses objectifs : par l’ensemble 1294 de ces technologies managériales , l’individu se trouve défini non plus comme conscience de soi ou souci de soi, mais comme entrepreneur de soi. Le néolibéralisme, disait ainsi Foucault, « substitue à chaque instant, à l’homo œconomicus partenaire de l’échange, un homo œconomicus entrepreneur de lui-même, étant à lui-même son propre capital, étant pour lui-même son 1295 propre producteur, étant pour lui-même la source de ses revenus ». Ainsi, l’individu lui-même est structuré en son être par le modèle entrepreneurial, et la totalité du marché apparaît comme un univers fractal, où la même structure
se répète à toutes les échelles, de l’individu à la nation, également conçue sur le modèle de l’entreprise. Le capitalisme parvient ainsi à soumettre la totalité de ce qui est à la logique marchande, et à imposer partout le modèle du marché, à « démultiplier le modèle économique, le modèle offre et demande, le modèle investissement-coût-profit, pour en faire un modèle des rapports sociaux, un modèle de l’existence même, une forme de rapport de l’individu à 1296 lui-même, au temps, à son entourage, à l’avenir, au groupe, à la famille ». Fondé sur un économisme scientiste qui voit dans l’avènement de la société de marché l’accomplissement de l’Histoire universelle et la réalisation de la nature humaine, le néolibéralisme, par le biais d’une avant-garde d’économistes professionnels, promeut la production de l’homme nouveau adapté au marché mondial ; il use, pour ce faire, de la propagande de masse qu’est la publicité et soumet chaque individu à la discipline managériale qui lui impose l’entreprise comme modèle de réalisation d’un soi préalablement défini comme producteur-consommateur : il contribue ainsi à l’institution du marché comme Totalité et s’emploie à détruire tout ce qui viendrait entraver sa puissance de totalisation. Sa gouvernementalité spécifique se déploie alors comme biopouvoir, qui vient normer les individus dans l’immanence de leurs désirs, et comme police, qui assure la coexistence pacifique des individus 1297 désirants. Le capitalisme est un totalitarisme , et le néolibéralisme est son idéologie ; s’il peut nier être totalitaire, c’est qu’en effet il n’est pas application démiurgique d’un idéal élaboré contre le réel, mais explicitation et accompagnement d’un processus de totalisation et de reconfiguration totale de l’homme et de la société parfaitement immanent, qui ne relève pas d’un dessein humain : mais un tel processus de totalisation, en tant qu’il est autonome et automatique, est précisément le totalitarisme même, et le néolibéralisme n’est autre que l’idéologie du totalitarisme capitaliste – qui, dans l’image inversée de la camera obscura idéologique, le présente systématiquement comme libération. Le nerf de la doctrine néolibérale consiste alors à récuser toute forme de révolte face à cette Totalité. Si Hayek entend montrer à la fois – et paradoxalement – que l’individu est incapable de comprendre la totalité de la
Machinerie économique et que cette Machinerie est bienfaisante, c’est pour montrer en dernier lieu que toute révolte contre elle est vaine et par suite qu’il n’a d’autre choix que de s’y soumettre : « L’homme a fini par haïr les forces impersonnelles, il se révolte contre elles, après s’y être soumis dans le passé, quoi qu’elles l’eussent souvent frustré du résultat de ses efforts. Cette révolte n’est qu’un exemple d’un phénomène beaucoup plus général, le refus de se soumettre à aucune règle ou nécessité dont l’homme ne comprend pas la 1298 justification rationnelle . » La politique néolibérale relève ainsi de la récusation hegélienne de la « belle âme dépourvue d’effectivité », qui n’oppose au réel que l’irréel et renvoie toute forme de critique à la vacuité du sujet moral. Le néolibéralisme est en cela un dogmatisme capitaliste, qui établit le marché comme vérité effectivement réelle et demeure absolument non critique face à son fonctionnement : il s’agit, ce faisant, de réfuter toute critique du système en montrant que l’individu est tout à la fois impuissant et illégitime à opérer une telle critique. Or une telle critique définit la position philosophique fondamentale de l’œuvre de Marx, et ce alors même qu’il reconnaît cette autonomisation des forces impersonnelles du marché. Si, donc, Marx constate pareillement l’émancipation de la Totalité par rapport aux individus, s’il reconnaît l’économie marchande comme logique immanente à cette Totalité désormais autonome, il entend cependant en opérer une critique systématique. C’est donc la possibilité de la critique d’une Totalité effectivement réelle qu’il convient de mettre au jour.
IV
La Dislocation. Marx critique de l’objectivisme scientifique « La croyance aux catégories de la raison est la cause du nihilisme – nous avons mesuré la valeur du monde à des catégories qui relèvent d’un monde purement fictif. » Nietzsche, Fragments posthumes (1887-1888), 11 [99], p. 242 ; KSA 13, p. 49.
§ 29. LE FONDEMENT PRATIQUE DE LA CRITIQUE
La radicalité du projet de Marx est définie dès 1843 dans une lettre à Arnold Ruge : il s’agit d’engager « la critique impitoyable de tout l’existant 1299 (die rücksichtlose Kritik aller Bestehenden) ». Toute critique suppose la définition préalable d’un critère d’évaluation, et la radicalité de la critique marxienne se complexifie d’emblée par le refus de toute forme d’« abstraction dogmatique », qui prétend critiquer le réel au nom d’une idée elle-même épargnée par la critique. Or les dogmes et principes, qui prétendent juger du réel à partir de l’idéal, peuvent et doivent au contraire être critiqués en déployant, « à partir des propres formes de la réalité existante, la vraie réalité 1300 comme leur exigence et leur fin ultime ». La pensée de Marx radicalise ainsi d’emblée la critique kantienne : la philosophie des Lumières avait engagé un travail critique, portant tout particulièrement sur la religion, sans jamais cependant remettre en question la légitimité de la raison à opérer cette 1301 critique ; la Critique de la raison pure est alors « une révolution totale »
qui consiste à soumettre la raison elle-même à son propre examen, pour déterminer a priori ses usages légitimes et illégitimes. Ce faisant, Kant circonscrivait la fonction proprement philosophique de la critique, qui consiste à réduire un objet à ses fondements, et à ses conditions de possibilité. Mais il posait alors l’unité transcendantale de la conscience de soi en critère irréductible, et c’est contre cet idéalisme que Marx conquiert sa pensée propre, en exigeant la critique de cette conscience elle-même. À la thèse idéaliste selon laquelle l’homme se définit par la conscience de soi, laquelle constitue alors le principe légitime de la critique, Marx oppose que la conscience n’est pas à elle-même son propre fondement, mais qu’elle est fondée sur la vie ; que la conscience a elle-même un présupposé, le corps vivant, et il répète cette thèse fondamentale au moment où il engage le vaste chantier qui conduira au Capital : « Son corps vivant (sein lebendiger Leib), bien qu’il le reproduise et le développe, n’est pas à l’origine posé par luimême, mais apparaît comme le présupposé de lui-même (die Voraussetzung 1302
seiner selbst) . » À la thèse proprement métaphysique selon laquelle le commencement de la philosophie n’est rien d’autre que la pure et simple 1303
absence de présupposition , Marx oppose alors la « présupposition réelle », qui est « l’existence d’êtres humains vivants », et fonde la conscience que les hommes ont d’eux-mêmes sur « un mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée d’exprimer leur vie, un mode de vie 1304
déterminé ». Le concept d’idéologie condense en cela le geste de rupture de Marx avec la pensée spéculative de la métaphysique, en ce qu’il met en évidence le statut idéologique du champ universel et abstrait de la théorie et permet de critiquer toute production idéelle à partir de son fondement qu’est l’activité des individus vivants. La conscience même que le sujet a de lui-même doit alors être fondée sur le processus vital dont elle n’est qu’une « émanation » : « La conscience ne peut jamais être autre chose que 1305
l’être conscient et l’être des hommes est leur processus de vie réel », elle est « la conscience de la pratique existante (das Bewußtsein der bestehenden 1306
Praxis) ». À la critique formelle du kantisme, qui évalue un système théorique (celui
de la métaphysique) à partir de la conscience de soi, Marx oppose donc une critique réelle, qui évalue un système pratique (celui du dispositif de production capitaliste) à partir du processus de vie réel des individus : la question centrale de la critique n’est alors plus de dégager les structures qui rendent possible la constitution formelle de l’objectivité – à savoir les catégories –, mais les structures qui conditionnent sa production réelle, c’està-dire des techniques et des rapports sociaux reconnus en leur statut catégorial. Si, donc, Marx entend engager une critique de « tout l’existant », cet existant est défini par la pratique, et une pratique à chaque fois possibilisée par la configuration sociale et technique propre à une époque. L’objet premier de la critique n’est plus la connaissance, la religion, ni la politique, qui ne sont que des productions idéologiques, mais le champ même de la pratique existante, c’est-à-dire le champ économique que Marx définit – 1307 en français – par « la vie active et agissante des hommes ». La critique marxienne se fait donc critique de la réalité économique, parce que ce domaine, celui où les hommes agissent et interagissent pour mettre en œuvre leur vie, est reconnu comme « fondement » ou « soubassement » (Grundlage) de la réalité. L’objet de la critique n’est donc pas d’abord une théorie, quelle qu’elle soit, mais un ordre économique réellement existant, et la critique de cet ordre ne peut s’opérer à partir d’aucun idéal abstrait – pas même celui de justice –, mais à partir de la seule instance critique effective qu’est la pratique elle-même. L’exigence de la critique marxienne est par suite celle de l’immanence : il ne saurait être question d’apporter de l’extérieur un critère normatif pour évaluer ce qui est, il s’agit au contraire de mettre en évidence dans le champ strictement immanent des interactions individuelles une critique du système économique d’essence pratique, et donc de mettre au jour une activité critique effectivement à l’œuvre dans le processus. Cette exigence est énoncée dès la lettre à Ruge de 1843 : « Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaire avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le 1308 monde a lui-même développés en son sein . » La critique de l’existant ne peut être qu’une critique en acte, « la critique qui a pour objet un tel état de
choses est la critique dans la mêlée », ou « critique au corps à corps » (die 1309 Kritik im Handgemenge) , et c’est pourquoi la critique quitte le domaine 1310 théorique du « champ de bataille » de la métaphysique pour investir le champ de bataille des luttes de classes. C’est alors cette critique effectivement à l’œuvre que reconnaît Marx dans le mouvement ouvrier, et il reproche ainsi à Feuerbach de ne pas reconnaître « la signification de l’activité “révolutionnaire”, “pratique-critique” (die Bedeutung der “revolutionären”, 1311 der “praktisch-kritischen” Tätigkeit) ». Si, donc, Marx investit le champ économique – celui de la production –, il investit dans le même moment le champ sociologique – celui des luttes de classes –, parce que c’est cette lutte immanente et effective qui constitue le point d’appui d’une critique ellemême effective. Dès lors, l’activité critique n’est plus celle d’un théoricien, elle est la lutte pratique de certains hommes, les travailleurs, et c’est pourquoi Engels pouvait affirmer que « le mouvement ouvrier allemand est l’héritier de 1312 la philosophie classique allemande ». L’instance critique n’est pas un idéal ni un programme, quels qu’ils soient, mais un mouvement social à l’œuvre dans l’histoire. § 30. LA CRITIQUE DE L’UTOPIE
La radicalité d’une telle volonté d’immanence semble alors reléguer définitivement toute œuvre théorique au profit de l’action immédiate : et pourtant Marx a consacré l’essentiel de son effort à une œuvre théorique, c’est-à-dire à l’élaboration du Capital. En 1867, il affirmait ainsi fortement la nécessité pratique de cette œuvre théorique : « Je me ris des gens soi-disant “pratiques” et de leur sagesse. Si l’on voulait se comporter comme une bête, on pourrait évidemment tourner le dos aux tourments de l’humanité et ne s’occuper que de sa propre peau. Mais je me serais vraiment considéré 1313 comme “non-pratique” si j’avais crevé sans avoir achevé mon livre . » La critique de l’ordre existant ne peut donc pas se résoudre dans l’activité révolutionnaire de la classe ouvrière : elle exige en outre une critique théorique. C’est qu’en effet le mouvement révolutionnaire effectivement à
l’œuvre dans l’histoire n’est pas lui-même exempt de toute critique, et c’est l’objet de toute la troisième partie du Manifeste du parti communiste que de montrer les contradictions et les impasses des diverses formes de socialisme et de communisme, y compris les « tentatives directes du prolétariat pour faire prévaloir son propre intérêt de classe » : ces tentatives ne furent que des formes de « socialisme et communisme critico-utopique (kritisch1314 utopistische) », qui fondent la critique sur l’utopie, c’est-à-dire une « peinture imaginaire de la société future ». Une telle critique se contente d’opposer au réel ce qui pourrait être et ce qui devrait être, elle oppose ainsi au réel l’irréel et se condamne à l’impuissance : le prolétariat « n’envisage sa propre situation qu’en imagination […]. Cette façon de s’élever au-dessus d’elle par l’imagination, cette opposition imaginaire qu’on lui fait, perdent 1315 toute valeur pratique, toute justification théorique ». De tels systèmes ont leur positivité, en ce qu’ils « comportent aussi des éléments critiques », mais ils s’avèrent en dernière instance négatifs en ce que leurs promoteurs se contentent de « rêver la réalisation expérimentale de leur utopie sociale » et sombrent finalement dans « une foi supertitieuse et fanatique dans l’efficacité miraculeuse de leur science sociale » – et constituent en cela un nouvel opium du peuple. C’est pourquoi la fondation pratique de la critique n’est pas pure et simple relégation de toute dimension théorique. Aborder l’être humain dans la totalité et la richesse de ses déterminations, et non plus comme « l’individu 1316 “pur” des idéologues », c’est le saisir dans l’intrication des conditions historiques dans le cadre desquelles il s’active, et le champ théorique en fait partie. Dès 1843, Marx récusait le caractère unilatéral de la critique socialiste, dans la mesure où « tout le principe socialiste n’est que l’une des faces du problème, celle qui concerne la réalité de l’être humain vrai. Nous devons nous soucier tout autant de l’autre face, de l’existence théorique de l’homme, 1317 donc prendre la religion, la science, etc., pour objet de notre critique ». La tâche du philosophe se définit donc bien par cette dimension théorique, et consiste à soumettre à la critique les utopies ouvrières, en les ramenant aux conditions matérielles dont elles ne sont que l’expression inadéquate. Si « le socialisme et le communisme critique-utopique » ne fait que rêver, il
s’agit alors de réveiller le prolétariat de ses rêves, et c’est ainsi que Marx le formulait dans la lettre à Ruge : « La réforme de la conscience consiste seulement en ceci, que l’on rende intérieure au monde sa propre conscience, qu’on le réveille des rêves qu’il fait sur lui-même, et qu’on lui clarifie ses 1318 propres actions . » La dimension théorique du projet de Marx consiste ainsi à « développer chez les ouvriers une conscience aussi claire que 1319 possible », elle consiste ainsi en une réforme de l’entendement – de provenance spinoziste – que Marx formulait ainsi : « Notre devise sera donc : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l’analyse de la 1320 conscience mystique, obscure à elle-même . » Toutes les formes d’utopie doivent être récusées en ce qu’elles sont mystifications, simple « expression littéraire » d’une situation réelle ; à cette expression inadéquate, il s’agit de substituer une expression adéquate, « l’expression générale des conditions 1321 réelles d’une lutte de classes existante ». Si de telles expressions sont inadéquates, c’est précisément que le prolétariat n’y « envisage sa situation qu’en imagination », et qu’il ne se figure sa situation réelle que de façon obscure et confuse. À cette expression de la situation dans l’élément inadéquat de l’imaginaire, il convient donc de substituer une expression adéquate dans l’élément du concept : c’est-à-dire d’opérer « le passage du 1322 socialisme utopique au socialisme scientifique ». La difficulté inhérente à une telle entreprise consiste alors à éviter l’élaboration d’une nouvelle utopie, fût-elle exposée scientifiquement, et c’est le reproche essentiel que Marx faisait à Proudhon en 1848 : avoir élaboré une « science utopique 1323 (utopistische Wissenschaft) ». La prétention scientifique du projet marxien ne se réalise pas dans l’élaboration d’un système quel qu’il soit – et il 1324 répète encore, en 1881 : « Je n’ai jamais établi de “système socialiste” » –, elle ne saurait en aucun cas consister à élaborer une théorie à laquelle les pratiques concrètes devraient se soumettre ; elle est l’éclaircissement, dans l’élément du concept, de ces pratiques elles-mêmes, et en 1874 Marx précisait ainsi : « Les mots “socialisme scientifique” (wissenschaftlicher Sozialismus) n’ont été utilisés qu’en opposition au socialisme utopique (nur im Gegensatz zum utopistischen Sozialismus) qui veut inspirer aux peuples de nouvelles
chimères, au lieu de limiter le domaine de sa science (seine Wissenschaft) à la 1325 connaissance du mouvement social accompli par le peuple lui-même . » § 31. CRITIQUE ET ÉCONOMIE
Le champ de la pratique existante est celui qu’étudie l’économie, et c’est pourquoi le projet d’éclaircissement des pratiques impose l’analyse scientifique du système économique effectivement dominant. Mais comment la science d’un ordre économique pourrait-elle légitimer la lutte contre cet ordre ? Le propre de la science est en effet de prendre acte de ce qui est et, bien plus, d’en exhiber les lois contraignantes, universelles et nécessaires. Marx note dans Le Capital que « les lois immanentes de la production capitaliste apparaissent dans le mouvement extérieur des capitaux, s’imposent comme lois contraignantes de la concurrence et, par conséquent, parviennent à la conscience des capitalistes individuels comme motivations qui les poussent (als treibende Motive dem individuellen Kapitalisten zum 1326 Bewußtsein kommen) » : la mise au jour des « lois immanentes » du capitalisme permet de clarifier la conscience des capitalistes, en donnant à leur motivation individuelle l’assise de lois immanentes et contraignantes. Et toute l’analyse du capitalisme par Marx montre en effet que la motivation du capitaliste n’est jamais la sienne mais uniquement celle du Capital dont il n’est qu’un fonctionnaire, et que son intention n’est que la manifestation subjective du processus objectif de l’autovalorisation : « Ce qui du point de vue de la somme d’argent ou de valeur existante apparaît comme sa détermination, son impulsion interne, sa tendance, apparaît du point de vue du capitaliste, c’est-à-dire du possesseur de cette somme d’argent entre les mains duquel elle doit abandonner cette fonction, comme intention, 1327 objectif ». La science économique donne alors un contenu universel et nécessaire à l’intérêt particulier et contingent des agents économiques : elle permet de montrer comment la recherche égoïste de l’intérêt personnel par une multiplicité d’individus ne conduit pas au désordre et au chaos, mais au contraire fait système ; elle dégage ainsi les principes d’une « théorie du
marché », et constitue en cela une puissance de légitimation de l’ordre économique qu’elle étudie. La clarification scientifique de la conscience mystifiée semble alors n’avoir pour effet que de la soumettre aux lois effectives du processus. Et c’est bien là la thèse centrale du néolibéralisme, qui entend lui aussi – par la « pédagogie de la réforme » et l’appel au « réalisme » – démystifier la conscience individuelle en la purgeant de ses rêves, par la démonstration du caractère contraignant de lois auxquelles il n’y a qu’à obéir. Si cette réfutation de toute critique ne peut être répudiée simplement, c’est qu’elle procède de la position métaphysique fondamentale de Hegel, pour lequel le passage de la philosophie à la science disqualifie toute opposition à ce qui est : « L’idée à laquelle la philosophie doit aboutir, 1328 c’est que le monde réel est tel qu’il doit être », et toute critique du réel se discrédite alors elle-même comme non scientifique, elle relève de la « belle âme dépourvue d’effectivité », qui ne peut condamner le réel qu’en se réfugiant dans une intériorité vide de toute substance, et ainsi se consume dans le ressentiment : mais la souffrance elle-même ne saurait constituer une raison suffisante pour s’opposer à l’ordre économique, puisque « la raison ne peut pas s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus car les buts 1329 particuliers se perdent dans le but universel ». La science économique est de ce point de vue puissance de démystification des illusions individuelles, elle renvoie l’individu à la nécessité des lois qui le contraignent et contre lesquelles il ne peut rien. La science de l’économie mène ainsi au paraître, ce 1330 que Adam Smith avait nommé la « main invisible » qui conduit les acteurs économiques, c’est-à-dire « la raison immanente au système des 1331 besoins humains », que Hegel sait gré à Smith, Say et Ricardo d’avoir mis en évidence. Or Marx lui-même, s’il récuse l’« économie vulgaire », celle des 1332 « baratineurs idéologiques », a toujours proclamé son admiration pour Smith, Say et Ricardo, c’est-à-dire l’« économie classique », dont il reconnaît la pleine scientificité et à laquelle il emprunte constamment. Il affirme même que cette économie est désormais achevée : « Avec Ricardo, l’économie politique tire sans ménagement sa dernière conséquence et trouve ainsi sa conclusion […]. C’est Ricardo qui a donné à l’économie politique classique
1333
sa forme achevée . » Si, donc, Marx se situe sur le terrain de la science classique dont il reconnaît la pleine scientificité, c’est pour critiquer sa tendance à légitimer l’ordre existant : et tel est en effet le titre directeur de son projet, une critique de l’économie politique. Mais tout l’enjeu est alors d’engager une critique elle-même scientifique, et il récusait ainsi la « vilenie » de Malthus : « Un homme qui cherche à accommoder la science (quelque erronée qu’elle puisse être) à un point de vue qui n’est pas issu d’elle-même mais à un point de vue emprunté à l’extérieur, à des intérêts qui lui sont étrangers et extrinsèques, je 1334 le dis “vil” . » Il s’agit donc de critiquer la science économique à partir d’elle-même, c’est-à-dire d’engager une critique scientifique de l’économie, fondée sur ses propres critères de scientificité, et Marx formulait ainsi son projet en 1858 : « Le travail dont il s’agit tout d’abord, c’est la critique des catégories économiques, ou bien, if you like, le système de l’économie bourgeoise présenté sous une forme critique. C’est à la fois un tableau du 1335 système, et la critique de ce système par l’exposé lui-même . » Et, en effet, la science elle-même peut se définir par sa dimension critique, et c’est ce qui fait la supériorité de l’économie classique sur l’économie vulgaire, où « ce n’est jamais que la forme phénoménale immédiate de rapports qui se reflète et non leur cohérence interne. D’ailleurs, si tel était le cas, qu’aurait-on encore 1336 besoin en général d’une science ? ». Toute science implique la réduction de la « forme phénoménale » (die Erscheinungsform) à « l’essence des choses » (das Wesen der Dinge), et il faut dire que « toute science serait superflue si l’essence des choses et leur forme phénoménale coïncidaient 1337 directement ». Et seule cette réduction du phénomène est en effet susceptible de constituer en science l’économie marchande : la circulation des marchandises y « apparaît comme donné immédiat à la surface de la société bourgeoise », mais « son être immédiat est pure apparence. Elle est le 1338 phénomène d’un processus qui se déroule derrière elle ». La science est en cela en elle-même critique, puisqu’elle traverse l’apparence pour révéler l’essence dont cette apparence est une déformation, elle dépasse la surface pour accéder à la réalité dont les caractéristiques sont tout autres, et c’est bien
ce qu’a réussi à faire Ricardo, qui « dissèque avec tant de rigueur l’économie 1339 bourgeoise, où la profondeur est si différente de la surface ». La dimension critique de la science réside ainsi dans la mise en évidence que « la forme achevée que revêtent les rapports économiques telle qu’elle se manifeste en surface dans son existence concrète […] est très différente de leur structure interne essentielle mais cachée, du concept qui lui correspond. En fait, elle en est même l’inverse, l’opposé ». La critique de l’économie, définie comme critique des catégories, consiste donc à réduire les catégories à l’essence dont elles ne sont que l’expression phénoménale : la science économique montre, ce faisant, que l’économie vulgaire reste enfermée à la 1340 surface du champ économique, dans lequel « tout apparaît à l’envers » – et démontre ainsi son statut idéologique. Mais, précisément, Marx reconnaît dès 1859 que l’économie classique a déjà engagé ce travail critique : « La réduction analytique de la marchandise au travail sous la double forme de la réduction de la valeur d’usage au travail concret ou activité productive pour une fin déterminée, et de la réduction de la valeur d’échange en temps de travail, ou travail social égal, est le résultat critique (das kritische Endergebnis) des recherches poursuivies pendant plus d’un siècle et demi par 1341 l’économie politique classique . » La critique de l’économie doit être scientifique, elle peut l’être parce que la science en elle-même est critique : mais la science classique a déjà opéré ce travail critique. Tout en reconnaissant la scientificité et la dimension critique de l’économie classique, Marx présentait pourtant son propre travail comme « la tentative scientifique de révolutionner une science (wissenschaftliche Versuche zur 1342 Revolutionierung einer Wissenschaft) » : il s’agit alors de voir en quoi la critique marxienne peut être révolutionnaire. § 32. LA MÉTHODE DIALECTIQUE
Or Marx a lui-même défini l’originalité de son entreprise : par la « méthode 1343 dialectique ». Il a, ainsi, toujours affirmé que seule la dialectique rendait ses analyses intelligibles, et en 1870 il récuse la lecture du Capital par Lange
1344
au motif qu’il « ne comprend rien » à la « méthode dialectique ». Marx n’a cependant jamais éprouvé le besoin de rédiger son discours de la 1345 méthode : c’est qu’en effet « la dialectique de Hegel est la forme 1346 fondamentale de toute dialectique ». En 1857, au moment où il se lance dans le vaste chantier qui aboutira au Capital, il écrit à Engels qu’il doit toute 1347 sa « méthode » à la Science de la logique qu’il vient de relire et, à une époque où « les épigones grincheux, prétentieux et médiocres qui font la loi dans l’Allemagne cultivée se complaisaient à traiter Hegel […] en “chien 1348 crevé” », il revendiquait sans ambiguïté aucune sa dépendance à l’endroit de Hegel : « Mes rapports à la dialectique de Hegel sont très simples. Hegel est mon maître, et le bavardage présomptueux des épigones qui croient avoir 1349 enterré ce penseur éminent me paraît franchement ridicule . » C’est qu’en effet l’apport décisif de la dialectique hegélienne est d’expliciter la logique du rapport de l’essence aux phénomènes : elle ne se contente plus de réduire le phénomène à l’essence, mais montre comment l’essence se produit elle-même dans la diversité de ses phénomènes, en un tout articulé qui est le concept. Le concept n’est plus alors réductible à un contenu de l’entendement fini, il est l’unité dialectique qui englobe et articule la structure interne par laquelle l’essence se phénoménalise et ainsi s’effectue, et c’est ce que reprend Marx quand il définit le « concept » par « la structure interne essentielle mais 1350 cachée » qui seule explique et fonde les manifestations phénoménales. Mais, si Hegel peut penser l’articulation entre l’essence et ses phénomènes, c’est sur les bases d’une conception neuve de la substance. Tant que celle-ci était conçue comme permanence et inertie, ses phénomènes ne pouvaient qu’être contingents, ils ne pouvaient par suite jamais être déduits, mais seulement constatés empiriquement. La redéfinition hegélienne de la substance en fait au contraire la source active et productive de ses propres phénomènes, dans lesquels elle se réalise : le rapport de l’essence à ses propres phénomènes relève donc pleinement de la logique, la logique immanente de l’autoproduction de la substance. L’apport décisif de l’ontologie hegélienne consiste ainsi à mettre en évidence que le réel, la substance, n’est pas permanence inerte et reposant en soi, qu’il n’est « jamais
1351
en repos, mais pris dans un mouvement toujours en progrès ». Le réel est un développement progressif dans une succession de moments déterminés, et la dialectique est la logique immanente à ce développement : « Le concept se développe à partir de lui-même, est une progression immanente et produit luimême ses déterminations […]. Le principe moteur du concept, en tant qu’il ne dissout pas seulement les particularisations de l’universel, mais les produit 1352 lui-même, je l’appelle dialectique . » La dialectique se définit donc comme une logique du processus, qui montre que le réel est processuel : en d’autres termes, l’apport décisif de Hegel a consisté à montrer que l’être est Histoire et non pas nature, c’est-à-dire que la réalité n’est pas mais devient, par suite que l’être est un devenir, un processus temporel dont la logique dialectique exhibe les structures et les articulations fondamentales. Mais, par là même, la logique hegélienne met en évidence que l’essence de l’histoire est production : le processus d’effectuation qu’est l’histoire est production continue d’objectivité par un sujet que Hegel identifie à l’« Esprit » : l’Esprit doit « se produire lui-même objectivement. C’est là le but de l’Histoire universelle […]. L’Esprit se produit lui-même, son être n’est pas existence en repos, mais activité pure : son être est d’avoir été produit par lui-même. Pour 1353 exister vraiment, il faut qu’il ait été produit par lui-même ». L’ontologie hegélienne est une ontologie de la production d’objectivité par un sujet, qui s’accomplit ainsi dans son objectivation. Si, donc, la dialectique permet de mettre au jour la logique immanente du processus historique, c’est parce qu’elle articule les moments constitutifs d’un processus de production par lequel un sujet se produit comme objectivité en même temps qu’elle définit les rapports entre ce sujet et ses objets. La nouveauté de la science économique que Marx entendait élaborer se définit précisément par la mise en œuvre de la logique dialectique élaborée par l’idéalisme allemand : « L’économie comme science au sens allemand 1354 reste encore à faire », écrivait-il ainsi en 1858, et il pouvait alors présenter sa propre œuvre comme « un triomphe de la science allemande (ein Triumph 1355 der deutschen Wissenchaft) ». C’est ce concept de science, c’est-à-dire la Wissenschaft au sens allemand, qui fonde l’entreprise de Marx, et non sa
forme positiviste pour laquelle Marx n’avait que mépris – il jugeait ainsi Comte « lamentable comparé à Hegel. Et ce positivisme de merde 1356 (Scheißpositivismus) est apparu en 1832 ! ». La science dialectique de l’économie peut en effet dépasser le niveau de l’apparence et ne pas cantonner son objet au simple niveau immédiat des échanges, c’est-à-dire au marché, pour accéder à ce dont le marché est la manifestation phénoménale – à savoir, un mode de production, lequel n’est jamais que le moment d’un processus historique. C’est pourquoi la science dialectique de l’économie peut dépasser la science économique classique : la supériorité de celle-ci sur l’économie vulgaire tient à ce qu’elle réussit à traverser le niveau de l’apparence pour mettre au jour ses principes essentiels, mais elle tend alors – précisément parce qu’elle reste prisonnière d’une conception naturaliste et substantialiste du réel – à naturaliser et à éterniser ce qui n’est qu’un moment d’un processus historique dont il est possible d’expliciter la logique. C’est la critique constante que Marx adresse à l’économie classique : « Dans cette partie générale ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit en réalité pour les économistes. Il s’agit bien plutôt de représenter la production, à la différence de la distribution, comme enclose dans des lois naturelles éternelles, indépendantes de l’histoire, et à cette occasion de glisser en sous-main cette idée que les rapports bourgeois sont des lois naturelles immuables de la 1357 société conçue in abstracto », et Ricardo lui-même « considère la forme bourgeoise du travail comme la forme naturelle éternelle du travail 1358 social ». La critique marxienne de l’économie classique procède ainsi de l’historicisation hegélienne de la substance : reconnaître que le réel est historique, c’est en effet reléguer au rang de « plates illusions » toutes les tentatives pour accéder à un état de nature, que Marx nomme ironiquement « robinsonnades » parce qu’elles prétendent instituer la société à partir d’un individu isolé comme Robinson Crusoé le fit sur son île, qui considèrent ainsi l’agent économique « non comme un résultat historique, mais comme le point de départ de l’histoire, parce qu’ils le considèrent comme un individu naturel, conforme à leur représentation de la nature humaine, qui n’aurait pas sa 1359 source dans l’Histoire mais qui serait posé par la nature ».
Marx peut en cela prétendre élaborer une science révolutionnaire. Une telle expression paraît immédiatement aberrante si l’on continue à définir la science par la recherche de corrélations objectives, universelles et nécessaires, éternelles, entre les phénomènes, mais c’est précisément contre cette science d’entendement que s’institue la logique dialectique, qui met en évidence le caractère transitoire et déterminé de ces corrélations, et définit leur statut logique dans le processus en cours. La pensée dialectique rompt avec l’illusion de parvenir à un sol naturel et éternel, elle sait ne pouvoir accéder qu’à un moment déterminé d’un processus historique. Tout en étudiant ce qui est – à la différence des utopistes qui professent de « formuler 1360 des recettes (comtistes ?) pour les gargottes de l’avenir » et prétendent ainsi parler de ce qui sera –, la pensée dialectique sait y voir un moment appelé à être surmonté, elle est en cela une science de la transition, qui sait son objet comme un moment. « La dialectique », écrit ainsi Marx dans Le Capital, « saisit toute forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi dans son aspect périssable, parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu’elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire (ihrem Wesen nach 1361 kritisch und revolutionnär ist) ». § 33. LA CRITIQUE DE LA DIALECTIQUE
Mais ce fut précisément l’apport de Marx de reconnaître l’essence révolutionnaire de la dialectique, et pour ce faire il lui fallut « critiquer le côté 1362 mystificateur de la dialectique hegélienne ». Tout l’enjeu de la critique chez Marx repose donc sur son rapport à Hegel, et c’est ainsi qu’en 1868 il précisait la nature du rapport à son maître : « J’ai pris la liberté d’adopter envers mon maître une attitude critique (mich zu meinem Lehrer kritisch zu verhalten), de débarrasser sa dialectique de son mysticisme et de lui faire 1363 subir un changement profond . » Il définit alors la nature de ce changement : « Ma méthode d’analyse n’est pas celle de Hegel, car je suis matérialiste, alors que Hegel est idéaliste. La dialectique hegélienne est le prototype de toute dialectique ; toutefois, il faut d’abord la débarrasser de sa
1364
forme mystique : voilà exactement ce qui caractérise ma méthode . » La critique marxienne de l’hegélianisme se condense ainsi dans le concept de « mysticisme ». Que la métaphysique relève d’un mysticisme, c’était déjà l’axe central de la critique de la dialectique par Kant, qui récuse la 1365 « déduction mystique des idées » du platonisme, auquel il reproche « le 1366 vice d’une raison renversée », qui inverse le rapport entre la finitude subjective et les idées de la raison. Pour autant, Kant continue de définir la finitude par la conscience abstraite et formelle, et c’est pourquoi la critique marxienne se réclame du matérialisme. Mais, si le concept de matérialisme est constant chez Marx, le concept de matière est absent : on peut définir sa 1367 pensée comme « un matérialisme sans matière ». C’est qu’en effet le concept de matérialisme a une fonction essentiellement critique : il permet de récuser « l’identité mystique de l’être et de la pensée propre au 1368 spéculatif » en posant l’extériorité du réel au concept. Le matérialisme marxien est donc d’abord et avant tout la réfutation de l’idéalisme métaphysique – dont le système de Hegel est l’achèvement systématique – qui affirme l’identité du réel et du rationnel ; il peut se définir par une délocalisation de l’essence, qui n’est plus postulée immanente au concept, mais reconnue comme transcendante à lui. Démystifier la dialectique du concept, c’est ainsi lui reconnaître le statut de simple « méthode », extérieure à la réalité du processus et seconde par rapport à lui, quand Hegel voyait dans la dialectique la vie même de l’Idée, le mouvement même de son autoproduction dans la série déterminée de ses médiations. C’est ce geste, qui impose à la pensée de sortir de sa propre intériorité et de se confronter à l’extériorité du réel, dans lequel dès 1846 Marx voyait la tâche même de la 1369 philosophie : « Sortir du langage pour descendre dans la vie . » Ainsi le matérialisme de Marx ne succombe-t-il pas à la tentation (idéaliste) d’identifier un concept de matière, dont on pourrait ensuite définir avec certitude les propriétés et les lois : le concept de matérialisme est tout au contraire la reconnaissance de la finitude de la pensée, donc de la science elle-même, qui ne doit être comprise que « comme émanation directe du 1370 comportement matériel des hommes ». La démystification de
l’hegélianisme ne consiste donc pas à localiser dans la matière l’essence que Hegel localisait dans l’Esprit, si par « matière » on désigne le simple corrélat objectif de l’esprit : une telle inversion, qui reste enclose dans le champ horizontal de l’objectivité, caractérise les formes anciennes de matérialisme. À ce matérialisme objectiviste, Marx oppose la fondation de tout le champ de l’objectivité sur l’activité subjective d’individus vivants : « Le défaut principal, jusqu’ici, de tous les matérialismes (y compris celui de Feuerbach) est que l’objet, la réalité effective, la sensibilité, n’est saisi que sous la forme de l’objet ou de l’intuition ; mais non pas comme activité sensiblement 1371
humaine, comme pratique, non pas de façon subjective . » Le matérialisme classique doit ainsi lui-même être soumis à la critique, et sa faiblesse fondamentale est de ne pas reconnaître que la « matière » ne saurait constituer un donné immédiat, mais qu’elle est elle-même résultat de l’activité pratique, qu’elle n’apparaît jamais que dans la résistance qu’elle oppose à cette pratique. C’est là ce que Marx reprochait à Feuerbach, qui « ne voit pas que le monde sensible qui l’entoure n’est pas un objet lui-même donné immédiatement de toute éternité et sans cesse semblable à lui-même, mais le produit de l’industrie et de l’état de la société, et cela en ce sens qu’il est un produit historique, le résultat de l’activité de toute une série de 1372
générations ». Le concept de matérialisme permet à Marx de rompre avec le champ horizontal de l’objectivité, pour creuser verticalement en direction de la pratique subjective, qui produit la totalité du champ de l’objectivité, à la fois le « réel » et le « rationnel ». Le matérialisme marxien conquiert ainsi un contenu positif, qui n’est pas la matière, mais « l’activité matérielle » (die materielle Tätigkeit) des sujets vivants, « le processus de leur vie matérielle » (ihres materiellen 1373 Lebensprozesses) : et Marx se définissait lui-même, en soulignant, 1374 comme « matérialiste pratique ». Si, donc, la science doit se faire matérialiste, c’est en ce sens précis, qui identifie la pratique matérielle des sujets vivants, leur activité d’objectivation, comme lieu originaire de la réalité : « Là où cesse la spéculation, dans la vie réelle, commence donc la science réelle, positive, la présentation de l’activité pratique des hommes, de
leur processus de développement pratique », et la science est « l’étude du 1375 processus vital réel et de l’action des individus de chaque époque ». Et c’est précisément pourquoi la dialectique demeure la seule méthode à même d’élaborer une économie scientifique : la dialectique est en effet la logique de la production d’objectivité par un sujet, elle permet d’expliciter la logique du processus par lequel un sujet s’active et se réalise dans son activité. Parce que Marx reconnaît la pratique subjective comme fondement, et que cette pratique est définie comme activité d’objectivation, qu’elle est elle-même conditionnée par les objets produits par les générations précédentes, seule une pensée dialectique est susceptible d’expliciter la dynamique d’un tel processus dans toute la série de ses médiations. La question fondamentale qui permet de spécifier la nature du rapport de Marx à Hegel porte ainsi sur l’identification du sujet du processus : à la thèse hegélienne selon laquelle l’Esprit, c’est-à-dire l’universalité du concept, est seul sujet, Marx oppose que le sujet réel de l’Histoire, et de toute production, est la communauté vivante des sujets particuliers. Dans le système hegélien, l’Esprit seul est sujet et il produit l’individualité finie comme l’un des moments nécessaires à son effectuation, et c’est bien contre cette thèse proprement spéculative que Marx se situe : « Pour Hegel, le procès de la pensée, dont il va faire sous le nom d’Idée un sujet autonome (ein selbtständiges Subjekt), est le démiurge du réel, qui n’en constitue que la manifestation extérieure. Chez moi, à l’inverse, l’idée n’est rien d’autre que le matériel transposé et traduit dans la tête de 1376 l’homme ». Si, donc, Marx met en œuvre la logique hegélienne, c’est sur fond d’une ontologie de la praxis subjective, qui pose l’homme fini comme sujet. Le rapport de Marx à Hegel n’est donc pas de rupture, mais de retournement (Umkehrung), et ce retournement est explicité dès 1842 : « Hegel autonomise les prédicats et les objets, mais il les autonomise en les séparant de leur subsistance autonome réelle, de leur sujet. Après quoi le sujet réel apparaît alors comme résultat, alors que ce qu’il faut c’est partir du sujet réel et considérer son objectivation. De là vient que la substance mystique devient sujet réel et que le sujet réel apparaît en tant qu’un autre, en tant qu’un moment de la substance mystique. C’est précisément parce que Hegel part des prédicats de la détermination universelle au lieu de partir de l’ens réel, du sujet, et qu’il faut bien cependant qu’un porteur soit là pour cette détermination, que l’Idée mystique devient ce porteur. C’est cela le dualisme : que Hegel ne considère pas l’Universel comme l’essence réelle du réel-fini, c’est-à-dire
1377
de l’existant, du déterminé, ou qu’il ne considère pas l’ens réel comme le sujet vrai de l’infini
.»
Ainsi, tout en maintenant la dialectique comme logique de la science, Marx la relègue d’une part au rang de méthode, reconnaissant ainsi l’extériorité du réel à la logique, et d’autre part retourne cette logique sur elle-même en la fondant sur le moment de la particularité : au lieu que l’Universel pose l’individu particulier comme moyen terme du syllogisme de son autoproduction, c’est désormais l’existant fini qui est « sujet vrai de l’infini », qui extériorise son essence dans l’universalité objective – laquelle doit alors elle-même être reconnue comme moyen terme de l’autoréalisation des sujets finis. § 34. LA CRITIQUE DES CATÉGORIES
Marx critique donc l’économie classique par la méthode dialectique, qui permet d’abandonner la fixité des rapports entre l’essence et ses phénomènes en même temps qu’elle reconnaît l’historicité du réel ; mais, s’il dialectise ainsi l’économie classique, c’est à partir d’une dialectique elle-même critiquée, qui inverse le rapport entre l’Universel et le particulier. C’est là toute la difficulté de l’entreprise, que Marx soulignait en raillant un projet de e Lassalle : « Notre bonhomme se propose d’exposer dans son 2 grand opus l’économie politique selon la méthode hegélienne. Il s’apercevra à ses dépens que c’est une tout autre affaire que d’amener d’abord, par la critique, une science jusqu’au point où on peut l’exposer dialectiquement, ou d’appliquer un système de logique abstrait, clos, à des prémonitions d’un tel système 1378 précisément . » C’est sur ces bases qu’il devient alors possible d’expliciter la critique marxienne de l’économie, c’est-à-dire la « critique des catégories 1379 économiques ». Le point de départ de l’attitude critique par rapport à la science consiste, d’abord et avant tout, à récuser l’autonomie du champ théorique dans lequel « le mouvement des catégories apparaît comme l’acte 1380 de production réel ». Il faut certes admettre que la science est une activité théorique, qui se meut dans l’abstraction, il faut également reconnaître que la
logique hegélienne explicite parfaitement le mouvement immanent du concept par lequel sont conquises les déterminités concrètes, mais il importe alors d’avoir « constamment présent à l’esprit » que le réel est extérieur à ce champ théorique, et qu’en vérité il le fonde : « C’est pourquoi, même dans la méthode scientifique, il faut que le sujet, la société, demeure constamment présent à l’esprit en tant que présupposition. » Il s’agit, ce faisant, de reconnaître que la pensée abstraite a des présupposés, c’est-à-dire qu’elle est elle-même le produit d’une activité, et d’une activité parmi d’autres : « La totalité de pensée est en fait un produit de l’acte de penser, de concevoir (ein Produkt des Denkens, des Begreifens) ; ce n’est nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même […]. Le tout, tel qu’il apparaît dans l’esprit comme un tout de pensée, est un produit du cerveau pensant, qui s’approprie le monde de la seule façon qui lui soit possible et qui diffère de 1381 l’appropriation spirituelle du monde, artistique, religieuse, pratique . » L’essentiel réside donc dans la reconnaissance du statut dérivé des catégories, de leur fondement sur une activité subjective de production, c’est-à-dire de leur statut idéologique. Dès 1946, Marx critiquait Proudhon pour ne pas avoir compris que « les hommes, en développant leurs facultés productives, c’est-àdire en vivant, développent certains rapports entre eux. Il n’a pas vu que les catégories économiques ne sont que des abstractions de ces rapports réels […]. Les hommes, qui produisent les relations sociales conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les idées, les catégories, c’est-à1382 dire les expressions abstraites idéelles de ces mêmes relations sociales ». Il s’agit donc de reconnaître que « les catégories expriment (ausdrücken) des formes d’existence (Daseinsformen), des déterminations 1383 existentielles (Existenzbestimmungen) » : les catégories elles-mêmes ne sont jamais qu’un produit de l’activité matérielle des individus vivants, et leur apparence d’universalité vient de ce qu’elles sont l’« expression » (Ausdruck) de rapports sociaux – c’est-à-dire que leur objectivité n’est que l’expression d’une certaine configuration de l’intersubjectivité. Ainsi tombe l’illusion qui ferait de l’avènement de l’économie classique un simple progrès théorique de l’esprit humain. Les économistes ont élaboré les
principales catégories de l’économie politique, celles de travail abstrait et de division du travail, de valeur d’usage et de valeur d’échange, d’argent et de marché, mais toutes ces catégories ne sont que l’expression, dans l’élément du concept, de la réalité pratique propre au système économique moderne : « Les catégories les plus abstraites, bien que valables – précisément à cause de leur abstraction –, pour toutes les époques, n’en sont pas moins, sous la forme déterminée de cette abstraction même, le produit de rapports historiques et n’ont leur entière validité que pour ces rapports et à l’intérieur de ceux1384 ci . » C’est ainsi l’apport critique essentiel de l’économie classique que d’avoir dégagé la catégorie abstraite de travail comme fondement de la valeur : mais le « travail universel abstrait » n’est pas une simple idée élaborée par le seul effort théorique, il est l’expression du processus effectif d’universalisation et d’abstraction du travail caractéristique du salariat : « Cette abstraction du travail en général n’est pas seulement le résultat dans la pensée d’une totalité concrète de travaux. L’indifférence à l’égard du travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre, et où le genre déterminé de travail est pour eux contingent, donc indifférent. » L’« énorme progrès » réalisé par Adam Smith fut d’avoir compris que l’universalité abstraite de la valeur était produite par un travail lui-même universel et abstrait, mais cette catégorie n’a pas sa vérité en elle-même, elle n’est que la manifestation d’une « vérité pratique », à savoir la forme d’existence du travail en régime capitaliste : « Ainsi l’abstraction la plus simple, que l’économie politique moderne place au premier rang et qui exprime à la fois une relation très ancienne et valable pour toutes les formes de société, n’apparaît pourtant sous cette forme abstraite comme vérité pratique qu’en tant que catégorie de la société la plus 1385 moderne . » La catégorie abstraite de travail doit alors être critiquée ; elle ne peut plus être considérée comme une vérité in abstracto, et il ne saurait être question de naturaliser cette catégorie en postulant dogmatiquement sa réalité, et succomber ainsi au fétichisme. La critique marxienne procède ici de la critique kantienne des catégories métaphysiques, qui interdit de postuler la réalité objective des idées de la raison au nom de la subjectivité finie, seule
source de droit de la vérification des concepts. Mais la critique marxienne se complexifie par la reconnaissance du statut idéologique de la catégorie : s’il n’est pas possible de poser la réalité objective du concept de travail abstrait, il faut dans le même moment reconnaître que cette catégorie exprime une réalité subjective, c’est-à-dire une certaine « forme d’existence 1386 (Daseinsform) » du travailleur. La catégorie de travail universel abstrait doit donc être renvoyée à la réalité des modalités du travail propre à l’époque moderne : elle est l’expression idéelle d’une abstraction réelle, celle qui s’opère dans le mode de production capitaliste. Cette abstraction s’opère dans le salariat, qui, par l’argent, constitue une masse de travail productrice de l’universalité abstraite de la valeur. Le travail universel abstrait n’est donc pas simplement un concept, il est la réalité même du dispositif de production, qui ne peut produire la valeur que par ce processus effectif d’abstraction du travail : avec l’avènement du mode capitaliste de production, « le travail est devenu, non seulement comme catégorie, mais dans la réalité même (nicht nur in der Kategorie, sondern in der Wirklichkeit), un moyen de créer la richesse en général, et a cessé de ne faire qu’un en tant que détermination avec les individus au sein d’une 1387 particularité », et Marx le répétait constamment : « Cette indifférence visà-vis du contenu particulier du travail n’est pas seulement une abstraction que nous faisons nous, mais le Capital aussi la fait et elle en constitue une 1388 caractéristique essentielle . » La spécificité du mode de production capitaliste est le salariat, qui opère, dans le sujet vivant lui-même, une dissociation de la puissance et de l’acte : le passage à l’acte de la puissance n’est plus le fait de l’individu vivant, mais seulement de la masse de travail abstrait accumulé par le Capital, et par suite cette puissance ne se met plus en œuvre dans les catégories immanentes de la pratique que sont les savoir-faire et les manières propres à la subjectivité finie : « Le principe développé du Capital est précisément de rendre superflue 1389 l’habileté particulière et de rendre superflu le travail manuel . » Ce principe est ce que Marx nomme la « subsomption réelle » du travail au Capital, c’est-à-dire la mise en place d’un « mode de production
technologique bien spécifique, qui transforme la nature et les conditions 1390 réelles du processus de travail ». La subsomption réelle est la reconfiguration intégrale des rapports sociaux et des techniques par le Capital : c’est-à-dire la reconfiguration des catégories de la pratique. Or la spécificité de la production capitaliste est de redéfinir ces catégories par la science : « Le Capital n’a posé le mode de production qui lui est adéquat qu’à partir du moment précis […] où le procès de production est déterminé comme étant non pas subsumé sous l’habileté immédiate de l’ouvrier, mais comme une application technologique de la science. Donner à la production un 1391 caractère scientifique est donc la tendance du Capital . » Si, donc, la critique marxienne des catégories abstraites les fonde sur la base réelle qu’est le dispositif de production, c’est pour reconnaître aussitôt que ce dispositif est lui-même structuré par ces catégories, qui disposent alors de la puissance effective du travail. C’est vrai pour la physique, la chimie ou la biologie, qui fondent l’industrie et l’agriculture modernes, mais c’est vrai également pour la science économique, qui n’est jamais simplement descriptive mais toujours prescriptive en fournissant ses modèles à l’organisation de la production : ainsi, le concept de division du travail devient le principe même de la décomposition du procès de production et de la distribution des tâches. Le propre de la technique moderne est ainsi de contraindre la puissance subjective à ne plus se déployer que dans les « formes fondamentales » définies par la science, c’est-à-dire par ses catégories : « Son principe qui est de considérer chaque procédé en lui-même et de l’analyser dans ses mouvements constituants, indépendamment de leur exécution par la force musculaire ou l’aptitude manuelle de l’homme, créa la science toute moderne de la technologie […]. La technologie découvrit ainsi le petit nombre de formes fondamentales (Grundformen) dans lequelles tout mouvement 1392 productif du corps humain doit s’accomplir . » La puissance accumulée par le dispositif accorde donc aux catégories objectives de la science la possibilité de réaliser leur propre universalité : la grande industrie « sépare la science, en tant que potentialité productive autonome, du travail, et la met de 1393 force au service du Capital » qui, par là même, « objective la pensée
1394
scientifique (den wissenschaftlichen Gendanken objektiviert)
».
§ 35. CRITIQUE ET PATHOLOGIE
C’est là ce qui fait la difficulté de la critique marxienne de la science : la critique des catégories consiste à les ramener à la base réelle dont elles ne sont que l’expression, mais cette base réelle est effectivement structurée par ces mêmes catégories. La critique impose donc de sortir de ce jeu de miroir entre le dispositif technologique et les catégories scientifiques, qui se fondent réciproquement : les catégories abstraites conquièrent par le dispositif le contenu matériel dont elles sont par elles-mêmes dépourvues, et le dispositif trouve dans l’exposé scientifique la légitimité théorique qui lui permet de se reproduire. Tout l’enjeu de la critique marxienne repose alors sur l’exigence formulée dès 1846 : « Sortir du langage pour descendre dans la vie », c’est-àdire reconnaître l’activité concrète de la subjectivité vivante comme source et fondement, et comme lieu où doit s’attester la vérité. Toute la critique procède ainsi d’une question ontologique fondamentale : si la science est critique en ce qu’elle réduit le phénomène à l’essence, alors la question cruciale est la définition de l’essence et, à la thèse métaphysique selon laquelle l’essence se définit par l’universalité abstraite du concept, Marx oppose qu’elle se définit par la communauté concrète des corps vivants. La science économique classique réussit à dégager le travail universel abstrait comme fondement de la production de la valeur d’échange, mais – parce qu’elle reste prisonnière de conceptions métaphysiques de la catégorie et de la substance – s’avère incapable de fonder ce travail universel abstrait sur son seul sol ontologique – à savoir une certaine modalité d’effectuation du travail subjectif. Le propre de la critique marxienne est alors de radicaliser la réduction en direction de la pratique subjective, seule source de droit pour légitimer la valeur théorique d’une catégorie. La critique marxienne des catégories économiques consiste alors à opposer, à leur fondation sur l’universalité abstraite, une fondation sur les conditions sociales et techniques de mise en œuvre de la puissance subjective du travail. La difficulté
considérable de la lecture philosophique de Marx tient ainsi à l’entrelacement constant, dans ses analyses, de deux phénoménologies : l’une qui met à nu la logique immanente au dispositif de production en réduisant tout donné à l’universalité abstraite de la valeur, et qui montre comment cette universalité abstraite peut se produire elle-même par la subsomption syllogistique du travail particulier (phénoménologie hegélienne), l’autre qui critique la logique d’un tel dispositif en réduisant ces mêmes donnés à l’intersubjectivité des corps vivants (phénoménologie husserlienne). Ainsi des concepts de profit et de plus-value : les deux concepts désignent exactement le même phénomène, « le profit est la même chose que la plus-value : il en est simplement une 1395 forme mystifiée », et ils satisfont à l’exigence scientifique de réduction du phénomène à l’essence. Mais le concept de profit réduit ce phénomène à l’universalité abstraite de la valeur, qui paraît par là posséder la puissance mystérieuse (c’est-à-dire spéculative) de s’accroître elle-même, et le concept de profit est alors directement déduit de celui de Capital, sans quitter le champ de l’objectivité. Parce qu’il fonde le champ de l’objectivité sur l’activité subjective, Marx peut alors réinterpréter ce phénomène comme plus-value, c’est-à-dire produit d’un surtravail, et le renvoyer à un mode d’existence de la subjectivité vivante. Dès lors, c’est dans le mode d’être de la subjectivité que réside le fondement de la critique. La condition des travailleurs n’est donc pas une partie annexe d’une science spécialisée, la sociologie : elle circonscrit les modalités de mise en œuvre de la praxis subjective spécifiques au mode de production capitaliste, et la philosophie doit alors en faire son objet privilégié parce qu’elle y conquiert son fondement. Le sol de l’analyse est toujours, en dernière instance, « un mode déterminé de l’activité des individus, une façon déterminée d’exprimer leur vie (ihr Leben zu äußern), un mode de vie déterminé. Ainsi les individus expriment leur vie (ihr Leben äußern), ainsi ils 1396 sont », et il faut définir le travail comme « expression de la vie 1397 (Lebensäusserung) du travailleur lui-même ». Or le salariat est la vente (Veräusserung) de la puissance de travail, et par suite cette puissance ne sera plus l’expression (Äusserung) d’une subjectivité incarnée, mais servira à la
production de valeur : « Dans la mesure exacte où le travailleur est actif en tant que travailleur, où il exprime (äussert) sa puissance de travail, il s’en dessaisit (entäussert), étant donné qu’elle est déjà vendue (veräussert) au possesseur de l’argent, en tant que puissance s’exprimant (als sich äußerndes 1398 Vermögen) . » Si, donc, le travail universel abstrait devient puissance effective, ce n’est que sur la base du « dessaisissement » (Entäusserung) des sujets à l’égard de leur propre puissance : l’activité du travailleur est systématiquement réduite à une « expression purement abstraite du travail 1399 réel ». Le fondement ontologique du processus de production de plus1400 value est ainsi le « complet évidage (völlige Entleerung) » des sujets, dont l’activité est systématiquement « réduite à une simple abstraction 1401 d’activité ». Avec l’avènement du capitalisme, « on voit se dresser en face de ces forces productives la majorité des individus dont ces forces se sont détachées, qui sont de ce fait frustrés du contenu réel de leur vie et sont 1402 devenus des individus abstraits (abstrakte Individuen) ». La « forme d’existence », la Daseinsform qui fonde le capitalisme, est « l’existence abstraite (die abstrakte Existenz) du pur et simple homme de labeur qui 1403 tombe chaque jour de son néant rempli dans le néant absolu », c’est-à-dire l’existence désincarnée, purement fonctionnelle et machinale du fonctionnaire. Or ce processus « se heurte à la fin contre des obstacles physiologiques 1404 infranchissables » : l’homme se définit par une puissance de travail subjective, et la condition de prolétaire est celle où cette puissance est acculée à ses dernières possibilités, et où s’éprouve la contradiction intenable entre la plénitude concrète de la vie humaine et l’abstraction que lui impose son assujettissement au Capital. L’épuisement, la maladie, la souffrance, et la mort, sont alors les réactions immanentes des sujets vivants à leur subsomption au dispositif de production : celui-ci produit « non seulement l’amoindrissement de la force de travail humaine, privée de ses conditions normales de développement et d’activité physique et morale, mais aussi 1405 l’épuisement et la mort précoce de cette force ». Cette réaction immanente de la vie à sa subordination au dispositif est la souffrance, et l’« accumulation
de souffrance » est le fondement subjectif de l’accumulation de valeur ; c’est cette « corrélation fatale » que Marx sut mettre au jour : « Dans le système capitaliste, toutes les méthodes pour multiplier les puissances du travail collectif s’exécutent aux dépens du travailleur individuel ; tous les moyens pour développer la production se transforment en moyens de dominer et d’exploiter le producteur : ils font de lui un homme tronqué, fragmentaire, ou l’appendice d’une machine ; ils lui opposent comme autant de pouvoirs hostiles les puissances scientifiques de la production ; ils substituent au travail attrayant le travail forcé ; ils rendent les conditions dans lesquelles le travail se fait de plus en plus anormales et soumettent l’ouvrier durant son service à un despotisme aussi illimité que mesquin […]. Cette loi établit une corrélation fatale entre l’accumulation du Capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de la richesse à un pôle égale accumulation de souffrance, d’ignorance, 1406
d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage au pôle opposé
.»
Dès lors, la réaction du travailleur à ses conditions de travail est le lieu même de la critique, elle est la résistance immanente de la subjectivité vivante à son abstraction réelle. Les luttes sociales reçoivent en cela leur pleine légitimité : ce qui s’exprime dans ces luttes – et tout particulièrement les luttes sur le temps de travail, par lesquelles la temporalité immanente à l’auto-activation du sujet, c’est-à-dire le « temps de travail » compris comme 1407 « existence immédiate de l’activité humaine en tant que telle », se confronte à la temporalité objective et continue du processus de production –, c’est la critique immanente des catégories de l’abstraction réelle par ceux qui leur sont soumis. Immanente, cette critique l’est en ce qu’elle ne relève en rien d’une évaluation théorique du système, de son jugement à partir d’un idéal quel qu’il soit ; ces réactions sont celles par lesquelles un corps vivant réagit à la condition qui lui est faite, par une réaction elle-même purement vitale : « Elle est dans l’abjection la révolte contre cette abjection, révolte à laquelle elle est poussée nécessairement par le conflit de sa nature humaine avec sa situation vitale, qui est la négation évidente, radicale et intégrale de 1408 cette nature . » Le propos de Marx consiste à adopter le point du vue du travailleur sur le 1409 système capitaliste, c’est-à-dire de « révolutionner » une science économique purement objective où « le mouvement des catégories apparaît 1410 comme l’acte de production réel » pour la reconstituer sur le fondement
de l’activité subjective. Mais cette fondation n’est autre que la reconnaissance du statut ontologique de la praxis, et c’est pourquoi la souffrance de l’ouvrier ne peut plus être disqualifiée comme vaine ; elle est au contraire le mode même par lequel est éprouvée l’essence même de l’homme : « Les sensations, les passions de l’homme ne sont pas seulement des déterminations anthropologiques au sens étroit du terme, mais sont véritablement des affirmations ontologiques de son essence, de sa nature (ontologische Wesens1411 Natur-bejahungen) », écrivait Marx en 1844, et la souffrance est en cela l’épreuve même du soi incarné, « car la souffrance humaine, compris 1412 humainement, est une jouissance de soi de l’homme ». C’est pourquoi la science marxienne de l’économie est tout à la fois critique et révolutionnaire, parce qu’elle exprime le point de vue de la subjectivité vivante reconnue comme lieu même de l’essence, elle oppose en cela à la science objectiviste de l’économie une ontologie de la praxis subjective : « Le sens que la production possède en rapport avec les riches se montre de manière manifeste dans le sens qu’elle a pour les pauvres ; vers le haut, l’expression est toujours raffinée, déguisée, ambiguë, elle est l’apparence (Schein) ; vers le bas, elle est 1413 grossière, directe, sincère, elle est l’essence (Wesen) », écrivait Marx dès 1844 ; et toute son approche du dispositif de production capitaliste consiste alors à opposer une analyse faite « du point de vue du travail » aux analyses 1414 faites « du point de vue du Capital ». Adopter le point de vue des pauvres n’est pas élaborer une nouvelle idéologie, ce n’est pas opposer les intérêts d’une classe à ceux d’une autre classe, c’est assumer le point de vue de l’essence contre l’apparence, et c’est finalement critiquer l’objectivité propre à la scientificité au nom de la subjectivité qui en constitue le fondement renié. § 36. CRISE ET CRITIQUE
La critique que Marx fait porter sur le capitalisme ne consiste pas à lui reprocher son injustice ou son inefficacité : sa critique est ontologique, qui découvre dans ce dispositif l’interversion du sujet et de l’objet, c’est-à-dire l’« autonomisation » (Verselbständigung) d’un système de l’objectivité qui a
désormais conquis son autonomie de fonctionnement, et dispose désormais de la puissance effective de se produire lui-même par la subsomption (Subsumption) méthodique des sujets, laquelle est leur dessaisissement (Entäusserung), leur aliénation (Entfremdung) et leur exténuation (Entleerung) : si la question de la justice se pose, c’est en ce sens de la restauration de chacun en son être. La souffrance des travailleurs et les multiples modalités par lesquelles ils se débattent avec le dispositif et se révoltent contre la situation qui leur est faite constitue alors bien le fondement d’une critique en acte, en ce qu’elles manifestent la résistance immanente de la subjectivité à son assujettissement. Mais la tâche d’éclairer ces pratiques et de récuser la légitimation idéologique du système par la science économique se heurte à une difficulté fondamentale : la science moderne est principiellement incapable de critiquer ce dispositif parce qu’elle en est partie prenante, et se définit très exactement par les mêmes caractéristiques. La révolution est par suite indissociable de la « révolution scientifique » que Marx entendait opérer, et qui récuse toute autonomie au champ théorique pour le réenraciner dans la subjectivité corporelle vivante, seule source de quelque objectivité que ce soit – et cette question est rien moins que spéculative, puisque la subordination de la pratique révolutionnaire à un scientisme dogmatique fonde la violence terroriste du pouvoir 1415 idéologique . Ce fut le vice inhérent du marxisme, tel qu’il s’est développé de Engels jusqu’à Althusser, que de maintenir le primat de l’objectivité scientifique, sans prendre en compte la révolution que la pensée de Marx fait 1416 subir au statut même de la rationalité , disloquant le Principe de Raison par lequel la pensée occidentale s’est définie depuis les Grecs : la pensée de Marx procède ainsi tout entière d’une dislocation de l’onto-logie, qui récuse l’identité ou la corrélation de l’être et du concept, pour localiser ailleurs, dans la pratique subjective de l’individu vivant, l’essence originaire de l’être : elle présuppose l’achèvement de la révolution totale déjà projetée par la critique kantienne, c’est-à-dire une refondation de la rationalité elle-même, renvoyée à sa source originaire. Marx l’affirmait dès 1843 : « La raison a toujours existé, 1417 mais pas toujours sous forme raisonnable . »
La Révolution, seule à même de sauver les sujets de leur combustion dans le système de l’objectivité, ne peut donc pas être simplement empirique, elle ne saurait se réduire à une simple réorganisation des structures économiques et sociales : elle est tout uniment révolution scientifique et présuppose une refondation de la rationalité qui disloque cette logique automatique où « la 1418 vérité est un automate qui se démontre lui-même ». C’est pourquoi l’abord de la crise qu’est l’avènement du Capital doit également approfondir cette crise de la rationalité qu’il revint à Husserl de penser : sa critique de la scientificité contemporaine part en effet du constat que « les sciences 1419 s’autonomisent » (die Wissenschaften verselbständigten sich) et que la rationalité moderne se caractérise par un processus de « logification formelle et d’autonomisation (Verselbständigung) de la logique formelle […] de technicisation (Technisierung) avec sa perte totale dans une pensée purement 1420 technique ». Or l’efficacité de cette science, qui réussit en effet à calculer avec rigueur et à prédire avec précision par l’efficacité d’un système formel où les vérités se déduisent les unes des autres, repose en réalité sur l’oubli de la fondation de toute idéalité sur une activité de production subjective, et renie ainsi à ses propres concepts leur statut de « sédiments d’une production 1421 1422 antérieure » : la science moderne est ainsi le lieu d’une « aliénation » (Veräusserlichung) de la rationalité dans l’objectivisme, qui procède du « perfectionnement de la subsomption (Subsumption) des donnés empiriques 1423 sous les concepts idéaux » et conduit à l’« exténuation » (Entleerung) du sens, en même temps qu’elle fait courir à l’humanité européenne « le danger des dangers », celui de « l’effondrement de l’Europe dans l’aliénation (Entfremdung) vis-à-vis de son sens de vie rationnel ». Ainsi, la crise totale qu’est la modernité occidentale peut être abordée dans toute son ampleur : elle est l’accomplissement téléologique du processus initié par « l’erreur d’un 1424 certain rationalisme ». À l’autonomisation de l’objectivité logique par rapport à la « pratique réelle » des sujets qui en constituent la source de droit, Husserl entend alors répondre en fondant « la possibilité d’un changement 1425 radical de l’humanité dans son ensemble » , c’est-à-dire « cette révolution, la plus grande de toutes (diese größte aller Revolutionen), [qui] se caractérise
comme un renversement de l’objectivisme scientifique, celui des modernes, certes, mais aussi celui de toutes les philosophies depuis des millénaires, en 1426 un subjectivisme transcendantal », et c’est pourquoi Husserl pouvait affirmer, dans la conférence de Vienne : « Je suis, moi le prétendu réactionnaire, beaucoup plus radical et beaucoup plus révolutionnaire que ceux qui se donnent aujourd’hui en paroles des façons tellement 1427 radicales ». La refondation de la rationalité objectivée sur son fondement subjectif est ainsi Révolution, et le renversement du capitalisme, en tant qu’il est le système de l’objectivité autonomisée, impose cette révolution scientifique. Mais, inversement, le capitalisme montre dans cette autonomisation un dispositif effectivement contraignant : l’autonomisation de l’objectivité ne relève donc pas simplement d’un système de concepts ; par suite, l’impératif de son renversement ne saurait se réduire à une simple refondation de la science.
V
La Réappropriation. Marx et l’eschatologie révolutionnaire « Tout ce que l’homme a sorti de soi et exposé au-dehors dans le monde extérieur, il se l’est de ce fait aliéné, et de plus en plus : en sorte que tout ceci désormais se signale comme un non-soi, portant et supportant tous les prédicats moraux que l’homme n’ose s’appliquer à lui-même. C’est ainsi qu’il s’est humilié et appauvri : son hors-de-soi s’en est enrichi d’autant. » Nietzsche, Fragments posthumes (1881-1882), 12 [26], KSA 9, p. 580.
§ 37. CRISE ET RÉVOLUTION
L’itinéraire de Husserl culmine dans la pensée de la crise comme essence 1428 même de notre époque : cette crise est celle du « contraste » entre l’objectivisme d’une science autonomisée et les vécus du sujet, qui plonge l’humanité européenne dans la « détresse vitale », la « grande fatigue » et le 1429 « désespoir ». À l’autonomie de fait de l’objectivité logique, Husserl oppose alors la reconnaissance du vécu subjectif comme sa « source de 1430 droit » : c’est par suite ce conflit du fait et du droit qui constitue l’antagonisme propre à la crise. S’impose alors la tâche de récuser la légitimité de toute logique objective, et par là même la crise s’avère ultimement constituer un jugement porté sur la totalité de la rationalité
occidentale, qui la redéfinit par un oubli, ou un déni, des « fonctions transcendantales [qui] appartiennent à une dimension de la vie de l’esprit 1431 cachée durant des millénaires ». La crise impose ainsi une décision fondamentale quant à l’essence de la vérité : à la thèse propre à la métaphysique qui la définit par « la logique, le royaume de la pensée pure », et pose que « ce royaume est la vérité elle-même, telle qu’elle est sans voile 1432
en et pour soi-même », il s’agit d’opposer que « la subjectivité transcendantale vit voilée dans son humanité […]. Elle n’est pas prédonnée 1433
dans la mondanéité humaine et pourtant elle est voilée en elle ». La pensée de la crise est ainsi en elle-même instruction d’un procès – chez Husserl, le procès de Galilée – qui, en dernière instance, impose une prise de position par rapport à la décision (κρίσις) propre à l’inauguration de la rationalité par les Grecs, qui n’y voit plus une révélation, celle du λόγος, mais bien une dissimulation (un voilement), c’est-à-dire le recouvrement ou refoulement du monde primordial de la subjectivité vivante par ses propres productions. Aussi le questionnement de Husserl, d’abord totalement étranger à toute dimension historique, s’est-il achevé dans l’archéologie de la « fondation originelle (Urstiftung) grecque » reconnue comme 1434
« commencement téléologique » de l’histoire occidentale : « Pour pouvoir saisir le renversement d’essence (das Unwesen) qui caractérise la crise actuelle », écrit ainsi Husserl, « il fallait avoir élaboré le concept d’Europe en 1435
tant que téléologie historique de buts rationnels infinis ». La crise est alors achèvement de la téléologie occidentale de la rationalité, et elle est fondamentalement ambiguë : elle est tout à la fois le « danger des dangers », celui de l’objectivation totale qui condamnerait l’humanité au 1436 « brasier nihiliste », et dans le même moment révélation (dévoilement) du monde de la subjectivité vivante comme source cachée de toute objectivité. Cette ambiguïté propre à la crise conduit alors Husserl à voir dans l’histoire de l’objectivisme non pas simplement une erreur contingente, mais le moyen nécessaire à la révélation de ce qui sans cette histoire serait resté enfoui et caché : c’est là « le problème de la raison cachée (das Problem der verborgenen Vernunft), qui ne se connaît elle-même comme raison qu’une
1437
fois qu’elle est devenue manifeste (offenbar) », et dès lors « philosophie, science, seraient d’après cela le mouvement historique de manifestation (die historische Bewegung der Offenbarung) de la raison universelle innée dans 1438 l’humanité comme telle ». La crise contemporaine découvre ainsi la crise comme essence même de l’Occident dont l’Histoire n’est autre que le temps d’incubation : la raison universelle est innée à l’humanité, elle ne se manifeste comme telle qu’en Occident, mais cette manifestation est son objectivation, qui ne la donne ainsi que sous sa forme aliénée, c’est-à-dire ob-jectée. Le philosophe se voit alors investi d’une mission : opérer la « refondation 1439 terminale » (Endstiftung) de la rationalité en sa source vivante. Or la crise est « la découverte de l’intersubjectivité absolue objectivée dans 1440 le monde comme le tout de l’humanité » : l’objectivation totale de la science contemporaine est la manifestation, dans le vis-à-vis de l’objet, de l’intersubjectivité comme essence même de la raison universelle, c’est-à-dire de la « communauté générique » (Gattungsgemeinschaft) comme 1441 « supraconcept d’essence ». Husserl a ainsi été conduit à reconnaître la communauté et sa communisation comme sol d’être absolu, à voir dans 1442 l’intentionalité de la pulsion (et plus particulièrement celle de la faim ) un système pulsionnel primordial, à fonder les productions théoriques sur la praxis et les formes mêmes de la géométrie sur les techniques empiriques de 1443 mesure, pour enfin envisager la tâche d’une « ontologie sociale ». En 1444 mettant alors en évidence que « je suis ce que je suis en tant qu’héritage », Husserl est ainsi conduit à reconnaître que « toute vie se tient dans l’unité d’une historicité […], dans la communautisation de la vie sociale », et au principe de l’absence de présupposition il oppose alors que « tout présent de vie se tient dans son contexte historique, lequel est partiellement ouvert et partiellement caché. Il possède ses présuppositions historiques, que l’on peut 1445 interroger à rebours ». Ainsi à la fin de sa vie Husserl était-il parvenu au point où il aurait dû 1446 « tout reprendre au commencement ». Marx avait déjà, et précisément sur ces bases, tout repris au commencement, et abordé la question de
l’autonomisation de l’objectivité à partir de la communauté d’essence (Gemeinwesen) des sujets vivants reconnue comme sol d’être absolu. L’apport capital de Marx réside dans le concept d’argent, reconnu – en lieu et place de l’écriture comme c’est le cas pour Husserl – comme incorporation sensible de l’idéalité, et non pas seulement d’idéalités géométriques et théoriques, mais de l’essence même de la communauté humaine telle qu’elle se phénoménalise dans la pratique immanente de l’échange. Parce que l’argent est objectivation de la puissance commune à la communauté, et qu’il est en cela la possibilité du pouvoir social, parce qu’il détermine effectivement les pratiques, il permet d’expliquer comment les hommes peuvent être effectivement dépossédés de leur propre essence : « L’intersubjectivité absolue objectivée dans le monde comme le tout de l’humanité » ne doit, dès lors, plus être abordée dans le simple champ du savoir, d’ailleurs reconnu comme dérivé, mais dans le champ des produits de ces pratiques. La question de la téléologie de la rationalité ne peut donc plus s’en tenir au niveau théorique, mais doit bien aborder l’ensemble des pratiques concrètes que l’argent a effectivement la puissance de soumettre à l’objectivité, et c’est donc dans l’empiricité qu’il convient de mettre en évidence les processus d’idéalisation par l’« abstraction réelle » de la monétarisation : « Dans l’histoire passée », écrivait Marx dans L’Idéologie allemande, « c’est aussi un fait parfaitement empirique qu’avec l’extension de l’activité au plan de l’Histoire universelle, les individus ont été de plus en plus asservis à une puissance qui leur est étrangère (oppression qu’ils prenaient pour une tracasserie du soi-disant Esprit-du-monde), une puissance qui est devenue de plus en plus massive et qui se révèle en dernière instance être le 1447 marché mondial ». Dans l’Histoire, cependant, l’argent reste principalement aux mains des gouvernants, qui définissent par le fisc l’ampleur de la confiscation de la puissance de travail, rémunèrent les fonctionnaires et définissent l’usage qu’ils feront de cette puissance. Le Capital proprement dit se définit par l’autonomisation de la richesse autrefois manipulée par les gouvernants ; la puissance commune s’autonomise par 1448 rapport à l’instance politique, et se produit ainsi un renversement : au lieu
que la richesse soit une puissance au service de la politique, c’est la politique qui devient un instrument au service de la richesse, et en tant que la richesse est sujet autonome, qu’elle a conquis la forme de l’être-pour-soi, elle est Capital. L’autonomisation de l’argent qui définit le capitalisme est donc un événement fondamental : il est le moment où l’essence commune à l’humanité d’une part existe comme objectivité substantielle, d’autre part s’autonomise par rapport aux sujets. C’est pourquoi l’époque du Capital est ambiguë : elle est celle où l’humanité a réalisé la totalité de ses potentialités, où les sujets se sont exprimés dans l’ensemble infini de leurs objets, où l’homme a intégralement objectivé son essence et a produit un monde spécifiquement humain. Mais dans le même moment se produit comme un basculement du centre de gravité, des sujets aux objets, qui procure son autonomie au système de l’objectivité, qui se développe selon ses propres lois et sur lequel les hommes perdent le contrôle, et bien plus, auquel les hommes sont systématiquement assujettis. L’époque du Capital se définit en son fond par ce basculement, cette inversion des pôles subjectifs et objectifs : elle est celle où l’essence humaine a été intégralement extériorisée, et où les hommes se trouvent alors tout à la fois vidés de leur essence et soumis à leur propre production qui a pris la forme d’une puissance étrangère qui les domine. Le cœur de la pensée de Marx réside alors dans la mise en évidence que ce moment, s’il est nécessaire dans le processus d’objectivation qui définit l’histoire, ne saurait être que transitoire. L’« inversion » du sujet et de l’objet est une réalité effective et contraignante, mais cette inversion est appelée a être elle-même retournée : « Cette distorsion et inversion (Verkehrung) est effective et non pas simplement pensée, simple vue de l’esprit chez les travailleurs et les capitalistes. Mais, manifestement, ce processus d’inversion (Verkehrungsprozeß) n’est qu’une nécessité historique, qu’une nécessité pour le développement des forces productives à partir d’un point de vue historique déterminé, ou d’une base, mais en aucun cas une nécessité absolue de la production ; il est au contraire une nécessité éphémère, et le résultat et le but (immanent) de ce processus est de surmonter cette base elle-même autant que cette forme de processus. Les économistes bourgeois sont tellement enfermés dans les représentations d’une phase déterminée de développement historique de la société que la nécessité de l’objectivation des forces sociales du travail leur apparaît inséparable de la nécessité de leur aliénation face au travail vivant. Mais avec le surmontement du caractère immédiat du travail vivant comme pure singularité, ou
comme universalité immédiatement intérieure ou extérieure, en posant l’activité des individus comme immédiatement universelle ou sociale, les moments objectifs de la production sont dépouillés de cette forme d’aliénation ; ils sont alors posés comme propriété, comme corps social organique, dans lequel les individus se reproduisent en tant qu’individus singuliers, mais individus 1449
singuliers sociaux
.»
L’homme s’objective dans son travail, l’époque du Capital est celle où cette objectivation est aliénation, c’est-à-dire institution de l’objectivité comme puissance étrangère : tout l’enjeu théorique de l’œuvre de Marx consiste alors à montrer que « la nécessité de l’objectivation (Vergegenständlichung) des forces sociales du travail » n’impose pas « la nécessité de leur aliénation (Entfremdung) face au travail vivant ». L’événement de l’objectivation totale de la force de travail doit donc être conçu comme le préalable à sa réappropriation par la communauté des sujets : c’est cette réappropriation qui définit la Révolution. Ainsi s’éclaire la logique immanente à l’Histoire. L’homme « apparaît à l’origine comme être générique (Gattungswesen), être tribal, animal de 1450 troupeau » : la Préhistoire est la lente émergence du sujet particulier. L’Histoire est alors le processus par lequel les sujets particuliers produisent l’universalité de leur essence dans leurs objets. L’époque du Capital est celle où l’Universel a été intégralement objectivé, où donc l’homme peut prendre conscience de ce qu’il est : ce mode de production « commence par produire avec l’universalité l’aliénation de l’individu par rapport à lui-même et aux autres, mais produit aussi l’universalité et l’omnilatéralité de ses relations et 1451 aptitudes ». C’est pourquoi le capitalisme a sa positivité, qui manifeste l’universalité de l’essence humaine et (dans l’individualisme) la singularité qui définit le sujet. Mais précisément cet Universel s’oppose (s’ob-jecte) aux sujets particuliers : il existe comme « une totalité (Totalität) de forces productives qui ont pris une sorte de forme objective et ne sont plus pour les individus les forces des individus […]. Dans aucune période précédente, les forces productives n’avaient pris cette forme indifférente aux relations des 1452 individus en tant qu’individus » – et le pouvoir effectif de cette Totalité objectivée qui se développe de façon autonome définit le totalitarisme. À 1453 l’époque du Capital appartient donc l’« impératif catégorique » de la
réappropriation par les sujets particuliers de leur universalité objectivée : « Nous en sommes arrivés aujourd’hui au point où les individus doivent s’approprier la totalité des forces productives présentes (die vorhandene Totalität von Produktivkräften aneignen müssen) non seulement pour parvenir à l’activation de soi mais avant tout pour assurer leur existence […]. Cette appropriation doit nécessairement présenter un caractère universel. » La Révolution n’est autre que cette réappropriation, et par cette appropriation de l’Universel les sujets particuliers peuvent réaliser la plénitude de leur essence : « Par là même, l’appropriation d’une totalité (die Aneignung einer Totalität) d’instruments de production est déjà le développement d’une totalité (die Entwicklung einer Totalität) de facultés dans les individus euxmêmes. » La Révolution est en cela « renversement » du capitalisme qui, au lieu de faire des individus vivants des moyens de l’autoproduction de l’universalité objective de la valeur, fait à l’inverse de ce dispositif le moyen commun de leur propre activité : au lieu qu’« une masse d’individus restait subsumée à un seul instrument de production ; dans l’appropriation par les prolétaires, c’est une masse d’instruments qui est nécessairement subsumée à chaque individu ». Le travail peut alors être actualisation totale de la puissance subjective de chacun : « C’est seulement à ce stade que l’activation de soi coïncide avec la vie matérielle, ce qui correspond à la transformation 1454 des individus en individus complets ». La réappropriation subordonne ainsi l’universalité objectivée à l’expression de soi du sujet particulier, qui par là même se réalise comme singularité. Tout le sens de la Révolution réside dans « le remplacement de l’individu partiel, simple support d’une 1455 fonction sociale de détail, par un individu totalement développé » ; elle 1456 vise à « la libération de chaque individu en particulier » qui rend possible « l’activité libre, c’est-à-dire ce que les communistes appellent l’expression créatrice de la vie, telle qu’elle naît du libre développement de toutes les 1457 capacités de l’individu total ». La réappropriation a ainsi pour fonction de surmonter la « séparation » entre « la communauté, l’essence communiste au sein de laquelle le singulier existe (das Gemeinwesen, das communistische Wesen, worin der Einzelne
1458
existiert) » et son objectivation abstraite. La communauté des sujets singuliers qui se sont réappropriés leur essence commune objectivée dans l’Histoire, et qui par là même se révèle comme fondement historial, est alors 1459 ce que Marx appelle le communisme . L’avènement du communisme est 1460 en cela l’accomplissement terminal de l’essence même de l’homme , il est la refondation terminale (Endstiftung) de l’humanité sur sa propre essence originaire – et c’est pourquoi elle est révolution, c’est-à-dire retour à un point initial après qu’eut été accompli sa rotation complète. Marx conçoit ainsi le communisme « comme appropriation réelle de l’essence humaine par et pour l’homme (als wirkliche Aneignung des menschlichen Wesens durch und für den Menschen), par suite comme retour complet, conscient, de l’homme pour soi en tant qu’homme social », et son avènement est en cela « la vraie résolution du litige entre l’existence et l’essence, entre l’objectivation et l’auto-activation, entre la liberté et la nécessité, entre l’individu et le genre. Il 1461 est l’énigme résolue de l’Histoire et se sait comme cette résolution ». § 38. LES PRÉSUPPOSITIONS RÉELLES DE LA RÉVOLUTION
Aliénation et exploitation La Révolution n’a pas pour finalité de rétablir l’égalité entre telle ou telle classe sociale – et serait-ce le cas que la Révolution ne serait pas plus nécessaire et urgente aujourd’hui qu’elle ne l’était du temps de l’esclavage ou du servage. La Révolution a pour fonction de libérer tous les sujets de leur subsomption et de leur aliénation au dispositif de l’autovalorisation, c’est-à1462 dire de leur « asservissement à l’objet ». Il ne s’agit pas de se demander comment les hommes pourraient devenir égaux à l’intérieur de ce système (en redistribuant équitablement la valeur, par exemple), puisqu’une telle égalité serait égalité dans l’aliénation : elle serait égalité dans la soumission au dispositif autonome de l’objectivité, c’est-à-dire, en toute rigueur des termes, qu’elle serait simple équivalence de marchandises dans l’espace commun du marché. Marx insistait ainsi sur le fait qu’« un relèvement autoritaire
1463
du salaire ne serait qu’une meilleure rémunération d’esclaves » : l’augmentation des salaires en effet, quelle que soit son ampleur, ne résoud en rien le problème, puisqu’elle maintient – et, pire encore, présente comme désirable – la soumission du sujet à l’argent, et Le Capital répète que, « pas plus qu’une amélioration de l’habillement, de la nourriture, de leur traitement et l’augmentation de leur peculium n’abolissaient le rapport de dépendance et l’exploitation de l’esclave, elles n’abolissent la situation du travailleur salarié. La hausse du prix du travail consécutive à l’accumulation du Capital signifie en fait simplement que l’ampleur et le poids de la chaîne d’or que le salarié 1464
s’est lui-même déjà forgée permettent qu’on la serre un peu moins fort ». L’enjeu de la Révolution est précisément d’abolir, c’est-à-dire de surmonter (aufheben) cette situation d’assujettissement : il s’agit de se demander comment les sujets peuvent se réapproprier la puissance d’agir confisquée par l’objectivité. La définition de la Révolution comme « retournement » du dispositif interdit donc d’emblée de la comprendre comme sa pure et simple destruction, comme volonté de faire table rase : il s’agit au contraire de maintenir cette universalité, qui n’est rien d’autre que l’« essence-commune » des sujets, mais de la rendre à ces sujets. Mais cet impératif révolutionnaire semble alors paradoxalement impossible au moment même où il se révèle nécessaire : c’est précisément parce que les hommes sont dépossédés de leur puissance d’action au profit du Capital (donc réduits à l’impuissance) qu’il leur faudrait agir contre le Capital (devenu puissance absolue). En régime capitaliste, plus aucun homme n’agit, plus aucun homme n’œuvre ou ne produit : tous les hommes sont réduits au rang de porteurs d’une puissance qu’ils n’ont plus les moyens de mettre en œuvre ; tous les hommes sont passifs, seul l’argent est actif, et c’est en tant qu’il est actif que l’argent est Capital : « Le développement des forces productives sociales du travail et les conditions de ce développement apparaissent comme action du Capital vis-à-vis de laquelle le travailleur singulier se comporte 1465 seulement passivement ». La Révolution est nécessaire justement parce que le Capital est souverain, qui mobilise et monopolise la totalité de la puissance humaine ; elle est nécessaire justement parce que tous les hommes
sont dessaisis, dépossédés de leur capacité d’action. Les hommes sont donc, par principe, impuissants à agir contre un tel dispositif. Par suite, si le dispositif capitaliste est seul actif et seul détenteur de la puissance, alors seul ce dispositif est susceptible de mettre en œuvre une action révolutionnaire : pour que la Révolution, c’est-à-dire le « retournement » du dispositif, soit possible, il faut que le dispositif lui-même, dans la logique immanente à son fonctionnement, en recèle la possibilité. La Révolution ne saurait être imposée de l’extérieur, par des sujets finis, à un système objectif qui précisément ne laisse aucune marge de manœuvre à personne : le capitalisme ne peut être surmonté que s’il se surmonte lui-même. C’est pourquoi Marx récuse les machinations des « conspirateurs professionnels » dont « la tâche consiste précisément à anticiper sur le processus de développement révolutionnaire, à l’amener artificiellement jusqu’à la crise, à improviser une révolution sans les conditions d’une révolution. Pour eux, la seule condition de la révolution, c’est l’organisation suffisante de leur complot. Ce sont les alchimistes de la révolution et ils partagent le désarroi mental, l’étroitesse 1466
d’esprit et les idées fixes des alchimistes de jadis ». La Révolution est précisément ce « processus de développement » immanent à la logique du dispositif capitaliste. D’où l’insistance sur le caractère scientifique du projet révolutionnaire, qui ne peut aboutir que s’il a identifié à l’intérieur du dispositif de production la prémisse de son propre dépassement. Le communisme est ainsi immanent au capitalisme, puisque « le résultat et le but (immanent) de ce processus est de surmonter cette base elle-même (das Resultat und der Zweck (immanente) dieses Prozesses ist, dieses Basis selbst 1467 aufzuheben) » ; et Marx écrivait en ce sens, dans L’Idéologie allemande : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement effectif qui surmonte (aufhebt) l’état actuel. Les conditions de ce mouvement 1468 résultent de la présupposition existant actuellement ». La pensée du communisme ne relève donc pas de spéculation utopique sur un avenir, mais de la mise au jour de la logique immanente à cette « présupposition existant actuellement ».
La condition de possibilité de la Révolution repose donc dans la contradiction interne au capitalisme, susceptible de constituer la prémisse du processus dialectique de son surmontement. Or toute l’analyse de Marx consiste à montrer que le dispositif d’aliénation repose sur une logique 1469 d’exploitation : l’autovalorisation de la valeur qui fonde l’autonomisation de l’objectivité n’est possible que comme production de plus-value, et la catégorie de plus-value est elle-même réduite à sa base réelle qu’est le surtravail. Le dispositif de production capitaliste a donc des effets sociaux, la division du travail entre ceux qui produisent la plus-value, et ceux qui la prélèvent pour la réinjecter dans la circulation. C’est-à-dire l’opposition entre deux classes sociales, la bourgeoisie et le prolétariat. Cette opposition est alors la manifestation sociale du dispositif économique, et c’est bien ainsi que Marx soulignait l’originalité de son propos : « Ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert ni l’existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles […]. Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est la preuve que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases déterminées du 1470 développement historique de la production . » L’opposition de la bourgoisie et du prolétariat est elle-même un produit du dispositif de production capitaliste, qui précisément se soumet tous les sujets et reconfigure ainsi la société selon les exigences propres à la production de valeur : le Capital institue le rapport social de production qui lui est adéquat, c’est-à-dire la bipolarisation sociale. L’antagonisme de classe est ainsi, paradoxalement, un résultat du processus de nivellement : c’est précisément parce que le Capital supprime toute différence et fond l’infinie diversité humaine dans l’unique masse de ses servants que ne subsiste plus à la fin qu’une différence strictement immanente au fonctionnement du marché, issue du remodelage intégral de la société par l’incessante spirale de la circulation. Le Manifeste souligne ainsi que « tous les liens variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant” », et conclut : « Le caractère distinctif de notre époque est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société
entière se scinde de plus en plus en deux camps ennemis, en deux grandes 1471 classes qui s’affrontent directement ». L’antagonisme de classe est l’effet social d’un régime économique : le propre de la société capitaliste est précisément que les hommes n’y sont que des fonctions, et le salariat est fonctionnariat, qui fait de tous les hommes des fonctionnaires de l’autovalorisation. Les hommes, écrit Marx, « s’affrontent désormais comme possesseurs de marchandises, dont le seul lien est l’argent, comme des fonctionnaires qui personnifient les facteurs du processus de production, le 1472 capitaliste comme “capital”, le producteur immédiat comme “travail” ». La bourgeoisie et le prolétariat sont les fonctions nécessaires à l’autovalorisation de la valeur. L’antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat n’est par suite rien d’autre que la manifestation sociologique de l’antagonisme entre travail et Capital, c’est-à-dire subjectivité et objectivité : l’antagonisme de classe apparaît ainsi quand « s’instaure une opposition où l’on voit les conditions objectives du travail, en tant que Capital (et dans cette mesure en tant qu’existence du capitaliste), faire face à la condition subjective du travail, 1473 au travail lui-même, ou plutôt à l’ouvrier qui travaille ». Si le capitaliste apparaît comme « un fanatique de la valorisation de la valeur », ce n’est qu’en tant que « personnification du Capital », et son obsession du profit n’est pas une « manie individuelle » comme elle l’est chez l’avare, elle est « l’effet du 1474 mécanisme social, dans lequel il n’est qu’un rouage ». Le capitalisme n’est pas l’invention de la bourgeoisie ni le bourgeois le maître du Capital, le bourgeois n’est que l’existence subjective du système de l’objectivité, et Marx écrivait : « Aux conditions objectives est donc donnée une existence subjective face à la puissance de travail vivante – du Capital naît le 1475 capitaliste ». La lutte des classes ne peut donc pas se comprendre sur le seul terrain socio-politique, elle n’est pas une opposition directe entre groupes de personnes, mais manifestation de l’opposition réelle qui structure la logique de l’autovalorisation – à savoir l’opposition entre travail (subjectif, particulier et concret) et Capital (objectif, universel et abstrait). La dynamique interne à la spirale de l’autovalorisation a pour effet à la fois de réduire chaque homme au rang de « chaînon » de « la machine productive
1476
globale » et d’opposer deux pôles dans cette machine, le pôle travail et le pôle Capital ; elle impose alors la bipolarisation en classes : « Nous n’avons plus affaire à la division sociale du travail dont chaque branche est autonome, mais à une division des éléments d’un procès de production qui en réalité forme un tout, mais dont l’autonomie est poussée jusqu’à l’antagonisme et la 1477 personnification respectives . » À la différence de l’esclavage ou du servage, le capitalisme ne saurait donc se définir par l’exploitation de l’homme par l’homme : il est assujettissement des sujets aux systèmes de l’objectivité par leur dessaisissement et leur aliénation, et le bourgeois n’est que le fonctionnaire de ce dispositif. Au fur et à mesure de son développement, écrit ainsi Marx, « le Capital apparaît de plus en plus comme un pouvoir social dont le capitaliste est le fonctionnaire 1478 (als gesellschaftliche Macht, deren Funktionär der Kapitalist ist) ». La bourgeoisie est assurément, sur le plan politique, la classe dominante, mais en réalité son pouvoir n’est pas le sien, c’est celui du Capital ; elle s’est sans conteste constituée en caste prédatrice et irresponsable prête à tout pour défendre ses intérêts, mais son seul intérêt est celui du Capital. « Le capitaliste lui-même n’est détenteur de la puissance que comme 1479 personnification du Capital », et le pouvoir bourgeois n’est que l’expression sociologique, puis juridique et politique, du pouvoir du système objectif. Bien loin d’être de libres entrepreneurs autonomes, les capitalistes sont les fonctionnaires obtus et zélés de la logique contraignante du Capital, ils sont intégralement déterminés par lui et n’ont strictement aucune marge de manœuvre personnelle : la bourgeoisie, disait déjà le Manifeste, n’est que 1480 « l’agent veule et sans résistance du progrès de l’industrie ». Il faut donc reconnaître que la bourgeoisie est aussi une classe servile : « Le capitaliste est dans le même rapport de servitude vis-à-vis du Capital que l’ouvrier, bien 1481 qu’au pôle opposé . » Que le capitaliste soit intégralement tributaire de la fonction et du pouvoir que lui assigne le Capital, qu’il ne soit rien d’autre qu’une fonction du Capital, c’est ce que met en évidence le processus de dépersonnalisation du Capital qui élimine le capitaliste individuel au profit de l’actionnaire d’un pouvoir anonyme, celui de l’argent comme tel, et Marx
avait mis en évidence la finance comme essence pure du Capital, en laquelle « seul le fonctionnaire demeure, le capitaliste disparaît du procès de 1482 production comme superflu ». Le pouvoir exercé par la bourgeoisie sur le prolétariat est incontestable, mais ce pouvoir n’est que l’expression sociopolitique du pouvoir de la chose sur l’homme : « Les fonctions exercées par le capitaliste ne sont que les fonctions du Capital lui-même – de la valeur qui s’accroît par l’absorption du travail vivant –, exécutées avec conscience et volonté. Le capitaliste remplit sa fonction uniquement comme Capital personnifié, il est le Capital devenu personne », écrit Marx, et dès lors « la domination du capitaliste sur le travailleur est par conséquent la domination de la chose sur l’homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le 1483
producteur
». La paupérisation comme réduction
Prolétaires et bourgeois sont pareillement aliénés, mais seul le prolétaire est exploité : la différence entre bourgeois et prolétaires est alors une différence dans le rapport à l’aliénation. Dès 1845, Marx soulignait que « la classe possédante et la classe prolétaire représentent la même aliénation humaine. Mais la première se sent à son aise dans cette aliénation ; elle y trouve une confirmation, elle reconnaît dans cette aliénation de soi sa propre puissance ; la seconde se sent anéantie dans cette aliénation, y voit son 1484 impuissance et la réalité d’une existence inhumaine ». La différence est ainsi que le bourgeois jouit de son aliénation et la désire, alors que le prolétaire en souffre, la rejette, et saisit donc l’aliénation comme telle. Le bourgeois est alors, en vérité, bien plus aliéné que le prolétaire, puisque sa subjectivité n’est pas la sienne, mais celle du Capital : il est alors effectivement et intégralement dépouillé de sa subjectivité, totalement 1485 dépersonnalisé et encastré dans le dispositif objectif à titre de rouage. En cela, le prolétaire est supérieur au bourgeois, et Marx écrit ainsi : « L’ouvrier est supérieur au capitaliste : celui-ci est enraciné dans ce processus d’aliénation et y trouve son contentement absolu, tandis que l’ouvrier qui en est la victime se trouve d’emblée en état de rébellion contre lui et le ressent
1486
comme un acte d’asservissement . » C’est alors par cette supériorité que le 1487 prolétariat est susceptible de constituer « la classe du renversement ». Dès lors, la condition de la classe ouvrière n’est pas un dommage auquel il faudrait remédier – en augmentant par exemple son pouvoir d’achat, ce qui, comme le dit Marx dans Le Capital, ne consiste jamais qu’à dorer la chaîne qui la soumet au dispositif de l’autovalorisation. Le propre du prolétaire est de ne se faire aucune illusion sur la « liberté économique » ou les vertus de la « croissance » : la caractéristique de la classe ouvrière par rapport à la classe bourgeoise est de prendre conscience de leur soumission commune à l’objectivité, elle est la classe en laquelle la vérité du capitalisme vient au jour. Il s’agit alors de définir ce qui, dans la condition ouvrière, tend à arracher les hommes à leur propre aliénation. Or la caractéristique de la classe ouvrière est la pauvreté. Mais la pauvreté ne saurait en rien s’évaluer en termes de quantité d’argent, ce qui maintiendrait la réduction de l’homme 1488 au rang de « valeur d’échange subjectivée », et de marchandise dont on déplorerait la baisse des cours. La pauvreté est tout au contraire l’état du sujet qui est sortie du système de l’objectivité. C’est en effet en ces termes que Marx pense la pauvreté : la pauvreté est l’état d’un sujet totalement dépouillé de tout rapport à quelque objectivité que ce soit. Le prolétaire non seulement ne possède aucun objet, mais il ne dispose même pas des conditions objectives pour objectiver sa subjectivité ; il est, dit Marx, « enfermé dans sa 1489 propre subjectivité […] isolé de son objectivité », il est par là même réduit 1490 à « la subjectivité nécessiteuse de la puissance de travail vivante ». La condition ouvrière est définie par la pauvreté, mais la pauvreté doit être comprise comme réduction à la subjectivité pure : « Le travail vivant, existant comme abstraction des moments de son effectivité réelle, ce complet dépouillement, c’est l’existence purement subjective du travail démunie de 1491 toute objectivité : le travail comme la pauvreté absolue ». Cette désobjectivation du sujet est ainsi une tendance inhérente à la condition ouvrière, et c’est pourquoi il faut le concevoir comme un mouvement, un processus, une tendance : la paupérisation. La paupérisation est ce processus qui, en conduisant le travailleur au bout de l’exploitation, paradoxalement le
dégage de la gangue de l’objectivité et lui fait donc faire l’épreuve de sa 1492 subjectivité nue . La paupérisation est en cela un processus révolutionnaire, qui éjecte une masse de plus en plus grande d’individus en dehors du système de l’objectivité et y révèle la puissance de travail dans sa 1493 « pauvreté abstraite, inobjective, purement subjective » (in seiner abstrakten, objektivlosen, rein subjektiven Armut). Le capitalisme crée donc une classe de sujets à l’état pur, totalement coupés de l’objectivité et qui par là même se retrouvent dans le pur milieu de la subjectivité. La classe ouvrière est alors un ensemble de sujets individuels et concrets, définis par la seule subjectivité du travail, où les rapports intersubjectifs ne sont plus médiatisés par l’objectivité, c’est-à-dire l’argent : la paupérisation crée ainsi, à l’intérieur du dispositif capitaliste et par lui, des poches communautaires de sujets libérés du fétichisme de l’objectivité. C’est pourquoi Marx voyait dans les associations ouvrières une fin en soi, c’est-à-dire l’avènement de lieux qui échappent à la réification des rapports sociaux, à l’atomisation et au fétichisme, où se créent de véritables communautés de travailleurs. Dès 1844, il souligne que, « lorsque des ouvriers se réunissent, ce qui apparaît comme moyen est devenu le but », ils se réunissent pour se réunir, et « l’assemblée, l’association, la conversation qui a la société pour but leur suffisent, la fraternité humaine n’est pas chez eux une phrase vide, mais une vérité, et la 1494 noblesse de l’humanité brille sur ces figures endurcies par le travail ». La Révolution se définit donc en dernière instance par la transformation de la société en communauté, et c’est pourquoi la Commune de Paris ne fut pas importante par telle ou telle mesure prise, par la mise en œuvre de tel ou tel programme, mais simplement par le fait que le peuple de Paris, pendant quelques semaines, a vécu en authentique communauté : « La grande mesure 1495 sociale de la Commune, ce fut sa propre existence . » Le prolétariat n’est donc pas classe révolutionnaire en ce qu’il fait la Révolution : le prolétariat est la Révolution, et ce qu’il est susceptible de faire est entièrement fondé sur ce qu’il est. Marx le dit sans équivoque : « Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat
est, et ce qu’il sera obligé historiquement de faire conformément à cet 1496 être . » Cet être, c’est la pauvreté, c’est-à-dire la subjectivité séparée de toute objectivité : le prolétaire « est, en tant que tel, tel que le définit son concept, pauper, pauper en tant que personnification et que porteur de cette 1497 puissance pour soi, isolée de son objectivité ». Quand le bourgeois est personnification de l’argent, c’est-à-dire de la pure objectivité, le prolétaire est personnification de la puissance de travail, c’est-à-dire de l’essence même de la subjectivité. Et cette puissance de travail subjective, en tant qu’elle exprime et met en œuvre la vie même du sujet, c’est ce qui définit l’essence de l’homme. Le prolétariat est ainsi, par sa condition, dans sa chair, et « sans même qu’il intervienne », le porteur de l’essence humaine : « Quand le prolétariat exige la négation de la propriété privée, il ne fait qu’exiger en principe de la société ce que la société a érigé en principe pour lui ; ce qui, sans même qu’il intervienne, est déjà incarné en lui (in ihm schon ohne sein Zuthun verkörpert ist) comme résultat négatif de la société. » Le prolétariat est ainsi la classe en laquelle se révèle l’essence même de l’homme : il constitue « un état social qui est la dissolution de tous les états sociaux, une sphère qui possède un caractère d’universalité par l’universalité de ses souffrances et ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on lui fait subir non une injustice particulière mais l’injustice tout court, qui ne puisse plus se 1498 targuer d’un titre historique, mais seulement du titre humain ». La protestation qui est la sienne ne relève donc pas de la revendication d’intérêts particuliers ni d’intérêts de classe, mais de la revendication de l’essence humaine comme telle : elle est « une protestation de l’homme contre la vie inhumaine, parce qu’elle part du point de perspective de l’individu singulier réel, parce que la communauté dont l’individu refuse d’être séparé est la vraie communauté des hommes, l’essence humaine (das wahre Gemeinwesen des 1499 Menschen ist, das menschliche Wesen) ». En cela, les travailleurs sont porteurs, « non pas de leur seule émancipation, car elle implique l’émancipation universelle de l’homme qui y est incluse. Toute la servitude de l’homme est impliquée dans le rapport de l’ouvrier à la production, et tous les rapports de servitude ne sont que des
1500
variantes et des conséquences de ce rapport-là ». Le prolétariat est ainsi le 1501 lieu d’une véritable kénose , en laquelle l’homme se vide de toute substance jusqu’à l’anéantissement pour rétablir l’homme en la plénitude de son essence : il constitue une sphère qui est « la perte totale de l’homme et ne 1502 peut se reconquérir elle-même sans une reconquête totale de l’homme », et Marx fait ainsi de la misère ouvrière une nécessité historique : « Il fallait que l’essence humaine soit réduite à cette pauvreté absolue (auf diese absolute Armuth mußte das menschliche Wesen reducirt werden), afin 1503 d’engendrer à partir de soi sa propre richesse intérieure . » Le prolétariat 1504 est alors dans la pensée de Marx la classe eschatologique qui, au moment de l’accomplissement téléologique de la rationalité occidentale dans le dispositif capitaliste, y met en évidence la menace d’une annihilation de l’homme en même temps qu’il révèle la source reniée de cette rationalité et promet ainsi de sauver l’humanité entière, et c’est pourquoi on a pu dire que 1505 « la critique de l’économie politique est une apocalypse ». Ainsi, par la paupérisation, le capitalisme crée les bases du communisme : le communisme existe donc en puissance au sein du capitalisme, et la tâche propre au prolétariat est alors l’action révolutionnaire, c’est-à-dire qu’il a pour mission de faire passer à l’acte cette potentialité créée par le capitalisme : « La classe ouvrière », précise Marx peu après la Commune de Paris, « n’a pas d’utopies toutes faites à introduire par décret du peuple […]. Elle n’a pas à réaliser d’idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle 1506 que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s’effondre ». Le communisme est « la vraie résolution du litige entre l’existence et 1507 l’essence » (die wahre Auflösung des Streit zwischen Existenz und Wesen), et le prolétariat, en lequel la paupérisation opère la réduction à l’essence pure, réalise l’essence par son activité, et c’est pourquoi l’activité révolutionnaire est en elle-même réalisation de soi : « Dans l’activité révolutionnaire, se changer soi-même et changer ses conditions 1508 coïncident ». L’acte de la Révolution est alors ce passage à l’acte de l’essence : « Si donc des millions de prolétaires ne se sentent aucunement
satisfaits de leurs conditions de vie, quand leur “être” ne correspond pas le moins du monde à leur “essence”, ce serait là un malheur inévitable qu’il faudrait supporter sans broncher. Cependant, ces millions de prolétaires ou de communistes en pensent tout autrement, et ils le prouveront quand leur temps sera venu, quand ils rétabliront, de manière pratique, l’accord entre leur “être” 1509 et leur “essence” . » Le cauchemar de l’État La Révolution ne relève donc pas des différents épisodes historiques de modification du pouvoir, et Marx soulignait le danger qu’elle soit pervertie par « des survivants des révolutions passées dont ils gardent le culte, ne comprenant pas le mouvement présent », sans même parler des « simples braillards qui à force de répéter depuis des années le même chapelet de déclamations stéréotypées contre le gouvernement du jour se sont fait passer 1510 pour des révolutionnaires de la plus belle eau » : la question est bien de 1511 « retrouver l’esprit de la Révolution sans faire revenir son spectre ». La caractéristique de toutes les révolutions connues à ce jour fut en effet de prendre le pouvoir d’État et de confier ainsi l’exercice du pouvoir à ceux qui auparavant le subissaient. Mais toute l’analyse marxienne de l’avènement du capitalisme montre que l’État n’est rien d’autre qu’une fonction du Capital : l’outil administratif de la massification et du nivellement du corps social, qui assure « le maintien de l’ordre, c’est-à-dire de l’ordre social existant, et par 1512 suite la subordination existante des masses », qui instaure la discipline, forme les travailleurs selon les spécialisations de la division du travail, installe les infrastructures, garantit les contrats et la propriété, prélève l’impôt 1513 et attribue les budgets. Marx parle de « la machinerie de l’État », et en effet l’État est une des pièces de la Machinerie par laquelle le Capital se donne les instruments dont il a besoin. L’État spécifiquement moderne est en effet défini par la centralisation et la concentration des pouvoirs, l’égalisation et le nivellement de la société, et son indépendance de plus en plus grande par rapport à la réalité sociale. Son avènement fut l’œuvre de la monarchie : « La
machinerie de l’État fut d’abord forgée aux temps de la monarchie absolue comme arme de la société moderne naissante dans sa lutte pour s’émanciper du féodalisme […] il substitua à l’anarchie bariolée des puissances médiévales en conflit la structure ordonnée d’un pouvoir d’État avec une division systématique et hiérarchique du travail. » De même que Tocqueville, Marx souligne alors que la Révolution française, bien loin d’opérer une rupture avec l’absolutisme royal, a parachevé son œuvre : « La première Révolution française […] poursuivant l’œuvre entreprise par la monarchie absolue, fut contrainte de développer la centralisation et l’organisation du pouvoir d’État, d’en agrandir le cercle et les attributions, d’augmenter le nombre de ses instruments, d’accroître son indépendance et son emprise 1514 surnaturelle sur la société réelle ». C’est pourquoi la critique par Marx du 1515 « monstre étatique » est aussi virulente que celle de Tocqueville : « La superstructure d’un pouvoir d’État centralisé aux organes omniprésents qui se ramifient selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail », écrit-il en 1871, constitue un « énorme parasite gouvernemental qui enserre le corps social comme un boa constrictor dans les mailles universelles de sa 1516 bureaucratie ». Dès lors, la Révolution ne peut consister en la conquête du pouvoir d’État, 1517 et l’idée d’un État communiste est une aberration . L’État est une des structures fondamentales de l’objectivation et de l’autonomisation de la puissance commune : le retournement du dispositif capitaliste est tout uniment le retournement du dispositif étatique. Si elle doit constituer « la classe du renversement », alors « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machinerie de l’État et de la faire fonctionner pour 1518 son propre compte ». C’est ce qui explique la superficialité de toutes les révolutions connues à ce jour : « Toutes les révolutions eurent donc pour conséquence unique de perfectionner la machinerie d’État, au lieu de rejeter ce cauchemar étouffant. » Toute politique qui « considère la prise et la direction de cette immense machinerie de gouvernement comme le butin 1519 principal du vainqueur » est par suite nulle, impuissante, et constitue surtout une nouvelle menace. La Révolution doit au contraire démanteler
l’État, « briser ce pouvoir gouvernemental centralisé et organisé qui, par 1520 usurpation, était le maître de la société au lieu d’en être le serviteur ». Ce faisant, elle ne supprime pas toute unité et ne renvoie pas à la féodalité, mais au contraire rend à la communauté des hommes l’unité qui est la sienne et qui était objectivée et réifiée dans l’État : « L’unité de la nation ne doit pas être brisée, mais au contraire être organisée, elle doit devenir une réalité par la destruction du pouvoir d’État qui prétendait être l’incarnation de cette unité, mais se voulait indépendant de la nation même et supérieur à elle, alors qu’il 1521 n’en était qu’une excroissance parasitaire . » C’est ainsi qu’en mai 1871 Marx interprète la Commune de Paris : « Ce fut une Révolution contre l’État lui-même, cet avorton surnaturel de la société ; ce fut une reprise par le peuple et pour le peuple de sa propre vie sociale. Ce ne fut pas une Révolution faite pour transférer ce pouvoir d’une fraction des classes dominantes à une autre, mais une Révolution pour briser cette horrible machinerie de la domination de classe. » La réappropriation révolutionnaire concerne donc tout uniment l’appareil capitaliste et l’appareil étatique, il s’agit de rendre possible la plénitude vitale de chacun en particulier : « La Commune est la réabsorption du pouvoir d’État par la société dont il devient 1522 la force vivante, au lieu d’être la force qui la domine et la subjugue . » Toute la pensée marxienne de la Révolution tend ainsi à récuser la thèse « consistant à croire que l’on peut construire avec l’appareil de l’État une 1523 nouvelle société » – et les idées d’« édification du socialisme » ou de 1524 « construction du communisme » n’ont pas de sens pour Marx. La pensée marxienne de la Révolution met en évidence qu’elle ne peut en aucun cas consister à la prise du pouvoir gouvernemental par qui que ce soit, elle ne peut en aucun cas consister en la réalisation d’un programme quel qu’il soit. La Révolution est l’acte par lequel l’humanité réduite à sa pure essence se réalise dans et par la réappropriation de l’universalité autonomisée dans un dispositif objectif universel : et parce que ce dispositif existe comme Totalité, la réapropriation doit elle-même être totale, et concerner tout à la fois la science, la technique, l’État et le Capital. Un tel acte ne peut avoir lieu que d’un seul coup (auf einmal), par le passage à l’acte de ceux dont
l’existence constitue le communisme en puissance, et Marx affirmait ainsi que « le communisme n’est empiriquement possible que comme l’acte 1525 “soudain” et simultané des peuples dominants ». La Révolution est l’acte de la réappropriation (Aneignung), par les victimes d’une expropriation (Enteignung) radicale, de l’essence commune transférée et substantialisée dans un Fonds désormais détenteur, en tant que Machinerie, de la puissance inconditionnée, et qui ainsi amène l’homme à son être propre (eigen) et rend 1526 possible l’avènement des « hommes complets » : la Révolution est un événement (Ereignis), l’événement terminal de l’Histoire : celui par lequel « commence l’épanouissement de la force humaine, qui est sa propre fin, le 1527 véritable règne de la liberté ».
VI
Apocalypse. Günther Anders et le totalitarisme technologique « Prémisses du siècle des machines. La presse, la machine, le chemin de fer, le télégraphe sont des prémisses dont personne n’a encore osé tirer les conclusions pour mille ans. » Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, § 278, KSA 2, p. 674.
Aucune approche de la question du totalitarisme ne peut ignorer la question de ses techniques de pouvoir. Si le totalitarisme est la subsomption systématique des parties sous la Totalité, alors l’ensemble des moyens permettant de venir déterminer effectivement les particuliers est sa condition de possibilité : le totalitarisme est tributaire des techniques de 1528 mobilisation . La révolution industrielle est mobilisation totale, qui arrache les hommes à leur immobilité terrienne pour les agglomérer en masses assujetties à un même dispositif de production, qui leur impose des pratiques, des gestes, des rythmes, des intérêts nouveaux, et qui vient ainsi reconfigurer e l’activité même qui les définit. L’événement fondamental du XIX siècle européen est en cela l’avènement de ce Dispositif que Marx fut le premier à penser sous le titre de « Machinerie, comme système automatique de 1529 machines », en y reconnaissant non pas un progrès de la technique, mais son inversion et sa perversion qui, au lieu de faire des outils des organes
artificiels au service des sujets, fait des sujets les organes d’une machine artificielle : la machine est ce « mécanisme de production dont les organes 1530 sont des hommes », et, dans la Machinerie, « c’est l’automate même qui est le sujet et les travailleurs sont tout simplement adjoints comme organes conscients à ses organes inconscients et avec eux subordonnés à la force 1531
motrice centrale ». C’est l’extension de cette logique que Marx découvre dans le capitalisme : « Ce système organique lui-même en tant que Totalité (dies organische System selbst als Totalität) a ses présuppositions, et son développement en une Totalité (seine Entwicklung zur Totalität) consiste précisément à se subordonner tous les éléments de la société, ou à se créer à partir d’elle les organes qui lui font encore défaut. C’est ainsi qu’il devient historiquement Totalité (Totalität). Le devenir vers cette Totalité (das Werden zu dieser Totalität) est un moment de son processus, de son 1532
développement . » L’avènement de la Machinerie constitue ainsi un processus de totalisation : tout le travail théorique de Marx a consisté à mettre au jour la logique de ce processus de totalisation, c’est-à-dire à expliciter le fonctionnement du logiciel de la Machinerie : le Capital est ce logiciel (dont le code source est A → M → A′ avec A′ > A), celui de l’autonomisation de l’objectivité qui fonde la possibilité de l’automatisation du système des objets. Cette autonomisation du système de l’objectivité devenu historiquement Totalité et fonctionnant automatiquement comme processus de totalisation est le totalitarisme même, et en cela la pensée de Marx est une tentative pour échapper au totalitarisme techno-capitaliste. § 39. LE POINT CRITIQUE
Capitalisme et technique : Heidegger Mais tout le propos de Marx consiste à différencier technique et capitalisme : c’est-à-dire à mettre en évidence que cette Machinerie tourne avec le logiciel capitaliste, mais à postuler qu’elle pourrait tout aussi bien tourner avec le logiciel communiste, et que la contradiction interne à sa logique de fonctionnement fonde la possibilité du passage d’un logiciel à
l’autre – et c’est pourquoi il n’y a pas chez Marx de critique du machinisme 1533 industriel en tant que tel . La pensée de Marx repose ainsi sur la thèse qu’il y a de l’intotalisable, que cet intotalisable est la subjectivité vivante – dont les phénomènes pathologiques mettent en évidence l’excès irréductible au processus d’abstraction de la subsomption réelle –, que le processus de totalisation conduit à poser la subjectivité en dehors de la Totalité, et institue ainsi un antagonisme entre d’une part les sujets dépossédés et d’autre part la Totalité objectivée : aussi l’autonomie de fonctionnement de la Machinerie ne peut-elle être que transitoire, elle est le moment critique, et donc instable, d’un système de forces qui ne peut que basculer pour retrouver son centre de 1534 gravité qu’est le travail . e C’est cette thèse qu’a mise à mal le XX siècle, en développant des dispositifs d’assujettissement qui réussissent à intégrer la subjectivité ellemême dans la Machinerie, et à déborder amplement la simple subordination du travail pour lui soumettre non seulement l’homme dans la totalité de ses pratiques et de ses représentations – et non plus seulement dans son activité de production –, mais aussi en déterminant effectivement l’étant en tant que 1535 tel et en totalité. Heidegger a ainsi pensé la « Machinerie », pour y reconnaître non pas seulement un agrégat de machines disposées ici et là dans le monde, mais la structure fondamentale de tout ce qui est, qui précisément se substitue à la mondanéité : la Machinerie est « le montage, l’armature, le support qui permet à l’ensemble de s’ajointer ; l’ossature ou le squelette 1536 (Gerippe) » – et la science moderne ne prend en effet jamais en vue que cette charpente, en renonçant à la question grecque « Qu’est-ce que c’est ? » pour l’unique question : « Comment ça marche ? » C’est l’unité d’essence de cette armature que Heidegger nomme le Dis-positif (Ge-stell), qui est tout à la fois mise à disposition (Ge-stellung) et imposition (Be-stellung), au double sens de la contrainte et du prélèvement de l’impôt. Par la domination du Dispositif « commence l’époque de l’objectivation inconditionnée et totale de tout ce qui est. Dans l’objectivation l’homme même et tout humanisme deviennent un pur et simple Fonds, lequel, psychologiquement calculé, est 1537 intégré au processus de travail (in den Arbeitsgang) ». Pourtant, « à parler
rigoureusement, c’est à peine si nous avons encore le droit de parler d’objectivation » : il n’est en effet même plus possible de parler d’objet, si l’objet est ce qui est constitué par un sujet ; le sujet est lui-même assujetti, et dépossédé de sa puissance de constitution, désormais totalement assumée par le Dispositif. L’étant acquiert ainsi un nouveau mode d’être, qui n’est plus l’ustensilité ou la maniabilité, mais qui n’est pas non plus l’objectivité : « Nous nous mouvons déjà dans un monde où il n’y a plus d’objets », constatait ainsi Heidegger, « mais ce sans-objet n’est pas pour autant l’inconsistant. Ce qui émerge dans le sans-objet, c’est bien plutôt une 1538 consistance d’un nouveau genre ». Le seul mode d’être est la disponibilité pour l’imposition du Dispositif, qui dispose autant de la Terre (devenu Fonds premier, Grundbestand) que du ciel (devenu espace, c’est-à- dire banlieue de la Terre) et de « l’humanité, devenue matériel humain [qui] se voit assimilé 1539 aux matières premières et à l’outillage ». Ainsi, le tout n’est plus que Fonds, et « ce qui est là au sens du Fonds (Bestand) n’est plus en face de nous 1540 comme objet (Gegenstand) ». La caractéristique première du Dispositif est ainsi de fondre tout ce qui est dans un universel Fonds disponible : il est « la mise en forme de tous les 1541 fonds » (die Gestaltung aller Bestände). Le déploiement d’essence du Dispositif est, alors, d’abord une fragmentation, qui réduit le tout à un ensemble de pièces : « Le Fonds est ce qui est mis en pièces (Zerstückte) en vue de ce qui est disponible. La mise en pièces (Zerstückung) ne brise pas mais constitue justement le Fonds même des pièces en tant qu’elles sont disponibles. » Le propre des pièces est d’être interchangeables et, en leur essence, toutes pareilles : « Les pièces disponibles sont, de pièce en pièce, 1542 pareilles. Cette parité est requise par ce qui les caractérise comme pièce . » Le Dispositif se révèle par là comme essence fondamentale à la fois de l’atomisation (comme mise en pièces) et de l’uniformisation (comme Appareillement) : « Le Dispositif rabat tout sur ce qui est ainsi pareillement disponible, de telle sorte que tout est constamment redisposé selon la même forme, à savoir ramené à l’équivalence de sa possible imposition […]. Dans 1543 le Fonds, tout vaut pareillement . »
Mais la question est alors de savoir quelle est la finalité de cette universelle mise à disposition, c’est-à-dire quel est le « en-vue-de-quoi » (Worumwillen) de la constitution du tout, qui dans le monde ancien était toujours l’existant (Dasein). La connexion des pièces entre elles est l’« enchaînement » (Verkettung), et cet « enchaînement ne mène à rien ; il ne mène bien plutôt qu’à sa propre circularité (Kreisgang) […]. Le Dispositif entraîne constamment ce qui est disponible dans la circularité (Kreisgang) de l’imposition, l’y maintient et, en le disposant de telle façon, le retient dans le Fonds. Ainsi retenu, ce qui est disponible ne sort pas du cercle de cette 1544 disposition ». C’est cette circularité de l’enchaînement, par laquelle le Dispositif revient sur lui-même, qui constitue l’essence la plus intime de l’automatisme, c’est-à-dire de la machine : « Le Dis-positif pose cette circulation de l’imposition en soi-même (diese Zirkulation des Bestellens in sich selber) comme essence de la machine […]. La rotation est la torsion revenant en soi (die Rotation ist die in sich zurücklaufende Drehung) qui met en mouvement ce qui est disponible (combustible) en vue de son imposition (force motrice). La rotation de la machine est requise, c’est-à-dire mise au défi et constamment mise à disposition dans la circulation (in der Zirkulation), telle qu’elle relève elle-même, en sa mise en action, du caractère 1545 essentiel du Dis-positif . » Si, donc, le Dispositif fragmente le tout en pièces équivalentes, c’est pour le tenir à disposition dans le cercle de sa circulation ; en cela, il est mobilisation : mais « la mobilisation (die Mobilisierung) n’est pas seulement une mise en mouvement : la mobilisation 1546 transforme d’abord et avant le tout de l’étant en machinable », c’est-à-dire en pièces pour la rotation de la Machinerie. L’homme lui-même a le statut de pièce interchangeable, c’est-à-dire de fonction de la Machinerie : « L’homme est interchangeable au sein de cette imposition du Fonds. Le penser comme pièce disponible, c’est donc toujours déjà présupposer qu’il puisse en devenir 1547 le fonctionnaire . » Par là même, il est lui aussi constamment tenu à disposition, et mobilisé : « L’homme lui-même se tient désormais dans une telle mise à disposition. L’homme s’est offert à son accomplissement. Il se tient prêt à en assumer et à en accomplir l’imposition, et à être par elle
employé. C’est donc à ce titre que les hommes y sont astreints, 1548 individuellement et en masse (einzeln und massenweise) . » Le Dispositif rassemble ainsi en soi la totalité de ce qui est, il n’est autre que ce réquisit d’unification d’une totalité préalablement fragmentée et appareillée, et c’est en quoi, précise Heidegger, il est universel : « L’imposition tournée est une unique chose, versus unum, à savoir : faire de l’entière totalité (das Eine Ganze) de ce qui se présente un Fonds disponible. L’imposition est en soi universelle (in sich universal). […] Le Dis-positif nomme l’imposition universelle, unifiée à partir d’elle-même (das aus sich gesammelte universale 1549 Bestellen), de la totale imposabilité de ce qui se présente . » Ainsi, le Dispositif ne se prend jamais que lui-même en vue : il est Dispositif de mise à disposition qui impose à tout ce qui est de devenir fonction du Dispositif de mise à disposition. La structure universelle de l’étant ne se déploie donc jamais qu’en et pour elle-même, l’étant se fonde luimême en lui-même et en vue de lui-même – et il s’agit de « comprendre la technique en un sens si essentiel que toute expérience causale en 1550 relève » –, le déploiement de la technique est en cela « essencification de 1551 1552 l’étantité » (Wesung der Seiendheit). C’est ce « déliement » (Ungebundenheit), c’est-à-dire ce dé-chaînement, du système de l’étant par rapport à l’être qui procure au tout de l’étant sa puissance : « L’être en tant que puissance lâche l’étant dans la pure efficacité et c’est précisément dans un tel lâcher-prise que la puissance est puissance inconditionnée », et il faut définir la technique comme « attribution des pleins pouvoirs » (Ermächtigung) au système de l’étant. L’époque de la technique est cette désappropriation ontologique qui dépossède l’être de son essence pour la transférer et la disséminer dans le système total de l’étant : « L’étantité s’est dispersée dans la pure machination, de telle sorte qu’à travers elle l’étant 1553 parvient à la puissance illimitée », et la technique se définit par « la souveraineté illimitée de la machination (schrankenlose Herrschaft der 1554 Machenschaft) . La pensée heideggérienne de la technique radicalise ainsi la pensée marxienne de l’aliénation et de l’autonomisation, en ne voyant plus la Machinerie comme transfert de la puissance subjective dans l’objectivité et
autonomisation du système des objets, mais comme transfert de la souveraineté de l’être dans l’étant, c’est-à-dire autonomisation de l’étantité par rapport à l’être. 1555 Ce « transfert » (Verlegung) est l’événement même de l’inauguration de la métaphysique par les Grecs – et c’est pourquoi « l’émergence de l’essence machinative de l’étant est historialement très difficile à saisir, parce qu’elle est au fond à l’œuvre depuis le premier Commencement de la pensée 1556 occidentale ». L’inauguration grecque de la métaphysique, en effet, consiste à ne penser jamais que l’étantité de l’étant, et à la penser comme substance (οὐσία). Or la relecture heideggérienne d’Aristote a montré dans la substance précisément le Fonds, c’est-à-dire l’être-produit constamment disponible dans une rupture avec son travail de production. Le propre de la substance est ainsi d’être disposé pour demeurer à disposition ; la substance est l’être-disposé, elle est le Fonds disponible : « L’être-produit est l’être1557 disposé (Gestellsein) et, en tant que tel, il est un se tenir dorénavant là . » La généalogie de l’ontologie grecque a découvert le sens primordial du concept de substance comme « ἡ ὑπαρχούσα οὐσία, la propriété 1558 subsistante », c’est-à-dire « le bien disponible, l’avoir, le bien-fonds […] 1559 la propriété, le bien au soleil, les richesses ». L’essence de la technique est le déchaînement inconditionné de la puissance de l’étantité, c’est-à-dire de la substance, c’est-à-dire du Fonds, c’est-à-dire de l’être-produit disponible, c’est-à-dire de la richesse, qui ne vise que l’accroissement de sa propre puissance dans une universelle mobilisation qui réduit tout ce qui est au rang d’équivalents intégrés au cercle de la circulation : l’autoposition du Fonds qui définit le Dispositif est l’essence du Capital. En tant qu’accomplissement du système de la métaphysique, le Dispositif technologique est déchaînement du 1560 Principe de Raison, et se déploie comme « calculabilité générale » de tout ce qui est ; la calculabilité de toute chose est alors l’armature logique d’un Dispositif qui « exploite » l’étant, c’est-à-dire « le pousse en avant vers son 1561 utilisation maximale et aux moindres frais » : le déchaînement inconditionné du Principe de Raison est en cela indissociable de la 1562 domination totale du Principe d’économie , qui n’est autre que le Principe
de raison déployé sous l’espèce du calcul de toute chose. L’espace-temps de ce qui est déterminé par le calcul de son exploitabilité, qui « s’organise en vue de la distribuabilité intégrale (die vollständige Zustellbarkeit) de tout ce qui 1563 est et de tout ce qui peut être », est alors le marché : « La domination technique sur la terre, non seulement pose tout étant comme productible dans le processus de la production, mais encore délivre les produits de la production par l’intermédiaire du marché. L’humanité de l’homme et la choséité des choses se diluent, à l’intérieur du propos délibéré d’une production, dans la valeur marchande d’un marché qui non seulement embrasse, comme marché mondial, la terre entière, mais qui en tant que volonté de volonté, tient marché dans l’essence même de l’être et fait ainsi venir tout étant au tribunal d’un calcul général dont le règne est 1564
plus tenace là même où les nombres ne paraissent pas en propre
.»
À la thèse de Marx selon laquelle le rapport entre capitalisme et technique est conjoncturel, Heidegger oppose ainsi qu’il est structurel. Si, donc, l’étude e e de la logique totalitaire inhérente aux XIX et XX siècles a d’abord montré que la totalisation politique n’était qu’un épiphénomène d’une totalisation sociale – à savoir la massification décrite par Tocqueville –, puis que cette totalisation sociale était elle-même produite par la totalisation économique qui réorganise l’ensemble des rapports sociaux et politiques en même temps qu’elle redéfinit les conditions de possibilité de toute activité humaine par la subsomption réelle au Capital, apparaît en dernière instance que la totalisation technique – en tant qu’elle est accomplissement de la totalisation métaphysique – est l’essence même du totalitarisme. La Machinerie se pose 1565 alors comme « Totalité planétaire » (planetarische Totalität) , et Heidegger reconnaissait que « la science moderne et l’État totalitaire constituent, en tant que conséquences nécessaires de l’essence de la technique, en même temps sa suite. Il en est de même pour les formes et les moyens mis en œuvre pour l’organisation de l’opinion publique mondiale et 1566 des représentations quotidiennes des hommes ». Technique et totalitarisme S’impose donc le fait que la totalisation technologique est plus fondamentale que la totalisation capitaliste, et qu’il y a ainsi un
« totalitarisme technique [qui] fond droit sur nous, ce totalitarisme technique 1567 auprès duquel le politique ne constitue qu’un phénomène secondaire ». Günther Anders a minutieusement et patiemment décrit l’avènement de ce totalitarisme ; l’importance de ses analyses tient à ce que, tout en demeurant quant à l’essentiel fidèle à Heidegger, il a très tôt reconnu l’obsolescence de l’analytique existentiale, qui en effet ne traite que d’un monde ancien et disparu, celui du travailleur manuel et de ses outils : « Dans Être et temps, les usines n’existent pas encore, les analyses ne sont pas simplement non marxistes ou antimarxistes, elles sont prémarxistes et à plus forte raison 1568 précapitalistes », ce qui conduit Heidegger à ignorer « la réalité de l’industrialisation, de la démocratie, de l’étendue du monde contemporain » et ne pas se demander par exemple « quels modes de production […] quels 1569 rapports de propriété » constituent le On. L’œuvre de Günther Anders consiste alors à développer une analytique de l’existence à l’époque de la technique, pour mettre en évidence comment la télévision, l’automobile, la publicité, le consumérisme et le divertissement provoquaient un ébranlement des structures fondamentales de l’existant, qui modifiait sa temporalité et sa spatialité constitutive, et jusqu’à son rapport à la mort, et qu’ainsi dans la totalité de son être l’homme était redéfini par la technique. Günther Anders a en cela conduit les minutieuses analyses phénoménologiques pour démontrer ce qu’affirmait Heidegger en 1952 : « L’essence de la technique règne au travers de notre existence (das Wesen der Technik durchwaltet unsere 1570 Dasein) d’une façon que nous pressentons encore à peine . » La machine tend en effet d’elle-même à la totalisation. La machine diffère radicalement de l’outil, elle n’est pas objet isolé, elle est dispositif articulé dont la seule loi est la performance maximale et qui, dans son articulation, intègre à son dispositif tout ce qui est susceptible de perfectionner son fonctionnement. La machine est ainsi expansionniste, et réduit tout donné au statut de pièce intégrée. Par là même, toute machine est susceptible de devenir pièce d’une autre machine, et dans le principe même de la machine réside l’exigence de la mise en réseau. La tendance inhérente à la machine consiste ainsi à se supprimer en tant que machine pour devenir pièce : dès
lors, « les exemplaires particuliers ne seraient plus machines, mais des pièces de machines. À savoir les pièces mécaniques d’une seule et même 1571 gigantesque machine totale dans laquelle elles auraient fusionné ». La tendance propre à la machine est ainsi de déchoir de son rang de machine pour devenir pièce, mais cette tendance n’est autre que celle de la centralisation et de la concentration du principe machinique qui institue ainsi la machine unique et totale déterminée par l’exigence de performance maximale : « Il n’y a pas d’instrument aujourd’hui qui n’aille pas en rêve à la rencontre de cet état final totalitaire dans lequel il n’existerait plus et ne fonctionnerait plus que comme pièce », et pièce d’une « unique Machinerie, identique à l’ensemble du système mondial de production, et dans laquelle elles cofonctionneraient comme les éléments de cette machine ». Une telle Machinerie totale, d’une part réduisant tout ce qui est, y compris les hommes, au rang de pièces disponibles, et d’autre part les mettant en réseau pour accroître les performances de son fonctionnement, s’identifie alors au monde. La question du totalitarisme apparaît ici dans sa détermination la plus radicale, qui donne à tout étant le même mode d’être et dissout ainsi toute différence ontologique par une réduction au pareil qui porte sur l’essence même de tout ce qui est, et c’est donc le machinisme qui constitue l’essence du totalitarisme : « La tendance au totalitaire appartient à l’essence de la 1572 technique et à l’origine elle vient du domaine de la technique ». À la communauté des hommes se substitue alors « la communauté du peuple des 1573 appareils », et c’est cet Appareillement qui constitue la logique de notre époque : « L’idéal n’est plus le meilleur État mais la meilleure machine. La meilleure machine, ce serait celle qui rendrait superflues non seulement la participation de l’homme (du moins la participation de l’homme en tant qu’homme) mais aussi l’existence d’autres machines, de toutes les autres machines : une machine réunissant en elle et exécutant en tant que Béhémoth absolu et seul réglant toutes les opérations pensables. Cet appareil serait dans un certain sens identique à l’humanité elle-même, puisque tout homme vivrait en lui appartenant – en tant que partie, en tant que matière première, en tant que consommateur ou en tant que déchet – et se référant à lui. Une situation dont nous 1574
connaissons déjà une forme préalable avec l’“État totalitaire”
.»
Ce que l’on appelle aujourd’hui « mondialisation » n’est autre que
l’Appareillement planétaire, qui appareille tout ce qui est dans le réseau compact et serré de ses pièces, et dont la solidarité de structure s’atteste de façon privilégiée dans les phénomènes économiques – par exemple quand une escroquerie financière aux États-Unis provoque des faillites en Europe –, et dont l’infrastructure est aujourd’hui manifeste à tous dans le réseau des réseaux auquel tout un chacun est connecté : « Le monde en tant que machine, c’est vraiment l’État technico-totalitaire vers lequel nous nous dirigeons. Cette tendance découlant du principe même de la machine, de sa pulsion d’auto-extension, elle existe depuis toujours. C’est la raison pour laquelle nous pouvons tranquillement affirmer que le monde en tant que machine, c’est l’empire millénariste vers lequel se sont portés les rêves de toutes les machines depuis la première ; et il est désormais devant nous », écrivait ainsi Günther Anders. La réalité contemporaine du pouvoir est par suite la total-technocratie, et c’est pourquoi le principe démocratique est luimême disqualifié comme populisme, puisque toute expression populaire hétérogène aux normes techniciennes est récusée comme illégitime. Mais aujourd’hui s’impose le constat que « la partie décisive du chemin qui conduit à la machine mondiale se trouve déjà derrière nous. Le Rubicon, nous 1575 e l’avons déjà franchi ». Penser après Marx, penser le XX siècle, c’est alors confirmer son analyse de l’autonomisation du système de l’objectivité, mais pour constater qu’un seuil a été franchi dans la systématisation et l’automatisation de l’Appareil planétaire, et qui a rendu la Machinerie effectivement autonome. Le point critique de la crise a été atteint : « Nous nous sommes détrônés (ou nous nous sommes laissé détrôner) et avons mis à notre place un autre Sujet de l’Histoire, non, le seul autre Sujet possible de 1576 l’Histoire, la technique », et dès lors, face à « l’automatisme du progrès technique […] nous sommes impuissants à arrêter le moteur autonome de 1577 notre propre production ». Prolétarisation totale et obsolescence de la lutte des classes Or, si l’activité militante de Marx a consisté à tenter de conduire le prolétariat à la conscience de classe, c’était précisément pour qu’il se
constitue en Sujet de l’Histoire en lieu et place de la bourgeoisie, après que celle-ci eut rempli le rôle révolutionnaire qui était le sien. C’est cette analyse que reprend Anders, mais pour constater l’échec à dépasser la passivité fondamentale des masses laborieuses, et par suite l’échec du prolétariat à jouer un rôle historique : la classe ouvrière « n’est pas d’emblée un Sujet historique dont les destinées seraient à chaque fois explicables comme les 1578 phases immanentes du développement propre d’une classe », et la Première Guerre mondiale a signé cet échec du prolétariat à se constituer en Sujet de l’Histoire, et a au contraire radicalisé sa soumission à un processus machinique dont il n’était que le combustible. Cette soumission ne doit alors plus être pensée comme rapport de classes, mais comme soumission à la seule puissance effective qui est celle de la technique. Il y a donc obsolescence de la lutte des classes, parce que la différence essentielle n’est pas entre bourgeois et prolétaires, mais entre les hommes et la Machinerie : « La question est devenue neutre. Elle court à travers tous les groupes sociaux : la différence entre le problème que la télévision pose à un grand bourgeois et celui qu’elle pose à un membre de la middle class est infime. Et distinguer le problème que la bombe atomique pose à un membre de la middle class de celui qu’elle pose à un prolétaire est complètement 1579 absurde . » Obsolescence n’est pas disparition : il y a, d’évidence, toujours distinction entre classes sociales, et il y a toujours des luttes sociales qui ont leur légitimité propre. Mais l’antagonisme de classe n’est plus essentiel, il a perdu toute force historique parce que la distinction entre bourgeois et prolétaires est vide de sens face à la domination de la technique ; la distinction est totalement intégrée à la Machinerie et ne joue plus désormais que sur des niveaux de revenus. À partir du moment où le point critique a été atteint, c’est-à-dire où la Machinerie est effectivement devenue autonome, alors tous les hommes sont condamnés à l’hétéronomie, et ce quelle que soit leur position sociale. En cela, et d’un point de vue ontologique et non plus social, tous les hommes sont prolétaires, et l’obsolescence de la lutte des classes est en réalité l’effet d’une prolétarisation totale de l’humanité : « Nous allons mener une vie hétéronome, non, nous menons déjà une telle vie. C’est
pour cette raison que nous devenons tous des prolétaires. Non, nous sommes tous déjà devenus des prolétaires. Au regard de la nouvelle opposition technique/humanité, la lutte des classes au sens traditionnel est devenue 1580 insignifiante . » Parce que le Dispositif redéfinit l’homme en son être et qu’il est puissance totale, il impose à tout homme, quelle que soit sa fonction, le même mode d’être que Anders définit comme « médialité » (Medialität). L’essence de l’existant est aujourd’hui la médialité, c’est-à-dire 1581 l’instrumentalité : il n’est jamais que le moyen et l’instrument du Dispositif machinique, c’est-à-dire qu’il n’est ni actif ni passif. Jamais passif, parce que toujours mobilisé pour faire fonctionner la Machinerie, mais jamais actif, parce que son action n’est jamais la sienne : « L’existence de l’homme actuel n’est plus, la plupart du temps, pure “activité” ou pure “passivité”. Il n’est plus ni complètement actif ni complètement passif, mais plutôt neutre, à mi-chemin entre l’activité et la passivité. On peut donc qualifier son existence 1582 de médialisée . » Dès lors, le développement de la Machinerie « ne va pas dans le sens d’une liberté de l’homme, mais dans celui d’un totalitarisme des instruments. Et nous les hommes, en tant qu’élément de ce monde des instruments, nous sommes dans le meilleur des cas des prolétaires, mais 1583 probablement bien pire que cela ». L’obsolescence de la lutte des classes est donc exactement l’inverse de ce que veut y voir l’idéologie contemporaine – dans le chromo édénique de la « mondialisation heureuse » –, qui prétend que l’élévation du niveau de vie conduit à supprimer le prolétariat par un embourgeoisement universel : elle tient au contraire à une prolétarisation totale qui dépossède et dessaisit tout homme de sa propre existence dans et par une extension universelle de 1584 l’aliénation qui est sa totalisation . La problématique marxienne de l’action révolutionnaire se voit alors remise en question à sa racine : non pas cependant parce que le prolétariat aurait disparu, mais parce qu’il est radicalement médialisé, et en cela dépossédé de toute activité : par 1585 l’universelle médialisation, « l’action a déjà été abolie en tant que telle ». L’homme est prolétaire, mais il n’agit plus, il s’agite, et l’agitation a remplacé l’action ; l’obsolescence de la lutte des classes n’est pas incompatible avec la
multiplication des conflits sociaux : mais ceux-ci ne relèvent plus désormais que de l’agitation – et c’est bien ce que l’on constate aujourd’hui, où l’action de protestation a sombré dans la figure dérisoire et inoffensive du happening, ou bien dans des explosions de rage qui restent totalement intégrées au 1586 Dispositif . Bien plus, l’emprise du Dispositif étant effectivement totale, cette agitation définit l’existence de l’homme aussi bien dans son « travail » que dans ses « loisirs » – catégories elles-mêmes obsolètes –, et c’est pourquoi la diminution du temps de travail ne constitue en rien une échappatoire : Günther Anders soulignait que « la phrase de Marx selon laquelle “la réduction de la journée de travail est la condition fondamentale” de l’“épanouissement” du “véritable règne de la liberté” nous semble venir 1587 d’une autre époque ». La réduction du temps de travail n’est en effet qu’augmentation du temps de loisir, et le loisir, analysait Günther Anders dès 1956, n’est jamais qu’un « travail à domicile », où l’homme continue à s’agiter pour faire fonctionner la Machinerie – et ce « travailleur à domicile » est très particulier, puisque, « au lieu d’être rémunéré pour sa collaboration, il doit au contraire lui-même la payer […]. Sa propre servitude, celle-là même qu’il contribue à produire, il doit l’acquérir en l’achetant puisqu’elle est, elle aussi, 1588 devenue marchandise ». La marge de manœuvre laissée à chacun est réduite au minimum, elle est surtout circonscrite par le Dispositif, et toute tentative pour ajuster le fonctionnement de la Machinerie demeure dominée par son fonctionnement général et soumise à son impératif d’efficacité, si bien que « même les programmes économiques ne sont plus que les superstructures des technological requirements ». Anders suggérait que « peut-être les révolutions connues de notre époque, qui se présentaient comme des actions politiques et même salutaires, ne sont-elles que des déguisements, et dans le meilleur des cas des méprises. En réalité, les bouleversements obéissaient à des exigences techniques » – et c’est bien ce que met en lumière l’expérience soviétique. Dès lors, « espérer que les nonlibertés décrites auparavant disparaîtront avec l’éventuelle fin du capitalisme serait insensé, puisqu’elles sont bien plus les conséquences de la technique 1589 que celles des rapports de propriété » : il faut en conclure que « la
transformation des rapports de propriété n’a pas conduit et ne conduira pas à 1590 un changement au regard des conséquences de la technique ». e Penser le XX siècle, c’est donc constater que le point critique a été atteint et que la Machinerie est effectivement à la fois seul Sujet de l’Histoire et qu’elle s’identifie au monde : mais c’est surtout constater quelle est l’efficace e de cette machine totale. Les quatre événements cardinaux du XX siècle que sont Verdun, Auschwitz, Hiroshima et Tchernobyl mettent en évidence la puissance d’annihilation sise au cœur de la machine totale, et qui constitue son essence : le nihilisme. « Si quelque chose a changé », poursuivait Günther Anders, « c’est en pire : aujourd’hui, c’est l’humanité dans sa totalité qui peut 1591 e être tuée ». Le XX siècle a en effet conquis une possibilité, qui, quand bien même ne se réaliserait-elle jamais, demeure un irrémédiable et constitue l’horizon indépassable de notre temps : la possibilité de la destruction de l’humanité. Un tel constat ne relève en rien du « pessimisme », puisqu’il ne s’agit pas de porter un jugement sur l’avenir en spéculant sur l’effectuation plus ou moins probable, plus ou moins proche, plus ou moins complète, de cette possibilité : il s’agit de prendre acte de cette possibilité, qui est irréversible, puisque « nous ne pouvons plus désapprendre les méthodes de 1592 l’autoanéantissement ». « Même si elle n’a jamais lieu, la possibilité de notre destruction définitive constitue la destruction définitive de nos 1593 possibilités », écrit ainsi Anders : et, de fait – et pour n’évoquer que la question du nucléaire –, les 245 réacteurs nucléaires militaires, 435 réacteurs nucléaires civils et 20 000 têtes nucléaires de missiles balistiques en fonction ou en réserve en 2011 suffiraient à supprimer toute trace de vie sur Terre, et seule la propagande auprès de masses réputées ignares d’une avant-garde de techniciens professionnels détenteurs du sens de l’Histoire (le « progrès technique ») peut alors prétendre que tout est sous contrôle et le sera pour les siècles des siècles – mais ceux-ci, comme les bolcheviks avant eux, ne sont, « sans le savoir, que les porteurs et les représentants de l’attribution du 1594 pouvoir absolu à la pure puissance », c’est-à-dire qu’ils se définissent par 1595 l’irresponsabilité toute-puissante propre à l’exterminateur .
§ 40. LA PENSÉE COMME APOCALYPTIQUE
Principes d’une tératologie phénoménologique Irreprésentabilité et imperceptibilité. – Il serait possible de définir la pensée par la mise au jour de la possibilité, quand les sciences ne se préoccupent jamais que de l’effectivité. L’événement de notre temps est la possibilité de l’annihilation totale. En quoi la tâche de la pensée est d’aborder la question du nihilisme : mais la question du nihilisme doit être conçue comme possibilité de l’annihilation, c’est-à-dire comme « annihilisme » 1596 (Annihilismus) . La tâche de la pensée est de penser cet événement, qui nous fait subir une mutation de notre propre statut ontologique : nous sommes en lui « passés du “genre des mortels” au “genre mortel”. Une véritable révolution, une révolution qui est encore plus profonde que celle que l’on tenait jusqu’à présent pour la plus profonde, à savoir celle que nos ancêtres ont dû vivre avec l’écroulement de leur image géocentrique du 1597 monde vieille de plusieurs milliers d’années ». Cette mutation nous contraint non plus à nous confronter à notre finitude personnelle dans cette tension vers la fin qu’est le rapport à la mort, mais à nous confronter désormais à la finitude de l’humanité comme telle et à la possibilité de son 1598 anéantissement. Notre époque est en cela celle du « Danger absolu »: c’est-à-dire que l’Absolu y existe comme danger, et en vérité que l’Absolu dont Hegel avait vu la parousie n’est autre que ce Dispositif total, et ce 1599 Danger. La métaphysique en tant que telle est nihilisme , et l’accomplissement de la métaphysique comme Machinerie totale est alors ce Dispositif qui est la possibilité de l’annihilation. Le seuil qui a été franchi est précisément celui de l’absolutisation du Danger, qui se délie, se détache (absolvere) de toutes conditions, et dès lors aucune action empirique, aucune insurrection, aucune modification des rapports de pouvoir ne serait susceptible de supprimer la possibilité de l’annihilation totale sise au cœur du Dispositif planétaire. C’est alors la responsabilité propre à la pensée que de donner à voir le Danger. Le jugement personnel, l’opinion commune ni la science ne peuvent
appréhender le Danger en sa totalité, qui, rivés au point de vue borné de l’entendement fini, ne peuvent que l’analyser en parties isolées, traitées séparément, et ne prendre ainsi pour objet que des déterminations unilatérales. Le Danger est absolu, donc il est invisible et inassumable, et 1600 dénié – et le déni du danger nucléaire pourtant manifesté par Tchernobyl est en effet massif. Ce déni n’est pourtant pas contingent, il est en réalité imposé à la fois par l’absoluité du Danger et par sa radicale nouveauté. Dans son livre sur Tchernobyl, Svetlana Alexievitch écrivait ainsi : « Il s’est produit un événement pour lequel nous n’avons ni système de représentation, ni analogies, ni expérience. Un événement auquel ne sont adaptés ni nos yeux, ni nos oreilles, ni même notre vocabulaire. Tous nos instruments intérieurs sont accordés pour voir, entendre ou toucher. Rien de cela n’est 1601 possible. Pour comprendre, l’homme doit dépasser ses propres limites . » C’est pourquoi la question du Danger doit également porter sur l’aveuglement sur le Danger, qui fait partie du Danger : « Le véritable danger aujourd’hui 1602 consiste dans l’invisibilité du danger », écrivait Günther Anders, et il l’expliquait par la « divergence (Diskrepanz) entre ce que nous sommes capables de produire (herstellen) et ce que nous sommes capables de nous 1603 1604 représenter (vorstellen) », qu’il nomme « décalage prométhéen » : « Entre notre capacité de production et notre capacité de représentation un fossé s’est ouvert, qui va s’élargissant de jour en jour ; notre capacité de production – aucune limite n’étant imposée à l’accroissement des performances techniques – est sans borne, notre capacité de représentation 1605 est limitée par sa nature . » Le Danger est précisément illimité, il dépasse toutes les facultés humaines de perception et de représentation comme de compréhension : « Par son immensité, la menace demande trop à notre capacité limitée de compréhension (celle de notre perception aussi bien que de notre imagination) ; elle “ne tient pas en elle” ; elle l’“excède”, elle ne se 1606 laisse pas inscrire dans les dispositions de l’individu ou de la société . » Le Danger est en cela rigoureusement irreprésentable, en ce qu’il surpasse les possibilités mêmes de la représentation. La tâche de la pensée est alors de le donner à voir : elle ne peut pourtant
plus se contenter d’élaborer les concepts pour rendre compte de ce qui est donné dans l’intuition, puisque précisément le Danger demeure insensible et ne se donne pas. Rien ne manifeste le Danger, l’homme n’est jamais confronté qu’à de banales pièces qui font l’ordinaire de son environnement quotidien : Anders note en revenant d’une visite au camp d’Auschwitz que les 1607 boîtes de Zyklon B ressemblent à des pots de confiture ; de même, une centrale nucléaire apparaît dans le paysage comme une usine parmi d’autres ; le CERN ressemble au siège de n’importe quelle entreprise ; et la radioactivité est par excellence cette présence insensible du Danger, qui ne se révèle que par la médiation d’instruments de mesure. Le propre de la Machinerie planétaire est d’être non seulement irreprésentable, mais aussi imperceptible, et c’est pourquoi elle pose des questions d’ordre phénoménologique : « Ce genre d’instrument n’est plus de l’ordre du phénomène, si l’on définit le phénomène avec Heidegger comme quelque chose qui se montre. Ils ont, au contraire, tout intérêt à ne pas montrer ce qu’ils sont et donc à se cacher […]. Le mystère, aujourd’hui, ce sont les instruments colossaux et les complexes d’instruments, puisque ceux-ci ne sont visibles qu’en apparence mais restent en vérité invisibles. Chercher à 1608 percevoir leur sens au moyen de nos sens serait une entreprise absurde . » Cette invisibilité de la Machine totale est structurelle, puisque le propre de son fonctionnement réside à la fois dans la division extrême des tâches qui n’assigne chacun qu’à une perspective en son sein, et dans la fonctionnarisation qui est déresponsabilisation. Chacun est en cela dépossédé des moyens de l’appréhender, en même temps qu’il est déchargé de toute responsabilité face à une menace qui surpasse toute possibilité humaine d’action. « Par son énormité (c’est-à-dire du fait même qu’elle est trop grande pour être seulement mienne ou tienne), la catastrophe nous décharge de notre peur de la même manière exactement que les grandes entreprises et les grandes actions auxquelles nous collaborons en tant que travailleurs nous exonèrent de notre responsabilité », écrivait ainsi Günther Anders, et il reconnaissait dans cette décharge l’essence même de la technique : « S’il y a quelque chose qui caractérise notre époque dans sa totalité, un trait qui est le
commun dénominateur aux plus divers phénomènes actuels, du confort à la servitude, de l’image télévisuelle aux camps d’extermination, c’est précisément cette décharge (Entlastung). Et le fait qu’on nous exonère, par la forme d’activité technique de la plupart des choses et des plus importantes 1609 d’entre elles signifie qu’on nous les dérobe . » C’est donc la Machinerie qui produit sa propre invisibilité en réduisant l’homme lui-même à l’une de ses parties infimes, qui ne peut jamais avoir sur elle de vision d’ensemble : et ce fut bien là le sens de toute l’organisation du processus nazi d’extermination que de ne jamais confronter ses victimes qu’à des situations ordinaires et en soi peu inquiétantes, afin qu’aucune étape de la chaîne ne puisse à elle seule vérifier l’hypothèse du génocide et ainsi qu’aucune victime ne puisse jamais appréhender l’imminence de son annihilation. La difficulté de la phénoménologie de la technique tient à ce que le sujet lui-même est dépossédé par la Machinerie des conditions mêmes qui lui permettraient de la penser : la perspective qui est la sienne sur la Totalité n’est jamais qu’une fonction interne à cette Totalité, et elle est définie par l’Appareil. En d’autres termes, le sujet n’est plus l’instance constituante ; en tant qu’assujetti, il est lui-même constitué : « Le monnayeur qui frappe la monnaie et la monnaie qu’il frappe ont été intervertis. S’il y a des sujets qui frappent quelque chose aujourd’hui, ce n’est pas nous, qui frappons les 1610 instruments, mais à l’inverse les instruments qui nous frappent . » Il y a ainsi une « inversion de la frappe » qui fait que ce n’est plus le sujet qui constitue la matière première du donné en lui imposant la forme de son εἶδος, mais à l’inverse c’est lui qui est matière première : notre époque est celle de la 1611 mutation de l’homme qui passe « d’Homo faber à Homo materia », et ce statut de matière à mettre en forme s’atteste quotidiennement dans l’emprise de l’information – et de l’information en continu – qui met en forme en imposant ses formes, déchargeant ainsi chacun de l’activité de constitution de ses représentations et de création de ses contenus de pensée pour les lui imposer par l’intermédiaire de ses écrans – et l’homme aujourd’hui passe en effet le plus clair de son temps en face-à-face avec les écrans de ses téléviseurs, ordinateurs, Smartphone et autres dispositifs informatifs. La
difficulté considérable de la phénoménologie de la technique est que les conditions mêmes de la constitution du donné par le sujet sont encastrées dans la Machinerie, déformées, et finalement imposées par son dispositif : « Dans les prédictions de nos experts », insistait ainsi Anders, « on n’a jamais trouvé l’idée que nos catégories pourraient s’altérer ou que notre être spatial et temporel – c’est-à-dire les “formes de l’intuition” – seraient déjà sur le point de s’altérer. Car il n’y a pas que notre “âme” qui entre en mutation sous 1612 l’influence de la révolution industrielle, notre intellect aussi . » C’est pourquoi la télévision est l’un des phénomènes les plus importants de notre temps, en ce qu’elle constitue aujourd’hui la mondanéité même du monde : le tout y est réduit au rang de spectacle, et par là même le sujet transcendantal se voit redéfini comme téléspectateur, monade technologique solitaire en laquelle se reflète la totalité de l’univers. S’impose alors la tâche d’une « critique du sentiment pur, en un sens kantien, une topologie des limites dans lesquelles nos sentiments restent 1613 cantonnés ». Ce cantonnement est précisement l’intrication dans l’appareil. Les individus sont ainsi patiemment, méticuleusement, insensiblement configurés par ceci même qu’il leur faudrait penser, ils se trouvent ainsi parfaitement encastrés dans ce avec quoi il leur faudrait prendre distance pour appréhender le gigantisme de ses proportions. L’information en continu des individus par l’intermédiaire des écrans du Dispositif spectaculaire est le divertissement, et le divertissement est en cela aujourd’hui la puissance de formation fondamentale de l’homme : et, en effet, « la façon dont nous rions, marchons, aimons, parlons, pensons ou ne pensons pas aujourd’hui, nous ne l’avons apprise que pour une part des plus insignifiantes de nos parents, de l’école ou de l’Église, et presque exclusivement de la radio, des magazines, des films ou de la télévision, bref 1614 du divertissement ». Le divertissement non seulement nous forme, mais encore il nous divertit : il fait diversion, non seulement en réduisant tout événement au rang de divertissements tous pareils, et surtout en faisant de la distraction le rapport même de l’individu au donné, et la distraction est bien le contraire de l’attention par laquelle un sujet peut être acteur de sa pensée : la
distraction est déstructuration du sujet ainsi dépossédé de la concentration par 1615 laquelle il peut se ressaisir et s’affirmer comme un soi . C’est pourquoi Anders pouvait affirmer que « le divertissement est terreur », en ce qu’il constitue une puissance de conformation totale : « Les systèmes dictatoriaux qui dépendent encore de la matraque ou de menaces de liquidation sont lamentablement archaïques ; ils sont en tout cas incomparablement moins puissants que ceux qui peuvent déjà compter sur le divertissement. Plus aucune des puissances qui nous forment et nous déforment aujourd’hui n’est 1616 assez forte pour entrer en concurrence avec le divertissement . » Cette formation continue de l’individu par le divertissement est alors son adaptation constante, par laquelle il devient adéquat à la Machinerie, à son fonctionnement et à ses modes de représentation. L’intégration ou encastrement des individus dans la Machinerie est adéquation : « C’est parce que nous commençons par nous adapter aux instruments, non, cette formule suppose encore trop de spontanéité, c’est parce que les instruments commencent par nous adapter à eux que cette adéquation a lieu, l’adequatio 1617 producti et hominis . » Si le Danger est invisible, c’est que chacun ne vit jamais que l’adéquation entre ses intentions (formatées par la Machinerie) et ses intuitions (satisfaites par la Machinerie) : chacun ne vit donc que dans la plénitude de l’évidence, et dans l’insouciance, et c’est pourquoi il y a une 1618 « terreur de la consommation » qui intègre chacun dans l’universalité immanente de la substance (le Fonds) et, en mettant immédiatement à disposition tout ce qui est susceptible de le satisfaire, éradique le manque et le désir, c’est-à-dire la négativité et l’absence, par lesquels le sujet conquiert la singularité de son soi. Le « manque de manque » (Mangel an Mangel) est alors l’oppression étouffante propre à la société de consommation : « Nous vivons dans un monde où tout nous est présenté, où tout est présent pour 1619 nous, dans un monde sans manque . » Imagination et exagération. – La tâche de la pensée relève de la phénoménologie, en ce qu’il lui faut mener au paraître ce qui de prime abord ne se manifeste pas. Mais elle ne relève plus primairement de l’élaboration de concepts susceptibles de rendre compte de ce qui est donné dans l’intuition,
puisque cette intuition ne donne rien. La nouveauté de la tâche à laquelle la pensée est confrontée consiste, ainsi, non plus à user de l’entendement pour constituer les données de la sensibilité (ce qui définit la phénoménologie kantienne), ni à se focaliser sur l’intuition comme source de droit de tout phénomène (ce qui définit la phénoménologie husserlienne), mais à produire une intuition absente. Elle ne repose donc plus sur le principe de raison, ni sur le principe d’intuition, mais sur un principe d’imagination : Kant reconnaissait en effet une « imagination productrice (produktive Einbildungskraft) », comprise comme « faculté de se représenter un objet dans l’intuition même sans sa présence », c’est-à-dire « faculté de présentation 1620 originaire de l’objet précédant l’expérience ». La pensée se trouve en cela décontenancée, puisque l’effort de l’imagination doit remplacer l’effort du concept par laquelle en tant que philosophie elle se définissait : « Nous ne deviendrons capables – si tant est que nous puissions le devenir un jour – de saisir adéquatement et de juger les instruments actuels que si nous faisons travailler notre imagination, c’est-à-dire le rapport de notre perception à la vérité – c’est cet effort qui doit aujourd’hui prendre la place de l’effort du 1621 concept hegélien . » Seul cet effort de l’imagination est susceptible de déborder l’adequatio producti et hominis, et d’appréhender ainsi l’énormité du Dispositif autrement irreprésentable et imperceptible : « Notre monde d’instruments, qui est fait de monstres, est soit insignifiant et invisible de luimême, soit volontairement soustrait à nos regards. Mais celui qui, à la place des yeux – qui aujourd’hui ne servent plus à rien –, possède de l’imagination voit la monstruosité actuelle dans l’absence d’apparence ou de visibilité des 1622 monstres . » Comme le disait déjà Marx dans Le Capital, « nous nous sommes tirée une capuche sur les yeux et les oreilles pour pouvoir faire comme si les monstres 1623 n’existaient pas ». La phénoménalisation du Danger est alors l’« exagération » (Übertreibung), qui consiste à manifester un Danger illimité à une âme limitée, à manifester une Machinerie énorme à un individu normal parce que normalisé. L’exagération est une déformation, mais seule cette déformation fonde la possibilité d’une appréhension de l’énormité : aborder le
Danger, c’est en effet se confronter à des « phénomènes (Erscheinungen) qui refusent d’apparaître », « des phénomènes qui sans cette déformation resteraient inidentifiables et invisibles » (ohne diese Entstellung 1624 unidentifizierbar oder unsichtbar bleiben werden) ». L’exigence d’exagération prête facilement à contresens pourtant – et c’est d’ailleurs la réaction spontanée de l’individu assujetti, quand il est confronté à l’évocation du Danger, de le dénier en affirmant : « Il exagère ! », parce que rien dans le confort de son existence normalisée ne correspond à cette énormité. Mais l’exagération n’est pas déformation du réel, elle est déformation de la représentation, et en cela phénoménalité adéquate à ce qu’il y a à penser : elle « n’est qu’un reflet partiel de l’exagération qui a réellement lieu aujourd’hui : elle n’est que l’exposé exagéré de ce qui a déjà été produit dans 1625 l’exagération ». En d’autres termes, c’est la Chose même – l’énorme Dispositif de production totale – qui dépasse toute mesure, et l’exagération est alors bien la seule façon de donner à voir le sans-mesure : la déformation (Entstellung) est ce qui tente de mener la représentation (Vorstellung) au niveau d’une puissance de production (Herstellung) illimitée. La masse critique : le nucléaire. – Un tel effort de l’imagination, qui pallie la pauvreté de l’intuition et l’impuissance du concept, s’impose d’ailleurs de lui-même. Ainsi, face à une bombe atomique, aucune intuition ne me révélera quoi que ce soit : face à la Tsar Bomba, par exemple – bombe à hydrogène soviétique produite en 1961 –, je n’aurais pas d’intuitions différentes de celles que j’ai face à un autobus ou une turbine hydro-électrique. Par ailleurs, l’objectivité s’avère impuissante à constituer ce donné : elle ne peut que l’élaborer dans les concepts communs à tout objet, et je pourrais ainsi constater qu’elle fait 8 m de long pour 2 m de diamètre, qu’elle est grise et en acier, qu’on a pris soin de peindre ses ailerons en rouge pour faire joli, qu’elle ressemble à un gros suppositoire. Face à ce donné si pauvre et à l’impossibilité du concept à lui procurer son sens, seul l’effort de l’imagination est à même de produire ce que la chose ne donne pas : il me faudrait me concentrer sur cette chose anodine et me dire que sa puissance est de 100 Mt quand la bombe d’Hiroshima faisait 0,015 Mt, que si elle était
lancée sur l’île de la Cité la boule de feu de l’explosion aurait les dimensions de Paris intra-muros et la totalité de l’Île-de-France serait dévastée, que le champignon atomique aurait la hauteur de l’épaisseur de l’atmosphère terrestre et qu’une partie se disperserait dans l’espace, que l’éclair de l’explosion serait visible depuis les Pyrénées, que les effets des radiations se feraient sentir pendant des siècles… Seule une telle activité de l’imagination productive peut alors me procurer l’intuition manquante – et ce type d’effort s’impose d’ailleurs de lui-même dans tout pèlerinage, quand par exemple au camp d’Auschwitz le recueillement et la concentration sont seuls à même de manifester ce qui y est en jeu malgré la banalité de ses baraquements. Cette intuition produite par l’imagination, pourtant, semble identifiable par le concept d’arme : la bombe en cela ne relèverait pas de l’objectivité, mais de cette modalité fondamentale de la constitution du donné qu’est l’ustensilité. Mais la bombe excède tout concept d’outil. Un outil est en effet un moyen, et le propre du moyen est de disparaître dans sa fin. Or l’utilisation de la bombe détruirait toute fin pour laquelle elle pourrait être un moyen. Avec l’utilisation de l’arme atomique, souligne Anders, « le moyen ne s’abolirait pas dans la fin ; c’est l’inverse qui arriverait. La fin disparaîtrait dans l’effet 1626 du prétendu moyen ». Un fusil est encore une arme, en ce qu’il est un moyen de tuer qui prend son sens par rapport à un objectif bien précis (se défendre ; braquer une banque), et, quel que soit le jugement porté sur son usage (légitime ; criminel), il acquiert son statut en étant strictement réduit au moyen d’une fin dont il se distingue (sauver sa vie ; être riche). Cette distinction est impossible avec l’usage de la bombe : « L’ampleur de son effet est si énorme, son rayon d’action dans l’espace et dans le temps est si illimité, 1627 que la bombe est par essence vouée à dépasser son objectif . » Que la bombe ne soit pas réductible à un moyen, c’est ce que met en évidence l’usage qui en est fait depuis 1945 – à savoir la dissuasion : celle-ci est un chantage, mais l’originalité de ce chantage est de porter tout autant sur les maîtres-chanteurs que sur ceux qu’ils menacent, et l’usage à grande échelle de l’arsenal nucléaire serait désastreux non seulement pour les populations visées, mais pour toutes les populations de la planète. Le « caractère total de
la menace qu’elle fait peser » est alors le signe de « son incapacité à viser une 1628 cible », et son mot d’ordre n’est pas : « Ou bien vous acceptez mes conditions, ou bien je vous détruis », mais bien : « Ou bien vous acceptez mes conditions, ou bien je nous détruis. » La dissuasion est moyen de pression, mais ce moyen est la destruction de toute fin. Ce caractère total de la bombe s’atteste dans l’autre usage qui en a été fait depuis 1945 – à savoir, l’expérimentation. La bombe se caractérise en effet par l’impossibilité de distinguer son expérimentation de son utilisation : « L’insularité du champ d’expérimentation est une caractéristique de l’essai technique : les expériences se déroulaient toujours à l’intérieur de limites étanches ; elles laissaient intacte la réalité elle-même. » Or aujourd’hui « les expériences nucléaires ne sont plus des expériences » – autrement dit, c’est la planète entière qui constitue le champ de l’expérience : « Les effets sont si énormes qu’au moment où a lieu l’expérience, le laboratoire devient coextensif au 1629 globe . » Ainsi, lors de l’unique essai de la Tsar Bomba dans un archipel de l’océan Arctique le 30 octobre 1961 – essai réduit à mi-puissance afin, disait Khrouchtchev, que « tous les miroirs de Moscou ne soient pas brisés » –, l’éclair de l’explosion a été vu à plus de 1 000 km et l’élévation du taux de radioactivité s’est fait sentir sur toute la planète ; de même pour les effets des accidents de Tchernobyl ou de Fukushima ; et les tentatives d’insulariser, au sens propre, les expériences en opérant les tirs en profondeur dans les atolls de Polynésie n’a fait que créer des bombes à retardement, susceptibles de lâcher dans l’atmosphère ou l’océan l’énorme réserve d’éléments radioactifs contenue dans les poches souterraines créées par les explosions. Aucune expérience nucléaire n’est jamais achevée : l’expérience est en cours, et les Paumotus sont condamnés à perpétuité à vérifier l’hypothèse du confinement durable – et, comme l’on sait, aucune hypothèse scientifique n’est vérifiable, elle n’est jamais qu’en attente de sa falsification. La machine nucléaire n’est pas un objet, elle n’est pas non plus un outil : et, en effet, à l’époque de la technique il n’y a plus d’objet ni d’outil, mais seulement des pièces de l’agencement interne à la Machinerie. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle pièce. La production d’énergie nucléaire,
instantanée dans le cas d’une bombe ou différée dans celui d’un réacteur, consiste à conduire une quantité de matière à la masse critique, afin de déclencher en son sein un processus de réaction en chaîne : l’énergie nucléaire repose sur le déclenchement, la mise en branle d’un processus autonome, qui ensuite se développe de lui-même et en lui-même. Et cette autonomisation est celle de la matière, posée comme substance même du réel : l’énergie nucléaire procède de l’identification de la matière à l’énergie 2 (E = mc ), qui transfère l’agir à la matière et déchaîne sa puissance illimitée. Le nucléaire est la condensation, dans un dispositif machinique, du processus par lequel « l’étantité s’est dispersée dans la pure machination, de telle sorte 1630 qu’à travers elle l’étant parvient à la puissance illimitée ». Le processus de totalisation se déploie aux temps modernes comme atomisation et 1631 massification, et le nucléaire est le cœur même, le réacteur , du Dispositif de la mise-en-pièces du tout, c’est-à-dire de son atomisation, qui dans le même moment réduit ces pièces à la quantité de puissance issue de leur agencement. Elle déploie en cela effectivement la réduction universelle à la particule élémentaire par laquelle la modernité occidentale aborde tout ce qui est, et il importe de souligner que « le savoir de la science a déjà détruit les choses en tant que choses, longtemps avant l’explosion de la bombe 1632 atomique ». La bombe atomique n’est donc pas une machine parmi d’autres, mais l’effectuation de l’essence même de la machination, laquelle se déploie totalement, et comme Totalité, et qui agence tout ce qui est, y compris les hommes, dans la structure de la machine afin d’en déchaîner la puissance cumulée. La difficulté à penser le nucléaire tient ainsi à ce qu’il ne s’agit pas d’aborder des machines dans le monde, mais de concevoir l’atomisme comme essence même de la structure du tout de l’étant, c’est-à-dire de reconnaître que nous sommes « à l’intérieur de la situation atomique », et Anders 1633 évoquait ainsi un « totalitarisme atomique » en ce que la Totalité est fragmentée en particules élémentaires ensuite menées à la masse critique pour en déchaîner la puissance. Ainsi soumis au déploiement de cette puissance, l’homme est déjà annihilé en son essence, et Heidegger pouvait ainsi affirmer
que « ce n’est pas la bombe atomique, dont on discourt tant, qui est mortelle en tant que machinerie de mort particulière. Ce qui depuis longtemps déjà menace l’homme de mort, et non pas simplement d’une mort quelconque mais de celle de son essence humaine, c’est l’inconditionnel du pur vouloir au sens de l’auto-imposition délibérée en tout et contre tout […]. Ce qui menace l’homme en son essence, c’est l’opinion selon laquelle la production 1634 technique mettra le monde en ordre . » L’époque de la technique doit en cela se définir comme l’« âge atomique » (das Atomzeitalter), celui où toute puissance de mise-en-œuvre (ἑνέργεια) a été déléguée à la matière, en quoi elle accomplit le transfert de souveraineté de l’être dans l’étant qui définit la métaphysique : « L’âge atomique, entendu comme époque planétaire de l’humanité, est caractérisé par ce fait que la puissance du très puissant Principe de raison se déploie d’une façon troublante et dépaysante, pour ne 1635 pas dire qu’elle se déchaîne . » Et l’œuvre propre à la mise-en-œuvre de cette énergie est la destruction, pleinement déployée dans le cas d’une bombe, contenue dans le cas d’un réacteur : le déchaînement du Principe de raison est l’annihilation, qui manifeste le nihilisme comme son essence même. Pour la pensée, qui ne s’en tient jamais à l’effectivité mais élargit l’amplitude de son intuition jusqu’à appréhender la possibilité même, il faut alors constater que l’être même aujourd’hui est imminence de la menace, et en cela que l’effroyable a déjà eu lieu : « L’homme ne peut pas détacher sa pensée des suites que pourrait avoir l’explosion de la bombe atomique. L’homme ne voit pas ce qui, depuis longtemps déjà, est arrivé : ce qui s’est produit comme ce qui projette hors de soi la bombe atomique et son explosion, mais dont ce n’est là que la dernière déjection. Pour ne rien dire de cette unique bombe à hydrogène dont la détonation initiale, pensée dans ses possibilités les plus éloignées, pourrait suffire à éteindre toute vie sur terre. Qu’attend encore cette 1636 angoisse désemparée, alors que l’effroyable a déjà eu lieu ?» Le sublime et le Monstrueux. – La réalité du pouvoir est aujourd’hui technocratique, et s’il faut récuser la légitimité des pseudo-élites, c’est précisément pour leur compétence, qui est soumission totale et bornée aux règles de fonctionnement d’une Machinerie jamais appréhendée comme telle,
et Anders constatait ainsi que « nous sommes en danger de mort à cause d’actes de terrorisme perpétrés par les hommes sans imagination et les 1637 analphabètes du sentiment qui sont aujourd’hui tout-puissants ». C’est donc à l’imagination de s’accroître jusqu’à viser « la totalité de la 1638 menace » (die Totalität der Bedrohung). L’effort par lequel l’imagination progresse vers la totalité est ce que Kant nommait le jugement du sublime. Le propre du jugement du sublime consiste en effet à procurer « une appréhension contraire à toute finalité pour notre faculté de juger et inadéquate à notre faculté de présentation et qui en quelque sorte fait violence 1639 à notre imagination ». L’imagination, « en tant que faculté de connaître 1640 productive, dispose d’une grande puissance pour créer », elle est en cela « une extension de l’esprit qui se sent capable de dépasser les limites de la 1641 sensibilité » : l’imagination a la puissance de créer des représentations qui surpassent à la fois l’entendement et l’intuition. Une telle représentation est ce que Kant nomme « idée esthétique », c’est-à-dire « cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser sans pourtant qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire sans qu’aucun concept ne puisse lui être approprié et, par conséquent, qu’aucun langage ne peut exprimer complètement ni rendre 1642 intelligible ». Si, donc, la mise au jour du Danger relève de l’imagination et non plus de plus de la raison, de l’entendement, ni de la sensibilité, c’est en ce sens précis que la pensée n’a plus à produire des idées de la raison, des concepts ni des intuitions, mais des idées esthétiques. La création de l’idée esthétique par l’imagination n’est pas celle d’une chimère, mais l’élargissement de l’amplitude de l’intuition qui lui permet de se voir donner ce qui échappe à la pure présence : c’est en cela qu’elle permet de se délivrer du conditionnement de l’intuition par les formes de l’espace et du temps, et de son assignation à l’immédiateté du hic et nunc. L’imagination permet de se confronter à un donné qui échappe à la présence (Anwesen) de l’intuitionné et qui, du point de vue de ses conditions, apparaît comme absence (Abwesen) : mais, ce faisant, elle se voit pourtant donner une essence (Wesen), qui est alors distincte de toute existence. Et c’est en effet le propre d’une menace que de se faire sentir hors de toute présence immédiate : la menace n’est jamais
qu’une possibilité qui plane au-dessus de toute effectivité, mais dont l’imminence affole l’intuition même que l’on peut avoir de cette effectivité. La menace est imminence, elle échappe à toute saisie de la présence : elle ne peut en cela jamais être appréhendée dans un cadre qui réduit tout donné à sa 1643 présentification, et impose cette « herméneutique pronostique » qui reconnaît dans ce donné le signe de ce qui s’annonce, qui est certes absence, mais que l’imagination a précisément le pouvoir de présentifier. Bien loin d’être renonciation à la rigueur de la pensée, l’idée esthétique lui fournit alors l’accès à son lieu le plus propre, en ce qu’elle surpasse toute possibilité du connaître et ainsi « donne à penser » : « Elle ne peut devenir une connaissance parce qu’elle est une intuition (de l’imagination) pour laquelle on ne peut 1644 jamais trouver adéquatement le concept » et, par là même, « elle permet 1645 de penser bien des choses indicibles ». La caractéristique du sentiment du sublime consiste en ce qu’il est appréhension d’un donné « rebelle à toute finalité », et c’est pourquoi « il est impossible de mettre en évidence le sublime dans des produits de l’art où c’est une finalité humaine qui détermine à la fois la forme et la grandeur, ni dans des objets de la nature dont le concept implique déjà une finalité déterminée ». Or on doit définir comme « monstrueux l’objet dont la grandeur 1646 ruine la finalité qui en constitue le concept ». Avec la puissance nucléaire est advenue une chose dont la finalité est la ruine de toute finalité, en cela elle est authentiquement monstrueuse, et c’est ce que conclut Anders : « On appelait autrefois monstrueux les êtres que l’on ne pouvait pas classer. On considérait comme des monstres les êtres qui, tout en étant dépourvus d’essence, existaient pourtant et qui, lorsque quelqu’un leur demandait ce qu’ils étaient, [lui] crachaient leur non-être au visage en éclatant de rire. La bombe est un tel être. Elle est là, bien qu’elle n’ait pas d’essence, et son non1647 être nous coupe le souffle . » D’après la Critique de la faculté de juger, pourtant, le sentiment du sublime relève du plaisir parce qu’il n’apparaît que lorsque, face au spectacle d’un océan en furie, « nous nous sentons en 1648 sécurité », et nous fait alors ressentir la sublimité de notre destination par l’épreuve d’une faculté infinie en nous. Mais non seulement le Danger a déjà
supprimé toute sécurité, mais encore il est une menace qui pèse sur notre destination même. L’idée (esthétique) du Danger suscite donc bien un sentiment, mais celui-ci n’est plus un « plaisir » ni la « satisfaction émouvante » à découvrir en nous une faculté infinie, mais ne peut que susciter l’effroi : Kant nommait « sublime de terreur » ce sentiment du 1649 sublime « accompagné de quelque effroi ou même de tristesse ». Mener au paraître le Danger n’est donc possible que par cette rigoureuse création d’une idée esthétique qui réponde à ce qu’Anders nomme un « devoir d’angoisse » : il s’agit alors d’« apprendre à avoir peur » et de conquérir la « liberté d’avoir peur, c’est-à-dire d’éprouver une peur à la mesure du Danger », et finalement de retrouver face à la Totalité machinique la 1650 « panique » qui était celle des premiers penseurs par rapport au Tout 1651 naturel. Or la « faculté de présenter des idées esthétiques » définit le génie, qui donne à cette idée l’existence de l’œuvre : penser le Danger est alors possible par le biais des œuvres de ceux qui ont su « se faire l’âme 1652 monstrueuse » et ainsi « se faire voyant » – et c’est pourquoi la pensée aujourd’hui est tributaire des œuvres, sans lesquelles elle risque de sombrer dans un vain cliquetis d’arguments formels dont la rigueur a la stérilité des mécanismes de haute précision. Et ces œuvres nous sont données en effet, qui ont nommé le Léviathan de l’État, le Béhémoth de la masse, le Moloch du Capital, ou encore ce que Nietzsche nommait « le Moloch de 1653 1654 l’abstraction », Günther Anders « le Béhémoth absolu et seul » de la machine totale : il s’agit, ce faisant, de mener au paraître « le Monstrueux qui 1655 règne ici » (das Ungeheuere, das hier waltet) . La tâche de la pensée est de montrer le Monstre – et le recours à de telles figures mythologiques a sa nécessité propre, qui consiste à présenter ce qui est irréductible à tout concept et à toute intuition, et ne peut dès lors relever que de l’idée esthétique. Il s’agit donc de mener au paraître cet élément monstrueux seul souverain et qui de prime abord n’apparaît pas, c’est-à-dire d’élaborer une tératologie phénoménologique, qui exhibe le Monstre, et cette responsabilité appartient en effet à la pensée, qui, si elle doit reléguer la naïveté, doit encore plus se garder de la niaiserie : « Aussi monstrueux (als ungeheurlich) que cela puisse
paraître, c’est ce dont comme philosophe je ne puis détourner le regard », écrivait Husserl, et si les « enfants philosophes » fuient devant la chose en question, « le philosophe authentique préférera, au lieu de s’enfuir, éclairer le 1656 coin obscur ». Penser l’apocalypse Mais dans le moment même où la pensée mène au paraître cette entité monstrueuse qui fait peser la menace de l’annihilation, elle manifeste le nihilisme comme son essence et découvre le destin de l’Occident comme sa provenance : la programmation initiale du logiciel de la Machinerie planétaire n’est autre que l’institution inaugurale de la métaphysique advenue en Grèce ancienne. L’éminente difficulté à penser notre époque tient à ce qu’elle est la catastrophe de l’Occident, c’est-à-dire le dernier acte de l’Histoire en lequel se dénoue sa tragédie, qu’elle est en cela l’accomplissement inéluctable de la logique du pire : la catastrophe n’est donc pas extérieure au destin de l’Esprit ni à la rationalité occidentale, mais au contraire révèle son essence la plus intime. Notre époque est celle de cette catastrophe : plus précisément, elle est celle où le nihilisme a conquis le statut de possibilité d’annihilation. Une fois que cette possibilité est conquise, alors l’humanité ne peut plus vivre que dans le délai qui sépare la possibilité de son effectivité. En cela, notre époque est celle du temps de la fin : non pas la fin des temps, mais un temps qui n’est plus que celui de la fin, et qui l’est pour toujours, c’est-à-dire jusqu’à la fin : « Dans le temps de la fin signifie : dans une époque où nous pouvons chaque jour provoquer la fin du monde. Définitivement signifie que le temps qui nous reste est pour toujours le temps de la fin : il ne peut plus être relayé par 1657 un autre temps mais seulement par la fin . » En toute rigueur des termes, notre temps n’est pas une époque, il est un délai. Cet événement constitutif de notre temps, menace de la destruction du monde et de l’anéantissement de l’homme, en tant qu’il est accomplissement de la téléologie européenne de la rationalité, c’est-à-dire fin du temps d’incubation du Principe de raison, est ce qu’il est possible de nommer apocalypse. Notre temps est un « moment 1658 apocalyptique » et doit se définir comme « apocalypse technique ».
L’« aveuglement face à l’apocalypse » vient d’abord de l’incapacité d’un entendement fini à se représenter l’énormité de ce « Monstre 1659 apocalyptique » (apocalyptische Monstre) qu’est l’arme nucléaire, mais il vient aussi lié de la prégnance de l’idéologie diffusée quotidiennement par les appareils médiatiques – à savoir la « croyance au progrès », qui « nous a privé 1660
de la possibilité d’envisager la fin ». Mais reconnaître que nous sommes au temps de la fin, c’est-à-dire le temps définitif du délai auquel ne succédera aucune autre époque, impose d’admettre que l’Histoire est achevée. La thèse de la fin de l’Histoire ne consiste évidemment pas à affirmer qu’il ne se passera plus rien, ni que l’humanité a atteint un point d’équilibre et d’harmonie tel qu’aucun progrès supplémentaire n’est concevable : il s’agit de reconnaître dans l’époque contemporaine un point de basculement, analogue à celui qui fit passer de la préhistoire à l’Histoire. Avant l’Histoire, il y avait évolution, c’est-à-dire que le sujet des processus était la vie, ou la nature ; le commencement de l’Histoire est issu de l’avènement de l’homme, qui constitue alors le sujet du processus historique ; le passage de l’Histoire à la posthistoire est alors celui où les hommes se trouvent intégralement assujettis, aliénés, dessaisis et dépossédés, et où, « désormais, la technique est 1661
devenue Sujet de l’Histoire ». L’Histoire apparaît alors comme simple médiation temporelle entre ces deux règnes de pure immédiateté sans passé ni avenir que sont l’animalité et la technicité : « Si la région préhumaine d’où nous provenons est celle de l’animalité totale, la région posthumaine, que nous sommes maintenant sur le point d’atteindre, est celle de l’instrumentalité totale. L’humain semble se détacher comme un intermezzo entre ces deux 1662
phases d’inhumanité », et c’est alors la temporalité constitutive de l’existant comme de l’Histoire, celle de la téléologie, qui se trouve engloutie 1663
dans le cycle machinal et automatique de l’éternel retour du Pareil . L’Histoire apparaît alors comme simple intermède, trace, fracture au sein de l’indifférencié, rien d’autre que la limite entre ces deux faces de l’immédiat que sont la nature et l’appareil. La difficulté à concevoir la fin de l’Histoire tient à ce que cet événement est éminemment paradoxal, puisqu’il est précisément celui où plus rien n’échappe à la puissance de mobilisation de la
Totalité dont l’Histoire est précisément le temps d’incubation : mais c’est précisément en quoi il est fin de l’Histoire, puisqu’il appareille toute altérité susceptible de receler du nouveau. Parce que la lucidité de l’effroi contraint la pensée à ne se confonter à rien d’autre qu’à la monstruosité d’un tel événement, elle doit se faire apocalyptique et, tout comme saint Paul, « nier que le monde existe encore et qu’il n’a pas changé, pour faire reconnaître des faits actuels comme des signes et démontrer que la situation eschatologique a 1664
en fait déjà commencé ». Il convient pourtant de préciser : « Si nous nous distinguons des apocalypticiens judéo-chrétiens, ce n’est pas seulement parce que nous craignons la fin (qu’ils ont, eux, espérée), mais surtout parce que notre passion apocalyptique n’a pas d’autre objectif que celui d’empêcher 1665
l’apocalypse. Nous ne sommes apocalypticiens que pour avoir tort . » C’est donc cette position des plus inconfortables que doit assumer la pensée : mettre en évidence un Danger monstrueux, que personne ne peut ni ne veut voir, et ne le faire que dans l’espoir d’être démenti. Günther Anders pourtant n’est pas allé jusqu’au bout de sa pensée de 1666 l’apocalypse . L’apocalypse n’est en effet pas seulement catastrophe, elle est aussi révélation (ἀποκάλυψις, littéralement : « dévoilement ») : elle est plus précisément catastrophe révélatrice ou révélation catastrophique, qui n’advient que dans et comme catastrophe. Reconnaître notre situation apocalyptique impose donc de penser ce qui se révèle dans un tel événement. Se révèle tout d’abord l’essence nihiliste de l’Histoire, comme dépossession systématisée de l’essence et finalement son aliénation sous la figure autonomisée de la Machinerie. Mais s’impose plus profondément la question cruciale : qu’est-ce que cette essence que l’humanité porte en elle, et dont l’Occident est la révélation finalement catastrophique ? Qu’est-ce que ce λόγος immanent à la communauté humaine, que les hommes ont pu contempler dans les œuvres de l’art, et qui désormais n’existe plus que comme Machinerie autonome d’annihilation ? À supposer que l’Histoire ne fût qu’une trace dans l’immensité de la nature, à peine des brisées au sein de l’infrayé, un chemin qui ne mène nulle part, il faut se demander ce que fut cet événement. La chouette de Minerve ne prend son envol qu’au crépuscule, et
c’est pourquoi l’Occident, le pays du crépuscule (Occidens, Abendland), est le pays de la philosophie : au crépuscule de l’Occident, quand commence « l’âge 1667 de la nuit du monde », alors la philosophie, si elle est plus radicalement inutile et impuissante que jamais, se trouve confrontée à la possibilité de récapituler le destin tragique dont la catastrophe est le dénouement, et de se demander ce que fut l’histoire humaine au sein de la nature, et de quoi elle est la trace. C’est-à-dire : « Qu’est-ce que l’homme ? Le couronnement de la création ou bien un fourvoiement, un grand malentendu et un abîme ? Nous posons de nouveau la question : qu’est-ce que l’homme ? Un franchissement, une direction, une tempête qui déferle sur notre planète, un retour ou un dégoût pour les dieux ? Nous ne le savons pas. Mais nous savons que, dans 1668 cette essence énigmatique, la philosophie advient . »
EN GUISE DE CONCLUSION
I would not run from the holocaust I would not run from the bomb I’d welcome the chance to meet my maker And fly into the sun I’d break up into a million pieces and fly into the sun. I would not run from the blazing light I would not run from its rain I’d see it as an end to misery as an end to worldly pain I’d shine by the light of the unknown moment To end this worldly pain. The earth is weeping, the sky is shaking The stars split to their core And every proton and unnamed neutron is fusing in my bones And an unnamed mammal is darkly rising As man burns from his tomb. And I look at this as a blissful moment to fly into the sun To end this mystery, answer my mystery I’d look at this as wondrous moment to end this mystery Fly into the sun, fly into the sun I’d break up into a million pieces and fly into the sun. 1669
Lou Reed, « Fly into the sun
»,
New Sensations, RCA Records, 1984.
NOTES
1. Husserl, « Postface à mes idées directrices », La Phénoménologie et les fondements des sciences, Hua V, p. 162, trad. franç. Arion L. Kelkel, Paris, Puf, 1993, p. 210. e
2. Voir R. Leakey, R. Lewin, La 6 extinction. Évolution et catastrophe, trad. franç. V. Fleury, Paris, e
Flammarion, 1997 et E. Kolbert, La 6 extinction. Comment l’homme détruit la vie, trad. franç. M. Blanc, Paris, Le Livre de Poche, 2017. 3. Voir Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, Paris, Exils, 1998. 4. Dans son enquête sur la Chine de Xí Jìnpíng (Dictature 2.0. Quand la Chine surveille son peuple, trad. franç. O. Mannoni, Tallandier, 2021), Kai Strittmatter note ainsi (p. 205) que les Chinois « s’habillent et se coiffent à l’occidentale, roulent de préférence en voiture allemande et vivent dans les édifices que l’architecture occidentale a jadis créés, ils se règlent sur le calendrier grégorien, préfèrent la musique du classicisme européen à leur propre tradition d’opéra, ils croient plus en la médecine occidentale qu’en la médecine chinoise traditionnelle, ils écrivent de droite à gauche et non plus de haut en bas comme autrefois, et quand ils ont assez d’argent ils envoient leurs enfants dans des universités occidentales ». 5. En 1978, quand Dèng Xiǎopíng accède au pouvoir, la population urbaine en Chine est inférieure à 20 %, en 2022, elle dépasse 64 % et compte plus de 900 millions d’habitants. 6. Ce qui représente en valeur 2600 milliards de dollars pour la Chine contre 1400 milliards de dollars pour les États-Unis (chiffres 2022). 7. « Notre objectif est de normaliser le comportement des gens. Si tout le monde se comporte conformément à la norme, la société est automatiquement stable et harmonieuse », un fonctionnaire du « Bureau de la fiabilité » de Róngchéng, cité par Kai Strittmatter, Dictature 2.0., op. cit., p. 285. 8. « Il s’agit de l’ordonnancement du marché. Nous aimerions que tout le monde respecte les lois et que chacun remplisse ses contrats. L’économie de marché repose sur la confiance », Shao Zhiqing, représentant de la Commission de l’économie et de l’information de Shànghǎi, cité par Kai Strittmatter, Dictature 2.0., op. cit., p. 289. 9. Cité par Kai Strittmatter, Dictatures 2.0., op. cit., p. 301. Automatisation de la justice qui n’est pas l’apanage de la Chine mais constitue un mouvement de fond et une véritable rupture anthropologique : voir Antoine Garapon, Jean Lassègue, Justice digitale. Révolution graphique et rupture anthropologique, Paris, Puf, 2018. 10. Kai Strittmatter, Dictature 2.0. op. cit., constate ainsi (p. 19) que « des algorithmes omniprésents créent le sujet productif sur le plan économique, harmonieux du point de vue social et docile sous l’aspect politique qui au bout du compte se sanctionne toujours lui-même à titre préventif » et conclut (p. 309) : « Nous vivons effectivement le retour du totalitarisme sous les atours du digital […] Le
nouveau totalitarisme atteindrait un niveau de perfection bien supérieur à celui que nous avons connu avec Mao et Staline : nous avons tous transféré nos cerveaux dans nos smartphones ; les réseaux numériques recueillent toutes nos pensées et toute notre existence. Et contrairement à l’ancien totalitarisme, le nouveau peut renoncer à faire régner la terreur au quotidien. » 11. Un professeur d’un lycée de Běijīng confie que ses élèves sont tous devenus des experts en informatique capables de contourner les systèmes de censure de l’Internet mis en place par le régime, mais s’en servent exclusivement pour suivre des séries télés ou obtenir des informations sur les stars américaines : « Mes élèves consacrent leur vie à la consommation et ignorent tout le reste. Ils ignorent aussi la réalité », cité par Kai Strittmatter, Dictature 2.0., op. cit., p. 136. 12. Nietzsche, Fragments posthumes (1880), 3 [98], KSA 9, p. 73. 13. K. Marx, Manuscrits de 1861-1863 (Cahiers I à V), MEW 43, p. 93 ; trad. franç. ES, p. 107. 14. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 230 ; trad. franç. ES, t. I, p. 248. 15. Le Capital. Livre III, MEW 25, p. 274 ; trad. franç. ES, t. VI, p. 276. 16. Le Capital. Livre I, MEW 23, p. 95 ; trad. franç. J.-P. Lefebvre, Paris, Puf, 1993, p. 93. 17. Voir Henri Lefebvre, Vers le cybernanthrope, Paris, Denoël/Gonthier, 1971, qui constatait déjà (p. 7) que « l’informatique et la cybernétique pénètrent avec une force accrue dans la pratique sociale, dans la gestion plus que dans la production. Le cybernanthrope pullule. Ne serait-il pas le “dernier homme” annoncé par Nietzsche ? », et précisait (p. 22) que « la gauche dite “révolutionnaire” ou “communiste” n’échappe pas au mythe de la technocratie. Elle est même sensibilisée, en raison de l’influence soviétique, au prestige de la planification autoritaire. » 18. Lou Reed, « The Calm Before The Storm » in Parole de la nuit sauvage, Paris, 10/18, 2002, p. 252 : « Il fut un temps où l’ignorance donnait sa force à notre innocence / Il fut un temps où nous pensions tous que nous ne pouvions mal faire / Il fut un temps, il y a longtemps / Mais nous sommes maintenant dans le calme avant la tempête. / Pendant que l’orchestre joue, pendant que le musicien chante / L’holocauste fait résonner les cymbales de la guerre / Nous fixons les choses qui étaient là et n’y sont plus / Et dans nos cœurs nous voilà encore / Dans le calme avant la tempête. » 19. Il ne faut pas être dupe des convulsions contemporaines du religieux ; Philippe Muray l’a magnifiquement dit : « Les massacres actuels n’ont que les apparences des anciennes guerres de religion, et les cultes qui se battent de façon si sanglante ne se battent pas pour une foi mais par détresse de l’avoir perdue, et par certitude de ne jamais la retrouver, et dans l’espoir d’anéantir, en rayant l’adversaire de la surface de la terre, cette détresse aussi et cette certitude » (Moderne contre moderne. Exorcisme spirituels IV, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 59). La question du divin aujourd’hui ne peut être posée qu’à la façon de Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, trad. franç. P. Ivernel, Paris, Rivages poche, 1994. 20. Hegel, Science de la logique (1812), GW 11, p. 6 ; trad. franç. par G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Paris, Kimé, 2006. 21. Pour paraphraser Pascal, Pensées, Laf. § 83, Pléiade II, p. 566. 22. Péguy, Note conjointe sur M. Descartes, Pléiade III, p. 1455. 23. Héraclite, Fragments, DK B 35. 24. Ibid., DK B 50. 25. Parménide, Poème, DK B VIII, 43 et 31. 26. Aristote, De l’interprétation, I, 16 a. 27. Parménide, Poème, DK B VIII, 15. 28. Le néologisme « Amêmement » fut proposé par François Fédier dans sa traduction des §§ 238o
242 des Beiträge zur Philosophie de Heidegger (Po&sie, n 81, Paris, 1997, p. 8-21) pour rendre
Ereignis. Il nomme ici l’événement grec en et par lequel être et λόγος = le Même. 29. Heidegger, Le Principe de raison, GA 10, p. 158 ; trad. franç., p. 229. 30. Ibid., GA 10, p. 80 ; trad. franç., p. 137. 31. « La Fin de la philosophie », GA 14, p. 72 ; trad. franç., Questions IV, p. 116. 32. Le Principe de raison, GA 10, p. 48 ; trad. franç., p. 95-96. 33. Ibid., GA 10, p. 178 ; trad. franç., p. 255. 34. « La Fin de la philosophie », GA 14, p. 73 ; trad. franç., p. 117-118. 35. Héraclite, Fragments, respectivement DK B 32 ; DK B 103 ; DK B 103 ; DK B 90 et DK B 89. 36. Jean-François Marquet, Singularité et événement, Grenoble, Jérôme-Millon, 1995, p. 200-201. 37. Jacques Derrida souligne ainsi l’impuissance de la réduction phénoménologique (Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993, p. 208209) : « La conversion égologique ne suffit pas, ni le changement de direction d’un regard, ni une mise entre parenthèses, ni la réduction phénoménologique, il faut travailler – pratiquement, effectivement. Il faut penser le travail, et travailler à cela. » e
e
38. Simple constat : ce qui, de la fin du XIII au milieu du XX siècle, s’est en Occident appelé « Université » a disparu. La lucidité sur cette situation est impérative pour la philosophie, puisqu’elle constituait, en tant que savoir de l’Uni-versel, le principe d’uni-fication de l’uni-versité : elle se trouve donc disqualifiée dans son statut tant épistémologique qu’institutionnel, et confrontée à l’impératif d’identifier le nouveau principe d’unification qui l’a remplacée. À l’époque de l’accomplissement de la métaphysique, il n’est précisément plus celui du système de la science, mais celui du dispositif de l’Appareillement : non plus le λόγος comme l’Un de l’université, mais le logiciel comme l’αὐτό de l’automatisme. D’où l’invasion de la logique analytique en lieu et place de la philosophie. 39. Heidegger, La Logique comme question de l’essence du langage, GA 38, § 21, p. 114. 40. « La Fin de la philosophie », GA 14, p. 71 ; trad. franç., p. 115. 41. Héraclite, Fragments, DK B 108. 42. Empédocle, Fragments, DK B 27. 43. Ibid., DK B 20. Voir Aristote, Physique, 8, 250 b 26-29. Νεῖκος : la discorde, la lutte, la dispute, la querelle. 44. Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », Essais et conférences, GA 7, p. 76 ; trad. franç., p. 92. 45. Notre monde, constatait ainsi Günther Anders, « est incontestablement le plus platonoïde (platonoider) que ne l’a jamais été le monde des hommes. Il se compose de choses qui sont en grande partie des produits de séries standardisées, des produits qui ont vu le jour en tant qu’imitations ou reproductions de modèles, de plans ou de matrices. Ils doivent leur existence à des Idées » (Die Antiquiertheit des Menschen. Über die Seele im Zeitalter des zweiten industriellen Revolution, Munich, Beck Verlag, 1956, p. 52 ; trad. franç. par Ch. David, L’Obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Ivréa-L’Encyclopédie des nuisances, 2002, p. 70). 46. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, GW 9, p. 421 ; trad. franç. par G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Paris, Gallimard, 1993. 47. Ce que ne fait pas Tocqueville, qui reste pris dans une conception métaphysique de la Providence. 48. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 16, KSA 1, p. 103. 49. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, § 42, Hua VI, p. 156 ; trad. franç. par Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 174. 50. Marx, L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 432 ; trad. franç., ES, p. 452.
51. Husserl, La Crise des sciences européennes…, § 9, Hua VI, p. 51 ; trad. franç., p. 60. 52. Ce rapport entre le statut du logique chez Husserl et celui de l’idéologie chez Marx a été souligné par Paul Ricœur, « L’originaire et la question-en-retour dans la Krisis de Husserl », À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1998, p. 168 sq. 53. Platon, La République, VII, 521 c et 525 c. 54. Heidegger, La Logique comme question de l’essence du langage, GA 38, § 28, p. 156. 55. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, GW 9, p. 577. 56. Jean-François Marquet, Singularité et événement, op. cit., p. 168. La question est donc tout uniment de penser le nihilisme. Mais saisir l’essence du nihilisme est ce qu’il y a de plus difficile. D’abord parce qu’à l’époque du nihilisme appartient la prolifération des « voyous publics [qui] ont aboli la pensée et mis à sa place le bavardage, ce bavardage qui flaire le nihilisme partout où il sent son bavardage en danger » (Heidegger, GA 5, p. 267 ; trad. franç., p. 322), et qu’ainsi toute pensée du nihilisme se trouve disqualifiée comme nihiliste par le nihilisme même. Mais surtout parce qu’une pensée du nihilisme se doit de mettre au jour le nihil qui dans le nihilisme déploie toute sa puissance. Le nihilisme advient quand le Dispositif se voit détenteur d’une puissance inconditionnée qui porte désormais sur tout ce qui est et lui impose la compacité de son appareillage, qu’il dispose ainsi de la puissance lui permettant de déployer l’essence du nihilisme, laquelle, précise Heidegger dans son explication avec Nietzsche, impose « la loi de la Totalité » (das Gesetz der Totalität) par laquelle « toute participation humaine à l’accomplissement du nouvel ordre porte en soi l’insigne de la Totalité (Totalität) ». « Par conséquent, c’est avec le nihilisme que se lève historialement la domination du “total” (die Herrschaft des “Totalen”) » (GA 50, p. 26). La question du nihilisme ne relève donc pas de « catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme » (GA 40, p. 41 ; trad. franç., p. 49), encore moins d’un débat sur des « valeurs », mais de la menace de « l’annihilation totale » (GA 40, p. 12 ; trad. franç., p. 28), c’est-à-dire du totalitarisme en tant que puissance effective d’annihilation. 57. Hegel, La Raison dans l’histoire, hrsg. von J. Hoffmeister, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1955, p. 28 ; trad. franç. par K. Papaioannou, Paris, 1965, p. 48. 58. Leçons sur l’histoire de la philosophie, Werke 18, p. 412 ; trad. franç. t. II, p. 241. 59. Husserl, La Crise des sciences européennes, § 17, Hua VI, p. 78 ; trad. franç., p. 89. 60. Idées directrices… I, § 49, Hua III, p. 116 ; trad. franç., p. 161. 61. Nietzsche, Fragments posthumes (1872-1873), 23 [15], KSA 7, p. 545. 62. Par-delà bien et mal, § 208, KSA 5, p. 139. o
63. Michel Foucault, Dits et écrits I. 1854-1969 (n 55), Paris, Gallimard, 1994, p. 665. 64. La vaillance nécessaire à un tel travail ne m’aurait pas été donnée sans la bienveillante générosité de Jean-Luc Marion, à qui j’ai plaisir à redire toute ma gratitude. 65. Sur l’étonnement comme origine de la philosophie, voir Platon, Théétète, 155 d, et Aristote, Métaphysique A, 982 b 12. Sur l’étonnement comme πάθος, voir Heidegger, « Qu’est-ce que la philosophie ? », GA 11, p. 22-23 ; trad. franç. Questions II, p. 32-34 ; sur ce πάθος comme « épouvante » (Furchbarkeit), De l’essence de la liberté humaine, GA 31, § 8, p. 72. Sur l’étonnement comme peur et terreur, voir également Nietzsche : « La terreur de l’incalculable comme arrière-instinct de la science », Fragments posthumes (1885-1887), 5 [10], KSA 12, p. 188 ; « L’étonnement est une peur atténuée. Le connu inspire confiance. Est “vraie” une chose qui suscite un sentiment de sécurité. L’inertia tente d’abord une assimilation pour toute impression et le souvenir ; elle veut la répétition. La peur apprend à différencier, comparer », Fragments posthumes (1885-1887), 7 [3], KSA 12, p. 255. 66. Anaxagore, DK B 2 et 14. Voir Jean-François Marquet, Singularité et événement, op. cit., p. 1215.
67. Hippase, DK 11 et 13. 68. Héraclite, DK B 90, 30, 31 et 66. 69. Anaxagore, DK B 13 et 12. 70. Platon, Le Sophiste, 243 b. 71. La République, VI, 508 a, et Phédon, 99 c. 72. Phèdre, 266 b. 73. La République, 537 c. 74. Aristote, Métaphysique, Δ, 1024 a 1-2. 75. Parménide, DK B 8, 43. 76. Aristote, Physique, III, 6, 207 a 10. 77. Réfutations sophistiques, 9, 170 a 21. 78. Héraclite, DB B 40 et 129. 79. Platon, Théétète, 204 a. 80. Aristote, Métaphysique, Δ, 1023 b 29-31. 81. Ibid., A, 2, 982 a 22. 82. Héraclite, DK B 50. 83. Aristote, Métaphysique, Γ, 4, 1007 b 25-29. 84. Héraclite, DK B 66. 85. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 15. Les traductions citées sont celles de la Pléiade. 86. Ibid., AK III, 56 et 242. 87. Ibid., AK IV, 9. 88. Ibid., AK III, 251. 89. Ibid., AK III, 287. 90. Ibid., AK III, 79. 91. Ibid., AK III, 55. 92. Ibid., AK IV, 7. 93. Ibid., AK III, 246. 94. Ibid., AK III, 455. 95. Ibid. AK IV, 245, et AK III, 247. 96. Ibid., AK III, 392. 97. Ibid., AK III, p. 81. 98. Critique de la faculté de juger, AK V, 247. 99. Ibid., AK V, 244. 100. Ibid., AK V, 254. 101. Ibid., AK V, 342. 102. Ibid., AK V, 254. 103. Ibid., AK V, 250. 104. Ibid., AK V, 245. 105. Ibid., AK V, 269. 106. Ibid., AK V, 250. 107. Ibid., AK V, 260. 108. Critique de la raison pratique, AK V, 3. 109. Critique de la faculté de juger, AK V, 455.
110. Critique de la raison pratique, AK V, 24. 111. Ibid., AK V, 62. 112. Ibid., AK V, 124. 113. La Religion dans les limites de la simple raison, AK VI, 97-98. 114. Ibid., AK VI, 94. 115. Ibid., AK VI, 98. 116. Ibid., AK VI, 96. 117. Ibid., AK IV, 95. 118. Ibid., AK VI, 100. 119. Critique de la raison pratique, AK V, 43. 120. Ibid., AK V, 25. 121. Ibid., AK V, 25. 122. Ibid., AK V, 33. 123. La Religion dans les limites de la simple raison, AK VI, 100. 124. Hegel, Encyclopédie… (1817), § 33, GW 13, p. 32-33 ; trad. franç., p. 197. 125. La Raison dans l’histoire, p. 32 ; trad. franç., p. 51. 126. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 18. 127. Aristote, Physique, III, 6, 207 a 10. 128. Hegel, Encyclopédie… (1830), § 482, Rem., GW 20, p. 477 ; trad. franç., p. 279. 129. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 28. 130. Encyclopédie… (1817), § 36, Rem., GW 13, p. 34 ; trad. franç., p. 199. 131. Cours d’esthétique, Werke 13, p. 128 et 130 ; je souligne. 132. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 91 ; trad. franç., p. 115. 133. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 49. 134. Encyclopédie… (1817), § 5, GW 13, p. 17 ; trad. franç., p. 156. 135. Ibid. (1830), § 23, Rem., GW 20, p. 67 ; trad. franç., p. 289. 136. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 22. 137. Ibid., GW 9, p. 40 et 42. 138. Encyclopédie… (1830), § 181, Rem., GW 20, p. 192 ; trad. franç., p. 522. 139. Science de la logique (1812), GW 11, p. 8. 140. Principe de la philosophie du droit, Introduction, Werke 7, p. 29 ; trad. franç., p. 61. 141. Encyclopédie… (1830), § 379 Add. et § 377 Add., Werke 10, p. 15 et 9 ; trad. franç., p. 383 et 379. 142. Ibid., § 24 Add., Werke 8, p. 86 ; trad. franç., p. 479. 143. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 28 ; trad. franç., p. 48. 144. Principe de la philosophie du droit, Introduction, Werke 7, p. 29 ; trad. franç., p. 61. 145. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 28 ; trad. franç., p. 48. 146. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 35. 147. Ibid., GW 9, p. 29. 148. Ibid., GW 9, p. 61. 149. Ibid., GW 9, p. 57. 150. Ibid., GW 9, p. 29. 151. Ibid., GW 9, p. 19. – Ainsi, Hegel n’oppose plus Tout et Totalité, parce que la nature n’est plus
un illimité irréductible au Concept, mais un moment immanent à son auto-effectuation, celui où il se pose comme autre : l’Idée absolue « se résout à laisser librement aller hors d’elle-même le moment de sa particularité ou de la première détermination ou altérité, l’Idée immédiate, comme son reflet, ellemême comme nature » (Encyclopédie… [1830], § 244, trad. franç., p. 463). La Raison n’a pas d’altérité (« Pour l’Esprit, quelque chose d’absolument autre n’existe pas du tout », ibid., § 377 Add., trad. franç., p. 379), et c’est pourquoi elle est Totalité. 152. Principes de la philosophie du droit, § 342, Werke 7, p. 504 ; trad. franç., p. 334. 153. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 49. 154. Leçons sur l’histoire de la philosophie. Introduction, hrsg. von P. Garniron und W. Jaeschke, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1994, p. 326 ; trad. franç. par J. Gibelin, Paris, Gallimard, 1954, p. 180. 155. Encyclopédie… (1830), § 573, GW 20, p. 555 ; trad. franç., p. 360. 156. Ibid. (1817), § 7, GW 13, p. 19 ; trad. franç., p. 158. 157. Ibid. (1830), § 14, GW 20, p. 56 ; trad. franç., p. 180. 158. Ibid. (1830), § 574, GW 20, p. 569 ; trad. franç., p. 373. 159. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 55 et 67 ; trad. franç., p. 76 et 88. 160. Principes de la philosophie du droit, § 4, Werke 7, p. 46 ; trad. franç., p. 71. 161. Encyclopédie… (1830), § 549, GW 20, p. 524 ; trad. franç., p. 327. 162. Principes de la philosophie du droit, § 5, Werke 7, p. 49 ; trad. franç., p. 73. 163. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 212. 164. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 67 ; trad. franç., p. 88. 165. Ibid., p. 67 ; trad. franç., p. 89. 166. Principes de la philosophie du droit, § 33 add., Werke 7, p. 91 ; trad. franç., p. 93. 167. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 69, trad. franç. par J.P. Deranty, Paris, Vrin, 2002, p. 121. 168. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 242. 169. Encyclopédie… (1830), § 513, GW 20, p. 494 ; trad. franç., p. 299. 170. Ibid., § 469, GW 20, p. 466 ; trad. franç., p. 267. 171. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 69, p. 122. 172. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 90 ; trad. franç., p. 113-114. 173. Principes de la philosophie du droit, § 151, Werke 7, p. 301 ; trad. franç., p. 195-196 – je souligne. 174. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 242 sq. 175. Principes de la philosophie du droit, § 150, Rem., Werke 7, p. 298 ; trad. franç., p. 194. 176. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 69, p. 123. 177. Ibid., § 70, p. 124. 178. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 84 ; trad. franç., p. 107. 179. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 129, p. 209. 180. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 51 ; trad. franç., p. 71. 181. Ibid., p. 76 ; trad. franç., p. 98. 182. Principes de la philosophie du droit, Préface, Werke 7, p. 25 ; trad. franç., p. 55. 183. Ibid., § 145 et Add., Werke 7, p. 294 ; trad. franç., p. 192. 184. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 59 ; trad. franç., p. 80. 185. Ibid., p. 64 ; trad. franç., p. 85. 186. Ibid., p. 256 ; trad. franç., p. 296.
187. Principes de la philosophie du droit, Préface, Werke 7, p. 24 ; trad. franç., p. 54. 188. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 75 ; trad. franç., p. 97. 189. Ibid., p. 74 ; trad. franç., p. 96. 190. Leçons sur l’histoire de la philosophie, Werke 20, p. 352 ; trad. franç. par P. Garniron, Paris, Vrin, 1991, p. 1869. 191. Ibid., p. 369 ; trad. franç., p. 1882. 192. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 14. 193. Leçons sur l’histoire de la philosophie, Werke 20, p. 386 ; trad. franç., p. 1895. 194. Principes de la philosophie du droit, § 19, Werke 7, p. 70 ; trad. franç., p. 83. 195. Ibid., § 197, Werke 7, p. 352 ; trad. franç., p. 224. 196. Ibid., § 190 et Add., Werke 7, p. 348 ; trad. franç., p. 221. 197. Ibid., § 192, Werke 7, p. 349 ; trad. franç., p. 222. 198. Ibid., § 211, Werke 7, p. 361 ; trad. franç., p. 231. 199. Ibid., § 219, Werke 7, p. 373 ; trad. franç., p. 238-239. 200. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 111 ; trad. franç., p. 135. 201. Ibid., p. 114 ; trad. franç., p. 135 et 139. 202. Principes de la philosophie du droit, Préface, Werke 7, p. 21 ; trad. franç., p. 52. 203. Ibid., § 258, Add., Werke 7, p. 403 ; trad. franç., p. 259-260. 204. Encyclopédie… (1830), § 539, Werke 10, p. 331 ; trad. franç., p. 313. La constitution de l’État est la mise en œuvre effective de la constitution (Verfassung) de la métaphysique (le syllogisme de l’Idée) : l’avènement de l’État est dans la pensée de Hegel l’accomplissement de la métaphysique. 205. Encyclopédie… (1830), § 541, Werke 10, p. 336 ; trad. franç., p. 317 – je souligne. 206. Cours d’esthétique, Werke 13, p. 137. 207. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 123, p. 202-203. 208. Principes de la philosophie du droit, § 270, Rem., Werke 7, p. 429 ; trad. franç., p. 272. 209. Ibid., § 258, Add., Werke 7, p. 403 ; trad. franç., p. 260. 210. Ibid., § 360, Werke 7, p. 212 ; trad. franç., p. 341. 211. Ibid., § 270, Rem., Werke 7, p. 424 ; trad. franç., p. 277. 212. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 125, p. 205. 213. Leçons sur l’histoire de la philosophie, Werke 19, p. 36 ; trad. franç. par P. Garniron, t. 3, La philosophie grecque. Platon et Aristote, Paris, Vrin, 2007, p. 411. 214. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 48 ; trad. franç., p. 68. 215. Principes de la philosophie du droit, § 211, Add., Werke 7, p. 364 ; trad. franç., p. 232. 216. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 292 ; trad. franç., p. 253. 217. Ibid., p. 75 ; trad. franç., p. 98. 218. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 235. 219. Ibid., GW 9, p. 236. 220. Ibid., GW 9, p. 231. 221. Leçons sur l’histoire de la philosophie, Werke 18, p. 177. 222. Encyclopédie… (1830), § 540, Werke 10, p. 336 ; trad. franç., p. 317. 223. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 134, p. 219-220. 224. Principes de la philosophie du droit, § 256, Rem., Werke 7, p. 397-398 ; trad. franç., p. 257. Voir aussi Encyclopédie… (1830), § 408 Add., Werke 10, p. 171 ; trad. franç., p. 498 : « De ce cours
suivi par notre méditation, il ne résulte pas le moins du monde que nous voudrions faire de la vie éthique quelque chose qui dans le temps serait postérieur au droit et à la moralité, ou présenter la famille et la société civile comme quelque chose qui précéderait l’État dans la réalité effective. Au contraire, nous savons très bien que la vie éthique est l’assise fondamentale du droit et de la moralité, et de même que la famille et la société civile, avec leurs différences bien ordonnées, présupposent déjà la présence de l’État. » 225. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 134, p. 219. Cette « forme immature » est l’« opinion publique » : voir Principes de la philosophie du droit, § 316-318, Werke 7, p. 483-485 ; trad. franç., p. 317-319. 226. Ibid. 227. Principes de la philosophie du droit, § 270, Werke 7, p. 426-427 ; trad. franç., p. 278. 228. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 129, p. 208-209. 229. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 60 ; trad. franç., p. 81 – je souligne. 230. Encyclopédie… (1830), § 537, Werke 10, p. 330 ; trad. franç., p. 312. 231. Ibid., § 96 et 97, Werke 8, p. 203 et 205 ; trad. franç., p. 360. 232. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 91 ; trad. franç., p. 115. 233. Principes de la philosophie du droit, § 182 Add., Werke 7, p. 339 ; trad. franç., p. 215. 234. Encyclopédie… (1830), § 523, Werke 10, p. 321 ; trad. franç., p. 303. 235. Science de la logique (1812), GW 11, p. 111-112. 236. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 129, p. 208-209. 237. Ibid., § 148, p. 249. 238. Ibid., § 127, p. 207. 239. Principes de la philosophie du droit, § 279, Rem., Werke 7, p. 447 ; trad. franç., p. 292. 240. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 148, p. 248. 241. Principes de la philosophie du droit, § 264, Werke 7, p. 411 ; trad. franç., p. 267. 242. Ibid., § 302, Werke 7, p. 472 ; trad. franç., p. 309. 243. Ibid., § 262, Werke 7, p. 410 ; trad. franç., p. 267. 244. Ibid., § 302, Rem., Werke 7, p. 472 ; trad. franç., p. 309. 245. Ibid., § 201, Werke 7, p. 354 ; trad. franç., p. 226. 246. Encyclopédie… (1830), § 396 Add., Werke 10, p. 85 ; trad. franç., p. 438. 247. Principes de la philosophie du droit, § 4, Werke 7, p. 46 ; trad. franç., p. 71. 248. Encyclopédie… (1830), § 469, Werke 10, p. 288 ; trad. franç., p. 267. 249. Principes de la philosophie du droit, § 21, Werke 7, p. 71 ; trad. franç., p. 84. 250. Encyclopédie… (1830), § 471, Werke 10, p. 290 ; trad. franç., p. 268. 251. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 55 ; trad. franç., p. 76. 252. Encyclopédie… (1830), § 469, Werke 10, p. 288 ; trad. franç., p. 267. 253. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 87 ; trad. franç., p. 110. 254. Ibid., p. 90 ; trad. franç., p. 113-114. 255. Ibid., p. 98 ; trad. franç., p. 122. 256. Ibid., p. 98 ; trad. franç., p. 121. 257. Ibid., p. 93 ; trad. franç., p. 116. 258. Ibid., p. 84 ; trad. franç., p. 107. 259. Ibid., p. 83 ; trad. franç., p. 106.
260. Ibid., p. 105 ; trad. franç., p. 129. 261. Ibid., p. 80 ; trad. franç., p. 103. 262. Ibid., p. 162-163 ; trad. franç., p. 192. 263. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 317. 264. Ibid., GW 9, p. 319. 265. Voir Jean-François Marquet, Leçons sur la « Phénoménologie de l’Esprit », Paris, Ellipses, 2004, p. 355-356 : « Puisque la liberté absolue est inséparablement singulière et universelle, c’est l’individu singulier qui va être, à chaque moment, déclaré suspect, condamnable, condamné et exécuté par sa dimension universelle, qui va le dénoncer inlassablement comme étant inadéquat à elle […]. C’est donc sur le monde de la Terreur que débouche l’Aufklärung, et la Terreur constitue bien, pour Hegel, le dernier mot de l’Histoire. » 266. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 320. 267. Ibid., GW 9, p. 322. 268. Ibid., GW 9, p. 321. 269. Ibid., GW 9, p. 318. 270. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 120 ; trad. franç., p. 145. 271. Ibid., p. 115 ; trad. franç., p. 140. 272. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 274. 273. Principes de la philosophie du droit, § 328 Add., Werke 7, p. 495 ; trad. franç., p. 327. 274. Ibid., § 258, Werke 7, p. 399 ; trad. franç., p. 258. 275. Encyclopédie… (1830), § 537, Werke 10, p. 331 ; trad. franç., p. 312. 276. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 129 ; trad. franç., p. 129. 277. Principes de la philosophie du droit, § 324, Rem., Werke 7, p. 492 ; trad. franç., p. 324. 278. Ibid., § 323, Werke 7, p. 491 ; trad. franç., p. 324. 279. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 162, p. 275. 280. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 246. 281. Principes de la philosophie du droit, § 324, Rem., Werke 7, p. 492 ; trad. franç., p. 324. 282. Encyclopédie… (1830), § 546, Werke 10, p. 346 ; trad. franç., p. 325. 283. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 160, p. 272. 284. Principes de la philosophie du droit, § 325, Werke 7, p. 494 ; trad. franç., p. 326. 285. Encyclopédie… (1830), § 545, Werke 10, p. 345 ; trad. franç., p. 325. 286. Ibid., § 536, Werke 10, p. 330 ; trad. franç., p. 312. 287. Principes de la philosophie du droit, § 258, Add., trad. franç., p. 259-260. 288. Leçons sur la philosophie de l’histoire, Werke 12, p. 512 ; trad. franç. par G. Gibelin, Paris, Vrin, 1987, p. 329. 289. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 126, p. 206. 290. Système de la vie éthique, GW 5, p. 331 ; trad. franç. par Jacques Taminiaux, Paris, Payot, 1976, p. 167. 291. Principes de la philosophie du droit, § 328, Werke 7, p. 496 ; trad. franç., p. 328. 292. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 75 ; trad. franç., p. 98. 293. Ibid., p. 48-49 ; trad. franç., p. 68. 294. Encyclopédie… (1817), § 448, GW 13, p. 238 ; trad. franç., p. 163. 295. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 78 ; trad. franç., p. 101.
296. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 164, p. 278. 297. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 77 ; trad. franç., p. 100. 298. Ibid., p. 111 ; trad. franç., p. 136. 299. Benito Mussolini, Opera omnia, XXI, Florence, La Fenice, 1967, p. 362 et 425 ; cité par Enzo e
Traverso, Le Totalitarisme. Le XX siècle en débat, Paris, Seuil, 2001, p. 20. 300. Giovani Gentile, Benito Mussolini, « Fascismo », Enciclopedia italiana, Florence, Treccani, 1932, vol. XIV, p. 847. 301. Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique (1938), trad. franç. par Denis Trierweiler, Paris, Seuil, 2002, p. 132. 302. « L’État comme mécanisme chez Hobbes et Descartes » (1937), trad. franç. par Mira Köller et o
Dominique Séglard, Les Temps modernes, n 544, novembre 1991, p. 13-14. 303. Le terme d’« idéocratie » est forgé par Waldemar Gurian dans les années 1930 pour définir les totalitarismes nazi et soviétique : Bolshevism : Theory and Practice, New York, Macmillan, 1932, et Hitler and the Christians. Studies in Fascism : Ideology and Practice, New York, AMS Press, 1936. 304. Voir Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Werke 18, p. 20 ; trad. franç. par J. Gibelin, Paris, Gallimard, 1954, p. 24-25 : « Le contenu (Inhalt) et la valeur (Gehalt) d’une philosophie sont distincts de la personnalité et du caractère individuel. Les productions dans cette histoire [de la philosophie] sont d’autant plus excellentes qu’on peut moins les imputer à l’individu particulier et moins lui en attribuer le mérite et qu’elles dépendent davantage au contraire de la pensée libre et que cette pensée dépourvue de particularité même est le sujet qui produit ». C’est le vice de l’histoire historienne de la philosophie que de réduire une pensée à un auteur (et à ses influences), quand il s’agit toujours de la ramener à la Chose en question (et à sa provenance). 305. Leçons sur l’histoire de la philosophie, Werke 18, p. 21 ; trad. franç., p. 25. 306. Encyclopédie… (1830), § 98 Add., Werke 8, p. 207 ; trad. franç., p. 531. 307. Leçons sur l’histoire de la philosophie. Einleitung, hrsg. von W. Jæschke, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1993, p. 219 ; trad. franç., p. 140. 308. Ibid., p. 37-38 ; trad. franç., p. 82-83. 309. La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 49 ; trad. franç., p. 68. 310. La question de l’origine historique des totalitarismes des années 1930 peut d’ailleurs recevoir une réponse nette : la Première Guerre mondiale (voir par ex. G. L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 2000). La Grande Guerre a, en effet, mis en œuvre la « mobilisation totale » et la « guerre totale », et a ainsi imposé une « politique totale » (promue dès 1916 par le général Ludendorff, qui en fait la théorie dans Kriegführung und Politik, Berlin, 1922, avant de systématiser son propos dans Der totale Kriege, Munich, 1935 ; trad. franç. La Guerre totale, Paris, Perrin, 2010), et ce autant dans les régimes formellement démocratiques comme la France que dans les régimes autoritaires comme l’Allemagne. Or ce caractère totalitaire de la guerre ne fut anticipé par personne, imprévision que suffit à montrer l’impréparation des états-majors et les hécatombes de 1914 (l’année la plus meurtrière de la guerre, quoique la plus courte). C’est précisément pourquoi la Première Guerre mondiale constitue un authentique événement, où se manifestèrent brutalement des possibilités latentes aux États européens de la seconde moitié du e XIX
siècle, dont personne n’avait pris conscience. Il faut donc libérer le concept de totalitarisme de sa fonction simplement historique, qui consiste à décrire des formes d’États existants – ce qui mène d’ailleurs à en contester la pertinence, puisque l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne ne sont pas comparables du point de vue de la structure étatique – pour dégager la provenance de ces régimes politiques, qui ont cristalisé et mis en œuvre des modalités de pouvoir et des catégories politiques qui
leur préexistaient : « Au lieu de révéler l’irruption sur la scène de l’histoire d’un irrationalisme régressif antagonique aux paradigmes de la civilisation, le totalitarisme déploie une contre-rationalité qui puise ses éléments constitutifs dans la modernité occidentale et en révèle de façon tragique toutes les potentialités destructrices » (Enzo Traverso, Le Totalitarisme, op. cit., p. 16-17). L’enjeu d’une pensée du totalitarisme est donc de mettre au jour cette potentialité, d’en déterminer la provenance et les e
modalités de mise en œuvre, dont les États totalitaires du XX siècle ne sont qu’un phénomène, qui l’a brutalement manifestée et en a imposé le concept. 311. Carl Schmitt, « Weiterentwicklung des totalen Staat in Deutschland », Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar-Genf-Versailles 1923-1939, Berlin, Duncker & Humblot, 1988, p. 185 ; trad. franç. par Anne-Hélène Hoog in Enzo Traverso, Le Totalitarisme, op. cit., p. 140. 312. Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La Dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, trad. franç. par É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 24. er
313. Victor Serge la qualifiait ainsi dès sa « Lettre-testament » du 1 février 1933, parue dans La o
Révolution prolétarienne, n 152 du 25 mai 1933, qu’il cite dans ses Mémoires d’un révolutionnaire (édition de J. Rière et J. Silberstein, Paris, Robert Laffont, 2001, p. 732-733) : « Je crois bien que je fus le premier à définir dans ce document l’État soviétique comme un État totalitaire : “À l’heure actuelle, nous sommes de plus en plus en présence d’un État totalitaire castocratique, absolu, grisé de sa puissance, pour lequel l’homme ne compte pas.” » 314. La dictature est assumée par Lénine dès 1918. Voir Les Tâches immédiates du pouvoir des soviets : « S’imaginer que la transition du capitalisme au socialisme puisse se faire sans contrainte et sans dictature serait commettre la plus grande sottise et faire preuve du plus absurde utopisme […]. La dictature personnelle a très souvent été, dans l’histoire des mouvements révolutionnaires, l’expression, le véhicule, l’agent de la dictature des classes révolutionnaires », Œuvres, édition établie sous la direction de R. Garaudy, Paris-Moscou, Éd. Sociales - Éd. du Progrès, 1961, t. 27, p. 273 et 277. 315. Lénine, L’État et la révolution, Œuvres 25, p. 447 sq. 316. Trotsky, Staline, Paris, UGE, 1979, t. I, p. 19. 317. Lénine, Que faire ?, Œuvres 5, p. 431 et 501. La conception léniniste du Parti et de l’action révolutionnaire procède d’abord et avant tout de Nicolaï Tchernychevsky (dont il reprend le titre du roman Que faire ? paru en 1863), Sergueï Netchaïev (le Catéchisme du révolutionnaire de 1868), Dimitri Pisarev et Petr Tkatchev (animateurs de la revue Russkoïe Slovo dans les années 1860), c’est-àdire les « nihilistes russes. » L’apport de Lénine a consisté à réélaborer cette doctrine du Parti en termes de rapport de classes. 318. Ibid., Œuvres 5, p. 386, 441 et 451. 319. Voir René Zapata, Luttes philosophiques en URSS 1922-1931, Paris, Puf, 1983. 320. Staline, Le Matérialisme dialectique et le matérialisme historique, Œuvres, Paris, Nouveau Bureau d’édition, 1977, t. XIV, p. 210. 321. Ibid., p. 211-212. 322. Les Manuscrits de 1844 ont paru sous forme partielle en 1927 puis complète en 1932, L’Idéologie allemande est également publiée en 1932 – leur éditeur, David Riazanov, est d’ailleurs fusillé sur ordre de Staline en 1938 – ; les Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse) paraissent en 1939. La première édition dépolitisée de Marx (la MEGA 2) n’a commencé que dans les années 1970 et n’est toujours pas achevée. 323. Auguste Comte, Système de politique positive ou traité de sociologie instituant la religion de l’Humanité, Paris, 1851-1854, 4 vol. Le tome IV reprend le premier essai de 1822 intitulé Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société.
324. « La sociocratie sera envers la sociologie l’équivalent de ce que fut la théocratie envers la théologie », Comte à Tholouze, 17 septembre 1849, cité in Juliette Grange, La Philosophie d’Auguste Comte. Science, politique, religion, Paris, Puf, 1996, p. 318. 325. C’est le titre de la troisième partie du Discours sur l’esprit objectif, qui destine le positivisme « surtout aux prolétaires » (Paris, Vrin, 1995, p. 199 sq.). 326. Selon son réquisit explicite : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi, je ne suis pas marxiste » (MEW 35, p. 388). 327. Voir Tzvetan Todorov, Nous et les autres, Paris, Seuil, 1989, p. 233 : « C’est le scientisme qui a contribué à jeter les bases idéologiques du totalitarisme […]. La relation entre scientisme et totalitarisme ne se limite pas à la justification des actes par des nécessités prétendument scientifiques (biologique ou historique) : il faut déjà pratiquer le scientisme pour croire à la transparence parfaite de la société et donc à la possibilité de la transformer. » 328. Voir la conclusion de Stéphane Courtois dans Le Livre noir du communisme. Crime, terreur, répression, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 864 et 882 : « On peut légitimement s’interroger : qu’y a-t-il de marxiste dans le léninisme d’avant 1914 et, surtout, d’après 1917 ? […] Les racines du marxismeléninisme plongeraient-elles moins dans Marx que dans un darwinisme dévoyé, appliqué à la question sociale et aboutissant aux mêmes errements que dans la question raciale ? » 329. Lénine, Que faire ?, Œuvres 5, p. 501. 330. Voir Moshe Lewin, Le Siècle soviétique, Paris, Fayard, 2003, p. 59 sq. 331. Le Parti bolchevique rassemblait 24 000 militants en 1917, il compte 1,5 million de membres en 1929 et 3,7 millions en 1932 (dont la quasi-totalité des militants de 1917 a d’ailleurs été exclue) ; à la mort de Staline, il compte près de 6 millions de membres, et il a d’ailleurs changé de nom (pour devenir Parti communiste de l’Union soviétique). Sur l’évolution de l’organisation du Parti et de sa composition sociale, voir Hélène Carrère d’Encausse, Staline. L’ordre par la terreur, Paris, Flammarion, 1979, p. 12 sq. e
332. Trotsky, Discours au XIII Congrès du Parti communiste, mai 1924. 333. Staline, Le Matérialisme dialectique et le matérialisme historique, Œuvres XIV, p. 212. 334. C’est l’échec de cette stratégie que constatera Lénine : « Il nous sera difficile de tenir jusqu’à la victoire de la révolution socialiste dans les pays développés » (Mieux vaut moins, mais mieux, Œuvres 33, p. 512). e
335. Alexandre Chliapnikov au XI Congrès en 1922, cité par Stéphane Courtois in Le Livre noir du communisme, op. cit., p. 867. 336. Lénine, Sur notre révolution (La Pravda du 17 janvier 1923), Œuvres 33, p. 492-493. 337. Nouveaux temps, anciennes erreurs sous une forme nouvelle (La Pravda du 20 août 1921), Œuvres 33, p. 14 et 16-17. 338. Robert Conquest, La Grande Terreur. Les purges staliniennes des années 30, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 990. 339. Moshe Lewin parle d’« aberration systémique » dans Le Siècle soviétique, op. cit., p. 26, et il écrit, dans La Formation du système soviétique. Essais sur l’histoire sociale de la Russie dans l’entredeux-guerres (trad. franç. par P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1987, p. 41) : « C’est le mot français “démesure” qui rend le mieux la spécificité de ce phénomène. » 340. Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, op. cit., p. 373. 341. Marx, La Guerre civile en France, MEGA I.22, p. 137 ; trad. franç., ES, p. 38. 342. Ibid., MEGA I.22, p. 56 ; trad. franç., ES, p. 212. 343. Evgueni Preobrajenski, La Nouvelle Économie, Moscou, 1925 ; cité par Pierre Broué, Le Parti
bolchevique. Histoire du PC de l’URSS, Paris, Éd. de Minuit, 1963, p. 84. Victor Serge ne semble pas avoir connu ces thèses de Preobrajenski, c’est pourtant dans ces termes qu’en 1937 il conclut sa description des ravages de l’industrialisation : « Comment ne pas se rappeler devant ce tableau les pages du Capital où Marx décrit le mécanisme impitoyable de l’accumulation capitaliste primitive ? On serait tenté de parler d’une accumulation socialiste primitive, aussi cruelle que l’autre, aussi antisocialiste par ses méthodes et par le traitement infligé à l’homme » (Destin d’une révolution. URSS, 1917-1937, op. cit., p. 420-421). 344. Voir Stephen Cohen, Nicolas Boukharine. La vie d’un bolchevik, Paris, Maspero, 1979, et Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, op. cit., p. 30. 345. Voir Robert Conquest, Sanglantes moissons. La collectivisation des terres en URSS, Paris, Robert Laffont, 1995, qui évalue le bilan à 11 millions de morts (p. 325). 346. Voir Hélène Carrère d’Encausse, Staline. L’ordre par la terreur, op. cit., p. 39 : « La mise en coupe réglée de la paysannerie correspond, certes, à un dessein économique, mais elle est avant tout mépris et haine de la paysannerie, volonté de la détruire en tant que société cohérente organisée autour d’une culture sociale vivante. » La hargne destructrice des bolcheviks portait d’abord et avant tout sur la féodalité : en quoi elle accomplissait l’œuvre de liquidation propre à la bourgeoisie. 347. But formulé par Staline en février 1931 : « Nous avons entre cinquante et cent ans de retard sur les pays avancés. Nous devons couvrir cette distance en dix ans » (cité par Nicolas Werth, Histoire de l’Union soviétique, Paris, Puf, 1992, p. 233). 348. Voir Moshe Lewin, Le Siècle soviétique, op. cit., p. 85 sq. : entre 1928 et 1939, « la population urbaine a doublé, ce qui représentait une croissance de 30 millions de personnes – une progression extraordinairement rapide, jamais enregistrée en matière d’urbanisation ». 349. Voir Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, op. cit., p. 322. 350. Staline dans une directive du 27 décembre 1929 (cité par Nicolas Werth, op. cit., p. 225). 351. Lénine, Les Tâches immédiates du pouvoir des soviets, Œuvres 27, respectivement p. 259, 268 et 279. 352. Trotsky, Terrorisme et communisme, Paris, Prométhée, 1980, respectivement p. 146, 144 et 180. Trotsky y affirme que, « en général, l’homme est un animal assez paresseux » (p. 142) et oppose ainsi le libéralisme, où les travailleurs sont contraints par la logique du marché, au socialisme où c’est à l’État d’exercer son pouvoir de coercition : on voit que le mythe trotskyste – selon lequel Trotsky, s’il eût succédé à Lénine, toute la face de la Terre aurait changé – repose sur des bases bien fragiles. 353. Marx, Le Capital, MEW 23, p. 760 ; trad. franç., p. 825. 354. Lénine, Sur l’infantilisme de gauche et les idées petites-bourgeoises (La Pravda, 9-11 mai 1918), Œuvres 27, p. 355-356. 355. À la colonie russe d’Amérique du Nord (14 novembre 1922), Œuvres 42, p. 541. e
356. Rapport au XV Congrès du Parti communiste (27 mars 1922), Œuvres 33, p. 282-283. 357. Marx, Le Capital, MEW 23, p. 574 sq .; trad. franç., p. 617 sq. 358. Lénine, Les Tâches immédiates du pouvoir des soviets, Œuvres 27, p. 268. 359. Robert Conquest, La Grande Terreur, op. cit., p. 402. 360. Voir A. Sumpf, De Lénine à Gagarine. Une histoire sociale de l’Union soviétique, Paris, Gallimard, 2013. 361. Voir Moshe Lewin, « Staline dans le miroir de l’autre », in Marx Ferro (dir.), Nazisme et communisme. Deux régimes dans le siècle, Paris, Hachette, 1999, p. 93 : « Le passage au stalinisme signifiait l’abandon de l’idéologie historique du Parti et son remplacement par une autre idéologie, mieux adaptée à la réalité et aux buts d’un régime qui s’orientait alors rapidement dans une autre voie,
loin du marxisme et du socialisme, tout en niant la réalité de ce changement. » 362. Staline assumait d’ailleurs son statut de tsar, qui déclarait, au Comité central du 5 janvier 1926 : « Il ne faut pas oublier que nous vivons en Russie, le pays des tsars. Les Russes aiment bien voir un seul homme à la tête du pays. » Le 17 octobre 1935, il disait à sa mère : « Tu te rappelles le tsar ? Eh bien, je suis une sorte de tsar » (à quoi celle-ci répondit : « Tu aurais mieux fait de devenir prêtre ») ; cité in Jean-Jacques Marie, Staline, Paris, Fayard, 2001, p. 306 et 459. 363. D’où la hiérarchisation des salaires adoptée en 1931 et le système de prime pour récompenser les « travailleurs de choc. » Hélène Carrère d’Encausse a analysé en détail cette « évolution idéologique extrêmement importante, la valorisation de la réussite matérielle […]. La morale de la réussite, se traduisant par des avantages matériels, est une des composantes essentielles de la nouvelle culture politique soviétique […]. Ce qui compte, c’est la capacité des individus à participer plus ou moins au changement ; ce sont leur compétence, leur utilité » (Staline. L’ordre par la terreur, op. cit., p. 91-92). 364. Cité par Michel Heller, La Machine et les rouages. La formation de l’homme soviétique, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 29. 365. Ian Kershaw soulignait ainsi que « le système de gouvernement soviétique, et la philosophie marxiste-léniniste qui lui servait de soubassement, étaient antérieurs à Staline et subsistèrent après sa mort […]. Le culte de Staline vint largement se surimposer à un système existant, tel un appendice quelque peu artificiel » (« Retour sur le totalitarisme. Le nazisme et le stalinisme dans une perspective o
comparative », trad. franç. par P.-E. Dauzat, Esprit, n 1-2, janvier-février 1996, p. 101 sq.). 366. Staline n’a d’ailleurs jamais été chef d’État : ce rôle était celui du président du Præsidium du Soviet suprême, qui était Mickaïl Kalinine (jusqu’en 1946) puis Nikolaï Chvernik (jusqu’en 1953). Staline était secrétaire général du Parti, rôle qu’il cumule à partir de 1941 avec celui de président du Conseil des commissaires du peuple (rebaptisé Conseil des ministres en 1946). 367. Déclaration de l’Opposition du 20 juin 1930 (à l’initiative de Khristian Rakovsky) ; cité par Pierre Broué, Communistes contre Staline. Massacre d’une génération, Paris, Fayard, 2003, p. 178. 368. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 287, Werke 7, p. 457 ; trad. franç., p. 299. 369. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 117, p. 190. 370. Principes de la philosophie du droit, § 291, Werke 7, p. 461 ; trad. franç., p. 301. 371. Ibid., § 290, Werke 7, p. 459 ; trad. franç., p. 300. 372. Ibid., § 290, Add. Werke 7, p. 460 ; trad. franç., p. 301. 373. Ibid., § 296, Werke 7, p. 464 ; trad. franç., p. 303. 374. Voir Éric Weil, Hegel et l’État, Paris, Vrin, 1950, p. 65 : « N’étant politiquement rien, le fonctionnariat est tout dans l’organisation de l’État […]. Il est vrai que le prince décide, il est vrai que les Chambres votent les lois et règlent les questions de portée universelle ; mais c’est l’administration qui l’emporte sur les deux. » 375. Marx, Critique du droit politique hegélien, MEGA I.2, p. 48 ; trad. franç., ES, p. 89. 376. Ibid., MEGA I.2, p. 49 ; trad. franç., ES, p. 90. 377. Ibid., MEGA I.2, p. 51 ; trad. franç., ES, p. 93. 378. Ibid., MEGA I.2, p. 51 ; trad. franç., ES, p. 92. 379. Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, op. cit., p. 374. 380. Le Siècle soviétique, op. cit., p. 481. 381. « Bureaucraty and the Stalinist state », in Ian Kershaw et Moshe Lewin (eds), Stalinism and Nazism : Dictatorships in Comparison, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 70 : « Stalin can be seen as the Anti-Christ of bureaucratic structures – and, in this sense, their product. » 382. Lénine, À propos du projet de directive pour le Conseil des commissaires du peuple, 21 février
1922, Œuvres 36, p. 578. 383. La Question des nationalités et de l’autonomie, décembre 1922, Œuvres 36, p. 619. 384. Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, MEW 4, p. 467 ; trad. franç., ES, p. 47. e
385. Lénine, Rapport au XV Congrès du Parti communiste (27 mars 1922), Œuvres 33, p. 293. e
386. Discours (non prononcé) au X Congrès des Soviets de Russie, décembre 1922, Œuvres 36, p. 600-601. 387. Herbert Marcuse, « La lutte contre le libéralisme dans la conception totalitaire de l’État », Culture et société, trad. franç. par D. Bresson, Paris, Éd. de Minuit, 1970, p. 61. e
388. Voir George L. Mosse, Les Racines intellectuelles du III Reich : la crise de l’idéologie allemande, Paris, Seuil, 2008, qui par une minutieuse généalogie montre que « le national-socialisme n’était pas une aberration ; pas plus qu’il n’était dénué de fondement historique » (p. 32). 389. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Werke 12, p. 502-503 ; trad. franç., p. 323. 390. Principes de la philosophie du droit, § 347, Werke 7, p. 506 ; trad. franç., p. 336. 391. Ibid., § 358, Werke 7, p. 511 ; trad. franç., p. 340. 392. Voir Bernard Bourgeois, Hegel à Francfort ou Judaïsme, Christianisme, Hégélianisme, Paris, Vrin, 1970, ainsi que sa critique par Emmanuel Levinas, « Hegel et les Juifs », Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1976, p. 328 sq. 393. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 159, p. 270-271. 394. Principes de la philosophie du droit, § 358, Werke 7, p. 511 ; trad. franç., p. 340. 395. L’Esprit du christianisme et son destin, Werke 1, p. 288 ; trad. franç. par F. Fischbach, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 61. Le statut du Juif dans la pensée de Hegel est le même que celui de Kant : le moment de la scission, essentiel, mais destiné à être surmonté. 396. Cette « abolition » du judaïsme ne peut pour Hegel que prendre la forme de l’« assimilation », et le maintien du Juif dans l’altérité n’est d’ailleurs imputé qu’à l’État : « La séparation que l’on reproche aux Juifs aurait pu, à juste titre, être imputée et reprochée comme une faute à l’État qui les aurait exclus, car il aurait ainsi méconnu son principe, l’institution objective et sa puissance. L’affirmation de cette exclusion des Juifs, même si elle a pu croire qu’elle avait entièrement raison, s’est avérée à l’expérience la plus folle » (Principes de la philosophie du droit, § 270, Rem., Werke 7, p. 421 ; trad. franç., p. 275). Si la pensée de Hegel est fondamentalement tautologique et récuse toute forme d’altérité que ce soit, elle est cependant exempte de toute forme de racisme : en dépit du vocabulaire et des typologies qu’il lui arrive d’employer, Hegel ne saurait concevoir aucune détermination de l’Esprit par la nature. 397. Marcuse le soulignait dès 1934 : « Dans la théorie politique, c’est le peuple qui est le représentant réel d’une telle totalité, par essence naturelle et organique, antérieure à tout cloisonnement de la société en classe et en groupe d’intérêt – affirmation par laquelle l’universalisme se rattache au naturalisme » (Culture et société, op. cit., p. 64). 398. Hitler, Mon combat, in F. Brayard, A. Wirsching (dir.), Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, Paris, Fayard, 2021, p. 342. 399. Max Domarus (éd.), Hitler-Reden und Proklamationen 1932-1945, t. I, Wurtsburg, 1962, p. 804. e
400. Voir Albert Speer, Au cœur du III Reich, trad. franç. par M. Brottier, Paris, 1970, p. 611. 401. Houston Stewart Chamberlain, Die Grundlagen des neunzehnten Jahrunderts, München, e
Brückmann, 1899 ; trad. franç. par R. Godet, Genèse du XIX siècle, Paris, Payot, 1913. 402. Hitler, Mon combat in Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, op. cit., p. 387. 403. Anders, L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 338.
404. Sur la distinction entre racisme et hétérophobie, voir Zigmunt Bauman, Modernité et Holocauste, trad. franç. par P. Guivarch, Paris, La Fabrique, 2002, p. 112 sq. Les questions posées par le nazisme aux sociétés contemporaines ne sauraient donc se cantonner à la fadeur édifiante de prêches sur la « tolérance » et le « respect de la différence » : l’anthropologie génétique qui domine aujourd’hui est un racisme, un racisme universaliste. e
405. Voir Martin Broszat, L’État hitlérien. L’origine et l’évolution des structures du III Reich, trad. franç. par P. Moreau, Paris, Fayard, 1986, p. 55 : « L’évocation d’une communauté pré-sociale naturelle et plus intime déterminée par les forces secrètes du Volkstum, du “sol et du sang” et de “l’héritage des ancêtres”, se trouvait tout à coup transformée en techniques biologico-scientifiques de manipulation de l’homo faber. » 406. Hitler à Himmler en 1942, cité par Zigmunt Bauman, Modernité et Holocauste, op. cit., p. 126. 407. Hitler à Walter Hewel (chef de son état-major personnel), le 10 juillet 1941, Hewel Tagebuch ; cité dans Ian Kershaw, Hitler 1936-1945 : Némésis, trad. franç. par P.-E. Dauzat, Paris, Flammarion, 2000, p. 684. 408. Hitler à Adolf Gemlich, 16 septembre 1919, in Eberhard Jäckel et Axel Kuhn (éd.), Hitler. Sämtliche Aufzeichnungen 1905-1924, Stuttgart, 1980, p. 88-90. 409. Paul Schmidt (chef de la presse au ministère des Affaires étrangères), Donauzeitung, 3 juillet 1943, p. 3 ; cité par Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1985, p. 882. 410. Hitler, Mon combat in Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, op. cit., p. 71. 411. Ibid., p. 137. 412. Rosenberg, Conférence de presse du 18 novembre 1941 ; cité in Florent Brayard, La « Solution finale de la question juive ». La technique, le temps et les catégories de la décision, Paris, Fayard, 2004, p. 343. 413. Hitler, Mon combat in Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, op. cit., p. 332. 414. Philippe Burrin, Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Paris, Seuil, 2004, p. 51. 415. Le mouvement völkish était un courant idéologique directement issu du romantisme allemand, caractérisé par l’opposition au rationalisme et le développement d’un paganisme panthéiste, et promouvant le retour à une communauté de nature. Il ne s’identifie cependant pas nécessairement au racisme (völkish n’est pas rassisch) ; dans Mein Kampf (op. cit., p. 421), Hitler récuse d’ailleurs le caractère trop « vague » et « religieux » du terme völkish, ne comprenant manifestement pas de quoi il s’agit au juste. 416. Hitler, Mon combat in Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, op. cit., p. 422. 417. Ibid., p. 384. 418. Ibid., p. 209. 419. Ibid., p. 527. 420. Machiavel, Le Prince, trad. franç. par Yves Lévy, Paris, Flammarion, 1980, p. 159. 421. Hitler, Mon combat in Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, op. cit., p. 656. 422. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895 ; traduit en allemand dès 1908 par Rudolf Eisler sous le titre Psychologie der Massen, Leipzig, Kröner. Il n’est pas possible de savoir si Hitler a lu le livre de Le Bon, mais il a sans nul doute lu le long article du neurologue J.-R. Roßbach paru dans le Münchener Beobachter en septembre 1919 qui en résume les conclusions (« Die Massenseele. Psychologische Betrachtungen über die Entstehung von Massen-Bewegungen ») et dont on retrouve la phraséologie dans Mein Kampf : voir Ian Kershaw, Hitler. 1889-1936 : Hubris, Paris, Flammarion, 1999, p. 911.
423. Hitler, Mon combat in Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, op. cit., p. 532. 424. Ibid., p. 209. 425. Ibid., p. 535. 426. Ibid., p. 425. 427. Ibid., p. 509. 428. Ibid., p. 393. 429. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, op. cit., p. 35. Selon le témoignage de Gœring à Nurenberg, le programme de 1920 avait été élaboré par « des gens très simples », et ni lui ni Hitler n’y avaient participé, ce qui souligne à quel point il a suffi d’une chiquenaude pour que l’appareil bureaucratique développe un antisémitisme institutionnel. 430. Ibid., p. 61. 431. Carl Schmitt, « La Science allemande du droit dans sa lutte contre l’esprit juif », Deutsche o
Juristen-Zeitung, 15 octobre 1936, trad. franç. par M. Köller et D. Séglard, Cités, n 14, Paris, Puf, 2003, p. 173 sq. 432. Deutschland-Berichte der Soziademokratishen Partei Deutschlands 1934-1940, SalzhausenFrancfort, 1980, p. 120 ; cité in Peter Longerich, « Nous ne savions pas ». Les Allemands et la Solution finale, 1933-1945, Paris, Éd. Héloïse d’Ormesson, 2006, p. 35. 433. Himmler, « Aufgaben und Aufbau der Polizei des Drittens Reiches », et Heydrich, « Aufgaben und Aufbau der Sicherheitspolizei des Dritten Reiches », in Hans Pfundtner, Dr. Wilhelm Frick und sein Ministerium, Munich, 1937, p. 125 et 149 ; cité in Peter Longerich, Himmler. L’éclosion quotidienne d’un monstre ordinaire, Paris, Éd. Héloïse d’Ormesson, 2010, p. 205 – je souligne. 434. Goebbels, discours d’inauguration de la Chambre de la culture du Reich, 15 novembre 1933 : « Der Sinn der Revolution, die wir gemacht haben, ist die Volkwerdung der deutschen Nation ». 435. Charles Richet, La Sélection humaine, Paris, Alcan, 1919 ; cité par André Pichot, L’Eugénisme ou les généticiens saisis par la philanthropie, Paris, Hatier, 1995, p. 14. Voir également, du même auteur, La Société pure. De Darwin à Hitler, Paris, Flammarion, 2001, qui conclut : « Hitler n’a pas inventé grand-chose. La plupart du temps, il s’est contenté de reprendre des idées qui étaient dans l’air et de les mener jusqu’à leur terme. L’euthanasie et les profondes méditations sur “les vies qui ne méritent pas d’être vécues” étaient des lieux communs à l’époque » (p. 276). 436. Alexis Carrel, Jour après jour, 1983-1944, Paris, Plon, p. 235. 437. Voir Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 231-232 : « Le nazisme c’est bien en effet le développement jusqu’au e
paroxysme des mécanismes de pouvoir nouveaux qui avaient été mis en place depuis le XVIII siècle […]. C’est une société qui a absolument généralisé le bio-pouvoir, mais qui a, en même temps, généralisé le droit souverain de tuer. » 438. Voir Enzo Traverso, La Violence nazie. Une généalogie européenne, Paris, La Fabrique, 2002, e
qui montre en détail comment la colonisation au XIX siècle procédait de l’idée d’une supériorité de la race blanche, et assumait la nécessité de conduire à l’extermination des races inférieures : « Les lois nazies de Nuremberg étaient choquantes dans l’Europe des années 30 dans la mesure où elles frappaient un groupe émancipé depuis un siècle, parfaitement intégré dans la société et dans la culture allemande, mais elles avaient déjà été envisagées par l’ensemble des puissances coloniales comme des mesures normales et naturelles à l’égard du monde non européen […]. En d’autres termes, les Allemands ne faisaient qu’appliquer en Pologne, en Ukraine et en Russie les mêmes principes et les mêmes méthodes que la France et le Royaume-Uni avaient déjà adoptés en Afrique et en Asie » (p. 63 et 80). 439. Hitler, Libres propos sur la guerre et sur la paix, recueillis sur l’ordre de Martin Bormann,
Paris, Flammarion, 1952, vol. 1, p. 25 et 34. 440. Carl Schmitt, Völkerrechtliche Grossraumordung (1941), Berlin, Duncker & Humblot, p. 68 ; cité par Enzo Traverso, La Violence nazie. Une généalogie européenne, op. cit., p. 80. 441. Raul Hilberg (La Destruction des Juifs d’Europe, op. cit., p. 1045) arrive au chiffre de 5,1 millions de morts, dont 2,7 millions dans les six abattoirs de la Pologne occupée. 442. Hitler, Monologe im Führerhauptquartier 1941-1944, Hambourg, Orbis Verlag, 1980, p. 125 ; cité dans Florent Brayard, La « Solution finale de la question juive ». La technique, le temps et les catégories de la décision, op. cit., p. 439. 443. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, op. cit., p. 60. 444. Ernst Jünger, La Mobilisation totale, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 114. 445. Rilke, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, trad. franç. par Claude David, Paris, Gallimard, 1991, p. 27. 446. Les Carnets de Malte Laurids Brigge, op. cit., p. 26. C’est cette méditation de la mort qu’approfondit Heidegger : « Les Mortels sont les hommes. On les appelle Mortels, parce qu’ils peuvent mourir. Mourir signifie : être capable de la mort en tant que mort. Seul l’homme meurt. L’animal périt. La mort comme mort, il ne l’a ni devant lui ni derrière lui » (« La Chose », GA 79, p. 1718). Or l’homme de l’époque de la technique tend à être dépossédé de cette éminente possibilité, soigneusement préservée et respectée dans les époques anciennes : « Dans le village de montagne, le menuisier ne confectionne pas une simple caisse destinée à un corps mort. Le cercueil est placé et installé par avance à la place d’honneur dans la ferme où demeure encore le paysan défunt. En ce lieu le cercueil y est encore arbre des morts. En lui la mort du défunt continue de croître, croissance qui donne ton, de la cave au grenier, à la maison, à ceux qui y habitent, à leur clan ainsi qu’à leur voisinage. Tout est différent dans l’industrie funéraire, motorisée, des grandes villes. Il n’y est pas dressé d’arbre des morts » (« Le Dispositif », GA 79, p. 26). 447. Anders, L’Obsolescence de l’homme, 2. Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad. franç. par Ch. David, Paris, Fario, 2011, p. 243. 448. Hegel, Système de la vie éthique, GW 5, p. 331 ; trad. franç., p. 167. 449. Phénoménologie de l’esprit, GW 9, p. 320. 450. Enzo Traverso a analysé le « véritable tournant anthropologique » que fut l’introduction de la guillotine : avec la guillotine, « l’exécution mécanisée, sérialisée, cessera bientôt d’être un spectacle pour devenir un procédé technique de tuerie à la chaîne, impersonnel, efficace, silencieux et rapide. Le résultat final sera une déshumanisation de la mort ». Le bourreau lui-même disparaît, il n’est plus ce personnage doté d’une aura surnaturelle, bras armé du monarque et porteur d’un chatiment d’origine divine, il devient simple fonctionnaire, et en vérité ne tue plus : « C’est l’appareil qui tue, il se limite à le surveiller. L’exécution est une opération technique et le servant de la machine n’est plus responsable que de son entretien : la tuerie se déroule sans sujet » (La Violence nazie, op. cit., p. 29-35). e
451. Victor Klemperer, LTI. La langue du III Reich, Paris, Pocket, 2006, p. 200. 452. Ibid., p. 201. C’est très exactement ainsi que Heidegger comprend la spécificité de l’Holocauste en 1949 : « Des centaines de milliers de gens meurent en masse. Meurent-ils ? Ils périssent. Ils se font abattre. Meurent-ils ? Ils deviennent des pièces (Stück) en stock d’un fonds disponible pour la fabrication de cadavre. Meurent-ils ? Ils sont liquidés sans bruit dans des camps d’extermination » (« Le Danger », GA 79, p. 56). 453. Des Voix sous la cendre, Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau, Paris, Calmann-Lévy - Mémorial de la Shoah, 2005, p. 283. 454. Pierre Vidal-Naquet, préface à Arno Mayer, La « Solution finale » dans l’histoire, Paris, La
Découverte, 1990, p. VII-VIII. 455. Contre la thèse sommaire de Daniel Goldhagen selon laquelle les Allemands étaient tous des « antisémites éliminationnistes » (Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Paris, Seuil, 1997), voir Peter Longerich, « Nous ne savions pas » : Les Allemands et la Solution finale, 1933-1945, qui conclut : « Durant toute la période qui s’étend de 1933 à 1945, on constate dans les rapports d’ambiance et d’autres sources que la politique juive des nazis dut se heurter dans la population à une incompréhension, un scepticisme et des critiques considérables » (op. cit., e
p. 412). Au début du XX siècle, l’antisémitisme était d’ailleurs largement plus répandu en France ou en Russie qu’en Allemagne. 456. Von dem Bach (chef suprême des SS en Russie centrale) à Himmler à l’automne 1941 ; cité par Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, op. cit., p. 869. 457. Rudolf Höß, Le Commandant d’Auschwitz parle, Paris, La Découverte, 2005, p. 181. 458. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, édition établie sous la direction de Pierre Bouretz, Paris, Gallimard, « Quarto », 2002, p. 1044 et 1057. 459. Rudolf Höß, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 161 et 221. Otto Ohlendorff (commandant de l’Einsatzgruppe D) disait pareillement : « J’étais un rouage relativement peu important d’une énorme machine » (cité in Z. Bauman, Modernité et Holocauste, op. cit., p. 54). Les témoignages les plus troublants sont cependant ceux des survivants des Sonderkommandos qui évoquent les rapports amicaux qu’ils pouvaient avoir avec les SS. Ainsi, Yakov Gabbay parle de certains SS comme de « bons garçons », voire de « camarades » et d’« amis », et évoque les soirées entre Juifs et Allemands passées à boire, à chanter et à jouer de la guitare (Des Voix sous la cendre, op. cit., p. 296 et 299). Mais c’est précisément là le propre d’un processus totalitaire : c’est la machinerie qui extermine, et les hommes, Juifs ou Allemands, n’en sont que les servants dociles et dépassés. 460. Zentralbauleitung à Kammler, 29 janvier 1943 ; cité in Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, op. cit., p. 767. 461. Le nazisme n’est pas un sadisme, Michel Foucault l’a bien dit : « Le nazisme n’a pas été inventé e
par les grands fous érotiques du XX siècle, mais par les petits-bourgeois les plus sinistres, ennuyeux, dégoûtants qu’on puisse imaginer […]. Les nazis étaient des femmes de ménage au mauvais sens du terme. Ils œuvraient avec des torchons et des balais, voulant purger la société de tout ce qu’ils considéraient être des sanies, des poussières, des ordures : vérolés, homosexuels, Juifs, sangs impurs, Noirs, fous. C’est l’infect rêve petit-bourgeois de la propreté raciale qui sous-tendait le rêve nazi » (Dits o
et écrits II. 1970-1975 (n 164), Paris, 1994, p. 820-821). 462. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, op. cit., p. 1064-1065. 463. Rudolf Höß, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 216 et 177. 464. Himmler, Discours devant la réunion constituante du Conseil pour le droit policier du 11 octobre 1936, in Hans Franck (dir.), Grundfragen der deutschen Polizei, Hambourg, 1936, p. 11 sq. ; cité in Peter Longerich, Himmler, op. cit., p. 204. 465. Rudolf Höß, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 218. 466. La thèse intentionnaliste (ou programmatiste) – qui fait de l’extermination des Juifs un projet conçu par Hitler dès le début des années 1920 et méthodiquement poursuivi jusqu’à son terme – est aujourd’hui largement abandonnée au profit de la thèse fonctionnaliste (ou structuraliste), qui voit dans l’Holocauste un événement improvisé à l’automne 1941 en réaction à l’échec de l’opération Barbarossa. Voir Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, trad. franç. par J. Carnaud, Paris, Gallimard, 1997, p. 163 sq. 467. Zigmunt Bauman, Modernité et Holocauste, op. cit., p. 42 et 45. Voir également p. 176 sq.
468. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, op. cit., p. 1149. 469. Max Weber, Le Savant et le Politique, trad. franç. par Julien Freund, Paris, UGE, « 10/18 », 1963, p. 157. 470. Anders, L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 324. Le 13 mai 1947, alors qu’il dépose devant le Tribunal de Nuremberg, Carl Schmitt tente d’expliquer « comment de hauts fonctionnaires qui n’étaient pas un instant des croyants fanatiques de Hitler ont participé à des actes d’inhumanité qui crèvent les yeux » : c’est par cette éthique du fonctionnaire, devenue ethos du peuple allemand, qu’il explique la monstruosité du nazisme. Il souligne en effet que « l’Allemagne n’est pas seulement depuis des siècles un État de fonctionnaires, le peuple allemand aussi, dans de larges couches, est un peuple de fonctionnaires » ; le fondement « sociologique » du nazisme réside alors dans la fonctionnarisation universelle, fonctionnarisation dont le fondement juridique est la transformation du droit en légalité, c’est-à-dire son immanentisation totale aux normes : « La vraie difficulté dont on ne s’est pas encore rendu conscient, réside dans la transformation sociologique qui se produit dans un État moderne hyperorganisé, et où la légalité est devenue un mode de fonctionnement de la bureaucratie. Dans ces circonstances, la signification du mot “légalité” est particulièrement importante […]. “Légalité” ne signifie rien du contenu matériel juridique, mais une méthode de travail et de fonctionnement dans une société hyperorganisée : la manière de travailler, la manière de résoudre les affaires, la routine et les habitudes du fonctionnement, et avant tout le besoin d’une couverture pour la responsabilité après un rejet de responsabilité […]. Le positivisme juridique dominant signifiait que n’était juste que ce qui était édicté par les offices étatiques en conformité aux normes et aux ordres. » Carl Schmitt conclut alors que « le behavior d’une administration entièrement fonctionnarisée peut conduire, dans des époques de concentration totalitaire, à de tels phénomènes exhorbitants » (Ex Captivitate Salus. Expériences des années 1945-1947, textes présentés, traduits et annotés par A. Doremus, Paris, Vrin, 2003, p. 73-76). 471. Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, op. cit., p. 80. 472. Ibid., p. 126-127. 473. État, mouvement, peuple. L’organisation triadique de l’unité politique, trad. franç. par A. Pilleul, Paris, Kimé, 1997, p. 58-59. 474. En particulier par Alfred Rosenberg, « Totaler Staat ? », Völkischer Beobachter du 9 janvier 1934. Voir Enzo Traverso, Le Totalitarisme, op. cit., p. 27-28. 475. Otto Koellreuter, Volk und Staat in der Weltanschauung des Nationalsozialismus, Berlin, Pan Verlagsgesellschaft, 1935. 476. Hitler, Mon combat in Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, op. cit., p. 445. 477. Eberhard Jäckel, Hitler idéologue, trad. franç. par J. Chavy, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 114. 478. Martin Broszat, L’État hitlérien, op. cit., p. 425 sq. 479. Ibid., p. 471. 480. Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, trad. franç. par J. Carnaud et P.E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1995, p. 221. 481. Martin Broszat, L’État hitlérien, op. cit., p. 467. 482. Himmler, Discours aux généraux de la Wehrmacht du 5 mai 1944 ; cité in Peter Longerich, Himmler, op. cit., p. 224. er
483. Carl Schmitt, « Le Führer protège le droit », Deutsche Juristen-Zeitung, 1 o
août 1934 ; trad.
franç. par M. Köller et D. Séglard, Cités, n 14, Paris, Puf, 2003, p. 167. 484. Franz Neumann, Béhémoth. Structure et pratique du national-socialisme, Oxford University
e
Press, 1942 (2 éd., 1944) ; trad. franç. par G. Dauvé, Paris, Payot, 1984, p. 8. Neumann conclut ainsi : « Il est impossible de déceler dans la structure du système politique national-socialiste aucun organe monopolisant le pouvoir politique » (p. 438). 485. Voir Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, op. cit., p. 149 : « Au niveau du gouvernement central, le principe idéologique poussait Hitler à laisser les rivaux en découdre puis à prendre partie pour le vainqueur – application instinctive des principes du darwinisme social. » 486. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, op. cit., p. 53. 487. Hans Frank, Im Angesicht der Galgens, Munich, Alfred Beck Verlag, 1953, p. 466-467 ; cité par Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, op. cit., p. 147. 488. Voir le témoignage de son aide de camp Fritz Wiedemann, Der Mann, der Feldherr werden wollte, Velbert-Kettwig, 1964, p. 69 : « Il détestait lire les dossiers. Je lui arrachais des décisions, même sur les sujets de la plus haute importance, sans qu’il me demande jamais les documents afférents. Il était d’avis que beaucoup de choses se réglaient d’elles-mêmes si on les laissait suivre leur cours » ; cité par Ian Kershaw, Hitler. 1889-1936 : Hubris, op. cit., p. 757. 489. Joachim Fest, Hitler. Eine Biographie, Berlin, 1973, p. 697 ; trad. franç. par G. FritschEstrangin, Paris, 1973, t. II, p. 162 (Unperson est traduit par « personnage inhumain »). 490. Martin Broszat, L’État hitlérien, op. cit., p. 8. 491. Gottfried Neeße, Führergewalt. Die Entwicklung und Gestaltung der hoheitlichen Gewalt im Deutschen Reich, Tübingen, 1940, p. 54 ; cité par Franz Neumann, Béhémoth, op. cit., p. 438, qui précise : « Le Chef n’est pas l’organe de l’État, mais constitue lui-même la communauté, et n’agit pas en tant que son organe, mais en tant que personnification de la communauté. » 492. Georg Schott, Das Volksbuch vom Hitler, Munich, 1924, p. 18 et 229, dont le style est celui d’un évangile (un dysangile, en l’occurrence) : « Il est des paroles qu’un homme ne puise pas en lui mais qu’un dieu l’a chargé de prononcer. De ces paroles relève cette confession d’Adolf Hitler : “Je suis le chef politique de la jeune Allemagne.” […] Voici le secret de cette personnalité : ce qui dort au plus profond de l’âme du peuple allemand y a pris forme dans les traits pleins et vivants […]. Cela s’est manifesté en la personne d’Adolf Hitler : l’incarnation vivante du désir ardent de la nation » (cité par Ian Kershaw, Hitler. 1889-1936 : Hubris, op. cit., p. 332-333). 493. Goebbels, Tagebücher. Band I : 1924-1929, éd. par Ralf. G. Reuth, Munich, Piper Verlag, 2000 ; trad. franç. par D.-A. Canal, H. Thierard et D. Viollet, Paris, Tallandier, 2006 ; entrée du 14 octobre 1925. 494. Max Weber, Le Savant et le Politique, op. cit., p. 126. 495. Franz Neumann, Béhémoth, op. cit., p. 94. Dès 1942, Franz Neumann a ainsi jeté les bases d’une interprétation du nazisme à partir du concept webérien de « pouvoir charismatique » (chap. III et IV de son livre), mais c’est l’acquis du travail fondamental mené par Ian Kershaw que d’avoir systématisé cette approche : « Le transfert, après la prise de pouvoir, de l’ethos du mouvement charismatique dans un système de gouvernement peut être considéré comme l’un des éléments cruciaux d’une explication du caractère exceptionnel de l’État nazi » (Hitler. Essai sur le charisme en politique, op. cit., p. 16). 496. Arthur Moeller van der Bruck, Das Dritte Reich, Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1923 ; trad. franç. par J.-L. Lénault, Le Troisième Reich, Paris, Alexis Redier Éd., 1933. Sur cette e
attente issue du romantisme allemand, voir George L. Mosse, Les Racines intellectuelles du III Reich, op. cit., chap. 3 et 16. 497. Baldur von Schirach, Ich glaubte an Hitler, Hambourg, Mosaik Verlag, 1967, p. 22 ; trad. franç. par R. Denturck, J’ai cru en Hitler, Paris, Plon, 1968, p. 22, où l’ancien chef des Jeunesses hitlériennes
rapporte que dans les années 1920 il a « vu Hitler comme le sauveur de l’Allemagne qui devait venir ». 498. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 350, Werke 7, p. 507 ; trad. franç., p. 337. 499. Carl Schmitt, « Le Führer protège le droit », loc. cit., p. 166. 500. Ibid., p. 165, 170, 167 et 166.
501. Ernst Nolte, Le Fascisme dans son époque, trad. franç. par P. Stéphano, in Fascisme & totalitarisme, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 474. 502. Hitler, Discours au Reichstag, 30 janvier 1939. Cette « prophétie » fut proclamée « slogan de la semaine » en septembre 1941 par le Bureau central du département de la propagande du NSDAP avant d’être imprimée sous forme d’affiche et distribuée à toutes les sections du Parti. L’affiche est reproduite dans Ian Kershaw, Hitler, 1936-1945 : Némésis, op. cit., p. 544-555. 503. Discours au Sportpalast de Berlin du 30 septembre 1942, in Max Domarus (éd.), Hitler-Reden und Proklamationen 1932-1945, op. cit., p. 1920. 504. Discours au Löwenbräukeller du 8 novembre 1942, in Max Domarus (éd.), Hitler-Reden und Proklamationen 1932-1945, op. cit., p. 1937. 505. Philippe Burrin, Ressentiment et apocalypse, op. cit., p. 73. 506. Discours de Werner Willikens (secrétaire d’État au ministère prussien de l’Agriculture) du 21 février 1934 ; cité par Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, op. cit., p. 35. 507. Martin Broszat, L’État hitlérien, op. cit., p. 9. 508. Ibid., p. 441-442. Sur le rapport du nazisme au management néolibéral, voir Johann Chapoutot, Libre d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020. 509. Voir Martin Broszat, « Hitler und die Genesis der “Endlösung” », Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte, 25 (1977), p. 753 : « Il n’y a pas eu un ordre général d’extermination des Juifs, le “programme” d’extermination s’est développé à travers des initiatives individuelles pour atteindre progressivement son caractère institutionnel et véritable au printemps 1942 » ; Ian Kershaw, Choix fatidiques. Dix décisions qui ont changé le monde, 1940-1941, Paris, Seuil, 2009, p. 617 : « En vérité, parler de “décision” peut induire en erreur en ce que le mot sous-entend une déclaration précise faite à un moment donné. Une série d’autorisations cumulées : c’est probablement une meilleure approximation de la façon dont les choses se sont passées » ; et Peter Longericht, Himmler, op. cit., p. 525 : « On pense souvent que ce processus a été engendré par un unique ordre d’Hitler, ce que contredit la réalité. Certes, dans les cercles dirigeants du régime, mais aussi chez de nombreux hauts fonctionnaires dans les territoires occupés, le consensus régnait sur la “solution” de la “question juive” par des moyens radicaux, mais la réalisation de cet objectif fut le résultat d’une interaction entre des ordres venus d’en haut et des initiatives prises par la base. » 510. Heidegger, À Élisabeth Blochmann, 3 mars 1947, trad. franç. par P. David, Paris, Gallimard, 1996, p. 324. 511. Au sens où, selon Hans Mommsen, « dans toutes les questions qui nécessitaient une prise de position fondamentale et définitive, Hitler était un dictateur faible », Beamtentum im Dritten Reich, e
Stuttgart, 1966, p. 98. Sur le débat : « Hitler, maître du III Reich ou dictateur faible ? », voir Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, op. cit., chap. 4. (L’impuissance sexuelle de Hitler – qui, semblet-il, était affligé de monorchidie – est généralement admise.) 512. Goebbels, Tagebücher. Band 5 : 1943-1945, op. cit. (entrée du 28 mai 1943). 513. Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, London, Penguin, 1981, p. 227 ; trad. franç. par F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 178. 514. Ibid., p. 220 ; trad. franç., p. 166. 515. Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, op. cit., p. 208-209. Dès 1821, parce qu’il avait conçu la masse comme mode d’être du peuple totalisé, Hegel avait compris que sa libération vis-à-vis du pouvoir gouvernemental ne pouvait être que déchaînement d’une puissance de destruction : « Dans les États despotiques où il n’y a que le Prince et le peuple, celui-ci, lorsqu’il agit, ne peut agir que comme une masse destructrice (als zertörende Masse). Lorsque les moyens légaux conformes à l’ordre font défaut, la masse ne peut s’exprimer que sous une forme sauvage » (Principes de la philosophie du droit,
§ 302, Add., Werke 7, p. 472 ; trad. franç., p. 309). 516. Hitler, Mon combat in Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, op. cit., p. 656. 517. Voir Enzo Traverso, Le Totalitarisme, op. cit., p. 15 : « Le totalitarisme appartient aux sociétés de masse modernes. Il est un avatar pervers de l’âge démocratique, marqué par l’accession des masses à la vie politique dans une société qui ne reconnaît plus les anciennes hiérarchies de castes ou de rang. S’il ne peut s’affirmer qu’en détruisant la démocratie sur le plan juridique et institutionnel, il déploie un dispositif d’embrigadement et d’activation des masses qui implique l’avènement des sociétés démocratiques au sens où les définissait Tocqueville. » 518. Eugen Dühring, Die Judenfrage als Rassen-, Sitten- und Culturfrage, Karlsruhe-Leipzig, e
Rauther, 1880. Voir George L. Mosse, Les Racines intellectuelles du III Reich, op. cit., p. 229-230. 519. Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie, trad. franç. par J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, p. 4344. 520. Hitler, Mon combat in Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, op. cit., p. 115. Sur le concept de Führerdemokratie, voir Max Weber, Le Savant et le Politique, op. cit., p. 192. 521. Martin Broszat, L’État hitlérien, op. cit., p. 446. 522. Voir Enzo Traverso, La Violence nazie, op. cit., p. 163 : « La singularité du nazisme ne réside pas dans son opposition à l’Occident mais dans sa capacité à trouver une synthèse entre ses différentes formes de violences. » C’est également la thèse centrale de Zigmunt Bauman dans Modernité et Holocauste. 523. Voir Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, op. cit., p. 425 : « Le nazisme jette une lumière crue sur le double visage de la modernité et les catastrophes auxquelles peuvent conduire des sociétés et e
des États modernes en crise. On pourrait comparer le III Reich à une sorte de Tchernobyl : une catastrophe qui ne devait pas nécessairement se produire, mais qui était inscrite, en puissance, dans la nature même de la société moderne. » Il faudrait analyser en ce sens la Chine maoïste (après la période stalinienne des années 1950) qui a mis en œuvre un « totalitarisme anarchique » (Jean-Louis Margolin, « Chine : une longue marche dans la nuit », Le Livre noir du communisme, op. cit., p. 602) fondé sur le pouvoir charismatique du Grand Timonier. Mao définissait d’ailleurs en ces termes son action : « Notre nation est comme un atome, et après la fission de son noyau atomique l’énergie thermique libérée sera si formidable que nous serons capables de faire ce que nous ne pouvions pas faire auparavant » (cité dans Jung Chang et Jon Halliday, Mao. L’histoire inconnue, Paris, Gallimard, 2006, p. 932). 524. Qu’un penseur de la carrure de Carl Schmitt ait pu à ce point se compromettre dans le nazisme et conceptualiser la direction (Führung) ou l’antisémitisme dans le cadre des catégories de droit, de démocratie, de souveraineté ou d’État, met en évidence que cet événement n’est pas extérieur au destin de l’Esprit européen et de sa rationalité, mais qu’il lui appartient en propre : et c’est bien ce que met en lumière la lecture de Hegel. De même pour l’engagement de Heidegger qui, au début des années 1930, prit le risque d’une « lutte dans laquelle se décide notre destin spirituel et historial, une lutte pour laquelle nous n’avons aujourd’hui même pas encore les armes et dans laquelle nous ne connaissons même pas encore l’adversaire, si bien que le péril nous guette de faire à notre insu cause commune avec lui au lieu de l’attaquer » (La Logique comme question de l’essence du langage, GA 38, § 4, p. 8-9). Sur le rapport de Heidegger au nazisme, l’ouvrage de référence est désormais celui de Christian Sommer, Mythologie de l’événement. Heidegger avec Hölderlin, Paris, Puf, 2017. Je renvoie également à mon essai « Métaphysique, technique et Révolution. Un tournant réactionnaire dans la pensée de Martin Heidegger » in S.-J. Arrien & C. Sommer (dir.), Heidegger aujourd’hui. Actualité et postérité de sa pensée de l’événement, Paris, éd. Hermann, 2021, p. 489-523. 525. Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique. Heidegger, l’art et le politique, Paris, Christian Bourgois, 1987, p. 59.
526. Jean Bodin, Les Six Livres de la République, Livre I, Paris, Fayard, 1986, p. 111 : « La souveraineté est la puissance absoluë & perpetuelle d’une Republique, que les Latins appellent majestatem, les Grecs ἄκραν ἐξγουσὶαν, & κυρίαν ἁρκὴν, & κύριον πολίτευμα : les Italiens segnoria, duquel mot ils usent aussi envers les particuliers, & envers ceux la qui manient toutes les affaires d’estat d’une Republique : les Hebreux l’appellent tomadchavet c’est-à-dire la plus grande puissance de commander. » 527. Ibid., Livre V, p. 64. 528. Rousseau, Du Contrat social, Livre II, chap. I, Pléiade III, p. 368. 529. Ibid., Livre I, chap. VII, op. cit., p. 363. 530. Ibid., chap. VI, op. cit., p. 360-361. 531. Ibid., Livre II, chap. III, op. cit., p. 371. 532. Ibid., Livre I, chap. VI, op. cit., p. 361. 533. Ibid., Livre II, chap. IV, op. cit., p. 372. Voir également chap. VII, op. cit., p. 364 : « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps. » 534. Ibid., chap. VII, op. cit., p. 381. 535. Discours sur l’économie politique, Pléiade III, p. 244. Il est légitime de parler de « démocratie totalitaire » pour qualifier la politique rousseauïste : voir Jacob Talmon, Les Origines de la démocratie totalitaire, trad. franç. P. Fara, Paris, Calmann-Lévy, 1966. 536. Pour Rousseau lui-même, le rapport entre souveraineté populaire et forme de gouvernement est plus complexe cependant : « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes » (Du Contrat social, Livre III, chap. IV, Pléiade III, p. 406). 537. Le corps des citoyens à Athènes ne comptait pas plus de 10 % d’une population majoritairement composée d’esclaves : voir Mogens H. Hansen, La Démocratie athénienne à l’époque de Démosthène. Structure, principe et idéologie, trad. franç. par S. Bardet, Paris, Tallandier, 2009, p. 123. 538. Tocqueville, De la démocratie en Amérique I, Pléiade II, p. 60. 539. Ibid., p. 809. 540. Ibid., p. 4. 541. Tocqueville avait envisagé d’intituler son livre De l’empire de la démocratie aux ÉtatsUnis (lettre à Beaumont du 14 août 1834, Œuvres complètes VIII, Paris, Gallimard, 1967, p. 141), titre qui identifiait d’emblée la nature impériale du pouvoir démocratique. 542. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 52. 543. Ibid., p. 511. 544. Ibid., p. 851. 545. Ibid., p. 7. 546. Ibid., p. 350. « Pour juger de ce qui se passe », écrivait pareillement Tocqueville dans un article de 1844, « écartons d’abord le souvenir de tout ce qui a eu lieu dans d’autres temps et chez d’autres peuples. Ce qui arrive en ce moment parmi nous est tout nouveau dans l’Histoire du monde » (La Centralisation administrative et le système représentatif, Pléiade I, p. 1115). 547. Ibid., p. 836. 548. Ibid., p. 16. 549. Ibid., p. 852. 550. Ibid., p. 8. 551. Ibid., p. 3 et 5. 552. Ibid., p. 813.
553. Ibid., p. 17. 554. Ibid., p. 742. 555. Ibid., p. 744. 556. Ibid., p. 852. 557. Ibid., p. 362. 558. Ibid., p. 7. 559. Ibid., p. 5. 560. État social et politique de la France avant et depuis 1789, Pléiade III, p. 25. 561. De la classe moyenne et du peuple, Pléiade I, p. 1124. 562. Souvenir, Pléiade III, p. 735. 563. État social et politique de la France avant et depuis 1789, Pléiade III, p. 39. 564. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 9 – je souligne. 565. Ibid., notes et variantes, Pléiade II, p. 953. 566. L’Ancien Régime et la Révolution, Pléiade III, p. 63. 567. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 5. 568. Ibid., p. 38. 569. Ibid., p. 848. 570. Ibid., p. 364. 571. De la classe moyenne et du peuple, Pléiade I, p. 1123. 572. Ibid., p. 1122. 573. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 851. 574. Ibid., p. 88. 575. Ibid., p. 52. 576. Ibid., p. 614. 577. Ibid., p. 613-614. 578. L’Ancien Régime et la Révolution, Pléiade III, p. 167. 579. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 526. 580. Ibid., p. 521. 581. L’Ancien Régime et la Révolution, Pléiade III, p. 290. 582. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 838. 583. Ibid., p. 801. 584. Ibid., p. 830. 585. L’Ancien Régime et la Révolution, Pléiade III, p. 50. 586. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 63. 587. Ibid., p. 62-63. 588. Ibid., p. 47. 589. Ibid., p. 77. 590. Ibid., p. 755. 591. Ibid., p. 801. 592. Platon, La République, VIII, respectivement 557 c, 562 d, 560 e et 558 c. 593. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 107. Le pouvoir social de masse caractéristique des démocraties contemporaines est irréductible aux concepts classiques de démocratie : Aristote cependant en avait conçu la possibilité quand, dans la Politique (IV, 4, 1292 a 5-30), il élabore
une typologie des démocraties. Il envisage en effet le cas limite du pouvoir populaire « où c’est la foule (τὸ πλῆθος) qui est souveraine et non la loi » : dans un tel cas, alors, « toutes les magistratures sont ruinées », et le pouvoir s’identifie pleinement à la masse, « le peuple devient monarque, unité composée d’une multitude, car ce sont les gens de la multitude qui sont souverains, non pas chacun en particulier mais tous ensemble » (je souligne). Le pouvoir populaire est alors de nature « tyrannique », et Aristote qualifie cette démocratie de « despotique ». 594. Voir Mogens H. Hansen, La Démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, op. cit., p. 85 sq. 595. Rousseau, Du Contrat social, Livre IV, chap. II, Pléiade III, p. 440. 596. Hobbes, Du Citoyen, trad. franç. par P. Crignon, Paris, Flammarion, « GF », 2010, p. 161-162, et Léviathan, op. cit., p. 220 ; trad. franç., p. 166. 597. Du grec πανδημεί, « en masse », πανδημία, « la totalité du peuple ». Le terme a la signification militaire de la « levée en masse » (πάνδημος πόλις, « cité mobilisée » – Sophocle, Antigone, 7). Une pandémie est une épidémie de masse. 598. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 823. 599. Ibid., p. 841. 600. Ibid., p. 824. 601. Pierre Manent a bien souligné ce point crucial : « Plus la démocratie défait le lien social, plus la société se reconstitue au-dessus et en dehors des individus ainsi isolés ; ce que Tocqueville désigne par les expressions de “pouvoir social”, “action de la société sur elle-même”, c’est ce processus par lequel la société se sépare pour ainsi dire des individus qui la composent pour venir les régir de l’extérieur, elle qui n’est rien sans eux » (Tocqueville et la nature de la démocratie, Paris, Gallimard, rééd. « Tel », 1993, p. 60). 602. Du grec τὸ πᾶν, le Tout. Le pancrace (παγκράτιον) était une forme de lutte où tous les coups sont permis (sauf un : enfoncer ses doigt dans les yeux de l’adversaire). 603. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 810. 604. Ibid., p. 838. 605. L’Ancien Régime et la Révolution, Pléiade III, p. 95. 606. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 62. 607. Ibid., p. 292. 608. Ibid., p. 831. 609. Ibid., p. 99. 610. Ibid., p. 810. 611. La Centralisation administrative et le système représentatif, Pléiade I, p. 1117. Comme le souligne Claude Lefort, « ne rien devoir à personne induit à se soumettre à un pouvoir plus absolu qu’il n’en existât jamais – pouvoir sans nom, sans figure » (« La menace qui pèse sur la pensée », in Laurence Guellec (dir.), Tocqueville et l’esprit de la démocratie, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, p. 297). 612. L’Ancien Régime et la Révolution, Pléiade III, p. 117-118. 613. Ibid., p. 59. 614. Décret de la Convention du 23 août 1793. 615. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 802. 616. Ibid., p. 289-290. 617. Ibid., p. 773. 618. Ibid., p. 285. 619. Ibid., p. 62-63.
620. Ibid., p. 832. 621. Ibid., p. 293. Michel Foucault a mis en évidence cette transmutation de l’exercice du pouvoir, en particulier dans Surveiller et punir. Naissance de la prison : « Si ce n’est plus au corps que s’adresse la pénalité sous ses formes les plus sévères, sur quoi établit-elle ses prises ? […] Puisque ce n’est plus le corps, c’est l’âme » (Paris, Gallimard, 1976, p. 24). Rappelons que le motif officiel du voyage de Tocqueville aux États-Unis était l’étude du système pénitentiaire. 622. Ibid., p. 292. 623. Ibid., p. 296. 624. Ibid., p. 742. 625. Ibid., p. 514. 626. Ibid., p. 292-294. 627. Ibid., p. 519-520. 628. Ibid., p. 520. 629. Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 141) rapporte ainsi avoir lu dans un ouvrage universitaire américain que Socrate était quite a guy , « un sacré type » : « Cette formule, qui semble rapprocher le lecteur du lointain grand homme (car le lecteur est bien sûr lui aussi quite a guy), lui procure inconsciemment la satisfaction de croire que Socrate, si le hasard ne l’avait pas fait naître en des temps reculés, ne serait finalement pas très différent de nous, ne dirait rien de plus que nous et ne serait donc pas une autorité pour nous » (je souligne). Il y a ainsi une extension du principe de l’égalité à l’ensemble du passé : une « égalité proclamée de tous les citoyens de l’Histoire ». 630. Tocqueville, De la démocratie en Amérique I, Pléiade II, p. 613. 631. Ibid., p. 514. 632. Ibid., p. 462. 633. Ibid., p. 521. 634. Ibid., p. 138. 635. Ibid., p. 520. 636. L’Ancien Régime et la Révolution, Pléiade III, p. 190. 637. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 779. 638. Ibid., p. 520. 639. Ibid., p. 801. 640. Ibid., p. 521. 641. Ibid., p. 522. 642. Ibid., p. 850. 643. Ibid., p. 839. 644. De la classe moyenne et du peuple, Œuvres I, p. 1124. 645. Voir Jean-François Marquet : « La crise de l’Occident coïncide avec la prolifération du nihilisme […]. Au niveau de la parole, le triomphe de la démocratie correspond à celui du nom commun et de la prose – à un discours marqué par le primat absolu du signifié, là où avait régné d’abord le signifiant violent et impératif de l’oracle. Ce monde prosaïque et tiède est celui que Tocqueville, en 1835, voit grandir avec une “terreur religieuse” et résignée » (Singularité et événement, op. cit., p. 169). 646. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 782. 647. Lettre à Hubert du 7 mars 1854, in Œuvres complètes XIX, Paris, Gallimard, 1998, p. 296. 648. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 8. 649. Ibid., p. 573.
650. Ibid., p. 808. 651. Ibid., p. 841. 652. L’Ancien Régime et la Révolution, Pléiade III, p. 59. 653. Ibid., p. 104. 654. Rousseau, Du Contrat social, Pléiade III, p. 364. 655. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 77. 656. Ibid., p. 834. 657. Ibid., p. 838. – Cette forme ne relève alors pas du « despotisme démocratique » envisagé par Aristote (Politique, IV, 4, 1292 a 5-30) : celui-ci se définissait par la libération de la masse de toute contrainte institutionnelle ; le despotisme moderne consiste, au contraire, à procurer à la masse la structure étatique que requiert le déchaînement de sa puissance de massification. 658. L’Ancien Régime et la Révolution, Pléiade III, p. 190. o
659. Voir Nestor Capdevila, « Totalitarisme, idéologie et démocratie », Actuel Marx, n 33-1, 2003 : « Si le totalitarisme est un contrôle total, alors il s’accomplit véritablement lorsque le contrôle de la volonté individuelle rend la terreur superflue. Le vrai totalitarisme, c’est la servitude volontaire. En ce sens, le premier théoricien du totalitarisme, c’est Tocqueville […]. Si le totalitarisme est contrôle total de la société, alors le vrai totalitarisme pourrait être formellement indiscernable de la démocratie, dans la mesure où le pluralisme apparent est la condition d’une adhésion sans faille à une forme totale de contrôle social. » 660. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 837. 661. Ibid., p. 840. 662. Ibid., p. 65-66. 663. Ibid., p. 360. 664. Ibid., p. 812-813. 665. Ibid., p. 838. Le « poids immense » de l’« opinion commune » sur chacun conduit d’ailleurs à douter que les citoyens puissent sortir un seul instant de la dépendance. Hegel montre ainsi que l’« opinion publique » n’a pas d’autre contenu que l’Universel immanent à la substance éthique ; elle en est simplement la « manifestation confuse », par la médiation de la multiplicité des individus : « Dans cette opinion publique l’Universel en soi et pour soi, le substantiel et le vrai, se trouve lié à son contraire, l’élément propre de l’opinion de la multitude », et l’opinion publique est ainsi expression inadéquate d’un Universel auquel seul le Concept peut procurer son expression adéquate. Bien loin de résulter de la manifestation de sujets singuliers, l’opinion publique est la manifestation de l’Universel à travers eux, elle est alors ce qui contribue à les soumettre à l’Universel : elle est « le remède contre la suffisance des individus et de la foule, ainsi qu’un moyen de contribuer à la formation politique et même l’un des plus importants » (Principes de la philosophie du droit, § 316-318, Werke 7, p. 483485 ; trad. franç., p. 317-319). 666. Ibid., p. 224. 667. Ibid., p. 838. 668. Discours sur la question du droit au travail, Pléiade I, p. 1145. À cette approche du socialisme comme institution politique des tendances inhérentes au pouvoir social, Tocqueville oppose en 1851 une définition du socialisme comme transformation du pouvoir social lui-même, dans une révolution qui n’est donc plus politique mais sociale. Il évoque ainsi la révolution de juin 1848 : « Ce qui la distingue parmi tous les événements de ce genre qui se sont succédé depuis soixante ans parmi nous, c’est qu’elle n’eut pas pour but de changer la forme du gouvernement mais d’altérer l’ordre de la société. Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique (dans le sens que nous avions donné jusque-là à ce mot),
mais un combat de classe, une sorte de guerre servile » (Souvenirs, Pléiade III, p. 842). À l’échec de cette révolution, Tocqueville donne deux causes. D’une part, l’inconséquence des révolutionnaires, qui ne sont pas allés au bout de leur logique en ne transformant pas réellement l’ordre social par une réorganisation économique : « Ils s’imaginèrent niaisement que c’était assez de donner des droits sans procurer des profits. Ils oubliaient que leurs devanciers, en même temps qu’ils rendaient tous les paysans électeurs, détruisaient la dîme, proscrivaient la corvée, abolissaient les autres privilèges seigneuriaux et partagaient entre les anciens serfs les biens des anciens nobles » (p. 808). D’autre part, « l’esprit du temps », qui est démocratique et contre lequel il est vain de lutter : il suffit alors d’attendre pour que « les souvenirs particuliers de la révolution de 1848 s’éloignent et s’effacent et que l’esprit général du temps reprenne son empire » (p. 870). 669. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 308. C’est donc un contresens radical que de rabaisser le libéralisme de Tocqueville à une doctrine du laisser-faire, et au refus de toute intrusion étatique dans la société : la menace inhérente à la démocratie est celle du pouvoir social, non politique ; le despotisme qu’il redoute n’est pas l’institution d’un État coercitif qui exercerait sa puissance contre la société, mais la pure et simple expression politique des tendances à l’œuvre dans le corps social ; inversement la politique qu’il prône ne vise certainement pas à laisser la machine sociale à son fonctionnement propre, mais tout au contraire à contrecarrer son pouvoir de massification. Tocqueville libère précisément ses lecteurs de l’illusion néolibérale, qui est de croire qu’une fois l’État évaporé, plus aucun pouvoir ne pèse sur les individus : tout son effort consiste au contraire à mener au paraître la nature absolue et totalitaire du pouvoir immanent à la société, « la main qui dirige la machine sociale » (De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 77) : c’est-à-dire sa main invisible. 670. Ibid., p. 774. 671. Ibid., p. 623. Le libéralisme de Tocqueville ne s’oppose donc pas à la pensée de Marx, mais à celle de Rousseau, qui garantissait ainsi la souveraineté du peuple : « Il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État et que chaque Citoyen n’opine que d’après lui » (Du Contrat social, Livre II, chap. III, Pléiade III, p. 372). 672. Ibid., p. 848. 673. Chateaubriand, « Avenir du monde », La Revue des Deux Mondes, 15 avril 1834, in Mémoires d’outre-tombe, Pléiade II, p. 1051. 674. Mémoires d’outre-tombe, t. II, livre 44, chap. 6, ibid., p. 927, et chap. 5, p. 922. 675. Voir Arthur Kaledin, « Tocqueville’s apocalypse. Culture, politics and freedom in Democracy in America », in The Tocqueville Review / La Revue Tocqueville, vol. VII, 1985-1986, p. 3 sq. 676. Dans « Tocqueville critique social de la modernité politique » (Tocqueville. La démocratie en question, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p. 304), Nicolas Tenzer définit ainsi le problème démocratique : « Dans un régime démocratique, le devoir politique serait, quant à son principe, sotériologique, au sens où il s’agit de sauver l’homme de l’emprise d’un pouvoir social qui corrompt la liberté. Mais par rapport à ce devoir la politique est tout bonnement impuissante. La politique ne peut concrètement apporter la rédemption. Elle seule pourrait le faire en termes logiques, mais elle ne peut offrir de salut en termes concrets. » 677. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 851. 678. Ibid., Pléiade II, p. 852. 679. Ibid., p. 6-7. 680. Ibid., p. 77. 681. Ibid., p. 14. 682. Ibid., p. 7. Cet « accommodement » doit alors lui-même répondre à la volonté de Dieu, et c’est ce qui interdit le laisser-faire et le non-interventionisme de l’État. L’État a au contraire une mission
sacrée, qui consiste à « appliquer la charité chrétienne à la politique » (Discours sur le droit au travail, Pléiade I, p. 1151), et c’est ce que Tocqueville retient de 1789 : « La Révolution française a eu le désir, et c’est ce désir qui l’a rendue non seulement sacrée, mais sainte aux yeux des peuples, elle eut le désir d’introduire la charité dans la politique ; elle a conçu les devoirs de l’État envers les pauvres, envers les citoyens qui souffrent, une idée plus étendue, plus générale, plus haute qu’on ne l’avait eue avant elle. C’est cette idée que nous devons reprendre, non pas en mettant la prévoyance et la sagesse de l’État à la place de la prévoyance et de la sagesse individuelles, mais en venant réellement, efficacement, par les moyens dont l’État dispose, au secours de ceux qui souffrent » (ibid.). L’esquisse du discours disait même : « La révolution a surtout voulu que le dogme divin de la charité passât de la religion dans la politique. C’est par là que ses principes se sont presque élevés à la hauteur et à la sainteté d’une religion » (Écrits et discours politiques, Paris, Gallimard, 1990, p. 188). Voir Éric Keslassy, Le libéralisme de Tocqueville à l’épreuve du paupérisme, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 241 sq. 683. Ibid., p. 50. 684. Bauer et Marx, La Trompette du Jugement dernier sur Hegel l’athée et l’Antéchrist. Un ultimatum, trad. franç. par H. A. Baatsch, Paris, 1972, p. 61. 685. Hegel, La Raison dans l’histoire, op. cit., p. 48 et 80 ; trad. franç., p. 68 et 103. 686. Vassili Grossman, Tout passe, traduit du russe par J. Lafond, in Œuvres, édition établie et présentée par Tzvetan Todorov, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 998-999. 687. La « conquête du Nouveau Monde » a fait (chiffres approximatifs) 100 millions de morts en Amérique du Sud et 18 millions de morts en Amérique du Nord (zone au nord du Mexique). Voir David E. Stannard, The Conquest of the New World : American Holocaust, New York, Oxford University Press, 1992, p. 74-75 et 151. 688. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 368. Le projet nazi s’est d’ailleurs constitué en référence explicite et constante aux États-Unis, en particulier chez Alfred Rosenberg, qui y voyait le « splendide État du futur » défini par « l’idée nouvelle d’un État racial » (Der Mythus des 20. Jahrunderts, Hoheneichen, München, 1937, p. 673), fondé sur le white power, la ségrégation et l’esclavage, et l’extermination des indigènes : sur le modèle de la conquête de l’Ouest américaine, l’Allemagne devait donc engager une conquête de l’Est, et considérer la Russie comme une sorte de Far-West sans droit ni loi. Au début de l’opération Barbarossa, Hitler faisait ainsi l’analogie entre l’agression de l’Union soviétique et la conquête du Far-West : « Il n’y a qu’un devoir : germaniser ce pays par l’immigration des Allemands et y considérer les indigènes commes des Peaux-Rouges », et en 1942 il comparait le front Est à « la guerre qu’on livrait aux Indiens en Amérique du Nord » (Hitler, Libre propos sur la guerre et sur la paix, recueillis sur l’ordre de Martin Bormann, Paris, Flammarion, e
1952, vol. 2, p. 252 et 286). La politique eugénique du III Reich s’est elle-même constamment référé au modèle d’hygiène raciale que constituent les États-Unis, et le « raciologue » Hans Günther affirmait en 1934 que « l’Allemagne a beaucoup à apprendre des mesures nord-américaines : ils connaissent leur affaire » (Hans Günther, Rassenkunde des deutschen Volkes, München, Lehmanns, 1934, p. 465). Voir Domenico Losurdo, « Guerre préventive, américanisme et anti-américanisme » et « Pour une critique de o
la catégorie de totalitarisme », dans Actuel Marx, n 35, Paris, Puf, 2004. 689. Ibid., p. 1026. 690. Ibid., p. 378. 691. Voyage en Amérique, Pléiade I, p. 219-220. 692. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 373. 693. Ibid., p. 419. 694. Ibid., p. 392-393.
695. Ibid., p. 393. Voir Nestor Capdevila, Tocqueville et les frontières de la démocratie, Paris, Puf, 2007, p. 67 sq. 696. Ibid., p. 376. 697. Voyage en Amérique, Pléiade I, p. 219-220. 698. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 323. 699. Ibid., p. 386-387. 700. Voyage en Amérique, Pléiade I, p. 220. 701. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 382. 702. Ibid., p. 387. 703. Voyage en Amérique, Pléiade I, p. 364. 704. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 28. 705. Brouillon de La Démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 1027. 706. Joseph de Maistre, Considérations sur la France in Œuvres, Paris, Robert-Laffont, 2007, p. 226, 261 et 258. 707. Tocqueville, Mémoire sur le paupérisme, Pléiade I, p. 1159. 708. Ibid., p. 1157. 709. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 837. 710. Mémoire sur le paupérisme, Pléiade I, p. 1157. 711. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 828. 712. Voyage en Angleterre et en Irlande de 1835, Pléiade I, p. 504. 713. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 668. 714. Ibid., p. 829. 715. Ibid., p. 827-828. 716. Ibid., p. 623. 717. Ibid., p. 670. 718. Ibid., p. 671. 719. Ibid., p. 666. 720. Ibid., p. 773. 721. Ibid., p. 667. 722. Voyage en Angleterre et en Irlande de 1835, Pléiade I, p. 503-504. D’où, pour Tocqueville, la nécessité d’une régulation politique de l’économie : « L’industrie agglomère d’ordinaire une multitude d’hommes dans le même lieu ; elle établit entre eux des rapports nouveaux et compliqués. Elle les expose à de grandes et subites alternatives d’abondance et de misère, durant lesquelles la tranquillité publique est menacée. Il peut arriver enfin que ces travaux compromettent la santé et même la vie de ceux qui en profitent ou de ceux qui s’y livrent. Ainsi la classe industrielle a plus besoin d’être réglementée, surveillée et contenue que les autres classes, et il est naturel que les attributions du gouvernement croissent avec elle » (De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 828). 723. Voyage en Amérique, Pléiade I, p. 365 – je souligne. 724. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 690. 725. Ibid., p. 695. 726. Ibid., p. 743. 727. En d’autres termes, l’aristocratie est remplacée par la jet-set, dont l’argent ne sert qu’à exacerber la médiocrité, jusqu’à la vulgarité. Voir Alain Finkielkraut, « Tocqueville et les emballements de la démocratie », in Tocqueville. La démocratie en question, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008,
p. 16. 728. L’Ancien Régime et la Révolution, Pléiade III, p. 49. 729. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 700. 730. Ibid., p. 743. 731. Ibid., p. 559-560. 732. Ibid., p. 744. 733. Ibid., p. 743. 734. Ibid., p. 211. 735. Ibid., p. 274. 736. Ibid., p. 723. 737. Ibid., p. 638. 738. Voyage en Amérique, Pléiade I, p. 29. 739. L’Ancien Régime et la Révolution, Pléiade III, p. 49. 740. De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 666. 741. Ibid., p. 635. 742. Mandeville, La Fable des abeilles. Première partie, éd. de L. et P. Carrive, Paris, Vrin, 1990, p. 33. 743. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 77. 744. Discours sur la question du droit au travail, Pléiade I, p. 1145. 745. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Pléiade II, p. 1051. 746. Le terme d’« échangiste » par lequel l’économie classique, et Marx à sa suite, nommait les partenaires de l’échange économique a pris aujourd’hui un tout autre sens, puisqu’il désigne les adeptes de l’échangisme, c’est-à-dire les amateurs de partouze : ce qui montre l’emprise du modèle marchand sur l’intimité même du couple, en ce que le conjoint se voit évalué en termes de valeur d’échange, que l’on vient troquer sur un marché (en l’occurrence, le club échangiste). Afin d’éviter de funestes quiproquos, nous userons du terme « échangeurs ». 747. Platon, Phèdre, 248 b. 748. Marx, L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 26 : trad. franç., ES, p. 20. 749. Ibid., MEW 3, p. 228 et 26 ; trad. franç., ES, p. 243 et 20. 750. Platon, Timée, 28 c. 751. Marx, Critique du droit politique hegélien, MEW 1, p. 224 ; trad. franç., ES, p. 60. 752. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 369, trad. franç. par F. Fischbach, Paris, Vrin, 2007. 753. Ibid., MEGA I.2, p. 368. 754. Ibid., MEGA I.2, p. 370. 755. Ibid. 756. Exzerpte und Notizen 1843 bis Januar 1845, MEGA IV.2, p. 452 ; trad. franç., Pléiade II, p. 23. Voir également Gloses critiques en marge de l’article « Le Roi de Prusse et la réforme sociale », MEGA I.2, p. 462 ; trad. franç. Pléiade III, p. 416 : « L’essence humaine est la véritable communauté des hommes (das menschliche Wesen ist das wahre Gemeinwesen der Menschen). » 757. Voir Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, AK VIII, 18 : « Chez l’homme (en tant que seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles qui visent à l’usage de sa raison ne devaient être développées complètement que dans l’espèce, non dans l’individu. » 758. Marx, Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 391-392.
759. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 391. 760. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 37 ; trad. franç., ES, p. 36. e
761. Thèses sur Feuerbach, 6 thèse, in Georges Labica, Karl Marx. Les Thèses sur Feuerbach, Paris, Puf, 1987, p. 15 et 21-22. 762. Critique du droit politique hegélien, MEW 1, p. 224 ; trad. franç., ES, p. 60. 763. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 407 ; trad. franç., ES, t. I, p. 437. 764. Ibid., MEW 42, p. 197 ; trad. franç., ES, t. I, p. 213. Marx use indifféremment des concepts de sujet et d’individu. Il oppose alors l’individu abstrait et l’existence abstraite du sujet dépossédé à l’individu concret et au sujet vivant exprimant la plénitude de son essence. Toute la pensée de Marx repose cependant sur l’opposition du sujet et de l’objet, et la reconnaissance de l’essence humaine comme activité d’objectivation par et dans laquelle l’homme se réalise comme subjectivité : il et possible de maintenir la prééminence du sujet pour voir son individualisation comme résultat de son assujettissement à un dispositif qui précisément le dépossède de sa puissance d’objectivation ainsi que de ses objets. Mais cette opposition a une part d’arbitraire et il nous faut reconnaître que nous n’avons pas de mot pour nous désigner, parce qu’en vérité nous ne savons pas qui nous sommes – d’où le terme « homme », précieux pour sa pauvreté de détermination. 765. Ibid., MEW 42, p. 399-400 ; trad. franç., ES, t. I, p. 429. 766. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 72 ; trad. franç., ES, p. 66. 767. Ibid., MEW 3, p. 75 ; trad. franç., ES, p. 63. La critique de l’individualisme abstrait n’ôte pas sa pertinence à la problématique des droits de l’homme : elle reconnaît au contraire aussitôt comme droit fondamental celui, pour cet être en puissance, de passer à l’acte. Le droit fondamental est en cela celui de la Selbstäusserung, l’expression de soi, et de la Selbstbetätigung, l’activation de soi : tout le propos de Marx consiste alors à montrer que cette problématique relève d’abord et avant tout du champ économique, c’est-à-dire des « conditions » de l’auto-activation et de l’auto-expression. 768. À Annenkov, 28 décembre 1846, Correspondance I, ES, p. 448 et 455. Lettre écrite par Marx en français. 769. À Engels, 25 mars 1868, MEW 32, p. 194 ; trad. franç., Correspondance IX, ES, p. 194. 770. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 44 ; trad. franç., ES, p. 25. 771. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 395. 772. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 39 ; trad. franç., ES, p. 39. 773. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 395. 774. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 432 ; trad. franç., ES, p. 452. 775. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 42. 776. Marx, L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 26 : trad. franç., ES, p. 20. 777. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 404 ; trad. franç., ES, t. I, p. 433. 778. Exzerpte und Notizen 1843 bis Januar 1845, MEGA IV.2, p. 454 ; trad. franç., Pléiade II, p. 25. 779. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 168 ; trad. franç., ES, t. I, p. 183. 780. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 39 ; trad. franç., ES, p. 39-40. 781. Le Capital, MEW 23, p. 192 ; trad. franç., p. 199. 782. Ibid., MEW 23, p. 51 ; trad. franç., p. 42. 783. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 90 ; trad. franç., ES, t. I, p. 92. 784. Le Capital, MEW 23, p. 51 ; trad. franç., p. 41. 785. Ibid., MEW 23, p. 58-60 ; trad. franç., p. 50. 786. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 197 ; trad. franç., ES, t. I, p. 213.
787. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 370. 788. Le Capital, MEW 23, p. 193 ; trad. franç., p. 200. 789. Aristote, Physique, II, 3, 194 b 31. 790. La création artistique est strictement conditionnée : d’abord parce qu’elle dépend entièrement de la culture propre à une communauté et des techniques qu’elle maîtrise ; ensuite parce que l’artiste ne pourra mettre en œuvre ses possibilités que si la fonction à lui assignée par les rapports sociaux lui en fournit les conditions de possibilité ; enfin, et fondamentalement, parce qu’elle suppose la production de temps libre. Ainsi, « qu’un individu comme Raphaël développe ou non son talent, cela dépend entièrement de la commande, qui dépend elle-même de la division du travail et du degré de culture atteint par les individus dans ces conditions » (L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 378 ; trad. franç., ES, p. 396). 791. Marx, Ökonomische Manuskripte 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 72 (et Le Capital, MEW 23, p. 57 ; trad. franç., p. 48). 792. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 33 ; trad. franç., ES, p. 43 : « Vermögen n’est pas du tout à prendre ici dans le sens de fortuna, mais dans celui de puissance, δύναμις. » 793. Le Capital, MEW 23, p. 192 ; trad. franç., p. 199. 794. Ibid., MEW 23, p. 59 ; trad. franç., p. 50. 795. Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 18 ; trad. franç., ES, p. 10. 796. Le Capital, MEW 23, p. 88 ; trad. franç., p. 85. 797. Ibid., MEW 23, p. 53 ; trad. franç., p. 44. 798. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 222 ; trad. franç., ES, t. I, p. 239. 799. Ibid., MEW 42, p. 135 ; trad. franç., ES, t. I, p. 145 (et Aristote, Physique, IV, 11, 219 b). 800. Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 17 ; trad. franç., ES, p. 9-10. 801. La Sainte Famille, MEW 2, p. 52 ; trad. franç., ES, p. 62. 802. Ibid., MEW 2, p. 51 ; trad. franç., ES, p. 61. 803. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 71 et 77 ; trad. franç., ES, p. 84, 79 et 90. 804. Ibid., MEW 43, p. 37-38 ; trad. franç., ES, p. 47. 805. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 197 ; trad. franç., ES, t. I, p. 213. 806. Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 31 ; trad. franç., ES, p. 23. 807. Le Capital, MEW 23, p. 110 ; trad. franç., p. 108. 808. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 78 ; trad. franç., ES, t. I, p. 78. 809. Ibid., MEW 42, p. 76 ; trad. franç., ES, t. I, p. 76. 810. Ibid., MEW 42, p. 77 et 80 ; trad. franç., ES, t. I, p. 77 et 80. 811. Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 8, 1133 a 10-20. 812. Politique, I, 9, 1257 a 40. 813. Éthique à Nicomaque, V, 8, 1133 b 15 et a 30. 814. Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 103 ; trad. franç., ES, t. I, p. 108. 815. Ibid., MEW 42, p. 98 ; trad. franç., ES, t. I, p. 102. 816. Ibid. 817. Ibid., MEW 42, p. 94 ; trad. franç., ES, t. I, p. 96. 818. Ibid., MEW 42, p. 83 et 146 ; trad. franç., ES, t. I, p. 83 et 158. 819. Ibid., MEW 42, p. 91 ; trad. franç., ES, t. I, p. 93. 820. Ibid., MEW 42, p. 90-91 ; trad. franç., ES, t. I, p. 92-93. 821. Ökonomische Manuskripte und Schriften 1858-1861, MEGA II.2, p. 20 ; trad. franç.,
« Fragment de la version primitive », in Contribution à la critique de l’économie politique, ES, p. 182. 822. Voir Georges Le Rider, La Naissance de la monnaie. Pratiques monétaires de l’Orient ancien, Paris, Puf, 2001, p. 67 sq. 823. Aristote, Politique, I, 9, 1257 a 40. o
824. Voir Olivier Picard, « Les philosophes grecs et la monnaie », Revue numismatique, n 157, vol. 6, 2001, p. 100. 825. « Seul peut frapper monnaie un groupe social qui a la faculté de promulguer ses lois, qui est ce que les Grecs appelaient autonomos » (Olivier Picard, « Philippe II et le monnayage des Cités o
grecques », Revue des études grecques, n 103, 1990, p. 8-9). 826. « L’institution monétaire fut, plutôt que le fruit de l’évolution du commerce grec archaïque, un des aspects de la régulation, de la “nomisation” pourrait-on dire, des structures internes de cette société » (Édouard Will, « De l’aspect éthique des origines grecques de la monnaie », Revue historique, o
n 212, 1954, p. 218 ; étude capitale, rééditée dans Historica græco-hellenistica, 1998, p. 89-110). 827. Sophocle, Antigone, 295-296. 828. Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 101 ; trad. franç., ES, t. I, p. 105. 829. Ibid., MEW 42, p. 197 ; trad. franç. ES, t. I, p. 213. 830. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 180 ; trad. franç., ES, p. 196-197. 831. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 607 ; trad. franç., ES, t. II, p. 199. 832. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 184 ; trad. franç., ES, p. 201. 833. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 105 ; trad. franç., ES, t. I, p. 110. 834. Le Capital, MEW 23, p. 88 ; trad. franç., p. 85. 835. Exzerpte und Notizen 1843 bis Januar 1845, MEGA IV.2, p. 447 ; trad. franç., Pléiade II, p. 17. 836. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 122 ; trad. franç., ES, t. I, p. 129. 837. Ibid., MEW 42, p. 121 ; trad. franç., ES, t. I, p. 128. 838. Exzerpte und Notizen 1843 bis Januar 1845, MEGA IV.2, p. 447 ; trad. franç., Pléiade II, p. 17. 839. De Brosses, Du Culte des dieux fétiches (Genève, 1760), éd. de M.-V. David, Paris, 1988. 840. Marx, Le Capital, MEW 23, p. 85 ; trad. franç., p. 81 (et Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 29 ; trad. franç., ES, p. 21). 841. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 246. 842. Ibid., AK III, p. 455. 843. Marx, Critique du droit politique hegélien, MEGA I.2, p. 25 ; trad. franç., ES, p. 60. 844. Kant, Critique de la faculté de juger, § 40, AK V, p. 294. 845. Feuerbach, L’Essence du christianisme, trad. franç. par J.-P. Osier, Paris, Gallimard, 1968, p. 131. 846. Marx, L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 39-40 ; trad. franç., ES, p. 40. 847. Exzerpte und Notizen 1843 bis Januar 1845, MEGA IV.2, p. 447 ; trad. franç., Pléiade II, p. 17. 848. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), p. 148 ; trad. franç., ES, t. I, p. 160. 849. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 437. Le passage défie la traduction, puisque Marx y recourt à trois figures de l’aliénation : Entfremdung (devenir-autre), Entäusserung (dessaisissement, dépossession) et Veräusserung (vente, transfert d’un droit de propriété, transmission, synonyme de Übereignung). Le français « expropriation » pourrait suggérer ces différentes significations. 850. Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 34-35 ; trad. fr., ES, p. 27. 851. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 438.
852. Critique du droit politique hegélien, MEGA I.2, p. 8 et 40 ; trad. franç., ES, p. 38 et 81. 853. Husserl, La Crise des sciences européennes…, § 9, Hua VI, p. 59 ; trad. franç., p. 68. 854. « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie », Hua VI, p. 319 et 339 ; trad. franç., p. 352 et 374. 855. La Crise des sciences européennes…, § 9, Hua VI, p. 54 ; trad. franç., p. 63. 856. Expérience et jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique, hrsg. von Ludwig Landgrebe, Hambourg, 1954, § 1, p. 1 ; trad. franç., par D. Souche-Dagues, Puf, « Épiméthée », 1970. 857. « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie », Hua VI, p. 319 ; trad. franç., p. 352. 858. Ibid., Hua VI, p. 325 ; trad. franç., p. 358. 859. Ibid., Hua VI, p. 325 ; trad. franç., p. 358-359. 860. La Crise des sciences européennes…, § 15, Hua VI, p. 72 ; trad. franç., p. 82. 861. Expérience et jugement, § 10, op. cit., p. 42. 862. La Crise des sciences européennes…, § 34, Hua VI, p. 138 ; trad. franç., p. 153. 863. Ibid., § 36, Hua VI, p. 144 ; trad. franç., p. 161. 864. Ibid., § 32, Hua VI, p. 122 ; trad. franç., p. 136. 865. Expérience et jugement, § 1, op. cit., p. 3. 866. Ibid., § 13, op. cit., p. 60. 867. La Crise des sciences européennes…, § 34, Hua VI, p. 136 ; trad. franç., p. 153. 868. Ibid., § 48, Hua VI, p. 169 ; trad. franç., p. 189. 869. Expérience et jugement, § 10, op. cit., p. 44. 870. Sur l’intersubjectivité, Hua XIV, p. 196 ; trad. franç. par N. Depraz, Paris, Puf, « Épiméthée », 2001, t. II, p. 289. 871. La Crise des sciences européennes…, Hua VI, p. 469 ; trad. franç., p. 520. 872. Psychologie phénoménologique (1925-1928), Hua IX, p. 344 ; trad. franç. par Ph. Cabestan, N. Depraz et A. Mazzú, Paris, Vrin, 2001. 873. La Crise des sciences européennes…, § 53, Hua VI, p. 183 ; trad. franç., p. 204. 874. Psychologie phénoménologique (1925-1928), Hua IX, p. 344 et 294-295. 875. La Crise des sciences européennes…, § 47, Hua VI, p. 167 ; trad. franç., p. 186. 876. Ibid., § 73, Hua VI, p. 270 ; trad. franç., p. 299. 877. Sur l’intersubjectivité, Hua XIV, p. 200-201 ; trad. franç., t. II, p. 294-295. 878. Ibid., Hua XIV, p. 203 ; trad. franç., t. II, p. 297. 879. La Crise des sciences européennes…, § 49, Hua VI, p. 170 ; trad. franç., p. 190. 880. Ibid., § 54, Hua VI, p. 186 ; trad. franç., p. 208. 881. Ibid., § 47, Hua VI, p. 166 ; trad. franç., p. 185. 882. Sur l’intersubjectivité, Hua XV, p. 510 ; trad. franç., t. II, p. 406. 883. Ibid., Hua XV, p. 467 ; trad. franç., t. II, p. 360. 884. « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie », Hua VI, p. 327 ; trad. franç., p. 361. 885. La Crise des sciences européennes…, § 50, Hua VI, p. 175 ; trad. franç., p. 196. 886. Ibid., § 52, Hua VI, p. 182 ; trad. franç., p. 203. 887. Psychologie phénoménologique (1925-1928), Hua IX, p. 539. 888. Sur l’intersubjectivité, Hua XIII, p. 98 et 103 ; trad. franç., t. II, p. 203 et 209. Husserl semble bien être le premier (dans ce texte de 1910) à avoir parlé d’« ontologie sociale » (soziale Ontologie). 889. « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie », Hua VI, p. 327 ; trad. franç., p. 361.
890. Sur l’intersubjectivité, Hua XIV, p. 203 ; trad. franç., t. II, p. 297. 891. La Crise des sciences européennes…, § 37, Hua VI, p. 145 ; trad. franç., p. 162. 892. Ibid., Hua VI, p. 482 ; trad. franç., p. 534. o
893. Sur l’intersubjectivité, Hua XV (n 34), p. 593 ; trad. franç. par J. Benoist, dans Philosophie, o
n 21, Paris, Éd. de Minuit, 1989, p. 3-4. 894. Expérience et jugement, § 12, op. cit., p. 52. 895. « L’Origine de la géométrie », Hua VI, p. 384 ; trad. franç., p. 424. 896. La Crise des sciences européennes…, § 9, Hua VI, p. 49 ; trad. franç., p. 57. 897. Sur l’intersubjectivité, Hua XIII, p. 103 ; trad. franç., t. II, p. 209. 898. Que Husserl n’a pas développée, même s’il en a posé les bases. Trân-Dúc-Tháo le soulignait dans Phénoménologie et matérialisme dialectique (Paris-Londres-New York, Gordon & Breach, 1971 ; rééd. Paris, Archives contemporaines, 2011, p. 220) : « Puisque la vie sensible chez l’homme ne consiste pas en des échanges immédiats avec le milieu, mais se médiatise par la production de ses conditions d’existence, le passage du sensible à l’intelligible ne peut se décrire correctement que par l’analyse des formes techniques et économiques de cette production. C’est d’ailleurs ce que Husserl pressentait obscurément quand il cherchait, dans le fragment célèbre sur L’Origine de la géométrie, à fonder la vérité géométrique sur la praxis humaine. » 899. Ce que soulignait Derrida : « Nous voici donc en dernier recours devant une opération idéalisatrice dont l’activité n’est jamais étudiée pour elle-même et dont les conditions n’ont pas à l’être puisqu’il s’agit d’une opération radicalement instauratrice […]. C’est toujours un “penser pur” qui est responsable de l’essor idéalisateur et de la vérité géométrique comme telle » (L’Origine de la géométrie, Paris, Puf, « Épiméthée », 1962, p. 144-145). 900. Husserl, « L’Origine de la géométrie », Hua VI, p. 385 ; trad. franç., p. 425. 901. « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie », Hua VI, p. 343 ; trad. franç., p. 378. 902. Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, GA 24, § 5, p. 31. 903. Platon : Le Sophiste, GA 19, § 67, p. 466-467. 904. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, GA 24, § 11, p. 140. 905. « De l’essence du fondement », GA 9, p. 160 ; trad. franç., p. 137. 906. Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, GA 20, § 20, p. 222. 907. Cf. Aristote, Métaphysique θ 1-3. De l’essence et de la réalité de la force, GA 33, § 7, p. 50 : « L’ἔργον grec a la même dualité de sens que celle que nous retrouvons dans notre usage du mot “travail” (Arbeit) : 1. Le travail en tant qu’occupation, comme lorsque nous disons par exemple : il n’a pas mis son temps de travail à profit ; 2. Le travail en tant que cela qui est élaboré et travaillé dans l’occupation, comme dans l’expression : il a fourni du bon travail. Les ἐνεργεία ce sont les activités, les manières de travailler (ἒργα dans le premier sens) qui interviennent dans un travail (ἒργα dans le deuxième sens). » 908. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, GA 24, p. 143. 909. Ibid., GA 24, p. 148. 910. Ibid., GA 24, p. 150. 911. Ibid., GA 24, p. 150-151. 912. Ibid., GA 24, p. 152. 913. Ibid., GA 24, § 12, p. 163. 914. Aristote, Métaphysique θ 1-3. De l’essence et de la réalité de la force, GA 33, § 14, p. 139. 915. De l’essence de la liberté humaine, GA 31, § 8, p. 72.
916. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, GA 24, § 11, p. 147. 917. Ibid., GA 24, p. 152. 918. Platon : Le Sophiste, GA 19, § 3, p. 16 et 17. 919. Aristote, Métaphysique θ 1-3. De l’essence et de la réalité de la force, GA 33, § 14, p. 140-141. 920. Ibid., GA 33, § 14, p. 146. Une phénoménologie matérielle doit donc reléguer comme dérivée la corrélation noético-noématique pour étudier la structure des corrélations poïético-poïématiques : il s’agit alors de dégager les formes d’une poïétique transcendantale (et non plus d’une esthétique transcendantale), et ces formes sont celles de la technique et des rapports sociaux. 921. Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, GA 20, § 23, p. 263. 922. Ibid., p. 261. 923. Ibid., § 26, p. 326. 924. Ibid., p. 328. 925. Ibid., p. 331. 926. La Logique comme question de l’essence du langage, GA 38, § 28, p. 156 et 164-165. 927. Ibid., GA 38, § 27, p. 155-156. 928. Ibid., GA 38, p. 154. 929. Ibid., GA 38, p. 155. 930. Ibid., GA 38, § 25, p. 134. 931. Aristote, Métaphysique θ 1-3. De l’essence et de la réalité de la force, GA 33, § 14, p. 138. 932. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, GA 24, § 12, p. 159. 933. Ibid., GA 24, § 11, p. 151. 934. Ibid., GA 24, § 11, p. 161. 935. De l’essence de la liberté humaine, GA 31, § 8, p. 69. 936. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, GA 24, p. 160. 937. Ibid., GA 24, p. 161. 938. Platon : Le Sophiste, GA 19, § 42, p. 270 et 271. 939. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, GA 24, § 11, p. 153. 940. Ibid. 941. De l’essence de la liberté humaine, GA 31, § 7, p. 51. 942. Voir A. Motte, P. Somville (éd.), Οὐσία dans la philosophie grecque des origines à Aristote, Louvain-la-Neuve, Peeters, 2008, p. 16 : « Toutes les occurrences relevées véhiculent, sans équivoque possible, la signification économique d’οὐσία. Selon les contextes et au gré des traducteurs, le mot, presque toujours au singulier, reçoit de nombreuses traductions : bien(s), fortune, avoir, patrimoine, richesse, ressources, moyens, argent, somme, possession, propriété, actif, etc. » 943. Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 607 ; trad. franç., ES, t. II, p. 199, et Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 180 ; trad. franç., ES, p. 196-197. « Disponible » : en anglais dans le texte (disposable). 944. Heidegger, Platon : Le Sophiste, GA 19, § 67, p. 466-467. 945. Introduction à la métaphysique, GA 40, § 56, p. 203 ; trad. franç., p. 197. 946. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, GA 24, § 11, p. 154. 947. Aristote, Métaphysique θ 1-3. De l’essence et de la réalité de la force, GA 33, § 14, p. 141-142. 948. Ibid., GA 33, § 14, p. 144. 949. Ibid., GA 33, § 14, p. 146. Heidegger échappe ici au reproche formulé par Günther Anders en 1948 : « Même le λόγος de l’homme est destiné à demeurer pour nous une énigme aussi longtemps que
nous échouons à remonter à la condition sine qua non qui le sous-tend, le manque. […] Bien que Heidegger étende le concept d’intentionnalité, bien qu’il le transforme en celui de Souci, il ne le ramène pas à sa base ultime, c’est-à-dire au manque ultime de base qui est celui de l’être vivant. S’il l’avait fait, il aurait été conduit du besoin à la vraie généalogie du λέγειν, une sorte de “logique naturaliste” ou de “matérialisme idéaliste” » (Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, op. cit., p. 3435). La critique d’Anders porte exclusivement sur Être et temps, et ignore tout non seulement de l’évolution de la pensée de Heidegger dans les années 1930 et 1940, mais aussi des cours tenus auparavant : cette « base ultime » du Souci est pour Anders la faim, mais c’est ce que disait Heidegger dans les années 1920, qui faisait de « l’indigence ou le dénuement » (GA 20, § 29, p. 408) la structure fondamentale de l’existant, affirmait que « le besoin (privatio, carentia) est le mode fondamental, à la fois comme référence et comme effectuation, du sens d’être de la vie », et définissait le Souci comme « souci du pain quotidien » (GA 61, p. 90). 950. Parménide, GA 54, § 5, p. 125. 951. Qu’appelle-on penser ?, GA 8, p. 18. 952. Parménide, GA 54, § 5, p. 119. 953. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, GA 24, § 11, p. 154. 954. Ibid., GA 24, p. 152. 955. Ibid., GA 24, § 12, p. 158. 956. De l’essence de la liberté humaine, GA 31, § 7, p. 48. 957. Aristote, Métaphysique θ 1-3. De l’essence et de la réalité de la force, GA 33, § 6, p. 43. 958. Nietzsche II, GA 6.2, p. 188 ; trad. franç., p. 168. 959. Platon, Théétète, 155 e. 960. Le Sophiste, 246 a-b. 961. Phédon, 65 c-d. 962. Aristote, Métaphysique, Γ, 2, 1004 b 20 et 3, 1005 a 27. 963. Heidegger, Nietzsche II, GA 6.2, p. 194 ; trad. franç., p. 174. 964. Platon : Le Sophiste, GA 19, § 42, p. 270 et 271. 965. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, GA 24, § 11, p. 154. 966. Husserl, « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie », Hua VI, p. 326 ; trad. franç., p. 359. 967. Ibid., Hua VI, p. 322-323 ; trad. franç., p. 355-356. 968. La Crise des sciences européennes…, § 9, Hua VI, p. 23 ; trad. franç., p. 31. 969. « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie », Hua VI, p. 328 ; trad. franç., p. 362. 970. Ibid., Hua VI, p. 331 ; trad. franç., p. 365. 971. « L’Origine de la géométrie », Hua VI, p. 384 ; trad. franç., p. 424. 972. La Crise des sciences européennes…, § 9, Hua VI, p. 25-26 ; trad. franç., p. 33. 973. « Science de la réalité et idéalisation », Hua VI, p. 289 ; trad. franç., p. 320. 974. Heidegger, Nietzsche II, GA 6.2, p. 191 ; trad. franç., p. 171. 975. Husserl, « Science de la réalité et idéalisation », Hua VI, p. 290 ; trad. franç., p. 321. 976. Expérience et jugement, § 81, op. cit., p. 390. 977. Ibid., § 95, op. cit., p. 445. 978. « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie », Hua VI, p. 323 ; trad. franç., p. 357. 979. Jacques Derrida, Préface à L’Origine de la géométrie, op. cit., p. 83 sq. 980. Husserl, La Crise des sciences européennes…, § 9, Hua VI, p. 23 ; trad. franç., p. 31.
981. Expérience et jugement, § 13, op. cit., p. 65. 982. « L’Origine de la géométrie », Hua VI, p. 384 ; trad. franç., p. 424. 983. Qu’il y ait une connexion entre spéculation théorique et argent, c’est ce que manifeste d’emblée la démocratie grecque. Le citoyen est celui qui se consacre à la délibération, au dialogue, et aux « notions communes » (Aristote, Politique, I, 2, 1253 a 18), il doit donc être déchargé des tâches de production, et c’est pourquoi, précise Aristote, l’artisan ni le manœuvre ne peuvent pas être citoyens. Mais, si le citoyen peut être ainsi « affranchi des tâches indispensables » (ibid., III, 5, 1278 a 10), c’est qu’il est rémunéré, et rémunéré en argent. Le citoyen athénien est en effet salarié : la participation à l’Assemblée donnait droit à un salaire (μισθός), d’abord fixé à une obole, puis à trois, pour s’établir enfin à une drachme par jour (soit l’équivalent du salaire journalier d’un manœuvre), de même que la participation au Conseil, au Tribunal du Peuple ou à n’importe quelle autre charge politique. La participation aux fêtes de la Cité était elle-même rétribuée par le θεωρικόν, ainsi nommé parce qu’il fut institué pour permettre à tous les citoyens d’assister aux pièces de théâtre, puis progressivement étendu à tous les jours de fête, si bien que « beaucoup de citoyens athéniens pouvaient espérer percevoir d’une façon ou d’une autre une certaine somme d’argent de l’État pendant la plus grande partie de l’année : μισθός les jours ouvrables, et θεωρικόν les jours fériés » (Mogens H. Hansen, La Démocratie athénienne, op. cit., p. 128). La masse salariale des citoyens représentait un quart du budget de l’État, lequel provenait essentiellement des mines d’argent du Laurion, du droit de douane (le πεντηκοστή), de l’impôt réservé aux métèques (le μετοίκιον) et aux prostituées (le πορνικὸν τὲλος), ainsi que de l’impôt sur la fortune (l’εἰσφορά). La constitution de la communauté politique des citoyens par rélégation de l’activité de production est donc rendue possible par l’argent – et il faudrait étudier le rapport entre l’institution même du monnayage et la base salariale de la Cité grecque. Et à l’intérieur de cette communauté s’est aussitôt constituée une classe de travailleurs spécialisés dans l’activité intellectuelle – à savoir les sophistes, qui monnayaient leur savoir, ce que soulignait Socrate quand il ironisait sur Gorgias et Prodicos, qui ont « gagné des quantités mirifiques d’argent » : « Parmi les grands hommes de l’Antiquité dont je parlais, nul n’a jamais jugé bon de se faire payer un salaire en argent, pas davantage de donner, dans des pays différents, des démonstrations du savoir qui était le sien : si grande était leur naïveté qu’il leur échappait de comprendre l’immense valeur de l’argent ! Tandis que chacun de ces deux-ci a retiré de son savoir plus d’argent que n’en a retiré de son art, quel qu’il fût, aucun artisan ! » (Platon, Hippias majeur, 282 c-d). Si l’on en croit Diogène Laërce pourtant (Vie de Platon, éd. de A. Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 9), Platon lui-même ne manquait pas d’argent : « De fait, rapporte-t-on, Platon était plein d’argent, puisqu’il avait reçu de Denys plus de quatre-vingts talents, comme le rapporte Onètor dans son ouvrage Si le sage gagnera de l’argent » (soit près de 500 000 drachmes). 984. Sohn-Rethel, « Éléments d’une théorie historico-matérialiste de la connaissance », trad. franç. par L. Mercier, in La Pensée-marchandise, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2010, p. 76. 985. Ibid., p. 74. 986. Marx, À Annenkov, 28 décembre 1846, Correspondance I, ES, p. 453 et 455. 987. Sohn-Rethel, « Forme marchandise et forme de pensée. Essai sur l’origine sociale de l’entendement pur », trad. franç. par Gérard Briche, in La Pensée-marchandise, op. cit., p. 41. 988. « Éléments d’une théorie historico-matérialiste de la connaissance », op. cit., p. 107. 989. Aristote, Politique, I, 2, 1253 a, et 5, 1255 a pour la distinction de nature entre homme libre et esclave : « Que, par nature, les uns soient libres et les autres esclaves, c’est manifeste, et pour ceux-ci la condition d’esclave est avantageuse et juste ». 990. Marx, Le Capital, MEW 23, p. 354 ; trad. franç., p. 376. 991. Sohn-Rethel, « Travail intellectuel et travail manuel », trad. franç. par L. Mercier, in La Pensée-
marchandise, op. cit., p. 118. 992. Ibid., p. 119. 993. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 89 ; trad. franç., ES, p. 77. Il est par suite impossible de lire Marx à partir d’une ontologie matérialiste qui récuse tout être à l’abstraction. C’est ce que répondait Jacques Derrida à Pierre Macherey qui lui reprochait de « dématérialiser » Marx : « La logique spectrale est nécessaire pour rendre compte des processus et des effets de métaphysicalisation, si je puis dire, d’abstraction, d’idéalisation, d’idéologisation et de fétichisation […]. Marx a passé sa vie à analyser la possibilité de l’abstraction, dans tous les domaines. Et il nous a appris en autres choses qu’il ne faut pas hausser les épaules devant l’abstraction comme si ce n’était rien » (Marx & Sons, Paris, Puf-Galilée, 2002, p. 61). 994. Sohn-Rethel, « Éléments d’une théorie historico-matérialiste de la connaissance », op. cit., p. 95. 995. Ibid., p. 94. 996. « Forme marchandise et forme de pensée », op. cit., p. 44. 997. « Éléments d’une théorie historico-matérialiste de la connaissance », op. cit., p. 99 et 101. 998. Sohn-Rethel, « Travail intellectuel et travail manuel », op. cit., p. 132 et 134. 999. Geistige und körperliche Arbeit. Zur Theorie des gesellschaftlichen Synthesis, Francfort am Main, Suhrkamp Verlag, 1970, p. 77. Cf. également Warenform und Denkform, Francfort am Main, Suhrkamp, 1978, p. 36 : « Il suffit de mettre à la place de l’unité identique de l’argent “l’unité de la conscience de soi”, à la place de la fonction synthétique de l’argent dans la société d’échange l’“unité originaire et synthétique de l’aperception”, à la place de son rôle constitutif dans la production capitaliste la “raison pure”, à la place du Capital lui-même la “raison”, à la place du monde des marchandises l’“expérience” et à la place de l’échange des marchandises selon les lois du mode de production capitaliste l’“existence des choses selon des lois”, donc la “nature”, pour pouvoir reconstruire toute l’épistémologie de Kant, avec ses contradictions internes nécessaires, à partir de l’analyse de la réification capitaliste. » 1000. Marx, Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 159, trad. franç., ES, p. 176. 1001. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 233 ; trad. franç., ES, t. I, p. 351. 1002. Ökonomische Manuskripte und Schriften 1858-1861, MEGA II.2, p. 27 ; trad. franç. in Contribution à la critique de l’économie politique, « Fragment de la version primitive », p. 189 – je souligne. 1003. Héraclite, Fragments, DK B 90. 1004. Ibid., DK B 103. 1005. Ibid., DK B 31. 1006. Comme le souligne Anselm Jappe dans sa précieuse introduction à La Pensée-marchandise (op. cit., p. 26), la limite fondamentale de la pensée de Sohn-Rethel tient à ce qu’il n’a pas reconnu la réalité du travail abstrait : « À mon avis, le concept du travail social abstrait, dans la mesure où il est reconnaissable dans l’analyse de la marchandise, est un concept-fétiche dû à l’héritage hegélien » (Materialistische Erkentniskritik und Vergesellschaftung der Arbeit, Berlin, Merve Verlag, 1971, p. 70). 1007. Aristote, Métaphysique, K, 1064 b 5. Τιμή : « la valeur, le prix ». 1008. Sohn-Rethel, « Forme marchandise et forme de pensée », op. cit., p. 40. 1009. Husserl, La Crise des sciences européennes…, § 73, Hua VI, p. 275 ; trad. franç., p. 304. 1010. Sur l’intersubjectivité, Hua XIV, p. 203 ; trad. franç., t. II, p. 297. 1011. Thèse que Adorno reprend directement à Sohn-Rethel : « Par-delà le cercle magique de la philosophie de l’identité, le sujet transcendantal se laisse déchiffrer comme la société inconsciente
d’elle-même » (Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 142). 1012. Marx, Ökonomisches Manuskript 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 141. 1013. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 176 ; trad. franç., ES, t. I, p. 190. 1014. Engels, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, MEW 2, p. 237 ; trad. franç., ES, p. 35. 1015. Marx, Ökonomische Manuskripte 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 129 ; trad. franç., Pléiade II, p. 447. 1016. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 384 et 401 ; trad. franç., ES, t. I, p. 411 et 431. 1017. Marx précise ainsi qu’« à la lettre, il est faux de dire, comme nous l’avons fait de manière courante, que la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange. La marchandise est objet d’usage, et “valeur” […]. Mais enfin, une fois qu’on est averti, cette façon de parler ne fait de mal à personne et sert à formuler les choses plus brièvement » (Le Capital, MEW 23, p. 75 ; trad. franç., p. 69). 1018. Théories sur la plus-value, MEW 26.3, p. 291 ; trad. franç., ES, t. III, p. 291. 1019. Aristote, Politique, I, 9, 1257 a 5-20. 1020. Marx, Ökonomische Manuskripte 1863-1965, MEGA II.4.1, p. 27 ; trad. franç., Pléiade II, p. 450. 1021. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 83 ; trad. franç., ES, t. I, p. 84. 1022. Le Capital, MEW 23, p. 201 ; trad. franç., p. 209. 1023. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 395 ; trad. franç., ES, t. I, p. 424. 1024. Ökonomische Manuskripte und Schriften 1858-1861, MEGA II.2, p. 22 ; trad. franç. in Contribution à la critique de l’économie politique, « Fragment de la version primitive », p. 184. 1025. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 90 ; trad. franç., ES, t. I, p. 92. 1026. Aristote, Politiques, I, 9, 1257 a 35 – b 30. 1027. Marx, Ökonomische Manuskripte 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 110 ; trad. franç., Pléiade II, p. 390. 1028. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 143 ; trad. franç., ES, t. I, p. 154. 1029. Le Capital, MEW 23, p. 83 ; trad. franç., p. 79. 1030. Ibid., MEW 23, p. 97 ; trad. franç., p. 97. 1031. Ibid., MEW 23, p. 146 ; trad. franç., p. 149. 1032. Ibid., MEW 23, p. 132 ; trad. franç., p. 134. 1033. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 728 ; trad. franç., ES, t. II, p. 330-331. 1034. Le Capital, MEW 23, p. 86 ; trad. franç., p. 82. 1035. Ibid., MEW 23, p. 88 ; trad. franç., p. 85. 1036. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 148 ; trad. franç., ES, t. I, p. 160. 1037. Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 17 ; trad. franç., ES, p. 9. 1038. Ökonomische Manuskripte 1863-1965, MEGA II.4.1, p. 79. 1039. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 150 ; trad. franç., ES, t. I, p. 162. 1040. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 375. 1041. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 33 ; trad. franç., ES, p. 43. 1042. Ibid., MEW 43, p. 36 ; trad. franç., ES, p. 46. 1043. Le Capital, MEW 23, p. 192 ; trad. franç., p. 199. 1044. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 156 ; trad. franç., ES, p. 173. 1045. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 230 ; trad. franç., ES, t. I, p. 248.
1046. Ökonomische Manuskripte und Schriften 1858-1861, MEGA II.2, p. 221 ; trad. franç. dans Contribution à la critique de l’économie politique, « Fragment de la version primitive », p. 221. 1047. Le Capital, MEW 23, p. 190 ; trad. franç., p. 198. 1048. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 166-167 ; trad. franç., ES, t. I, p. 181. 1049. Le Capital, MEW 23, p. 579 ; trad. franç., p. 622. 1050. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 151 ; trad. franç., ES, t. I, p. 163. 1051. Manifeste du parti communiste, MEW 4, p. 465 ; trad. franç., ES, p. 41. 1052. Ibid., MEW 4, p. 464 ; trad. franç., ES, p. 39. 1053. Ibid., MEW 4, p. 467 ; trad. franç., ES, p. 47. 1054. Ibid., MEW 4, p. 464 ; trad. franç., ES, p. 39. 1055. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 174 ; trad. franç., ES, t. I, p. 188. 1056. Ibid., MEW 42, p. 170 ; trad. franç., ES, t. I, p. 185. 1057. Ibid., MEW 42, p. 96-97 ; trad. franç., ES, t. I, p. 100. 1058. Ibid., MEW 42, p. 97 ; trad. franç., ES, t. I, p. 100. 1059. Manifeste du parti communiste, MEW 4, p. 470 ; trad. franç., ES, p. 55. 1060. Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 34 ; trad. franç., ES, p. 26. 1061. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 90 ; trad. franç., ES, t. I, p. 92 – je souligne. 1062. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 5. 1063. État social et politique de la France avant et depuis 1789, Pléiade III, p. 25. 1064. Marx, Ökonomische Manuskripte und Schriften 1858-1861, MEGA II.2, p. 19 ; trad. franç., dans Contribution à la critique de l’économie politique, « Fragment de la version primitive », p. 181. 1065. Le Capital, MEW 23, p. 442 ; trad. franç., p. 471. 1066. Ibid., MEW 23, p. 443 ; trad. franç., p. 472. 1067. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 528 ; trad. franç., ES, t. II, p. 119. 1068. Ibid., MEW 42, p. 313 ; trad. franç., ES, t. I, p. 338. Toute l’œuvre de Marx pourrait être relue au fil conducteur de la temporalité et de son aliénation : cf. Franck Fischbach, « Comment le Capital capture le temps », in Franck Fischbach (dir.), Relire Le Capital, Paris, Puf, 2009, p. 101 sq. 1069. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 150 ; trad. franç., ES, p. 167. 1070. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 204 ; trad. franç., ES, t. I, p. 220. 1071. Ibid., MEW 42, p. 605 ; trad. franç., ES, t. II, p. 197. 1072. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 50-51 ; trad. franç., ES, p. 61. 1073. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 382 ; trad. franç., ES, t. I, p. 409. 1074. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 434. 1075. Le Capital, MEW 23, p. 365 et 351 ; trad. franç., ES, p. 387 et 373. 1076. Manifeste du parti communiste, MEW 4, p. 466 ; trad. franç., ES, p. 45. 1077. Le Capital, MEW 23, p. 345 ; trad. franç., p. 367. 1078. Manifeste du parti communiste, MEW 4, p. 468 ; trad. franç., ES, p. 51. 1079. Le Capital, MEW 23, p. 345 ; trad. franç., p. 367. 1080. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 415 ; trad. franç., ES, t. I, p. 446. 1081. Ibid., MEW 42, p. 598 ; trad. franç., ES, t. II, p. 190. 1082. Ibid., MEW 42, p. 489 ; trad. franç., ES, t. II, p. 78. 1083. Ökonomische Manuskripte 1863-1965, MEGA II.4.1, p. 30 ; trad. franç., Pléiade II, p. 453.
1084. Ibid., MEGA II.4.1, p. 33 ; trad. franç., Pléiade II, p. 455. 1085. Ibid., MEGA II.4.1, p. 126 ; trad. franç., Pléiade II, p. 443. 1086. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 38-39 ; trad. franç., ES, t. I, p. 39. 1087. Ibid., MEW 42, p. 594 ; trad. franç., ES, t. II, p. 186. 1088. Ibid., MEW 42, p. 605 ; trad. franç., ES, t. II, p. 197. 1089. Ibid., MEW 42, p. 488 ; trad. franç. ES, t. II, p. 76. 1090. Ibid., MEW 42, p. 602 ; trad. franç., ES, t. II, p. 194. 1091. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 312 ; trad. franç., ES, p. 326. 1092. Aristote, Politique, I, 9, 157 b 25. 1093. Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 145 ; trad. franç., ES, t. I, p. 156. 1094. Ibid., MEW 42, p. 638 ; trad. franç., ES, t. II, p. 233. 1095. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 90 ; trad. franç., ES, p. 104. 1096. Ibid., MEW 43, p. 105 ; trad. franç., ES, p. 119. 1097. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 253 ; trad. franç., ES, t. I, p. 273. 1098. Ibid., MEW 42, p. 246 ; trad. franç., ES, t. I, p. 266. 1099. Ibid., MEW 42, p. 638 ; trad. franç., ES, t. II, p. 234.
1100. Le Capital, MEW 23, p. 169 ; trad. franç., p. 173. 1101. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 420 ; trad. franç., ES, t. I, p. 451. 1102. Ibid., MEW 42, p. 365 ; trad. franç., ES, t. I, p. 391-392. 1103. Ibid., MEW 42, p. 383 ; trad. franç., ES, t. I, p. 410. 1104. Hobbes, Leviathan, op. cit., p. 151 ; trad. franç., p. 177. 1105. Marx, Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 426. 1106. Respectivement : Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 129 ; trad. franç., ES, t. I, p. 137 ; Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 40 ; trad. franç., ES, p. 31 ; Théories sur la plus-value, MEW 26.3, p. 448 ; trad. franç., ES, t. III, p. 540 ; Adresse inaugurale et statuts de l’Association internationale des travailleurs, MEW 16, p. 11 ; trad. franç., Pléiade I, p. 465. 1107. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 383 ; trad. franç., ES, t. I, p. 410. 1108. Théories sur la plus-value, MEW 26.1, p. 368 ; trad. franç., ES, t. I, p. 459. 1109. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 206 et 68 ; trad. franç., ES, p. 220 et 71. 1110. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 550 ; trad. franç., ES, t. II, p. 143. 1111. Ibid., MEW 42, p. 551 ; trad. franç., ES, t. II, p. 144. 1112. La Sainte famille, MEW 2, p. 123 ; trad. franç., ES, p. 142. 1113. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 197 ; trad. franç., ES, t. I, p. 213. 1114. Ibid., MEW 42, p. 138 ; trad. franç., ES, t. I, p. 149. 1115. Ibid., MEW 42, p. 233 ; trad. franç., ES, t. I, p. 351. 1116. Ibid., MEW 42, p. 145 ; trad. franç., ES, t. I, p. 204. 1117. Ökonomische Manuskripte und Schriften 1858-1861, MEGA II.2, p. 27 ; trad. franç., Pléiade II, p. 189. 1118. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 597 ; trad. franç., ES, t. II, p. 189. 1119. Ibid., MEW 42, p. 230 ; trad. franç., ES, t. I, p. 248. 1120. Ibid., MEW 42, p. 220 ; trad. franç., ES, t. I, p. 237. 1121. Ibid., MEW 42, p. 97 ; trad. franç., ES, t. I, p. 101. 1122. Le Capital, MEW 23, p. 122 ; trad. franç., p. 122. 1123. Livre III, MEW 25, p. 274 ; trad. franç., ES, t. I, p. 276. 1124. Ökonomische Manuskripte 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 64-65 ; trad. franç., Pléiade II, p. 419420. 1125. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 127 ; trad. franç., ES, t. I, p. 135. 1126. Ökonomische Manuskripte und Schriften 1858-1861, MEGA II.2, p. 54 ; trad. franç., Pléiade II, p. 217-218. 1127. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 49 et 152 ; trad. franç., ES, t. I, p. 161 et 164. 1128. Ibid., MEW 42, p. 404 ; trad. franç., ES, t. I, p. 434. 1129. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 105 ; trad. franç., ES, p. 120. 1130. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 365 ; trad. franç., ES, t. I, p. 391. 1131. Ibid., MEW 42, p. 722 ; trad. franç., ES, t. II, p. 323. 1132. Manifeste du parti communiste, MEW 4, p. 467 ; trad. franç., ES, p. 47. 1133. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 30 ; trad. franç., ES, p. 39. 1134. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 592-593 ; trad. franç., ES, t. II, p. 184185.
1135. Le Capital, MEW 23, p. 401 ; trad. franç., p. 426. 1136. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 382 ; trad. franç., ES, t. I, p. 409. 1137. Le Capital, MEW 23, p. 402 et 407 ; trad. franç., p. 428 et 433. 1138. Livre III, MEW 25, p. 887 ; trad. franç., ES, t. III, p. 255. 1139. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 105 ; trad. franç., ES, p. 120. 1140. Livre III, MEW 25, p. 55 ; trad. franç., ES, t. I, p. 63. 1141. Ökonomische Manuskripte 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 64 ; trad. franç., Pléiade II, p. 419. 1142. Théories sur la plus-value, MEW 26.3, p. 484-485 ; trad. franç., ES, t. III, p. 582. 1143. Le Capital, MEW 23, p. 128 ; trad. franç., p. 129. 1144. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 438. 1145. Critique du droit politique hegélien, MEGA I.2, p. 65 ; trad. franç., p. 110. 1146. Ibid., MEGA I.2, p. 66 ; trad. franç., p. 111. 1147. Livre III, MEW 25, p. 835 ; trad. franç., ES, t. III, p. 205. 1148. Théories sur la plus-value, MEW 26.3, p. 447 et 484-485 ; trad. franç., ES, t. III, p. 538 et 582. 1149. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 202 ; trad. franç., ES, t. I, p. 218. 1150. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 407. 1151. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 202 ; trad. franç., ES, t. I, p. 218. 1152. Ibid., MEW 42, p. 172 ; trad. franç., ES, t. I, p. 187. 1153. Ökonomische Manuskripte und Schriften 1858-1861, MEGA II.2, p. 59 ; trad. franç., Pléiade II, p. 223. 1154. Le Capital. Paris, 1872-1875, MEGA II.7, p. 114. Étienne Balibar a attiré l’attention sur cette formule dans « Le Contrat social des marchandises et la constitution marxienne de l’argent », M. Drach (dir.), L’Argent. Croyance, mesure, spéculation, op. cit., p. 107 : « La société qui se forme ici doit être considérée non comme une société de personnes, mais comme une société de choses animées (ou de choses dont les volontés humaines ne font qu’incarner l’âme et les intentions). » 1155. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 605 ; trad. franç., ES, t. II, p. 197. 1156. Ökonomische Manuskripte und Schriften 1858-1861, MEGA II.2, p. 57 ; trad. franç., Pléiade II, p. 221. 1157. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 171 ; trad. franç., ES, t. I, p. 186. 1158. Le Capital, MEW 23, p. 132 ; trad. franç., p. 134. 1159. Ökonomische Manuskripte und Schriften 1858-1861, MEGA II.2, p. 60 ; trad. franç., Pléiade II, p. 224. 1160. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 167 ; trad. franç., ES, t. I, p. 182. 1161. Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 17 ; trad. franç., ES, p. 9. 1162. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 95 ; trad. franç., ES, t. I, p. 98. Le nom Vergleichung est la substantivation du verbe vergleichen, « comparer ». Le terme signifie donc « comparaison », mais Marx n’use pas ici du mot courant en allemand, Vergleich. Il s’agit d’insister sur le processus actif de réduction à la parité, c’est-à-dire d’un dispositif de réduction au pareil. D’où cette surtraduction. 1163. Le Capital, MEW 23, p. 419 ; trad. franç., p. 446. 1164. Giovanni Amendola, « Cavour e Pansoja », Il Mondo, 28 juin 1923 ; cité par Enzo Traverso, Le Totalitarisme, op. cit., p. 20. 1165. Giovani Gentile, Benito Mussolini, « Fascismo », Enciclopedia italiana, op. cit., vol. XIV, p. 847.
1166. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 47. 1167. Hegel, Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 2, p. 49. 1168. John Locke, Le Second Traité du gouvernement, § 4, édition de J.-F. Spitz et C. Lazzeri, Paris, Puf, « Épiméthée », 1994, p. 5. 1169. Thomas Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 185 ; trad. franç., p. 124. 1170. John Locke, Le Second Traité du gouvernement, op. cit., § 6, p. 6. 1171. Ibid., § 57, p. 42. 1172. Ibid., § 135, p. 98. 1173. Ibid., § 6, p. 6. 1174. Ibid., op. cit., § 11, p. 10 ; § 136, p. 99 ; et § 8, p. 8. Rappelons qu’en anglais conscience désigne la conscience morale, quand consciousness désigne la faculté de la connaissance immédiate. 1175. Il est possible en effet de définir ainsi l’invention grecque du politique : comme le moment où les hommes découvrent qu’ils détiennent (par le dialogue, et par le λόγος à travers lui) le pouvoir d’instituer la loi, qu’ils n’ont plus à simplement la recevoir (de la nature, des dieux ou de la tradition), qu’ils peuvent ainsi être à eux-mêmes leur propre loi (αὐτόνομος). 1176. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 31-33. 1177. Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, trad. franç., P. Taieb, Paris, Puf, 1995, p. 784. 1178. Hayek, Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique, trad. franç. par R. Audouin, Paris, Puf, « Quadrige », 2007, p. 541. 1179. « De l’utilisation du savoir dans la société », in Pierre Manent (éd.), Les Libéraux, Paris, Gallimard, 2001, p. 765. 1180. Hayek, Droit, législation et liberté, op. cit., p. 774. 1181. Ibid., p. 772. 1182. Ibid., p. 773. Le système des prix est semblable au système de communication des abeilles découvert par Karl von Frisch et analysé par Benveniste (Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 56-62), ce qui confirme le modèle de la ruche élaboré par Mandeville et la crainte de Tocqueville d’une « société d’abeilles » (Pléiade I, p. 1145). 1183. La Route de la servitude, trad. franç. G. Blumberg, Paris, Puf, « Quadrige », 2005, p. 148. 1184. Même si les plus frustres – mais ce sont les plus influents – des propagandistes du Capital continuent, imperturbables, à l’affirmer : « Le capitalisme ne peut s’effondrer, c’est l’état naturel de la société. La démocratie n’est pas l’état naturel de la société. Le marché, oui » (Alain Minc, Cambio 16, décembre 1994). 1185. Hayek, La Constitution de la liberté, Paris, Litec, 1994, p. 53. 1186. Droit, législation et liberté, op. cit., p. 90-93. 1187. Ibid., p. 124. 1188. Ibid., p. 58. 1189. Ibid., p. 531. 1190. Ibid., p. 123. 1191. « De l’utilisation du savoir dans la société », op. cit., p. 774. 1192. Droit, législation et liberté, op. cit., p. 73. 1193. Ibid., p. 63. 1194. Ibid., p. 97-98.
1195. Ibid., p. 745. 1196. Ibid., p. 123. 1197. Ibid., p. 532. 1198. « De l’utilisation du savoir dans la société », op. cit., p. 774. 1199. Comme l’ont montré Luc Ferry et Alain Renaut, Philosophie politique 3. Des droits de l’homme à l’idée républicaine, Paris, Puf, 1985 : « L’hyperlibéralisme d’Hayek est un hyperrationalisme, présupposant, comme chez Hegel, que dans l’histoire tout se déroule rationnellement et que même les initiatives apparemment les plus déraisonnables participent à l’auto-accomplissement d’une rationalité (ici celle du marché) en devenir […]. L’évolutionisme d’Hayek est un historicisme et un économisme : c’est une théorie de la ruse de la raison économique » (p. 150 et 152). 1200. L’ordre marchand est ainsi la régulation interne à ce que Hegel appelle « seconde nature », c’est-à-dire le rationnel qui est devenu intégralement réel : c’est pourquoi il semble constituer un « état de nature », en ce que la totalité de ses déterminations lui est immanente. Mais cet « état de nature » est précisément un résultat du processus de rationalisation des comportements, il n’est pas au commencement mais au terme de l’Histoire, il est le « nouvel état de nature » défini par Rousseau dans le second Discours : « C’est ici le dernier terme de l’inégalité, et le point extrême qui ferme le Cercle et touche au point où nous sommes partis : c’est ici que tous les particuliers redeviennent égaux parce qu’ils ne sont rien […]. C’est ici que tout se ramène à la seule Loi du plus fort, et par conséquent à un nouvel état de nature différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l’un était état de nature dans sa pureté, et que ce dernier est le fruit d’un excès de corruption » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, Pléiade III, p. 191). 1201. Voir Raymond Aron, « La définition libérale de la liberté », in Pierre Manent, Les Libéraux, op. cit., p. 833 sq. 1202. Hayek, La Constitution de la liberté, op. cit., p. 133. 1203. « De l’utilisation du savoir dans la société », in Pierre Manent, Les Libéraux, op. cit., p. 774. 1204. Droit, législation et liberté, op. cit., p. 137. 1205. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 201, Werke 7, p. 354 ; trad. franç., p. 225. 1206. Encyclopédie… (1830), § 96, § 97 et § 98 ; trad. franç., p. 360-361. 1207. Ibid., § 523, Werke 10, p. 321 ; trad. franç., p. 303. 1208. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 272. 1209. Ibid., GW 9, p. 279. 1210. Ibid., GW 9, p. 270. 1211. Principes de la philosophie du droit, § 63 Add., Werke 7, p. 137 ; trad. franç., p. 117. 1212. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 270. 1213. Ibid., GW 9, p. 195. 1214. Principes de la philosophie du droit, § 199, Werke 7, p. 353 ; trad. franç., p. 225. Maurice de Gandillac traduit Vermögen par « Capital » (Hegel, Encyclopédie…, Paris, Gallimard, 1970, p. 445). Mais le concept de Capital n’a pas sa place chez Hegel : l’universalité de la richesse reste pour lui purement passive et ne conquiert la forme du sujet que dans la figure de l’État. Si Marx impose le concept de Capital, c’est précisément pour montrer que l’universalité abstraite de la valeur conquiert le statut de « sujet actif » (Grundrisse, MEW 42, p. 638 ; trad. franç., ES, t. II, p. 234) à même la société civile, dont l’État n’est alors que l’expression idéologique et juridique. 1215. Ibid., § 183, Werke 7, p. 340 ; trad. franç., p. 215. 1216. Ibid., § 200 Rem., Werke 7, p. 386 ; trad. franç., p. 225. 1217. Ibid., § 236 Rem., Werke 7, p. 385 ; trad. franç., p. 24.
1218. Ibid., § 189, Rem., Werke 7, p. 346 ; trad. franç., p. 220. 1219. La Philosophie de l’Esprit (1805), GW 8, p. 244 ; trad. franç. par G. Planty-Bonjour, Paris, Puf, 1982, p. 74-75. 1220. Principes de la philosophie du droit, § 192, Add., Werke 7, p. 349 ; trad. franç., p. 222. 1221. Ibid., § 238 Add., Werke 7, p. 354 ; trad. franç., p. 249. 1222. Encyclopédie… (1830), § 533, Werke 10, p. 329 ; trad. franç., p. 311. 1223. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 70, p. 124. 1224. Ibid., § 107, p. 172. 1225. Principes de la philosophie du droit, § 187, Werke 7, p. 343 ; trad. franç., p. 218. 1226. Jean-François Marquet, Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., p. 292, qui poursuit (p. 294) : « L’État est l’Universel sous son aspect actif ; l’argent, lui, est l’Universel sous son aspect passif, communicable, prostitué, mais un Universel qui n’en est pas moins une puissance supérieure à la mienne puisque comme ensemble des lois du marché, la richesse manipule, sans qu’il en soit conscient, l’individu là même où il croit agir dans son propre intérêt. » 1227. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 181, Add., Werke 7, p. 339 ; trad. franç., p. 214 – je souligne. 1228. Ibid., § 182, Add., Werke 7, p. 340 ; trad. franç., p. 215. 1229. Ibid., § 184, Werke 7, p. 340 ; trad. franç., p. 216. 1230. Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 270. 1231. Principes de la philosophie du droit, § 183, Werke 7, p. 340 ; trad. franç., p. 216. 1232. Encyclopédie… (1830), § 98, Rem., Werke 8, p. 207 ; trad. franç., p. 361-362. 1233. Leçons sur la philosophie de l’histoire, Werke 12, p. 534 ; trad. franç., p. 343. 1234. Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Pléiade III, p. 290. 1235. Dans L’Ère de l’individu. Contributions à une histoire de la subjectivité, Paris, Gallimard, 1989, p. 141 sq., Alain Renaut a montré à la fois que les théories du marché ont leur source dans La Fable des abeilles de Mandeville, qui fonde la prospérité de tous sur une « manipulation rusée » par laquelle « chaque membre est soumis au service de l’ensemble », et que la monadologie leibnizienne en constituait le fondement métaphysique. Il résumait ainsi ses analyses : « Pas plus que chez Leibniz, l’individu ne s’est donc encore, chez Mandeville, libéré de ses dernières chaînes : dans les deux cas, et presque dans les mêmes termes, l’individu affirme sa nature indépendamment de tout principe de limitation horizontale qu’il devrait s’imposer à lui-même par considération de ce qu’exigerait la coexistence avec les autres ; mais de telles chaînes ne tombent (l’individualisme ne s’affirme) qu’à l’intérieur d’un système d’harmonisation verticale ou immanente (“harmonie préétablie”, “manipulation rusée”) qui, échappant à tout choix humain, programme au contraire les choix individuels de façon qu’à leur insu ils contribuent au service de l’ensemble » (p. 144). 1236. Hayek, Droit, législation et liberté, op. cit., p. 899 – je souligne. 1237. La Route de la servitude, op. cit., p. 148 – je souligne. 1238. Ibid., p. 148. 1239. Kant, Critique de la raison pratique, AK V, 97. 1240. Ibid., AK V, 101. 1241. Hayek, La Route de la servitude, op. cit., p. 148. 1242. Voir Philippe Muray, Exorcismes spirituels III, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 179 : « Le totalitarisme qui règne aujourd’hui est extrêmement particulier dans la mesure où il est autogéré. Il faudrait lui trouver un autre nom, quelque chose comme autotalitarisme. » Et il est en effet remarquable de voir comment, sur des « réseaux sociaux » tels que Facebook, chacun remplit lui-même sa propre
fiche de renseignements et donne le nom de tous ses contacts, ce qui dans les totalitarismes gouvernementaux n’était obtenu que par de pléthoriques services de police et au prix des pires tortures. 1243. Le Colloque Lippmann, op. cit., p. 41. Dans État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire (Lormont, Le Bord de l’eau, 2010), Michaël Fœssel a mis en évidence le lien entre la politique néolibérale, qui abandonne les individus aux lois de la concurrence et donc à une insécurité permanente, et l’État autoritaire, dont la légitimité sera désormais fonction de la sécurité qu’il garantit à ces individus. 1244. Louis Rougier, Les Mystiques économiques. Comment l’on passe des démocraties libérales aux États totalitaires, Paris, Librairie de Médicis, 1938, p. 194. 1245. Hayek, La Route de la servitude, op. cit., p. 20. 1246. Walter Lippmann, La Cité libre, Paris, Librairie de Médicis, 1938, p. 209 et 272. On ne peut que renvoyer à l’impressionnant travail de Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, qui ont mis en évidence l’originalité du néolibéralisme, en particulier par une étude minutieuse du Colloque Lippmann, et ont ainsi montré la logique néolibérale comme rationalisation immanente à la totalité des dimensions de l’existence humaine. 1247. Travaux du Centre international d’étude pour la rénovation du libéralisme, Le Colloque Lippmann, op. cit., p. 15. 1248. Ludwig von Mises, L’Action humaine, Paris, Puf, 1985, p. 926. 1249. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 63. 1250. Gary Becker a reçu en 1993 le prix Nobel d’économie pour son interprétation de la vie familiale et du mariage à partir de la recherche de l’intérêt bien compris et de la maximisation du profit personnel. 1251. Ludwig von Mises, L’Action humaine, op. cit., p. 932. 1252. Le Socialisme, Paris, Librairie de Médicis, 1938, p. 510. 1253. Louis Rougier, Les Mystiques économiques, op. cit., p. 19. 1254. Hayek, La Route de la servitude, op. cit., p. 146 sq. 1255. La doctrine de Hayek en est l’élaboration la plus complète et la plus systématique, et elle a eu une influence politique majeure dans l’offensive néolibérale mondiale engagée dans les années 1970, qui a déterminé les politiques publiques des États-Unis (Ronald Reagan), de l’Angleterre (Margaret Thatcher) mais aussi de la France (Raymond Barre) et des principaux pays industrialisés, ainsi que des institutions internationales (FMI, OMC, OCDE) et de la construction européenne. Ainsi, quand Hayek propose en 1976 de « dénationaliser la monnaie », c’est-à-dire de supprimer le monopole étatique d’émission monétaire pour permettre à des banques privées de créer des monnaies dont le cours serait déterminé par la concurrence, il reconnaît lui-même le caractère utopique de son projet et affirme qu’il ne s’agit pour lui que d’« agir sur l’opinion publique pour rendre politiquement réalisable ce qui est peut-être aujourd’hui impossible » (Hayek, Denationalisation of Money, Institute of Economic Affaires, e
Londres, Hobart Papers, 1981, préface à la 2 éd.) : or ce projet a depuis été largement réalisé avec la création de l’euro, qui a dépossédé les États d’Europe de tout contrôle sur leur monnaie pour la confier à une banque centrale qui la gère désormais dans sa concurrence avec les autres monnaies mondiales. 1256. L’unanimité avec laquelle les « responsables politiques » (en vérité ni responsable ni politique) ont accepté le démantèlement systématique du pouvoir d’État dont ils avaient pourtant la charge suffit à montrer la prégnance de l’idéologie néolibérale. Cette capitulation sans condition du politique face au marché demeure un phénomène des plus significatifs de notre époque ; Dany-Robert Dufour l’a bien souligné : « On ne manifestera jamais assez de stupéfaction devant une instance politique qui explique benoîtement qu’elle doit se saborder comme telle alors même que c’est justement parce qu’il prétend à
un empire absolu que le marché doit être constamment surveillé. Les hommes politiques qui demandent le démantèlement de l’État se trouvent ainsi à peu près dans la même position que le surveillant d’une centrale nucléaire qui expliquerait pourquoi il faut laisser le réacteur sans surveillance. Certes, cela rique de permettre de produire plus d’énergie, mais aussi quelques Tchernobyl sociétaux » (L’Art de réduire les têtes. Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, Paris, Denoël, 2003, p. 97). 1257. Hayek, « De l’utilisation du savoir dans la société », op. cit., p. 766. 1258. John Kenneth Galbraith, Le Nouvel État industriel. Essai sur le système économique américain, trad. franç. par J.-L. Crémieux-Brilhac et M. Le Nan, Paris, Gallimard, « Tel », 1968, p. 34. 1259. Ibid., p. 35. 1260. Ibid., p. 18-19. 1261. Ibid., p. 208 et 212 – je souligne. 1262. Ibid., p. 219. Galbraith développe et systématise ainsi les thèses énoncées par Horkheimer et Adorno vingt ans plus tôt : « Le contraste technique entre les quelques centres de production et des points de réception très dispersés exige forcément une organisation et une planification du management […]. Le cercle de la manipulation et des besoins qui en résultent resserre de plus en plus les mailles du système […]. Chacun doit se comporter pour ainsi dire spontanément, conformément à son niveau déterminé préalablement par des statistiques, et choisir les catégories de produits de masse fabriqués pour son type. Les consommateurs réduits à du matériel statistique sont répartis sur la carte géographique des services d’enquête en catégories de revenus. La technique est celle utilisée pour n’importe quel type de propagande » (La Dialectique de la raison, op. cit., p. 130 et 132). 1263. Stuart Ewen, Conscience sous influence. Publicité et genèse de la société de consommation, trad. franç. par G. Lagneau, Paris, Aubier-Montaigne, 1983, p. 40. 1264. Christine Frederick, Selling Mrs. Consumer, New York, 1929 ; cité par Stuart Ewen, op. cit., p. 35. 1265. Frances A. Keller, Advertising and Selling, 5 juillet 1919 ; cité par Stuart Ewen, op. cit., p. 95. 1266. Anders, L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 122. 1267. Ibid., p. 123. 1268. Il est extrêmement difficile d’évaluer la pression publicitaire sur les individus. Tous les médias sont mis à contribution (radio, télévision, réseau Internet, téléphone, courrier, cinéma, presse, sponsorisation, organisation d’« événements »…, sans même compter l’omniprésence des logos sur les objets et vêtements de la vie quotidienne) ; le territoire français est quadrillé par plus d’un million de panneaux d’affichage. Éric Vernette évalue entre 300 et 1 000 le nombre de messages auquel chaque individu est exposé chaque jour (La Publicité. Théories, acteurs et méthodes, Paris, La Documentation française, 2000, p. 20). Cf. l’ouvrage remarquable du Groupe Marcuse, De la misère humaine en milieu publicitaire, Paris, La Découverte, 2004. Dans un louable mais tardif (et éphémère) accès de lucidité, le publicitaire Jacques Séguéla affirmait, d’ailleurs : « Nous avons tous été sans le savoir des petits Goebbels, moi le premier. On a enfoncé des slogans dans la tête des gens sans qu’ils puissent réagir jusqu’à les rendre complètement marteaux, à coups de marteaux » (Discours d’ouverture du New Media Executive Forum, Paris, 28 septembre 2010). 1269. Bernard Cathelat, Publicité et société, Paris, Payot, 1992, p. 96 sq. 1270. Ibid., p. 54-55. La publicité constitue ainsi un réalisme capitaliste, qui présente le réel tel qu’il devrait être, ou tel qu’il sera, dans le paradis consumériste, et ce contraste apparaît dans les zones de banlieue des grandes villes où la misère sociale se déploie au milieu des images grand format de visages rayonnant du bonheur indicible qu’il y a à posséder telle ou telle marchandise. 1271. Voir Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, I. Le monde grec, Paris,
Seuil, 1948. 1272. À 18 ans, un jeune Occidental a passé plus de temps devant la télévision qu’en classe, il a été exposé à 350 000 spots publicitaires ; le budget mondial consacré à la publicité s’élève à 506 milliards de dollars et fait jeu égal avec le budget mondial consacré à l’éducation primaire (593 milliards de dollars selon l’Unesco). 1273. Anders, L’Obsolescence de l’homme, 1. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, op. cit., p. 121. « L’homme est ce qu’il mange » : célèbre jeu de mots de Feuerbach (der Mensch ist, was er isst). 1274. Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1969, p. 272. 1275. Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., p. 256 (et Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde, op. cit., p. 174-179). 1276. Margaret Thatcher, Sunday Times du 7 mai 1988. 1277. Et il y a bien un eugénisme de fait dans les sociétés contemporaines qui, d’une part, font de la normalité et de l’exigence de performance des normes contraignantes pour chacun et, d’autre part, procurent les moyens techniques de prédire (par l’embryologie et l’échographie) le développement de telle ou telle pathologie en même temps qu’elles permettent l’élimination du fœtus. Un tel eugénisme n’est pas une politique gouvernementale, il relève de ce que Philip Kitcher appelle « l’eugénique du laisser-faire » : « Tout un chacun devient son propre eugéniste, tirant parti de la mise à disposition des tests génétiques pour rendre les décisions reproductives qui lui semblent correctes » (The Lives to come : The Genetic Revolution and the Human Possibilities, New York, Simon & Schuster, 1996). Un ministre français de la Santé le reconnaissait : « Nous avons une attitude eugénique. Il ne s’agit pas d’une décision collective, mais bien de la somme des décisions individuelles qui a abouti à une dérive eugénique de fait » (Jean-François Mattéi, L’Express du 4 décembre 2003). Il a ainsi suffi d’une trentaine d’années pour éradiquer les trisomiques, qui ont pourtant une espérance de vie normale, ne souffrent pas, et sont parfaitement inoffensifs. 1278. Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., p. 272, 258 et 285. 1279. Bernard Cathelat, Publicité et société, op. cit., p. 112. 1280. Günther Anders évoque ainsi une « sexualisation du monde des marchandises […]. Que le mot Werbung, qui signifie “publicité”, ait eu à l’origine un sens strictement érotique, puisqu’il signifiait d’abord “racolage”, on en a complètement perdu conscience depuis que le monde s’est entièrement érotisé » (L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 160). 1281. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 34-35. 1282. Ibid., p. 195. Voir aussi Dany-Robert Dufour, La Cité perverse. Libéralisme et pornographie, Paris, Denoël, 2009, qui montre l’analogie entre Adam Smith et le marquis de Sade. 1283. Dans le dernier entretien qu’il ait accordé, trois jours avant son assassinat, Pasolini commentait en ces termes son film Salò ou les 120 journées de Sodome : « Dans ce film, le sexe n’est rien d’autre qu’une allégorie, la métaphore de la marchandisation des corps effectuée par le pouvoir. Je pense que le consumérisme manipule et violente les corps ni plus ni moins que le nazisme […]. Le fascisme consumériste est pire que le classique parce que le clérico-fascisme n’a pas transformé les Italiens de l’intérieur. C’était un État totalitaire, mais pas totalisant » (entretien du 28 octobre 1975, publié dans L’Espresso, 16 décembre 2011). 1284. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I. La volonté de savoir, op. cit., p. 179 et 185. 1285. On peut le formuler autrement : alors que le sujet historique se définit par le refoulement des tendances pulsionnelles, d’une part par soumission à l’ordre de la Loi (le Surmoi) et d’autre part pour
s’adapter au monde (principe de réalité), c’est-à-dire par la névrose, l’individu assujetti est dépossédé à la fois de tout monde propre (par son intégration à l’univers spectral du cyberespace) et de toute référence à une Loi (par la dérégulation inconditionnée), et par là même se retrouve sous l’emprise de la pulsion (le Ça) : il se définit par la psychose. L’obsolescence de la cure psychanalytique ne tient donc pas à la fourberie de Freud, mais à la mutation contemporaine de l’homme, qui n’est plus sujet névrotique mais individu psychotique. Günther Anders reconnaissait ainsi que « nous sommes tous schizophrènes, au sens le plus vrai du mot », et identifiait le principe de cette pathologie de l’individu contemporain dans la substitution de l’Appareil à la Loi : « L’homme est pris dans les machoires d’un étau, écrasé entre deux puissances qui toutes deux contestent qu’il est un moi : broyé d’un côté par la puissance du Ça naturel (celui du corps, celui de l’espèce) et de l’autre par celle du Ça mécanique artificiel (celui des appareils bureaucratiques et des machines). Aujourd’hui, la place laissée au moi est très étroite, et elle le devient chaque jour un peu plus à mesure que le Ça mécanique étend son empire » (L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 304 et 102). 1286. Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Paris, Puf, 1966, p. 183. 1287. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 216. o
1288. « L’extension sociale de la norme », Dits et écrits III, n 173, Paris, Gallimard, 1994, p. 76. 1289. Surveiller et punir, op. cit., p. 246. 1290. Ibid., p. 208. 1291. Ibid., p. 216. 1292. La rapidité fulgurante avec laquelle la Chine s’est soumise au standard universel en constitue l’exemple paroxystique : la conversion subite des populations chinoises aux supermarchés et à l’automobile, à l’architecture dite internationale, aux divertissements de masse et aux technologies de l’information, aux parcs d’attractions et à l’art contemporain, constitue une seconde révolution culturelle, moins sanglante que la première assurément, mais totale et irrémédiable, et qui condamne la culture millénaire de la Chine traditionnelle à la vitrification muséographique et à l’exploitation touristique. Dans son enquête sur le régime de Xí Jìnpíng (Dictature 2.0, op. cit, p. 138) Kai Strittmatter conclut : « Le communisme mondial est mort. Le consumérisme mondial a établi ses nouveaux quartiers généraux en Chine. » 1293. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pléiade II, p. 837. 1294. Cette logique managériale est devenue celle des réformes de l’éducation : puisque l’école est désormais impuissante à opposer un contre-pouvoir au dispositif publicitaire, ses réformateurs prennent acte de la substitution du consommateur à l’élève et entendent lui proposer une « offre éducative », qui n’est plus faite de savoirs mais de « compétences » à s’approprier par l’individu dans le cadre de son « projet professionnel ». Ce faisant, et c’est là l’essentiel de l’« éducation » qu’elles promeuvent, elles imposent dès l’adolescence le modèle de l’« entrepreneur de soi », et son auto-évaluation en termes de performance. Les « sciences de l’éducation » constituent alors l’idéologie de ce démantèlement systématique de l’école qui a pour but (explicite et assumé dans les divers rapports de la Commision européenne et de l’OCDE : voir Gérard de Selys et Nico Hirtt, Tableau noir, Bruxelles, 1998, qui les citent abondamment) de soumettre l’éducation au marché et de produire les agents économiques appelés par l’évolution du capitalisme. Voir aussi Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, Paris, Climats, 2006. 1295. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 232. 1296. Ibid., p. 247. Voir aussi Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 1998, p. 87 : « C’est à une véritable intériorisation du modèle du marché que nous sommes en train d’assister – un événement aux conséquences anthropologiques incalculables, que nous commençons à peine à entrevoir » et Christian Laval, L’Homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme,
Paris, Gallimard, 2007, p. 333 : « L’individu, selon la représentation dogmatique d’aujourd’hui, est désormais regardé comme une firme ayant à gérer des risques, à chercher l’information stratégique, à maximiser sa satisfaction partout où il se trouve. Chaque homme est invité à devenir une entreprise. » e
1297. L’idéologie néolibérale a pu tout au long du XX siècle et encore aujourd’hui s’opposer aux totalitarismes politiques en se fondant sur le critère discriminant de la terreur, qui fut en effet massive et sanglante dans tous les régimes totalitaires : elle ne l’a fait cependant que dans le déni complet du « terrorisme impitoyable » (Marx, Le Capital, MEW 23, p. 760 ; trad. franç., p. 825) propre à l’accumulation primitive du Capital. Pour autant, il convient de définir la terreur avec précision : la terreur est l’exercice du pouvoir de l’Universel sur le particulier, qui use de sa souveraineté pour abolir la singularité. En régime terroriste, montrait Hegel, l’individu comme tel a le statut de suspect, en ce que sa singularité est en tant que telle inadéquate à l’universalité de l’État. Mais le capitalisme donne lui-même un statut très précis à l’individu, le statut de précaire (Laurence Parisot, porte-parole du patronat français, a donné la définition de la condition de l’homme en régime néolibéral : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? », Le Figaro du 30 août 2005), et le précaire, tout comme le suspect, vit constamment sous la menace que constitue son inadéquation à l’Universel. Menace d’être inadapté à l’évolution du marché, et donc d’être éjecté par la force centrifuge de la spirale de l’autovalorisation : la logique immanente de la concurrence conduit ainsi à une purification du corps social par l’élimination constante des losers qui n’auront pas su rester performants, et rejette ainsi quotidiennement à sa périphérie tous ceux qui ne s’intègrent pas à son dispositif de désintégration (immigrés, chômeurs, jeunes des banlieues, malades, sans-papiers, sansdomicile, sans-diplôme, etc.). À la menace de l’exécution dans laquelle vit le suspect succède donc la menace de l’exclusion dans laquelle vit le précaire – et l’exclusion est bien une forme de mort, la mort sociale. Cette menace se double alors pour chacun de la peur de ne pas être à la hauteur de ses propres objectifs, et de découvrir la nullité de ses performances : la dépression (voir Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2000) est alors le vécu subjectif propre à un individu qui ne se juge plus, par rapport à la loi, en termes de faute, mais, par rapport aux normes, en termes d’insuffisance. Si donc la terreur politique donne à l’individu le statut de suspect, le menace constamment d’exécution et dissout l’intériorité même du sujet par la peur de la mort, la terreur économique donne à l’individu le statut de précaire, le menace constamment d’exclusion et dissout l’intériorité même du sujet par la dépression – forme de terreur diffuse et insidieuse, terreur de basse intensité mais terreur néanmoins, dont l’efficacité est celle de la norme disséminée dans tout le corps social. 1298. Hayek, La Route de la servitude, op. cit., p. 147. 1299. À Ruge, septembre 1843, MEGA III.1, p. 55 ; trad. franç., Correspondance I, ES, p. 298. 1300. Ibid., MEGA III.1, p. 55 ; trad. franç., ES, p. 299. 1301. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 15. 1302. Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 397 ; trad. franç., ES, t. I, p. 426. 1303. Voir Hegel, Encyclopédie… (1817), § 35 et 36, GW 13, p. 34 ; trad. franç., p. 198-199 : « Pour se placer au point de vue de la science, il est requis d’abandonner les présuppositions qui sont contenues dans les manières d’être subjectives et finies de la connaissance philosophique […] l’abandon de ces présuppositions ne peut pas tant être exigé pour la raison qu’elles sont fausses […] mais pour la raison qu’elles sont des donnés et des présuppositions, alors qu’au contraire la science ne présuppose rien d’autre si ce n’est qu’elle veuille être une pensée pure. » 1304. Marx, L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 21 ; trad. franç., ES, p. 15. 1305. Ibid., MEW 3, p. 26 ; trad. franç., ES, p. 20. 1306. Ibid., MEW 3, p. 31 ; trad. franç., ES, p. 30.
1307. Misère de la philosophie, in Œuvres III, p. 75. 1308. À Ruge, septembre 1843, MEGA III.1, p. 56 ; trad. franç., ES, p. 299. 1309. Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, MEW 1, p. 380 ; trad. franç., ES, p. 200. 1310. Kant, Critique de la raison pure, AK IV, 7. 1311. Marx, Thèses sur Feuerbach, MEW 3, p. 5 ; trad. franç., ES, p. 1. 1312. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, MEW 21, p. 307, trad. franç., ES, p. 85. 1313. Marx, À Meyer, 30 avril 1867, MEW 31, p. 542 ; trad. franç., Correspondance VIII, ES, p. 369. 1314. Manifeste du parti communiste, MEW 4, p. 489 ; trad. franç., ES, p. 109. 1315. Ibid., MEW 4, p. 491 ; trad. franç., ES, p. 113. 1316. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 75 ; trad. franç., ES, p. 63. 1317. À Ruge, septembre 1843, MEGA III.1, p. 55 ; trad. franç., ES, p. 298. 1318. Ibid., MEGA III.1, p. 56 ; trad. franç., ES, p. 299. 1319. Manifeste du Parti communiste, MEW 4, p. 493 ; trad. franç., ES, p. 117. 1320. À Ruge, septembre 1843, MEGA III.1, p. 56 ; trad. franç., ES, p. 299. 1321. Manifeste du Parti communiste, MEW 4, p. 475 ; trad. franç., ES, p. 69. 1322. Titre d’un opuscule publié par Engels en 1880, Die Entwicklung des Sozialismus von der Utopie zur Wissenschaft, MEW 19, p. 189. 1323. Révolution et contre-révolution en Europe, MEW 5, p. 308 ; trad. franç., Pléiade IV, p. 44. 1324. Notes critiques sur le traité d’économie politique d’Adolph Wagner, MEW 19, p. 357 ; trad. franç., Pléiade II, p. 1532. 1325. Konspekt von Bakunins Buch « Staatlichkeit und Anarchie », MEW 18, p. 635-636. Marx est resté très circonspect quant à l’expression de « socialisme scientifique », il lui préférait l’expression de « socialisme matérialiste critique » (MEW 34, p. 303). 1326. Le Capital, MEW 23, p. 335 ; trad. franç., p. 356. 1327. Ökonomische Manuskripte 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 52. 1328. Hegel, La Raison dans l’histoire, Hamburg, 1955, p. 77 ; trad. franç., p. 100. 1329. La Raison dans l’histoire, p. 48 ; trad. franç., p. 68. 1330. Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Puf, 1995, p. 513. 1331. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 200 Rem., Werke 7, p. 386 ; trad. franç., p. 225. 1332. Marx, Le Capital, MEW 23, p. 635 ; trad. franç., p. 681. 1333. Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 46 ; trad. franç., ES, p. 37. 1334. Théories sur la plus-value II, MEW 26.2, p. 112 ; trad. franç., ES, p. 127. 1335. À Lassalle, 22 février 1858, MEW 29, p. 550 ; trad. franç., Correspondance V, ES, p. 141. 1336. À Engels du 27 juin 1867, MEW 31, p. 313 ; trad. franç., Correspondance VIII, ES, p. 397. 1337. Livre III, MEW 25, p. 825 ; trad. franç., ES, t. III, p. 196. 1338. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 180 ; trad. franç., ES, t. I, p. 195. 1339. Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 46 ; trad. franç., ES, p. 37. 1340. Livre III, MEW 25, p. 219 ; trad. franç., ES, t. I, p. 223. 1341. Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 37 ; trad. franç., ES, p. 29-30. 1342. À Kugelmann, 28 décembre 1862, MEW 30, p. 640 ; trad. franç., Correspondance VII, ES,
p. 110. 1343. Le Capital, MEW 23, p. 27 ; trad. franç., p. 17. 1344. À Kugelmann, 27 juin 1870, MEW 32, p. 685 ; trad. franç., Correspondance X, ES, p. 411. 1345. Même s’il en a eu le projet : « Quand je me serai débarrassé de mon fardeau économique, j’écrirai une Dialectique. Les lois correctes de la dialectique sont déjà contenues dans Hegel, sous une forme, il est vrai, mystique. Il s’agit de la dépouiller de cette forme » (À Dietzgen du 9 mai 1868, MEW 32, p. 547 ; trad. franç., Correspondance IX, ES, p. 229). 1346. À Kugelmann du 6 mars 1868, MEW 32, p. 538 ; trad. franç., Correspondance IX, ES, p. 178. 1347. À Engels du 16 janvier 1858, MEW 29, p. 260 ; trad. franç., Correspondance V, ES, p. 116. 1348. Le Capital, MEW 23, p. 27 ; trad. franç., p. 17. 1349. Manuskripte zum zweiten Buch des “Kapitals” 1868 bis 1881, MEGA II.11, p. 32 ; trad. franç., Pléiade II, p. 528. Ce passage n’était jusqu’ici connu que par la traduction donnée par Maximilien Rubel dans son édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » ; il est paru en 2008 dans le cadre de la Gesamtausgabe : « Mein Verhältniß zu Hegel’s Dialektik ist sehr einfach. Hegel ist mein Lehrer und das klugthuende Epigonen-Geschwätz, das diesen eminenten Denker beseitig zu haben meint, ist mir einfach lächerlich. » 1350. Livre III, MEW 25, p. 219 ; trad. franç., ES, p. 223. 1351. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, GW 9, p. 14. 1352. Principes de la philosophie du droit, § 31, W 7, p. 84 ; trad. franç., p. 90. 1353. La Raison dans l’histoire, p. 74 ; trad. franç., p. 99-97. 1354. Marx, À Lassalle, 12 novembre 1858, MEW 29, p. 567 ; trad. franç., Correspondance V, ES, p. 234. 1355. À Engels, 20 février 1866, MEW 31, p. 183 ; trad. franç., Correspondance VIII, ES, p. 219. 1356. À Engels, 7 juillet 1866, MEW 31, p. 234 ; trad. franç., Correspondance VIII, ES, p. 290. 1357. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 22 ; trad. franç., ES, t. I, p. 21. 1358. Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, p. 46 ; trad. franç., ES, p. 37. 1359. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 19 ; trad. franç., ES, t. I, p. 17-18. 1360. Le Capital, MEW 23, p. 25 ; trad. franç., p. 15. 1361. Ibid., MEW 23, p. 28 ; trad. franç., p. 18. 1362. Ibid., MEW 23, p. 27 ; trad. franç., p. 17. 1363. Manuskripte zum zweiten Buch des « Kapitals » 1868 bis 1881, MEGA II.11, p. 32 ; trad. franç., Pléiade II, p. 528. 1364. À Kugelmann, 6 mars 1868, MEW 32, p. 538 ; trad. franç., Correspondance IX, p. 178. 1365. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 246. 1366. Ibid., AK III, p. 455. 1367. Expression d’Étienne Balibar dans La Philosophie de Marx, Paris, 2001, p. 24 (« Le matérialisme de Marx n’a rien à voir avec une référence à la matière – et cela restera le cas pendant très longtemps : jusqu’à ce qu’Engels entreprenne de réunifier le marxisme avec les sciences de la nature de e
la seconde moitié du XIX siècle »), que l’on retrouve également chez Emmanuel Renault, in G. Duménil, M. Löwy, E. Renault, Lire Marx, Paris, Puf, 2009, p. 155, qui précise, plus loin (p. 166167) : « La notion de matérialisme a une fonction principalement polémique chez Marx. Plus qu’une position philosophique, elle désigne une critique des présupposés idéalistes de la philosophie et une inversion des rapports établis par l’idéalisme entre la pensée et l’activité subjective d’une part, leurs conditions réelles et leurs objets d’autre part. » Voir aussi Derrida, Politique et amitié. Entretiens avec
Michael Sprinker sur Marx et Althusser, Paris, Galilée, 2011, p. 32 : « Marx n’est pas essentiellement un matérialiste […] ce n’est pas essentiellement un penseur de l’être comme matière. C’est un penseur de l’être comme travail. C’est à partir du travail et de la production qu’il faut interpréter Marx et non à partir de la substance matérielle ». 1368. Marx, La Sainte Famille, MEW 2, p. 204 ; trad. franç., ES, p. 227. 1369. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 432 ; trad. franç., ES, p. 452. 1370. Ibid., MEW 3, p. 26 ; trad. franç., ES, p. 20. 1371. Thèses sur Feuerbach, MEW 3, p. 5, trad. franç., ES, p. 1. 1372. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 43 ; trad. franç., ES, p. 24. 1373. Ibid., MEW 3, p. 26 ; trad. franç., ES, p. 20. 1374. Ibid., MEW 3, p. 42 ; trad. franç., ES, p. 24. 1375. Ibid., MEW 3, p. 27 ; trad. franç., ES, p. 217. 1376. Le Capital, MEW 23, p. 27 ; trad. franç., p. 17. 1377. Critique du droit politique hégélien, MEGA I.2, p. 24-25 ; trad. franç., ES, p. 60. er
1378. À Engels, 1 février 1858, MEW 29 p. 275 ; trad. franç., Correspondance V, ES, p. 129. 1379. À Lassalle, 22 février 1858, MEW 29, p. 550 ; trad. franç., Correspondance V, ES, p. 141. 1380. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 36 ; trad. franç., ES, t. I, p. 35. 1381. Ibid., MEW 42, p. 36 ; trad. franç., ES, t. I, p. 36. 1382. À Annenkov, 28 décembre 1846, Correspondance I, ES, p. 453-455. 1383. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 40 ; trad. franç., ES, t. I, p. 41. 1384. Ibid., MEW 42, p. 39 ; trad. franç., ES, t. I, p. 39. 1385. Ibid., MEW 42, p. 38, trad. franç., ES, t. I, p. 39. 1386. Ibid., MEW 42, p. 40 ; trad. franç., ES, t. I, p. 41. 1387. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 38-39 ; trad. franç., ES, t. I, p. 39. 1388. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 51 ; trad. franç., ES, p. 62. 1389. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 489 ; trad. franç., ES, t. II, p. 78. 1390. Ökonomische Manuskripte 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 104 ; trad. franç., Pléiade II, p. 379. 1391. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 595 ; trad. franç., ES, t. II, p. 187. 1392. Le Capital, MEW 23, p. 510 ; trad. franç., p. 547. 1393. Ibid., MEW 23, p. 382 ; trad. franç., p. 407. 1394. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 382 ; trad. franç., ES, t. I, p. 409. 1395. Livre III, MEW 25, p. 46 ; trad. franç., ES, t. I, p. 56. 1396. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 21 ; trad. franç., ES, p. 15. 1397. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 88 ; trad. franç., ES, p. 101. 1398. Ibid., MEW 43, p. 89 ; trad. franç., p. 103. 1399. Ibid., MEW 43, p. 119 ; trad. franç., p. 134. 1400. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 396 ; trad. franç., ES, t. I, p. 425. 1401. Ibid., MEW 42, p. 593 ; trad. franç., ES, t. II, p. 185. 1402. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 67 : trad. franç., p. 71. 1403. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 377. 1404. Le Capital, MEW 23, p. 494 ; trad. franç., p. 528. 1405. Ibid., MEW 23, p. 281 ; trad. franç., p. 297. 1406. Le Capital. Paris, 1872-1875, MEGA II.7, p. 567-568. Et, cent cinquante ans après la
rédaction du Capital, on ne peut que reprendre tel quel le propos de Derrida (Spectres de Marx, op. cit., p. 141) : « Il faut le crier au moment où certains osent néo-évangéliser au nom de l’idéal d’une démocratie libérale enfin parvenue à elle-même comme à l’idéal de l’histoire humaine : jamais la violence, l’inégalité, l’exclusion, la famine et donc l’oppression économique n’ont affecté autant d’êtres humains, dans l’histoire de la terre et de l’humanité. Au lieu de chanter l’avènement de l’idéal de la démocratie libérale et du marché capitaliste dans l’euphorie de la fin de l’histoire, au lieu de célébrer la “fin des idéologies” et la fin des grands discours émancipatoires, ne négligeons jamais cette évidence macroscopique, faite d’innombrables souffrances singulières : aucun progrès ne permet d’ignorer que jamais, en chiffre absolu, jamais autant d’hommes, de femmes et d’enfants n’ont été asservis, affamés ou exterminés sur la terre. » 1407. La Sainte Famille, MEW 2, p. 51 ; trad. franç., ES, p. 61. 1408. Ibid., MEW 2, p. 37 ; trad. franç., ES, p. 47. 1409. À Kugelmann, 28 décembre 1862, MEW 30, p. 640 ; trad. franç., Correspondance VII, ES, p. 110. 1410. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 36 ; trad. franç., ES, t. I, p. 35. 1411. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 434. 1412. Ibid., MEGA I.2, p. 392. 1413. Ibid., MEGA I.2, p. 423. 1414. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 367-369 ; trad. franç., ES, t. I, p. 393395. 1415. Voir Jacques Derrida, Politique et amitié. Entretiens avec Mickael Sprinker sur Marx et Althusser, Paris, Galilée, 2011, p. 74-75 : « Je ne dis pas que si les communistes avaient lu Heidegger, ça serait différent. Ça serait idiot ! Enfin, peut-être pas si idiot que ça. Leurs concepts n’étaient pas assez raffinés, différenciés, et ça, ça se paie. Ça se paie politiquement. » 1416. Voir Maurice Blanchot, « Lire Marx », in Écrits politiques (1953-1993), Paris, Gallimard, 2008, p. 153 : « Le Capital est une œuvre essentiellement subversive. Elle l’est moins parce qu’elle conduirait, par les voies de l’objectivité scientifique, à la conséquence nécessaire de la révolution, que parce qu’elle inclut, sans trop le formuler, un mode de penser théorique qui bouleverse l’idée même de la science. La science ni la pensée ne sortent intactes de l’œuvre de Marx, et cela au sens le plus fort, pour autant que la science s’y désigne comme transformation radicale d’elle-même ». 1417. Marx, À Ruge, septembre 1843, MEGA I.2, p. 487 ; trad. franç., Correspondance I, ES, p. 299. 1418. La Sainte Famille, MEW 2, p. 83 ; trad. franç., p. 101. 1419. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, Hua XVII, p. 353. 1420. La Crise des sciences européennes…, § 9, Hua VI, p. 46 ; trad. franç., p. 54. 1421. « L’origine de la géométrie », Hua VI, p. 375 ; trad. franç., p. 415. 1422. « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie », Hua VI, p. 347 ; trad. franç., p. 382. 1423. La Crise des sciences européennes…, § 12 et 9, Hua VI, p. 67 et 44 ; trad. franç., p. 76 et 52. 1424. « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie », Hua VI, p. 347 et 337 ; trad. franç., p. 382 et 371. 1425. La Crise des sciences européennes…, § 9 et 40, Hua VI, p. 23 et 154 ; trad. franç., p. 30 et 171. 1426. Ibid., § 13, Hua VI, p. 69 ; trad. franç., p. 79. 1427. « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie », Hua VI, p. 337 ; trad. franç., p. 371. Pour un développement de ces analyses, je renvoie à mon essai Science et révolution. Recherches sur Marx, Husserl et la phénoménologie, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 2015.
1428. Husserl, La Crise des sciences européennes…, § 34, Hua VI, p. 130 ; trad. franç., p. 144. C’est dans les mêmes termes que Nietzsche pense le nihilisme : « On commence à entrevoir le contraste entre le monde que nous vénérons et le monde que nous vivons : le monde que nous sommes. Un choix nous reste : détruire soit notre vénération, soit nous-mêmes. En ce dernier cas, c’est le nihilisme » (Fragments posthumes (1885-1887), 2 [131], KSA 12, p. 129). 1429. « La Crise des sciences européennes et la philosophie », Hua VI, p. 348 ; trad. franç., p. 383. 1430. Idées directrices…, § 24, Hua III, p. 52 ; trad. franç., p. 78. 1431. La Crise des sciences européennes…, § 32, Hua VI, p. 121 ; trad. franç., p. 134-135. 1432. Hegel, Science de la logique (1812), GW 11, p. 21. 1433. Husserl, Sur l’intersubjectivité, Hua XV, p. 389 ; trad. franç., t. II, p. 321. 1434. Ibid., § 15, Hua VI, p. 72 ; trad. franç., p. 82. 1435. « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie », Hua VI, p. 347 ; trad. franç., p. 382. 1436. Ibid., Hua VI, p. 348 ; trad. franç., p. 383. 1437. La Crise des sciences européennes…, § 9, Hua VI, p. 53 ; trad. franç., p. 61. 1438. Ibid., § 6, Hua VI, p. 13-14 ; trad. franç., p. 21. 1439. La Crise des sciences européennes…, § 15, Hua VI, p. 74 ; trad. franç., p. 84. 1440. Ibid., Hua VI, § 73, p. 275 ; trad. franç., p. 304. 1441. Sur l’intersubjectivité, Hua XIV, p. 203 ; trad. franç., t. II, p. 297. o
1442. Ibid., Hua XV, p. 593, trad. franç. par J. Benoist, in Philosophie, n 21, Paris, Éd. de Minuit, 1989, p. 3. 1443. Ibid., Hua XIII, p. 98 ; trad. franç., t. II, p. 203. 1444. Ibid., Hua XIV, p. 223. 1445. Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transcendantale Phänomenologie. Ergänzungband aus dem Nachlass 1934-1937, Hua XXIX, p. 343-344 ; trad. franç., par J. Farges, o
« Histoire et souvenir (janvier 1937) », Philosophie, n 108, hiver 2010, Paris, Éd. de Minuit, p. 10-11. 1446. Selon les derniers mots de Husserl : « Justement maintenant que j’arrive au bout et que tout est fini pour moi, je sais qu’il me faut tout reprendre au commencement » (cité par Jacques Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, Puf, « Épiméthée », 1990, p. 283). 1447. Marx, L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 37 : trad. franç., p. 36. 1448. Cette inversion est manifeste dans le lent processus d’endettement des États, souligné par Marx dès 1846 : « Le développement et l’accumulation de la propriété bourgeoise, autrement dit le développement du commerce et de l’industrie n’ont cessé d’enrichir les individus, tandis que l’État, lui, s’endettait de plus en plus […]. Dès que la bourgeoisie a amassé de l’argent, l’État doit venir mendier auprès d’elle et finit par être acheté par elle » (L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 344 ; trad. franç., ES, p. 360) ; elle est achevée aujourd’hui dans la crise des dettes souveraines où certains pays (la Grèce) sont directement gouvernés par le Capital. Voir Jean-François Marquet, Singularité et événement, op. cit., p. 218 : « Toute l’Histoire de l’Occident n’est rien d’autre que la subversion progressive de la politique par sa base économique initialement surmontée, puis ré-voltée, enfin établissant paisiblement son règne muet et anonyme (comme ce qui va de soi et, au fond, a seul toujours été de soi). » 1449. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 722-723 ; trad. franç., ES, t. II, p. 323. 1450. Ibid., MEW 42, p. 404 ; trad. franç., t. I, p. 433. 1451. Ibid., MEW 42, p. 95 ; trad. franç., t. I, p. 98. 1452. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 67 ; trad. franç., p. 70 . 1453. Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, MEGA I.2, p. 177 ; trad. franç., Pléiade
III, p. 390. 1454. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 68 ; trad. franç., p. 71-72. 1455. Le Capital, MEW 23, p. 512 ; trad. franç., p. 548. 1456. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 37 ; trad. franç., p. 36. 1457. Ibid., MEW 3, p. 206 ; trad. franç., p. 220. 1458. Critique du droit politique hegélien, MEGA I.2, p. 88 ; trad. franç., p. 134. 1459. Conformément à son exigence de ne pas « formuler des recettes (comtistes ?) pour les gargottes de l’avenir » (Le Capital, MEW 23, p. 25 ; trad. franç., p. 15), Marx n’a jamais rien dit sur cette énigmatique communauté des singuliers : c’est que celle-ci ne peut pas être conçue, elle ne peut advenir que comme événement. 1460. Cf. Jean-François Marquet, « Préhistoire et posthistoire », Exercices, Paris, Cerf, 2010, p. 9699 : « Le prolétaire n’a plus rien qui le sépare de son essence et c’est pourquoi cette dépossession radicale est en même temps l’occasion d’une libération purement négative au début, mais qui est la promesse d’une récupération authentique : si l’individu éprouve d’abord son essence universelle comme un destin ou un ennemi, Marx lui apprend que le mouvement de l’Histoire lui permettra un jour de la reprendre en soi et de devenir égal à son humanité. » 1461. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 389. 1462. Ibid., MEGA I.2, p. 365. 1463. Ibid., MEGA I.2, p. 373. 1464. Le Capital, MEW 23, p. 646 ; trad. franç., p. 693. 1465. Théories sur la plus-value, MEW 26.1, p. 368 ; trad. franç., t. I, p. 459. 1466. La Nouvelle Gazette rhénane, avril 1850, MEW 7, p. 266. 1467. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 722-723 ; trad. franç., ES, t. II, p. 323. 1468. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 35 ; trad. franç., ES, p. 33. 1469. Il n’y a pas, dans l’itinéraire de Marx, abandon de la problématique de l’aliénation au profit de la problématique de l’exploitation, mais focalisation sur l’exploitation comme fondement de l’aliénation. 1470. Marx, Lettre à Joseph Weydemeyer, 5 mars 1852, MEW 28, p. 509 ; trad. franç., Correspondance III, ES, p. 79. 1471. Manifeste du parti communiste, MEW 4, p. 464 ; trad. franç., p. 39 – je souligne. 1472. Ökonomische Manuskripte 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 92 ; trad. franç., Pléiade II, p. 366. 1473. Ibid., MEGA II.4.1, p. 58 ; trad. franç., p. 412 – je souligne. 1474. Le Capital, MEW 23, p. 618 ; trad. franç., p. 663. 1475. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 92 ; trad. franç., t. I, p. 401. 1476. Ökonomische Manuskripte 1863-1965, MEGA II.4.1, p. 109 ; trad. franç., Pléiade II, p. 388. 1477. Ibid., MEGA II.4.1, p. 90 ; trad. franç. 1478. Livre III, MEW 25, p. 274 ; trad. franç., t. VI, p. 276. 1479. Théories sur la plus-value, MEW 26.1, p. 365 ; trad. franç., t. I, p. 456. 1480. Manifeste du Parti communiste, MEW ; trad. franç., ES, p. 65. 1481. Ökonomische Manuskripte 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 65 ; trad. franç., Pléiade II, p. 420. 1482. Livre III, MEW 25, p. 401 ; trad. franç., ES, t. 7, p. 52-53. Le développement contemporain du capitalisme a mené à son terme cette autonomisation, avec une automatisation de la finance qui peut désormais se passer de toute intervention humaine. La rapidité et la complexité des opérations sont en effet telles que seuls des ordinateurs sont capables de les mener : le High Frequency Trading consiste
ainsi à jouer sur les écarts infimes de cotes de valeurs, et à passer des ordres d’achat et de vente dans des laps de temps qui se comptent en microsecondes (73 % des actions échangées sur le marché américain en 2009 étaient traitées par le High Frequency Trading). Les programmes informatiques, logiciels et algorithmes des banques d’affaires et fonds spéculatifs constituent en cela la logique cybernétique d’un Dispositif planétaire qui n’a que des servants, et aucun maître. 1483. Ökonomische Manuskripte 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 64 ; trad. franç., Pléiade II, p. 419. 1484. La Sainte Famille, MEW 2, p. 37 ; trad. franç., ES, p. 47. 1485. Voir Michel Henry, « L’Évolution du concept de la lutte des classes dans la pensée de Marx », Phénoménologie de la vie, III. De l’art et du politique, Paris, Puf, 2004, p. 119 : « La bourgeoisie est étrangère à la réalité, elle n’a pas de visage, elle n’est personne » ; à l’inverse : « La réalité de la classe ouvrière est la réalité même, c’est la praxis subjective des individus vivants. » 1486. Marx, Ökonomische Manuskripte 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 65 ; trad. franç., p. 420. 1487. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 70 ; trad. franç., p. 37. 1488. Ökonomische Manuskripte und Schriften 1858-1861, MEGA II.2, p. 57 ; trad. franç., p. 221. 1489. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 37 ; trad. franç., p. 46. 1490. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 368 ; trad. franç., ES, t. I, p. 395. 1491. Ibid., MEW 42, p. 217 ; trad. franç., t. I, p. 234. 1492. Slavoj Žižek souligne ainsi que le prolétaire est « un pur sujet, dépourvu de racine […]. Pour Marx, loin d’être subordonné au capitaliste, comme l’objet à son sujet, le prolétaire occupe la position de sujet et tient lieu de subjectivité pure, non substantielle » (Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les mésusages d’une notion, Paris, Éd. Amsterdam, 2007, p. 144). 1493. Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 366 ; trad. franç., t. I, p. 392. 1494. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 425. 1495. La Guerre civile en France, MEGA 1.22, p. 146 ; trad. franç., p. 50. 1496. La Sainte Famille, MEW 2, p. 38 ; trad. franç., p. 48. 1497. Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 37 ; trad. franç., p. 46. 1498. Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, MEGA I.2, p. 182 ; trad. franç., Pléiade III, p. 396-397. 1499. Gloses critiques en marge de l’article « Le Roi de Prusse et la réforme sociale », MEGA I.2, p. 462 ; trad. franç., Pléiade III, p. 417. 1500. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 373. C’est ce qui explique l’opposition politique entre Marx et Tocqueville : Tocqueville promeut une politique d’endiguement du pouvoir social par la création d’associations particulières destinées à en contenir la puissance, quand Marx préconise une politique révolutionnaire par la création d’une association universelle, l’« Association internationale des travailleurs », susceptible de transmuer cette puissance. 1501. Michel Henry a souligné la prégnance du schéma kénotique dans la pensée marxienne de la Révolution, en montrant que le prolétariat y occupe la place du Christ dans la théologie chrétienne, Marx, I. Une philosophie de la réalité, op. cit., p. 143, et Phénoménologie de la vie, III, op. cit., p. 107. 1502. Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, MEGA I.2, p. 182 ; trad. franç., Pléiade III, p. 396. 1503. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 393. 1504. Kostas Papaioannou parle d’une « eschatologie du prolétariat », De Marx et du marxisme, Paris, Gallimard, 1983, p. 285. 1505. Jean-Pierre Lefebvre dans son avant-propos à la traduction française du Capital (op. cit., p. V). 1506. Marx, La Guerre civile en France, MEGA I.22, p. 143 ; trad. franç., ES, p. 46.
1507. Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 389. 1508. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 195 ; trad. franç., ES, p. 208. 1509. « Ergänzungen zur deutschen Ideologie », International Review of Social History, 1962, VII.1, p. 96 ; trad. franç., L’Idéologie allemande, ES, p. 43. 1510. La Guerre civile en France, MEGA I.22, p. 147 ; trad. franç., ES, p. 51. 1511. Le 18-Brumaire de Louis-Bonaparte, MEGA I.11, p. 98 ; trad. franç., Pléiade IV, p. 439. 1512. La Guerre civile en France, MEGA I.22, p. 103 ; trad. franç., p. 258. 1513. Ibid., MEGA I.22, p. 137 ; trad. franç., p. 38 (et passim). 1514. Ibid., MEGA I.22, p. 53 ; trad. franç., p. 209-210. 1515. Ibid., MEGA I.22, p. 59 ; trad. franç., p. 216. 1516. Ibid., MEGA I.22, p. 100 ; trad. franç., p. 257. 1517. Marx n’a jamais précisé la distinction qu’il établissait entre socialisme et communisme (et n’a jamais conçu l’un comme étape préparatoire de l’autre, thèse propre à Lénine). Il est cependant possible de le tenter. Le socialisme peut se définir par la socialisation de la plus-value, qui confisque la plusvalue, c’est-à-dire l’arrache au cercle de la circulation pour la mettre au service de la société. Le socialisme permet en cela de convertir en valeurs d’usage une partie de la plus-value et garantit que certains domaines (l’Université, par exemple) échappent à l’évaluation marchande. Mais il ne résoud pas le problème de fond qu’est l’autonomisation de l’Universel-abstrait par rapport aux individus vivants, puisque d’une part il présuppose un dispositif de production de plus-value (qu’il confisque ensuite), d’autre part et surtout il instaure l’État (comme fisc) en instance centrale de répartition : et, ce faisant, soumet les sujets à une autre figure de l’objectivité autonomisée. Une société socialiste est donc semblable à une société capitaliste : elle est égalitaire, mais les sujets y sont tout autant assujettis et dominés par l’objectivité ; elle ne tempère la voracité du Moloch capitaliste qu’en instaurant le « cauchemar étouffant » du Léviathan étatique. Si, avec Henry Miller, on définit la société moderne comme un « cauchemar climatisé » (The Air-Conditioned Nightmare, trad. franç. par J. Rosenthal, Paris, Gallimard, « Folio », 1986), le libéralisme, la social-démocratie et le socialisme ne sont que les trois réglages possibles de la climatisation du cauchemar : mais l’urgence est de se réveiller. 1518. La Guerre civile en France, MEGA I.22, p. 137 ; trad. franç., p. 38. 1519. Ibid., MEGA I.22, p. 54 ; trad. franç., p. 210. 1520. Ibid., MEGA I.22, p. 56 ; trad. franç., p. 212. 1521. Ibid., MEGA I.22, p. 140 ; trad. franç., p. 43. 1522. Ibid., MEGA I.22, p. 55 et 56 ; trad. franç., p. 212 et 213. 1523. Critique du programme de Gotha, trad. franç. S. Dayan-Herzbrun, Paris, 2008, ES, p. 70. o
1524. Franck Fischbach a bien insisté sur ce point : « Marx et le communisme », Actuel Marx n 48, « Communisme ? », Paris, Puf, 2010, p. 17. 1525. L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 35 ; trad. franç., ES, p. 33. 1526. Le Capital. Paris, 1872-1875, MEGA II.7, p. 420. 1527. Livre III, MEW 25, p. 828 ; trad. franç., ES, t. III, p. 199. Force est de constater que, près d’un siècle et demi après la parution du Capital, cet événement n’est pas advenu ; pour le dire avec les mots de Günther Anders : « La parousie attendue par Marx n’a pas eu lieu » (L’Obsolescence de l’homme, 2, e
op. cit., p. 411). Il doit être possible d’esquisser une explication. (i) Le capitalisme du XX siècle a ajouté la massification de la consommation à la massification de la production : le compromis fordiste a ainsi consisté à résoudre d’un coup d’un seul le problème de la contestation de la domination capitaliste et celui des débouchés de la production, en faisant des travailleurs des consommateurs. Ce faisant, il a provoqué une « redéfinition du statut du prolétaire » (Stuart Ewen, Conscience sous influence, op. cit.,
p. 40) par la transformation des masses laborieuses en masses consommantes : c’est-à-dire que le prolétariat est devenu consommariat, dont le consumérisme est la seule idéologie, et dont l’augmentation continue du pouvoir d’achat (la croissance de la classe moyenne) ne fait que dissimuler, sans le supprimer, le rapport d’assujettissement. (ii) Cette augmentation des salaires en Occident s’est elle-même fondée sur une division internationale du travail, qui a conduit à prolétariser des continents entiers et, ainsi, à délocaliser l’exploitation tout en étendant à la planète entière la propagande consumériste, qui même aux plus exploités des travailleurs du Tiers Monde, donne le consumérisme occidental comme idéal, horizon et espérance. Délocalisation et consumérisation transforment alors la réaction du travailleur à ses conditions de travail : celle-ci n’est plus révolution, c’est-à-dire transformation des conditions objectives de sa vie, mais émigration, c’est-à-dire transformation de ses conditions subjectives. Le mouvement de fond est aujourd’hui l’émigration : et, bien loin d’être antagonique au règne du Capital, l’émigration est la démonstration quotidienne de sa puissance de mobilisation, qui délocalise et relocalise la main-d’œuvre sur le marché selon les exigences de la e
production. (iii) Mais, si l’accumulation du Capital au XX siècle a rendu possible l’augmentation du prix du travail, c’est aussi par l’augmentation de la productivité fondée sur l’efficacité en croissance constante de la technique, et celle-ci a développé massivement une autre exploitation, celle des ressources naturelles : « La production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur », et il y a donc une seconde contradiction interne à l’autovalorisation, qui ne produit de la valeur que par le « processus de destruction » de la terre (Le Capital, MEW 23, p. 530 ; trad. franç., p. 567). Marx ne développe pas l’analyse de cette exploitation, parce qu’il ne pouvait, au e
milieu du XIX siècle – où le capitalisme industriel était localisé à quelques rares pays occidentaux et n’y avait pas transformé la totalité des modes de production et des rapports sociaux, dans une économie qui n’avait pas encore découvert le pétrole, le gaz ou l’énergie nucléaire ni ne s’était mise en réseau à l’échelle de la planète –, en deviner l’envergure, telle aujourd’hui que l’époque industrielle est d’ores et déjà la plus grande crise de la vie sur Terre, avec un taux d’extinction des espèces supérieur à la transition Crétacé/Supérieur. Mais, s’il ne développe pas cette exploitation, c’est que, contrairement à l’exploitation du prolétariat, elle ne saurait déboucher sur aucune action révolutionnaire : la logique immanente au processus de destruction débouchera immanquablement sur l’abolition du capitalisme, mais au prix de la destruction de l’environnement et de la remise en question de l’habitabilité de la Terre pour l’humanité. 1528. On a parfois présenté le Bas-Empire romain comme un État totalitaire (par exemple H.I. Marrou, Décadence romaine ou Antiquité tardive ?, Paris, Seuil, 1977, p. 25), mais il ne l’est que dans son idéologie et n’a jamais eu les moyens de ses ambitions : l’agriculteur de la Narbonnaise ou le chevrier de Sardaigne restent hors de prise du pouvoir central, tant dans leurs pratiques – qui restent déterminées par la terre et les saisons, et par des techniques ancestrales – que dans leurs pensées – d’où d’ailleurs la difficulté du christianisme à pénétrer les campagnes, qui resteront très longtemps terres de paganisme (de paganus, « le campagnard »). Les réformes de Dioclétien ont conduit à une incontestable bureaucratisation de l’administration, mais son emprise sur les populations est sans commune mesure avec les États modernes (1 fonctionnaire pour 9 000 habitants sous Constantin, contre 1 pour 14 aux États-Unis aujourd’hui, 1 pour 12 en France, ou 1 pour 7 en Norvège). 1529. Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 592 ; trad. franç., ES, t. II, p. 184. 1530. Le Capital, MEW 23, p. 358 ; trad. franç., p. 380. 1531. Ibid., MEW 23, p. 442 ; trad. franç., p. 470. 1532. Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p. 203 ; trad. franç., ES, t. I, p. 219-220. 1533. Sur l’ambiguïté de la pensée marxienne de la technique, je renvoie à mon essai : « Marx et la
question de la technique » in Fabien Granjon (dir.), Matérialismes, culture & communication, t. I Marxisme, théorie et sociologie critiques, Paris, Presses des Mines, 2016, p. 73-84. 1534. Voir Marx, Révélations sur le procès des communistes à Cologne, MEW 18, p. 570 ; trad. franç., Pléiade IV, p. 648 : « La société ne trouvera pas son équilibre tant qu’elle ne tournera pas autour de son soleil, le travail. » 1535. Heidegger, « Le Dispositif », Bremer und Freiburger Vorträge, GA 79, p. 35 ; trad. franç. par o
S. Jollivet, Po&sie, n 115, Paris, 2006. 1536. Ibid., GA 79, p. 32. 1537. Nietzsche II, GA 6.2, p. 350 ; trad. franç., p. 310. 1538. Le Principe de raison, GA 10, p. 51 ; trad. franç., p. 100. 1539. Nietzsche II, GA 6.2, p. 350-351 ; trad. franç., p. 310. 1540. « La Question de la technique », GA 7, p. 17 ; trad. franç., p. 23. 1541. Le Principe de raison, GA 10, p. 31 ; trad. franç., p. 75. 1542. « Le Dispositif », GA 79, p. 36. 1543. Ibid., GA 79, p. 33-34 et 44. 1544. Ibid., GA 79, p. 28, 29 et 32. 1545. Ibid., GA 79, p. 34. 1546. Besinnung, GA 66, § 63, p. 176. Sur la « mobilisation totale » (totale Mobilmachung), voir également Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, § 74, p. 143. 1547. « Le Dispositif », GA 79, p. 37. 1548. Ibid., GA 79, p. 30. 1549. Ibid., GA 79, p. 32. 1550. Lettre à Élisabeth Blochmann du 3 mars 1947, trad. citée, p. 325. 1551. Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, § 61, p. 126. 1552. Ibid., GA 65, § 57, p. 120. 1553. Die Geschichte des Seyns, GA 69, § 57, p. 63 et 202. 1554. Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, § 59, p. 124. 1555. « La Doctrine platonicienne de la vérité », GA 9, p. 236 ; trad. franç., Questions II, p. 160. Et Nietzsche II, GA 6.2, p. 312 ; trad. franç., p. 278 : « La métaphysique reconnaît sans doute : l’étant n’est pas sans l’être. Mais à peine ceci dit, elle transfère (verlegt) derechef l’être dans un étant. » 1556. Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, § 67, p. 132. 1557. De l’essence de la liberté humaine, GA 31, § 8, p. 69. 1558. Introduction à la métaphysique, GA 40, § 56, p. 203 ; trad. franç., p. 197. 1559. Les Concepts fondamentaux de la phénoménologie, GA 24, § 11, p. 153. 1560. Le Principe de raison, GA 10, p. 178 ; trad. franç., p. 255. 1561. « La Question de la technique », GA 7, p. 16 ; trad. franç., p. 21. 1562. Formulé par Leibniz dans le De rerum originatione radicali (1697) : « Il y a toujours, dans les choses, un principe de détermination […] à savoir que le maximum d’effet soit fourni avec le minimum de dépense » (Opuscules philosophiques choisis, trad. franç. par P. Schrecker, Paris, Vrin, 1978, p. 85). C’est Maupertuis qui lui donne le nom de « loi d’économie » (lex parcimoniæ) dans le Mémoire sur la moindre action de 1744. 1563. Heidegger, Le Principe de raison, GA 10, p. 51 ; trad. franç., p. 101. 1564. « Pourquoi des poètes ? », Chemins…, GA 5, p. 392 ; trad. franç., p. 351. 1565. « Le Dispositif », GA 79, p. 51.
1566. « Pourquoi des poètes ? », Chemins…, GA 5, p. 290 ; trad. franç., p. 348. 1567. Anders, Nous, fils d’Eichmann, trad. franç. par S. Cornille et Ph. Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 107. Sur l’œuvre d’Anders, cf. Daglind Sonolet, Günther Anders, phénoménologue de la technique, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2006. 1568. Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, trad. franç. par Ch. David, Paris, Allia, p. 15. 1569. « Nihilismus und Existenz », Die Stockholmer Neue Rundschau, Auswahl, Francfort-sur-leMain, Suhrkamp, 1949, p. 99 et 109. 1570. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, GA 8, p. 25 ; trad. franç., p. 93. 1571. Anders, Nous, fils d’Eichmann, p. 95. 1572. L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 120-121. 1573. Ibid., p. 116 (allusion transparente à la « communauté du peuple » national-socialiste). 1574. Le Temps de la fin, Paris, L’Herne, 2007, p. 62-63. 1575. Ibid., p. 96. Heidegger insiste de même sur le fait que le règne de la technique « ne fait que commencer » (GA 7, p. 76 ; trad. franç., p. 88) et envisage qu’il « dure plus longtemps que l’Histoire jusqu’ici accomplie de la métaphysique » (GA 7, p. 69 ; trad. franç., p. 81). C’est à cette lumière qu’il convient d’appréhender les mutations subies par l’humanité depuis la Révolution industrielle, qui ne sont dès lors que des prodromes. 1576. L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 275. 1577. La Menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique, Paris, Le Serpent à plumes, 2006, p. 50. 1578. L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 270. 1579. Ibid., p. 21. Cf. également La Menace nucléaire, op. cit., p. 106-107. 1580. Ibid., p. 294. 1581. Christophe David traduit Medialität par « instrumentalité » dans L’Obsolescence de l’homme, 1, et par « médialité » dans L’Obsolescence de l’homme, 2 : voir sa note explicative p. 146 de ce second volume. 1582. L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 319. 1583. L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 109. 1584. Marx soulignait en 1867 le danger inhérent à la mobilisation des enfants par le dispositif capitaliste, caractérisé par « la désolation intellectuelle produite artificiellement par la transformation d’êtres impubères en simples machines à fabriquer de la plus-value, et qu’il faut bien distinguer de la simple ignorance naturelle qui laisse l’esprit en friche, sans altération de ses capacités de développement et de sa fertilité naturelle » (Le Capital, MEW 23, p. 421-422 ; trad. franç., p. 449) : il faut aujourd’hui souligner le danger inhérent à la mobilisation des enfants par le dispositif technologique, caractérisé par la désolation intellectuelle produite artificiellement par la transformation d’êtres impubères en simples machines à consommer des marchandises et à réagir à chaque impulsion de la machinerie spectaculaire. Voir Manfred Spitzer, Les Ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique, trad. fr. F. Joly, Paris, L’Échappée, 2019. 1585. Anders, La Menace nucléaire, op. cit., p. 137. 1586. Emblématiques à cet égard furent les émeutes urbaines de Londres en août 2011, où les émeutiers n’ont pas pris d’assaut le Palais royal (ce qui eût certes été anachronique), ni n’ont investi les banques de la City pour pendre haut et court tous les traders (ce qui eût été plus pertinent), mais sont allés piller entrepôts et magasins pour voler des téléviseurs à écran plat, des téléphones portables et des tablettes numériques : c’est-à-dire les intruments mêmes de l’aliénation à la Machinerie.
1587. L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 96. 1588. L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 122. 1589. L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 108-109. 1590. Ibid., p. 94. 1591. L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 270. 1592. La Menace nucléaire, op. cit., p. 11. – Il semblerait pourtant qu’il faille nuancer cette affirmation : l’effondrement toujours possible d’un système politique (tel celui de l’URSS) est toujours susceptible de faire disparaître les ressources économiques, les connaissances scientifiques et les compétences techniques nécessaires à la production de ces moyens de destruction. Mais une telle disparition ne supprime pas le problème, tout au contraire : le propre de la technique nucléaire est de contenir, d’endiguer un processus de réaction en chaîne en soi autonome ; la disparition de ces techniques de contrôle est alors en elle-même catastrophe. 1593. Ibid., p. 9. 1594. Heidegger, Die Geschichte des Seyns, GA 69, p. 204. 1595. On ne peut que reprendre tel quel le diagnostic de Jean-Pierre Dupuy (Petite métaphysique des tsunamis, Paris, Seuil, 2005, p. 100) : « Nous sommes entrés sans retour possible dans une ère dont l’horizon est l’autodestruction de l’humanité […]. Les “gestionnaires du risque” et autres économistes de l’assurance s’effarouchent qu’on puisse mêler dans une sorte de grand cocktail catastrophiste la pollution de l’environnement, la dégradation du climat, l’épuisement des ressources fossiles, les risques liés aux technologies avancées, les inégalités croissantes, la tiers-mondisation de la planète, le terrorisme, la guerre, les armes de destruction massive et j’en passe. Chaque problème doit être selon eux isolé, décortiqué, analysé pour lui-même, en pesant les coûts et les avantages. Ils ont les yeux tellement rivés sur leurs microscopes qu’ils ne sentent pas que le plancher s’effondre sous leurs pieds. Il faut dire haut et fort qu’une “rationalité” de spécialistes ou d’experts dont le sérieux se mesure à l’épaisseur de leurs œillères n’est pas différente de l’absence de pensée ou de la courte vue dont parle Arendt à propos d’Eichmann » – et cette étroitesse d’esprit du spécialiste n’est certainement pas adventice, elle est requise par le Dispositif lui-même qui est tel que « tout être qui est incapable de se mettre pour ainsi dire des œillères » doit « s’abstenir du travail scientifique » (Max Weber, Le Savant et le Politique, op. cit., p. 82). 1596. Anders, L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 338. 1597. Le Temps de la fin, op. cit., p. 13-14. 1598. L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 278. 1599. Voir Heidegger, Nietzsche II, GA 6.2, p. 309 ; trad. franç., p. 275 : « La métaphysique en tant que métaphysique est l’authentique nihilisme. L’essence du nihilisme est historialement en tant que la métaphysique ; la métaphysique de Platon n’est pas moins nihiliste que la métaphysique de Nietzsche. » 1600. Le bilan de l’accident de Tchernobyl fait l’objet des plus vives controverses : il fut d’abord contrôlé par le Politburo du PCUS (auquel on doit une méthode très ingénieuse pour faire baisser le nombre de personnes contaminées – à savoir augmenter de dix à cinquante les normes de niveaux admissibles en matière d’irradiation : décret du ministère de la Santé soviétique du 8 mai 1986 cité par Galia Ackerman, Tchernobyl, retour sur un désastre, Paris, Gallimard, 2006, p. 84), puis par l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique, qui depuis un accord de 1959 a un droit de veto sur les rapports de l’OMS), ce qui suffit à montrer qu’il y a des secrets techniques aussi bien verrouillés que des secrets d’État. Le bilan va de 4 000 morts (rapport du Forum Tchernobyl en 2004 : chiffre manifestement sous-estimé, puisque des sources ukrainiennes attestent qu’un tiers des 48 000 habitants de la ville voisine de Prypiat est mort en moins de six mois, entassé dans les hôpitaux de Kiev) à 1 million de morts (Alexei V. Yablokov, Vassili B. Nesterenko et Alexey V. Nesterenko, Chernobyl.
Consequences of the Catastrophe for People and the Environment, Annals of the New York Academy of Science, vol. 1181, 2010) ; Kofi Annan, alors Secrétaire général des Nations Unies, évoquait en 2000 « les 9 millions de victimes de Tchernobyl ». On doit se borner à constater que le bilan est mystérieux : mais, quel qu’il soit, ce bilan est celui d’une catastrophe évitée, puisque l’État soviétique a pu mobiliser immédiatement de 600 000 à 800 000 hommes (les « liquidateurs ») pour éviter que la o
simple explosion thermique du réacteur n 4 ne se transforme en une authentique explosion nucléaire qui aurait dévasté l’Ukraine et la Biélorussie et rendu l’Europe inhabitable (Vassili Nesterenko, « L’Europe aurait pu devenir inhabitable », in G. Ackerman, G. Grandazzi et F. Lemarchand (dir.), Les Silences de Tchernobyl, Paris, Autrement, 2006, p. 16 sq.). Sur la casuistique des bilans, voir JeanPierre Dupuy, Retour de Tchernobyl, Paris, Seuil, 2006. 1601. Svetlana Alexievitch, La Supplication. Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, trad. franç. G. Ackerman et P. Lorrain, Paris, J’ai lu, 1999, p. 31-32. Où apparaît qu’avec Tchernobyl s’est opérée une transmutation du statut de l’être humain comparable à celle opérée à Auschwitz où il était « pièce » et « matériau ». Alors qu’elle voulait visiter à l’hôpital son mari contaminé, une jeune femme se vit répondre : « Ce n’est plus votre mari, l’homme aimé, qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif » (p. 22). 1602. Anders, La Menace nucléaire, op. cit., p. 316. 1603. Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, trad. franç. par Ch. David, Paris, Allia, p. 65. 1604. L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 33. 1605. Nous, fils d’Eichmann, op. cit., p. 52. 1606. Le Temps de la fin, op. cit., p. 41. La pensée du Danger relève ainsi de ce que Jean-Luc Marion a nommé phénomène saturé, c’est-à-dire ce donné tout à la fois irrécusable et invisible parce qu’invisable (Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, Puf, « Épiméthée », 1997, livre IV) – concept qui permet de poser comme précepte méthodologique que « le fait de ne pas comprendre et de ne rien voir pourrait bien ne pas toujours ni le plus souvent disqualifier ce qu’il s’agit de voir et de comprendre, mais plutôt celui qui n’y voit que du feu et n’y entend rien » (Le Visible et le Révélé, Paris, Cerf, 2005, p. 151). Les photos du réacteur de Tchernobyl prises par Igor Kostine dès le lendemain de la catastrophe en fourniraient un bon exemple : une seule a pu être tirée, granuleuse, les autres étant toutes noires à cause des radiations, et c’est ici la saturation comme telle, dans son invisibilité même, qui manifeste la chose en question. 1607. L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 421-422. 1608. Ibid., p. 36-37. 1609. Le Temps de la fin, op. cit., p. 49 et 46-47. Heidegger avait dès 1949 pensé cette unité d’essence (« im Wesen das Selbe ») dans « Le Dispositif », GA 76, p. 27. 1610. L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 423. 1611. Ibid., p. 21. 1612. Ibid., p. 424. Il y a certes toujours des hommes qui – par exemple parce qu’ils lisent des livres de philosophie – échappent (pour une part) à l’emprise de ce Dispositif. Mais l’analytique de l’existence impose de l’aborder dans sa quotidienneté moyenne, telle qu’elle est de prime abord et la plupart du temps, et de ce point de vue « les seuls hommes philosophiquement intéressants, ce sont les hommes inintéressants, c’est-à-dire ces millions d’hommes qui fonctionnent docilement à l’intérieur de la structure » (ibid., p. 141). 1613. L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 300. 1614. L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 137. 1615. Voir Thierry Simonelli, Günther Anders. De la désuétude de l’homme, Clichy, Éd. du Jasmin,
2004, p. 59-60 : « Il ne serait nullement exagéré d’accorder une fonction et un statut transcendantaux à la télévision. Avant même de pouvoir réaliser les trois synthèses de l’intuition, de la reproduction dans l’imagination et de la recognition dans le concept qui selon Kant conditionnent toute expérience, la télévision déverse une expérience finie. Ainsi, la spontanéité médiatisée précède celle de notre entendement et nous décharge en même temps du travail de l’expérience. » 1616. Anders, L’Obsolescence de l’homme, 2, p. 136. On doit à Philippe Muray d’avoir minutieusement décrit toutes les modalités de cette « terreur par la joie » (Après l’Histoire, rééd. en 1 vol., Paris, Gallimard, 2007, p. 438). 1617. Ibid., p. 423. 1618. Ibid., p. 426. 1619. La Menace nucléaire, op. cit., p. 181. 1620. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 120, et Anthropologie du point de vue pragmatique, AK VII, 167. 1621. Anders, L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 36. 1622. Ibid., p. 422. 1623. Marx, Le Capital, MEW 23, p. 15 ; trad. franç., p. 6. 1624. Anders, L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 29. 1625. Ibid., p. 34-35. 1626. Anders, L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 279. 1627. Ibid., p. 287. 1628. Ibid., p. 286. 1629. Ibid., p. 287-289. 1630. Heidegger, Die Geschichte des Seyns, GA 69, p. 202. 1631. Ce réacteur est l’« acte par soi », ou « énergie par soi » (ἐνέργεια καθ᾽αὑτήν), « acte étant » ou « énergie substantielle » (ἐνέργεια οὖσα – Aristote, Métaphysique, Λ, 7, 1072 b 35 et a 25) par lequel la métaphysique définit son « Premier moteur » (Physique, VIII, 5, 256 a 15) : le nucléaire est le Premier moteur immobile de la Machinerie, c’est-à-dire l’énergie pure en tant qu’étant et en tant que cet étant est l’étantité pour tout étant. 1632. Heidegger, « La Chose », Essais et conférences, GA 7, p. 172 ; trad. franç., p. 201. 1633. Anders, La Menace nucléaire, op. cit., p. 146 et 44. 1634. Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins…, GA 5, p. 294 ; trad. franç., p. 353-354. 1635. Le Principe de raison, GA 10, p. 48 ; trad. franç., p. 95. 1636. « La Chose », Essais et conférences, GA 7, p. 168 ; trad. franç., p. 195. 1637. Anders, La Menace nucléaire, op. cit., p. 322. 1638. L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 286. 1639. Kant, Critique de la faculté de juger, AK V, 245. 1640. Ibid., AK V, 314. 1641. Ibid., AK V, 255. 1642. Ibid., AK V, 314. 1643. Anders, L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 423. 1644. Kant, Critique de la faculté de juger, AK V, 342. 1645. Ibid., AK V, 316. 1646. Ibid., AK V, 252-253. 1647. Anders, L’Obsolescence de l’homme, op. cit., p. 283.
1648. Kant, Critique de la faculté de juger, AK V, 261. 1649. Sur le sentiment du beau et du sublime, AK II, 209. 1650. Anders, L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 309 et 296, et La Menace nucléaire, op. cit., p. 317. 1651. Kant, Critique de la faculté de juger, AK V, 314. 1652. Rimbaud, Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, Pléiade, p. 251. 1653. Nietzsche, L’Antéchrist, § 11, KSA 6, p. 177. 1654. Anders, Le Temps de la fin, op. cit., p. 63. 1655. Heidegger, « Le Dispositif », GA 79, p. 29, et « La Question de la technique », GA 7, p. 16, trad. franç., p. 22. 1656. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, § 95, Hua XVII, p. 209-210. Husserl renvoie ici au « Je suis » comme Ursache, fait primordial : mais si l’on reconnaît avec Primo Levi e
(L’Asymétrie de la vie, Paris, Robert Laffont, p. 60) que « les camps d’extermination du III Reich, qui ont anéanti une civilisation et entraîné une somme incalculable de souffrances et de morts, constituent, avec l’armement nuclaire, le centre obscur de l’histoire contemporaine », alors c’est bien cette obscurité qu’il s’agit d’éclairer. 1657. Anders, Le Temps de la fin, op. cit., 116. 1658. Ibid., p. 23, et L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 274. 1659. Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, op. cit., p. 64. 1660. L’Obsolescence de l’homme, 1, op. cit., p. 308-309. 1661. L’Obsolescence de l’homme, 2, op. cit., p. 9. 1662. Le Temps de la fin, op. cit., p. 75. 1663. Sur l’« Éternel retour du Pareil » de Nietzsche comme temporalité propre à l’Appareillement, voir Heidegger, Essais et conférences, GA 7, p. 12 ; trad. franç., p. 147. 1664. Anders, Le Temps de la fin, op. cit., p. 111-112 (« Synopse de l’apocalypse chrétienne et de l’apocalypse nucléaire »). 1665. Ibid., p. 29-30. 1666. Pour un concept ontologico-historial d’apocalypse (c’est-à-dire comme événement catastrophique en lequel se révèle la vérité de l’histoire jusqu’alors en même temps qu’il donne la possibilité d’instituer un nouveau régime de vérité), je renvoie à mon essai Apocalypse de la vérité. Méditations heideggériennes, Paris, Ad Solem, 2014. 1667. Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins…, GA 5, p. 269 ; trad. franç., p. 324. 1668. Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde - Finitude - Solitude, GA 29/30, § 2, p. 20 et 24. 1669. « Je ne fuirais pas l’holocauste / Je ne fuirais pas devant la bombe / J’accueillerais la chance de rencontrer mon créateur / Et de rejoindre le soleil / Je volerais en un million d’éclats et rejoindrais le soleil. Je ne fuirais pas la lumière ardente / Je ne fuirais pas sa pluie / Je verrais tout cela comme un terme à la misère un terme à la souffrance du monde / Je brillerais de la lumière du moment inconnu / Pour en finir avec la souffrance de ce monde. » « La terre pleure, le ciel tremble / Les étoiles se fendent jusqu’au cœur / Chaque proton, chaque neutron innommé fusionne dans mes os / Et un mammifère innommé émerge sombrement / Tandis que l’homme brûle du fond de sa tombe. « Et je vois tout cela comme un moment parfait pour rejoindre le soleil / Pour mettre fin à ce mystère, répondre à mon mystère / Je verrais tout cela comme un merveilleux moment pour mettre fin à ce
mystère / Rejoindre le soleil, rejoindre le soleil / Je volerais en un million d’éclats et rejoindrais le soleil. »
ABRÉVIATIONS BIBLIOGRAPHIQUES UTILISÉES DANS LES NOTES
AK
Kant Gesammelte Schriften Hrsg. von der Preussichen Akademie der Wissenchaften Berlin, Walter De Gruyter, 1902-1928
DK
Die Fragmente der Vorsokratiker Textedition H. Diels und W. Krank Berlin, 1934-1937
ES
Œuvres complètes de Karl Marx Paris, Éditions Sociales, 1947…
GA
Martin Heidegger Gesamtausgabe Hrsg. von F.-W. von Hermann Frankfurt am Main, Klosterman, 1976…
GW
Hegel Gesammelte Werke Rheinisch-westfälische Akademie der Wissenschaften Hamburg, Felix Meiner, 1968…
Hua
Husserliana, Edmund Husserl Gesammelte Werke, Husserl-Archiv Den Haag, Nijhoff, 1950…
KSA
Nietzsche Kritische Studien-Ausgabe Hrsg. von Giorgio Colli und Mazzino Montinari
Berlin-New York, De Gruyter, 1980 MEGA Marx Engels Gesamtausgabe Hrsg. von der Internationalen Marx-Engels-Stiftung Berlin, Dietz Verlag, 1976…
MEW Marx Engels Werke Institut für Marxismus-Leninismus beim ZK der SED Berlin, Dietz Verlag, 1961-1968 Pléiade « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard Werke Hegel. Werke in zwanzig Bänden Theorie Werkausgabe Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1971-1979
Les traductions citées sont les plus couramment utilisées : celles de Gallimard pour Heidegger ou Nietzsche, des Belles Lettres pour les Grecs. Elles sont cependant modifiées lorsque le propos l’exige. La pagination de la traduction française n’est donnée que lorsque celle-ci ne reprend pas en marge la pagination de l’édition originale.
INDEX NOMINUM
A Ackerman, Galia 1 2 Adorno, Theodor Wiesengrund 1 2 3 4 Alexievitch, Svetlana 1 2 Amendola, Giovanni 1 2 Anaxagore 1 2 3 Anders, Günther 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 Arendt, Hannah 1 2 3 4 Aristote 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 Aron, Raymond 1 B Balibar, Étienne 1 2 Bauman, Zigmunt 1 2 3 4 5 6 Benveniste, Émile 1 Blanchot, Maurice 1 Bodin, Jean 1 2 Boukharine, Nicolaï 1 2 Bourgeois, Bernard 1 Brayard, Florent 1 2 3 Broszat, Martin 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 Broué, Pierre 1 2 Burrin, Philippe 1 2 3 4 C Canguilhem, Georges 1 2 Capdevila, Nestor 1 2 Carrel, Alexis 1 2 3
Carrère d’Encausse, Hélène 1 2 3 Cathelat, Bernard 1 2 Chamberlain, Houston Stewart 1 2 3 Chapoutot, Johann 1 Chateaubriand, François-René 1 2 3 Châtelet, Gilles 1 Chliapnikov, Alexandre 1 2 Comte, Auguste 1 2 3 4 Conquest, Robert 1 2 3 4 5 Courtois, Stéphane 1 2 D Dardot, Pierre 1 2 De Brosses, Charles 1 Derrida, Jacques 1 2 3 4 5 6 7 8 9 Diogène Laërce 1 Dufour, Dany-Robert 1 2 Dühring, Eugen 1 2 3 Dupuy, Jean-Pierre 1 2 E Ehrenberg, Alain 1 Empédocle 1 2 Engels, Friedrich 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 Ewen, Stuart 1 2 3 4 F Fédier, François 1 Ferry, Luc 1 Fest, Joachim 1 Feuerbach, Ludwig 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Finkielkraut, Alain 1 Fischbach, Franck 1 2 3 4 Fœssel, Michaël 1 Foucault, Michel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 Frank, Hans 1 2 G Galbraith, John Kenneth 1 2 3 Garapon, Antoine 1
Gauchet, Marcel 1 Gentile, Giovani 1 2 3 4 Goebbels, Joseph 1 2 3 4 5 6 7 8 Goldhagen, Daniel 1 Grossman, Vassili 1 2 Günther, Hans 1 2 Gurian, Waldemar 1 H Hansen, Mogens Herman 1 2 3 Hayek, Friedrich 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 Heidegger, Martin 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 Heller, Michel 1 Henry, Michel 1 2 Héraclite 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 Himmler, Heinrich 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 Hippase 1 Hitler, Adolf 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 Hobbes, Thomas 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 Horkheimer, Max 1 2 3 Höß, Rudolf 1 2 3 4 5 6 Husserl, Edmund 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 J Jäckel, Eberhard 1 2 Jappe, Anselm 1 Jonas, Hans 1 Jünger, Ernst 1 2 K Kaledin, Arthur 1 Kant, Emmanuel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 Kershaw, Ian 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
Keslassy, Éric 1 Klemperer, Victor 1 2 Koellreuter, Otto 1 2 L Labica, Georges 1 Lacoue-Labarthe, Philippe 1 Lassègue, Jean 1 Laval, Christian 1 2 3 Le Bon, Gustave 1 2 3 4 5 Lefebvre, Henri 1 Lefort, Claude 1 Leibniz, Gottfried Wilhelm 1 2 3 4 Lénine, Vladimir Illitch Oulianov, dit 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 Le Rider, Georges 1 Levi, Primo 1 Levinas, Emmanuel 1 Lewin, Moshe 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 Lippmann, Walter 1 2 3 4 5 6 7 8 Locke, John 1 2 3 4 Longerich, Peter 1 2 3 4 5 Ludendorff, Erich 1 M Machiavel, Nicolas 1 2 3 Mandeville, Bernard 1 2 3 4 Manent, Pierre 1 2 3 4 Marcuse, Herbert 1 2 3 4 Marie, Jean-Jacques 1 Marion, Jean-Luc 1 2 Marquet, Jean-François 1 2 3 4 5 6 7 8 9 Marrou, Henri-Irénée 1 2 Marx, Karl 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 Mauss, Marcel 1 2 Michéa, Jean-Claude 1
Miller, Henry 1 Mises, Ludwig von 1 2 3 4 5 6 Moeller van der Bruck, Arthur 1 2 Mommsen, Hans 1 Mosse, George Lachman 1 2 3 4 Motte, André 1 Muray, Philippe 1 2 3 Mussolini, Benito 1 2 3 4 5 N Neeße, Gottfried 1 2 Netchaïev, Sergueï 1 Neumann, Franz 1 2 3 4 5 Nietzsche, Friedrich 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 Nolte, Ernst 1 2 P Papaioannou, Kostas 1 2 Parménide 1 2 3 4 5 6 7 Pascal, Blaise 1 2 Pasolini, Pier Paolo 1 Péguy, Charles 1 2 Picard, Olivier 1 2 Platon 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 Preobrajenski, Evgueni 1 2 R Reed, Lou 1 2 3 Renault, Emmanuel 1 Renaut, Alain 1 2 Richet, Charles 1 2 Ricœur, Paul 1 Rilke, Rainer Maria 1 2 3 Rimbaud, Arthur 1 Rosenberg, Alfred 1 2 3 4 5 6 Rougier, Louis 1 2 3 Rousseau, Jean-Jacques 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 S
Schirach, Baldur von 1 Schmitt, Carl 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 Schott, Georg 1 2 Serge, Victor 1 2 Simonelli, Thierry 1 Smith, Adam 1 2 3 4 5 6 7 Sohn-Rethel, Alfred 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 Sommer, Christian 1 Somville, Pierre 1 Sonolet, Daglind 1 Sophocle 1 2 3 Speer, Albert 1 Spitzer, Manfred 1 Staline, Iossif Vissarionovitch Djougachvili, dit 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 Stannard, David Edward 1 Strittmatter, Kai 1 2 3 4 5 6 7 Sumpf, Alexandre 1 T Talmon, Jacob 1 Tenzer, Nicolas 1 Tocqueville, Alexis de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 Todorov, Tzvetan 1 2 Trân-Dúc-Tháo 1 Traverso, Enzo 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 Trotsky, Lev Davidovitch Bronstein, dit 1 2 3 4 5 6 7 V Vernette, Éric 1 Vidal-Naquet, Pierre 1 2 W Weber, Max 1 2 3 4 5 6 Weil, Éric 1 Werth, Nicolas 1 2 Will, Edouard 1
Z Zapata, René 1 Ž Žižek, Slavoj 1
TABLE DES MATIÈRES
Page de titre Copyright Exergue PRÉFACE INTRODUCTION § 1. Crise et philosophie § 2. Discorde et totalité I. La Totalisation. § 3. Tout, universel et Totalité § 4. Critique de la Totalité § 5. Système et Totalité § 6. Éthique et Totalité § 7. La Totalité en tant qu’État § 8. Logique de l’État Atomisation et massification Service et sacrifice Terreur et guerre § 9. Métaphysique et totalitarisme § 10. Approche des régimes totalitaires Léviathan : l’Union soviétique Béhémoth : le IIIe Reich II. La Massification. § 11. Immanence de la souveraineté § 12. La grande maladie démocratique
§ 13. Masse et individu § 14. La normalisation § 15. Politiques de la démocratie § 16. Obsolescence de la théodicée § 17. L’esprit de négoce III. L’Appareillement. A. Logique de l’argent § 18. Échange et phénoménologie § 19. Argent et puissance § 20. Fétichisme et mysticisme § 21. Métaphysique, travail et argent Le fondement pratique et communautaire de la substruction théorique : Husserl L’essence de l’être comme production : Heidegger L’argent comme objet transcendantal de la synthèse communautaire : Sohn-Rethel B. Logique du Capital § 22. La production de l’équivalence universelle § 23. L’équivalence universelle des producteurs § 24. La production de masse(s) § 25. Ipséité de la valeur : le capital comme « sujet dominant » § 26. L’autonomisation de l’objectivité § 27. Appareillement de la communauté § 28. Approche du totalitarisme capitaliste La manipulation invisible : l’idéologie néolibérale Moloch : le marché mondial IV. La Dislocation. § 29. Le fondement pratique de la critique § 30. La critique de l’utopie § 31. Critique et économie § 32. La méthode dialectique § 33. La critique de la dialectique § 34. La critique des catégories § 35. Critique et pathologie § 36. Crise et critique
V. La Réappropriation. § 37. Crise et Révolution § 38. Les présuppositions réelles de la Révolution Aliénation et exploitation La paupérisation comme réduction Le cauchemar de l’État VI. Apocalypse. § 39. Le point critique Capitalisme et technique : Heidegger Technique et totalitarisme Prolétarisation totale et obsolescence de la lutte des classes § 40. La pensée comme apocalyptique Principes d’une tératologie phénoménologique Penser l’apocalypse EN GUISE DE CONCLUSION NOTES ABRÉVIATIONS BIBLIOGRAPHIQUES UTILISÉES DANS LES NOTES INDEX NOMINUM PUF.com