la Kabylie orientale dans l'histoire: Pays des Kutuma et guerre coloniale 9782336293431, 2336293439

Qui sont donc ces Kabyles parlant "arabe", sans doute descendants des fameux Kutuma, mais qui refusent obstiné

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French Pages [274] Year 2013

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Table of contents :
TABLE DES MATIERES
Préambule
PREMIÈRE PARTIE Histoire d’une identité plurielle
LIVRE PREMIER Des Numides aux Kutama
LIVRE DEUXIÈMEUne identité renouvelée à partir du XVIe siècle
DEUXIÈME PARTIE 1839-1871 L’occupation coloniale
LIVRE TROISIÈME Colonisation et résistances
LIVRE QUATRIÈMELe patriotisme rural en échec
LIVRE CINQUIÈMEAprès la ruine des tribus, ruine des familles
EN GUISE DE CONCLUSION
Bibliographie sélective
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la Kabylie orientale dans l'histoire: Pays des Kutuma et guerre coloniale
 9782336293431, 2336293439

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Hosni KITOUNI

La Kabylie orientale dans l’histoire Pays des Kutuma et guerre coloniale

Histoire et Perspectives Méditerranéennes

La Kabylie orientale dans l’histoire

Histoire et Perspectives méditerranéennes Collection dirigée par Jean-Paul Chagnollaud Dans le cadre de cette collection, créée en 1985, les Éditions L'Harmattan se proposent de publier un ensemble de travaux concernant le monde méditerranéen des origines à nos jours.

Déjà parus Geneviève GOUSSAUD-FALGAS, Les Français de Tunisie de 1881 à 1931, 2013. Jean BISSON, La guerre en Méditerranée 8 novembre 1942-9 septembre 1943. L’histoire revisitée, 2012. Adel BOUSNINA, Le littoral et le désert tunisiens. Développement humain et disparités régionales en Tunisie, 2012. Guy FEUER, Kamel YAHMI, Un dialogue pour la réconciliation, Un Algérien de France – Un Français d’Algérie, 2012. Abderrahman EL BERRHOUTI, Outils médiatiques et populations du Moyen Atlas marocain, 2012. Fedj MAÂTOUG, John F. Kennedy, la France et le Maghreb (19571963), 2012. Abdelkrim SAA, Migrants berbères marocains, De l’oasis de Figuig à Paris, 2012. Salah MOUHOUBI, L’Algérie face aux chocs extérieurs, 2012. Jean-Michel SALGON, Dictionnaire de l’islamisme au Maghreb, 2012. Mahmoud OURABAH, Premiers pas. Souvenirs autour d’un projet de développement de l’Algérie, 1963-1980, 2012. Xavier JACQUEY, Ces appelés qui ont dit non à la torture, 2012. Daniel LAGOT, Responsabilité de protéger et guerres « humanitaires ». Le Cas de la Libye, 2012. Michel BUR, Algérie 60. Mascara-Sétif, 1er janvier 1960-16 février 1961, 2012. Ali ABASSI, Espace francophones tunisiens ou Main de fatma, 2011. Chokri BEN FRADJ, Oliviers et oléiculture en Tunisie, 2011. Guillaume D’HOOP, Les Algériens dans le prisme des faits divers, Une lecture de la guerre d’Algérie (1954-1962), 2011. Sébastien ABIS et Damien CORDIER-FERON, Bizerte, otage de l’histoire. De la Seconde Guerre mondiale aux indépendances du Maghred, 2011. Fabien SACRISTE, Germaine Tillion, Jacques Berque, Jean Servier et Pierre Bourdieu. Des éthnologues dans la guerre d'indépendance algérienne, 2011.

Hosni KITOUNI

La Kabylie orientale dans l’histoire Pays des Kutama et guerre coloniale

© L'Harmattan, 2013 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-29343-1 EAN : 9782336293431

« Ces montagnes sont toutes ensemble quarante mille hommes de combat, dont il y a quatre mille chevaux, et depuis peu force mousquetaires et arbalétriers, mais ils sont si braves, que s’ils étaient bien d’accord, ils seraient capables de conquérir une grande partie de l’Afrique. » Luis del Marmol y Carvaja. 1667.

Préambule

Parler de « Kabylie orientale » aujourd’hui, c’est évoquer une région qui n’a plus de nom. Ce que les Français ont dénommé ainsi — l’ensemble Zouagha, Ferdjioua, vallée d’oued El Kébir — est une « fiction ethnographique » destinée à servir un dessein militaire. D’ailleurs sitôt l’unification coloniale du pays achevée, la géographie et l’histoire reprirent leur souveraine autorité. Demeurait alors une vieille entité, berceau d’une longue et tumultueuse histoire, singularité culturelle et ethnographique surnommée « Kabaile El Had’ra ». Ensemble de trente tribus, occupant un territoire compris entre Collo et Jijel, Marsa Zitoun et Bni Haroun que Marmol, au XVIIe siècle, décrivait ainsi : « Ces montagnes sont toutes ensemble quarante mille hommes de combat, dont il y a quatre mille chevaux, et depuis peu force mousquetaires et arbalétriers, mais ils sont si braves, que s’ils étaient bien d’accord, ils seraient capables de conquérir une grande partie de l’Afrique1. » Trois siècles plus tard, un savant éclairé, Marcel Emerit, notait avec admiration : « Un grand pâté montagneux, redouté par tous les maîtres du Maghreb, y compris les Turcs et où, même de nos jours [1948], les couteaux sortent facilement de leurs gaines et les balles des fusils2. » Comment dès lors mettre cette constance simplement sur le compte du hasard ou d’un atavisme grégaire comme se plurent à la qualifier les Français ? « Un pays plus boisé que cultivé, dont les indigènes ont été jugés 1

Marmol y Carvajal, Luis del, L'Afrique de Marmolde, trad. Nicolas Perrot, Paris, 1667, tome II, p. 444. Dorénavant Marmol. 2 M. Emerit, préface au livre de M. Zurcher, La Pacification et l’organisation de la Kabylie orientale 1838 à 1870, Paris, 1948, p. 5.

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LA KABYLIE ORIENTALE DANS L’HISTOIRE

ceux de toute l’Algérie qui approchent le plus du sauvage1. » Manière pour eux d’insulter une bravoure si difficilement contenue ou simple prétention de vainqueur inconsolable d’avoir été si rudement combattu ? Qu’importe ! Il y a assurément dans l’esprit d’indépendance des Kabaile El Had’ra non point l’« instinct de sauvage », mais un vrai frémissement d’une sensibilité singulière, réductible à nulle autre. Sensibilité qui n’a pu être forgée que par les événements de « la longue durée ». C’est cette histoire que nous tenterons de suivre à travers ses péripéties, ses grands drames et revers multiples, pour aller à la rencontre d’un pays et de ses hommes depuis si longtemps livrés à l’oubli sinon au dédain. Cette « Kabylie orientale dans l’histoire » qu’il eut été plus juste d’intituler « Kabaile El Had’ra dans l’histoire » nous la divisons en deux parties : l’avant et l’après 13 mai 1839, année de l’occupation française de Jijel2. Dans la première partie, nous tenterons de répondre à la question de savoir comment, et à travers quels processus complexes, l’entité Kabaile El Had’ra — le pays des Kutama — s’est forgée. C’est un survol rapide des grands mouvements historiques qui ont balayé l’Afrique du Nord en général et notre région en particulier. Une approche soutenue par le souci constant de restituer les événements dans les diverses interactions qui les ont déterminés. Si nous parvenons à faire la démonstration qu’un particularisme Kabaile El Had’ra a bel et bien existé avant 1830, nous aurons assurément atteint notre objectif. Nous entendons, par particularisme, les empreintes que laissent les événements sur l’« âme » d’une communauté, sur la manière qu’elle a de s’organiser pour vivre son présent et engager l’avenir des siens. Il nous reste alors à démontrer dans la seconde partie comment la colonisation, telle une bourrasque meurtrière, a détruit paysages, hommes, organisation sociale, culture. Autrement dit comment le résultat de quinze siècles d’histoire a été, en moins de quarante ans, anéanti. Destruction entreprise au nom de « la civilisation qui vient au secours d’un peuple de sauvages ». Les crimes coloniaux, accomplis en Kabylie orientale, l’ont été avec une telle barbarie et une telle haine qu’il est insoutenable d’en évoquer même le souvenir. Pourtant, il faut bien que cette histoire soit écrite pour que nous avancions dans la connaissance de nous-mêmes, mais surtout, pour déjouer les pièges tendus par l’historiographie coloniale qui continue à faire des ravages dans la pensée dominante. Sous sa forme la plus visible, cette pensée « tourne autour de quelques thèmes qui tous au fond visent à fonder la légitimité de la conquête française et la charger d’une mission civilisatrice ». Dans cette vision largement ethnique, poursuit Yvon Thebert, « l’indigène est expulsé d’avant-scène et réduit à une masse de manœuvres dans laquelle suivant les 1 2

E.F. Gautier, Répartition de la langue berbère en Algérie, op. cit., p. 262.  Jijel est le nom arabe de l’antique Igilgili que les Français baptiseront Djidjelli.

PRÉAMBULE

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nécessités du moment on distingue des groupes toujours ethniques [l’Arabe, le Kabyle, le Berbère …] sur lesquels on peut jouer1 ». Un souci constant nous a animé du début à la fin de ce travail : restituer dans sa plénitude le rôle du peuple dans son histoire en nous plaçant résolument du point de vue de ceux qui souffrent et luttent pour préserver vaille que vaille leur liberté et leur vie. Enfin, en paraphrasant Marc Bloch, on pourrait écrire qu’il n’y aura de véritable histoire de l’Algérie que celle où l'on verra justice rendue à ses profondes variétés régionales2.

1

Y. Thebert, « Romanisation et déromanisation en Afrique : histoire décolonisée ou histoire inversée ? », in Annales économies, sociétés, civilisations, 33e année, 1978, p. 64. 2 M. Bloch, « Régions naturelles et groupes sociaux », in Annales d’histoire économique et sociale, 4e année, n° 17, 1932, p. 500.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Aux origines du nom « Kabylie orientale » Dans la tradition locale, le nom par lequel on désignait les populations du Nord-Constantinois semble avoir été « Kabaile El Had’ra » par opposition à « Kabaile En-nighass » ou « Kabaile » berbérophones du Djurdjura. Mais que signifient ces termes et quelle est leur origine ? Nous savons que Kabaile est un mot arabe1. Pour Nedjma Abdelfattah-Lalmi : « Au fur et à mesure que les villes maghrébines se développaient et s’arabisaient leurs arrière-pays étaient désignés comme territoires de “qbaïl”, c’est-à-dire de tribus2. » Quant au Baron Aucapitaine, il fait remonter l’usage de cette dénomination au début du XIIIe siècle3. Les deux hypothèses se rejoignent en ceci qu’elles placent l’apparition de ce nom dans le choc né de l’affrontement entre deux cultures (berbère/arabe). Étrangement le terme « Had’ra » semble avoir une origine totalement opposée. D’après Marmol, il aurait été en usage au XVIIIe siècle « dans les tribus, chez les Kbail » pour désigner avec une connotation dédaigneuse les Arabes « qui demeurent dans les villes d’Afrique [et qui] sont appelés communément Hadara c’est-à-dire courtisans [urbanisés] et se mêlent la plupart de trafic [commerce]4 ». L’historien Moussa Lakbal5 introduit une explication qui conforte ce qu’écrit Marmol, selon lui, le néologisme « Kabaile El Had’ra » a été inventé pour désigner les descendants des tribus kutama qui auraient abandonné la vie de montagne pour aller s’installer dans les plaines et dans les cités. On leur a 1

Selon G. Yver, cité par A.N. Lalmi cf. infra, c’est dans le Qirtâs (Ibn Abi Zar’) que le mot « Qbaïl » serait apparu pour la première fois comme ethnique désignant la population montagnarde du Maghreb. 2 A.N. Lalmi, « Du mythe de l’isolat kabyle », in Cahier d’études africaines 175/2004, p. 512. 3 Baron Aucapitaine, « Sur l’établissement des Arabes dans la province de Constantine », in RSAC, 1865, p. 92. 4 Marmol, L’Afrique, op. cit., p.75. 5 M. Lakbal, Rôle des Kutama dans la dynastie fatimide, SNED, Alger, 1979, p. 123.

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LA KABYLIE ORIENTALE DANS L’HISTOIRE

donc attribué ce nom eu égard « à leur nouvelle condition sociale comme tribus ayant acquis la culture urbaine ». D’ailleurs fait-il remarquer la prononciation exacte du terme n’est pas « Had’ ra » ( ΓήπΣ ) (dénivellation, pente), mais « Hadara » (έΎ˰πΣ) (civilisation, urbanité). Kabaile El Had’ra seraient donc des « berbères arabisés » par opposition aux « Kabaile Ennighass » réputés totalement berbérophones et donc non imprégnés par la culture hégémonique arabe. Jusque très tardivement (fin XIXe siècle) les deux dénominations ont continué à être usitées à Constantine notamment pour désigner Kabyles du Nord-Constantinois et Kabyles du Djurdjura. Aucune de ces expressions n’est sortie de la sphère du parler citadin et aucune n’a été reprise par les auteurs du Moyen Âge, arabes ou latins. Tombés en désuétude progressivement, ces deux ethniques ont ensuite perdu leur sens originel. Les Français, après la conquête, les ignorèrent. Ils adoptèrent cependant l’ethnonyme « Kbaile » par opposition à Maures et Arabes pour désigner les habitants sédentaires des montagnes. Ils lui affectèrent cette graphie. « K’baile » devenant ensuite par glissement imperceptible « Kabile » pour être enfin francisé en Kabyle, Kabylie, etc. Cette généralisation posait problème dès lors qu’il fallait diviser le pays, l’organiser et attribuer un nom à chacune des subdivisions créées par le nouvel ordre. Étienne Carette chargé de mener une enquête scientifique dans le Djurdjura, entre 1841-43, publia en 1847 son fameux ouvrage dont le titre est à lui seul un programme : La Kabylie proprement dite. Développant une batterie d’arguments tirés d’une étude fouillée du pays, Carette conclut qu’il existe bien une « Kabylie proprement dite » marquée par un ensemble de caractères propres à cette région. Il limite son territoire à 146 kilomètres, entre Dellys et Bougie, établissant la frontière sud au Gergour et au Medjana. Ses traits dominants sont, selon Carette : a) l’indépendance par rapport au joug turc ; b) l’usage de la langue berbère ; c) la stabilité et le luxe relatifs des habitations ; d) la culture des arbres à fruits et l’exercice des arts professionnels. « C’est, donc, sur chacun de ces attributs que doit porter la comparaison de ce massif avec ceux qui l’entourent1. » Nous ne ferons aucune comparaison puisque tel n’est pas le sujet de ce travail, mais nous nous contentons de poser la question de savoir : comment dès lors désigner la région située au-delà de Bougie ? Pour Carette, il y a certes une continuité géographique et culturelle jusqu’à Jijel : « Toutes les tribus vivent dans une indépendance commune ; toutes se présentent vierges du joug turc… partout règne la langue berbère ; pas un mot d’arabe [sic] ne se fait entendre2. » Pour autant cela ne suffit pas pour les classer parmi la 1

E. Carette, Exploration scientifique de l’Algérie. Étude de la Kabylie proprement dite, Paris, 1849, p. 140. 2 Ibid., p. 137.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

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Kabylie proprement dite, parce qu’à partir de l’oued Aggrioun, on tombe dans un pays dominé par le gourbi et la pauvreté d’existence qui obligent les gens à s’expatrier pour aller chercher leurs moyens d’existence. « Aussi adoptons-nous sans la moindre hésitation le cours inférieur de l’oued Aggrioun jusqu’à son embouchure dans la mer, comme la limite entre le sahel (côte) de Djidjel et celui de Bougie, entre le pays des Kabyles et la Kabylie proprement dite1. » D’après Carette la différence entre Kabylie proprement dite et pays des Kabyles est tout simplement une question de niveau de vie et de manière d’habiter. Absurde classification qui fait fi de la différenciation sociale propre à chaque région, ignorant dans la foulée que dans le sahel de Jijel on ne parlait pas berbère. Destinée surtout à instruire les militaires sur le pays qu’ils se préparaient à conquérir, l’œuvre de Carette, malgré ses limites, fera pourtant date et ses conclusions hanteront très longtemps les éditoriaux et les mémoires d’érudits. Par contre sa périphrase, Kabylie proprement dite, tombera en désuétude parce que trop longue, trop lourde. M. Daumas2 proposera la même année de lui substituer, eu égard à l’importance relative de la région, le nom de Grande Kabylie. C’est cette dénomination qui survivra. Dès lors la région des Babors prit le nom de Petite Kabylie. C’est à partir de 1851 quand fut décidée la fameuse expédition de SaintArnaud que la dénomination Kabylie orientale entra en usage courant pour désigner la région du Sahel jijelien jusqu’à la vallée du Safsaf. Mais longtemps encore on continuera à considérer les populations habitant à l’est et à l’ouest de Bougie comme un seul et même peuple kabyle que « la parenté de l’indépendance, la communauté du langage, l’analogie des habitudes3 » unissent par delà les différences dans le mode d’habitation. Les Français occupent le Sahel jijelien en 1851 et celui de Collo en 1858. Un interprète militaire, Charles Féraud, suit la colonne expéditionnaire, observe et décrit minutieusement le pays qu’il découvre. En 1862, il publie une monographie dans la Revue africaine sur : « Les mœurs et les coutumes kabyles ». Ses observations confirment celles de Carette au moins sur un point : « Chez les habitants de la Kabilie orientale on ne rencontre pas, comme chez ceux de la confédération des Zouaoua, […] de ces grands et populeux villages, aux maisons solidement construites, blanches et recouvertes en tuiles, qui dénotent un certain bien-être résultat du travail et de l’industrie4. » Au passage, Féraud nous fournit une précieuse indication sur les limites de la Kabylie orientale qu’il enferme entre « le versant oriental du Babor jusqu’à l’Edough près de Bône ». 1

Ibid., p. 138. M. Daumas et M. Fabar, La grande Kabylie, Hachette, Paris, 1847, p. 3. 3 E. Carette, op. cit., p. 139. 4 C. Féraud, « Mœurs et coutumes kabyles », in Revue africaine, n° 6, 1862, p. 274. 2

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LA KABYLIE ORIENTALE DANS L’HISTOIRE

Le second élément qu’apporte Féraud concerne la langue parlée dans la Kabylie orientale : « À partir de cette même limite, écrit-il, le langage change également ; on ne parle plus et on ne comprend même pas la langue kabile proprement dite. La langue usuelle est un arabe corrompu par la prononciation vicieuse de certaines lettres1. » Voilà une étrange découverte ! Elle renverse beaucoup d’a priori ethnographiques édifiés jusque-là par les écrivains coloniaux. Comment expliquer en effet un paradoxe aussi troublant : une population réputée berbère enclavée dans ses montagnes imprenables est découverte totalement arabisée. Fait plus étrange encore, son arabe ne ressemble à aucun autre parler des régions limitrophes (Constantinois, Hodna). Cette double observation était nouvelle pour l’époque. Mais au lieu de chercher à en approfondir le sens, l’historiographie coloniale a préféré l’escamoter, traitant avec mépris « un pays plus boisé que cultivé, dont les indigènes ont été jugés ceux de toute l’Algérie qui approchent le plus du sauvage2 ». Un sauvage n’a pas d’histoire, la Kabylie orientale n’aura pas la sienne. En résumé, que pouvons-nous retenir comme caractères définissant la Kabylie orientale et quelles limites lui donner ? Si nous reprenons, par convention les critères de Charette, nous pouvons formuler les choses ainsi : 1) l’indépendance du joug turc ; 2) l’usage de la langue arabe : à partir de Choba-Ziama Mansouriah on ne parle plus berbère, mais arabe. De plus c’est un arabe particulier, très différent de celui des plaines et des villes de Constantine, Mila, etc. ; 3) l’habitation en clairière : dès que l’on franchit l’oued Aggrioun, il n’y a plus de villages formant bloc, plantés sur les sommets des pitons ni de séparation entre terres de cultures et lieux d’habitation. Ici prévaut la dispersion en clairière où les maisons en dur avec toiture en tuiles côtoient les gourbis ; 4) la prédominance de la culture des arbres à fruits et l’exercice des arts professionnels. Ces quatre caractères suffisent-ils à définir un particularisme identitaire ? Inscrivent-ils ce dernier dans un espace, une sociabilité et une histoire réductibles à nuls autres ? Telles sont les questions, objet de la première partie de cette étude. Nous espérons parvenir à démontrer que la Kabylie orientale s’est bien constituée en une région naturelle, « faisceau complexe de conditions physiques et de traditions humaines3 ».

1

2 3

Ibid., Dorénavant RA pour Revue africain.

E.F. Gautier, op. cit., p. 262. M. Bloch, op. cit., p. 489.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

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Un pays imprenable Si d’ouest en est, les frontières semblent avoir été correctement posées par les historiens de la colonisation — entre le versant oriental du Babor jusqu’à l’Edough — celles au sud sont demeurées floues. Magali Zurcher1, que Charles Andrée Julien intronise « historienne de la Kabylie orientale », englobe dans cette région le Zouagha et le Ferdjioua. Or ces deux confédérations situées dans les plaines constantinoises, terres de céréaliculture et de pastoralisme semi-nomade, appartiennent par leur géographie, leur l’histoire et leur culture à la sous-région constantinoise. Sous le dernier bey Ahmed, les six tribus du Ferdjioua et les quatre tribus du Zouagha payaient l’impôt, fournissaient des contingents et à ce titre faisaient partie intégrante du beylik de Constantine. De plus, leur langue dominante était un arabe dérivé du hilalien2 et ils habitaient majoritairement la tente. Les Zouagha et le Ferdjioua limitaient au sud la Kabylie orientale, mais n’en faisaient pas partie. Que ces tribus ne partagent pas le même particularisme est un fait, mais qui n’a en rien empêché que les mêmes événements historiques les aient balayés avec une égale prégnance. De plus les échanges intenses, qu’ils soient économiques, culturels ou de population, entre ces entités, ont été de tout temps extrêmement vivants. Mais il n’en demeure pas moins que l’espace de la Kabylie orientale ne peut être étendu jusqu’aux Ferdjioua et aux Zouagha. Une nuance cependant pour tempérer cette affirmation. Si on se place dans les événements de la longue durée, il est certain que l’on trouvera de quoi largement alimenter la thèse d’une origine commune des populations, mais de ce point vue la même affirmation pourrait être élargie à des ensembles encore plus vastes. Quelles limites alors pour la Kabylie orientale ? Elles sont figurées par une ligne qui passe par l’embouchure de l’oued Djendjen au nord-ouest, traverse la région où prend source l’oued Ennadja, suit son cours jusqu’à Sidi Merouan en contrebas de la chaîne du Zouagha, passe entre Sidi Driss et l’oued Smendou et remonte le long des vallées arrosées par l’oued Safsaf jusqu’à son embouchure. C’est un vaste territoire tourné vers la mer Méditerranée au nord et protégé au sud par un relief accidenté et montagneux. Vue de Constantine, la Kabylie orientale est derrière la ligne sombre de l’horizon, qui dresse sa silhouette échancrée d’est en ouest. Elle apparaît comme un au-delà des terres paisibles et grasses qui cernent la ville. C’est un pays lointain et mystérieux, mais tout autant proche : il est un débouché sur la mer, une réserve de produits du terroir (huile, miel, fruits, cire, charbon, peaux) et fournit les travailleurs saisonniers. Deux cités 1 2

M. Zurcher, ibid.

Parler des Arabes hilaliens, voir infra. Notons, cependant, que le berbère était également en usage. Un berbère originaire des Aurès et non du Djurdjura.

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LA KABYLIE ORIENTALE DANS L’HISTOIRE

historiques (Jijel et Collo) ouvrent la Kabylie orientale vers la mer d’où envahisseurs et marchands abordèrent ses côtes, mais sans jamais parvenir à franchir la grande barrière montagneuse qui en défend l’accès. Protégée par d’immenses remparts naturels, la Kabylie orientale est parcourue de crêtes aiguës qui côtoient de profondes vallées. Ces dénivellations considérables témoignent d’une érosion intense. Au nord s’étend le pays jijelien drainé par quelques rivières côtières dont les principales sont l’oued Missa, qui se jette à la mer sous le nom de l’oued Djendjen et l’oued Nil. Alors qu’au sud, l’oued Itéra et l’oued Ennadja sont, au contraire, tributaires de l’oued El Kébir. Entre l’oued El Kébir et la vallée du Safsaf s’élèvent les monts de la Kabylie de Collo, traversés dans leur partie médiane par la pittoresque vallée du Guebli. Au sud la chaîne numidique se continue avec le Djebel Aicha et le Kef Driss, au nord, s’avance vers la mer, pour former le promontoire du cap Bougaroun (cap des Sept Cornes), découpé et rocheux, le pâté de Collo dont le point culminant est le djebel Gouffi. Toutes les montagnes de Kabylie orientale, dressées en bordure de la mer, face aux vents pluvieux du nord-ouest, sont fortement arrosées ; les massifs les mieux exposés reçoivent plus d’un mètre d’eau par an, et en hiver la neige reste plusieurs semaines sur leurs sommets. Une telle humidité a permis le développement de vastes massifs forestiers qui sont parmi les plus beaux d’Algérie. Les fertiles forêts de chênes-lièges se sont conservées sur les grès infertiles et sur les massifs schisteux très arrosés, des chênes à feuilles caduques (zéen et Affarès) égayent les versants creux les plus humides et des bouquets de pins maritimes se dressent près du littoral. Entre Jijel et Collo, les forêts sont très denses et le coefficient de boisement atteint 60 % ; les sous-bois sont touffus et presque impénétrables1. L’absence de route a constitué un obstacle majeur à la connaissance du pays. Rares les voyageurs qui ont réussi à le pénétrer. Mais on le décrit comme un « îlot » dur, sauvage, enclavé où seuls quelques cols ouvrent des passages aux voyageurs. À partir de Constantine, il faut contourner les difficiles falaises des Bni Haroun, éviter le Tamesguida, passer par le col de Tibairen, parcourir un chemin vertigineux pour accéder avec peine au pays de Jijel. À l’est, la ville de Collo, plantée au fond d’un véritable massif, présente la même difficulté d’accès. Seuls la vallée d’oued Safsaf et l’arrière-pays de Stora laissent passer une route plus clémente vers Constantine. Voilà donc planté le décor de la longue et tumultueuse histoire de la Kabylie orientale.

1

Texte largement repris de la description de M. Zurcher, op. cit., p. 13-14.

PREMIÈRE PARTIE Histoire d’une identité plurielle

LIVRE PREMIER Des Numides aux Kutama

1.

AUX AURORES DE L’HISTOIRE

Cette histoire ne peut-être détachée de celle générale de l’Afrique du Nord. L’intelligence des faits propres à cette partie se trouve dans la lumière qui éclaire le Maghreb dans son ensemble, considéré à juste titre comme l’un des berceaux de l’humanité1. Les premières traces de l’espèce humaine trouvées à Ain El Hannache (El-Eulma) datent de deux millions d’années. Mais en Kabylie orientale, où la nature luxuriante a enveloppé d’un épais manteau de verdure ses secrets, on n’a pas eu la chance de remonter aussi loin. Parmi les plus anciens témoignages laissés par nos ancêtres, on a retrouvé quelques pierres taillées, des fléchettes, de la vaisselle, des restes d’habitations et surtout des monuments où ils inhumaient leurs morts. De ces vestiges, les plus « parlants » sont évidemment les nécropoles. Elles dénotent du soin apporté par nos ancêtres aux rites funéraires, comme s’ils voulaient, par ce moyen, porter par-delà les âges témoignage sur leur vécu. Ces édifices funéraires, on en a retrouvé sur toute la côte, de Collo à Jijel, répartis inégalement d’ouest en est. Leurs dimensions, leur architecture intérieure et les objets funéraires qui y ont été entreposés, sont comme un livre ouvert sur le passé, mais malheureusement il ne va pas au-delà du VIe siècle av. J.-C. et il serait d’ailleurs vain d’y chercher une quelconque chronologie. Il y a aussi les textes. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, l’Afrique du Nord a tôt fait d’intéresser géographes et historiens de l’Antiquité. Citons-en quelques-uns : Hérodote (v. 484-v.425 av. J.-C.), 1

S. Lancel, l’Algérie antique, Éd. Menges, Paris, 2000, p. 18.

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LA KABYLIE ORIENTALE DANS L’HISTOIRE

Salluste (86 av. J.-C. - 35 av. J.-C.), Pline l’ancien (v. 23-79 apr. J.-C.), Ptolémée (v. 100 - v. 170) et d’autres encore. L’intérêt de leurs écrits, où légendes et réalité s’entremêlent, c’est qu’ils nous projettent dans les temps lointains, aux premières aurores de l’histoire. Ainsi, là où l’archéologie ne s’avère d’aucun secours, la lumière de ces écrits fondateurs nous aide-t-elle à entrevoir, sinon à imaginer, qui étaient les ancêtres des bâtisseurs de nos nécropoles.

Ce que révèlent l’archéologie et les textes Tumulus, dolmens, Chouchet Grottes funéraires à peine aménagées, chambres sépulcrales taillées à flanc de falaise (oued Zhour), dolmens (Bougaroun), tumulus (Taher), excavations à peine profondes (Jijel), les nécropoles découvertes en Kabylie orientale sont de différentes sortes et de différentes époques. Malheureusement, toutes n’ont pas fourni la même densité d’information, ce qui rend difficile leur datation. Jusqu’en 1937, on pensait que la nécropole de Collo était la plus ancienne (IVe siècle av. J.-C.) quand M. Astruc mit au jour à la Pointe noire près de Jijel1, des caveaux qui, tant par leur forme que par la nature de leur mobilier, ont été situés entre le VIe et le IVe siècle av. J.-C.2 Moins ancienne, mais assez significative, dans le douar d’oued Djendjen, entre l’oued Nil et son affluent l’oued Bokra, la nécropole de Chakfa3 est sans contexte d’origine libyque. Elle compte une cinquantaine de tombes, orientées d’est en ouest. Les unes présentent la forme de dolmens construits sur tumulus ; d’autres sont des dolmens recouverts de tumulus. Il y a également des restes de plusieurs sortes de tours cylindriques. Mais, ajoute C. Viré : « Les plus nombreuses d’entre les sépultures de ce plateau affectent la forme de chambre sépulcrale formée de quatre dalles verticales de pierre, fermée par un couvercle de pierre formant table. » C’est d’ailleurs près de cette nécropole que l’on a retrouvé une stèle portant une inscription en libyque. Ces sites d’une importance capitale pour la connaissance du passé de la région n’ont pas fait l’objet d’une recherche plus poussée.

1

H. Fournel, Richesse minérale de l’Algérie, 1849, tome 1, p. 164 ; Delamare, Exploration scientifique de l’Algérie pendant les années 1840-45, Archéologie, 1850 ; Duprat, « Sépultures antiques de Djidjelli », RSAC, n° 25, 1888-89, p. 397-399 ; S. Gsell, Fouilles du Gouraya et Atlas archéologique, feuille 7 / 77-78. 2 M. Astruc, « Nouvelles fouilles à Djidjelli », in R A, vol. 80, année 1937, p. 199-253. 3 C. Viré, « Les antiquités dans la commune mixte de Taher », RSAC, n° 29, 1894, p. 556.

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Livrés à la prédation des nouveaux occupants, ils ont été détruits1. Toujours aux environs de Taher, quatre outils de type préhistorique en pierre ont été mis au jour. On n’a pas réussi à les dater, mais une estimation les place au IIIe siècle av. J.-C. Bni Habibi, précisément sur la rive gauche d’oued El Kotone, Djimla2, El Aroussa3 (Ouled Asker), mechta des Ouled Rhani4, l’embouchure de l’oued Zhour (rive droite)5 sont autant de sites qui racontent par bribes la longue histoire d’une localisation humaine dans la région. Beaucoup plus riche est le Bougaroun où de nombreuses nécropoles se révèlent tout au long de la côte à Senadek Elli Kharba, à Kef Cheraïa audessus du village de chott. En décembre 1894, on a mis au jour plusieurs dizaines de dolmens et de tombes creusées dans le roc, à l’intérieur de la ville de Collo6. Les caveaux funéraires contenaient des poteries puniques, des céramiques hellénistiques importées, des lampes de type grec, des monnaies carthaginoises permettant de les dater entre le IIIe siècle et le début du Ier siècle av. J.-C7. L’existence de tombeaux indique de manière certaine une sédentarisation des populations. Leur forme, la structure des caveaux, le mobilier, s’ils dénotent d’une incontestable « identité », sont également empreints d’influences exogènes qu’il faut aller chercher dans le pourtour méditerranéen avec lequel les autochtones ont tôt été mis en contact. Première singularité révélée par ces découvertes : les nécropoles dolméniques de la Berberie orientale regroupent un grand nombre de tombes, parfois plusieurs centaines et leur dimension est impressionnante. Or elles « se raréfient brusquement à l’ouest de l’oued El Kébir (l’Amsaga de l’Antiquité) où on ne trouve plus que la petite nécropole de l’oued Nil, près de Taher et quatre dolmens dans le voisinage de Cavallo8». Cette raréfaction serait-elle l’indication d’un changement d’aire culturelle entre la rive droite et la rive gauche de l’Amsaga ? Seconde singularité, les nécropoles dolméniques de l’intérieur ne contiennent aucun vestige de l’influence punique. Elles semblent toutes appartenir à une tradition purement locale, que G. Camps appelle l’« identité 1

« C’est avec les pierres de ces tombeaux ainsi qu’avec les restes de construction romaine qu’a été construite, après 1853, la ferme Plissonnier qui est toute proche. Des ossements et des vases trouvés sur place ont été brisés », C. Viré, ibid. 2 S. Gsell, Atlas, 8.25. 3 Ibid., 8.18. 4 Ibid., 8.6. 5 Ibid., 8.22. 6 Ibid., 8.1.2, 3,7. 7 J.P. Laporte, « Langue et écriture libyques », in Algérie au temps des royaumes numides, Paris, 2003, p. 64. 8 G. Camps, « Aux origines de la Berbérie, Massinissa ou les débuts de l’histoire », Libyca a/é tome VIII, 1, 1er semestre, 1960, p. 130.

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paléo-berbère1 ». S’il faut chercher à tout prix des similitudes à ces rites funéraires, il faudrait aller de l’autre côté de la Méditerranée où l’on a retrouvé des dolmens de forme identique : en Sicile, en Sardaigne et en Europe du Sud. Ces ressemblances ont fait l’objet de diverses spéculations dues surtout à des auteurs2 imbus d’idéologie européocentriste. Il y a là assurément pour les anthropologues et les historiens matière à questionnement. Il ne faut surtout pas conclure hâtivement par des réponses mises au goût du jour. Troisième et dernière singularité : les vestiges décrivent des zones de sédentarisation plus denses sur la côte que dans l’intérieur du pays. Traçonsen rapidement les contours : toutes sont situées aux alentours des cours d’eau, dans de riches vallées formées par les dépôts alluvionnaires : vallée d’oued Nil, embouchure de l’oued El Kébir, vallée formée par l’oued Zhour, vallée d’oued Guebli, vallée d’oued Safsaf. Hors des vallées maritimes, seulement trois zones intérieures ont révélé une ancienne occupation humaine : la vallée de 600 hectares que forme oued El Kébir au niveau d’El Milia actuelle, les plateaux d’El Aroussa (Ouled Asker) et la vallée formée par la source de l’oued Zhour et l’oued Bousiaba, c’est-à-dire la succession de vallons répartis entre Bni Ferguen et Bni Tlilen en passant par les Bni Touffout, Achaich, Ouled Embarek et El Akbia. Est-ce à dire que les vallées ont été habitées bien avant les zones montagneuses ? En tous les cas c’est ce que nous laissent supposer les trouvailles archéologiques. Gétules, Numides, Maures dans les textes Mais qui sont les bâtisseurs de ces villages et de ces nécropoles ? Sous quel nom apparaissent-ils dans l’histoire ? Si aucun texte ancien n’en fait explicitement mention avant le début de l’ère chrétienne, on sait cependant que les premiers habitants de l’Afrique du Nord furent les Libyens3. Le père de l’Histoire, Hérodote, les divise en Libyens nomades et en Libyens cultivateurs et sédentaires. Ils se partagèrent ensuite en groupes distincts : Gétules, Numides, Maures. C’est probablement ainsi qu’ils se localisèrent : les Numides, de la frontière occidentale de la Tunisie jusqu’à la Moulouia 4; les Maures, dans le Maroc, les Gétules, dans la partie septentrionale du 1

S. Lancel, op. cit., p. 34. G. Olivier, Recherches sur l’origine des Berbères, Imprimerie Dacan, Bône, 1868 ; J. Périer, Des races dites berbères et de leur ethnogénie, Paris, 1873 ; L. Bertholon, Recherches anthropologiques dans la Berbérie, A. Rey imprimeur, Lyon, 1913. 3 Libyque ou Lebou en grec, cet ethnonyme désignait à l’époque antique les habitants de l’Afrique du Nord depuis la mer Rouge jusqu’à l’océan Atlantique. 4 Moulouya, Mulucha (des anciens) : oued qui se jette dans la mer Méditerranée non loin de la frontière algérienne. Il sépare au Maroc, le haut Atlas du moyen Atlas. 2

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Sahara correspondant à la zone précédente. Les désignations de Gétules, Maures et Numides ne se rapportent pas à telle ou telle tribu et semblent plus correspondre à des subdivisions territoriales. Ceux qui ont construit villages et nécropoles au VIe siècle av. J.- C. en Kabylie orientale étaient sans aucun doute les descendants de LibyensNumides sédentaires pratiquant l’agriculture. Certes les indications de Ptolémée sont trop tardives pour être prises en considération pour la période qui nous concerne, mais retenons cependant que pour ce géographe, les habitants de l’embouchure de l’Amsaga s’appelaient les Khitone. Cet ethnonyme est assurément étrange. On le retrouvera bien plus tard désignant différents lieux de la Kabylie orientale : « mechta Guetoun » et « oued Ktone » à Bni Habibi, oued Ktone à Mouia et Sidi Khelifa (Mila). Est-ce le souvenir de l’ethnie Khitone qui se serait perpétué à travers la toponymie ? Certes, il n’existe nulle part de groupes humains qui soient demeurés « purs », ici moins qu’ailleurs. Il est donc plus juste de supposer qu’au substratum berbère, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, sont venus se superposer des apports ethniques aussi divers que l’avaient été les mouvements de populations traversant cette région.

Écriture et langue libyques en Kabylie orientale Des spécimens de l’écriture libyque ont été retrouvés au moins dans quatre endroits de la Kabylie orientale. Avec celui de Taher mentionné plus haut, il y a celui d’El Aroussa, chez les Ouled Asker, celui d’El Milia et deux autres sur la rive ouest d’oued Safsaf1. Or s’il y a bien un particularisme berbère2, il est tout entier dans cette écriture, pure invention locale. Certes, on a cherché à lui trouver avec le grec ancien, le punique et même l’arabe de vieilles sources, mais qui se sont toutes avérées insoutenables. Écriture originale3 présente dès l’Antiquité, ayant « à la fois une profonde unité et d’importantes variations régionales4 », le libyque est également un parler répandu dans toute l’Afrique du Nord. Même si nous ne disposons d’aucune preuve pour l’affirmer, il faut bien admettre à la suite de Gsell qu’il se pratiquait « déjà dans les siècles qui précédèrent et suivirent l’ère chrétienne5 ». Que cette langue originelle ait subi l’influence du grec, du punique et par la suite du latin, ne fait aucun doute. Mais avec ses diverses variantes locales, elle demeura jusqu’au VIIe siècle la langue dominante de 1

K. Daho-Kitouni, « Les inscriptions libyques et puniques », in Algérie au temps des royaumes numides, Somogy, Paris, 2003, p. 30. 2 Berbère, c’est tous ensemble, Numides, Maures et Gétules, une dénomination tardive donnée aux occupants de l’Afrique du Nord. 3 S. Gsell, Histoire ancienne, tome VI, p. 100. Dorénavant « Histoire ». 4 J.P. Laporte, op. cit., p. 26. 5 S. Gsell, Histoire, tome 1, p. 310.

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l’Atlantique jusqu’à la Cyrénaïque. Le tamashek, le kabyle, le zenâta, le chaouia, le chleuh, etc., sont des variantes locales de cette langue ancestrale commune à tous les Berbères. Par la manière d’enterrer leurs morts, leur langue et leur écriture, les premiers habitants de la Kabylie orientale sont d’authentiques NumidoBerbères qui vont subir tout au long de l’histoire les influences venues de divers horizons. Mais une chose est sûre, la topographie du pays le prédestinait à s’ouvrir d’avantage vers la mer. C’est par là que les Phéniciens, ces grands voyageurs de l’Antiquité, prirent langue avec son peuple.

L’empreinte phénicienne et carthaginoise Quand bien même les sources manquent pour traiter de l’impact de la période phénicienne et carthaginoise sur notre région, il nous paraît cependant impossible de faire l’impasse sur ces temps forts de l’évolution du monde méditerranéen. Sans suivre G. Camps1, dans sa conclusion hardie selon laquelle l’Afrique du Nord est entrée dans l’histoire par la porte de la civilisation carthaginoise, il faut pourtant bien admettre que Phéniciens et Carthaginois ont précipité la naissance d’un nouveau monde, mettant en relation Africains et Européens, Orientaux et Occidentaux. On ignore à quelle période les voyageurs venus de Tyr et de Sidon fondèrent les premiers établissements sur la côte africaine. Originaires du pays qui deviendra plus tard le Liban, les Phéniciens partaient en Espagne chercher l’argent des riches mines du pays des Tartessiens. C’était un long voyage et leurs embarcations les obligeaient à faire des escales répétées le long du littoral africain. Leurs refuges, ils les choisissaient sur les pointes de la côte facilement défendables, près des rivières où il y avait moyen de s’approvisionner en eau et en vivres. Cela produisait d’inévitables échanges avec les autochtones : « Puis les stations devinrent des comptoirs, dans lesquels le commerce se fit par voie de troc. Les négociants de Sidon et de Tyr devaient emporter des laines, des peaux, de l’ivoire, des plumes d’autruche, peut-être du bétail, très probablement des esclaves. On peut supposer qu’ils laissaient aux indigènes des étoffes, des verroteries, des poteries, des armes, du vin2. » Les sites qui semblent avoir servi d’escales à ces intrépides navigateurs sont les emplacements où s’élèveront, on ne sait à quelle époque au juste, Rusicade, Stora, Chullu, Marsa-Zitoun3, Igilgili. Ils offraient tous l’avantage de leur position maritime exceptionnelle et leur proximité de riches vallées ouvertes sur des oueds : oued Safsaf, oued 1

G. Camps, ibid. S. Gsell, op. cit., p. 16. 3 On ne connaît pas le nom antique. « Marsa Zitoun » est arabe. 2

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Guebli, oued Zhour, oued El Kébir, oued Nil. Il ne fait aucun doute, comme l’affirme G. Camps, que « si Carthage a si profondément marqué de son empreinte [la Berberie orientale], c’est qu’elle y a trouvé un terrain déjà préparé1 ». Nous savons que la tradition place la création de Carthage au IXe siècle av. J.-C. Mais c’est vers le Ve siècle que la nouvelle puissance s’était constitué en Afrique un territoire qui s’étendait sur une grande partie de la province de Constantine. « Meltzer prétend même, écrit Gsell, que cette domination se serait avancée sur le littoral jusque vers Skikda, peut-être même plus loin, jusque vers le cap Bougaroun et l’embouchure de l’oued El Kébir2. » Les marques les plus significatives de la fréquentation prolongée entre Carthage et son voisinage, nous les trouvons dans les cités. Il y en a trois en Kabylie orientale qui semblent issues du mariage heureux de l’antériorité berbère avec la civilisation grecque. Chullu. Quoique Chullu « n’est citée nulle part avant l’Empire romain3 », les vestiges qu’on y a retrouvés laissent voir l’importance de l’influence punique. Le nom même de Chullu pourrait être phénicien, à rapprocher d’Achulla, Acholla. Autre indice allant dans le même sens, la réputation de Chullu dans la production de la pourpre et des laines teintes. On sait combien les Phéniciens recherchaient les précieux coquillages qui secrètent la pourpre et quelle teinture renommée ils fabriquaient avec ce produit. Des textes de l’époque romaine mentionnent des pêcheries et des ateliers sur divers points des côtes africaines : dans l’île de Djerba ; à Chullu4 qui se plaçait en concurrence directe avec Tyr. Rusicade. « Il est donc probable qu’à l’époque phénicienne, Tapsa, mentionnée par Scylax dans son Périple, existait, avant Rusicade, au même lieu et aurait reçu son nom du fleuve voisin le Safsaf5. » Le nom phénicien est Thapsus6 ; il désignait invariablement la cité et l’oued Safsaf. Parmi les découvertes faites en ce lieu, celles qui témoignent d’un passé phénicien n’ont guère d’importance et on ne peut pas affirmer qu’elles appartenaient à la période au cours de laquelle Rusicade dépendait de Carthage. Igilgili. Parmi les villes Metagonites7, entre le cap Bougaroun et Saldae, s’élève Igilgili. Même si nous n’avons aucune certitude sur la période de sa 1

G. Camps, op. cit., p. 135. S. Gsell, Histoire, tome 3, p. 51. 3 S. Gsell, Histoire, tome 2, p. 154. 4 S. Gsell, Histoire, tome 3, p. 51. 5 C. Féraud, op. cit., p. 82. 6 S. Gsell, Atlas, feuille 7/ 196. 7 C’est sous le nom de Métagonie, qu’était connu le cap Bougaroun. Ce nom servit tantôt à désigner une peuplade tantôt une région dont les limites étaient variables selon les auteurs anciens. 2

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création, les vestiges puniques qu’on y a retrouvés laissent penser que la cité a eu des relations d’échange avec Carthage1. La difficulté à trouver des matériaux pour éclairer la période phénicienne et carthaginoise vient surtout du fait que les civilisations postérieures ont imposé leur nouveau mode de vie et leur culture, effaçant ainsi par leur influence les traces du passé. Deux événements considérables allaient bouleverser l’histoire des trois derniers siècles avant notre ère : l’émergence de la puissance romaine en tant que concurrente directe de Carthage, jusque-là dominateur unique et absolu en Méditerranée et la montée en puissance des royaumes numides, comme troisième acteur dans les guerres qui vont durer deux siècles.

Royaumes numides et Kabylie orientale

C’est au IIIe siècle av. J.-C. qu’apparurent, au moins dans les textes, trois royaumes, à la tête desquels se trouvaient trois rois. À l’ouest, entre l’océan d’un côté et l’Espagne de l’autre, se trouvait le royaume des Maures ayant pour frontière à l’est la Mulucha, qui formait dans son cours inférieur la limite avec la Numidie. Entre le royaume des Maures et le territoire carthaginois, s’étendaient deux autres royaumes, celui des Masæsyles et celui des Massyles. Les Masæsyles sont mentionnés à partir de la seconde guerre punique (219-202 av. J.-C.). Ils avaient alors pour souverain Syphax. Quant aux Massyles, un texte très peu sûr les mentionne, eux et leur roi, au temps de la première guerre punique (262-241 av. J.-C.). Gaïa, leur souverain lors de la seconde guerre, était d’une famille qui détenait l’autorité royale depuis plusieurs générations. Quand on étudie l’histoire de l’Antiquité, on est frappé par une constante. Masæsyles et Massyles, deux peuples appartenant à la même origine libyque, sont néanmoins séparés par une frontière inamovible : l’Amsaga (oued El Kébir). Le royaume des Masæsyles s’étendait depuis l’embouchure de ce fleuve jusqu’au Mulucha (la Moulouia). Il comprenait ce qu’on a appelé par convention la Berbérie centrale et la Berberie occidentale. Le royaume des Massyles (ou Berbérie orientale) s’étendait depuis la rive droite de l’Amsaga jusqu’au territoire carthaginois limité au nord par Tabarka. Après le triomphe de Massinissa (202 av. J.-C.), le royaume Masæsyle cessa d’exister sous ce nom. Sous les Romains, les entités Masæsyles/Massyles, prirent la forme de deux royaumes, celui des Maures (Maurétanie) et celui des Numides (Numidie).

1

M. Astruc, « Nouvelles fouilles à Djidjelli », in RA, vol. 80, année 1937, p. 203.

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L’Amsaga, cette « limite qui n’a jamais varié » (Gsell) coupait donc en son cœur la Kabylie orientale. On ne sait pas jusqu’où cette division se prolongeait au sein des populations. Mais le fait est qu’elle a existé pendant suffisamment longtemps (du IIIe siècle av. J.-C. au IVe siècle de J.-C.) pour être prise en compte dans les évolutions ultérieures de chaque région. Il y a unanimité parmi les historiens à reconnaître combien l’œuvre du roi massyle, Massinissa, fut considérable. Pendant son règne qui aura duré cinquante cinq ans (203 à 148 av. J.-C.), il réussit à transformer profondément le pays et les hommes. C’est à lui que Polybe et d’autres, Strabon, Valère Maxime, Appien, attribuent l’introduction de l’agriculture en Numidie. « Voici, dit Polybe, ce qu’il fit de plus grand et de plus merveilleux. Avant lui, toute la Numidie était inutile et considérée comme incapable par sa nature de donner des produits cultivés. C’est lui le premier, lui seul, qui montra qu’elle peut les donner tous, autant que n’importe quelle autre contrée, car il mit en pleine valeur de très grands espaces1. » C’est encore Massinissa, nous dit Strabon, qui rendit les Numides sociables et en fit des agriculteurs2. Quarante ans après la mort de ce roi exemplaire, les Numides continuèrent à jouir d’une paix complète et l’agriculture n’avait probablement pas subi de décadence remarquable. Dans sa Guerre de Jugurtha, Salluste nous apprend que lorsque Metellus entra en Numidie, du côté de la province romaine d’Afrique, « les champs étaient couverts de troupeaux et de cultivateurs. Aux approches des moindres bourgades l’armée trouvait toujours des préfets du roi qui venaient offrir de livrer des blés, de voiturer les provisions, de faire, en un mot, tout ce qui leur serait prescrit3. » Toujours dans le même texte, l’auteur décrit d’autres contrées de la Numidie « remarquables par l’état florissant de leur culture, couvertes de villes, de châteaux où l’armée romaine trouve des grains et d’autres provisions en abondance4». De nombreux auteurs soulignent combien les habitudes agricoles avaient pénétré profondément le pays et détruit en partie les mœurs nomades. Cette influence serait-elle parvenue à faire naître au sein de la population le sentiment d’appartenance commune ? En tous les cas, les frontières traditionnelles demeureront. D’ailleurs, sitôt Massinissa décédé, son royaume sera dépecé en petites souverainetés qui ne résisteront pas à l’offensive des envahisseurs.

1

Cité par S. Gsell, op. cit., p. 60. Ibid., p. 60. 3 Salluste, Histoire de la guerre de Jugurtha, trad. Dureau de la Malle, ch. L, p. 238. 4 Ibid., pp. 239-240. 2

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2.

DOMINATION ROMAINE ET ROMANISATION

Fin des royaumes numides : la domination romaine En 146 av. J.-C., Carthage est entièrement détruite par le Romain Scipion Émilien, vainqueur de la troisième guerre punique. Son territoire devient une province romaine (nord-est de la Tunisie). Rome décide alors d’occuper les villes maritimes, les comptoirs, les colonies militaires ou commerciales que Carthage avait établis depuis la petite Syrte jusqu’au Moulouya. Rusicade, Chullu, Igilgili ont dû être parmi les villes occupées pendant cette période. Une sorte d’occupation restreinte qui n’eut aucun impact sur le pays profond. La guerre de Jugurtha qui éclate en 111 av. J.-C. constitue la dernière grande et véritable opposition armée d’un royaume africain à l’envahisseur romain. La victoire de Marius (106 av. J.-C.) donna du même coup « l’avantage au parti populaire dont le programme politique prévoyait notamment des assignations de terres fertiles hors d’Italie aux vétérans. C’est ce programme de colonisation militaire prévu à une grande échelle, qui avait fortement stimulé l’expansion de Rome en Afrique1 ». Les rois maures et numides affaiblis, pris dans le jeu des alliances douteuses avec Rome, voient leurs royaumes s’effondrer pour ensuite disparaître sous les coups de boutoir de la nouvelle puissance. En 47 av. J.-C., Juba 1er, fils d’Hiempsal, veut relever le parti de Pompée. Pour mettre fin à cette révolte, Jules César débarque en Afrique. La bataille de Thapsus décide du sort de la guerre et Juba vaincu dut se résoudre à se donner la mort. César décide alors d’annexer purement et simplement le royaume de Numidie. Il crée une nouvelle province, appelée Africa nova, tandis que le nom d’Africa constitué depuis 146 devient Africa vetus. Les deux provinces devaient être bientôt réunies. Dès lors, l’Africa, au sens administratif, eut pour limite, à l’ouest, le cours inférieur de l’Amsaga (oued El Kébir). 1

T. Kotula, M. Michalak, « Les Africains et la domination de Rome », in Dialogues d'histoire ancienne, vol. 2, 1976, p. 338.

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À Salluste, en reconnaissance des services rendus, César lui attribue cette Africa nova et le pare du titre de proconsul. Restait un autre allié remuant à satisfaire, Publius Sittius Nucérinus. Il lui concéda le nord de la Numidie. Rappelons brièvement le rôle de ce personnage, parce qu’il fut considérable au moins dans les débuts de la création de la Confédération cirtésienne. Sittius est un Campanien1, qui parvient en Afrique après de troubles mésaventures qui l’ont conduit à la faillite financière. Fuyant ses créanciers, il se retrouve en Afrique où il constitue une armée de mercenaires venus de tous les horizons, pour la mettre au service de quiconque le paie convenablement. César en butte aux menées de Juba et des Pompéiens, fait appel à lui. Avec les troupes de Bogud, roi de la Maurétanie orientale, Sittius envahit d’abord la région sitifienne et, après l’avoir soumise, il marche sur Cirta capitale de Juba 1er. La prise de la ville, après un long siège, décide du sort de la Numidie. En reconnaissance, Sittius et ses compagnons, qu’on appelait les Sittiani, furent gratifiés d’un vaste territoire, le plus riche et le plus verdoyant de la Numidie.

L’État de Sittius et ses limites ? C’est une vaste région comprise entre l’Amsaga à l’est et Hippone à l’ouest, alors qu’à l’intérieur des terres, elle « confinait au pays des Gétules, à une distance moyenne de cent kilomètres du littoral2 ». Dans ce périmètre étaient comprises quatre villes historiques : Chullu, Rusicade, Milev et Cirta. P. Sittius Nucérinus, comme légat propréteur aux pouvoirs très étendus, établit ses compagnons d’armes, ceux qu’on appelait les Sittiani, sur le territoire de la confédération, en leur concédant des terres et des privilèges dans les cités principales. « Véritable État, dont l’heureux condottiere était le maître et où il exerçait presque des droits régaliens : son effigie apparaît sur des monnaies qui furent frappées à Cirta3. » Sittius fut assassiné par Arabion en 44 av. J.-C.4, mais jusqu’au VIIe siècle apr. J.-C., la Confédération des quatre cités cirtésiennes garda une organisation administrative « qui assurait son unité et qui constituait une exception dans le régime municipal romain5 ». 1

Campanien, de Campanie, région de l’Italie péninsulaire, sur la mer Tyrrhénienne, c’est le pays natal de Sittius. 2 S. Gsell, Histoire, tome 8, p. 160 de l’édition numérique. La limite méridionale du territoire de Cirta aurait pu s’étendre un peu plus au sud, jusqu’à Ain Fakroun : P. Alquier, « Les limites du territoire de Cirta », in IIe Congrès national de science historique,(Alger), 1930, pp. 27-30 ; F. Logeart, « Bornes délimitatives dans le sud du territoire de Cirta », in R A, 83, 1939, pp. 161-181. 3 S. Gsell, ibid., p. 160. 4 S. Gsell, ibid., p. 180. 5 S.Gsell, ibid., p. 162.

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La Confédération des quatre colonies cirtésiennes La création de la principauté de Sittius fait partie d’une politique qui vise à promouvoir des établissements fortement romanisés ou des « États tampons » en avant des possessions romaines. L’État de Sittius doit donc être considéré, à l’origine, comme une protection de l’Africa nova, nouvellement créée, face au royaume de Maurétanie, « mais aussi comme un pôle de romanisation diffusant la civilisation latine1 ». Dès le début, cette confédération eut pour centre du pouvoir administratif et politique Cirta, ayant rang de colonie, ce qui l’affranchissait pratiquement de l’autorité du proconsul et donnait à son chef des pouvoirs très étendus. Les trois autres cités — Chullu, Rusicade et Milev — n’eurent d’abord que le statut de pagi (district rural). C’est Auguste2 qui les hissa au rang de colonies. Mais de colonies fictives puisqu’elles n’avaient pas d’autonomie administrative et financière, ne possédaient pas de trésor public et étaient placées sous la juridiction de « préfets », délégués de Cirta. Véritable « petit État autonome », qui certes ne pesait pas d’un grand poids dans l’Empire romain, mais dont le particularisme en fit une « curieuse exception3 ». Comme l’affirme L. Leschi, cette « organisation unique en son genre dans l’Empire romain, ne peut avoir son origine que dans le fait que Rome a reconnu et voulu utiliser le degré de civilisation urbaine auquel était arrivée la région de Cirta4 ». Le rôle éminent de Cirta dans la confédération Évoquer la Confédération cirtésienne c’est avant tout souligner le rôle exceptionnel de Cirta. Comment traiter par exemple l’histoire de Chullu, de Rusicade ou de Milev si on laisse dans l’ombre leur dépendance à l’égard de cette ville, puisque telles des satellites, elles ont évolué sous son influence ? On sait que les plus importantes cités de l’Antiquité ont été des villes côtières. Cirta fait exception. Tirant toute sa puissance de son « insularité », elle réussit l’extraordinaire prouesse de demeurer capitale historique de Syphax, de Massinissa, de Micipsa ; ainsi qu’avec Hiempsal II et Juba 1er. Les Romains la reconduisirent dans son rôle jusqu’à la disparition de la Confédération cirtésienne (entre 251 et 269 apr. J.-C.), pour ensuite la réinstaurer capitale de la Numidie romaine sous Dioclétien (297 apr. J.-C.). Sa position au cœur de riches plaines céréalières n’explique pas tout. D’autres villes s’étaient trouvées dans la même situation (Théveste, Calama par exemple), sans pour autant survivre aux aléas de l’histoire. Que Cirta ait 1

Ibid. Empereur de Rome (27 av. J.-C. - 14 apr. J.-C.). 3 E. Mercier, Histoire de Constantine, Éd. Constantine, 1903, p. 27 sq. 4 L. Leschi, « De la capitale numide à la colonie romaine », in Constantine. Son passé, son centenaire, Éd. Braham, 1937, p. 19. C’est nous qui soulignons. 2

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été choisie comme capitale par les rois numides, cela relevait d’une cohérence structurelle de leurs États. Mais que les Romains l’aient reconduite dans sa position était moins un choix qu’une nécessité qui s’était imposée à eux. En créant la Confédération cirtésienne, ils ne firent finalement qu’entériner une réalité historique et politique profondément ancrée dans l’âme et la praxis des Numides1.

Romanisation de la Kabylie orientale Quelles conséquences la réorganisation de la Numidie par César eut-elle sur la région qui nous intéresse ? Quels changements furent introduits dans la vie des cités, dans l’ordre social et économique des tribus ? En d’autres termes, ce que l’on a appelé la romanisation — qui exigea au moins l’occupation militaire et l’accaparement des richesses agricoles au profit de la nouvelle puissance —, quel impact eut-elle sur la Kabylie orientale ? Subséquemment, comment l’organisation indigène fut-elle « secouée par les mutations opérées d’autorité par le conquérant et minée intérieurement par la lente érosion de ses valeurs traditionnelles au contact de celles du colon2 » ? Représentant plus que la moitié du territoire de la Confédération cirtésienne, la Kabylie orientale va connaître un intense mouvement de romanisation par la lente pénétration des mœurs et des lois romaines. Pour apprécier ces transformations, il aurait été évidemment nécessaire de disposer de points de référence et de comparaison. Malheureusement, l’état de la Kabylie orientale avant la romanisation ne nous est pas connu. On a des informations sur les cités, mais pas sur les campagnes. Or, ce qui nous intéresse, c’est d’abord la situation des populations, savoir comment a pesé sur elles l’ordre nouveau. Faute de pouvoir décrire cette évolution, nous évoquerons les innovations les plus emblématiques, chaque fois qu’il nous sera possible de le faire, ainsi nous apparaîtra sans doute le panorama général de la Kabylie orientale au sortir de quatre cent soixante-quinze ans d’occupation romaine.

Cités, routes et réseau militaire Ce sont les intenses échanges entre la capitale de la confédération et ses trois cités satellites qui vont profondément modifier le paysage rural du territoire cirtéen3. Le réseau routier, constitué par les quatre grandes artères 1 J. Desanges, « Permanence d’une structure indigène en marge de l'administration romaine : la Numidie traditionnelle », in Antiquités africaines, 15,1980, pp. 77-89. 2 M. Benabou, La résistance africaine à la romanisation, Maspero, Paris, 1976, p. 30. 3 M.L. Aggoune pose, dans un article consacré à la confédération cirtéenne, que celle-ci représentait une survivance têtue, sur le plan politique et administratif, de la vieille organisation numide. Oubliant que même si tel fut le cas, elle n’était malgré tout qu’une

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reliant Cirta-Rusicade, Cirta-Milev, Cirta-Chullu, Milev-Igilgili, complété par un réseau de voies secondaires, entre ces cités et leur arrière-pays, introduisit l’élément dissolvant des grandes lignées tribales à quoi se substituèrent sans aucun doute les groupes éclatés et sans envergure dont le pays allait hériter durablement. Aux facteurs économiques vinrent s’ajouter les considérations militaires. Car pour protéger les voies de communication, il fallait bien que se développât un vaste dispositif de postes de surveillance. On ne sait pas exactement si c’est l’armée qui attira à sa suite les propriétaires terriens ou si ce sont ces derniers qui exigèrent l’implantation de postes militaires, toujours est-il que la carte de l’urbanisation se superpose parfaitement au réseau militaire Paccianis Matidiae-Tucca Sur la route historique qui va de Saldae à Carthage en passant par Igilgili et Chullu (indiquée par l’Itinéraire d’Antonin et la table de Peutinger)1, arrêtons-nous un moment à l’embouchure de l’Amsaga-oued El Kébir. Nous sommes à El Merdja, nom moderne de la localité. Aucune habitation à l’horizon. Pourtant, à 600 mètres de la côte, sur la rive gauche, on voit surgir des alluvions des amorces de murs, des chapiteaux et des sépultures2. Sur l’autre rive, là où commence la Numidie, aucune trace d’occupation ancienne. Si l’on se rapporte à l’Itinéraire d’Antonin et à la table de Peutinger, on est disposé à attribuer ces vestiges à Paccianis Matidiae3. Les deux sources indiquent sa position entre Igilgili et Chullu. En outre un document épigraphique, retrouvé près d’Igilgili, mentionne une grande propriété qui aurait été concédée à la nièce de l’empereur Trajan, nommée Matidiae. Celle-ci, on le sait, a hérité de nombreuses propriétés aussi bien en Maurétanie césarienne qu’en Numidie4. Une troisième source enfin nous révèle l’existence de ce domaine, c’est un cachet porté sur une brique romaine, retrouvée à Bougie. Il indique que la brique a été fabriquée dans un domaine appartenant à la famille impériale par un figulus qui avait fait partie comme esclave de la concession de Matidiae5. À la lumière de ce qui précède, faut-il conclure que les ruines retrouvées sur la rive gauche de l’Amsaga sont celles de Paccianis Matidiae ? Cette hypothèse est mise en subdivision dans l’ordre de l’Empire romain. Cf. son article « Réfutation des thèses historicistes et affirmation des origines numides… » in Revue des sciences humaines de l’université de Constantine, n°30, décembre 2008 – vol. B, pp. 57-67. 1 S. Gsell, Atlas, feuille 7 /77. 2 C. Viré, « Les antiquités dans la commune mixte de Taher », in RSAC, n° 29, 1894, p. 556. Ces ruines ont aujourd’hui disparu, ensevelies sous le sable et les alluvions. 3 S. Gsell, Atlas, feuille 8 /5. 4 L. Renier, Académie des inscriptions et belles lettres, tome 8, Paris, 1864, p. 267 sq. 5 Ibid., p. 267.

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doute par un texte de Pline qui conduit à identifier Merdja avec Tucca. « Tucca, à l’embouchure de l’Amsaga, dans la mer1… » Le géographe de Ravenne mentionne la même Tucca, mais divisée en deux quartiers, l’un se trouvant sur la rive gauche de l’Amsaga, « dans la Maurétanie Sitifienne » et l’autre sur la rive droite (dans la province Numide). En sachant que la Sitifienne fut constituée à la fin du IIIe siècle, il est logique d’admettre que cette ville a peut-être existé encore à cette époque. Est-ce la même Tucca qui en 411 a envoyé un évêque représenter son diocèse à la conférence de Carthage ? À cette époque l’Église était en proie au schisme des donatistes. « Les habitants de Tucca s’étaient en effet depuis longtemps séparés des catholiques2. » Fournel3 pense, au contraire, qu’il s’agit d’une autre Tucca. Il lui attribue comme emplacement le lieu-dit Henchir-el-Abiod, dans la vallée de l’oued El Kébir, à hauteur de M’zalmet, chez les Bni-Haroun. Mais il ne conclut nullement à la remise en cause de l’existence d’une Tucca maritime. Pour lui, il y a bien deux Tucca, l’une à El Merdja et l’autre à Henchir El Abiod. D’ailleurs il ne fait aucun doute que l’embouchure de l’Amsaga, une magnifique vallée de 1500 hectares, n’a pu échapper aux convoitises des Romains. La cité qui aurait été édifiée là — avant ou après 46 av. J.-C. ? — semble avoir atteint un haut degré de progrès agricole. Les cultures maraîchères ont nécessité le développement d’un système hydraulique sophistiqué. Des traces non équivoques de petites et de grandes conduites d’eau parcourent la place occupée actuellement par Souk-El Djemaa. « Un barrage qui alimentait les grands canaux de cette plaine avait sa place à la mechta Guetoun (El Aiouf), dans la gorge rocheuse et étroite qui ferme le passage de la rivière, un peu au-dessous du confluent de l’oued El Kébir, de l’oued Kotone et de l’oued Bou Amar ; sa hauteur en ce point devait être très grande et le bassin-réservoir pouvait facilement, sans grandes dépenses, être fermé jusqu’à la zaouïa Sidi Ouarets4. » L’installation hydraulique retrouvée par Chabassière était tellement complexe qu’elle lui parut destinée sans aucun doute à alimenter une ville et sa riche vallée. « Les canalisations principales n’avaient pas moins de 18 000 mètres de développement sur les deux rives de l’oued El Kébir. À l’endroit du barrage présumé, le lit de l'oued était à 10 mètres, et l’on pouvait sans la moindre difficulté élever l’eau à la côte 22 mètres, ce qui permettait l’irrigation complète5.» L’eau se répandait ensuite sur toute la vallée de 1

Pline, Histoire naturelle, trad. Ajasson de Grandsagne, tome 4, 1839, p. 17. A. Toulotte, Géographie de l'Afrique chrétienne, 1894, p. 306. 3 H. Fournel, Richesse minérale de l’Algérie, op. cit., tome 1, p. 237. 4 Sous la dir. S. Gsell, S. Chabassière, Enquête administrative sur les travaux hydrauliques anciens en Algérie, Paris, 1902, p. 57. 5 Ibid., p. 158. 2

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lotha, pour arroser les maraîchages d’été. Sur les flancs de montagne s’étageaient les arbres fruitiers et les oliveraies qui donnaient la précieuse huile dont les Romains étaient insatiables. Quelle tribu occupait la région ? Tout porte à croire que ce sont les Zimize. Peuple que la table de Peutinger place entre Igilgili et Rusicade. D’ailleurs une inscription retrouvée à Jijel l’indique très clairement. En 128 apr. J.-C., sous le règne d’Hadrien, suite à la politique de cantonnement qui entraîna la révolte des tribus, les Zimize se virent interdire de cultiver leurs terres ou de faire paître leurs troupeaux à moins de 500 mètres d’une propriété romaine dénommée « château de la victoire1 ». Certaines hypothèses placent ce Castellum Victoria à El Kanar, à l’embouchure d’oued Nil, mais d’autres comme on la vu précédemment le situent à l’embouchure d’oued El Kébir. L’ethnonyme Zimize n’a pas laissé de traces, à moins de le faire correspondre avec les Ziama (Mansouriah). Il est facile d’imaginer, dans ces agglomérations qui furent certainement florissantes, la vie bourdonnante à l’intérieur de la cité comme alentour. Mais quel statut juridique avaient ces établissements, quel lien les unissait à Igilgili ou à Cirta ? Nous l’ignorons. Étrangement, dans ces ruines, aucune inscription latine n’a été retrouvée. Plateau d’El Aroussa Quittons El Merdja pour suivre la route de Chullu. Elle longe l’oued El Kébir et ses méandres. C’est un pays abondamment boisé. Arrivé au barrage d’El Ancer « qui, par les canaux lui faisant suite, distribuait les eaux sur les deux rives de l’oued El Kébir, jusqu’au Chabet Bel Guidoum, à droite et l’oued Bou Ahmar, à gauche2 », engageons-nous sur le chemin qui s’étire en lacet à gauche. Arrivés au sommet, nous découvrons le superbe plateau d’El Aroussa appelé ainsi par référence au gigantesque dolmen qui trône en son milieu. Pour la tradition locale, il représente une jeune mariée figée dans la pierre. De là une route se poursuit jusqu’à Henchir el Abiod (la seconde Tucca d’après Fournel) et Milev. Sur le plateau, un ensemble de ruines indique une très ancienne et riche occupation humaine. Dolmens, grand village berbère, fermes isolées, pressoirs d’huile ont été mis au jour. C’est une région de grandes oliveraies. Sur les pentes, pas très abruptes, plutôt lentes, la céréaliculture s’y pratique sans difficulté puisque l’eau de pluie trouve de multiples obstacles qui adoucissent son élan. On suppose que les maîtres des lieux furent tantôt berbères, tantôt romains. Une route aussi stratégique ne pouvait avoir échappé à toute surveillance. D’ailleurs un fort existe, à Koudiat El Kalaa, ses ruines sont là. Bâti sur une élévation de 1 2

S. Gsell, Atlas, feuille 7.77. S. Gsell, Enquête, op. cit., p. 57. Barrage aujourd’hui hélas disparu.

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873 mètres, il dominait un pays vaste, couvert d’une inextricable forêt habitée jadis par les turbulents Ukutamis. Revenons en arrière, vers le col d’El Ancer, pour nous engager sur la route de Cirta-Chullu. À peine avons-nous fait une vingtaine de kilomètres que nous voilà à El Medina. Elle est située sur la rive gauche de l’oued El Kébir à 3 kilomètres environ en aval du village de Bou Tema (Ouled Aïdoun). Un nombre considérable de pierres de taille et d’ouvrages en maçonnerie couvrent une vaste étendue, « d’où on peut inférer que là existait jadis un grand établissement, une ville peut-être ». Et Féraud de poursuivre : « L’importance de ces ruines, leur position topographique et la richesse du pays qui les environne, me font pencher pour cette dernière supposition. ElMedina est assise sur un mamelon couvert d’arbustes, au pied duquel l’oued El Kébir arrose une fertile vallée, dont la superficie est d’environ 5 000 hectares (sic)1. Autour d’elle s’étagent des contreforts remplis d’oliviers ; et, enfin, au dernier plan, se détachent majestueusement plusieurs rideaux de montagnes couvertes de vastes forêts de chênes-lièges2. » Nous reprenons cette description parce que le paysage n’a pas dû beaucoup changer entre l’époque antique et celle où ce texte fut écrit (1857). La plaine était soigneusement cultivée comme le montrent les vestiges de canalisation retrouvés. « En calculant le développement au pied des mamelons environnants, pour connaître le chiffre approximatif des travaux hydrauliques anciens qui ont été faits pour les canaux de premier ordre : nous l’estimons à 12 000 mètres environ3.» On imagine la masse de travail que nécessitait l’entretien de cet immense ouvrage. La culture de la plaine n’en demandait certainement pas moins. Supposer l’existence d’un village à cet endroit n’est donc pas une simple vue de l’esprit et les ruines retrouvées éparses indiquent bien qu’El Médina devait être une agglomération importante. Son nom antique nous est inconnu. On a bien retrouvé un fragment d’inscription libyque, mais est-ce suffisant pour affirmer que c’était une ville numide ? Par contre, les deux épitaphes latines découvertes parmi les ruines indiquent bel et bien une présence romaine. Le site était un important carrefour où se croisaient la route de Milev et celle Igilgili-Chullu. Tout autour d’El Medina, des petites ruines sans caractère abondent, notamment chez les Chorfa des Ouled Ali, sans doute des vestiges de fermes se rattachant à la cité4.

1

Chiffre trop exagéré. La plaine ne fait pas plus de 600 hectares. Cf. estimation dans « Enquête », op. cit., p. 57. 2 C. Féraud, « L’oued El Kébir et Collo », in RA, n° 3, 1858, p. 201. 3 S. Gsell, op. cit., p. 59. 4 S. Gsell, Atlas, Feuille n°8.10.

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El Akbia-Achaïch-Bni Tlilen Quittons la route Igilgili-Chullu et rejoignons celle qui reliait la cité punique Tiddis, au village romain des Mouia avec ses thermes et sa grande tour de garde. C’est un important poste militaire qui fait halte avant le sommet de Djebel Bou Nadja. De là, la vue vers le sud est imprenable. On aperçoit Tiddis et dans son prolongement Cirta. Sur la droite, à l’est, audessus de l’Amsaga se dresse Milev. À gauche s’étale la vallée d’oued Smendou : terre céréalière d’une richesse incomparable, où s’élève la fameuse Celtiane1. C’est dire l’importance stratégique de cette position. Elle est au carrefour de routes importantes. Dans l’hypothèse d’un danger, il suffisait qu’un signal de fumée s’élevât pour que tout le pays, en ses quatre coins, fût immédiatement mis en alerte. Passons à présent la crête de Bou Nadja. Fixons notre regard vers le point d’horizon : c’est la mer Méditerranée qui se dessine au loin. Plus bas, à nos pieds, s’étalent des vallons en cascades, bien protégés des vents, arrosés d’innombrables cours d’eau. Une terre lourde et riche, tellement facile à retourner. Bni Tlilen, Bni Sbihi, Achaich, Ouled Embarek, Bni Touffout, Bni Ferguen, noms modernes d’un pays uni jadis à Cirta. « Toute la région a dû jouir de tout temps d’une incomparable fertilité. Ain-Sultan est un grenier à blé, El-Akbia est un immense jardin. On y voit des orangers qui produisent plus de 2 000 oranges par an. Partout, l’olivier prospère admirablement et donne d’abondantes récoltes2. » C’est dans cette région que l’on trouve le groupement le plus dense des vestiges de l’occupation romaine. Treize sites ont été mis au jour, révélant des bourgs, une villae3 (résidence), de riches fermes avec mosaïques et grandes dépendances ; des forts militaires… Chez les Bni Tlilen on a retrouvé une stèle figurée, avec dédicace latine au dieu romain Saturne. Les inscriptions sont nombreuses, pourtant aucune n’a révélé le nom des lieux. Ain Tissillil Les ruines d’Ain Tissillil se trouvent à 7 km au sud de Settara4, sur la route Tiddis-Chullu. « Des pierres taillées bien alignées indiquent les traces d’habitations et des murs en bocage. La partie centrale du lieu trace visiblement une voie séparant l’endroit en deux parties. L’une à gauche, descendant jusqu’à la route, l’autre s’arrêtant vers l’oued ou Chaâbat Besbes. 1

E. Masqueray, « Étude des ruines d'El-Merabba des Béni Ouelban », in Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions…, 26e année, n°2, 1882, p. 127 sq. 2 C. Menetret, « Ruines d’El Akbia », in RSAC, vol. 9, 1895-96, p. 224. 3 Cf. infra. 4 Settara (tribu Achach) signifie en berbère : « grosse pierre ». La région renferme de nombreux vestiges et pour cause c’est une des régions les plus fertiles du bassin de l’oued Bou Siaba.

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Le site est entièrement sous les terres ; il s’étale sur une superficie d’environ huit hectares ; n’émerge qu’une succession de pierres taillées qui délimitent légèrement certaines parties de la cité avec quelques monuments diversement reconnus tels qu’une huilerie, des bains et diverses mosaïques éparpillées ça et là1. » C’est dans ce site qu’ont été mises au jour des épitaphes latines, plus d’une dizaine, évoquant des personnages sans aucun doute berbères romanisés. On y trouve Marcus Clodius fils de Caius, Quintus Julius fils de Titius, un autre Caius Julius surnommé Felix. Les habitants de l’agglomération appartenaient à la grande tribu cirtéenne de Quirina comme l’indique l’une des épitaphes. Ces quelques repères, forcément limités, nous renseignent sommairement sur l’importance des zones urbanisées pendant la période romaine. Pour avoir un panorama complet, il aurait fallu parcourir toute la vallée de Chullu (voir carte page suivante) ainsi que la route Rusicade-Cirta. Si nous nous sommes attachés principalement à la région ouest, c’est parce qu’elle est la moins connue et rares sont les recherches qui lui ont été consacrées. Ce qui n’est pas le cas de la vallée du Safsaf où court la Via nova reliant Rusicade à Cirta, route tellement stratégique qu’elle fut plusieurs fois restaurée2, sous Adrien (117), mais aussi bien plus tard, sous Commode (180) et sous divers princes du IIIe siècle. Cette importance de la Via nova tenait à deux raisons : elle reliait Cirta à son port principal depuis les royaumes numides ; de plus, toute la vallée du Safsaf jusqu’à Cirta était d’une richesse incomparable. D’ailleurs, jusqu’en 396, le consulaire de Numidie construisait (à Stora et Rusicade) des greniers « pour la sécurité du peuple romain ainsi que des habitants des provinces3 ». Nous avons parlé des réalisations urbaines dans la Kabylie orientale, mais nous n’avons évoqué les postes militaires que de biais sans leur avoir accordé d’importance. Or, si l’on venait à établir une carte sur laquelle tous ces postes seraient marqués, il faudrait tout simplement tracer le cours des principales routes.

Un développement exceptionnel de l’urbanisation Que conclure au terme de ce panorama ? Que l’urbanisation de la Kabylie orientale a connu un essor considérable qu’il faut bien lier à la domination romaine. Que cette urbanisation constituée de bourgs, de villae a suivi les principales routes et les riches vallées longeant les oueds. Quelques 1

Site internet : « Jijel archeonat muséum ». Ce site accomplit un travail remarquable de sensibilisation sur le patrimoine archéologique de la région de Jijel. Cependant son intérêt quasi exclusif pour les vestiges romains en limite la portée. 2 S. Gsell, Atlas, feuille 8, 196/26. 3 P.A. Fevrier, Approches du Maghreb romain, Edisud, 1990, tome 2, p. 97.

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importants vestiges (Paccianis Matidiae, El Akbia, Ain Tissillil…) indiquent l’existence d’habitations prestigieuses sans aucun doute propriétés de notabilités romaines ou de chefs berbères romanisés. La riche demeure d’El Akbia1 avec sa belle mosaïque et celle d’Ain Tissillil ne seraient-elles pas de fameuses villae2 ? On ignore à quelle époque cet essor urbanistique a connu son point culminant. Est-ce à partir du Ier siècle apr. J.-C. comme le suggère Ph. Leveau pour la Maurétanie Césarienne3 ? Cette urbanisation n’a pas seulement été une extension de la ville vers la campagne, mais une structuration de l’espace rural à partir des besoins et des intérêts politiques et militaires de la cité. En tant que centre administratif, juridique et religieux, foyer de vie sociale et de divertissement, Cirta, Milev, Chullu, Igilgili, Rusicade ont étendu sur les populations provinciales leur influence et leurs normes4. Mais rien n’indique que les bourgs construits dans les « banlieues » de ces villes eussent été occupés par l’élément latin. Des chefs indigènes romanisés avaient également contribué au développement de centres agricoles en zones périurbaines. Lieux de pouvoir et d’accumulation de la rente, la cité a donc été un organisateur de l’espace géographique en jouant un rôle d’intégrateur des populations rurales à son espace vital : par le travail forcé ou volontaire, l’échange, le droit, la force, etc. En pénétrant au centre de l’espace berbère, elles contraignaient les populations au déplacement soit pour les éloigner des terres riches soit pour les en rapprocher et les intégrer dans sa sphère d’influence. C’est ce processus qui, durablement, aura remodelé le paysage rural. On constate, en Kabylie orientale, une concentration des zones d’habitation dans les vallées et sur quelques élévations propices aux plantations arbustives (oliveraies, notamment). Rarement nous sommes mis en présence de villages plantés sur les pitons en position forteresse face à la plaine. La « ferme » comme mode d’habitation et d’appropriation du sol a été plus que tout autre, un facteur structurant des populations et de leur répartition sur le territoire. La demeure familiale et l’espace de culture privatif s’installent dans une proximité immédiate. En réalité, demeure et jardin potager ne font plus qu’un. Par le défrichement, se gagnent de nouveaux espaces privatifs destinés à recevoir l’habitation et son prolongement naturel le verger. Cette forme d’exploitation privée n’exclut 1

C. Menetret, « Ruines d’El Akbia », op. cit., p. 219. Ph. Leveau définit ainsi la villae : « établissement construit en matériaux non périssables ayant une certaine taille et une fonction agricole ». Lire son article « La ville antique et l’organisation de l’espace rural : villa, ville, village », in Annales économies, sociétés, civilisations, 38e année, n° 4, 1983, p. 922. 3 Ibid. 4 M. Benabou, op. cit., p. 395. 2

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nullement l’existence des autres formes d’exploitation héritées de vieilles traditions locales. Simplement elles se juxtaposent les unes aux autres, créant une forme singulière de répartition de l’habitat. Est-ce cette évolution qui a rendu possible, en Kabylie orientale notamment, l’aménagement de l’espace en « mechta » ? Punique d’abord, numide ensuite, romaine enfin, telles ont été les influences qui ont profondément transformé le paysage et les usages en Kabylie orientale. Mais de toutes celles qui l’ont précédée, la civilisation romaine aura marqué le pays, en y laissant ses traces dans la pierre. Ni le latin, ni les divinités, ni l’onomastique romaine n’ont pénétré en profondeur la Kabylie orientale. Chullu, qui fut pourtant très tôt occupée par les Sittiani, a vécu sous la domination romaine comme sous une couche artificielle superposée à sa nature profonde de ville punico-berbère. Que dire alors des autres cités ?

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VANDALES, BYZANTINS ET REVANCHE DES BERBÈRES

Il est tentant de sauter deux siècles d’histoire, en ignorant au passage la période vandale et byzantine, tellement ces deux occupations n’ont laissé en Numidie que ruines et désolation. Pourtant il faut bien que mention soit faite de leurs conséquences sur l’évolution de l’Afrique du Nord en général et de notre région en particulier. En vérité, les Vandales qui occupèrent l’Afrique du Nord en 429, trop faibles numériquement (80 000 individus dont 50 000 combattants), tiraillés par des luttes religieuses implacables, professant l’arianisme, ne se préoccupèrent guère du sort des populations locales. Cantonnés dans le nord de l’Ifriqiya, ils ignorèrent le reste du pays, sauf quand il s’est agi de pourchasser et combattre la vieille aristocratie chrétienne. Profitant de cette faiblesse endémique, les « Maures, vainqueurs des Vandales dans de nombreux combats, avaient reconquis toute la région du Maghreb qui s’étend du détroit de Gabès à Césarée et, en outre, la plus grande partie du reste de l’Afrique1 ». Tenues jusque-là hors des zones fertiles, les tribus aourasiennes sentirent le moment venu de prendre part à la dévastation de ce qui restait de l’Empire romain. Elles s’emparèrent des plus prestigieuses cités, « Théveste, Baghaïe, Thamugadi, Lambèse, s’avancèrent jusqu’à quelques lieues de Constantine2. » Anéantis dans le luxe de Carthage et de sa banlieue fertile, les Vandales ne firent rien pour les en empêcher. On sait comment leur roi, Gélimer, réfugié dans les monts de l’Edough (mont Pappua), fut cerné par le Byzantin Bélisaire, durant l’automne 533 ; et comment il fut pris et déporté à Constantinople. Une fin pitoyable riche du seul souvenir des innombrables dévastations que les Vandales laissèrent en Afrique. Les Byzantins, nouveaux maîtres de l’Empire romain, voulurent y établir la souveraineté des héritiers d’Auguste avec la prétention de ressusciter la grandeur perdue de Rome. C’est sous le signe d’un catholicisme belliqueux 1 2

H. Fournel, Étude sur la conquête de l’Afrique par les Arabes…, 1857, p. 8. S. Gsell, Histoire de l’Algérie, op. cit., p. 74.

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qu’ils placèrent leur règne. Cependant ils ne réussirent jamais à reconquérir la totalité du territoire perdu en Afrique. Il faut dire que la situation n’était guère favorable au retour d’une autorité centralisée. Après un siècle de troubles ruineux pour l’État impérial, les tribus avaient repris de la vigueur et de la force. Même les fameux limes, que les Romains avaient fixés jadis entre pays utile et pays du nomadisme, ne constituaient plus un obstacle suffisant pour contenir l’avancée farouche des peuples du Sud. Les Byzantins se résolurent donc à limiter leurs ambitions. Ils occupèrent les grandes cités autour de Constantine, la vallée de la Seybouse et le cours supérieur de la Medjerda, en constituant une ligne de forteresses qui s’appuyait sur les deux grandes places : Constantine et Calama1 (Guelma). Sur le reste du Maghreb, ils occupèrent seulement deux villes côtières : Césarée (Cherchell) et Septem (Ceuta2). S’adossant à cette ligne de force, ils tentèrent à partir de 539 de reconquérir les Aurès, le Hodna et le pays de Sétif. Mais cette extension territoriale ne résista guère aux puissantes tribus des Aurès qui reprirent bientôt leur indépendance obligeant les Byzantins à revenir derrière une barrière défensive qui passait par Thobna, Msila et remontait vers le nord jusqu’à Sétif. Tout le long des routes qui pouvaient livrer passage aux attaques ennemies, les Byzantins construisirent de grandes forteresses reliées par des fortins ; c’est ainsi que Constantine, Tiddis, Mila devinrent des places fortifiées. Tout le reste du Maghreb fut livré aux tribus berbères. La Kabylie orientale comme du reste les régions montagneuses du Tell échappèrent à leur contrôle. Crise profonde et multiforme, telle est la configuration que prit la période byzantine : — crise sociale qui a vu se développer « les maux chroniques, comme la gabegie et la corruption de l’administration, les violences exercées par les ducs et les gouverneurs civils sur les provinciaux, la rigueur impitoyable de l’impôt, l’indiscipline des autorités locales par rapport au pouvoir central3 » ; — crise également religieuse qui vit l’administration impériale persécuter, au nom de l’orthodoxie catholique, ariens, donatistes et juifs ; — crise d’autorité enfin, avec le réveil de l’agitation berbère à la « suite du relâchement des liens de vassalité entre chefs indigènes et autorité impériale, dont les finances épuisées n’étaient plus en mesure de verser les subsides au moyen desquels elle avait coutume d’acheter la paix4 ».

1 Sur la domination byzantine lire Charles Dibhl, L’Afrique byzantine ; histoire de la domination byzantine en Afrique, 1896 ; Procope, Historia arcana. 2 Procope, Historia arcana, cité par Fournel, op. cit., p. 5. 3 K. Belkhodja, « L’Afrique byzantine à la fin du VIe et au début du VIIe siècle », in Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°8, 1970, p. 62. 4 Ibid., p. 62

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Face à la déliquescence de l’État impérial se dressèrent les grandes confédérations de tribus comme dans l’Aurès occidental et les régions montagneuses du Nord. C’est de ces peuples qu’émergeront les fameux Kutama, Aurebas, Sanhadja, Belezma, Masmoudas… et leurs grands chefs Koçaïla et la Kahina. Quand les Arabes arrivent au Maghreb, ils trouvent en face d’eux des peuples prêts à se débarrasser d’une oppression étrangère devenue par trop lourde. Mais pas à n’importe quel prix.

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CONQUÊTE, ISLAMISATION ET ARABISATION DE LA KABYLIE ORIENTALE

Difficulté à dater les premières incursions arabes en Kabylie orientale S’il y a bien un trou noir dans l’atlas historique de la conquête arabe, il couvre entièrement la Kabylie orientale. Pourtant, comme l’écrit C.A. Julien « l’Islam et l’Afrique du Nord sont si intimement superposés qu’on oublie facilement au prix de quelles luttes l’Orient musulman parvint à recouvrir l’Occident berbère1.» L’extraordinaire bouleversement, la « révolution immense2 » ne laissa ni archives, ni récits de contemporains, ni chroniques d’observateurs étrangers. C’est très postérieurement que l’histoire en a été écrite. El Maliki, Ibn El-Athir, Ibn Idhari, En Nowairi, Ibn Khaldoun sont des historiens du XIe au XVe siècle. Les uns ont d’ailleurs souvent brodé sur les autres sans toujours prendre les précautions d’usage. Mais qu’importe. Nous avons cherché dans leurs nombreux écrits ce qui pourrait nous éclairer sur la question de savoir quand, comment Constantine, Jijel, Collo, Skikda ont été occupées par les armées arabes ; nulle part nous ne trouvons ces cités évoquées avant le VIIIe siècle. Les routes de la conquête arabe… Les Arabes ont été les premiers conquérants de l’Afrique du Nord à aborder le pays par voie terrestre. Partis d’Égypte, ils traversent désert et steppe sans trop s’approcher des côtes. Le nord de l’Ifriqiya, Carthage, Bona et les plaines de la Medjerda, celles du Constantinois et toutes les zones de grande expansion urbaine romano-byzantine — pourtant très riches et densément urbanisées — ont été soigneusement contournées. La route de la conquête a suivi celle des caravanes chamelières traversant l’intérieur du pays depuis Gabès, Tébessa, Baghaïe, Mila, Sétif, Thobna jusqu’à Tlemcen. Route qui longe le flanc sud de l’Atlas tellien, à proximité de la fameuse 1 2

C.A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, tome 2, Éd. Ceres, Tunis, 2003, p. 9. Le mot est de E.F. Gautier, Les Siècles obscurs du Maghreb, rééd. Alger, 2011.

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barrière fortifiée dressée par les Byzantins. Dans cette logique de progression, Mila est occupée, mais pas la ville de Constantine pourtant plus prospère et mieux située stratégiquement. Ainsi, tout le « Maghreb utile » ne semble avoir intéressé ni Okba Ibn Naffa, ni Abou El Mouhajer Dinar, ni Hassan Ibn Noaman. Carthage, capitale byzantine, symbole de la chrétienté au Maghreb, n’est conquise qu’en 697, soit cinquante ans après les premiers pas des Arabes en Ifriqiya. Vaincus, les Byzantins et leurs alliés berbères s’enfuirent, nous dit la chronique, dans les montagnes de Bona1. Or, au lieu de les y poursuivre, Hassan préfère se diriger vers les Aurès où l’attend de pied ferme la Kahina. On est ainsi devant une sorte de constante, révélant au passage la logique d’une conquête : étrangler les villes en occupant leur arrière-pays. … Aux portes de la Kabylie orientale Hommes des vastes étendues steppiques, habitués aux grandes chevauchées guerrières, les conquérants arabes ont stoppé leurs chevaux aux pieds des montagnes kabyles, effrayés sans doute par les cimes vertigineuses et les inextricables forêts qui les dominent. Ces raisons suffisent-elles à expliquer pourquoi le Djurdjura, la Kabylie orientale, l’Edough sont demeurés longtemps hors de portée des armées arabes ? Ou bien, sommesnous là encore abusés par le silence des historiens, que nous forçons à de hasardeuses conclusions ? Avouons tout de même que s’il y avait vraiment matière à dissertation elle aurait déjà été écrite. Ainsi durant le premier siècle de la conquête arabe, le tell montagneux est resté hors de l’histoire. Même sur Constantine, ville importante s’il en fut, nous ne savons rien. « Il est difficile de déterminer la période à laquelle la ville de Constantine est passée dans le giron de l’islam », écrit Abdelaziz Filali 2, « parce que les sources historiques anciennes n’ont traité ni ce sujet ni celui concernant l’attitude de la population à l’égard des conquérants arabes ». Dans ce silence assourdissant, une éclaircie apparaît pourtant en 823 avec El Waakid3. Cet auteur a publié une histoire de « la conquête de l’Afrique » dans laquelle il consacre cinq pages à la prise de Constantine. Mais cinq pages de pure légende où rien n’est précis, nous dit A. Filali, pas même le nom du général (Okba Ben Amar dixit) donné pour avoir été à la tête des troupes conquérantes. Nous sommes, par contre, mieux renseignés sur la prise de Mila en 678 par Abou el Mouhajer Dinar, successeur de Okba. Le général arabe occupa la ville durant deux années au cours desquelles il y éleva la 1

Ibn El-Athir, Ibn Idhari, cités par H. Fournel, Étude sur la conquête de l’Afrique par les Arabes, d’après les textes arabes imprimés, tome II, 1875, p. 210 sq. 2 A. Filali et Md Larouk, La ville de Constantine, El Baath, Constantine, 1984, p. 38. 3 El Waakid, La Conquête de l’Afrique, El Manar, Tunis, 1966, pp. 115-120.

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fameuse mosquée de Sidi Ghanem1, première institution du genre dans tout le Maghreb après celle de Kairouan. Militairement, Mila représentait avec Tiddis deux postes fortifiés placés en avant de Constantine. L’affirmation d’Abdelaziz Filali, selon laquelle Constantine et Tiddis auraient été conquises par Abou El Mouhajer Dinar, est une simple conjecture et ne saurait donc être prise au pied de la lettre2. Pour comprendre les événements qui vont suivre, il nous faut faire une halte nécessaire et prendre connaissance des fameux Kutama. Pourquoi précisément cette tribu ? D’abord parce que c’est sous ce nom que les populations de la Kabylie orientale se font connaître à partir du VIIe siècle ; ensuite parce que c’est cette tribu qui va être au cœur de l’histoire du IXe siècle au XIe siècle. Rappelons brièvement son origine.

Les Kutama, qui sont-ils ? Le nom ancien sous lequel cette tribu est signalée pour la première fois est Kédamousien. D’après Ptolémée, elle serait venue du sud s’installer dans les montagnes de la Kabylie orientale. Mais la preuve attestée de la présence de ces Kédamousien a été fournie par une inscription gravée sur un rocher, retrouvée au col de Fdoules, au lieu dit Souk El Kédim, qu’on a placée au e e VI -VII siècle. Elle porte un Rex gentis Ucutamanorum, qu’on a traduit par « roi de la nation des Ukutamien ». Une autre inscription, plus ancienne, trouvée à El Hofra (Constantine), porte l’ethnique (KT) pour désigner une tribu occupant les environs de Cirta3. Cette interprétation d’A. Berthier est cependant contestée par P.-A. Février. On sait par ailleurs que pendant la période vandale, un évêque, Cedamusensis a représenté dans la Maurétanie sitifienne une population qui occupait la région4. Il faudra attendre les chroniqueurs arabes pour voir établie de manière explicite l’existence de cette tribu, qui prendra sous leur plume le nom de Kutama et sa généalogie enfin sortir des nimbes. Arrêtons-nous à l’essentiel. Les Kutama, tribu berbère, sont regardés nous dit Ibn Khaldoun, par leurs généalogistes comme étant les enfants de Ketam ou de Ketm, fils de Bernis et donc de la même souche que les Sanhadja. Cet ancêtre fondateur aurait eu deux enfants : Gharsen et Issuda, desquels descendent toutes les ramifications de cette tribu. Issuda a donné les Felasa, les Denhadja, les Mettusa et les Urisen. De Gharsen descendent :

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A. Filali et I. Bahaz, La ville de Mila, Constantine, 1998, p. 12. A. Filali, op. cit., p. 38. 3 A. Berthier et Charlier Abbé René, Sanctuaire punique de Constantine, Paris, 1855, PL XVIII, C. 4 Cf. S. Gsell, Atlas, feuille 8 132 ; C. Féraud, RSAC, vol. IV, 1870, p. 31. 2

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les Lehisa, les Djamila, les Messalta, les Uttaya, les Iddjana, les Ghosman, les Awfas, les Melusa dont une des branches serait les Bni Zeldwi, etc. Au VIIe siècle les Kutama possédaient toutes les villes importantes entre l’Aurès et le rivage de la mer qui s’étendait depuis Bougie jusqu’à Bona. Ils occupaient Ikdjan, Sétif, Baghaya (Baghaïe), Ngawas, Belezma, Tigist (Tiddis), Mila, Constantine, Skikda, Collo et Djidjel1. Une fraction kutamienne migra vers l’ancienne l’Ifriqiya (Djerba). El Bekkri signale plusieurs autres, dans le Maghreb El Aksa à Qalaa Ibn Kharoub, « à une journée de marche de Tanger2 ». Dans le voisinage du même endroit « plusieurs villages rapprochés les uns des autres [sont] habités par des Kotamiens, puis arrive Souc Koutémas3…» Nous savons également que cette tribu étendit ses ramifications sur tout le Maghreb et « poussa ses rejetons dans plusieurs parties de ce pays4 ». Quand les Arabes arrivent au Maghreb, ils trouvent les Kutama à leur place. Parvenus à ce stade de l’Histoire, nous ne pouvons continuer à regarder cette grande tribu comme une seule et même entité, rassemblée sous les mêmes chefs, puisque des Aurès à Bougie, différentes fractions se disputaient le pays, chacune d’elles, selon sa place et sa position, jouant un rôle distinct, en rapport avec ses intérêts et ses alliances propres. Seuls nous intéressent ici les Kutama qui occupaient la région de Bougie-Jijel-Collo et Zouagha. Les seuls d’ailleurs qui attachèrent leur nom à l’aventure fatimide. Cette tribu apparaît pour la première fois dans la chronique arabe en 767. Résolus à défendre leur indépendance, les Kutama des massifs numidiques semblent avoir adopté une position de neutralité active dans les guerres qui ont opposé Berbères et Arabes. Leur pays, très bien protégé, devint bientôt un refuge pour les persécutés des deux camps. En 767, Hassan Ibn Harb, alors gouverneur de Tunis, s’étant révolté contre El Aghlab, vaincu, il se réfugia chez les Kutama pour échapper à ses poursuivants qui n’osèrent pas le pourchasser dans les montagnes où il trouva asile. Cinq ans plus tard, en 772, le Moughila Abou Hatem, devenu maître de l’Ifriqiya, apprit la trahison de ses lieutenants Omar-ibn-Othman et El-Mokharik alors qu’il était en marche sur Tripoli. Il revint sur ses pas pour les châtier, mais ceux-ci apprenant son retour allèrent se réfugier à Djidjel chez les Kutama. C’était un refuge sûr nous dit le chroniqueur. Un an plus tard, en 773, quand Abou-H’atim fut vaincu par Lezîd et qu’Abderrahmaneibn-Habib, celui des généraux arabes qui s’était franchement associé à la révolte du chef berbère, se vit dans une position désespérée, non seulement il 1

Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, Édit. Berti, Alger, 2003, pp. 218-219. El-Bekkri (1028-1094), Description de l’Afrique septentrionale, trad. de Slane, Paris, 1858, p. 249. 3 Ibid., p. 250. 4 Ibid., p. 218. 2

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trouva asile chez les Kutama, mais, pendant huit mois, ses hôtes tolérèrent qu'il soutînt sur leur territoire, avec les Berbères qui l’avaient accompagné, une lutte à outrance contre les forces arabes envoyées par Lezîd pour se saisir de sa personne. Ils ne le livrèrent pas, ils ne le défendirent pas non plus. Ainsi, d’une part, deux Arabes, Hasan et Abderrahmane, avaient trouvé, sur le territoire de Djidjel, protection contre des gouverneurs arabes. D’autre part, deux Arabes, Omar-ibn-Othman et El-Mokharik, avaient invoqué et reçu la même hospitalière protection contre un chef berbère, Abou-H’atim1. Cette ambivalence, combinant adroitement neutralité et engagement, tantôt bienveillante pour les persécutés, tantôt alliée aux vainqueurs, plaça souvent la tribu kutama en position d’arbitre dans des conflits qui certes ne la concernaient pas, mais dont elle sut tirer parti. « Rien, dit Ibn Khaldoun, ne changea dans sa position depuis l’introduction de l’islamisme jusqu’au temps des Aghlabides… Fort de sa nombreuse population, le peuple kutamien n’eut jamais à souffrir le moindre acte d’oppression de la part de cette dynastie2. »

Les premiers contacts Kutama et chiisme Bien sûr que nous ne dirons rien sur l’origine du chiisme et sur l’ismaélisme doctrine des Fatimides3. Cela nous éloignerait trop de notre sujet. D’ailleurs que pourrions-nous dire de plus après les ouvrages savants qui ont été consacrés au sujet par d’éminents auteurs4 ? Les chroniqueurs qui relatent les circonstances qui ont conduit les Kutama à s’embarquer dans l’aventure fatimide font en général le même récit au détail près. Ils soulèvent tous en creux la question de savoir pourquoi les chiites ont choisi le pays des Kutama pour y semer leur doctrine, tribu qui n’était ni la plus puissante ni la plus connue au Maghreb. Ce choix s’expliquerait sans doute par deux raisons. L’une, que nous avons évoquée plus haut, est l’indépendance dans laquelle se maintenait cette tribu à l’égard des gouverneurs arabes ; l’autre est liée à des événements antérieurs qui l’ont préparée et rendue possible. En 883, Ibn Haouched, le plus dévoué des prédicateurs (da’i) chiites, alors installé au Yémen, approcha pour les envoyer au Maghreb deux de ses disciples : El Holouani et Abou Soufian. « Le Maghreb est une terre en friche, leur dit-il, allez-y donc et labourez là, 1

H. Fournel, op. cit., p. 26. Ibn Khaldoun, op. cit., p. 219. 3 Lire l’introduction de M.-G. de Slane à L’Histoire des Berbères, op. cit., p. I sq. 4 Lire à ce propos la bibliographie donnée en fin de volume par C.A. Julien dans son Histoire de l’Afrique du Nord de la conquête arabe à 1830, Paris, 1851, réédité en livre de poche, Tunis, 2003, tome 2. 2

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Stèle punique retrouvée dans la nécropole d’El Hofra, Constantine. L’inscription porte l’ethnonyme KT que l’on a interprété comme signifiant Kutama.

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jusqu’à l’avènement du maître de la semence. » Les chroniqueurs ne nous disent pas comment ces deux personnages parvinrent en 885 à leur destination. On sait par contre que l’un s’établit à Marmadjannah et l’autre à Souf-Djimar, les deux localités étant situées entre les Bibans et Mila. Ils moururent quelque temps après non sans avoir semé les idées de leur maître. Quand Ibn Haouched reçut la nouvelle de leur mort, un autre da’i était déjà à ses côtés, prêt à prendre la relève. Il s’appelait Abou Abdallah. Un homme que l’on décrit doté « d’une fine intelligence, à l’esprit fécond en ressources ». Son charisme frappa sans doute Ibn Haouched qui n’hésita pas à lui confier la mission d’aller poursuivre au Maghreb l’œuvre de ses devanciers. « Abou Abdallah, lui dit-il, la terre des Kutama a été labourée par Holouani et Abou Sofiane, maintenant ils sont morts ; toi seul peux les y remplacer ; hâte-toi donc de t’y rendre, car elle est prête pour te recevoir1. » Cela se passait en 892. Le missionnaire Abou Abdallah C’est ainsi que Abou Abdallah le missionnaire ismaélien de Obeid Allah El Mahdi (celui qui allait devenir le premier souverain de la dynastie fatimide) se rendit à La Mecque et chercha par tous les moyens à entrer en contact avec des pèlerins maghrébins. Cherchait-il des Maghrébins en général ou spécifiquement des Kutama ? On trouve les deux versions chez les historiens. Mais si l’on s’en tient aux propos d’Ibn Haouched, la réponse semble aller d’elle-même. Parmi ces derniers, il y avait un groupe de Kutama qui était venu en caravane pour effectuer le pèlerinage. Abou Abdallah fit la connaissance de Moussa b.2 Hurayth, chef des Sekyan, branche de la tribu de Djimla, Messaoud b. Aissa b. Mellal, de la tribu des Messalta, Moussa b. Tekad et Abou el Kassim el-Urffedjumi, confédéré des Kutama. Une autre version rapportée par Ibn Idhari donne dix pour le nombre des pèlerins Kutama groupés autour de leur chef. Après de multiples péripéties bien connues, le groupe de pèlerins accompagné du missionnaire, devenu leur ami, s’en retournèrent à leur pays où ils parvinrent en 893. Ils s’arrêtèrent à Ikdjan, ville située dans le territoire des Bni Sekyan, branche de la tribu de Djamila (ou Djimla). Refusant l’hospitalité empressée des uns et des autres, Abou Abdallah demanda qu’on le conduise à « Fedj El Akhiar ». « C’est là, leur dit-il, que je dois me rendre. » Tous furent étonnés qu’un étranger connaisse si bien leur pays. Bien malgré eux, ils consentirent à le conduire au fameux Fedj. Le chef de l’endroit, Moussa b. Hurayth, fut heureux d’accueillir le da’i. Sans plus tarder, Abou Abdallah se mit à 1

Cette partie est très largement inspirée des détails donnés par Ibn Khaldoun, et H. Fournel, op. cit., p. 51, qui reprend les auteurs arabes. 2 C’est ainsi que de Slane orthographie « Ben ».

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l’œuvre, expliquant sa doctrine chiite à ses hôtes. Bientôt des Kutama arrivèrent de partout pour recevoir l’enseignement du maître, auquel ils donnèrent le nom d’Abou Abdallah Echîî et El Machriqi. L’écho de cette effervescence parvint aux oreilles de Moussa Ben Ayache, alors gouverneur de Mila, qui en informa son émir. Ibrahim ElAghlab, d’abord indifférent à cette agitation, fit parvenir ensuite un message aux Kutama les pressant de lui livrer le semeur de désordre. Est-ce les menaces d’El-Aghlab ou tout simplement une réaction de rejet à l’égard du chiite qui explique le différend qui surgit parmi les Kutama ? Il faut convenir que les deux raisons avaient agi. N’oublions pas qu’Ibrahim El-Aghlab s’était rendu célèbre par d’abominables crimes qui s’attachèrent à son nom. Sans remords, en 878, il massacra des centaines de Belezma à Rakkadah1. Ce fut l’une des plus terribles tragédies qui marqua le règne des Aghlabides. Crime d’autant plus odieux que les Belezma avaient été ses alliés et son instrument pour mater les Kutama du Nord2. C’était donc un émir haï et craint à la fois. Raison pour laquelle sa demande jeta le trouble parmi les Kutama. Les uns voulant livrer l’étranger, les autres, la tribu de Djimla notamment, s’y refusant avec force. Comme la partie semblait perdue d’avance, Abou Abdallah et ses partisans prirent la fuite pour aller se réfugier auprès d’Al Hassan b. Haroun. Ce chef les reçut à Tazrut, ville appartenant à sa tribu. À ces conflits avec les Aghlabide vinrent s’ajouter les luttes de pouvoir surgies entre tribus Ghasman et tribus Lehisa auxquelles se mêlèrent les turbulents Belezma. Une guerre s’engagea. Elle allait durer sept années au cours desquelles Abou Abdallah parvint à rassembler autour de lui une armée considérable de fidèles. Ainsi commence l’aventure de ce qui allait devenir la plus extraordinaire épopée de la première dynastie berbère qui prit pour nom : Fatimides. Peut-on situer les lieux de déroulement de ces événements ? Le Souf-Djimar où serait descendu l’un des da’i envoyé par Ibn Haouched nous paraît être une localité située aux environs de Constantine. Selon Léon l’Africain, « Constantine est environnée de hauts rochers, sous lesquels passe un fleuve, nommé Sufegmare3 » qui ne serait autre que l’oued Rhumel. Mais selon T. Shaw c’est un affluent de ce fleuve qui porterait ce nom « à environ cent toises de Constantine, écrit-il, le Rommel [Rhumel] se joint au Boumarouke [Boumerzough] qui prennent alors le nom de SoufDjim-mar 4 ». Les deux indications nous rapprochent donc considérablement 1

C’est un prince bien cruel, ses crimes sont innombrables, il aurait fait tuer ses propres filles par un eunuque. 2 N’oublions pas que les Belezma sont eux également issus des Kutama. 3 Léon l'’Africain, De l’Afrique, trad. Jean Temporal, 1830, tome 2, p. 11. 4 T. Shaw, Voyage dans la régence d’Alger, trad. Mac Carthy, p. 337.

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de Constantine. Il existe un autre Djimar, il est situé aux environs de Jijel sur la route qui mène à Mila. L’autre région où était descendu le second da’i Marmadjannah paraît correspondre aux Bibans actuels si on considère que ce nom est arabe, signifiant simplement Mar (passage) de la Medjana. En ce qui concerne lIkdjan, elle a été localisée par différents auteurs tantôt près de Mila tantôt à proximité de Sétif. Idrissi écrit : « Ikdjan se situe à une journée et demie de Bougie », sans nous donner d’orientation. Dans un autre passage, il note : « Près de Sétif est une montagne appelée Ikdjan, habitée par des tribus ketamiennes1. » Ce qui fait écrire à Slane que la tribu de Djimla a donné son nom aux ruines romaines situées à six lieues ENE de Sétif. Mais nous savons aussi qu’il existe une autre Djimla, à 35 kilomètres sud-est de Jijel sur la route de Sétif dans une région montagneuse et très difficile d’accès2. Quant à Tazrut, Slane la place à deux ou trois lieues au sud-ouest de Mila. Tazrut est un mot berbère signifiant « rocher », raison pour laquelle on trouve des Tazrut un peu partout et notamment un Kef Tazrut3 situé à quelques lieues au sud-ouest d’El Milia, non loin des Bni Haroun. Ne sommes-nous pas fondés à considérer ces Bni Haroun comme les descendants de Hassan Ben Haroun et voir en Kef Tazrut le véritable lieu où s’était réfugié Abou Abdallah ? Dans ce cas, nous nous rapprocherions un peu plus de Mila et de Constantine, centres de pouvoir aghlabide et cités tant convoitées par les différents protagonistes. Quant à Féraud4, il propose de reconnaître dans une mechta située chez les Ouled Abdenour, la ville Tazrout, où il aurait retrouvé ses ruines (1860).

Les Kutama : grandeur et décadence Vainqueur des fractions kutama hostiles, Abou Abdallah s’empara de Mila (902) dont il fit mettre à mort le gouverneur Moussa Ibn Ayache. Deux ans plus tard, il mit le siège devant Sétif, qui se défendit avec courage, mais la place finit par capituler. Effrayés par ce retournement de situation, les Aghlabides engagèrent une armée de quarante mille hommes qui alla séjourner à Constantine pour accueillir de nouveaux partisans avant d’entreprendre une attaque contre les Kutama. Laps de temps dont profita Abou Abdallah pour engager une « grande action de propagande » où il exhorta les Berbères à le suivre, annonçant, dans la foulée, l’apparition prochaine du Mahdi. Il réussit à rassembler une forte armée qui alla à la rencontre des Aghlabides. Les deux masses innombrables se rencontrèrent dans une bataille sanglante qui eut lieu en un endroit appelé par certains 1

Idrissi, Description de l’Afrique et de l’Espagne, trad. de Slane, p. 115. S. Gsell, Atlas, feuille 8.25. 3 Cf. RSAC, année 1864, p. 74. 4 C. Féraud, « Les Ouled Abdenour », in RSAC, 1864, p. 30. 2

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historiens Kabounah, mais qu’Ibn Khaldoun situe à Baghaïe. Terrible bataille qui vit s’affronter plus de cent mille hommes dans une lutte sans merci. Ce fut un véritable carnage qui mit fin à la suprématie des Aghlabides. Vaincue, pillée et pourchassée, l’armée du prince n’était plus que cohorte humaine en débandade. Après cent douze ans de règne, la dynastie aghlabide disparut en 908. Inutile de rappeler les innombrables batailles auxquelles furent mêlés les Kutama. Ils ont été de toutes les expéditions (Maghreb, Espagne, Sicile…) offrant au prince fatimide et à sa dynastie ses hommes de main et de cour. Après avoir établi un empire dans l’Occident, les guerriers kutama passèrent en Orient et s’emparèrent d’Alexandrie, de l’Égypte et de la Syrie. Sous la direction du Khalife El Moezz Ibn Bâdis, « toute la nation des Kutama organisée en différentes tribus, partit s’établir en Égypte1 ». Nombreux se sont installés dans ce pays, d’autres se dispersèrent, l’une de leurs branches alla se fixer dans le Haouran de Palestine, où elle a conservé son ancien nom « sous la forme que lui connaissait Ptolémée et les notices épiscopales Quédamésé2 ». Au cours des innombrables guerres qu’ont eu à soutenir les Fatimides, le peuple kutama aurait perdu plus de cent mille des siens, morts sur les champs de bataille ou égarés dans l’exil. Que lui advint-il ensuite ? D’une formule saisissante Ibn Khaldoun, nous résume son destin : « Devenus donc aussi puissants que l’empire qu’ils avaient contribué à fonder, les Kutama sombrèrent dans le luxe et la mollesse3 », pour ensuite disparaître dans les ruines de leurs anciens succès. Certes, les victoires sont parfois plus redoutables que les défaites, mais la fin des Kutama fut surtout la conséquence d’une persécution religieuse et ethnique qui allait durer deux siècles.

Sanhadja contre Kutama Après la conquête de l’Égypte, El Moezz Ibn Bâdis, le khalife fatimide quitta le Maghreb pour aller s’installer au Caire (973), il « n’emmena pas seulement les trésors de l’empire et le mobilier du palais, marquant ainsi son intention d’opérer un déménagement définitif, mais tout le personnel gouvernemental, et les cercueils de ses prédécesseurs4 ». Il fut le dernier des suzerains arabes à régner sur les Berbères. En partant, il laissa à Bologhine Ibn Ziri la charge de gouverner le Maghreb. Les Kutama ressentirent cela comme un coup de poignard dans le dos, mais ils n’avaient plus ni les chefs 1

Ibn Khaldoun, op. cit., p. 967. T. Tauxier, in RA, vol. 9, 1865, p. 460. 3 Ibn Khaldoun, op. cit., p. 220. 4 C.A. Julien, op. cit., p. 90. 2

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ni les forces pour imposer leur diktat. Ce furent donc les Sanhadja qui « héritèrent de la situation privilégiée que leur triomphe avait assurée aux Kutama1 ». Demeurés seuls maîtres du Maghreb, les Zirides ne tardèrent pas à manifester leurs velléités d’indépendance. Le fils de Bologhine, El Mançour, dès sa prise de pouvoir (984), déclara aux notables Kairouanais venus le féliciter : « Je ne suis pas de ceux qu’on nomme d’un trait de plume pour les révoquer de même, car j’ai hérité ce royaume de mes pères et de mes aïeux2. » La réaction de celui qui se considérait encore comme le maître du Maghreb, par Sanhadja interposés, ne se fit guère attendre : un prédicateur, le nommé Abu’l Fehm Hassen B. Nasrouïah, fut envoyé du Caire dans le pays des Kutama pour les soulever contre le « traître ». Il arriva à Kairouan en 986, de là il fut convoyé par les propres hommes du gouverneur de cette ville, vers le pays de sa destination. Parvenu chez les Kutama, il commença par lever des troupes et battre monnaie. El Mançour, mis en demeure par les émissaires du Caire de ne rien entreprendre contre le da’i, décida pourtant de passer outre. Il entreprit une campagne contre le pays des Kutama : « Au mois de choual 378 (janvier-février 989 de J.-C.), arrivé dans le voisinage de Mila, il alla se présenter devant cette ville, avec l’intention de la livrer au pillage et d’exterminer la population. Son armée était prête à monter à l’assaut ; on venait de déployer les drapeaux et de battre les tambours, quand les femmes de la ville, jeunes et vieilles, sortirent au-devant d’El-Mansour, avec leurs enfants. À ce spectacle il fondit en larmes et donna l’ordre d’épargner tous les habitants, sans exception. Les ayant alors dirigés sur Baghaïe, il fit réduire leur ville en ruines. Ces pauvres gens venaient de partir pour leur destination, chargés de leurs effets les plus faciles à emporter, quand ils furent attaqués et dépouillés par un corps de troupe sous les ordres de Makcen ibn Zîri. Dès lors la ville de Mila resta quelque temps sans habitants3. » Ensuite il s’attaqua aux villages kutama qui se trouvaient sur son passage. Abou l’Fehm fut pourchassé jusqu’à Sétif, où il fut pris et assassiné. L’année suivante, une seconde révolte éclata, conduite par un nouveau da’i et n’eut pas un meilleur sort. Elle mobilisa pourtant nombre de Kutama qui succombèrent tous, nous dit la chronique, sur le champ de bataille4. « El Mançour profita de sa victoire pour accabler cette tribu de contributions et d’impôts… C’en était fait des Kutama ; les Sanhadja d’Achir avaient établi leur hégémonie sur toute la moitié orientale du Maghreb5. » 1

C.A. Julien, op. cit., p. 90. Ibn Idhari, cité par C.A. Julien, ibid., p. 94. 3 El Bekkri, op. cit., p. 152. 4 Relation tirée d’An Nuwayri, cité par Slane, in Histoire des Berbères, p. 235. 5 C.A. Julien, op. cit., p. 94. 2

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La disparition des Kutama Aux troubles issus des conflits de pouvoir vinrent s’ajouter les conflits religieux, nés de l’hostilité de l’orthodoxie malékite à l’égard du chiisme professé par les Fatimides. Vieille querelle qui, très vite, prit la forme d’une opposition nourrie par la volonté des Sanhadja de se débarrasser définitivement de la tutelle cairote. El Moezz-Ben-Bâdis (1016-1062) reçut, semble-t-il, de ses précepteurs une éducation profondément malékite. D’ailleurs, parvenu au pouvoir avant l’âge mûr, il ne pouvait rien faire contre ses ministres résolus à ruiner le chiisme et à pourchasser ses adeptes. Voilà ce qu’écrit à ce propos El Kairouani : « El-Moezz fut suscité par Dieu pour détruire l’hérésie. Quoique né lui-même dans la secte des chiites, il en détestait les principes. Sous lui, tout le monde dut suivre la secte de Malek ; toutes les autres furent abolies. » Concernant l’étendue de la persécution qui s’en était suivie, voilà ce qu’en dit encore El Kairouani : « Comme les chiites professaient ouvertement leurs pernicieux principes, les orthodoxes en massacrèrent un certain nombre avec leurs femmes et leurs enfants. À Mahdia, plusieurs de ces sectaires furent tués dans la mosquée où ils s’étaient réfugiés. Tous ceux que l’on rencontrait à Kairouan étaient maltraités, massacrés ou brûlés1. » El Moezz, déterminé à rompre tout lien avec Le Caire, n’accepta plus la prééminence des Béni-Obeid et refusa de se soumettre à leurs ordres. En 1048, le nom des Béni Obeid ne fut plus proclamé dans les prières publiques. El-Moezz déchira leur drapeau et le brûla. Des révoltes s'ensuivirent à Sousse, Gafsa, Sfax, Bedja et dans presque tout le Maghreb, elles furent brisées dans le sang. Cette persécution religieuse poussa nombre de Kutama, attachés à leurs croyances, à fuir les villes pour aller se réfugier dans les montagnes et les régions inaccessibles. D’autres préférèrent apostasier une « treizième fois » leurs croyances. Plus personne n’osait se revendiquer de la tribu éponyme de peur d’être livré à la vindicte malékite. Depuis lors « l’appellation de Kutamien, écrit Ibn Khaldoun, est employée chez toutes les tribus pour désigner un homme avili2 ». En 1068, El Bekkri décrivant l’arrière-pays de Bougie, de Jijel et de Collo, relevait, comme s’il s’agissait d’une bizarrerie, que les populations kutama qui y vivaient professaient la doctrine des « chiites et respectaient les gens qui avaient du penchant pour leurs croyances et traitaient généreusement tous ceux qui faisaient profession de leur religion3 ». Mais un siècle plus tard, El Idrissi, auteur de la Description de l’Afrique et de l’Espagne, vers 1150, constatait déjà l’état d’affaiblissement et de décadence où se trouvait la « nation kutama » dont il 1

El Kairouani, op. cit., p.138 sq. Ibn Khaldoun, op. cit., p. 224. 3 El Bekkri, Description de l’Afrique septentrionale, trad. de Slane, pp. 193-194. 2

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ne restait plus alors que « quatre mille individus1 ». Au XIVe siècle, il semble que l’ethnique Kutama a définitivement disparu : « La raison en est que pendant les quatre siècles qui se sont écoulés depuis la chute de l’Empire kutamien, les dynasties suivantes se sont plu à leur reprocher l’attachement qu’ils avaient montré aux doctrines hérétiques et aux croyances infidèles (ismaélisme-chiisme) ; il en résulta que la plupart des peuples kutama renoncèrent à ce surnom à cause de l’idée de dégradation qu’il comportait2. » La disparition des Kutama est certes une des conséquences directes des guerres et de l’exil. Mais pas seulement. C’est le reniement des origines qui allait ensevelir à jamais, sous ses pliures funestes, le souvenir de ce peuple. À Constantine et jusqu’au XIXe siècle, le terme « Katmi », « Ktim » toujours en usage, était synonyme d’homme méprisable, renégat3, etc. C’est dire combien cet aspect psychologique a joué dans la disparition de ce qui restait du peuple kutama. Cette mort symbolique, ardemment souhaitée, continuera longtemps à hanter la conscience de l’ « Être kutama ». Mais pour quelle ancestralité de substitution ? Renier le passé, l’ensevelir sous un monceau d’oubli, ne plus être ce qu’on a été, telle semble être l’équation redoutable à laquelle devaient se livrer les Kutama. Refusant d’assumer leurs origines, ils s’inventèrent des généalogies d’emprunt sorties tout droit du mythe de l’arabité. Prétention nullement fondée, car ils étaient « bien certainement des Kutama 4. » Terrible fut ainsi le sort de ce peuple, qui devait, pour s’éviter l’opprobre, chercher constamment à faire oublier d’où il venait en se masquant derrière une ancestralité problématique.

Les descendants des Kutama : une identité équivoque

Décrivant le Maghreb et ses habitants au XIVe siècle, Ibn Khaldoun nous indique que la province de Bougie et de Constantine « appartenaient autrefois aux tribus Zwawa, Kutama, Adjisa et Huwara, mais elles sont maintenant toutes habitées par les Arabes, qui en occupent toutes les parties, à l’exception de quelques montagnes d’accès difficile où l’on trouve encore plusieurs fractions de ces tribus5 ». Les Arabes dont parle Ibn Khaldoun sont en réalité des « Berbères arabisés ». Preuve en est que dans un autre passage de son histoire des Berbères, il nous décrit avec plus de détails l’origine des tribus qui occupaient la région de Constantine et de Bougie au XIVe siècle en nous indiquant clairement leur origine kutama. Ayant perdu leur unité, brisés, 1

El Idrissi, Description de l’Afrique et de l’Espagne, BNF, Gallica 2, p. 116. Ibn Khaldoun, op. cit., p. 224. 3 C. Féraud, « Les Ouled Abdenour », op. cit., p. 29. 4 Ibn Khaldoun, op. cit., p. 221. 5 Ibid., p. 147. 2

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vaincus, tombés en disgrâce, ils se reconstituèrent sous d’autres noms pour former de nouvelles tribus dissociées, sans lien entre elles. Les tribus de l’ouest : les Sedwikich Cette fraction occupait depuis le VIIe siècle la partie de la Numidie comprise entre Constantine et Bougie. Les Sedwikich « vivaient sous la tente et parcouraient le pays avec des troupeaux composés de chameaux et de bœufs. » Au XIVe siècle on les retrouve divisés en deux branches, les Ouled Allaoua et les Ouled Yousef, occupant les hautes plaines constantinoises jusqu’à Bougie et les Babors compris. C’est une riche et puissante tribu aux nombreuses fractions : les Slin, les Tarsun, les Turghyan, les Mulit, les Cascha, les Lemay, les AlBwira, les B. Merwan, les Warmeksen, les Segdal et les B. Ayad. Certains de ces noms demeuraient encore vivants au XIXe siècle : Siline, Gacha, Lemay, Mouia, Bni Merouan, Bni Ayad, etc. ; d’autres ont disparu. Toutes les fractions reconnaissaient l’autorité d’une famille puissante, les Ouled Swac d’où sortaient ses confédérés. Des tribus d’origines différentes étaient admises dans la confédération, mais avec rang de vassales ou de simples sujets soumis à l’impôt. Notons bien au passage cette singulière organisation. Elle préfigure les ordres que nous retrouverons plus tard chez les tribus dynastiques ou tribus djouad (noblesse d’épée). L’organisation dynastique a ceci de caractéristique qu’elle facilitait le clientélisme politique. Les souverains du Maghreb l’avaient bien compris qui tentèrent d’instrumentaliser la lutte des clans pour asseoir leur pouvoir. Leur politique consistait à toujours s’allier au groupe le plus puissant, quitte le moment venu à s’en débarrasser pour nouer d’autres alliances, favorisant ainsi l’instabilité au sein des tribus et les guerres intestines. C’est ce à quoi furent réduits les Sedwikich sous les Hafsides. En 1310, après l’inauguration du règne d’Abou Yahia à Constantine, les Ouled Alloua, alliés au prince de Bougie, furent expulsés de leurs territoires. Les familles proscrites allèrent s’installer près de Msila chez les Ouled Ayad, mélange de tribus hilaliennes. Éloignés de leur pays, il arriva aux Ouled Alloua, ce qui arrive souvent aux peuples vaincus, il « adoptèrent les usages des vainqueurs, leur habillement, leur vie nomade et toutes leurs manières ; ils renoncèrent à leur dialecte barbare [sic] pour adopter l’idiome des Arabes et finirent par oublier totalement leur première langue1 ». Quant aux Ouled Yousef, ils se virent récompensés pour leur fidélité aux Hafsides, un des leurs fut élevé au commandement des Sedwikich. Cette famille prospéra et eut quatre branches : les Ouled Mohamed B. Yousef, les Ben Mehdi B. Yousef, les Ben

1

Ibn Khaldoun, op. cit., p. 573.

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Ibrahim Ben Yousef, enfin les Ben Tazizt. Ces derniers tiennent leur nom de leur mère Tazizt. Lors de l’occupation de l’Ifriqiya par les Mérinides (1346), les Ouled Yousef se virent écartés du commandement au profit de leurs cousins les Ouled Allaoua revenus en grâce. Mehenna1 prit le commandement de la tribu. Le nouveau chef n’avait pas encore affermi son autorité qu’il fut assassiné par les Ouled Yousef, ce qui poussa les Ouled Allaoua à se réfugier de nouveau à Msila. Ibn Khaldoun signale une fraction des Sedwikich soumise aux Bni Sakin. Le territoire de cette tribu « avoisine celui des Louata du côté de Djebel Babor et embrasse toute la partie de la province de Bougie2 ». Le chef des Bni Sakin montra un dévouement exemplaire aux Hafsides jusqu’au dernier moment. Fait prisonnier par les Mérinides, il eut les mains et les pieds coupés alternativement. Mais le retour en force des Hafsides redonna pour longtemps aux Ben Sakin le pouvoir sur Bougie. Les tribus de l’Est : les Bni Thabet Cette branche a pris le nom de l’ancêtre qui la gouvernait : Thabet fils d’Abu Bakr, fils de Tlilen3 (dont les descendants sont évidemment les Bni Tlilen qui occupaient le versant nord de Djebel Bou Nadja). La tribu habitait les montagnes situées entre Constantine et Collo. Ce fut leur aïeul Abou Bakr qui, sous la dynastie des Almohades, « décida les habitants de la montagne à payer l’impôt, chose qu’ils n’avaient jamais faite auparavant ». Depuis lors cette tribu demeura tributaire des suzerains de Constantine et ne se fit connaître par aucune révolte. Sous le règne des Hafsides, le sultan Abou El Abbas (1370-1394) renversa pourtant le gouvernement aristocratique des Bni Thabet et les obligea à servir dans ses armées. Il fit plus encore, il désigna quelques-uns de ses propres officiers pour administrer la population de la montagne. Si une image synthétique devrait être donnée de la répartition de la population en Kabylie orientale, à la fin du XIVe siècle, nous l’énoncerions ainsi : une zone indépendante totalement insoumise constituée par l’Atlas numidique (entre Bougie et l’Edough) occupée par des Kutama ayant fui les multiples persécutions. Deux zones pacifiées, la première entourant Bougie et s’étendant sur les Babors jusqu’aux Ferdjioua, habitée par les Sedwikich, la seconde formant un quadrilatère dont les angles seraient formés par ColloSkikda-Constantine-Mila, occupée au nord par les tribus totalement indépendantes et au sud par les Bni Thabet et les Sedwikich, dont Idrissi 1

Les Ouled Mehenna sont une grande tribu du sahel de Skikda. Ibn Khaldoun, op. cit., p. 222. 3 Notons que les Bni Tlilen sont une tribu importante qui occupait toujours son territoire à la fin du XIXe siècle. 2

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disait, en 1150, qu’elles étaient arabes1. Entendre par là, parlant arabe et soumises à l’autorité des princes de Constantine. C’est l’histoire de ces tribus indépendantes et de leur pays montagneux — la Kabylie orientale — que nous allons suivre.

1

Idrissi : « D’al-Coll à Constantine, on compte deux journées, en se dirigeant vers le sud et en traversant un pays occupé par les Arabes », op. cit., p. 115.



LIVRE DEUXIÈME Une identité renouvelée à partir du XVIe siècle

1.

ORIGINE DES TRIBUS

L’oralité et l’histoire des tribus Lorsqu’on aborde l’histoire de la Kabylie orientale en s’intéressant aux tribus des zones montagneuses, on manque dramatiquement de documentation. Restent les sources orales et ce qu’elles ont su ou pu sauver à l’usure du temps. Récits et légendes, témoignages magnifiés selon les humeurs et les inspirations de leurs narrateurs, ils ne sont pourtant ni à négliger ni à être pris au pied de la lettre. Nous en avons deux sources : l’une, très aléatoire, provient de la mémoire collective telle qu’elle s’est conservée jusqu’à nos jours ; l’autre, nous la devons aux enquêtes du sénatus-consulte de 1863. Les enquêteurs ont recueilli auprès des kébar (les anciens, les sages) d’exceptionnels documents qui devaient leur servir à établir les fameuses notices historiques introductives aux « procèsverbaux ». Bien qu’indispensables, ces témoignages doivent être pris cependant avec beaucoup de circonspection : parce qu’au moment de l’application du sénatus-consulte (1866-1869), la Kabylie orientale avait subi une succession d’expéditions meurtrières qui avaient profondément modifié la configuration du pays et celle des communautés humaines. De plus, les personnes interrogées lors des enquêtes n’étaient ni les plus habilitées ni les plus désintéressées à le faire. Par crainte ou par calcul, les gens s’abstenaient le plus souvent de livrer à la curiosité des étrangers les secrets de leur tradition. Une deuxième raison qui oblige à être vigilant tient à l’origine des enquêteurs. Français pour la plupart, ils parlaient peu ou ne parlaient pas du tout l’arabe. Certes, ils se faisaient aider par des interprètes, mais ceux-là

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étaient également dans l’ignorance des subtilités culturelles locales. Le résultat ne pouvait que s’en ressentir. Des erreurs, des contresens émaillent ces brèves notices qui sont d’ailleurs d’un intérêt inégal. Plus en quête d’anecdotes pittoresques ou piquantes, de légendes sensationnelles, les enquêteurs ont négligé le fait brut, le document authentique, au point où parfois on a l’impression qu’ils ont été abusés par leurs interlocuteurs. De plus on n’a pas tenu compte des proximités historiques entre tribus. Plus tôt que de suivre la logique du terrain, on a privilégié les impératifs administratifs. Ainsi, la plus vaste et la plus ancienne des tribus, les Bni Idder, n’ont été visités que lors du « petit sénatus-consulte1 », bien après le cyclone de 1871. Malgré ces insuffisances et ces manques, les rapports d’enquêtes demeurent une somme inestimable d’informations sur notamment l’état matériel des tribus en ces années 1866-70 et un recueil d’anecdotes et de légendes précieuses pour aborder leur histoire. Une certitude se dégage à leur lecture. Ils nous indiquent de façon incontestable qu’il y a bien eu un repeuplement de la Kabylie orientale, par déplacements internes, et/ou par immigration, à partir du XIe siècle. Ils nous signalent les chemins sinueux par lesquels sont passées les populations pour reconquérir un pays, développer une agriculture, se construire des mythes et apprendre le langage du vivre ensemble. C’est une épopée qui a pour héros des hommes et des femmes qui tentent de se réinventer un territoire après avoir perdu le leur. Nous allons donc partir pour visiter le pays et découvrir sa population, de la vallée de l’oued Djendjen (Jijel) supposée être le berceau des premiers immigrants pour ensuite pénétrer plus profondément dans le pays par les chemins escarpés et les hostiles forêts de chênes-lièges, encore peuplées, en ces temps-là, de panthères, lions, hyènes et de nombreux autres félins2. Enfin, remontant par le Sud et les plaines céréalières du Constantinois, nous visiterons les Bni Tlilen, les Zouagha à qui Ibn Khaldoun attribue une origine kutama. Tribus vassalisées ensuite par les seigneurs de Constantine.

1

Le petit sénatus-consulte (loi du 28 avril 1887) était censé compléter l’œuvre inachevée du premier qui ne concerna qu’une partie du Tell. 2 A. Behaghel, Algérie, 1864, p. 266 ; évoque les chasses organisées en 1860 aux animaux considérés comme nuisibles. En 1860, des données statistiques sur le nombre de fauves abattus durant l’année sur tout le territoire de l’Algérie sont les suivants : panthères : (61), Hyène (50), lions et lionceaux (38). Les forêts de Djidjelli étaient réputées pour l’exubérance de leur faune. « Le lion est rare dans les forêts de Collo, tandis que la panthère y est commune. Le chacal, le lynx, le chat-tigre, l’hyène, le raton (mangouste), la genette, s’y rencontrent particulièrement aux abords de la plaine. » Niepck, inspecteur des forêts, Revue des eaux et forêts, vol. 4, p. 5. On imagine ce que cela devait être quelques siècles auparavant, surtout dans les zones montagneuses de la Kabylie orientale.

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Quelques mythes et légendes sur les origines Commençons notre périple par les plus « jijeliennes » tribus du littoral, les Bni Amrane1, les Bni Caïd et les Bni Ahmed. Remarquons d’emblée la récurrence de ces dénominations puisqu’on les retrouve ailleurs qu’en Kabylie orientale où elles désignent d’importantes et historiques tribus. Simple coïncidence ou signal dont seule la résonance demeure. Bni Amrane : « Cette tribu se subdivise en Djebala et en Seflia, c’est-àdire la fraction habitant la partie montagneuse et celle établie dans la région de la plaine. Vers le XVIe siècle2, rapporte la tradition, un Marocain, du nom d’Amrane, vint s'installer dans ce pays auquel il donna son nom. Il réunit autour de lui un groupe d’aventuriers, s’attaqua aux tribus voisines et leur prit des terres. Ses descendants se sont instaurés en pouvoir dynastique et c’est une des rares tribus de la Kabylie orientale où une famille, les Ben Menia, dispose d’un pouvoir nominal bien au-dessus de celui de la djemaa. Bni Caïd : Considérée comme le territoire agricole de Jijel, la tribu des Bni Caïd est située à l’ouest de la cité historique. La tradition relative à son origine n’est pas très riche. « D’après les anciens, leur ancêtre serait un nommé Moussa, du djebel Babor, dont les descendants prirent, plus tard, le nom de Bni el Kaïm, c’est-à-dire les enfants du puissant, du fort, du redoutable, et, enfin, par corruption sans doute, celui de Bni Kaid. » C’est un détachement de cette tribu qui immigrera plus tard pour constituer une colonie dans les environs des Bni Tlilen. Plus romancée et plus complexe est la tradition des Bni Ahmed, tribu située au sud-est de Bni Amrane, frontalière avec les Bni Foughal. Bni Ahmed : « M’rabet Moussa, né en Arabie, à l’époque où les Arabes étaient à l’apogée de la gloire et de la puissance, quitta jeune le pays de ses ancêtres, parcourut le nord de l’Afrique, et se fixa, pendant quelque temps, à la cour du sultan du Maroc. Après ce séjour, dont on ne connaît pas la durée, marabout Moussa quitta la cour du Maroc et vint s'établir chez les Bni Idder. Par sa piété, sa bravoure et son impartialité, il y devint l’arbitre de la paix et de la guerre. Tous les litiges lui étaient soumis et ses jugements étaient sans appel. Il était le premier invité dans toutes les fêtes et le premier à goûter à tous les plats. Un jour, il fut dérogé à cet usage. Froissé par ce procédé insolite, marabout Moussa monta sur sa jument favorite et quitta le pays.

1 Trois tribus portent ce nom, l’Arba (près d’Alger), celle de Bordj Menaiel, et enfin celle de Bougie. Les Bni Caïd sont également trois, les deux de la Kabylie orientale (Djidjelli et Boucherf) et celle de Bône. Enfin, les Bni Ahmed que l’on retrouve également du côté d’oued Chélif (Orléansville). 2 Cette datation a-t-elle été donnée par les narrateurs ou bien est-elle une déduction de Féraud ? On la retrouve très souvent sous sa plume et pour différentes tribus.

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Arrivé à l’endroit où est bâtie aujourd’hui la mosquée de marabout Moussa (rive gauche de l’oued Mencha), la jument s’arrêta et dit à son maître : « Mets pied à terre, c’est ici que tu auras un garçon et une fille. Le garçon, tu le nommeras Fredj, et la fille, Fridja. Dieu les protégera, et tu seras le maître de ce pays. » La contrée qu’allaient occuper le marabout Moussa et sa progéniture était inoccupée depuis qu’un nommé Ahmed, son premier possesseur, était mort sans postérité. C’est pour perpétuer le souvenir de ce premier occupant que le pays fut désigné sous le nom de Bni Ahmed. M’rabet Moussa s’y établit définitivement avec sa femme et ses serviteurs qu’il avait amenés avec lui. Il eut deux enfants comme l’avait prédit la jument : Fredj et Fridja. Sa postérité continua à avoir la prédominance et plusieurs de ses membres se dispersèrent dans le pays1. Revenons vers la côte, éloignons-nous un peu plus de Jijel pour aller à la rencontre des Ouled Belafou qui se donnent eux également pour ancêtre un Marocain. Leur tradition ne comporte pourtant pas d’éléments susceptibles de nous renseigner sur les circonstances, au moins légendaires, de leur installation dans le pays. Leurs voisins immédiats, les Bni Maamer ont par contre su conserver des détails assez pittoresques sur leur origine. Bni Maamer : La tribu des Bni Maamer devait être très anciennement constituée. Tout le territoire de la tribu, la plaine comprise, était une immense forêt. Cette forêt fut successivement habitée et partiellement défrichée par les chefs des quatre fractions des Bni Maamer et de leur descendance. Le premier qui s’y installa était venu de Fès (Maroc). Il se nommait Hamza et eut trois fils Mhamed, Embarek et Salah. Un deuxième émigrant marocain venu de Tafilelt le suivit de près. Il se nommait Abdallah et, comme le précédent, il eut trois fils — Daoud, Boudjemaa et Mhamed — dont la descendance prit le nom d’Arb Akhezzar, nom de l’endroit où s’était installé leur aïeul. On donne au troisième émigrant une origine française. Son nom aurait été Innoun, Ben Lali Ben Lafrancesse (fils de Français). On ne dit pas d’où il venait. Mais en arrivant dans le pays il se serait installé à Thar Ainnat où, par ses quatre enfants Amiour, Mancer, Chelli et Marbouh, il serait devenu la souche des Bni Bou Innoun, La quatrième fraction a son origine aux Bni Ftah. Son chef Belgacem F’taihi avait, à la suite d’une dispute avec ses frères, quitté son pays pour aller s’établir à Thar auprès des chefs des autres fractions. Ses enfants au nombre de cinq se nommaient Hamza, Mhamed, Sekkeur, Khelifa et Kabboha 1

Les trois notices qui concernent Bni Amrane, Bni Afer, Bni Ahmed sont extraites de la monographie de Féraud, sur l’ « Histoire de Djidjelli », RSAC, 1870.

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La configuration du pays où ces immigrants se trouvaient établis avait amené forcément entre eux d’abord le rapprochement, ensuite une véritable union entre les descendants d’Abdallah, Hamza, Innoun et Belgacem. Ils comprirent qu’ils étaient intéressés bien que d’origines différentes à ne former qu’un tout compact pour se défendre des incursions des voisins. Ainsi convinrent-ils par un pacte solennel qu’ils se considéraient comme des frères et qu’ils se prêteraient mutuellement secours en cas de besoin. Enfin, et renonçant les uns et les autres à donner à leur petite confédération le nom de l’un de leurs ancêtres, ils prendront celui de Bni Maamer pour rappeler qu’ils étaient bien les possesseurs du pays qu’ils avaient peuplé et défriché. La convention ci-dessus n’a jamais été transgressée par aucune des parties contractantes et le plus parfait accord a toujours régné entre elles. Il est vrai que les terres ne leur manquaient pas. Ainsi, sans être inquiété par personne, tout père de famille s’installait dans un bon endroit de la forêt et il en défrichait les meilleures parties au fur et à mesure des besoins, sans cependant trop s’éloigner des siens. Bni Salah1 : Un nommé Salah originaire de l’Ouest2 vint à une époque indéterminée accompagné de ses fils Henni, Rain et Boudjemaa, se fixer au lieu dit Maizoul, près des Ouled Belafou limitrophes à l’ouest de celle des Bni Salah. Le pays était désert, les descendants de Salah y séjournèrent près d’Assouak, puis, expulsés par les tribus Bni Idder, Bni Siar, Bni Amrane Seflia, ils émigrèrent vers l’est et s’établirent au lieu dit Zankan où ils élevèrent leur mechta. Cette région était envahie par la faune et la broussaille, les Bni Salah défrichèrent, plantèrent des oliviers et s’installèrent définitivement. Une de leur fraction a émigré pour aller s’installer au sud des Bni Touffout. La djemaa composée des kébar et des personnages importants réglait toutes leurs affaires. Ledjenah : Il existe pour cette tribu de nombreuses versions à propos de son origine. Féraud et le rapport du sénatus-consulte en rapportent quelquesunes qui s’attachent à mettre en relief l’aspect légendaire et folklorique de la tradition. La version la plus réaliste et qui semble la plus crédible est la suivante. Les premiers habitants de Ledjenah seraient des immigrants venus d’Ouled Asker (Ouled Zeid) et de Lamnazal. Ils se prénommaient les Tafarah. Ils ont occupé une partie du territoire de Lamrabaa appelé Laaqiba. Ensuite vinrent les Tatahir, les Larraba, les Aarat, Anoudach, Laamara, El Chouf, Ahrit, ce qui donna deux grandes fractions, celle de Ledjenah ElHadriya et celle de Ledjenah El Akbia. Deux indications au moins nous renseignent sur l’origine de ces habitants. Les Larraba seraient des Arabes 1

Après le sénatus-consulte, les Bni Salah seront dénommés Ouled Bouyoucef. Y-a-t-il une relation entre ces Bni Salah et les Ouled Salah, fraction de tribu située dans le Takitount. Et avec les Bni Salah des monts de Blida ? Ceux-là également sont localisés à l’ouest de Djidjelli. 2

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nomades et l’endroit appelé Lamrabaa di El Dziri (l’Algérois) semble indiquer que son occupant venait d’Alger. Un mythe vint se surajouter à cette complexe formation. Il raconte comment un homme marié à une ogresse eut d’elle sept enfants. Il est plus à regarder comme une évocation poétique qui couvrit de son aile douce et bienveillante la dure réalité d’une origine moins métaphorique. Quittons la côte pour pénétrer un peu plus dans les zones montagneuses couvertes de forêts de chênes-lièges dont la conquête semble avoir été plus tardive. Laissons de côté une importante tribu, celle des Bni Habibi que nous étudierons à part, et revenons plus à l’ouest chez les Bni Idder. Bni Idder : Cette tribu a été enquêtée en 1890. Sa notice historique reprend intégralement le texte de Féraud consacré aux Moula Chokfa1 et ne dit donc rien sur l’origine de la tribu. Or, en nous référant à la tradition, de nombreuses tribus indiquent très clairement le passage de leurs ancêtres par les Bni Idder avant qu’ils ne soient allés s’installer ailleurs, confortant ainsi l’idée d’une incontestable antériorité de cette tribu. Les vestiges archéologiques qu’on y a retrouvés, inscriptions libyques, dolmens, pierres taillées2, indiquent bien que cette région a été occupée depuis la plus Haute Antiquité. Cependant nous ne possédons presque rien sur la période romaine, période pendant laquelle les populations autochtones semblent avoir continué à vitre en toute indépendance. Qui sont ces Bni Idder ? Une des plus puissantes tribus de l’oued El Kébir dont le territoire se situe à 23 kilomètres de Jijel, limité au nord par les tribus d’El Janah, Bni Salah, Bni Mammar, à l’est par les Bni Habibi, et au sud par les Bni Aicha, Bni Ftah, Ouled Asker et Bni Afer. Que signifie Idder ? Pour les enquêteurs du sénatus-consulte, « Idder vient de la racine “yagder”, être puissant, “gaader”, être de force à faire quelque chose… ». L’explication est évidemment farfelue pour la raison simple que Idder est de racine berbère et non arabe, dérivé de « Idder », « Iddar » signifiant « il vit », « il est vivant », prénom souvent attribué, dans la tradition locale, à un nouveau-né après de multiples décès prématurés, pour éloigner de lui le mauvais œil. Nous retrouvons des Bni Idjer3 en Kabylie du Djurdjura, au Mzab algérien, mais la plus importante tribu des Idder se trouve au Maroc, dans le bas Rif. Ses populations sont des Jbala, elles constituent la partie arabophone des habitants du Rif et seraient originaires d’« Al Ounsar », ces Andalous venus se réfugier au Maroc après

1 2 3

Cf. C. Féraud, « Histoire de Djidjelli », op. cit., pp. 74-80. C. Viré, « Les antiquités dans la commune mixte de Taher », RSAC, n°29, 1894, p. 556.

Répertoire alphabétique des tribus et douars de l’Algérie dressé d’après les documents officiels sous la direction de M. le Myre de Vilers, 1879, p. 33.

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la chute de Grenade. Leur ancêtre Sidi Ahmed Ou Moussa1 est considéré comme un saint. Habitant au cœur du Fezzan, une région montagneuse couverte de forêts de chênes-lièges et chênes zen. La population des Bni Idder pratique une agriculture de montagne combinant culture des céréales et légumineuses avec la petite arboriculture fruitière (figuier et olivier). Y aurait-il entre ces deux tribus un lien d’ancestralité ? Quoique nous ne disposions d’aucun élément probant pour l’affirmer, il n’en reste pas moins que les similitudes sont bien étranges. Elles le sont encore plus quand on découvre qu’à Taza, dans le Rif (marocain), il existe une tribu des Bni Ftah. Le même nom est porté par une de nos tribus, frontalière des Bni Idder. Estce suffisant pour conclure que les Bni Idder sont une vieille tribu d’origine kutama, enrichie par des apports ultérieurs ? On peut néanmoins avancer que son site a été habité depuis au moins la période numide comme en témoignent les inscriptions libyques et des dolmens découverts à Chekfa. Bni Ftah : D’après la tradition, trois personnages, Amrane, Khellas, tous deux frères, et Azziz, seraient venus s’installer il y a quatre siècles environ (vers le XVe) sur le territoire actuel des Bni Ftah. Les deux premiers originaires des Bni Amrane (environ de Jijel) fondèrent le village des Ouled Amrane, l’autre celui de Ouled Khellas, le troisième enfin d’origine inconnue, celui des Ouled Abdellali. Autour de ce noyau vinrent plus tard se regrouper des familles de Amor Cheraga, de la région de Constantine qui s’établirent à côté des Ouled Amrane et formèrent la fraction des Arb Assara. Une fraction dont l’ancêtre serait originaire du Maghreb El Aksa constitua les Ouled Mezni. Enfin les Ouled Messaouada venant de la tribu des Serraouia (Constantinois) se joignant au Ouled Abdellali pour former la fraction des Ouled Djabdallah. À l’émigration des Ouled Messaouada se rattache une anecdote assez pittoresque. Ici le rapport reprend la légende de « la diffa donnée à des soldats turcs et qui s’est terminée par leur assassinat après que l’un d’eux avait coupé la jambe de l’enfant ayant mangé la cuisse de poulet », celle-là même qui courait à propos de l’émigration des Bni Afer. Le héros de l’histoire n’est plus un homme, mais Messaouada, et les faits se seraient déroulés non plus à Alger, mais chez les Serraouia (Téleghema-Ain M’Lila). Légende très populaire que nous retrouvons avec d’autres variantes chez les Ouled Hamidech, tribu de la corne de Bougaroun (Collo), chez Ouled Arema et les Ouled Seguen, tribus Serraouia du sud-ouest de Constantine2. Déplaçons-nous un peu plus vers l’est pour aller voir du côté des Bni Touffout et ce qu’ils ont conservé de la tradition relative à leur origine. 1 Commune rurale de Bni Idder. PAD Maroc. Année 2006. Ministère de l’intérieur, Maroc. (www.padmaroc.org). 2 J.D. Lucciani, « Les Ouled Attia des Ouled Zhour », RA, vol. 33, 1889, p. 303.

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En pénétrant profondément dans les vastes forêts longeant les rives de l’oued El Kébir, nous rencontrons les tribus généralement constituées à partir d’une souche unique descendant d’un même ancêtre : les Ouled Aouat, Ouled Aidoun, Ouled Embarek. Leurs traditions orales n’apportent pas d’éléments susceptibles de nous éclairer sur les causes qui les ont poussés à s’installer dans cette partie pratiquement impénétrable de la Kabylie orientale. Notons au passage que le « Ouled » compris dans le nom de la tribu est une rareté dans un pays où domine le « Bni ». Serait-ce là un marqueur de leur filiation dynastique ? Bien sûr que cela est insuffisant pour trancher positivement la question aussi complexe1. Bni Afer : L’aïeul des Bni Afer, nommé Ikhelef Ben Hassen, originaire du Maroc, habitait les environs d’Alger et vint s’établir dans la Kabylie vers les premiers temps de la domination turque, c’est-à-dire au XVIe siècle. Un détachement de soldats turcs voyageant aux environs d’Alger s’arrêta dans la maison d’Ikhelef. Aussitôt, et suivant les ordres reçus, on s’occupa de leur préparer la diffa. Le fils d’Ikhelef, poussé par la faim, demanda quelque nourriture à sa mère, qui, n’ayant rien d’autre sous la main, détacha la cuisse d’un des poulets destinés aux Turcs, pour satisfaire l’appétit de son enfant. Lorsqu’on servit la diffa aux soldats, ceux-ci s’aperçurent de l’absence de cette cuisse, s’informèrent des motifs de sa disparition et voulurent savoir qui l’avait mangée. « C’est le plus fort, répondit la mère ! » Les Turcs, irrités de cette réponse et voulant prouver qu’eux seuls étaient les plus forts dans le pays, s’emparèrent de l’enfant et lui coupèrent la cuisse. Ikhelef dissimula sa colère et attendit que les Turcs, après s’être couchés, se fussent endormis ; alors, avec l’aide de trois de ses frères, il les égorgea tous. Craignant d’être poursuivi pour ce crime, il quitta immédiatement le pays et vint directement à Koubba, où sa mule fatiguée s’arrêta, refusant de marcher davantage2. Telle fut l’origine de leur établissement dans ce pays. La tribu se subdivise en plusieurs fractions : Aftis, Ouled Arab, Ouled M’doura, Ouled Zmara, El Ouadia, Djouambia, Ouled Bou Souar, Ouled Mohamed, Ouled Said, Ouled Hassein, Ouled Mars, Ouled Aissa. Un nombre considérable de lignées qui n’appartiennent pas toutes au même ancêtre. Toujours dans le pays montagneux où l’occupation du sol s’est faite forcément par un extensif déboisement-défrichement, la tribu des Bni Meslem, située au sud des Ledjenah, présente une tradition riche d’information. 1

Cf. notamment Féraud, Douté, Rinn et K. Filali. On notera que la légende de la mule est très courante. On la retrouve chez d’autres tribus, comme structure narrative, qui rend compte de l’accomplissement du miracle entourant l’arrivée de l’homme providentiel. 2

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Bni Meslem : À une époque très éloignée, deux familles, les Nkhancha de la région de Sétif, ayant assassiné deux Turcs qu’ils avaient surpris chez eux en flagrant délit d’adultère, se virent dans l’obligation de quitter leur pays. L’un d’eux s’installa dans la tribu des Arrhas, (Zouagha) l’autre alla s’établir chez Bni Meslem, dans la fraction de Rhala et en fut le premier habitant. Le deuxième des Bni Maad (Jijel), venu à la même époque, eut pour descendant les habitants de la fraction des Ouled Chelli, un autre arrivant des Ouled Himan (Guelma) fut le premier des habitants de la fraction des Arb Nesreun, enfin les Ouled Yacoub descendant d’un Marocain qui appartient à une famille de marabout. Ces fractions entre elles furent souvent en mésintelligence, mais les Ouled Chelli eurent presque toujours à lutter contre les trois autres fractions, ils étaient alors soutenus par les Djaballah. La tribu entière des Bni Meslem savait faire taire ses inimitiés quand il s’agissait de défendre son territoire contre les menaces d’empiétement de leurs voisins les Bni Belaïd. Ces luttes auxquelles venaient se mêler tantôt pour les uns tantôt pour les autres les Bni Habibi, les Taïlmam, les Ouled Aouat, et les Djaballah n’eurent jamais de grands effets. Aussi les Bni Meslem et les Bni Belaïd paraissent posséder même quantité de terrains qu’ils avaient autrefois. Existe-t-il un lien entre ces Bni Meslem de la côte jijelienne et la grande tribu des Meslem, que Marmol place dans le désert de Msila alors que Carette1 la situe dans la partie supérieure de la plaine du Hodna (groupe des Bni Hilal) ? On sait que cette tribu fut le principal soutien de Tacfarinas, lors de sa révolte de l’an 17 apr. J.-C. Le nord de la Numidie fut, pour les insurgés, un asile où ils firent escale et prirent des forces avant de poursuivre leur route vers le Djurdjura. Des fractions des Musulam se seraient-elles installées définitivement sur place ? Plus au sud, limitrophe, elle aussi des Bni Habibi, la tribu de Taïlmam, semble avoir été la plus ancienne de la région. Probablement antérieure même à toutes les autres tribus, égalant en cela, en importance et en ancienneté, les Bni Idder. Mais ne pouvant résister à la poussée démographique de ses voisins, son territoire sera réduit à une peau de chagrin. Taïlmam : Tout indique que c’est une très ancienne tribu d’origine berbère, mais qui s’est recomposée pour constituer une nouvelle unité. La tribu des Taïlmam est issue de quatre familles différentes qui sont venues successivement s’établir sur le pâté montagneux qui se trouve entre l’oued El Kébir et l’oued Irjana et l’oued Boussalem. Les premiers arrivés, les

1

E. Carette, Origine des tribus, Éd. électronique, www.algerie-ancienne.com, p. 434.

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Haddaden1, sont venus des Bni Salah. La famille des Larraba qui est venue après est originaire des Bni Amrane. Les Ouled Riah, des Ouled Aidoun, se sont installés en troisième lieu. Enfin les Ouled Massoud, originaires des Bni Barbout (région d’Alger), sont venus se joindre aux familles précédentes. Ces quatre familles ont réuni leurs intérêts divers pour former une seule tribu sous le nom de Taïlmam. La raison de cette union, rapide et complète, réside dans le fait que les Taïlmam, qui s’étaient rapidement développés, possédaient toute la plaine de l’oued Boussalem, une grande partie de celle de l’oued El Kébir et s’étendaient chez les Bni Aicha sur toute l’aile droite de l’oued Irjana jusqu’au-delà du coudiat Tazalmout, et chez les Ouled Aouat sur cette même rive de l’oued Irjana jusqu’aux Kherraz, près de Khenag Moul Karmoud de l’oued M’Hamed Ben Ahmed avec l’oued Irjana. Ils furent attaqués à un moment donné sur quatre points simultanément par les Bni Habibi, les Bni Meslem, les Bni Aicha et les Ouled Aouat. La défense de leur territoire les a ralliés à la même cause et aux mêmes intérêts. Les Taïlmam ont perdu une grande partie de leur territoire du côté des Bni Habibi et des Bni Meslem, des Ouled Aouat et des Bni Aicha, ils ont définitivement reculé sur la rive gauche de l’oued Irjana, perdant ainsi plus de la moitié de leur territoire. On verra plus loin comment pour se préserver contre les convoitises de leurs voisins, les Taïlmam ont été contraints de faire appel aux marabouts Ouled El Abed pour leur servir de médiation avec les Bni Habibi. Visitons maintenant les tribus de la basse vallée de l’oued El Kébir. Elles occupent, toutes, le cœur montagneux et forestier de la Kabylie orientale. Ouled Aouat : D’après la tradition, les nommés Boukrina, Ibessichen, Irretir, Khalfoun, Zeid dont l’origine est inconnue seraient arrivés dans le pays en même temps et auraient occupé les parties du pays qui ont pris leurs noms respectifs. La prise de possession des territoires des deux fractions se serait faite une trentaine d’années après par les nommés Ali dont on ignore le pays natal qui s’établit à El Araba et Aissa venu des Bni Siar de Jijel, qui s’installa à El-Adria. Ouled Aidoun : D’après la tradition un nommé Aïd, dont l’origine est inconnue, vint s’établir sur les rives de l’oued El Kébir, il eut sept fils, Ali, Braham, Larbi, Annan, Annik, Lebbab, Kacem qui avec leurs descendants s’étendirent à droite de l’oued El Kébir et sur les deux rives de Boussiaba qui formèrent les différentes fractions. Ouled Embarek : Limités par les Bni Tlilen au sud et les Achaich au nord sont issus de migrants venus d’Ain Baida (Haracta, sud-est 1 Nom berbère signifiant « les forgerons ». Il existe à Bni Habibi un endroit portant le même nom : Aira-Haddaden, situé entre l’oued Boumerzough et l’oued Tamalous, nous parlons bien de Bni Habibi.

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Constantine). Il y quelques générations, un nommé Embarek, originaire d’Ain Baida, quitta avec sa famille le pays qu’il occupait et vint s’installer sur le territoire qui porte son nom. Ses trois fils qui étaient venus avec lui s’arrêtèrent aux Bni Tlilen, tandis que Embarek, ne trouvant sans doute pas dans cette tribu suffisamment de terre de culture, s’avança dans le pays pour aller s’installer dans un endroit appelé Taggouf. Sa famille vécue dans cette zone, jusqu’au moment où il fallut opérer une scission. Deux fils d’Embarek, Chabane et Ali, devinrent tous les deux chefs de nouvelles fractions, les Ouled Chabane comprenant une fraction de Taggouf et de Bara, qui n’était que la fraction mère considérablement développée. Le second, Ali, constitua la fraction Ighmam. Bni Touffout : Leur ancêtre Abdallah, Ben Lettifi, d’origine berbère, vint du Maroc et alla s’établir à Ben Haroun, aux environs de Mouia, c’était au commencement de la domination turque. Un marché fut établi à cet endroit par Abdallah, soit à cause de ce marché, soit pour toute autre raison, le gouvernement turc eut à se plaindre de Abdallah et envoya ses soldats qui envahirent ce marché et tuèrent sept de ses fils, quant à lui, il réussit à se sauver avec trois de ses frères et vint demeurer à Djebel Ben Abbés, qui a porté successivement le nom de Djebel Ouled El Hadj, Djebel El Houffa, et Djebel Bni Touffout, suivant les différentes tribus qui l’ont occupé. Abdallah se fixa à Lakrouna, son frère Barkat à l’endroit appelé depuis Bni Barkat où se donne chaque année une grande Zerda (repas cérémonial) à laquelle sont conviés les gens des tribus voisines. Le second des frères, Doukkane, s’établit dans le pays appelé actuellement Rekana, son tombeau y existe encore. Le troisième frère, Saïd, se fixa à Meddah, c’est de ces quatre frères que seraient sorties toutes les branches des Bni Touffout. Il existe au sein de la tribu une famille, descendant du marabout Sidi Mçaoud el Attik1, qui jouit d’une grande réputation de sainteté dans toute la contrée. Vers le milieu du e XIX siècle, plus de soixante dix-neuf villages couvraient le pays occupé par environ sept mille habitants. Ce qui en faisait l’une des plus importantes tribus de la Kabylie orientale.

Constance et diversité : les mythes fondateurs Les traditions orales donnent pour origine aux tribus de la Kabylie orientale des gens venus d’ailleurs : du Maroc, d’autres régions du Maghreb, mais rarement des Berbères, jamais des Kutama. Étrangement, l’ethnonyme Kutama n’existe plus dans la langue des autochtones. Étonnante destinée d’une antériorité historique qui s’est totalement effacée de la mémoire collective. Plus étonnante encore est l’absence quasi « schizophrénique » de 1

Les Ben Attik donnèrent au pays une lignée de marabouts, cf. supra.

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toute référence aux origines berbères. On sait pourtant qu’avec les Zouaoua voisins ils ont, en plus d’un cousinage génétique, une proximité de langue et de culture. Pourtant, pas même par allusion la tradition orale ne l’évoque. Comme si ce pays-ci et l’autre n’avaient jamais appartenu à la même aire historique et géographique. Il faut bien l’admettre : les populations de Kabylie orientale se considèrent comme totalement étrangères à l’espace berbère, n’ayant rien à voir avec les Zouaoua, à l’exception de la religion commune. Une constance traverse les traditions que nous venons d’évoquer, révélant au passage l’origine migratoire de la population. Des migrations devrait-on écrire, parce qu’il y a eu au moins deux. La première interne, allant des tribus les plus anciennes et les plus peuplées vers des espaces nouveaux, déserts, ou faiblement occupés ; la seconde venant de l’extérieur, entraînant l’arrivée en Kabylie orientale de nouveaux habitants. L’exemple typique de tribus qui ont éclaté pour occuper différentes régions est celui des Ouled Attia, des Bni Kaid, des Souahlia, des Bni Ishak, des Bni Salah, etc. Ces déplacements internes provoqués par l’insuffisance des ressources, la rareté des terres cultivables ou encore les conflits d’hégémonie entre fractions rivales, engendrent une occupation territoriale de proche en proche. Ils ramifient la tribu, démultiplient son nom par la création de nouvelles colonies. Phénomène récurrent qui traverse toute l’histoire de la Kabylie orientale, ces mouvements modifient l’équilibre interne des tribus sans toutefois altérer leur intégrité ethnique. La seconde phase de recomposition démographique de la Kabylie orientale fait suite aux troubles incessants consécutifs à la chute de la dynastie fatimide. Fuyant la persécution Sanhadja ensuite hilalienne, les populations des villes (Kairouan, Constantine, Mila) et des plaines se sont retranchées dans les zones inaccessibles du Nord. Parfois massif, mais le plus souvent sporadique, ce flux a nourri le substrat berbère par des apports humains et culturels divers. Au XIIe siècle, Idrissi notait combien les Kutama étaient renommés pour leur générosité et par l’accueil qu’ils faisaient aux étrangers. « Ce sont certainement les gens du monde les plus hospitaliers. » Cette ouverture vers les apports extérieurs ne peut s’expliquer que rapportée à la nature cosmopolite de la population. Généralement les nouveaux arrivants s’installent d’abord dans une tribu d’accueil, ensuite ils essaiment. Par le défrichement, la rapine ou la cession, ils se constituent un territoire. Une fois en phase de formation, la « racine » demeure réceptive aux apports extérieurs pourvu qu’ils ne violentent pas son intégrité et ne lui disputent pas ses terres d’élection. Ces apports attendus, parfois même souhaités, donnent du nombre et donc de la force à la tribu. Ils créent les conditions de sa puissance et de sa pérennité. Ce phénomène n’est pas propre à la Kabylie orientale. Il traverse l’ensemble du Maghreb,

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bouleversant radicalement la répartition de la population et son déploiement. « Il en résulta un changement fondamental du centre de gravité de la population berbère, et bientôt le Rif oriental, massifs du Zerhoun, Bni Snassen, des Traras, et la Grande Kabylie, jusqu’alors à peu près vides, supportèrent des densités de population relativement élevées1. » Ce processus de repeuplement, tel qu’il se dégage de la tradition, semble avoir connu à son tour deux phases : la première post-hilalienne (XIee XIV siècle). Elle voit se reconstituer le socle ethnique berbéro-kutama autour de Jijel et de Collo au nord. La seconde intervient après la création de l’État ottoman (XVe). Avec les corsaires turcs débarquent les premiers missionnaires religieux et les Andalous chassés d’Espagne. Se fondant dans la population autochtone, ces nouveaux arrivants vont apporter avec eux trois ferments essentiels : le droit, le « ‘Ilm2 » et le « Cherifa », les trois souvent portés par un seul et même personnage : le marabout.

1 R. Lawless, « L’évolution du peuplement, de l’habitat et des paysages agraires du Maghreb », in Annales de Géographie, 1972, tome 81, n°446, p. 453. 2 « ‘Ilm » connaissance religieuse.

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2.

DES TRIBUS ET DU FÉDÉRALISME

Ben, Bni, Ouled, origine du fédéralisme Émigrations familiales ou individuelles, mais jamais de masse, puisque les ressources ne permettaient pas de faire face brutalement à un afflux de « bouches à nourrir », tels sont les apports externes qui ont alimenté le repeuplement de la Kabylie orientale durant plusieurs siècles. En se faisant appeler Ouled, Bni, les membres de la tribu se considéraient-ils comme descendants d’un même ancêtre ? Il n’en est rien. La tradition conservée ne laisse aucun doute. La tribu n’est pas issue d’un ancêtre unique (Ouled1). Généralement ce sont plusieurs familles, fractions, qui se sont agglomérées (par dépôts ?) par ajouts successifs ou simultanés pour constituer une communauté qui se donne pour nom celui d’un personnage consensuel, réel ou imaginaire, parfois celui d’un lieu, sans que toutefois ses différentes parties ne cherchent à fusionner dans le tout, « Bni » n’indique pas une filiation. « Ce mot qu’on pourrait traduire par “les enfants de’’, mais sans que ce mot n’implique l’idée de filiation et de parenté, remplacée par celle de cohabitation dans la même localité, ou telle ou telle qualité. Ils ne s’appellent pas entre eux cousins ou fils de mon oncle. C’est une agrégation plutôt qu’une famille. Disons le mot ; c’est une république2. » Qu’est-ce donc que cette république où « chaque branche de famille se prétend égale aux autres, et ne reconnaît pas une branche supérieure3 » ? Elle est composée de différents segments : la mechta (lieu d’hivernage), sorte d’unité territoriale et humaine, regroupant sur un même espace des habitations qui, sans être mitoyennes, sont suffisamment proches pour être identifiées par le même toponyme. À l’origine ce ne fut qu’une famille, mais 1 « La tribu arabe représente l’idée de la famille étendue, sous l’autorité d’un chef qui a quelque chose d’un père. L’autorité vient d’en haut. Les membres de la tribu arabe s’appellent ordinairement les enfants d’un tel et se donnent entre eux le nom de fils d’oncles, ou cousins. » A. Nettement, Histoire de la conquête d’Alger, Paris, 1856, p. 529. 2 Ibid. 3 C. Féraud, « Histoire de Philippeville », RA, n°19, 1875, p. 93.

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qui s’est segmentée en s’agrandissant, s’étendant dans l’espace et devenant mechta. La « horma » (interdits pour préserver le monde du dedans) n’autorise pas qu’un étranger enfreigne ses limites sauf s’il est « adopté ». Alors il devient un élément constitutif de la mechta et perd ainsi son statut d’étranger. Dans son mode d’organisation, la famille de la Kabylie orientale ne s’éloigne pas trop de la famille berbère telle qu’elle a existé depuis l’Antiquité. « C’est un groupe composé d’un nombre plus ou moins grand de mâles, descendants en ligne masculine d’un ancêtre commun. À ces mâles sont agrégées leurs femmes. Quant aux filles, elles n’appartiennent au groupe, comme à la famille restreinte, jusqu’à leur mariage1. » Dans sa description magistrale de l’organisation de l’Algérie, Carette donne une classification des tribus selon leur origine et leur organisation. Non seulement celle-ci rend bien compte de leur complexité, mais elle est opérante pour nous expliquer leur dynamique. Selon les critères de Carette, les tribus de la Kabylie orientale sont du type fédératif2 par opposition à ce qu’il appelle les « groupes de tribus dynastiques » que l’on retrouve généralement plus nombreux dans le Constantinois. Ibn Khaldoun, décrivant l’organisation des Sedwikich et des Bni Thabet, nous en a donné un modèle. Les tribus dynastiques relèvent d’une famille suzeraine qui les gouverne héréditairement. Comment étaient-elles organisées ? Une tribu dynastique pouvait compter jusqu’à cinq classes de gens. Il y avait, tout en haut, la famille héréditaire, généralement d’origine djouad (noblesse d’épée). Détenant le pouvoir suzerain sur les autres classes, le pouvoir dans la famille était héréditaire et sa division comportait la branche aînée, la branche cadette, les branches collatérales. À côté de la famille héréditaire et sous sa suzeraineté marchaient d’autres nobles formant quelquefois des fractions entières. Après les nobles venaient les guerriers formant une ou plusieurs tribus qui étaient la deira du chef. Le gros du fief était composé de fellahs ou cultivateurs qui payaient des impôts à leur seigneur et lui fournissaient des cavaliers éventuels et surtout des fantassins. Au-dessous des fellahs il y avait parfois encore des tribus serves, adamia, tribus par qui, par suite de circonstances dont le souvenir était quelquefois effacé, se trouvaient maintenus dans un état social inférieur à celui des tribus fellahs ; on ne leur demandait pas de services de guerre et ils ne fournissaient au seigneur que des redevances, des corvées, et des bergers. Dans la famille seigneuriale dirigeante, dans chacun des groupes, tribus nobles, makhzen3, fellah ou adamia, il existait des familles ou des fractions

1

S. Gsell, Histoire, tome 5, p. 54. Carette et Warnier, Description et division de l'Algérie, Paris, 1847, p. 18. 3 Faisant fonction d’administration turque, plus généralement « fonctionnaires ». 2

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de mrabites d’origines diverses et souvent en compétition d’intérêt ou d’influence1. » Huit grands fiefs existaient dans le Constantinois au XVIIIe siècle. Ils descendent tous des anciennes tribus Sedwikich et Bni Thabet dont on connaît le substrat berbéro-kutama, profondément modifiés par l’élément arabe au point où Ibn Khaldoun lui-même les qualifie de tribus arabes. Ce sont : le Medjana, le Ksar Et Teîr, le Belezma, le Ziban, les Aurès2, l’oued Righ, le Ferdjioua et le Zouagha. Les Zerdaza (bassin de l’oued Safsaf) et les Hanencha étaient aussi à l’origine des groupes dynastiques, mais le bey de Constantine réussit à soumettre ces cheikhat en leur imposant des tribus makhzen. C’est grâce à ces groupes que les Turcs ont bâti leur administration. Mais cette organisation n’a pas réussi à pénétrer la Kabylie orientale où elle demeura totalement absente durant la période de domination ottomane. Quelques timides tentatives pour imposer des caïds réussirent à promouvoir l’autorité de quelques familles maraboutiques, mais sans plus. Même les Ouled Aouat, les Ouled Aidoun et les Ouled Attia qui semblent pourtant relever du type dynastique ne le sont pas. Par ailleurs, vu le tissu actif des familles maraboutiques en Kabylie orientale, on aurait pu penser rencontrer des tribus religieuses sous leur forme classique, qui se reconnaissent généralement en ce que leur nom est toujours précédé par « Ouled Sidi ». Étrangement, ce phénomène récurrent à l’ouest du Maghreb ne s’est pas généralisé à l’est. Les familles maraboutiques pourtant puissantes et nombreuses ne sont pas parvenues à se transformer en tribus religieuses et sont donc demeurées à l’état de fractions comprises dans des unités supérieures, les tribus fédératives : vivant et prospérant sous leurs ailes protectrices. Ni dynastiques ni religieuses, mais des fédérations de fractions telles sont les tribus de la Kabylie orientale. Issue d’ancêtres différents, aux origines diverses, chaque fraction est à son tour subdivisée en plusieurs mechta dont l’unité de base est la famille. Le « pacte d’union, au lieu d’attacher toutes les tribus à une seule famille, attache toutes les familles entre elles, et les rassemble en une seule tribu : en ce qu’il substitue au lien d’une dépendance commune celui de la solidarité mutuelle3. » C’est ce qu’Alfred Nettement appelle « tribus républicaines ». Si une image pouvait rendre compte de cette organisation, c’est à une pyramide renversée qu’il faut penser. Pour Gsell, ce sont « des républiques villageoises », de véritables « petits États fédératifs, formés pour la défense ou l’attaque, les groupes inférieurs n’ayant pas la force d’assurer isolément soit le maintien 1

L. Rinn, « Le royaume d’Alger sous le dernier dey », RA, vol. 41, 1897, p. 130. Bien sûr les Aurès font exception. 3 E. Carette, op. cit., p. 18. 2

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de leur existence, soit la réalisation de leurs désirs d’expansion, de domination fructueuse ou de vengeance1 ». Mais ce fédéralisme demeure tronqué puisqu’il ne parvient pas à dépasser le cadre de la tribu. Généralement les groupes fédératifs, tels qu’ils existaient ailleurs, regroupaient plusieurs tribus, liées entre elles par des pactes de solidarité. En Grande Kabylie, cela a pris la forme de rassemblements ou d’alliances transtribale, dont le soff n’est que l’expression « juridique ». Mais en Kabylie orientale, la tribu a comme buté sur les limites contraignantes de sa propre structuration. Elle n’a pas pu se hisser à la plénitude du fédéralisme. Les causes, il faut probablement aller les chercher dans l’origine récente de ces formations humaines, mais également dans la nature « cosmopolite » de leur constitution. Il y a comme une sorte de sentiment de précarité historique qui trouble la conscience collective des Kabaile El Hadra et les astreint à se refermer sur eux-mêmes. Ce sentiment provient sans aucun doute d’une « historicité » ballottée et jamais totalement assumée. Généralement une grande tension anime la tribu fédérative, quelles que soient sa composition et son histoire, et l’entraîne constamment vers le point de rupture. Elle naît et se nourrit des conflits d’intérêts mettant en jeu les parties qui la segmentent2. Pourquoi ? Parce que ses unités constitutives, la mechta est clanique et donc dynastique par essence alors que l’unité fédérative est « républicaine-égalitaire ». Il y a donc là une double force en jeu : une force attractive celle qui agglomère les différents segments (fractions) pour donner force au tout (la tribu), et le rendre capable de résister aux menaces (la guerre) venant des autres tribus ; et une force répulsive, celle qui s’agite à l’intérieur de la fraction (segment) pour repousser toute altération et maintenir intactes la force et l’homogénéité du groupe (frères et cousins). Cette dialectique de la désagrégation met continuellement la tribu en situation de crise rendant le recours à la violence inéluctable. Or, la violence est destructrice, périlleuse, elle débouche forcément sur la soumission obligatoire du plus faible au plus fort ou sa disparition totale afin de créer un nouveau point d’équilibre. Cette violence est donc « suicidaire » puisqu’elle s’exerce contre une partie du tout, c’est-àdire contre elle-même. Ces crises, quand elles ne trouvent pas de solution rapide et efficace, entraînent l’affaiblissement général de la tribu et mettent son existence en péril, exposant ses biens et son territoire, à la convoitise des autres groupes. En image, la haie qui entoure chaque parcelle familiale est à son tour englobée dans une haie plus grande, celle de la tribu. Si la grande 1

S. Gsell, Histoire, tome 5, p. 59. J’emprunte ce concept, sans pour autant faire usage de la théorie qui le supporte à Alain Mahé, « Violence et médiation. Théorie de la segmentarité ou pratiques juridiques en Kabylie » in Genèse 32, 1998, pp. 51-65. 2

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haie tombe, les petites à leur tour sont piétinées. D’où la nécessité de maintenir forte et inattaquable la « haie d’honneur » symbole de force et de pérennité : la tribu. Quels mécanismes alors pour neutraliser ces tensions ? Ils sont de trois types, la djemaa, le prestige des notabilités et le marabout.

De la djemaa... Comme en Grande Kabylie, chaque tribu de la Kabylie orientale se gouverne de manière démocratique par une djemaa à laquelle en principe tout homme adulte peut assister. Cette assemblée se réunit chaque fois que le besoin se fait sentir. Son autorité est générale. Son pouvoir est législatif, exécutif et judiciaire. Elle édicte les règlements nouveaux, abroge ou modifie les anciens, décide de la paix et de la guerre, répartit les terres de pacage entre les familles, juge, punit… « Tribunal criminel, correctionnel et de simple police, elle connaît des crimes, délits et contraventions, prononce la peine de mort, et punit d’amende les moindres infractions aux règlements de voirie municipale. Appelée à s’occuper, comme juge des affaires civiles, elle statue ellemême ou délègue ses pouvoirs à des juges arbitres. Dans tous les cas, elle se réserve l’exécution et joue un rôle prépondérant1. » Les fondements de l’exercice de ce droit sont de deux ordres : l’’aâda, ou coutume, dont les règles et les prescriptions sont connues de tous. Apprise par cœur sous forme de dictons, d’anecdote, de récits mythiques, que les anciens rappellent à l’occasion, cette « ’aâda » peut aussi avoir une forme écrite, en prenant le nom de Kanoun2. On en a retrouvé au moins deux exemplaires appartenant aux Bni Aicha et aux Ouled Attia. L’avis de la djemaa est impératif et exécutoire. Ses moyens de coercition sont multiples. Cela va de la simple pénalité en argent, aux travaux d’utilité publique et parfois à la violence pure et simple contre les délinquants. Le bannissement est une forme exceptionnelle de sanction. Elle consiste en la mise en quarantaine du coupable. On appelle cela « Nassaktou lou El Masbah » « faire tomber la lampe3». Cela se passe généralement ainsi. La tribu profite d’un jour de fête pour rendre publique sa décision de mise en quarantaine. Lors du partage de la viande entre ses membres, la part du mis en cause est supprimée. L’« oublié » comprend sans plus d’explication qu’il ne fait plus partie de la tribu. Il ne lui reste plus qu’à partir. C’est en quelque sorte une mise à mort civile. 1

Hanoteau et Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, Paris, 1893, t. II, p. 35. C. Féraud, a publié dans « Mœurs et coutumes Kabyles » des extraits d’un Kanoun manuscrit appartenant aux tribus des Ouled Asker. Celui rapporté par Lucciani, appartient aux Ouled Attia, RA n°6, 1862, p. 277. 3 Le contraire en quelque sorte de « pendre la crémaillère ». 2

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Ce caractère démocratique de l’exercice du pouvoir, qui méconnaît l’existence d’un chef héréditaire ou dynastique, a nourri chez cette population une haine atavique de toute autorité imposée, surtout si elle vient mettre en péril l’égalitarisme formel existant entre ses membres. Seule une autorité arbitrale et neutre, c'est-à-dire détachée de tout lien et de tout intérêt au sein de la communauté, lui est tolérable. Raison pour laquelle hors de la djemaa point de salut. Au-dessus d’elle, dans certaines circonstances, se constitue la « djemaa des djemaa » pour répondre à des questions d’ordre intertribal. La guerre et la paix notamment mobilisent cette instance. « Les décisions de l’assemblée… sont soumises à l’approbation de chacun, et en temps voulu les crieurs publics courent de village en village, appelant les habitants pour approuver ou rejeter ; mais au jour de l’attaque, la volonté de tous se réunit dans le soff (alliance). Les tribus se fondent dans les tribus, les chefs dans les chefs, et un seul est proclamé le maître de la mort. Il fixe le combat et guide le bras1. » Mais est-ce à dire que la djemaa est, à ce point, omnipotente ? Qu’aucun conflit, qu’aucune force ne met à mal son autorité ? Cette image idyllique d’une société égalitaire, où chacun trouve idéalement sa place, ne doit pas nous masquer les tensions continuelles qui menacent cette instance et la mettent constamment en péril. Si elle est effectivement la meilleure forme de « gouvernement » d’une communauté fondée sur la « segmentation égalitaire » dans un contexte de rareté de l’espace vital, la djemaa est cependant sans cesse rudoyée par les forces d’en bas et les conflits d’intérêt et d’hégémonisme.

De la richesse et des kébar Si le droit à l’espace vital fonde la propriété, celle-ci, à son tour, fonde un droit à l’égalité et en même temps en contrarie l’aboutissement. La productivité familiale, les alliances matrimoniales, la « bonne fortune », la plus ou moins fertilité du sol, le bétail font fonctionner lentement mais sûrement les mécanismes de différenciation sociale. Il arrive donc immanquablement qu’apparaissent des individus, des chefs de familles plus riches que d’autres, possédant plus de terre, plus de bétails, plus de ruches, plus d’oliviers. Deux conséquences à cette évolution. La première touche au pouvoir au sein du clan. Il vacille, passe d’une main à une autre, d’un groupe à un autre, trouble les préséances et impose ses candidats. L’autorité des plus riches coudoie celle des « anciens », lui fait ombrage. La richesse d’une famille réagit sur celle de la mechta, relève son aura, augmente sa puissance et l’étend à l’ensemble de la fraction, faisant jouer la solidarité « atavique » 1

P. de Castellane, Souvenirs de la vie militaire en Afrique, Paris, 1852, p. 404.

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entre frères et cousins ; les prétentions du clan s’excitent, s’affichent. La seconde touche la tribu. Comment réagit-elle quand une de ses parties cesse d’être égale aux autres, menaçant de briser l’équilibre traditionnel même et y compris au sein de la djemaa. Pour empêcher que cette inégalité sociale ne se transforme en une « inégalité politique », la tribu a appris à mettre en œuvre des mécanismes astucieux destinés à détourner cette différenciation à son avantage et finalement à contenir ses effets désastreux. La tradition fait obligation à l’homme riche d’engager des dépenses à hauteur de sa fortune non seulement au profit de ses frères et cousins, mais dans le cercle plus large de la communauté et même au-delà : zerda « repas collectif », aumône, dons, aides aux plus démunis. En contrepartie de quoi il lui est reconnu des avantages symboliques. Plus sa générosité est grande plus grand est son prestige et plus grande est son influence au sein de la djemaa. Ces personnages, s’ils ajoutent à leur bonne fortune la « grandeur d’âme », réussissent aisément à s’instaurer comme recours. Leur parole est écoutée, ils disposent ainsi d’une sorte de droit de « veto » tacitement admis. On imagine dès lors toutes les tensions auxquelles la cohésion de la tribu est soumise à partir du moment où l’un de ses segments se laisse emporter par la tentation d’imposer sa prééminence fondée sur le seul pouvoir de « l’argent » ou de la force ? Les guerres tribales, les conflits que l’on dit si fréquents dans la Kabylie orientale, trouvent souvent leur origine dans ces tensions que ne parviennent à neutraliser ni les djemaa, ni les kébar, ni même les confédérations de djemaa.

Du religieux… Pour juguler ses « démons », la tribu fédérative a donc constamment besoin de forces modératrices à l’intérieur d’elle-même et dans ses relations avec les autres tribus. Historiquement, elle va les trouver dans l’élément religieux. Qui alla à la rencontre de l’autre ? Une conjonction de circonstances a fait que le besoin ressenti ici trouva dans la poussée extraordinaire du messianisme religieux propre au XVe-XVIe siècle de quoi répondre à son attente. « Tout d’un coup, sous l’effort d’une poussée religieuse dont aucun historien n’a encore expliqué clairement la nature et la genèse, le maraboutisme se développe d’une façon extraordinaire et que les marabouts partis pour la plupart, à ce que l’on prétend, de la Sâguiat-elH’amrâ, c’est-à-dire du fond du Maghreb extrême, se répandent dans toute l’Afrique Mineure1. » Cette poussée religieuse se présente, pour P. Boyer, comme une alternative (une opposition) à la décadence des États centraux et à la montée 1

E. Doutté, « Notes sur l’islam maghrébin : marabouts », extrait de La revue de 1’histoire des religions, tomes X et XI, Paris, 1900, p. 12.

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d’une « chrétienté militante et agressive dont l’action viendra renforcer, indirectement, la confusion générale1 ». Le maraboutisme tourné jusque-là vers la contemplation va glisser vers une implantation temporelle qui prendra la forme de tribus et d’États religieux, au point où, au XVe siècle, « le pouvoir [au Maghreb central] était en passe d’être totalement exercé par les mystiques dont l’influence ne cessait de monter en flèche… Neuf sur douze des principaux awtan [canton] du pays relevaient du pouvoir maraboutique à la veille de l’attaque d’Oran par les Espagnols en 15042. » Ce mouvement gagnera la Kabylie orientale, où le besoin d’un ressourcement spirituel et d’une médiation religieuse se faisaient plus qu’ailleurs ressentir. L’occupation de Jijel par les Turcs (1513-14) va considérablement faciliter l’arrivée des premiers « missionnaires de la foi ». Musulmans fuyant d’Espagne, « imams mystiques » persécutés du Maghreb el Aksa trouvent là une terre généreuse prête à les accueillir. Mais contrairement à ce qui se passe dans les autres parties du Maghreb central, en Kabylie orientale la prépondérance des marabouts n’aboutit pas à la constitution de dynasties régnantes, détenant entre ses mains pouvoir temporel et pouvoir spirituel. On n’assiste ni à la création de principautés religieuses tel le Royaume de Koukou ou celui des Bni Abbes, en Kabylie du Djurdjura ni à la montée en puissance de tribus religieuses. Les familles maraboutiques de la Kabylie orientale développent leur action dans la sphère spirituelle, le Fikh ou la jurisprudence. Modératrice, leur action vient soutenir et compléter celle de la djemaa qui est le vrai centre du pouvoir politique. Ainsi, la zaouïa apparaît comme une sorte de contre-feu au pouvoir séculier. Elle tempère les conflits qui menacent les équilibres précaires au sein de la tribu, mais plus encore entre les tribus. Généralement le contact marabout et tribu se passait ainsi : parvenu à destination, le marabout venant de Sâguiat-el-H’amrâ, de Fès se carrait à proximité d’un groupe et établissait sa khalwa « ermitage ». « Le vieux de la montagne, par sa qualité de gharib, mystérieux et ses modes de vie ascétique, se distinguait des autres et apparaissait aux yeux des gens comme l’authentique marabout propagateur de la parole divine et porteur du salut divin. Son titre de gloire, son appartenance à la lignée des Chorfa, sa connaissance parfaite du Coran et de la sunna, voilà qui lui conférait prestige et ascendant3. »

1

P. Boyer, «Contribution à l’étude de la politique religieuse des Turcs dans la régence d'Alger (XVIe-XIXe siècle) », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, année 1966, vol. 1, n° 1, p. 11-49. 2 K. Filali, l’Algérie mystique, Paris, 2002, p. 28. 3 Ibid., p. 22.

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Kamel Filali nous décrit les étapes de cette installation et la « mise en scène » déployée pour que le marabout réussisse à emporter l’adhésion de la communauté d’accueil. Le drame se passe en trois actes : «— le saint arrivé incognito, volant sur un tapis ou voguant sur une natte, — le saint homme procédait à des gestes miraculeux afin de convaincre les gens de son authenticité et de sa puissance. Généralement il faisait jaillir de l’eau d’une roche ou faisait tomber de la pluie dans les moments de sécheresse ; — le marabout confiait le choix de sa zaouïa, noyau de sa nouvelle cité, à une monture1… » Ces nouveaux arrivants instituent bientôt un sacerdoce prestigieux qui s’intègre durablement dans le système social fédératif, d’autant que les lignages « pris dans un véritable tourbillon d’échanges de violence » en appellent à ces « marabouts pacificateurs afin que leurs interventions médiatrices tempèrent leurs conflits ; cette fonction ne pouvant être assumée que par les lignages religieux à l’exclusion de tous les autres2 ». S’autorisant de leur aura religieuse et de leur ascendance nobiliaire les marabouts, admis comme tels, « parviennent à se hisser à une position d’autorité morale qui évite que les moindres conflits entre lignages, par le jeu des solidarités segmentaires, ne s’exportent vers de plus grandes unités (villages, tribus, etc.)3 ». Vrais ou faux Marocains, vrais ou faux chérifs, toujours est-il que chaque tribu, chaque fraction de tribu cherche à s’honorer du rare privilège d’avoir sous son « toit » un de ces mystiques pacificateurs qui apportent avec eux le prestige d’une origine chérif4et celui d’un savoir convoité. Et quand on n’a pas de chérif « à portée de main » il n’est pas rare qu’on s’en invente un. Ainsi va-t-il de certaines généalogies écrites a posteriori qui n’ont d’authentique que le magnifique délié de leur graphie présomptueuse. S’il n’est pas rare que des personnages s’inventent une « ancestralité » sur mesure, une zaouïa ne parvient à se hisser en authentique centre de savoir et de pouvoir, que si son fondateur réussit à imposer le prestige de son nom. La zaouïa n’est jamais anonyme. Elle est toujours attachée à un personnage qui, après avoir eu une vie chargée de sens religieux, y est enterré après sa mort. Son tombeau devient lieu de pèlerinage, et l’édifice 1

Ibid., p. 23. A. Mahé, reprend ici la théorie de la segmentarisation de Ernest Gellner, in Saints of the Atlas, London, Weidenfeld et Nicolson, 1969, op. cit., p. 51. 3 Ibid. 4 Sur le lien entre chérifat et maraboutisme, cf. K. Filali op.cit. « Est chérif écrit Doutté quiconque descend du Prophète par sa fille Fátima Ez-Zohra. Dans la tradition maghrébine, la noblesse se rattache à la descendance d’Idris, fils de ‘Abdallâh el-Kâmil, fils de Hasan II, fils de Hasan es-Sibt’, c’est-à-dire petit-fils du Prophète par sa fille Fátima. » 2

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reçoit l’onction de la sainteté. Plus qu’aucune autre institution, les zaouïas vont bouleverser l’histoire de la Kabylie orientale. Lieu-demeure de la descendance d’un saint homme marabout, lieu de prière, école, siège politique, tribunal, refuge inviolable, hospice pour le voyageur, la zaouïa s’instaure comme l’épicentre autour duquel s’organise la vie de la tribu. Quand la renommée d’un marabout réussit à toucher d’autres tribus, sa zaouïa prend de l’importance et sa prospérité grandit tout autant que son autorité : on vient de loin pour recevoir sa baraka ou solliciter son arbitrage et apporter son obole. C’est d’ailleurs pourquoi les zaouïas sont le plus souvent situées à la rencontre de deux ou plusieurs tribus, manifestant par là leur statut d’espace de neutralité et de médiation. Au point où, certaines d’entre elles, comme celle des Moula Chokfa, obtiennent le statut de « refuge inviolable » reconnu par l’autorité turque. M’rabet Moussa, Sidi Ahmed el Abed, Sidi Ouarets, Sidi Lebcir, Ben Baghrich, Ben Attik, Abdallah Moula Chokfa… vont ainsi marquer de leur empreinte l’histoire de la Kabylie orientale. Culturellement, ils insufflent à l’âme kabyle l’idéologie mystique et ses valeurs d’ascétisme et de quête de transcendance. Le fanatisme, qu’on a cru découvrir chez cette population, n’est que l’expression de sa religiosité ténébreuse nourrie de relents du vieux fond « chiite » mêlé à l’enseignement soufi porté par les nouveaux arrivants.

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3.

DEUX MARQUEURS HISTORIQUES

La langue Autre facteur distinctif qui singularise cette population et qui, à lui seul, peut être considéré comme un marqueur, c’est sa langue. La Kabylie orientale parle un dialecte arabe très particulier, différent du parler bédouin1. « Il se distingue par une prononciation aiguë des lettres « qaf » et « kaf », ainsi que par l’élimination de nombreuses consonnes arabo-berbères lourdes telles que le « dh » et le « th » et par l’usage des particules « h•a » (un, une), « di » (de), « d » (c’est, ce sont) et « ka » (modal placé devant les verbes au présent) et contient de nombreux emprunts au berbère. On est là devant un phénomène linguistique exceptionnel dont l’explication est forcément historique. À la suite de quoi une région montagneuse, enclavée, réputée territoire kutama-berbère depuis la nuit des temps, constituant avec la Kabylie du Djurdjura un continuum géographique et culturel s’est-elle arabisée, et pourquoi son arabe est-il si dissemblable de celui parlé dans le reste de la province de Constantine ? Pourquoi, contredisant la règle générale selon laquelle les régions montagneuses ont été le refuge inexpugnable du berbère (voir Aurès, Kabylie Djurdjura, Chenoua, Mzab, Hoggar, etc.), la Kabylie orientale « îlot escarpé » a-t-elle abandonné son berbère ? L’arabe parlé en Kabylie orientale, surnommé à tort « parler djidjellien », appartient à la même famille que celui de Tlemcen, Kairouan et Fès. Les linguistes l’appellent « parler préhillalien » issu de la première vague d’arabisation (VIIIe-XIe siècle). On l’a comparé à l’arabe parlé dans la région sud de l’Arabie (Yémen-Oman) où se recrutaient majoritairement les armées de la conquête. Pour William Marçais2, il aurait été introduit dans ces 1

Cf. pour la définition de ce concept W. Marçais infra. Les « parlers bédouins » sont arrivés au Maghreb tardivement au XIe siècle avec les tribus hilaliennes. 2 W. Marçais, conférence prononcée en janvier 1939 à SOAS Londres, p. 177-9, cité par D. Caubet, cf. infra.

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régions montagneuses par les ports méditerranéens limitrophes, Jijel et Collo en relation avec Constantine ; Sousse et Mehdia avec Kairouan ; Tanger, Bâdis ou El Basra avec Fès ; Rachgoun et Honaïne avec Tlemcen. Trois triangles nord-sud et un ouest-est pour la Tunisie. « L’arabisation des campagnes situées dans le triangle et ayant un rapport économique et social étroit avec la ville a été faite par les citadins1. » Mais si on admet cette hypothèse, comment dès lors expliquer que Bougie, qui fut une capitale de dynastie arabe, n’a pas arabisé les Babors ? Et pourquoi Cherchell n’a-t-elle pas déteint sur le Chenoua ? Deuxièmement, pourquoi le même phénomène ne s’est-il pas reproduit après le XIe siècle avec l’arrivée des Hilaliens. Lorsque Constantine et Mila ont été « hilalinisées » en quelque sorte, pourquoi Jijel, Collo et leur arrièrepays ont-ils sauvegardé intact leur particularisme linguistique ? Enfin dernière question qui se rattache à la précédente, pourquoi les Traras, Rachgun, Honaïne, situés à l’autre extrémité du Maghreb el Aoussat ont-ils suivi la même évolution, maintenant vivace leur langue préhillalienne. Autrement dit : les facteurs ayant joué lors de la première vague d’arabisation pourquoi n’ont-ils pas rejoué lors de l’envahissement hilalien ? Que s’est-il donc passé entre le XIe et le XIIIe siècle qui a rendu possible la constitution de ces isolats linguistiques ? Étudiant le « parler arabe de Djidjelli », un autre Marçais, Philippe, en arrive à la question de l’origine de ce particularisme et pose ces questions fécondes : « Y eut-il implantation dans le vieux pays kutama de groupes arabophones de quelque importance mêlant leur vie à celles des autochtones ? Et s’il en fut ainsi, quels étaient ces intrus ? Quelle part faut-il faire dans leur triomphe à la suprématie politique, à l’influence religieuse, au prestige culturel, à la direction d’une économie engagée par leur intrusion même dans des voies nouvelles ? On ne peut le dire2. » La thèse en cours dans ce questionnement de Marçais réintroduit l’idée selon laquelle la Kabylie orientale aurait été forcément arabisée par un groupe ethnique « dominateur », comme le fut l’ensemble du Maghreb. Mais il ne nous dit rien ni sur ce groupe ni sur la période où cela se serait passé, laissant seulement supposer qu’il aurait été d’origine arabe. Or, s’il y a unanimité parmi les historiens à propos de la Kabylie orientale, c’est bien concernant son inviolabilité. Son relief, son climat constituaient des remparts aussi dissuasifs que l’esprit d’indépendance de ses habitants.

1

D. Caubet, « Question de la dialectologie du Maghreb », in Estudios de dialectologia norteafricana y andalusi n°5 (2000-2001), pp. 73-92. 2 P. Marçais, Le Parler arabe de Djidjelli (Nord-Constantinois, Algérie), Librairie d’Amérique et d’Orient, Paris, 1952, p. 626.

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Répartition des langues dans le Maghreb, établie d’après E.-F. Gautier, Annales de géographie, vol. 22, 1913, planche XIII.

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Par contre si nous considérons les deux faits majeurs qui ont radicalement changé le cours de l’histoire de la Kabylie orientale, d’une part son dépeuplement massif à la suite de l’aventure fatimide et d’autre part la crise identitaire après la chute de cette dynastie, qui fit de l’« Être kutama » vaincu le plus méprisé des êtres à cause de son « chiisme1 », il y a là matière à exploiter les questions de P. Marçais, mais en en renversant la perspective. Ceux qui ont arabisé la Kabylie orientale, ce sont les Kutama eux-mêmes ! Le paradoxe n’est qu’apparent si on prend en compte les conditions dans lesquelles le repeuplement de la Kabylie orientale s’est effectué. Formulons les choses ainsi. Nous savons que : — les Kutama se sont massivement mobilisés pour Obeid Allah le fatimide, fournissant des contingents à son armée et des fonctionnaires à son administration. Cette intégration sociale a forcément hâté l’usage de l’arabe comme langue d’échange ; — sous les Sanhadja, les Kutama et, particulièrement, ceux des villes ont été inexorablement combattus, stipendiés, pourchassés. Mila fut vidée de sa population par El Mançour. Sétif également. Nombre de survivants ont cherché et trouvé refuge dans les montagnes numidiques, où El Bekkri nous les signale vers la fin du XIe siècle vivant dans les montagnes de Jijel, — forcément les rescapés qui revenaient vers leur pays natal rapportaient avec eux le savoir et les habitudes acquises et donc nécessairement la langue du prestige et de l’autorité : qui ne pouvait être que l’arabe ; — ces « intrus » dont parle Marçais ne se sont pas fondus au substrat berbère autochtone, mais prirent place à sa lisière, pour former de nouvelles communautés jouissant du prestige de leur identité renouvelée ; — le dynamisme des nouveaux arrivants, leur parler, leur culture ont entraîné dans la voie du changement par frottement, par grignotement, par ondes les vieux restes berbères. Une nouvelle langue naîtra traduisant la complexité des conditions qui lui ont donné naissance. Sur le plan lexical, le vieux fond berbère qui avait pour lui un savoir agricole, écologique et spatial se conservera presque intact. Beaucoup des toponymes du territoire qu’occupent les Ouled Attia appartiennent du reste, sans erreur possible, à la langue berbère comme Tizerban, Tamedda, Taoulel, Tassammer, Ktounen. Plus étrange encore, à Bni Habibi, vingt des cinquante et un cimetières et mosquée-cimetières de la tribu portent des noms typiquement berbères. Si on 1

Idrissi attribue aux Kutama des déviances sexuelles répréhensibles qui les auraient avilis aux yeux de leurs contemporains. Mais cette affirmation, si elle semble jeter l’opprobre sur les « hôtes » n’en insulte pas moins les « invités », raison pour laquelle on se demande pourquoi ce savant la reprend telle quelle. Idrissi, op. cit., p. 37. Plus tard, Marmol avance comme cause à la mésentente perpétuelle entre tribus la pratique courante chez les femmes kutama « à aller par les montagnes chercher des maris successifs ». Voilà comment la pensée dominante stigmatise une minorité, op. cit., p. 444.

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se fonde sur l’onomastique topographique, on constate donc la coexistence de deux langues intimement mêlées. Irjana, Aaran, Meardjen, Tacalout, Afouar, Sinaoun, Tamokrarts, Harrez, Hennouch, Afer, Tineziran, Aouighta, etc., ces noms de lieux, de cours d’eau, de sources, de configurations du relief, sont berbères. Ils côtoient : Rekeb, Chouf, Khennak, ‘Atik, Ain Zerben, Mzara, Chouka, et beaucoup d’autres d’origine arabe, mais complètement métamorphosés par la phonétique au point où l’on croirait entendre parler berbère. Tous les domaines de la vie sont touchés par le bilinguisme. C’est à une véritable sédimentation linguistique qu’on a affaire, composée d’une première strate berbère sur laquelle est venue se déposer une seconde berbéro-arabe suivie par une troisième arabe formant ainsi le tableau complexe d’une langue qui s’est forgée dans le contact de populations venant d’horizons différents. Second constat : pratiquement tous les éléments topographiques sont nommés par le berbère, les créations humaines portent des noms arabes. Cela conforte encore plus l’idée selon laquelle la substitution berbère à l’arabe n’a été possible que grâce à la fréquentation durable entre deux communautés parlant deux langues différentes et vivant côte à côte, mais l’une a pris progressivement la suprématie sur l’autre tout en subissant son influence. Ensuite le temps et les persécutions hilaliennes firent le reste. Le pays des Kutama s’est refermé sur lui-même à partir du XIIe siècle. Les envahissements des villes et l’occupation des plaines par les tribus arabes ont forcé les autochtones à se rétracter sur eux-mêmes. Derrière leurs remparts montagneux, les Kutama ont maintenu intacts leurs acquis culturels et donc forcément leur parler. Les migrations de la deuxième phase, à partir du XVe siècle, après l’arrivée des Turcs, n’influeront qu’incidemment sur ce fond linguistique. L’« Être kutama » a complètement disparu, y compris de la mémoire collective. La nouvelle identité inscrite dans une ancestralité recomposée empruntant tout autant au mythe d’une arabité surfaite, qu’aux faits d’une réalité remise au goût du jour avait largement de quoi suffire à l’homme de la Kabylie orientale, pour vivre dans la plénitude de ses nouveaux repères. Lente et inexorable résurrection d’un « peuple » qui réussit le miracle de « berbériser » l’arabe1. Si l’explication de William Marçais est juste pour nous faire comprendre le phénomène d’arabisation entre le VIIIe-XIe siècle, elle cesse de l’être pour la période postérieure. Les causes de l’isolat linguistique, en Kabylie orientale, se trouvent comme nous l’avons décrit précédemment dans 1 Dans son enquête sur la langue Tamashek, 1860, Hanoteau classe les tribus de l’oued El Kébir dans le domaine berbère. Cf. à ce propos E-F.Gautier, « Répartition de la langue berbère en Algérie », in Annales de géographie, 1913, tome 22, n°123, pp. 255-266.

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l’adhésion massive des Kutama à la dynastie fatimide et le prix qu’ils eurent à en payer. Étrangement, il semble que les mêmes causes aient joué pour les Kǎmya (tribu de la région de Nedromah-Ghazaouet) dans une sorte de similitude historique à deux siècles d’intervalle. Kabylie orientale et confédération des Traras, même histoire ? Nous sommes vers 1130 dans la partie nord-ouest du Maghreb central, comprise dans le triangle formé par les trois cités Ghazaouet-NedromahRachgoun. Physiquement c’est un pays montagneux et pluvieux où dominent le chêne-liège et l’olivier. Le paysage ressemble à s’y méprendre à celui de la Kabylie orientale. Les gens aussi. Ancestrale population berbère descendant de l’ancêtre Faten et répartie en plusieurs branches dont les Salfourah qui prendront plus tard pour nom : Kǎmya. Formidables, nous dit Ibn Khaldoun, par leur nombre et leur bravoure, ils devinrent une des plus puissantes d’entre les tribus almohades, « tant par leur promptitude à seconder le mouvement des Masmouda en faveur du Mehdi Ibn Toumert, que de leur zèle à propager la doctrine unitarienne qu’enseignait cet imam ». La fusion des Kǎmya avec la dynastie almohade s’expliquait surtout parce que Abdel Moumen le compagnon et successeur du Mehdi était originaire de cette tribu. Exactement comme il arriva aux Kutama, pendant toute la durée de la dynastie des Ben Abdel Moumen, les Kǎmya furent les principaux soutiens du trône et le corps le plus important de l’empire. « Se défiant des Masmouda, écrit Basset1, Abdel Moumen fit venir au Maroc, en 1162, quarante mille Koumia pour former sa garde particulière. » Et la saignée n’allait pas s’arrêter là. « Leurs forces, écrit Ibn Khaldoun, ayant été employées sans ménagement, et leur cavalerie s’étant épuisée à faire des expéditions et des conquêtes, ils finirent par succomber et disparaître2 ». Les débris qui subsistèrent dans le domaine primitif de la tribu ne tardèrent pas, vu leur faiblesse, à devenir la proie des Zenâta. « Réduite à des tribus soumises à l’impôt, cette population doit supporter les taxes et les corvées que les Zenâta lui imposent, elle se laisse arracher le kharadj par la violence de ses oppresseurs. Les persécutions dont ils furent l’objet non seulement pour avoir été l’armée du Mehdi, mais également pour leurs croyances devenues hérétiques, poussèrent les survivants « à se fédérer avec les Oulhassa également affaiblis et à former la Confédération des Traras3. » Se réfugiant dans leurs montagnes ces misérables restes se refermèrent également sur leur particularisme berbéro-arabe en emportant dans le giron de leur exil le parler dont ils avaient usage : le préhillalien. 1

R. Basset, Nedromah et les Traras, Paris, 1901, p. 4. Ibn Khaldoun, Histoire des berbères, op. cit., p. 191. 3 R. Basset, ibid., p. 4. 2

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Voilà pourquoi, aux Traras1, cette confédération de tribus qui s’est constituée à partir du XVIe siècle, on parle une langue relique d’un ancien arabe très distinct de l’arabe hilalien en usage dans les régions dominées par le nomadisme. Plusieurs auteurs dont Basset bien sûr, Gautier, Marçais, rapprochent cette langue de celle parlée dans la Kabylie orientale. Deux régions éloignées, enclavées et singularisées par des histoires toutes proches.

Le mode d’habitat en clairière Il y a dans la Kabylie orientale une exception linguistique, mais également une exception dans le mode d’habitat et la manière d’occuper le sol. On se serait attendu, nous trouvant dans un vieux pays berbère montagneux et boisé, à être en présence d’habitations en pierre, avec toiture en tuile ou en terrasses, assemblées en villages-Kalaa ; tout comme chez les Zouaoua et les Traras. Or, il semble qu’il n’en est rien. Nous avons indiqué précédemment comment Étienne Carette, se fondant sur le critère de l’habitation, exclut le pays des Kutama de la « Kabylie proprement dite ». À sa suite, Féraud écrit sans aucune réserve que « depuis le versant oriental du Babor jusqu’à l’Edough près de Bône, on ne voit généralement que de pauvres cahutes en clayonnages ou en torchis, recouvertes en diss ou en liège dans lesquelles gens et animaux logent pêlemêle2 ». D’après ces auteurs, la Kabylie orientale est le domaine exclusif du gourbi, manifestation à la fois de son état d’arriération et de sa grande misère. Or, une enquête établie par un officier français en 18453, au même moment où Étienne Carette effectuait la sienne, atteste qu’à Bni Habibi « les maisons sont couvertes en tuiles, un village de la fraction des Ouled Chebel en compte jusqu’à deux cents ». Observation également valable pour Bni Mazouz, et Bni Maamer, seules autres tribus pour lesquelles l’enquête indique le mode d’habitation. Un autre témoignage plus tardif (1851), celui du sinistre Saint-Arnaud, qu’on ne peut accuser d’indulgence à l’égard des Algériens, rapporte que chez les Bni Idder, dominent les maisons avec toiture en dur (cent maisons au moins) comme chez les Bni Habibi « qui possèdent de superbes villages4. » D’ailleurs l’habitat en dur est très ancien puisque l’archéologie a mis au jour les vestiges de nombreux villages berbères datant au moins du début de l’ère chrétienne5. On est bien forcé de 1 Traras, appellation apparue selon R. Basset, seulement au XVIe siècle. Elle désigne une confédération de tribus ayant survécu à la débâcle de Ben Abdel Moumen. 2 C. Féraud, op. cit., p. 274. 3 Service historique de l'armée de terre, côte 1M317 ou au Centre des archives d'outre mer, cote 10H19. Nous devons la publication de ces enquêtes au site : www. benifoughal.com qui accomplit un travail remarquable. 4 Lire infra ; 5 S. Gsell, Atlas archéologique, feuille 8/18, 8/19, etc.

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conclure qu’il y a assurément chez Carette et Féraud ou un aveuglement ou une obstination à regarder le pays à travers les seules lorgnettes de leurs préjugés idéologiques. La réfutation qui précède ne doit pas cependant nous conduire à nier l’existence de gourbis ou à surestimer la prépondérance des maisons. Dans quelle proportion cohabitaient-ils ? Qu’entendait-on par gourbis ? Et par maison en dur ? Nous ne saurions le dire. Il n’y a pas de réponses entièrement convaincantes ni chez Carette ni chez Féraud. Mais avouons tout de même que nonobstant l’importance de ce type d’habitat précaire et si peu adapté au climat pluvieux, la présence du gourbi à cette échelle et dans cette zone pose problème. Parce qu’en principe, comme l’affirment A. Bernard et C. Doutté1 dans leur grande étude sur l’« habitat indigène en Algérie » : « Le gourbi est la demeure du cultivateur de céréales, la maison celle du cultivateur de vergers. » La zone d’expansion du gourbi se limite géographiquement au « Tell sur une profondeur plus ou moins grande, abstraction faite d’une partie du Dahra et des Traras et de la Kabylie du Djurdjura, régions occupées par des maisons 2 ». Comment dès lors expliquer cette remontée du gourbi au-delà de sa zone naturelle pour aller se répandre dans le Massif numidique disputant l’espace à la maison en dur ? Cette dualité rappelle étrangement le bilinguisme observable dans la langue du pays (arabe/berbère). N’est-ce pas là un autre marqueur de l’origine cosmopolite de la population ? À côté d’un mode d’habiter kutama d’origine est venu se greffer sans vraiment s’assimiler le gourbi des plaines et des régions céréalières. Une sorte de sédentarisation précaire, flottante, qui ne parvient pas encore à se fixer durablement au sol. Le gourbi témoignerait alors de l’histoire récente d’un exode important de population des régions basses vers les régions hautes, des zones « hadara » vers celles de la « rusticité ». Le second particularisme lié à l’habitat se manifeste dans le mode d’occupation du sol. Ici point d’habitations groupées, structurées et denses, plantées sur des crêtes ou en fond de vallée, comme on en voit dans le massif des Aurès, chez les Zouaoua et les Traras. Nous sommes là au contraire en présence d’un habitat dispersé, réparti en clairière. Habitat aéré qui s’inscrit dans une grande étendue ressemblant par certains côtés à ce qu’on voit dans les hautes plaines constantinoises et le piémont nord de l’Aurès3. Comme pour illustrer cette différence, les toponymes changent eux aussi. Les Zouaoua, les Chaouia appellent leurs villages « dechra ». C’est en tous 1

A. Bernard, E. Doutté, « L'habitation rurale des indigènes de l'Algérie », in Annales de géographie, 1917, tome 26, n°141, pp. 219-228. 2 Ibid. 3 S. Adjali, « Habitat traditionnel dans les Aurès, le cas de la vallée de l’oued Abdi », in Annuaire de l’Afrique du Nord, tome XXV, 1986, pp. 271-280.

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les cas ce qu’écrit Thomas Shaw : « les Dashkras des Kabyles1 », et comme le confirme Samia Adjali pour les Aurès : les « déchra du massif des Aurès2 ». Ce terme est d’origine berbère, il signifie site de village. C’est ainsi que dans le Sahara, on appelle « Ehl ed-dechra » ou « Ehl le-hyût » « les gens des murs », équivalent de « gens des ksours », ceux qui habitent les villages situés dans les palmeraies3 par opposition à « Ehl Elkheima » ou « gens des tentes ». Ksours et dechra des Aurès sont des demeures saisonnières qui restent inoccupées pendant une partie de l’année. En Kabylie orientale le site d’habitation fixe est appelé mechta ou site d’hivernage. Historiquement cette dénomination est postérieure à dechra, puisqu’elle tire son nom de l’arabe. Si la mechta est le lieu d’hivernage, où se situent alors les sites de transhumance d’été ? Ils occupent généralement les vallées qui longent les côtes. Depuis celle d’oued Djendjen jusqu’à celle de l’oued Safsaf, la Kabylie orientale offre une magnifique succession de terres alluvionnaires qui bordent ses principaux cours d’eau. Zones inondables, parfois gagnées par des eaux stagnantes, ces vallées offrent durant l’été d’excellentes terres de culture en revanche elles sont impropres à l’habitat permanent à cause notamment de maladies endémiques. Chaque fraction de tribu s’approprie généralement une portion de la vallée. Étrangement ces terres basses ont un statut collectif. Elles sont cultivées selon des procédés de partage extrêmement complexes rendant compte d’une longue et riche organisation sociale. Cela rappelle ce que Jacques Berque a décrit dans son étude sur les tribus berbères du haut Atlas marocain4. Ces pratiques patrimoniales s’inscrivent incontestablement dans la longue tradition autochtone. Mais cela ne concerne que la vallée. Or, celle-ci dès la fin octobre est menacée par les inondations. Raison pour laquelle, les gens vont chercher refuge sur les hauteurs. Ici les maisons occupent généralement un flanc de montagne, toujours auprès d’une source ou d’un cours d’eau. Un groupe d’habitation forme une mechta. Plus le territoire de la tribu est vaste, plus elle est fractionnée, plus nombreuses sont ses mechta. Le ksir (tel est le nom du territoire arraché à la forêt par le défrichement) devient forcément privé, quelle que soit son étendue pourvu qu’il n’empiète point sur le bien d’autrui. C’est une sorte de « sébagua5 » en zone montagneuse. Parfois, en territoire 1

T. Shaw, Voyages…, 1743, tome 1, p. 372. Ibid., p. 276. 3 J. Bonnemaison, Le Territoire, lien ou frontière ? La nation et le territoire, L’Harmattan, Paris, 1996, p. 114. 4 J. Berque, « Documents anciens sur la coutume immobilière des Seksawa », RA, n° 92, 1848, p. 363 et suiv. 5 Sébagua, la terre appartient aux premiers occupants, pratique d’appropriation du sol chez les tribus semi-pastorales des hautes plaines. 2

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moins boisé, une simple clôture en pierres ou en broussaille suffit à indiquer l’appropriation et à la rendre intangible. Car sitôt transformée en ksir la parcelle change de statut, elle devient bien privé, donc transmissible, aliénable et cessible, mais jamais hors du clan. On peut tout au plus, et c’est une pratique courante, vendre à un tiers, le droit d’usage de sa terre pour la plantation d’olivier. C’est cette détermination qui préside à l’aménagement de l’espace tribal et le subdivise en mechta, comme elle subdivise celle-ci en plusieurs ksir où s’élèvent des groupes de maisons appartenant à la même famille. La terre première se perpétue ensuite dans l’indivision, devenant le lien par lequel chaque individu se rattache à son clan, acquiert une notoriété et s’inscrit dans une sociabilité. Si les membres de la tribu sont des Bni, ceux du clan sont des Ouled (Ouled Maakel, Ouled Mazouz, Ouled Mancer, mais aussi M’hasnia, Thyanah…), ils appartiennent à la même mechta, ce qui équivaut « au même ancêtre ». Posé de clairière en clairière dans une relative proximité, chaque groupe de maisons jouxte un lopin verdoyant, territoire d’élection où les femmes s’adonnent à leur occupation favorite : la microculture. Par défrichement le clan étend son espace vital jusqu’à ce qu’il rencontre celui d’un autre groupe. Rivières, ruisseaux, dénivellation du sol servent alors de tracé des frontières entre les espaces privatifs. La mechta à la différence du village kabyle n’a pas d’enceinte fortifiée, comme elle n’a pas de place publique ni de centralité. Elle est traversée par des chemins muletiers reliant chaque groupe de maison aux voies principales qui parcourent la tribu. Ces chemins, souvent en impasse, tissent une sociabilité frileuse, toujours aux aguets en tous les cas jalousement fermée sur elle-même. Au point où la mosquée, pourtant indissociable de la mechta, est toujours reléguée dans « l’en dehors ». Il serait plus juste de parler des innombrables messala minuscules lieux de prière, que l’on trouve généralement plantées le long des voies publiques et toujours à proximité des cimetières. Telle est la situation des quarante-trois mosquées ou messala que comptait Bni Habibi au début du XIXe siècle, alors que sa population avoisinait les trois mille âmes. Chacune d’elle porte un nom : Belqa, El M’zara, Bou Yalla… Exclusivement espace masculin, la messala est aussi lieu de réunion, chambre d’hôte, salle de cours, raisons pour lesquelles elle ne doit, elle ne peut jamais jouxter l’espace privé.

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Photo prise en 2010 d’une mechta à Bni Habibi en Kabylie orientale Légende : Les petits cercles en blanc entourent des groupes de maisons éparpillés en clairière. Le grand cercle indique une agglomération familiale. Les flèches noires indiquent les « Tab’â » (taches), petites parcelles destinées à la céréaliculture. Médaillon de gauche : les maisons d’un même clan. Médaillon de droite : les flèches blanches indiquent la maison et le verger qui la jouxte.

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Profondeur et limite de l’« identité Kabaile el Had’ra » Nous sommes arrivés à la fin d’un parcours. Lente reformation sociale qui aura produit en Kabylie orientale une singulière organisation qu’un seul mot peut caractériser : le tribalisme. Ici plus qu’ailleurs, à cause probablement de la configuration du sol, de sa pauvreté, mais également des conditions historiques qui présidèrent à sa reconstitution, la tribu s’impose en tant que « structure universelle » qui rassemble individus, mechta et fractions dans la « grande famille de tous ». Elle est seule institution pérenne avec la djemaa. Au-dessus, il y a un vide tantôt comblé par les marabouts, tantôt par les Chouyoukh, mais rien de bien durable. Pas de suzerain, pas de caïd, pas de roi. Certes il y a tous les autres recours possibles : l’Adaa et le Kanoun, les alliances matrimoniales, les affinités sociales, la force présumée qui font obstacle au débridement de la violence, fondent des solidarités conjoncturelles, mobilisent des rassemblements face à l’ennemi commun. Mais cela ne va pas plus loin et surtout ne dure pas. Hors de la religion et de la langue, tout semble confiner les tribus dans les frontières intangibles de leur territorialité. Ceci est tellement vrai que, pour désigner les Bni Touffout, les Bni Maamer, les Bni Habibi par exemple, il n’existe pas de terme générique commun. Avant le IXe siècle, ils étaient « Kutama », mais après, ils sont devenus les « fils de leurs pères » et leur identité ne s’inscrit plus que dans les limites étroites de leur ancestralité. La communauté de nom n’est pas seulement un signe d’identification, elle est surtout une bannière de ralliement. Quand des tribus s’appellent Bni Belaïd, Bni Touffout, Bni Ftah, et qu’elles n’ont pas su inventer une dénomination pour identifier leur commune appartenance à la même aire géographique et culturelle, il y a là comme un « hiatus historique ». Quand des tribus professent toutes la même foi, mais suivent des bannières différentes, quand l’une d’elles prête sans scrupule son assistance à une autre pour prendre les terres à une troisième, alors nous sommes bien obligés d’admettre qu’elles sont incapables de se penser en tant que communauté, sauf quand la menace vient les surprendre collectivement1. Face au danger, et seulement dans ces conditions, comme par un instinct de survie, elles laissent tomber les bannières étriquées de leur tribale appartenance et se fondent en un seul « peuple », en une seule « armée », pour aller mourir au nom des seules valeurs qui à leurs yeux vaillent la peine qu’un homme meure pour elles : la religion et le territoire. Mais sitôt la menace passée, les vieux égoïsmes reprennent le dessus et les vieilles divisions aussi. Si la tribu est, pour ses membres, le toit de la maison collective, elle est aussi muraille qui empêche que la grande communauté ne s’assemble et ne fraternise durablement autour du même feu.

1

E. Carette, Étude de la Kabylie proprement dite, op. cit., p. 67.

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Quel meilleur témoignage sur la Kabylie orientale que ce texte écrit par le voyageur Marmol vers 1580 : « Tout le côté de l’occident et du nord de cette province, jusqu’auprès de la ville de Constantine, ce sont des montagnes qui commencent dès la frontière de Bougie et s’étendent le long de la côte jusqu’à Bône par l’espace de plus de quarante-cinq lieues. Il y a donc grand nombre, mais toutes portent le nom de peuples qui demeurent, tant berbères qu’Azuagues… Ces montagnes sont toutes ensemble quarante mille hommes de combat, dont il y a quatre mille chevaux, et depuis peu force mousquetaires et arbalétriers, mais ils sont si braves que s’ils étaient bien d’accord, ils seraient capables de conquérir une grande partie de l’Afrique1. »

1

Marmol, L’Afrique, op. cit., p. 444.

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Carte des tribus de la Kabylie orientale. Réalisée à partir de la carte établie par M. Badjadja dans Cartographie agraire de l'Est Algérien à la fin du XIXe siècle, Étude de géographie historique à partir des archives du sénatus-consulte, DEA de géographie historique, université de Constantine, 1974,

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4.

BNI HABIBI ET BNI IDDER AU CŒUR DE LA KABYLIE ORIENTALE

Chaque tribu est une singularité, chacune raconte une histoire propre faite de mythes et de légendes. Parce que l’écrit manque, alors il arrive souvent que les narrateurs brodent, selon leur humeur et leur tempérament. Ce que nous allons raconter se rapporte à deux tribus emblématiques, les Bni Idder et les Bni Habibi. Pourquoi celles-là plus particulièrement ? Parce que Bni Idder semble être la plus ancienne, la plus puissante et la plus « kutamienne » de toutes les tribus de la Kabylie orientale ; alors que Bni Habibi a fourni d’illustres marabouts qui ont marqué de leur empreinte l’histoire de la région. D’ailleurs si les documents avaient été disponibles, nous aurions également évoqué Taïlmam, Ouled Belafou et Bni Touffout, car chacune d’elles est une pièce singulière et irremplaçable du puzzle Kabylie orientale. En racontant l’histoire des Bni Habibi et des Bni Idder, nous voulions simplement traiter de cas particuliers afin de mieux exposer les processus généraux qui ont agi dans la formation des tribus de la Kabylie orientale.

Le pays des Bni Habibi Située au cœur de la Kabylie orientale, limitée au nord par Ledjenah et Bni Salah1, à l’est par Bni Maamer et Bni Idder, au sud par Bni Aicha2 et Taïlmam, à l’ouest par Bni Meslem, Bni Habibi possède un territoire de 7491 hectares3. Pays très contrasté, il est traversé par une chaîne de montagnes (mont Seddets4 935 mètres) couverte de forêts de chênes, pins, saules, ormes et oliviers. Elle dispose de quelques plaines étroites 1

Devenus Bni Youcef, après le sénatus-consulte. Subdivisée en deux douars-communes par le sénatus-consulte : Tamendjar et Mcid. 3 Telle était l’étendue de son territoire en 1865, lire infra. 4 De ce lieu on peut observer, quand le temps est clair, plus de quatorze tribus limitrophes. Une légende prétend que Seddets serait le nom d’une femme, sœur de Lala Gouraya, sainte vénérée à Bougie dont le nom est porté par un autre sommet de montagne. 2

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submergées pendant une grande partie de l’année par les eaux des nombreux oueds. Le climat est tempéré, chaud et sec en été, pluvieux et humide en hiver. Plus de vingt cours d’eau : dont les plus importants sont l’oued Irjana et l’oued Mazouz et cinquante sources arrosent le pays. La tribu n’a pas d’accès direct à la mer, elle en est séparée par Ledjenah et Bni Maamer. Mais le rivage est à un jet de pierre ; quel que soit l’endroit où l’on se place, la ligne bleutée parcourt l’horizon, et offre une perspective majestueuse au paysage verdoyant de la montagne. L’histoire de la formation des Bni Habibi illustre de manière magistrale les grands mouvements qui ont secoué la Kabylie orientale. Habibi, un voyageur venu de loin Avant que les Bni Habibi n’occupent l’espace qui portera leur nom, le pays était propriété de la tribu berbère Taïlmam. Les Bni Habibi sont arrivés probablement au début du XVIe siècle. À cette époque un certain Habibi originaire du Maroc vint se fixer chez les Bni Idder, au lieu dit El Bekkri. Il y prit femme chez ses hôtes et fonda une famille. Habibi eut deux fils dont les prénoms passèrent à la postérité : Lebcir et Mancer. Arrivés à l’âge adulte, et ayant à leur tour fondé des familles, ils abandonnèrent les Bni Idder où ils ne pouvaient étendre leurs cultures en raison de la difficulté du sol envahi presque partout par la forêt et la broussaille, s’avancèrent du côté de l’oued El Kébir chez les Taïlmam auxquels ils proposèrent de vendre des labours, en contrepartie de quoi, ils obtinrent des terrains au lieu dit Bou Yala1. Lebcir s’y fixa, son frère Mancer, s’installa d’une manière semblable un peu plus loin vers le sud et forma souche avec la fraction des Ouled Mancer. Lebcir2 eut quatre fils : Mazouz, Chebel, Makeul et M’harkes3, dont les descendants ont formé les Ouled Mazouz, Ouled Chebel, Ouled Makeul, M’hasnia. Peu à peu, procédant par voie d’achats et de transaction à l’amiable, cette famille en s’élargissant se substitua aux Taïlmam. Ceux-ci, trouvant dans le fond de la vallée, et sur la rive droite de l’oued El Kébir, des terrains meilleurs s’y installèrent et finirent par céder en totalité leur ancien pays aux descendants de Habibi. Aux fractions issues de Habibi vint s’ajouter Thyanah dont l’origine est tout autre. À l’époque où Lebcir s’installa dans le pays, un nommé Eldjerbi 1

Ce lieu, où fut édifiée une mosquée, il devint ensuite partie des Bni Habibi. À ne pas confondre avec Sidi Ahmed Lebcir dont la zaouïa se trouve à proximité de celle de Sidi Ahmed El Abed. 3 Ce sont là des noms typiquement arabes : Mazouz, signifie le « bien-aimé », Chebel : « le jeune », Maakel : « le sage », M’harkes « embelli » d’où le nom de fraction M’hasnia « beaux ». 2

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(venant de l’île de Djerba en Tunisie) et un nommé Slimane, des Bni Silin (Ferdjioua), vinrent se joindre à lui. Lebcir désireux d’accroître sa colonie naissante leur céda un terrain qui prit plus tard pour nom celui de la fraction : Thyanah. Les Bni Habibi à ce stade se composaient de cinq fractions issues d’un même ancêtre et d’une sixième fraction les Thyanah, elle-même subdivisée en deux autres : l’une issue d’un Djerbi et l’autre d’un Silini. Arrêtons-nous un instant sur ces Thyanah. Ce mot arabe, signifiant « potiers » a été attribué au territoire1 bien après l’arrivée de ses nouveaux occupants. À l’origine il s’agissait de deux lieux, l’un appelé Tazzoust et l’autre Zouilma. Après qu’il a été habité par le Djerbi et le Silini il prit le nom de Thyanah, à cause de l’activité à laquelle s’adonnaient ses habitants : la poterie et notamment la fabrication de la brique pleine. Essayons de découvrir comment le Djerbi est arrivé jusqu’à Bni Habibi. Nous savons que vers 1500, l’île de Djerba était passée sous occupation ottomane. Les frères Barberousse obtinrent du souverain Hafside le gouvernement de l’île, ils l’utilisèrent comme refuge pour les navires de leur escadre. De 1524 à 1551, l’île fut une des principales bases des corsaires ottomans et nord-africains conduits par Dragut2. Pendant le XVIe siècle et le début du XVIIe siècle, Djerba dépendait alternativement des gouverneurs d’Alger, de Tripoli ou de Tunis. Il est facile de déduire sur quel chebek3 le Djerbi était arrivé à Jijel. Autre étrangeté, la population de Djerba était à cette époque entièrement berbérophone, parlant une variante du berbère appelée Tamazrart ou Chalha. Au sein de cette population, existait une grande communauté kutama, Sedwikich4, les mêmes donc que nos Sedwikich du Ferdjioua et du Zouagha… Plus étrange encore, les Bni Silin, d’où était originaire le second migrant de Thyanah, sont eux également issus des Sedwikich. Le Djerbi et le Silini devaient en toute probabilité appartenir à la même ethnie dont Ibn Khaldoun disait qu’elle s’était répartie un peu partout dans les régions orientales de l’Ifriqiya. Mais l’histoire ne nous dit pas si ces deux personnages avaient également en commun le même rite religieux, car les Djerbi étaient majoritairement Ibadites5.

1

Ces informations concernant les Thyanah, m’ont été fournies par Mr Yousef, ancien maire de Taher qui les a lui-même recueillies auprès des kibars de la région . Qu’il en soit ici remercié. 2 Célèbre amiral ottoman, (1514-1565). 3 Petit bateau turc, très fin, armé de canons, naviguant à la voile ou à l’aviron. 4 Sedwikich est avec Guellala, Ajim et Ouirsighen l’un des villages de Djerba où l’on parlait encore couramment berbère au début du XXe siècle. 5 Il existait également une petite communauté d’ibadites chez les Bni Idder, on ignore la période de leur arrivée. Seraient-ils des Djerbi ou des M’zabite ?

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Nous avons là, en une seule tribu, rassemblé un magnifique tableau de la diversité ethnique du Maghreb. Une branche issue d’un Marocain, une autre issue pour partie d’un Djerbi d’origine kutama et pour partie d’un Kutama descendant des Bni Silin (Sedwikich). Si on ajoute à ce tableau les alliances matrimoniales qui se sont tissées, en toute probabilité, entre ces nouveaux venus et les gens des Bni Idder ou de Taïlmam, on retrouve là les variantes saisissantes de la complexité de la formation des tribus de la Kabylie orientale. Comment dès lors répondre positivement à la question de savoir : quelle est l’origine des Bni Habibi quand tout indique qu’elle en a plusieurs. Ethniquement, elle est le produit d’un brassage de populations venues d’aires culturelles différentes, qui se sont progressivement fondues dans la matrice kutama des Bni Idder et des Taïlmam. Le territoire, les liens matrimoniaux, la religion et la langue ont façonné leur identité. Viendront ensuite les pratiques sociales, les us, coutumes et l’imaginaire cimenter leur association complexe. Peut-on dater le début de la formation de la tribu ? Il est fort probable que les Bni Habibi ont commencé à se constituer en tant que communauté portant ce nom, après l’arrivée des Turcs à Jijel (1514). C’est sans aucun doute sur les chebek des frères Barberousse que Habibi et le Djerbi sont arrivés, le Silini est passé par le chemin muletier qui relie si promptement Bni Habibi au Ferdjioua en passant par Bordj Et’ Tahar. Toujours en ce XVIe siècle finissant, siècle, ô combien, mouvementé ! Un nouvel arrivant va surgir, et dont l’œuvre et le prestige joueront un rôle considérable dans la transformation de la tribu. Porté par les flots tumultueux de la mer Méditerranée, venant du lointain Maghreb-el-Aksa, le marabout qui manquait aux Bni Habibi va faire son apparition. Sidi Ahmed El Abed : le marabout attendu La version la plus séduisante, mais aussi la plus plausible, celle rapportée par les sources orales, a été retranscrite par Féraud,1 dans son histoire de Djidjelli. Un taleb2, de l’importante mosquée de Sidi Driss, venant du Maroc vers le XVIe siècle, s’embarqua sur une natte3 qui, docile à sa volonté, vint s’échouer à l’embouchure de l’oued El Kébir. Les gens du pays, voyant

1

C. Féraud, « Histoire de Djidjelli » op. cit., p.74. Signifiant tout à la fois enseignant, maître spirituel et étudiant du supérieur. 3 Inutile de souligner que le mot « natte » est une mauvaise traduction de Féraud, car dans la langue du pays Chekfa signifie bel et bien une « embarcation de fortune ». 2

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arriver cet inconnu sur cet étrange embarcation, lui donnèrent le nom de Moula Chokfa 1, le maître de la barque. Une autre version plus édulcorée de la légende courait chez les Taïlmam : « Un marabout marocain, forcé d’abandonner son pays et ne sachant où porter ses pas, prit sa mule et résolut de ne s’arrêter que là où la monture tomberait morte de lassitude. » Cette version est bien entendu apocryphe — nous savons qu’elle a été fournie aux enquêteurs du sénatus-consulte, par le cadi Si Ali Ben Fiala, elle était destinée à faire pendant à la première pour satisfaire une vieille querelle familiale. Comme tant d’autres migrants de la foi qui sillonnaient le Maghreb à la recherche d’une terre d’élection, le futur marabout des Bni Habibi est arrivé en toute vraisemblance sur un des chebek qui venaient se réfugier à Jijel. Dans cette ville où il ne pouvait demeurer, il emprunta une embarcation, « Chekfa », pour poursuivre son voyage solitaire jusqu’à l’embouchure de l’oued El Kébir où il fit escale. Accueilli par les Ledjenah, il y résida quelques années, mais mécontent de leur attitude par suite d’on ne sait quel dissentiment, il les quitta pour aller s’installer chez les Ouled Chebel, plus exactement en un endroit situé entre Aarkoub et Azaloum, sur la route conduisant de Ledjenah à Sadets. Ici intervient une autre séquence de la légende : l’oralité rapporte qu’arrivé à l’endroit où devait s’élever sa demeure, Sidi Ahmed chercha un point d’eau et, n’en trouvant point, il s’avança plus avant dans la forêt, toujours porté par sa monture jusqu’au pied d’un immense rocher. Ne pouvant aller plus loin, il frappa de son bâton la pierre, d’où miraculeusement jaillit l’eau. Depuis lors, la source de Sidi Ahmed « Aîoun El Zaouïa » coule toujours. Sur la pierre, sont encore visibles l’empreinte du « sabot de la jument » et celle du « coup de bâton ». Voilà donc le miracle attendu, par lequel se manifesta à tous, la sainteté du nouvel arrivant. Il lui restait à démontrer ses grandes vertus. L’homme dit-on se consacrait exclusivement à la prière et à l’enseignement du Coran. On le surnomma El Abed2 (l’adorateur de Dieu). Sa demeure, dressée sur une petite élévation surplombant la vallée d’Aarkoub et de Dar Eddar, et qui saisit d’un mouvement du regard le panorama majestueux des Lejnah, devint bientôt une zaouïa renommée. Elle donnera aux Bni Habibi ses lettrés, ses jurisconsultes, ses taleb et une filiation de « saints hommes ».

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Moula, Moul ou encore Moulay, ces trois termes ont été utilisés par les chroniqueurs. Si les deux premiers sont bien dans l’esprit et la lettre de la langue du pays, l’un et l’autre signifiant « le maître de... ». Moulay « mon maître… » est un titre honorifique spécifique, étranger au pays, mais plus courant au Maroc. (ϒϘη), que les Français ont transcrit en Chekfa ou Chokfa signifiant à l’origine « embarcation de fortune ». 2 Abdel Moumen le successeur du Mehdi Ibn Toumert, chef des Almohades, appartenait lui également à la famille des Abed. Simple homonymie ? Très probablement.

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Et qu’en est-il du « chérifat » de Sidi Ahmed El Abed ? Féraud l’évoque de biais sans pour autant accorder de l’importance à cet élément de la biographie du saint homme. « Un taleb, de l’importante mosquée de Sidi Driss ». La tradition attribue plus qu’une proximité spirituelle, mais une ascendance nobiliaire à Sidi Ahmed, remontant jusqu’à Idriss. La voici telle que transmise par la tradition orale : Ahmed Ben Ali, Ben Mohamed, Ben Abderrezak, Ben Ali, Ben El Hadj Abdessamed, Ben Ali, Ben Souleymane, Ben Mançour, Ben Abdessamed, Ben Abdessalem Ben Machiche, Ben Abî Bakr, Ben Ali, Ben Mohamed (surnommé Hourma), Ben Aissa, Ben Souleymane surnommé Saalem, Ben Mezouar, Ben Ali surnommé Haider, Ben Mohamed, Ben Idriss I, Ben Idriss II, fils de Abdallah El Kâmil, etc. C’est-à-dire petit-fils du Prophète par sa fille Fátima1. Bien sûr que ce lignage est truffé d’invraisemblances. Mais faut-il mettre en cause les défaillances de la mémoire collective ou l’imagination fertile des descendants de Sidi Ahmed ? Il n’est pas lieu ici de discuter de la véracité ou non de cette généalogie. Force est cependant de constater que Sidi Ahmed a été considéré par ses contemporains comme un vertueux, et il fut traité comme tel durant trois siècles. Tout ce qui touchait au personnage a été entouré d’un respect et d’une vénération qui ne se démentirent guère2. Dans la tradition maghrébine, le chérifat instaure un ordre social. D’une part parce que « la généalogie chérifienne est une condition majeure pour le statut de marabout3 », sans le « burnous d’honneur », nul ne saurait prétendre à la direction des fidèles, ni à la « baraka » ni l’« effluve sacrée » ; et d’autre part le chérifat est transmissible. Dans les familles d’essence chérifienne, la succession spirituelle et temporelle est dévolue au descendant en ligne directe du cheikh fondateur. « C’est un écho du principe de la transmission de la goutte divine, établi par les Chaïa : le plus proche parent du détenteur de la baraka, par un effet de la toute-puissance du Très-Haut, quels que soient ses aptitudes, ses défauts ou ses qualités, hérite de la parcelle céleste que les membres d’une même famille se transmettent, de génération en génération4. » C’est ce droit d’héritage qui va être à l’origine de la fondation de prestigieuses familles religieuses. Mais si ailleurs, ce droit permit l’émergence de véritables dynasties, ici le chérifat est resté à l’état « embryonnaire » ne parvenant jamais à instaurer sa domination politique.

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Cette filiation a été établie par un nommé Si Ferhat, en 1910. Elle a été reprise par des membres de la famille Bel Abed, qui lui ont donné une sorte de crédit d’autorité. 2 Jusqu’à nos jours, la zaouïa est encore vivante et fréquemment visitée. 3 K. Filali, op. cit., p. 20. 4 E. Doutté, Notes sur l’islam magrébin, op. cit., p.76.

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La descendance multiple de Sidi Ahmed El Abed La tradition est hésitante. Elle a été embrouillée à dessein sans doute par les conflits d’héritage qui auraient surgi entre les prétendants. Eut-il deux ou trois enfants ? La version la moins édulcorée semble être celle recueillie en 1867 par les enquêteurs du sénatus-consulte. « Ce marabout eut deux fils, Ouarets et Bou El Maâli. Ouarets descendit dans la plaine et se fixa avec sa famille sur un petit mamelon isolé et Bou El Maâli, conserva la propriété paternelle. Depuis lors la famille du marabout fut fondue avec celle des Ouled Chebel et fit partie intégrante des Bni Habibi. » Cependant il manque Mohamed, prénom figurant sur la stèle du deuxième tombeau jouxtant celui de Sidi Ahmed et qui se trouve dans sa zaouïa. La tradition considère Mohamed comme un des fils du saint homme1. À moins que ce dernier et Bou El Maâli ne fassent qu’un ? Bou El Maâli serait-il alors un surnom ? Aucune autre source ne nous permet d’y répondre positivement. Les deux prénoms s’inscrivent sans équivoque dans la tradition arabo-islamique. Ouarets2 est un des cent noms d’Allah, il était très répandu à l’époque y compris en Kabylie où on le retrouve désignant une tribu3. Mais « Abou El Maâli » est un surnom suffisamment exceptionnel et rare pour soulever nombre de questions. Aurait-il été inspiré à Sidi Ahmed par le seul Abou El Maâli maghrébin que nous connaissions et qui s’est rendu célèbre au XVIe siècle ? Ahmad b. ‘Abdallâh b. al Qâdî, plus communément appelé Ibn Abî Mahallî ou encore Abû Mahallî, est « né vers 1559 à Sidjilmassa dans un lignage réputé pour sa connaissance du ‘Ilm, le savoir islamique, sa baraka et son assise matérielle. Par son envergure et par l’étendue de sa puissance d’action, il a su, mieux que quiconque parmi ses pairs, endosser le paradigme prophétique depuis l’époque du mahdî Ibn Tûmart (m. 524/1130). C’est aussi l’un des plus grands intellectuels que le Maghreb post-khaldûnien ait produit, ainsi que l’atteste la qualité de l’abondante littérature qu’il a laissée4. » Vers 1608, il brandit l’étendard du djihad et s’empara, à la tête de quatre cent hommes, de Sidjilmassa. Est-ce en hommage à ce ibn El Maâli qu’Ahmed a prénommé l’un de ses fils, lui attribuant le nom d’un soufi qui emportait son admiration ? Si tel est le cas, cela nous aide à situer la période à laquelle Sidi Ahmed serait arrivé à Bni Habibi : probablement la fin du XVIe siècle. 1 Dans la zaouïa, il y a deux tombes. L’une est attribuée au père, l’autre à son fils. Le « Chaahid » porte l’inscription suivante : « Mohamed, ben Sidi Ahmed El Abed ». 2 C’est ainsi que les Français orthographient le nom arabe Ιέ΍ϭ. 3 Il s’agit des Ali Ou Ouarath. « C’est un Marabout venu de Sakiet El Hamra au XVe siècle avec sa tribu s’installer à l’est de Bejaia entre les deux rivières actuelles oued Djamaa et oued Zitouna du côté ouest du village d’Aokas.» 4 H. Touati, « L’Arbre du Prophète, prophétisme, ancestralité et politique au Maghreb », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 91-92-93-94, p. 140.

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Après la mort de Sidi Ahmed El Abed, ses deux enfants attestés se séparent. Tout indique que Mohamed Abou El Maâli a pris la succession de son père, alors que Ouarets présenté comme le cadet des enfants alla s’installer, plus au sud à peu de distance des Taïlmam et des Bni Aicha. Placée au sommet d’un mamelon, situé sur le versant sud de la montagne où est édifiée celle de Sidi Ahmed El Abed dont elle est distante de quelques centaines de mètres à vol d’oiseau, la zaouïa de Sidi Ouarets surplombe les terres fertiles de la vallée de l’oued Bou Amer. Un chemin escarpé, tracé par endroits dans la roche, serpente la surélévation, se glisse sous les arbres, se perd pour enfin aboutir à une bâtisse en pierres dures, d’un seul tenant qu’ouvrent deux étroites portes. Elle ressemble à s’y méprendre à celle de Sidi Ahmed El Abed, dont elle semble être l’image projetée dans les basses terres de Bni Habibi. Une fontaine, « Ain Zaouïa », et un jardin, « Djennan Ennoual Dich Sidi Ouarets » jouxtent la zaouïa. Une salle de prière « Djemaa Lekhnak1» complète le dispositif. Pourquoi les deux descendants se séparèrent-ils pour occuper deux zaouïa contiguës, chacune entourée d’un cimetière et à la suite de quoi intervint cette séparation ? Est-elle une suite naturelle à la croissance de la famille qui cherchait à s’étendre sur de nouvelles terres et du même coup étendre son influence ou survint-elle comme conséquence à un conflit d’héritage opposant les deux frères ? Ce prénom Ouarets serait-il une des clés de l’énigme, puisqu’au sens premier le mot dit bien ce qu’il veut dire, une sorte d’affirmation métaphorique d’une volonté de captation d’héritage ? Une chose paraît sûre, nous voilà devant le premier embranchement dans l’arbre généalogique des Ouled Sidi Ahmed El Abed : la famille de Hayen rattachée à Mohamed (?) Bou El Maâli et celle d’Ouarets, installée plus au sud, vont paradoxalement servir à étendre davantage l’influence de cette famille bien au-delà des limites de la tribu des Bni Habibi. Il faut attendre le milieu du XVIIIe siècle, c’est-à-dire plus de cent cinquante ans plus tard pour voir réapparaître la famille des Ouled El Abed, dans l’histoire tourmentée du pays. Quand nous retrouvons sa trace dans la documentation historique, c’est une famille au prestige grandi, dont le pouvoir et l’autorité ont dépassé les frontières de Bni Habibi. Ses embranchements se sont multipliés, pour se déployer sur les Taïlmam, Bni Meslem, Bni Idder, El Achaich, Bni Touffout, Bni Tlilen, Ouled Ali. Ses cheikh et ses jurisconsultes (on en comptait jusqu’à quarante taleb et sept cadis dans la seule zaouïa de Bni Habibi) parcouraient le pays où ils étaient recherchés pour leur savoir et la baraka attachée à leur nom. Parmi les 1

Devenu plus tard zaouïa Sidi El Djoudi et dont il reste jusqu’à nos jours quelques vestiges. À l’origine c’était une simple messala, mais plus tard, elle devint le siège d’une zaouïa. Pour contrecarrer l’influence des familles historiquement maraboutiques, les Français ont encouragé la multiplication des faux saints, Darwich et autres bonimenteurs…

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prestigieux descendants de Sidi Ahmed El Abed qui vont inscrire leur nom dans les annales historiques de la Kabylie orientale, les Ben Fiala, Moula Chokfa, la branche descendant de Sidi Salah de Boulbelout (Bni Touffout), celle des Bni Tlilen et des chorfa de ouled Ali.

Bni Idder et Moula Chokfa Dans l’« histoire de Djidjelli », Féraud consacre une longue notice aux Bni Idder dans laquelle il évoque plus particulièrement la famille des Moula Chokfa « d’origine religieuse dont tous les membres ont porté le titre de chérif 1 ». Le premier d’entre eux est Sidi Abdallah, « lequel fixa sa résidence aux Ouled Amor, fraction des Bni Idder, où il fit à son tour construire une mosquée dont on voit encore les ruines, et près de laquelle il créa un marché ». Dans son Histoire du royaume d’Alger sous le dernier dey, Rinn présente la zaouïa des Moula Chokfa comme un « fief religieux, ayant droit d’asile reconnu dès le XVIe siècle par les Turcs et la suzeraineté sur la confédération des Bni Idder », mais comme il ne donne aucune référence vérifiable pour étayer son propos, on suppose que l’auteur reprend les informations données par Féraud en les édulcorant pour les besoins de sa démonstration. Il n’y a nulle part trace dans la documentation historique de cette « confédération des Bni Idder », ni d’une zaouïa reconnue comme « asile inviolable » depuis un temps aussi reculé. Tout indique par contre que Sidi abdallâh fut le premier des Ouled Abed qui partit s’installer chez les Ouled Amor au milieu du Xe siècle. Cette période se situant juste avant l’attaque d’Alger par les Espagnols sous la conduite de leur chef O’Relley (1775), événement qui allait mettre au-devant de la scène Abdallah et le rendre célèbre. Qui est Abdallah Moula Chokfa ? On l’a surnommé ainsi par référence à son ancêtre Sidi Ahmed El Abed qui était arrivé à Ledjenah, dit la légende, sur une petite barque (chekfa). Sa descendance s’est approprié ce surnom « évocateur » devenu à la longue un vrai patronyme. En arrivant chez les Bni Idder, Abdallah, ne pouvait que se présenter comme un Ould Moula Chokfa. La filiation plus probable le rattache à la branche des Ouarets : il serait le fils de Embarek, descendant à la huitième génération de Sidi Ahmed el Abed ; et le frère d’un Abdelkader resté dans la maison familiale à Bni Habibi et dont les enfants seront connus plus tard sous le nom de Ben Fiala. C’est passé la vingtaine qu’il décida de répondre aux sollicitations assidues des Ouled Amor, désireux d’avoir auprès d’eux ce jeune lettré, au moment où le prestige des Ouled Abed rayonnait sur toute la vallée de l’oued El Kébir.

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C. Féraud, « Histoire de Djidjelli », op. cit., p. 74.

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Il est dans la tradition du pays que les familles fortunées invitent auprès d’elles un taleb à la notoriété établie ; en contrepartie de quoi il est récompensé par divers avantages en nature qui le fixent définitivement dans le pays d’accueil. Le cheikh assure les fonctions d’imam, de maître d’école, de jurisconsulte et même de cadi. Les plus recherchés sont évidemment ceux qui appartiennent aux familles Chorfa, qui en plus de leur savoir, apportent la baraka de leur ancêtre. On a vu comment Ouarets a quitté la maison familiale pour aller fonder sa propre zaouïa, tout près de Taïlmam. Souvent des raisons plus terre à terre imposent leur nécessité, l’accroissement naturel de la famille, obligent les plus jeunes à partir. Cet essaimage a un retour bénéfique pour le clan puisqu’il lui apporte un surcroît d’influence. On peut donc supposer qu’Abdallah, comme Ouarets son ancêtre, s’est installé chez les Ouled Amor, tribu voisine des Bni Habibi et sur laquelle les Ouled Abed n’avaient jusque-là aucune influence. Il reçut une parcelle de terre située dans un ksir1 cerné d’oliviers, surplombant une riche vallée longeant l’affluent d’oued Nil. Toute la population s’associa pour construire sa demeure et une petite messala destinée à servir de lieu de prière et d’école. Son enseignement, ses prêches, sa sagesse avisée, firent très vite de lui un conseil éclairé et un arbitre écouté dans les conflits qui ne manquaient pas parmi ces populations réputées pour leur esprit d’indépendance et leur impétuosité. Auréolé du prestige de son ancêtre, un « chérif, chorfa », sa demeure devint bientôt un lieu de ziara où tous ceux pour qui le sort n’a pas été suffisamment clément venaient, les mains chargées de dons, solliciter du cheikh, sa baraka ou pour le moins sa bénédiction. Comment le pieux lettré Abdallah va-t-il devenir le personnage mythique d’une nouvelle légende, qui inscrira définitivement son nom dans l’histoire de la vallée d’oued El Kébir ? L’invasion d’O’Relley et le début de la légende de Sidi Abdallah Nous sommes au milieu du XVIIIe siècle. La situation de la régence d’Alger n’est guère reluisante. Un témoin d’époque en dresse ce tableau : « [des] désordres et des troubles avaient lieu dans notre contrée, de toutes parts et en tous lieux, soit par la rébellion des Arabes et des Sahariens, soit par l’état d’ignorance des Kabyles, leur déloyauté et leurs trahisons. En outre, la plupart des sujets étaient dépourvus de zèle et d’ardeur2. » Le même auteur de « Ahd El Aman » relatant les conséquences de ces désordres constate « la décadence de l’armée du royaume et l'affaiblissement des troupes victorieuses. Leurs cœurs (des Turcs) devinrent d'une sécheresse 1

Partie de la forêt défrichée. « Ahd El Aman », règlement de l’armée, texte traduit de l’arabe par Devoulx, RA n°4, 1860, p. 211. 2

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mutuelle ; leurs yeux se fermèrent ; l’orgueil s’empara d’eux, ainsi que l’animosité. Ils se refroidirent les uns à l’égard des autres, jusqu’à ce que l’inimitié devint générale poussant le père contre le fils, le frère contre le frère, l’ami contre l’ami, les excitant aux querelles et aux luttes, et les faisant agir en ennemis acharnés1. » Alger embourbée dans une crise générale d’autorité, affaiblie économiquement par la diminution des produits de la course, ayant rompu ses relations traditionnelles avec la Sublime Porte, ne devait plus compter que sur elle-même. Le trésor de la casbah faisait rêver plus d’un monarque européen. Le roi d’Espagne, qui entretenait une vieille rancune à l’égard d’Alger, envoya ses espions dans la ville et leurs rapports étaient de bon augure. Il crut donc le moment venu de prendre sa revanche. Prétextant vouloir châtier les « Algériens » et obliger leur régence de cesser la course qu’ils faisaient dans la Méditerranée, il ordonna qu’à Cadix, Barcelone et Carthagène, on fît des préparatifs nécessaires pour réunir des troupes, rassembler de l’artillerie, des munitions, engins et vivres et que tout fut prêt au commencement de juin, pour mettre ensuite voile au premier vent favorable. Une flotte de quatre cents navires, placée sous les ordres de Don Pedro de Castijon prit la mer. Les troupes étaient commandées par le comte O’Relley, d’où le nom qui fut donné à cette expédition2 . Le pacha d’Alger, informé également par ses espions des préparatifs de l’invasion, donna l’ordre de faire sortir cent tentes, contenant chacune trente soldats, pour être déployées autour d’Alger et demanda au bey du Tittery et à celui de Constantine comme au commandant d’Oran d’envoyer des contingents. De tous les points de la régence, Arabes et Kabyles arrivèrent en nombre pour repousser l’envahisseur chrétien. En mai 1775, Salah, bey de Constantine, était parti en personne pour remettre le « denouche » triennal au dey. À peine revenu de son voyage, voilà que le cri appelant à la guerre sainte retentissait dans tout le pays. Salah mit immédiatement en alerte les caïds et le grand cheikh de la province exigeant d’eux qu’ils mobilisent cavaliers, armes, poudre et qu’ils se mettent en marche. En quelques jours, il réussit à rassembler une cavalerie forte, nous dit-on de vingt mille hommes, venus de toutes les régions, y compris du Sahara d’où arrivèrent les fameux chameaux qui allaient faire grande impression sur les Espagnols. « Les Arabes arrivèrent en si grandes foules de 1

Ibid. État général de l’Armement. 6 vaisseaux de ligne, 19284 fantassins, 12 frégates, 714 cavaliers, 9 chébecs, 120 dragons, 7 galiotes, 900 hommes d’artillerie, 4 galiotes armées en flûte, 2 326 matelots, 2 vaisseaux du roi armés, 508 canonniers de vaisseaux, 4 galiotes à bombes, 600 déserteurs forçats. 7 vaisseaux frétés pour le compte du roi. Au total 2 4447 soldats. 2

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tous côtés, qu’il serait impossible d’en fixer le nombre, surtout de ceux de la province de Constantine. Parmi ces derniers figuraient des hommes renommés par leur piété, des savants, des étudiants et enfin des gens de toutes classes ; au point que ceux qui étaient présents ne purent connaître le chiffre de ce concours immense de population que la terre elle-même avait peinte à contenir1. » Abdallah Moula Chokfa était l’un de ces « hommes renommés pour leur piété » qui dès l’annonce de la nouvelle s’embarqua pour Alger. Le vendredi 30 juin 1775, quatre cent quatre-vingts bâtiments espagnols mouillèrent à hauteur d’El Harrach. La bataille dura huit jours, au cours desquels, les « Algériens » montrèrent qu’ils savaient encore se battre. Le 8 juillet, il ne restait de la grande armée espagnole « que des monceaux de cadavres, et tout un matériel de guerre perdu ». Le 16 juillet, toute la flotte espagnole avait fait voile pour Alicante. Sitôt la menace disparue les armées musulmanes se dispersèrent, chacun s’en retourna dans son douar d’origine, avec la hâte d’aller raconter aux femmes et aux enfants ce qu’il avait vu et fait, et comment les armées musulmanes avaient rendu à la mer les milliers d’envahisseurs chrétiens. « Le souvenir de cette bataille se perpétuera jusqu’à la fin des siècles et le meddah en fera l’objet de ses récits en tous lieux2. » La légende du preux Abdallah est née dans ces circonstances. Voilà comment la tradition la rapporte « ayant appris que les Espagnols venaient de débarquer à Alger, Sidi Abdallah traversa la mer à pied sec et alla contribuer à expulser les Espagnols3 (d’autres assurent que, remettant sa natte merveilleuse à flot, le marabout s’en servit pour se transporter rapidement à Alger). Pendant la nuit qui précéda le désastre des Espagnols, on vit au premier rang des combattants un guerrier qui frappait à coups redoublés, en criant : « Courage, musulmans ! Suivez-moi ; je suis Abdallah Moula Chokfa ; je vous mène à la victoire. » « Le lendemain, poursuit la légende, lorsqu’il ne restait plus sur la plage que les cadavres des chrétiens, le pacha d’Alger fit rechercher ceux des guerriers musulmans qui s’étaient le plus distingués pendant la lutte, afin de les récompenser. On lui signala Moula Chokfa ; mais il fut impossible de le retrouver, parce qu’après la victoire, le marabout s’était modestement retiré dans son pays. Cependant, des Kabyles des Bni Idder, présents à Alger,

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Témoignages d'époque, document turc publié in RA n° 3, 1858, p. 136. Ibid. 3 Cette tradition s’attache à de nombreux marabouts. Sidi Sada des Bni Afer, cheikh Zouaoui du Chettaba, etc. La victoire contre les Espagnols fut une source intarissable de mythes et de légendes. 2

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indiquèrent la retraite de leur marabout vénéré, et le pacha reconnaissant le combla d’honneurs et de privilèges que constatent plusieurs diplômes1. » L’attribution de diplômes était une pratique courante chez les Turcs pour récompenser un service rendu ou attendu de personnages influents. Cependant il ne faut pas voir dans ce geste la manifestation d’une générosité désintéressée. Les Turcs étaient d’abord guidés par le souci de se constituer des réseaux d’influence au sein de la population comme relais de leur pouvoir. Dans la Kabylie, une des premières familles à avoir ainsi été approchée fut celle des Amokrane. Le diplôme attribué à leur chef, Si Abdelkader Ben Mohamed Amokrane, date de juin 1682. En voici le contenu : « Faisons savoir à quiconque verra cet ordre aux illustres beys, à la totalité des caïds, les agents du gouvernement, les notables et la masse du peuple et tous les fonctionnaires de la province de l'Est [de Constantine], que le porteur du présent, nous, lui avons accordé la totalité de la tribu des Berbacha, qui se subdivise en trois fractions : la première, dite des Ouled Abdallah, la seconde, nommée Berri et la dernière, qui relie les deux précédentes, est nommée Berbacha. Leur totalité deviendra [territoire] zaouïa et sera comprise dans l’ensemble des zaouïas [du porteur du diplôme]. Elles seront toutes constituées habous en sa faveur et en faveur des descendants de ses descendants qui bénéficieront de leur impôt et de leur zakat. Nous les avons retirées de l’autorité des beys commandant les corps de troupe dans la province de l’Est, ainsi que des fonctionnaires gouvernementaux de ladite province. Par ordre de El Hadj Mohammed Pacha2 . » Plus tard, vers 1750, la marine turque ayant découvert dans les forêts des Bni Foughal, un bois d'une qualité supérieure, le chêne Affarès, dit Tachta, chercha à intéresser les gens du pays à son exploitation. Faute d’un homme suffisamment influent sur place, pour jouer les intermédiaires, on alla chercher chez Ouled Amokrane, Si El Hadj Ahmed el-Mekki3 pour lui attribuer le caïdat4 de Jijel, avec résidence dans la ville (Jijel avait jusque là jouit d’un statut particulier, en souvenir des services inestimables que sa population avait rendu aux frères Barberousse. C’est la première fois qu’elle est placée sous l’autorité d’un caïd). 1

C. Féraud, « Histoire de Djidjelli », op. cit.  Traduction d’un diplôme authentique attribué par El hadj Ahmed pacha d’Alger au chef de la famille Ouled Amokrane. 3 Descendant de la grande famille des Ouled Amokrane. Le premier d’entre eux fut Si Ahmed Ben Abd er-Rahman, qui fonda au XVIe siècle un petit royaume kabyle, dont la Qalaa des Béni Abbas devint la capitale. C’est un membre de cette famille qui, en 1871, prit la tête de l’insurrection contre les Français : le célèbre bachagha El Mokrani. 4 Pour l’administration dans la province de Constantine durant la période turque, lire infra. 2

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Ce fut également en vertu de la même politique que Sidi Abdallah était à son tour adoubé par le pacha Mohamed Ben Osman, certainement sous les conseils avisés de son voisin Si El Hadj El Mekki. On lui attribua en 1775 un diplôme de reconnaissance pour « services rendus et attendus », et on inscrivit le nom de sa famille à Bâb Azzoun1, avec la mention qu’elle était exonérée d’impôts et de taxes sur la circulation des marchandises. Enfin Sidi Abdallah reçut l’apanage d’un azel2 situé entre les Bni Idder et les Bni Siar, et sa zaouïa fut reconnue comme « asile inviolable ». Ce dernier privilège était pour l’époque d’une importance considérable, car il plaçait, en quelque sorte, le maître des lieux en position d’arbitre dans les conflits de toutes sortes. Le statut d’inviolabilité autorisait à soustraire momentanément à la vindicte de l’autorité, quelle que fusse son origine, coupable et victime. Grâce à sa nouvelle position, Sidi Abdallah aida au développement du commerce autour de la zaouïa à l’image de ce que ses cousins firent aux Bni Habibi3. C’est ainsi qu’est né le « marché de Chekfa », par référence au maître de la zaouïa dont il dépendait. Il se tenait tous les jeudis. Les Bni Maamer, les Ouled Belafou, les Bni Salah, les Bni Amrane, eu égard au saint homme, se mirent à le fréquenter ainsi très vite, il devint une place importante de l’échange dans la région. Sidi Embarek Moula Chokfa (1760-1820) Héritier du prestige et de la fonction de son père, Embarek, aîné de ses frères, né aux environs de 1760, va donner la pleine mesure à sa personnalité exceptionnelle, en associant à son rôle de chef religieux celui de « chef politique » dont l’autorité et l’influence vont s’étendre bien au-delà des Bni Idder. On peut le considérer comme la figure emblématique du maraboutsuzerain, qui inaugure une sorte de pouvoir dynastique dans la Kabylie orientale. La tradition ne parle pas des autres enfants d’Abdallah, Embarek est le seul à avoir laissé son nom à la postérité. Le personnage apparaît pour la première fois dans les documents historiques à propos de la grande révolte Derkaoua qui secoua la Kabylie orientale au début du XIXe siècle. L’événement fut tellement considérable, puisqu’un bey y perdit la vie, qu’il nous faut en expliquer les causes et en retracer les grandes péripéties. En cette fin du XVIIIe siècle, la régence connaissait la pire crise de son histoire. C’est une puissance en décadence, attaquée de partout, mais surtout 1

Bâb Azzoun, institution de dépôt des textes, titres, diplômes. Azel : « Domaines affermés à des particuliers, ou donnés à titre d’apanage, de traitement ou de récompense, à certains fonctionnaires ou à des marabouts influents », E. Vayssettes, op. cit. 3 À Béni Habibi, c’est probablement sous l’impulsion de Sidi Ouarets que fut créé le marché du vendredi actif encore de nos jours. 2

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ruinée de l’intérieur par des dissensions intestines. La volonté d’autonomie des Beyliks commençait à menacer dangereusement l’existence même du dey gardien souverain de la régence. Nous avons précédemment vu comment, en 1775, les Espagnols, croyant le moment venu, tentèrent de prendre Alger. Mais le sursaut d’orgueil de la population des provinces, qui sauva Alger, ne fut que de courte durée. Sitôt le danger passé, les luttes pour le pouvoir reprirent avec plus d’intensité. Onze beys se succédèrent entre 1792 et 1814 à Constantine. Crise politique, mais également crise économique due principalement au tarissement des revenus de la course, qui obligea Alger à se tourner vers les provinces pour en exiger une plus grande contribution au trésor du dey. Les beys se tournèrent à leur tour vers les populations pour les présurer davantage. Les prélèvements de blé destiné à l’exportation vers la France (1793-1798), qui connaissait une véritable menace de famine, accentuèrent les pressions sur les populations. Ses prix flambèrent1. Les impôts s’alourdirent en touchant des parties de la population, jusque-là épargnées, telles les familles maraboutiques et les tribus alliées. Devenu bey de Constantine en 1771, Salah s’illustra particulièrement par la violence qu’il mit en œuvre pour appliquer la politique du tout impôt. Si les Constantinois gardent de lui le souvenir d’un bey réformateur, dans les campagnes, ce fut par des razzias et des meurtres collectifs qu’il marqua son règne. Une des plus atroces séquences eut pour scène le petit village de Nemila, des Ouled Amor2, où le bey fit « décapiter cent des habitants les plus valides et envoya leurs têtes à Constantine, où elles furent exposées sur les remparts en manière de trophée3 ». Mais ce qui ruina définitivement son prestige au sein des populations rurales, soulevant colère et indignation, fut la brutalité avec laquelle il se retourna contre les plus vénérés des marabouts de la région : il assassina, sur la place publique de Constantine, Sidi Mohamed El Ghorab, pourchassa sans répit son propre conseiller et ami, Sidi Ahmed Zouaoui du Chettaba (Constantine), un des principaux représentants de la confrérie Hansalia ; et razzia la zaouïa de cheikh Sidi Obeid chez les Hanencha4. Ce retournement d’alliance, à l’égard du clergé, mit fin définitivement à l’équilibre traditionnel qui régnait jusque-là, assurant à la régence une relative stabilité politique. Destitué puis assassiné en 1792, Salah laissera derrière lui une ville prospère, mais une campagne au bord de l’explosion. La crise économique qui s’installa dès le début du siècle (le prix

1

L. Merouche, Monnaie, prix et revenus 1520-1830, Paris, 2002, p. 125. Dans la région d’Ain M’ Lila. 3 E. Vayssettes, op. cit., p. 125. 4 Ibid., p. 126. 2

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du blé atteindra des records historiques passant de 3,75 pataques1 le sa’ de blé à l’automne 1803 à 35 pataques en mars 1805) nourrit plus encore les motifs de mécontentement. L’opposition sourde qui s’accumulait contre la politique des Turcs allait brusquement éclater au début du XIXe siècle, embrasant successivement le Nord-Constantinois, l’Algérois et la totalité de l’Oranie. À la tête des insurgés ce ne sont pas les traditionnels chefs dynastiques, mais des marabouts qui portent l’étendard du djihad. L’insurrection contre le bey Osman et le rôle de Sidi Embarek En 1804, un nouveau chérif apparu dans les massifs montagneux compris entre le Zouagha, Collo et Jijel. El Hadj Mohamed Ben Lahrach, affilié à la confrérie des Derkaoua, s’annonçait comme « un libérateur, envoyé du ciel pour chasser les Turcs et rétablir les anciens maîtres du pays ». Comment parvint-il à mobiliser derrière lui le clergé maraboutique pour lancer la plus grave révolte qui faillit emporter le beylik et que savons-nous de lui ? El Hadj Mohamed Bou Dali2 Ben Lahrach était un Chorfa originaire du Maroc, qui, revenant d’un pèlerinage à La Mecque, prit une part active à la lutte engagée par les Égyptiens alliés aux Anglais et aux Turcs, contre l’invasion napoléonienne. En récompense, lui et ses compagnons se virent offrir par les Anglais le voyage de retour vers leur pays. Deux versions courent à propos du port où il débarqua : Tunis ou Bône, on ne le sait pas. Toujours est-il qu’on le retrouve à Constantine vers 1803, ensuite il part s’installer à proximité de la ville de Jijel. Ses prêches ardents, ses accointances avec les marabouts locaux lui procurèrent une rapide notoriété. Profitant de la vacance d’autorité qu’il y avait à Jijel3, il mit en fuite la garnison turque et s’empara du bastion de la ville, puis ce fut au tour de Collo et de Bône qu’il occupa sans pratiquement brûler une amorce. Ces succès foudroyants lui attirèrent de grandes sympathies. Dès lors, le chérif, s’érigeant en souverain sur la partie du territoire libéré, organisa son petit royaume et perçut les impôts religieux. Il nomma un caïd à Jijel en la personne de Hamza Ben Hamadouche, organisa ses troupes, forma une ambulance composée de deux hommes ayant quelques connaissances en l’art de guérir, enfin il désigna un canonnier turc comme chef de l’artillerie de la place. De là il se déplaça vers l’oued Zhour, où il fit construire un village avec des fortifications. Est-ce à cette période que le puissant marabout de 1

 Pataques : monnaie de compte ou « monnaie en idée » dont la valeur varie moins que la monnaie réelle. Le sa’ d’Alger équivaut à 60 litres de grains. Cf. à ce propos L. Merouche, ibid., p. 273. 2 Il était investit du commandement de la caravane qui devait se rendre à La Mecque, d’où ce surnom de Bou Dali, celui dont le tour est arrivé. 3 Le caïd, Si Ahmed El Mekki, des Ouled Amokrane était mort. Ses héritiers étaient trop jeunes pour assurer sa succession, le bey les mit sous tutorat.

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Mila, Sidi Zebouchi, mokkadem1 de la confrérie Rahmanya l’approcha pour lui apporter son soutien ? L’homme était connu pour ses sentiments d’hostilité à l’autorité en place, il prêchait ouvertement la désobéissance « prédisant des désastres et des calamités que la présence des Turcs attirait sur le pays ». Pour mettre fin à cette opposition devenue par trop ouverte, Osman, bey de Constantine, retira à Sidi Zebouchi « l’affranchissement d’impôt dont il avait joui jusqu’alors, ainsi que tous les privilèges que sa qualité de marabout lui avait valus2 ». Craignant pour sa vie, Sidi Zebouchi alla se réfugier à Arrhas, dans les montagnes du Zouara. Géographiquement on était dans un mouchoir de poche : entre Arrhas, Bni Idder fief de Moula Chokfa et oued Zhour, où s’était installé Ben Lahrach pour rassembler ses forces, il y avait moins d’une journée de marche. La jonction des deux premiers marabouts sera bientôt suivie par celle d’Embarek Moula Chokfa et Ben Baghrich de Bni Sbihi, apportant leur précieux soutien au chérif marocain. Une vaste coalition allant des Ouled Attia, en passant par les Ouled Aidoun jusqu’aux Bni Ahmed se trouva ainsi rassemblée. Au début de l’année 1804, Ben Lahrach leva l’étendard de la révolte, plus de 60 000 hommes3 le suivirent pour marcher sur Constantine, décidés à renverser l’autorité du bey et du pacha d’Alger. Protégés par d’imprenables murailles, les Constantinois, usant d’armes à feu et de canons, réussirent à repousser plusieurs attaques des assaillants campés sur le Coudiat-Aty. Au bout de quelques jours et après plusieurs tentatives infructueuses, les insurgés durent rebrousser chemin. Osman de retour d’Alger où il était allé porter le denouche4, n’assista qu’à la fin des hostilités. Croyant l’affaire réglée, il en informa le dey, mais celui-ci l’instruisit de tout faire pour se débarrasser du chérif insurgé : « Ta tête ou celle de Ben Lahrach ! » lui aurait-il écrit. Au mois d’août 1804, Osman rassembla une colonne de 4 000 soldats turcs, 4 pièces de canons et 3500 cavaliers auxiliaires arabes des tribus, et partit à la poursuite du chérif.

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« Dans la hiérarchie des confréries le moqadem vient en dessous du khelifa. Sorte de vicaire cantonal […] le vrai propagateur des doctrines de la tarîqa, l’âme de la confrérie, tantôt missionnaire, tantôt directeur d’un couvent, professeur (a’lem) : lettré ou ignorant, il est l’initiateur du commun qui sollicite son appui. », O. Depont et X. Coppolani, Les confréries religieuses musulmanes, Alger, 1897, p. 195, édition électronique, site algérie-ancienne.com 2 C. Féraud, « Zebouchi et Osman bey » in RA, vol. 6, 1862. p. 121. 3 Ce chiffre est donné par A. Vayssettes. Il parait bien exagéré, mais il indique bien un ordre de grandeur. 4 Paiement de l’impôt provincial versé dans les caisses de l’État à Alger. Il avait lieu tous les trois ans et était effectué par le bey en personne accompagné de sa troupe. Au denouche triannuel venait s’ajouter le denouche ordinaire payé semestriellement (printemps et automne). Il était effectué par le khalifa.



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La colonne rencontra peu de résistance sur sa route, mais arrivée à El Milia, elle se trouva prise au piège d’un extraordinaire traquenard. Les insurgés déléguèrent le marabout Ben Baghrich des Bni Sbihi, pour jouer le médiateur, afin de fourvoyer le bey Osman et l’obliger à diviser ses forces. On lui fit croire à une reddition inconditionnelle de plusieurs tribus, qui devait avoir lieu chez les Ouled Zhour. Le bey détacha une partie de ses hommes pour aller à leur rencontre. Entraînée de plus en plus en profondeur dans une zone difficile d’accès, la troupe se retrouva dans un cul-de-sac, encerclée par les insurgés qui la décimèrent au bout de quatre jours d’un combat sanglant. Informé, Osman, demeuré dans son campement à El Milia, partit porter secours à ses hommes. Il se retrouva à son tour pris dans le même guet-apens. Ce fut le marabout Zebouchi en personne, ainsi qu’il l’avait promis, qui posa le pied sur l’œil borgne d’Osman puis lui fit couper la tête. Les chroniqueurs évaluent à plus de deux mille Turcs et autant de cavaliers arabes auxiliaires tués. « Ce fut une immense boucherie, racontait un témoin oculaire, les chevaux se cabraient et s’abattaient les uns sur les autres écrasant leurs cavaliers que nous assommions à coups de pierre ou de bâton ; très peu eurent le bonheur de se sauver : aussi cet endroit a été appelé depuis El Mahrass [le mortier] parce que nous y avons pilé et broyé les Turcs comme on pile le sel1. » L’insurrection de 1804 accorda à la Kabylie orientale quelques années de répit, jamais plus les Turcs n’osèrent s’aventurer dans le pays profond. Aucun des marabouts impliqués dans l’insurrection ne fut inquiété, bien plus, les nouveaux beys cherchèrent par tous les moyens à se rapprocher des plus influents d’entre eux2. Les successeurs d’Osman, Abdallah (novembre 1804) et Hossein (décembre 1806) prenant la mesure du danger kabyle se tournèrent vers la confrérie Rahmanya comme contre poids à l’influence de la puissante confrérie Derkaoua tout en favorisant l’implantation des suzerains dynastiques dans cette région. Ainsi, ils attribuèrent au turbulent Nacer Zouaghi la suzeraineté sur trois tribus des Zouagha (Arrhes, Bni Haroun et Mouia.) Comme nous allons rencontrer assez souvent la famille issue de ce personnage, il est nécessaire de la présenter succinctement en notant bien le rôle spécifique que les Turcs lui assignèrent. D’après les chroniques orales, Nacer, l’ancêtre fondateur, serait un chef de bande organisée qui sévissait depuis quelques années dans la région des Zouara. Coupeur de route notoire, il rendait la vie très dure aux vétérans turcs qui résidaient à Mila. Faute de 1

Témoignage recueilli par Féraud, auprès d’un témoin oculaire à l’endroit même où s’était déroulée la fameuse bataille. « Histoire de Djidjelli », p. 206. 2 Ben Lahrach fut tué en 1807, à Rabta, du côté de Sétif, après plusieurs démêlés avec les Turcs. Zebouchi ne fut jamais plus inquiété, il mourut dans son lit en 1810 et enterré à Arrhas dans le Zouara.

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pouvoir l’attaquer de front, les Turcs optèrent pour une manière plus sournoise, ils lui attribuèrent, au lendemain de 1804, un cheikhat (subdivision d’un caïdat) sur une partie du territoire située à cinquante kilomètres de Constantine, communiquant au nord avec les Bni Idder et les Ouled Asker et au sud avec Ferdjioua et Mouia. Sa mission, contrecarrer l’action des familles maraboutiques. Sitôt après la mort de Nacer, la suzeraineté revint à l’aîné de ses quatre fils, Mohamed. Ensuite le droit de succession fut rompu. Afin de créer des antagonismes au sein de la famille, les Turcs mirent en présence Azzedine fils du cheikh Mohammed représentant de la branche aînée d’une part, et de l’autre, son cousin Lakhdar, fils de Hamza, le quatrième fils de Nacer. Dès lors des luttes meurtrières s’engagèrent entre les deux fractions qui aboutirent à la naissance de deux soff, les Ben Azzedine et les Ben Hamza. Cette division devint dès lors l’orgue sur laquelle jouèrent habilement les Turcs pour gouverner la région. Héritiers du fief des Zouara, les Ben Azzedine cherchèrent à étendre leur fief du coté d’oued El Kébir, région toujours insoumise, et ainsi faire jonction avec leurs alliés les Ouled Amokrane, maîtres de Jijel et de la Medjana. La perspective d’une grande confédération, allant de Mila jusqu’à Bougie n’était pas le moindre de leurs soucis. La position de Bni Idder était à cet égard stratégique. Sa puissance en armes et en hommes, la renommée de son marabout, la rendaient incontournable. Sidi Embarek fit l’objet de sollicitations multiples, il « était sans cesse pris comme arbitre par les tribus les plus considérables ». Il faut ici ouvrir une parenthèse pour souligner la complexité de la situation qui prévalait alors dans le Zouagha. Grâce à l’action de Sidi Zebouchi, la région était depuis quelques années sous l’influence de la confrérie Rahmanya, mais lors de l’insurrection de Ben Lahrach, par esprit de vengeance contre le bey Osman qui l’avait privé de son exemption traditionnelle d’impôt, Sidi Zebouchi apporta le soutien de ses khouan1 à l’insurrection Derkaoua contrevenant en cela à la position traditionnelle de sa confrérie. Mais sitôt l’ordre revenu, Sidi Zebouchi revint dans les bonnes grâces du bey de Constantine. Quand les Ben Azzedine prirent le caïdat des Zouagha, ils eurent à gérer une situation paradoxale. Pour asseoir leur domination, il leur fallait coûte que coûte s’attaquer à l’autorité de Sidi Zebouchi afin de diminuer son influence et celle de sa confrérie. Le marabout alla s’en plaindre partout. Hossein, bey de Constantine, instruit par le dey d’Alger après les multiples plaintes des chefs confrériques, dut donc intervenir pour tempérer les ardeurs belliqueuses des Ben Azzedine.

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Littéralement « frères » membres d’une confrérie

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Sidi Embarek, allié courtisé et moqadem de la Rahmanya C’est dans ces circonstances que Sidi Embarek Moula Chokfa se vit amené à jouer le modérateur entre les différents protagonistes. Les khouan de la Rahmanya l’approchèrent pour qu’il intercède en leur faveur, en raison de ses liens d’amitié avec le caïd des Zouagha. La légende raconte à ce propos que Sidi Embarek aurait donné, au chef de famille des Ben Azzedine, un burnous tissé de ses propres mains, et qui devait préserver celui qui le portait de tout événement fâcheux. « Azzedine, alors en disgrâce prés du bey de Constantine par les ordres duquel sa tête avait été mise à prix, obtint inopinément l’amen. Il attribua son pardon à la vertu dudit burnous et, depuis lors, il offrit chaque année au marabout une vache et des grains1. » Le beylik de Constantine, satisfait par la médiation de Sidi Embarek, lui attribua une investiture régulière, en lui reconnaissant le commandement sur la « confédération » des Bni Idder composée des « Ouled Taleb (Ouled Amor, Bni Ikhkef, Ouled Massoud, Merabtines) territoire et centre de Chekfa (Ouled Allel, Ouled Oussif, Ouled Meftail) faisant partie du douar oued Nil (Bni Ghezzeli, Ouled Khellass, Ouled Hamza, Ouled Mouffoq) dépendant d’Irjana (Ouled Ikhekef, Ouled Saada, Ouled Djamaa, Ouled Rahal) douar oued Boutenache2 ». Cette sinécure consistait principalement à lever les taxes sur les marchandises et à percevoir l’impôt. En contrepartie, le beylik attendait de Sidi Embarek qu’il assure la paix dans l’oued El Kébir et autour de la ville garnison de Jijel. Est-ce de cette période que date également l’affiliation de Sidi Embarek à la puissante confrérie de la Rahmanya ? Nous manquons d’informations pour l’affirmer, mais ce fut en tous les cas grâce à lui que les Ben Azzedine se réconcilièrent avec les khouan. À la fin d’une vie pleine et entière, le vénérable marabout, celui qui aura réussi à faire des Ouled el Abed de Chekfa les chefs incontestés de la vallée d’oued El Kébir, part accomplir le pèlerinage de La Mecque. Sur le chemin du retour, entre Suez et Le Caire, à une journée et demie de marche de cette dernière ville, il tombe malade et meurt. Enterré sur place, un mausolée est dressé sur sa tombe, qui deviendra un lieu de visite pour les pèlerins en route pour La Mecque3. Sidi Embarek laissa plusieurs enfants dont l’aîné Mohamed lui succéda. Mohamed Moula Chokfa (1780-1830) : le sauveur des beys Contrairement à son père qui avait réussi habilement à concilier son rôle religieux avec son rôle politique, Mohamed sera plutôt un homme de culte, empreint d’une grande sagesse et fort modéré. Il était très aimé par la 1

C. Féraud, op. cit., p.76. L. Rinn, « Le royaume d’Alger sous le dernier dey », RA, vol. 42, 1898, p. 295. 3 PV sénatus-consulte de Bni Habibi, 1868, archives du cadastre, Constantine. 2

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population qui lui vouait un véritable culte. On le décrivait comme « un homme simple, sans luxe ni richesses, doué de nombreuses vertus et du don de la prophétie, qui lui faisaient deviner les réclamations avant de les avoir écoutées1 ». Pourtant malgré son rôle effacé, Sidi Mohamed va marquer de son empreinte l’histoire de ce début du XIXe siècle. Faisant respecter, avec une intransigeance scrupuleuse, le droit d’asile reconnu à sa zaouïa, il accueillit chez lui pas moins de trois futurs beys. En 1817, sous le règne de Mhamed Tchaker2, bey de Constantine, Kara Mostapha alors khalifa, perdit l’estime de son maître et sa tête fut mise à prix. Recherché, pourchassé, il réussit miraculeusement à sortir de Constantine et à rejoindre les Bni Idder où il trouva refuge dans la zaouïa de Sidi Mohamed. Tchaker envoya ses hommes à sa poursuite. Quand ils parvinrent à Jijel, le fugitif avait déjà pris la mer en direction d’Alger. À peine une année plus tard, Kara Mostapha revint à Constantine avec le titre de bey, mais son règne ne dura qu’un seul mois. À la même période, Younes, fils du bey de Tunis, se replia sur Chekfa chez Sidi Mohamed pour échapper lui également à ses ennemis ? Il venait d’une autre zaouïa refuge, celle de Sidi Nadji à El Khanga. Après quelques péripéties houleuses, Younes repartit vers sa Tunisie natale. Un concours de circonstances mit Sidi Mohamed en position de sauveur de Hadj Ahmed futur bey de Constantine. En 1819, régnait sur la province Braham bey El Arbi (juillet 1819)3 qui, faute d’ardeur au travail, laissa à son khalifa, Hadj Ahmed, le soin de la conduite des affaires. Cependant quelques intrigues soigneusement fomentées, suscitées sans doute par son caractère tranché et les jalousies des gens de cour, soulevèrent contre lui l’ire de son maître ; pour échapper à une mort certaine, il dut s’enfuir de Constantine. Ben Azzedine, caïd des Zouagha, l’escorta jusque chez son cousin Bourenane Ben Derradji4, alors cheikh5 du Ferdjioua, qui de son côté lui fournit les moyens pour se rendre sur la côte jijelienne où il trouva asile dans la zaouïa de Sidi Mohamed. Dès que la possibilité lui fut donnée, il partit pour Alger où il séjourna tantôt dans cette ville, tantôt à Blida durant huit ans. Pendant son exil il continua de recevoir les secours de son cousin 1

C. Féraud, « Histoire de Djidjelli », op. cit., p. 77. Devenu bey en mars 1814-janvier 1818. 3 Son cachet porte Braham bey Ben Ali, 1231. 4 Bourenane et Ahmed bey étaient fils de deux cousins germains appartenant à la famille Ben Ganah, riche et puissante famille dynastique du Hodna alliée aux Ouled Amokrane du Medjana. De plus Ahmed bey est marié à une Ben Ganah. 5 Dans le makhzen (administration) turc le cheikh est le chef d’une ferka (une fraction de tribu), le grand cheikh commandait un groupe de tribus (Vayssettes). À ne pas confondre avec le cheikh (pl. chouyoukh) d’une zaouïa, ou grand maître spirituel. 2

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Bourenane par l’entremise d’un certain Salah Bou Temin1, riche commerçant qui allait souvent à Alger pour y vendre son huile. Ayant su gagner l’amitié et la confiance du pacha d’Alger, Ahmed fut désigné bey de Constantine en 1826 pour remplacer Mohamed Mannamani, destitué après seulement dix huit mois de règne. Une des missions qui lui fut assignée était de réduire coûte que coûte l’état de rébellion larvé qui secouait la province. Le bey Ahmed donna à ses alliés, mais néanmoins parents, les Ben Azzedine, les moyens d’asseoir leur autorité sur toute la partie nord de la province. Le cheikh Mohammed Ben Azzedine eut ainsi un vaste commandement qui s'étendait dans la vallée de l'oued El Kébir chez Bni Khettab et Bni Fatah. Il avait pour auxiliaire dévoué un homme aussi énergique que lui, Salah Boutemin, qui reçut en récompense le cheikhat de la turbulente tribu des Ouled Aidoun. À titre de reconnaissance personnelle pour services rendus, Sidi Mohammed Moula Chokfa reçut du nouveau bey « une grande propriété près de Constantine » située dans l’Azel2 de Rouached. Une partie de sa famille vint s’y installer, l’aîné de ses enfants, Lakhdar, y élèvera sa propre zaouïa. Cet établissement mit les Moula Chokfa en position d’agir sur les événements dans un rayon qui dépassait largement celui de la vallée d’oued El Kébir. Ainsi, par mouvements successifs, les descendants d’Abdallah se trouvèrent projetés au cœur d’enjeux politiques provinciaux. Vers 1830, Sidi Mohamed Moula Chokfa se retira complètement des affaires publiques, pour se consacrer exclusivement à sa mission religieuse laissant à son fils Ahmed Chérif le commandement des tribus. L’impétueux Lakhdar, son autre fils, installé au Rouached, dirigeant quand à lui l’Azel et la zaouïa de Samara3. Malheureusement, l’histoire ne nous a pas laissé le nom du troisième fils4 et sa trace s’est perdue. Lors de la seconde expédition contre Constantine (1837), Ahmed Cherif, appelé à la rescousse par le bey Ahmed, mobilisa plus de dix mille hommes et se porta sur la ville. Il prit position en contrebas de Coudiat-Aty. La ville tombée, Ahmed Chérif s’en retourna dans son pays natal, l’histoire mouvementée qui s’annonçait allait lui donner d’autres occasions de s’illustrer en tant que « chef des Kabyles de Jijel et de Collo5 ». 1

Il sera plus tard cheikh des Ouled Aidoun, en reconnaissance des services rendus. Où se situent ces acquisitions ? Toutes les sources nous ramènent aux Rouached, territoire entouré au sud par Mouia, Mila et les Zouagha et au nord par Béni Khettab et Ferdjioua et une autre fraction des Zouagha. 3 Aux environs de Rouached près de Mila 4 Ce troisième fils est signalé par le rapport du sénatus-consulte des Bni Idder, 1890, sans que son nom ne soit donné. 5 Ahmed bey, « Mémoires », traduction et présentation Marcel Emerit, RA n° 93, année 1949, p. 106. 2

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Nous avons raconté comment est née la Kabylie orientale. Par quelles péripéties sont passés ses habitants pour se constituer en une population riche de ses particularismes, nous avons suivi la naissance des tribus, celle des zaouïas. Quoique de manière imprécise nous avons vu apparaître quelques-uns des personnages clés de l’histoire mouvementée du XVIIIe-XIXe siècle. Tout cela nous a sans doute permis de nous familiariser avec la Kabylie orientale à la veille de l’attaque des Français. C’est un pays de quarante tribus et de cent mille âmes environ, qui traîne derrière lui une histoire vingt fois séculaire. Ce que ni les Romains, ni les Vandales, ni les Byzantins, ni les Arabes, ni les Turcs n’ont réussi à accomplir, annihiler le particularisme kutama, la conquête coloniale le réussira-t-elle ? Telle est l’objet de cette seconde partie.

DEUXIÈME PARTIE 1839-1871 L’occupation coloniale

« Nous avons massacré des gens porteurs de nos sauf-conduits, égorgé sur un soupçon des populations entières qui se sont ensuite trouvées innocentes ; nous avons mis en jugement des hommes réputés saints dans le pays, des hommes vénérés, parce qu’ils avaient assez de courage pour venir s’exposer à nos fureurs, afin d’intercéder en faveur de leurs malheureux compatriotes : il s’est trouvé des juges pour les condamner et des hommes civilisés pour les faire exécuter. Nous avons plongé dans des cachots des chefs de tribus, parce que ces tribus avaient donné l’asile de l’hospitalité à nos déserteurs ; nous avons décoré la trahison du nom de négociation, qualifié d'actes diplomatiques d'odieux guet-apens ; en un mot, nous avons débordé en barbarie les Barbares que nous venions civiliser, et nous nous plaignons de n’avoir pas réussi auprès d’eux. » « La colonisation de l’ex-régence d'Alger », rapport fait par M. de la Pinsonniêre, 18361.

1

Cité par C.A. Julien, ibid., p. 110.



LIVRE TROISIÈME Colonisation et résistances

1.

L’OCCUPATION DE JIJEL (1839)

Donner des ouvertures stratégiques à Constantine et à Sétif Pour renforcer les positions côtières de Bougie et de Bône, le gouverneur général de l’Algérie, le général Valée, voulait installer à l’est et à l’ouest des relais maritimes, car « l’occupation de tous les ports et de tous les points importants de la côte est d’une indispensable nécessité1 ». Deux objectifs sont assignés à une nouvelle expédition : occuper une position maritime qui raccourcit le trajet entre Bougie et Philippeville, pacifier le pourtour des villes soumises et y développer le commerce et la colonisation. La situation de Constantine demeurait la plus préoccupante. Centre militaire et politique névralgique, la ville n’était reliée à Alger que par une seule route, celle qui passait par Mila, Djemila et Sétif. Il lui manquait un accès rapide et sûr à la mer. L’année précédente (1838), Stora fut occupée et les travaux commencèrent pour développer le port de la nouvelle ville baptisée Philippeville. Véritable cordon ombilical par où allait bientôt transiter l’approvisionnement de l’armée et de la population. Vins, provisions de tous 1

Lettre du 11 mai 1839, archives SHAT 1H62.

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genres, bois de construction y arrivaient en abondance, puis leur expédition était assurée par chariots ou à dos de chameaux par un grand nombre d'entreprises de roulage et de transport vers Constantine. Mais cette importante artère n’était point à l’abri des incursions des tribus du voisinage, à plusieurs reprises les convois subirent des attaques meurtrières. Pour le général Valée, il y avait donc urgence à multiplier les voies de communication entre les centres de colonisation pour éviter leur étranglement. Mais fallait-il occuper Collo ou Jijel ? Les deux ports présentaient des avantages similaires. Des événements inattendus précipitèrent le choix de Jijel. Le 1er janvier 1839, un brick français, l’Indépendant capitaine Brun, partit d’Alger avec un chargement de blé pour le compte de l’administration, échoua chez les Ouled Belafou, à peu de distance de Jijel. Les habitants voisins du lieu du sinistre attaquèrent les naufragés au nombre de neuf, les firent prisonniers, et exigèrent une rançon de douze cents douros (6 000 F) pour leur libération. Le commandant de Bougie averti de ce sinistre par deux marins jijeliens, les frères Rais Aissa et Rais Massoud Bourboun, sollicita l’aide du commandement de Constantine pour libérer les otages. Faute de pouvoir utiliser la force, les Français cherchèrent auprès des notabilités de la région quelqu’un pour leur servir d’intermédiaire avec les chefs des ravisseurs Mohamed Ben Khalifi et Djaballah Ben Sassi cheikh des Ouled Belafou ainsi que Belkacem Ben Zerouan des Ouled Ali (tribu des Béni Amrane). On leur désigna alors Ahmed Moula Chokfa, alors marabout de la zaouïa des Bni Idder et chef tutélaire de la région1. C’est « un homme intelligent et politique », le qualifie L. Rinn. Sollicité, ce dernier intervint auprès des cheikh des Ouled Belafou et des Bni Maamer mais ceux-ci s’obstinèrent dans leur position. Moula Chokfa dut recourir à la force pour parvenir finalement à une solution en demi-teinte : pour se garantir contre toutes représailles, les ravisseurs reçurent les frères Bourboun et leur famille en otages, mais le montant de la rançon fut ramené à 4 500 F. Après le paiement de la somme, les prisonniers retrouvèrent la liberté pour être finalement envoyés à Alger. Cet incident2 fut pour les autorités françaises le motif tout trouvé pour justifier et accélérer les préparatifs de l’expédition de Jijel.

Et revoilà Saint-Arnaud ! C’était moins la ville que ses environs qui posaient problème. Depuis que la cité historique avait perdu de son importance économique et stratégique, elle n’était plus qu’un amas de ruines abandonnées par ses habitants en 1 De nombreuses tribus de la région payaient tribut à la zaouïa de Moula Chokfa, in « Enquête », 1845, op. cit. 2 Archives de l’armée, Vincennes, sous série 1H 61, dossier 3.

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majorité partis s’installer à Alger1. Pour les Français, Jijel c’était avant tout le tragique souvenir de la débâcle de l’expédition de 1664. Ordonnée par Louis XIV en personne et commandée par le prestigieux grand amiral Beaufort, elle mobilisa six mille hommes et soixante trois voiles, et se solda finalement par une gigantesque déroute dont les ruines jonchaient encore, en ce mois de mai 18392, la plage de la cité antique. Le général Galbois, commandant de Constantine, ne voulait prendre aucun risque dans une zone difficilement défendable. En soutien à l’attaque par mer, dont les forces arrivaient d’Alger, il devait lui-même, à la tête d’un contingent venant de Mila, prendre à revers toute éventuelle résistance. Les garnisons de Philippeville et de Bougie sortant de ces places au jour fixé pour l’attaque, devaient par ces démonstrations faire diversion et empêcher si c’était nécessaire les secours de se porter sur Jijel. Le 13 mai 1839, au petit matin, les Français débarquaient à Jijel pratiquement sans avoir tiré un seul coup de feu. La ville n’était plus la cité prestigieuse qui fit la gloire des Turcs mais un petit port misérable et totalement en ruine. Les quelques habitants demeurés sur place accueillirent avec résignation ces maladroits envahisseurs qui se montrèrent incapables de mettre à l’eau une barque. « Car si nous avions trouvé de la résistance, nous nous serions fait abîmer. Les barques de débarquement ont touché et sont restées engravées sous le feu de la place. » Celui qui parle ainsi n’est autre que le capitaine Saint-Arnaud.3 Voilà quelqu’un que nous allons retrouver bien souvent puisqu’il sera de toutes les atrocités commises en Kabylie orientale. En ce mois de mai, engagé dans la Légion étrangère, il était sur la côte jijelienne en quête d’un nouveau galon. Dès le 14 mai les choses sérieuses commençaient. De toutes les tribus, des contingents d’hommes armés arrivaient pour soutenir la résistance. « À l’exception de l’assaut de Constantine, je n’ai rien vu de comparable aux combats que nous livrons ici », écrit Saint-Arnaud. « Ces Kabyles sont les soldats les plus braves de toute l’Afrique. Il y en a qui sont venus sur nos pièces et qui ont été tués par la mitraille à deux pas. Le cadavre du père était tombé, les deux fils se sont fait tuer dessus à coups de baïonnette4. » Au terme de combats acharnés les Français réussissent à fortifier leurs positions et à s’installer durablement dans la ville. 1

Les Jijeliens jouissaient à Alger d’avantages considérables, en reconnaissance de l’accueil qu’ils apportèrent aux frères Barberousse en 1513. 2 Non seulement les ruines des bastions mais également celles des canon et des voiliers abandonnés après la débâcle. L’expédition a coûté aux Français la quasi totalité de leur contingent. Ceux qui réussirent à échapper aux balles des défenseurs de la ville, au cours du voyage de retour, furent emportés par la peste et les intempéries. 3 Célèbre déjà par « ses hauts faits d’armes » lors de la prise de Constantine deux années auparavant. 4 Saint-Arnaud, Lettres, tome 1, lettres du 18 mai 1839.

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Pour sécuriser les environs et tenter de rétablir le commerce indispensable à l’approvisionnement de l’armée et de la population en produits frais, ils approchèrent les notabilités de la région, dont Ahmed Chérif Moula Chokfa. Tout en protestant de son désir d’assurer la paix, « cet homme, malgré son influence religieuse, se disait sans moyens pour mettre fin à la résistance1 ». De son côté la résistance peinait à neutraliser les canons et les murailles crénelées. Faute d’attaque frontale, elle multipliait les attaques surprises de nuit et de jour, et les coups de main contre les contingents isolés… « Rampant ventre à terre, [les Kabailes] se ruaient brusquement sur nos positions, cherchant à enlever vivants nos fonctionnaires ou à les tuer. Ces attaques se renouvelaient assez souvent, et le repos de la ville était fréquemment compromis2. » Malgré tout, quelques colons s’installèrent sur les terres de la plaine, mais la ville demeura isolée. Ses approvisionnements lui arrivaient par mer. La route qui la reliait à Bougie restait très dangereuse.

Organisation de la province de Constantine et Kabylie orientale Avant d’aller plus loin, et pour l’intelligence des événements qui vont suivre, jetons un rapide coup d’œil sur l’organisation administrative de la province mise en place par le gouvernement français après la prise de Constantine. L’idée des Français était simple. Si les Turcs avaient réussi à gouverner le pays avec seulement quinze mille hommes3 c’était grâce à l’aristocratie et aux tribus makhzen qui leur avaient servi de collecteurs d’impôts et de bras armé. Il fallait donc appliquer la même recette. Dès que le général Galbois fut nommé commandant de la place, il conforta dans leur ancienne fonction les grands chefs dynastiques. Le khalifat4 du Sahel fut mis sous la direction de Ben Aissa5. Le khalifat de Ferdjioua fut attribué à Ben Hamlaoui, le caïdat El-Aourass, comprenant la grande tribu des Haracta, donné à Ali-Ben-Ba-Ahmed, le khalifat de la Medjana, partie ouest de la province, donné à El-Mokrani, le Djérid et la partie du désert qui y confinait, donné à Ben Ganah, cheikh du désert, le commandement arabe de la ville de 1

C. Féraud, op. cit., p. 248. C. Féraud, op. cit., p. 249. 3 La population turque est évaluée par différentes sources entre douze et dix-huit mille hommes. 4 Pour l’administration dans la province de Constantine durant la période turque et ses subdivisions : khalifat, caïdat, cheikhat et les fonctions qui leur sont équivalentes khalifa, caïd, cheikh, lire E. Vayssettes, Histoire de Constantine sous la domination turque de 1517 à 1837, Éd. Bouchene, 2002, pp. 33-35. 5 Ben Aissa est une exception. Homme de confiance du bey Ahmed et artisan de la résistance de Constantine, il prêta ensuite allégeance aux Français qui, en récompense, lui attribuèrent le caïdat du Sahel pour la simple raison qu’il était originaire des Bni Ferguene. 2

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Constantine fut confié à Hamouda-Ben-Cheik-el-Islam (descendant de la prestigieuse famille constantinoise des Lefgoun). « Fractionner le pouvoir entre plusieurs chefs choisis parmi les hommes les plus influents, les placer tous, sous l’autorité du commandant de la province, paraissait le seul moyen d’empêcher qu’il ne se formât à l’est une nouvelle nationalité arabe1 . » Tel était donc l’objectif des Français. Il nous sera donné de voir, comment, appliquant le principe du « diviser pour régner », ils utilisèrent tantôt les uns, tantôt les autres pour nourrir les conflits tribaux et alimenter convoitises et ambitions toujours promptes à se réveiller. Parmi les personnages adoubés dès 1838, deux connurent un court règne : Ben Aissa, destitué pour avoir fabriqué de la fausse monnaie2, Ben Hamlaoui, soupçonné d’avoir fomenté une insurrection, fut purement et simplement exilé. De nouveaux chefs reçurent les burnous pourpres du caïdat, Bou Akkaz dans le Ferdjioua et Ben Azzedine dans le Zouagha. Nous connaissons Mohamed Ben Azzedine pour l’avoir déjà rencontré dans les chapitres précédents. Bou Akkaz est un autre homme légende de la région. Sa famille, les Ouled Benachour, alliée aux Ben Ganah, Mokrani du Medjana et Ben Ali Cherif des Chellata, régnait sur le Ferdjioua depuis deux cents ans. Fait remarquable, Bou Akkaz3 obtint son investiture sans s’être présenté en personne au siège du commandement et sans avoir prêté allégeance publiquement à la nouvelle autorité. « Il fut assez habile pour faire adopter la même mesure en faveur de son allié cheikh Mohamed Ben Azzedine, et ce dernier obtint d’être reconnu comme cheikh du Zouagha, sans même l’avoir demandé et sans avoir paru à Constantine4. » Si la reconduite des anciens chefs ne fit que conforter les familles dynastiques dans leur traditionnel pouvoir sur les tribus serves, il n’en allait pas de même pour la Kabylie orientale, où comme nous l’avons vu précédemment, la nature « républicaine5 » des tribus n’avait pas permis l’émergence de suzerainetés locales. Hors de la djemaa et de la confédération des djemaa, point de salut. De plus, la soumission exigée par les Français comportait, aux yeux des Kabaile El Had’ra, une clause rédhibitoire : l’impôt. Même les beys, au sommet de leur puissance, n’avaient pas réussi à les y assujettir. En ignorant superbement cette « spécificité » — et d’autres— de la Kabylie orientale, les Français vont buter contre une résistance indomptable qui durera pendant quarante ans. 1

Anonyme, La Province de Constantine en 1839 et 1840, brochure imprimée à Constantine, 1843. 2 Accusation bien entendue fabriquée pour se débarrasser d’un allié devenu gênant. 3 Son protecteur et ami est Ben Zaggoutta, il semble que c’est par son entremise qu’il obtint l’investiture. 4 C. Féraud, « Ferdjioua et Zouara », RA, vol. 22, p. 249. 5 Voir la définition que nous donnons à ce terme plus haut.

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2.

LE TEMPS DES CHÉRIFS RÉVOLTÉS (1839-1851)

Tournons-nous vers le sahel de Skikda où la situation demeurait explosive. Rappelons brièvement comment on était arrivé là. Se considérant comme le digne héritier des Romains, Valée, gouverneur général de l’Algérie (18371841), voulut faire de l’antique Rusicade le port principal de Constantine. Un reste de la prestigieuse route romaine reliait toujours les deux villes historiques. Les terres situées entre la côte et l’antique Cirta s’étalaient en de magnifiques plaines, vallons et douces déclinaisons de paysages céréaliers et de vergers. Ici point de précipices abrupts, point de forêts inextricables. Même les habitants vivant alentour sont de tempérament paisible, attachés au travail de la terre et depuis longtemps soumis aux souverains de Constantine. Mais voilà que les Français occupent Skikda et mettent immédiatement en chantier le port, restaurent la route romaine pour en faire un véritable cordon ombilical reliant Constantine à la côte. Pour assurer la sécurité des communications et protéger Philippeville (nouveau nom de Skikda), quatre camps retranchés — Smendou, Toumiat, Eddis et El-Harrouch — voient le jour. L’azel occupé par de nombreuses tribus est saisi par le Domaine et affecté aux centres de colonisation. Telles sont les circonstances qui préparèrent les révoltes qui secouèrent cette région durant plusieurs années. Se sentant menacés, les Bni Mehenna, puissante tribu makhzen qui commandait depuis le bey Salah (1771-92) aux Arb Skikda, Zeramna, Arb Filfila, entrèrent en dissidence. Après un court combat, la tribu se divisa en deux camps : la fraction des Souhalia, habitant la plaine, demanda l’aman par l’entremise de son chef Saoudi Ben Inal qui reçut à cette occasion le caïdat sur la partie des Souhalia. Homme intriguant et coriace, Saoudi devint dès lors l’instrument de la volonté des autorités françaises dans la région. Retenons ce nom, parce qu’on le retrouvera tout au long de cette longue et tumultueuse histoire. Restait à soumettre l’autre fraction des Bni Mehenna, les Djebaïlia. Saoudi approcha leur cheikh Bouroubi, qu’il réussit à tremper dans son jeu en lui faisant miroiter un caïdat à sa mesure. Et c’est ainsi qu’à leur tour les Djebaïlia, entraînés par leur chef, se soumettaient. Livrés pieds et poings liés à l’autorité française, les Bni Mehenna furent contraints de

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céder, en application de la loi sur le cantonnement, leurs plus belles terres à la colonisation. À la suite de ces prélèvements, les trois mille membres de la tribu furent resserrés sur la rive droite du Safsaf, « et on résolut alors, écrit Féraud, pour leur assurer la tranquille possession de ce qui leur restait de constituer chez eux la propriété individuelle ». Sur le territoire prélevé on créa les centres de colonisation qui prirent pour noms Philippeville, Valée, Damrémont, Saint-Charles, Gastonville. La dépossession des autres tribus ne se passa pas sans heurt. Les Radjata, les Bni Ishak, les Arb Skikda, enfin tous ceux qui étaient situés aux alentours de l’oued Safsaf, devaient céder partie ou tout de leurs terres. « C’est par là, écrit le général Galbois, que la colonisation doit pénétrer et faire des progrès [...], bientôt le terrain réservé ne sera plus assez grand pour contenir les nombreux colons1. » Et de fait, en moins de trois ans une faune de spéculateurs, d’affairistes de tous poils, colons et prébendiers, plus de quatre mille Européens, envahirent la vallée d’oued Safsaf. On comprend dès lors pourquoi la région devint très vite le théâtre de farouches résistances. Elles prirent la forme de coups de mains et d’embuscades tendus aux convois militaires. Vols, assassinats, guet-apens se multiplièrent tout au long de 1838-1840. Ben Aissa, l’ancien lieutenant du bey Ahmed, qui venait d’être nommé khalifa du Sahel2, pressé de réagir, fit montre d’un zèle impitoyable. En guise de sa bonne foi, il livra au général Galbois huit prétendus coupables d’un coup de main, dont sept furent sommairement exécutés sur la place de Constantine. « Malgré cette répression énergique […], cette guerre d’embuscades, d’assassinats isolés était trop dans les habitudes des tribus pour qu’elle ne continuât pas longtemps », écrit encore Féraud. Et de fait elle allait continuer longtemps. Telles sont les conditions dans lesquelles vont apparaître les « chérifs révoltés ». Nous n’avons rien dit de la région de Collo. L’occupation de ce port, dans l’esprit du général Valée, devait précéder celle de Skikda, mais une rapide exploration du pays l’en dissuada. Pour passer de Constantine à l’antique Chullu, la seule route praticable par les troupes traversait un pays montagneux entrecoupé de ravins profonds et de gorges boisées. De plus la population de cette région était groupée « en tribus indépendantes à demi sauvages, de temps immémorial, et obéissant à des cheikh influents, défendant avec énergie leur territoire. En résumé, c’était un pays inabordable3. » Collo fut donc momentanément épargnée par les armées d’occupation. Mais on soupçonnait ses tribus de fournir asile et soutien aux insurgés qui menaçaient les environs de Skikda. 1

Archives, inventaire de la série IH63. Service historique de l’armée. Dossier 3. Sahel, de l’arabe ϞΣΎγsignifiant côte ou frontière. Ici côte. 3 C. Féraud, « Documents pour servir à l’histoire de Philippeville », op. cit., p. 52. 2

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Au mois de septembre 1840, une colonne expéditionnaire s’enfonça jusque chez les Bni Touffout pour les razzier1. La narration des faits par un témoin mérite d’être rapportée, elle illustre la brutalité de la répression : «Dans la vallée qui s’allongeait devant nous, une cinquantaine de cabanes à demi voilées par la vapeur du matin. C’était la tribu des Bni Touffout : nous n’en étions plus qu’à une portée de fusil. Le capitaine Marion, à la tête de la cavalerie, poussa la charge ; les pelotons, au pas de course, se précipitèrent en cercle dans les tentes. Il y eut un silence lugubre, puis des cris, des imprécations horribles, des sanglots, furent entendus, des luttes corps à corps s’engagèrent. L’Arabe, surpris dans son sommeil, mais bientôt revenu de sa terreur, se dressait fier, menaçant, terrible dans son désespoir. […] des scènes de carnage et de désolation avaient lieu dans toutes les tentes. Personne ne fut épargné ! On courut au pillage : les hardes, les meubles furent lancés hors des tentes, les métiers à tapisserie furent brisés, les provisions de riz et de couscous parsemèrent le sol […] Le ralliement sonna, la colonne se remit en marche, emmenant 1200 bœufs, 100 chevaux, 2000 moutons et 1500 chèvres […]. Au loin les derniers reflets de l’incendie allumé par nos mains ; la tribu des Bni Touffout avait cessé de compter dans la province2. » Ce fut à cette même période qu’apparut Si Zeghdoud, du côté de Bône. En quelques mois il réussit à entraîner derrière lui les tribus de l’Edough3 jusqu’à Bougie. Chérif au charisme extraordinaire, guerrier intrépide, mais surtout tribun, il fédéra autour de l’emblème du « djihad contre le chrétien » des tribus aussi différentes que pouvaient l’être les Bni Touffout et les Bni Habibi. Âgé de trente-six ans environ, « d’une constitution vigoureuse, d’une figure distinguée, le nez un peu aquilin, de beaux yeux, la barbe rare et noire, il avait cinq pieds quatre ou cinq pouces4 ». Le jour de sa mort, on découvrit, dans son refuge, une grande quantité de livres et de manuscrits, seules richesses qu’il daigna garder auprès de lui.

1

La pratique de la razzia a été théorisée par le général Bugeaud en 1837 : « Irruption soudaine ayant pour objet de surprendre les tribus pour tuer les hommes, enlever les femmes, les enfants, le bétail. » En 1846, rendant compte de ses opérations contre Abd el-Kader, il écrit : « La puissance d’Abd el-Kader se compose des ressources des tribus : donc, pour ruiner sa puissance, il faut ruiner les Arabes… »  2 A. P. Poitiers, Souvenirs d’Afrique province de Constantine, 1843, p. 148-150. 3 Le territoire du caïdat comprenait les tribus suivantes : Bni Mhamed, Sanhadja, Guerbes et Bni Merouan (à ne pas confondre avec les Bni Merouan de Zouara). 4 De Montagnac, Lettres d’un soldat, Paris, 1885, p. 299.

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L’insurrection de Si Zeghdoud Tout a commencé par un banal soupçon porté par les Français sur Kermiche, caïd des montagnes de l’Edough, accusé de vendre pour son compte du tan provenant des bois de l’État, situés dans son caïdat. Il fut purement et simplement destitué et mis en prison. Son remplaçant, et également accusateur, était un certain Ben Berkouchi, homme sans envergure, haï par la population. Dès qu’il reçut le burnous pourpre, le nouveau caïd, voulant montrer ses bonnes dispositions à l’égard de ses bienfaiteurs, s’engagea à faire payer les contributions à toutes les tribus de la région. Avec vingt-cinq spahis commandés par le sous-lieutenant Allaume, ils parcoururent durant quinze jours le pays, quand le 27 juin 1841, ils arrivèrent au marché des Bni Mhamed1, tribu nouvellement soumise, où la troupe reçut un accueil des plus hostiles. Le cheikh de la tribu, Si Zeghdoud, en signe de bonne volonté, s’engagea à payer l’impôt dès qu’il eut pu réunir la somme demandée, mais il fallait pour cela attendre le lendemain. Le caïd Ben Berkouchi soupçonnant un traquenard annonça son intention de partir sur-le-champ et engagea le sous-lieutenant à le suivre. Touché dans son amour propre, le cheikh Zeghdoud « pose sa main gauche sur l’épaule de l’officier français, tire en même temps un pistolet de dessous son burnous, et le tue à brûle-pourpoint2 ». Aussitôt des hommes embusqués dans les fourrés encerclèrent la troupe, des spahis sont tués, d’autres réussissent à prendre la fuite. Prenant la tête de quelques centaines d’hommes, Si Zeghdoud alla ravager et incendier les environs de Bône, jusque sous les murs de la ville. L’insurrection de l’Edough et des Zerdaza avait commencé. Pendant plusieurs mois, des groupes armés se levaient spontanément pour aller porter le coup à Philippeville, El Harrouch, Stora, Jijel… En juin 1842, Si Zeghdoud conçut le projet d’attaquer Philippeville. Il rassembla un important contingent composé de gens venus de différentes tribus avec lesquels il forma trois corps d’opération. Le premier, commandé par lui, devait occuper le défilé d’Eddis, pour intercepter les secours qui seraient envoyés de Constantine à Philippeville ; le second, sous les ordres de Aissa Ben Arab, tiendrait, avec la même mission, la route des oliviers ; le troisième devait suivre la vallée du Safsaf, et se joindre au cheikh Lakahal venant avec ses cavaliers des Zerdaza. Enfin, pour enserrer complètement la ville française, un autre cheikh, Ben Guéda, réunirait ses hommes et s’embusquerait sur la route de Stora d’où il enverrait ses assauts sur la ville. Saisissant l’importance décisive de l’armement dans la réussite de l’attaque contre une position solidement protégée, Si Zeghdoud rassembla des convois 1 2

Tribu faisant partie du caïdat de l’Edough située près d’Ain Mokra. C. Féraud, « Documents pour servir à l’histoire de Philippeville », op. cit., p. 223.

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de poudre, et reçut de Collo une petite pièce de canon et cinquante boulets. Il entreprit même quelques tentatives pour fabriquer sa propre artillerie grâce à l’aide d’un prisonnier européen. Les essais ne furent pas concluants. Sur le plan politique, et afin de donner à son action un écho « national » il l’inscrivit dans la continuité de la résistance d’Abd el-Kader, avec lequel d’ailleurs il échangea des lettres. L’émir l’ayant assuré de son soutien, en lui promettant l’envoi de canons et de munitions. Faute d’attaquer Si Zeghdoud dans ses positions, ce qui aurait nécessité des forces considérables, les Français cherchèrent à frapper les tribus où se recrutaient ses partisans, afin de le couper de ses arrières. Une colonne expéditionnaire, razzia les Bni Salah1 et les Bni Ishaq, leur prit quatre cents bœufs, six cents moutons et de nombreux prisonniers. Aux villages d’Arb El Hamma et d’El Hadarat, les moissons et les gourbis furent entièrement brûlés. Ceux qui offraient leur soumission durent payer de fortes amendes. La brutalité de la répression obligea Si Zeghdoud à s’éloigner de la région. Il se déplaça plus à l’ouest pour attaquer Jijel (24 août 1842), ensuite Bougie (26 août) avec cinq mille hommes d’infanterie et six cents chevaux2. Au point où, le commandement supérieur en vint à préconiser soit d’abandonner totalement Djidjelli, soit de s’y maintenir, mais sans sortir des « lignes actuelles3 ». La priorité stratégique pour les Français étant de préserver coûte que coûte Philippeville et la route qui la reliait à Constantine. D’ailleurs Bugeaud instruisit dans ce sens Baraguey d’Hilliers, lui demandant de soumettre les tribus kabyles de la province demeurées hostiles, « à l’exception des Ferdjioua et des montagnes de Djidjelli et Bougie » avant « d’aller chercher au loin de nouvelles conquêtes ». Il préconisait de faire concourir les troupes de Constantine, Bône et Philippeville contre les Zerdaza et autres tribus de cette chaîne : « Il faut les écraser par la supériorité de nos forces afin de faire un grand exemple qui intimide les récalcitrants, et qui consolide la fidélité des soumis4. » Au début du mois de février 1843, Baraguey constitua quatre colonnes expéditionnaires qui partirent simultanément de Philippeville, Guelma, Bône et Constantine dans le but d’encercler les Zerdaza et l’Edough. Les choses se passèrent comme le préconisait Bugeaud, avec une brutalité inouïe. Les Zerdaza furent soumis après quelques jours de combat. La razzia produisit trois mille bœufs et la rentrée des impôts5.

1 Tribu du sahel, située au sud des Bni Touffout, à ne pas confondre avec les Bni Salah (situés à l’est de Djidjelli), devenus les Bni Youcef après l’application du sénatus-consulte. 2 SHAT 1H85 dossier 3. 3 Ibid., 1H88 dossier 3. 4 Ibid. 5 Ibid. 

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Le crime de Sidi Akkêcha : 1er mars 1843 Après avoir libéré la route de Philippeville, le général Baraguey d’Hilliers à la tête de ses troupes, se dirigea vers l’Edough « afin de n’avoir plus à craindre pour Bône ». Les trois autres colonnes qui le suivaient devaient avancer en mouvement concentrique, pour prendre la population dans les mailles d’un encerclement en règle. C’est dans ces terribles circonstances que fut commis le crime le plus horrible contre la population de l’Edough. Le lieu du crime ? « La crête de l’Edough presque toujours très rapprochée de la mer ; au nord, la pente est très raide, tandis que les contreforts de la montagne et les talus les plus doux sont du côté de la plaine. » La troupe avança par les plaines, sans rencontrer de résistance. Le général prescrivit à la colonne de Bône de gravir jusqu’au sommet de l’Edough, de suivre cette crête, en soumettant les tribus que l’approche de la colonne de Constantine y avait fait fuir, et, en cas de résistance de les acculer aux gorges de Sidi Akkêcha et au Cap de fer. « Pressés de tous côtés, écrit Féraud, attaqués de front et de flanc, s’échappant difficilement entre nos colonnes, les Arabes les plus intrépides se vouèrent à la défense des troupeaux, et, en combattant se réfugièrent sur les monticules boisés du bord de la mer, dans des rochers inaccessibles et dans le marabout Sidi Akkêcha. » Acculés, n’ayant plus aucune issue, les survivants finirent par demander l’aman. Que se passa-t-il ensuite qui eut pu justifier le massacre ? D’après Féraud, la demande de trêve n’était qu’une ruse de guerre parce que, juste après que le feu avait cessé, les repentis « recommencèrent la lutte à l’improviste et nous tuèrent quelques hommes ». Cette « trahison » comme il l’appelle justifiait à ses yeux la répression qui s’en était suivie. Mais nous savons par une autre source que cet alibi était faux. Un mensonge pour masquer la culpabilité du général Baraguey. Son contradicteur n’est autre que le célèbre scientifique E. Carette, dont voici la version des faits : « Pendant les pourparlers de soumission un coup de fusil parti de la broussaille vint blesser à côté du général un de ses mkahli [homme d’armes indigène]. Aussitôt la trêve fut rompue ; le général français donna l’ordre de tout massacrer et cet ordre fut exécuté sur-le-champ. Quelques Arabes, placés dans l’impossibilité de fuir autrement, tentèrent un moyen désespéré de salut en se jetant à la mer, ils se noyèrent ; les autres, au nombre d'une centaine, furent impitoyablement égorgés1. » Féraud passa sous silence l’égorgement de la centaine de personnes, il usa d’une hyperbole moins accusatrice : « Les Arabes forcés et battus furent jetés à la mer. » Cela se passa le 1er mars 1843. Le terrible crime de Sidi Akkêcha sera couvert d’un voile de silence, plus aucun historien de la colonisation n’osera l’évoquer.

1

Rozet et Carette, « Algérie » in Univers, 1850, p. 16-17.

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La mort de Si Zeghdoud Le 2 mars 1843, informée par le secrétaire de Si Zeghdoud du lieu où ce dernier était réfugié, une colonne commandée par Montagnac partit à sa poursuite. Encerclé, Si Zeghdoud fut tué, sa femme et ses quatre enfants faits prisonniers. Dans son refuge, on a trouvé de la poudre en assez grande quantité, des capsules, un cachet, une lorgnette, une petite caisse où il y avait des papiers, beaucoup de livres, quelques tapis et huit cents francs, qui furent donnés au traître en plus des six milles francs qu’il reçut du commandement, prix de sa trahison. Montagnac se targua ensuite, dans ses correspondances, des mutilations qu’il fit au mort : « Je lui fis couper la tête et le poignet gauche et j’arrivai avec sa tête piquée au bout d’une baïonnette et son poignet accroché à la baguette d’un fusil. » Mais il ajoutait comme confondu par l’immense frayeur que, même mort, Si Zeghdoud inspirait. « Il frappait de stupeur tous les spahis qui étaient là, à ce point que je ne pus en trouver un de bonne volonté pour prêter son cheval, lorsqu’il s’agit de le transporter du fond du ravin [...] je dus jeter par terre un de ces animaux-là, et lui prendre son cheval de force, il pleurait comme un imbécile1.» Les razzias pour terroriser et appauvrir Dans un rapport à ses supérieurs, Bugeaud considérait que « la terrible leçon qu’elles ont reçue [les tribus de l’Edough] les a mises moralement à notre discrétion2 », cette soumission devrait permettre, selon lui, des convois sans escorte de Philippeville à Constantine. L’optimisme de Bugeaud n’était pas partagé par Baraguey d’Hilliers, pour qui l’insoumission du côté occidental de la route (côté Collo) ne permettait pas de prendre un tel risque. Mais tout le monde était d’accord sur la méthode à suivre pour parvenir à sécuriser le pays : « Tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ; en un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens3. » Pourtant le meurtre de Si Zeghdoud et les crimes commis dans l’Edough, loin de mettre fin à l’insurrection, l’engagèrent davantage : « Depuis plus de deux mois, Philippeville se trouve dans un état de consternation, il ne se passe pas de semaine sans que les Arabes des environs ne viennent l’ensanglanter ou la piller. [...] dix mille ou onze mille Kabyles seraient réunis et se prépareraient à attaquer de nuit4 ». C’est dire que la mort de Si Zeghdoud n’avait rien réglé. 1

De Montagnac, ibid., p. 299. SHAT 1H89, dossier 3. 3 De Montagnac, ibid., p. 299. 4 Note du 6 avril, SHAT 1H89. 2

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À peine quelques jours après avoir incendié les villages du Zerdaza et de l’Edough, Baraguey d’Hilliers lança ses colonnes contre les Bni Ishak et les Bni Touffout dans la région de Collo : « Partout nous avons incendié, les montagnes paraissaient en feu [...] nous couperons ses figuiers et ses oliviers, tandis que nos chevaux mangeront ses récoltes encore sur pied1. » Cet enthousiasme délirant, s’il donnait la pleine mesure de la répression, anticipait quelque peu sur l’issue des combats. Les neuf bataillons qui opéraient entre Collo et Djidjelli perdirent quatre-vingts hommes en une seule journée. La colonne se fit surprendre dans une gorge, et, profitant du désordre qui régna un instant parmi les soldats, un officier et six hommes furent enlevés par les insurgés2. Dans ses rapports à la hiérarchie, Baraguey d’Hilliers ne dit mot de ces pertes. « Toutes les tribus du cercle de Philippeville et des montagnes de Collo sont soumises3 » écrivait-il, triomphant, le 31 mai 1843. Ce n’était pourtant point l’avis de Soult qui lui reprochait ses pertes trop nombreuses « avec les Kabyles, les combats sont sérieux, et nous perdrons toujours beaucoup de monde […] la destruction des arbres fruitiers sur une grande échelle est une absurdité, car on se fait ainsi des ennemis irréconciliables4 ». Même Bugeaud affirmait ne rien comprendre aux opérations de Baraguey d’Hilliers, et considérait qu’il y avait mensonge à parler de province soumise quand des « Kabyles, menés par un marabout exalté, attaquaient Djidjelli, et que des portions de tribus passaient en Tunisie pour fuir les attaques françaises5 ». Faisant le bilan des opérations de l’année 1843, Baraguey estimait pourtant l’expédition réussie puisque, financièrement, elle avait produit 865 192 F pour partie provenant des contributions spéciales et pour partie des razzias.

Un sphinx : chérif Bou Dali Ben Lahrach Le marabout exalté dont parlait Bugeaud n’était autre qu’un nouveau chérif apparu dans la région au début de l’année 1843. Installé chez les Bni Touffout et se présentant comme le successeur de Si Zeghdoud, le chérif se donnait pour nom Bou Dali Ben Lahrach6 alors que tout le monde savait que le Boudali de l’histoire était mort depuis bien longtemps près de Sétif. Ce fut donc entouré d’un halo de mystère que le chérif s’avança dans la Kabylie orientale, appelant les populations à la guerre sainte contre les chrétiens. 1

Ibid. De Montagnac, ibid., p. 313. 3 SHAT 1H89. 4 Ibid., 1H90. 5 Ibid. 6 Voir infra. 2

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D’après certaines chroniques, c’est Sidi Chérif Moula Chokfa qui l’aurait appelé et lui aurait donné pour khalifa son propre frère, le turbulent Lakhdar alors taleb à Rouached (près de Mila), afin d’organiser l’insurrection et lui assurer un commandement unique. Voulant se renseigner sur les manœuvres et les intelligences que pouvait avoir le nouveau venu, le commandement de Constantine chargea un Turc, ancien capitaine au troisième régiment de spahis de pousser la reconnaissance jusqu’à Rouached, auprès de Lakhdar Moula Chokfa, dont il avait l’anaia (sauf- conduit). Il vit là le nouveau Bou Dali, « un jeune homme d’une trentaine d’années seulement, coiffé d’un immense turban vert insigne de sa noble origine. Une dizaine environ de déserteurs étaient avec lui, ainsi que quelques juifs kabyles, qui confectionnaient une tente pour sa prochaine campagne1. » Par l’entremise de Moula Chokfa, Boudali trouva auprès des Ben Azzedine le soutien dont il avait besoin pour lever des troupes et lancer des attaques contre les positions des Français. Mais les préparatifs du soulèvement furent brutalement mis en déroute par l’arrestation sur son Azel de Rouached de Si Lakhdar Moula Chokfa. Il fut conduit ensuite à Constantine puis déporté à l’île Sainte-Marguerite2 où il resta prisonnier durant deux ans. En 1845, Sidi Ahmed Chérif écrivit à Djidjelli et fit des propositions de soumission au commandant supérieur, mais y mit pour condition la liberté de son frère. Pour garantie de ses promesses, il déposa une somme de 1 000 F, qui devait être le premier versement des contributions dans le cas où son frère lui serait rendu. D’après les autorités françaises, Lakhdar fut mis en liberté ; mais il tomba malade en route et mourut à l’hôpital d’Alger. Cette version ne convainquit pas Si Chérif, qui se considérant trahi, se réfugia dans une attitude d’hostilité définitive à l’égard des Français. « Cette malheureuse circonstance, écrit encore Féraud, interrompit, pendant quelque temps, nos relations avec ce marabout.» Le temps des chérifs révoltés, qui parcourant la Kabylie orientale, d’est en ouest, les uns poussés par l’émir Abdelkader les autres inspirés par leur seule foi en le djihad, se poursuivra encore quelques années. Parmi ces « hommes providentiels » qui se manifestèrent après la mort de Ben Lahrach, citons M’rabet Ben Baghrich (1846) surnommé le sultan de la montagne, qui leva l’étendard de la révolte chez les tribus du Sahel, Mila et Collo. Messaoud Ben Mansour (1847) apparut chez Ouled El Hadj. Ses sermons enflammés rallièrent autour de son drapeau de nombreux contingents, mais son action 1

C. Féraud, « Ferdjioua et Zouara », op. cit., p. 242. Cette mesure de transportation entrait dans le cadre de l’application d’un arrêté pris par Bugeaud en 1841, qui ordonnait que tous les prisonniers de guerre devaient être dirigés sur l’île Sainte-Margueritte, pour y être enfermés dans la fameuse forteresse. 2

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fut stoppée nette, par le fameux caïd Saoudi1, qui fit razzier de nombreuses tribus pour briser la solidarité qui s’engageait autour du nouveau chérif. Le destin de Ben Mansour, et le sort fait à sa famille, sont une autre tragédie de la guerre de conquête. Mohamed Ben Abdallâh Ben Yamina (1849) apparut chez Arb El Gouffi, déploya ses activités entre les montagnes de Collo et la région de Smendou. En mai 1849, il encercla avec ses contingents la garnison d’El Harrouch, mais l’attaque fut repoussée. Le chérif se retira chez les Bni Ishak, pourchassé par les hommes du caïd El Eulma, Brahim Ben Abdallâh, il fut tué 5 juin 1849 près de Sidi Driss.

Les embarras des Ben Azzedine dans le Zouagha On a vu, plus haut comment Bugeaud exhortait Baraguey d’Hilliers à ne pas toucher aux Ferdjioua et au Zouagha, alors que la route de Philippeville n’était pas entièrement sécurisée. Il ne voulait surtout pas ouvrir un second front. Mais les incursions des chérifs révoltés jusqu’à Bougie et Djidjelli révélèrent bientôt combien ce calcul était faux. La fièvre insurrectionnelle prenait de tout côté, y compris dans la vallée de l’oued El Kébir, mobilisant les vieilles solidarités transversales. Faute de prendre la mesure de la situation, les Français s’en retournèrent contre les Ben Azzedine, qu’ils accusèrent de sympathie sinon de complicité avec les insurgés. On alla même jusqu’à les soupçonner ouvertement de fournir des armes à Ben Yamina. En signe de représailles, le commandement de Constantine chercha à leur susciter des embarras à l’intérieur même de leur territoire. Ainsi les Mouia2 furent distraits de leur commandement et attribués à un certain El Hadj Messaoud Ben Zekri3. Personnage sulfureux, d’origine kouloughli (père Turc et mère autochtone), connu pour avoir rendu d’éminents services à la colonisation, il avait, de notoriété publique, une vieille dette de sang non réglée avec les Ben Azzedine et de Bou Akkaz. Dès qu’il reçut le caïdat, Ben Zekri chercha à étendre son influence en rodant du côté des Bni Tlilen, punissant tous ceux qui refusaient de lui déclarer obéissance. Ces provocations firent brutalement réagir les Ben Azzedine qui l’attaquèrent et razzièrent les Mouia. Ce fut le début d’un nouveau cycle de guerres fratricides dans la Kabylie orientale. En cherchant à amoindrir les Ben Azzedine au profit de leur vieux rival, les Français savaient pertinemment qu’ils réinvestissaient d’ancestrales querelles 1 Fameux Caïd des Ouled M’Henna, serviteur fidèle, servile et impitoyable. Il soutint l’armée française de bout en bout durant plus de trente ans. Il sévira longtemps. 2 Voir carte des tribus. 3 Sa famille originaire de Constantine occupa de père en fils, sous les beys, les hautes fonctions de Bach Siar (courrier de cabinet). Messaoud, ancien ami de Magoura Ben Achour du Ferdjioua, et des Ben Hamza, du Zouagha, était par conséquent l’ennemi du soff opposé, c'est-à-dire de Bou Akkaz et des Azzedine. Il était surtout connu pour avoir servi de guide à l’armée française dans les premières années de l’occupation.

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intestines entre tribus. Manière à eux de fourvoyer momentanément la menace insurrectionnelle. En vérité le gouvernement voulait gagner du temps au moment où Paris et la France étaient agités par une grave crise politique. Nous sommes en 1848, l’année de la révolution, qui vit l’instauration de la IIe République. En Algérie, la première phase des résistances populaires arrivait à son terme. Successivement le khalifa Ben Salem, Boumaza, bey Ahmed déposaient les armes. Le plus emblématique résistant à la colonisation, l’émir Abdelkader, se rendait aux troupes françaises, le 23 décembre 1847, obtenant la promesse qu’il sera libre d’aller s’établir au Proche-Orient. Dernier grand soulèvement de cette période, aux Zaatcha, sous la conduite du M’rabet Bou Zian. Parce que la population refusait de payer l’impôt sur les palmiers, jugé excessif et injuste, elle vit débarquer le général Herbillon à la tête de quatre mille hommes. L’affrontement fut terrible, il coûta aux Français plus de mille cinq cents hommes entre morts et blessés. Mais en repartant, Herbillon laissa derrière lui « une ville rasée et une oasis ruinée par l’abattage des palmiers1 ». À l’exception du bloc des trois Kabylies et du Sud saharien, toute l’Algérie était soumise. « On eut pu tenter une pénétration pacifique, mais lente et sans gloire. On préféra huit années de campagnes incohérentes, parfois déterminées par des raisons politiques ou compromises par des jalousies de généraux2 . » Après que la situation s’était améliorée sur les autres fronts et que le calme revenait à Paris, la première disposition que les Français prirent fut de s’attaquer au fief des Ben Azzedine, en encourageant au sein même de sa famille les rivalités de clan. Ils misèrent opportunément sur un certain Boulakhras, neveu et néanmoins ennemi héréditaire de ses oncles, à cause d’une vieille dette de sang non réglée. On lui attribua le commandement d’une partie des tribus des Zouagha, c’est-à-dire le territoire traditionnel de ses oncles. Mais Boulakhras se révéla, très vite, piètre caïd, mal préparé à sa nouvelle fonction, mais surtout incapable de se faire obéir par ses administrés malgré l’aide et les armes que ne cessèrent de lui fournir ses mentors, les officiers des bureaux-arabes. Les Ben Azzedine, désireux de revenir dans l’estime des Français, multiplièrent les provocations faisant la démonstration, par l’insécurité, que Boulakhras n’était pas l’homme de la situation. Ce fut pain bénit pour Herbillon qui relança son idée d’une nouvelle expédition punitive dans le Zouagha. À la tête de deux colonnes, il encerclait le 21 juin 1849 les Ben Azzedine à Bni Mimoun et leur infligeait un terrible revers. Isolés, ayant perdu leurs troupes, les deux caïds se mirent momentanément en 1

C.A. Julien, op. cit., p. 384. Lire également sur la révolte des Zaatcha : Clancy-Smith Julia, « La Révolte de Bû Ziyân en Algérie », in REMMM, 91-92-93-94, pp. 181-208 ; C. Bocher, Siège de Zaatcha, Paris, 1851 ; Herbillon, Siège des Zaatcha, Paris, 1863 ; Du Barail, Mes souvenirs…, pp. 358-365. 2 C.A. Julien, op. cit., p. 384.

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retrait. Bourenane se réfugia chez les Bni Rezzili des Bni Idder sous la protection de ses amis les Moula Chokfa. Son frère, Mohamed, demanda asile à Bou Akkaz Ben Achour qui devint sa caution. Leur commandement fut attribué en totalité à leur neveu Boulakhras. Deux mois plus tard, après que la tempête s’était passée, les Ben Azzedine, revinrent à la charge. Ils se montrèrent de nouveau dans les Zouagha à la tête de trois cents hommes, prêts à reprendre ce qu’ils croyaient être leur patrimoine. Boulakhras se porta au-devant d’eux, à Ain Nakhla, sur les bords d’oued Ennadja. Mais lorsque l’oncle et le neveu se trouvèrent en présence, les hommes de Boulakhras refusèrent de tirer puis allèrent fraterniser avec les hommes de Bourenane. Ce cinglant revers persuada les Français que l’heure était venue de changer de fusil d’épaule. « L’incapacité notoire de Boulakhras, l’antipathie qu’il inspirait aux montagnards, le peu de services qu’il avait su nous rendre, avec tous les moyens qu’on avait mis à sa disposition, ne permettaient pas de laisser entre ses mains ni le Zouagha ni l’oued El Kébir. » En octobre 1849, profitant d’une main tendue du commandement militaire, Mohamed Ben Azzedine se présenta à Constantine pour offrir sa soumission, en contrepartie de quoi, il demandait à récupérer pour lui et son frère une part de son ancien fief. Ainsi Mohammed fut nommé caïd du Zouagha, Arrhes, Ouled Asker, Ouled Yaya1, Ouled Aouat ; et Bourenane eut le caïdat de tout le bassin de l’oued El Kébir. Boulakhras, leur neveu, conserva pour la forme les Mouia, les Bni Tlilen et les Bni Braham. Mais son sort était déjà scellé. Lorsque Bourenane se présenta à Constantine pour recevoir son investiture, il exigea et obtint pour prix de sa soumission que Boulakhras soit relevé de son commandement et exilé à oued Zenati. Ce retour en force des Ben Azzedine, à la tête d’un immense territoire allant des portes de Constantine jusqu’à Djidjelli, scellait définitivement leur sort à celui des Français. En suivant cette valse-hésitation du commandement militaire, on se demande quel en était le motif ? Pourquoi s’obstinait-on à recourir aux mêmes hommes, sachant pertinemment dans quel jeu trouble ils étaient impliqués ? La raison en était simple : les Français n’avaient aucune solution de rechange. Voulant à tout prix appliquer à la Kabylie orientale les méthodes de gouvernement qui avaient servi ailleurs, ils buttèrent continuellement contre le même problème : ce pays ne supportait pas la suzeraineté. Si les Ben Azzedine, hommes de grande intelligence et connaisseurs expérimentés des gens et du pays, réussirent pendant un temps à se faire accepter, ce fut moins en tant que caïds que de « médiateurs » accommodants. Mais il semblait, en cette année 1849, que tout cela appartenait à un passé bien révolu.

1

Douar faisant partie des Bni Khettab.

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Un autre personnage influent : Bou Akkaz Bou Akkaz, grand seigneur du Ferdjioua, joua un rôle considérable pendant la période turque. Il appartenait à la famille dynastique des Ouled Benachour qui commandait depuis plusieurs générations les tribus des Ferdjioua. Après la prise de Constantine, le général Valée l’investit dans les mêmes fonctions. « Sans se présenter à Constantine, écrit Féraud, sans autre acte de soumission envers l’autorité française, il parvint de cette manière à gagner les bonnes grâces du Hakam et à faire accepter par lui, au nom de la France, une sorte de vassalité et la confirmation de son titre de cheikh du Ferdjioua, que confirme la lettre d’investiture que lui adressa Valée, quelques mois seulement après la prise de Constantine (30 septembre 1838). « Nous déclarons renouveler à son profit ses dignités et privilèges, voulant que le pays où il commande soit sous son administration et sous son obéissance, et qu’il, l’administre suivant le mode reçu et les usages accoutumés. Nous lui recommandons la rentrée des impôts et les soins que réclament les affaires, de l’Administration française. Quiconque lira notre présent ordre devra s’y conformer, et tout contrevenant sera puni suivant la rigueur des lois1. » Pendant les premières années, Bou Akkaz fut donc très utile aux Français. Il tint en main le Ferdjioua et son influence s’étendait jusqu’au Medjana et aux Babors. Grâce à lui, la route d’Alger était sécurisée. En contrepartie, les Français lui octroyèrent certains privilèges. Il ne payait qu’un impôt symbolique et son territoire demeurait interdit aux colons. Jamais il ne se présenta en personne à Constantine. Cette attitude le conforta à l’égard de ses administrés dans la position de chef incontesté du pays et accrut son prestige de défenseur de l’islam. En 1840, un autre diplôme d’investiture lui attribua le commandement du Ferdjioua et une partie du sahel des Babor, Bni Foughal, Ouled Amrane, Ouled Sidi Ali, Bouzagazen, bled Ounougha, Rouached, Boulaïan. Ce n’était pas sans arrière-pensée que les Français agissaient ainsi. En offrant à Bou Akkaz des territoires qui avaient jusque-là appartenu aux Ouled Amokrane, ils faisaient d’une pierre deux coups : gagner la confiance d’un ennemi redoutable tout en le mettant en concurrence directe avec ses soutiens de toujours, les Ouled Amokrane, eux-mêmes cousins et alliés des Ben Ganah, seigneurs des Ziban. Voilà donc comment la Kabylie orientale se trouva encerclée par deux puissantes suzerainetés : celle de Bou Akkaz à l’ouest et celle des Ben Azzedine au sud. Encerclée sans être soumise, car aucun des deux caïds n’avait de pouvoir réel sur les tribus de la vallée de l’oued El Kébir. La Kabylie orientale demeura jusqu’en 1851 avec la Grande Kabylie voisine, la seule région encore insoumise2.

1 2

C. Féraud, « Ferdjioua et Zouara », op.cit.  Nous parlons bien sûr de l’Algérie du Nord.

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La partie de la Kabylie orientale non pénétrée par la colonisation jusqu’en 1851.

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3.

DÉBUT DE L’ANÉANTISSEMENT DE LA KABYLIE ORIENTALE : L’EXPÉDITION DE 1851

« On a renversé les constructions, incendié les récoltes, détruit les arbres, massacré les hommes, les femmes, les enfants, avec une furie toujours croissante. » Général Duvivier, Solution de la question d’Algérie, p. 285.

À l’exception de la route reliant Philippeville à Constantine et l’ancienne route de Constantine à Alger, qui traverse la Medjana, appelée par les Turcs « route du denouche », l’insécurité demeurait totale en Kabylie orientale. Les troupes françaises ne pouvaient s’y aventurer qu’en « colonnes expéditives ». À l’exception de la ville de Djidjelli et de ses environs immédiats, impossible donc pour le gouvernement français d’envisager le développement d’un commerce régulier et encore moins celui de la colonisation. « Il y a honte à laisser Djidjelli bloqué depuis douze ans. Il y a danger à laisser insoumises des tribus qui sont à deux heures de nos colonies agricoles », s’alarmait Saint-Arnaud dans une de ses lettres. Et de fait, en 1851, il y avait à Djidjelli seulement deux cent soixante quatorze Européens résidents. Arrivés à la suite de la colonne expéditionnaire, ils s’adonnaient principalement à des activités en relation avec le contingent. En matière de colonisation agraire, seuls trente deux hectares de la petite plaine (Bni Kaid) dite « plaine des ruines » étaient cultivés en jardinage. Voilà à quoi se résumait la présence française dans la Kabylie orientale. En vérité il n’y avait pas que le bassin de l’oued El Kébir qui demeurait impénétrable aux troupes françaises, tout le Djurdjura restait indépendant.

Saint-Arnaud une expédition pour réussir un coup d’État Le 30 janvier 1850, le général de brigade Saint-Arnaud fut nommé commandant de la division de Constantine, en remplacement du général Herbillon. De Saint-Arnaud, les Constantinois avaient gardé les plus funestes

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souvenirs1. Dès son arrivée, la ville se mit à bruire des préparatifs d’une nouvelle expédition, mais personne ne savait exactement quelle était sa destination. C’est qu’au sein même du gouvernement on hésitait encore entre différents plans. Pour le gouverneur général Hautpoul, qui se présentait comme un « pur guerrier », hostile aux prétentions « colonistes » de ses prédécesseurs et critique sévère de Charon auquel il avait succédé, la priorité devait être la Kabylie du Djurdjura. « Nous avons, écrit-il, étendu notre domination sur le peuple arabe, jusque dans le désert ; Laghouat, Ouargla, Tughurt ont subi nos lois ; et, à vingt-cinq lieues d’Alger, nous avons laissé, jusqu’à ce moment, un ennemi insolent qui nous insulte à chaque instant et qui menace nos possessions2. » Puis il poursuit : « La conquête de la Kabylie du Djurdjura est urgente pour l’honneur de nos armes, pour la sécurité de nos possessions et dans l’intérêt de l’agriculture et du commerce […], les Zouaoua sont le centre de la résistance qui reste debout en Algérie ; nous ne devons pas hésiter à les attaquer. » Pour Hautpoul, si la Grande Kabylie était vaincue, « la Petite Kabylie tombait d’elle-même ». Son plan qu’il soumit à Paris le 15 février 1850 contredisait radicalement celui du commandant de la place de Constantine qui soutenait que la Kabylie orientale devait être la priorité. D’abord soumettre le Nord-Constantinois ensuite la Grande Kabylie. La proposition de Saint-Arnaud n’était pas sans arrière-pensées carriéristes, il voulait faire de son passage dans la province une simple étape sur la route d’Alger et du gouvernement général : « Ce que je désire pardessus tout écrivait-il en février 1851, c’est faire l’expédition de Djidjelli que j’ai préparée avec amour et qui me posera haut, car elle réussira…», et d’ajouter : « Gagnant ma troisième étoile avec l’expédition de Kabylie, je regretterai moins de rentrer en France […]. Pour revenir plus tard, car c’est là mon but avoué et bien avouable, pour revenir gouverneur général. Tels sont bien mes pensées, mes désirs3…» Or, Saint-Arnaud n’était pas en position favorable pour obtenir cette promotion — cinquante-cinq officiers étaient inscrits avant lui sur la liste d’ancienneté — à moins d’un miracle ! Ce miracle, c’est le prince-président en personne qui allait l’accomplir. En ce début de l’année 1851, Napoléon III préparait son coup d’État. Il avait besoin d’un ministre de la Guerre à sa solde. À Paris, les meilleurs officiers composaient avec ses ennemis. Son conseiller Fleury lui proposa le nom de Saint-Arnaud, qu’il connaissait bien pour avoir été son subordonné à Orléansville : « Il est à Constantine, aux portes de la Petite Kabylie, qui n’est pas encore soumise et dont la soumission pourtant s’impose. Faites ordonner cette expédition, donnez-lui-en le commandement, renforcez sa colonne et 1

Saint-Arnaud avait pris part à l’expédition de Constantine (1837) et à celle de Jijel. F. Hautpoul, Du ministère de la guerre …, Paris, 1851, p. 100. 3 Saint-Arnaud, Lettre du 7 février 1851. 2

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soyez sûr qu’il se distinguera de telle façon que vous pourrez le nommer général de division, le faire revenir à Paris et l’avoir sous la main pour lui donner le ministère lorsque l’heure aura sonné1…» C’est ainsi qu’à son grand étonnement, un mois plus tard, Hautpoul reçut « la défense formelle de songer à attaquer le Djurdjura2 », plus encore, on lui ordonnait d’aller à Constantine prêter main-forte à la préparation de l’expédition de Djidjelli. Quelques autres arrangements furent encore nécessaires et voilà comment, en avril 1851, « l’aventurier » Saint-Arnaud prit la tête de la colonne qui allait déferler sur les tribus de l’oued El Kébir. Mais revenons quelques mois en arrière. Dès l’été 1850, Saint-Arnaud entreprit de rallier tout ce que le pays comptait de personnages influents pouvant l’aider à lever les obstacles sur la route de Djidjelli. Les frères Ben Azzedine, Mohamed et Bourenane étaient venus prêter allégeance au nouveau chef de la place. Seul restait le redoutable caïd du Ferdjioua et des Babor qui s’obstinait à refuser de se présenter en personne au palais de l’ancien bey3. Contre toute attente, voilà que le 15 octobre 1850, SaintArnaud annonçait à son frère, dans un cri de joie, « le dernier des grands chefs non entièrement soumis est à Constantine depuis le 12 octobre. Il assistait le 13 à nos courses, le 14 il a déjeuné chez moi avec tous les chefs arabes […]. La soumission de Bou Akkaz, c’est l’inviolabilité du Ferdjioua disparue au souffle de la puissance française ! » Ce que Saint-Arnaud passait sous silence, c’étaient les laborieuses tractations qui firent aboutir ce prétendu succès personnel. En vérité la situation du maître du Ferdjioua n’était plus la même depuis que les Français étaient parvenus à bout des résistances du bey Ahmed au sud et des Ben Azzedine au Zouagha. Isolé, se sentant de plus en plus encerclé, Bou Akkaz cherchait la meilleure manière de négocier une sortie honorable. Et voilà qu’en octobre 1850, il recevait par l’entremise des espions du capitaine de Neveu, chef du bureau-arabe, une proposition pour le moins inattendue : contre sa venue à Constantine et son soutien à l’expédition, il obtiendrait le caïdat des Babors en plus de son Ferdjioua natal. Restait à surmonter une tenace obsession qui hantait le vieux caïd : il avait une peur irrépressible d’être, par traîtrise, mis en prison ou pire encore assassiné. En gage de sa bonne foi, le capitaine de Neveu proposa son propre fils en otage. Le garçon, âgé de neuf ans, fut en effet conduit au camp de Bou Akkaz, où il demeura pendant toute la durée du séjour de ce dernier à Constantine. Ce fut à ce prix et à ce prix seulement que Saint-Arnaud heureux pouvait enfin annoncer à ses supérieurs : « Bou Akkaz, ce fameux Bou Akkaz qui jamais n’avait 1

Fleury, conseiller de Napoléon, citation extraite de F. Maspero, L’Honneur de SaintArnaud , Alger, 2004, p. 283. 2 Ibid. 3 Siège du commandement de la province.

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voulu se faire voir à Constantine, refusant d’y venir au Prince, à Galbois, à Bedeau, à Herbillon, Bou Akkaz le dernier grand chef non entièrement soumis est ici depuis le 12. » Accompagné du capitaine Neveu et suivi d’un brillant cortège, Bou Akkaz fit donc son entrée en ville, à huit heures du soir le 12 octobre 1850. Il s’installa au campement des chefs. Le lendemain il assista aux courses qui eurent lieu à l’hippodrome de Sidi-Mabrouk. Le capitaine de Neveu, véritable artisan de toute cette affaire reçut en récompense, quelques jours plus tard, la promotion au grade de commandant1.

Une expédition jalonnée de crimes, « pour que la presse en parle » Et voilà comment, en mai 1851, les populations qui entouraient Djidjelli virent déferler sur elles une armée de douze bataillons, quatre escadrons, huit pièces de montagne, commandée par le général Saint-Arnaud ayant luimême sous ses ordres les généraux Luzy et Bosquet. En tout neuf mille cinq cent hommes, force considérable si on la compare à celles que pouvaient lever les tribus de la Kabylie orientale2. Le 8 mai 1851, la colonne quitta Mila, traversa le Zouagha par le Fedj Bainem, où elle ne rencontra aucune résistance, et pour cause, Bourenane y veillait. Mais l’ambitieux général avait besoin que la presse parlât de lui, et pour parler de lui, la presse avait besoin que le sang coulât. Alors, quand bien même les gens n’en pouvaient plus de la guerre, il les y poussa en brûlant leurs maisons, en rasant leurs jardins, en razziant leurs cheptels. C’est ce qu’il fit chez les Ouled Asker le 11 mai. Alarmés, les Bni Ftah, les Bni Aicha, les Ouled Aïdoun, craignant pour leurs biens, quittèrent leurs villages en emportant leurs familles. « Les journaux te raconteront les détails de mon expédition […], une des plus rudes et des plus belles qui aient été entreprises en Afrique. Depuis le col franchi le 11, jusqu’à Djidjelli où je suis arrivé le 16, […] j’ai laissé sur mon passage un vaste incendie. Tous les villages, environ deux cents ont été brûlés, tous les jardins saccagés, les oliviers coupés… » 20 mai, chez les Bni Amrane et les Bni Ahmed : « L’ennemi culbuté, acculé à un ravin, ne pouvait trouver d’issue que par la plaine, où la

1 Quelques mois plus tard, le fils de de Neveu tomba en jouant, dans un trou de chaux vive et périt dans d’atroces douleurs. De Neveu sera promu, deux ans après les faits, colonel d’état major puis chef du bureau politique auprès du gouverneur général. Décision du 18 novembre 1853. Bulletin officiel du gouvernement général, 1853 (dorénavant BOGG). 2 À titre purement indicatif, le recensement de 1867 donnait pour les 20 tribus de la vallée de l’oued El Kébir, soit la quasi totalité de la Kabylie Orientale moins les Bni Touffout, les Ouled Attia et les Bni Ishaq environ 35 000 habitants. Les combattants représentaient à peine le tiers de l’ensemble de la population, soit 10 à 12 000 hommes.

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cavalerie le sabrait sans pitié. Plus de trois cents ennemis ont mordu la poussière… » Le 20 mai encore : « La cavalerie a été couper la retraite aux Kabyles à plus de deux cents mètres, et les a rejetés dans le ravin et sur les baïonnettes des zouaves ; alors ce n’a plus été qu’une déroute et un massacre. Quatre cent trente et un Kabyles comptés sont restés sur le terrain, on a rapporté au camp cent cinquante fusils, quatre-vingt-dix yatagans, des centaines de burnous…» Des burnous en guise de trophées de guerre ! Passons… Le 20 juin : « En arrivant au bivouac, les Bni Idder m’ont accueilli à coups de fusil. Ils ont blessé Bourenane à côté de moi […] J’ai envoyé quatre bataillons sans sac poursuivre l’ennemi. Le combat a duré jusqu’à cinq heures du soir. L’ennemi a perdu beaucoup de monde et nos soldats ont fait un butin immense […] Nous leur avons fait bien du mal, brûlé plus de cent maisons couvertes de tuiles, coupé plus de mille oliviers. Les insensés ! Et ils se soumettent après. » La victoire contre les Bni Idder le fait exulter : « C’est l’une des plus influentes du pays […], sa soumission en entraînera d’autres1. » Apprenant ce qui s’était passé chez leurs voisins et voulant éviter le carnage, les Ouled Maakas, fraction des Bni Habibi, voulurent négocier les conditions d’une réédition honorable. Ce qui allait se passer ce 24 juin 1851 restera, sans nul doute, le plus terrifiant massacre commis de sang-froid par Saint-Arnaud : « Les Bni Habibi m’ont amusé de belles paroles. Je suis venu m’établir chez eux où j’ai trouvé des contingents nombreux. Je les ai fait attaquer par deux colonnes que Luzy et Muralaz ont vigoureusement menées […], on a jeté les Kabyles dans les ravins et on leur a tué plus de deux cents hommes, brûlé de superbes villages, et maintenant on coupe leurs oliviers2. » En vérité les choses se passèrent bien autrement selon le témoignage du capitaine de Castellanes : « Le 24 juin, écrit ce dernier, les Bni Maakas […] étaient revenus en nombre considérable autour du camp pour faire leur soumission. Ils occupaient les bois d’oliviers sur la rive droite de la rivière, pendant que leurs chefs se rendaient auprès du général. Les chefs kabyles veulent, au lieu de se soumettre purement et simplement, discuter les conditions. Le général de Saint-Arnaud les chasse aussitôt, et, faisant prendre les armes aux zouaves, au vingtième de ligne et aux tirailleurs indigènes, ordonne une charge à la baïonnette sur toutes les faces du camp. Un grand nombre sont frappés. » Le témoin poursuit : « Le lendemain, des colonnes légères brûlaient leurs villages (ceux des Bni Habibi), et le colonel 1 Toutes les citations sont extraites des correspondances de Saint-Arnaud, tome 2, Paris 1855, pp. 316-349. 2 Lettre du 24 juin, bivouac de Tabenna, Bni Habibi.

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Espinasse achevait, par son sang-froid, ce que la rapide décision du général avait commencé1. » Ce crime de sang-froid commis contre des populations désarmées venues faire leur soumission est mis, par le général incendiaire, au nombre de ses exploits. Il écrit à son frère enthousiaste : « Mes officiers ouvrent les yeux et disent : « Nous n’avons jamais assisté à de pareilles fêtes. » Il y a dans la colonne la confiance et l’élan avec lesquels on fait de grandes choses », fin de citation. Outrées par cette barbarie, les populations des environs se mobilisèrent et, le 26 juin, alors que la colonne descendait de Tabenna vers Kunar2, pour prendre un ravitaillement que lui apportait la corvette à vapeur le Titan, son arrière-garde était « assaillie par trois mille Kabyles avec une sorte de fureur. Repoussés, ils reviennent à la charge ; on se mêlait, on se battait corps à corps avec ces intrépides montagnards ; le terrain était disputé pied à pied, et ce n’est qu’après plusieurs retours offensifs que l’arrière-garde parvint à décider la retraite des Kabyles3. » Mais ces coups de main ponctuels ne pouvaient arrêter l’expédition qui poursuivait sa marche funeste laissant, derrière elle, cendre et désolation. Enfin le 9 juillet, le général reçut la bonne nouvelle : Louis Napoléon par une « lettre autographe fort bien tournée » lui annonçait sa nomination au grade de général de division.

Bilan de l’expédition Saint-Arnaud qui projetait d’atteindre le Djurdjura interrompit l’expédition à Collo et rentra précipitamment à Constantine. Le 23 juillet lui parvint la nouvelle tant attendue : « Me voilà lieutenant général et je vais à Paris commander une division active4. » Trois mois plus tard, le 26 octobre, il remplaçait Randon, au poste de ministre de la Guerre. Le coup d’État du prince était en marche. L’expédition, contre la Kabylie orientale, aura servi à deux ambitions politiques de se réaliser sans pour autant concrétiser ses objectifs militaires initiaux. Mais à quel prix ? 1 420 Kabyles tués entre le 11 mai et 26 juin (300 le 11 mai, 100 le 13 mai, 220 le 19 mai, 4805 le 20 juin, 200 le 24 juin, 120 le 26 juin). Le rapport 1

P. de Castellane, Souvenirs de la vie militaire en Afrique, Paris, 1852, p. 430. Petite baie des Bni Mamer, à une trentaine de kilomètres de Djidjelli. Tabenna est le lieu de bivouac cité plus haut par Saint-Arnaud mais avec une autre orthographe. 3 M. Maurois, Précis de l'histoire et du commerce dans l’Afrique septentrionale, Paris, 1852. 4 Saint-Arnaud, Lettre du 2 août 1851. 5 Saint-Arnaud donne deux chiffres pour la même journée. 300 dans une lettre et 410 dans une autre. Cependant l’officier chroniqueur donne le chiffre de 480 pour cette même journée. 2

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Randon donne, de son côté, 212 tués entre le 26 juin et 17 juillet parmi les tribus du cercle de Collo. On peut raisonnablement estimer que l’expédition de la Kabylie orientale aura fait entre 1 600 et 2 000 victimes parmi les Kabaile El Had’ra. Pour avoir une idée de ce que ces pertes représentaient, il faut les rapporter au nombre total de la population mâle adulte, évaluée à 20 000 hommes pour les 40 tribus soumises. La répression aura donc annihilé environ 10 % de leur force vitale. Pertes humaines, mais également destruction des moyens de vivre et de travailler. Les villages incendiés (par centaines dixit Saint-Arnaud), les oliviers et les arbres fruitiers rasés, le cheptel, résultat de plusieurs années de soins attentifs, razzié… Et pour finir plus de 100 000 F, payés en tribut de guerre. Les critiques de Saint-Arnaud lui reprocheront plus tard d’avoir fait une expédition pour rien. Reproche totalement injustifié si l’on s’en tient au bilan des destructions portées à la base matérielle de l’existence des tribus. Dans le processus de domination enclenché par la colonisation, l’expédition de 1851 aura pleinement accompli sa mission. C’est un peuple matériellement ruiné et moralement désespéré qu’elle laisse derrière elle. Sur le plan administratif, on introduisit une ébauche d’organisation englobant un territoire bien plus vaste que l’enclave de Djidjelli. Organiser pour diviser et diviser pour soumettre En son principe, cette organisation appliquait à la Kabylie orientale un mode de gouvernement qui lui était totalement étranger, le système des caïdat. Nous avons souligné, plus haut, la nature « républicaine des tribus » qui n’a jamais laissé se développer en son sein des familles dynastiques. « Cette nouvelle hiérarchie de cheikh et de caïds, écrit M. Zurcher, solidement constituée, révélait une tendance continue de notre part à l’arabisation des coutumes kabyles, tendance qui fut généralisée dans toute la Kabylie orientale1. » Sans tenir compte ni des solidarités anciennes ni des affinités entre tribus, l’autorité française y alla à « coups de machette » pour façonner le nouveau découpage administratif. À l’ouest de Djidjelli, la tribu des Bni Amrane, disposant d’un vaste territoire, fut divisée en deux caïdat. Bni Ahmed et Bni Kaid devinrent des caïdat, les autres tribus de l’Ouest instituées en cheikhat. Dix neuf tribus en tout, passèrent sous la tutelle du commandement supérieur du cercle de Djidjelli. Mais pour les tribus de l’Est, la réorganisation s’avéra beaucoup plus difficile. Que faire d’Ahmed Moula Chokfa le marabout des Bni Idder ? On connaissait son influence sur nombre de tribus et ses liens avec les Ben Azzedine, on savait aussi combien il s’était impliqué avec Belkacem Ben Fiala dans la résistance. Alors que tous les autres chefs 1

M. Zurcher, op. cit., p. 54.

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avaient, dès septembre 1851, accouru à Constantine pour faire allégeance à Saint-Arnaud, si Ahmed Chérif était resté sur sa réserve coutumière. Mais l’Administration « pensa se servir de cette famille comme de celles du Ferdjioua et du Zouagha1 ». On proposa donc au fils de Si Ahmed Chérif, El Hossein, à peine âgé d’une vingtaine d’années, « le commandement » de sept tribus de l’est du cercle de Djidjelli : Ouled Belafou, Bni Siar, Ledjenah, Bni Habibi, Bni Idder, Bni Salah et Bni Mamer. C’était là en vérité reconduire Moula Chokfa dans ses anciennes prérogatives. Certes il n’avait jamais eu de caïdat reconnu comme tel, mais ces sept tribus lui étaient tributaires depuis au moins une cinquante d’années2. Dernière faveur à l’égard du jeune caïd, on fit dépendre de sa seule autorité les tribus de son fief3. La manœuvre était fort habile, en intronisant un Ould Al Abed, l’autorité française savait qu’elle faisait insulte à la famille dynastique des Ben Amirouche, ennemie traditionnelle de la zaouïa des Moula Chokfa, a laquelle elle contestait une prééminence, qu’elle considérait comme usurpée4. Au rallié de la première heure, Mohamed Ben Azzedine, on attribua Ouled Aouat, Ouled Asker, Arrhes, Ouled Haya en plus du Zouagha son pays natal. Son frère Bourenane eut Mechat, Bni Meslem, Bni Belaïd et Bni Aicha. Les Bni Foughal, Bni Ouarzzedine, prolongement géographique du Ferdjioua, allèrent à Bou Akkaz comme cela lui avait été promis. Fait cependant remarquable, dans cette nouvelle organisation : l’absence des tribus de l’oued el Guebli, Ouled Attia, Bni Touffout, Bni Ferguen, Ouled Aïdoun, Taïlmam, etc., leur administration demeura dans le flou, pour partie confiée à Bourenane, pour partie au commandant de Philippeville. Dans l’urgence et la précipitation, on a voulu surtout régler la question de Djidjelli. Les visées stratégiques de ce découpage, bien qu’il fût totalement improvisé au terme des opérations militaires, répondaient aux impératifs militaires et politiques suivants : — briser l’unité territoriale de la Kabylie orientale en l’inscrivant dans une sphère administrative (Djidjelli, Constantine) répondant à une logique d’autorité opposée à la logique traditionnelle de bon voisinage et de solidarité. Les dix neuf tribus les plus rapprochées de la ville étaient placées sous l’action directe du commandement français ;

1

Ibid., p. 54 Enquête de 1843 op.cit. 3 Décision du 8 août 1851, BOGG, année 1851. p. 179 4 On sait que les Moula Chokfa sont arrivés tardivement à Bni Idder. Lire infra. En tous les cas bien après l’arrivée des Ben Amirouche, considérés comme des natifs d’origine berbère. 2

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— sécuriser les routes pour débloquer Djidjelli, la première passant par le col de Menazel était placée sous la surveillance des frères Ben Azzedine, la seconde voie, qui traversait le pays des Bni Amrane et des Bni Foughal, était confiée au cheikh Bou Akkaz. Les trois personnages ayant donné des gages suffisants de leur soumission : « Les frères Ben Azzedine […] sont sous notre dépendance la plus complète, compromis aux yeux des Kabyles pour les services qu’ils nous ont rendus, leur intérêt leur commande de ne plus s’aliéner notre bienveillance, car nous pouvons, en les empêchant de cultiver dans les plaines, ruiner leur famille. La position du cheikh Bou Akkaz ne s’est pas moins nettement dessinée. Il s’est posé résolument comme un serviteur de la France, et son passé nous répond de l’efficacité et de la fidélité du concours qu’il nous prêtera1 » ; — gagner à la cause française un homme prestigieux qui s’était jusque-là tenu à l’écart de l’Administration française. « Moula Chokfa, qui paraît avoir mis, sans arrière-pensée, son influence religieuse au service de notre cause2. » Tous ces calculs omettaient pourtant de prendre en compte une réalité sociologique et culturelle spécifique à la Kabylie orientale. L’impossible cohabitation entre l’autorité dynastique et la djemaa, organe souverain des tribus. Ce que M. Zurcher appelait plus haut « arabiser les coutumes kabyles ». Si pour Bou Akkaz la question ne se posait pas, puisque son territoire était continûment de tradition dynastique3, les Ben Azzedine et Moula Chokfa, par contre, allaient découvrir à leurs dépens combien il était difficile de mettre sous le même joug — qui plus est pour le compte de la France — des tribus traditionnellement jalouses de leur indépendance. La crise dans laquelle sombra la Kabylie orientale à partir de ce moment était entièrement nourrie par la double contradiction : caïds contre population, inscrite dans celle plus large : autorité française contre population. Les critiques de Saint-Arnaud n’avaient pas tous tort ; si l’expédition était parvenue à ruiner économiquement la Kabylie orientale, ses objectifs militaires n’avaient pas tous été atteints : la Kabylie du Djurdjura demeurait indépendante ; Collo était isolé ; les routes entre Djidjelli et Sétif, Bougie et Sétif n’avaient pas été ouvertes ; les tribus soumises ne l’étaient qu’en apparence alors que les autres contestaient leurs caïds. De plus la nouvelle organisation réveillait les vieux démons de la guerre intestine. Mais de manière générale, cette organisation demeura toute nominale. « Livrés à euxmêmes, les agents de la colonisation n’exerçaient aucune influence sur les 1

Rapport adressé à M. le président de la République par le ministre de la Guerre sur les opérations qui ont eu lieu en Algérie au printemps 1851, in Saint-Arnaud op. cit., p. 507. 2 Ibid. 3 Les Bni Foughal et les Bni Ouarzzedine ont longtemps été le fief des Ouled Amokrane.

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populations dont on leur avait confié le commandement. Les Bni Habibi par exemple, placés sous l’autorité de Moula Chokfa, demeurèrent totalement indépendants. Le caïd ne put ou ne voulut leur faire payer aucun impôt ni obtenir d’eux aucune marque d’obéissance. Comme preuve de cet état de choses, on racontait alors qu’« un homme des Arrhes [Zouara], ayant assassiné un frère du caïd Ben Azzedine, se réfugia chez les Bni Habibi. Ceux-ci refusèrent de livrer le meurtrier et le crime resta impuni1. » À nouvelle organisation, nouveaux conflits Aux Bni Idder, le lendemain même du départ de la colonne de SaintArnaud, une crise éclata entre partisans des deux influentes familles : les Moula Chokfa et les Ben Amirouche2. Les historiens de la colonisation ont volontairement surestimé le rôle de Ben Amirouche dans l’agitation qui s’était emparée de la Kabylie orientale entre 1851 et 1853. Ce faisant, ils passaient sous silence les causes réelles des troubles. Certes Khalfa Ben Amirouche3 déploya, dès août 1851, une grande agitation, appelant au djihad contre les Français et exhortant la population à ne pas payer l’impôt et à désobéir au nouveau caïd. Il présentait El Hossein Moula Chokfa et sa famille comme des traîtres, les accusant notamment d’avoir aidé les Français à entrer au pays, ou pour le moins de ne s’y être pas opposés aussi ouvertement qu’on était en droit d’attendre d’eux. Ses arguments n’étaient pas totalement infondés, puisque les Moula Chokfa, sans doute sur les conseils de leur allié du moment, Bourenane, ne s’étaient pas franchement engagés dans la résistance. Leur fausse neutralité a été considérée positivement par les Français, qui, en récompense, les dotèrent d’un vaste caïdat allant bien au-delà de leur influence réelle. Mais de là à les accuser de trahison, c’était aller vite en besogne. On le saura plus tard, les vraies motivations de Ben Amirouche n’étaient pas dénuées de calcul « politicien ». Il voulait faire tomber le jeune et turbulent El Hossein, en donnant la preuve par les troubles, que ce dernier manquait d’autorité. Son agitation arrangeait bien les Français qui commençaient à douter de leur choix. Au mois de septembre 1851, voyant que rien n’arrivait, Ben Amirouche attaqua les Moula Chokfa et les razzia, appelant dans la foulée les Bni Idder et les Bni Afer à le suivre dans son djihad. Pressé de rétablir l’ordre, El Hossein refusa catégoriquement d’user de la force contre une population dont il se considérait le protecteur. N’était-il pas le marabout de la prestigieuse zaouïa de Chekfa ? Ce refus fut jugé par le commandement militaire, comme une preuve de mollesse. Trois tribus furent 1

Archives cadastre régional de Constantine. Documents du sénatus-consulte. Sans cotation. 2 Les Ben Amirouche sont de Bordj El Thar. 3 Il était cheikh des Bni Idder sous l’autorité de El Hossein Moula Chokfa.

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distraites de son caïdat. Ce revirement, sans satisfaire totalement Ben Amirouche, fut considéré par El Hossein comme une humiliante déconvenue pour lui et pour sa famille. Depuis lors sa survie politique n’était plus qu’une question de temps. Finalement, l’agitation de Ben Amirouche aura payé. Est-ce pour services rendus ou par un cynique calcul politique que les Français lui attribuèrent le cheikhat des Bni Idder ? Probablement pour les deux raisons à la fois : neutraliser un agitateur particulièrement turbulent et en faire un pion dans le jeu de bascule qu’ils prisaient tant. Ben Amirouche n’était qu’un épouvantail grâce à qui les Français réussirent à maintenir dans la Kabylie orientale un niveau de tension acceptable qui leur permit de passer la période difficile (1851-1853) pendant laquelle la France et sa colonie étaient prises des soubresauts des suites du coup d’État.

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4.

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L’OCCUPATION TOTALE DE LA KABYLIE ORIENTALE

Le 2 décembre 1851, Paris apprit en se réveillant qu’« au nom du peuple français » le président de la République avait décrété que l’Assemblée nationale était dissoute. Ce changement brutal de régime, tout en fermant la parenthèse de 1848, restaurait la monarchie et l’Empire. Louis Napoléon Bonaparte fut plébiscité empereur au grand dam des républicains. Les luttes politiques qui s’emparèrent de la France entre partisans et opposants au nouvel empereur plongèrent la colonie dans une profonde crise laissant peu de place aux « affaires du microcosme provincial ». Les militaires, qui voyaient leur position renforcée par les changements intervenus à Paris, ne voulaient surtout pas disperser leurs forces à un moment aussi crucial.

Nouvelle expédition (1853) : Randon veut sa revanche Il y a dans la logique expansionniste de la colonisation une grande part d’ambitions personnelles des généraux français. L’armée d’Afrique, cette partie la plus politicienne de l’armée française, fut le champ de bataille où s’affrontèrent avec une rare violence intrigues, complots et appétences de carrière. Au point où, la colonie devint le passage obligé, pour tous les personnages mal nés, impatients de briller à Paris. La toute-puissance de l’autorité militaire disposant pratiquement du droit de vie et de mort sur trois millions d’Algériens, concentrant entre ses mains pouvoir politique, administratif, judiciaire et économique, aida amplement cette tendance à l’oligarchisme. Si on occultait cette donnée essentielle, on ne comprendrait rien aux raisons de certaines expéditions ni à certaines carrières fulgurantes. Les grades de nombreux officiers français de l’armée d’Afrique furent gagnés, ne l’oublions pas, au prix de quelques razzias meurtrières contre de paisibles villageois.

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Une des plus illustres figures de cette espèce d’officiers fut le général Randon1. Ministre de la Guerre de Napoléon, il demanda et obtint, après sa démission forcée, de revenir comme gouverneur général de l’Algérie. Ne manquait à sa carrière que le bâton de maréchal, il ambitionna de l’obtenir moyennant une campagne dans la seule région demeurée insoumise : la Grande Kabylie. Lui, qui avait tant pesé de son poids de ministre pour favoriser Saint-Arnaud au détriment d’Hautpoul et qui, ensuite, couvrit l’expédition de son remplaçant de critiques acerbes, le voilà, en ce début de l’année 1853, arguer de troubles au Nord-Constantinois pour demander la levée d’une colonne expéditionnaire en tous points identique à celle refusée à son rival. Sans surprise, l’ambition du nouveau gouverneur se heurta à la volonté de l’empereur qui préférait voir à la tête de cette expédition Saint-Arnaud, nouvellement promu maréchal de France. Ce dernier, qui n’avait jamais pardonné à Randon ses critiques acerbes de 1851, usa de toute son influence de ministre de la Guerre pour empêcher son vieux rival de s’auréoler de nouveaux lauriers. Jouant sa dernière carte, Randon mit dans la balance sa démission. Finalement, après moult péripéties politiciennes et une maladie toute diplomatique de Saint-Arnaud, l’empereur coupa la poire en deux : le gouverneur général aura son expédition, mais qui ne franchira pas l’oued Aggrioun. Voilà comment, une nouvelle fois, les populations de la Kabylie orientale, celles de Babor et de Tababort, virent tomber sur elles les foudres meurtrières d’une armée forte de dix mille hommes. Il faut ici dire un mot des conceptions de la guerre de Randon, parce qu’elles nous renseignent d’emblée sur la manière dont il allait s’y prendre pour mener son expédition. « Il n’était pas un sabreur, écrit C.A. Julien, mais il pensait, comme Bugeaud, que pour se conformer aux terribles usages de la guerre, il fallait laisser des traces de « notre victoire par la destruction d’une partie des richesses de ceux que nous avons vaincus, car l’expérience nous a démontré que ce n’est qu’au prix des ruines que nous obtiendrons la soumission de ces rudes populations qui résistent à tout, exceptée à la manifestation réelle de la force. » D’où la destruction systématique des villages, même non défendus, l’ordre préalable de les incendier avec instructions aux corps qui « protégeront les troupes occupées à détruire les habitations kabyles. Et surtout, la sanction la plus atroce pour les paysans, l’abattage des arbres fruitiers qui entraîne une longue ruine2. » Randon fut à la hauteur de sa réputation.

1 2

J. L. Randon, gouverneur général de l’Algérie de décembre 1851 à juin 1858. C.A. Julien, op. cit., p. 390.

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Deux colonnes furent constituées : l’une commandée par le général Mac Mahon, parti de Mila, en même temps que celle commandée par le général Bosquet quittait Sétif de façon à rejoindre la colonne de Constantine, entre Djidjelli et Bougie, tandis que le gouverneur, arrivant d’Alger, se réservait le commandement suprême des opérations. Les populations déjà mal remises des déprédations de 1851 n’opposèrent pratiquement aucune résistance. Cela n’empêcha pas l’armée de faire sa démonstration de force durant dix-huit jours (18 mai-5 juin). Ce « ne fut en somme qu’une simple tournée de police à travers un très pittoresque pays, dans lequel il y eut pour tout le monde plus de fatigue que de danger1 ».

Randon ouvre des routes et réorganise les caïdat Le 5 juin 1853, au camp de Souk Et Tenin, Randon donnait l’investiture aux nouveaux cheikh. « C’était un spectacle touchant, celui de voir la pourpre française tomber sur [leurs] sauvages costumes. Il y avait là comme une image sensible de ces rapides métamorphoses qu’opère la puissance de notre pays sur l’Algérie », écrit Féraud emporté par sa verve lyrique. La cérémonie se déroulait un dimanche et pour lui donner toute la solennité que ce jour inspirait, on fit venir d’Alger un évêque, on érigea, sur le point avancé dans la mer, un autel, et on y célébra la messe. « Au moment de l’élévation, le canon tonne, les drapeaux s’inclinent, toutes les troupes sous les armes mettent genou à terre, et la religion chrétienne prend possession à son tour du pays que nos armes ont conquis2. » Le peintre Horace Vernet immortalisa l’événement dans un tableau au goût du jour. (Voir page 158) Au prix de la ruine des populations, l’expédition de Randon fut suivie par l’ouverture d’une route reliant Djidjelli à Mila et Constantine. Elle passait par le col de Fdoules, Chahena, Fedj-el-Arba, Fedj Bainem. Pour servir de gîtes d’étape aux voyageurs, on entreprit la construction de deux bordjs caravansérails à Chahena et à Fedj el Arba. Sur le plan administratif, les caïdat furent réorganisés de manière à restreindre le pouvoir d’El Hossein Moula Chokfa qui se montra si peu disposé à jouer le jeu du commandement français. De plus, l’agitation de Ben Amirouche devait être récompensée. Bni Idder fut scindée en deux, la partie nord demeura sous l’autorité de Moula Chokfa et la partie sud fut confiée à son rival. Les autres tribus obtinrent leurs cheikhat autonomes. Ce qui en apparence semblait une juste réponse aux revendications des populations était en réalité une manœuvre diabolique pour entretenir le feu de la discorde au cœur de la Kabylie orientale. 1 2

L. Rinn, Histoire de l’Algérie (manuscrit), cité par M. Zurcher, ibid. C. Féraud, « Histoire de Djidjelli », op. cit., p. 269.

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La chute d’El Hossein Moula Chokfa et son exil EL Hossein Moula Chokfa considéra l’attitude des Français comme une insulte faite à sa famille. Non seulement on lui avait retiré un commandement héréditaire vieux d’au moins un siècle, mais, plus grave encore, on consacra l’autorité de l’intrigant Khalfa Ben Amirouche à ses dépens. À l’automne 1853, le lieutenant-colonel Robert, en tournée d’inspection dans le cercle, arrivant chez les Bni Idder, fut informé par ses espions qu’une insurrection se préparait sous les ordres de Moula Chokfa, qui, par l’entremise des khouan, aurait recruté dans plusieurs tribus quelques centaines de fusils. Telle fut du moins la version que défendit cet officier auprès de ses supérieurs. Jugeant le moment venu de se débarrasser définitivement du turbulent El Hossein, le général commandant la province, à la tête d’une colonne de cinq mille hommes, parcourut la région de Mila à Djidjelli, à la recherche des « camps de résistance ». Devant ce déploiement de force, les djemaa des tribus allèrent au-devant du général pour lui offrir leur soumission sans condition. El Hossein Moula Chokfa fut destitué de son commandement, arrêté et interné à Mila. Quelques mois plus tard, khalifa Ben Amirouche, à son tour, perdit son caïdat. Un neveu de Bourenane Ben Azzedine, Ahmed Bel hadj, homme sans envergure, mais à la fidélité sans faille, reçut le commandement de la tribu des Bni Idder de nouveau réunie.

La montée en puissance de la confrérie Rahmanya. Historiquement on peut considérer qu’un cycle venait de s’achever avec l’expédition de 1853. La résistance à la conquête conduite par les chefs issus des familles dynastiques, les fameux djouad, avait atteint ses limites historiques. Devenus auxiliaires de l’administration coloniale ils perdirent toute légitimité et finirent par être identifiés à leur donneur d’ordre. Quant aux chérifs, sévèrement pourchassés et combattus par les cheikh et les caïds, à qui ils faisaient ombrage, en perdant leur liberté de mouvement, ils perdaient du même coup leur autonomie d’action et leur influence. Pour faire face à un ennemi présent en son sein — le caïd et son makhzen — la résistance de la population à la colonisation prit les contours d’une guerre fratricide. Récolte de l’impôt, paiement des amendes, mobilisation de contingents, toute action de l’administration donnait lieu à des troubles déchirant les tribus. Pris en tenaille entre les exigences d’une administration tatillonne et l’hostilité de leurs administrés, les caïds n’eurent d’autres choix que de multiplier les exactions. La forme de gouvernement des « indigènes », par l’ancien makhzen, montrait toutes ses limites. Cette situation confortait évidemment les attentes des chefs des bureaux-arabes, qui n’avaient de cesse de demander la mise à l’écart de l’ancien makhzen. C’est cette dynamique nouvelle qui déterminera les événements qui vont

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secouer la Kabylie orientale durant la période 1853-1871. La perte de légitimité des élites traditionnelles laissait la place vacante, d’une part à la montée en puissance de l’administration coloniale et d’autre part à l’émergence d’un nouveau leadership au sein des populations. Circonstances favorables dont profiteront les intransigeants agitateurs de la Rahmanya, trouvant terrain fertile où prospérer. La confrérie réussit « à s’affilier une cinquantaine de zawiyas à travers toute l’Algérie, à savoir quatorze dans le Constantinois […] chiffre qui sera multiplié par cinq en 18511 ». Les populations ruinées, malmenées, cherchèrent dans la religion et le messianisme de la Rahmanya une compensation réparatrice faute d’une issue réelle à leur situation. Avec son organisation très hiérarchisée, son culte maladif du secret, ses valeurs d’ascétisme et de sacrifice, la confrérie trouvera, au cœur de la Kabylie orientale, ses partisans redoutables.

1

AOMH 12, Statistiques des confréries en mars 1851, p. 108.

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Horace Vernet, Expédition en Kabylie orientale, 1853.

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5.

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RUINE DES CHEFFERIES TRADITIONNELLES ET NOUVELLES FORMES DE RÉSISTANCE (1853-1871)

« Tous les jours vous voyez des musulmans vous dire qu’ils vous aiment et sont vos serviteurs fidèles ; ne les croyez pas : ils vous mentent par peur ou par intérêt. Quand vous donneriez à chaque Arabe et chaque jour l’une de ces petites brochettes qu’ils aiment tant, faites avec votre propre chair, ils ne vous en détesteraient pas moins, et toutes les fois qu’il viendra un chérif qu’ils croiront capable de vous vaincre, ils le suivront tous, fut-ce pour vous attaquer dans Alger. » Réponse du frère de Boumaza à ses juges 1845, in Pellisier de Reynaud, Annales algériennes III, p. 203.

La politique des Français à l’égard des chefs « indigènes » Il y a chez les Français, depuis le début de l’occupation, une vraie démarche à l’égard des chefs traditionnels. Leur profil, leur nomination, les responsabilités qui leur furent laissées, ainsi que la manière dont l’administration s’en était servie, tout concourrait à les placer en position d’intermédiaires asservis, chargés surtout d’assurer le maintien de l’ordre, de récupérer l’impôt et de mobiliser les contingents. Déjà en 1834, le duc Decazes1, définissait ainsi cette politique : « En dehors de nos lignes […] nous pourrions cependant gouverner, en donnant appui à des chefs indigènes qui, en retour, seraient sous une sorte de souveraineté de la France, protégeraient nos relations commerciales, et nous fourniraient, en cas d’hostilité, quelques auxiliaires, gage de leur fidélité à ne point secourir nos ennemis. » Et comment parvenir à s’attacher ces chefs : « Quelques subsides distribués avec prudence et discernement [à] une partie d'entre eux, rompraient ainsi la ligue hostile des peuplades de l'intérieur et nous assureraient, sinon des alliances, au moins des neutralités précieuses. On 1

Pair de France, président de la commission d’Afrique, Procès-verbaux et rapport de la commission d’Afrique, Imp. royale, Paris, 1834, p. 446.

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peut dire que l'argent employé dans ce dessein serait bien placé, puisqu’il épargnerait le sang et les trésors que coûtent les expéditions militaires même les plus heureuses1. » User de l’argent pour corrompre, entretenir la « fitna » et la discorde en appliquant la politique de la bascule qui a « pour objet d’exploiter les haines séculaires qui divisent les chefs indigènes […] et d’opposer à un chef puissant son rival 2 », telle fut la règle adoptée pour gouverner les Arabes. Quel rôle assigne-t-on à ces chefs ? « Ils monteront à cheval avec nous, nous accompagneront dans nos expéditions, nous aideront à faire la police du pays, à le désarmer ; ils seront les colporteurs, les prôneurs de nos idées, et, liés d’intérêt à notre gouvernement, jouissant, sous lui, de certains privilèges, de certains honneurs, ils défendront ses actes, repousseront les attaques de ses ennemis. En un mot, ils seront dans les tribus nos yeux, nos oreilles, nos bras, nos jambes ; leur position exceptionnelle nous garantit leur fidélité3. » Il est nécessaire cependant d’établir un distinguo entre les chefs qui ont accepté de faire un parcours avec les Français, pour ensuite se rétracter et se positionner franchement dans la résistance, de certains autres qui ont préféré jouer carrément la carte de la soumission totale et inconditionnelle. Comment, en effet, ne pas différencier entre un Ben Azzedine, un Bou Akkaz figures emblématiques du Zouagha et du Ferdjioua d’un caïd Saoudi (des Bni Mehenna) ou d’un Ali Bou Saâ, du cercle de Philippeville, qui furent à leur manière les prototypes du « chef servile » appliquant à la lettre la volonté des bureaux-arabes ? Pourtant, nonobstant les services qu’ils ont rendus à la « conquête » dès 1848, les partisans de l’« assimilation de l’Algérie » leur ont porté une haine viscérale et les ont combattus avec une continuelle opiniâtreté, les considérant comme obstacle à l’avancée de la colonisation. Ils furent rejoints en cela, quoique pour de tout autres raisons, par les officiers des bureaux-arabes, pressés d’en finir avec la vieille aristocratie guerrière, devenue par trop encombrante. À partir de 1857, on peut considérer que l’unanimité était faite au sein du gouvernement français sur cette question. Pourtant, si divergence il y avait, et il y en eut, elle fut surtout dans la manière de procéder. Pour les civils, les droits du conquérant l’autorisaient à imposer au peuple vaincu ses lois propres, fut-ce au fil de l’épée. Accusés d’utiliser les chefs arabes pour maintenir intacte leur suprématie, les militaires s’en défendaient en arguant que l’administration civile n’avait pas les moyens humains et financiers pour administrer 1 2

Decazes, op. cit.

Capitaine Villot, chef bureau arabe subdivision de Constantine. Extrait de son intervention devant la commission d’enquête sur l’insurrection de 1871. 3 F. Lepasset, L’Organisation des indigènes en territoire militaire…, Alger, 1850, p. 3.

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directement deux millions cinq cent mille personnes réparties sur un territoire vaste et insuffisamment sécurisé. Pour ceux qu’on accusait d’« indigénophilie », la disparition des chefs arabes était la finalité à laquelle il fallait parvenir progressivement, car considérant le prestige légitime dont jouissaient nombre d’entre eux pour des raisons qui tenaient tout autant à l’histoire qu’aux liens de soff, agir brutalement, risquait de mettre tout le pays à feu et à sang. La disparition de la « féodalité tribale » devait, dans cette optique, s’accomplir en réunissant deux conditions au moins : ébranler la société musulmane en commençant par désagréger1 les tribus — espace des solidarités traditionnelles —, et délégitimer les chefs arabes en les rendant « haïssables » à leurs propres administrés. « Le gouvernement ne perdra pas de vue que la tendance de la politique doit, en général, être l’amoindrissement de l’influence des chefs2. » C’est au nom de ce sacro-saint principe de gouvernement qu’après avoir été intronisés chefs d’un pays qui leur resta longtemps hostile, Bou Akkaz et Ben Azzedine en furent manu militari chassés par ceux-là mêmes qui les avaient adoubés en forçant le trait de l’histoire et de la géographie. Pris en tenaille, Ben Azzedine et Bou Akkaz ont longtemps cru qu’ils pouvaient sauver leur chefferie en se positionnant en intermédiaires irremplaçables entre l’administration coloniale et les tribus. Leur attitude était double. Vis-à-vis de leurs administrés, ils se présentaient comme l’indispensable rempart face à l’avancée de la colonisation. À l’égard des Français, serviteurs retors, ils se montraient comme les seuls capables de contenir les turbulentes tribus, toujours promptes à en découdre, quitte en sous-main, à attiser la flamme de la dissidence. Cette position, fort précaire, quoique très rentable, valut notamment aux Ben Azzedine plus d’une fois leur caïdat. Honnis, détesté, vilipendés, mais reprenant toujours d’une main ce qu’ils perdaient de l’autre, ils réussirent à survivre à tous les « coups bas » que ne manquèrent pas de leur assener aussi bien leurs ennemis que leurs alliés. Il faut dire qu’ils connaissaient parfaitement le pays, qu’ils étaient de solides guerriers qui surent gagner à leur cause des alliés prestigieux au sein des influentes familles de l’oued E Kébir, des Zouagha et de Mouia. N’avaient-ils pas fait des Moula Chokfa, par exemple, leurs obligés ? À leur décharge, le jeu trouble des officiers des bureaux-arabes. Impuissants à sécuriser un pays pratiquement impénétrable, ils les utilisèrent comme intermédiaires pour assurer une paix nécessaire autour des centres de colonisation quand l’armée était mobilisée ailleurs par des enjeux plus importants. D’ailleurs sitôt les forces devenaient disponibles, on 1

Terme emprunté au gouverneur de la province de Constantine, in PV des délibérations du conseil général de Constantine, session 1858. 2 Général Allard, commissaire du gouvernement au Sénat, cité par A. Nouschi, Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises, Paris, 1961, p. 309.

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s’empressait de trouver aux serviteurs zélés des travers, qui opportunément devenaient intolérables, voire rédhibitoires. Cela se passa ainsi pour les Ben Azzedine plus d’une fois, et plus d’une fois ils parvinrent à s’en sortir à bon compte. Ce n’était pas par méconnaissance que les Français agissaient ainsi, mais par calcul politique : surtout ne pas laisser en Kabylie orientale, notamment, aux chefs militaires, le temps de constituer des fiefs capables de peser d’un poids trop lourd sur le cours des événements. Fragiliser leurs positions, sans toutefois les anéantir, opposer les soff les uns aux autres et démontrer à tous que le dernier mot revenait à l’autorité française. Telle était la seule politique à laquelle les bureaux-arabes surent rester fidèles. Or, jusqu’à 1848, les Ben Azzedine, à ce jeu-là, se montrèrent les plus forts. Ils crurent cependant qu’ils allaient le demeurer longtemps, présumant sans doute que les Français allaient finalement se contenter d’une occupation restreinte du pays en leur délaissant, faute de mieux, la souveraineté sur la partie du territoire qui leur revenait de droit sinon de jure. Et pour cause : depuis la chute du bey Ahmed, les Ben Azzedine firent de leur caïdat une véritable zone franche appuyant leur autorité sur les tribus les plus puissantes et sur les familles maraboutiques. Allant même jusqu’à prêter allégeance à la confrérie des Rahmanya. Longtemps, ils apparurent à la population comme d’authentiques combattants de la foi, mettant au service de la collectivité leur épée et leur bravoure. Quand, par un moyen ou un autre, l’administration tentait de faire entendre « raison française » à ces chefs présomptueux, la poudre se mettait à parler et on passait à autre chose. Un modus vivendi se dégagea de lui-même, où les uns et les autres crurent trouver leur compte, faute de mieux, mais il devint caduc dès lors que l’armée française eut les mains libres après la fin des conflits avec l’émir Abdelkader et la réédition des chefs de l’insurrection dans le Sud.

L’expédition de Grande Kabylie en 1857 et son impact sur la Kabylie orientale : payer l’impôt Seule la Grande Kabylie (en dehors du grand Sud) demeurait indépendante. L’expédition de 1857 mit fin à cette exception. Les Français crurent le moment venu d’appliquer à la Kabylie orientale ce qu’ils venaient d’imposer à la Grande : le paiement de l’impôt. Or, les tribus de Djidjelli et Collo n’avaient jamais été tributaires d’aucune autorité, fut-elle la régence d’Alger. Même le bey Ahmed, pourtant disposant d’alliés sûrs chez les Bni Idder, ne parvint pas à les y contraindre. Leur éloignement de Constantine, mais surtout la « topographie idéale » de leur pays, les mettaient à l’abri des armées ennemies. Un fonctionnaire de l’époque turque, le caïd Ibrahim écrivait : « Il n’a jamais été facile au bey de Constantine de se faire payer les contributions par la partie de la population cabaïls […] On n’en obtient

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quelque chose que par la force, la ruse, les surprises ou le yatagan1. » Seule la lezma2 (taxe d’accès au marché) payée très irrégulièrement par les Kabyles comme les Sahariens que les Français voulaient généraliser dans la Kabylie, enfin « pacifiée ». À l’exception des autres régions du pays, soumises à l’achour et la zakat (impôts musulmans), la Kabylie, en application de la circulaire de 1857, s’était donc vue assujettir à une lezma (obligation de capitation) ou encore une lezma de feux. Pour définir l’assiette d’impôt, l’administration dicta que la règle en matière d’unité imposable devait être : la tente, dans les tribus les plus rapprochées des centres de commandement (c’est-à-dire dans les tribus sur lesquelles l’autorité avait une action immédiate et en quelque sorte journalière) ; le douar ou la ferka, dans les tribus plus éloignées ; la tribu, dans les seules parties du territoire où l’autorité s’exerçait plus particulièrement par des intermédiaires (caïd, cheikh, etc.) La lezma ainsi prescrite fut ensuite étendue à la Kabylie orientale, mais en prenant la forme d’une obligation fixe par caïdat. Son tarif de conversion en argent était fixé chaque année par le gouverneur général. Ainsi, à titre d’exemple, le cercle de Fort Napoléon payait annuellement 80 000 F ; alors que celui du Ferdjioua payait 60 000 F. N’ayant ni le personnel ni l’autorité nécessaire pour assurer la répartition et le prélèvement de l’impôt, l’administration en laissa la charge aux caïds, moyennant un intéressement de 10 %. Au bout du compte, le caïd déposait auprès du bureau-arabe, faisant fonction de trésorier, une matrice collective, sur laquelle était inscrit, son nom seul en regard d’une somme globale pour toutes les forces contributives de la tribu. Alors que partout ailleurs, « l’établissement des rôles d’impôts individuels [était] une garantie donnée au contribuable » et que « toute recette et tout paiement faits sans l'intervention des comptables du Trésor » étaient passibles de poursuites pénales, en Kabylie orientale, l’administration s’était dessaisie de ses prérogatives sur les chefs des bureaux-arabes et les caïds. Qui payait quoi et comment ? Tout cela importait peu, pourvu qu’à la fin des moissons l’argent rentrait dans les caisses du trésor. Ce système corrupteur était d’autant plus inique, qu’il obligeait le contribuable à s’acquitter de la totalité de la quotité due en une seule fois et sans aucun moyen de recours ni de contestation. Sitôt connu le nouvel impôt devint un ferment de la révolte sociale.

1

2

A. Nouschi, op. cit., p. 100.

 Δϣΰϟ qu’on peut traduire par « obligatoire » est une taxe d’accès au marché, un vieil

impôt turc. Dans le Sud, c’est un impôt sur les palmiers dattiers. Les Français le remirent au goût du jour en l’appliquant de différentes manières et en différentes régions. Lezma de feu, lezma de capitation ou lezma de palmier au Sahara.

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1858, année de l’entrée en application de la lezma, les récoltes avaient été désastreuses par suite de pluies diluviennes qui obligèrent les cultivateurs à laisser en friche leurs terres. Intempéries qui se renouvelèrent deux années de suite. Des milliers de têtes de bétail furent perdues faute d’abri1. Ces désastres venaient après plusieurs années consécutives d’instabilité, situation qui fit reposer l’impôt — par obligation de la solidarité tribale — sur les parties de la population les plus aisées. Ainsi l’impôt devint ruineux pour tous, il unifia dans un même refus toutes les couches de la population. Partout où ils se présentaient, les percepteurs de Bourenane étaient accueillis par des insultes sinon à coup de fusil. Faute de se poser la vraie question de savoir pourquoi une telle levée de boucliers contre la lezma, les Français mirent, sur le compte des caïds, les troubles que son prélèvement provoqua. Bourenane a-t-il, comme l’en accusa plus tard l’administration, abusé de sa position pour pressurer ses administrés ? C’est ce qu’affirme le capitaine de Saint-Mars : « S’appuyant sur son vaste réseau de cheikh, d’oukil, d’ouakaf, de collecteurs, d’amis, d’espions […] et sur sa tribu patrimoine, le Zouagha, sur deux ou trois tribus makhzen, sur le fantôme de la force française qu’il montrait derrière lui, prête au besoin à le secourir […], Bourenane parvenait en huit ou dix jours à réunir la valeur de cinq ou six fois la lezma2… » Pour Féraud également, il ne fait pas de doute que Bourenane « abusa de son pouvoir pour satisfaire son avidité insatiable ». Tous ceux qui ont traité des événements de cette période imputent aux exactions des chefs suzerains la cause des troubles qui allaient aboutir à la chute de leur dynastie. Somme toute, les Ben Azzedine n’étaient-ils pas exempts des vices dont on les accusait, mais en leur imputant la responsabilité dans les événements des années 1858-1860, on chercha plutôt à justifier les tergiversations de l’état-major français et non à aller aux causes réelles de la crise. Tous les ingrédients de l’explosion étaient là, manquait seulement l’élément déclencheur, l’arrivée des concessionnaires de forêts mit le feu aux poudres.

L’arrivée des concessionnaires de forêts et les premiers incendies En 1858, on évaluait la superficie de forêts de chênes-lièges, pour la seule province de Constantine, à plus de 190 000 hectares. La multiplication des missions d’arpentage porta ce chiffre à près de 391 190 hectares, une fois les inventaires achevés. 1

« Les inondations, les pluies et les rigueurs d'un hiver exceptionnel ont fait périr, dans les tribus, un nombre considérable de têtes de bétail, forcé de restreindre les cultures et pesé, dès lors, avec un poids sensible, sur le rendement de l'impôt. », discours du préfet de Constantine, conseil général, session 1858. 2 Cité par M. Zurcher, op. cit., p. 70.

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Pour rendre possible leur exploitation, dès 1831, le gouvernement français, en vertu d’une astuce juridique1, qui assimilait les peuplements forestiers de statut arch à des propriétés communales, s’institua unique propriétaire de la totalité des forêts d’Algérie y compris celles de statut melk2. Plus grave encore, les mêmes dispositions s’appliquèrent aux oliveraies3. Le patrimoine ainsi constitué était cédé par lots, là où les conditions de sécurité le permettaient, à des concessionnaires européens qui en faisaient la demande. Soucieux de rentabiliser au maximum leur exploitation, les forestiers firent, dès le début, pression sur le gouvernement pour qu’il leur aliène définitivement les concessions et qu’il interdise aux habitants du voisinage de s’adonner à leurs anciennes pratiques telles que le ramassage du bois mort, les feux de broussailles ou l’exploitation du liège destiné à la revente4. Allant plus loin, le préfet de Constantine, répondant aux vœux des membres du conseil général, demanda au gouvernement qu’il soit défendu aux Arabes « de faire paître les chèvres dans les forêts concédées, et leurs troupeaux dans les parties non défendables5 ». Ce qui rendait pratiquement impossible l’élevage en montagne. Pour prendre la mesure des incidences de ces dispositions sur l’économie agricole de Kabylie orientale, il faut savoir ce que représentait la forêt pour ses habitants. Lieu de parcours pour le bétail en été, elle fournissait également les litières et l’approvisionnement pour les animaux en hiver ; elle donnait les perches et les écorces pour la confection des gourbis et leur couverture, la matière première des instruments aratoires, le charbon pour la cuisine, les clôtures pour les champs cultivés, le tan pour les peaux. Elle permettait en outre de confectionner les ruches, les ustensiles… Interdire l’accès à la forêt à un paysan kabyle c’était détruire son système de production. Sans forêt, point d’économie de montagne. Les premiers concessionnaires arrivèrent dans le cercle de Philippeville en 1854. 134 hectares de bois d’olivier et 2 500 hectares de chênes-lièges furent attribués à deux colons dans les environs de Robertville et Gastonville6. Mais aucun n’osa s’aventurer dans les massifs montagneux de la région djidjelienne. Une timide incursion en 1857, dans les forêts des Bni Aicha, donna lieu à une concession de 4 700 hectares7 attribués en un seul 1

Loi sur la propriété de juin 1831, M.P. de Menerville, Alger, 1853. Propriété familiale, souvent dans l’indivision. 3 Les plantations d’oliviers ont été distraites du sol forestier par décision du conseil consultatif du gouvernement, dans sa séance du 17 juillet 1860, (voir séance du conseil général de Constantine, année 1861, discours du préfet, p. 50). 4 Voir les arrêtés du gouvernement du 11-17 juillet 1838, de juin 1850. 5 Vœu émis lors de la séance du conseil général de Constantine du 12 octobre 1859. 6 Deux colonies agricoles aux environs de Philippeville, créées entre 1848 et 1851. 7 Tableau de la situation des établissements français dans l’Algérie en 1862, p. 312 à 315. 2

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lot, suivie en mai 1858 par une autre concession au profit de la famille Rock dans la forêt des Ouled Aouat, elle souleva, celle-là, une réaction immédiate de la population. En juillet 1858, des incendies embrasèrent les massifs boisés de l’oued El Kébir et du Zouagha. Ils s’étendirent sur une surface de 5 000 hectares, détruisant plus de 550 000 chênes-lièges. Le message semblait clair : « Puisque les Français veulent nos forêts et bien nous pratiqueront la terre brûlée pour les empêcher d’arriver jusqu’à nous ! » Ce fut sans doute ainsi que les « liégistes » le comprirent ; lors du conseil général de Constantine, « ils avaient demandé que la responsabilité collective des tribus soit engagée1 ». Chargés de livrer les coupables, les cheikh ne purent rien faire, la commission disciplinaire de Constantine frappa les tribus, sur le territoire desquelles le feu avait été mis, d’une amende collective. Les Ouled Ali, Mechat, Ouled Aouat et Ouled Aïdoun refusèrent de payer. Arrivés sur les lieux pour les faire obtempérer, Bourenane et ses 150 cavaliers furent accueillis à coups de fusil. Bientôt les Bni Aicha, Djebala et une partie des Bni Meslem se joignirent au mouvement en refusant de payer les amendes. Accusé d’incapacité à assurer la sécurité sur son territoire et pressé d’être plus ferme, Bourenane multiplia les actes de violence à l’égard surtout des tribus les plus faibles. Encouragées en sous-main par le bureau-arabe, les djemaa dépêchèrent des délégations à Constantine pour « protester contre Bourenane accusé d’être la cause de tous leurs malheurs. » Pourtant aucune mesure ne fut prise à son égard. « Par nécessité autant que par politique, écrit Féraud, nous continuâmes à le laisser agir librement pour ne point entraver son action et pour ne point endosser, aux yeux des populations, la responsabilité d’une administration que nous ne pouvions, dans ces montagnes inextricables, ni diriger ni contrôler efficacement2. » En vérité, le motif de ces tergiversations françaises, il faut le chercher dans l’incapacité du gouvernement à entreprendre une vraie campagne au moment où l’armée française était mobilisée par la guerre d’Italie.

Premier poste militaire au cœur de la Kabylie orientale : El Milia Comme l’agitation menaçait de prendre de l’ampleur, le 22 novembre 1858, le général Gastu réunit dans la hâte une colonne de 4 000 hommes3 composée surtout d’auxiliaires musulmans, le 23 il se dirigeait chez les 1

A. Nouschi, op. cit., p. 327. C. Féraud, « Ferdjioua et Zouagha » op. cit., 302. 3 Pour avoir une idée des forces qui sont mobilisées, en voici le détail : deux bataillons du 71ème, un bataillon de chasseurs à pied, trois bataillons de zouaves, un bataillon de tirailleurs, un bataillon du régiment étranger, deux sections d’artillerie, un escadron de chasseurs, un escadron de spahis, un détachement du génie, ambulance et service administratif. 2

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Ouled Aidoun dans le but de faire une grande démonstration de force. Craignant sans doute que sa présence ne déclenche une réaction hors de proportion, il préféra négocier avec les djemaa, réunies à El Milia, les conditions d’un retour au calme. D’après Féraud et M. Zurcher, les tribus insurgées exigeaient en contrepartie du paiement des amendes le départ du caïd Bourenane. Mais ajoute Féraud, « donner raison aux revendications des protestataires c’était encourager chez ces montagnards un esprit d'insoumission qu'il importait d’abattre1 ». On maintint donc à son poste Bourenane, dont on avait encore besoin, mais pour l’exemple trois cheikh de son caïdat furent destitués et remplacés par trois vieux et insignifiants personnages repris parmi l’ancien personnel des années 1851 et 1853. Dans la foulée, le général prit une décision capitale qui allait bouleverser fondamentalement la situation politique dans la région et hâter la chute des vieux chefs traditionnels : il ordonna la création d’un poste militaire permanent dans le territoire des Ouled Aidoun. Les troupes de la colonne se chargèrent immédiatement de la construction du bordj près du souk traditionnel, appelé « souk El Milia », et d’une route pour le relier à Constantine. Un capitaine, Poillou de Saint-Mars, avec sous ses ordres une compagnie de tirailleurs, fut installé comme chef de l’annexe du bureauarabe créée à cet effet et relevant du commandement de celui de Philippeville. La tribu des Ouled Aidoun, qui avait montré tant d’hostilité, fut détachée du caïdat de Bourenane pour être administrée directement par le chef du bureau-arabe. Cette disposition allait s’avérer payante, puisque les Ouled Aidoun devinrent bientôt des auxiliaires zélés de l’administration. Jouant sur les inusables ressorts de la division intertribale, rognant sans cesse les prérogatives des caïds, le capitaine de Saint-Mars s’avéra être un ennemi retors bien informé et disposant d’une capacité de nuisance redoutable.

Un état d’insurrection larvée Bourenane comprit tout le danger que représentait pour son autorité l’action du chef de l’annexe. Il entreprit de la contrecarrer, non pas en la combattant ouvertement, mais en lui opposant une résistance zélée, mais néanmoins opiniâtre. Aux demandes de l’officier de Saint-Mars, il opposa une inertie redoutable, tout en activant en sous-main ses réseaux poussant les populations à la dissidence. Inopinément, dans la nuit du 14 au 15 juillet 1859, des chaufourniers militaires employés à la construction du bordj d’El Milia étaient attaqués à coups de fusil. Le soupçon se porta sur sept individus que l’officier Saint1

C. Féraud, op. cit., p. 323.

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Mars s’empressa d’accuser d’être à la solde de Bourenane. Ils furent arrêtés et froidement exécutés. Mais dès le mois d’octobre, l’agitation se propagea des Zouagha à l’oued El Kébir. Ahmed Khodja, neveu de Bou Akkaz et caïd des Bni Afer, était violemment pris à partie par ses administrés, il ne dut la vie sauve qu’à la fuite. Le fil télégraphique reliant Constantine à Djidjelli rétabli quatre fois était quatre fois coupé. Le capitaine de Saint-Mars multiplia les appels de détresse, demandant à ses supérieurs que des mesures urgentes soient prises pour mettre fin aux agissements de Bourenane, qu’il présentait comme le véritable chef d’orchestre des troubles. « Depuis l’installation de l’autorité française à El Milia, Bourenane a opposé à nos efforts l’inertie la plus coupable […]. Je n’ai trouvé près de lui que des renseignements monstrueux d’inexactitude. Il ne s’est décidé que deux ou trois fois à venir près de moi et a toujours eu soin de répandre des bruits mensongers pour faire, de ces voyages, des motifs d’agitation dans le pays. Il m’a déclaré son impuissance à payer les amendes et à établir des rapports sur les faits importants. Il prétend qu’il ne peut aller sans danger chez ses administrés. En un mot le caïd de l’oued El Kébir est non seulement un fonctionnaire absolument inutile, mais encore il entrave l’administration. Son service a été fait depuis six mois par des rouages adjacents, les officiers et les cheikh1. » Le capitaine préconisait en conséquence de « rompre sans retour avec nos serviteurs infidèles, scinder les tribus kabyles d’après une nouvelle organisation et placer à leur tête des hommes choisis par nous2…»

L’expédition de 1860 et la chute des Ben Azzedine Libéré de la campagne d’Italie, le gouvernement français mit à la disposition du général Desvaux le 20 mai 1860, dix mille hommes, avec ordre d’en finir avec l’insoumission de la Kabylie orientale. Durant quatre mois (de mai à septembre), la colonne parcourut le pays dans une chevauchée sanglante. Appliquant le principe de la responsabilité collective, le général exigea des tribus pour gage de leur soumission le paiement de fortes amendes et la livraison d’otages parmi les notabilités « garanties contre les désordres futurs ». Certaines tribus consentirent à ces conditions, mais les Ouled Ali, Bni Touffout, Bni Aicha, Taïlmam, Bni Habibi, Bni Idder, Bni Fatah, Bni Meslem, déléguèrent leurs représentants à une assemblée de Djema pour décider de la conduite à tenir. Réunie à Sidi Marouf, celle-ci décida l’appel au djihad. Le 14 juin les insurgés attaquèrent les avant-gardes du camp de Fedj Larbaa.

1 2

Archives du gouvernement général. Cité par M. Zurcher, op. cit., p. 70. Ibid.

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Le 16 juin, à Bni Meslem, l’exploitation de forêt située au confluent de l’oued Irjana et de l’oued El Kébir (El Ancer) était incendiée alors que le fils Bock et quatre travailleurs tombaient sous les balles des insurgés. Le forestier de Lacroix reçut une balle, il décédera quelques jours plus tard. Cet événement eut une portée considérable chez les Européens de Constantine, qui exigèrent une « vengeance immédiate et terrible ». Des otages pris chez les Bni Meslem et les Ouled Aouat furent exécutés sommairement, alors que les tribus eurent à payer de forts tributs de guerre qui servirent à indemniser les concessionnaires de forêts et leurs familles. L’occasion pour les Français était trop belle, ils s’en saisirent pour se débarrasser du vieux caïd Bourenane et de son neveu Azzedine Ben cheikh Mohammed. Arrêtés tous les deux dans des circonstances rocambolesques, ils furent exilés en Tunisie1 et leur fief morcelé en plusieurs caïdat. Par la nouvelle organisation, le gouvernement chercha à « briser définitivement tout faisceau de résistance éventuelle du pays 2 ». Comme de tradition, le gouvernement ne rompit pas définitivement ses attaches avec la vielle famille feudataire des Ben Azzedine, deux de ses membres sauvèrent leurs têtes. Boulakhras eut le caïdat de Mouia et El hadj Ben Azzedine3, celui des Bni Idder. Ces deux personnages avaient ceci de particulier, ils partageaient à l’égard du vieux Bourenane le même sentiment hargneux. Raison sans doute qui prévalut plus qu’aucune autre à leur désignation à ces postes. D’autres changements eurent lieu, ils touchèrent l’étendue des caïdat : on morcela les grandes tribus pour créer de « petits territoires » à la tête desquels on plaça des personnages insignifiants, mais néanmoins dociles, dépendant directement de l’autorité des officiers des bureaux-arabes. L’administration militaire étendait ainsi ses ramifications dans le pays profond. Cette nouvelle organisation ruinait définitivement le pouvoir des vieux turbans, cassait l’aristocratie traditionnelle et mettait à nu l’opposition frontale entre population et bureaux-arabes. Avant d’évoquer plus loin l’organisation mise en place en Kabylie orientale, arrêtons-nous un moment sur le sort réservé à la tribu Arb Taskift qui ne voulut pas se soumettre.

Le crime contre les Arb Taskift. Alors que partout ailleurs, les tribus insurgées, prenant acte de l’inégalité de force, acceptèrent finalement de demander l’aman, les Arb Taskift, 1

Bourenane, interné à Tunis, mourut en 1861. Il laissait deux fils : Allaoua et Aboud, qui obtinrent l’autorisation de rentrer à Constantine. 2 M. Zurcher, op. cit., p. 74. 3 El Hadj Ben Azzedine venait tout récemment de remplacer aux Bni Idder son frère utérin Ahmed bel Hadj qui avait renoncé volontairement à son poste.

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fraction des Ouled Debab de la tribu des Ouled Aïdoun, occupant un territoire situé le long d’oued El Kébir entre El Milia et Sidi Marouf, restèrent en état complet d’insurrection. « Non seulement, ils avaient, quelque temps auparavant coupé les communications entre Mila et El Milia, mais à l’approche de la colonne […], les Arb Taskift s’étaient retirés avec femmes et enfants dans l’immense grotte qui dominait leur village, là, à trois reprises, ils avaient résisté énergiquement aux attaques de la colonne expéditionnaire1. » L’intervention de l’artillerie, qui pilonna pendant deux jours la grotte, provoqua un terrible carnage où périrent plus de trois cents personnes. Les Arb Taskift finirent par « demander l’aman ». Pour leur faire payer leur audace, le séquestre fut mis sur la totalité de leur territoire2 et les quatre cents survivants, femmes et enfants compris, furent condamnés à la déportation en Corse. Nombre d’entre eux périrent durant le trajet, d’autres pendant l’exil. Seules sept personnes demeurèrent en vie quand, en 1868, Napoléon ordonna l’amnistie générale. Les sept survivants sont les nommés : Nacer Ben Bou Ouichi, Saad Ben Yahia, Ahmed Ben Bou Nouar, Mohamed Ben Bou Nouar, Salah Ben Abdallah, Abdallah Ben Ahmed Ben si Abdallah, Messaoud Ben Rabah3.

Nouvelle organisation (1860-1864) : place aux petits chefs ! Expliquant ses desseins dans un rapport du 27 août 1860, le général Desvaux indiquait au gouverneur général les modalités de la nouvelle organisation mise en place en Kabylie orientale : « J’ai placé des caïds à la tête de trois caïdat que j’ai formés en laissant la tribu des Ouled Aidoun administrée directement par le chef de l’annexe d’El Milia, pour les rattacher à celle de Collo dont je vous propose de faire un cercle : les Bni Belaïd, les Bni Meslem et les Bni Ferguen. J’ai réuni ces trois tribus sous les ordres d’un caïd […], j’ai détaché aussi d’El Milia, pour la comprendre dans le cercle de Djidjelli, la tribu des Bni Habibi. » À quels objectifs répondaient ces changements dans l’organisation ? Il y en avait au moins quatre : — morceler le fief des Ben Azzedine en plusieurs caïdat ; — constituer les caïdat non plus sur la base des affinités entre tribus ou de leur proximité, mais en subdivisant le territoire selon les impératifs militaires et administratifs ;

1

Rapport du sénatus-consulte, 1868, concernant la tribu des Ouled Aidoun. Archives du cadastre régional de Constantine. 2 Arrêté du gouverneur général du 2 août 1861. 3 Ibid., Rapport du sénatus-consulte.

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— rattacher les tribus à des centres de décision (Djidjelli, Collo ou El Milia) n’ayant aucun lien historique avec la population (telle par exemple Bni Belaïd dépendant de Collo ou Bni Habibi dépendant de Djidjelli) ; — nommer des caïds étrangers qui n’avaient aucune attache avec la population. Les principes mis en œuvre dans cette nouvelle organisation étaient clairs : détruire les cadres traditionnels où naissaient et se reproduisaient les solidarités intertribales. Dans le long processus d’occupation, on arrivait là en ce début des années soixante à la fin de la deuxième phase de structuration du système colonial. Le pouvoir des grands chefs dynastiques sur les confédérations de tribus ayant été remplacé par les officiers des bureaux-arabes, l’administration voulait maintenant atteindre la tribu. La phase qui s’ouvrait allait donc consister à s’attaquer à l’espace où se structuraient les solidarités de groupe. Ainsi s’achevait pour Bourenane Ben Azzedine, suzerain du Zouagha, la longue descente en enfer. Sa prétention à constituer un vaste royaume, vassal de la puissance française, disparaissait devant l’avancée inexorable de l’ordre colonial décidé à ne rien laisser échapper à son hégémonisme tatillon. On aurait tort de considérer la chute de Bourenane comme l’échec d’un destin personnel. En réalité, il tombait victime d’une politique. De 1860 à 1862, Pélissier, gouverneur général de l’Algérie, révoqua pas moins de soixante caïds parmi la vieille aristocratie arabe. La chute de Bou Akkaz Après la chute de Bourenane, seul le mythique Bou Akkaz demeurait maître de son impénétrable Ferdjioua. Mais sitôt libéré de l’hypothèque Zouagha-oued El Kébir, le général Desvaux considéra le moment venu de se débarrasser du dernier représentant du beylik. L’homme avait pourtant rendu d’inestimables services aux Français. Il avait combattu à leur côté les incursions d’Abdelkader et assura pendant au moins deux décennies la sécurité de la route Constantine-Sétif. Sentant l’étau se refermer autour de lui, Bou Akkaz avait, grâce à son immense entregent et surtout à sa fortune, réussi à s’attirer les bonnes grâces de nombre d’officiers. Il acheta deux maisons bien situées à Constantine et après les avoir spécialement aménagées, il en consentit la location au bureau-arabe qui s’y installa, au commencement de 1860. Ces accointances, coupables aux yeux du parti civil, lui valurent des inimitiés solides. On lui reprochait notamment d’avoir, pour prix de sa fidélité irréprochable aux militaires, conservé une maîtrise absolue sur le Ferdjioua qu’il maintenait totalement fermée à la colonisation. Toujours territoire militaire, malgré sa proximité de Constantine, le Ferdjioua, avec ses riches plaines céréalières, demeurait donc interdit à la

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colonisation1. « Par un ostracisme incarné, il en écartait tout élément européen, et aurait-il enfin consenti à l’y admettre, que des compagnies industrielles ne se seraient jamais soumises aux volontés, aux caprices de ce chef indigène entiché de préjugés rétrogrades2. » Seuls quelques commerçants ambulants osaient s’y aventurer, mais aucune transaction sur les terres, ni aucune installation d’Européens n’y étaient permises. Pressé par les représentants de la colonisation, le général Desvaux considéra le moment venu de lever l’hypothèque Bou Akkaz. On savait l’homme disposant d’une capacité de nuisance considérable. D’abord par ses alliances familiales avec les Mokrani du Medjana, les Ben Ganah des Ziban, les Ben Ali Cherif du Chellata, ensuite par l’autorité sans partage qu’il avait sur les tribus vassales de son fief : le Ferdjioua proprement dit, mais également les Dahemcha, le Babor, les Bni Foughal. Plus problématique pour les Français, l’existence d’un traité que le gouverneur de l’Algérie avait signé avec Bou Akkaz lors de la prise de Constantine. Au nom de la France, le général Valée3 s’était engagé, par écrit en 1838, à ce que « jamais son pays ne contesterait à Bou Akkaz sa souveraineté sur le Ferdjioua ». Comment dès lors revenir publiquement sur un engagement aussi solennel sans ruiner du même coup « la parole de la France » ? Pour donner une couverture légale au reniement projeté, on décida d’user d’une entourloupette : ce n’était pas l’autorité française qui allait demander le départ de Bou Akkaz, mais ses administrés eux-mêmes. En la matière le système était bien rôdé et les officiers des bureaux-arabes savaient y faire. On fit donc opportunément « pétitionner » quelques chefs de famille au loyalisme bien rétribué, qui se présentèrent comme les victimes des agissements de Bou Akkaz. Pour leur « rendre justice » les officiers demandèrent au haut commandement une intervention énergique contre le tyran : « Il se présente chaque jour au bureau-arabe une foule de plaignants isolés, qui réclament les uns contre une spoliation de terres, les autres contre un surcroît de corvée, un déni de justice […] D’autre part, un nombre considérable de gens de Ouled Kebab réclament énergiquement contre les labours dont jouit Bou Akkaz chez eux, et qu’il leur a enlevés morceau par morceau, au grand préjudice des habitants de la tribu4 », écrit le commandant de la subdivision de Constantine dans une lettre adressée au général Desvaux. Et l’historienne M. Zurcher, de laisser échapper ce terrible constat : « Le cheikh du Ferdjioua, allié utile des premières années, était devenu une gêne qu’il fallait écarter.» 1 L’article 16 de l’ordonnance du 15 avril-31 août 1845 stipule : « Les territoires arabes sont administrés militairement. Les Européens ne sont admis à s’y établir que dans un but d’utilité publique et en vertu d’autorisations spéciales et personnelles. » 2 C. Féraud, « Ferdjioua et Zouagha », RA, 1878, p. 162. 3 Voir infra. 4 M. Zurcher, op. cit., p. 77.

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La succession de Bou Akkaz se régla non sur le champ de bataille, mais autour d’un thé. Le général Desvaux sollicita les services de Ben Ali Chérif, chef de la zaouïa de Chellata et délégué au conseil général de Constantine, pour faire entendre au vieux caïd que l’heure de sa retraite était venue. À titre de compensation, on lui proposa le khalifa honorifique de son ancien fief, où cependant, il n’aurait plus ni le droit d’y séjourner ni celui de chercher à y avoir une quelconque influence. Pour sauver les apparences, le 3 novembre 1861, Bou Akkaz lui-même annonça sa démission. Son territoire fut divisé en deux commandements : celui du Ferdjioua proprement dit attribué à Ahmed Khoja et celui du Babor Dahemcha attribué à Ahmed Ben Derradji1. C’étaient de « médiocres personnages2 », sans envergure et sans autorité, mais qui entraient parfaitement dans les vues des Français. Choisis au sein même de la famille de Bou Akkaz, les deux caïds potiches étaient aux ordres du chef de bureau-arabe. Ainsi tombait le dernier grand seigneur du Nord-Constantinois. Tout le zèle qu’il mit pour servir la France aura été pour rien. La colonisation triomphante n’avait plus besoin ni de lui ni de la vieille aristocratie guerrière. Dorénavant caïds et cheikh n’étaient plus que des agents subalternes, sans légitimité et sans noblesse, renouvelables annuellement. Ainsi disparaissaient les grands djouad, suzerains dynastiques héritiers d’une tradition vieille de quelques siècles.

La confrérie Rahmanya, cadre structurant des insurrections

La confrérie des Rahmanya3, dont le grand maître était Si Mohammed Amzian Ben El Haddad, de Seddouk (tribu des Aït-Smaïl, dans la Kabylie du Djurdjura), trouvait dans ce contexte, de quoi alimenter son discours frénétique contre les infidèles et les traîtres4. Le désenchantement général, à l’égard des vieux chefs, jetait dans ses bras une population désemparée qui se sentait impuissante à conjurer le mal terrible qui la frappait. Dans un pays, profondément marqué dans son histoire, sa culture, ses us, par le facteur religieux, il était facile pour les cheikh de réarmer les convictions ancrées dans l’inconscient collectif. 1

Quoique proche parent du cheikh, Ben Derradji était le fils d’un personnage assassiné par Bou Akkaz. 2 Le jugement est de M. Zurcher op. cit., p. 79. 3 Sur la confrérie Rahmanya, lire notamment : L. Rinn, Marabouts et khouans, étude sur l’islam en Algérie, 1884 ; O. Depont, X. Coppolani, X., Les Confréries religieuses musulmanes, 1897 ; E. Doutté, Notes sur l’islam magrébin : Les marabouts, 1900. 4 La figure du traître, dont la conscience collective a gardé une brulante cicatrice, réalimentera constamment l’imaginaire populaire dans les affrontements qui opposent colonisé à colonisateur. Il y a trois pôles inconciliables : colonisé, colon et traître. La violence du colonisé envers les traîtres est souvent plus terrifiante qu’elle ne l’est envers le colon.

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Autour des mokkadem, El Hossein Moula Chokfa, Mohamed Ben Fiala, Ben Attik et tant d’autres se tissait une immense toile de réseaux d’influence qui partait des Bni Idder, allait jusqu’au Bni Habibi, rejoignait El Achaich, traversait Bni Touffout, parcourait Ouled Ali, passait par Mouia et arrivait, toujours aussi exaltée, jusqu’à Mila. Et partout où passait l’effluence rahmanya, un homme reconnu pour sa piété et son dévouement à la communauté était là, au fond de sa zaouïa, entouré de ses khouan, prêchant d’une voix sourde, la seule parole audible : « Mort à l’ennemi ! Mort à l’infidèle. » En tombant, les chefs dynastiques emportaient avec eux l’espoir « aveugle » qu’un leadership laïc, réunissant par delà les frictions, les fractions, pouvait constituer le ferment d’une unité nécessaire face aux envahisseurs. Mais ce que les chefs traditionnels ne réussirent jamais à accomplir —surmonter les particularismes tribaux—, la Rahmanya le réalisera en mettant en avant ses valeurs propres. Le centre de l’agitation confrérique se déplacera durant ce début des années soixante vers le Zouagha et le Ferdjioua, grâce notamment à l’action persévérante de quatre personnages : El Hadj Hadjoudj, vénérable marabout de Mila, Bou Grine, un poète populaire du Sra, El Hossein Moula Chokfa alors en résidence surveillée à Mila et Moulay Mohammed mokkadem de la confrérie. Ce dernier menait depuis plusieurs mois un travail intense de recrutement dans la région de Mila. Tous les rassemblements (cérémonies de deuil, de mariage, etc.) étaient l’occasion d’approcher les futurs khouan. Féraud rapporte dans ses chroniques le cérémonial long et complexe par lequel passaient ces recrutements. Chaque postulant devait faire le serment sur le Coran de tenir le secret bien gardé. Mais cela ne suffisait pas, car il fallait encore passer par l’épreuve du zergo1, avant d’être initié en détail aux projets de la confrérie et de connaître ses chefs. La cérémonie initiatique n'était pas finie pour autant, il y avait encore la defina, l’enterrement du secret. Un trou était creusé dans le sol du sanctuaire puis on se comptait, on apportait des cailloux en nombre correspondant à celui des conjurés. Chacun en prenait un sur lequel son nom était inscrit et il le déposait de ses mains dans le trou, comme il ferait d’un cadavre. Il saisissait ensuite et avalait une pincée de la

1 Le zergo, usage traditionnel et très respecté chez ces Kabyles, consiste à se réunir dans une mosquée ou autre lieu consacré. Là, on s’assied en cercle autour d’un plat de couscous sur lequel on a préalablement récité des prières ; chaque convive, à tour de rôle, met la main dans le plat, fait une houlette de couscous, et la passe à son voisin de droite, lequel avant de l’avaler prononce celle formule : « Que Dieu me prive à jamais de cette nourriture, si je romps mes serments ! » Zergoun signifie « boucle », « anneau », c’est-à-dire que tous les conspirateurs sont unis solidement entre eux, comme les molécules métalliques d’un bracelet, après s’être passé de l'un à l'autre les bouchées de couscous.

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terre extraite de la cavité, en faisant ce nouveau serment : « Que la terre me repousse de son sein après ma mort, si je trahis le secret que j’enferme ici. » Ce que Féraud appelle les « simagrées » étaient, en réalité, une manière intelligente et habile de « filtrage des recrues » pour neutraliser le travail d’espionnage des bureaux-arabes. Le recrutement par adhésion individuelle et le culte du secret dénotaient d’une évolution considérable du mode d’organisation de la résistance tel qu’introduit par la Rahmanya. Ainsi initié, chaque membre avait pour mission d’en faire autant parmi les siens, afin d’augmenter le nombre des adhérents. Ce rituel contribuait à donner de l’assurance aux khouan et à souder leur solidarité. Ce faisant la Rahmanya réussissait à structurer ses membres non plus autour du clan ou de la tribu, mais transversalement d’un bout à l’autre du territoire, rassemblant dans une solidarité commune des gens aussi différents que l’étaient Kabyles du Djurdjura et ceux des Zouagha. Solidarité née d’une situation de crise censée lui apporter sa propre réponse. L’année 1864, en Algérie, fut fertile en révoltes toutes d’inspiration religieuse. Les premières manifestations éclatèrent dans l’Oranie, chez les Ouled Sidi Cheikh et, en quelques semaines, le feu se répandit vers le Sud algérois et gagna ensuite une partie de la Tunisie. On était alors au mois de ramadhan. Le jour de l’aïd, fête de la rupture du jeûne, qui eut lieu le 10 mars, les khouan du Zouagha et des tribus voisines se retrouvèrent à la bourgade de Dar-el Hamra, résidence de Moulay Mohammed. C’est à cette occasion que fut concertée et décidée la levée de l’étendard du djihad. Chaque tribu devait y contribuer avec son contingent. Le 18 mars 1864 se retrouvèrent, à Bainem, cinq cents hommes armés prêts à en découdre. Vers le milieu de la nuit, ils allumèrent un feu de broussailles pour annoncer leur marche aux autres tribus. À ce signal, d’autres feux brillèrent sur toutes les crêtes. Pourtant cette nuit-là une seule attaque eut lieu à Zeraia, où fut brûlé le bordj du nouveau caïd. Elle devait être suivie par d’autres actions, engagées par les hommes de Bou Akkaz et des Ben Azzedine. C’est du moins ainsi qu’il aurait été convenu lors des conciliabules qui préparèrent le soulèvement. Cela ne se fit pas. Les hommes armés rentrèrent chez eux en attendant la suite des événements. L’implication de Bou Akkaz et des Ben Azzedine réelle ou supposée constitua cependant un motif suffisant pour les accuser publiquement et les poursuivre. On trouva en tous les cas des témoins pour les confondre. Arrêtés, Bou Akkaz, Boulakhras, Allaoua et Aboud1, les fils de Bourenane, furent présentés comme les financiers et les pourvoyeurs d’armes de 1

Gracié en 1870, Bou Akkaz revint à Alger et l’année suivante à Constantine où il mourut à un âge très avancé. Les trois Ben Azzedine exilés à Cortés, Aboud y mourut. Boulakhras et El Hadj furent autorisés plus tard à se rendre à Tunis et à y habiter avec leurs parents déjà exilés dans la Régence.

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l’insurrection avortée. C’est dans les mêmes circonstances qu’El Hossein Moula Chokfa fut transporté à l’île Sainte-Marguerite1. Les territoires du Ferdjioua et du Zouagha passèrent sous l’administration des bureaux-arabes. Morcelés en petits caïdat, ils furent répartis entre les cercles de Constantine, de Djidjelli et Collo. Ainsi prit fin le règne des anciennes féodalités locales et des grandes familles dynastiques. Restait à se débarrasser des chefs religieux.

1

Moula Chokfa y séjourna cinq années durant.

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La réorganisation de la Kabylie orientale en plusieurs caïdat après 1864 et jusqu’à la veille de 1871.

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6.

LE SÉNATUS-CONSULTE DE 1863 : DÉTRUIRE LE CADRE TRIBAL

Le « royaume arabe » et la naissance du parti colonial L’application du sénatus-consulte de 1863 est dans l’histoire de la colonisation un moment clé. Cette loi, destinée selon ses initiateurs à préserver la « propriété des tribus » contre les convoitises des spéculateurs, mobilisera contre elle toute la colonie unie derrière son nouveau parti. Difficilement mise en application, elle réussira pourtant à bouleverser radicalement la structure organique de la tribu et préparera en Kabylie orientale, notamment, l’entrée en force des « liégistes1 ». Mais avant d’en arriver là, voyons comment l’empereur Napoléon en vint à initier ce texte et quel accueil lui réserva le seul parti qui comptait alors, celui des Européens. La conquête de l’Algérie étant pratiquement achevée au début des années soixante, le capitalisme français, sous la conduite de l’empereur Napoléon, devait passer à une étape supérieure, la conquête économique. L’échec de la colonisation de peuplement, considérée du point de vue de son coût et de sa rentabilité, était patent. Pour installer un Européen en terre algérienne, il en coûtait 5 000 à 6 000 F au Trésor public. Malgré les milliards dépensés, le résultat était déplorable. Des centaines de milliers d’hectares furent généreusement distribués, mais l’Algérie n’attirait que des « crèves-la-faim » venus du pourtour méditerranéen et peu de vrais agriculteurs. En tous les cas, pas suffisamment pour grossir la population européenne au rythme où le souhaitaient les partisans de l’expansion coloniale. En 1860 on comptait dans toute l’Algérie 112 000 Français pour 80 000 étrangers. D’ailleurs, les nouveaux arrivants mal préparés au travail agricole et ne pouvant supporter la dureté du climat mouraient ou abandonnaient leurs concessions pour aller grossir le rang des agioteurs et des rentiers. Pour assurer la sécurité du pays, il avait fallu élever à près de 100 000 hommes les troupes d’occupation. Nombreux à Paris étaient d’accord pour répéter à la suite du fameux

1

Exploitants de forêts de chênes-lièges. Lire infra.

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Desjobert1, qui défraya la chronique par ses pamphlets anticolonistes, que l’aventure algérienne était ruineuse pour la France. Mais en ce début des années soixante, plus personne n’osait plaider le désengagement, par contre nombreux, notamment parmi les saint-simoniens bien placés dans l’entourage de l’Empereur, militaient pour un changement radical de politique à l’égard du « peuple conquis ». Le plus fameux de ces « indigénophiles » comme on les appelait par dérision, Ismaël Urbain2, développa les grandes lignes de cette politique dans un pamphlet demeuré célèbre : « Indigènes et immigrants ». Pour Urbain, à partir du moment où l’Algérie était totalement occupée, elle cessait d’être une conquête pour devenir une annexion attachée à la France. « L’inscription de son nom dans nos chartes politiques lui créa des droits et des devoirs vis-à-vis de la France. » (L’Algérie c’est la France.) Il fallait à partir de ce moment que l’État français cessât d’être un agent de la colonisation pour laisser les acteurs économiques jouer leur rôle en toute liberté. Sur le plan politique, l’État devrait être le garant de cette liberté. On ne peut pas, sur un même territoire, accorder à une partie de la population, les colons-immigrants, des droits que l’on refuserait aux autres, les indigènes, sans tomber dans le régime des castes aboli par la Constitution. Mais comment appliquer à tous la rigueur de la loi quand une partie d’entre eux, les indigènes, refusaient d’abandonner leur statut particulier fondé sur la religion. D’où pour Urbain, l’idée selon laquelle les indigènes seraient considérés comme des « régnicoles » (habitants naturels d’un royaume) à préparer par la civilisation, pour qu’ils deviennent progressivement des citoyens français. Assimilation par la civilisation, mais également par l’économie. Les indigènes devraient être rassurés sur leur droit à la propriété. C’est par l’introduction progressive de la propriété privée, par la modernisation des techniques culturales, par l’échange, etc., que les indigènes seraient amenés à s’intégrer progressivement à la société capitaliste. Le rôle de l’État étant de les conduire vers cette émancipation et pour cela il devrait « mettre fin aux 1

Député de la Seine-Inférieure, il publia trois brulots : La Question d’Alger, 1837 ; L’Algérie en 1838 ; l’Algérie en 1848. 2 Urbain Thomas (1812-1884), né à Cayenne (Guyane française) Recruté comme interprète à l’armée d’Afrique. Il exerça ces fonctions en 1837 auprès du général Bugeaud à Oran où il arriva au mois d’août de cette année-là. Muté à Constantine, il se maria à une Constantinoise et se convertit à l’islam en prenant le prénom d’Ismaël. La personnalité de l’émir Abdelkader qu’il eut l’occasion de rencontrer (1848) lui inspira une vive admiration et une grande sympathie. Dans ses articles de presse, ensuite dans ses livres, il considérait que « le temps était venu de ne plus traiter les Algériens musulmans comme des vaincus mais comme de futurs citoyens à qui il fallait donner des raisons d’aimer la France. » Malheureusement, il fut vilipendé par le parti colonial et son œuvre recouverte d’un monceau de silence coupable. Il eut deux grands admirateurs, M. Emerit et C.R. Ageron.

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pratiques de la colonisation qui faisait payer les impôts aux Arabes sans garantir leurs propriétés et de l’administration civile qui sacrifiait les vrais paysans aux exigences de quelques colons, souvent étrangers1. » Quel rôle pour chaque communauté ? Aux Européens devraient revenir l’exploitation des forêts et des mines, les drainages, les irrigations, l’introduction des cultures perfectionnées… « L’indigène sera paysan, ouvrier agricole ou industriel, selon son aptitude. Nous savons déjà que les montagnards kabyles ou berbères fourniront au recrutement de l’atelier de la grande industrie ; ils sont, en outre, arboriculteurs, jardiniers, maraîchers, agriculteurs, etc. Les Berbères de la plaine et des contrées ouvertes donneront le paysan, et sans doute aussi le prolétaire des manufactures. Quant à l’Arabe, il sera employé à l’élevage des chevaux et des moutons, à la transhumance des troupeaux… » Tous feront d’excellents soldats pour défendre la France. Pour que les indigènes profitent de ces avantages il faut les émanciper de la vieille organisation tribale et de son corollaire la chefferie traditionnelle. Pour cela « nous développerons la vie municipale de manière à restreindre insensiblement l’action de l’aristocratie, qui tombera alors, non pas parce que nous l’aurons frappée, mais parce que ses appuis naturels l'auront délaissée. » Ces idées furent reprises par Napoléon dans la lettre qu’il adressa au maréchal Péllissier (23 mars 1863) pour lui exposer sa nouvelle politique à l’égard de l’Algérie. « Je le répète, l’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais un royaume arabe. Les indigènes ont, comme les colons, un droit égal à ma protection, et je suis aussi bien l’empereur des Arabes que l’empereur des Français2. » Pour mettre en œuvre cette politique, l’empereur initia une loi qui fut adoptée par le Sénat le 22 avril 1863. Son premier article disposait que les tribus étaient « déclarées propriétaires des territoires dont elles ont la jouissance permanente et traditionnelle, à quelque titre que ce soit ». Plus que tout le reste, cet article sur la « propriété incommutable des tribus » souleva contre lui l’indignation et la colère des colons, qu’E. Mercier, dans son histoire de Constantine, décrivait en ces termes : « On était atterré, humilié, confondu ; puis, la colère, chez les uns, la désespérance chez les autres, envahissaient les âmes et se manifestaient par des protestations ; chacun se demandait quels actes législatifs allaient sanctionner de semblables prémices. » La presse instrumentalisée par le « parti colonial » prit pour cible les inspirateurs de la lettre de l’empereur et plus 1

Toutes les citations sont extraites de L’Algérie française. Indigènes et immigrés, Paris, 1862, publié sans nom d’auteur. 2 Lettre de l’empereur au gouverneur général du 6 février 1863 in Menerville, code annoté, vol. II, p. 186.

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particulièrement Ismaël Urbain. Un « Comité pour la défense des intérêts algériens » fut créé à Constantine, il se composait de dix-neuf membres, suivi plus tard par celui de Philippeville, de Bône et d’El Harrouch, etc. Bientôt on assista à une sorte de coordination régionale des comités, ensuite nationale, toutes chargées de mobiliser les colons afin de mettre la pression sur le gouvernement. Un mémoire adressé au Senat réfuta en termes virulents la lettre de l’empereur : « Il était bien naturel que les Algériens protestassent contre la théorie du royaume arabe, négation du principe de la conquête et abandon des efforts et des sacrifices faits depuis trente ans par la France, pour la justifier1. » Cette effervescence générale posa les bases du parti colonial en gestation. Des brochures virulentes furent publiées par ses représentants, qui dénonçaient le régime militaire, considéré comme la cause des malheurs de l’Algérie. Son programme se résumait en trois points : substituer le régime civil au régime militaire, instaurer par la force la propriété privée, détruire la féodalité arabe. Les insuccès, en matière de colonisation et de « civilisation des indigènes », affirmaient les conseillers généraux de Constantine dans l’un de leurs vœux exprimés en 1865, « tiennent à l’incompétence de l’armée…Jamais l’Algérie ne pourra prospérer tant qu’elle sera gouvernée par des militaires. » Et dans une de ses diatribes, le meilleur représentant du parti colonial, Lucet2, déclarait : « Dieu veuille que répudiant à jamais l’utopie antifrançaise, anticivilisatrice du royaume arabe, les gouvernants aient le courage de briser, jusqu’au dernier vestige, la féodalité indigène. » On peut légitimement dater la naissance tonitruante du parti colonial de cette période. Un parti, raciste, xénophobe, défendant une colonisation à outrance, ennemi irréductible du pouvoir militaire surtout des officiers des bureaux-arabes, qu’il considérait comme les protecteurs de l’ « aristocratie arabe et des indigènes ». On doit à ce parti la production des textes fondamentaux qui alimentèrent la presse, l’école, l’administration, l’opinion publique, d’un argumentaire simpliste, mais tellement efficace qui allait constituer le fond commun de l’idéologie coloniale.

L’application du sénatus-consulte de 1863 Les décrets d’application du sénatus-consulte promulgués en juin 1863 posaient les conditions générales de mise en œuvre de la loi, dont les enquêtes commencèrent en 1865. « Des commissions et sous-commissions administratives désignées par le gouverneur général se rendaient sur place. 1

E. Mercier, Histoire de Constantine, Constantine, 1903, p. 604. Lucet (Jacques) ancien avocat, républicain ardent opposé au coup d’État de 1851, il prit fait et cause pour la colonisation au point de devenir son plus ardent défenseur. Tour à tour journaliste, préfet de Constantine et député, c’est la figure emblématique du républicain colonialiste. 2

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Chacune des tribus devait d’abord être délimitée et son territoire divisé en douars compte tenu des affinités naturelles, de la situation géographique et de la densité de population. Ensuite, les terres de chaque douar étaient réparties en quatre groupes, selon leur statut : terres melk, terres collectives (arch), terres collectives de parcours communaux, terres du Domaine1. » Ordonnés selon un canevas prédéfini les rapports commençaient invariablement par une énumération descriptive du territoire de la tribu, situation topographique, nature du sol, cours d’eau, montagnes, sources, fontaines, puits et abreuvoirs, ruines romaines, mosquées, cimetières, voies de communication, marchés, cultures, industrie, artisanat, commerce, écoles… Ils se terminaient par un tableau intitulé : « État de la population et des richesses et des impôts payés par la tribu. » En plus de cette foule d’informations statistiques, les cartes au 1/2 000 constituaient des documents exceptionnels pour connaître la toponymie des lieux, la répartition des habitants et des propriétés. Au mois de décembre 1870, lorsque l’exécution en avait été arrêtée par une décision du gouvernement de la Défense nationale, 372 tribus réparties sur tout le Tell algérien, comprenant une population de 1 057 066 habitants et formant 656 douars, avaient été reconnues et constatées. Elles occupaient une superficie totale de 7 883 752 hectares dont 3 840 531 hectares terres melk, 1 523 013 hectares terres arch, 1 336 492 hectares terres communales, 180 643 hectares attribués au domaine public et 1 003 073 hectares au domaine de l’État. Les enquêteurs n’avaient pas tous un même niveau de compétence et ne jouissaient pas du même souci scrupuleux pour mener à bien leur travail. Mais certains rapports sont d’une précision et d’une rigueur exemplaires et, pour cause, il y avait en jeu l’assiette de l’impôt. En Kabylie orientale à l’exception des Bni Touffout, Bni Siar, Bni Idder, Bni Afer, Bni Foughal, Ouled Asker, El Aouana, visitées seulement après 1890, lors de l’application de ce qu’on a appelé le petit sénatus-consulte, toutes les autres tribus de l’oued El Kébir ont été enquêtées entre 1866 et 1869.

Un exemple de tribu enquêtée : Bni Habibi Composée de six fractions toutes descendantes d’un même ancêtre à l’exception des Thyanah, la tribu de Bni Habibi fut pourtant subdivisée en deux douars. Hayen couvrant un territoire de 3 359 hectares (population 1 136 personnes 250 gourbis) et comprenant les Bni Mazouz, Ouled Chebel et Thyanah ; Oum Aggrioun couvrant un territoire de 4 132 hectares (1213

1

A. Badjadja, op. cit., p. 30.

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personnes en 252 gourbis1), formé de Ouled Makeul, Ouled Mancer et Mahasnia. On désigna pour chaque douar une djemaa de neuf membres. Celle de Hayen eut pour cheikh Mohamed Ben Boudour et celle d’Oum Aggrioun, Abdallah Ben Krika. La tribu possédait 46 mosquées ou lieux de prière également répartis entre les deux douars, 3 grandes zaouïas (Sidi Ahmed El Abed, Sidi Ouarets, Sidi Lebcir) toutes situées à Hayen et 4 écoles coraniques : Acemmeur : 20 élèves ; El Tahar : 11 élèves ; El Hadjera : 12 élèves ; Ain El Mhassen : 15 élèves. Lors de la délimitation des terres, un conflit surgit à propos de la destination des biens habous2 avoisinant la zaouïa de Sidi Ahmed El Abed. Le Domaine formula des revendications fermes à propos de 6 jujubiers et 44 oliviers qu’il intégra au patrimoine de l’État contre la volonté des habitants qui les considéraient comme un bien habous de zaouïa. Finalement et après les opérations de bornage, le territoire des Bni Habibi, fut réparti comme suit : terres melk 3 625 hectares, biens communaux 1 211 hectares, forêt domaniale 2 571 hectares, domaine public 72 hectares. La tribu a donc perdu presque la quasi-totalité de ses forêts (984 hectares à Hayen et 1 571 hectares à Oum Aggrioun). Si les biens communaux demeuraient théoriquement à la disposition de la Djema qui avait pouvoir de les destiner à des usages collectifs, ou même de les vendre ; l’État conservait cependant la faculté de s’en approprier.

Le sénatus-consulte, facteur de désagrégation sociale Les colons obnubilés par la question du statut de la terre, qui devait selon eux impérativement être débarrassé du « collectivisme », ne virent dans le sénatus-consulte de 1863 qu’une manière de renforcer celui-ci. Or, les enquêtes sur le terrain avaient montré en Kabylie orientale notamment que toutes les terres, à l’exception des forêts, étaient de statut melk, le plus souvent actées par-devant la djemaa ou les cadis. Transmissibles, ces propriétés familiales pouvaient également faire l’objet d’échange selon des modes strictement codifiés. Chaque propriété était bornée et reconnaissable. Certains lots portaient des noms qui les identifiaient, devenant, parfois, éléments de la toponymie. Le sénatus-consulte n’eut donc qu’à constater cet état de fait : pas un arpent de terre en Kabylie orientale n’était de statut « arch ». 1

Voilà un abus de langage colonial, toutes les habitations qu’elles soient en dur avec toiture en tuile ou en broussaille et toiture en diss sont désignées par le terme de gourbi. 2 Biens de mainmorte admis en droit musulman, afin de permettre, sous forme de donation pieuse, de laisser la jouissance à des dévolutaires.



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Les changements induits par l’exécution du sénatus-consulte en Kabylie orientale peuvent être résumés en quatre points : — l’instauration des « douars-communes 1», qui cassa le vieil ordre fondé sur la tribu et ses subdivisions naturelles (la fraction, la mechta, la famille) ; — les nouvelles djemaa désignées par l’administration et fonctionnant sous son strict contrôle n’avaient plus rien à voir avec l’institution traditionnelle, celles-ci en étaient même la stricte négation ; — l’appropriation par le Domaine de vastes étendues de forêts qui privait les éleveurs de terres de pacages ; — la détermination de l’assiette d’impôt sur une base plus affinée. Dans le long processus d’indigénisation, le sénatus-consulte représenta un moment clé. Il parachevait la désagrégation du cadre social traditionnel « pour libérer l’individu » de l’emprise de la tribu. Les djemaa instituées devaient, selon les législateurs, devenir le cadre démocratique où s’exerçait le pouvoir collectif de la communauté. Cette vision pseudo libérale n’était en réalité qu’une manière à peine voilée d’instrumentaliser les vieilles structures sociales pour les mettre au service de l’administration. Il est vrai que l’ordre ancien, fondé sur le communautarisme tribal, rendait impossible toute évolution propice à libérer l’individu du joug clanique. Mais dans la situation coloniale le clan apparaissait comme le seul refuge contre les menaces infiniment plus destructrices de l’ordre nouveau. De plus la néo-djemaa, instituée par la loi de 1863, était la stricte négation de la djemaa traditionnelle. Sorte de cénacle constitué de neuf membres triés sur le volet par l’administration, la nouvelle institution était dirigée par un cheikh assisté d’un secrétaire, elle délibérait obligatoirement en présence du représentant du chef du bureau-arabe. Pour limiter encore plus son indépendance, toutes ses décisions étaient préalablement soumises au bureau-arabe avant leur mise en application. « L’autonomie du village comme corps politique n’existant plus, les pouvoirs politiques de la djemaa n’avaient plus de raison d’être, et ont disparu sans qu’il ait été nécessaire d’en faire l’objet d’une stipulation particulière2. » Réduite à un rôle de simple courroie de transmission la djemaa n’assurait plus que des fonctions répressives : police, amendes, impôts… Un dualisme « institutionnel » ruineux s’instaura de fait entre néo-djemaa et djemaa traditionnelle, celle-ci continuant à se réunir, mais en quasi-clandestinité pour statuer sur les questions de son domaine d’excellence : la sociabilité. 1 Douar : agglomération de tentes posées en cercles, le douar tel qu’on pouvait l’observer dans le reste de l’Algérie est par définition une structure mobile, instable et itinérante, c’est le propre des populations nomades. En Kabylie orientale, la subdivision territoriale se constituait de la mechta, groupe d’habitations à base clanique. 2 C.A. Julien, op.cit.

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Répartition par essences des forêts de la Kabylie orientale et zones de concessions.

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LIVRE QUATRIÈME Le patriotisme rural en échec

« Quoi que l’on dise de la soumission du pays l’indigène est toujours prêt pour la révolte. Est-il battu, est-il obligé d’implorer le pardon, c’est la nécessité qui le contraint à cette humiliation, mais jamais, jamais, il ne perd l’espoir de recommencer la lutte. Ce sera dans dix mois, dans un an, dans deux ans ; l’espoir de nous chasser marche et dort avec lui1. »

1.

L’INSURRECTION DE 1871 : LES ÉVÉNEMENTS PRÉCURSEURS

Quand le lundi 13 février 1871, les délégués de différentes fractions de la tribu des Ouled Aidoun se réunirent chez les Ouled Harnache ils ne savaient pas qu’ils allaient déclencher l’événement le plus considérable de l’histoire des insurrections populaires du XIXe siècle. Tribu humiliée, ruinée, objet de la vindicte populaire depuis la création du bordj d’El Milia, les Ouled Aidoun voulaient simplement laver un affront et montrer à tous qu’ils n’étaient pas morts sous le poids de l’indignation. À la fin de la réunion, leur décision était prise : attaquer dès l’aube du lendemain le camp d’El Milia, tuer tous les occupants et s’emparer du Bordj. C’était cela le prix de leur orgueil. Ainsi prit forme la révolte des Ouled Aidoun qui marquera le début de l’insurrection générale dans la Kabylie orientale. Elle s’achèvera sept 1



F. Lepasset, Aperçu sur l’organisation des indigènes, Alger, 1850, p. 18.

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mois plus tard avec l’arrestation de Mohamed Ben Fiala et El Hossein Moula Chokfa. Dans la mémoire populaire, cette insurrection laissera le souvenir d’une tragédie indicible qui se sera soldée par la perte des terres, l’appauvrissement général de la population et le début du déracinement. Il y a dans l’histoire de la colonisation un avant et un après 1871. L’historiographie coloniale n’a retenu que les événements de Grande Kabylie, prêtant à ceux de la Kabylie orientale peu d’intérêts au point où, même le rapport, rendu par la commission de la Sicotière1, n’en fit qu’une mention marginale. Pourtant lors du procès aux assises de Constantine qui eut à juger les « grands chefs indigènes », 13 d’entre eux étaient originaires de la Kabylie orientale et ils devaient répondre de faits spécifiques, s’étant déroulés entre Djidjelli et Mila au cours du deuxième semestre de 1871. 339 individus ont été frappés du séquestre de leurs biens meubles ou immeubles, 27 tribus l’ont été collectivement, soit la quasi-totalité de la Kabylie orientale. Comment dès lors expliquer le silence de l’historiographie coloniale sinon par les mythes construits autour de cette insurrection pour justifier a posteriori la manière exceptionnellement brutale avec laquelle elle fut réprimée. Parmi tous les mensonges qui prospérèrent alors dans la presse coloniale, il y en a un qui prit carrément la force de mythe fondateur : le « massacre de populations civiles à Palestro2 ». Y compris des historiens sérieux comme Rinn, Rambaud ou encore C.A. Julien ne dérogèrent pas à la règle en reprenant à leur compte des affirmations du genre : « L’insurrection fut une guerre des seigneurs poussés à la révolte par les chefs des bureauxarabes pour empêcher l’instauration du régime civil », elle reçut « une répression proportionnée à la sauvagerie des insurgés ». Même Ageron, et de manière sibylline, réinvestit le même postulat : « […] l’insurrection de 1871 est l’origine et la cause essentielle de la politique de domination qui l’a suivie3. » En d’autres termes, les Algériens n’avaient qu’à ne pas… se révolter.

1 Rapport de la Sicotière (1872). Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les actes du gouvernement de la Défense nationale. Sur l’insurrection de 1871, il constitue une somme d’une exceptionnelle richesse cependant il fait la part trop belle au point de vue du parti colonial. 2 Un exemple parmi d’autres de cette littérature où les victimes sont toujours du même côté : « Au village de Bordj-Menaiel, les colons ont été abattus à coups de pioche, pour épargner la poudre, et les malheureux soldats qui tombent entre les mains de ces bêtes fauves sont désarticulés vivants ! Je le demande aux esprits les moins pratiques, quelle espérance de civilisation et d’assimilation peut offrir une race de pareils démons, et cela après n’avoir reçu de nous que des bienfaits et des prévenances qu’on a poussées jusqu’à l’adulation, c’est-à-dire la faiblesse », Robiou de La Tréhonnais, L'Algérie en 1871, Paris, 1871, p. 2. 3 C.R. Ageron, Les Algériens musulmans et la France 1871-1919, Bouchene, Paris, 2005, tome I, p. 3.

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En vérité il n’y a pas eu une seule, mais plusieurs insurrections durant l’année 1871. Elles portent toutes la marque de la « révolte du désespoir ». Tantôt aristocratique, tantôt guerre populaire, là elle fut simple rébellion d’un contingent militaire, ailleurs elle prit l’allure d’une jacquerie spontanée et sans lendemain de quelques tribus écrasées par les impôts… Si les événements du 21 janvier 1871 au 17 janvier 1872 eurent une constance, ce fut la folie meurtrière qu’ils déclenchèrent : « La répression fut terrible et pour beaucoup hors de proportion avec la culpabilité […]. Elle a plutôt rassemblé à un acte de vengeance implacable qu’à l’application d’un châtiment proportionné aux méfaits commis1. » Par sa radicalité et sa brutalité, la répression accomplira intégralement le programme établi dès 1863 par les Warnier et Lucet : régler définitivement la question de la propriété du sol et donner le pouvoir total et sans partage au parti colonial. À ce titre, 1871 peut être considérée comme l’année inaugurale du régime de l’indigénat2. Ce système politique, économique, mais aussi idéologique, va codifier la relation entre Européens et Algériens dans une optique coloniale d’un type nouveau se fondant essentiellement sur le préjugé de race et de religion. Si un événement pouvait être considéré comme fondateur dans l’histoire de l’Algérie moderne, après celui de la prise d’Alger, ce fut bien celui-là : il représentait le moment où triompha l’option de l’Algérie française telle que voulue, pensée et mise en œuvre par une minorité d’Européens qui se considéraient comme les descendants d’une race supérieure et les « missionnaires de la civilisation » en Algérie. Pour les vaincus, 1871 constituera dans l’histoire des résistances une des dernières grandes manifestations du cycle patriotisme rural3. Portés par les mêmes intérêts, la défense de la terre et les valeurs communautaires, chefs dynastiques, chefs religieux et plébéiens démontrèrent qu’ils n’étaient pas encore capables de surpasser les divisions héritées du passé et conjuguer leurs efforts dans un combat commun. Cette insurrection conduite par El Mokrani-Boumezrag, El Haddad et Moula Chokfa, que l’on pourrait qualifier de pré-nationale, à l’image de ce que fut celle de l’émir Abdelkader à l’ouest, illustre le sentiment inextinguible des Algériens à vouloir vivre maîtres de leurs terres et dans le cadre de leurs valeurs propres. Son échec, parce qu’elle devait échouer, sera vécu comme une immense tragédie. Elle laissera dans la mémoire collective le souvenir amer d’une occasion ratée aux conséquences incommensurables : la perte des terres, la ruine définitive des tribus, la méfiance à l’égard des chefs, la ruine des aristocraties religieuses ; bref, la fin d’un monde ! 1

Colonel Robin et Rinn cités par C.R. Ageron, op. cit., p. 24. Légalisé par le fameux code de l’indigénat voté le 10 avril 1881. 3 Voir définition donnée par M. Lacheraf dans son ouvrage Algérie nation et société, Paris, 1969, p. 70. 2

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Pour comprendre comment on en était arrivé là, il faut tordre le cou aux mythes et légendes édifiés par les vainqueurs. Car plus qu’aucune autre insurrection, celle-là suscita une fantastique fièvre éditoriale, mais qui ne s’attacha le plus souvent qu’à exposer les points de vue du parti colonial. Cet extraordinaire mouvement, où la spontanéité joua un rôle déterminant, n’aurait-il donc été qu’un complot associant officiers des bureaux-arabes et des « chefs indigènes » pour rendre inapplicables les mesures assimilant l’Algérie à la France ? Une obscure machination de fanatiques religieux ? Voire une réaction raciale au décret Crémieux ? Voilà à quelles questions le parti colonial et à sa suite les historiens ont cherché à apporter une réponse. Le volumineux « Rapport de la commission de la Sicotière » abonda dans le même sens, désigner des coupables alibis afin de ne pas se poser la seule question qui valait la peine d’être posée : pourquoi les Algériens s’étaient-ils soulevés en masse, alors que l’ordre colonial semblait définitivement instauré ? S’il est vrai que le Medjana obéissait au pouvoir aristocratique des Mokrani et qu’il n’est pas possible d’expliquer l’entrée en guerre de ce pays sans la relier à la volonté de son chef, de même on ne comprendrait pas la réaction des Chellata en faisant l’impasse sur le rôle de Ben Ali Chérif ; il est aussi vrai que la révolte des Ouled Aidoun était totalement spontanée et qu’elle ne répondait à aucune motivation exogène. D’ailleurs tous les caïds et les membres de la caste administrative, sitôt la révolte annoncée, s’étaient vite ralliés aux militaires, trouvant dans le Bordj assiégé un refuge propre à les sauver d’une mort certaine. Il faut, pour s’en convaincre, lire les lettres du docteur Vital, médecin libéral installé au Khroubs (Constantine), adressées à son ami Ismaël Urbain, entre 1860 et 1870, où on peut suivre pas à pas la montée inexorable du mécontentement populaire préparant au grand choc de 1871. « Notre province pourrait bien se jeter à corps perdu dans l’insurrection… Jamais la situation n’a été aussi grave, car, en aucun temps nous n’avons eu à lutter, à la fois contre les tribus de la plaine et les gens de la montagne1. »

Une situation pré-insurrectionnelle dans tout le pays… L’année 1870 fut celle où se cristallisèrent toutes les contradictions qui travaillaient la société algérienne. Durant l’été et alors que les événements se précipitaient en France — guerre contre la Prusse, déroute de Sedan, abdication de Napoléon et instauration de la troisième République —, persistant dans son aveuglement, le parti colonial multipliait les déclarations rassurantes. Dans une pétition de défiance contre le gouverneur Durrieu, signée par six cents citoyens de Philippeville réunis le 27 septembre 1870, 1

A. Nouschi, Correspondance du docteur A. Vital avec I. Urbain, Alger, 1958, lettre du 29 septembre 1864.

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on lit : « Les indigènes ne sont pas à craindre d’une manière sérieuse, car il leur manque, pour tenter l’aventure, la chose la plus indispensable : des chevaux. Par suite de la famine et des maladies contagieuses qu’elle a engendrées, le Sud qui était jadis une pépinière inépuisable pour notre cavalerie légère est aujourd’hui dépourvu de chevaux1. » Toute menace d’explosion semblait improbable. « Loin de vouloir s’insurger, la population indigène est animée des meilleurs sentiments… » Ce n’était pourtant pas l’avis des officiers des bureaux-arabes mieux informés par leurs agents infiltrés dans les tribus. « De partout émanaient des rapports faisant état de conflits qui surgissaient entre tribus, entre soff, et qui troublaient la quiétude générale qui semblait être de mise… Les deux soff d’Ali Bey et des Ben Ganah, au sud, pourtant les deux alliés inconditionnels de la France, sont pris d’agitation. Ils sont très excités l’un contre l’autre et sur le point d’en venir aux mains », écrit le général commandant la province de Constantine. « À Akbou, Bougie, Biskra, Touggourt, Mzab, Ouargla, Goléah, la poudre, les armes circulent fréquemment, et ce malgré l’interdiction de vente d’armes qui a été maintenue pour l’Algérie. » « Des bateaux maltais, britanniques débarquent de la poudre en contrebande dans le port de Collo. » « Trois indigènes sont arrêtés à la Calle avec trois cents kilos de poudre anglaise2. » Les rapports des autorités évoquaient également le ramollissement de l’action des chefs indigènes alors « que s’accentue davantage la résistance sourde des tribus à l’acquit de leurs charges en hommes ou en argent ». Les rumeurs les plus folles circulaient au sein de la population. On annonçait l’arrivée du fils d’Abdelkader ou encore celle d’hommes en armes venant d’Égypte ou de Tripoli. Cette situation pré-insurrectionnelle allait bientôt exploser d’abord sous forme d’incidents isolés ensuite de rébellions locales pour enfin devenir, à partir de mars 1871, quand le vieux El Haddad appela à la guerre sainte, une insurrection générale embrasant plus de la moitié du territoire Algérien. « Il y a encore des mots magiques qui font tressaillir [le pays] et chaque fois qu’on lui parlera de nationalité, d’islam, de terre sainte à purger de la présence des infidèles, on le trouvera prêt à marcher3. » La chronologie de l’insurrection de 1871, ses acteurs clés et leurs motivations sont connus. Des historiens y ont attaché leur nom4. Dans ce

1

Le journal de Philippeville Le Zeramna, 22 octobre 1870. Toutes ces citations sont extraites du Rapport de la Sicotière, op.cit. 3 A. Nouschi, Lettre de Vital à Urbain, 8 avril 1864. 4 Les incontournables historiens de l’insurrection sont Rinn, Insurrection 1891, Robin, Insurrection, 1901 et Rambaud, 1891. Ce dernier présente un raccourci de la situation tout en s’attachant à cerner la psychologie et les motivations des personnages clés : El 2

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chapitre, nous nous consacrerons surtout à relater les événements propres à la Kabylie orientale. Nous aurions voulu fonder notre travail sur la documentation d’époque, disponible dans les fonds d’archives en France. Elle nous aurait apporté, sans nul doute, une foule d’informations de première main. Malheureusement cela ne nous a pas été possible. Est-ce à dire que cette recherche n’est que la reprise de travaux déjà connus ? Seulement en partie. En plus de l’inévitable Rinn, nous avons exploité des documents soit ignorés, soit négligés par ce dernier. Ils nous ont permis de mieux cerner les motivations des insurgés. Par contre, là où on a buté sur un manque d’informations flagrant, c’est sur l’étendue de la répression et sur ses répercussions. Ce volet, qui nous a paru plus important et plus décisif que les péripéties proprement militaires de l’insurrection, est ici traité sur la base de documents jamais encore exploités.

… Et en Kabylie orientale famine, typhus, choléra En cette fin de l’année 1870, on arrivait au terme d’une décennie marquée par une succession de calamités naturelles combinées aux destructions provoquées par cinq colonnes expéditionnaires successives. Pour ne rien arranger, 1867 et 1868 furent deux années de grande sécheresse suivie d’une invasion de sauterelles et d’une épidémie de choléra, de typhus qui firent des ravages parmi une population fragilisée. Si la famine fut moins ressentie en Kabylie orientale — elle tua 500 000 personnes, soit 1/5 de la population totale de l’Algérie —, l’épidémie de choléra fit des ravages. « … À quelles extrémités n’en viendront pas des hommes désespérés, sous le conseil de la faim et de la soif 1 ? », observait Ismaël Urbain. La fin des années soixante enregistre également, en la Kabylie orientale, l’arrivée en force des concessionnaires de forêts. Ils prirent possession des terres imparties au Domaine par le sénatus-consulte. Une des tribus les plus touchées fut les Ouled Attia dans le cercle de Collo. Deux de ses fractions, les Djezia et les Ziabra (mais pas les Ouled Djemaa) perdirent respectivement 4 849 hectares et 5 229 hectares, soit 75 % de leur territoire de pacage. S’agissant de tribus tirant leur principal revenu de l’élevage, une telle mesure les condamnait purement et simplement à la ruine. À cette crise économique et morale suscitée par les événements internes, vinrent se greffer ceux de métropole. En juillet 1870 la France entrait en guerre et était rapidement battue. Le bruit de ses désastres se répandait partout, colporté par les nombreux travailleurs saisonniers originaires de Philippeville, de Collo, de Djidjelli, exerçant des métiers à Constantine et Mokrani, Ben Ali Cherif et El Haddad. Il ne cite pas une seule fois Moula Chokfa ou Ben Fiala. L’insurrection en Kabylie orientale n’a pas existé pour lui. 1 A. Nouschi, A., op. cit., Lettre 27 juin 1867.

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qui avaient assisté aux départs successifs des dernières troupes pour la France. La fièvre s’empara des montagnes, la rumeur roulait de mechta en mechta : « Les Français s’entretuaient, la France est vaincue, ils vont bientôt partir. » Témoin méticuleux, Féraud écrit : « L’état des esprits, dans la Kabylie orientale, était mauvais. Dans toutes les autres parties de la province, la situation n’était pas moins grave : une étincelle, pétillant sur un point quelconque, pouvait amener un embrasement général1. » Il ne faisait plus bon être caïd, cheikh, ou makhazni (fonctionnaire) dans ces périodes troubles. Tous ceux qui avaient quelque chose à se reprocher prirent peur. Les mécontents, ragaillardis, osèrent publiquement dénoncer les traîtres sur les places du marché. À El Milia, les Ouled Aidoun, qui depuis 1860 étaient placés sous le canon du bordj et administrés directement par le chef du bureau arabe, se virent reprocher leurs agissements passés, on les accusait « de n’être plus des musulmans » et on les engageait ironiquement à aller demander la protection des juifs et des mercantis (commerçants d’origine turque) que les Français avaient « déguisés en soldats2 » .

Le détonateur Ouled Aidoun (février 1871) Le lundi, 13 février 1871, à l’occasion d’une fête donnée chez les Ouled Hannache, des kébar d’Ouled Aidoun s’étaient réunis pour convenir de ce qu’il fallait faire pour laver l’opprobre qui pesait sur leur tribu. Est-ce ce soir-là que fut décidée la prise d’armes ? Qu’importe ! On convint donc que, dès le lendemain, un premier groupe de cent personnes composé d’éléments des Ouled Hannache, Ouled El Arbi et Ouled Bouzid attaqueraient par surprise le marché, tuerait tous les Français isolés, alors qu’un deuxième, profitant de la panique générale, irait prendre d’assaut le Bordj. Comme la plupart des constructions de ce genre, celui d’El-Milia, placé sur un mamelon, se composait d’une bâtisse au milieu d'une cour entourée d’un mur crénelé, flanqué d'un bastion armé d'un obusier. Plus bas, hors de l’enceinte, quelques gourbis, servant de logement aux familles des cavaliers employés auprès de l’officier. Ce jour-là il y avait au camp, en plus des 10 spahis et du chef de l’annexe, le capitaine Sergent, une section de 60 gardes mobiles. En tout 71 soldats et 5 civils européens. Quand on se penche sur le déroulement des événements, on ne manque pas d’être frappés par l’absence totale d’organisation et de prévision chez les insurgés. Une vraie jacquerie, spontanée, fougueuse, terriblement imprévoyante et sans chef. Ainsi, le fil télégraphique reliant El Milia à Constantine et Djidjelli, qui aurait dû être coupé avant l’attaque, ne l’avait été que 24 heures plus tard, ce qui permit au commandant du Bordj de 1 2

C.Féraud, « Documents pour servir à l’histoire de Collo », RA, n° 19, p. 99. Faute de soldats, on mobilisa des fermiers colons et des juifs fraichement francisés.

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demander des secours à Constantine. L’effet de surprise a aussi manqué, puisque, semble-t-il un informateur était parmi les insurgés. Féraud l’affirme : « Le capitaine Sergent, prévenu, dans la nuit, par quelques révélations, du complot tramé contre la petite garnison, avait prudemment pris ses dispositions. » Rinn le laisse également entendre. Toujours est-il qu’au matin du 14 février, des détachements de mobilisés furent placés sur les différents mamelons et au carrefour des deux routes qui traversaient le hameau. Voyant que leur projet avortait, les insurgés brûlèrent quelques baraques du marché et quelques centaines de cartouches dont au moins deux firent mouche, blessant un capitaine et un médecin. Du 14 au 17 février toutes les tentatives de prendre le Bordj échouèrent. Encerclés, privés d’eau et de communication, les assiégés bien armés parvinrent à repousser les assauts. Pendant ce temps, la jacquerie s’était étendue aux Ouled Ali, Achaich, Ouled Embarek et une partie des Bni Kaid, et des Bni Khettab. Toutes les maisons situées sous le fort, ou éparpillées, dans les concessions de liège, ont été pillées et incendiées. Le 20 février, une colonne de 2800 baïonnettes, 270 sabres et 6 pièces de 4 rayées s’engageait sur la route d’El Milia. De Collo, un bataillon de 600 mobilisés et un contingent de 2300 auxiliaires indigènes rassemblés en hâte par le fameux caïd Saoudi, avaient mission de prendre à revers les insurgés. Arrivée à hauteur du col d’Elma Labiod, le 22 février, la colonne fut vivement attaquée par les Bni Tlilen qui l’attendaient. Affolés les soldats brûlèrent 35 000 cartouches presque pour rien. On demanda à Constantine l’envoi de nouvelles munitions. Le 24, les Ouled Ali et les Ouled Aidoun apprenant l’avancée de la colonne se retranchaient au village de Kef El Ghorab. Après plusieurs heures d’un combat inégal, ils se replièrent. La colonne prit possession de l’endroit d’où, dès le lendemain, furent envoyées des patrouilles pour incendier et piller les villages des Bni Kaid. Le même jour, au nord, les villages formant le groupe Serroudj di el Achaich furent attaqués par la colonne arrivant de Collo. Elle incendia 60 gourbis et s’empara des troupeaux qui étaient gardés par les femmes seules, réfugiées sur le sommet du Djebel Serroudj. Pour empêcher que la razzia ne se poursuive, les kébar des Achaich se rendirent auprès du général, pour lui demander l’aman. Ils donnèrent des otages comme gage de leur sincérité. Le 26 février, à 8 kilomètres seulement d’El-Milia, attaquée par les insurgés qui occupaient Kef Zerzour, la colonne fit usage de l’artillerie pour les déloger. Ce fut un vrai carnage qui ne s’arrêta pas là puisqu’en représailles deux villages furent incendiés. Les insurgés renouvelèrent leurs attaques le lendemain contre une partie de la colonne qui arrivait sur El Milia, « on dut faire usage des quatre obusiers dont on disposait pour dégager des fractions serrées de trop près ». Nouveau massacre. Le 27 février, la colonne parvint au Bordj, pour couronner son succès le

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général donna l’ordre d’aller brûler les villages voisins appartenant aux Ouled Amiour, ce qui mit fin à l’insurrection des Ouled Aidoun.

Une répression pour l’exemple : « La soumission à discrétion » Durant les affrontements qui auront duré deux semaines, du 14 février au 27 février, les 6 000 soldats de la colonne brûlèrent plus de 250 000 cartouches, usèrent de mitrailleuses, de chassepots, de canons de 4, de cavalerie contre un ennemi dépourvu de tout. « Avec les Kabyles, armés encore de fusil à pierre, la supériorité du chassepot est effrayante, écrit L’Illustration, une fois la première décharge kabyle essuyée, on peut se lancer au pas de course, et il est presque impossible à l’ennemi de recharger son arme, opération qui lui demande plusieurs minutes. C’est grâce à cette supériorité que nous avons pu pousser aussi victorieusement nos opérations, malgré notre petit nombre1. » Dès le 27, les soumissions commencèrent à se multiplier ; le général Pourcet se fit donner quatre cents otages ou prisonniers et neuf cents fusils. Il réunit les djemaa et leur imposa une contribution de guerre de deux cent mille francs et l’envoi devant le conseil de guerre de 80 chouyoukh et kébar. Mais aussitôt connu à Constantine, ce protocole souleva l’ire du général Rustang, administrateur de la province, qui le jugea « en opposition formelle avec le principe de soumission à discrétion que j’ai essayé de faire prévaloir2. » D’ailleurs il se plaignit amèrement au commandant supérieur de ces conditions et déclara qu’il « se laisserait plutôt briser à plat que de souscrire à des froissements qui atteignaient sa dignité et rendaient ridicule la création vraiment républicaine, la première sauvegarde des intérêts de la colonie3. » Mais qu’entendait-il par « soumission à discrétion » ? Appelé à donner une explication, le général Rustang l’énonça ainsi : « Le seul principe à faire prévaloir vis-à-vis des troupes révoltées est la soumission à discrétion pour ménager nos intérêts et ne pas nous immobiliser ; prenez des otages sérieux, importants, en nombre suffisant pour assurer l’exécution des conditions fixées par le gouvernement. Il faut imposer nos volontés aux tribus rebelles et non discuter de paix avec elles. Toutefois, il importe de faire remettre les armes des combattants et d’imposer une contribution de guerre de 200 F par fusil. Ces conditions sont préliminaires, elles ne peuvent arrêter que les hostilités. Quant aux

1

L’Illustration, 29 juillet 1871, vol. LVIII, n°1483, 1871, 2ème semestre, p. 74. Général Rustant, lettre du 5 mars 1871, in Rapport de la Sicotière, p. 786. 3 Ibid., p. 786. 2

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conditions définitives, le gouvernement seul les dictera1. » Ces dispositions contrevenaient tellement aux usages de la guerre qu’elles soulevèrent incompréhension y compris parmi les généraux partisans d’une répression exemplaire. Comment voulez vous qu’on rétablisse l’ordre, protestait le général Augeraud, si on n’établit pas clairement, dès le départ, les conditions de la soumission : « Ces gens, écrit-il, sont pris d’un désespoir fou. Ils ont déjà montré qu’ils se battent à outrance et qu’il faudra absolument les exterminer tous, si on ne peut organiser les tribus au fur et à mesure qu’elles nous viennent […], j’ai prescrit de tout faire pour désagréger l’insurrection, d’avoir au besoin la main légère pour les premières tribus qui viendront, sauf à s’appesantir sur les dernières2… » Mais son point de vue sera balayé d’un revers de main par les jusqu’au-boutistes du parti colonial qui imposèrent leurs thèses au gouvernement d’Alger et à celui de Paris. Le même jour où les Ouled Aïdoun offraient leur soumission, le bachagha El Mokrani envoyait sa démission au général Lallemand, alors que dans la région du sud, Mohiédine, le fils de l’émir Abdelkader recevait l’allégeance des gens de Ferkane et de Négrine, prêts à le suivre dans la révolte. Le 14 mars El Mokrani annonçait son entrée en guerre et moins d’un mois plus tard (8 avril), c’était au tour du cheikh El Haddad de lancer à la foule son fameux appel au djihad.

Toute la vallée d’oued El Kébir prête à s’embraser Au matin du 8 avril, il y avait foule sur la place du marché de M’cisna, à Seddouk. Le vénérable vieillard, chef charismatique de la Rahmanya, parvenait à peine à se tenir sur ses jambes, ses deux fils marchaient à ses côtés en le soutenant, entourés de l’élite des moqadem de la confrérie. Après une longue prière, « cheikh El Haddad déclara solennellement que ses deux fils étaient ses khalifat3 et ses naïb4; il fit donner lecture à ses fidèles d’une proclamation les conviant à la guerre sainte ; après quoi il leur remit un drapeau que « le prophète Mohammed lui avait apporté pendant la nuit », et, jetant son bâton au milieu des assistants, il s’écria qu’« avec l’aide d’Allah et du prophète il serait aussi facile de jeter les Français dans la mer ». Ainsi commençait l’insurrection religieuse dans le grand littoral kabyle. Si El Mokrani n’avait de pouvoir que sur ses administrés, la notoriété et l’influence de cheikh El Haddad allaient bien au-delà de Seddouk. En 1

Général Rustang, lettre au général Bonvallet, Sétif, 1er avril 1871, in Rapport de la Sicotière. 2 Général Augeraud, lettres du 1er et du 13 avril 1871, in Rapport de la Sicotière, p.788. 3 Le khalifa est celui qui exerce, par délégation, les pouvoirs naturels du cheikh. 4 Naïb : « adjoint ».

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Kabylie orientale, les affiliés à la Rahmanya se comptaient dans toutes les tribus, ses mokkadem jouissaient d’un prestige et d’une influence considérables. Nous avons vu, précédemment, la place prise par eux à l’avant-garde des insurrections populaires, comment la chute des chefs traditionnels les rendit seuls fédérateurs du sentiment « patriotique ». L’appel du cheikh El Haddad, très largement répandu par ses émissaires, trouva dans la vallée de l’oued El Kébir, un assentiment profond, déjà bien attisé par la terrible répression qui avait frappé les insurgés de février. Le 12 juin, El Koraichi Ben Sidi Sadoun et Amor Ben Amokrane, envoyés par Aziz, arrivaient chez les Bni Habibi. Une grande réunion se tint le jour même dans la zaouïa de Sidi Ouarets, dirigée par El hadj Mohamed Ben Fiala, moqadem de la Rahmanya. Autour de lui il y avait des khouan venus de quelques tribus des alentours. Dehors, la population, rassemblée tout autour de la mosquée d’El Khenak, attendait de savoir ce qui allait sortir de ce conciliabule qui durait depuis plusieurs heures. Deux décisions furent prises par l’assemblée : envoyer des émissaires et des lettres à tous les personnages influents de la région, y compris au caïd des Ouled Aouat, pour leur demander de se rallier au djihad ; réunir les délégués des tribus dès le lendemain au marché de Chekfa, chez les Bni Idder, pour annoncer le djihad. À quelques encablures de là, au bordj d’El Milia, le chef du bureau-arabe avait pris ses devants dès le début du mois de juin. Manquant de troupe, il comptait sur les « auxiliaires indigènes » pour « combattre les indigènes » : dès qu’il apprit ce qui se passait du côté des Bni Habibi il fit appel aux « vieux turbans de la région » : Belgacem Bouïa, caïd des Bni Tlilen, Saad Ben Nini, chaouch originaire des Ouled Aouat, Ahmed Ben Youssef, khoja et aux autres caïds, mokhaznya (fonctionnaires), vieux spahis et khiela (cavaliers)… « Qbaïl modestes et sans aïeux, mais gens de bon sens… » (dixit Rinn) qui placés sous les ordres de Belgacem Bouziane caïd des Ouled Aouat, devaient garder le passage d’El Ancer, position doublement stratégique, elle protégeait la concession Rock et bloquait le seul passage vers El Milia. Cette troupe de vieux briscards aidés de leurs goums était décidée à tenir, elle l’avait promis au capitaine. La perspective d’un affrontement entre « musulmans » était donc inévitable. Le jeudi 15 juin, les représentants des Bni Habibi (Si Mohamed Ben Fiala, Braham Ben El Ahmer, Khalfa Ben Bou El Maîz, Salah Ben Boudour, Salah Ben Bou Gracha, Ammar Ben Bellal, Ali Ben Oudina, Mohamed Ben Bou Ghaba), des Bni Amrane Seflia, Ledjenah, Bni Mamer, Bni Salah, Bni Belaïd, Bni Meslem, étaient tous présents sur la place du marché de Chekfa près de l’ancienne zaouïa de Sidi Abdallah. Sur le vaste terrain bordé par le cimetière et à l’ombre des oliviers centenaires, une foule compacte se pressait autour des émissaires venus apporter le message des insurgés des

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Zouaoua. Ce fut Ahmed Ben Saïoud, mokkadem des Tahria1 (Bni Idder), un homme connu de la région et fort apprécié, qui prit la parole pour faire l’appel solennel au djihad. Il s’avança au milieu de la foule, un Coran à la main, et se mit à psalmodier d’une voix forte les versets du Livre saint. L’émotion était à son comble parmi ces gens, humbles, meurtris par tant de vicissitudes et de privations. Sentant le moment venu de leur annoncer la nouvelle tant attendue : Ben Saïoud, solennel, réclama de tous les assistants « le serment de guerre ». Il répondait ainsi à l’aâda (tradition), qui prescrivait que « la guerre et la paix se décidaient démocratiquement par l’assemblée des djemaa ». Chacun par son serment « engageait l’adhésion de sa partie ». Rien ne pouvait se faire contre la volonté ainsi proclamée publiquement. Et nul ne saurait s’y déroger. Moment d’une extrême exaltation, moment de larmes aussi quand d’une même voix, des centaines d’hommes, jeunes et vieux, élevèrent après Ben Saïoud leur cri sourd « Allah ou Akbar… Allah ou Akbar ». Les tribus de l’oued El Kébir, encore une fois, se trouvaient dans l’obligation de se jeter dans la guerre. Sur-le-champ il fut décidé que la première attaque serait lancée dès le lendemain, contre le caïd des Ouled Aouat, s’il persistait à bloquer le passage d’El Ancer. On lui écrivit une lettre, comme l’exigeait l’aâda, pour le conjurer à rallier l’insurrection avant qu’il ne soit trop tard. « Notre intention est de nous diriger sur El-Milia […]. Mais avant, nous désirons savoir si vous êtes un auxiliaire du protecteur de l’islam. Nous espérons que vous ne vous opposerez pas à notre volonté. Nous voulons le combat de la guerre sainte : c’est un chemin connu, c’est la voie de l’orthodoxie et de la gloire. Que Dieu nous aplanisse les obstacles ! Si vous ne vous ralliez pas à nous… Alors, préparez-vous à la défense ! Nous ne craignons ni vous ni le gouvernement français à qui vous êtes inféodé, car l’autorité française n’est rien devant Dieu ni devant ses élus. Salut sur vous, de la part de tous les gens des tribus du Babor aux Bni Habibi, de la part du khalifat (d’Aziz), le seigneur El Koraichi Ben Sidi Sadoun, et du Ouali El hadj Mohammed Ben Fiala. Que Dieu prolonge leurs existences ! Amen, amen, amen. Répondez-nous vite, salut2. » Convaincu que le camp adverse manquait de troupes, mais surtout d’armement, le caïd des Ouled Aouat ignora cet appel. Ce en quoi, il ne trompait guère. À ce stade de la mobilisation, les insurgés pouvaient compter

1

Habitant de Bord El Tahar, surplombant Bni Idder. Nous apprenons ainsi que Si Mohamed Ben Fiala a la fonction de khalifa de Azziz El Haddad, qu’il est Hadj et reconnu en tant que ouali « marabout », titre combien prestigieux dans ce pays très sensible à l’autorité religieuse. Cette lettre est extraite de L. Rinn, Insurrection, op. cit., p. 423. 2

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sur six cents à sept cents fantassins1, une centaine de cavaliers et quelques mulets pour le transport. Une troupe mal préparée disposant de cinq cents fusils à peine. C’est que les tribus n’avaient pas toutes envoyé leurs renforts ; des résistances persistaient chez bon nombre d’entre elles. Comprenant que la présence d’El Koraichi et d’Amor Ben Amokrane en était la cause, Ben Fiala convainquit les deux émissaires d’Aziz de s’éloigner, laissant au seul soin des gens du pays la conduite de l’insurrection. Les deux hommes partirent bientôt pour retrouver Aziz du côté de Takitount.

El Hossein Moula Chokfa prend la tête de l’insurrection Resté seul à la tête des insurgés, Mohamed Ben Fiala, le pieu mokkadem, le cheikh, compagnon passionné des livres, eut une idée de génie qui allait transformer la fragile révolte en une insurrection générale dans toute la Kabylie orientale. Certes il avait, de son côté, le prestige d’une famille dont la notoriété rayonnait sur tout le pays, une intelligence brillante et d’autres qualités qui le posaient en guide spirituel, mais il lui manquait, ce que les circonstances exigeaient qu’il eût de plus : l’aura d’un chef de guerre. Un autre homme l’avait, El Hossein Moula Chokfa, c’était son propre cousin et son ami. Âgé d’une quarantaine d’années, il était en résidence surveillée à Mila. Il lui écrivit une lettre qu’il fit porter par un émissaire de confiance par laquelle il lui demandait de venir prendre le commandement de l’insurrection2, car « toi seul es capable de nous guider » y insistait-il. Le turbulent El Hossein3 qui pendant vingt ans avait été de toutes les rébellions ne pouvait se dérober à cet appel. Il aurait, selon Rinn, refusé quelque temps auparavant la même proposition venant d’El Aziz El Haddad. À la différence de ce dernier, Mohamed Ben Fiala lui proposait non point d’être le chef d’une improbable troupe, mais celui d’une insurrection déjà en marche. « Moula Chokfa était, aux yeux des indigènes de la région, le seul homme en situation de commander dans l’oued El Kébir », écrivit encore Rinn. Le 20 juin, l’officier du bureau-arabe de Mila, prévenu que Moula 1

Rapport du sénatus-consulte chez Ouled Bouyoucef : 3 cavaliers, 65 fantassins ; Bni Habibi 7 et 244 ; Bni Aicha 10 et 133 ; Bni Belaïd 10 et 76 ; Ledjenah 20 et 40 ; Bni Meslem 7 et 50 ; Taïlmam 15 et 68 ; Bni Ftah 12 et 129. Sources archives cadastre Constantine. 2 D’après Rinn, cette même proposition lui aurait été faite bien avant par Azziz El Haddad, mais El Hossein l’aurait refusée, rechignant à se mettre sous la coupe d’un plus jeune que lui, certes du même rang, mais n’ayant pas le même état de service. 3 Nous connaissons El Hossein, nous avons suivi sa trajectoire tumultueuse depuis 1851, quand il avait à peine vingt ans, et qu’il fut nommé caïd d’un ensemble de 7 tribus, puis accusé de complot contre le colonel Robert il fut destitué et interné à Mila. On le retrouvera en 1864, à la tête de l’insurrection qui ébranla, sous la houlette de la Rahmanya, toute la région de Mila. Arrêté, il fut transporté à l’île Sainte-Margueritte où il demeura cinq ans, après quoi, il revint à Mila, où il vécut en résidence surveillée.

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Chokfa risquait de s’évader, donna l’ordre au caïd, qui en assurait la garde nominale, de l’arrêter immédiatement, mais, « celui-ci averti — on ne sait par qui — s’empressa de gagner la montagne ; de sorte quand on arriva pour l’arrêter, on ne trouva personne, pas même quelques riches tapis 1 ». L’arrivée d’El Hossein, l’enfant du pays, à Bni Idder fut marquée par de grandes fêtes. Nul doute qu’un observateur averti, assistant à ces triomphales retrouvailles, n’en pouvait qu’apprécier la grandeur. Ce fut ici même, sur cette place, cent ans auparavant, que l’arrière-grand-père d’El Hossein, Abdallah Moula Chokfa, avait été accueilli en héros. Il revenait d’Alger où il était allé combattre le compte d’O’Relley. L’instant était d’autant plus solennel, qu’il réunissait deux hommes, parmi les plus aimés et les plus respectés de la région. El Hossein et Mohamed Ben Fiala : même âge, même famille et même veine. Tous deux héritiers présomptifs de la baraka des Ouled Abed. Leurs parents, leurs arrière-grands-parents avaient combattu côte à côte les colonnes de Mac Mahon en 1848. Il y avait là également, venus accueillir le nouveau chef, ses trois frères Belgacem, Ammar et Taieb, entourés par nombre de mokkadem et de khouan rahmanya. Ce jour même, Mohamed Ben Fiala envoya des émissaires un peu partout pour annoncer le retour de Moula Chokfa, il exhortait cheikh et mokkadem à venir nombreux assister à la Djemaa générale qui devait décider du sort de l’insurrection. Celle-ci se tint dans la zaouïa des Moula Chokfa le 25 juin. De nouvelles tribus y déléguèrent leurs représentants. L’arrivée impromptue de Labassi Ben Amokrane, mokkadem des Ouled Asker, fut la plus surprenante, on l’accueillit dans une joie indescriptible. Les Ouled Asker, grande tribu réputée pour la bravoure de ses guerriers, était depuis quelques années tenue d’une main de fer par le caïd Aich Ben Zeid, serviteur fidèle de l’armée française. De plus c’était sur leur terre et sous leur protection que passait la route de Constantine. La venue du mokkadem était d’un bon présage, elle ouvrait la voie au ralliement des populations du sud des Bni Idder. La djemaa évalua les forces disponibles dont on estima le nombre à quelque trois mille fantassins2, à condition que tous les contingents promis arrivent à temps. Question armement, on disposait de quelques centaines de fusils, d’armes blanches, de flissa (épée kabyle). Hétéroclite arsenal qui n’avait rien à voir avec l’artillerie de l’ennemi, ses milliers de chassepots (fusil de guerre à aiguille utilisé par l’armée française de 1866 à 1874), ses canons, ses mitrailleuses, etc. La priorité du moment parut être le renforcement des rangs de l’insurrection par l’adhésion de nouvelles troupes. On convint donc de constituer deux contingents. Le premier sous les ordres d’El Hossein et Ben 1 2

L’Indépendant du 15 juillet 1871. Six mille, écrit Rinn. Chiffre bien évidemment exagéré. 

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Fiala prendrait la route du Sud vers les Ouled Asker, les Bni Ftah, les Arrhes, les Zouagha. Fort de nouvelles recrues, il devait prendre d’assaut Mila, sinon se replier sur le Nord pour faire jonction avec le second contingent. Commandé par Larbi Ben Bouzeraa, Belgacem Ben Mabrouk, cheikh Bouarouar celui-ci devait mobiliser les tribus des Bni Belaïd, Bni Touffout, Bni Ferguen, Mechat et celles du sahel de Collo. Les chefs de l’insurrection étaient obnubilés par le manque de troupes et surtout par la perspective de devoir encore une fois épuiser leur énergie dans une guerre fratricide. L’expérience de la révolte des Ouled Aïdoun était encore présente dans les esprits. Manquant d’armement, confronté aux « auxiliaires indigènes », le soulèvement s’épuisa en des escarmouches vaines sans pour autant faire subir à l’ennemi des pertes significatives. Le sentiment profond de la population et de ses chefs considérait l’union des forces comme la seule clé de la victoire. On comprend dès lors pourquoi Ben Fiala et Moula Chokfa mirent tant de temps pour passer de la phase de mobilisation à celle de l’offensive. Leur souci constant aura été, du 20 juin 1871 au 8 juillet 1871, de gagner les tribus encore hésitantes à la cause du djihad. Faisant preuve d’une grande habilité, ils dépêchèrent des émissaires, écrivirent des lettres, usèrent de menaces et parfois même de violence, pour construire pas à pas la grande union sacrée qui avait toujours manqué à la Kabylie orientale. Leur mansuétude, même à l’égard des plus compromis, leur facilita la tâche et, les attaques des Ouled Aouat du 4 juillet exceptées, on ne tua personne. Ce fut aussi une « insurrection épistolaire ». On est frappé d’étonnement par le nombre de lettres que les insurgés échangèrent. « Des messages incessants », « [les] lettres, [les] proclamations incendiaires circulaient dans toutes les directions1 ». Il y avait incontestablement chez ses chefs un souci constant d’organisation qui avait dramatiquement manqué aux insurrections précédentes.

1

L’expression est de C. Féraud, op. cit., RA n° 20, p. 108.

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L’insurrection de 1871, routes et lieux des opérations. D’après L. Rinn, in L’Insurrection de 1871, annexe.

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L’EMBRASEMENT DE LA KABYLIE ORIENTALE

Organiser l’offensive pour éviter les erreurs du passé Au lendemain de la réunion tenue à la zaouïa de Sidi Abdallah, Moula Chokfa et Ben Fiala, à la tête de leur contingent, s’engagèrent dès l’aube sur la route de Bordj Tahar. C’est là que le caïd des Bni Idder s’était fortifié. Un affrontement était donc prévisible et sans doute souhaité par El Hossein qui gardait en lui vivace un vieux ressentiment à l’égard des Ben Amirouche. Mais contre toute attente, dès que les insurgés parurent à l’horizon, les gardes du caïd levèrent les armes au ciel et s’avancèrent pour fraterniser. Ce fut un moment de joie indescriptible, comme un parfum de première victoire. Abandonné par les siens, Ben Amirouche prit la fuite pour aller se réfugier chez son ami le caïd des Ouled Asker, Aich Ben Zeid. C’était un chef puissant et craint qui avait la haute main sur la plus redoutable des tribus. Voulant éviter l’affrontement coûte que coûte, les insurgés expédièrent une lettre à Ben Zeid lui demandant de se joindre à eux, faute de quoi ils le considéreraient comme ennemi et l’attaqueraient jusque dans son dernier refuge. Se croyant sûr de son bon droit et de ses hommes, le caïd leur répondit qu’il préférait mourir plutôt que de les rallier, ignorant qu’il était que les Ouled Asker, sa propre tribu, l’avaient lâché. Car en même temps que sa lettre, en arrivait une autre, expédiée par les notables de plusieurs fractions, annonçant aux insurgés leur désir de combattre à leurs côtés. Ce retournement de situation pour le moins inattendu obligea Ben Zeid à réviser sa position. Il le fit avec panache. Sa médiation avec les terribles Bni Ftah, hommes de feu et de courage, eut un succès immédiat. Leurs chefs s’engagèrent à fournir des contingents. Avançant de tribu en tribu, Ben Fiala et Moula Chokfa enregistrèrent ainsi d’autres succès auprès des Arrhes, des Zouagha, ralliant à leur cause toutes les tribus du Sud. Dans le Nord, le second contingent avait gagné à sa cause les Ledjenah et les Bni Meslem, non sans avoir exercé quelques pressions sur leur caïd. Ensuite les insurgés marchèrent sur les Bni Belaïd, les Bni Ferguen. Arrivé chez les Méchât, ils trouvèrent là le caïd Belgacem Bouziane venu avec une partie de ses troupes se porter au secours de ses amis. Le contingent accomplit une belle manœuvre, il rebroussa chemin donnant l’impression de

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se retirer, mais dès la nuit tombée, il attaqua le poste d’El Ancer mettant en déroute la troupe qui en assurait la garde. La concession Bock fut saccagée, les forêts brûlées. Les Ouled Aouat, abandonnés par leur caïd qui alla se réfugier dans le bordj d’El Milia, rejoignirent en bon nombre les rangs de l’insurrection. Toute la vallée de l’oued El Kébir était maintenant aux mains des insurgés. Restait à rallier des tribus du sahel de Skikda et celles de Mouia et des Bni Tlilen. L’union sacrée, celle qui jamais ne put se réaliser auparavant même pendant les périodes fastes des Ben Azzedine, la Rahmanya la réalisa. Quand bien même le prestige des deux chefs de la rébellion y était pour beaucoup, sans le travail en profondeur accompli par les mokkadem et les khouan, tout cela eut été impossible. Seul l’élément religieux réussit à fédérer des tribus aussi dissemblables que les Ouled Aïdoun, les Bni Habibi, les Ouled Asker et les Bni Idder. Quoi de mieux pour illustrer le succès de cette unité, que le défilé du 17 juillet, où l’on vit Ben Fiala, précédé du drapeau de sa zaouïa et d’un corps de musique (Ghaita), traverser l’oued El Kébir avec un millier de fusils et parcourir le territoire des Bni Belaïd et Bni Ferguen, recevant partout les hommages des Qbaïl. Voilà en quoi l’insurrection de 1871, au moins dans cette phase de préparation, aura accompli la moitié du chemin vers la victoire. Mais la moitié seulement. Il restait à battre l’ennemi sur le champ de bataille. Pour cela il aurait fallu que les insurgés eussent une organisation, un armement et une stratégie de combat, qui les placent en position d’affronter d’égal à égal une armée européenne appartenant à l’ère industrielle du capitalisme. À lire les historiens de la colonisation, on est frappé par leur silence quasi religieux sur la question des forces en présence. On ne nous dit rien sur l’armement des insurgés ni sur leur organisation. Les seules données récurrentes concernent leur nombre d’ailleurs toujours surévalué. « Le 6 juillet on vit les masses rebelles descendre les coteaux des Ouled Ali au nombre de cinq ou six mille, mais c’était une véritable cohue. » Une cohue de six mille hommes… plus terrifiante pour elle-même que pour l’ennemi ! Telle semble être l’image qu’en ait retenue Rinn. Mais un témoin objectif de ces événements nous aurait certainement renseigné sur l’état général des insurgés, nous dire dans quelle immense misère ils étaient, nous parler de leur dénuement, comment les uns armés de pioches, les autres de gourdins, rares portant des fusils et le plus souvent sans avoir de poudre, ils avaient rejoint l’insurrection avec femmes et enfants... C’était avec ces « troupes » que Moula Chokfa et Ben Fiala devaient combattre une armée de métier, aguerrie sur les champs de bataille, forte de milliers d’hommes et disposant d’un armement considérable. Tactiquement, les conditions de l’affrontement avaient également changé : les insurgés n’étaient plus comme par le passé, une « paysannerie

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en arme » contrainte à une guerre défensive, mais une « armée de paysans » en offensive, mise dans l’impérieuse nécessité de devoir conquérir des bastions ennemis situés sur divers points du territoire. Dispersion qui posait par conséquent de vrais problèmes d’organisation, de coordination et de répartition des forces… Les Français fortifièrent solidement El Milia, Mila, Djidjelli et disposèrent des troupes mobiles placées au-devant de ces points névralgiques pour tenir l’ennemi à distance. Pour avancer, les insurgés devaient engager des attaques offensives, sur plusieurs fronts simultanément afin de fixer les Français sur place en les empêchant de rassembler leurs forces. S’ils ne manquaient pas d’hommes pour ce faire, ils n’avaient pas l’essentiel, un armement adéquat. Enfin, la guerre engagée en 1871 avait ceci de singulier qu’elle n’était pas commandée par des étrangers. Ses chefs Ben Fiala, Moula Chokfa, Larbi Ben Seddik, Bouarouar, etc., étaient tous originaires du pays. Ils réussirent à imposer leur autorité sans partage, grâce notamment à leur aura personnelle, mais aussi au prestige de la Rahmanya et à son vaste réseau de khouan. En ce sens on peut dire que cette insurrection réalisa l’émergence d’une solidarité active transtribale dans le cadre confrérique, marquant du même coup l’effondrement du vieux mythe messianique, celui du Mehdi « revenant » et de son corollaire le « chérifat1 » omnipotent. Dernier facteur très défavorable celui-là, la conjoncture générale avait beaucoup évolué. Si, en mars 1871, l’ennemi était en position défensive par manque de troupes, quatre mois plus tard le rapport de force avait complètement basculé. Aux premiers jours de juillet, une terrible nouvelle tomba. Azziz El Haddad et Ali Oukaci avaient fait leur soumission à Ait Hichem alors que la colonne du général Lallemand et celle du général Saussier marquaient des points du côté de la Medjana et du Djurdjura. Et, comme un malheur n’arrive pas seul, quelques jours plus tard, une autre mauvaise nouvelle tombait : cheikh El Haddad, le vénérable maître de la confrérie de la Rahmanya avait lui également fait sa soumission. Tout semblait perdu, en tous les cas l’espoir d’une victoire sur les Français relevait de jour en jour de la chimère. Pour préserver l’état d’esprit des troupes, ces informations ne furent pas divulguées immédiatement. L’ennemi de son côté opta pour la prudence. Au lieu d’aller à la rencontre des insurgés, les Français concentrèrent toutes les forces disponibles autour de quatre positions stratégiques : Djidjelli, El Milia, les concessions Besson et Lacouturier dans l’oued Zhour situées autour du bordj de Bounoghra et Mila. À l’exception des exploitations forestières, les trois autres places étaient pratiquement imprenables sans armement lourd. 1

Le terme est de K. Filali, op.cit.

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Dès la fin juin, les contingents que les généraux d’Algérie demandaient (on estimait les besoins à 80 000 hommes) commençaient à arriver. Le 11 juillet, Mila reçut en renfort 300 hommes d’infanterie et 400 cavaliers des hussards. Le 12 juillet, d’autres renforts débarquaient à Philippeville, après le retour à la paix en France1.

L’offensive généralisée : des canons contre la foule De leur côté les insurgés divisèrent leurs forces en trois contingents, le premier sous les ordres de Moula Chokfa devait opérer autour de Mila, un second commandé par Si Larbi Ben Seddik, Bouarouar et Belgacem Moula Chokfa se positionna dans les massifs entourant Djidjelli, un troisième contingent, commandé par Ben Fiala et réparti en deux groupes, devait attaquer simultanément El Milia et Bounoghra. Le 10 juillet Moula Chokfa à la tête des Bni Habibi, Bni Idder, Ouled Asker, Bni Ftah, Arrhes et Zouagha encerclait Mila. Des bruits parvinrent à Constantine selon lesquels la ville « serait bloquée : 1 000 ou 1 500 révoltés se trouveraient à 7 ou 8 kilomètres d’Ain Kerma2 ». On soupçonna les insurgés de vouloir s’en prendre aux Européens des centres de colonisation d’oued Athmania, Rouffach, Ain Kerma, ce qui provoqua une panique générale suivie par la fuite massive de tous les occupants des fermes isolées. Mais jusqu’au 11 juillet, on ne signala aucun acte de représailles à l’égard des civils. L’objectif des insurgés était Mila, qu’ils voulaient assiéger et prendre de vive force. Mais repoussé par l’artillerie et les obus, ils durent se replier sur Zeraia, puis de là vers les Bni Khettab où Moula Chokfa en profita pour remettre de l’ordre dans les rangs de ses forces. Pendant ce temps Ben Fiala s’occupait à relancer les attaques sur les trois autres fronts : Djidjelli, Collo, El Milia. 16 juillet : Sous les ordres d’El Hadj Larbi Ben Seddik et son adjoint Belgacem Moula Chokfa (frère de Hossein), les insurgés attaquaient les postes avancés de Djidjelli. Les tirs d’obus à partir des bordj soutenus par la frégate cuirassée, la Jeanne d’Arc, tinrent à distance les assaillants. 17 juillet : « Les Bni Ferguen ont dû fraterniser avec les insurgés, le 18 la fraternisation des Mechat, aujourd’hui la fraternisation des Ouled Aïdoun, demain retour de Ben Fiala à Khenag Azoutat pour entraîner les Djezia et les Bni Touffout qui lui ont déjà envoyé des émissaires. » 20 juillet : À la tête de son contingent Ben Fiala encercla le bordj d’El Milia, mais avant d’engager la lutte, il écrivit une lettre au capitaine Mélix, nouveau commandant de l’annexe, l'invitant à se rendre, en lui promettant 1 Le traité de Francfort, qui mit fin à la guerre entre la France et la Prusse, est signé le 10 mai 1871 mais il a fallu plusieurs mois pour que les troupes françaises soient libérées. 2 L’Indépendant du 15 juillet 1871.

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l’aman et un sauf-conduit pour quitter la place. Devant l’obstination de ce dernier, plusieurs assauts furent tentés par les insurgés, mais tous repoussés. Les tirs d’obus causèrent beaucoup de dégâts. Reconnaissant l’inutilité de nouveaux efforts, Ben Fiala décida de se porter vers Elma Labiod, chez les Bni Tlilen, pour aller prêter main-forte à Moula Chokfa. Les deux contingents réunis devaient opérer une grande offensive destinée à couper le ravitaillement de Constantine en détruisant la voie ferrée qui reliait cette ville à Philippeville. Malheureusement cette opération qui aurait dû être entourée d’un maximum de discrétion fut portée à la connaissance des Français par les espions infiltrés du capitaine Villot. Une contre-offensive s’organisa et les deux contingents ne purent faire leur jonction. 27 et 29 juillet : Des engagements meurtriers opposèrent les troupes de Ben Fiala et de Moula Chokfa à la colonne commandée par le général Aubry forte de 1700 hommes, armée d’obus et de mitrailleuses et précédée par un bataillon de goumiers. Le premier engagement eut lieu au passage de l’oued Cherchari, il dura quatre heures. Le second eut lieu chez les Mouia. À la suite de quoi les insurgés se replièrent. Ben Fiala revint aux Bni Habibi, alors que Moula Chokfa à la tête de son contingent se retira dans le Zouara. Revenons quelques jours en arrière et voyons ce qui s’était passé du côté de Djidjelli et de Collo. Le 26 juillet : La veille, un groupe d’auxiliaires alla brûler les villages des Bni Hasséne et des Harratine où les insurgés avaient l’habitude de venir s’approvisionner. Cet acte criminel souleva l’indignation de toutes les populations alentour. Les Ouled Ali, Ouled Mers, Ouled Belafou, Bni Amrane, Bni Khettab-Gheraba, Bni Ahmed, Bni Siar, autant dire toutes les tribus du bassin djidjellien fournirent des contingents à l’insurrection, qui forte de ces nouvelles recrues et ayant à sa tête des hommes aguerris tels que Salah Ben Chater, Salah Ben Bouchama, Taieb Ben Boutefis et Belgacem Moula Chokfa, lança une nouvelle attaque contre Djidjelli. Elle se solda par la mort de deux soldats français, dont le capitaine Heurteux. En représailles, écrit un colon : « Sous l’influence de la colère qu’a fait naître parmi les troupes la mort de ces braves militaires, notre lieutenant-colonel a fait immédiatement fusiller une vingtaine de prisonniers qui étaient tombés dans nos mains pendant le combat. » Et le rédacteur d’ajouter : « Voilà la bonne guerre et un procédé intelligent. En France, quand un loup fait son apparition autour d’une maiterie (domaine agricole exploité par un métayer), on le traque et on le poursuit sans relâche jusqu’à ce qu’il ait été tué. En Algérie il faut faire ainsi avec les Arabes1. » Bien protégée derrière ses murailles et ses avant-postes, soutenue par les 1

L’Indépendant du 29 juillet. Les 20 prisonniers assassinés n’ont pas été pris ni ce jour-là ni à Djidjelli, mais le 7 juillet à El Milia. Voir Rinn, p. 429.

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tirs du Jeanne d’Arc, la défense de Djidjelli parvint finalement à repousser les assaillants qui eurent beaucoup de pertes.

Une victoire mémorable de bordj Bounoghra Heureusement, du côté de Collo, les choses se présentaient moins mal. Deux fractions d’une même tribu, les Ziabra et les Djezia, menaient depuis le 10 juillet un harcèlement continu du bordj de Bounoghra. Pour comprendre leur acharnement à se débarrasser de ce poste, il faut se rappeler les humiliations et les épreuves subies par ces deux fractions depuis la création de la concession forestière. Les Ziabra et les Djezia appartenaient avec les Ouled Djemaa à la tribu des Ouled Attia. Par suite du sénatusconsulte, la tribu a perdu les trois quarts de son territoire peuplé de forêts1. Les Ouled Djemaa parmi lesquels se recrutaient traditionnellement les caïds en furent les moins affectés, d’où d’inévitables frictions entre leurs cousins des autres fractions. Ces considérations expliquaient sans doute pourquoi dès l’annonce de l’insurrection les Djezia et les Ziabra se lancèrent à corps perdu dans la révolte. Dès le début ils concentrèrent leurs attaques contre le bordj, cause de leurs malheurs. Sous la conduite du chef du bureau-arabe, des zouaves, des hommes des Ouled Djemaa et des Ouled M’Henna parcouraient le pays pour protéger le stratégique bordj de Bounoghra. Le 26 juillet, les insurgés Ziabra réussirent à mettre le feu à une partie de la concession. Leur attaque accomplie, ils allèrent se poster à Khenag Elli Affeur, une position stratégique, où ils rassemblèrent leurs forces. Attaqués par les goums du capitaine Pont, ils opposèrent une résistance farouche. Au bout de deux heures d’un combat acharné, les insurgés se retirèrent non sans avoir laissé, derrière eux, un caïd et trois auxiliaires tués. Le lendemain, le commandant supérieur de Collo en personne avec 200 chassepots vint en renfort. Mais au lieu d’aller à la poursuite des insurgés, il choisit de s’attaquer à leurs familles, de piller et d’incendier les zriba d’Aîmoun et des Ouled Hanèche. Soutenus par les renforts venus des Bni Ferguen, Bni Belaïd, Bni Meslem, des Ouled Aouat et de Mechat envoyés par Ben Fiala, les Ziabra multiplièrent les attaques surprises contre le convoi militaire et les troupes déployées autour du Bordj. La semaine du 2 au 9 août fut, pour les Français, une semaine infernale. Revenant chaque jour à la charge, les insurgés, 1

Pour les Ouled Attia la situation se présentait ainsi 3 154 personnes vivaient autrefois sur 23 052 hectares. Les forêts devenues biens domaniaux, 15 513 hectares ont été concédées à Besson et Lacouturier. Aux membres de la tribu il ne restait que 129 parcelles disséminées et enclavées dans les 7 415 hectares melk. Comme le sol était de très médiocre qualité, il fallait le laisser reposer plusieurs années avant d’en tirer une récolte convenable. Cela diminuait d’autant plus les surfaces cultivables. Les apports de l’élevage, complément de revenu indispensable, étaient limités par les droits octroyés aux concessionnaires.

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opérant par petits groupes mobiles, prirent pour cible, le 2 août, le convoi de ravitaillement. Le lendemain, ils réprimèrent sévèrement la fraction des Ouled Djamaa coupable de fournir des contingents aux Français, le 5 août, nouvelle attaque du bordj de Bounoghra, le 6 ils menaçaient les convois venus apporter du secours, obligeant les Français à mettre toutes leurs forces dans la bataille. Après deux heures de combat et l’usage de chassepots et d’obus, les assiégés parvinrent avec peine à desserrer l’étau autour du convoi de secours. Celui-ci arriva non sans mal au Bordj où il apportait l’ordre… d’évacuation. Le bordj de Bounoghra, fief de l’implantation coloniale dans toute la vallée d’oued Safsaf, abandonné le 8 août par les 500 zouaves et leurs officiers, les 400 goumiers des Bni Mehenna et des Ouled Djema, fut immédiatement mis à sac et incendié par les insurgés. La perte de Bounoghra sera vécue par les Français comme une terrible défaite. En représailles, ils attaquèrent le même jour les mechta de Tidliane et de Yadène, qu’ils brûlèrent et pillèrent. Le lendemain, à Bni Habibi, dans la zaouïa de Sidi Ouarets où les émissaires des vainqueurs étaient venus rendre compte de leur exploit à Ben Fiala et à ses compagnons, cette mémorable victoire fut fêtée dans la joie et l’exubérance générale. Mais ce succès arrivait bien trop tard, car sur tous les autres fronts l’insurrection enregistrait des reculs annonçant l’inévitable défaite. Le 13 juillet, le général Poitevin de Lacroix, connu pour ses exploits funestes dans la « guerre totale » théorisée par son maître Bugeaud, prit ses fonctions comme nouveau commandant de la place de Constantine. Accueilli par la population européenne comme un sauveur, capable de noyer dans le sang l’insurrection, de Lacroix se montra très vite à la hauteur de sa réputation. En quinze jours il monta une colonne expéditionnaire qu’il tint prête à entrer en campagne. Pour comprendre dans quel état d’esprit la répression allait s’accomplir, il nous faut rappeler le discours et les attentes de ceux qui mirent tous leurs espoirs dans le « Général sauveur ».

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3.

LA REVANCHE DU PARTI COLONIAL

Une haine qui n’allait plus s’éteindre Dès qu’elle fut connue, l’insurrection de 1871 libéra chez les colons un déchaînement de haine qui n’allait plus s’éteindre : la haine de l’« Arabe » et de ce qu’il représentait. Au mois de mars, le Zeramna (journal de Philippeville), reprochait au général Saussier (commandant la deuxième brigade opérant en Kabylie orientale entre avril et octobre 1871) que l’on ne peut légitimement soupçonner d’indulgence à l’égard des insurgés, « d’avoir donné l’ordre aux troupes de sa colonne de ménager le sang des Arabes, de telle façon qu’on n’en tua que cinquante par jour, lorsqu’on pouvait en tuer mille1 ». Le parti colonial usera de tous les moyens de pression, brochure, presse, pétitions, manifestations publiques pour imposer au gouvernement ses points de vue jusqu’au-boutistes. Ce fut donc cette politique qui fut appliquée jusqu’à la satisfaction totale des revendications des colons. C’est dans les écrits de cette époque qu’il faut aller chercher les sentiments véritables qui animèrent la communauté européenne. Elle se retrouva soudée comme un seul homme derrière ses plus emblématiques représentants : les Bouzet, Lucet, Warnier, tous des républicains convaincus et pour certains d’entre eux, anciens saint-simoniens. On voit ainsi naître une véritable « conscience d’être européen », véritable idéologie où se reconnaissait la communauté coloniale, prônant la supériorité des races, l’asservissement des Algériens et poussant « dans les voies de l’extermination2 ». Parmi les journaux qui s’illustrèrent avec un éclat particulier dans cette campagne haineuse citons le Zeramna de Philippeville et L’Indépendant de Constantine. Ils qualifiaient à l’avance de crime l’aman (protection négociée) qui pourrait être accordé aux révoltés, et appelaient à des mesures de répression qui « devaient conduire soit à l’extermination complète des tribus soulevées soit à la résistance la plus sauvage et la plus désespérée3 ». 1

Rapport de la Sicotière. C.R. Ageron, op. cit., p. 24. 3 C.A. Julien, op. cit., p. 493. 2

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Voici ce qu’écrivait, le 29 avril 1871, l’éditorialiste de L’Indépendant, journal paraissant à Constantine : « Il faut dès qu’on le peut faire, fusiller le caïd, les cheikh, les cadis et tous les principaux fauteurs de la révolte, il faut confisquer et vendre séance tenante tout leur avoir mobilier, il faut confisquer tous les immeubles de la tribu entière, après avoir razzié tous ses troupeaux, en d’autres termes partout où il y a une insurrection, il ne doit plus y avoir qu’une propriété domaniale à partager entre colons, victimes de l’insurrection, les immigrants et les indigènes demeurés fidèles : il ne doit plus y avoir là ni caïd, ni cadi, ni cheikh, mais la commune française et l’assimilation la plus complète1. » On a tort de voir dans ces déclarations l’œuvre de quelques « irresponsables pamphlétaires », soucieux seulement d’aligner des mots. Ces déclarations traduisaient au contraire une attente réelle et un sentiment profond et général qui dominaient au sein de la population civile européenne.

Comment réprimer : la tentation génocidaire User de la violence exterminatrice Quand le général Poitevin de Lacroix arriva à Constantine, le 15 juillet 1871, l’éditorialiste de L’Indépendant, traduisant sans doute un sentiment général, décrivit dans un long article la seule méthode qui, à ses yeux, pouvait ramener la paix : « Il faudrait par une répression terrible épouvanter nos ennemis. […] Nous n’arriverons à dominer les Arabes que par la violence et la terreur. La douceur, la condescendance ne feront que les rendre plus audacieux et Dieu veuille qu’on n’ait pas vu la longanimité dont on use visà-vis d’eux, un moyen de prolonger indéfiniment la lutte. Il faudrait frapper, frapper sans pitié ; il faudrait parsemer de têtes les chemins ; il faudrait faire aux Arabes une guerre d’extermination. Il faudrait leur faire cette guerre qu’ils nous font. Il faudrait nous délivrer de ces ennemis comme nous nous délivrons des bêtes féroces des forêts ; il faudrait déclarer la guerre implacable non à telle ou telle tribu, mais à la RACE2. Il faudrait faire le vide autour de nous. Alors la colonie algérienne, jouissant de la sécurité qui lui est indispensable, pourrait entreprendre ce qu’on lui interdit jusqu’à présent, une sérieuse colonisation3. » Ce genre de littérature qui noircissait la presse coloniale, traduisant la haine raciale poussée dans ses outrances, ne resta pas seulement au niveau des écrits. Les Européens, mobilisés dans les milices d’autodéfense, firent 1

L’Indépendant du 29 avril 1871 Souligné dans le texte 3 L’Indépendant du 25 juillet 1871 2

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amplement la démonstration de leur promptitude à passer de la parole aux actes. Ils y montèrent tellement de zèle que certains de leurs forfaits firent scandale au sein même de leur communauté. Au point où, dans le « Rapport de la Sicotière », rendu par la commission parlementaire chargée d’enquêter sur « les actes du gouvernement de la Défense nationale », les députés se dirent frappés d’étonnement par la propension des civils à surpasser l’armée dans la violence. « Pour sauver une pièce de vin, pour gagner 1 F, les marchands ou les colons maltais feraient fusiller dix indigènes ». Mais ajoute le rapport, « ce ne sont pas seulement les Maltais qui, parmi les populations européennes, ont parfois mérité ce reproche1 ».

Par la ruine et par l’appauvrissement La palme du délire raciste revient sans aucun doute au sieur Cambon qui, dans son adresse aux autorités, décrivit sans une once de retenue la méthode, la seule bonne pour réprimer efficacement les indigènes. « Toute tribu qui aurait pris part à la révolte serait, après l’exécution des principaux meneurs, dispersée par petites fractions sur toute l’étendue de l’Algérie. Son territoire serait confisqué au profit de l’État. Le nom de la tribu serait effacé des actes civils. La tribu, en tant que nom et caractère disparaîtrait. Il serait interdit pendant vingt ans à tout membre de cette tribu de posséder une arme, des chameaux ou des chevaux2…» Les colons réclamèrent donc des mesures impitoyables, ils n’étaient pas les seuls, puisque une large partie des officiels et même le gouverneur général de Gueydon3, réputé pourtant pour son esprit libéral, allèrent dans le même sens, « C’est de l’argent qu’il faut exiger et en quantité suffisante pour solder tout au moins les dégâts connus, de justes indemnités aux familles victimes, les frais de la guerre et une rançon s’il y a lieu. Il faut qu’on livre les instigateurs de la révolte, qu’on remette des otages et qu’on donne par acte authentifié hypothèque sur des biens, dans la mesure nécessaire pour assurer le paiement intégral de la dette ou la possession incontestée des terres qui, ainsi, se trouveront acquises au Domaine4. » Unanimité était donc faite au sein du parti colonial pour user de la répression avec la plus grande vigueur afin d’atteindre les objectifs suivants : — anéantir physiquement et psychologiquement les Algériens, illustrant le principe : « même lorsque l’Arabe est courbé, il faut peser sur lui ». But : s’assurer pendant une longue période « la paix des cimetières » ; — appauvrir les populations par l’imposition d’une contribution de 1

Rapport la Sicotière, p. 776. F. Cambon, cité dans le Rapport de la Sicotière, p. 778. 3 Gouverneur général civil de l’Algérie 23 mars 1871- 17 juin 1873. 4 Gouverneur général, de Gueydon, Alger 13 mai 1871. 2

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guerre équivalent à huit, dix ou douze fois le montant de l’impôt ; « confisquer les biens des indigènes, qui par leur fortune, leur influence antérieure, peuvent être considérés comme les chefs de l’insurrection ; désarmer la totalité de la population. On le sait par expérience quand les indigènes sont riches, ils se révoltent, les appauvrir est un moyen de pacification. But : transfert de richesse massif au profit des colons. Pauvre l’Algérien n’a plus les moyens de se révolter, car comme chacun sait, c’est quand l’Arabe a le ventre plein… ; — appliquer un séquestre collectif sur les terres arch des tribus et sur les propriétés des individus impliqués dans l’insurrection. But : procurer le maximum de terres à la colonisation et libérer l’Algérien de sa propriété. Nous allons suivre pas à pas, au moins en Kabylie orientale, les étapes de cette « accumulation primitive » typique d’une société coloniale.

La répression de la théorie aux actes La théorie de la guerre totale… Nous avons évoqué plus haut les sources d’inspiration du général de Lacroix. Sa théorie de la guerre coloniale s’inspirait du corpus élaboré par l’homme qu’il admirait le plus, le général Bugeaud, on peut le résumer ainsi : — attaquer les bases arrière des insurgés en brûlant et en razziant les villages ; — prendre des otages importants parmi les notabilités y compris leurs enfants ; — faire payer des provisions sur les tributs de guerre en attendant la décision finale du Gouvernement ; — engager les populations soumises à assurer elles-mêmes la sécurité des routes et des forêts, faute de quoi, elles auront à en rendre compte. Cette répression aveugle avait un double objectif : terrifier la population et couper l’insurrection de ses arrières1. Voyons maintenant comment ces idées furent mises en application. Pour « frapper de terreur les populations » et les amener à se séparer des deux moqadem, le général brûla pendant trois jours les villages situés sur les deux rives de l’oued Itéra. Le 11 août, il incendiait les gourbis et les meules de grain des O. Rabah ; le 12, une autre sortie détruisit tout dans le Djebel Arrhés. Un témoin des événements raconte : « Le général de Lacroix, s’est précipité comme une trombe sur les tribus rebelles et a passé sur elles comme l’ouragan dans un jour de tempête ; tout a été haché, tout a été brisé, tout a été culbuté. Pour nous servir de l’expression employée par la personne 1

L. Rinn, Insurrection, op. cit., pp. 540-548.

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honorable dont nous tenons ces renseignements, le Zouagha n’existe plus. » Et le témoin de conclure : « Voilà donc enfin une répression sérieuse et proportionnée aux crimes commis, encore un ou deux exemples analogues, et l’insurrection épouvantée, terrifiée, s’affaissera comme une hydre en baudruche déchirée subitement1. » Ruinées, épuisées, les populations des Zouagha consentirent finalement à demander l’aman, ils donnèrent 48 otages exigés, tous leurs mulets, leurs armes et enfin un fort acompte sur la contribution de guerre. Afin de s’assurer de leur complète soumission, le général les organisa en troupes d’autodéfense et les prévint qu’en cas de défection ou de simple négligence, il ferait fusiller les otages et les muletiers. Si les Zouagha parvinrent à remplir les conditions qu’on leur posa pour obtenir la paix, d’autres ont préféré soit fuir le pays pour aller s’installer en Tunisie soit poursuivre la lutte qui s’annonçait pourtant désespérée. Les Bni Khettab, Bni Ftah, Bni Aicha, Bni Habibi, Bni Idder, Bni Afer restèrent auprès de Moula Chokfa et de Ben Fiala, groupés autour des villages des Bni Ourtiar, chez les Bni Khettab, où ils livrèrent à la colonne un combat d’une extrême violence. Mais l’armement lourd, à lui seul, fit la différence. Battus, épuisés, sans munitions, les insurgés durent se disperser dans différentes directions pour échapper à un massacre en règle. Ainsi s’évanouissaient, en ce 13 août, les derniers espoirs de l’insurrection de la Kabylie orientale. Avançant tel un oued en crue, emportant tout sur son passage, la colonne expéditionnaire passait de tribu en tribu pour faire appliquer les conditions de la soumission. En dix jours, du 13 au 23 août, 112 000 F étaient rentrés dans la caisse du payeur, 840 fusils saisis, 146 otages arrêtés. Isolés, ayant perdu la majorité de leurs hommes, El Hossein Moula Chokfa et Mohamed Ben Fiala, arrivèrent le 21 août au campement du général de Lacroix, à El Aroussa, pour faire leur soumission. Telle est la version qui fut donnée par la presse et par Rinn. Mais d’après le témoignage conservé par la mémoire populaire, les deux hommes auraient été arrêtés dans la maison de Ben Fiala, à Bni Habibi2. La reddition des deux dirigeants ne mit pas fin à la campagne du général de Lacroix qui parvint chez les Bni Idder le 3 septembre 1871 où il campa durant deux jours : « J’ai complété la soumission des 12 tribus qui composent les caïdat de l’est et du centre du cercle de Djidjelli. Ces populations ont versé toutes leurs armes, livré tous les otages désignés, payé de forts acomptes sur les contributions de guerre et l’impôt zakat en entier3 », écrit le général de Lacroix commandant la colonne expéditionnaire. 1

L’Indépendant du 10 août 1971. Cette version nous a été rapportée par Si Ali Labed, arrière-petit-fils de Ben Fiala. 3 L’Indépendant du 7 septembre 1871. 2

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Avant de lever le camp, il rassembla les cheikh et les tolba1 en présence de toute la tribu, pour marquer les esprits par un geste symbolique, il leur ordonna de détruire la zaouïa de Moula Chokfa ensuite d’y mettre le feu. Le même jour il passa chez les Bni Habibi où, à nouveau, il ordonna à la population rassemblée à El Kaada de détruire et de brûler la zaouïa de Sidi Ouarets, où officiait Si Mohamed Ben Fiala. Cet « autre foyer de fanatisme », écrivit-il encore. Ainsi s’achevait l’insurrection en Kabylie orientale, par la destruction et l’incendie de deux lieux de culte, d’où, pendant plusieurs siècles, rayonna sur toute la Kabylie orientale l’esprit élevé de l’islam et des doctrines soufies. L’extraordinaire épopée de Sidi Ahmed El Abed, livrée symboliquement aux flammes, allait-elle survivre à cet immense autodafé ?

Et son bilan sur le terrain Pour Rinn, pour l’ensemble de l’Algérie il se résume ainsi : 200 000 combattants indigènes ont affronté l’armée d’Afrique aidée de la marine, des colons miliciens et des auxiliaires indigènes dans 340 combats… au cours desquels périrent quelque 2 686 militaires2. Plus circonspect, Ageron estime à moins de 80 000 le nombre des insurgés. Le parti colonial a grossi démesurément l’importance militaire de l’insurrection pour justifier, aux yeux de l’opinion en France, l’extrême brutalité de la répression. N’oublions pas que les nombreux travaux historiques dont elle fut l’objet ont été publiés, vingt ans plus tard. D’ailleurs, même Rinn, qui prétend pourtant s’être efforcé dans son travail de « faire connaître et apprécier les indigènes seuls3 », n’a fait aucun bilan des pertes en vies humaines, ni des destructions de villages, ni du nombre d’otages, ni de celui des déportés. On est forcé pour avoir une idée approximative concernant la répression en Kabylie orientale, d’opérer par recoupement à partir de données éparses recueillies ici et là. Ainsi incidemment nous apprenons que la marine française a transporté à partir de Djidjelli et Bougie quelque 2 039 otages, que plus de 2 000 Algériens avaient été déportés, que des tribus entières telles les Ziabra, les Djezia, ont été déplacées et dispersées, que des dizaines de villages ont été incendiés, pillés, des troupeaux saisis… De l’aveu général « la répression fut terrible4», « on a razzié, pillé, brûlé5 ». Cela rappelle ce « qu’on a tant et si justement reproché aux conquérants du Nouveau Monde,

1 Pluriel de taleb littéralement : « étudiant ». Ce nom s’applique à ceux qui après leurs études partent dans les tribus pour enseigner à leur tour le Coran. 2 Plus de la moitié périrent de maladie. 3 L. Rinn, op. cit., p. 4. 4 Ibid. 5 Capitaine Villot, Rapport de la Sicotière, annexe p. 186.

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le mépris systématique de la vie humaine, la haine implacable de race à race, la cupidité inextinguible1 ». La répression fut tellement brutale, tellement outrancière qu’elle prit dans certaines circonstances l’ampleur de véritables génocides commis de sangfroid pas des officiers soucieux de frapper sans ménagement les esprits. Ainsi nous apprenons, de la bouche même de l’officier Olivier et du député Lucet, que des « centaines de personnes ont été rassemblées et fusillées en masse, sur leurs corps amassés en monceaux, on a jeté du pétrole pour les brûler. Parmi les victimes, certains étaient encore vivants, ils périrent brûlés par le pétrole dont on les avait inondés2. » Combien d’autres crimes collectifs de la même ampleur sont demeurés méconnus et, sur lesquels, il faudra bien qu’un jour le voile soit levé.

Le procès des chefs de l’insurrection Que dire du procès en cour d’assises qui eut à juger 213 prévenus accusés d’avoir « pris part, à des degrés divers, à des actes d'insurrection, exécutés de concert, en diverses localités des provinces d’Alger et de Constantine » ? Seuls 149 d’entre eux se retrouvèrent dans le box lors de l’audience du 21 mars 1873. Les manquants étaient soit en fuite, soit décédés au cours de leur incarcération. Appelé « procès des grands chefs indigènes » où on ne jugea point les chefs, mais des prévenus parmi lesquels se retrouvaient d’illustres inconnus que les circonstances d’une justice expéditive avaient mêlés à d’authentiques dirigeants de l’insurrection. « Comme on ne put poursuivre 200 000 combattants, on prit les accusés au hasard et on les traita parfois en “malfaiteurs de la pire espèce” en considérant comme un crime de droit commun le fait d’avoir figuré dans un contingent rebelle3. » Par commodité, mais aussi pour orienter le procès dans le sens voulu par le parti colonial, on répartit les 149 mis en cause en dix groupes. Celui appelé « l’affaire d’El Milia et du cercle de Djidjelli » était composé de 13 accusés, ils comparurent le 28 avril 1873, ce sont : Mohamed Ben Bou Arrouar, Salah Ben Mohamed, Brahim Ben Ammar, Daas Ben Ahmed, Belkacem Ben Guidoun, Saïd Ben Lounés, Mohamed Ben Chatter, Salah Ben Chatter, Ali Ben Othmane, Taieb Ben Bouffis, Youssef Ben Amokrane, Hossein Moula Chokfa et enfin Mohamed Ben Fiala. Il manquait, dans cette liste, tous ceux parmi les dirigeants de l’insurrection que nous avons croisés tout au long de notre récit des événements. Certains étaient en fuite, d’autres avaient été exécutés lors de leur arrestation. 1

Rapport de la Sicotière, op. cit., p. 794. Voir déposition d’Olivier et de Lucet au procès de Constantine, séance du 14-20 mars 1873. L’Indépendant du 23 mars 1873. 3 Julien, C.A., op. cit., p. 494. 2

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Voilà en quels termes le journal L’Indépendant, porte-voix du parti colonial, présenta les treize accusés : « Ils n’appartiennent pas à la catégorie des grands chefs ou caïds, c’étaient de simples indigènes, meneurs de bandes […]. Ces accusés faisaient partie de cette lie du peuple qui se jette dans les révolutions, non par esprit de parti ou de convictions politiques, mais dans un but de pillage et de vols […], en un mot ce n’étaient point à de vrais insurgés qu’avait affaire le jury, mais à de vulgaires criminels, indignes de toute pitié1. » Il est facile d’imaginer dans quelle ambiance se déroulèrent les débats. Le procureur , M. Fau, demanda la sévérité du jury — composé exclusivement de colons — pour Ben Fiala et Moula Chokfa, « surtout pour ce dernier qui, par suite de sa conduite dans le cours de l’insurrection de 1864, avait passé cinq ans aux îles Sainte-Marguerite ». La cour rendit son verdict le 1er mai 1873, à deux heures du matin, Mohamed Ben Bou Arrouar, Salah Ben Mohamed, Brahim Ben Ammar, Daas Ben Ahmed, Belkacem Ben Guidoun, furent acquittés ; Saïd Ben Lounés, Mohamed Ben Chatter, condamnés à cinq ans de détention ; Salah Ben Chatter, Ali Ben Othmane, Taieb Ben Bouffis, condamnés à la déportation simple ; Youssef Ben Amokrane, condamné aux travaux forcés à perpétuité ; enfin la cour condamnait El Hossein Moula Chokfa et Mohamed Ben Fiala à la peine de mort, ordonnant que l’exécution de Moula Chokfa ait lieu à Mila, celle de Ben Fiala, à El Milia. On verra plus loin ce qu’il advint de ces deux héros de l’insurrection de 1871. Attachons-nous à suivre comment fut mise en œuvre la politique de spoliation généralisée des populations de la Kabylie orientale.

1

L’Indépendant du 3 mai 1873.

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Cour d’assises de Constantine, le procès des chefs de l’insurrection.

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4.

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LA DÉPOSSESSION DES FELLAH

Vaincus, jugés, les Algériens devaient aussi être ruinés. Intervenant devant le Conseil supérieur le 22 janvier 1872, le gouverneur général de Gueydon déclarait être d’accord avec ses membres sur au moins un point, « prendre aux révoltés le plus de terres et le plus d’argent que l’on pourra1 ». Alors une immense machine administrative et judiciaire fut mise en branle pour prendre aux tribus la terre et l’argent ; la terre par le séquestre, l’argent par le tribut de guerre.

Tribut de guerre ruineux Ce fut en tant que belligérants que les insurgés furent frappés d’une contribution de guerre. Mais à quel taux ? Nous avons précédemment exposé le débat soulevé par la question de la soumission à discrétion. Ce même débat va grossir, opposant le gouverneur général à certains militaires qui, connaissant bien la situation financière des populations, estimaient ne pas devoir faire de la contribution de guerre un moyen supplémentaire de les ruiner. Mais pour le parti colonial, « la misère des Arabes » n’était qu’un leurre. « Ceux qui connaissent le mieux les Kabyles tant parmi les Européens que parmi les Israélites affirment qu’une centaine de millions en numéraires de France doit être enfouie dans leurs montagnes2. » Il fallait donc les appauvrir pour les empêcher de se révolter à nouveau. La contribution de guerre présentait un grand avantage : elle procurait dans l’immédiat à l’État de l’argent liquide pour payer les frais de guerre, indemniser les colons et financer l’installation des Alsaciens-Lorrains. Fixé d’abord à 10 millions de francs le 29 mai 1871, ce montant allait être plusieurs fois revu à la hausse pour atteindre la faramineuse somme de 35 millions en juin 1872. Finalement 288 collectivités indigènes, tribus ou douars, payèrent 34 906 887 F, totalement entrés dans les caisses de l’État. 1 2

De Gueydon intervention au Conseil supérieur, séance du 22 janvier 1872. BOGG p. 68.

Citation tirée de la déposition du capitaine Villot, qui cite là un extrait du programme des notables d’Alger. Rapport de la Sicotière, p. 188 de l’annexe.

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La contribution de guerre des tribus du cercle de Djidjelli, considérées pourtant comme les plus pauvres, s’éleva à 2 082 203 F et à 436 673 F1, pour celles du cercle de Collo. Ces sommes représentaient l’équivalent de 20 fois l’impôt annuel ou 23 F par tête d’habitant. Après avoir été brûlés, razziés, les fellahs n’avaient plus de réserves de grains ni de matière première à écouler. Pour s’acquitter du tribut de guerre, ils « ont dû vendre leur cheptel, leurs bêtes de travail, leur mobilier, leurs instruments de labour, emprunter à des taux dont vous n’avez pas idée2… » Ceux qui ne payaient pas assez vite, on leur a saisi leurs bestiaux et les terres pour les vendre aux enchères à jour fixe sur les marchés : « J’ai vu vendre des mulets 30 F, des bœufs 10 F, et des lots de 6 à 8 moutons payés 5 à 6 F3 », témoigne Villot. À tire de comparaison, il faut savoir qu’avant la crise une jument valait en moyenne 100 F, un bœuf 75 F, un mouton 6 F. Le prix de la terre était tombé à 10 fois sa valeur. D’habiles profiteurs sillonnaient les marchés pour tout rafler. De grandes quantités de bétail étaient ensuite exportées vers la France, les terres alimentaient l’usure et la spéculation. Voilà à titre d’illustration quelques chiffres concernant les exportations d’ovins vers la France qui connurent une ascension fulgurante. Province de Constantine exportation d’ovins : 1870 = 63 478 têtes, 1871 = 94 408 têtes. Et pour toute l’Algérie : 1870 = 243 422 têtes, 1871= 321 324 têtes, 1872= 658 679 têtes, 1873 = 568 490 têtes. En 1874 les exportations retrouveront un niveau proche de celui de 1870, 339 540 têtes. Paradoxalement, alors que les prix sur le marché local ont connu une baisse considérable, ceux à l’exportation se maintinrent à un niveau élevé, 20 F pour l’ovin et 200 F pour le bovin4. C’est dire l’importance des profits réalisés par les spéculateurs. A. Nouschi a calculé que le paiement du tribut a coûté aux Ziabra 4/5 de tout leur capital (bétail et produits de l’agriculture compris). De l’aveu même de Gueydon, les tribus de « Djidjelli, Collo, El Milia ne pourront jamais payer en numéraire tous les délits commis5 ». Mais cela ne les exonéra en rien : « Les difficultés qu’elles éprouveront à payer leurs contributions de guerre, dans les délais fixés, ne doivent pas nous arrêter, leurs riches terres leur permettront de s’acquitter en cédant des terres qui procureront de

1

A. Nouschi, Enquête, op. cit., p. 419. Témoignage capitaine Villot, in Rapport de la Sicotière, p. 188 de l’annexe. 3 Ibid. 4 Chiffres puisés dans l’État général de l’Algérie, publication annuelle du gouvernement général, série 1870 à 1876. 5 Cité par Nouschi, p. 414. 2

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précieuses ressources à la colonisation1. » Ruinées par les tributs de guerre, les populations ont dû également faire face aux mesures de séquestre individuel et collectif.

Les deux séquestres et leurs conséquences sur les fellahs Le séquestre et son histoire, ses justifications juridiques et politiques nous importent peu, autant qu’ils avaient laissé indifférents les concernés euxmêmes. Préoccupés surtout par le prix qu’il allait leur en coûter, les fellahs y virent, tout simplement, une vaste et injuste expropriation de leurs terres. Nous nous attacherons à suivre les terribles désordres qu’il provoqua. Désordres qui précipitèrent la destruction rapide de l’équilibre précaire de l’agriculture de montagne et induisirent des bouleversements démographiques d’une ampleur inégalée. Mais tout d’abord pourquoi le séquestre ? Pourquoi cette terrible punition contre les populations civiles ? Pour J. Vinet, président de la commission de séquestre, la réponse est évidente : « Il nous faut frapper par une peine, capable de laisser une trace permanente, ces populations qui se soumettent toujours pour se révolter sans cesse… Nous sommes en face de révoltes vingt fois renouvelées, parce que leurs conséquences pécuniaires s’oublient dès que les sacrifices en ont été réparés ; tandis qu’une dépossession, largement justifiée par la persistance de la récidive du crime, frappera suffisamment l’esprit des coupables en leur faisant entrevoir une répression effective et ineffaçable dans ses conséquences. L’application réelle du séquestre, c’est la paix2… » La paix et la terre en sus ! Comme le criait en écho, Du Pré de Saint-Maur, rapporteur de la commission départementale du séquestre à Constantine. « De la terre, de la terre ! Tel est le cri que la colonisation a jeté longtemps en vain aux échos d'un pays à demi désert3. » Mais l’expropriation des terres avait un autre objectif aux yeux du gouvernement : c’est un moyen de prévenir les révoltes en introduisant « une population européenne nombreuse ; de la grouper sur les routes et les lignes stratégiques de façon à morceler le territoire en zones qui ne pourront pas à un moment donné se rejoindre4 ».

Le séquestre nominatif contre les chefs de l’insurrection À peine cinq mois après la fin de l’insurrection et l’arrestation de Ben Fiala et Moula Chokfa les premières mesures de séquestre individuel furent 1

De Gueydon, lettre au commandant de Constantine, citée par A. Nouschi, p. 414. Rapporteur commission séquestre, J. Vinet, séance 22 janvier 1872. BOGG 1872. 3 Rapport du conseil général de Constantine. Procès-verbaux , 1872. 4 Général de Lacroix, cité par C. Féraud, « L'insurrection en Algérie », L’Illustration, 9 septembre 1871, vol LVIII. 2

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rendues publiques. Le 1er décembre 1871, trois arrêtés « d’apposition du séquestre sur les biens meubles et immeubles » sont publiés au Bulletin officiel du gouvernement, ils concernaient : — 50 « indigènes de diverses tribus du district de Djidjelli » considérés comme les instigateurs de l’insurrection ; — 289 « indigènes du district d’El Mila » ; — 3 membres de la famille Moula Chokfa : Si El Hossein, Si Belgacem et Si Ammar, « indigènes de la tribu des Bni Idder, district de Djidjelli. » Un mois plus tard, deux nouveaux arrêtés étaient pris à l’encontre de 18 éléments considérés comme dangereux, pour la plupart d’anciens cheikh appartenant aux Taïlmam, Yamiden (Bni Khettab), Bni Ftah, Ouled Kacem (Ouled Aidoun), Ouled Debab (Ouled Aidoun), Boucherf (Achaich), Bni Tlilen et Bni Sbihi. Tous leurs biens étaient frappés de séquestre. Le deuxième arrêté concerne le caïd de Tababort, Bouarouar1. Dans cette liste il y a d’anciens caïds, des ‘adels (greffiers de mahakma) un chevalier de la Légion d’honneur, un bachaadel (suppléant de cadi) des notabilités, des hommes riches et influents au patrimoine considérable tels les Ben Fiala, les Bouarouar ou les Ben Amokrane de l’oued Djendjen et des Ouled Asker. La famille Moula Chokfa a été dépossédée d’un bordj ceint d’un magnifique jardin de « deux hectares comportant des grenadiers, des orangers, deux maisons, deux moulins à farine, de trois lots de jardins respectivement de 2, 5 et 1 hectares, de 500 oliviers, de 100 hectares de terres de labours dont une partie en irrigué2… Les saisies touchaient bien sûr les terres, mais aussi les maisons, les instruments de travail, le bétail, les bijoux des femmes. Comme l’avouera le général Chanzy plus tard, le séquestre nominatif signifiait « la ruine absolue et radicale des indigènes atteints par cette mesure répressive3 ». L’élite de la région, ses cheikh, ses jurisconsultes, ses mokkadem, tous les personnages influents furent ruinés. On verra plus loin les conséquences de ce désastre amplifié par le séquestre général qui frappa les tribus. Le séquestre collectif contre les tribus En 1872, par divers arrêtés, un séquestre collectif était appliqué à tous les indigènes propriétaires, fermiers ou locataires habitant le territoire des douars-communes et des tribus appartenant au cercle d’El Milia, Collo et Djidjelli, soit 60 communautés. (Voir carte page 226). Bien sûr qu’il n’y avait pas 60 tribus en Kabylie orientale... Comme les arrêtés étaient pris dans une grande précipitation, certaines tribus ressortaient plusieurs fois. Ainsi 1

BOGG, année 1872. Arrête de séquestre, 10 juillet 1873. BOGG, p. 443. 3 Cité par A. Nouschi, p. 428. 2

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Bni Habibi a été séquestrée sous ce nom et sous celui de ses démembrements : Hayen et Oum Aggrioun, de même que Ouled Aidoun, Ouled Asker ou les Bni Khettab. Mais aucune tribu de la Kabylie orientale ne fut épargnée à l’exception de quelques petites fractions (Bni Mhamed et Ouled Bou Baker). Pour éviter d’être rattrapé par des dispositions légales limitatives, le gouvernement général, sous la pression du parti colonial, exigea qu’on aille vite pour se saisir des terres séquestrées, les distribuer aux colons résidents qui les réclamaient et aux Alsaciens-Lorrains à qui on avait promis 100 000 hectares. La voie réglementaire, telle que définie par l’ordonnance de 18451, imposait un délai de deux ans avant que les terres séquestrées ne soient réunies au Domaine. Cette procédure était lente et comportait beaucoup de risques. L’amiral de Gueydon le savait. Il prévint le conseil qui penchait plutôt pour une expropriation pure et simple. On en vint donc à l’idée machiavélique de forcer les tribus à céder de leur propre mouvement les terres dont la colonisation avait besoin. « Le seul moyen pratique de se procurer des terres, c’est de dire aux Arabes : rachetez-vous du séquestre par l’abandon immédiat d’une partie de vos terres, et, moyennant cet abandon, je lèverai le séquestre sur le reste2 », mais à quel prix ? Le gouverneur général insista pour le fixer à 1/5 des surfaces séquestrées. Comme cette proportion semblait trop faible à certains pourfendeurs des Arabes, de Gueydon laissa entendre que lors de l’application ce 1/5 pourrait devenir 5/5 si les terres en valaient la peine. Légalement les choses devaient se passer selon l’arrêté du 3 avril 1872 qui prescrivait : — que le rachat était admis seulement pour le séquestre collectif ; les personnes séquestrées nominativement n’avaient pas le droit au rachat, toutes leurs propriétés étaient réunies au Domaine ; — que les tribus séquestrées collectivement devaient abandonner gratuitement le cinquième de leurs terres si celles-ci étaient favorables à la colonisation ; — que la soulte de rachat serait égale au cinquième de la valeur de leurs propriétés immobilières. Ces dispositions traçaient simplement le cadre théorique pour la mise en œuvre du séquestre. Sur le terrain, les choses allaient se passer dans l’arbitraire absolu, comme le préconisait de Gueydon lui-même : « Les contenances séquestrées seront à peu près ce qu’on voudra qu’elles soient3. »

1

Menerville tome 1 et tome 3 pour le rappel de ces dispositions dans la circulaire du gouvernement général (GG) du 11 septembre 1871. 2 Intervention de de Gueydon devant la commission de séquestre séance du 22 janvier 1872, BOGG, p. 63. 3 Cité par C.R. Ageron, op. cit., p. 26.

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D’ailleurs dans une instruction adressée aux commissions de séquestre (27 avril 1872), il se faisait plus pressant : « En vue de donner satisfaction, dans la plus large mesure possible, aux intérêts légitimement impatients et aux besoins pressants de l’immigration alsacienne et lorraine, les commissions sont autorisées à traiter avec les propriétaires melk ou avec les djemaa des tribus arch : — de la renonciation au bénéfice du délai accordé aux séquestrés pour se justifier et obtenir la main levée ; — de l’acquisition amiable des terres non séquestrées comprises dans les périmètres des centres crées ou à créer… Et pour se procurer, soit en terres soit en argent, les ressources nécessaires pour solder ces concessions, les commissions sont autorisées à consentir le rachat à prix d’argent du séquestre apposé sur les terres impropres à la colonisation, ou encore la levée du séquestre sur une partie de ces terres moyennant abandon immédiat du surplus1. » En « véritable stratège » de l’aménagement colonial du territoire, de Gueydon donna ses instructions aux commissions de séquestre : elles devaient désigner les terres séquestrées « qui leur paraîtront les plus propres à la colonisation, et, parmi ces terres, celles qu’il conviendrait d’y affecter immédiatement ». Priorité était donnée au développement des centres déjà existant et à ceux projetés d’être créés à proximité des routes. « Il est à désirer que chaque centre maritime soit couvert et enveloppé par une large zone de peuplement français, que sur toutes les routes, de forts villages, s’appuyant les uns sur les autres, se rencontrent d’étape en étape ; c’est le moyen d’opérer dans le pays, comme on devrait le faire dans la forêt, des tranchées qui préservent de l’incendie2. » Voilà donc pour la doctrine. Comment cela se passa-t-il en Kabylie orientale ? Deux zones furent retenues pour y élever des centres de peuplement l’une sur le Sahel djidjellien (le long de la route Djidjelli-El Milia), l’autre autour de Collo. La commission exigea qu’on dégage à ces endroits suffisamment de terres pour y installer des colons résidents, mais aussi les Alsaciens-Lorrains qui commençaient à débarquer à Philippeville. Grâce aux conventions de rachat, le Domaine obtint immédiatement 41 017 hectares, dont 24 301 hectares appartenant à 8 douars qui avaient refusé de signer les conventions. Ces terres se situaient à proximité de Djidjelli sur la route d’El Milia et à l’ouest sur la route de Bougie. Les territoires de 8 tribus : El Aouana, Bni Caïd, Bni Ahmed, Bni Amrane Djebala, Bni Amrane Seflia, Bni Khettab Gheraba, Bni Siar et Ouled Belafou furent intégrés en tout ou en partie au domaine de l’État. Le fameux 1 2

Instruction du 27 avril 1872. BOGG 1872. Instruction du 27 avril 1872. BOGG 1872.

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1/5 s’était transformé pour les Ouled Belafou, les Tazia, les Cheddia, les Bni Amrane Seflia, en un 5/5, avec à la clé des terres de compensation situées à oued Zenati, Ferdjioua, Batna… ou des indemnités en numéraire. On créa par ce moyen une vaste tranchée qui englobait toute la côte djidjelienne sur une quarantaine de kilomètres de long et une profondeur de 1 kilomètre. Du côté de Collo, les Afensou et les Ouled M’rabet perdirent la totalité de leurs terres au profit d’un centre de colonisation. Le bilan chiffré des deux séquestres dans les 3 cercles de la Kabylie orientale s’établit ainsi : — cercle Djidjelli : 160 469 hectares ; — cercle El Milia : 168 334 hectares ; — cercle Collo : 20 916 hectares1. Les chiffres ne disent pas tout. À peine nous suggèrent-ils l’ampleur du désastre humain. Reste le sort des gens contraints à quitter leurs maisons, leurs terres, leurs parents, leur histoire pour prendre le chemin de l’exil et du déracinement. Chaque situation est en elle-même une tragédie humaine, évoquer le sort de Ouled Belafou par exemple, ou celui d’une autre tribu chassée en totalité de ses terres ne suffit pas à nous restituer les souffrances incommensurables vécues par chacune d’elles. Car le séquestre, eut-il été cent fois moins vaste, n’aurait pas été moins dramatique, son intolérable injustice résidait en son principe même. À titre purement documentaire, voici un modèle de convention humiliante que devait signer la djemaa pour obtenir le rachat du séquestre. « Le douar X, de la tribu Z, expose qu’il vient humblement demander au gouverneur général civil de lui pardonner la faute que, dans un moment d’ingratitude, il a commise envers la France. Il vient supplier le gouverneur de lui permettre de se racheter des conséquences du séquestre, afin que, retrouvant un territoire de culture qu’il ne devait qu’à la gracieuseté de la France, il soit dégagé de toutes inquiétudes pour l'avenir. En conséquence, le sieur X, chef de…, au nom du gouvernement français, dans une pensée de générosité à l’égard des indigènes dudit douar, et afin de favoriser le travail agricole, tout en maintenant le principe d’une pénalité méritée et nécessaire, propose au gouverneur civil de revêtir le contrat suivant de son approbation, etc., etc2. » Même le gouverneur de Gueydon trouva ce texte par trop insultant pour la dignité des Algériens. Cette proposition fut expurgée de quelques termes pour être finalement adoptée. 1

Ces chiffres sont extraits du document liquidation de séquestre ; archives wilaya de Constantine, répertoire numérique, Djidjelli, El Milia, Collo. 2 BOGG, janvier 1872.

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Carte des tribus collectivement séquestrées. Seules deux tribus, et une partie du district entourant Djidjelli, furent épargnées.

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5.

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LES CONSÉQUENCES DU SÉQUESTRE SUR CERTAINES TRIBUS

La tragédie des déplacements massifs Les Ouled Belafou : Pour comprendre l’acharnement avec lequel les Français allaient réprimer les Ouled Belafou, il faut se rappeler la vieille et inexpiable rancune que ceux-ci avaient envers les auteurs de la prise d’otage effectuée sur les 9 Français en… 1839. Les Ouled Belafou, que les enquêteurs du sénatus-consulte décrivaient en 1868 comme une paisible et laborieuse population de 1588 âmes, possédaient un magnifique territoire de 1 971 hectares, dont 1 170 hectares de statut melk. Leur patrimoine se composait de 86 chevaux, 231 juments, 75 poulains, 27 mulets, 2 479 bœufs, 1 442 moutons, 877 chèvres et 71 ruches. C’était principalement des agriculteurs, ils produisaient de l’orge, du millet, du sorgho et savaient varier les cultures. Ils s’occupaient aussi de l’élevage du bétail et avaient une race de petits chevaux estimés. « Cette population bien agrégée, riche par son travail malgré l’exiguïté du sol. Leur pays entièrement plat est situé en entier dans la vallée de l’oued Nil renommée pour sa fertilité1. » Leur territoire ayant été jugé de très bonne qualité pour y implanter un centre de colonisation, il fut en totalité séquestré pour être intégré au domaine de l’État. Les 1 600 personnes furent contraintes par la force à quitter, en moins d’une semaine, leurs maisons et leurs terres. On leur attribua en compensation des parcelles situées dans le Ferdjioua, région très différente par son relief, son climat, son agriculture. Le dépaysement était total. Bien sûr, ils ne reçurent aucune réparation pour les maisons qu’ils abandonnaient, de fort belles demeures en pierre avec des toitures en tuile, entourées de magnifiques jardins. À Ferdjioua tout leur manquait, y compris le bois pour leurs gourbis. Les Ouled Belafou refusèrent les nouvelles affectations et se mirent à errer d’une région à l’autre cherchant à vendre leurs bras pour survivre. Finalement nombre d’entre eux, malgré l’interdiction, revinrent s’installer aux alentours de leurs anciennes propriétés. Avec la bénédiction 1

Enquête 1845.

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des colons, qui trouvaient là une main-d’œuvre à très bon marché, ils furent employés comme ouvriers de ferme ou comme khammès. Bni Amrane Seflia : Tribu de 2 337 individus, possédant 3 000 hectares de terres en propriété melk et habitant dans 464 gourbis qui formaient 28 villages. Leur patrimoine : 244 chevaux ou juments, 73 mulets, 2 739 bœufs, 2 430 moutons, 2 222 chèvres, 36 ruches. Ils cultivaient l’espace de 271 charrues. Manifestation de leur profond et ancien enracinement au sol, ils possédaient 18 cimetières, dont 11 jouxtant des mosquées. Pour payer le rachat du séquestre, on exigea d’eux la cession de 1 095 hectares de très bonnes terres situées dans le prolongement de la tribu des Ouled Belafou. Finalement ils durent céder. Les familles expulsées eurent des compensations dans le Ferdjioua. Tazia : Également dépossédés de toutes leurs terres, les Tazia furent expulsés en direction d’oued Zenati. Leur territoire servit à étendre le centre de colonisation de Duquesne. Pour les déloger, on dut faire intervenir la troupe. Des femmes s’accrochaient aux haies des jardins et hurlaient de douleur alors que les soldats les poussaient de la pointe de leurs baïonnettes. Ziabra : Mais le sort réservé aux intrépides Ziabra du cercle de Collo est à lui seul une tragédie. On se rappelle avec quel courage et quelle persévérance ils harcelèrent les colonnes du capitaine Pont et Rustang, obligeant les Français à abandonner le stratégique bordj Bounoghra. Par vengeance, on le leur fit payer. Toute la tribu, 1 126 personnes, furent expulsées et leur territoire séquestré. « Une partie de ces malheureux embarqués le 30 août [1871] est arrivée ici [Constantine]. Le reste va suivre par convois successifs. » Et l’auteur de ces lignes, le docteur Vital de poursuive : « Nous entendrons, au printemps prochain, les Baruch et les Jérémie de l’islam chanter dans nos rues les douleurs de la dispersion. Ce souvenir-là sera invoqué contre nous dans cent ans encore1. »

Le cantonnement sur des terres pauvres Bni Tlilen : Les Bni Tlilen, tribu magnifiquement enracinée sur son territoire, jouissaient d’une situation florissante. Voici comment la décrivaient les enquêteurs du sénatus-consulte, en 1867 : « Leur territoire 7 180 hectares, dont 6 544 hectares de statut melk, est bien arrosé, les vallées y sont profondes et fertiles : le sol, propre à toutes les cultures, produit surtout le blé, l’orge, les fèves, le sorgho, le millet, le maïs ; de 1

A. Nouschi, Lettre de Vital à Urbain en date du 25 août 1871, p. 330.

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nombreux jardins ont été créés où l’on trouve le figuier, le jujubier, le grenadier, l’oranger, la vigne. Ils possédaient 2 257 bœufs, 5 698 moutons, 2 185 chèvres, 345 ruches. Le nombre de charrues était de 277. On peut la considérer comme une tribu très riche. Les 2 184 habitants payaient 24 500 F. » Ces chiffres attestaient, selon le commissaire du sénatusconsulte, « l’état prospère de la tribu1 ». Partant du fait que l’autorité locale exigeait que l’on dégage pour la colonisation 5 400 hectares chez les Bni Tlilen et les Zouagha, voici comment opéra le représentant des domaines pour libérer des terres : « J’adhère au prélèvement de 5000 hectares à opérer chez les Bni Tlilen région très propice à la colonisation. La prise de possession aurait lieu à l’expiration du délai réglementaire. Quant à la compensation à accorder à cette tribu qui ne conserverait que 1 544 hectares sur son territoire actuel, j’estime qu’on peut y affecter : — 1 650 hectares à prélever sur les Ouled Rabah, auxquels on prendrait, puisqu’ils ont refusé de transiger, le 1/4 au lieu du 1/5 de leur territoire ; — 1 600 hectares dans le Zouagha, sur la rive gauche de l’oued Ennadja et sur le prolongement sud des territoires précédents de façon à ne former avec eux qu’un seul et même périmètre ; — 484 hectares cédés à l’État sur la limite des Bni Sbihi (convention n° 133 de l’état n° 1). Ces 484 ha font précisément suite aux 1544 hectares laissés aux Bni Tlilen sur leur territoire actuel. Le nouveau territoire de cette tribu se composerait donc de deux groupes distincts, l’un de 3 250 hectares, l’autre de 2 028, soit ensemble 5 278 hectares. Les Bni Tlilen ne perdraient par cette combinaison que 1 266 hectares, c’est-à-dire un peu moins du 1/5 de leur superficie actuelle. Une partie d’entre eux seraient, il est vrai, déplacés2. » Concernant les tribus du Zouagha, le commissaire demandait que les prélèvements à opérer au profit de la colonisation soient effectués exclusivement sur les terres de la rive droite de l’oued Ennadja, partie très riche et « très favorable à des établissements européens » qui se relieront à ceux de Mila, Bni Khalifa, Bni Ziad et Constantine. Les tribus qui refusaient la transaction du séquestre se virent frappées d’un prélèvement supérieur au 1/5, « il serait logique d’élever cette quotité pour les tribus intransigeantes et de la porter au 1/4. Sur cette base, les tribus du Zouagha qui possèdent 27 000 hectares de terres de culture devraient fournir 6 750 hectares. » Et, voilà comment, les populations des Bni Tlilen et celles du Zouagha se trouvèrent dispersées sur différentes régions du pays.

1 2

Rapport du sénatus-consulte, BOGG 1869. Archives de Constantine. Répertoire numérique du fonds, 58, 98, 188.

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A quoi avaient été réduits les paysans algériens. Derrière les deux hommes (un père et son fils ?) on aperçoit le tronc d’un très vieil arbre, lui aussi mis à terre. Document Bibliothèque nationale de France Gallica 2.

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6.

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QUEL USAGE A-T-ON FAIT DU TRIBUT DE GUERRE ET DES TERRES SÉQUESTRÉES ?

Les réparations aux colons : enrichir les riches Rinn et Ageron ont donné le bilan financier de la répression. Ils ont évalué le tribut de guerre pour toute l’Algérie à 36 millions de francs. 19 millions servirent à indemniser les colons réellement ou prétendument touchés par les troubles. Demandant toujours plus, les « victimes de l’insurrection » usèrent de tous les moyens pour arracher le maximum, ils reçurent des indemnités sans commune mesure avec les pertes subies. Celles-ci, payées rubis sur ongle dès 1872, « ont mis dans l’aisance une localité qui était tombée dans le marasme : Batna. Tout le monde y est riche maintenant… À ce prix-là, la ville se trouverait bien d’être rasée tous les deux ans », écrit le docteur Vital1. Dans la Kabylie orientale, les concessionnaires de forêts ont reçu des réparations dix fois supérieures à leurs pertes. Mais sans que cela n’éteigne leurs revendications, puisque durant de nombreuses années encore, les dossiers des litiges continuèrent à peser sur les débats du conseil général de Constantine. Création des centres de colonisation Avant de suivre comment s’opéra la distribution des terres expropriées, rappelons brièvement les dispositions prises par le gouvernement, sous la pression du parti colonial et leur contexte. Le 10 mai 71, la France signait le traité de Francfort qui l’obligeait à céder une partie de la Lorraine, le Haut-Rhin et le Bas-Rhin, à la Prusse. Pour maintenir les Alsaciens et les Lorrains dans le giron français, le gouvernement initia une loi, adoptée en juin 1871, en vertu de laquelle une concession de 100 000 hectares, prise sur les terres séquestrées en Algérie, était réservée aux habitants de l’Alsace et de la Lorraine qui opteraient pour la nationalité française. Seule condition pour profiter de ces concessions

1

A. Nouschi, op. cit., Lettre 12 juin 1872.

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gratuites1, y prendre résidence. Lors de la désignation des attributaires pour le peuplement des centres de colonisation, les conseils généraux avaient obligation d’en réserver 20 % aux Alsaciens-Lorrains. Pour attirer plus de postulants, une autre loi votée en octobre 1871 engageait le gouverneur général « à consentir, sous promesse de propriété définitive, des locations de terres domaniales d’une durée de 9 années en faveur de tout Français d’origine européenne ». Malgré tous les avantages et le tapage publicitaire qui entoura l’opération, à fin décembre 1872, seulement 2494 AlsaciensLorrains immigrèrent en Algérie dont 365 pères de famille, 363 mères de famille, 1100 enfants, 44 veuves ou femmes seules, 622 célibataires. Il n’en vint à la province de Constantine que 830 personnes. Le prix de la location payable d’avance était de 1 F seulement, sans rapport avec l’étendue du lot, comprise entre 3 à 10 hectares par résident européen (tous sexes et tous âges compris). Une famille de 5 personnes recevait, selon la qualité de la terre, de 15 à 50 hectares. Au terme de la neuvième année de résidence continue, le bail était converti en titre définitif de propriété. Mais un locataire avait le droit de céder son bail après seulement 2 années de résidence. Le titre définitif de propriété était délivré au bout de la neuvième année au dernier occupant. Celui qui partait se faisait dédommager par le repreneur pour les années de résidence et les investissements consentis. Cette tolérance, comme on le verra, rendit possible toutes sortes de spéculations qui profitèrent aux agioteurs et aux banques. Les terres séquestrées dans les environs de Djidjelli s’avérèrent dépassant très largement les besoins de la colonisation. Seulement 6 000 hectares sur les 41 000 purent être attribués et firent l’objet de la création de deux centres de colonisation : Duquesne au lieu dit Guidjali à 8 kilomètres de Djidjelli sur la route d’El Milia ; Strasbourg, au lieu dit Sedjerma, à 12 kilomètres de Djidjelli sur la même route. Un territoire de 3 000 hectares était affecté à chaque centre2. Le reste des terres, soit 35 000 hectares, demeura vacant pour être ensuite mis en location par adjudication. Qui sont les nouveaux concessionnaires ? Lors de sa séance du 1er septembre 1872, le conseil général de Constantine eut à examiner les demandes d’attribution de terres soumises par différentes instances, gouverneur, préfet et particuliers pour le peuplement des centres de la côte djidjelienne. Toutes n’étaient pas conformes aux critères établis par la loi : ne pas être attributaire de concession, être marié, ne pas occuper d’emploi permanent. Parmi les 24 postulants résidents, le conseil releva que 11 d’entre eux étaient déjà concessionnaires de lots 1 2

Menerville, tome 3, p. 68. Arrêté du 1er avril 1872. Menerville, tome 3, p. 70.

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variant entre 20 et 30 hectares situés à Ain Kerma, (céréaliculture très riche). « Il y a un sieur Fage qui est boulanger installé simultanément à Constantine et à Bordj Bou Arreridj, qui sera admis comme concessionnaire à la condition qu’il abandonne l’une de ses boulangeries de Constantine… Une femme, déjà propriétaire de 250 hectares à Bizot en réclame une nouvelle concession… Un particulier ayant déjà obtenu dans la vallée du Boumerzough une concession de 30 hectares qu’il a vendue, puis, il en a obtenue une autre de 17 hectares à Aouin Saad, près de Bizot qu’il a également vendue1… » Après plusieurs réunions, la commission parvint à dégager 32 affectations pour la zone de peuplement de Duquesne et 31 pour celle de Strasbourg (occupée bien plus tard que Duquesne). Par manque de postulants on fit entorse à la loi, en acceptant les demandes de fonctionnaires, de médecins, d’une veuve déjà propriétaire d’une concession, etc. Les centres de Djidjelli offraient peu d’attrait à cause notamment de l’insécurité et de leur éloignement de Constantine. Il n’y avait pas encore de route pour les desservir et leur approvisionnement se faisait encore par mer. Finalement on réussit à placer une soixantaine de familles à Duquesne. Cinq autres centres de colonisation furent créés autour de Djidjelli entre 1872 et 1881 : Cheddia, Taher, Chekfa, Texenna et Bni Caïd. Dans cercle de Philippeville, on éleva 9 petits centres consacrés principalement à l’arboriculture et dans celui de Collo où les parcelles étaient de moins bonne qualité, on érigea un seul centre à Cheria. Il est extrêmement intéressant de connaître les péripéties entourant la création des centres implantés dans la Kabylie orientale, parce qu’elles nous fournissent une foule d’informations sur la destination des terres séquestrées, sur les conditions dans lesquelles elles furent occupées et par qui, leur impact économique sur la région et sur ses habitants… Ces centres ont-ils été comme les présenta la propagande coloniale, un facteur de modernisation de l’agriculture et de prospérité pour les populations autochtones ou, au contraire, un moyen supplémentaire pour hâter la déstructuration de l’économie montagnarde ? Les nouveaux centres de colonisation Duquesne 2 À ce centre de colonisation, on a attribué 3 800 hectares provenant du séquestre appliqué sur les biens des Bni Ahmed et Bni Amrane Djebala, pour 100 concessionnaires (50 colons et 50 Alsaciens-Lorrains), et 5 lots de ferme. 1 Voir, pour les détails, procès-verbaux du conseil général de Constantine session avril 1872-septembre 1873, p. 30 et suivante. 2 Ce centre de colonisation a été peuplé dès 1872.

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Au 5 février 1872 seulement 30 familles d’Alsaciens-Lorrains y ont été installées provenant pour l’essentiel d’un groupe d’immigrants, débarqué à Philippeville sans destination précise. Difficilement on atteignit le nombre de 36 familles immigrées et de 30 concessionnaires locaux. Évoquant les conditions de leur installation, le rapporteur de la commission souligne qu’ils ont été « logés dans les gourbis arabes, construits en pierres sèches, qui exist[ai]ent en assez grand nombre sur ce territoire ». Ce sont les anciennes demeures des habitants chassés de force de leur territoire : « Ce qui n’a pas été sans résistance que les Arabes, dont on séquestrait les terres, ont abandonné leurs gourbis et au mois d’octobre, il a fallu envoyer sur les lieux une compagnie de zouaves et un escadron de chasseurs d’Afrique. Depuis lors ces Arabes ont été dirigés sur d’autres points, du côté de la Tunisie (oued Zenati) ; mais pour plus de sécurité, le village est encore occupé par une compagnie d’infanterie1. » En plus des maisons les concessionnaires recevaient des bœufs, des charrues, des semences et des vivres pendant toute la période où la terre ne donne pas. Malgré les 124 300 F dépensés par l’État comme frais de première installation pour les 66 concessionnaires, 9 concessions n’ont pas trouvé preneurs. Plus significatif encore des difficultés à former un centre de colonisation viable, au bout de 5 ans, seuls 3 immigrants et 10 colons sont demeurés sur place. Les concessions abandonnées ont été attribuées à 14 nouveaux immigrants, 7 résidents et 1 étranger (Européen). Mais finalement l’administration dut se résoudre à mettre en vente les lots n’ayant pas trouvé preneurs. Des Algériens se sont portés acquéreurs de 9 lots, mais quelquesuns demeurèrent vacants durant de longues années. La municipalité les mit en location ; c’est par ce biais que d’autres Algériens, y compris d’anciens propriétaires, se retrouvèrent locataires d’une partie de la zone de colonisation. Les colons, vaincus par leur méconnaissance du travail agricole, ruinés par des emprunts aventureux, épuisés par les aléas du climat, ont préféré pour la plupart vendre ou louer leurs concessions et aller chercher du travail en ville. Quelques prêteurs ont ainsi pris possession de la plus grande partie des terres, pour y constituer des vignobles. Finalement la Banque de l’Algérie et la Société Domaniale mirent la main sur nombre des concessions. Mais celles-ci, surtout intéressées par le retour d’investissement, choisirent de se débarrasser au fur et à mesure des exploitations les moins rentables, ce qui amena le retour en force des Algériens. Lors d’une vente effectuée en 1886, les colons ont racheté pour 3 000 F de terres, les Algériens en rachetèrent pour plus 50 000 F. Cette tendance à la réappropriation sera encore plus forte après 1880. 1

Société de protection des Alsaciens-Lorrains demeurés Français…« Situation des Alsaciens-Lorrains en Algérie », Rapports… 1873, p. 69.

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Strasbourg1 Centre situé à 11 kilomètres de Djidjelli à proximité de Duquesne, il a été constitué avec le produit du séquestre sur les biens des douars-communes (Djendjen 1 677 hectares) Cheddia (919 hectares) Tazia (629 hectares) et 330 hectares provenant de terrains déclassés de la forêt domaniale de Sedjerma. Les 3 555 hectares a ont été divisés en 65 concessions agricoles, 1 lot industriel et 14 lots de ferme. Projeté dès 1871, Strasbourg ne vit le jour qu’en 1873 quand s’y installèrent 36 concessionnaires provenant de l’immigration, dont 15 Alsaciens-Lorrains ; 44 Européens. En novembre 18772, 22 lots étaient mis en location par adjudication à Cheddia (25 hectares), à Strasbourg (679 hectares). C’étaient des terres de parcours, des oliveraies, des jardins, des terres de culture… 9 lots ont été adjugés pour les Algériens et 9 pour un seul colon, un certain François Riboud. Sur les 15 familles alsaciennes et lorraines qui faisaient partie du peuplement primitif, il n’en restait que 3 qui avaient pu se maintenir en se livrant aux travaux agricoles et à ceux de la voirie. Les colons avaient presque tous développé de petites industries d’appoint : liège, transport, etc. En 1881 il ne restait plus que 3 immigrants et 13 résidents en possession de leurs terres. Les autres ruinés par des emprunts inconsidérés ont été obligés de vendre et de partir. Ils ont été remplacés par 6 immigrants, 14 résidents et 5 Algériens. De vastes territoires étaient devenus propriétés des banques ou restaient sans attributaires. Sur les 3 555 hectares du centre, seulement 232 hectares de céréales, 172 hectares de vignes et 10 hectares de jardins étaient exploités. Leur patrimoine se composait de 57 charrues, 215 bœufs, 35 moutons et 68 chèvres. En tout, la population européenne de Strasbourg se composait, en 1881, de 145 Français et 16 étrangers. Taher3 Ce centre couvrant un territoire de 3 908 hectares provenant du séquestre appliqué sur les biens de la tribu des Ouled Belafou (2 313 hectares) et oued Djendjen (ex-Bni Amrane Seflia) (1 095) a été décomposé en 58 concessions et 10 fermes isolées, initialement attribués à 38 Alsaciens-Lorrains et à 30 colons résidents. Leur installation a coûté 258 100 F. En 1881, il ne restait que 21 immigrants et 14 résidents. Les défaillants ont été remplacés par 2 immigrants, 19 colons résidents et 1 Algérien. 1

Création centre colonisation 1872, commune de plein exercice 1886. Les chiffres et les détails concernant la situation foncière dans les centres de colonisation érigés plus tard en communes de plein exercice ou en section de commune, nous les avons extraits des archives des communes conservées aux Archives de Constantine, série KI, boîtes 60 et 69. 3 Officiellement section de commune mixte en 1878. Mais comme centre, il a fonctionné dès 1873. 2

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Sur les 3908 hectares de la concession, les Européens exploitaient : 380 hectares de céréales, 250 de vigne et 30 hectares de jardins. Leur patrimoine comprenait 655 bœufs, 523 moutons et 189 chevaux et mulets. Tout le reste du territoire demeurait en 1881 vacant ou mis en location. En 1886, 386 hectares de terres de parcours et de jardins mis en adjudication, 8 Algériens s’en étaient rendus locataires1. Chekfa 2 L’histoire de Chekfa est assez particulière. Le projet d’un centre de colonisation dans la tribu des Bni Idder ne fut conçu que bien plus tard. Il est venu à maturité après le constat fait d’une grande disponibilité de terres à la suite du séquestre des Bni Idder et de leurs voisins les Bni Maamer. Les 2891 hectares affectés au centre de colonisation ont été répartis en 60 lots. 356 700 F ont été dépensés pour installer les 27 immigrants et les 33 résidents. Il en coûta à l’État 6 000 F par concessionnaire. Mais en moins de 5 ans, il ne restait plus à Chekfa que 7 immigrants et 12 résidents. Nombre des immigrants étaient repartis vers leurs pays d’origine. Les défaillants ont été remplacés par 2 immigrants et 22 résidents. Des Algériens prirent en location 3 lots de terrains. L’élément européen exploitait 227 hectares de céréales, 49 hectares de vigne et 10 de jardins. Les colons possédaient 33 charrues, 18 bœufs, 15 chèvres et 35 chevaux mulets. Le centre de colonisation de Chekfa n’a jamais réussi à faire le plein de concessionnaires. Jusqu’au 7 novembre 1881, les autorités continuaient à entreprendre des démarches en France et en Algérie en vue d’attirer des exploitants, mais sans résultats. Des lots demeuraient vacants. En 1884 la commune disposait encore de 24 307 oliviers, répartis en 13 lots non exploités. Mis en location, 10 Algériens et 3 Français emportèrent l’adjudication pour un loyer annuel variant entre 1,30 F et 65 centimes par olivier.

Cheria (Collo) Ce territoire de 2 156 hectares provenant du séquestre appliqué sur le douar Afensou (1 936 hectares) et Arb El Gouffi (1 368 hectares) a été réparti en 27 concessions et en 3 lots individuels. L’installation des 16 immigrants et 14 colons a induit 175 000 F de dépenses pour l’État. Mais seuls 3 immigrants et 9 colons demeuraient sur place en 1881, les autres ont préféré vendre et partir s’employer dans la ville. Parmi les nouveaux arrivants 7 Européens et 3 Algériens s’étaient rendus adjudicataires des lots mis en vente par la banque. 1 2

Chiffres de l’année 1886. Monographies de Taher, El Milia. Archives Constantine. Section de commune mixte 1881.

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Voilà donc le tableau général des centres de colonisation créés en Kabylie orientale. Il manque dans l’énumération Bni Caïd, Texenna et quelques petites fermes du côté de Collo et de Philippeville. Quel bilan peut-on faire de la colonisation de peuplement, credo du parti colonial.

Quel bilan pour la colonisation de peuplement ? En 1881, la population totale européenne des 6 communes mixtes de la Kabylie orientale (Attia, Collo, El Milia, El Harrouch, Fedj Mzala, Taher) s’établissait à 657 individus tous sexes, tous âges et toutes professions confondus. Celle des communes de plein exercice (Duquesne et Strasbourg) : 508 individus. Djidjelli1 regroupait seule 869 individus. Le total de la population installée en Kabylie orientale s’élevait à 2034 individus. Cela représentait 1,6 % de la population algérienne des communes mixtes et de plein exercice réunies soit 160 182 individus. Deux agglomérations urbaines, Collo et Djidjelli (chefs-lieux de cercles) abritaient à elles-seules 50 % de l’ensemble de la population européenne de la Kabylie orientale, soit 1026 Européens. Dans les cinq centres de colonisation créés spécialement pour implanter des colons (Duquesne, Taher, Bni-Caïd, Chekfa, Strasbourg), on comptait en 1881 : 860 individus2 disposant de 13 261 hectares de terres fertiles. Mais seulement 1 231 hectares (céréales) 941 hectares (vigne) et 205 hectares (maraîchers et d’arboriculture) étaient cultivés. Tout le reste du patrimoine colonial (10 884 hectares) était soit mis en location soit laissé en friche. Une couche de rentier, tirant son profit de la location des terres, s’est progressivement constituée adjoignant à son actif quelques petits commerces, des moulins à huile et autres activités de service surtout dans la voirie et le transport. La création de ces 5 centres de colonisation a coûté au Trésor public français, en frais d’installation uniquement, 1 015 880 F. Somme provenant du tribut de guerre payé par les Algériens. Le plus scandaleux dans cette affaire, c’est que les terres séquestrées n’ont pas trouvé preneurs parmi les Européens. On a même attribué des lots à des demandeurs résidant en France, mais qui ne sont jamais présentés. Finalement les terres disponibles furent mises en adjudication. En novembre 1877, 94 hectares à M’rabet Moussa et 1 074 hectares à Taher trouvèrent 1

La population de la zone de colonisation Bni Caïd est comprise dans celle de Djidjelli. Chiffres extraits du « Tableau général au 30 septembre 1884 », publié par le gouvernement général d’Algérie. Dans ce tableau nous n’avons retenu que les centres de colonisation. Il y a une population éparse européenne distribuée dans les centres d’exploitation de liège d’El Ancer et de Bounoghra à Ouled Attia, etc. 2

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preneurs. Dans les centres de colonisation de Cheddia et Strasbourg, il y avait respectivement 29 hectares et 482 hectares disponibles. Ce sont des terres de parcours, des oliveraies, des jardins, des terres de culture. 9 lots sont adjugés pour les Algériens et 9 pour un Français, un certain François Riboud. Dans ces lots, 5 sont destinés à l’agrandissement. Les Algériens Abderrahmane Ben Fergani, Ahmed Ben Cheriet, Ahmed Ben Nibouch et l’adjoint indigène Ammar Ben Mekki apparaissent comme des habitués de l’adjudication puisqu’on les retrouve plusieurs années de suite comme adjudicataires. En 1878, 15 lots étaient proposés à la location d’une année renouvelable à Cheddia, 3 lots concessions vacantes, à Strasbourg, 8 lots, à Taher, 7 lots. Chekfa devenue zone de peuplement et section de commune intégrée à Taher disposait en 1884 de 13 lots d’oliveraies, totalisant : 24 307 oliviers. L’adjudication pour une année d’exploitation est emportée par 10 Algériens et 3 Français. Les lots sont cédés entre 1,30 F et 65 centimes l’olivier1. Qu’a apporté la colonisation à l’agriculture de la Kabylie orientale. La vigne ! 941 hectares donnant un mauvais vin qui trouvait difficilement preneur sur le marché algérien et encore moins en France. La colonisation agricole de la Kabylie orientale fut donc un échec total. Un lent et progressif mouvement de réappropriation des terres avait commencé à se dessiner. Les Algériens malgré les limitations mises par l’administration se portaient de plus en plus acquéreurs des terres mises en vente ou en location. Il n’y a pas lieu ici de développer cette question. Consacrons-nous à étudier les conséquences de la répression de 1871, sur la situation des Algériens et les bouleversements considérables qu’elle provoqua.

1

Toutes les données chiffrées sont tirées des archives des communes. Archives de Constantine.

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Les zones de colonisation avant et après 1871.

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7.

LES BOULEVERSEMENTS DE 1871 EN KABYLIE ORIENTALE

Le dépeuplement En nous fondant sur les chiffres disponibles concernant la population de la Kabylie orientale — le recensement du sénatus-consulte (1868) et le recensement de 1884 — confirmés par ceux des années suivantes, on observe un phénomène de déplacement de population, brutal et profond. Des mouvements dans deux directions : de la Kabylie orientale vers l’extérieur et à l’intérieur entre tribus. Si les déplacements hors de la Kabylie orientale existaient auparavant, notamment les migrations saisonnières des hommes valides en quête d’un revenu complémentaire, ils n’affectaient en rien l’évolution générale de la population. Ceux à quoi nous assistons à partir de 1871 sont de véritables exodes massifs et définitifs de familles entières soit vers les régions de colonisation soit vers la Tunisie. Phénomène récurrent également, les déplacements entre tribus, ce qui constituait un changement radical dans les mœurs et coutumes de la région. Ainsi, entre 1868 et 1884, la population des 27 douars1 des communes El Milia-Taher2 passait de 35 2433 individus à 36 7524 individus. Soit une augmentation nette de 1 118 individus en 16 ans. Mais cette évolution positive ne concerne en réalité que quelques tribus. La majorité a connu des chutes démographiques considérables, le tableau n° 1 en donne un recensement : 14 tribus ont enregistré une diminution de 1

C’est le nouveau découpage administratif introduit par le sénatus-consulte pour remplacer celui de tribu. Chaque tribu a été subdivisée en un ou plusieurs douars. 2 Ce n’est pas la commune de Taher en totalité que nous considérons ici, mais seulement cinq de ses douars (Bni Maamer, Oum Aggrioun, O Bouyoucef, Hayen, et Ledjenah). 3 Ce chiffre nous l’avons obtenu sur la base du recensement de 1868, effectué par les enquêtes du sénatus-consulte. C’est le premier et le plus crédible recensement des populations de la Kabylie orientale. S’il a un défaut, ce n’est certainement pas d’être exagéré. Les gens pour fuir l’impôt cherchaient par tous les moyens à échapper au recensement. 4 Ces chiffres sont extraits du recensement établit par le GG et publié dans « le Tableau des communes », septembre 1884, janvier 1897 et novembre 1902.

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leur population qui est passée de 21 187 individus à 18 338 en 1884, soit un solde négatif de 2 809 âmes. Si à ce chiffre on rajoute celui de la croissance naturelle, les pertes apparaissent encore plus importantes. Bien sûr, on peut incriminer l’imprécision des recensements ou encore la famine des années 1867-68. Mais selon les témoignages d’époque1, la Kabylie orientale fut relativement épargnée par la crise alimentaire. Le typhus fit certes quelques centaines de morts, mais il ne peut être considéré comme la cause des déperditions ici observées. Deux phénomènes expliquent ces importantes variations : — les déplacements forcés de populations vers d’autres régions (Ferdjioua, Tamlouka, oued Zenati) ; — l’exode volontaire entre tribus pour rechercher du travail comme le montre le tableau n° 2. Si on considère les tribus sur les territoires desquelles des centres de colonisation ou des exploitations de forêts ont été créés, on constate qu’elles enregistrent un solde positif de population anormalement élevé, se situant entre 30 et 50 % sur la période considérée (1870-84). Solde que la croissance démographique à elle seule ne saurait expliquer. Tableau 1 : Évolution négative de la population des tribus entre 1870 et 1884

1

A. Nouschi, op. cit., p. 369. * Les chiffres de 1870, sont extraits des recensements effectués lors des enquêtes du sénatus-consulte entre 1867 et 1870. ** Les chiffres de 1884 sont extraits du Tableau général des communes au 30 septembre 1884 publié par le GG. 

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Tableau 2 : Évolution positive de la population dans certaines tribus entre 1870 et 1884.

À titre de comparaison et pour la même période, la tribu de Bni Maamer, limitrophe de la zone de colonisation de Taher, enregistre une augmentation 70 %. Chiffre évidemment considérable qui s’explique par l’accumulation de deux phénomènes : la croissance naturelle de la population et un flux de migrants significatif engendré par la création d’un centre de colonisation à Taher. Autre exemple, celui de Bni Meslem, tribu où est installée la concession de forêt Rock et son centre d’El Ancer. Elle enregistre une croissance de 60 %, provenant pour l’essentiel de la main-d’œuvre qui s’est installée à proximité de la concession. Les gains de population des Bni Tlilen s’expliquent par leur proximité avec Mouia. Bni Tlilen est une région de passage vers les zones de colonisation entourant Constantine (Mila, Rouffach, oued Athmania, Khroubs, El Aria, EL-Hamma, etc.). Le troisième exemple enfin est celui de Bni Habibi. En 1867, ses deux douars-communes Oum Aggrioun et Hayen comptaient le même nombre d’habitants. Or, sur la décennie soixante-dix, Hayen perd 27 % alors qu’Oum Aggrioun voit sa population croître de 30 %. Les Bni Habibi ont été frappés par les deux séquestres qui leur ont soustrait beaucoup plus que le 1/5 réglementaire. En compensation les 300 familles expulsées de leurs propriétés à Hayen1 ont reçu des compensations à Oum Aggrioun2, de même que 36 autres familles, venant de différentes régions : Mouia (1) Constantine (1), Chekfa (3), Bni Meslem (5) Bni Idder (10) dont les nommés Ben Chaita M’barek Ben Salah, les frères Ben Krika, les frères Ben Boudour, etc. La recomposition de la population des Bni Habibi s’est donc faite par un déplacement massif de la zone de Hayen, riche de ses 1 Hayen possédait les meilleures terres de culture situées en bordure de la route reliant Constantine à Djidjelli. Oum Aggrioun est une région plus montagneuse. 2 Archives du séquestre, service du cadastre, Sétif.

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nombreuses terres agricoles, de son « outa » (vallée) prospère, vers les parties difficiles d’accès d’Oum Aggrioun. La carte en page suivante, que nous avons établie à partir des chiffres qui précédent, illustre de manière frappante les zones de dépeuplement et celles de repeuplement. Paupérisation et exode Comme on peut le constater, les mouvements de population ont brisé les vieilles limites tribales. Si une cause peut être considérée comme facteur dissolvant majeur du cadre traditionnel, ce fut bien le dépeuplement et son corollaire le repeuplement forcé. Ces brassages de populations venues d’horizons divers et de milieux différents, nés par et dans la violence, obligeant à une promiscuité non désirée et imposant de nouvelles règles du vivre ensemble, ont hâté la dislocation du vieux cadre social. Le nouveau douar, ou mechta, cessait d’être la manifestation d’une même histoire et d’une même ancestralité. Les natifs percevaient les nouveaux arrivants comme une menace sur le peu qu’ils avaient pu préserver de la débâcle ; ceux qui arrivaient se percevaient comme les victimes expiatoires d’une aventure collective. Sentiment d’autant plus douloureux que les déplacés avaient laissé derrière eux demeures, cimetières, mosquées, voisinage, la part essentielle de leur vie. Les nouvelles formations sociales issues de ces bouleversements ne pouvaient donc plus fonctionner sur les vieilles règles acquises : l’’aâda, le Kanoun ou la notoriété. Les modalités de règlement des conflits sociaux propres à chaque groupe se trouvaient elles-mêmes en concurrence. L’ancien cadre consensuel, la djemaa, ayant perdu sa base sociale, n’opérait plus que comme courroie de transmission des ordres administratifs sans avoir un pouvoir réel sur les individus et les groupes. Même les marabouts et les chouyoukh, ces personnages « consensuels » qui avaient si puissamment contribué à la formation de l’ « identité communautaire » perdaient leur valeur référentielle. À ce « vide institutionnel » est venue se substituer l’administration coloniale avec toutes les complications et la bureaucratie qu’on lui connaît. La communauté née par suite des bouleversements de 1871 n’était plus qu’une formation humaine en mutation vers quelque chose de nouveau et d’incertain : la société colonisée. Vidée de ses forces vitales, ayant perdu ses mosquées, ses zaouïa, ses tolba, ses écoles ; appauvrie, la Kabylie orientale sombra bientôt dans une sorte de gouffre historique qui anéantira ses dernières forces de résistance. Ainsi s’achève une période, celle écrite par les tribus de la Kabylie orientale.

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Mouvements de population en Kabylie orientale entre 1871 et 1884. NB : Nous n’avons pas signalé sur la carte les concessions forestières qui ont attiré nombre de paysans déclassés.

LE PATRIOTISME RURAL EN ÉCHEC

8.

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L’EFFACEMENT DE PLUSIEURS SIÈCLES D’HISTOIRE

Que sont devenues les familles maraboutiques, les personnalités, les lieux de culte des Bni Habibi, des Bni Idder et des autres tribus de la Kabylie orientale. On doit, sur ce sujet, à l’administrateur de la commune mixte de Taher et à celui d’El Milia des monographies1 très instructives. Exercice administratif obligé, ces tableaux synoptiques établis entre 1881-84 devaient répondre à une série de questions strictement codifiées. Nous ne retiendrons que les réponses relatives à l’historique des tribus et aux établissements religieux et familles influentes. Nous n’ajouterons pas de commentaire au constat de l’administrateur. Il est suffisamment parlant.

Bni Habibi devenu un « douar colonial » Nous savons qu’à la suite de l’application du sénatus-consulte de 1863, Bni Habibi a été divisée en deux douars, Hayen et Oum Aggrioun. Pour rappel, cette tribu disposait de trois grandes zaouïas réputées, Sidi Ahmed Labed, Sidi Ouarets et Sidi Lebcir. L’enquête de reconnaissance effectuée en 1845 par un officier de l’armée française dénombrait à la zaouïa de Sidi Ahmed Labed 40 cheikh et 7 cadis qui rendaient la justice dans toute la région. Dans sa monographie, l’administrateur de la commune de Taher donne une suite d’aperçus qui signalent les transformations radicales qui ont suivi l’insurrection de 1871. Voilà en quels termes nous est présentée la tribu des Bni Habibi à travers ses deux douars. Oum Aggrioun : « Personnage important : Aucun personnage remarquable n’existe dans le douar. » « Établissement religieux et famille influente : On ne compte aucun établissement religieux et aucune famille influente. Le seul personnage digne d’intérêt est un certain Larbi Ben Mohamed Ben Youssef » qui occupe les fonctions d’adjoint indigène et sur lequel l’administrateur a une piètre idée : « Cet agent est mou, inintelligent, sans influence et sans autorité. » 1

Archives de la wilaya de Constantine.

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Hayen : « Personnage : Le seul personnage en relief du douar est un marabout, Si Ali Ben Fiala1, qui tire son origine d’une grande famille... Ce personnage jouit d’une bonne réputation. » « Établissement religieux et famille influente : Il existe un établissement religieux dont Si Ali Ben Fiala est le grand chef. La seule famille influente appartient à ce marabout et est composée entre autres par son fils aîné Si El Hossein Ben Si Larbi appelé à lui succéder. » Comme on l’aura sans doute remarqué, il y a une contradiction dans la filiation de ce soi-disant fils de Ali, prénommé Ben Larbi. En fait c’est un pseudonyme que s’est donné El Hossein, fils légitime de Mohamed Ben Fiala, pour échapper au séquestre qui frappait les biens de son père. Il adopta une fausse filiation tout en se faisant passer pour le fils de son oncle. Manière habile pour tromper la vigilance de l’administration. Comme on le constate, il n’est plus fait mention de la zaouïa de Sidi Ahmed El Abed, ni de Sidi Lebcir, encore moins des familles prestigieuses des Bni Habibi, toutes fractions confondues : les Ben El Ahmer, les Bou el Maîz, les Ben Boudour, les Bou Gracha, les Ben Oudina, les Ben Bou Ghaba… Le nom même de Sidi Ouarets a disparu, interdiction était faite de le prononcer en public ou de le reproduire sous quelque forme que ce soit. Les zaouïa de Sidi Lebcir, celle Sidi Ahmed El Abed, les 4 écoles coraniques dénombrées en 1868 par le rapport du sénatus-consulte, les 33 mossalates (salles de prières), etc., tout semble avoir disparu. La question de l’origine de la tribu, élément essentiel de l’imaginaire collectif, qui a toujours fondé la cohésion du groupe, l’administrateur la règle en une formule lapidaire : la tribu des Bni Habibi a la « même origine que le douar précédent Ouled Djendjen ». Effacement de l’organisation sociale, de l’ordre religieux, mais également des acquis culturels. Ce n’est pas simplement le vœu de l’administration qui est ici exprimée, mais les tendances générales d’une réalité en marche.

1 Ali, Ben Fiala est le frère de Mohamed Ben Belgacem. En 1860 il a été nommé cadi de l’annexe d’El Milia. Il entre en conflit avec l’administration en 1867, à propos du rattachement de la zaouïa de Sidi Ouarets, qu’il voulait voir passer dans la tribu de Taïlmam alors que les Bni Habibi s’y opposaient. Ces derniers ayant obtenu gain de cause, il démissionnera de ses fonctions de cadi. Rinn donne sur lui des informations peu flatteuses à propos de son attitude lors de l’insurrection de 1871. Il est le seul membre des Ben Fiala à avoir été épargné par le séquestre individuel. Un arrêté du gouvernement a été promulgué dans ce sens.

LE PATRIOTISME RURAL EN ÉCHEC

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Les Bni Idder ruinés Pour l’administrateur de la commune, il n’existe pratiquement plus de personnage important à Bni Idder sauf Si Ammar Ben Khralfa fils de Ben Amirouche1, faisant fonction d’adjoint indigène. Nous apprenons à la lecture de la monographie l’existence d’un certain Belgacem Moula Chokfa, il s’agit du frère de El Hossein, qui avait lors de l’insurrection de 1871 pris part au siège de Djidjelli. Revenu dans son village natal après quelques années de détention, il coulait des jours paisibles dans un anonymat presque total. L’administrateur le décrit en ces termes : « Si Belkacem, Ben Si Ahmed Ben Si Chérif est illettré et son influence toute héréditaire a baissé considérablement depuis 1871. Il est convenable vis-àvis de tous les représentants de l’autorité, son caractère est doux et tranquille et sa moralité est bonne. » Comme le fils de Ben Fiala, Belkacem, préférait passer inaperçu aux yeux d’une administration qui avait interdit que le nom de Moula Chokfa soit prononcé en public. D’ailleurs aucune mention n’est faite de la zaouïa de Sidi Abdallah. Concernant l’origine de la tribu, une réponse laconique : « même origine que la précédente ». Douar Djendjen, Bni Maamer, Ledjenah, Ouled Bouyoucef, n’ont aucun personnage important, aucune famille influente, aucun lieu de culte important et leur origine porte la mention : « même origine que le douar précédent ».

Que sont devenus El Hossein Moula Chokfa et Ben Fiala ? Que sont devenus les Ouled El Abed, Mohamed Ben Fiala et son cousin El Hossein Moula Chokfa et les autres ? La cour d’assises de Constantine les condamna le 1er mai 1873 à la peine capitale. Elle ordonna que l’exécution de Moula Chokfa eût lieu à Mila et celle Ben Fiala à El Milia. La même année leur peine fut commuée en travaux forcés à perpétuité avec déportation en nouvelle Calédonie. Les deux hommes se retrouvèrent donc au début de 1874 à fort Quelern à Brest en attente d’embarquement pour le bagne. Épuisé, malade, gagné par le découragement, Mohamed Ben Fiala adressa une demande de grâce au maréchal Mac Mahon, président de la République française. Sa lettre, écrite d’un trait dilué, d’une grâce incomparable révèle pourtant le désarroi d’un homme arrivé à l’extrême limite de la résistance. « À son Excellence, Monsieur le Maréchal de Mac Mahon, Président du gouvernement de la République. Je m’adresse à vous honorable […] pour 1 Khralfa, ce n’est pas une faute d’orthographe, mais c’était ainsi que l’administration avait ordonné de franciser ce nom. Ce Si Ammar est un descendant de l’ancien caïd Ben Amirouche nommé en remplacement d’El Hossein Moula Chokfa en 1853.

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nous gracier et nous libérer afin de repartir chez nous, car j’ai laissé là-bas ma mère, ma sœur, mon épouse sans personne pour subvenir à leurs besoins étant donné que je suis pauvre parmi les plus démunis. Nous leur avons laissé, ni bétail, ni labour, mais abandonnées totalement, elles n’attendent que la grâce de l’État pour nous libérer de prison, pour nous occuper d’elles et les sauver d’une mort certaine […]. Je vous implore de tenir compte de l’état de mes parents impotents, accordez-nous votre grâce et libérez-moi de prison. Je suis arrivé au bout. Je ne suis pas loin de mourir de chagrin par la situation dans laquelle se trouvent les miens. » Le 12 mars 1874, Mohamed Ben Belkacem Fiala décédait au fort Quelern. Il fut enterré à l’île aux Morts avec les communards1. Ce fut un terrible choc pour El Hossein Moula Chokfa, qui aussitôt tomba malade, submergé par la peine et le chagrin. Hospitalisé à l’hospice maritime de Brest, il décéda, le 20 avril 1874, un mois et huit jours après avoir vu partir son ami, son cousin, son compagnon de lutte. Ces morts qui se succédaient achevaient la longue et tumultueuse histoire des Ouled El Abed. Les deux plus prestigieux personnages, le Combattant et le Lettré, disparaissaient loin de leur terre natale, en pays chrétien, vaincus par la haine. Ils furent enterrés dans des fosses communes. Leurs familles ne surent rien de ce qui leur arriva, elles vécurent dans l’ignorance. Ali Ben Fiala entreprit de multiples démarches auprès de l’administration pour connaître la vérité sur la disparition de son frère, mais en vain. C’est seulement en 2010 que l’auteur de ce livre2 apprit aux descendants de Ben Fiala et de Moula Chokfa les circonstances exactes de la mort de leurs parents. Mohamed laissa trois enfants, Braham l’aîné âgé de 24 ans à la mort de son père, Hocine 19 ans et Mebrouka née en 1871. Pour échapper à une partie du séquestre qui frappait les biens de leur père, ses enfants vécurent longtemps dans un total anonymat, allant pour Hocine jusqu’à se faire passer pour le fils de son oncle Ali. El Hossein Moula Chokfa laissa un fils unique, Ahmed, né 1850. Ce dernier n’aura pas de descendance mâle. Comme on le verra avec l’établissement de l’état civil, le nom de Moula Chokfa sera interdit d’usage. Les descendants de cette famille se verront accoler des noms différents, dont celui de Cheurfi. La famille Fiala, grâce aux efforts d’Ali, conservera son patronyme, attaché aux seuls descendants de Belgacem.

1 2

M. Lalaoui, Kabyles du Pacifique, Éd. Au nom de la mémoire, Paris, 1994, p. 52. J’ai eu, à ce moment-là sous les yeux, le livre de M. Lalaoui.

 

LIVRE CINQUIÈME Après la ruine des tribus, ruine des familles

« La ruine de la tribu s'acheva sur des registres d’état civil. Registres sur lesquels furent recensés et divisés les survivants.» Kateb Yacine, Nedjma.

Pourquoi la loi de 1882 ? Après avoir détruit économiquement la tribu, après en avoir dispersé les membres, le colonialisme triomphant passa à l’étape suivante, faire éclater la famille en effaçant d’un trait de plume les généalogies centenaires. De quoi s’agit-il ? Le 23 mars 1882, répondant au vœu exprimé depuis de nombreuses années par les colons, le Parlement français adopte une loi pour « la constitution de l’état civil des indigènes musulmans de l’Algérie ». Dans son rapport, fait au nom de la commission de la chambre des députés, son président, M. Jacques, affirme que « les indigènes musulmans d’Algérie, sont, presque tous dépourvus de nom patronymique ou de famille ». En conséquence de quoi la loi adoptée rend obligatoire l’accolement de « noms patronymiques » à tout indigène considéré comme « chef de famille ». Si l’établissement de l’état civil peut être regardé comme un progrès nécessaire par comparaison à l’absence quasi totale de procédures d’enregistrement des mouvements de populations de façon unifiée et

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pérenne, on ne peut cependant affirmer que les Algériens n’avaient pas de noms ou qu’il y avait confusion et anarchie dans leur système de nassab. Comment se prénommait-on en Kabylie orientale ? Avant 1882, les Kabaile El Hadra n’avaient ni état civil ni de nom patronymique — au sens du Code Napoléon. Comme du reste pour tout le Maghreb1, leur système de nassab était le suivant : — le nassab (la généalogie) qui contenait l’ism, c’est-à-dire le nom de la personne, reçu à la naissance (exemple Ali), suivi d’un ism transmis par la lignée paternelle (Ben Ammar) ; — la nisba, qui était construite à partir d’un nom de métier ou d’une fonction autrefois exercée par un membre de la famille, ou encore à partir du nom d’une région, d’une ville d’origine ou d’une tribu (Kherraz, Haddad, Traboulsi, Fergani, Tifouti…) ; — à cette dimension verticale venaient s’ajouter les éléments contribuant à qualifier l’individu lui-même, qu’il s’agisse de l’activité qu’il exerçait ou des titres d’honorabilité dont il était éventuellement gratifié (El hadj) ; — un dernier élément était la kuniya, forgée à partir du nom de l’enfant de la personne concernée (Allioua)2. Formés ainsi, ces noms se donnent théoriquement à lire comme « un ensemble d’éléments qui informent aussi bien, et de façon relativement exhaustive, sur l’origine familiale que sur l’expérience et l’itinéraire des individus, au point d’apparaître comme de véritables biographies3 ». On portait les noms de : Ali Ben Ammar ; Hadj Ali Ben Ammar ; Ali Ben Ammar Lahbibatni, Ali Ben Ammar El Nahahssi, Allioua El Nahahssi, etc., parfois même et selon le lieu, les circonstances, l’identité des personnes se déclinait « sous une forme labile, mais selon des codes connus de tous qui consistent à formuler une façon, parmi d’autres possibles, de dire, au point qu’une même personne peut apparaître sous plusieurs « identités4 ». Les rares cas où un nom devenait patronyme et se transmettait de père en fils, comme celui par exemple de Moula Chokfa, Ben Amirouche, Ben Boudour, Ben Baghrich, Ben Attik, Bel Abed, etc., c’était quand ce nom indiquait une « profondeur généalogique », une « filiation valorisante ». Le pouvoir de transmettre un nom et la revendication de cette transmission appartenaient à l’usage non à la loi.

1

Nous n’entrons pas dans le débat sur la question de savoir à quelle grande aire culturelle appartenait ce modèle. 2

Sublet, J., Le voile du nom, cité par Isabelle Grangaud. I. Grangaud, La Ville imprenable, Éd. Media-plus, Constantine, 2004, p. 42. 4 Ibid., p. 41. 3

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La loi du 23 mars 1882 : un crime irréparable Ce n’est pas pur hasard si la loi du 23 mars 1882, adoptée par l’Assemblée nationale française, une année presque jour pour jour après qu’avait été votée, sans débat, celle portant « code de l’indigénat » (10 avril 1881). Le « pouvoir de nommer » appartenant symboliquement, dans nos traditions locales, au père, ce pouvoir, les Algériens allaient le perdre, dès lors qu’ils étaient devenus indigènes. Analysant les motivations du législateur, l’humaniste Ismaël Urbain écrivait dans Le Journal des débats (25 mars 1882) que cette loi n’avait qu’un but « […] donner satisfaction à nos habitudes de régularité administrative et surtout rendre plus faciles et plus sûres les transactions immobilières. On a plus songé au bénéfice qu’en tireraient les colons qu’à celui qui en résulterait pour les indigènes. La preuve en est, qu’à force de vouloir rendre efficaces les mesures édictées, on n’a pas vu qu’elles devenaient tracassières et inexécutables pour ceux qu’elles devaient le plus intéresser. » Urbain omet pourtant de signaler un aspect essentiel de la loi et pour cause, puisqu’il en est lui-même un fervent partisan : la destruction de la sphère tribale et ses déclinaisons la fraction et la famille élargie. Les éléments du « crime » Nous avons évoqué plus haut les mobiles du « crime », voyons comment il fut mis en œuvre, son étendue et les conséquences irrémédiables qu’il provoqua. La loi de 1882 comportait trois volets : 1) le recensement de la population ; 2) l’attribution des noms patronymiques ; 3) les dispositions punitives destinées à la rendre irréversible. La loi disposait qu’en principe, « tout individu dont le père est décédé est susceptible, sauf cas de frère aîné ou d’oncle paternel, de former le point de départ du groupe familial ». Comment allait-on procéder pour parer aux erreurs de toutes sortes ou aux dissimulations volontaires : « Un simple interrogatoire permettra d’éclaircir ce point. » On revenait ainsi à la preuve testimoniale comme fondement de l’établissement de la filiation. Si un individu tenait à cacher sa généalogie ou était dans l’ignorance de certains de ses détails, la loi n’en faisait aucun cas et on se contentait de sa simple déclaration pour établir son arbre généalogique. La commission de recensement entama son travail en Kabylie orientale à partir de 1890. Les recensés, inquiets par les rumeurs alarmistes qui couraient dans le pays (on disait que le recensement était destiné à naturaliser de force et en masse les Algériens, à inscrire les gens au service militaire obligatoire, ou encore à asseoir l’assiette d’impôt) opposèrent aux enquêteurs, cette fameuse obstination sourde propre aux gens de nos campagnes qui, lorsqu’ils ne

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veulent pas collaborer, trouvent mille et une manière de dérouter leur interlocuteur. Quoique aidés par les khodja (secrétaires), les commissairesenquêteurs eurent toutes les peines du monde à se tirer d’affaire dans les délais prescrits. Le gouvernement général ayant fixé parmi les bases de rémunération une indemnité variant entre 0,34 F ou 0,80 F par individu porté au registre matrice après vérification, on a vu des enquêteurs bâcler au plus vite leur besogne pour faire du chiffre. C.R. Ageron impute à l’incompétence des commissaires-enquêteurs les dépassements qui accompagnèrent le recensement. Ce qui n’est qu’en partie vrai. Car la loi, ses conditions d’applications devaient invariablement porter vers ces résultats, dénoncés en leur temps par des esprits éclairés, mais dont on ne tint pas compte. Trois obstacles rendaient le recensement par douar difficile sinon impossible : — depuis la grande répression de 1871 et les opérations de séquestre, en Kabylie orientale et en Grande Kabylie, la tribu avait éclaté, ses membres ont été dispersés. Les Belafou, les Ziabra, les Arb Taskift, les Bni Ahmed, les Bni Maamer, etc., ont été expulsés de leurs territoires. Ces mouvements de population désordonnés, ajoutés à l’exil volontaire vers la Tunisie et le Moyen-Orient, les migrations en quête de travail, les emprisonnements, les déportations avaient disloqué le tissu social… Les membres d’une même famille avaient perdu la trace les uns des autres ; — le second obstacle, lié au premier, ce sont les fameuses compensations territoriales qui ont contraint de nombreuses familles à quitter leurs propriétés pour aller s’installer dans d’autres régions, parfois très loin de chez eux (les Bni Amrane allant à oued Zenati) et parmi des gens avec lesquels ils n’avaient aucun lien de parenté ; — enfin partie par ignorance, partie par peur d’une intention cachée que l’on prêtait aux Français, les gens donnaient des informations inexactes ou tronquées. Tel ce vieux personnage de Mouia qui s’est entendu avec son frère pour prendre chacun un nom différent afin, en cas de besoin, de faire valoir leurs témoignages l’un au profit de l’autre. Mais nonobstant ces obstacles, on s’entêta quand même à réaliser le recensement. Les conditions mêmes dans lesquelles il fut accompli entraînèrent des dérives, parfois volontaires, qui trahissent le but inavoué que recherchait l’administration : la dislocation de lignées importantes et historiquement connues. Les dérives Parmi ces dérives, signalées déjà lors des vérifications, les plus courantes étaient : — les recensements multiples des personnes absentes (détenus, travailleurs en déplacement, etc.), ou fractionnement des familles d’un même ascendant entre plusieurs douars ou mechta ;

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— les omissions ou dissimulations volontaires ; — le cas des femmes âgées et des filles mariées. D’autres dérives eurent pour cause des erreurs de transcription1. Soit par ignorance, soit par négligence, on orthographia les noms avec une désinvolture criminelle au point où ils devinrent un incompréhensible galimatias. La loi posant que l’arbre généalogique devait obligatoirement partir d’un membre vivant n’ayant ni père ni grand-père vivant, ni frère ni oncle plus âgé, détacha la famille de sa profondeur historique en excluant de l’arbre le cousinage de troisième génération. Il se trouva donc que deux chefs de famille, appartenant à la même lignée, étaient recensés sous deux arbres généalogiques différents pour la raison toute simple que leurs pères respectifs et leurs grand-pères respectifs issus d’un même ascendant n’étaient pas vivants. On a ainsi volontairement procédé pour briser les liens familiaux ancestraux. Cette volonté se trouva encore plus accentuée par la collation des noms. Omission des femmes mariées C’est peut-être la plus grave atteinte portée à la famille et à l’histoire de sa composition, l’exclusion des femmes mariées du recensement. En effet, pour simplifier au maximum l’établissement des arbres généalogiques on a préféré ne pas recenser les épouses vivant sous le toit des maris. Seules les femmes célibataires, veuves ou répudiées vivant chez leurs parents ont été prises en compte. De ce fait, il est pratiquement impossible de pouvoir reconstituer la lignée maternelle au-delà de 1890 en se basant sur les données de l’état civil. Pour la loi française, une « épouse indigène » n’a plus droit d’existence dès le moment qu’elle a quitté le toit paternel. La collation d’office des noms La loi disposait qu’il était obligatoirement attribué à chaque indigène un nom patronymique. Que le choix de ce nom appartenait à l’ascendant mâle paternel ou à défaut à l’oncle paternel, au frère aîné et en dernier lieu à l’individu lui-même. Si l’indigène refusait ou s’abstenait ou s’il persistait à indiquer un nom précédemment choisi par un ou plusieurs individus, son droit devenait caduc et passait au commissaire de l’état civil (c’est ce qu’on appelle la collation d’office). Dans la Kabylie orientale par exemple et particulièrement à Bni Habibi, les habitants d’une même mechta étaient le plus souvent issus d’un même ancêtre. Même si personne ne pouvait reconstituer les arbres généalogiques, chaque membre ne se considérait pas moins comme fils de la fraction sous le nom de laquelle il était généralement connu. Les recensés refusaient le plus 1

Bien qu’un arrêté du 25 mars 1885 établissait la règle de transcription en français des noms indigènes, il resta lettre morte.

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souvent d’adopter un nom différent de celui de leurs cousins quand bien même aucun ascendant vivant ne les liait. Un Mahasnia, un Ouled Mazouz, un Aabdi, ne voyait pas pourquoi il devait adopter un nom, alors que celui sous lequel il était connu s’adaptait parfaitement à tous les usages. Les refus étaient donc nombreux. Dans ce cas, la loi faisait obligation au commissaire d’en accoler un d’office au récalcitrant. Suivant les instructions du « Guide pratique1 » destiné aux commissairesenquêteurs, la démarche pour composer les noms patronymiques était la suivante. Au préfixe Bou « le possesseur de » ou Ben « fils de » on ajoutait soit un nom ethnique, ou de lieu ou de relief ; une caractéristique physique, un nom de métier, etc. Parfois par ignorance, mais le plus souvent volontairement, les commissaires enquêteurs mirent un zèle particulier pour choisir les noms dans une sorte de « dictionnaire de l’obscénité et du vulgaire» d’eux seuls connu. On les accusa plus tard d’incompétence ou simplement de négligence, mais cela ne peut expliquer ni justifier l’ampleur du désastre accompli en Kabylie orientale. L’imagination fertile des recenseurs produisit des patronymes particulièrement humiliants, dénotant d’une volonté réelle de faire mal, allant même jusqu’à user de mots français repris tels quels : Arabet (Arabebête), Krache (crache), Kracha (crachat), Mouchemouche, Tchier (chier), Haine (haine), Idiou (idiot), Sal (sale). Ou alors en les formant à partir de mots arabes grossiers ou insultants : Trima (petit cul), Boutreme (Bou + cul) Khamedj (sale), Khouni (traître), Rachi (usé), Boulhalouf (Bou + cochon), Boudabane (Bou + mouches)2. Dans une localité proche de Djidjelli, pour singulariser les membres d’une même fraction de tribu on les nomma : Bou-Gass’a (grand ustensile en bois), Bou-Laham (viande), Bou-Chaham (graisse), Bou- l’kercha (tripes). Bni Habibi, comme nous l’avons vu précédemment, fut subdivisée en deux douars-communes, Hayen et Oum Aggrioun, l’opération d’état civil amplifia la dispersion de la tribu multipliant anarchiquement les dénominations : Assaba, Bedjaoui, Boumeghi, Bourouis, Bouaouka, Boudoucha, Boussabbat, Boutar, Chebata, Cherabta, Chekarda, Djeha, Frites, Latreche, Menighed, Merazka, Moussiou… ces patronymes n’avaient le plus souvent aucun lien avec la filiation des individus. En intitulant le patronyme francisé « Nikma » de l’arabe "ΔϤϘϧ "signifiant « humiliante punition », mot passé depuis dans la langue commune pour désigner l’extrait d’acte de naissance, l’Algérien marquait ainsi l’ampleur du

1

E. Cornu, Guide pratique pour la constitution de l’état civil des indigènes, Alger. Que les familles qui portent encore ces noms, nous en excusent, mais nous parlons ici d’un fait historique dont ont été victimes des milliers d’Algériens. 2

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traumatisme subi. Traumatisme qui continue de hanter, jusqu’à aujourd’hui, la conscience de chacun de nous. Avec la disparition des anciens noms de tribu, les déplacements de populations et ensuite l’établissement forcé des noms patronymiques, la colonisation achevait son œuvre de déstructuration en profondeur de la Kabylie orientale. Cette perte d’identité était vécue par l’être kabyle comme une dépossession. Assimilant sa nouvelle situation à sa condition d’homme colonisé, il observait tout progrès comme une nouvelle atteinte destinée à le spolier davantage et à l’asservir. En tant qu’être arraché par la violence à sa tribu, à sa terre, à ses ancêtres, il devenait la proie facile de toute idéologie de substitution, pourvu qu’elle lui rappelle le passé à jamais perdu.



EN GUISE DE CONCLUSION

Nous voilà donc arrivés au terme du processus long et tragique de la déconstruction de l’ordre social de la Kabylie orientale. Le complexe mouvement historique par lequel est passée sa population, pour se forger une identité, une mémoire, un référentiel coutumier, une ancestralité fondatrice, a été emporté dans les turbulences de la guerre coloniale. L’occupation restreinte, commencée à Djidjelli en 1839, se poursuivra à partir de 1851 par une guerre totale détruisant hommes, biens, cultures, bétail et entraînant dans son sillage la disparition des élites religieuses et politiques. L’insurrection de 1871 sera un dernier sursaut, la réaction de la dernière chance contre cette implacable avancée de l’asservissement. Elle échouera dans la douleur et le sang. Les insurgés perdront ce à quoi ils tenaient le plus, la terre des ancêtres. Peuple errant lancé sur les routes de la diaspora et de l’exil, telle est l’image qui collera dorénavant au personnage du Kabaile El Had’ra. La conquête du sol achevée, la colonisation part à la conquête des « âmes ». L’enjeu ? Assimiler l’indigène, c’est-à-dire lui faire accepter simultanément deux choses : 1) sa nouvelle condition de membre à part entière de la société coloniale ; 2) sa condition d’indigène, un être inférieur, barbare, non civilisé, mais susceptible cependant de progrès. Ayant cessé

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d’être kabyle, maure, arabe, kouloughli, le non-Algérien1 a enfin un nom commun faute d’avoir un nom propre. Il est indigène. C’est quoi un indigène ? Un simulacre d’homme, une figure emblématique de rien. C’est une image factice : imaginée, pensée, désirée, née dans les profondeurs nocturnes de la pensée coloniale, une sorte de création fantasmagorique à laquelle devra par un lent apprentissage s’assimiler l’Algérien. Pour devenir homme à part entière, l’« Arabe » devra parcourir ce chemin long et sinueux qui ne mène nulle part. Triomphant, le parti colonial initiera deux textes fondamentaux, inspirés par la même veine : la loi sur l’état civil des Algériens et le décret instaurant le code de l’indigénat. L’idéologie qui a inspiré ces deux textes manifeste jusqu’à la caricature une vision raciale et raciste de l’« autre ». Ni tout à fait homme, ni tout à fait bête, ni tout à fait libre, ni tout à fait esclave, entre réel et imaginaire, à propos duquel l’officier du bureau-arabe Ferdinand Lepasset écrivait déjà en 1850 : « Quoi que l’on dise de la soumission du pays, l’indigène est toujours prêt pour la révolte. — Est-il battu, est-il obligé d’implorer le pardon, c’est la nécessité qui le contraint à cette humiliation, mais jamais, jamais, il ne perd l’espoir de recommencer la lutte. — Ce sera dans dix mois, dans un an, dans deux ans ; l’espoir de nous chasser marche et dort avec lui2. » Le 1er Novembre 1954, cette haine prendra un sens historique en se transformant en lutte pour la Libération nationale. Ce jour-là les Algériens ont décidé de cesser d’être des tribus, des douars et des mechta pour tenter d’être un peuple et une nation enfin libérés.

1

Les colons se faisaient appeler Algériens. Il se trouve même des historiens contemporains qui jusqu’à aujourd’hui continuent de s’interroger s’il est juste d’attribuer aux autochtones le nom de leur pays. 2 F. Lepasset, Organisation des indigènes, op. cit., p. 18.



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Préambule..................................................................................................................9 INTRODUCTIONGÉNÉRALE......................................................................................13 Auxoriginesdunom«Kabylieorientale».....................................................13 Unpaysimprenable........................................................................................17 PREMIÈREPARTIE:HISTOIRED’UNEIDENTITÉPLURIELLE......................................19 LIVREPREMIER:DesNumidesauxKutama.............................................................21 1.AUXAURORESDEL’HISTOIRE..........................................................................21 Cequerévèlentl’archéologieetlestextes.....................................................22 ÉcritureetlanguelibyquesenKabylieorientale.............................................25 L’empreintephénicienneetcarthaginoise.....................................................26 RoyaumesnumidesetKabylieorientale.........................................................28 2.DOMINATIONROMAINEETROMANISATION..................................................30 Findesroyaumesnumides:ladominationromaine......................................30 L’ÉtatdeSittiusetseslimites?.......................................................................31 RomanisationdelaKabylieorientale..............................................................33 Cités,routesetréseaumilitaire......................................................................33 3.VANDALES,BYZANTINSETREVANCHEDESBERBÈRES....................................42 4.CONQUÊTE,ISLAMISATIONETARABISATIONDELAKABYLIEORIENTALE......45 DifficultéàdaterlespremièresincursionsarabesenKabylieorientale.........45 LesKutama,quisontͲils?...............................................................................47 LespremierscontactsKutamaetchiisme......................................................49 LesKutama:grandeuretdécadence.............................................................54 SanhadjacontreKutama.................................................................................55 LadisparitiondesKutama...............................................................................56 LesdescendantsdesKutama:uneidentitééquivoque.................................58 LIVREDEUXIÈME:UneidentitérenouvelléeàpartirduXVIesiècle........................61 1.ORIGINEDESTRIBUS........................................................................................61 L’oralitéetl’histoiredestribus.......................................................................61 Quelquesmythesetlégendessurlesorigines................................................63 Constanceetdiversité:lesmythesfondateurs..............................................71 2.DESTRIBUSETDUFÉDÉRALISME.....................................................................74 Ben,Bni,Ouled,originedufédéralisme.........................................................74 Deladjemaa...................................................................................................78 Delarichesseetdeskébar.............................................................................79 Dureligieux.....................................................................................................80 3.DEUXMARQUEURSHISTORIQUES...................................................................84

266

Lalangue.........................................................................................................84 Lemoded’habitatenclairière........................................................................90 Profondeuretlimitedel’«identitéKabaileelhad’ra»..................................95 4.BNIHABIBIETBNIIDDERAUCŒURDELAKABYLIEORIENTALE.....................98 LepaysdesBniHabibi.....................................................................................98 BniIdderetMoulaChokfa............................................................................106 DEUXIÈMEPARTIE1839Ͳ1871:L’OCCUPATIONCOLONIALE..................................121 LIVRETROISIÈME:Colonisationetrésistances......................................................123 1.L’OCCUPATIONDEJIJEL(1839)......................................................................123 DonnerdesouverturesstratégiquesàConstantineetàSétif......................123 EtrevoilàSaintͲArnaud!...............................................................................124 OrganisationdelaprovincedeConstantineetKabylieorientale.................126 2.LETEMPSDESCHÉRIFSRÉVOLTÉS(1839Ͳ1851)............................................128 L’insurrectiondeSiZeghdoud.......................................................................131 Unsphinx:chérifBouDaliBenLahrach.......................................................135 LesembarrasdesBenAzzedinedansleZouagha.........................................137 Unautrepersonnageinfluent:BouAkkaz...................................................140 3.DÉBUTDEl’ANÉANTISSEMENTDELAKABYLIEORIENTALE: L’EXPÉDITIONDE1851.......................................................................................142 SaintͲArnaud,uneexpéditionpourréussiruncoupd’État...........................142 Uneexpéditionjalonnéedecrimes,«pourquelapresseenparle»...........145 Bilandel’expédition.....................................................................................147 4.L’OCCUPATIONTOTALEDELAKABYLIEORIENTALE.....................................153 Nouvelleexpédition(1853):Randonveutsarevanche...............................153 Randonouvredesroutesetréorganiselescaïdat........................................155 Lachuted’ElHosseinMoulaChokfaetsonexil............................................156 LamontéeenpuissancedelaconfrérieRahmanya.....................................156 5.RUINEDESCHEFFERIESTRADITIONNELLESETNOUVELLESFORMESDE RÉSISTANCE(1853Ͳ1871)..................................................................................159 LapolitiquedesFrançaisàl’égarddeschefs«indigènes»..........................159 L’expéditiondeGrandeKabylieen1857etsonimpactsur laKabylieorientale:payerl’impôt...............................................................162 L’arrivéedesconcessionnairesdeforêtsetlespremiersincendies.............164 PremierpostemilitaireaucœurdelaKabylieorientale:ElMilia................166 Unétatd’insurrectionlarvée........................................................................167 L’expéditionde1860etlachutedesBenAzzedine......................................168 LecrimecontrelesArbTaskift......................................................................169 Nouvelleorganisation(1860Ͳ1864):placeauxpetitschefs!.......................170 CLaconfrérieRahmanya,cadrestructurantdesinsurrections.....................173

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6.LESÉNATUSͲCONSULTEDE1863:DÉTRUIRELECADRETRIBAL.....................178 Le«royaumearabe»etlanaissanceduparticolonial................................178 L’applicationdusénatusͲconsultede1863...................................................181 Unexempledetribuenquêtée:BniHabibi..................................................182 LesénatusͲconsulte,facteurdedésagrégationsociale................................183 LIVREQUATRIÈME:Lepatriotismeruralenéchec................................................187 1.L’INSURRECTIONDE1871:LESÉVÉNEMENTSPRÉCURSEURS.....................187 UnesituationpréͲinsurrectionnelledanstoutlepays…...............................190 …EtenKabylieorientalefamine,typhus,choléra........................................192 LedétonateurOuledAidoun(février1871)..................................................193 Unerépressionpourl’exemple:«Lasoumissionàdiscrétion»..................195 Toutelavalléed’ouedElKébirprêteàs’embraser......................................196 ElHosseinMoulaChokfaprendlatêtedel’insurrection..............................199 2.L’EMBRASEMENTDELAKABYLIEORIENTALE................................................203 Organiserl’offensivepouréviterleserreursdupassé.................................203 L’offensivegénéralisée:descanonscontrelafoule....................................206 UnevictoiremémorabledebordjBounoghra..............................................208 3.LAREVANCHEDUPARTICOLONIAL...............................................................210 Unehainequin’allaitpluss’éteindre..........................................................210 Commentréprimer:latentationgénocidaire..............................................211 Larépressiondelathéorieauxactes............................................................213 Leprocèsdeschefsdel’insurrection............................................................216 4.LADÉPOSSESSIONDESFELLAH......................................................................219 Tributdeguerreruineux...............................................................................219 Lesdeuxséquestresetleursconséquences................................................221 5.LESCONSÉQUENCESDUSÉQUESTRESURCERTAINESTRIBUS.....................227 Latragédiedesdéplacementsmassifs..........................................................227 Lecantonnementsurdesterrespauvres.....................................................228 6.QUELUSAGEAͲTͲONFAITDUTRIBUTDEGUERREETDESTERRES SÉQUESTRÉES?..................................................................................................231 Lesréparationsauxcolons:enrichirlesriches.............................................231 Créationdescentresdecolonisation............................................................231 Quelbilanpourlacolonisationdepeuplement?.........................................237 7.LESBOULEVERSEMENTSDE1871ENKABYLIEORIENTALE.............................240 Ledépeuplement..........................................................................................240 Paupérisationetexode.................................................................................243 8.L’EFFACEMENTDEPLUSIEURSSIÈCLESD’HISTOIRE.........................................245 BniHabibidevenuun«douarcolonial»......................................................24ϱ LesBniIdderruinés.......................................................................................24ϳ

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QuesontdevenusElHosseinMoulaChokfaetMohamedBenFiala?.........24ϳ LIVRECINQUIÈME:Aprèslaruinedestribus,ruinedesfamilles..........................2ϰϵ Pourquoilaloide1882?..............................................................................2ϰϵ Laloidu23mars1882:uncrimeirréparable..............................................25ϭ ENGUISEDECONCLUSION.....................................................................................25ϳ BIBLIOGRAPHIE..................................................................................................2ϱϵ

La Méditerranée aux éditions L’Harmattan Dernières parutions POUR UN FÉMINISME MÉDITERRANÉEN

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Sous la direction de Luis P. Martin, Jean-Paul Pellegrinetti et Jérémy Guedj

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Lachkar Abdenbi - Préface de Teddy Arnavielle $WUDYHUVO¶pWXGHGHVODQJXHVHWGHVPpGLDVSOXVLHXUVFULWqUHVGHUHFRQQDLVVDQFHLQWHUYLHQQHQW SRXUGRQQHUXQHUHSUpVHQWDWLRQG¶XQLQGLYLGXRXG¶XQHFXOWXUHGDQVXQHVSDFHHQpYROXWLRQ

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La Kabylie orientale dans l’histoire

Ce livre est né d’un sentiment d’injustice : pourquoi El Kabaile El-Hadra (la Kabylie orientale) — pays des Kutama — berceau d’événements historiques considérables dont les répercussions ont touché tout le Maghreb et le Moyen-Orient, est-elle restée hors du champ des études historiques. Ce désintérêt aurait-il pour cause l’extrême complexité des questions que l’histoire de cette région soulève ? Qui sont donc ces « Kabyles », parlant « arabe », sans doute descendants des fameux Kutama, mais qui refusent obstinément de se revendiquer de cette ancestralité ? À la suite de quoi une population montagnarde, enclavée, réputée berbère depuis la nuit des temps, s’est-elle arabisée, et pourquoi son arabe est-il si dissemblable de celui parlé dans le reste du pays ? Quelle est l’origine de sa population, de son particularisme culturel et social ? Que devient la Kabylie orientale après la « conquête coloniale » ? Pourquoi, plus qu’ailleurs, la résistance à l’occupation française a-t-elle, ici, duré aussi longtemps (1839-1871) ? Et pourquoi fut-elle particulièrement acharnée et si meurtrière ? Quels bouleversements le système colonial lui a-t-il fait subir au point qu’elle se retrouve en prise à une sorte de « crise identitaire » dont les effets demeurent perceptibles jusqu’à présent ? C’est à ces multiples questions que cet ouvrage s’attache à répondre. S’appuyant sur des documents exceptionnels, Hosni Kitouni nous entraîne sur les sentiers tumultueux d’une histoire marquée par les visages emblématiques de Tacfarinas, Abou Abdallah Elchii, Belahrech (le tombeur des beys), Moula Chokfa, Ben Fiala et d’autres…

Après des études d’économie à Paris VIIIVincennes, Hosni Kitouni enseigne durant quelques années avant de rejoindre la télévision algérienne où il écrit, réalise des émissions culturelles et de nombreux documentaires histo­ riques et sur le patrimoine.

Illustration de couverture : Quelque part en Kabylie orientale. Photographie de l’auteur.

28,50 €

ISBN : 978-2-336-29343-1

Histoire et Perspectives Méditerranéennes