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French Pages [118]
Philippe Abraham Birane TINE
Ce livre se propose de montrer comment, dans le chef-d’œuvre de Sophocle, ŒdipeRoi, l’homme se trouve au cœur d’une problématique existentielle, celle de la crise des valeurs. Il nous fait prendre l’ascenseur du temps, et nous voilà aux Ve - IVe siècles av. J.-C. Le rationalisme naissant qui a marqué de ses empreintes presque tous les domaines n’a pas manqué de déstabiliser le triangle relationnel sur lequel reposent tous les besoins et aspirations de la condition humaine : relations de l’homme avec luimême, relations de l’homme avec son semblable, relations de l’homme avec le divin. Toute la société œdipienne vit au rythme de ce déséquilibre qui s’exprime à travers la crise des valeurs religieuses, sociales, et morales.
Philippe Abraham Birane TINE a soutenu sa thèse de doctorat sur « la problématique du destin dans la tragédie grecque », en juillet 2010. Il est enseignant-chercheur au département des Langues et Civilisations anciennes de l’Université Cheikh Anta DIOP de Dakar. Il intervient aussi au Centre de Philosophie et de Théologie Saint Augustin de Dakar.
ISBN : 978-2-343-18595-8
13 €
Philippe Abraham Birane TINE
COLLECTION CROIRE ET SAVOIR EN AFRIQUE
La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
Philippe Abraham Birane TINE
La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
LA CRISE DES VALEURS DANS ŒDIPE-ROI DE SOPHOCLE
Croire et savoir en Afrique
Collection dirigée par : Claver Boundja, Benjamin Sombel Sarr Cette collection veut être un lieu d'analyse du phénomène religieux en Afrique dans ses articulations avec le social, le politique et l'économique. L'analyse du phénomène religieux, ne saurait occulter les impacts des conflits religieux dans la désarticulation des sociétés africaines, ni ignorer par ailleurs l'implication des religions dans la résolution des conflits sociaux et politiques. L'approche religieuse plurielle de cette collection a comme objectif d'une part, d'étudier les phénomènes religieux à l'œuvre dans les sociétés africaines dans leurs articulations avec les grandes questions de société, et d'autre part de procéder à une étude scientifique et critique de la religion dans le contexte africain. Elle essaiera de déceler dans la religion non ce qui endort le peuple, mais les énergies créatrices et novatrices capables de mettre l'Afrique debout. Ainsi veut-elle montrer que si la religion peut être un frein au développement, elle est aussi acteur de développement. Le relèvement de l'Afrique doit se fonder sur des valeurs, et la religion est créatrice et fondatrice de valeurs.
Déjà parus Pierre Anzian, Théologie trinitaire en instance africaine Tome 1, La Révélation biblique trinitaire et l'effort de théologisation de DieuTrinité par les Pères de l'Église, octobre 2019 Pierre Anzian, Théologie trinitaire en instance africaine Tome 2, Le Kambonou comme rationalité africaine à la compréhension de DieuTrinité, octobre 2019 Futher-de-Borgia Toumandji, La mission politique de l'Eglise et des chrétiens, Enjeux des intuitions de Jean-Baptiste Metz pour l'engagement social de l'Eglise en Afrique, juin 2018 Benjamin Sombel Sarr, Théologie du développement intégral, Tome 1, Herméneutique pratique de la charité, novembre 2017 Benjamin Sombel Sarr, Théologie du développement intégral, Tome 2, Fondements théoriques, praxéologie et praxis de la charité, novembre 2017 Benjamin Sombel Sarr, Théologie du développement intégral, Tome 3, Herméneutique des champs imaginaires du sousdéveloppement dans la culture et la religion populaire, novembre 2017
Philippe Abraham Birane TINE
LA CRISE DES VALEURS DANS ŒDIPE-ROI DE SOPHOCLE
© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com ISBN: 978-2-343-18595-8 EAN: 9782343185958
À Mon Maître, le Professeur émérite, Etienne Teixeira, modèle de sérieux et de rigueur dans le travail.
À La J.E.C. « Jeunesse Etudiante Catholique » du Sénégal dont l’action m’a inspiré cette réflexion.
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IN MEMORIAM
Jean Paul NIAKH, décédé accidentellement en juillet 1997;
Youssouph DAFFE, Marie Noël BOISSY, Romélie Solange Coly, Adèle KABOU et tous ceux qui ont disparu avec eux lors du naufrage du bateau le « Joola » le 26 septembre 2002.
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A Feu Oumar SANKARE, Professeur Agrégé de Lettres Classiques et de Grammaire.
En acceptant, sans hésitation, de rédiger la préface de ce modeste travail, vous m’avez appris, en toute vérité, que les grades et les diplômes qui peuvent couronner la carrière d’un Enseignant/Chercheur n’ont de véritable intérêt que s’ils revêtent les costumes de la simplicité, de la générosité et du service qui permettent de distinguer les grands Hommes. Les Esprits avertis ont reconnu en vous ces vertus qui auraient pu, sans doute, vous ouvrir les portes du Prytanée. Vous aviez consacré votre vie à défendre, de toutes vos forces intellectuelles, physiques et morales, les humanités classiques. Maintenant que la mort vous a fait passer à l’autre rive, puisse l’évocation de votre souvenir nous remplir de courage et d’espérance pour relever les défis d’ici-bas. Le monde de la culture vous sera éternellement reconnaissant. Merci Professeur Sankos,
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PRÉFACE L'ouvrage de Monsieur TINE Philippe Abraham Birane intitulé La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle représente un modèle de réflexion fondée sur la synthèse des cultures grecque, biblique et moderne. Ce livre, composé en deux parties de deux chapitres chacune, procède d'abord à une approche globale qui définit la notion de valeur et restitue Sophocle dans son siècle. Il examine ensuite l'œuvre elle-même à travers les rapports conflictuels entre les dieux et les hommes ainsi que les crises religieuses, sociales et morales. Cette belle analyse se clôt enfin sur la question du destin de l'humanité qui n'est pas sans puiser dans les Ecritures saintes avec la parabole du fruit défendu ou les amours de David et de Bethsabée. Tous ces mythes antiques et bibliques sont par la suite mis en parallèle avec les interrogations existentielles de notre siècle pour éclairer les sociétés contemporaines. L'ensemble du travail est fort bien mené, car Monsieur Tine fait preuve d'une solide culture religieuse et humaniste mise en valeur par une langue d'une correction soutenue et d'une élégance raffinée. Ce coup d'essai d'un jeune enseignant-chercheur constitue un véritable coup de maître qui nous installe dans la profonde conviction que la recherche universitaire échappe encore à la crise des valeurs. Professeur Oumar SANKHARE
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AVANT-PROPOS Supplément d’âme Durant mes premières années de formation à l’Université, l’idée de devoir un jour entreprendre un travail de recherche à la dimension d’un mémoire, d’une thèse ou plus généralement pour une publication, faisait naître en moi un sentiment chargé à la fois d’appréhension et de confiance. A ceux que je voyais se livrer à un tel exercice, je vouais un sincère respect et une grande admiration. A dire vrai, je les élevais au rang de « sophos », à tort ou à raison ! Mais je puis dire avec assurance que leur exemple réveillait en moi l’instinct d’émulation, la saine émulation s’entend et, en forme d’introspection, me faisait prendre conscience de l’étendue de mes insuffisances. Lorsque le devoir et la passion m’y ont appelé, heureusement d’ailleurs, j’ai senti le défi digne d’intérêt et la tâche exigeante ; c’est ainsi que m’est venue à l’esprit cette expression latine qui donne un supplément d’âme au cœur vaillant : « Ad augusta per angusta ».1 Habité par le souci de « faire œuvre utile », pour parler comme Tite1
Elle est inspirée de la trajectoire de l’Empereur romain Auguste (63 av. J.-C. 14 apr. J.-C). Arrivé au pouvoir par des chemins tortueux et difficiles, il obtint durant son règne une paix remarquable et une grande gloire pour Rome. Cri de ralliement des conjurés dans Hernani de Victor Hugo, Acte IV, scène III, qu’on pourrait traduire ainsi : aller à la grandeur en passant par des difficultés. Pour nous, il exprime tous les efforts fournis pour aboutir à un résultat appréciable.
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Live2, je me sentis comme écartelé entre deux périodes que presque 2500 ans séparent : l’Antiquité gréco-romaine et l’époque contemporaine. En effet, au moment où celle-ci déroule sous nos yeux une réalité qui incite à la réflexion et à l’action, celle-là nous invite à défricher son champ non seulement pour des raisons académiques et universitaires, mais encore pour nous dévoiler ses mystères et ses merveilles. Il aurait été certes intéressant de procéder à une étude diachronique qui consisterait à explorer l’héritage de l’antiquité et, partant, à dresser un miroir qui refléterait l'état présent de ce patrimoine, pour ne manquer à aucun de ces rendez-vous ; mais si j’ai choisi principalement de circonscrire ma réflexion sur une des pièces de Sophocle, c’est bien, entre autres objectifs, pour montrer que le thème de la crise des valeurs, comme du reste beaucoup d’autres, n’est pas une invention de nos sociétés modernes. A tous ceux qui, conscients de l’étroitesse et de la sinuosité du chemin qui mène à la source de la connaissance, ont contribué à étancher notre soif, je voudrais témoigner ma profonde gratitude à travers cette modeste réflexion.
2 Tite-Live, Ab Urbe condita, Préface, p. 1. (facturusne operae pretium…)
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INTRODUCTION
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
Point de doute mais non point d’étonnement et d’admiration. Que de merveilles dans les œuvres de ceux qui, sinon les premiers, du moins les plus irréductibles, ont contribué, de quelque manière que ce fût, à l’écriture de l’histoire des civilisations de l’humanité ! Les Indes en ont été les témoins et les vestiges, avec leurs civilisations des plus luxuriantes ; le Japon et la Chine, avec leurs civilisations des plus raffinées. Et la Grèce alors dans tout ce concert ? Les esprits avertis ne s’y sont pas trompés : « Elle a été l’initiatrice et l’éducatrice de l’Europe dans bien des domaines : techniques, lettres, arts »1, grâce à la clarté, à l’harmonie et à la liberté sans nulle autre pareille de sa civilisation. Toutefois, sa dette envers l’Orient est grande ; et son mérite réside dans le fait « qu’elle a su dégager la pensée théorique de l’empirisme des Egyptiens et des Mésopotamiens »2. Des réflexions sur la vie, l’homme, le monde, l’outre– tombe n’ont pas manqué d’occuper la pensée des premiers « philosophes »3, au sens hellénique du terme. Nombre d’éléments de la civilisation grecque en conservent encore aujourd’hui la flamme et continuent de servir de référence dans bien des circonstances. Il est, par exemple, des situations dans la vie qui réjouissent l’homme, mieux, qui lui augurent des lendemains meilleurs, comme la venue au monde d’un 1
Simon Byl, Initiation à la civilisation grecque I, H. DESSAIN 1969, p. 8. 2 Id., ibid. 3 Φίλος (qui aime) et σοφία (la sagesse).
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Introduction
enfant, les succès de tout genre qui l’enferment souvent dans ses suffisances. Parallèlement, il en est d’autres qui lui rappellent son indigence, sa profonde misère ; c’est le revers de la médaille. Paradoxe existentiel ou succession de situations ? Quoi qu’il en soit, il est avéré que cette réalité est inhérente à la condition humaine mieux, elle nous pousse à cautionner sans réserve la sagesse populaire qui fait de l’homme et grandeur et faiblesse, donc un être « capable du meilleur comme du pire ». L’histoire d’Œdipe ne s’éloigne pas de cette trajectoire et s’inscrit même dans cette optique. La relation qu’en a faite Sophocle à travers Œdipe–Roi n’a pas encore épuisé son capital de charme et continue de séduire beaucoup d’hommes et de femmes par son humanisme frappant. Malgré les siècles que la légende d’Œdipe a traversés, elle garde une éternelle jeunesse ; elle suscite jusqu’à nos jours beaucoup d’intérêts pour la sociologie, la psychologie, la psychanalyse, etc. Qu’est-ce que l’homme ? Que dire de son for intérieur ? De quoi est-il capable ? Comment réagit-il face aux différentes circonstances auxquelles est confrontée son existence ? Voilà autant de questions qui peuvent trouver un début de réponse, ne serait-ce qu’en filigrane, dans ce chefd’œuvre de Sophocle qu’on pourrait considérer, à juste titre, comme un traité sur la destinée humaine.
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
Le débat sur la destinée est posé depuis la genèse, et bien malin est celui qui, dans le séisme qu’il a engendré, pourra, grâce à des données objectives, non partisanes et dépourvues de tout fidéisme, nous fixer les contours de cette destinée dite humaine. Les théories fixiste4 et évolutionniste5 se font la guerre et chacune revendique sa légitimité. A côté d’elles se dresse la théorie de l’absurde6, bien développée dans certains écrits d'Albert Camus par exemple. Il est donc bien établi que le problème n’est pas aussi simple à résoudre qu’on le croit ; c’est un sable mouvant ; évitons alors de nous y embourber de peur de nous engager dans une spirale de controverses, ce qui, à notre sens, n’est pas l’objet de notre étude. L’homme du Vème siècle avant Jésus-Christ est le même que celui des temps modernes, seul son environnement a changé. La notion de « parenté génétique »7, aujourd’hui 4
Le fixisme : théorie biologique selon laquelle les espèces vivantes n’ont subi aucune évolution depuis la création. Les religions révélées la soutiennent à travers le récit de la création (par exemple Genèse 1 et 2). 5 L’évolutionnisme : doctrine fondée sur l’idée d’évolution et, plus particulièrement, ensemble des théories explicatives du mécanisme de l’évolution des êtres vivants. DARWIN, entre autres, en est un fervent défenseur, avec son célèbre ouvrage : L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature, Paris, la Découverte, 1989. 6 L’absurde désigne ce qui est contraire à la raison, au sens commun. Le personnage principal de l'Etranger d'Albert Camus, Meursault, l’incarne fortement. 7
La génétique (du Grec γένος, race) est la science de l’hérédité, dont les premières lois ont été dégagées par Mendel en 1865, et qui étudie la
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Introduction
bien connue dans le milieu des sciences biologiques, sied bien pour qualifier une telle situation. Cette vision des choses aura beaucoup influencé notre choix de réfléchir sur la crise des valeurs dans Œdipe–Roi de Sophocle. La situation de crise des valeurs morales, religieuses, socio-politiques… qui prévaut dans nos sociétés modernes est en passe de perdre l’homme et le processus, à en croire l’ordinaire de notre vécu, est assez avancé. Au même moment, des hommes de bonne volonté agissant seuls ou en association, luttent pour la réhabilitation des vraies valeurs. C’est l’observation de ce fait de société dont nous sommes témoins et même acteurs de premier ordre qui nous sert de prétexte pour essayer de déceler les différentes manifestations de la crise des valeurs dans Œdipe-Roi. La pertinence et la profondeur des thèmes qui s’en dégagent nous semblent mériter une grande attention. Traiter de la crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle n’est pas une mince affaire, car beaucoup de paramètres sont à prendre en compte, dont le plus important nous semble être celui des relations de l’homme avec luimême, avec les autres et avec le divin. C’est là une des principales problématiques existentielles de l’humaine condition. En effet, le premier interlocuteur de l’homme, c’est lui-même, sa conscience, son cœur. Il se crée ainsi une complicité légitime en l’homme, qui peut se transformer en conflit intérieur. Sur un autre plan, l’homme en tant qu’être
transmission des caractères anatomiques, cytologiques et fonctionnels des parents aux enfants.
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
relationnel a besoin de son semblable pour s’épanouir ; il est un « homo socius »8. Les relations de cette nature ne sont pas toujours sans heurts ; comment pourrait-il en être autrement puisque l’homme est lui-même un champ de conflits ? Sous un autre angle enfin, mais cette fois plus difficile à appréhender, l’homme entretient des relations avec le divin qui exerce parfois sur lui beaucoup de pouvoirs. Réfléchir sur la « crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle », c’est accepter de descendre dans les profondeurs de l’Antiquité, non pour y retrouver, comme Orphée, notre Eurydice perdue, mais pour y découvrir l’homme sous toutes ses facettes. Citoyens de l’Athènes d’antan, nous le sommes dès lors que nous acceptons de prendre part au théâtre de Sophocle en suivant pas à pas, de Thèbes à Corinthe9 en passant par le Cithéron, et de Corinthe à Thèbes avec le passage obligé à Delphes10, 8
Socius : associé, allié. La ville de Corinthe où règne Polybe, patrie supposée d’Œdipe, et le Cithéron, berceau de son implacable destin, ont été très déterminants dans son itinéraire aux allures chiasmatiques. L’anagramme entre Cithéron et Corinthe nous paraît d’ailleurs curieux. 10 « Delphes est située à mi-côté, dans le massif imposant du Parnasse, l’une des montagnes formant la longue barrière qui sépare le golfe de Corinthe de la vaste plaine de Béotie. Dans la solitude majestueuse de ces hautes montagnes, un grandiose amphithéâtre naturel est creusé, qui toujours a frappé l’imagination de l’homme et où des légendes de mythes fabuleux donnèrent naissance à un culte millénaire qui fit de Delphes " l’un des lieux saints les plus vénérables du monde ". Delphes à l’origine, n’était qu’un endroit rocheux profondément crevassé, exhalant des vapeurs sulfureuses et putrides, voué aux divinités infernales et que gardait dans un antre un serpent horrible, Python, fils 9
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Introduction
Œdipe, le roi au destin extraordinairement absurde. En effet, de sauveur de Thèbes qu’il était, il est devenu son bourreau, son destructeur, celui qui l’a souillée par les plus odieux des crimes. Avec Sophocle, nous partageons aussi le mal qui frappe Athènes et sa population ; nous côtoyons Jocaste, Créon, Tirésias, le messager de Corinthe, le Berger. Tous nous sont familiers. Quand paraît le dénouement quoiqu’ébranlé, couvert de honte, nous assumons notre humanité. Cette étude sur la crise des valeurs Œdipe-Roi dans de Sophocle réservera peu de place à l’histoire événementielle. Aussi accordera-t-elle plus d’importance à une analyse plus approfondie de la pièce en suivant l’axe tracé par le sujet. Deux parties rythmeront notre entreprise ; la première aura le mérite de poser des préalables pour mieux cerner le sujet. En effet, nous tenterons d’y clarifier tous les termes du thème traité susceptibles de créer un conflit du point de vue de leur approche ; La seconde partie traitera de la crise des valeurs sous ses principales manifestations : religieuse, sociale et morale. Aussi proposerons-nous une analyse sur la destinée humaine, toujours partant d’Œdipe-Roi.
de Gâ, la terre mère. Une sibylle, la pythie Erythrée, venue de Troie, y prophétisait aux préhistoriques Pélasges. » Cf. F. PERILLA, Delphes, Athènes, édition Périlla, 1954.
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PREMIERE PARTIE : APPROCHE GLOBALE
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
Dans tout travail de recherche, la compréhension de chaque terme est pour le sujet à traiter ce qu’une clé représente pour une porte. Si nous considérons cette première démarche comme les assises de l’édifice à construire, il nous semble judicieux, à la manière de l’architecte, de prendre la mesure de tous les matériaux qui seront utilisés. Voilà ce que sera pour nous cette première partie dans laquelle nous essaierons de porter un coup de projecteur sur tous les termes du sujet afin de le rendre beaucoup plus compréhensible, plus digeste. Ce premier niveau de notre travail nous évitera d’avancer à tâtons dans l’univers de notre entreprise, grâce aux repères sémantiques, historiques, culturels, mythologiques…
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CHAPITRE I : ESSAI DE DEFINITION A - VALEUR ET CONTRE –VALEUR
Le mot valeur vient du latin "valor", de "valere", « être bien portant », puis « valoir ». D’après A. Lalande 1, la valeur est une notion nébuleuse, difficile à définir : « Le sens exact de valeur est difficile à préciser rigoureusement parce que ce mot représente le plus souvent un concept mobile, instable, un passage du fait au droit, du désiré au désirable ». Le caractère polysémique de ce mot en est la cause. Batista MONDIN2 le confirme lorsqu’il dit que la valeur a trois significations principales : économique, éthique et ontologique. Selon lui, quand on parle de valeur en économie, on lui donne le sens de « argent ». En éthique, la valeur indique la vertu avec laquelle on affronte de grands dangers ou avec laquelle on accomplit des exploits. La valeur au sens ontologique indique la qualité en vertu de laquelle une chose possède de la dignité, est digne d’estime et de respect. Pour renforcer son propos,
1
A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Vendôme, juillet 1999, p. 1184. 2
Batista MONDIN, Introduzione alla Filosofia, Massino, Milano 1994, p. 226-227.
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Essai de définition il cite3 R. GUARDINI4 qui soutient que la « valeur en ce dernier sens est ce (la qualité) par quoi un être est digne d’être, une action est digne d’être accomplie. » La valeur au sens profond, ontologique, celle qui nous intéresse ici, poursuit B. MONDIN55, a un champ sémantique très vaste qui s’étend à tout ce qui est jugé précieux, estimable et qui peut, de quelque manière, contribuer au perfectionnement de l’homme tant comme individu que comme être social. Tout ce qui mérite de l’estime est pour ainsi dire une valeur. A la suite de ce raisonnement de MONDIN, nous pouvons aussi dire, parallèlement, que tout ce qui ne mérite pas de l’estime peut être considéré comme une contrevaleur, et cela va de soi. Le Petit Larousse illustré définit cette dernière comme étant « une valeur donnée en échange d’une autre ». Eu égard à ces différentes considérations, il nous est loisible, à juste titre, de distinguer dans la valeur un pôle positif et un pôle négatif. Le pôle positif représenterait ce qui mérite de l’estime, c’est-à-dire la valeur, et ce qui n’est pas digne d’estime, la contre-valeur, serait représenté par le pôle négatif. Cette distinction souffrirait de beaucoup d’injustice si elle était laissée à l’appréciation de chaque individu. Le cas échéant, le désordre élirait droit de cité dans la société. Pour pallier 3
Id., ibid. R. GUARDINI, Liberta, grazia, destino, Marcelliana, Brescia, 1957, p.85. 4
5
Id., ibid.
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
cette dérive qui pourrait guetter la communauté des humains, il serait salutaire de restaurer au « consensus omnium » 6 tous ses droits, afin de garantir une stabilité certaine dans la hiérarchisation des valeurs. La valeur et la contre-valeur seraient donc en tension permanente dans le plus secret de l’homme d’abord, car c’est là que se conçoivent toute pensée et tout sentiment, et ensuite dans la société, qui est le champ d’épanchement par excellence de toute humanité. Une question se pose dès lors : quelle est la teneur des rapports qui existent entre l’homme et la valeur ? B. MONDIN7 précise le statut ou la nature de la valeur : pour la philosophie, il s’agit du statut ontologique de la valeur. Celle-ci ne doit pas être considérée exclusivement comme se rapportant à une catégorie d’êtres. Elle est plutôt une propriété universelle qui accompagne toutes les choses dignes d’estime et de respect ; elle est donc un transcendantal, mot qui désigne chez KANT ce qui, indépendamment de toute expérience, rend possible toute connaissance. Il développe l’idée selon laquelle, à strictement parler, l’homme ne crée pas la valeur, car elle n’est pas invention humaine. L’homme produit seulement des objets se rapportant à une valeur donnée : par exemple il crée non pas le beau, mais une belle statue. L’homme produit des objets et des actions de valeur. Il sert la valeur. Parfois il se sent 6
Cette expression latine se traduit par « Consentement universel » ; elle pourrait être assimilée à la « vox populi », dans une certaine mesure. 7 Op. cit., p. 227.
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Essai de définition même passif devant les valeurs qui le guident, le stimulent, l’attirent. Cependant, poursuit-il, 8 l’estime de l’homme est indispensable à la valeur (subjectivité). La valeur n’émerge que s’il y a estime de l’homme qui la reconnaît comme telle. Sans l’homme, la valeur est obscure et occulte « comme un roi sans sujet ». D’où l’éducation nécessaire à l’estime des valeurs par l’homme – l’éducation aux valeurs – pour qu’il soit capable de les percevoir, autrement elles s’éclipsent et disparaissent. C’est en ce moment que la notion de crise des valeurs intervient. B. CRISE DES VALEURS Le mot crise, du grec κρίσις Krisis) – action ou faculté de distinguer, décision, jugement-, est défini dans le Petit Larousse comme étant un « brusque changement dans le cours d’une maladie, en bien ou en mal, dû à la lutte entre l’agent d’agression et les forces de défense de l’organisme ». Au sens figuré, il est défini comme « un moment périlleux ou décisif dans l’évolution des choses ». Il peut également signifier « absence » ou « pénurie » de quelque chose. La crise serait donc, à notre sens, une situation d’instabilité, de chancellement qui affecte une personne ou une chose. C’est ainsi qu’on parle par exemple de crise des valeurs quand ces dernières présentent tous les symptômes notés ci-dessus.
8
Id., ibid., p.227.
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
Et s’inscrivant dans cette dynamique, B. MONDIN écrit que la « conscience des valeurs absolues et pérennes telles que la vérité, la bonté, l’être, l’amour, la vie, la justice, l’honnêteté semble obscurcie ».9 Actualisant son propos, il persiste en disant que « la culture d’aujourd’hui semble être caractérisée par un relativisme diffus, notamment en ce qui concerne l’éthique, où le critère déterminant semble être celui de l’utile, du plaisir individuel et non plus la référence à des valeurs objectives et universelles ». Nous sommes de ceux qui croient, avec MONDIN et tant d’autres, que la crise actuelle des valeurs semble avoir ouvert la voie au retour vers les valeurs et un intérêt pour l’axiologie,10 qui est la science des valeurs. Cette question n’est pas nouvelle, elle est présente dans la réflexion philosophique depuis l’antique Grèce, et l’on trouvera toujours quelque chose à en dire aussi longtemps qu’il y aura des gens qui pensent. La revue hebdomadaire « Le nouvel observateur », 11 face à la crise généralisée des valeurs qui pose la question suivante : « Pourquoi le fanatisme, l’argent roi, la pornographie, le clonage ? », a tenté de donner « la réponse des grands Philosophes ». En adossant leur réflexion à la sagesse de leurs grands prédécesseurs : « Platon, 9
B. MONDIN, op. cit., p. 227. L’axiologie (du grec ἄξιος, digne, valide, valable et λόγος, science) désigne la théorie des valeurs philosophiques, particulièrement des valeurs morales. 11 Le nouvel observateur, n° 2019 du 17 au 23 juillet 2003. 10
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Essai de définition Sénèque, Diderot, Montaigne, Voltaire, Nietzsche, Heidegger, neuf philosophes d’aujourd’hui ont tenté d’orienter les esprits des hommes sur la manière d’affronter le monde de nos jours ».12 En se fondant sur le Banquet de Platon,13 par exemple, François Meyronnis développe le sujet suivant : « Platon, l’amour et le porno ». Il y parle des tendances du sexe en écrivant que « derrière l’émancipation des mœurs se profile un nouveau mode d’assujettissement des corps. Celui-ci postule leur essentielle remplaçabilité. L’usage sexuel ne renvoyant qu’à son exercice, tout corps s’avère remplaçable par un autre, sur fond de désastre intime. N’étant plus que des succédanés, les hommes et les femmes deviennent les uns pour les autres des incubes et des succubes». Il va donc sans dire que cette situation de glissement sans fin affectera l’amour qui, selon F. Meyronnis, « n’est plus le chemin qui mène au cœur de la Grande Rose des élus, comme le voulait Dante. Du conflit des désirs sort la haine de tous pour tous. On se rapproche et on se quitte dans la détresse. Sur cette pente, chacun exhibe son mépris de soi avec des jappements lugubres ».14 12
Ibid., p. 7. Platon (428 – 348 av. J.-C.), philosophe grec né à Athènes. Il a écrit vingt-six « dialogues » dont le Banquet. Dans le nouvel observateur, p. 8., François Meyronnis, philosophe auteur de Ma tête en liberté et de L’axe du néant (Gallimard), se fonde, pour les besoins de son article « Platon, l’amour et le porno », sur l’extrait qui relate « le jour de la naissance d’Aphrodite ». (Un incube : démon masculin; un succube démon féminin). 14 F. Meyronnis, ibid., p. 8. 13
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
Dans ce large tableau, théâtre de la crise des valeurs, nous voulons inscrire quelques réflexions qui nous paraissent assez pertinentes et édifiantes à bien des égards. Toute situation de crise est toujours lotie dans un système qui déclenche le jeu de cause à effet. Par exemple, la crise des valeurs économiques, plus connue sous le vocable de « crise économique des années 30 », résultait en grande partie de la première guerre mondiale survenue quelques années plutôt, de 1914 à 1918.15 Toutes les économies des puissances en guerre s’étaient affaissées à cause des pertes en devises qu’avaient supportées quatre années de conflit. Cette situation se généralisa à l’échelle mondiale, affectant même les pays qui n’avaient pris part à la guerre sous aucune forme. Aussi pouvons-nous dire qu’une crise peut en engendrer une autre. En effet, la guerre en général est en elle-même une crise politique et/ou sociale, et en tant que telle, elle peut favoriser l’émergence d’autres crises qui ont pour nom : crise économique, crise morale et identitaire … Pierre Mac Orlan 16, dans son roman Le Quai des Brumes, nous peint la dure réalité de la période qui a suivi la première guerre mondiale, période appelée « Les années folles » et placée sous le signe de la misère économique, humaine, morale, et de la déchéance qu’incarnent Jean 15
La 1ère guerre mondiale a fait près de 11 millions de victimes. Mac Orlan (Pierre DUMARCHEY, dit), écrivain français, né à Péronne (1882-1970) auteur de Le Quai des brumes, Gallimard, 1927. 16
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Essai de définition Rabe le personnage central, Michel Kraust le soldat déserteur, Nelly, le boucher Zabel … Une crise n’est donc jamais assez innocente et inoffensive, aussi négligeable qu’elle puisse paraître. L’on semble parfois occulter les crises religieuses, mais il faut reconnaître qu’elles existent et dans certains cas peuvent avoir de fâcheuses conséquences. L’Eglise catholique en a connu au 16ème siècle à cause des indulgences17 ; cette situation a fait naître à partir de 1517 les réformes de Luther. Depuis lors, nous avons assisté à la prolifération des sectes qui ont encore de beaux jours devant elles. Il y a eu aussi en Amérique latine le mouvement d’idée plus connu sous l’appellation de « théologie de la libération ».18
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Pour la théologie Catholique, l’indulgence est la Rémission totale (indulgence plénière) ou partielle (indulgence partielle) de la peine temporelle due aux péchés pardonnés. Luther, théologien et réformateur allemand, s’opposa au nom de la doctrine de Saint Paul et du Salut par la foi aux prédicateurs vendant des indulgences. Sa réforme se fonde sur 95 thèses. 18 La théologie de la libération est moins une crise que la résultante d’une crise. La pauvreté par exemple n’est pas une fatalité ; l’homme peut la combattre par le travail. La théologie de la libération visait ainsi à affranchir l’homme par le message évangélique. Leonardo Boff, un des pionniers de ce mouvement (avec Gustavo Guttierrez, l'argentin laïc Enrique Dussel, le jésuite uruguayen Juan Luis Segundo...) écrivait : « II (le Christ) nous montre que l'ordre établi ne peut pas libérer l'homme de son aliénation fondamentale. Ce monde, dans l'état où il se trouve, ne peut pas être le lieu du royaume de Dieu. Il doit subir une restructuration, dans ses fondements mêmes ». (Cf. Leonardo Boff, Jésus-Christ Libérateur, publié au Brésil en 1972 et aux éditions du Cerf à Paris en 1974.) Cité par Jullien Claude-François, « Théologie de la libération et Realpolitik », In: Politique étrangère, n°4 - 1984 - 49 année. pp. 893-905.
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
Cette analyse sur la crise des valeurs nous permet de constater que le responsable de toutes ces crises de valeurs se trouve être l’homme qui, de connivence avec les réalités de son milieu et de son temps, se corrompt et compromet sa vie et celle des autres. Rousseau19 l’avait bien compris et traduit en ces termes : « L’homme naît bon, mais c’est la société qui le rend mauvais ». Nous avons donné beaucoup d’exemples de crise des valeurs avec des auteurs différents et même des contextes différents. En ce qui nous concerne maintenant, notre étude sur la crise des valeurs aura pour champ l’Œdipe-Roi de Sophocle et essaiera de respecter, autant que faire se peut, les limites qui lui sont tracées.
19
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris : GarnierFlammarion, 1966.
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CHAPITRE II : SOPHOCLE ET SON ŒUVRE Qui oserait, dans l’étude d’une œuvre, quelle qu’elle soit, sinon ignorer, du moins négliger délibérément ou non son auteur et, partant, son époque ? Le risque de verser dans une subjectivité sans réserve et de comprendre de travers guetterait quiconque se plairait à ce jeu. De notre part, conscient de ces dangers, nous y opposons un « non possumus ». Sainte-Beuve1 l’avait compris quand il disait : « Je sus goûter une œuvre, mais il m’est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l’homme même ». S’agissant de Sophocle, cette démarche aura sans doute ses limites vu le peu de choses qu’on connaît de sa vie, mais elle aura le mérite de servir de première approche de son théâtre. A- SOPHOCLE ET SON TEMPS
Le cinquième siècle, « premier âge classique », appelé aussi siècle des lumières en Grèce, a consacré l’émergence d’un homme nouveau, modelé par une nouvelle façon de voir et de penser le Cosmos. Il « est celui des tragiques, de la comédie ancienne et d’Hippocrate » et par voie de conséquence « celui de la splendeur et du rayonnement d’Athènes »2. La pensée de l’homme est en pleine 1
Sainte-Beuve (1804-1869) est un écrivain français. Sa méthode, fondée sur une importante documentation historique, tend à reconstituer le génie propre de chaque écrivain que l’on peut classer dans une « famille d’esprit ». Il est cité par G. Ronnet dans Sophocle poète tragique, Paris, 1969, p. 7. 2 S. Byl, Initiation à la civilisation grecque I, H DESSAIN, 1969, p. 115.
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Sophocle et son œuvre effervescence, et plus que jamais, dans tous les domaines, un signal fort est donné. En effet, c’est durant cette période qu’une réflexion profonde et fondamentale sur les grands problèmes existentiels est amorcée et sur la base de laquelle, jusqu’à nos jours, beaucoup de découvertes sont réalisées. Il n’est pas difficile de s’en apercevoir si l’on comprend que la pensée rationnelle et expérimentale de l’époque moderne est fille de la fécondité de la Grèce qui a inspiré à la plume d’Ernest Renan cette formule très célèbre, « le miracle grec »3. Des Précurseurs de la révolution scientifique et technique moderne, nous citons, eu égard à la portée et à la représentativité de leurs contributions, Thalès de Milet (VIe siècle), le philosophe et mathématicien Pythagore (VIe siècle) qui fait toujours figure de référence dans les sciences exactes et dans les cultes religieux ; le philosophe Socrate (470 – 399 av. J.- C.) dont l’originalité et la densité en ont fait un point de repère historique ; le médecin Hippocrate (vers 460 - 370 av. J.-C.) à qui les disciples d’Asclépios, le dieu guérisseur, doivent aujourd’hui le fameux « serment d’Hippocrate ». Le siècle le plus brillant de la Grèce a vu aussi la naissance d’un nouveau type de gouvernement : la Démocratie initiée et conduite dans ses premiers balbutiements par Périclès (vers 495 – 429 av. J.- C.), qui a donné son nom à son époque que l’histoire a retenue sous l’appellation de « siècle de Périclès »4.
3
Id., ibid., p. 7. Voltaire a étendu à un siècle entier les quelques décennies que nous accordons au rayonnement de Périclès. Cf. Nouhaud Michel, 4
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
C’est dans ce bouillonnement général que Sophocle (497 / 496 – 406 avant Jésus Christ) s’est distingué grâce à son engagement. Né à Colone, au nord-ouest d’Athènes, il reçut de ses parents très aisés une bonne éducation. S. Byl dit de lui qu’« il était célèbre à la fois5 pour sa beauté, son intelligence et sa souplesse » ; Ed. TOURNIER, dans la même foulée, nous apprend que « son talent en plus de sa beauté forçaient l’attention de ses concitoyens »6 . En tenant ainsi compte de tous ces paramètres, il devient beaucoup plus facile de cerner son engagement dans certains domaines. Sur le plan politique, il est très proche de Périclès. Il préside le collège des dix hellénotames7 en 443/42. En 441/40, il prend part au collège des stratèges commandé par Périclès dans la campagne contre Samos8. Ce sont donc deux charges d’extrême importance qu’il a eu à exercer
Panorama du siècle de Périclès, Paris, Seghers, 1970, (voir dans l’Avant-propos) 5 S. Byl, op. cit., p.73. 6 Ed. TOURNIER, Sophocle, Œdipe-Roi, Librairie Hachette 7 « Chargés de percevoir les tributs des cités fédérales de la ligue de Délos et de gérer les fonds ainsi rassemblés ; les Hellénotames étaient les premiers agents de la politique de Périclès ». (cf. G. Ronnet, Sophocle poète tragique, Paris, 1969, p. 1.) « Ce collège était recruté même au temps de la démocratie radicale, exclusivement parmi les membres de la plus haute classe censitaire, les pentacosiomédimnes ». Cf. L. CANFORA, Histoire de la littérature grecque d’Homère à Aristote, Ed. Desjonquères, 1994, p. 210. 8 Il s’agit de la dure répression de la défection de Samos.
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Sophocle et son œuvre « toutes deux dans des circonstances exceptionnelles », comme le précise Luciano CANFORA9. Sur le plan littéraire, il s’est investi dans le théâtre avec à son actif 123 pièces dont sept (7) nous sont parvenues : les Trachiniennes, Ajax, Antigone, Œdipe-Roi, Electre, Philoctète, Œdipe à colone. Il nous semble important de préciser ici l’orientation du théâtre de Sophocle en nous fondant sur l’esprit et les différents courants qui ont marqué son époque, car, à notre sens, il y a bien une interférence entre eux. Gilberte Ronnet ne manque d’ailleurs pas de le souligner quand elle écrit que « si le poète est selon la formule de V. Hugo, "l’écho" de son siècle, connaître les aspirations, les inquiétudes et les certitudes de ce siècle peut être une approche de son œuvre. Mais là encore, il faut être prudent, car l’époque de Sophocle est loin d’être homogène : bien des courants de pensée distincts et même opposés s’y croisent et s’y heurtent, et peuvent en majorer un risque de fausser l’idée qu’on se fait d’un monde alors en pleine évolution »10. Il est vrai - nous l’avons dit précédemment - que le cinquième siècle a marqué le début de l’ère du rationnel qui avait fini de peindre le génie et l’esprit grec sur la base de leurs constantes. En effet, avide de savoir et de connaissance, habité par une vive curiosité, le Grec se lance à la découverte du cosmos11. Dans cet engouement, la 9
L. Canfora, op.cit., p. 210. G. Ronnet, op.cit., p. 13. 11 Le Cosmos désigne l’univers considéré dans son ensemble. 10
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
question des relations entre les dieux et les hommes trouble ses nuits ; il veut savoir mais est en butte à l’insaisissable que représente la métaphysique. Religieux, il l'est, et profondément d’ailleurs, comme le souligne S. Byl quand il écrit que « la littérature et l’art, d’Homère à Sophocle, révèlent l’omniprésence de la divinité dans sa vie »12. Sophocle reçut une bonne éducation « centrée essentiellement sur Homère et les poètes lyriques »13. Il va sans dire qu’il a dû rencontrer des influences diverses portant sur la destinée humaine. La première tendance porte les marques d’une « résignation mélancolique » dont parle Théognis et que G. Ronnet reprend: « L’homme n’est pour rien dans ses succès et ses échecs, il ne peut que s’abandonner à la volonté des dieux qui règlent sa destinée »14. Pour pallier cette absence de liberté totale, Théognis écrit que « le plus enviable de tous les biens sur terre est de n’être pas né, de n’avoir jamais vu les rayons du soleil ou bien, une fois né, de franchir au plus tôt les portes de l’Hadès et de reposer sur un épais manteau de terre »15. Le pessimisme que dégagent ces vers sort de la bouche de Zeus quand il dit qu’ « il n’est rien de plus misérable que l’homme parmi tout ce qui respire et rampe sur terre »16. Personne ne peut échapper à la souffrance, car les dieux « capricieux, tyranniques, en rivalité les uns avec les autres, favorisent qui bon leur semble, sans se soucier du mérite de 12
S. Byl, op. cit., p. 121. G.Ronnet, op. cit., p.13. 14 Id., ibid., p. 14. 15 Id., ibid., p. 13. 16 Homère, Iliade, XVII, 446-7. 13
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Sophocle et son œuvre leur protégé (…) Les dieux d’Homère ignorent la justice : ils dispensent les biens et les maux arbitrairement, sans autre règle que le « destin », cette sorte de compromis qu’ils ont établi entre eux et qu’ils s’obligent à respecter pour que le monde ne sombre pas dans l’anarchie. Aucun lien n’existant donc entre la faute et la souffrance, les hommes n’attendent des dieux aucune sanction. C’est en euxmêmes, dans leur fierté, dans leur sentiment de l’honneur, qu’ils trouvent un sens à leur vie : montrer leur valeur ἀρετήmérite ou qualité par quoi l’on excelle), dans une continuelle émulation pour s’affirmer et se faire reconnaître le meilleur, telle est la règle de vie des héros. Par la manifestation de cette valeur, ils se créent une vie idéale à laquelle ils sacrifient leur vie physique, parce que celle-là au moins est inaccessible aux coups du sort et survit à la mort du corps : la gloire (κλέος) acquise à force de risques et d’efforts librement affrontés, telle est la raison de vivre (et de mourir) des héros de l’Iliade »17. Il y a là donc un humanisme profond qui se dégage : l’homme se justifie en lui-même. La seconde tendance place l’homme comme responsable des souffrances qu’il rencontre. La lecture de l’Odyssée l’éclaire suffisamment ; les paroles de Zeus sont on ne peut plus claires quand il affirme, en présidant le conseil des dieux, que « les souffrances des mortels viennent de leurs erreurs, de l’aveuglement dû à leurs passions »18. Les compagnons d’Ulysse et les prétendants en ont payé les
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G. Ronnet, op.cit., p. 15-16. Ces paroles sont reprises par G. Ronnet op. cit.
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
frais ; le sage Ulysse est à la fin récompensé. Nous voyons là que l’homme n’a que ce qu’il mérite. G. Ronnet l’a compris quand elle écrit qu’il « se dessine ainsi une autre vision du monde, où la souffrance est punition de la faute, où le mal vient de la folie humaine et les dieux sont justifiés »19. La justice fait donc autorité et d’après Solon20 que G. Ronnet reprend en substance, « tôt ou tard, Diké (la justice) frappe les coupables, peuples ou individus ; et si le coupable lui-même y échappe, c’est sa descendance qui paiera pour lui. L’homme n’a donc pas à accuser les dieux du malheur dont il est lui-même responsable ». De ces deux tendances - l’une, purement humaniste, invitant l’homme à se tenir debout et à s’affirmer « en face de dieux indifférents à la justice » et l’autre à respecter le juste milieu « dans un monde dirigé par des dieux justes, où la faute appelle inexorablement le châtiment, où le trop grand bonheur attire en compensation le malheur »21 , Sophocle se prononcera en faveur de la dernière en la matérialisant dans son théâtre. L’histoire de la famille thébaine en dit long. Il n’était pas un cas à part dans ce mouvement d’idées ; son rival Eschyle (V. 525 - 456 av. J.C.) l’y a devancé et même concurrencé.
19
Id., op. cit. Id., ibid. ; Solon était un homme politique athénien (V.640 – V.558 av. J.- C.). Devenu Archonte, il releva l’esprit national des Athéniens, allégea les charges des citoyens ruinés et rétablit ainsi l’harmonie dans la cité, à laquelle il donna une constitution démocratique. 21 G. Ronnet, op.cit., p. 16. 20
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Sophocle et son œuvre Bref ! Ne nous y attardons pas trop. Revenons vite pour voir si la vie publique de Sophocle, la réalité socio-politique de l’Athènes de son temps ont influencé la portée de son œuvre, en tenant toujours compte de ce que nous avons dit plus haut. Ayant travaillé assez longtemps aux côtés de Périclès qui aurait commis nombre d’excès22 dans une société en pleine mutation, Sophocle semble, à travers son art, dénoncer ces dérives. L. CANFORA apporte des orientations dans ce sens quand il écrit que « l’usage de Sophocle interprète de l’ « esprit » de l’Athènes péricléenne a longtemps prévalu dans l’historiographie moderne. En 1954, l’essai d’Ehrenberg, Sophocle et Périclès, s’efforça essentiellement de nuancer cette thèse, voire d’établir, surtout à travers l’analyse d’Antigone, une tension entre le politique Périclès – réaliste et gardien des valeurs officielles – et le poète Sophocle, étranger aux duretés de la « Realpolitik », proclamant la supériorité des valeurs universelles : ces « lois non écrites »23, dont Antigone serait en un sens le symbole, seraient presque fatalement en contradiction avec les lois positives de l’Etat, de tout Etat, semble-t-il ». Faudrait-il aussi, considérant la tragédie Œdipe-Roi, poser l’équation Œdipe = Périclès ? En tout état de cause, sachons raison garder et notons simplement, à la lumière du développement de Luciano CANFORA, que le
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Ses excès ont contribué au mécontentement qui aboutit à la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.) 23 L. Canfora, Histoire de la littérature grecque d’Homère à Aristote, p.216.
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
fait que Sophocle soit si proche de Périclès dans certaines de ses tragédies pourrait être le fruit du hasard.
Somme toute, nous pouvons admettre que Sophocle tout comme les deux autres tragiques grecs, Eschyle24 (V.525 – 456 av. J.-C.) et Euripide25 (480 – 406 av. J.- C.), et quand bien même son théâtre serait inspiré de la tradition mythologique et notamment de l’histoire de la famille thébaine,26 n'en demeure pas moins un tragique engagé, en des périodes où Athènes et sa démocratie chancellent. 27 Revenons à notre sujet pour découvrir ce qu’il en est réellement.
B. ŒDIPE-ROI A VOL D’OISEAU Œdipe-Roi ! Que de charmes dans cette tragédie ! Et que de sensations ! Le suspens y va crescendo comme dans les romans policiers ; d’enquête en enquête, l’étau se resserre autour du meurtrier. Sophocle a représenté une légende thébaine ; sur Œdipe pèse la malédiction des
24
L. Canfora, ibid., p.185. Id., ibid., p. 240. 26 « Tout comme les grandes tragédies d’Eschyle, au Ve siècle, se rapportent aux descendants d’Atrée, les plus grandes œuvres de son contemporain Sophocle ont trait à Œdipe et ses enfants. (Cf. Edith Hamilton, la Mythologie, Marabout, 1978, p. 312.). 27 La guerre du Péloponnèse débutée en 431 s’est achevée avec la victoire de Sparte sur Athènes en 404. La guerre l’avait profondément affectée dans ses institutions. 25
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Sophocle et son œuvre Labdacides28 (comme sur Agamemnon, celle des Atrides). Laïos, roi de Thèbes, n’a pas écouté l’avertissement des dieux qui lui ont interdit d’avoir une postérité ; s’il a un fils, celui-ci le tuera et épousera sa mère. Jamais malédiction n’a été aussi grave qu’ignominieuse. Malgré cette mise en garde, il eut, avec Jocaste sa femme, un fils dont le nom même fut évocateur du sort qui lui était réservé ; voici Œdipe ou le « Pieds-Enflés »29 qui, après avoir échappé à la mort grâce aux soins du berger qui était chargé de le jeter au Cithéron,30 ignore tout de sa naissance. Il se croit fils de Polybe, roi de Corinthe, qui a pour femme Mérope. Le doute sur ses parents trouble bientôt ses nuits ; il se rend ainsi à Delphes où l’oracle lui prédit son malheur ; le parricide et l’inceste le traquent. Il refuse de revoir Corinthe de peur de voir se réaliser sa μοῖρα31 (moïra) ou destin. Sur la route qui l’éloigne du pays de ses présupposés parents, il tue Laïos et sa suite. Ah, le malheureux Œdipe ! Il était très loin de penser qu’il avait versé son propre sang, celui de son père. Il règne alors sur Thèbes après l’avoir délivrée du Sphinx. Aussi épouse-t-il Jocaste,32 la veuve de Laïos, sans se douter de l’horrible inceste qu’il a commis. 28
Cet aperçu de la pièce s’inspire de celui de S. Byl dans son œuvre citée antérieurement, à la p. 76, et de la notice d’Alphonse DAIN et Paul MAZON sur Œdipe–Roi dans Sophocle II Paris, les Belles Lettres. 29 Œdipe vient du grec , s’enfler- se gonfler – grossir fermenter, et de πούς, ποδός, pied. La tradition, en racontant qu’il avait les pieds percés et attachés, justifie assez bien cette étymologie. 30 Cithéron : montagne où le berger déposa Œdipe. 31 La μοῖρα est la part du destin que chaque mortel reçoit des dieux. C’est le destin même. 32 De ce ménage naquirent deux filles (Antigone, Ismène) et deux garçons (Etéocle, Polynice).
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
Au moment où débute la tragédie, une peste a éclaté dans Thèbes et déjà, nombreux sont les hommes et les animaux qui ont perdu la vie. L’oracle de Delphes, consulté une fois de plus, a répondu qu’il fallait, pour que le fléau cessât, que le meurtrier de Laϊos mourût ou fût chassé. Les investigations criminelles commencent ; Œdipe fait venir le devin Tirésias pour apporter la lumière sur le meurtre. L’aveugle-voyant s’en va sous les menaces d’Œdipe après avoir nommément désigné celui-ci comme étant le meurtrier du vieux Laïos. Après une conversation que le roi a eue avec Jocaste, il a la terrible certitude d’avoir effectivement tué son père et d’être entré dans le lit de sa mère. Les détails apportés par un envoyé de Corinthe et par le berger33confirment cette affreuse vérité. Jocaste se pend et Œdipe se crève les yeux. Œdipe avait prévu des sanctions pour le meurtrier (v. 224 à 254) et voilà qu’elles sont tombées sur lui, à la faveur du procédé de l’ironie tragique. L’histoire nous a laissé beaucoup d’exemples de ce genre, mais celui qui nous est conté dans la Bible, 34 concernant le roi David, 35 a excité notre sens de la comparaison. David, nous rapporte-t-on, 33
Il s’agit du berger qui avait la charge de jeter Œdipe au Cithéron. Selon certaines sources, il s’appelait Euphorbos. 34 2 Samuel chapitre 11 et 12. 35 ème 2 roi hébreu (V.1015 – 970 av. J.- C.), il succéda à Saül, vainquit les Philistins et fonda Jérusalem. De sa vie que raconte la Bible, on rappelle surtout son combat singulier avec le géant Goliath, tué d’un coup de fronde.
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Sophocle et son œuvre pour satisfaire ses désirs, s’était uni à Bethsabée la femme d’Urie, un de ses soldats partis en guerre contre les Philistins. Malgré ses vaines tentatives de fausser le jeu pour ne pas être tenu responsable de la grossesse qui en a découlé, il décida d’ourdir un complot qui aboutit à la mort d’Urie ; il épousa sa femme qui lui donna un fils. Le prophète Nathan, indigné et porteur du message de Dieu, lui fit dire que pareil péché méritait une sanction sévère. Il était loin de s’imaginer qu’il décidait de son sort quand le prophète le déclara coupable. Il reçut sa punition. Il est certes malaisé de comparer ces deux rois, David et Œdipe, eu égard à la différence des contextes qui les ont marqués, mais le rapprochement fait plus haut nous semble soutenable et tout à fait possible. Mais n’extrapolons pas. Revenons à cette tragédie d’Œdipe-Roi, riche de 1530 vers, à propos de laquelle S. Byl36 écrit, et du reste à juste titre, que « cette pièce, considérée souvent comme le chefd’œuvre de Sophocle, doit son succès à l’art admirable avec lequel elle est conduite ; l’intrigue est menée avec une remarquable gradation : tous les efforts qu’Œdipe fait pour prouver qu’il est innocent l’amènent, au contraire, à se reconnaître coupable. »
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S. Byl, Initiation à la civilisation grecque, p. 78.
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DEUXIEME PARTIE : LA CRISE DES VALEURS DANS ŒDIPE-ROI : QUELLE LECTURE ?
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
CHAPITRE I : RESPONSABILITE, LIBERTE ET PUISSANCE DE L’HOMME : ENJEUX EXISTENTIELS La lecture d’une œuvre, quelle que soit sa nature, laisse au lecteur plusieurs possibilités de l’analyser suivant l’angle sous lequel il se trouve. A ce propos, Œdipe-Roi offre plusieurs clés d’analyse aussi pertinentes les unes que les autres. Notre étude, à défaut de pouvoir toutes les aborder, se proposera ainsi d’approcher cette tragédie en y décelant les diverses manifestations de la crise des valeurs. La première partie, après avoir éclairé les principaux termes de notre sujet, servira de soubassement à cette deuxième partie. Il nous arrive bien des fois de nous poser des questions très complexes sur la vie en général, dépassant même les horizons de notre raison. Notre quête de vérité en souffre souvent parce que nous passons parfois à côté de l’essentiel. La problématique que pose la vie s’inscrit dans un système qui gravite autour de l’homme et qui rencontre ce dernier sur toute sa trajectoire. Parler de système, c’est forcément parler de rapport entre les différents éléments de ce système. Aussi les rapports de l’homme sont-ils pluridirectionnels. Ils se définissent d’abord par rapport à lui-même, c’est à ce moment qu'apparaît en filigrane la notion de responsabilité, ensuite par rapport à l’autre et au monde – nous entrevoyons sa liberté – enfin par rapport au divin, ce qui nous fait percevoir les possibilités de sa puissance. Mais ces trois 53
Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… notions de responsabilité, de liberté et de puissance ne sont pas fondamentalement étrangères ; elles s’imbriquent entre elles dans le plus secret de l’homme et planent sur tous les types de rapports qu’il entretient. Leurs enjeux sont donc existentiels. L’on ne saurait alors parler de la crise des valeurs en général et en particulier dans Œdipe-Roi sans prendre en compte tous ces éléments qui sont d’ailleurs perceptibles dans cette œuvre de Sophocle. Responsabilité, liberté et puissance de l’homme par rapport à lui-même : ces notions prennent forme d’abord en Œdipe dont la conscience projette sans cesse le film de sa victoire sur le sphinx – sa réponse au devin Tirésias en dit long : « …moi, Œdipe, ignorant de tout, et c’est moi, moi seul, qui lui ferme la bouche, sans rien connaître des présages, par ma seule présence d’esprit …»1 et la crainte odieuse qui le hante nuit et jour, celle de voir se réaliser les prédictions de Tirésias : « Bientôt, comme un double fouet, la malédiction d’un père et d’une mère, qui approche terrible, va te chasser d’ici »2 . Cette triptyque se manifeste aussi chez Jocaste que traque sans cesse sa tentative d’infanticide ; le temps qui s’est écoulé semble lui indiquer les limites à ne pas 1
(v. 396 -98). 2
(v.4 17 -418) Ces deux vers résument l’oracle d’Apollon.
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
franchir ; elle répond à Œdipe en ces termes : « De tout ce qu’on t’a dit, va, ne conserve même aucun souvenir »3 , et « si tu tiens à la vie n’y songe plus. C’est assez que je souffre, moi ».4 L’homme s’enracine donc dans sa conscience qui représenterait comme son miroir et sa mémoire ; ne dit-on pas de celui qui n’écoute que la voix de sa conscience, qu’il est libre de certaines entraves ? Les rapports entre l’homme et lui-même sont forts et sont l’expression de sa particularité qui n’a de sens que par rapport aux autres. Nous rejoignons Masamba ma MPOLO dans cette perspective quand il dit que « l’homme est unique en ce sens qu’il ne peut être modelé en un autre être en aucun temps et en aucune circonstance. Chaque personne est une individualité, un moi unique qu’il faut découvrir. Mais, paradoxalement, l’homme se découvre pleinement dans ses relations aux autres, dans la totalité de sa culture aussi bien que de sa personnalité »5 . Responsabilité, Liberté et Puissance de l’homme par rapport à l’autre et au monde : compte tenu de son obligation d’ouverture pour s’épanouir, l’homme, volontairement ou non, va à la rencontre de son semblable qui est tout aussi particulier. Dans ce jeu relationnel, chacun sait ce qui motive sa démarche et grâce à son expérience 3
(v. 1056-1057) (v. 1060 – 1061) 5 Massamba ma MPOLO, La Libération des envoûtés, Yaoundé : éd. CLE, 1976. 4
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… essaie de décoder les intentions, la personnalité de l’autre à travers l’expression de ses sentiments ; le groupe de mots consacré à ce genre de relation est « connaissance interpersonnelle ». Une pareille situation pourrait se lire au début de la pièce, moment où Œdipe, rencontrant le groupe des suppliants, dit : « Mes pauvres enfants, vous venez à moi chargés de vœux que je n’ignore pas – que je connais trop. Vous souffrez tous, je le sais ; mais quelle que soit votre souffrance, il n’est pas un qui souffre autant que moi. Votre douleur, à vous, n’a qu’un objet : pour chacun luimême et nul autre. Mon cœur à moi gémit sur Thèbes et sur toi et sur moi tout ensemble »6. Œdipe, en effet, donne l’impression de bien connaître ceux à qui il s’adresse. Ces derniers lui rappellent sa geste : « Il t’a suffi d’entrer jadis dans cette ville de Cadmos pour la libérer du tribut qu’elle payait alors à l’horrible chanteuse »7, et lui demandent de les secourir8 . Dans les rapports entre l’homme et son semblable, chaque parti est fondamentalement responsable, libre, capable d’action mais avec une certaine limite ; l’on pourrait le traduire en empruntant une citation bien connue : la liberté, la responsabilité, la puissance de l’un s’arrêtent là où commencent celles de l’autre.
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Œdipe-Roi, v. 58 - 64. Ibid., v. 35 -36. 8 « Eh bien ! Cette fois encore, puissant Œdipe aimé de tous ici, à tes pieds, nous t’implorons. Découvre pour nous un secours » (v. 40-41) 7
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
Responsabilité, liberté et puissance de l’homme par rapport au divin : nous voici là en présence d’un des principaux axes de la tragédie grecque en général et, en ce qui nous intéresse, de la tragédie sophocléenne en particulier. Les rapports entre l’homme et le divin constituent le troisième et plus haut degré des relations humaines. Ils sont très complexes parce que les protagonistes ne sont pas de même nature ; divinité et humanité se font face et, naturellement, le rapport de force plaide sans conteste en faveur de la première, réduisant malheureusement la dernière à un rôle de spectateur impuissant. Le conflit demeure inévitable puisque l’incompréhension règne en maître sur leurs relations. Les dieux connaissent pratiquement tout des hommes, mais ces derniers, signe de leur infériorité, ne connaissent sinon rien, à tout le moins que très peu des dieux. Tout l’Œdipe-Roi suit cette trame. Le différend entre Œdipe et Tirésias9 en est la plus parfaite illustration. Dans une pareille atmosphère, peut-on parler de responsabilité, de liberté de l’homme ? L’on ne saurait s’empresser de répondre par l’affirmative ; ce qui demeure clairement établi est que les dieux exercent une pleine domination et une mainmise presque absolue sur la vie de l’homme. A- DIKTAT DES DIEUX Il ne nous semble pas superflu dans notre étude de nous focaliser quelque peu sur les dieux. Leur présence et leur 9
Œdipe-Roi, v. 300 – 463.
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… influence imposent au drame son rythme, sa cadence et sa nature. L’appréciation de leur impact sur l’environnement œdipien permet de mieux cerner les limites de l’homme. Nous l’avons dit, les rapports entre les dieux ne sont pas fondés sur l’égalité des forces mieux, ils exposent au grand jour la faiblesse des hommes d’une part, et d’autre part la puissance des dieux. C’est dans cette situation de déséquilibre que l’homme se débat en vain, serions-nous tenté de dire, pour essayer de donner un sens à sa vie. Tout bien pesé, force est de reconnaître l’indigence de l’homme qui est attestée par ces propos de Zeus : « Il n’est rien de plus misérable que l’homme parmi tout ce qui respire et rampe sur terre »10 . L’Œdipe-Roi nous force à le croire. L’emprise des dieux sur les hommes est marquée du sceau de l’infaillibilité. Tout leur est permis, possible et profitable. La double malédiction11 qui est le fil directeur de la pièce suffit, à elle seule, pour le démontrer.
1- LE FRUIT DÉFENDU Dans toute la mythologie gréco-latine un fait nous semble établi : les dieux ne veulent partager, sous aucune forme, avec les hommes, leur autorité ; mieux, ils tiennent 10
Cf. Homère, Iliade, XVII, 446 – 447. Nous en retrouvons une allusion aux vers 417 – 418. Cf. supra, p. 50, note 28. 11
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à le leur exprimer par des mesures qui dépassent parfois l’entendement humain. La tragédie grecque, dans son ensemble, a accordé une importance toute particulière aux relations entre le divin et l’humain ; les exemples ne manquent pas pour le corroborer. Déjà l’Iliade et l’Odyssée, dans les premières heures de la littérature grecque, ont fait se côtoyer dieux et hommes dans le champ de la domination qui faisait toujours de l’homme le perdant. Les maîtresmots de leurs relations étaient oppression et vengeance ; E.R. DODDS écrit à ce propos qu’« offenser les dieux en temps de paix était déjà chose risquée, mais en temps de guerre, cela devenait de la trahison. C’était donner du secours à l’ennemi, car la religion était une responsabilité collective. Les dieux, en effet, ne se contentaient pas de frapper le malfaiteur seul : Hésiode ne dit-il pas que des villes entières souffrent parfois pour un seul pécheur »12 . Cette situation nous permet d’entrer de plain- pied dans l’Œdipe-Roi, vu la similitude de leurs lignes directrices. Comme Adam et Eve13, les parents d’Œdipe, Laïos et Jocaste, auraient-ils « mangé le fruit défendu » ? En tout cas, Œdipe semble bien en payer les frais qui, tout au long de la pièce et de manière croissante, subira au plus profond sa chair le malheur d’être né de ses parents.
12
E.R. DODDS, Les Grecs et l’irrationnel, Paris, Flammarion, 1977, p. 191. 13 La chute d’Adam et d’Eve nous est racontée dans le troisième chapitre du livre de la Genèse.
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… Laïos et Jocaste, en ne respectant pas l’oracle d’Apollon qui leur interdisait d’avoir un fils, donnent au dieu toute la légitimité d’exercer son pouvoir, sa force sur eux. Pour Adam et Eve, la pomme qu’ils ont mangée est « le fruit défendu », pour Laïos et Jocaste, l’enfant qu’ils ont eu est le « fils défendu ». Dans tous les cas, il y a sanction puisque les avertissements en prévoyaient clairement l’application : « Si…, vous mourrez »14 « Si…, il tuera son père et épousera sa mère »15 Nous découvrons ici toute la puissance du logos divin. Il traverse infailliblement tout le texte de Sophocle et manipule l’homme à sa guise. 2- L’HOMME, JOUET DU DESTIN L’homme, tel qu’il nous est peint dans les pièces tragiques en général et chez Sophocle en particulier, est comparable à une marionnette qui ne doit ses mouvements, sa puissance qu’à une force externe qui lui impose absolument et irrévocablement la voie à suivre. Cela s’appréhende aisément avec l’histoire d’Œdipe qui montre jusqu’à quel point l’homme est misérable. Quand un enfant a un jouet, il le manipule, s’en sert suivant ses caprices ; il a tout pouvoir sur lui, pouvoir de bien l’entretenir, de le négliger et même de le jeter à la
14 15
Cf. Genèse 3,4. Cf. Œdipe - Roi, v. 791 et 793.
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poubelle. Ces conditions d’existence dans lesquelles se trouve le jouet, à y regarder de près, sont presque les mêmes que pour l’homme. Œdipe est logé dans la même enseigne que ce gadget dans la mesure où tout ce qu’il est, fait, dit et pense n’est que la réalisation du projet des dieux sur sa personne. Jacqueline ROMILLY nous en explique les fondements dans La tragédie grecque en ces termes : « Ce jeu de l’homme et des dieux, jalonné d’oracles propres à semer l’erreur, est on le sait, l’idée maîtresse d’Œdipe-roi. Mais il serait faux de penser qu’elle n’apparait que là. En fait, toute la dramaturgie de Sophocle repose sur l’idée que l’homme est le jouet de ce que l’on pourrait appeler l’ironie du sort. Du point de vue technique, Sophocle a introduit dans l’action tragique la surprise et la péripétie : cela est apparu dans l’histoire même du genre ; mais ces surprises et ces péripéties prennent aussi dans le domaine des idées une signification profonde : elles montrent l’évènement en train de se jouer de l’homme. Très souvent, l’homme se précipite vers sa perte par l’effort même qu’il fait pour y échapper » pp. 102-103. Ainsi donc, l’ornière qu’Œdipe suit porte le non de destin ou sort ; c’est bien son destin16 qui a pris forme au Cithéron, à Corinthe, à Delphes, au croisement des trois routes où il tua son père, à l’entrée de Thèbes où il vainquit
16
Nous trouvons toutes ces stations de la vie d’Œdipe, résumées dans les vers 771 à 833. Cette relation d’Œdipe peut être considérée comme son curriculum vitae.
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… la sphinx17, à Thèbes où il prit le trône et épousa Jocaste sa mère. En réalité, il n’est qu’un « pseudo acteur », même si, de prime abord, on le croirait responsable à part entière de sa vie. C. ASTIER écrit, à ce propos, « qu’Œdipe, qu’il doive sa destinée aux imprécations lancées par Pélops ou à la parole delphique, n’est, malgré la force qu’il a pu se découvrir, que le jouet d’une volonté qui le dépasse. Qui plus est, il en est le jouet bafoué, et condamné par avance, puisque c’est la légitimité de son bonheur dans Thèbes et son innocence qui se trouveront de telle façon frappées qu’Œdipe sera condamné à la souillure non seulement dans son présent mais dans son passé, dans toute sa vie »18. Nous souscrivons à ce jugement puisqu’il éclaire toute l’entreprise de Sophocle. Œdipe a compris qu’il était «téléguidé»; il s’en explique : « Apollon, mes Amis ! Oui, c’est Apollon qui m’inflige à cette heure ces atroces, ces atroces disgrâces qui sont mon lot, mon lot désormais. Mais aucune autre main n’a frappé que la mienne, la mienne, malheureux ! »19.
17
La (ou le) sphinx apparaît le plus souvent, en effet, comme un monstre féminin et triple : elle est à la fois lionne, oiseau et serpent. Elle est envoyée soit par Hadès, soit par Arès, soit par Héra qui désirait punir les amours contre nature de Laïos. Elle était postée dans la campagne thébaine, où elle dévorait les jeunes gens qui passaient à sa portée et qui ne savaient lui répondre. 18 C. ASTIER, Le mythe d’Œdipe, Paris, Armand Colin, 1974, p. 29. 19 Œdipe - Roi, v. 1329 – 1333.
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Le sort d’Œdipe, c’est aussi celui de l’homme, l’Œdipe. Le peuple est soumis à la même rigueur ; il ploie lui aussi sous le joug de la totale domination des dieux. Au début de la pièce, il souffre d’une maladie introduite par « Une déesse porte torche, déesse affreuse entre toutes, la Peste », qui « s’est abattue sur » eux, « fouillant » leur ville et vidant peu à peu la maison de Cadmos… »20. Ce sentiment d’impuissance et d’indigence plane sur tout l’Œdipe-Roi. Œdipe, tout comme Ulysse, Achille, etc. a suivi le chemin que lui avaient tracé les dieux. « C’est malgré lui qu’il a été conduit au parricide, à l’inceste et à la puissance royale qui devait pour un temps leur succéder »21 . Il est difficile dans ce cas de parler de responsabilité, de liberté de l’homme dans ce qui lui arrive, compte tenu de sa dépendance à l’ordre divin ; cela ne sera cependant pas un « brise – élan » à notre projet qui consiste à déceler les situations de crise des valeurs dans Œdipe-Roi. C’est donc sur un terrain tragique que nous comptons nous investir. Nous gardons l’espoir de pouvoir y arriver, bien que conscient de la complexité du contexte sous-tendu par l’hétérogénéité des différents protagonistes (des forces en présence).
20 21
« Ό πυρφόρος θεός … » Cf. Œdipe- Roi, v. 27 – 29. C. ASTIER, op. cit., p. 30.
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… B. CRISE RELIGIEUSE, SOCIALE ET MORALE Nous arrivons là, au cœur de notre sujet ; tous les éléments de réflexion apportés précédemment peuvent contribuer à mieux cerner notre thématique sur la crise des valeurs dans Œdipe-Roi. Comme des nuées, cette crise semble planer et étendre son empire sur la société que peint cette œuvre de Sophocle. Un déterminisme certain déclenche l’engrenage qui déroule les faits les uns après les autres suivant une logique presque irréprochable, celle qu’exige toute production dramatique22. C’est cette même dynamique que nous voulons insuffler à notre étude. Nous avons établi les différents rapports de l’homme23 : avec lui-même, avec l’autre et avec le divin ; cette réflexion nous aidera à mieux marquer l’enchaînement des éléments de la crise des valeurs. 1- CRISE DES VALEURS RELIGIEUSES: L'ALLÉGEANCE À L'ORDRE ÉTABLI Les relations entre l’homme et le divin, nous l’avons dit, occupent la plus haute marche dans les rapports humains ; mieux, elles sont très puissantes et très déterminantes dans la vie de l’homme, si l’on en croit les nombreuses allusions que nous a servies, entre autres, la littérature grecque d’avant notre ère. Point n’est besoin de 22
L’unité d’action qui fait partie de la règle des trois unités (unité de lieu et unité de temps) selon Boileau, l’art poétique recommande cette logique dans l’action. 23 Cf. supra, pp. 54 - 57.
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rappeler le caractère religieux de ce peuple, tant il est vrai que « les dieux grecs n’étaient pas extérieurs au monde. Ils étaient partie intégrante du cosmos »24, ce qui expliquerait l’étroitesse de leurs rapports qui seraient fondés sur un «conglomérat hérité»25 pour parler comme Gilbert Murray qui a été repris par E. R. DODDS. C’est dire donc que ces rapports ont eu une histoire, fût-elle peu claire, qui a été bâtie sur des valeurs qui fixent pour chaque parti un code de conduite. Ainsi les hommes naturellement sujets à la précarité de leur condition doivent – c’est un impératif – veiller à se concilier la faveur des dieux dont la puissance est sans conteste, par le respect de la « chose religieuse » sous toutes ses formes. Dans la civilisation grecque, les dieux et les hommes ont eu des moments de crise dans leurs relations ; les exemples ne manquent pas. Œdipe-Roi, que nous étudions, se fonde d’abord et principalement sur une crise entre le sacré et l’humain. La dispute entre Tirésias et Œdipe manifeste quelques facettes de cette situation. Qui aurait pensé, sans risque de se tromper, qu’Œdipe oserait défier et accuser Tirésias ?
24 Jean Pierre VERNANT, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, François MASPERO, 1974, p. 112. 25 Cette expression a été reprise par E.R. DODDS dans Les Grecs et l’irrationnel, Paris, Flammarion, 1977 à la page 191. Gilbert Murray l’a employée dans une conférence récemment publiée, « Greek studies », 66 sqq.; « Le conglomérat hérité », « the inherited conglomerate » désigne « dans un domaine de croyance donné, l’élaboration lente et séculaire, à partir d’apports de mouvements religieux successifs » des valeurs de référence ; cf. E.R. DODDS, ibid., p. 179.
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… « Sache donc qu’à mes yeux, c’est toi qui as tramé le crime, c’est toi qui l’as commis »26. Sa fureur, θυμός, qu’il a du mal à contenir, lui fait remettre en cause tout ce qu’il avait dit à l’entame de leur conversation où il ne semblait pas ignorer le statut de Tirésias. « Toi qui scrutes tout, Ô Tirésias, aussi bien ce qui s’enseigne que ce qui demeure interdit aux lèvres humaines, aussi bien ce qui est du ciel que ce qui marche sur terre, tu as beau être aveugle, tu n’en sais pas moins de quel fléau Thèbes est la proie … »27 . Tirésias a toujours représenté aux yeux de ses concitoyens la caisse de résonance du logos divin qui se matérialisait par les oracles. Tirésias, dans une certaine mesure, est investi d'un des attributs des dieux : il « scrute tout »28. La crise qui survient entre dans le cadre d’un processus de défiance et de remise en cause de la chose divine, sacrée. Cela est d’autant plus vrai que la victoire d’Œdipe sur la sphinx fait naître en lui un orgueil somme toute légitime : « Et cependant j'arrive, moi, Œdipe, ignorant de tout, et c’est moi, moi seul, qui lui ferme la bouche, sans rien connaître des présages, par ma seule présence d’esprit»29. 26
« » v. 346 -347. 27 « », cf. Sophocle, ibid., V. 300 -304. 28 Cf. v. 300. 29 Cf. supra, p. 54, note 1.
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On voit là, sinon la naissance, du moins la consolidation du « nouveau rationalisme qui présentait des dangers réels pour l’ordre social, en même temps que des périls imaginaires. En se défaisant du « conglomérat hérité »30, bien des gens se libéraient des contraintes religieuses qui servaient de frein à l’égoïsme individuel »31. La montée de ce rationalisme a joué un rôle très déterminant dans cette crise religieuse. En effet, l’homme croit davantage à ce qu’il voit, éprouve, expérimente qu’à ce qui a été appelé par certains des vérités interdites ; certes sa raison a des limites, mais il voudrait avoir des réponses à certaines questions dont dépend son existence. Ce point de vue justifierait peut-être le comportement on ne plus irrespectueux d’Œdipe à l’égard de Tirésias qui aurait pu penser, comme le dit Nilsson, que « le progrès du rationalisme a été vu comme une menace par les devins professionnels, quant à leur prestige et même à leur substance » 32 Cela ne vaut certes pas tout à fait pour Tirésias dont la sagesse recommandait le silence et le recours à la logique du « temps qui passe, meilleure explication des choses » : « les malheurs viendront bien seuls : peu importe que je me taise et cherche à te les cacher »33. Mais ce qu’il sait, Œdipe l’ignore et veut le connaître, bravant même tout obstacle, 30
Cf., supra, p. 65, note 25. E.R. DODDS, op.cit., p. 191. 32 Id., Ibid., p. 190. 33 . (V. 341). 31
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… même le temps qui est parfois un ennemi de l’homme. Œdipe veut tout savoir, toute la vérité, et cela, à l’instant même, mais nous sommes persuadé que même si Tirésias acceptait de collaborer en lui révélant la réalité, lui, Œdipe, aurait eu la même réaction : « Ah ! Richesse, couronne, savoir surpassant tous autres savoirs, vous faites sans doute la vie enviable ; mais que de jalousie vous conservez aussi contre elle chez vous »34. Les valeurs auxquelles Œdipe croit, à savoir le πλούτος (ploutoss), la richesse, le τυραννίς (tyranniss), la couronne, la τέχνη35(téchnè), le savoir, l’aveuglent très sévèrement et sèment le trouble dans la hiérarchisation des valeurs. L’ordre établi par la divinité n’est plus respecté et son garant au milieu des hommes porte désormais l’étiquette de « le plus méchant des méchants »36, il est même indésirable : « Ta présence me gêne et me pèse »37. C’est dire donc la gravité du désaveu infligé au sacré à travers Tirésias. Comment pourrait-il en être autrement, du moins comment pourrait-on ne pas envisager une telle situation de crise, si nous considérons – nous référant au début de
34
... (V.380382). 35 cf. note précédente. 36 (…)… v. 334.Ce superlatif est renforcé par la dureté de l'allitération que suggère l’occlusive gutturale « K ». 37 Œdipe Roi, V. 445 – 46.
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l’histoire des Labdacides 38 – qu’Œdipe n’a suivi que les traces de ses parents, eux qui ont défié l’oracle du dieu qui leur interdisait d’avoir un fils s’ils ne voulaient pas voir leur famille se débattre dans les liens très horribles du parricide et de l’inceste ? C’est donc à juste titre qu’on pourrait nommer Œdipe « l’enfant de ses parents ». Le désaveu grandit en même temps que le suspens ; le temps qui passe n’a pas fini de dévoiler tous ses secrets, mais Œdipe ne le sait pas39. Son empressement, humainement recevable, le pousse à se réfugier dans de fausses valeurs ; il fabrique à ce moment son « veau d’or » à l’exemple des Israélites au pied du mont Sinaï. En effet la Bible nous rapporte que lorsque Yahvé demanda à Moïse d’aller sur la montagne pour y recevoir « les tables de Pierre, la loi et les commandements »40 , le peuple qui l’attendait au pied de la montagne perdit patience et dit à Aaron : « Allons, fais-nous un dieu qui aille devant nous, car ce Moïse, l’homme qui nous a fait monter du pays d’Egypte, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé ».41
38
Cet épisode ne fait pas partie à proprement parler de la pièce de Sophocle. Elle nous est relatée par exemple dans la notice introductive qu’on trouve dans Sophocle II, op.cit. 39 Ici nous avons posé l’équation suivante : Œdipe = homme (tout homme). Nous en arrivons ainsi à une situation d’« œdipianisation ». Nous trouvons ce mot dans l’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Tunis, Cérés Edition, 1995. 40 Exode, 24,12. 41 Ibid., 32, 1 sqq.
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… Et ainsi, avec ce qu’ils avaient de « mondainement » plus précieux, l’or, ils firent un veau. Leur empressement les a perdus ; ils ont vite fait d’opérer un substitut de valeurs qui n’ont pas la même teneur, car l’une fondamentalement sacrée a été remplacée par l’autre purement profane et idolâtre. Cette versatilité fondée sur les seuls intérêts humains au mépris parfois du divin caractérise aussi notre Œdipe qui, en plus de son différend avec le devin Tirésias, a osé dire, après avoir entendu les informations reçues du Corinthien, que « le fait certain, c’est qu’à cette heure Polybe est dans les enfers avec tout ce bagage d’oracles sans valeur »42. Ce discrédit atteint son paroxysme avec la négation absolue 43 qui marque son caractère incisif et péremptoire. Aussi ne croyons pas avoir atteint le nec plus ultra de ce désaveu. Plus critique, plus sévère et plus radical dans son jugement, Jocaste dit : « …Laïos devait, d’après Apollon44, périr sous le bras de mon fils, et qu’en fait ce n’est pas ce malheureux fils qui a pu lui donner la mort, attendu qu’il est mort lui-même le
42
V. 971-972. 43 , aucun, aucune, rien. 44 Dieu grec de la beauté, de la lumière, des arts et de la divination. Il avait à Delphes un sanctuaire célèbre où sa prophétesse, la pythie, rendait des Oracles.
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premier. De sorte que, désormais, en matière de prophétie, je ne tiendrai pas plus de compte de ceci que de cela »45 . Après quoi, Œdipe répondit : « Tu as raison…. »46. Il nous semble important de signaler les différentes étapes de cette crise. En effet, elle a eu pour terminus a quo Laïos et Jocaste, pour vecteur de transmission Œdipe et Jocaste, et pour terminus ad quem le peuple ; cette dernière station apparaît clairement quand le chœur dit : « Non, je n’irai plus vénérer le centre auguste de la terre, je n’irai plus aux sanctuaires ni d’Abae 47 ni d’Olympie, si tous les humains ne sont pas d’accord pour flétrir de telles pratiques »48. L’impiété qui a fini de gagner Jocaste et Œdipe, guette le peuple ; le chœur est pris d’angoisse : « Ainsi donc on tient pour caducs et l’on prétend abolir les oracles rendus à l’antique Laïos ! Apollon se voit privé ouvertement de tout honneur. Le respect des dieux s’en va »49.
45
Œdipe-Roi, V. 852-58. , v. 859. 47 Abae est un sanctuaire célèbre d’Apollon en Phocide. 48 V. 896- 900. Delphes était considérait comme le nombril du monde, l’Omphalos. En effet, le temple de Delphes représentait le centre spirituel de la Grèce antique. 49 V. 906 -910. 46
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… La démarche de Jocaste au vers 910 et au vers 923 n’est qu’une fausse dévotion, une piété sans conviction qui frise le ridicule puisque aussitôt après, elle continue à persuader Œdipe de l’impertinence de leurs oracles. Tout l’environnement œdipien est pollué par cette situation puisque le drame a pour toile de fond l’impiété qui, lorsqu’elle est transposée à la réalité du Ve siècle, entre dans sa phase active. Dans la pièce de Sophocle, elle est plus tentation que tentative50, alors qu’à l’époque classique elle est devenue plus tentative que tentation, si l’on en croit ce rapport de E.R. DODDS : « Hécatée est le premier à avouer qu’il trouve que la mythologie grecque est "drôle" et il se fait un devoir de la rendre moins drôle en inventant des explications rationalistes, tandis que son contemporain Xénophane s’attaque aux mythes homériques et hésiodiques du point de vue moral. (…) Xénophane aurait nié la validité de la divination (mantikê) (…) sa contribution décisive fut la découverte de la relativité des idées religieuses »51. Le nouveau rationalisme fait chanceler les croyances traditionnelles. Les Grecs ont-ils toujours su faire la distinction entre la foi, fides, et la raison, ratio ? Bornonsnous à noter seulement que la foi est différente de la connaissance. DODDS nous rapporte les mots de 50
La tentation est l’attrait vers une chose défendue, un mouvement intérieur qui incite au mal ; la tentative est l’action par laquelle on s’efforce d’obtenir un certain résultat. Si nous faisons cette distinction, c’est pour montrer l’écart qu’il y a souvent entre le mythe et la réalité. 51 E.R. DODDS, op. cit, p. 180 – 181.
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Xénophane à ce propos : « Aucun homme n’a jamais eu, aucun n’aura jamais une connaissance certaine des dieux ; même s’il tombe par hasard sur la vérité exacte, il ne peut pas savoir qu’il y est parvenu ; mais nous sommes tous libres d’avoir nos opinions »52. Œdipe ne comprend pas cela, qui constitue entre autres éléments les causes de la crise des valeurs religieuses. Dans cette approche de la pièce de Sophocle, nous retiendrons l’équation suivante : Rationalisme + empressement = doute et impiété (qui sont les manifestations de la crise religieuse dans Œdipe Roi). Il est important de noter que la crise n’est pas que religieuse ; la suite de notre étude nous le montrera. 2. LA CRISE DES VALEURS SOCIALES: LA DÉSHUMANISATION Les rapports entre l’homme et son semblable ou son milieu, suivant notre classification53, constituent le deuxième niveau des relations humaines. L’homme a besoin des autres pour s’épanouir, pour vivre pleinement son humanité ; c’est ainsi donc dans un milieu dit «social» qu’il évolue. Un tel milieu, nous le retrouvons dans Œdipe-Roi. La société œdipienne, comme tout autre société, a ses fondements qui font parfois sa particularité. Aussi nous semble-t-il soutenable que le fondement que les sociétés ont en partage et sans lequel on ne saurait parler
52
Id., Ibid., p. 181. cf. supra, p. 54 sqq.
53
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… de société, c’est (bien) l’homme, c’est « l’Œdipe universel ». Parler de crise des valeurs sociales voudra ainsi dire pour nous, essayer de déceler les différentes manifestations de cette crise dans Œdipe-Roi, en nous focalisant sur l’homme, que nous considérons à juste titre comme la première valeur sociale. Tout Œdipe-Roi suit une pente, celle de la déchéance ; on y voit l’homme se diriger inéluctablement vers la corruption qui n’est rien d’autre pour nous que la phase symptomatique et même aiguë de toute crise. La crise sociale dans Œdipe-Roi, nous la plaçons sous le signe de la déshumanisation. L’homme est la première valeur sociale : nous l’avons dit ; et à ce titre, nous le trouverons en situation de crise. La signification du nom du personnage central en est grandement évocatrice. Œdipe ou « le Pieds- Enflés »54, dès sa naissance, a incarné la fragilité de sa condition. Il a les pieds liés et est destiné à la mort par ses parents qui redoutaient l’oracle des dieux55. Nous voyons là un aspect fort de cette déshumanisation. Œdipe perd tout ce qui le valorise : sa dignité, sa liberté, son humanité. Le fait d’être attaché le réduit à l’état pur d’animal, tel un agneau prêt à être immolé. Selon M. Delcourt, Œdipe est à compter au nombre 54
Cf. Notice dans Sophocle II sur Œdipe roi, par Alphonse DAIN et Paul MAZON, Paris, les Belles Lettres, 1989. 55 , v. 1175.
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des nouveau-nés maléfiques, les « Pharmakoï » qui devaient être expulsés de la cité56. C’est certes un élément de la tradition de la Grèce ancienne, mais nous voyons là la préfiguration de l’indigence de l’homme qui revient comme une rengaine dans Œdipe-Roi ; les chants du chœur en font l’écho. Œdipe ne connaît pas ses parents, le chœur nous l’apprend : « Qui donc, enfant, qui donc t’a mis au monde ?»57. Dans la société humaine, lorsqu’une personne ignore sa naissance, c’est toute la société qui en souffre, qui en a honte. Rappelons–nous à ce titre l’incident qui bouleversa Œdipe à Corinthe et qui provoqua son départ : « Pendant un repas, au moment du vin, dans l’ivresse, un homme m’appelle "enfant supposé". Le mot me fit mal, (…) »58. C’est dans sa fierté et dans sa dignité qu’il a été blessé. Il a senti son humanité se dénaturer. Dans le cas d’Œdipe, nous percevons cette situation comme la matérialisation de la perdition de l’homme. La personne humaine est encline à la corruption, les personnages de la pièce le savent ; de ce point de vue, nous
56
Cf. C. ASTIER, Le mythe d’Œdipe, Paris, Armand Colin, 1974, p. 20. 57 , v. 1099. 58 Cf. Sophocle, ibid., v. 779-780.
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… pouvons considérer l’homme lui-même comme devant inéluctablement connaître une « crise fatale » : « Pauvres générations humaines, je ne vois en vous qu’un néant ! »59. Le néant dont parle le chœur est bien perceptible dans Œdipe-Roi par le biais de la mort qui semble avoir le dernier mot sur tout. La peste a fini de dissiper tout espoir. Elle peut être considérée comme l’équivalent de la mort. Elle est même divinisée : « Une déesse porte-torche, déesse affreuse entre toutes.. »60. La nature en général, l’homme en particulier est frappé dans ce qu’il a de plus valeureux, son essence : la vie ; cette dernière est en crise : « la mort frappe Thèbes dans les germes où se forment les fruits de son sol, la mort la frappe dans ses troupeaux de bœufs, dans ses femmes, qui n’enfantent plus la vie »61. A la lumière de ce passage, il nous est loisible de dire qu’Œdipe-Roi dresse un tableau apocalyptique : tout y sombre comme la mort qui, tout au long de la pièce et de façon croissante, brise le miroir de la vie et poursuit 59
V. 1186-1187. « Œdipe a été tour à tour heureux et malheureux, sauveur et bourreau. Il m’a fait trop de bien, pense le chœur, pour qu’on puisse en dire du mal, et trop de mal pour qu’on puisse en dire du bien. L’homme n’est que néant, c’est là un thème cher à Sophocle » cf. Sophocle, ibid., note 1, p. 115. 60 V. 27. 61 Œdipe -Roi, V. 24 – 25.
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l’homme jusque dans son dernier retranchement. Pour matérialiser la force de son empire, l’homme a reçu le nom de « mortel ». Les personnages centraux se dirigent irrévocablement vers la mort qui a déjà ravi Laïos ; Jocaste se la donne en se suicidant et Œdipe la vit en se crevant les yeux62. Ces actes d’extrême recours montrent jusqu’à quel point la société œdipienne est secouée, ébranlée. L’homme que nous avons placé au cœur du dispositif se perd, et avec lui toute la société. Œdipe se répand ainsi partout ; tout «s’œdipianise »63. « Par toi jadis j’ai recouvré la vie, et par toi aujourd’hui je ferme à jamais les yeux »64. L’énigme que la Sphinx propose à Œdipe concerne l’homme, compte tenu du fait qu’elle retrace les trois principales articulations de sa vie : l’innocence ou l’état de nature, la maturité et la déchéance. Œdipe les a vécues, son itinéraire en témoigne. De Thèbes à Thèbes, il décrit la courbe de sa vie qui, bien trop élogieuse, décroît misérablement. Œdipe n’est pas étranger à cette situation, il sait lui aussi qu’il n’est que néant ; la société œdipienne vit ainsi à ce rythme. 62
Ces épisodes sont rapportés dans les vers1236 – 1285. Cf. supra, p. 66, note 18. 64 Oedipe -Roi, V. 1219 – 1221. « Ce passage signifie : tu m’as rendu jadis la vie, tu m’apportes maintenant la mort (cf. Electre, v.1078.). L’idée n’est pas différente de celle qu’exprimait le prêtre de Zeus aux vers 49-50 », cf. Sophocle II, ibid., note 5, p. 116. 63
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… Le processus d’œdipianisation" aboutit, comme on peut bien le penser, à une déshumanisation progressive de l’homme qui, croyant faire le bien, à tort ou à raison, creuse sa propre tombe. Œdipe en est un exemple, Jocaste en est aussi un… Dans l’Antigone de Sophocle, Créon et Antigone croient, chacun pour sa part, tenir le bon bout, et c’est l’autodestruction. Nous avons essayé de montrer quelques facettes importantes de la crise en nous fondant essentiellement sur la valeur de l’homme. Une étude plus approfondie de ce malaise social décèle une autre crise qui est morale. 3. CRISE DES VALEURS MORALES: LE PARRICIDE, L'INCESTE, LE SUICIDE, L'HYBRIS : LES MAUX D’ŒDIPE Toute société humaine a besoin de repères moraux pour sauvegarder son humanité. Autrement, quel mérite l’homme peut-il avoir s’il vit de la même manière que l’animal et même pire ? La philosophie nous apprend que ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est la raison ; c’est elle qui élève l’homme, lui permet de prendre le dessus sur les autres êtres, d’humaniser ses relations. Ces ressorts, l’homme les trouve en lui-même65, car c’est là le premier champ de discernement du bien et du mal. De ce point de vue, nous pouvons dire, semble-t-il, qu’il y a situation de
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crise des valeurs morales lorsque la ligne de démarcation entre le pour et le contre, le positif et le négatif, le bien et le mal est devenue confuse pour l’homme. Œdipe-Roi vient à propos, qui expose au grand jour ce que même l’intimité de la nuit ne peut tolérer d’appréhender et de voir : parricide, inceste, suicide ; jamais la morale n’aura autant souffert : Œdipe se perd et avec lui toute la société parce que l’humainement impensable a eu droit de cité dans la société œdipienne. a) - LE PARRICIDE ET L'INCESTE Nous sommes là en présence des deux termes de l’horrible oracle : « s’il lui naît un fils, ce fils tuera son père et deviendra le mari de sa mère ». Cette prédiction aux allures tragiques est frappée du sceau de la fatalité, car Œdipe n’a pas choisi délibérément son chemin, il y a été conduit et c’est inconsciemment qu’il le suit. De ce point de vue, il est considéré comme une victime expiatoire. Aborder la crise morale dans ce sens ne nous paraît pas assez pertinent. Aussi essayerons-nous de l’analyser en insistant davantage sur son côté purement humain, c’est-à-dire son impact sur la société. La première victoire d’Œdipe a été d’avoir tué : «…et je les tue tous
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»66 ; par «
tous
» il faut entendre Laïos et les Œdipe-Roi, v. 813. 79
Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… membres de son équipage67. Tuer un homme est un crime, et fait de l’auteur de cet acte un meurtrier, même en cas de légitime défense. Œdipe en est un et il sait que sa société punit sévèrement ceux qui portent atteinte à sa morale. Il en fait l’écho quand il prononce des malédictions en direction du meurtrier de Laïos : « Quel que soit le coupable, j’interdis à tous, dans ce pays où j’ai le trône et le pouvoir, qu’on le reçoive, qu’on lui parle, qu’on l’associe aux prières ou aux sacrifices, qu’on lui accorde la moindre goutte d’eau lustrale, (…) je voue le criminel (…) à user misérablement, comme un misérable, une vie sans joie »68. C’est dire donc toute la gravité de l’acte criminel qui, une fois commis, poignarde la morale dans le dos. Le peuple en souffre profondément ; avec la peste qui le ravage, il expérimente le mal par la souffrance qu’il 67
Le nombre des membres de l’équipage de Laïos a été l’objet de controverse. L. Bodin essaie de lever l’équivoque dans « Le meurtre de Laïos » paru dans la Revue des Etudes grecques, Tome XLIX, n° 229, janvier – Mars 1936. En effet, s’appuyant sur le récit d’Œdipe (v. 800813), il dénombre quatre membres de l’équipage : le vieillard (Laїos), le héraut, le guide, le conducteur ; ce n’est pas le cas quand on ouvre l’édition de Jebb où l’on en trouve que trois, héraut et guide ne faisant qu’un. Trois également avec Bruhn et avec Masqueray, mais trois qui ne sont plus les mêmes, car cette fois le guide et le conducteur qui se confondent. Faut-il s’en tenir là? Si l’on peut confondre le héraut avec le guide et le guide avec le conducteur, pourquoi ne ramènerait-on pas à l’unité ce trio de comparses ? Ainsi faisait Tournier, ainsi fait M. Louis Roussel. Avec eux, la scène est à deux personnages : d’un côté, le vieillard Laïos; de l’autre, le Protée qui se cache tour à tour sous les masques de , de l’et du τροχηλάτης. Ce qui reste clairement établi est que Sophocle a nommément désigné les quatre acteurs. 68 Œdipe-Roi, v. 236 – 259.
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éprouve, car le sang versé a engendré la mort de plus d’un : « Et la cité se meurt en ces morts sans nombre. Nulle pitié ne va à ses fils gisant sur le sol : ils portent la mort à leur tour, personne ne gémit sur eux »69. Le sang humain est sacré : l’on se rappellera l’histoire des Danaïdes qui, après avoir égorgé leurs époux, ont été condamnées à remplir des tonneaux sans fond. L’on se rappellera aussi le message que nous ont laissé certaines civilisations : on rapporte qu’au moment où Iphigénie70 devait être sacrifiée à Aulis, il y eut un coup de théâtre ; la divinité l’épargna en faisant apparaître une biche qui fut sacrifiée à sa place. La Bible nous rapporte une histoire semblable à bien des égards : Abraham, sur le point de sacrifier son fils Isaac à Dieu qui le lui avait demandé, le vit remplacé par un bélier.71 Le symbolisme que dégagent ces exemples est fort éloquent ; le sang humain ne doit être versé sous aucun prétexte. Certes, le meurtre de Laïos est considéré avec beaucoup d’intérêt, mais il reste tout de même un meurtre. Sa spécificité réside dans le fait que c’est Œdipe qui lui donne la mort. De quelle importance cela peut-il être pour nous ? 69
« », (v. 179-180). 70 Jean Racine (1639-1699) a repris cette tragédie sous le titre Iphigénie, 1674. 71 Le sacrifice d’Abraham nous est raconté dans le livre de la Genèse, au chapitre 22. Dans le Coran, c'est Ismaël et non Isaac qui devait être sacrifié.
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… Le seul fait de les savoir père et fils change toutes les données : c’est donc un parricide ! Si le peuple considère le meurtre simple comme une dérive à la morale, qu’en serat-il donc du parricide ? Aucune société ne l’a cautionné jusque-là. Une réflexion beaucoup plus approfondie nous pousse à dire que ce parricide est triplé d’un régicide et d’un déicide, dans la mesure où le Roi en général, d’entre les hommes, est considéré par ceux-ci comme étant la voix, le représentant de Dieu sur terre ; comme tel, il incarne dans une certaine proportion la divinité, mais cette fois-ci de seconde zone parce que doublée d’humanité ; c’est ainsi que pour les Egyptiens, par exemple, il fallait distinguer chez le Pharaon deux parties : celle divine et celle humaine. En France, durant la Royauté, la souveraineté était de droit divin, c’est-à-dire que le Roi n’avait de compte à rendre qu’à Dieu. En définitive, nous dirons que le Roi participe d’une certaine façon au pouvoir divin. Ces exemples nous permettent de relever dans le meurtre de Laïos un crime de « lèse-divinité ». En effet, en tuant le Roi, Œdipe bouleverse tout un ordre ; la peste qui sévit à Thèbes en dit long. C’est le début d’une longue crise aux allures religieuses, qui trouve sa sève dans le sang versé d’un homme pas comme les autres. Dans Œdipe-Roi, le parricide est une porte ouverte à l’inceste ; ce double crime n’a point d’égal et l’on se
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boucherait volontiers les oreilles de peur d’en entendre parler et d’en être souillé72. Par ailleurs, les considérations freudiennes sur le complexe d’Œdipe s’articulent autour du désir de parricide et d’inceste ; l’enfant veut éliminer son père et prendre sa place auprès de sa mère73. Ce schéma psychanalytique projette de façon virtuelle des tendances profondes qui nous rapprochent d’Œdipe, le Frère universel, et qui se traduisent en tensions inconscientes mais déterminantes dans le développement humain. Ce que nous retiendrons de ce double crime, c’est qu’il démoralise et déshumanise toute la société œdipienne. Un tel climat nous est relaté 74 par le messager venu rapporter les horreurs dont il a été témoin dans le palais ; il conclut son long développement en ces termes : « …. Sanglots, désastre, mort et ignominie, toute tristesse ayant un nom se rencontre ici désormais ; pas une qui manque à l’appel »75. Jocaste peut être considérée comme la personnification de cette hystérie collective ; elle mesure la gravité morale de pareils actes : « Elle évoque "les enfants que jadis il lui donna et par qui il périt lui-même, pour laisser la mère à son tour donner 72
Le scholiaste dit que les choreutes détournaient la tête, ne pouvant se résoudre à regarder Œdipe. Cette attitude peut être considérée comme un refuge pour ne pas avoir à être contaminé. 73 La psychanalyse, avec Freud, a beaucoup réfléchi sur le mythe d’Œdipe. L’ouvrage de G. DELEUZE et F. GUATTARI, l’AntiŒdipe, l’a aussi abordé. 74 Cf. Œdipe - Roi, V. 1237 – 1285. 75 Ibid., v. 1283-1285.
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… à ses propres fils une sinistre descendance". Elle gémit sur la couche "où, misérable, elle enfantera un époux de son époux et des enfants de ses enfants" »76. Son suicide et la cécité d’Œdipe montrent le caractère insupportable de ce qui leur est arrivé. b) - LE SUICIDE Si suicide rime avec parricide, c’est bien parce que dans tous les cas la mort intervient77. Dans Œdipe-Roi, la mort est déclinée sous toutes ses formes de transmission : dans le cas de Laïos, on la lui inflige : « Je les tue tous.. »78, tandis que pour Jocaste elle se la donne « elle – même »79. Le suicide n’apparaît pas aux yeux de la société œdipienne comme étant moins grave que le meurtre ; on peut même dire que c’est un meurtre qu’on fait sur sa propre personne délibérément 37 . Le messager en fait l’écho en parlant de « souillures voulues, non involontaires »80, il va même jusqu’à se demander si « parmi les malheurs, les plus affligeants ne sont pas ceux justement qui sont nés d’un libre choix »81.
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Cf. Sophocle, ibid., v. 1245 – 1250. Le mot suicide vient du latin sui, de soi-même, et du radical cidium, meurtre, de caedere, tuer. On retrouve ce radical dans le mot homicide (homi-cidium). 78 Œdipe-Roi, v. 813. 79 Cf. Œdipe-Roi, v. 1237: « ». 37 D’ailleurs, jusqu’au XVIIIème siècle, pour parler de suicide, on disait « homicide de soi-même ». 80 Ibid., v. 1230. 81 Ibid., v. 1230-1231. 77
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En tout état de cause, N. EBRARD, recueillant les avis des moralistes sur la question, nous apprend qu’ils « (les moralistes) ont vivement discuté sur le suicide. Socrate, par l’organe de Platon, le condamne, comme l’acte d’un lâche qui déserte son poste (Phédon) ; Pythagore et Epictète se retrouvent sur la même doctrine ; Sénèque et la plupart des Stoïciens l’exaltent comme un acte héroïque. D’autres sont incertains sur la légitimité du suicide ; ils l’admettent et ils le rejettent tour à tour. Tel est MarcAurèle. Montaigne et Montesquieu l’approuvent … »82. Face à cette divergence de points de vue fondée objectivement sur l’obédience de ces moralistes, nous ne prétendons pas trancher la vérité mais, partant de l’atmosphère d’Œdipe-Roi, nous pouvons considérer le suicide comme une abomination. Le messager s’écrit : « Ni l’Ister ni le Phase ne seraient capables, je crois, de laver les souillures que cache ce palais, et dont il va bientôt révéler une part … »83. Mieux, N. EBRARD pense que le suicide est le résultat de la crise de l’autorité spirituelle : « Depuis que la société civile s’est affranchie de l’autorité spirituelle, elle ne s’arme plus contre le suicide, pour le prévenir ni pour le punir. Nulle poursuite n’est plus dirigée (…) contre celui qui a
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N. EBRARD, Du suicide considéré aux points de vue médical, philosophique, religieux et social, Avignon, Paris, Mines : Seguin Ainé : ch. DOUNIOL/ L. BEDOL, 1870, p. 8. 83 Œdipe -Roi, v. 1227 – 1229.
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… survécu à un attentat contre sa personne, comme si après tout, se tuer, ce n’était pas tuer un homme »84. La crise religieuse, dont nous avons parlé plus haut, ne trouve-t-elle pas là une de ses conséquences ? Nous sommes tenté de répondre par l’affirmative ; nous entrevoyons même dans ce cas « une révolte métaphysique dirigée contre la volonté divine ». Jocaste en se suicidant la matérialise ; Œdipe aussi. Qu’avons-nous dit ? Œdipe ? Qu’a-t-il donc fait pour qu’on le place sur le même pied que Jocaste ? Le texte de Sophocle, d’un ton pathétique, nous apprend qu’il s’est crevé les yeux85. C. ASTIER écrit à ce propos que « la cécité d’Œdipe, sorte de suicide partiel, diminue sa souffrance en diminuant sa sensibilité ». Œdipe semble le confirmer quand il dit : « Ainsi ne verront-ils – en parlant de ses yeux – ni le mal que j’ai subi, ni celui que j’ai causé ; ainsi les ténèbres leur défendront-elles de voir désormais ceux que je n’eusse pas dû voir, et de manquer de reconnaître ceux que, malgré tout, j’eusse voulu connaître ! »86 Le sang qui coule de ses yeux87 est à l’image du sang qui représente la vie. A cela s’ajoute le fait que, dans l’existence de l’homme, la vue a une importance vitale. 84
N. EBRAD , op. cit., p. 7. Œdipe -Roi, v. 1269-1271. 86 Cf. ASTIER, le mythe d’Œdipe, p. 29. 87 Œdipe-Roi, v. 1276. 85
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Nous pouvons donc dire qu’Œdipe s’est lui aussi « suicidé » ; en perdant la vue il perd une partie de sa vie ; le coryphée se plaint sur son sort de la même manière qu’il l’avait fait sur celui de Jocaste, suicidée ; « Ô disgrâce effroyable à voir pour des mortels – oui, la plus effroyable que j’aie jamais croisée sur mon chemin ! »88 .
c)- L’HYBRIS: LE PÉCHÉ D'ŒDIPE Un lecteur pourrait se demander pourquoi nous avons choisi de parler de l’hybris dans l’étude de la crise des valeurs dans Œdipe-Roi. La réponse n’est pas à chercher très loin si l’on se réfère à la définition qu’en donne le Bailly : ce mot désigne « tout ce qui dépasse la mesure », l’excès, l’orgueil, l’insolence, l’emportement 89…
Les Grecs - et même les Romains - ont été, depuis toujours, conscients de la forte capacité de nuisance d’un tel comportement qui, selon Cicéron, est fille de la mauvaise maîtrise des pulsions de soi-même. Pour le prévenir et l’éviter, ils ont prêché le fameux « » (mèdénn agann) ou « nihil nimis » – rien de trop - qui est le condensé de toutes les valeurs habilitées à assurer l’équilibre et l’harmonie de l’homme.
88 89
, v. 1296. L’hybris s’oppose au grec (sagesse, mesure).
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… Notre lecture d’Œdipe-Roi nous révèle que ces principes fondamentaux sont sérieusement éprouvés tant il est vrai que sur toute la trajectoire de la pièce leur impact donne le ton au drame. De ce point de vue, la scène d’explication entre Œdipe et le devin Tirésias attire notre attention90. Très vite le roi Œdipe s’emporte ; la colère - - le tient sous son toit, et la grande déférence qu’il nourrissait à l’égard du devin se change en indifférence. Il se moque pas mal du « » (mèdénn agann, rien de trop) qui lui aurait moralement reproché les excès nés de son orgueil : « Dans la fureur où je suis, je ne cèderai rien de ce que j’entrevois. »91 La récurrence du mot 92 (la colère, la fureur) montre à quel point l’emportement est à son comble. Œdipe va même jusqu’à menacer Tirésias : « Et tu t’imagines pouvoir en dire plus sans qu’il t’en coûte rien ? »93 Il serait injuste de dire que Tirésias ne s’est pas laissé prendre dans les filets de l’hybris, mais ce qui nous semble
90
Œdipe -Roi, v. 300 – 462. (v. 345-346). 92 , complément d’objet direct de , v. 337. , optatif de , v. 339. , génitif singulier à cause de , v. 344 et 345. , subjonctif de , v. 364. , datif singulier de moyen, v. 405. 93 v. 368. 91
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judicieux de retenir, c’est que sa réaction n’a été que la réponse au comportement d’Œdipe. « …Tu m’as poussé à parler malgré moi »94. Réflexe d’autodéfense ou instinct de conservation ? Cette attitude du Devin, mis à part le fait qu'elle participe au dénouement de la pièce, contient une certaine teneur en hybris. Le coryphée en témoigne : « Il nous semble bien que, si ses mots - ceux de Tirésias – ont été dictés par la colère, il en est de même pour les tiens, Œdipe »95. Le Devin aurait pu se maîtriser à l’instar de Créon qui, même étant accusé par le roi d’avoir comploté contre sa personne, et de convoiter son pouvoir, « Assassin qui en veut clairement à ma vie, brigand visiblement avide de mon trône ! »96, a su et pu, sans s’emporter, se défendre par un argumentaire inspiré par la sagesse – car cette dernière est aux antipodes de l’hybris. Elle est écoute : « Sur ce point justement, commence par m’écouter »97. Elle est aussi discernement : « Si vraiment tu t’imagines qu’arrogance sans raison constitue un avantage, tu n’as plus alors ton bon sens »98.
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(…) v. 358. Œdipe -Roi, v. 404 – 407. 96 Ibid., v. 534. 97 Ibid., v. 547. 98 Ibid., v. 554 -555. 95
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Responsabilité, liberté et puissance de l’homme… Par ailleurs, à travers l’emportement de Tirésias nous envisageons, à bon droit, la perspective selon laquelle la crise morale n’a pas épargné la « res divina » qui, de façon évidente, sous la forme d’une synchronisation ou d’un mimétisme comportemental, manque l’occasion de montrer sa suprématie à tous points de vue. Ces qualités dont parle Créon et qui lui feront défaut dans Antigone de Sophocle, Œdipe les a perdues (il les avait au début de la pièce. Le fait de vouloir connaître la vérité à tout prix lui a été fatal ; il a été victime de son orgueil. Orgueil ! Est-il un autre mot qui puisse nommer le suicide de Jocaste et l’aveuglement d’Œdipe ? Nous pensons que non, puisque à notre sens toute dérive contre la morale a des élans d’orgueil, d’hybris. La doctrine du Catholicisme, entre autres, le corrobore puisqu’elle considère l’orgueil comme faisant partie des sept péchés capitaux99. Aussi pouvons-nous soutenir que ce que la tradition de l’antiquité appelait hybris, nos religions actuelles, plus précisément celles dites révélées, l’appellent « péché ». Elles considèrent le péché comme le fruit de l’orgueil qui est entré en l’homme par le truchement de la « pomme d’Adam »100. L’hybris est dangereux ; les exemples dans Œdipe-Roi ont fini d’édifier la société œdipienne sur sa nocivité. 99
Les sept péchés capitaux sont : l’orgueil (superbia), la gourmandise (gula), l’envie (invidia), la colère (ira), la paresse (pigritia), la luxure (luxuria), l’avarice (avaritia). 100 Genèse chapitre 3.
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L’analyse qu’en fait le chœur couronnera notre développement à son propos : « La démesure enfante le tyran. Lorsque la démesure s’est gavée follement, sans souci de l’heure ni de son intérêt, et lorsqu’elle est montée au plus haut, sur le faîte, la voilà soudain qui s’abîme dans un précipice fatal … »101.
101
(V. 873-877).
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CHAPITRE II : LA DESTINEE HUMAINE
Si l’on devait choisir un thème qui résumerait tout l’Œdipe-Roi de Sophocle, c’est bien celui de la destinée humaine qu’on aurait proposé. Dans cette tragédie, l’homme est ballotté de tous bords entre « l’humainement intelligible » et le « divinement irrationnel ». Il se débat dans ce sable mouvant en vain, car il doit boire sa jusqu’à la lie : c’est son destin. Les précisions apportées plus haut1 sur l’influence que les dieux exerçaient sur la condition humaine nous permet de mieux cerner les contours de la problématique de la destinée humaine. A. ŒDIPE : COUPABLE OU INNOCENT ? C’est de bonne guerre si nous nous permettons de faire le procès d’Œdipe, eu égard à tous les éléments qui ont nourri notre réflexion sur la crise des valeurs. Pour ce faire, dans la reconstitution des faits, ne perdons pas de vue qu’Œdipe-Roi est un produit mythologique2 de haute portée symbolique et suggestive. Il convient donc de rendre « au mythe ce qui est au mythe et au réel ce qui est au réel » pour 1
Cf. supra p. 62 ssq.. Œdipe-Roi est un amalgame de divers thèmes de folklore (l’enfant exposé, le découvreur d’énigmes, le parricide inconscient, le fils incestueux, etc.) amassés arbitrairement autour d’un seul personnage avec ce souverain mépris des vraisemblances qui est le propre du conte populaire (Cf. Sophocle, ibid., notice). 2
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La destinée humaine ne pas courir le risque de s’embourber dans de fausses considérations. De prime abord, on serait tenté de condamner sans appel Œdipe, si l’on ignorait ou remettait en cause sa bonne foi qui n’a pas su prévoir et maîtriser les coups du destin qui ont fait de lui tour à tour le meurtrier de son propre père, le sauveur de Thèbes, l’époux de sa propre mère, le père et frère de ses propres enfants… En Œdipe le tragique atteint son paroxysme, mais G. Ronnet entend bien apporter des circonstances atténuantes pour plaider en faveur de celui qui a été appelé « le plus malheureux des hommes » ; il écrit que « le destin d’Œdipe n’est tragique que parce qu’Œdipe est un être libre qui n’aurait pas voulu faire ce qu’il a fait ».3 Œdipe lui-même s’en explique dans Œdipe à Colone, en ces termes : « Voyons, apprends-moi donc, lorsqu’une voix divine venait par des oracles annoncer à mon père qu’il périrait frappé par ses propres enfants. Comment tu pourrais, en bonne justice, me reprocher cela, à moi, moi que n’avait encore engendré mon père, ni conçu ma mère, moi qui n’étais pas né »4. C’est en vain qu’Œdipe clame son innocence puisque dans le jeu tragique où il est acteur malgré lui, tous les coups sont permis et cela, en faveur des dieux ; il leur est loisible de se faire justice en tout temps et même de façon 3 4
G. Ronnet, Sophocle, poète tragique, p. 2. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 965-973.
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rétroactive. Ce vieux dicton d’Israël peut aider à mieux le saisir : « Les pères ont mangé des raisins verts, les dents des fils sont agacées »5 . Si Œdipe-roi n’avait pas suivi cette trajectoire, Œdipe n’aurait pas tant souffert, puisque le cordon ombilical entre sa souffrance et la faute de ses parents n’aurait pas existé. Cette nouvelle donne rejoint le point de vue des prophètes du début du VIème siècle, comme Jérémie qui déclarait que « Chacun mourra pour son crime. Tout homme qui aura mangé les raisins verts, ses propres dents seront agacées »6. Cette analyse nous amène à faire en plus du procès d’Œdipe, celui de la destinée humaine qui a été appréciée différemment suivant les siècles, les courants de pensée, les religions, etc. Le point de vue de Sophocle, à travers Œdipe-Roi, sur la destinée humaine, est résumé dans les tout derniers vers de cette tragédie ; le coryphée met en garde en ces termes : « Gardons-nous d’appeler jamais un homme heureux, avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin »7. Schopenhauer, en définissant le rôle de la tragédie, écrit qu’il est de « nous montrer le côté terrible de la vie, les 5
Cf. G. Ronnet, op.cit., p. 17. Jérémie XXXI, 29, cf. de même Ezéchiel XVIII, 2. Cette allusion est faite aussi par G. Ronnet, op.cit., p. 17. 7 Œdipe Roi, v. 1529-1530. 6
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La destinée humaine douleurs sans nom, les angoisses de l’humanité, le triomphe des méchants, le pouvoir d’un hasard qui semble nous railler la défaite infaillible du juste et de l’innocent »8. Nous pouvons ainsi dire, de ce point de vue, qu’il est plus prétentieux pour nous de vouloir établir la culpabilité ou l’innocence d’Œdipe que de voir en lui le symbole de la précarité et de l’impuissance de sa condition humaine. B. LA RACINE DU MAL Le mal peut être considéré comme ce qui nous empêche d’atteindre notre épanouissement personnel ou collectif. Dans Œdipe-Roi, la peste qui s’abat sur Thèbes correspond bien à notre définition. Le mal contredit nos tendances et nos aspirations. Il pose un problème théologique que Leibniz9 tente de résoudre en distinguant le mal métaphysique (simple imperfection des créatures), le mal physique (la souffrance) et le mal moral (ou péché). Le mal métaphysique résulte nécessairement de la condition limitée de toute créature ; le mal physique est une dépendance du mal moral : seul ce dernier pose un véritable problème. Pour le résoudre, selon lui, il faudra « justifier Dieu » en s’efforçant de concilier la liberté humaine et la toute-puissance divine. Tout compte fait, le mal constitue un problème existentiel. C’est le noyau dur d’un mystère que nul n’est 8
G. Ronnet, op.cit., p. 2. LEIBNIZ Gottfried Wilhem (1646-1716). Il a beaucoup réfléchi sur le problème du mal qui est l’objet de son Essai de théodicée (1710). 9
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en mesure d’éclaircir totalement, encore moins d’évacuer, d’en faire fi. Les rapports entre les dieux et les hommes ont toujours posé le problème de l’origine du mal que nous pouvons considérer comme étant la charpente de toute la tragédie grecque : c’est un fait établi. D’où vient le mal d’Œdipe ? Naît-il de la méchanceté des dieux ou de la condition humaine elle-même ? Il ne sera certes pas difficile de répondre à ces questions puisque, d’une manière ou d’une autre, nous y avons fait allusion presque tout au long de notre étude. Nous sommes ainsi tenté de privilégier la tendance de ceux qui pensent comme « Zeus », quand il « affirme que les souffrances des mortels viennent de leurs erreurs, de l’aveuglement dû à leur passion »10, au détriment de celle de ceux qui, comme Théognis, pensent que « l’homme n’est pour rien dans ses succès et ses échecs, il ne peut que s’abandonner à la volonté des dieux qui règlent sa destinée » 11. Dans Œdipe-Roi, malgré le fait qu’Œdipe ne soit pas fondamentalement coupable, le mal semble s’enraciner en l’homme lui-même puisqu’il n’a été qu’une réponse à l’entêtement des parents d’Œdipe.
10 11
G. Ronnet, op-cit, p. 15. Id. Ibid., p. 14.
97
La destinée humaine Sous un autre angle, cette fois-ci synthétique, nous pouvons nous permettre d’avancer que le mal commence au moment même où se dessine le « clash » entre la toutepuissance divine et le désir de liberté de l’homme. Chacun, en voulant conserver ce qu’il « est » et ce qu’il « a », reste irréductible; comment donc, dans ces conditions, le mal ne trouve-t-il pas un terrain fertile où naître, croître pour enfin donner des fruits amers ? Notre étude sur la crise des valeurs a été éclairée par ce projecteur qui a élargi son champ sur les divers degrés des relations humaines.
98
CONCLUSION
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La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
Etudier la crise des valeurs dans Œdipe-Roi a semblé être, pour beaucoup de ceux avec qui nous avons échangé des points de vue, une entreprise aussi intéressante qu’ambitieuse. Intéressante, elle l’est, parce qu’Œdipe-Roi, à en croire les signes d’approbation et de sympathie que nous avons enregistrés chaque fois que nous en avons fait allusion devant quelqu’un qui a fréquenté les livres, reste un chefd’œuvre sans nulle autre pareille et de haute portée symbolique. Ambitieuse, elle l’est aussi, parce que parler de la crise des valeurs dans cette tragédie de Sophocle n’est pas une sinécure, vu les différentes embûches auxquelles est confronté quiconque veut s’y adonner. C’est conscient de cela que nous avions jugé nécessaire, au début de notre étude, d’aplanir et de poser des jalons sur le terrain que nous nous étions proposé d’explorer, pour qu’il soit plus praticable. Dans l’étude de la crise des valeurs, nous avons ainsi tenu à prendre en compte la complexité et la diversité des éléments qui entraient en jeu et à en dégager clairement les horizons ; c’était là notre premier défi. En effet, les mots « crise », « valeur » ont un très large éventail de sens ce qui rend parfois leur approche difficile. Mais à la lumière des explications qu’en ont données certains esprits avertis que nous avons cités, nous sommes parvenu tant bien que mal à saisir leurs substances.
101
Conclusion La crise des valeurs concerne principalement l’homme ; à ce titre, il nous a paru important de cerner ce dernier dans tous ses élans que nous avons circonscrits en trois niveaux. Ce préalable nous a permis d’envisager la crise des valeurs en trois axes : d’abord la crise religieuse, née de la montée en puissance du rationalisme, ensuite la crise sociale qui prend forme avec la déshumanisation de l’homme, luimême que nous avons considéré comme étant la première et la plus importante valeur sociale, enfin la crise morale qui signe la déchéance de l’homme à travers ce que nous avons appelé « les maux d’Œdipe ». Nous n’avons pas voulu non plus perdre de vue les caractéristiques de la tragédie qui, comme dans le cas d’Œdipe-Roi, traite de la destinée humaine à travers la plume de Sophocle. Notre étude a suivi ce tracé qui, à notre sens, semblait assez cohérent pour répondre aux attentes de la problématique de la crise des valeurs, telle que perçue dans Œdipe-Roi. Crise des valeurs ! Nous en reparlons encore aujourd’hui et même dans des proportions jusque-là jamais atteintes. Et si nous essayions de retrouver Œdipe en tout homme ? La tentation est à ce propos très grande. Après une bonne analyse de la pièce nous percevons en lui un prototype assez abouti du genre humain. Aussi Cela nous permet –il d’envisager le prolongement d’Œdipe dans notre société, puisque, sous les mêmes formes ou sous d’autres, elle souffre des mêmes maux qui ont frappé la société 102
La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
œdipienne. Il nous appartient donc maintenant, par ricochet, de dire avec des mots d’aujourd’hui, des « choses » du passé. Notre société connaît depuis un certain temps l’émergence d’un nouvel humanisme qui tend à faire de l’homme le centre du monde. Sur tout ce qu’il fait, l’homme est tenté d’imprimer son cachet, négligeant ainsi l’effet de la puissance divine. Il rejoint ainsi Œdipe qui, après sa victoire sur la sphinx et face à la fermeté de Tirésias, dit : « Et c’est moi, moi seul, qui lui ferme la bouche, sans rien connaître des présages, par ma seule présence d’esprit ». En voulant donc marquer du sceau humain tout ce qu’il fait, l’homme s’installe dans une situation de crise religieuse qui fait apparaître son désir de vouloir remplacer le créateur. L’exemple pertinent qui s’offre à nous est celui du clonage qui aujourd’hui heurte la morale humaine. Créer le double d’un homme à partir de ses propres cellules, la science moderne prétend l’avoir réalisé. Le rapprochement avec Œdipe-Roi nous pousse à faire du clonage une nouvelle forme d’inceste puisque, à y réfléchir de plus près, l’être à partir duquel le clonage a été réalisé devient père, mère, frère et/ou sœur de l’être cloné. N’est-ce pas là l’Œdipe du XXIème siècle ? Quoi qu’il en soit, ce nouveau type d’inceste nous paraît plus grave puisqu’il n’aboutit pas à un triangle Œdipien (père, mère et fils distincts) classique, mais à un binôme que matérialise l’équation suivante : 103
Conclusion Père + mère (même personne) = fils, frère ou sœur de la même personne à la fois. Les progrès scientifiques et techniques ont donc permis à l’homme de s’identifier à Dieu. Le peuple, au début de la pièce de Sophocle, a tenté d’investir Œdipe de ce pouvoir divin : « Il t’a suffi d’entrer jadis dans cette ville de Cadmos pour la libérer du tribut qu’elle payait alors à l’horrible chanteuse ». Aujourd’hui, pour marquer les enjeux existentiels de son action, l’homme se livre à ce qu’on pourrait appeler la fabrication d’un « deus ex machina », puisqu’il tend à bouleverser l’ordre naturel des choses pour élaborer un nouvel ordre fondé sur le rationalisme pur. Une telle situation plonge l’homme dans une crise identitaire et une quête de repère : le nombre d’enfants jetés, comme Œdipe, augmente, de même que le nombre de meurtres et de suicides. N’est-ce pas là aussi l’Œdipe du XXIème siècle ?
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Bibliographie B-
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INDEX
Gustavo Guttierrez, 36
A
H
Albert Camus, 21 ASTIER, 62, 63, 75, 86, Voir
H. DESSAIN Voir, Voir Heidegger, 33 Homère, 41, 43, 46, 58, 107
B Batista MONDIN, 29 Bodin, 80 Bruhn, 80 Byl, 19, 39, 41, 43, 48, 50
J Jean Racine, 81 Jebb, 80 Juan Luis Segundo, 36
C
K
CANFORA, 41, 46, 107 KANT, 31
D
L
DARWIN, 21 DELEUZE, 83, Voir Diderot, 33 DODDS, 59, 65, 67, 72, 107
L. CANFORA, 46 LEIBNIZ, 96 Leonardo Boff, 36
E
M
EBRARD, 85 Enrique Dussel, 36 Eschyle, 45, 47
Mac Orlan, 35 Masamba ma MPOLO, 55 MAZON, 48, 74, 105 Meyronnis, 34 MONDIN, 30, 31, 32, 33 Montaigne, 33, 85 Murray, 65
F F. PERILLA, 24 François Meyronnis, 34
N
G
Nietzsche, 33 Nouhaud Michel, 40, Voir
GUATTARI, 83
111
Sophocle, 13, 16, 20, 22, 23, 24, 37, 39, 41, 42, 43, 45, 46, 47, 48, 50, 54, 60, 62, 64, 66, 69, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 80, 84, 86, 90, 93, 94, 95, 101, 102, 104, 105, 106, 107
P Platon, 33, 34, 85
R R. GUARDINI, 29, Voir Ronnet, 39, 41, 42, 43, 44, 45, 94, 95, 96, 97, 106 Rousseau, 37 Roussel, 80
T Thalès de Milet, 40 Théognis, 43, 97
S
V VERNANT, 65, 109 Voltaire, 33, 40
Sainte-Beuve, 39 Sénèque, 33, 85
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TABLE DES MATIERES In memoriam ....................................................................... 9 Préface ................................................................................ 13 Introduction ....................................................................... 17 Première partie Approche globale Chapitre I : Essai de définition ........................................ 29 A - valeur et contre-valeur ............................................. 29 B. Crise des valeurs ........................................................ 32 Chapitre II : Sophocle et son œuvre ............................... 39 A- Sophocle et son temps ............................................... 39 B. Œdipe-roi à vol d’oiseau ........................................... 47 Deuxième partie La crise des valeurs dans Œdipe-Roi : Quelle lecture ? Chapitre I : Responsabilité, liberté et puissance de l’homme : Enjeux existentiels .......................................... 53 A- Diktat des dieux ........................................................ 57 1- Le fruit défendu....................................................... 58 2- L’homme, jouet du destin ....................................... 60 B. Crise religieuse, sociale et morale............................. 64 1- Crise des valeurs religieuses: l'allégeance à l'ordre établi .......................................................................... 64 2. La crise des valeurs sociales: la déshumanisation .. 73 113
3. Crise des valeurs morales: le parricide, l'inceste, le suicide, l'hybris : les maux d’œdipe .......................... 78 a)- Le parricide et l'inceste ........................................ 79 b)- Le suicide ............................................................. 84 c)- L’hybris: le péché d'Œdipe .................................. 87 Chapitre II : La destinée humaine .................................. 93 A. Œdipe : coupable ou Innocent ? ................................ 93 B. La racine du mal ........................................................ 96 Conclusion .......................................................................... 99 Bibliographie ................................................................... 105
Index .............................................................................. 111
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Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 161524 - Octobre 2019 - Imprimé en France
Philippe Abraham Birane TINE
Ce livre se propose de montrer comment, dans le chef-d’œuvre de Sophocle, ŒdipeRoi, l’homme se trouve au cœur d’une problématique existentielle, celle de la crise des valeurs. Il nous fait prendre l’ascenseur du temps, et nous voilà aux Ve - IVe siècles av. J.-C. Le rationalisme naissant qui a marqué de ses empreintes presque tous les domaines n’a pas manqué de déstabiliser le triangle relationnel sur lequel reposent tous les besoins et aspirations de la condition humaine : relations de l’homme avec luimême, relations de l’homme avec son semblable, relations de l’homme avec le divin. Toute la société œdipienne vit au rythme de ce déséquilibre qui s’exprime à travers la crise des valeurs religieuses, sociales, et morales.
Philippe Abraham Birane TINE a soutenu sa thèse de doctorat sur « la problématique du destin dans la tragédie grecque », en juillet 2010. Il est enseignant-chercheur au département des Langues et Civilisations anciennes de l’Université Cheikh Anta DIOP de Dakar. Il intervient aussi au Centre de Philosophie et de Théologie Saint Augustin de Dakar.
ISBN : 978-2-343-18595-8
13 €
Philippe Abraham Birane TINE
COLLECTION CROIRE ET SAVOIR EN AFRIQUE
La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle
Philippe Abraham Birane TINE
La crise des valeurs dans Œdipe-Roi de Sophocle