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Introduction à la science politique Mentions légales Cet ouvrage a été réalisé dans le cadre de l’exception au droit d’auteur en faveur des personnes en situation de handicap (articles L. 122-5, L.122-5-1, L. 122-5-2 et R. 122-13 à 22 du code de la propriété intellectuelle). Il est réservé à une consultation strictement personnelle par les personnes empêchées de lire, toute reproduction ou diffusion est interdite.
Table des Matières Table des matières INTRODUCTION CHAPITRE 1 Politique et science politique I. Qu’est-ce que la politique ? II. La science politique comme discipline académique 1. Un discours à visée scientifique 2. La constitution d’une discipline : la science politique III. À quoi s’intéresse la science politique ? La question de l’objet ■ Plus que l’État, moins que le pouvoir ■ La science politique comme étude du pouvoir politique CHAPITRE 2 L’État et le pouvoir I. Sociogenèse de l’État 1. L’État, produit de la modernisation socioéconomique 2. L’État, produit des échanges internationaux 3. L’État, produit de sa modernité administrative 4. L’État comme produit de la guerre
II. Formes et types d’État 1. Les États en Occident 2. L’État ailleurs III. La nation et le nationalisme 1. Deux regards sur la nation 2. Les théories du « nation building » 3. Le nationalisme comme ressource politique 4. Les théories primordialistes : le nationalisme des nationalistes IV. Le pouvoir 1. Les différentes approches du pouvoir 2. Lieux et mutations du pouvoir ENTRAÎNEMENT CHAPITRE3 Les régimes politiques I. Les classifications des régimes politiques 1. Les classifications traditionnelles 2. La classification institutionnelle 3. Repenser les classifications II. Les évolutions des démocraties contemporaines 1. Le renforcement du pouvoir exécutif 2. Le renforcement du contrôle juridique du pouvoir politique et de la vie politique 3. De la démocratie directe à la démocratie participative 4. La localisation du pouvoir dans les régimes démocratiques III. Les régimes totalitaires 1. Penser le totalitarisme avec Arendt 2. Comparer les totalitarismes 3. Le fascisme est-il un totalitarisme ? IV. Les régimes autoritaires V. Les dynamiques de changement des régimes politiques POUR ALLER PLUS LOIN ENTRAÎNEMENT
CHAPITRE 4 La compétition politique I. Invention et transformations du marché politique 1. Les caractéristiques des marchés censitaires 2. La politisation de l’élection : comment les Français sont devenus électeurs 3. Les transformations contemporaines de la compétition électorale II. La socialisation politique 1. La politisation par l’expérience ne concerne qu’une minorité 2. Actualités du cens caché : une compétence politique très inégalement partagée 3. L’école et la famille, instances de socialisation politique III. Les modèles d’explication des votes 1. Les approches déterministes 2. Les perspectives individualistes IV. Les variables explicatives des votes aujourd’hui 1. Les variables traditionnelles 2. Les variables « nouvelles » V. La démobilisation électorale 1. L’homogénéisation du recrutement politique 2. L’ampleur de la démobilisation 3. Quand les abstentionnistes sont aussi des votants : quels modèles explicatifs pour la participation électorale ? 4. Les déterminants sociaux de l’abstention ENTRAÎNEMENT CHAPITRE 5 Les acteurs politiques I. Les partis politiques 1. La naissance des partis 2. La transformation des partis II. Les professionnels de la politique 1. La filière notabiliaire
2. La filière partisane 3. La filière technocratique 4. La filière professionnelle III. Les groupes d’intérêt 1. Naissance des groupes d’intérêt 2. Les modes d’action politiques des groupes d’intérêt 3. Les évolutions du lobbying1 4. Le néo-corporatisme 5. L’autonomisation des groupes d’intérêts par rapport aux partis IV. Média, Internet et politique 1. Évolution historique des liens entre médias et politique 2. Les usages du numérique par les acteurs politiques V. L’individualisation du jeu politique 1. Les évolutions institutionnelles et médiatiques 2. La mise en scène du moi 3. Corps et rites : le roi s’exhibe ENTRAÎNEMENT CHAPITRE 6 L’action publique I. Les modes d’analyse de l’action publique 1. La genèse d’un champ d’étude 2. Par le bas et par le haut : des approches différentes II. De l’État en action à l’État en interaction 1. De l’État en action… 2. … à l’État en interaction 3. Les différentes formes d’intervention publique : vers un État régulateur ? III. L’action publique supranationale 1. La mise en place d’enceintes supranationales 2. Les logiques des intérêts : vers l’affirmation d’une dimension supranationale 3. Une scène transnationale
IV. Les dimensions politiques de l’action publique 1. Action publique et acteurs politiques 2. Élections et politiques publiques ENTRAÎNEMENT L’interdiction du glyphosate CHAPITRE 7 L’action collective I. Des foules aux mouvements sociaux 1. La théorie des foules au XIX e siècle 2. L’école de Chicago et la sociologie des masses II. Frustration et stratégie : les deux modèles de l’action collective 1. Le modèle de la frustration relative 2. Le modèle de la mobilisation des ressources III. Structuration et perceptions de l’action collective 1. Organisation de l’action collective 2. Croyances et représentations collectives 3. Les émotions IV. Mouvements sociaux et manifestations 1. Évolution du militantisme et des mouvements sociaux 2. Les nouvelles formes de contestation 3. Les manifestations en France V. La place de la violence 1. Modifications de la violence 2. Typologie des formes de la violence politique POUR ALLER PLUS LOIN ENTRAÎNEMENT CHAPITRE 8 Idéologies et représentations politiques I. Les idéologies politiques de la modernité 1. Les libéralismes 2. Les socialismes II. Les idéologies de refus de la modernité 1. Le conservatisme 2. Le fascisme
III. Les idéologies critiques de la modernité 1. L’écologisme radical 2. Le communautarisme 3. Le complotisme IV. La symbolique en politique 1. Le rôle de la symbolique en politique 2. Modes d’expression du symbolique et éléments symbolisés ENTRAÎNEMENT Index P Introduction à la science politique Xavier Crettiez Jacques de Maillard Patrick Hassenteufel Dunod © Armand Colin, 2018 ISBN : 978-2-200-62036-3 Avec la collaboration de Céline Braconnier et Julien Boyadjan Ont également apporté leur contribution à ce manuel, Céline Braconnier, professeur de science politique et directrice de Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye, spécialiste de sociologie électorale, et, Julien Boyadjian, maître de conférences à Sciences-Po Lille et membre du CERAPS, spécialiste de la sociologie des opinions. Qu’ils en soient vivement remerciés. Conseiller éditorial : Jean-Vincent Holeindre Illustration de couverture : © Laurentlesax / Shutterstock.com. Image non fournie par l éditeur. Image non fournie par l éditeur. Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff
Table des matières Retour à la table des matières • Chapitre 1 Politique et science politique 11 ◦ I. Qu’est-ce que la politique ? 11 12 ◦ II. La science politique comme discipline académique 11 14 ◦ III. À quoi s’intéresse la science politique ? La question de l’objet 11 26 33 ◦ ■ À retenir 32 • Chapitre 2 L’État et le pouvoir 8 33 35 ◦ I. Sociogenèse de l’État 35 35 73 ◦ II. Formes et types d’État 35 42 ◦ III. La nation et le nationalisme 35 50 241 ◦ IV. Le pouvoir 35 59 73 ◦ ■ À retenir 69 ◦ ■ Entraînement 71 • Chapitre 3 Les régimes politiques 8 73 75 199 241 ◦ I. Les classifications des régimes politiques 75 76 ◦ II. Les évolutions des démocraties contemporaines 75 83 115 ◦ III. Les régimes totalitaires 75 94 115 ◦ IV. Les régimes autoritaires 75 104 ◦ V. Les dynamiques de changement des régimes politiques 107 ◦ ■ À retenir 111 ◦ ■ Entraînement 113 • Chapitre 4 La compétition politique 9 16 117 ◦ I. Invention et transformations du marché politique 75 117 118 199 ◦ II. La socialisation politique 117 127 ◦ III. Les modèles d’explication des votes 117 136 ◦ IV. Les variables explicatives des votes aujourd’hui 117 142 ◦ V. La démobilisation électorale 117 147 ◦ ■ À retenir 155 ◦ ■ Entraînement 157 • Chapitre 5 Les acteurs politiques 9 75 161 241 ◦ I. Les partis politiques 115 161 162 ◦ II. Les professionnels de la politique 161 172 ◦ III. Les groupes d’intérêt 161 177 ◦ IV. Média, Internet et politique 161 184 ◦ V. L’individualisation du jeu politique 115 161 192 336 ◦ ■ À retenir 196
◦ ■ Entraînement 198 • Chapitre 6 L’action publique 9 73 199 201 ◦ I. Les modes d’analyse de l’action publique 201 202 ◦ II. De l’État en action à l’État en interaction 201 207 ◦ III. L’action publique supranationale 201 217 ◦ IV. Les dimensions politiques de l’action publique 201 227 ◦ ■ À retenir 232 ◦ ■ Entraînement 235 • Chapitre 7 L’action collective 9 115 199 243 ◦ I. Des foules aux mouvements sociaux 244 ◦ II. Frustration et stratégie : les deux modèles de l’action collective 249 ◦ III. Structuration et perceptions de l’action collective 262 ◦ IV. Mouvements sociaux et manifestations 199 273 ◦ V. La place de la violence 285 ◦ ■ À retenir 292 ◦ ■ Entraînement 293 • Chapitre 8 Idéologies et représentations politiques 8 295 ◦ I. Les idéologies politiques de la modernité 295 296 ◦ II. Les idéologies de refus de la modernité 295 304 ◦ III. Les idéologies critiques de la modernité 295 309 ◦ IV. La symbolique en politique 295 320 ◦ ■ À retenir 329 ◦ ■ Entraînement 331
INTRODUCTION Retour à la table des matières Parler de politique entre amis, lire la presse d’information au quotidien, se tenir informé de l’actualité via les réseaux sociaux ou la télévision et bien connaître les institutions publiques qui font l’architecture de l’État est une nécessité intellectuelle pour qui ambitionne de comprendre le champ politique. Mais cela ne saurait suffire pour devenir un politiste, c’est-à-dire un spécialiste de science politique. Dépasser le débat du jour animé par les petites phrases des
commentateurs et hommes politiques, ne pas s’en tenir au sens commun lorsqu’il s’agit de porter un regard analytique sur les stratégies des partis ou saisir les logiques et dynamiques qui président aux décisions gouvernementales, imposent l’adoption d’une démarche « scientifique » à laquelle ce manuel a l’ambition d’offrir les bases. Le travail d’analyse en science politique s’articule ainsi autour de trois obligations. • Il s’agit d’abord de séparer de façon la plus rigoureuse possible le regard clinique du spécialiste de celui plus engagé du citoyen ; mettre le jugement de valeur à distance lorsqu’il s’agit de penser en termes analytiques la chose publique. Cette démarche est commune à toutes les sciences sociales qui imposent une distinction entre le « savant et le politique », entre l’individu porteur de valeurs et d’une morale singulière (que nous sommes tous) et l’observateur rigoureux et neutre. Mais la difficulté est plus grande encore lorsqu’il s’agit de politique, domaine dans lequel tout à chacun se veut porteur d’opinions tranchées, d’avis définitifs, d’engagements forts. Le travail d’observation du politiste lui impose une neutralité, et de dissocier le temps de l’analyse et celui du jugement… Cela ne se fait pas sans heurts ! • Pour parvenir à cette fin et comme tout bon spécialiste de sciences sociales, le politiste se doit de travailler muni d’outils adaptés qui lui permettent d’avoir sur le monde qu’il observe un regard ciselé et précis. Ces outils sont bien évidemment des connaissances que ce manuel ne manquera pas de lui apporter. C’est, armé de cette culture singulière sur l’univers politique, qu’il peut en comprendre les logiques, les finalités cachées, en saisir la profondeur historique et les évolutions les plus marquées. Le travail du politiste consiste aussi à construire avec rigueur les données qu’il soumet à son analyse : sondages, entretiens biographiques, analyses comparées, observations ethnographiques, recueils statistiques sont autant de méthodes de travail ayant permis de construire des savoirs dont ce manuel s’efforce de rendre compte. • Enfin, le politiste doit avoir pour ambition de proposer un cadre conceptuel pour comprendre l’activité politique. Sortir des lieux communs nécessite de maîtriser les concepts dont on parle : qu’est-ce que l’État ? Le pouvoir ? La violence ? La socialisation ?
L’engagement ? Qu’est-ce qu’un régime autoritaire ou totalitaire ? Comment évoluent les partis ? Comment se détermine l’orientation électorale ? Comment se distribuent les ressources publiques ? Autant de questions faisant appel à des termes précis dont le sens ne saurait être travesti. Ce manuel répond à ces exigences en proposant une présentation pédagogique de la discipline telle qu’elle existe aujourd’hui, en s’imposant une logique d’exposition des idées à la fois concise et simple d’accès. Pensé comme un outil d’aide à la connaissance pour les élèves de terminale ES ou les étudiants de premier et deuxième cycles des instituts d’études politiques, des facultés de droit, d’AES, sociologie ou histoire, ce manuel s’articule autour de huit chapitres. • Le chapitre introductif revient sur la naissance de la discipline, son ancrage original dans le droit et sa progressive évolution vers la sociologie. Il interroge la scientificité d’une discipline académique longtemps écartelée entre le journalisme qui y prétend et l’activité politique qui en constitue l’inépuisable inspiration. • Les chapitres 2 et 3 s’intéressent au cadre général de l’action politique, traitant d’abord du pouvoir politique et de l’État et de la façon dont ce dernier s’articule au cadre national qu’il a contribué à faire émerger. Ce sont ensuite les régimes politiques qui sont envisagés à travers une classification, devenue classique, opposant les démocraties pluralistes aux régimes totalitaires. Le chapitre interroge cet entre-deux que constituent les très nombreux régimes autoritaires, ainsi que les transformations de régimes qui ont secoué les deux derniers siècles. • Les chapitres 4 et 5 traitent des acteurs qui structurent le champ politique, à commencer par les partis qui se sont imposés sur la scène électorale depuis la fin du XIX e
siècle. Avec la généralisation du suffrage universel, c’est toute une science du vote – la sociologie électorale – qui fait son apparition pour mieux saisir le moment du vote, son orientation ou le progressif désengagement électoral perceptible dans nos sociétés devenues massivement abstentionnistes. Mais les partis n’occupent pas seuls l’arène politique. Les groupes d’intérêt, les syndicats, les média et l’ensemble des professionnels de la politique animent ce jeu pour le
pouvoir qui fascine autant qu’il suscite de réactions de rejet. • Le chapitre 6 tente de saisir l’État en action, générateur de politiques publiques que ce soit aux niveaux local, national et même supranational. L’ambition est ici de comprendre ce que font (ou ne font pas) les gouvernements et pourquoi ils le font. Il s’agit d’aborder l’État « au concret », et de comprendre les recompositions contemporaines de l’action publique audelà de l’État, avec notamment la montée de politiques internationales. • Le chapitre 7 est consacré à la société civile mobilisée très souvent contre l’État et ses décisions. On parlera d’actions collectives conduites par des mouvements protestataires dont on cherchera ici à saisir les logiques d’engagement et le travail de construction des causes publiques. Pourquoi, et surtout comment, les acteurs sociaux se rebellent constituera la question sous-jacente de ce chapitre. • Enfin un ultime chapitre porte un regard sur les cadres idéologiques de la représentation politique : c’est l’univers des idéologies politiques qui sera étudié en commençant par celle qui fera entrer l’Europe dans l’ère de la modernité, le libéralisme, avant d’en saisir ses alternatives critiques : le socialisme ou le conservatisme, puis le fascisme ou plus tard l’écologisme et le communautarisme. Un dernier regard sur la dimension symbolique de l’activité politique sera également proposé. Ce manuel couvre donc l’ensemble du domaine de la science politique correspondant aux trois dimensions du terme « politique » (exprimé par trois termes différents en anglais) : • le politique (en anglais polity) qui renvoie aux structures institutionnelles et idéologiques du pouvoir politique et aux formes différentes qu’il revêt historiquement et territorialement (chapitres 2, 3 et 8) ; • la politique (en anglais politics) qui renvoie aux acteurs en lutte pour la détention et l’exercice du pouvoir politique (chapitres 4, 5, et 7) ; • les politiques (en anglais policy) qui renvoient à l’action
menée par le pouvoir politique (chapitre 6). Des exercices de validation des connaissances sont proposés à l’issue de chaque chapitre (hormis le premier). Avec les exercices de définition, questionnaires à choix multiples, textes à trou, commentaires de documents, plans détaillés, l’objectif est d’entraîner les étudiants aux formes traditionnelles d’évaluation proposées dans les cours magistraux de premier cycle.
CHAPITRE 1 Politique et science politique Retour à la table des matières Image non fournie par l éditeur. © Sandra Montanez – Getty Images. Au cours de cette Marche pour la science organisée à Berlin en avril 2017, des manifestants défendent, en détournant le slogan du président américain D. Trump (Make America Great Again), l’absolue nécessité des savoirs scientifiques dans les sociétés contemporaines. C’est précisément ce à quoi se sont attachés de nombreux chercheurs à propos des activités politiques. C’est l’objet de la science politique. PLAN DU CHAPITRE I. Qu’est-ce que la politique ? II. La science politique comme discipline académique III. À qui s’intéresse la science poltique ? La question de l’objet Parler de « science politique » a longtemps constitué un oxymore : comment peut-on imaginer une « science » de la politique, alors que cette dernière est un art ou, au mieux, un bricolage ? Une approche scientifique des phénomènes politiques serait condamnée à l’échec : les élections sont trop imprévisibles, les manœuvres politiques trop personnelles, les stratégies trop illisibles. Pourtant, un ensemble de travaux a produit des connaissances multiples sur les phénomènes politiques. C’est l’objectif de ce livre que d’en rendre compte.
Cette introduction vise à répondre à trois questions brèves : qu’est-ce que recouvre la notion de « politique » ? Qu’est-ce qu’un savoir à prétention scientifique ? Et, enfin, quel est l’objet de cette science politique ?
I. Qu’est-ce que la politique ? Retour à la table des matières Qu’entendons-nous par « politique » ? La grandeur des projets politiques de leaders charismatiques ou le jeu des manœuvres politiques des candidats à une course présidentielle ? Le mot « politique » recouvre une pluralité de sens que l’un des précurseurs de la science politique contemporaine, Max Weber (1864-1919), avait bien identifiée : « Le concept est extraordinairement vaste et embrasse toutes les espèces d’activité directive autonome. On parle de la politique de devises d’une banque, de la politique de la Reichsbank [la Banque centrale allemande], de la politique d’un syndicat en cours d’une grève ; on peut également parler de la politique scolaire d’une commune urbaine ou rurale, de la politique d’un comité qui dirige une association, et finalement de la politique d’une femme habile qui cherche à gouverner son mari1 ». Max Weber Max Weber (1864-1920) est un universitaire allemand, fondateur de la sociologie et de la science politique moderne. Après des études de droit, d’économie et d’histoire, il devient professeur à l’Université de Fribourg, puis à l’Université d’Heidelberg. Ses moyens économiques vont lui permettre de se consacrer totalement à la production de son œuvre scientifique, avant qu’il reprenne une chaire à l’Université de Munich un an avant sa mort. Ses ouvrages L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905), Le savant et le politique (1918) et Économie et société (paru à titre posthume en 1922) sont des œuvres fondatrices des sciences sociales naissantes. Image non fournie par l éditeur. Portrait de Max Weber, 1918. Distinguer entre « le » et « la » permet de mieux identifier les différents sens accolés au terme. Politique est en effet
un mot androgyne. Par « la » politique, on désigne habituellement la vie politique dans ce qu’elle a de plus prosaïque : la compétition pour le pouvoir, le jeu des concurrences partisanes, les élections. Pour le dire, à nouveau, dans les mots de Weber2, c’est « l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre divers groupes au sein d’un même État ». « Le » politique, moins fréquent dans le langage courant, désigne une réalité plus abstraite, que l’on pourrait définir comme un espace de régulation des conflits dans les sociétés contemporaines. Selon Philippe Braud1, « le politique renvoie à ce champ social dominé par des conflits d’intérêts régulés par un pouvoir lui-même monopolisateur de la coercition légitime ». Le philosophe Carl Schmitt avait dans l’entre-deux-guerres donné une expression paroxystique d’une telle conception du politique : « La distinction spécifique du politique, […] c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi2 ». Autrement dit, politique oscille entre noblesse et petitesse, organisation du vivre ensemble et manœuvres obscures aux services d’ambitions individuelles3. Pour continuer d’avancer sur les multiples réalités recouvertes par cette notion, il n’est pas inutile de mentionner les distinctions introduites par la langue anglaise : Définitions • Politics, d’abord, correspond à la compétition politique, aux concurrences partisanes, aux élections, aux multiples rivalités et alliances, conflits et coopérations auxquels donnent lieu à la vie politique. Politics, c’est donc concrètement la préparation d’une campagne électorale, la formation d’un gouvernement de coalition, les jeux parlementaires pour affaiblir le gouvernement. • Policy désigne les « produits » du système politique, c’est-à-dire les politiques initiées par les gouvernements. Au cœur du politique, ce sont alors les décisions substantielles : l’allocation de moyens humains et financiers, la mobilisation de ressources juridiques. On parlera ici des
politiques culturelles développées par les municipalités, ou des politiques de privatisation engagées par les gouvernements. • Polity, recouvre la communauté politique (le plus proche « du » politique dans la définition française). Parler de polity, c’est envisager un système politique dans son ensemble, composés d’acteurs plus (acteurs politiques élus, citoyens) ou moins (médias, administrations) directement politiques. Retenons donc pour l’instant cette première leçon : quand on parle de politique, on parle d’une réalité polymorphe et multidimensionnelle… question sur laquelle nous reviendrons quand nous aborderons les objets de la science politique4.
II. La science politique comme discipline académique Retour à la table des matières La science politique a une approche spécifique de la chose politique, dans la mesure où elle vise à produire des connaissances scientifiques. Ce n’est pas nécessairement le discours le plus audible d’ailleurs dans l’espace public : acteurs politiques, journalistes ou encore intellectuels ont un discours constant sur la vie politique. Il faudra alors dire la spécificité de l’approche que véhiculent les « politistes » – c’est-à-dire les « travailleurs de science » pour reprendre l’expression du fondateur de la sociologie française, Émile Durkheim (1858-1917), qui font œuvre d’analyser les faits politiques. Dans un second temps, nous reviendrons sur l’histoire de cette discipline.
1. Un discours à visée scientifique Retour à la table des matières Beaucoup de commentaires et analyses tenus par des acteurs politiques, journalistes, intellectuels médiatiques se rapprochent de la science politique. Par exemple, militants et élus peuvent parfois décrypter avec beaucoup de subtilité les stratégies de leurs adversaires. Les journalistes, quant à eux, produisent un flux
continuel d’informations (de l’éditorial à l’article factuel) dans leur travail de commentaire de l’actualité, discours qui s’apparente aux analyses de science politique. De leur côté, les intellectuels interviennent ponctuellement au nom de valeurs générales pour dénoncer certaines dérives, rappeler certains fondamentaux, exprimer une indignation. Mais le discours de la science politique se sépare de chacun d’eux (Braud, 2014) : à la différence de celui des acteurs engagés, c’est un savoir désintéressé non directement lié à l’action – c’est un savoir sur la politique, et non pour la politique ; à la différence de celui des journalistes, il s’inscrit dans une durée relativement longue ; à l’inverse des intellectuels, il n’est pas prioritairement normatif puisqu’il vise à décrire et expliquer ce qui est, non à dire ce qui doit être. On aura bien évidemment de multiples occasions de revenir sur ces oppositions pour les nuancer. Que signifie donc un discours à visée scientifique sur le politique ? Il s’agit tout d’abord d’une ambition de description systématique, produisant des connaissances approfondies sur les différentes facettes de l’activité politique (du vote aux pratiques gouvernementales en passant par les activités militantes). Les entretiens, l’observation directe, la consultation d’archives ou encore les questionnaires constituent quelques-unes de ces méthodes de collectes des données qui balisent le travail scientifique. L’existence de protocoles d’observation et d’analyse est ici essentielle. Politistes et politologues En France, les enseignants et chercheurs en science politique en poste dans les universités ou dans les institutions de recherche tendent à préférer le substantif de « politiste » plutôt que celui de « politologue ». Le premier correspond au chercheur authentique effectuant de la recherche fondamentale, neutre et plus rigoureuse du point de vue scientifique, tandis que les seconds correspondent plus aux commentateurs politiques ou aux conseillers du prince, à proximité des médias et des acteurs politiques. Il est à noter que cette distinction est
proprement française ; la Belgique francophone, la Suisse romande, l’Afrique francophone ou le Québec n’ayant pas retenu une telle distinction. Source : BALZACQ T. et al., Fondements de la science politique, Bruxelles, de Boeck, 2014, p. 19. Une conceptualisation pour rendre compte du politique est ensuite nécessaire. La science, c’est une langue, avec des notions, des concepts, des théories. On le verra, les notions d’État, de nation, de crise ou encore de régimes méritent d’être définies précisément, tant elles recouvrent potentiellement de multiples significations. La tâche est d’autant plus nécessaire que ces notions sont parfois utilisées de façon stratégique par les acteurs politiques. Staline, n’avait-il pas sa propre définition de la nation ? Le saviez-vous ? Une approche déductive des phénomènes sociaux se fonde d’abord sur une construction théorique cohérente, que l’on teste sur la réalité empirique. L’activité de modélisation précède l’observation du réel. Au contraire, une approche inductive consiste à construire la théorisation sur l’accumulation d’observations empiriques. La généralisation s’opère à partir de l’observation des cas singuliers. Enfin sera privilégiée une recherche de modélisation en identifiant des mécanismes causaux (si A fait cela, alors B…) et l’établissement de régularités. La démarche suppose ici de produire des énoncés explicatifs, articulés logiquement, dans des raisonnements déductifs (partant de modèles) et/ou inductifs (partant des faits), contrôlés par des données. Significatif de cette ambition, A. Siegfried n’écrivait-il pas1 : « D’après une opinion courante, les élections ne sont qu’un domaine d’incohérence et de fantaisie. En les observant à la fois de prêt et de haut, je suis arrivé à une conclusion contraire. Si, selon le mot de Goethe, “l’enfer a même ses lois”, pourquoi la politique n’aurait-elle pas les siennes ? ». Comme nous le verrons dans le chapitre 4, c’est justement ce à quoi se sont attachées des générations de politistes : comprendre les régularités, règles et lois conditionnelles, qui expliquent la compétition politique et les choix électoraux.
Enfin, ce travail suppose un contrôle possible des résultats par la communauté scientifique. Les résultats doivent pouvoir être discutés, critiqués et soumis à la réfutation au sein du forum scientifique. Ceci implique une transparence quant aux méthodes utilisées et aux données disponibles. La science politique est une science sociale (à l’instar de disciplines voisines, l’économie, la sociologie ou encore l’histoire). Elle s’intéresse aux comportements sociaux et politiques qu’elle vise à décrire et expliquer, ce qui la distingue d’autres approches du réel dont elle s’est historiquement dissociée : le droit et la philosophie. À la différence de la science juridique, la science politique repose sur l’observation des comportements et ne les déduit pas des normes juridiques. À la différence de la pure philosophie politique, elle ne se donne pas pour mission de débattre des grandes doctrines, mais inscrit ses raisonnements dans l’analyse des réalités politiques. On le voit, au cœur de la prétention scientifique de la science politique, il y a l’ambition de mettre à distance les fausses évidences du « bon sens ». Par conséquent, la science politique produit souvent une forme de désappointement vis-à-vis du monde politique, en soulignant la fausse nouveauté de phénomènes vite désignés comme « radicalement novateurs » (et rapidement oubliés ensuite), les résistances devant tel projet annoncé avec tambours et trompettes comme « révolutionnaire », les déterminants non-perçus des choix politiques, les effets imprévus d’une décision publique, le caractère contingent et révisable des intérêts, les décalages entre les idéaux démocratiques et les réalités prosaïques du quotidien. Autant de conclusions qui conduisent à une certaine forme de désenchantement vis-à-vis de l’action politique, mais qui en permettent une lecture sans doute plus réaliste. Ce à quoi vise prioritairement la science politique, c’est à comprendre le monde politique, pour (éventuellement) aider à le changer1 . Cette ambition scientifique appelle cependant quelques précisions quant à sa portée. D’abord, si les sciences sont animées par le souhait de découvrir des règles (souvent invisibles et contre-intuitives), les sciences dites « dures » ont elles-mêmes évolué et se fondent sur une épistémologie moins étroitement déterministe ;
l’étude de l’infiniment petit montre par exemple que la régularité côtoie le hasard. Et la science politique n’échappe pas à la règle : elle est probabiliste, plus que déterministe. Le saviez-vous ? L’épistémologie désigne l’étude critique des sciences pour en déterminer les principes fondateurs, les objectifs, l’origine logique, les interrelations et le champ de validité. Ensuite, la science politique, comme les sciences sociales plus généralement, est une science de l’esprit plutôt qu’une science naturelle. Ce qui suppose d’observer des entités (les individus) dotées de conscience et d’intentions. On n’étudie pas les sociétés humaines comme on étudie les plantes ou le climat. Dans les sciences sociales, « la conscience de la réalité est partie de la réalité elle-même1 ». De la même façon, la nécessité d’adopter un discours spécifique, différencié du sens commun, est rendue difficile par la proximité avec le discours des acteurs politiques : « l’activité politique […] est (un) langage produisant un “croire” et un “faire croire”, c’est une construction du réel, […] affectant directement le champ du réel qui se voudrait scientifique2 ». « Leadership politique », « gouvernance » ou encore « Printemps arabes » sont symptomatiques de ces notions qui circulent entre espace scientifique et débat public, sans que les séparations puissent s’établir aisément. Enfin, le fait d’observer la réalité la transforme ellemême. L’observateur, par sa présence-même, conditionne l’observation. Les acteurs sociaux et politiques se comportent différemment quand ils savent qu’ils sont observés. Ces effets ont été montrés de façon célèbre dans l’usine Hawtorne à Chicago en 1927 (d’où le nom « effet Hawtorne ») : tout changement – même la diminution de la luminosité – entraînait un accroissement de la productivité des travailleurs. Ajoutons à cela que dans toute une série de situations sociales et politiques (notamment dans des contextes polémiques ou dangereux), les conditions d’observation peuvent être particulièrement difficiles. La réalité politique ne se révèle donc pas de façon immédiate à l’observateur, ce qui oblige à faire preuve d’une certaine
imagination. Autrement dit, la science politique n’exclut pas la contingence, le hasard ; elle est probabiliste plus que déterministe, elle est une « activité continue de rectification des erreurs3 ».
2. La constitution d’une discipline : la science politique Retour à la table des matières Il faut rappeler avec Pierre Favre (1985, p. 4-7) qu’une discipline scientifique, c’est à la fois un mode de raisonnement spécifique (ce que nous venons de voir), mais aussi une communauté savante, communauté qu’il définit selon quatre critères : l’existence d’une dénomination revendiquée en commun, l’accord sur le fait qu’un certain nombre d’objets sont le quasimonopole de cette discipline, des institutions de recherche et d’enseignement reconnues comme légitimes, des supports propres de diffusion des résultats de recherche (colloques, revues, ouvrages). Si l’on retient ces deux critères (raisonnement spécifique et communauté savante), ce n’est qu’à la fin du XIX e siècle que l’on peut parler d’apparition de la science politique comme discipline scientifique. Cette affirmation peut paraître surprenante, tant on sait que des philosophes grecs (Aristote, Platon) aux grands auteurs du XIX e siècle (Tocqueville, Marx) en passant par les auteurs importants de l’absolutisme (Hobbes, Montesquieu et d’une certaine façon Machiavel) ou des Lumières (Voltaire, Rousseau, Condorcet), mais aussi hors d’occident, depuis les réflexions du pharaon égyptien Snéfrou1, les écrits sur le politique sont à la fois nombreux, variés et anciens. Pour autant, à ces différentes époques, il n’y a pas de communauté savante au sens évoqué plus haut : ni dénomination revendiquée en commun, ni institutions d’enseignement et de recherche, ni supports spécifiques et reconnus. Tout en se gardant de produire une histoire linéaire faisant apparaître les inévitables grands auteurs (d’Aristote à Marx), on peut cependant poser quelques jalons de la transformation de la pensée sur le politique à l’origine de la formation de la future science politique. On considère habituellement qu’il y a une rupture dès le
XVI e siècle : à partir du moment où les interrogations se laïcisent, où Dieu n’est plus fixé comme institution de régulation unique et totale, émerge un espace de réflexion sur la société dans son ensemble et sur le pouvoir. Nicolas Machiavel (1469-1527) dans Le Prince (paru en 1513), œuvre à la postérité considérable et pourtant souvent caricaturée (le terme machiavélique en étant emblématique) énonce de façon implacable les façons de gagner et conserver le pouvoir, annonçant une science de la politique (des jeux de pouvoir) attentive aux moyens plus qu’aux finalités de l’action politique. Là où Machiavel se centrait sur la prise et la conservation du pouvoir, à partir du XVII e siècle, certains travaux, à l’instar des sciences camérales en Prusse, vont s’attacher à la façon de gouverner la société. Il s’agit de savoirs pratiques, issus de l’observation, utiles au prince. Les auteurs des sciences camérales essaient d’aller au-delà des seules normes de droit pour comprendre (et conseiller) l’action des gouvernants. Au cours du XIX e siècle, on compte des publications d’auteurs aujourd’hui bien connus, qu’il s’agisse des analyses pénétrantes de Tocqueville sur la démocratie à partir de son voyage aux États-Unis (De la démocratie en Amérique dont le tome I paraît en 1835), ou de Karl Marx, par exemple sur le coup d’État du 2 décembre 1851 (Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, paru en 1852), à mi-chemin entre le pamphlet et l’analyse politique informée. Mais ces publications, qui traduisent une première forme de travail d’enquête empirique, demeurent isolées : tout brillants qu’ils soient, ces auteurs n’appartiennent pas à une communauté scientifique, et leur contribution ne se réduit d’ailleurs pas à ce que nous appelons aujourd’hui la science politique. À cette époque, les disciplines (histoire, droit, philosophie morale ou études des sociétés) sont encore faiblement différenciées. Image non fournie par l éditeur. Buste de Karl Marx, Chemnitz, Allemagne. © unimaflora-Fotolia.com C’est une suite d’initiatives institutionnelles qui, dans la deuxième moitié du XIX e siècle, vont traduire
l’émergence de la science politique comme on la connaît aujourd’hui. Des institutions académiques échappant aux seules facultés de droit et proposant des enseignements sur le politique et le gouvernement apparaissent : l’École libre des sciences politiques à Paris en 1872 (voir Focus page suivante), la London School of Economics and Political Science en 1895, la Scuola « Cesare Alfieri » di Scienze Sociali de Florence en 1875 ou la School of Political Science de Columbia en 1880. Image non fournie par l éditeur. Portrait d’Alexis de Tocqueville. © Everett Historical-Shutterstock.com Plusieurs conditions historiques sont réunies pour qu’apparaisse et se consolide une science politique en tant que discipline à la fin du XIX e siècle (Favre, 1985). Certaines tiennent à la transformation de la façon dont s’exerce l’activité politique ; la fin du XIX e siècle est en effet caractérisée par la montée des interventions de l’État, la naissance d’une administration moderne, la démocratisation et la laïcisation du politique mais aussi la professionnalisation de la politique (avec l’apparition d’acteurs qui ne vivent pas simplement pour la politique, mais aussi de la politique). D’autres raisons permettent d’expliquer l’essor des sciences sociales (de l’économie à la géographie humaine en passant par la psychologie, l’histoire et la sociologie) au cours du XIX e siècle : la révolution industrielle (production à grande échelle, division du travail, croissance urbaine ou encore émergence de la question ouvrière) et le surgissement de l’individualisme donnent lieu à de nouveaux questionnements, tandis que l’idée de science commence à se voir conférer son sens moderne (étude des faits, observations rigoureuses, établissement de lois) et que l’élévation du niveau scolaire moyen favorise l’émergence de l’Université moderne. FOCUS La création de l’École libre des sciences politiques Projet d’universitaires et d’intellectuels (au premier chef desquels Émile Boutmy, alors professeur de droit public), la création de l’École libre des sciences politiques est favorisée par le désastre de la guerre
contre la Prusse. L’objectif est de créer une école qui puisse former les futurs cadres administratifs et politiques de la France ; le diagnostic de Boutmy étant que la défaite contre la Prusse résulte de l’insuffisante culture politique et administrative des élites françaises. Intéressante d’ailleurs est la controverse qui a opposé Émile Boutmy à un juriste de l’époque Claude Bufnoir : alors que Boutmy proposait un savoir fondé sur l’expérience et la pratique, Bufnoir défendait un enseignement fondé sur la maîtrise des règles de droit. L’ELSP va constituer en France un premier lieu de développement d’enseignement et de recherche, avec la création d’une revue (Les Annales de l’École libre de science politique, créée en 1886) ou d’un Congrès (le Congrès des sciences politiques en 1990) qui préfigurent les revues et conférences contemporaines. Progressivement, la science politique se différencie des disciplines voisines (droit, sociologie, histoire notamment). Au début du XX e siècle, un enseignant de l’École libre des sciences politiques, André Siegfried (1875-1959), signe une des œuvres fondatrices (Tableau politique de la France de l’Ouest, 1913) de la science politique contemporaine. Candidat malheureux à la députation à plusieurs reprises, il tente de rationaliser ses échecs, en retraçant les votes aux élections territoriales de la France de l’Ouest, démontrant une grande stabilité du vote par canton entre 1871 et 1910… Comment expliquer cette stabilité ? A. Siegfried avance la notion de « tempérament politique », qui renvoie à la fois à la psychologie et à la structure de la propriété. Siegfried met notamment en évidence le lien entre le vote à gauche, la structure sociale égalitaire des petits paysans et des sols de type calcaire (favorisant un habitat concentré) ; le vote à droite, la structure sociale hiérarchisée des grands propriétaires fonciers adossés à l’église catholique et des sols granitiques (favorisant un habitat dispersé). On peut voir avec P. Favre, dans la période 1875-1914, la première naissance de la science politique. Mais les travaux demeurent encore épars, il n’y a pas de communauté intellectuelle ayant constitué un espace de discussion, ni de lieux autonomes de recherche et
d’enseignements, les facultés de droit restant globalement hermétiques à ce type de savoirs. C’est essentiellement dans l’après-Seconde Guerre mondiale que la science politique va se structurer comme discipline autonome, ce que l’on pourrait appeler avec P. Favre (1985, p. 37), la deuxième mutation de la science politique française. Quels sont les signes de la création d’une discipline autonome ? • Une association professionnelle (Association française de science politique, 1949). • Des revues (à commencer par la Revue française de science politique, 1951). • Un doctorat (en science politique, 1956). • Une agrégation donnant accès au corps des professeurs des universités (1971). Le développement des enseignements et de la recherche s’opère dans les instituts d’études politiques (transformation de l’ELSP en Institut d’études politiques de Paris en 1946 et création d’une Fondation nationale des sciences politiques, création des Instituts d’études politiques de région à partir de 1948), au sein des facultés de droit (création par exemple d’un cours de droit constitutionnel et institutions politiques en licence à partir de 1954) mais aussi dans de nombreuses formations universitaires (histoire, sciences économiques) et dans le secondaire (dans les cours de sciences économiques et sociales). C’est également à partir des années 1950 et 1960 qu’apparaissent les premiers manuels et collections (par exemple « Thémis » aux Presses Universitaires de France) chez des éditeurs universitaires. Ce développement de la science politique française doit être replacé plus globalement dans le développement des sciences sociales (sociologie, psychologie, etc.) en France et à l’étranger. L’association américaine de science politique, créée en 1903, passe de 3 000 membres en 1945 à près de 10 000 au début des années 1960 (voir sur l’histoire de la science politique américaine, Surel, 2015, p. 89-101). De nouvelles
techniques d’investigation apparaissent (recours aux sondages, approches quantifiées de la politique). Les recherches américaines sur les déterminants du vote (par exemple, au sein de l’université du Michigan) sont importées par certains scientifiques français, quelques années avant que les travaux américains d’analyse des politiques publiques commencent également à être introduits en France. Aujourd’hui, il existe donc une discipline « science politique » (notons le singulier, qui suppose donc une unité). C’est une discipline établie, reconnue institutionnellement, avec par exemple la création, essentielle dans le fonctionnement universitaire français, d’une section « science politique » au sein du Conseil national des universités, et ou encore d’une section au sein du Centre national de la recherche scientifique. En ce sens, elle remplit bien les quatre critères arrêtés par Favre (1985) : • une dénomination communément revendiquée : la science politique au singulier ; • l’accord sur un certain nombre d’objets : gouvernement, partis, administration, vote, mouvements sociaux, relations internationales, théorie politique ; • des institutions de recherche et d’enseignement (Institut d’études politiques, facultés de droit et science politique, section au CNRS), • des supports propres de diffusion des résultats de recherche, qu’il s’agisse de revues (de Politix, Critique Internationale, Politique européenne ou Genèses en passant par Gouvernement et action publique, de nombreuses revues ont désormais rejoint la Revue française de science politique), colloques (les congrès de l’AFSP sont désormais biannuels) et ouvrages (et notamment manuels de synthèse auquel cet ouvrage contribue). L’usage du singulier ne doit cependant pas conduire à effacer la diversité de la science politique. Diversité d’abord des objets, on aura l’occasion d’y revenir. Les chercheurs qui travaillent en science politique peuvent travailler sur les formes contemporaines de l’État, mais
aussi les sociétés sans État ou les logiques d’internationalisation qui débordent les Etats ; les formes consacrées d’engagement politique (par exemple dans les partis), mais aussi les formes plus radicales (engagement violent par exemple) ; les politiques monétaires conduites par les banques centrales, mais aussi les politiques culturelles menées par les conseils départementaux ; la régulation de la globalisation, mais également les formes de socialisation politique dans les espaces ruraux. On a pris l’habitude de distinguer quatre domaines de la science politique, auxquels cet ouvrage tentera de rendre justice, même s’il sera centré sur la branche dominante de la discipline : la sociologie politique : • l la théorie politique (attentive aux conditions d’une vie collective au profit de tous, à un fonctionnement social équilibré, au devenir démocratique) ; • l la sociologie politique (soucieuse de comprendre comment les pratiques de vote, les mobilisations, les logiques de compétition démocratique peuvent être décrites et expliquées) ; • l la sociologie de l’administration et des politiques publiques (préoccupée par ce que l’activité des gouvernements, les orientations retenues et les effets sur les sociétés) ; • l les relations internationales (attachées à l’analyse des relations entre les gouvernements), mais aussi plus largement trans- et supranationales. Diversité des arrière-plans théoriques et des approches également. On l’a dit, la science politique s’est autonomisée par rapport au droit, « abandonn(ant) les formes juridiques aux juristes pour se concentrer sur les forces1 ». En France, la science politique entretient aujourd’hui des relations privilégiées avec la sociologie : ses concepts (acteur, stratégie, système d’action, champ, interaction, ordre social), ses approches, ses méthodes ont profondément influencé les recherches en science politique. Les travaux de Bourdieu, notamment, ont constitué une source d’inspiration majeure pour des chercheurs attentifs à saisir les luttes politiques, les
phénomènes de domination, les fausses évidences du sens commun ou encore le poids des habitus dans la définition des choix individuels. Mais les héritages sont plus riches, et souvent croisés : de Michel Foucault à Michel Crozier, en passant par Alain Touraine, Raymond Boudon ou Henri Mendras pour rester dans les auteurs français de la génération de Pierre Bourdieu, les notions, théories et méthodes des sociologues n’ont cessé d’alimenter les politistes français. Par ailleurs, une sensibilité à l’historicité des phénomènes politiques, de l’invention des pratiques de vote au cours du XIX e siècle à la genèse des catégories d’action publique contemporaines, a conduit à des croisements constants entre histoire et science politique, au profit de ce que l’on a appelé la socio-histoire du politique2. Controverse La science politique entre visées structuraliste et intentionnaliste A. Cohen, B. Lacroix, Ph. Riutort (Nouveau manuel de science politique, La Découverte, 2009) donnent par exemple une version structuraliste de la science politique en recommandant trois viatiques pour toute analyse de science politique : « La société ne se compose pas d’individus » (Marx), « les hommes engagés dans l’action sont les moins bien placés pour apercevoir les causes qui les font agir » (Durkheim) ; « le résultat final de l’activité politique répond rarement à l’intention primitive de l’acteur » (Weber). Derrière ce qui est présenté comme une « trousse d’urgence indispensable » pour mettre à distance les convictions immédiates, on trouve ici une vision objectiviste du travail de sciences sociales, qui « se donne pour projet d’établir des régularités objectives (structures, lois, systèmes de relations, etc.), indépendantes des consciences et des volontés individuelles » (P. Bourdieu, Le sens pratique, Minuit, 1980, 44). Or, il existe bien d’autres traditions épistémologiques qui restituent le poids des interactions interindividuelles – éventuellement asymétriques – et le sens subjectivement visé par les acteurs. Une large partie des travaux aujourd’hui vise à dépasser ces oppositions entre collectif et individuel, interdépendances et marges de liberté,
structures objectives et choix subjectifs : « Contre tout à la fois le holisme et l’individualisme, les nouvelles sociologies tendent alors à appréhender des individus pluriels produits et producteurs de rapports sociaux variés. » Source : CORCUFF P., Les nouvelles sociologies, Nathan, 1995, p. 16. C’est peut-être d’ailleurs l’un des traits durables de la science politique que d’entretenir des relations permanentes avec l’histoire, le droit, la sociologie, la philosophie, autour d’un objet commun : l’observation du politique. L’affirmation d’une discipline n’est en effet pas antinomique de la reconnaissance des bienfaits d’une fertilisation croisée entre différents champs du savoir, ce que les travaux de socio-histoire, à la croisée entre histoire et science politique, illustrent abondamment. Une telle diversité finit d’ailleurs par poser question : le savoir s’étend, mais il est plus difficile d’identifier une cohérence. On peut ici songer au constat de Gabriel Almond1 pour la science politique américaine : celle-ci est désormais de plus en plus divisée en sous-champs thématiques qui communiquent peu, et en paradigmes spécifiques (avec leur lot de concepts et méthodes) sans grande cohérence intellectuelle d’ensemble. Extrait Les conflits internes d’une discipline : l’exemple de la science politique américaine (Almond, 1997) « Les politistes économètres veulent prendre en compte les processus institutionnels et historiques ; les humanistes sont effarés de cette ignorance des valeurs politiques que manifestent les “scientistes” et souffrent d’un sentiment d’inadaptation dans un monde dominé par les statistiques et la technologie ; et les théoriciens politiques, radicaux et critiques, distribuent à la manière des anciens prophètes les anathèmes contre les béhavioristes et les positivistes, répudiant toute science politique qui séparerait la connaissance de l’action. Mais leur antiprofessionnalisme laisse planer le doute quant à leur identité : savants ou politiciens ? Ce trouble de la profession politiste ne signale pas une maladie du
corps mais de l’âme. Dans les dernières décennies, la profession a plus que doublé. La science politique de type américain s’est étendue en Europe, en Amérique latine au Japon et même en URSS et en Chine. Elle a emprunté les attributs organisationnels et méthodologiques de la science “dure” – les instituts de recherche, les gros budgets, l’usage des statistiques et des méthodes mathématiques. La science politique a prospéré matériellement : pourtant ce n’est pas une profession heureuse. » Cette diversité vient utilement rappeler qu’une discipline n’a non seulement pas de frontières clairement identifiées, mais qu’elle est aussi faite de controverses, débats et désaccords sur les théories à privilégier, les résultats à valoriser, les méthodes à privilégier et les objets à retenir.
III. À quoi s’intéresse la science politique ? La question de l’objet Retour à la table des matières Pour toute science, se pose la question de l’objet : quelle est la réalité que l’on se propose d’analyser ? Contrairement à une idée reçue, les méthodes et objets d’une science ne sont jamais fixés une fois pour toutes, même dans les sciences dites « dures ». « La physique […] comme toute autre science d’ailleurs, ne peut être définie une fois pour toutes, de façon abstraite et définitive, par référence par exemple, à sa méthode, et encore moins aux objets de son étude1 ». On notera d’ailleurs avec intérêt qu’une partie des physiciens travaillent sur le monde social, s’attachant par exemple à prédire les émeutes ou encore à anticiper les résultats d’élections à partir de modèles de socio-physique déduisant les résultats électoraux des interactions entre les individus. Le saviez-vous ? Max Weber, disait dans Le savant et le politique, « nous entendrons uniquement par politique la direction d’un groupement politique que nous appelons aujourd’hui “État”, ou l’influence que nous exerçons sur sa direction ».
■ Plus que l’État, moins que le pouvoir Retour à la table des matières Au début des années 1980, dans un article fondateur, P. Favre concluait que la question de l’objet de la science politique n’avait pas nécessairement de sens : ses objets évoluent en fonction des époques. Essayons cependant d’avancer sur la question, en commençant par dissiper les fausses évidences. D’abord, l’objet de la science politique ce n’est pas seulement l’État, c’est-à-dire cette organisation politique et administrative différenciée du reste de la société et ayant une capacité de direction. Réduire la science politique à l’État, aux institutions politiques et administratives, peut se comprendre historiquement : la science politique est apparue et s’est consolidée en lien avec la formation des États contemporains. Elle s’intéresse au gouvernement des sociétés, et l’État est aujourd’hui l’instance chargée de la régulation des sociétés. La science politique s’attache à comprendre en effet la conquête du pouvoir de l’État et la conduite des politiques publiques. Mais l’objet de la science politique, c’est plus que l’État. D’abord, il existe des sociétés qui ont des formes de régulation politique sans qu’apparaisse une entité autonome que l’on puisse nommer État. Se centrer sur l’État, c’est également courir le risque de refermer la science politique sur l’étude des institutions, de perdre de vue les gouvernés (et leurs pratiques de participation plus ou moins officielles), de négliger l’éventail large d’acteurs non-étatiques (groupes d’intérêts, associations, mouvements sociaux) qui contribuent plus ou moins directement à la politisation de la vie sociale sans être partie de « l’État ». Seconde façon de définir l’objet de la science politique : cette dernière se consacrerait à l’analyse du pouvoir, c’est-à-dire la relation par laquelle un acteur social (individu ou groupe) obtient d’autres acteurs des comportements qu’ils n’auraient pas souhaité réaliser1. Analyser le politique, c’est alors se demander comment le Président de la République a du pouvoir sur le Premier ministre (et comment la nature de ce pouvoir est susceptible de varier en fonction des règles institutionnelles et des conjonctures politiques), comment ce dernier exerce plus ou moins d’autorité sur
les ministres du gouvernement (et en fonction de quels facteurs), comment ces derniers peuvent avoir du pouvoir les uns par rapport aux autres (en fonction de ressources partisanes et/ou de l’importance de leur ministère). C’est donc décrypter les ressources diverses (une position institutionnelle, de l’argent, du savoir, des relations bien placées) dont disposent certains acteurs pour influer sur la conduite des autres2. L’objet de la science politique, c’est cependant moins que le pouvoir, parce que le pouvoir est omniprésent dans l’ensemble des relations sociales. Entendu comme capacité de contrainte sur les individus, le pouvoir est présent dans la famille, à l’école. Pour prendre un exemple proche, les relations de pouvoir sont omniprésentes dans l’Université, et ce tant dans les relations entre les enseignants (au sein d’un département pour la répartition des cours, d’un centre de recherche pour la définition des orientations ou l’obtention de crédits), entre les enseignants et l’administration (pour la définition des maquettes, l’organisation des enseignements) qu’entre les enseignants… et les étudiants (que ce soit dans les instances de représentation ou tout simplement dans un amphithéâtre). Si la politique, c’est le pouvoir ; alors tout est politique.
■ La science politique comme étude du pouvoir politique Retour à la table des matières En fait, la science politique s’intéresse à un pouvoir particulier : le pouvoir politique. Il nous faut alors préciser ce que l’on entend par là. Commençons par souligner que le pouvoir politique, c’est le gouvernement des sociétés dans leur ensemble. Le gouvernement d’une société, c’est la capacité de certains groupes à diriger la vie en société, à orienter les comportements des membres de l’ensemble de cette société, de promulguer des règles générales et de s’assurer de leur mise en œuvre. Il y a en ce sens une spécificité du pouvoir politique par rapport aux autres manifestations du pouvoir dans la société : il se traduit par des interdits sur les autres acteurs sociaux, par une ambition de gouverner la collectivité dans son ensemble. Une telle position implique quatre conséquences.
• l D’abord, l’espace politique est une instance spécifique, susceptible de commander aux autres sphères (économiques, sociales, familiales), de définir des règles qui s’appliquent à l’ensemble des segments de la société (par exemple en interdisant certaines conduites dans l’espace familial ou en régulant le monde économique). Bien évidemment, on le sait, le rôle du politique est en permanence contrecarré : le politique ne parvient pas nécessairement à édicter des règles ou à les voir appliquer, ce que les rapports entre économie et politique ne cessent de rappeler. C’est précisément cette tension qu’il convient d’approfondir et scruter. • l Deuxième implication : l’activité politique a à voir avec l’usage de la contrainte physique légitime. Pour s’assurer de la direction des comportements dans une société, de la promulgation et de l’application des règlements, il faut disposer potentiellement de l’usage de la force, sujet sur lequel nous aurons l’occasion de revenir lorsque nous évoquerons l’État1. • l Troisième implication : cette activité ne repose pas uniquement sur la force, mais pose la question de la légitimité. On peut suivre Weber dans la distinction qu’il effectue entre la puissance et la domination. Pour Weber, la puissance (Macht) est globalement assimilable à ce que nous avons appelé plus haut le pouvoir : « Puissance signifie toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, […] peu importe sur quoi repose cette chance ». La domination repose quant à elle sur l’acceptation de la contrainte (Weber parle également d’« autorité » pour définir la domination) : les individus obéissent non en raison de la simple contrainte mais par consentement. Avec la domination, les « dominés » acceptent le commandement parce qu’ils le perçoivent comme légitime : « Toutes les dominations cherchent ainsi à éveiller et à entretenir la croyance en leur “légitimité” » (Économie et société, tome I, p. 286). Ceci nous ouvre la voie vers un aspect que nous
traiterons plus loin dans ce manuel : comment les gouvernements tentent de se légitimer, c’est-à-dire de justifier leur existence auprès des gouvernés. Le pouvoir des mots est ici absolument essentiel : la capacité à nommer les choses, à les définir, c’est pour les gouvernants, la possibilité de créer un ordre symbolique qui vient justifier leur position et leur action et ainsi asseoir leur légitimité. Les différentes faces du pouvoir politique Dans les années d’après-Seconde Guerre mondiale, l’un des débats clés de la science politique a été la discussion autour des différentes faces du pouvoir. La définition de ce dernier a varié en fonction des traditions théoriques. Dans la suite de M. Weber, le professeur de science politique américain Robert Dahl (« The concept of power », 1957) a défini le pouvoir de façon interactionniste : l’acteur A a du pouvoir sur l’acteur B, si A peut obtenir de B de faire quelque chose que ce dernier n’aurait pas fait autrement. Ici, le pouvoir s’exerce lors d’interactions entre individus et l’étude du pouvoir est centrée sur le système de décision. Dans un article célèbre, Bachrach et Baratz (« Two faces of power », 1962) ont reproché à Dahl de ne s’attacher qu’aux manifestations les plus visibles de l’exercice du pouvoir. Selon eux, le pouvoir a plusieurs faces, et se centrer uniquement sur le processus de décision néglige la capacité qu’ont les élites d’éviter que certains sujets soient débattus. L’art de la politique consiste alors à laisser les sujets gênants en dehors de l’agenda politique, quitte à faire des concessions sur des sujets secondaires. Enfin, Inspiré par la conception gramscienne (du nom du philosophe marxiste italien, Antonio Gramsci), le Britannique Steven Lukes (Power : a radical view, 1974), adopte une lecture encore plus critique de l’exercice du pouvoir, qu’il envisage comme une capacité d’influencer idéologiquement les acteurs pour les conduire à ne pas être capables de percevoir leurs propres intérêts1. • l Quatrième implication : le politique joue un rôle de régulation dans des sociétés conflictuelles et différenciées. Les sociétés actuelles sont à la fois très fortement différenciées (âges, revenus,
géographie, niveau d’instruction, etc.) et hiérarchisées. Ces différents groupes sociaux ont des aspirations, des intérêts collectifs divergents. Le politique vient arbitrer, réguler les conflits entre ces différents groupes : entre riches et pauvres, entre jeunes et vieux, entre hommes et femmes, entre l’intérieur et les menaces qui viennent de l’extérieur. B. Denni et P. Lecomte définissent même le politique comme « médiateur central de la société, sous la forme d’une instance spécialisée dans l’arbitrage public des conflits, au nom des valeurs de cohésion et de pérennité de la collectivité » (Sociologie du politique, 1999, p. 23). Enfin, nous aimerions terminer ce chapitre introductif en soulignant qu’il n’existe pas une essence de la politique : les faits sociaux ne sont pas nécessairement politiques. Il n’y a pas de contenu fixe au politique. Qu’est-ce qu’un fait « politique », donc ? En fait, les réponses varient en fonction des contextes ; certaines activités non politiques peuvent se trouver politisées à la faveur de contextes et de rapports de force spécifiques. Pour une part, l’activité de la science politique consiste donc à comprendre comment des problèmes se politisent, c’est-à-dire comment certaines questions ou activités se voient dotées d’une signification politique et se voient appropriées par les acteurs intervenant dans l’espace politique (médias, élus, mouvements sociaux, partis, etc.). Comment ces problèmes font l’objet de demandes de politisation de la part de certains acteurs sociaux et politiques : pourquoi la question de la maltraitance des enfants devient-elle une question politique dans les États-Unis des années 1940 alors qu’elle relevait jusque-là de la sphère privée ? Pourquoi la sécurité routière devient-elle un enjeu d’action publique au début des années 1970 en France ? La politisation des problèmes dépend très fortement de la capacité sociale et politique de certains acteurs à transformer un problème social en problème politique nécessitant l’intervention des pouvoirs publics. Dès lors, la qualification d’un problème comme relevant de la sphère politique a trait à la fois au subjectif (certains individus et/ou groupes sociaux définissant certains problèmes comme « politiques ») et à l’objectif (c’est-à-
dire de l’état des rapports de force dans une société à un moment donné qui leur permettent – ou non – de faire passer leurs demandes). Pendant de nombreuses années, par exemple, l’avortement a été considéré en France comme un crime, sans que les acteurs politiques n’en fassent une question politique. C’est dans les années 1960, avec les changements de mœurs, le rôle nouveau joué par les médias, les mouvements féministes que la question de l’avortement se politise : pour certains groupes (Mouvement de libération des femmes, Mouvement français pour le planning familial), l’avortement n’est pas un crime, mais un droit légitime ; ces mobilisations trouvent des relais et une amplification dans la presse (le « Manifeste des 343 salopes » publié par Le Nouvel Observateur en 1971), tandis que certains procès vont considérablement publiciser la cause (le procès pour avortement de Bobigny en 1972, qui devint une tribune politique). En l’espace de 10 ans, l’avortement est devenu une question politique (jusqu’à l’adoption de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse en 1975). De la même façon, la lutte contre le tabagisme ne devient un problème de santé publique au cours des années 1960 et 1970 que parce que des scientifiques commencent à mettre en évidence les effets du tabagisme sur la santé et les coûts collectifs qui y sont associés en termes de prise en charge médicale. Jusque-là, le fait de fumer est uniquement perçu comme une déviance relevant de la liberté personnelle. FOCUS Le sport, une activité politique ? Le sport, en tant qu’activité physique, n’est en principe pas politique, mais les exemples historiques abondent de la politisation du sport : que l’on songe, pour ne rester que dans les Jeux Olympiques, à des phénomènes aussi différents que le la main gantée et le poing levé de Tommy Smith et John Carlos sur le podium aux jeux de Mexico (1968), la prise d’otages sanglante par le groupe palestinien Septembre noir lors des jeux de Munich (1972), le boycott par les États-Unis des jeux de Moscou (1980) ou par l’URSS des jeux de Los Angeles (1984) jusqu’à la récente interdiction des athlètes russes lors des jeux d’hiver de 2018… Mais bien évidemment les exemples pourraient être multipliés, certains ayant même un caractère tragi-comique (l’épopée de l’équipe de France de football en Afrique du Sud en 2010 et la
grève de Knysna, qui verra une ministre des Sports s’entretenir directement avec les joueurs, puis se prononcer sur la démission du président de la Fédération Française de Football) ou apparemment anodin (la rencontre entre les équipes de ping-pong chinoise et américaine, qui précédera le rétablissement des relations diplomatiques entre ces deux pays au début des années 1970). Le sport peut donc être politique : comme outil de légitimation des gouvernements (le succès sportif comme vecteur de popularité interne et de rayonnement externe), comme arme de contestation (les manifestations comme façon de publiciser une cause), comme instrument diplomatique (pour s’opposer ou au contraire se rapprocher d’autres gouvernements). Et, rappelons-le, le sport est également un objet de politiques publiques, tant il revêt des valeurs symboliques (le fameux esprit sportif, le prestige d’une ville, d’une région, d’un pays) mais aussi des normes d’action publique (la promotion de l’égalité des chances, du bien-être physique). Image non fournie par l éditeur.
The American Legion Magazine, octobre 1971. À RETENIR • n Politique est un mot polysémique : « le » politique (espace de régulation des conflits dans les sociétés contemporaines) d’un côté, « la » politique (compétition pour le pouvoir) de l’autre. • n La science politique vise à produire des connaissances scientifiques à partir de quatre principes : 1) une description systématique de l’activité politique avec l’utilisation de méthodes rigoureuses, 2) une conceptualisation des notions, théories ; 3) une recherche d’identification de mécanismes causaux, 4) un contrôle des résultats par la communauté scientifique. • n Malgré des travaux de précurseurs prestigieux (d’Aristote à Marx), ce n’est qu’à la fin du XIX e siècle que l’on compte une
première naissance de la science politique. Au cours de l’après-Seconde-Guerre mondiale, on assiste à une seconde institutionnalisation, qui aboutira à la consolidation de cette discipline. • La science politique s’intéresse au pouvoir politique, c’est-à-dire le gouvernement des sociétés dans leur ensemble. Il n’existe pas une essence de la politique : la science politique consiste à comprendre comment certaines questions ou activités se voient dotées d’une signification politique. NOTIONS CLÉS • Le politique • La politique • Politics • Policies • Polity • Discipline scientifique • Puissance • Pouvoir • Pouvoir politique • Domination • Politisation POUR ALLER PLUS LOIN BRAUD P., 2014, Sociologie politique, Paris, LGDJ. DORMAGEN J.-Y. et MOUCHARD D., 2015, Introduction à la sociologie politique, Bruxelles, de Boeck. FAVRE P., 1989, Naissances de la science politique, Paris, Fayard.
FAVRE P., 1985, « Histoire de la science politique », in GRAWITZ M. et LECA J. (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF, tome 1, p. 3-45. LAGROYE J., FRANÇOIS B. et SAWICKI F., 2012, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po et Dalloz. SUREL Y., 2015, La science politique et ses méthodes, Paris, Armand Colin. WEBER M., 1919, Le savant et la politique, Paris, Plon.
CHAPITRE 2 L’État et le pouvoir Retour à la table des matières Image non fournie par l éditeur. © SOPA Images-Getty Images. À l’heure de l’affirmation d’une économie mondialisée et de souverainetés concurrentes, la question de la place de l’État se pose. Figure de la modernité politique, l’État émerge en Europe sous la période absolutiste et s’impose comme la forme la plus achevée d’organisation politique. Incarnation institutionnelle du pouvoir souverain, dont on analysera dans ce chapitre la signification, l’État est aussi, dans beaucoup de pays, le grand architecte de la nation, participant à la construction d’une mémoire, d’une géographie, d’une histoire et d’une langue commune. Cette nationalisation des territoires de l’État est très inégalement réussie comme en atteste la photographie ci-contre, témoignant des résistances identitaires puissantes au sein de certains États-nations, comme ici l’Espagne. PLAN DU CHAPITRE I. Sociogenèse de l’État II. Formes et types d’État III. La nation et le nationalisme
IV. Le pouvoir
I. Sociogenèse de l’État Retour à la table des matières Comment est apparu l’État en Europe, sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui c’est-à-dire comme un assemblage institutionnel imposant à une population déterminée et sur un territoire défini des règles de conduite et d’action par le « monopole de la violence physique légitime » (Max Weber) ? On présentera ci-dessous, en s’appuyant sur l’ouvrage de Hanspeter Kriesi1 différentes théories sur la genèse de l’État moderne. Quatre variables peuvent résumer les différentes positions : certains auteurs insistent sur l’influence des évolutions sociales et économiques quand d’autres mettent l’accent sur l’influence des relations internationales. D’autres auteurs pensent l’État comme le fruit de sa propre dynamique alors que certains insistent sur les phénomènes guerriers à l’origine de la modernisation étatique.
1. L’État, produit de la modernisation socioéconomique Retour à la table des matières ■ L’approche évolutionniste L’approche évolutionniste s’inspire des travaux du sociologue français Émile Durkheim. Les auteurs, qui s’en référent, expliquent la formation de l’État à partir d’un processus plus vaste : celui de la division du travail. L’État serait lié à la modernisation économique des sociétés, impliquant une division de plus en plus poussée des tâches. Alors qu’auparavant un seul individu ou un seul groupe d’individus détenait l’essentiel du pouvoir (imposer des croyances, réguler la société, favoriser la culture, guerroyer), désormais, la multiplication des échanges économiques et la complexité du monde social vont obliger à une division des tâches de plus en plus poussée. L’apparition de l’État répondrait ainsi à cette exigence de fonctionnalité. Il se distingue de la
société civile et de la religion pour construire sa propre sphère d’intervention : faire la loi et garantir l’ordre. Comme le dit Durkheim : « Plus les sociétés se développent, plus l’État se développe ; ses fonctions deviennent plus nombreuses, pénètrent davantage toutes les autres fonctions sociales qu’il concentre et unifie par cela même1. » ■ L’approche marxiste L’approche marxiste constitue la plus virulente critique de l’État dit bourgeois. Pour Marx, tout État est le produit d’une division de la société en classes antagonistes. L’État moderne serait le produit de la classe dominante c’est-à-dire de la bourgeoisie capitaliste. Celle-ci se sert de l’appareil d’État sous son contrôle pour opprimer la classe prolétarienne. Finalement, l’État est une « superstructure » qui permet de maintenir un ordre établi dicté par la classe capitaliste et qui ne profite qu’à elle. Dans cette théorie, les institutions d’État (police, armée, justice, gouvernement…) ne sont que des appareils de classe aux mains des dominants. Historiquement donc, l’État aurait été créé par la bourgeoisie au moment de la révolution industrielle en Europe pour lui assurer le monopole des retombées de la croissance. La bourgeoisie, dit Marx, a favorisé la révolution industrielle productrice de richesses mais a mis en place immédiatement les instruments nécessaires au contrôle de ces richesses. Ces instruments sont les appareils d’État. Avec la victoire attendue du prolétariat sur la bourgeoisie, l’État n’aura plus lieu d’être puisque l’annihilation de la classe bourgeoise rendra son effectivité inutile. Tableau 2.1 Les formes de l’État selon le type de classes en lutte Types d’État
État État État féodal esclavagiste bourgeois
Formes politiques
Despotisme/ Seigneuries/ Démocratie/ Démocratie tyrannie absolutisme fascisme populaire
État socialiste
Classes en lutte
Maîtres contre esclaves
Seigneurs contre serfs/ seigneurs contre bourgeois
Bourgeois Prolétaires contre contre prolétaires bourgeois
Mode de Esclavagiste Féodal production
Capitaliste Collectiviste
Base technique Force des bras et économique
Chemin de fer/ Moteur Moteur à explosion à explosion
Moulin
■ L’approche culturelle Pour le politiste norvégien Stein Rokkan, il convient de prendre en compte deux considérations majeures pour penser la formation de l’État. La première concerne le rôle crucial de l’Église catholique comme organisation supraterritoriale. Pour Rokkan, c’est la distance géopolitique par rapport à l’institution religieuse qui définit la force de l’État : plus on s’éloigne du centre religieux, plus l’influence de l’Église de Rome est faible et plus la construction de l’État se fera facilement. Ainsi, au nord de l’Europe où le protestantisme s’impose, c’est l’Église protestante qui devient un acteur primordial dans la formation des nations en se ralliant aux constructeurs d’État, en adoptant la langue locale et en participant à la standardisation culturelle. À l’inverse, au sud de l’Europe, l’Église de Rome va longtemps s’opposer aux États nations, contestant la logique étatique et soutenant même souvent les nationalismes périphériques combattant l’État central, comme ce fut le cas en Espagne. La deuxième considération est d’ordre socioéconomique. Rokkan situe l’État en relation avec une bande de cités indépendantes européennes, riches et autonomes, allant de l’Italie (Florence) vers les
Flandres (Bruges) et les Pays Bas (Amsterdam). La distance géopolitique par rapport à cette bande centrale constitue l’axe politico-économique autour duquel l’État se constitue. Rokkan distingue trois régions autour de cet axe des « cités puissantes » : • l au centre de l’Europe, se trouve un réseau fragmenté de cités toutes puissantes mais sans qu’aucune ne domine réellement les autres. Il n’existe donc pas de centre capable de s’imposer pour la formation d’un État fort (cas de l’Italie ou de l’Espagne) ; • l à l’ouest de cette bande de cités, on trouve des territoires avec un centre fort et quelques villes importantes mais dominées par le centre (cas de la France) ; • l enfin, à l’est, on retrouve un centre fort mais les villes ne sont pas le lieu du pouvoir économique qui repose sur la possession de la terre (cas des pays d’Europe de l’Est). Pour Rokkan, l’État se construit particulièrement vite dans la seconde zone, bénéficiant d’un centre puissant et de villes capables d’asseoir l’autorité du gouvernement et d’encourager une culture étatique nationale.
2. L’État, produit des échanges internationaux Retour à la table des matières Cette approche est défendue par le sociologue américain Immanuel Wallerstein qui pense l’État au sein d’une « économie monde ». Cette dernière est le produit du développement du capitalisme marchand qui a suscité des échanges commerciaux à travers le globe. Pour Wallerstein, les États naissent à partir du moment où le commerce mondial prend son essor (à partir du XVI e
siècle). Le paradoxe est énorme : c’est la force de l’économie marchande, par nature transnationale et dérégulée, qui va déterminer la formation des Étatsnations, juridiquement régulés et territorialement limités. Pour l’auteur du Système monde du XV e siècle à
nos jours (Paris, Flammarion, 1984), dès le XVI e siècle s’est développée une division du travail sur le plan mondial au moment où le capitalisme émerge. La division issue de l’« économie monde » selon Wallerstein • l Un centre où se situent les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et la France, les nations les plus commerçantes bénéficiant de villes et d’économies fortes. L’industrie y est naissante mais déjà importante et l’agriculture est en transformation (passage des terres arables aux terres de pâturage ; développement d’un marché agricole). • l Une périphérie formée par les colonies d’Amérique latine (sucre, café, or, coton) où s’activent les esclaves d’Afrique, et les pays à l’est de l’Elbe où travaillent les serfs au service de riches propriétaires fonciers. • l Une semi-périphérie constituée des pays de l’Europe périphérique comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Scandinavie, terres de métayers (ouvriers agricoles) sousrémunérés. Selon Wallerstein, il y a une corrélation entre la nature de l’État et son positionnement dans l’« économie monde ». Son idée est de dire qu’au centre les États sont forts car ils exploitent les périphéries et empêchent ces dernières d’accéder à l’autonomie politique. L’État est fort car il est fonctionnel : il protège les nouvelles activités économiques et les élites et il contrôle les échanges maritimes (en particulier les voies d’accès aux riches colonies de la périphérie : Inde, Perse, Corne de l’Afrique, Brésil…). À la périphérie, l’absence de structures étatiques et le maintien d’une monoculture sont voulus par le centre, seul moyen de maintenir sa domination et d’accroître ses richesses.
3. L’État, produit de sa modernité administrative Retour à la table des matières
Max Weber1 a été un des premiers à ne pas lier l’apparition de l’État à un processus de développement économique, aux rapports de production ou à la division du travail. Pour lui, l’État trouve en lui-même ses propres déterminants. Pour Weber, un État est un groupement politique particulier qui a trois caractéristiques propres : • il garantit une domination continue c’est-à-dire assure que ses ordres (lois et règlements) sont obéis et appliqués ; • cette faculté de se faire obéir est obtenue par l’usage de la menace ou de la violence physique dont les dirigeants ont le monopole ; • ce monopole s’exerce sur des sujets de l’appareil politique c’est-à-dire les ressortissants territoriaux de son action. Cette définition de l’État renvoie aux trois formes de domination, trois formes de pouvoir retenues par Weber2. Le caractère légitime de l’État l’associe sans mal avec la domination légale rationnelle qui est pour le sociologue allemand la forme la plus aboutie de la construction de l’État. Ici, la légitimité des gouvernants ne vient pas de la tradition ou du charisme mais de l’acceptation des sujets d’un ordre légal et impersonnel. L’ordre légal-rationnel est fondé sur une bureaucratie qui présente, pour Weber, cinq caractéristiques. Le saviez-vous ? Pour Weber, l’apparition de l’État est liée à la capacité d’un groupe à se faire obéir par un monopole de la violence sur un territoire délimité par des frontières. Il propose alors sa célèbre définition de l’État : « Une entreprise politique de caractère institutionnel dont la direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime. » Les 5 traits caractéristiques de l’ordre bureaucratique étatique, selon Max Weber • l L’activité des fonctions publiques est réglementée et continue (ordre légal d’action).
• l Il existe un principe de hiérarchie administrative en vertu duquel toute autorité est contrôlée (principe du contrôle hiérarchique du donneur d’ordre). • l Les règles sont appliquées par des fonctionnaires spécialisés et compétents (compétence des agents publics). • l La direction administrative et les moyens d’administration sont séparés : pas d’appropriation possible du pouvoir (indépendance de l’administration). • l La gestion administrative doit reposer sur des documents écrits (lisibilité et communicabilité des documents administratifs). C’est dans ce principe de hiérarchie administrative, autrement dit dans la bureaucratisation, que Weber trouve les fondements de l’État moderne. Comme le notent Bertrand Badie et Pierre Birnbaum : « La bureaucratie incarne aux yeux de Weber l’aboutissement du principe de rationalité qui oriente selon lui l’activité du monde occidental1. » Pierre Birnbaum et Bertrand Badie sont deux auteurs qui se placent justement dans cette perspective weberienne. Pour eux, l’État se développe en fonction de deux critères majeurs : • l ce sont les résistances qu’il rencontre de la part des pouvoirs traditionnels (Église, pouvoirs locaux) qui vont alimenter la dynamique étatique : plus ces résistances sont fortes, plus les constructeurs d’État sont obligés de renforcer le centre pour arriver à les surmonter. Ainsi pour nos deux auteurs, l’histoire de l’État est celle de ses combats contre les pouvoirs hostiles à son développement. L’Église ou les pouvoirs nobiliaires locaux et régionaux seront des obstacles puissants à l’imposition de l’État en Occident comme en Orient2 ; • l second critère de l’histoire de la formation de l’État, son développement dépend du niveau de croissance industrielle. Pour aller vite : là où la révolution industrielle est précoce et le capitalisme fort, l’État n’a pas lieu d’être puissant
puisque les forces sociales suffisent à assurer la prospérité de chacun. À l’inverse, là où le capitalisme est faible et la révolution industrielle tardive, l’État devient un acteur majeur du développement économique et un instrument important de régulation. Ainsi pour Badie et Birnbaum, l’État fort apparaît en conséquence là où la résistance des sociétés rurales et communautaires est sensible et où l’économie est faible comme ce fut le cas en France, modèle type d’un État centralisateur fort et victorieux des résistances. À l’inverse, l’État est faible là où il n’a pas besoin de s’opposer à des résistances fortes et où le marché est développé, comme c’est le cas aux États-Unis d’Amérique ou, plus marginalement, en GrandeBretagne.
4. L’État comme produit de la guerre Retour à la table des matières Pour l’historien américain Charles Tilly, l’État naît principalement de son désir de faire la guerre. La genèse de l’État est donc à relier à l’activité guerrière : « La structure de l’État apparaît essentiellement comme un produit secondaire des efforts des gouvernants pour acquérir les moyens de la guerre1. » Pour Tilly, le processus de construction de l’État moderne est affecté par les très nombreux conflits militaires dans lesquels il a été l’acteur central (plus de 50 au XVII e siècle en Europe, plus de 200 au XIX e siècle). Cela non seulement parce que la guerre a très souvent comme finalité d’agrandir le territoire de l’État (conquête territoriale) mais aussi – et surtout dit Tilly – parce que l’État se renforce par et dans la guerre afin de remplir des fonctions de coordination administrative de plus en plus complexes. Finalement, à travers la guerre, c’est l’administration de l’État central qui se construit et qui assure, paradoxalement, une pacification interne. Les influences de la guerre sur la construction étatique, selon Charles Tilly • l L’extraction des ressources pour la guerre a exigé la mise en place d’un important système fiscal et donc un développement de
l’administration. • l Pour former une armée unie, l’État central va négocier la participation de seigneurs locaux au renforcement de l’institution militaire. Ce faisant ces élites périphériques et leurs hommes vont de plus en plus s’intégrer à l’État. • l Dans les périodes de paix, l’action administrative militaire de l’État s’est stabilisée et a servi pour de nouvelles activités civiles de renforcement du pays (ponts et chaussées, aménagement territorial, progrès de la médecine). • l Après la guerre, les participants à l’effort de guerre (seigneurs) ont revendiqué des droits, favorisant une meilleure intégration de la population dans le politique (les seigneurs deviennent administrateurs ou délégués du roi). • l Les dettes de l’État accumulées pendant la guerre ont créé une bureaucratie de services (l’État rembourse sa dette via des services) favorisant la participation de l’État à l’économie nationale. Source : synthèse issue de KRIESI H., 1994, Les démocraties occidentales, Paris, Economica, p. 65. FOCUS Norbert Elias et l’État civilisateur Norbert Elias, historien et sociologue allemand, a publié en 1939, Le processus de civilisation et la dynamique de l’occident. Dans un premier temps, il affirme la genèse de l’État par l’accumulation de deux ressources principales : l’armée et le fisc. La deuxième étape de son raisonnement est plus intéressante. Elias se demande pourquoi les seigneurs ont accepté de se soumettre au roi, pourquoi ont-ils accepté de se défaire de leur droit à l’usage de la violence ? Il se demande ensuite comment passe-t-on d’un état latent de guerre continue de tous contre tous à un état de civilisation ; comment se construit le processus de civilisation des mœurs ?
Pour Elias, ce processus commence par le phénomène de cour né de la centralisation du pouvoir par le monarque. Le remplacement progressif, à partir des XI e et XII e siècles d’une noblesse de guerriers par une noblesse « domestiquée », est le phénomène majeur de ce processus de civilisation. Il parle de la curialisation des guerriers. S’appuyant sur l’exemple français, il montre comment le roi capétien organise autour de lui une vie de cour et proscrit la violence entre ses inféodés (interdiction du duel). Un code de comportements courtois se met en place au sein de la chevalerie qui va peu à peu s’étendre, par mimétisme, aux aristocrates, avant de toucher tout le peuple. On assiste, dit Elias, au processus de civilisation. Ce phénomène de pacification a des conséquences importantes sur les psychologies individuelles. Avec le phénomène de cour, les pulsions sont refoulées, on essaye de ne pas trahir ses émotions, on intériorise sa colère ou sa peur, bref on assiste à un phénomène général d’autocontrainte de ses émotions : « Le refoulement des impulsions spontanées, la maîtrise des émotions, l’élargissement de l’espace mental c’est-à-dire l’habitude de songer aux causes passées et aux conséquences de ses actes, voilà quelques aspects de la transformation qui suit nécessairement la monopolisation de la violence. » Elias pense ainsi la formation macrosociologique de l’État tout autant que les conséquences microsociologiques sur les mentalités : avec l’imposition d’un État central détenteur de la violence naît un processus de civilisation, touchant les économies psychiques individuelles, qui traverse tout l’occident.
II. Formes et types d’État Retour à la table des matières Les travaux portant sur la sociogenèse de l’État1 conduisent à souligner la diversité des trajectoires historiques de l’État permettant de comprendre leurs différences à partir des critères de comparaison mis en avant par Bertrand Badie et Pierre Birnbaum2 pour distinguer États forts et États faibles. Les critères de comparaison des États
• l Le degré de centralisation territoriale et de la délimitation de frontières stabilisées ; • l Le degré de différenciation entre l’État et la société qui renvoie au degré d’autonomie de l’État par rapport aux structures sociales, en particulier l’Église mais aussi par rapport aux règles coutumières (production d’un droit propre à l’État). Cette différenciation conduit à la prédominance d’une légitimité de type légalrationnel. • l Le degré de développement d’une administration bureaucratique (nombre de fonctionnaires, spécialisation des structures, modalités de recrutement des fonctionnaires différenciées de la société autrement dit le recrutement par concours sur la base de compétences spécialisées) fortement institutionnalisée et dépatrimonialisée (les charges administratives ne sont pas liées au statut social, son détenteur n’en est plus le propriétaire et surtout elles ne sont plus héréditaires) ; • l Le degré de concentration des pouvoirs et de développement de l’appareil gouvernemental qui contrôle l’administration. Ces différences peuvent être appréhendées à l’échelle européenne à partir de la distinction entre trois trajectoires de l’État occidental proposée par Charles Tilly dans Contrainte et capital dans la formation de l’Europe. 990-1990 (Paris, Aubier, 1992). Cet ouvrage prolonge et systématise l’analyse proposée par Rokkan débouchant sur une carte conceptuelle de l’Europe structurée en trois espaces3. Pour Charles Tilly, ces trois espaces correspondent à trois grands types de trajectoires en fonction du rôle respectif de la contrainte et de l’accumulation du capital : • les trajectoires à forte contrainte caractérisées par le maintien du système féodal et l’alliance étroite entre la noblesse féodale et l’État. Les activités économiques sont à dominante rurale et l’insertion dans les circuits de commercialisation économique internationaux est limitée. L’État est fort seulement au niveau de la concentration des pouvoirs
(permettant le contrôle de la paysannerie) mais sa différenciation est limitée par le poids de la noblesse (au niveau local et au niveau de l’administration centrale) et le lien étroit avec l’Église. Ces trajectoires sont localisées dans la partie orientale de l’Europe (Pologne, Russie) ; • les trajectoires à fort capital caractérisées par la priorité donnée aux activités commerciales. La construction d’un État fort est limitée par l’autonomie des cités-États qui freinent la centralisation territoriale et la différenciation du politique par rapport à l’économie. Ces trajectoires sont situées dans l’espace que Rokkan avait qualifié de « bande centrale de l’Europe » allant de la Baltique à la Méditerranée (Italie du Nord) en passant par l’Allemagne du Nord, les Provinces Unies et la vallée du Rhin ; • les trajectoires à contrainte capitalisée, caractérisées par le développement concomitant de l’armée et des activités commerciales (commerce transatlantique). Elles favorisent le développement d’un État fort, à la fois centralisé, différencié et s’appuyant sur une administration bureaucratique. Ces trajectoires se situent dans la partie ouest de l’Europe (France, Angleterre, Espagne). Le saviez-vous ? Les traités de Westphalie qui correspondent à trois différents traités réunissant l’essentiel des puissances européennes, en octobre 1648, consacrent la suprématie de l’État en Europe et mettent fin à l’empire des Habsbourg. Les traités de Westphalie sont considérés comme le moment de consécration de la souveraineté de l’État en Europe, seule source de souveraineté en droit international. Les traités seront condamnés par le droit nazi dans les années 1930 comme source originelle du déclin de l’empire germanique. La perspective comparative ouverte par ces travaux a été prolongée de deux manières, en Occident et hors de la sphère occidentale
1. Les États en Occident Retour à la table des matières Les travaux sociohistoriques, tels ceux de Rokkan, de Tilly ou de Badie et Birnbaum, se sont surtout intéressés à l’émergence d’États absolutistes (ou wetsphalien en référence aux traités de Westphalie de 1648) reposant, comme l’a mis en évidence Norbert Elias1, sur la monopolisation par un centre politique du recours à la contrainte physique et des ressources fiscales sur un territoire donné (les deux s’alimentant). ■ L’État régulateur Jusqu’au XVIII e siècle l’État exerce essentiellement des fonctions régaliennes : militaires (conduite de la guerre et défense du territoire), policières (maintien de l’ordre à l’intérieur des frontières), judiciaires et fiscales (prélèvement de l’impôt), en s’appuyant sur la mise en place d’instruments administratifs (police, armée, justice, administration fiscale, administration territoriale…) et la production de règles de droit distinctes des règles coutumières. À cette forme d’État centrée sur les fonctions régaliennes succède progressivement l’État-nation qui connaît son apogée au XIX e siècle en Europe en s’appuyant sur de nouvelles politiques publiques : en particulier des politiques de transport (routes, canaux puis chemins de fer) et de communication (poste puis télégraphe et téléphone) afin d’intégrer un territoire défini comme national en raccourcissant les distances ainsi que des politiques d’enseignement et des politiques culturelles afin d’unifier la culture nationale, d’imposer une langue nationale et d’inculquer le patriotisme (à travers l’enseignement de l’histoire en particulier). ■ L’État protecteur Une nouvelle rupture décisive se produit à la fin du XIX e siècle avec l’avènement de l’État Protecteur qui correspond à l’apparition de politiques publiques d’un autre type : celui des politiques redistributives. Elles traduisent le passage d’une conception individuelle de
la responsabilité à une conception collective, comme l’illustre la mise en place de systèmes d’assurance collective pour les accidents du travail (en Allemagne en 1871, en Angleterre en 1897, en France en 1898). La responsabilité de l’accident du travail ne relève plus de l’ouvrier ou de l’employeur à titre individuel : il est désormais pensé comme le produit de la société industrielle. On passe alors d’une responsabilité personnelle à une responsabilité collective prise en charge par l’État : c’est à lui d’assumer les risques liés à l’essor du travail industriel. On assiste ainsi à l’avènement d’une société assurantielle, garantie par l’État1. La protection étatique s’étend désormais par-delà la sécurité physique ; il s’agit de prémunir les individus face à différents risques : travail, maladie, vieillesse puis chômage. La mise en place de cet ancêtre de l’État providence est également une réponse à l’essor du mouvement ouvrier et du socialisme comme le montre l’exemple de l’Allemagne bismarckienne, où sont mises en place les premières assurances sociales (maladie, accident du travail, retraites) dans les années 1880. Elles sont marquées par trois innovations majeures : l’obligation de cotiser pour les ouvriers et leurs employeurs, l’exercice de la solidarité par groupe professionnel (égalisation des risques) et la garantie de l’État. Les transferts de responsabilité et les transferts financiers deviennent ainsi une dimension essentielle des politiques menées par l’État. ■ L’État providence La place des politiques redistributives a été renforcée sous l’effet des deux guerres mondiales qui accentuent la tendance à l’intervention de l’État. La période est également marquée par la nécessité de ressouder la collectivité nationale, ce qui se traduit par l’extension des systèmes de protection sociale. L’État s’acquitte de la dette qu’il a contractée vis-à-vis de sa population, qui a subi les effets directs et indirects des conflits mondiaux. Ainsi, après 1918, l’indemnisation des victimes de guerre est un élément moteur du développement de l’État providence (assurances sociales obligatoires en
France en 1928-1930) qui est à nouveau fortement étendu après 1945 (plan Beveridge en GrandeBretagne, création de la Sécurité sociale en France). On assiste alors à une universalisation de la protection sociale, puisqu’à l’égalité des souffrances vécues au cours de la guerre succède celle des droits sociaux. L’influence keynésienne La crise économique des années 1930 met en évidence les limites de l’économie capitaliste de marché et la nécessité d’une intervention de l’État comme l’a théorisé Keynes. Ses conceptions économiques s’imposent dans la plupart des pays occidentaux après 1945. Les nécessités de la reconstruction expliquent l’apparition de la planification et l’accroissement de l’intervention économique de l’État (nationalisations, soutien à la demande, organisation de la production, programmes d’équipements…) qui s’affirme ainsi comme un État producteur et planificateur. Même si les États occidentaux connaissent tous ces évolutions de leurs formes, les différences entre eux restent importantes comme l’a en particulier souligné l’analyse comparative des États providence qui a mis en évidence l’existence de trois régimes de protection sociale différenciés selon trois critères principaux : leur logique fondatrice, leur mécanisme de financement et d’allocation de prestations, leur degré de différenciation (autonomie) par rapport au marché. Tableau 2.2 Les trois types d’États providence ConservateurSocial-démocrate Libéral corporatiste Allemagne (Bismarck)
Pays scandinaves (Beveridge)
Fondé sur le Fondé sur la travail (maintien citoyenneté
Pays anglosaxons Fondé sur le besoin
ConservateurSocial-démocrate Libéral corporatiste
du revenu)
(universalité des (pauvreté : prestations, égalité condition de H/F) ressources)
Assurance sociales (cotisation obligatoire)
Impôt redistributif Ciblage
Autonomie moyenne (gestion par les Autonomie forte partenaires sociaux)
Autonomie faible (Rôle du marché)
Source : ESPING-ANDERSEN G., 1990, The three worlds of Welfare Capitalism, Cambridge, Polity Press. Par la suite d’autres travaux ont souligné en quoi ces différences étaient étroitement liées au mode de régulation de l’économie (de marché) par l’État à partir de la notion de « variétés de capitalisme ». Tableau 2.3 Les variétés de capitalisme Capitalisme européen continental
Socialdémocratie
Capitalisme libéral de marché
Marché de Marché de Marché de produits produits produits faiblement réglementé dérégulés réglementé (concurrence par (concurrence (concurrence par la qualité) par les prix) la qualité)
Marché du travail réglementé (négociation salariale conflictuelle)
Marché du travail coordonné (négociation salariale coopérative centralisée)
Flexibilité du marché du travail (négociation salariale décentralisée)
Système Système Système financier financier fondé financier fondé fondé sur les sur le marché sur les banques banques (capital risque et les assurances important) Système éducatif Système éducatif public et système Système public et système de formation éducatif de formation professionnelle concurrentiel professionnelle (continue) Source : d’après HALL P. et D. SOSKICE D., 2001, Varieties of Capitalism, Oxford University Press. Depuis les années 1970, les politiques redistributives et d’intervention économique directe ont été progressivement mises en cause ce qui a conduit à l’affirmation d’un État devenu essentiellement régulateur, intervenant plus indirectement que directement, qui fait faire plus qu’il ne fait lui-même, qui agit donc plus en interaction avec des acteurs non étatiques qu’il n’agit seul en recourant à de nouveaux types de politiques publiques1.
2. L’État ailleurs Retour à la table des matières La perspective comparative ouverte par la sociologie historique a été prolongée par la prise en compte des trajectoires extra-occidentales du politique, en s’intéressant en particulier à quatre aires géographiques et culturelles1 : la Chine, le monde musulman, le monde indien et l’Afrique subsaharienne. Deux aspects communs ont été soulignés : d’une part la prédominance
historique de modes d’organisation du pouvoir politique différents de l’État occidental, en particulier celle de l’Empire caractérisé par une moindre centralisation et une faible différenciation ; d’autre part la mise en place d’organisations étatiques sous l’influence de l’Occident à travers la colonisation puis des processus d’importation de l’État. ■ Chine La trajectoire historique chinoise est marquée par le développement dans la longue durée d’une succession de dynasties impériales dans le cadre desquelles s’affirment des caractéristiques proches de celles de l’État occidental. C’est tout d’abord le cas de la centralisation territoriale qui apparaît dès le III e
siècle av. J.-C. favorisée par la contrainte de l’irrigation. Toutefois l’instabilité des frontières caractérise les empires chinois. Ce processus a conduit à la mise en place, à partir du VIII e siècle, d’une administration spécialisée, permanente et bureaucratisée (recrutement par concours, salaires fixes) autonomisée par rapport à l’aristocratie militaire. Toutefois, la différenciation du pouvoir impérial chinois est limitée par le poids du confucianisme qui définit une morale fondée sur le respect de l’autorité régissant les règles de la vie en société ; le pouvoir n’est donc pas producteur du droit, contrairement aux États occidentaux qui se sont affirmés en s’appuyant sur les principes du droit romain. Prédomine donc dans les empires chinois une légitimité de type religieuse qui est aussi une source d’instabilité quand le pouvoir n’est plus le garant de l’harmonie sociale. ■ Mondes musulmans Ici, la centralisation est plus limitée avec de fortes fluctuations des frontières et la présence de structures politiques autonomes à l’intérieur des empires qui correspondent à des modes d’organisation politiques complexes et mouvantes. Si, à partir du XV e siècle, un appareil administratif spécialisé a été progressivement mis en place celui-ci est fortement patrimonialisé et donc faiblement autonomisé par rapport à de structures sociales
hiérarchisées. Surtout le politique, qui prend la forme du califat1, est peu différencié par rapport à la religion. Définition • Califat : le territoire sur lequel vivent les musulmans sous l’autorité d’un calife est aussi orthographié « Khalifat ». Une multitude de califes vont suivre les successeurs du prophète avant que la période des sultanats (1261-1517) ne remplace l’âge des califes. La fin du califat est officiellement déclarée en 1924 avec le démantèlement de l’empire ottoman. Des mouvements islamistes salafistes contemporains, soit politiques (les frères musulmans), soit djihadistes (Daech) vont tenter de rétablir le califat sur la zone irakosyrienne. En effet la fonction première du calife est de protéger l’islam et les croyants ; sa légitimité et son rôle sont donc principalement religieux. Par ailleurs, le Coran est la source du droit. Il en résulte d’importantes formes de contestations religieuses du pouvoir et des limites fortes à la territorialisation du pouvoir politique du fait de la vocation universelle de l’islam. ■ Inde et Afrique Dans le monde indien la trajectoire historique du politique est marquée par une forte instabilité des formes de pouvoir (également fortement diversifiées), une atomisation du pouvoir politique (absence de centralisation, appareils administratifs limités, dominés par la caste des guerriers et fortement patrimonialisés) et une faible différenciation2 par rapport à l’organisation sociale en castes dominées par les brahmanes. Ces différents éléments se retrouvent en Afrique subsaharienne où prédominent également une forte instabilité et la diversité des formes du pouvoir politique. La centralisation et l’institutionnalisation sont limitées par l’absence de religion unificatrice, la faible intensité de l’agriculture, la disponibilité des terres (qui favorise le pouvoir patrimonial) et la multiplicité des clivages
sociaux. La différenciation par rapport aux structures sociales est faible et la patrimonialisation du pouvoir importante. Ces trajectoires historiques du politique sont également marquées, à partir du XVI e siècle, par des interactions de plus en plus fortes avec les États occidentaux eux-mêmes en train de se construire. On assiste ainsi à un transfert des structures de l’État occidental par la colonisation. Il correspond à une exportation de deux éléments principaux de l’État occidental : la territorialisation du pouvoir (établissement de frontières stables, nouveaux moyens de transport et de communication) et son institutionnalisation par la mise en place d’une administration coloniale et l’application d’un droit produit par l’État. À partir du XIX e siècle, sont également déployées des stratégies d’importation d’éléments de l’État occidental1 pour renforcer des pouvoirs impériaux. Ces stratégies s’inscrivent dans le cadre de projets de « modernisation conservatrice » (fondés sur le renforcement militaire et la bureaucratisation de l’administration) comme le montrent les exemples de l’Empire ottoman et, ailleurs, du Japon (Meiji). Le saviez-vous ? L’ère Meiji au Japon (1862-1912) va marquer la modernisation technique, économique et politique du pays et le sortir de son isolement traditionnel. Le Japon passe alors d’un système féodal à un système industriel à l’occidentale, débouchant également sur le plan politique sur la construction d’un État moderne (création de préfectures sur le modèle français, adoption d’une constitution à l’allemande, mise en place d’un système éducatif d’inspiration américaine, etc.) Au XX e siècle, l’importation d’éléments empruntés aux États occidentaux s’opère dans le cadre de la décolonisation (qui ne remet pas en cause une partie de l’héritage colonial). Il en résulte la formation d’États néo-patrimoniaux, caractérisés : • l d’une part par des emprunts à l’État occidental (développés dans le cadre de la
colonisation) comme la territorialisation et la centralisation du pouvoir, le développement d’un appareil administratif spécialisé et un processus de construction nationale ; • l d’autre part par des traits spécifiques : tout d’abord leur mode de légitimation s’appuie plus sur des traditions (renvoyant à une différenciation limitée du fait de l’importance de l’appui sur des structures sociales préexistantes et/ou la religion) et sur le charisme des leaders (en particulier les « pères de l’indépendance ») que sur une légitimité de type légal-rationnel. Ensuite, le fonctionnement patrimonial de l’administration est très marqué. Enfin, la caractéristique principale est l’importance de la patrimonialisation du pouvoir : appropriation des institutions étatiques par un groupe restreint (la détention du pouvoir politique est également une source d’enrichissement et de contrôle des activités économiques) dans le cadre de régimes autoritaires2.
III. La nation et le nationalisme Retour à la table des matières On a pu voir que dans son effort de « prise en main » de la société civile, l’État avait bien souvent – ce fut particulièrement le cas en France – œuvré à la « nationalisation » du territoire, s’efforçant d’accompagner son entreprise de monopolisation de la violence et de centralisation des acquis fiscaux d’un long travail d’harmonisation des consciences. L’État ne peut se passer de cet effort d’unification des âmes sauf à prétendre n’être obéi que par le seul emploi de la force. Il lui faut se faire accepter et faire partager son idéal républicain ; il lui faut œuvrer au partage par tous d’une même langue, de semblables coutumes, d’une commune mémoire, d’une même destinée, indispensables au soutien des pouvoirs publics et à l’émergence d’un sentiment communautaire qui outrepasse toutes les autres allégeances locales, ethniques ou religieuses. Le saviez-vous ?
En 1986 paraissaient, sous la direction de Pierre Nora, les trois tomes des Lieux de mémoire, aux éditions Gallimard. Ce gigantesque travail d’historiens propose une synthèse des recherches sur la construction de la nation française à travers ses symboles (le drapeau, la Marseillaise, l’hexagone), ses monuments (le Panthéon, Versailles), ses outils (la statistique), ses mots (les noms des rues, les monuments aux morts) ou encore ses pratiques, etc. L’État est donc bien un des grands architectes de la nation, fort de ses outils d’apprentissage (écoles, ouvrages), de mémoire (musées, cérémonies, monuments aux morts) ou administratifs (état civil, papiers d’identification, réseau de transport). Pour reprendre le mot du philosophe Michel Foucault, l’État a formaté « les mots et les choses » en favorisant la disparition des patois et langues régionales au profit d’un idiome commun, en unifiant les marques de mesure et de poids, en réduisant les distances et en désenclavant, grâce au chemin de fer ou au réseau postal, les périphéries les plus reculées. Il a entrepris et réussi la congruence entre l’espace politique et administratif qui lui est propre et l’espace psychologique et culturel de la société civile sous son autorité. Est-ce à dire que ce schéma historique qui fut celui de la construction de l’État-nation français est universellement partagé, faisant de l’État le préalable indispensable à la naissance des nations ? Ne peut-il exister des nations apparues sans immixtion étatique ou, de façon plus étonnante encore, des nations sans États à l’image des « nations » kurde, palestinienne, basque ou tamoul ?
1. Deux regards sur la nation Retour à la table des matières Une classique opposition entre deux visions de la nation structure le débat intellectuel. Une première acception du terme renvoie à la conception française et révolutionnaire de la nation faisant de celle-ci la résultante d’un libre accord des volontés, le fruit d’un contrat social qui donnera naissance à l’État républicain. On parlera de « nation contractualiste ». Par opposition, la conception germanique de la nation provient de l’héritage anti-révolutionnaire des penseurs romantiques allemands pour qui la nation relève d’une évidence
historique, culturelle ou parfois biologique, indépendamment de toute intervention politique susceptible de forcer l’ordre naturel. On parlera ici de « nation romantique ». Définition • ? La nation contractualiste, également appelée nation révolutionnaire, apparaît avec l’idéal porté par les hommes de 1789. Elle repose sur l’idée d’une libre et totale adhésion aux grands principes de l’État nouveau, ceux de la République, des droits de l’homme et du citoyen, d’un idéal d’égalité et de liberté. La nation recouvre donc l’ensemble de la population qui partage ce fondement politique sur la base d’un libre accord des volontés. Elle n’est pas une donnée naturelle (biologique ou historique) qui s’impose aux hommes mais bien le fruit de leur mutuelle association autour de ces principes révolutionnaires. Cette conception moderne de la nation a plusieurs implications pratiques. La première concerne la délimitation des frontières qui ne sauraient s’apparenter à une rupture naturelle (fleuve ou chaîne de montagnes), biologique (changement d’ethnie) ou culturelle (partage d’une langue commune). Ici la frontière est politique et la nation s’arrête là où l’accord des volontés cesse. De la même façon, comme le souligne Alain Renaut, la nationalité ne saurait être automatique ni définitive. Ce n’est pas la lignée, l’ancrage culturel ou la maîtrise de la langue qui assure le statut national mais la volonté clairement exprimée d’adhérer au destin collectif et à ses valeurs, expliquant ainsi la naturalisation française de Georges Washington ou Thomas Payne. À l’inverse, cette nationalité est susceptible d’être reprise à ceux qui, bien que de souche française, refuseraient d’embrasser les idéaux de la révolution, ce qui aboutira à l’expulsion de nombreux aristocrates attachés à l’ancien régime. À l’inverse de ce modèle idéalement présenté comme généreux et ouvert, s’oppose la nation romantique d’inspiration allemande, fondée sur l’existence d’une âme collective préalable à toute construction politique. Ici la nation ne se définit pas par un accord mais
s’impose aux individus. Elle se définit par l’existence d’un certain nombre de traits communs qui peuvent aisément s’objectiver et contre lesquels l’intentionnalité politique ne peut rien. Il peut s’agir de la langue, de la culture, des coutumes, des traditions mais aussi de l’appartenance ethnique, de la race ou de l’ancrage religieux. On le voit avec cette acception de la nation, la frontière est fixe et ne saurait être négociable au gré des volontés des groupes sociaux. C’est ainsi qu’Hitler pourra réclamer les Sudètes, cette région de Tchécoslovaquie de langue et culture germanique dont il affirmera en conséquence l’appartenance à la nation allemande. De la même façon, on ne choisit pas ici sa nationalité ni ne peut la perdre tant celle-ci est inscrite dans nos gènes, fruit de notre naissance, de notre passé qui nous constitue. Controverse Une opposition un peu facile ? L’opposition entre ces deux visions de la nation peut sembler schématique. D’abord parce que la réalité de l’acquis de la nationalité s’est modifiée en France comme en Allemagne (l’immigré économique venu d’Afrique, francophone, a peu de chance de passer la frontière à la seule déclaration de son amour pour les lettres françaises et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen !). Ensuite parce que bien des penseurs français (comme Maurice Barrès ou Charles Maurras) défendront une conception fermée de la nation, alors que des grandes figures républicaines insisteront, comme Renan, sur la mixité des origines nationales1.
2. Les théories du « nation building » Retour à la table des matières Pour les théoriciens de ce courant – qui se rattachent au projet d’une nation contractuelle – c’est bien l’État et la modernité qui lui est associée qui sont à l’origine de la nation. Celle-ci n’est donc pas une donnée qui s’impose mais le fruit de la construction historique et culturelle de l’État, grand architecte du projet national. Comme l’exprime Ernest Gellner, un des auteurs les plus
représentatifs de ce courant : « Le nationalisme n’est pas l’éveil d’une force ancienne, latente, qui sommeille, bien que ce soit ainsi qu’il se présente. C’est en réalité la conséquence d’une nouvelle forme d’organisation sociale, fondée sur de hautes cultures dépendantes de l’éducation2. » L’État est au cœur du projet national pour Gellner qui met en avant son rôle éducatif, sa capacité à offrir à tous, pour les bienfaits de son développement, une langue et une éducation communes, garantes de son unité. C’est cette « haute culture » partagée, par opposition aux « basses cultures » paysannes de l’ancien régime, enseignée sur les bancs de l’école et rappelée dans les musées d’État, qui fonde la réalité nationale. FOCUS Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis […] La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire, voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts […] Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l’on comprend malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à l’heure : “avoir souffert ensemble” ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils
commandent l’effort en commun. Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie […] » Source : extraits de la conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne à Paris. Pour d’autres comme Karl Deutsch le nationalisme est avant tout le produit de la modernisation économique. L’âge de la nation est celui de la révolution industrielle. Cette dernière oblige les individus à un partage d’expériences et de vie qui brise les unités communautaires villageoises (les ruraux migrent dans les villes) et fonde un esprit national. En atomisant la société communautaire d’antan, la modernité industrielle pousse les individus isolés dans les bras du nationalisme protecteur. C’est donc à la fois le progrès technique unificateur des pratiques professionnelles et la peur de l’individualisme qui encouragent l’esprit nationaliste. L’État, en tant que moteur économique du pays, est bien sûr à la manœuvre, veillant au développement des moyens de communication, à la construction du réseau ferré, à la subvention des grandes manufactures, autant d’outils de fusion des mentalités et de construction d’un esprit commun. Partageant cette même approche, un auteur comme Benedict Anderson1 va penser le développement du nationalisme en lien avec la « grande transformation » que constitue la révolution de l’édition. Alors que le latin se complexifie à partir de la période de la Renaissance (XV e siècle), rendant plus courant l’utilisation du français, et qu’un début de centralisation administrative s’opère facilitant la circulation des imprimés, le marché de l’édition se modifie. On voit apparaître de nombreux ouvrages en langue vernaculaire ainsi que le développement, quelques décennies plus tard, d’une presse à visée nationale. C’est pour Anderson le début du nationalisme ou de ce qu’il appelle une
« communauté imaginée », issue de ces lectures nouvelles : en suscitant au même moment et dans la même langue les mêmes pensées chez des lecteurs dispersés sur le territoire, la lecture de la presse ou des ouvrages suscite un résultat mystérieux, une même « faculté imaginante » qui traverse l’ensemble du corps social. Le monde imaginé s’enracine alors que chacun constate le partage de l’information chez son voisin. La nation, communauté imaginée, est la résultante directe de ce partage d’expérience. Là encore, l’État, à l’initiative de ce marché éditorial nouveau qu’il encourage et organise, peut être considéré comme le support principal de la construction nationale.
3. Le nationalisme comme ressource politique Retour à la table des matières Un deuxième courant d’auteurs, dont l’anglais Anthony Smith2 est la figure la plus représentative, ne pense le nationalisme ni comme une donnée ni comme un construit mais comme la résultante du heurt entre tradition et modernité, faisant du nationalisme un produit de l’ethnisme (donnée), retravaillé par l’État et les élites (donc construit). Pour ce courant, la nation relève bien d’un passé ethnique réel mais investi et travaillé par l’État moderne ou des entrepreneurs politiques contemporains. FOCUS La construction de la nation par les pratiques d’encartement Le politiste Pierre Piazza1 a pu montrer comment l’invention d’un outil administratif comme la carte nationale d’identité relevait d’une double logique de surveillance des populations jugées déviantes (prostitués, criminels et étrangers) mais aussi de fabrication du national. L’entreprise étatique d’encartement des citoyens, qui débute au début du XX e siècle, a contribué à mettre en forme la nation et à lui donner une plus grande cohérence. Par la carte, l’État impose sa présence dans la vie quotidienne de chacun et « fabrique de l’identique » en éradiquant peu à peu les moindres différences dans la façon de matérialiser l’identité des individus. La carte d’identité a permis aux citoyens de se forger une
conscience plus nette de leur appartenance à cette communauté élargie au détriment d’autres types d’attaches comme les allégeances claniques, villageoises ou régionales. Instrument d’unification de la collectivité nationale, la carte d’identité a également pu être mobilisée à des fins d’épuration de cette dernière. Les pratiques d’encartement du régime de Vichy sont à cet égard particulièrement révélatrices d’une telle logique. Pour cimenter une communauté neuve et saine, Vichy entreprend d’en exclure les « métèques » qui l’ont abâtardie. S’il se dessine dès les années 1930, le processus gouvernemental d’exclusion des Français d’origine étrangère se durcit à partir de 1940. Dans le cadre de la politique ségrégationniste qui se met alors en place, les procédures d’attribution de la « carte d’identité de Français » revêtent une importance cruciale pour le nouveau régime. Le contrôle minutieux accompli par les préfectures lui permet de s’assurer du mode d’acquisition de la nationalité française de chaque demandeur de la carte et de l’inscrire sur ce document. Durant l’Occupation, le timbrage de la mention « juif » sur les cartes d’identité sert à rendre visible une sous-citoyenneté et favorisera les pratiques de déportation. Selon Smith, il y a une contradiction forte qui apparaît dans la période moderne entre deux types de valeurs et légitimités : celles de la modernité et de l’État scientifique qui l’entretien et celles de la tradition et de la coutume qui jusqu’alors dominaient. Plusieurs solutions apparaissent mobilisées par des intellectuels et entrepreneurs politiques, bien résumées par le politiste Antoine Roger1 : • l la première est ce que Smith appelle la stratégie néo-traditionnaliste, mobilisée par nombre de courants islamo-nationalistes contemporains (le Hamas palestinien ou le Hezbollah libanais). Ces acteurs refusent les valeurs de l’État moderne auxquelles ils préfèrent la tradition et la coutume. Mais dans le même temps, ils ne peuvent ignorer l’utilité de la modernité singulièrement lorsqu’il s’agit de se faire entendre (médias modernes) ou d’encourager à l’adhésion (système scolaire). Cette contradiction entre rejet des valeurs de l’État moderne et nécessité des bienfaits de sa
technique et de sa bureaucratie, condamne les acteurs politiques à l’échec. Ceux-ci sont dès lors contraints de choisir et peuvent s’orienter vers une stratégie assimilationniste ; • l cette stratégie assimilationniste part du constat de la réussite indéniable de l’État moderne constitué par les Occidentaux. Fort militairement et dominant techniquement, l’État moderne a mis à bas les sociétés traditionnelles fondées sur l’obéissance à Dieu. Historiquement c’est la victorieuse campagne d’Egypte menée par Napoléon (1798-1801) qui va convaincre les peuples musulmans traditionnels de la nécessité d’embrasser la modernité pour faire face aux Occidentaux. L’histoire des nationalismes arabes est le résultat de cette agression de l’Occident – jugé spirituellement inférieur mais techniquement bien supérieur – encourageant les dynasties locales à moderniser par le haut leur société (construction d’une armée et d’une bureaucratie), parfois contre l’avis des peuples et des autorités spirituelles. Mais l’assimilationnisme ne fonctionne pas toujours, soit que l’imposition de la modernité échoue face aux résistances internes, soit que le constat de l’attrait des valeurs traditionnelles l’emporte sur le discours désespérant de la « fin de Dieu » ; • l dès lors, la stratégie réformiste consiste en une optique intermédiaire entre traditionalisme et assimilationnisme. La solution des entrepreneurs identitaires va consister à fusionner la légitimité de l’État et à la placer au service de la défense des valeurs traditionnelles. C’est dans cette voie qu’émerge le nationalisme, véritable renouveau ethnique, où les politiques s’appuient sur la base ethnique de toute société (cultures, coutumes, langues, traditions, croyances) pour proposer un modèle qui ne soit pas un simple retour à la tradition, ni un effacement complet de celle-ci. Il s’agit ici de revivifier la tradition ethnique, souvent mythifiée, pour mieux entrer dans la modernité. La plupart des nationalismes européens ont pu adopter ce schéma : le réveil de la langue, souvent oubliée (l’euskera au Pays Basque), l’identitarisme économique à l’image de
la valorisation d’une production locale folklorisée (la production de bière Pietra en Corse), l’adoption de tenues vestimentaires incarnant une fidélité aux origines (on pense au Kilt écossais) sont autant de processus engageant les populations dans la voie nationaliste. Image non fournie par l éditeur. © Elnur-Fotolia.com Le saviez-vous ? Le kilt écossais symbolise l’identité écossaise et est revendiqué comme tel dans les représentations modernes du nationalisme écossais. Or historiquement son usage était inverse puisque, fait d’un tissu issu d’Angleterre, le kilt était une marque de soumission des clans écossais à la couronne britannique. Un autre regard, plus stratégique, sur le nationalisme conduit certains auteurs à percevoir ce dernier comme un discours d’entrisme politique permettant à certains acteurs exclus de la scène publique de mobiliser à leur profit des soutiens électoraux. Pour Nathan Glazer et Daniel Moynihan1, le nationalisme ne serait qu’un discours de légitimation de groupes sociaux soucieux de défendre leurs intérêts – le plus souvent économiques – face à un pouvoir central distant. Plutôt que d’incarner des intérêts égoïstes et bassement matériels, les entrepreneurs nationalistes les parent d’une légitimité forte fondée sur la défense de la culture, de la langue, de l’identité ou des croyances. Ces groupes d’intérêt nationalistes se développent parallèlement à la logique de l’État providence, pourvoyeur de ressources sollicitées par ces entrepreneurs identitaires. La montée des micro-nationalismes européens riches (flamands, catalans, écossais, gallois…) répondrait ainsi au dynamisme de l’Union européenne, proposant moult programmes et subventions à destination des régions « à forte identité ».
4. Les théories primordialistes : le nationalisme des nationalistes Retour à la table des matières
Les théoriciens primordialistes trouvent une certaine unité dans le refus des acceptions modernistes de la nation faisant de l’État le grand architecte du national. Ils reprochent aux modernistes de passer à côté des séductions du nationalisme, de sa magie mobilisatrice qui repose, selon eux, sur la force d’attraction des liens primordiaux qui en constituent l’essence. Il existerait une « vérité » nationaliste faite d’une culture singulière, de traits communs, d’un culte des ancêtres, de coutumes qui sont propres à chaque pays. Si les primordialistes reconnaissent les efforts de manipulation, de bricolage de l’ethnicité, par des élites intéressées, ils n’en certifient pas moins l’existence d’une réalité ethnique, base indispensable de tout programme nationaliste. Si ces théories rejoignent bien souvent les discours des nationalistes eux-mêmes, soucieux de définir leur singularité, elles posent une difficulté en ne distinguant pas suffisamment la réalité ethnique de la réalité nationale. Pour le dire autrement, une nation ne seraitelle qu’une forme modernisée de l’ethnie et si oui sous quelles conditions passe-t-on du constat d’un groupe ethnique à une affirmation nationaliste ? Walker Connor ou Russel Hardin proposeront une réponse intéressante à cette question en définissant un groupe ethnique comme partageant un certain nombre de traits communs mais qui ne deviendra une nation que si ce partage est conscient aux yeux du groupe et pas seulement aux yeux des observateurs. Le passage de l’ethnie à la nation n’est ainsi possible que lorsqu’un regard venu de l’extérieur permet de prendre conscience de sa singularité. Si cette confrontation peut être pacifique et ne relever que du « contact culturel », elle est aussi souvent le fait de la violence subie par le groupe ethnique en raison de sa spécificité. C’est parce que les Kurdes, les Irlandais, les Tibétains ou les Tamouls vont être ségrégés sur la base de leur appartenance et pratiques culturelles que la conscientisation va s’opérer et faire émerger un nationalisme de résistance.
IV. Le pouvoir Retour à la table des matières S’il est une notion au cœur même de la réflexion politique c’est bien celle de pouvoir : enjeux majeurs des affrontements politiciens, objet de dénonciation de ceux qui
estiment le subir, source de puissance pour ceux qui s’en réclament, le pouvoir se révèle tout autant dans la figure de l’État que dans celle des élites, des médias, des patrons sans que l’on sache vraiment toujours en spécifier les formes. On le voit, plusieurs acceptions de la notion de pouvoir sont possibles : • l ça peut tout d’abord être un synonyme de gouvernement ou plutôt de l’État, ce dernier incarnant alors le pouvoir institutionnellement. Et si on met au pluriel la notion en parlant des « pouvoirs publics » alors on évoque bien la figure de l’État ; • l dans une deuxième appellation, le pouvoir est une donnée, une sorte de capital détenu par certains acteurs : « avoir du pouvoir » revient à prétendre détenir des ressources singulières qui assurent la domination ; • l dans une troisième signification, le mot renvoie à une interaction. C’est un pouvoir sur quelqu’un. C’est ainsi que Max weber définit le pouvoir : « Le pouvoir est toute chance de faire triompher, au sein d’une relation sociale, sa propre volonté, même contre des résistances ; peu importe sur quoi repose cette chance. » On peut donc proposer, comme le fait Philippe Braud1 trois visions du pouvoir, institutionnaliste, substantialiste et interactionniste (1), habité par des acteurs souvent très différents (2), mais dont les formes connaissent de plus en plus d’importantes mutations (3).
1. Les différentes approches du pouvoir Retour à la table des matières Le pouvoir d’État se définit, selon Max Weber, dans son rapport à la violence : l’État est « une entreprise politique de caractère institutionnel dont la direction administrative revendique avec succès […] le monopole de la contrainte physique légitime2 ». Bien sûr, l’État n’est pas que cet « enfant monstrueux de la force et du droit », pour reprendre les termes de Valéry. Il se définit également à travers sa production législative, normative, ses actes de régulation des différends, sa capacité d’imposition identitaire (définir le citoyen ou l’étranger)
et bien sûr son efficacité fiscale. Mais il n’en demeure pas moins celui qui est parvenu à privatiser à son seul profit l’usage de la force violente, rendue illégale sur l’ensemble du territoire qu’il contrôle. La légitimation du pouvoir est pour Weber centrale et il va proposer une célèbre trilogie des formes du pouvoir et de l’autorité dont seule la dernière correspond au pouvoir de l’État moderne : • l l’autorité charismatique que Max Weber définit comme relevant des propriétés physiques et morales de celui qui l’incarne ; elle fait le chef en élevant sa personne au-dessus du commun. Cette forme d’autorité – que l’on peut rencontrer dans les régimes totalitaires mais également en démocratie (le charisme gaullien par exemple) – relève pourtant peut-être plus d’une construction politique et médiatique mettant en avant la figure du chef que des qualités inhérentes aux acteurs politiques. ; • l l’autorité ou le pouvoir traditionnel est fondé sur une obéissance à « des coutumes sanctionnées par leur validité immémoriale ». Ce qui fonde ici le pouvoir n’est donc pas l’usage d’une rhétorique de séduction ou des qualités singulières mais l’ancrage dans une lignée valorisante ou l’incarnation de valeurs fortes partagées par l’ensemble des assujettis. Le pouvoir du roi sous la période absolutiste ressortait de cette logique faisant du monarque le descendant d’une lignée illustre dont le corps physique n’était que l’incarnation (« Le roi est mort, vive le roi. ») ; • l enfin, l’autorité légale rationnelle fonde selon Weber la véritable identité du pouvoir moderne ; un pouvoir qui repose sur des règles et normes écrites et impersonnelles traduite par un corpus juridique et inscrites dans des pratiques bureaucratiques qui sont celles de l’État moderne. Bien sûr, le pouvoir moderne peut également se servir de modes de légitimation traditionnelle et charismatique, alliant séduction du plus grand nombre à des valeurs inscrites dans les traditions du pays. L’État gaulliste ou mitterrandien saura fort bien faire reposer son autorité sur ce mélange de mise en scène protectrice et de rappel au passé
monarchique. Mais la force et la pérennité du pouvoir de l’État reposent avant tout sur son inscription dans le droit et sa pratique bureaucratique. Une autre approche du pouvoir insiste sur la dimension diffuse et éclatée des lieux comme des relations de pouvoir que ce soit au sein de l’État ou d’autres institutions (entreprises par exemple). C’est au sociologue des organisations, Michel Crozier, que l’on doit une approche originale du pouvoir diffus. Pour Crozier, « une situation organisationnelle donnée ne contraint jamais totalement l’acteur ». Il existe toujours des zones d’incertitude qui permettent une action à la marge contre toutes les formes d’exercice du pouvoir « venu d’en haut1 ». Les exigences souvent tues de « défense du territoire » de chacun (un responsable administratif, un employé, une secrétaire…) expliquent bien souvent les comportements des acteurs, tout autant que la simple obéissance aux ordres ou l’impératif de valorisation de l’institution. Mais surtout, les sociétés modernes – comme l’a montré Norbert Elias – sont liées par des chaînes d’interaction complexes et continues. Il existe une situation de dépendance entre tous les acteurs, des plus puissants aux moins visibles. Ainsi, le pouvoir d’une secrétaire dans un ministère est réel et peut se transformer, par un refus de délivrance de l’information ou par l’utilisation anarchique d’une information confidentielle, en acte de pouvoir hautement nuisible. Il existe donc, en sus d’une structure de pouvoir hiérarchique donnée, un « jeu de pouvoir » dans lequel chaque acteur a une marge d’action plus ou moins conséquente, capable de l’assurer ou de le protéger contre les effets de la domination. Les sources du pouvoir selon Michel Crozier Le sociologue suggère quatre sources principales de pouvoir dans les organisations, productrices d’incertitudes : celles reposant sur la spécialisation fonctionnelle d’un acteur (le pouvoir d’une dactylo ou d’un technicien) ; celle fondée par la maîtrise de son environnement (le pouvoir d’un communicant dans le monde politique) ; celle fondée sur la maîtrise de l’information (le pouvoir d’une attachée de direction détenant l’agenda du ministre) et enfin celle reposant sur l’utilisation des règles organisationnelles (le
pouvoir d’un secrétaire général dans une commune). Dans un tout autre esprit, le philosophe français Michel Foucault va également lutter contre l’idée très présente dans la pensée marxiste d’un exercice du pouvoir par le haut qui viendrait contraindre les plus dominés. Il refuse également l’approche du pouvoir des juristes centrée sur la figure de l’État, éditeur de lois, ou l’approche psychanalytique d’un pouvoir incarné dans une figure d’autorité, celle du père ou du maître. Pour Foucault, le pouvoir loin d’être vertical ou uniquement vertical ou purement symbolique, est surtout horizontal, diffus dans toutes les relations sociales1. Il agit directement sur les corps et les âmes en prétendant modeler les comportements et les façons d’être et cherche à prévenir toute forme de déviance (le crime ou la folie par exemple). La richesse de l’approche de Foucault est d’établir un lien entre pouvoir et savoirs en montrant que les lieux d’exercice du pouvoir sont toujours des lieux de production de savoirs qui en retour renforcent leur exercice du pouvoir. Le droit, la psychiatrie, la criminologie, la démographie ou l’économie sont autant de disciplines, à l’origine d’institutions (la prison, l’asile, la police, les administrations…), permettant d’exercer un pouvoir de contrôle et de surveillance des corps, l’érection d’une « société disciplinaire », à l’origine d’un « biopouvoir ». Une société disciplinaire ? Dans un ouvrage de référence1, Michel Foucault s’interroge sur les évolutions de la politique pénale et pénitentiaire en France et essaie de comprendre les raisons du développement, à partir de la seconde moitié du XVIII e siècle, de centres d’incarcération modernes. Foucault oppose dans une magistrale démonstration la politique punitive cruelle et violente de l’ancien régime (le supplice en place publique) à travers laquelle le monarque manifestait l’étendue de son pouvoir, aux formes plus contemporaines de contrôle des acteurs déviants qui passe par des mécanismes toujours plus perfectionnés de surveillance. À la fin du XVIII e siècle explique le philosophe, alors que la pensée humaniste émerge et avec elle la critique d’une violence trop démonstrative sur les corps des individus, « la sombre fête punitive est en train de s’éteindre », cédant la place à des
formes plus acceptables de contrainte. On passe de la torture en public à l’enfermement et aux procédures de rééducation propre aux prisons modernes dont l’archétype est le panopticon (pensé par Bentham en 1791), cette grande prison circulaire permettant une surveillance constante des individus. Foucault voit dans ce changement une parfaite évolution de la « société disciplinaire » qui est la nôtre, non outrageusement violente de peur de susciter de la révolte, mais multipliant les espaces de contrôle généralisé et constant des individus. Nous sommes passés de l’âge de la punition à celui de la surveillance. Cette microphysique du pouvoir grâce à l’invention de nouvelles formes de disciplines, née dans les asiles ou les prisons, se répand d’autant plus vite que les outils technologiques le permettent. Avec les développements de l’informatique, des puces RFID, des fichiers de surveillance des déviants, de la biotechnologie, c’est un ensemble de savoirs qui assurent à l’État (ou à de puissants intérêts privés) des espaces de contrôle toujours plus étroits sur les corps, les déplacements, les pensées, les agissements des individus. Fig. 2.1La prison panoptique selon Jeremy Bentham Image non fournie par l éditeur. La vision marxiste du pouvoir va critiquer l’approche institutionnaliste qui pense le pouvoir arrimé à des institutions qui l’exercent du seul fait de leur reconnaissance légale et juridique. Pour les marxistes, le pouvoir de l’État comme des institutions de la République n’est qu’un leurre destiné à masquer la réalité du pouvoir de classe détenu par la bourgeoisie capitaliste. Cette dernière use d’appareils de dominations (Althusser parlera d’« appareils idéologiques » comme l’école ou les médias, ou, « répressifs » comme la justice et la police) pour garantir sa domination et pérenniser un système d’exploitation du plus grand nombre qui lui profite. Bien qu’inscrit dans une ligne structuraliste (percevant les agissements individuels comme le produit de structures externes), le sociologue Pierre Bourdieu va appréhender différemment la notion de pouvoir. Selon lui, le pouvoir s’exerce au sein des différents champs de
la vie sociale et parfois même entre ces champs. Par champ, Bourdieu entend « des espaces structurés de positions (ou de postes) dont les propriétés dépendent de leur position dans ces espaces et qui peuvent être analysées indépendamment des caractéristiques de leurs occupants1 ». Il existerait ainsi un champ politique, artistique, économique, sportif, etc. au sein desquels les acteurs lutteraient pour des positions de pouvoir à la fois économique mais surtout, affirme Bourdieu, symbolique, c’est-à-dire pour offrir au champ une représentation légitime de lui-même1. Une grosse part des conflits de pouvoir relève, selon Bourdieu, de tentatives d’imposer aux acteurs du champ une représentation légitime et acceptable par tous des valeurs, croyances, perceptions défendues par les acteurs dominants du champ. Ainsi dans le champ politique, la mise en avant des formes dominantes de l’exercice politique, la valorisation de la représentation ou de l’exercice partisan sont autant de façon de pousser dans l’illégitimité des formes non conventionnelles d’action politique portées par des collectifs non partisans ou exercées en marge du jeu formaliste (actions de rue par exemple).
2. Lieux et mutations du pouvoir Retour à la table des matières ■ Le pouvoir de l’État L’État a longtemps été l’acteur majeur du pouvoir politique, lieu d’incarnation et d’exercice de politiques publiques imposées. Comme le souligne Pierre Rosanvallon, l’État va connaître quatre évolutions qui seront autant de marques de son pouvoir sur la société civile : • l la première est bien sur sa fonction régalienne qui le verra monopoliser très progressivement à partir du XII e siècle l’usage de la violence et inscrire dans le droit qu’il émet les règles d’interaction sociale ; • l la deuxième évolution a trait avec l’ambition de l’État de façonner la cohésion sociale en imposant de nouvelles façons de voir le monde, de se lier, de penser ou de communiquer. Cet État « instituteur du social » façonnera la
nation, harmonisera la langue et sera maître de la culture, imposant par là même les conditions de son acceptation ; • l au XX e siècle, l’État voudra, à l’image de Dieu, devenir « réducteur d’incertitude » (Thomas Hobbes) et prendre en charge la destinée de chacun à travers sa fonction providentielle. Cet État providence fonde les pouvoirs de contrôle et d’assistance sur les populations ; • l enfin, l’État développera également un rôle de catalyseur économique majeur au moment des trente glorieuses, encourageant des politiques d’investissement, de planification, de modernisation industrielle qui lui assureront un pouvoir financier et régulateur du jeu économique. La fin du pouvoir de l’État ? Le pouvoir de l’État a pu être remis en cause. La montée des pouvoirs régionaux (avec les lois sur la décentralisation en France) comme l’apparition d’un pouvoir transnational (l’Union Européenne) vont douloureusement fragiliser les fonctions étatiques. Le modèle même de l’État se voit concurrencer, soit par sa fragilisation dans certains pays postcoloniaux, soit par l’apparition d’acteurs concurrents sur les plans de la citoyenneté (les régionalismes) ou sécuritaire (les groupes terroristes, le mercenariat, la piraterie…). Enfin, c’est également la montée des idéologies libérales à partir des années 1970 qui vient ternir le pouvoir du « tout État » et valoriser une société civile, qu’elle soit associative et autogestionnaire (à gauche) ou entrepreneuriale et antifiscale (à droite). ■ Le pouvoir des élites Les élites sont souvent accusées de monopoliser le pouvoir à leur profit. Encore faudrait-il préciser ce qu’on entend par élites ? Celles-ci sont multiples des élites sportives aux élites politiques en passant par les élites administratives, économiques ou
médiatiques. Selon Vilfredo Pareto ou Roberto Michels, toute société génère naturellement des élites qui chercheront à s’accaparer le pouvoir, rendant inepte le concept de démocratie, contredit dans les faits par la dimension profondément inégalitaire de la vie sociale. Dans la période de l’entre-deux-guerres, la pensée politique d’un Joseph Schumpeter verra dans la crise des élites traditionnelles les raisons principales à l’apparition des grands totalitarismes. Cette mise en accusation des élites fonde également une réflexion dans les années d’après-guerre sur leur rôle véritable. Si certains pensent que les élites sont unifiées autour de valeurs communes aboutissant à un accaparement du pouvoir aux États-Unis par un « complexe militaroindustriel » (Charles Wright Mills), fruit des synergies entre les pouvoirs politiques, militaire et économique, d’autres défendent la thèse d’une polyarchie des élites. C’est le cas de Robert Dahl qui, à travers une étude de terrain sur les prises de décision dans une ville américaine, conclue qu’aucune élite n’est réellement décisionnaire mais que le pouvoir est partagé par des élites hétérogènes en rivalité réciproque. La critique des élites Cette idée d’une multiplicité des élites conduit à un questionnement : la concurrence continue des élites ne risque-t-elle pas d’aboutir à une absence de gouvernabilité ou, à l’inverse, les élites sontelles capables de produire du consensus permettant au pouvoir institutionnel de perdurer ? Il semble que la pérennité des grandes démocraties plaide pour l’existence d’élites susceptibles d’encourager un compromis vital sur les valeurs communes. Pourtant la contestation gronde à l’encontre d’élites économiques (libérales) et médiatiques (produisant une « pensée unique »), pointant le gouffre entre les élites et le peuple et dénonçant l’oubli du « commun ». Mais cette protestation n’est-elle pas elle aussi la manifestation du pouvoir grandissant d’une élite contestataire qui viendrait utilement concurrencer les autres pouvoirs en place et confirmer ainsi la thèse pluraliste de Dahl sur la multiplicité des
élites de pouvoir ? ■ Le pouvoir des médias Accusés presque depuis leur naissance de concurrencer le pouvoir des décideurs, d’influencer les opinions publiques ou de monopoliser le débat, les médias sont suspects de pouvoirs multiples. Parmi ceux-ci quatre reviennent systématiquement : • cadrer : les médias auraient en premier lieu le pouvoir de « mettre sur agenda » un ordre du jour à travers la focalisation sur quelques événements. Pour le dire autrement, si les médias ne parviennent pas toujours à nous dire ce qu’il faut penser, ils réussissent à nous imposer ce à quoi il faut penser en sélectionnant dans le flot de l’actualité les thèmes à traiter (et ceux à délaisser) ; • persuader : En parlant du « viol des foules » par la propagande politique, Serge Tchakotine insistait en 1939 sur le pouvoir médiatique de contrôle des intelligences. Le traitement récurrent et continu, à travers un cadrage de l’information bien orienté, favoriserait la construction d’opinions politiques arrêtées. Ainsi la couverture du malaise des banlieues sous un angle alarmiste en choisissant de mettre en avant les phénomènes de délinquance et la surreprésentation des populations immigrées favoriserait une vision de ces populations extrêmement négative et orienterait un vote de rejet ; • formater : c’est également la forme des médias dominants qui imposerait une certaine façon de penser le monde. Comme a pu le montrer le théoricien canadien Marshall Mac Luhan, le média froid qu’est la télévision contraint l’intellect de façon très différenciée que la presse écrite. À ce titre, l’émergence des médias en ligne, des réseaux sociaux et de l’Internet pèserait sur les modes de raisonnement (développement d’une pensée complotiste) et les capacités de concentration ;
• travestir : Enfin, le pouvoir des médias résiderait dans sa capacité à travestir le réel soit en présentant l’information de façon biaisée, soit en codifiant l’actualité sous le sceau de l’alarmisme ou à l’inverse d’une éternelle dérision, rendant aphones les voix critiques. On pourrait relativiser ce pouvoir en soulignant que les médias ne choisissent jamais seuls et souverainement l’agenda politique, que la persuasion ne s’opère pas mécaniquement et que les informations sont passées au filtre critique de tout récepteur, que parler de formatage relève d’une « illusion technologique » faisant fi de la capacité d’appropriation critique des outils médiatiques par les acteurs sociaux. On pourrait également souligner l’hétérogénéité du champ médiatique empêchant de penser un acteur unifié aux visées politiques uniformes. Il n’en reste pas moins que la croyance répandue, chez les professionnels de la politique euxmêmes, du pouvoir absolu des médias, les poussant à toujours plus s’investir dans des émissions télévisuelles quel que soit leur sérieux, constitue peut-être l’élément fédérateur du « pouvoir médiatique ». Les mutations du pouvoir Une des mutations majeures du pouvoir politique s’exprime à travers la notion de « gouvernance ». Alors que le pouvoir était traditionnellement pensé de façon verticale, de haut en bas, il est désormais de plus en plus pensé de façon horizontale : à la figure de l’État omniscient et dominant s’est substituée celle d’un pouvoir réticulaire, articulant une multitude d’acteurs institutionnels ou pas, publics et privés, administratifs ou associatifs, économiques ou sociétaux qui concourent tous à la construction des décisions publiques et souvent même à leur application. Cette mixité des acteurs participant des décisions publiques est louée par l’État lui-même qui semble ainsi se dégager d’une partie de ses responsabilités de pouvoir en les partageant. À ce pouvoir politique horizontal se rajoute un
pouvoir vertical mais de bas en haut qui fragilise le mythe d’un pouvoir unique de l’État. L’émergence de notions comme la démocratie participative ou la démocratie délibérative, singulièrement d’actualité depuis l’apparition du mouvement altermondialiste, en témoigne. Avec la démocratie participative, l’idée est de multiplier les espaces de participation des citoyens aux décisions et actions publiques (forums citoyens, assemblées délibératives, conseils municipaux élargis…) afin de contrôler au mieux l’exercice du pouvoir. Avec la démocratie délibérative, l’enjeu est d’accentuer la légitimité des décisions et leur rationalité en encourageant les arènes de discussion – et de critique – au-delà des sphères politiques et administratives traditionnelles. Le pouvoir s’ouvre et se faisant, il se transforme. À RETENIR • n La formation de l’État en Occident va principalement se faire autour de la double détention par un groupe social particulier du monopole de la violence permettant d’accéder à des ressources fiscales et à renforcer une administration autonome. • n Plusieurs théories s’opposent pour essayer de comprendre l’émergence de l’État insistant soit sur le développement économique, les effets de la guerre, la mondialisation ou le renforcement de la bureaucratie. L’État va obéir à des dynamiques de développement très différentes en Occident (où les visages de l’État providence sont pluriels) et ailleurs (Asie, Inde, monde musulman). • n L’État est en France le grand architecte de la nation, participant à intégrer les populations sur l’ensemble de son territoire autour d’une mémoire commune. Ce nationalisme contractuel s’oppose à un nationalisme organique qui perçoit l’identité nationale comme reposant sur des liens ethniques.
• n La notion de pouvoir renvoie à plusieurs interprétations que ce soit le pouvoir d’État (le gouvernement), le pouvoir comme ressource disponible (le pouvoir d’influence) ou la pression exercée sur un agent social (le pouvoir hiérarchique). Avec Michel Crozier ou Michel Foucault, une vision plus horizontale et éclatée du pouvoir est proposée. NOTIONS CLÉS • État • Nation • Pouvoir • Influence • Nationalisme • Bureaucratie POUR ALLER PLUS LOIN
DELOYE Y., 2014, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte. BIRNBAUM P. et BADIE B., 1983, Sociologie de l’État, Paris, Hachette « Pluriel ». KRIESI H., 1994, Les démocraties occidentales. Approche comparée, Paris, Economica. GELLNER E., 1989, Nation et nationalisme, Paris, Payot. BADIE B., 2017, L’État importé, Paris, CNRS Éditions. BADIE B., 1997, Les deux États, Paris, Seuil. ELIAS N., 1975 (1939), La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy. FOUCAULT M., 1975, Surveiller et punir, Paris, Gallimard.
ROGER A., 2001, Les grandes théories du nationalisme, Paris, Armand Colin.
ENTRAÎNEMENT Retour à la table des matières 1. Répondez en une dizaine de lignes aux questions de cours suivantes. • l Expliquez les deux théories de la nation. • l Qu’est-ce que l’État providence ? • l Le pouvoir chez Michel Foucault • l Quelles sont les trois formes de domination selon Max Weber ? 2. Définissez les concepts suivants. • l La patrimonialisation du pouvoir • l L’État selon Max Weber • l La « communauté imaginée » selon Benedict Anderson • l La « curialisation des guerriers » selon Norbert Elias 3. Complétez dans le texte ci-dessous les mots manquants. Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une ______ ? » Une nation est une âme, un _______ spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le ________ l’autre dans le _______ L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de ________ ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’_______ qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de _______ et de dévouements. Le culte des _______ est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes. Un passé héroïque,
des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le _______ ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des _______ qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts. On aime la maison qu’on a bâtie et qu’on transmet. Le chant spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes » est dans sa simplicité l’hymne abrégé de toute patrie. Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des _______ qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie _______. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un ___ de tous les _____, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. Source : extrait de la conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne à Paris. 4. Cochez la bonne réponse. Vrai Faux Max Weber lie la définition de l’État à son exercice monopolistique de la violence. Chez Marx, l’État est un instrument de protection des plus faibles. Pour Wallerstein, l’économie monde est favorable à la consolidation des États périphériques. Norbert Elias pense le lien entre la construction politique de l’État et la transformation des économies psychiques individuelles.
Vrai Faux Le traité de Westphalie marque l’échec de l’Étatnation en Europe. L’État providence a été pensé par l’Église soucieuse des plus démunis. On peut faire le lien entre l’émergence de l’État providence et l’avènement d’une société fondée sur le principe de la responsabilité individuelle. La construction de l’État dans le monde musulman a été encouragée par les religieux. On ne peut parler de centralisation du pouvoir en Chine qu’à partir du XIX e siècle.
Les lieux de mémoire est un ouvrage dirigé par l’historien Pierre Nora consacré à la construction de la nation et de l’État en France. Le concept de nation organique est principalement d’inspiration française et révolutionnaire. Pour Ernest Gellner, c’est la nation qui fonde le nationalisme et non l’inverse. La notion de « communauté imaginée » proposée par l’historien Benedict Anderson repose sur le lien entre la presse et la construction d’un imaginaire national. On peut dire avec Pierre Piazza que la carte
Vrai Faux d’identité est un outil d’affirmation du nationalisme d’État. Historiquement, le Kilt est de tout temps le marqueur du nationalisme écossais, en opposition à la couronne britannique. Michel Crozier est un sociologue marxiste qui pense le pouvoir de façon verticale. La notion de biopouvoir a été proposée par le philosophe français Michel Foucault. Dans son livre Surveiller et punir, Michel Foucault décrit dès les premières pages le supplice de Damiens, accusé de régicide. La notion de « complexe militaro-industriel » a été proposée par le sociologue Robert Dahl aux États-Unis. Joseph Schumpeter établit un lien entre la crise des élites entre les deux guerres et la montée des totalitarismes. Image non fournie par l éditeur.
CHAPITRE3 Les régimes politiques Retour à la table des matières Image non fournie par l éditeur. © SOPA Images-Getty Images.
Comprendre les régimes politiques qui constituent le cadre général de l’activité politique est évidemment central. On distinguera dans ce chapitre plusieurs régimes qui continuent de coexister dans ce siècle : les démocraties, multiples et changeantes, fragiles car soumises à la critique permanente et menacées par des tentations d’efficacité qui passent souvent par des impositions unilatérales venues d’en haut ; les régimes autoritaires, également pluriels, mais, comme en atteste cette fresque, caractérisés par une personnalisation éprouvante du pouvoir ; et les grands totalitarismes que le siècle passé a vu naître. PLAN DU CHAPITRE I. Les classifications des régimes politiques II. Les évolutions des démocraties contemporaines III. Les régimes totalitaires IV. Les régimes autoritaires V. Les dynamiques de changement des régimes politiques La notion de régime politique est une notion plus restreinte que celle d’État car elle se concentre sur la question de l’exercice du pouvoir (et non de ses fondements et de l’ensemble de ses structures). Un régime politique se base sur deux éléments. En premier lieu il se fonde sur un ensemble de règles concernant les modalités de la détention et de l’exercice du pouvoir politique qui reposent sur différents types d’institutions politiques. Le plus souvent ces règles sont définies dans le cadre d’une Constitution (mais aussi dans d’autres textes juridiques, en particulier les lois organiques et les lois concernant les élections). À ces dimensions juridiques s’ajoutent des dimensions politiques sur lesquelles la science politique met l’accent. En effet, un régime politique combine un système juridique (constitutionnel) et un système politique qui, lui, renvoie à l’ensemble des interactions entre les institutions et les acteurs politiques (voir chapitre 5). La notion de régime politique combine donc ces deux systèmes (juridiques et politiques) autour de trois questions fondamentales : • Comment est exercé le pouvoir politique (selon quelles règles et quelles interactions) ?
• Qui exerce le pouvoir politique ? • Dans quel but est exercé le pouvoir politique (quelles sont les orientations de l’exercice du pouvoir politique) ? L’analyse des régimes politiques a une longue tradition qui remonte à la Grèce antique caractérisée par la diversité de ses modes d’organisation d’exercice du pouvoir au niveau des cités. Elle est fortement marquée par la question de la comparaison des régimes.
I. Les classifications des régimes politiques Retour à la table des matières Si les classifications des régimes politiques sont nombreuses il est possible de distinguer trois grands types de classifications : • les classifications s’inscrivant dans le cadre de la philosophie politique qui mettent l’accent sur l’orientation de l’exercice du pouvoir ; • les classifications juridiques qui se focalisent sur les règles juridiques organisant l’exercice du pouvoir politique ; • les classifications de science politique qui intègrent les acteurs politiques et leurs interactions dans une perspective plus sociologique.
1. Les classifications traditionnelles Retour à la table des matières ■ Aristote Parmi les classifications élaborées par les philosophes grecs de l’Antiquité, celles proposées par Aristote dans Le Politique est la plus systématique et la plus complète. Pour distinguer le mode d’exercice du pouvoir dans les cités grecques, Aristote combine deux questions. La première est celle de la détention du pouvoir : qui exerce le pouvoir ? se demande le philosophe. Elle l’amène à distinguer les régimes au
sein desquels le pouvoir est exercé par une personne, ceux où il est exercé par un petit nombre de personnes et ceux où il l’est par le plus grand nombre. La deuxième dimension qu’il prend en compte, et qui apparaît comme plus fondamentale, est celle de la manière dont le pouvoir est exercé, ce qui l’amène à s’intéresser à la fois à l’orientation et aux modalités de l’exercice du pouvoir. Il en découle une distinction entre les régimes orientés vers le bien commun et les régimes orientés vers l’intérêt particulier de ceux qui exercent le pouvoir correspondant à des régimes « corrompus » par les détenteurs du pouvoir eux-mêmes. De ces deux principes de classifications, il résulte une distinction entre six types de régimes différents. Tableau 3.1 La classification des régimes selon Aristote Détenteur du pouvoir Orientation du pouvoir
Un
Groupe
Plus grand nombre
Bien commun
Royauté Aristocratie République
Intérêt des détenteurs du pouvoir
Tyrannie Oligarchie Démocratie
On peut noter qu’Aristote considère la démocratie comme un régime corrompu allant dans le sens des intérêts des plus pauvres contre les autres citoyens. Il faut rappeler qu’Aristote écrit à une époque de dégénérescence de la démocratie athénienne où le pouvoir est exercé par des « démagogues » et qui ont notamment fait condamner à mort Socrate. Le saviez-vous ? La puissante cité d’Athènes est battue en 431 par
Spartes et connaît une crise économique et politique sans précédent. Face à cet affaiblissement, il faut trouver des boucs émissaires que seront les sophistes. Socrate est accusé d’être l’un d’entre eux et de contribuer au pessimisme ambiant, de corrompre la jeunesse et d’introduire des divinités inacceptables. Il est condamné à boire la ciguë et meurt, respectant la loi, à 70 ans. La classification d’Aristote a souvent été reprise, même si avec l’avènement de l’Empire romain puis le morcellement du pouvoir dans le cadre du système féodal ce questionnement a largement disparu. ■ Montesquieu La réflexion comparative sur les régimes politiques redevient une question centrale à l’époque moderne, en particulier avec les penseurs libéraux. Parmi ceuxci, Montesquieu a développé, dans L’Esprit des Lois (1748), l’analyse la plus influente. Il part de questionnements proches de ceux d’Aristote en distinguant différents régimes à partir de la question « qui détient le pouvoir ? » en la combinant avec celle du principe de fonctionnement de celui-ci. Si pour la première question il reprend les mêmes distinctions qu’Aristote, il apporte des réponses différentes à la deuxième question en distinguant trois principes. Le premier est la vertu, au sens civique de respect des lois et de dévouement à la collectivité et non au sens moral. La vertu est inculquée par l’éducation qui permet la transformation de l’individu privé en personne dévouée au bien commun. Le rôle de la vertu conduit Montesquieu à rapprocher deux régimes qui se différencient par le nombre de détenteurs du pouvoir : l’aristocratie (gouvernement d’un groupe) et la démocratie (gouvernement du plus grand nombre). Il qualifie ces deux régimes de républiques. Le deuxième principe est celui de l’honneur qui garantit le respect du rang dans une société d’ordres, hiérarchisée, gouvernée par des règles ancrées dans une tradition historique. L’honneur est pour Montesquieu le principe de fonctionnement de la
monarchie. Le troisième principe de fonctionnement d’un régime politique est la crainte qui caractérise le despotisme et qui nivelle la société. Le despote gouverne de manière arbitraire et violente selon ses désirs, contrairement aux autres régimes gouvernés par des lois. Il en résulte pour Montesquieu une distinction fondamentale entre les régimes modérés au sein desquels « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir » et les régimes sans limites au pouvoir (en fait le despotisme). Cette question clef de l’équilibre des pouvoirs dans les régimes modérés l’amène à développer une réflexion sur les différents types de « puissances » qui forment le pouvoir et leurs liens, en se basant sur le cas anglais. Les trois puissances (pouvoirs) selon Montesquieu : la puissance législative (qui permet de faire des lois) exercée par le Parlement ; la puissance exécutive (qui permet d’appliquer les lois) exercée par le roi ; la puissance de juger (qui permet de surveiller l’application des lois) exercée par des juges et des jurys populaires. L’équilibre des pouvoirs repose sur deux « facultés » qui relient la puissance législative et la puissance exécutive. La première est la « faculté de statuer » définie comme « le droit d’ordonner par soi-même ou de corriger ce qui a été ordonné par un autre ». Cette correction se traduit par le fait que le roi, qui promulgue la loi, peut l’amender tandis que le Parlement surveille l’exécution de la loi en ayant le pouvoir de sanctionner les ministres qui n’en assurent pas correctement l’exécution. La seconde est la « faculté d’empêcher » définie comme « le droit de rendre nulle une résolution prise par quelqu’un d’autre » et qui se concrétise par le veto royal. Cet équilibre des pouvoirs est aussi un équilibre social entre le roi, l’aristocratie et le peuple qui se traduit en particulier par l’existence de deux assemblées parlementaires, l’une représentant la noblesse (la chambre des Lords), l’autre le peuple (la chambre des
Communes). La réflexion de Montesquieu a eu une grande influence sur l’analyse des régimes politiques (elle a aussi fortement inspiré les rédacteurs de la Constitution des États-Unis qui repose sur le principe des checks and balances – poids et contrepoids) tant d’un point de vue juridique que d’un point de vue de science politique. En effet, la question des rapports entre les différents pouvoirs, en particulier entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif, est au cœur du droit constitutionnel, en particulier dans les analyses des différents types de régimes démocratiques, tandis que la distinction entre régimes modérés et régimes sans limites au pouvoir a nourri la réflexion de science politique sur les régimes non-démocratiques, totalitaires et autoritaires.
2. La classification institutionnelle Retour à la table des matières Historiquement, l’analyse des régimes s’est d’abord focalisée sur les régimes démocratiques dans une perspective juridique centrée sur les rapports entre pouvoirs législatif et exécutif. Elle a été initiée par Bagehot dans son ouvrage The English Constitution (1867) dans lequel il compare ce qu’il appelle « le gouvernement présidentiel », qui caractérise le régime des États-Unis, au sein duquel le pouvoir exécutif est exercé par un Président fédéral élu qui dirige un gouvernement et qui n’est pas responsable devant le Congrès, et, le « gouvernement de cabinet » qui caractérise le Royaume-Uni. L’invention de la responsabilité politique Le terme de « cabinet » est apparu au début du XVIII e
siècle à une époque où les monarques britanniques (la dynastie des Hanovre) se sont désintéressés du gouvernement du royaume. Il en a résulté une autonomisation des ministres par rapport au roi. Puis, à la fin du XVIII e siècle, pour la première fois, un gouvernement démissionne face à l’hostilité de la Chambre des Communes ce qui marque à la fois l’émergence du principe de la responsabilité collective d’un gouvernement face au Parlement et
celui de la double responsabilité de celui-ci (devant le roi et devant la Chambre). À partir de 1834 (date du dernier renvoi d’un Premier ministre par le roi) le gouvernement n’est plus que responsable devant le Parlement (on parle de passage d’un parlementarisme dualiste à un parlementarisme moniste) et le Premier ministre exerce en contrepartie le droit de dissolution (auparavant aux mains du monarque). Cette opposition entre régime parlementaire et présidentiel, fondée sur la responsabilité du gouvernement, a été développée et durcie par la doctrine constitutionnelle classique française (Esmein, Duguit, Hauriou) qui a opposé deux types de régimes démocratiques : les régimes à séparation rigide des pouvoirs et les régimes à séparation souple des pouvoirs. Le premier type renvoie au cas des États-Unis où le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif sont indépendants (ni responsabilité de l’exécutif devant le législatif, ni pouvoir de dissolution du législatif par l’exécutif) et où chaque organe exerce l’intégralité de son pouvoir (le président n’a pas de pouvoir d’initiative législative ni de pouvoir d’amendement, seulement un droit de veto qui peut être levé à la majorité qualifiée – deux tiers – du Sénat). Le second type renvoie à tous les systèmes parlementaires monistes (à commencer par celui du Royaume-Uni) où l’exécutif et le législatif sont interdépendants (du fait de la responsabilité de l’exécutif devant le législatif et du pouvoir de dissolution) et où l’exécutif possède un pouvoir d’initiative législative et un droit d’amendement. Le pouvoir de dissolution renvoie à la capacité de l’exécutif de dissoudre la chambre des représentants élus par le peuple (en France l’Assemblée nationale). En France, ce pouvoir de dissolution est prévu à l’article 12 de la constitution et est une prérogative exclusive du président de la République. Cinq dissolutions ont eu lieu pour résoudre des crises majeures ou sortir d’un blocage institutionnel en 1962, 1968, 1981, 1982, 1997. Cette dernière s’est soldée par une défaite pour le camp présidentiel. FOCUS Les évolutions de la responsabilité politique sous la Ve République
Le régime parlementaire suppose – et c’est là même sa définition en droit – une responsabilité politique de l’exécutif (le gouvernement) devant l’Assemblée nationale (le parlement), émanation de la souveraineté du peuple. Ce principe prend la forme de la « motion de censure » (voir Définition cidessous). Or non seulement l’absence presque totale depuis 1958 de motion de censure votée rend caduque ce contrôle sur l’exécutif, mais plus encore, le principe de responsabilité – à la source du pouvoir politique – connaît des mutations importantes sous la Ve République. On peut tout d’abord souligner la pénalisation de la responsabilité politique. Face à l’extrême difficulté constitutionnelle à renverser un gouvernement « fautif », le choix de substituer une responsabilité pénale en passant par la voie contentieuse, à une responsabilité politique se jouant dans le cénacle parlementaire, est devenu dominant. La responsabilité se joue ainsi plus devant les juges que devant le peuple et ses représentants. Les effets peuvent être délétères aboutissant parfois à des peines difficilement compréhensibles (des ministres jugés pour crimes d’empoisonnement dans le procès du sang contaminé et très peu condamnés) ou à une paralysie de l’action publique (des élus locaux rechignant à des prises de décision qui pourraient, suite à des plaintes, les confronter à la justice pénale). Deuxième pratique constatée, le report de responsabilité sur un tiers devient dominant si ce n’est systématique, consistant à faire porter à un haut fonctionnaire ou un responsable d’administration centrale la responsabilité d’une politique publique défaillante ou d’un choix politique hasardeux, pour se maintenir au pouvoir. Enfin, l’habitude répandue des ministres, de moins en moins issus du parlement, de concevoir leur responsabilité non plus face aux représentants du peuple mais face à celui qui les a fait roi – le chef de l’État – ou à ceux qui les inspectent – les médias – bouleverse le fonctionnement de la responsabilité politique. La censure parlementaire ne compte plus – bien qu’elle soit la seule constitutionnellement reconnue – au profit du soutien du président ou de la bienveillance de journalistes soumis au culte du jugement sondagier.
Définition • ? La motion de censure est l’arme suprême de la chambre basse du parlement pour protester contre la politique gouvernementale et contraindre le Premier ministre à démissionner avec son gouvernement. En France, cette motion doit être présentée par au moins 1/ 10e des parlementaires et doit être adoptée à la majorité des membres composant l’Assemblée nationale (et pas seulement des votants). Sur les 103 motions de censure déposées depuis 1958, une seule (en 1962) a été votée, attestant la faible efficacité de cette mesure de contrôle de l’exécutif par le parlement.
3. Repenser les classifications Retour à la table des matières Cette distinction, aujourd’hui formulée en termes de régime présidentiel (séparation rigide) et de régime parlementaire (séparation souple), est au cœur de l’analyse comparative des régimes démocratiques, dans une perspective juridique. Elle n’est pourtant pas sans poser une série de problèmes renvoyant aux limites de cette classification binaire et très positiviste. • La première limite est liée au fait qu’un certain nombre de régimes entrent mal dans ces deux catégories. C’est tout d’abord le cas des régimes d’Assemblée (ou régime conventionnel en référence à la Convention de 1792) au sein desquels l’exécutif dépend étroitement du législatif sans pouvoir agir sur celui-ci (absence de pouvoir de dissolution en particulier). C’est ensuite celui du régime directorial (en référence au Directoire) qui se caractérise par l’existence d’un pouvoir exécutif collégial (sans chef de gouvernement) non responsable devant le Parlement (et sans pouvoir de dissolution) mais élu par lui et qui a été utilisé pour distinguer le régime politique suisse. Enfin, et surtout, Maurice Duverger a forgé la catégorie hybride des régimes semi-présidentiels, à la portée plus large, caractérisés par un exécutif dualiste (avec un Président élu au suffrage universel direct
disposant de pouvoirs propres plus ou moins étendus, non responsable devant le Parlement et un chef de gouvernement responsable) et une interdépendance des pouvoirs. Si elle s’applique en particulier au régime mis en place en France en 1958 (Ve République) on retrouve cette organisation constitutionnelle dans un certain nombre d’autres pays européens : Autriche, Islande, Portugal, Finlande, Irlande et plus récemment dans la plupart des pays d’Europe centrale et orientale (République Tchèque, Pologne, Croatie…). Toutefois, les différences existant dans les pouvoirs attribués au Président atténuent l’homogénéité de la catégorie. •
Cette hétérogénéité est justement la deuxième limite de ces classifications, elle concerne en particulier la catégorie des régimes parlementaires qui regroupe un grand nombre de régimes aux caractéristiques assez différentes. Elle concerne aussi celle du régime présidentiel. En effet si cette catégorie a longtemps essentiellement compris le cas des États-Unis, sa portée s’est élargie avec la mise en place de régimes présidentiels à la suite de transitions démocratiques mettant fin à des régimes autoritaires, en particulier en Amérique latine et en Afrique noire (et dans une moindre mesure en Asie comme en Corée du Sud par exemple). Cet élargissement lui a aussi fait perdre en cohérence puisque dans certains cas le président chef de gouvernement, élu au suffrage universel, possède un droit d’initiative parlementaire (c’est le cas au Brésil notamment).
• La troisième limite est le fait que ces classifications sont centrées sur les rapports entre pouvoir exécutif et législatif alors que Montesquieu prenait également en compte le pouvoir judiciaire qui joue un rôle croissant dans le fonctionnement des régimes démocratiques contemporains avec le développement du contrôle de constitutionnalité1. Par ailleurs, Montesquieu raisonnait plus en termes d’équilibre des pouvoirs que de séparation de ceux-ci, ce qui renvoie à une quatrième limite de ces classifications.
En effet les classifications des régimes à base juridique ne permettent pas d’appréhender directement le fonctionnement de ceux-ci. C’est pour cela qu’a été notamment proposé de distinguer au sein des régimes démocratiques, le parlementarisme (domination du législatif) du présidentialisme (domination de l’exécutif dirigé par le Président) et du gouvernementalisme (domination de l’exécutif dirigé par un chef de gouvernement responsable devant l’exécutif). Toutefois cette proposition reste cantonnée aux rapports exécutif/ législatif et elle ne permet pas de comprendre les facteurs clefs de fonctionnement des régimes démocratiques, en particulier l’existence de majorités stables (ou non) en lien avec les systèmes de partis et le mode de scrutin. C’est pourquoi les travaux comparatifs de science politique ont élargi les critères de comparaison en prenant en compte, au-delà de l’exécutif et du législatif, non seulement le pouvoir judiciaire, les systèmes de partis et les modes de scrutin mais aussi les rapports centre/périphérie et les modes de production des politiques publiques (ce qui conduit à inclure les groupes d’intérêts). Cette perspective a conduit Arend Lijphart à proposer une nouvelle distinction multidimensionnelle entre deux grandes catégories de régimes démocratiques : les démocraties majoritaires et les démocraties de concordance. Tableau 3.2 Les types de démocraties selon Lijphart
Démocratie majoritaire
Démocratie de concordance
Équilibre Domination de exécutif/ l’exécutif législatif Différences institutionnelles
État unitaire
Fédéralisme
Domination Équilibre entre d’une Chambre les deux Chambres Contrôle juridique limité Contrôle
Constitution rigide
Partis dominants Différences au niveau du système de partis
Scrutin majoritaire
juridique important Constitution souple
Partis multiples Scrutin proportionnel
Gouvernements Gouvernements de coalition monopartisans
Différences au niveau des groupes d’intérêts et des politiques publiques
Organisation des intérêts pluraliste
Organisation des intérêts corporatiste
Politique publiques imposées
Politiques publiques négociées
Contrôle de la Indépendance Banque de la Banque Centrale Centrale Cette grille d’analyse comparative permet de classer de manière plus fine les régimes démocratiques le long d’un continuum entre ces deux catégories correspondant plus à des idéaux-types qu’à des régimes réels (aucun régime ne correspond strictement à l’une de ces deux catégories). Elle propose aussi une grille d’analyse des différentes dimensions à prendre en compte pour analyser les évolutions des régimes démocratiques contemporains.
II. Les évolutions des démocraties contemporaines Retour à la table des matières
La distinction entre démocraties majoritaires et démocraties de concordance (ou de consensus) forgée dans les années 1980 tend aujourd’hui à perdre de sa pertinence du fait d’un certain nombre d’évolutions communes aux régimes démocratiques. Parmi ces évolutions, celles qui concernent les partis politiques (émergence de nouveaux partis – populistes en particulier – et de nouveaux clivages, fragmentation des systèmes partisans qui entraîne notamment une difficulté croissante dans la formation de coalitions, affaiblissement des partis « traditionnels »…) et les groupes d’intérêts sont traitées dans le chapitre 5 (consacré aux acteurs politiques), pour nous concentrer ici sur les aspects institutionnels et relatifs au fonctionnement des régimes démocratiques actuels. Quatre évolutions principales peuvent être mises en avant : la tendance au renforcement du pouvoir exécutif, la tendance au contrôle judiciaire accru du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif (en termes de contrôle de constitutionnalité et en termes de contrôle de la vie politique), l’affirmation de la démocratie directe et le renforcement des pouvoirs locaux qui remet en cause la distinction entre États unitaires et fédéraux.
1. Le renforcement du pouvoir exécutif Retour à la table des matières L’élément le plus frappant (dans les régimes parlementaires tout au moins) est la très forte prédominance des projets de lois d’origine gouvernementale dans la production législative (environ les ¾) ; pour les lois de finances, l’origine gouvernementale est le plus souvent une obligation constitutionnelle. Les gouvernements ont aussi parfois la possibilité de se substituer totalement au Parlement par le recours aux décret/lois (en Italie par exemple), aux ordonnances (c’est le cas en France en particulier : article 38 de la Constitution) à la législation déléguée (au Royaume-Uni par exemple) et au référendum (comme le prévoit en France l’article 11 de la Constitution qui a été étendu aux politiques sociales et environnementales en 2008). Bien d’autres éléments permettent le contrôle du processus législatif par le pouvoir exécutif. Le saviez-vous ? La domination de l’exécutif est croissante. Il s’agit
tout d’abord de la maîtrise de l’ordre du jour qui assure la priorité aux textes d’origine gouvernementale. Mentionnons ensuite les dispositions permettant de limiter les amendements, la durée des débats (favorable au gouvernement) et de contrôler le vote (cas de la procédure du vote bloqué en France – art 44-3 – qui permet un vote sur toute ou une partie du texte avec les seuls amendements proposés ou acceptés par le gouvernement). Ce renforcement du pouvoir exécutif s’inscrit dans une évolution parfois qualifiée de « présidentalisation1 ». Elle renvoie au renforcement de l’autorité du chef de gouvernement au sein même de l’exécutif. Si celle-ci est structurellement forte au sein des régimes présidentiels (où les ministres ne sont responsables que devant le Président élu) c’est aussi de plus en plus le cas dans les régimes parlementaires, comme le montre en particulier l’exemple britannique où l’on est passé d’un fonctionnement collégial du cabinet au sein duquel le Premier ministre jouait historiquement le rôle d’un primus inter pares animant les discussions collectives au sein du gouvernement à un fonctionnement monocratique plus vertical marqué par l’affirmation du leadership du chef du gouvernement. Cette évolution du rôle du Premier ministre se donne particulièrement à voir avec l’arrivée de Margaret Thatcher à la tête du gouvernement britannique en 1979, poursuivie par ses successeurs (Tony Blair en particulier). Si dans ce cas la longévité au pouvoir (11 ans) est un facteur important, la présidentialisation est liée plus structurellement à quatre évolutions : • La médiatisation de la vie politique qui contribue à la personnalisation du pouvoir en focalisant l’attention sur le chef de l’exécutif (et sur celles et ceux qui aspirent à l’être), comme le montre avec une acuité particulière le déroulement des campagnes pour les élections présidentielles, en France comme aux États-Unis, dont la personnalisation est renforcée par le recours au système des primaires1. La personnalisation de la vie politique, alimentée par son traitement médiatique et les stratégies de communication individuelles, de plus en autonomisées par rapport
aux appareils partisans et aux institutions2, contribue de manière décisive à la présidentialisation des exécutifs. • Le renforcement de la dimension internationale (et européenne dans le cas des pays membres de l’UE) dans l’action gouvernementale en général, et des chefs de gouvernement en particulier, est une deuxième évolution clef. Une part croissante de l’activité d’un chef de l’exécutif est à dimension internationale, en particulier sous la forme de rencontres multilatérales (G20, G7, sommets européens, assemblée générale des Nations unies…) où celui-ci représente (avec son ministre des Affaires étrangères) l’État dont il est l’élu. Ce lien entre renforcement du pouvoir présidentiel et rôle international est particulièrement marqué aux États-Unis où la position de grande puissance mondiale a été un levier décisif de l’affirmation d’une « présidence impériale », marquée par l’autonomisation des pouvoirs du Président par rapport au Congrès en matière militaire et le développement d’un entourage spécialisé dans les affaires étrangères auprès du Président (le Conseil national de sécurité) après la Seconde Guerre mondiale. • La troisième évolution est celle de l’interdépendance accrue des problèmes que les gouvernements prennent en charge. La plupart des enjeux de politique publique traités par les gouvernements impliquent plusieurs ministères ce qui accroît le rôle de coordination intergouvernementale des sommets de l’exécutif. L’affirmation de ce rôle de direction et de pilotage des négociations intergouvernementales s’est appuyée sur le développement des « administrations d’état-major ». Jean-Louis Quermonne (L’appareil administratif de l’État, Le Seuil, 1991) caractérise cette « administration d’état-major » par quatre éléments principaux : le fait d’être en lien direct avec le sommet de l’exécutif, la prise en charge du rôle de coordination interministérielle, le fait d’être à l’interface entre l’administration et le politique, la prise en charge du double rôle d’aide
à la décision et d’expertise. FOCUS L’état-major de l’exécutif L’état-major présidentiel est ainsi particulièrement étoffé aux États-Unis : créé en 1939, il emploie entre 1 500 et 2 000 personnes et s’organise autour de multiples structures (parmi lesquelles le cabinet du Président, le Conseil National de Sécurité pour la politique étrangère et l’Office of Management and Budget pour les questions budgétaires). Les étatsmajors des Premiers ministres se sont également renforcés depuis les années 1980, que ce soit le Cabinet Office du Premier ministre britannique, du Bundeskanzleramt auprès du chancelier allemand ou celui du Premier ministre français. On y retrouve quatre types d’entités principales : un cabinet politique (avec un rôle important en termes de communication), des structures spécialisées dans l’expertise (en particulier économique et budgétaire) et l’aide à la décision pour les différents domaines de politiques publiques, des institutions spécialisées sur les questions internationales (rattachées à la Présidence en France sous la forme d’une cellule diplomatique) et européennes (en France, le secrétariat général aux affaires européennes rattaché au Premier ministre), enfin la direction de l’administration. • Le renforcement du contrôle de l’administration par le pouvoir exécutif est ainsi la quatrième évolution en lien avec la présidentialisation. Le modèle historique de référence est ici celui des États-Unis et son « système des dépouilles » (« spoils system ») qui se met en place lors de l’élection du président Jackson en 1828. Le spoils system : le spoils system, pratiqué au niveau de l’administration fédérale et des États, consiste pour un président ou un gouverneur nouvellement élu à remplacer la haute administration en fonction par des agents en qui il place sa confiance politique selon le principe « punir ses ennemis, récompenser ses amis ». Le pouvoir de nomination du Président fédéral concerne aujourd’hui environ 5 000 personnes ; celui des
gouverneurs et des sénateurs au niveau des États, ainsi qu’à d’autres niveaux locaux, est également étendu. Il conduit à la nomination de personnes extérieures à l’administration, issues du secteur privé en particulier. En France, on parle plutôt de « système des dépouilles en circuit fermé1 » car, contrairement aux États-Unis, les gouvernants nomment très majoritairement des fonctionnaires de carrière, le plus souvent des hauts fonctionnaires issus des grands corps. Le nombre de postes concerné est moins important qu’aux États-Unis : il s’agit avant tout des 500 postes administratifs (préfets, ambassadeurs, recteurs, directeurs d’administration centrale…) et des 200 postes de direction d’entreprises et d’établissements publics pourvus en Conseil des ministres. Cette politisation a été particulièrement rendue visible à partir de 1981 du fait des alternances politiques multiples depuis cette date et tend à s’affirmer depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République. En Allemagne aussi les fonctions les plus élevées au sein de l’administration fédérale (secrétaire général d’un ministère fédéral et directeur de service d’une administration fédérale), soit environ 150 postes, sont attribuées directement par le pouvoir exécutif. On parle de ce fait de postes de fonctionnaires politiques (politische Beamte). Et, comme en France, il s’agit de hauts fonctionnaires de carrière. En revanche, le Royaume-Uni s’est longtemps caractérisé par une plus forte séparation entre haute fonction publique et gouvernement. Les postes les plus élevés de la hiérarchie du Civil Service (en particulier celui de permanent secretary, l’équivalent du poste de secrétaire général d’un ministère), ne s’obtiennent qu’à l’issue d’une carrière au sein de l’administration ; les nominations à ces postes relevant d’une instance administrative (et non du gouvernement), le Senior Appointment Selection Committee, présidé par le chef du Civil Service. Toutefois, l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en 1979, ici comme pour d’autres domaines, marque une rupture importante. Désormais, le Premier ministre intervient directement dans le processus de nomination des secrétaires permanents et de leurs adjoints et peut décider de départs à la retraite anticipés et de renvois. Il en a résulté une moindre prise en compte des logiques de carrières internes à l’administration, voire la nomination de nonfonctionnaires aux postes de secrétaire permanent, de chef de service ou de directeur d’agence administrative.
La présidentialisation de l’exécutif n’est toutefois pas la seule évolution structurelle des démocraties contemporaines.
2. Le renforcement du contrôle juridique du pouvoir politique et de la vie politique Retour à la table des matières Cette autre tendance commune aux régimes démocratiques contemporains prend deux formes différentes (et en partie complémentaires) : d’une part le contrôle de constitutionnalité des lois, d’autre part le contrôle juridique de la vie politique. Le principe du contrôle du gouvernement et de la loi au nom de principes qui lui sont supérieurs est très ancien (avec notamment la référence aux lois fondamentales du royaume dès le Moyen Âge) et s’est ensuite affirmé à travers le cas de la Cour Suprême des États-Unis, dont le rôle en termes de contrôle de constitutionalité a été établi par le fameux arrêt Marbury vs Madison. Le contrôle de constitutionnalité s’est plus tardivement généralisé en Europe, après la Seconde Guerre mondiale. De ce fait ont été distingués deux modèles de contrôle de constitutionnalité : celui des Cours Suprêmes (que l’on trouve non seulement aux États-Unis mais aussi en Inde, au Canada, en Australie, dans la plupart des pays d’Amérique latine, au Royaume-Uni, en Irlande, en Grèce…) et celui des Cours constitutionnelles (que l’on trouve notamment en Allemagne, en France, en Italie, dans les pays d’Europe centrale et orientale : au total dans 22 pays de l’UE). Le saviez-vous ? En 1803, aux États-Unis, l’arrêt Marbury vs Madison affirme la supériorité de la Constitution sur l’ensemble de l’ordre judicaire et le principe du contrôle de la conformité à la Constitution par la Cour Suprême. La diversité des Cours constitutionnelles Les deux types de juridictions constitutionnelles diffèrent
• � par leur positionnement institutionnel : au sommet de l’ordre juridique (cour d’appel en dernière instance) pour les Cours Suprêmes, comme juridiction spécifique (cour spéciale) pour les Cours Constitutionnelles. • � par les modalités de contrôle : contrôle concret par voie d’exception (dans le cadre d’un litige) pour les Cours Suprêmes ; contrôle abstrait par voie d’action (à la demande d’une institution politique, parfois des citoyens ou des juges, en référence aussi à des normes supérieures à la Constitution qui encadrent parfois les révisions constitutionnelles et la défense des libertés publiques) pour les Cours Constitutionnelles • � par le mode de nomination des juges : nomination des juges à vie sur la base de critères de compétences juridiques pour les Cours Suprêmes, nomination pour un mandat limité sur la base de critères en partie politiques pour les Cours Constitutionnelles. • � par la portée de leurs jugements : autorité relative de la chose jugée (le jugement ne s’impose qu’aux parties et pas aux tiers) pour les Cours Suprêmes, autorité absolue de la chose jugée (le jugement s’impose à tous) pour les Cours Constitutionnelles. Toutefois, ces différences tendent aujourd’hui à se réduire fortement sous l’effet d’évolutions partagées. On peut tout d’abord relever une évolution générale vers plus d’activisme juridique de ces institutions judiciaires (en particulier en référence aux normes supra-nationales produites par des Cours internationales). Ensuite, les Cours constitutionnelles ont intégré des éléments des Cours Suprêmes, en particulier le contrôle concret par voie d’exception (cas de la question prioritaire de constitutionalité en France) alors que la politisation croissante des nominations dans les Cours Suprêmes (aux États-Unis en particulier) rapproche la composition des deux modèles institutionnels. Au final, elles sont devenues une institution clef des régimes démocratiques garantes de l’État de droit, ce dont témoigne notamment leur généralisation dans les pays d’Europe centrale et
orientale après la chute des régimes communistes et la mise en place d’une Cour Suprême au Royaume-Uni en 2009. La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été instaurée en France en juillet 2008 et permet à tout individu partie d’un litige de saisir le conseil constitutionnel (via une procédure de filtrage singulière) dès lors qu’il estime qu’une disposition législative porte atteinte à ses droits fondamentaux garantis par la Constitution. L’autre aspect de cette deuxième évolution structurelle des démocraties contemporaines, est le développement de l’encadrement juridique de la vie politique autour de deux enjeux : celui du financement des partis et des campagnes électorales et celui de la réglementation du lobbying. En France une législation importante a été développée depuis la fin des années 1980 suite à plusieurs affaires (Urba-Gracco, emplois fictifs au RPR, affaire Elf…) ayant conduit à la condamnation de responsables politiques. Le saviez-vous ? Depuis les lois du 11/03/1988, du 15/01/1990 et du 19/01/1995, le financement des partis politiques est fortement encadré et ne ressort presque que de l’État puisque les personnalités morales ne peuvent plus désormais financer les partis et que les dons de particuliers sont plafonnés à la somme de 7 500 euros. Notons également que le financement des partis est conditionné depuis 2000 au respect de la parité et qu’une loi de 2017 encadre très fortement les prêts bancaires accordés aux partis. Enfin, on insistera sur la réglementation du lobbying. Suite aux premières tentatives entre les deux guerres mondiales, une première loi a été votée aux États-Unis en 1946. Renforcée par la suite, la législation étatsunienne a été une source d’inspiration en Europe non seulement au niveau des États membres, mais aussi de l’Union européenne (pour le Parlement européen en 1996, pour la Commission européenne en 2008). Ces législations qui encadrent l’action des groupes d’intérêt auprès des institutions politiques visent à accroître la transparence par l’enregistrement des groupes d’intérêt,
la publicité des rapports d’activité, des dons et des déclarations de patrimoine des élus, et cherche à empêcher les conflits d’intérêt.
3. De la démocratie directe à la démocratie participative Retour à la table des matières On assiste aussi depuis les années 1970 à une réaffirmation de la démocratie directe, qui a des origines historiques très anciennes (en particulier celui de la démocratie athénienne, puis celui des Landsgemeinde en Suisse et des town meetings aux États-Unis) sous l’appellation de démocratie participative1. Le modèle historique de la démocratie athénienne (au V e siècle avant J.-C.) Il repose sur quatre modalités de participation citoyenne : • La délibération collective dans le cadre de l’Ecclesia (40 j./an) avec droit de proposition des citoyens • La prise de décision collective : les votes (sur : règles communes, guerre, impôts) qui se font au sein de l’Ecclesia • La participation au pouvoir des citoyens : tirage au sort (Boulé : exécution des décisions, Héliée : juges, autres fonctions) • Le contrôle du pouvoir (stratèges et archontes : élus) : rendent des comptes, peuvent être mis en accusation et démis (et même parfois exécutés) Cette réaffirmation de la démocratie directe renvoie à toute une série d’évolutions socio-politiques qui se sont affirmées notamment dans le cadre des nouveaux mouvements sociaux apparus à la fin des années 19602 : • la montée des valeurs anti-autoritaires (et plus généralement du libéralisme culturel) qui se traduit notamment par l’importance donnée aux
principes de transparence, de responsabilité directe des représentants et plus généralement de pouvoir de la société civile et de « démocratisation de la démocratie » ; • l’accroissement de la compétence politique des citoyens (élévation du niveau d’instruction) qui se traduit par une plus grande volonté de peser sur les choix ; •
la montée de l’individualisme qui se manifeste dans ce domaine par le refus de structures hiérarchisées ;
• la mise en cause des acteurs et institutions de la démocratie représentative : du fait de scandales politiques (emplois fictifs, fraudes électorales, corruption, abus de pouvoir…) et de dysfonctionnements de la démocratie représentative ; • l’impuissance perçue du politique dans le contexte européen et de mondialisation face à des enjeux de politiques publiques majeurs (économiques et sociaux en particulier) qui pose le problème de la responsabilité politique des élus ; • la montée en puissance des principes managériaux d’accountability qui orientent les réformes administratives visant à les rapprocher des usagers. La notion de démocratie participative renvoie à trois demandes principales : • celle d’une expression accrue des citoyens à travers des procédures participatives (débat public, conseils de quartier, forums internet, conseils participatifs) et de prise en compte d’autres points de vue (contre-expertise) ; • la reconnaissance de compétences citoyennes (ou « profanes ») : chaque citoyen a le droit de décider du bien commun au nom de son expérience personnelle ; • de nouvelles exigences en termes de responsabilité comme une demande de
transparence, de publicité et de proximité de la pratique des élus locaux ou nationaux. De ce fait la démocratie participative se traduit par deux modalités principales (au niveau local principalement mais aussi parfois au niveau national) : • la mise en place d’instances de délibération collective : instances de débat public (sur les projets d’aménagement, infrastructures de transport et énergie en particulier), conseils de quartiers, conseils consultatifs, états généraux, « Grenelle », consultations citoyennes, jurys citoyens… • la prise de décision collective qui peut prendre la forme de budgets participatifs (comme c’est le cas au Brésil où les citoyens expriment leur souhait d’orientation budgétaire), agendas 21 locaux au cours desquels les citoyens imposent localement des orientations en termes de développement durable, municipalité participative ou usage du référendum (local et national). FOCUS La pratique du référendum • � La Suisse introduit le référendum dans la Constitution de 1848 et le pratique depuis de façon très intensive (environ 600 depuis 1848) avec un impact important sur le fonctionnement du système politique, • � En Italie, la procédure référendaire est fortement encadrée. Elle est adoptée en 1970 et a favorisé la mise sur agenda législatif de très nombreux sujets défendus par des forces politiques ou associatives peu présentes au parlement • � Aux États-Unis, le référendum apparaît à la fin XIX e siècle (sous l’impulsion des mouvements populistes et progressistes), dans une quarantaine d’États (dans une vingtaine il est même d’initiative populaire). On comptabilise plus d’une centaine de référendum par an et plusieurs milliers au niveau local. Le Recall, dans un État comme la
Californie, permet même de démettre le gouverneur en place. • � Au Royaume-Uni, le référendum porte sur des enjeux majeurs comme l’intégration européenne (1975, et le Brexit de 2016) ou la dévolution (décentralisation des pouvoirs nationaux aux instances régionales écossaises et galloises en 1979 et 2014). La démocratie participative correspond ainsi à une nouvelle forme de légitimation (procédurale) par la délibération : toute décision doit avoir fait l’objet d’une discussion préalable (avec le public concerné en particulier comme le montre le cas des enquêtes publiques, du Grenelle de l’environnement ou du recours à des « états généraux »). Il s’agit aussi de rapprocher la décision du citoyen (au moment où la tendance structurelle est à éloignement de celle-ci du fait de la mondialisation et de l’intégration européenne pour les pays membres de l’UE). De ce fait la démocratie participative vise un renforcement (revitalisation) de la démocratie représentative à laquelle elle ne s’oppose pas et fait également l’objet de mises en scène politiques, voire de formes d’instrumentalisation car elle reste fondamentalement aux mains des élus. Ce rapprochement des citoyens se traduit aussi par des formes de re-localisation du pouvoir au sein des régimes démocratiques.
4. La localisation du pouvoir dans les régimes démocratiques Retour à la table des matières L’analyse des régimes politiques au prisme des rapports centre/périphérie s’est développée principalement autour de la distinction entre États unitaires et États fédéraux qui repose sur plusieurs éléments. Le principal est le fait que dans les États fédéraux (États-Unis, Allemagne, Brésil, Inde, Canada…) il existe un partage de la souveraineté entre la Fédération et les entités fédérées (qui ont parfois leur propre constitution comme aux États-Unis) ; ces deux niveaux de gouvernement ne peuvent pas se supprimer l’un l’autre et sont inscrits dans la Constitution qui répartit les compétences (répartition des compétences qui, dans les États
unitaires, ne relève que de la loi). De plus, dans les États fédéraux, des pouvoirs législatifs importants sont exercés par les entités fédérées (souvent dans les domaines de l’enseignement, de la police, de la culture, des politiques sociales…) qui participent au pouvoir législatif fédéral en étant représentés en tant que tels au niveau de la Chambre haute, alors que dans les États unitaires les pouvoirs locaux n’exercent que des compétences de type réglementaires. À cela s’ajoute la prédominance du principe de subsidiarité dans les relations entre le niveau fédéral et les entités fédérés, garanti par une Cour Suprême ou Constitutionnelle (institution qui joue un rôle clef dans les États fédérés). Le principe de subsidiarité : ce principe générique – mais introduit dans l’article 3 du traité de Maastricht et désormais familier du vocabulaire juridique européen – pose que les décisions qui sont prises par les instances doivent l’être au plus près des citoyens concernés et des acteurs locaux l’exécutant. Dans les États fédéraux il se traduit par le fait que les compétences de droit commun appartiennent aux entités fédérés. Enfin, on peut souligner la prééminence des entités fédérées sur les autres institutions locales, alors que les autorités locales ne sont pas hiérarchisées entre elles dans les États unitaires. Toutefois cette distinction tend à perdre de sa pertinence du fait de trois évolutions. • La première est celle d’une tendance structurelle à la centralisation des États fédéraux. Elle est liée en particulier au renforcement de l’intervention économique et sociale de l’État fédéral (aux ÉtatsUnis avec le New Deal puis les grands programmes développés dans les années 1960). Plus récemment des enjeux de politiques publiques majeurs, en particulier la lutte contre le terrorisme (à partir des attentats du 11 septembre 2001), la lutte contre le réchauffement climatique et la lutte contre les effets de la crise de 2008 ont renforcé le rôle de l’État fédéral sous les présidences G.W. Bush et Obama.
• La deuxième évolution est celle de la décentralisation des États unitaires qui prend la forme de transferts de compétences réglementaires pour des domaines de politique publique (social, santé, enseignement, sécurité, urbanisme, transports…) entre le centre et des autorités locales, accompagné de transferts de personnels administratifs et de ressources financières. • La troisième évolution est celle de la mise en place d’États régionaux (en Italie et en Espagne en particulier) qui mêlent des éléments communs aux deux types institutionnels de rapport centre/ périphérie. Ils se caractérisent par une forte autonomie des entités régionales dotées de pouvoirs législatifs ce qui les rapproche du fédéralisme tout en présentant des spécificités : des différences entre régions en termes de compétence (en Espagne trois régions « historiques » bénéficient de compétences plus avancées) et l’existence d’un contrôle des régions par le gouvernement central (moindre en Espagne). Le saviez-vous ? Dans le cas du Royaume-Uni la décentralisation a pris une forme plus poussée : celle de la dévolution qui s’est traduite à la fin des années 1990 par la mise en place de véritables parlements en Irlande du Nord, au Pays de Galles et en Écosse (mais pas en Angleterre) avec des compétences législatives. Les Communautés autonomes espagnoles ont de très importants pouvoirs qui les rapprochent des États fédérés alors que l’Espagne demeure un État unitaire. Ainsi de la Catalogne ou du Pays Basque qui disposent d’une forme d’autonomie fiscale, d’une police autonome aux pouvoirs multiples (renseignement, ordre public, judiciaire), d’une vraie autonomie universitaire, de systèmes de santé spécifiques et, bien sûr, d’un gouvernement propre Ainsi, le pouvoir des autorités locales (en particulier régionales, et dans une moindre mesure des métropoles)
tend à prendre des formes comparables dans l’ensemble des démocraties contemporaines qui évoluent vers une régionalisation et une métropolisation, ce qui est directement en lien avec l’importance politique prise par les enjeux de réparation territoriale des pouvoirs (comme le montrent les cas de l’Écosse, de la Catalogne et de la Corse). L’analyse de science politique des régimes politiques s’est aussi intéressée aux régimes non démocratiques : tout d’abord les régimes totalitaires puis les régimes autoritaires.
III. Les régimes totalitaires Retour à la table des matières La notion de totalitarisme apparaît dans la bouche de Mussolini, lors du célèbre discours de l’« Augusteo », le 22 juin 1925. Le Duce y parle de sa « féroce volonté totalitaire » et le philosophe fasciste Giovanni Gentile s’attachera à théoriser le terme. Trois ans plus tard, la notion apparaît dans la revue américaine The Contemporary Review où le totalitarisme est défini comme étant le fait d’un État unitaire, à parti unique, fasciste ou communiste, né d’une réaction au parlementarisme. Un penseur va particulièrement s’attacher à le définir : il s’agit d’Hannah Arendt.
1. Penser le totalitarisme avec Arendt Retour à la table des matières Élève de Martin Heidegger – compagnon intellectuel du nazisme – mais aussi de Karl Jaspers, Hannah Arendt, juive allemande, s’est exilée en France en 1933 avant d’être internée dans un camp français en 1940. À la fin de la guerre, elle émigre aux États-Unis où elle va commencer son œuvre sur le totalitarisme. Il s’agit pour elle de compléter la typologie des régimes politiques établie par Aristote en insistant sur la singularité du totalitarisme, bien différent des tyrannies et dictatures qui l’ont précédé. Son livre, The origins of totalitarism sort en 1951 en trois tomes. Image non fournie par l éditeur.
Timbre à l’effigie d’Hannah Arendt, 1986 © wantanddo-shutterstock Les origines du totalitarisme selon Arendt Les deux premiers tomes consacrés à l’antisémitisme et à l’impérialisme expliquent selon Arendt l’émergence du totalitarisme. L’antisémitisme perpétue en le scientificisant, un courant d’antijudaisme très partagé avant-guerre qui donne lieu, sous la plume d’Hitler, à un véritable combat apocalyptique devant déboucher sur l’extermination des juifs en tant que race. L’impérialisme qu’Arendt décrypte dans l’entreprise colonisatrice européenne, permet quant à lui de penser la supériorité d’une race sur une autre. Le troisième volet décrit et interprète le système totalitaire comme un mode de gouvernement sans précédent qu’Arendt applique au nazisme et à l’URSS des années 1930. Les caractéristiques du totalitarisme – au nombre de quatre – sont les suivantes : • Le préalable indispensable au totalitarisme est « l’atomisation des masses » c’est-à-dire la dilution des classes sociales traditionnelles qui disparaissent et laissent place à un conglomérat d’individus apolitiques, abstentionnistes et indifférents aux partis. Cette société atomisée émerge suite à la Première Guerre mondiale, de la crise économique, de l’inflation galopante, du chômage, de l’humiliation de la défaite… et trouvera dans la figure d’un chef outrancier et dominateur une forme de réassurance. • L’efficacité de la domination sur les masses est rendue possible par un type inédit d’organisation : un parti tout puissant qui pénètre l’État en dédoublant ses institutions (une police d’État mais aussi une Gestapo ; une armée nationale mais également une formation SS…) et au service exclusif de son leader et de son idéologie. • Le mode de domination – la terreur – apparait pour Arendt comme l’essence du totalitarisme qui trouve dans le camp de concentration ou
d’extermination sa vérité profonde. Le camp s’attache à détruire tant les opposants réels (opposants politiques) que les « ennemis objectifs » (définis par leur race ou leur appartenance de classe). Les camps sont non seulement destinés à exterminer des populations mais ils sont un « outil d’élimination de la spontanéité elle-même en tant qu’expression du comportement humain ». Le camp met en scène et donne vie à la « vérité » totalitaire en transformant les prisonniers en non-humains et en survalorisant les SS aryens qui ont désormais droit de vie et de mort sur quiconque. • Le dernier élément de la domination totalitaire est bien sûr constitué par l’idéologie (la logique d’une idée). Véritable boussole pour des individus égarés au sein d’une société atomisée, l’idéologie, qu’elle repose sur la lutte des classes ou la supériorité raciale, vise à plier le réel au nom des lois supérieures de l’histoire (marxisme) ou de la nature (biologisme nazi)1. Tout doit désormais être interprété au regard de ces lois transcendantes, véritable religion d’État.
2. Comparer les totalitarismes Retour à la table des matières Nous analyserons successivement en nous appuyant sur les travaux de Bernard Bruneteau2, les similitudes et les différences entre les totalitarismes bolchevique (ou stalinien) et nazi. Au sein même du totalitarisme d’extrême droite, on s’interrogera sur l’opposition très nette entre le nazisme et le fascisme italien, ce dernier se rangeant avec nuances auprès de son sinistre allié. FOCUS Assimiler les totalitarismes ? Avec la parution du Livre noir du communisme en 1997, l’historien Stéphane Courtois et ses co-auteurs vont poser brutalement la thèse d’une possible assimilation dans l’échelle de l’horreur des expériences totalitaires nazies et communistes (staliniennes). Avant eux, l’historien allemand Ernst Nolte avait déjà fait sensation en parlant du Goulag comme d’un « précédent logique et factuel à
Auschwitz ». Cette thèse d’une similarité d’expérience totalitaire – dépassant celle de la comparabilité – pose problème. D’un strict point de vue comptable, évoquer une identité d’expérience peut faire sens : le communisme a sûrement plus tué que le nazisme et en ce sens le génocide de classe « vaut » bien le génocide de race d’autant que les tueries en Union soviétique comme au Cambodge pouvaient parfois être lues au prisme du racialisme d’extrême droite. Le « pou » ou la « vermine » bourgeoise comme la dimension affichée d’une « race khmer » supérieure vient rappeler que le communisme avait également connu sa tentation eugéniste. Pourtant, cette assimilation est abusive. D’abord parce qu’il conviendrait de spécifier de quelle expérience communiste on parle, fusionnant sous ce vocable des pays, des époques, des régimes très différents (Chine, Cuba, Amérique centrale, URSS sous ses différentes périodes…). Notons que si l’expérience nazie a duré 10 ans, la temporalité communiste s’étend sur plus de 80 ans. Ensuite parce que l’addition des morts ne suffit pas et aboutit à unifier des cadavres très différents : aux morts par balles et par gazage du nazisme on ajoute, côté communiste, des mortalités infligées (exécutions), des mortalités sans intention exterminatrice (famine, épuisement, maladies) et des mortalités conséquentielles à des pratiques de travail forcé. Là où la terreur nazie extermine les gens pour ce qu’ils sont (des juifs, des tziganes), la terreur rouge les vise pour ce qu’ils font (s’opposer au régime) même si le qualificatif d’opposant était tellement vaste qu’il en devenait inopérant. On pourrait ainsi dire que la mort est la finalité même du nazisme qui n’a jamais cherché une main-d’œuvre facile mais juste voulu éliminer une part de l‘humanité. Dans le cas communiste, la mort est plutôt la conséquence naturelle et à très grande échelle d’une politique d’exploitation au sein de camps de travail gigantesques. ■ Similitudes et différences entre nazisme et stalinisme Si la périodicité du totalitarisme nazi est aisée à définir, l’est moins le bornage temporel du totalitarisme communiste. Peut-on le dater aux
premiers excès de la révolution bolchevique ou doiton attendre l’arrivée de Staline au pouvoir ? De même la mort de ce dernier en mars 1953 signe-t-elle la fin de l’ère totalitaire soviétique ou celle-ci lui survivra ? On parlera ici de totalitarisme stalinien sans pour autant négliger la tentation totalitaire léniniste dès les années 1920. La logique totalitaire de Lénine Si la violence continue à l’issue de la révolution bolchevique a pu s’apparenter à une forme de guerre civile, elle prend aussi le visage de l’extermination programmée qui campe la réalité totalitaire. Le mot d’ordre léniniste – « épurer la terre russe de tous les insectes nuisibles » – est vite traduit en politique de mise à mort des trois populations « nuisibles » : les cosaques, les « bourgeois socialement étrangers » et les koulaks c’est-à-dire les propriétaires terriens suspects de refus du communisme. À ceux-là se rajoutent les éléments déviants du parti et aboutit à un début de politique exterminatrice mise en place par l’armée rouge et les commissaires politiques du parti. Dès 1921, la mise à mort par étouffement dans des wagons opaques remplis de gaz carbonique devient une pratique usitée… Les similitudes, comme le souligne Bernard Bruneteau, entre les régimes nazi et stalinien sont au nombre de trois : • La structuration du pouvoir : les régimes nazi, fasciste et stalinien possèdent en commun un parti unique qui monopolise toute la vie politique (le NSDAP allemand, le Parti fasciste italien, le parti Communiste d’Union Soviétique). La vie politique est ainsi limitée à ce qu’en autorisent les différents satellites du parti qui structurent l’ensemble de la société civile (organisations de jeunes, de travailleurs, de vieux, culturelles, sportives…). Ces trois régimes ont également un dispositif légal et juridique qui ne dépend que du parti qui va redéfinir le droit en vigueur. Ils ont enfin un appareil policier surdimensionné chargé de veiller à la bonne application d’une idéologie,
perçue par tous comme une nouvelle religion, une vérité absolue. • La haine du libéralisme : les trois régimes ont en commun une même haine du libéralisme qu’il soit politique (la démocratie) ou économique (le libre jeu du marché). Cette hostilité au pluralisme se retrouve dans la vision binaire de la politique, opposant en termes guerriers la communauté raciale, nationale ou sociale à un ennemi intangible (« la juiverie », les étrangers ou les bourgeois). Au culte du compromis et du consensus qui singularise la société libérale – visible sous la forme de l’assemblée parlementaire – ils opposent la force et l’imposition autoritaire d’une vérité. La revendication d’un « nous » uni fondé sur la race ou la classe, opposé à un « eux » empêche toute position médiane et toute culture du compromis. On est, dans le schéma totalitaire, obligé de choisir son camp : si l’on ne soutient pas le parti, on est contre le parti et, en conséquence, on meurt. « La différence de l’autre appelle naturellement sa disparition » écrit Bernard Bruneteau. • La définition de l’ennemi : la conception très singulière du politique défendue par les régimes totalitaires a des conséquences directes sur leur vision de l’altérité menaçante. L’ennemi s’apparente à celui qui rend impossible le rêve d’une société unitaire et homogène, défini par un fantasme nationaliste, racialiste ou de classe. Tout dysfonctionnement dans la société totalitaire rêvée et défendue par son chef sera le fait des éléments extérieurs à son essence : le juif, le tzigane ou l’homosexuel dans la société nazie structurée par le mythe de la pureté aryenne ; l’étranger ou le communiste rétif au schéma nationaliste fasciste ; le bourgeois ou propriétaire, qui met à mal l’idéal collectiviste bolchevique. Les différences sont évidemment d’ordre idéologique, mais touchent également les fondements du pouvoir et la pratique de la violence :
• L’idéologie : comme le soulignait Raymond Aron, l’identification entre les deux totalitarismes se heurte à la dissemblance profonde de leur projet idéologique. L’un, eugéniste, raciste et ouvertement antisémite, ne saurait rejoindre le projet communiste transnational et en apparence généreux. L’historien François Furet, dans son livre Le passé d’une illusion, analyse bien cette différence entre la « pathologie du national » et « la pathologie de l’universel ». De cette différence idéologique ressortent des visions nuancées de la guerre ou de la démocratie. La première est l’objet d’un véritable culte par les régimes fascistes et nazi – qu’illustre le salut aux morts des militants fascistes – alors que le communisme la condamne, du moins officiellement. La guerre est pour la propagande communiste le fait des bourgeoisies exploiteuses des soldats prolétarisés alors que le totalitarisme fasciste et nazi glorifie la violence qui purifie le guerrier et exalte les valeurs viriles et combatives. La démocratie, même si rejetée dans son principe, demeure affirmée par le communisme stalinien qui évoque dans la constitution soviétique de 1936, l’arrivée de la plus grande des démocraties au monde ! Les pays sous influence soviétique ne s’appelaientils pas les « démocraties populaires » par opposition aux fausses « démocraties bourgeoises » ? À l’inverse le nazisme n’essaiera jamais de se maquiller en un régime – la démocratie – qu’il méprise et ignore ouvertement. • Le fondement du pouvoir : en se basant sur les travaux du sociologue Max Weber sur les diverses formes d’autorité, on opposera le pouvoir charismatique du nazisme au pouvoir légal rationnel du stalinisme. Si le charisme de Staline était évidemment un des ressorts du totalitarisme communiste, il n’en était pas l’essence à la différence du charisme hitlérien. Le régime soviétique a survécu à la mort de Staline comme il lui a précédé. L’administration soviétique tatillonne et intrusive était la clé de
voûte du système. À l’inverse, l’administration nazie n’a jamais atteint un tel degré d’efficacité tant le pouvoir était concentré dans les mains du Führer, dont le charisme ressortait d’une division entretenue des élites nazies. Face au désordre relatif de l’appareil d’État, seule la parole du chef (Hitler) assurait la prise de décision et confortait ainsi le pouvoir suprême. Au totalitarisme d’essence rationnelle s’opposait donc un totalitarisme d’essence charismatique. • La réalité de la violence : Bernard Bruneteau note une ultime différence entre les deux régimes quant au type de terreur produite. Plusieurs points sont à souligner : alors que la terreur soviétique s’est exercée au sein des frontières de l’État fédéral, la terreur nazie s’est exportée dans de nombreux pays d’Europe. La violence exterminatrice nazie a été artificiellement produite en marge de la guerre conduite par l’armée allemande et répondait uniquement à une logique apocalyptique. À l’inverse, la terreur soviétique a pu, selon certains, être lue comme la prolongation d’une violence révolutionnaire et sociale très importante dans le pays dès les années 1920. Mais c’est surtout le mode de mise à mort qui fonde l’exceptionnalisme nazi. La logique des camps d’extermination était limpide et pas tout à fait la même que celle mise en place par l’administration du goulag dans des camps de redressement ou de travail. Dans ces derniers, la mortalité était très importante (plus de 17 % aux pires périodes) mais jamais aussi systématique et automatique que dans l’horreur concentrationnaire nazie.
3. Le fascisme est-il un totalitarisme ? Retour à la table des matières Hannah Arendt a profondément inspiré, et pendant longtemps, la perception du régime fasciste comme une forme de dictature violente mais en aucun cas comparable à la radicalité nazie. Elle évoque dans Les origines du totalitarisme (1951) « une dictature
nationaliste ordinaire développée logiquement à partir d’une démocratie multipartite ». Cette vision d’une tyrannie grotesque, renforcée par la théâtralité parfois risible de Mussolini, a longtemps dominé le champ des historiens. Pourtant la nouvelle historiographie italienne à l’image du travail d’Emilio Gentile (sans lien avec son homonyme fasciste) viendra rappeler les fondamentaux totalitaires du régime du Duce. C’est tout d’abord l’existence d’un parti unique et une absence totale de pluralisme qui rapprochent fascisme et nazisme. Le contrôle des institutions d’État par le parti national fasciste sera plus lent qu’en Allemagne mais non moins total, aboutissant dès 1941 à une confusion entre le statut de ministre et celui de secrétaire général du parti. C’est ensuite le projet révolutionnaire fasciste qui rapproche le régime italien tant du nazisme que du bolchevisme. L’objectif demeure d’établir un homme nouveau, une race de conquérants et de guerriers capable de faire advenir un nouvel empire romain sous le joug d’un nationalisme total. La dimension idéologique du totalitarisme est bien présente et se traduira par un embrigadement massif de la société italienne estimé à plus de 27 millions d’individus insérés dans les rets du parti et de ses associations, soit 61 % de la population totale en Italie. Il existe également une mystique du chef qui rend compte de la centralité de Mussolini et d’Hitler dans leurs régimes et qui répond aux attentes des leaders du parti, valorisant le Duce pour obtenir du pouvoir, des élites économiques effrayées en Italie par la montée du communisme et une population fragilisée par la première guerre mondiale et partiellement séduite par l’aura déterminée du chef. Le soutien populaire est une réalité favorisée par des vecteurs traditionnels comme l’Église mais aussi par la mise en place d’une politique sociale et par les victoires diplomatiques et militaires (la conquête de l’Éthiopie par l’armée fasciste). Si la finalité exterminatrice ou nationaliste n’est pas ouvertement défendue, il n’en demeure pas moins qu’une large partie la population allemande comme italienne connaissait les errements criminels des régimes auxquels ils appartenaient (à travers par exemple les courriers des soldats du front de l’Est qui rapportent l’étendue des
massacres). Image non fournie par l éditeur. Affiche de propagande de Nazi, 1939. Si quelques différences demeurent entre les deux régimes (l’affiche ci-contre et celle de la p. 308 le témoignent de deux rapports à l’art très différents), la logique totalitaire gagne peu à peu le fascisme qui s’ouvrira, à la demande de son puissant allié, à une logique de persécution des juifs non déguisée. FOCUS Génocides et crimes de masse des régimes totalitaires Proposer un bilan chiffré des crimes du totalitarisme est complexe, selon le type de régime que l’on retient, selon les limites temporelles de ce régime, selon que l’on confonde les victimes de guerre et les victimes directement politiques. En essayant de s’en tenir à ces dernières, on retiendra les chiffres (estimations) suivants : URSS
Terreur rouge de 1918
15 000 morts et 120 000 concentrationnaires
Déportation et dékoulakisation de 1930-1935
6 millions de morts
Grande famine de 1922
4 millions de morts
Grande famine de 1937-1938
6 millions de morts
Grande terreur de
800 000 fusillés
1937 Famine de 1946-1947
500 000 morts
Goulag
15 millions d’internés (avec un taux de mortalité important)
Allemagne nazie Déportation des populations juives
5,5 millions
Déportés politiques et 1,3 million tsiganes Prisonniers soviétiques 3 millions Chine « Bandits » tués entre 2 millions 1949 et 1952 « Contrerévolutionnaires fusillés (1950-1951)
800 000 (plus 700 000 suicides)
Famine politique (1959-1961)
Entre 20 et 40 millions de morts
Camps de travail
50 millions entre 1950 et 1980
Révolution culturelle (1966-1976)
3 millions de morts selon les estimations hautes
Tibet
800 000 morts
Corée du Nord Purges
100 000 fusillés
Morts en camps
1,5 million
Famines
500 000 morts
Cambodge Régime des Khmers rouges
Entre 1,5 et 2,2 millions de morts (1 habitant sur 5)
Peut-on parler d’un totalitarisme islamiste ? L’historien et politiste Bernard Bruneteau pose très justement la différence entre totalitarisme et islamisme djihadiste, battant en brèche la thèse facile et erronée d’un « troisième totalitarisme ». La filiation repose sur quelques caractéristiques visibles de l’islamisme politique : une vision du monde globale, défendue le glaive à la main par des « soldats politiques » ; une culture du ressentiment vis-à-vis des sociétés libérales occidentales ; un rejet du libéralisme sous toutes ses formes (hormis sa technicité) ; une haine de la société ouverte et en retour une vision holiste du monde social ; une morale du sacrifice et un imaginaire guerrier ; un complotisme et un antisémitisme vif complète ce portrait à charge ! Mais le sociologue ne pourra pas se laisser tromper et notera des différences de taille qui empêche de parler
décemment de totalitarisme islamiste (et plus encore islamique !) C’est tout d’abord l’absence de mouvement de masse de soutien au djihadisme qui frappe l’observateur, éloignant l’islamisme radical de la dynamique totalitaire communiste ou nazie. L’État parti est inexistant dans le monde islamiste et le qualificatif pompeux d’État islamiste (Daech) aux traits bureaucratiques très relatifs ne fait pas illusion. De la même façon l’étatisation de l’économie demeure faible au regard de ce qu’elle était dans l’univers totalitaire européen. La dimension sectaire de l’islamisme – sans réelle prise sur une société musulmane très rebelle et nullement consentante – l’oppose aux sociétés totalitaires mises en place dans la Russie des années trente ou dans l’Allemagne du Reich. Enfin on notera que l’islamisme repose avant tout sur un référent religieux interprété politiquement alors que les totalitarismes étaient fondés sur une lecture politique du monde, maquillée de religiosité. Le seul rejet du libéralisme – bien réel dans les deux univers – ne suffit pas à les rendre identiques.
IV. Les régimes autoritaires Retour à la table des matières Les réflexions sur les régimes totalitaires ont conduit à s’intéresser à des régimes qui tout en n’étant pas démocratiques se distinguent également des premiers. C’est ainsi qu’a été développée la catégorie des régimes autoritaires1 : Les régimes autoritaires se différencient des régimes démocratiques par les éléments suivants : • la monopolisation du pouvoir par un leader, un groupe ethnique ou familial, un parti, une institution… • l’absence de responsabilité du pouvoir puisque, du fait du contrôle du processus électoral, aucune alternance n’est possible ; • l’absence de séparation des pouvoirs (contrôle des pouvoirs législatifs et judiciaires par l’exécutif) et l’absence d’État de droit (non-respect d’une partie
des règles constitutionnelles et législatives et importance du fonctionnement informel du pouvoir) ; • la répression des opposants reposant sur l’importance de l’appareil policier et/ou militaire et souvent l’absence de séparation entre pouvoir civil et pouvoir militaire ; • le contrôle de la société civile et des médias. Du fait de nombreuses restrictions à la liberté d’expression et d’association les droits civiques sont limités ; • l’importance de la patrimonialisation du pouvoir sous la forme du contrôle des richesses économiques par les détenteurs du pouvoir et du patronage reposant sur un niveau élevé de corruption. Ils se distinguent aussi des régimes totalitaires par : • l’existence d’un pluralisme limité : il existe des contre-pouvoirs plus ou moins tolérés tels que des églises, des syndicats, des associations, des élites économiques ou administratives… • contrairement aux régimes totalitaires il n’existe pas d’idéologie propre à ces régimes qui se légitiment en référence à des valeurs présentes dans la société (telles que la religion, la tradition, l’ordre, le nationalisme…) renvoyant à des « mentalités collectives » (Linz) préexistantes au pouvoir ; • le fait que ce sont des régimes faiblement mobilisateurs ; • ces régimes maintiennent une forme de séparation entre espace public et sphère privée, le contrôle de la population n’est donc pas total ; • enfin, la terreur idéologique est absente même si la répression des opposants est parfois exercée à grande échelle et de manière très violente. L’analyse des régimes autoritaires a souligné la grande diversité de ces régimes ce qui a conduit à l’élaboration de typologies au sein de cette catégorie cherchant à répondre aux suivantes : Qui détient le pouvoir ? Sur quelles institutions le pouvoir est-il-fondé ? Comment le pouvoirest-il exercé ? Quelle est l’orientation du pouvoir (les
valeurs qui le légitiment) ? À partir de là on distinguera différents types de régimes autoritaires : • les régimes traditionnels : ils reposent sur des structures traditionnelles (organisation sociale, religion) qui forment la source de légitimité. Le pouvoir est transmis de façon héréditaire et la patrimonialisation très importante. On peut donner comme exemple celui des monarchies du Golfe, fondées sur le clan tribal et s’appuyant sur des valeurs religieuses ; • les régimes clientélistes (parfois appelés « sultaniques ») caractérisés par une forte personnalisation du pouvoir, une importante patrimonialisation par un groupe familial restreint, une faible institutionnalisation et l’appui sur la répression. On peut donner comme exemples la dictature des Duvalier à Haïti, celle de Ferdinand Marcos aux Philippines, celle du général Ben-Ali en Tunisie ou la famille Assad en Syrie ; • les régimes corporatistes (organiques) fondés sur une organisation spécifique de l’État reposant sur le contrôle des groupes socio-professionnels et leur intégration à l’État. Cette catégorie renvoie plus à des exemples historiques tel le régime franquiste en Espagne ou celui de Salazar au Portugal ; • les régimes militaires (prétoriens) qui sont dirigés par l’armée comme institution (junte), qui contrôle le pouvoir politique et économique, avec une dimension répressive forte. Ces régimes ont été particulièrement nombreux dans les années 1960-1970 : en Amérique latine (Chili, Argentine, Brésil…), en Asie (Corée du Sud, Birmanie, Thaïlande…), en Afrique noire, et sont toujours présents aujourd’hui, notamment en Afrique du Nord (Algérie, Égypte) ; • les régimes mobilisateurs fondés sur un projet nationaliste, l’appel au peuple (ils sont parfois aussi qualifiés de populistes) et une forte personnalisation. Il s’agit là aussi plutôt d’exemples historiques : Peron en Argentine, Nasser en Égypte, Khadafi en Tunisie,
N’Krumah au Ghana… • enfin les régimes post-totalitaires qui renvoient aux régimes communistes (domination d’un parti unique) post-staliniens (après la mort de Staline) faisant l’objet d’une routinisation bureaucratique et au pluralisme (très) limité. Controverse Les régimes autoritaires, une catégorie débattue Ces typologies (assez nombreuses) posent toute une série de questions. La première renvoie aux difficultés de la comparaison entre des périodes historiques différentes : peut-on aussi appliquer cette catégorie aux monarchies absolutistes, aux démocraties censitaires ou oligarchiques au XIX e siècle, aux régimes fascistes de l’entre-deux-guerres ? Ensuite de nombreux cas n’entrent pas dans des catégories générales par exemple celui des « démocraties raciales » (Linz) avec l’exemple de l’apartheid en Afrique du Sud ou du « paternalisme modernisateur » (exemple de Singapour) ; On peut aussi mentionner le cas limite des théocraties. Dans le cas de l’Iran la vie privée est contrôlée (ce qui rapproche du totalitarisme) mais il existe un pluralisme limité en lien avec une organisation institutionnelle duale : d’un côté des institutions politiques élues dans le cadre d’une compétition électorale ouverte mais encadrée (Présidence de la République islamique, Parlement et autorités locales), de l’autre l’autorité religieuse exercée par le Guide suprême qui contrôle l’armée et l’économie par l’intermédiaire des pasdaran (gardiens de la révolution) et les institutions politiques par l’intermédiaire du conseil des gardiens de la révolution (exerçant un contrôle de la conformité des décisions aux valeurs fondatrices du régime et des candidatures aux élections).
V. Les dynamiques de changement des régimes politiques Retour à la table des matières
Les régimes autoritaires sont en effet aussi à analyser en termes dynamiques afin de prendre en compte des évolutions en lien avec les deux autres catégories : les régimes totalitaires et les régimes démocratiques. Par rapport aux régimes totalitaires on rappellera le cas de l’évolution totalitaire de l’Italie fasciste dans les années 19301. Mais ce sont surtout les dynamiques de sortie du totalitarisme qui sont importantes aujourd’hui avec l’évolution autoritaire de la Chine et de la Russie. • En Chine la sortie du totalitarisme après la mort de Mao (1976) est marquée par la fin du rôle structurant de l’idéologie que traduisent les réformes économiques initiées par Deng Xiao-Ping au début des années 1980 (ouverture à l’économie de marché et aux entreprises étrangères, autorisation de la propriété privée en ville), la fin de la mobilisation de la société et de la terreur idéologique (dont le dernier épisode sanglant a été la révolution culturelle à la fin des années 1960), le relâchement du contrôle de la société avec notamment la suppression des certificats pour les citadins, le recours à des élections locales et l’autonomisation des pouvoirs locaux, le rôle croissant de la loi et du recours au droit – en 2004 les droits de l’homme sont reconnus dans la Constitution – et l’affirmation d’espaces de contestation du pouvoir (ONG, médias, avocats…). • En Russie l’évolution du régime s’opère après la mort de Staline et l’arrivée de Khrouchtchev à la tête de l’URSS. Le 20e congrès du Parti Communiste (1956) marque la fin du culte de la personnalité et de la terreur de masse (avec la dénonciation des « crimes de Staline »). Il s’ensuit une période de bureaucratisation du régime soviétique qui reste fortement répressif (vis-à-vis des « dissidents » en particulier). Un changement plus radical est impulsé par Mikhaël Gorbatchev (entre 1985 et 1991) : c’est la période de la Perestroïka • On assiste alors à une véritable transition démocratique marquée par l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1993 qui met en place un État fédéral dirigé par un Président aux pouvoirs étendus, élu au suffrage universel direct et un gouvernement
responsable devant la Douma. Les élections parlementaires de 1995 et présidentielles de 1996 sont réellement concurrentielles mais l’élection de Vladimir Poutine à la présidence en 2000 marque le retour de l’autoritarisme dans le contexte de la deuxième guerre de Tchétchénie qui va justifier le renforcement du pouvoir présidentiel. La Perestroïka définit une politique de libéralisation située à l’issue de l’ère soviétique, marquée par la reconnaissance de la liberté d’expression, la fin du goulag, la libération des prisonniers politiques et la mise en place du pluralisme politique en 1990, année de la fin de l’URSS. Dans les deux pays ont été mis en place des régimes autoritaires présentant trois caractéristiques principales : la monopolisation du pouvoir, la répression et le contrôle de la société civile, la patrimonialisation du pouvoir. • C’est au niveau de la monopolisation du pouvoir que les différences les plus nettes apparaissent entre les deux cas. En Chine le pouvoir est monopolisé par le Parti Communiste qui est un parti unique (interdiction de toute autre forme d’organisation politique, élections non pluralistes) contrôlant l’État : le Premier secrétaire est chef de l’État et de l’armée, le n° 2 est vice-président et le n° 3 Premier ministre… Le sommet du pouvoir est formé par le comité permanent du Bureau politique qui comprend 7 membres (ce sont les principaux dirigeants de l’État), tandis que le Bureau politique en comprend 25 (parmi lesquels de nombreux « fils de prince »). En Russie il s’agit plus d’une monopolisation personnelle du pouvoir par Vladimir Poutine (ce que traduit l’adjectif « poutinisme ») qui s’appuie sur le contrôle des élections (par la fraude) rendant l’alternance impossible, du Parlement devenu une chambre d’enregistrement dominée largement depuis 2003 par le parti du président « Russie Unie » crée en 2001, de la justice pour réprimer les opposants (comme le montrent les procès Khodorkovski, et Navalny) et des médias. Sur le plan territorial se met aussi en place une « verticale du pouvoir » reposant sur la nomination des gouverneurs et des présidents des Républiques (21) qui dirigent les listes de Russie Unie aux élections
locales. Toutefois cette personnalisation du pouvoir s’est également accentuée en Chine depuis l’arrivée à la tête du parti et de l’État de Xi Jinping qui a notamment mis fin à la limite des deux mandats consécutifs (en 2018) pour rester au pouvoir. • C’est aussi en Chine que la répression politique est plus importante (emprisonnement de dissidents) tout comme la limitation des droits civiques (liberté d’expression contrôlée, droits sociaux niés, politique de l’enfant unique, détentions arbitraires, existence de camps de travail, permis de résidence pour les ruraux) même si le pouvoir russe s’appuie lui aussi sur la police et les services secrets (FSB). • On trouve par contre des formes proches de patrimonialisation du pouvoir appuyée sur un capitalisme d’État contrôlé par le pouvoir et permettant l’accaparement des richesses économiques par un groupe restreint. La corruption est également très présente et instrumentalisée par le pouvoir autoritaire. Image non fournie par l éditeur. © neftali-Shutterstock Le lien avec les régimes démocratiques a quant à lui été analysé sous l’angle des transitions entre régimes autoritaires et démocratiques, tout particulièrement à partir des années 1970 (troisième vague de démocratisation : en Europe du sud puis en Amérique latine, en Asie et Afrique). Pour expliquer les transitions trois types de facteurs ont été mis en avant : • Les facteurs internationaux : le rôle d’acteurs internationaux et transnationaux diffusant la démocratie (suite aux accords d’Helsinki), la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, les effets de « démonstration » liés aux effets d’entraînement de mimétisme et de diffusion portés par les médias et puis les TIC (« Révolution 2.0 » dans le cas des « Printemps arabes »). • La délégitimation des régimes autoritaires ouvrant une période d’incertitude : du fait de difficultés économiques et sociales (cas du Chili), de défaites militaires (en Angola pour la « révolution des
œillets » au Portugal, la guerre des Malouines en Argentine), de la corruption et de la prédation des économies (cas des Philippines), de fraudes électorales… • Les transitions peuvent aussi se comprendre par l’analyse dynamique des interactions entre quatre catégories d’acteur : les hardliners (favorables au statu-quo et au recours à la répression), les liberalizers (eux-aussi positionnés à l’intérieur du régime mais favorables à une démocratisation de celui-ci), la civil society (renvoyant aux acteurs mobilisés contestant le régime) et les reformers (opposants situés à l’extérieur du régime). Les travaux dans cette perspective ont ainsi mis l’accent sur les choix de stratégies d’ouverture des régimes autoritaires et les processus de transition négociée entre élites (par exemple en Espagne, au Brésil, en Pologne) se traduisant par des accords portant sur la gestion du passé, des règles provisoires et les modalités d’adoption de nouvelles règles institutionnelles. D’autres travaux ont souligné le poids des mobilisations collectives élargies (par exemple la « révolution de velours » tchèque ou les « Printemps arabes ») ainsi que le rôle des défections à l’intérieur des régimes (absence de répression). Enfin, ont également été soulignés la réversibilité et l’instabilité des processus de démocratisation comme le montre l’évolution autoritaire de régimes démocratiques issus de transitions analysées à l’appui de deux notions : • la première est celle de « présidentialisme » qui renvoie au processus d’accaparement du pouvoir par un président élu démocratiquement qui contrôle ensuite progressivement les différents leviers du pouvoir afin de garantir sa réélection (c’est notamment le cas en Asie centrale : Kazakhstan, Ouzbékistan, Azerbaïdjan… et en Afrique noire : Congo, Ouganda, Rwanda…) ; • la seconde est celle de démocratie « illibérales » (notion proposée par Fareed Zakaria en 1997) qui se caractérisent par une remise en cause progressive de l’État de droit (reprise en main de la justice) et des libertés civiques (contrôle des médias et pénalisation des ONG) par des dirigeants démocratiquement élus
dont les pouvoirs sont renforcés en recourant notamment au référendum et en contrôlant les élections (changement des lois électorales). Ce processus d’illibéralisation de la démocratie (on parle aussi de « démocrature ») est notamment à l’œuvre en Hongrie (depuis le retour au pouvoir de Victor Orban en 2010, confirmé en 2018), en Pologne (depuis l’arrivée au pouvoir du parti Justice et Liberté en 2015) ou en Turquie (depuis la répression du coup d’État avorté de 2016). À RETENIR • n C’est à Aristote que l’on doit la première entreprise intellectuelle de construction d’une typologie des régimes, encore fondée sur un présupposé moral important. Avec Montesquieu, le principe juridique de la séparation des pouvoirs éclaire puissamment – encore maintenant – la réalité des différents régimes. • n Les démocraties contemporaines connaissent des évolutions dont le renforcement du pouvoir exécutif aux dépens du législatif est une constante. De la même façon, le contrôle juridique accru sur le pouvoir politique intervient sensiblement partout. Enfin, l’effort de rapprochement entre les élites et les citoyens va faire émerger les concepts de démocratie participative ou délibérative ou de proximité au même titre que le recours au référendum. • n Si le XX e siècle se singularise par l’affirmation des démocraties, il est aussi paradoxalement le siècle des totalitarismes. L’entreprise de définition du totalitarisme sous la plume d’Arendt se heurte à la question de leur comparabilité et des formes plus contemporaines qu’il peut prendre. • n Entre démocraties et totalitarismes se logent une majorité de régimes qu’on choisira de qualifier d’autoritaires, mais qui se singularisent par une grande variété d’exercice du pouvoir : régimes clientélistes, militaires, post-totalitaires, personnalisés, ils demeurent variés et surtout dominants sur la scène internationale
• n Enfin, on interrogera aussi les transformations de régimes, passant du totalitarisme à l’autoritarisme (cas de la Chine ou de la Russie) ainsi que les variables internationales, économiques ou politiques qui favorisent les transitions démocratiques. NOTIONS CLÉS • Régime politique • Démocratie • Responsabilité politique • Totalitarisme • Autoritarisme • Transition • Politique comparée • Fascisme • Nazisme
POUR ALLER PLUS LOIN Retour à la table des matières ARENDT H., Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 1973. BADIE B. et HERMET G., Politique comparée (2e éd.), Paris, PUF, 2001. BRUNETEAU B., Les totalitarismes, Paris, Armand Colin, 1999. GROSSMAN E. et SAUGER N., Introduction aux systèmes politiques de l’UE, Bruxelles, De Boeck, 2007. HAGUE R. et HARROP M., Comparative Government
and Politics (9e éd.), Basingstoke, Palgrave, 2013. LINZ J., Régimes totalitaires et autoritaires, Paris,
Armand Colin, 2006. QUERMONNE J.-L., L’appareil administratif de l’État, Paris, Le Seuil, 1991.
ENTRAÎNEMENT Retour à la table des matières 1. Commentez les sources iconographiques des pages 102 et 308 en insistant sur ce qu’elles nous disent sur les régimes totalitaires auxquels elles se référent. 2. Répondez aux questions suivantes : • Quels sont les critères permettant de définir un régime autoritaire ? • Selon Arendt, quels sont les critères de définition du totalitarisme ? • Détaillez les différents types de régimes politiques démocratiques. • Définissez la responsabilité politique et détaillez ses évolutions. • Quels sont les trois facteurs qui permettent d’expliquer les transitions de régime politique ? 3. QCM : cochez la bonne réponse. Qui a écrit Le politique ? • □ Socrate • □ Platon • □ Aristote Selon Aristote, la forme corrompue de la république est… • □ l’anarchie • □ la démocratie • □ la tyrannie
Socrate est mort après… • □ avoir été assassiné • □ avoir bu un poison • □ être tombé d’une falaise
L’Esprit des lois de Montesquieu a été écrit en… • □ 1748 • □ 1848 • □ 1948 La notion de checks and balances renvoie à… • □ l’équilibre et la séparation des pouvoirs • □ la mesure dans les décisions de justice • □ l’équilibre régional La production législative en France est majoritairement le fait de… • □ propositions de lois • □ projets de loi • □ référendums La notion de spoils system renvoie… • □ au dévoilement anticipé des résultats électoraux • □ au pourrissement d’une négociation entre l’exécutif et le législatif • □ au changement des élites administratives lors d’une alternance Les premières lois sur le financement de la vie politique en France datent de… • □ 1958
• □ 1988 • □ 2008 Lequel de ces pays utilise le moins la procédure référendaire ? • □ La France • □ L’Italie • □ La Suisse Les entités régionales disposant de pouvoirs politiques et législatifs en Espagne sont qualifiées de… • □ Unités fédérales • □ Communautés autonomes • □ Régions politiques Les trois tomes des Origines du totalitarisme sont… • □ l’antisémitisme, le capitalisme et le totalitarisme • □ le colonialisme, le racisme et le système totalitaire • □ l’impérialisme, l’antisémitisme et le système totalitaire Lequel de ces éléments n’est pas, selon Arendt, caractéristique du totalitarisme ? • □ L’atomisation des masses • □ L’étatisation de l’économie • □ Le culte de l’idéologie Les koulaks sont pour les révolutionnaires soviétiques… • □ des paysans propriétaires supposés réfractaires au communisme • □ des membres d’une société secrète impérialiste • □ des minorités ethniques antirusses
Dans quel pays la politique d’extermination au nom d’une idéologie politique sera la plus importante numériquement ? • □ L’Allemagne nazie • □ Le Russie soviétique • □ La Chine maoïste Quel régime est le plus représentatif du modèle « régime corporatiste » ? • □ La Pologne de Jaruzelski • □ Le Portugal de Salazar • □ La Grèce des colonels Quel pays n’est pas une théocratie ? • □ L’Iran • □ L’Arabie saoudite • □ Le Liban La notion de Hardliner, concernant l’analyse des transitions démocratiques, fait référence… • □ aux partisans du statu quo, hostile à tout changement • □ aux partisans de la construction de murs de délimitation territoriale • □ aux partisans d’une révolution immédiate Victor Orban est… • □ le président de la Slovaquie • □ le Premier ministre de la Roumanie • □ le Premier ministre de la Hongrie Le Duce était l’appellation du dictateur…
• □ italien, Mussolini • □ espagnol, Franco • □ grec, Papandreou Le livre Le passé d’une illusion a été écrit par l’historien… • □ Gérard Courtois • □ Fernand Braudel • □ François Furet Qu’appelle-t-on les « Printemps arabes » ? • □ Une période propice au développement démographique • □ La phase d’agitation révolutionnaire qui en 2011 aboutira à quelques changements de régimes • □ Des groupes contestataires affiliés à la CIA, chargés de lutter contre la menace islamiste Image non fournie par l éditeur.
CHAPITRE 4 La compétition politique Retour à la table des matières Image non fournie par l éditeur. Honoré Daumier, Planche n° 255 de la série Actualités. Lithographie (24 × 20,8 cm) publiée dans Le Charivari, le 20 novembre 1869. Comme en témoigne cette lithographie du célèbre caricaturiste Honoré Daumier (1808-1879), la participation politique du plus grand nombre, sous la forme du vote, intervient au moment où la République s’installe définitivement, au XX e siècle, et se présente comme un rempart efficace contre la violence de la rue : à la fureur des agitations révolutionnaires se substitue le rituel électoral à même de faire naître dans les urnes
l’expression de la souveraineté nationale. Mais l’apprentissage du vote sera long, visant une participation de tous qui n’arrivera jamais et un intérêt grandissant pour l’actualité politique qui restera très inégalement partagé. PLAN DU CHAPITRE I. Invention et transformations du marché politique II. La socialisation politique III. Les modèles d’explication des votes IV. Les variables explicatives des votes aujourd’hui V. La démobilisation électorale La compétition électorale se développe au XIX e siècle avec la genèse des marchés politiques censitaires, caractérisés par une concurrence électorale restreinte et l’importance des logiques clientélaires. L’élargissement progressif du droit de vote, avec l’avènement du suffrage universel masculin en 1848, transforme les conditions de l’élection. Au cours de la seconde moitié du XIX e siècle, c’est à un apprentissage de la citoyenneté que l’on va assister, en même temps qu’à une délégitimation des modes d’expression politiques inorganisés et violents longtemps dominants. Le soutien électoral constitue le socle du fonctionnement des démocraties. Il est d’abord essentiel de comprendre les mécanismes de socialisation politique (école, famille notamment), pour appréhender la manière dont se transmettent les connaissances et valeurs politiques. Analyser pourquoi (et pour qui) votent les électeurs demande de connaître les principales approches consacrées aux pratiques de vote et l’importance des variables sociodémographiques (sexe, âge, classe sociale, religion, etc.) dans l’explication des résultats électoraux. Enfin, les transformations contemporaines de la compétition politique, marquées à la fois par l’homogénéisation du recrutement politique, l’accentuation de la professionnalisation politique et la démobilisation électorale, méritent une compréhension en profondeur.
I. Invention et transformations
du marché politique Retour à la table des matières Si la compétition électorale ne naît pas avec le suffrage universel, l’avènement de ce dernier va considérablement transformer les règles de la compétition politique.
1. Les caractéristiques des marchés censitaires Retour à la table des matières La compétition électorale a d’abord été expérimentée dans un cadre censitaire qui en réserve l’accès aux plus aisés, les conditions pour être élus étant encore plus restrictives que pour être électeurs : on estime à 56 000 le nombre d’éligibles et à 250 000 celui des électeurs potentiels pour les législatives en 1846. D’autres barrières réduisent encore les possibilités d’entrée dans la compétition électorale : l’absence d’indemnité parlementaire ou la faiblesse du réseau de communication qui rend nécessaire le fait de disposer d’une résidence parisienne pour devenir député. Image non fournie par l éditeur. En Belgique, l’accès au vote va être réservé à partir de 1883 à certaines professions témoignant de capacités intellectuelles supposées (magistrats, notaires, officiers…). Le suffrage censitaire est en France au début du XIX e
siècle, conditionné au paiement d’un certain montant d’impôt restreignant le droit d’expression politique aux plus riches. Dans d’autres pays comme la Belgique ou la Grande-Bretagne, au début du XX e siècle, le suffrage censitaire est capacitaire, impliquant une sortie de l’analphabétisme ou un certain niveau scolaire pour prétendre au vote. Les dimensions très restreintes de ce marché conditionnent les formes que prend alors l’activité politique. Elle est d’abord très peu concurrentielle. Certaines circonscriptions n’ont par exemple qu’un seul candidat. Ailleurs, la concurrence est faible, l’élection se gagne fréquemment au premier tour et avec la majorité
absolue des inscrits, favorisant une pratique politique d’interconnaissance et de proximité. Pour être élu, il suffit en effet de convaincre un nombre réduit d’électeurs (84 % des députés sont élus avec moins de 200 voix en 1846) issus du même monde des notables. La mobilisation est donc aussi très personnalisée. Les candidats se livrent dans ce cadre à des pratiques clientélaires, promettant des biens matériels ou symboliques en échange des suffrages : légions d’honneur et autres décorations distinctives, bourses et offices variées constituent des séductions attractives échangées contre des voix sur le marché censitaire. Ces biens peuvent aussi être collectifs, quand les électeurs cherchent par exemple à obtenir le passage du chemin de fer à proximité de leur lieu de résidence. C’est pourquoi le marché électoral censitaire est aussi alors très segmenté : les enjeux y sont essentiellement locaux et particularistes. Les dépenses électorales notabiliaires perdurent avec l’instauration du suffrage universel « Frais de banquets, pourboires accordés, gratifications destinées ici aux ouvriers typographes, là aux facteurs de telle ou telle localité, relèvent des pratiques notabiliaires (d’achat de voix). Déduction faite des pourboires et gratifications, ces agapes et festivités équivalent en 1893 à une somme d’environ 900 francs (soit 5 % des dépenses totales électorales). En 1910, elles représentent encore 8 à 9 % du coût total de l’élection (637 francs) et plus de 11 % en 1914 (480 francs). La présence au sein de ces comptes de dépenses enregistrées sous l’appellation “aumônes électorales”, “carottes électorales” (1885), “aumônes secours” (1889), “quêtes” (1893), attestent encore pleinement combien, pour se faire élire, ces notables s’efforcent de convertir des ressources économiques et sociales qui sont à leur disposition en ressources électives. » Source : PHÉLIPPEAU É., 2002, L’invention de l’homme politique moderne, Paris, Belin, pp. 83-84. Dans les grandes villes cependant, on observe une plus grande politisation de l’élection : non seulement électeurs et candidats prennent position pour ou contre les gouvernants en place, mais encore ils s’organisent en
comités électoraux, rédigent des proclamations électorales et affichent des labels politiques spécifiques. Ces tendances alternatives sont un effet de la taille des marchés électoraux : plus le nombre d’électeurs s’accroît, plus il est difficile d’établir des relations directes avec eux et plus la mobilisation doit s’opérer à partir de principes idéologiques. De même, avec le nombre important d’électeurs, c’est l’émergence de conflits d’intérêts entre groupes sociaux variés qui apparaît et donc la concurrence pour représenter ces groupes à l’assemblée nationale. Ces biens idéologiques sont en particulier proposés par les candidats républicains qui ne peuvent pas concurrencer les candidats gouvernementaux ou les puissants notables sur le terrain des biens clientélaires privatifs et sont donc prédisposés à l’innovation, condition de leur entrée dans la compétition électorale. Le saviez-vous ? Les comités électoraux vont naître avec l’émergence de la politique moderne. Comprenant plusieurs dizaines de membres, les comités assistent le candidat dans l’organisation de la campagne électorale. Composés de notables amis mais aussi, au fur et à mesure de leur élargissement, de simples sympathisants (on dira plus tard militants), les comités sont les ancêtres des partis politiques.
2. La politisation de l’élection : comment les Français sont devenus électeurs Retour à la table des matières Sous pression de la foule, le suffrage universel masculin est annoncé le 25 février 1848 et créé par décret quelques jours plus tard, le 5 mars. Pour les législatives d’avril, le corps électoral appelé à participer aux élections nationales change subitement de dimension, passant de 250 000 à plus de 8 millions de personnes, et bientôt 10 millions pour la présidentielle de décembre. Dotés du droit de vote, les Français doivent désormais devenir électeurs. Ce qui n’a rien d’une évidence. La moitié des citoyens est analphabète alors que voter suppose d’écrire des noms sur un bulletin qu’il faut ensuite déposer loin de chez soi, au chef-lieu de canton.
L’enjeu du scrutin n’est pas immédiat, à la différence des formes traditionnelles d’expression politique populaire. On redoute donc surtout à cette date qu’ils ne se déplacent pas suffisamment pour voter ou, à l’inverse, que la mobilisation électorale débouche sur une révolution dans les grandes villes. Pourtant, 83,6 % des inscrits prennent part aux législatives de 1848, marquant la réussite de cette première mobilisation électorale de masse. Il est frappant d’observer que les trois quarts des élus d’avril 1848 auraient déjà pu être éligibles dans le cadre du régime censitaire : l’instauration du suffrage universel, associée à l’organisation communautaire des cortèges électoraux, explique le succès de ce premier vote mais renforce aussi, dans un premier temps, l’autorité des notables traditionnels. Mobilisation électorale : « ensemble des incitations par lesquelles les entrepreneurs politiques travaillent à créer l’accoutumance au vote » (OFFERLÉ M., 1992, « L’invention du citoyen » in GAXIE D. (dir.), Explication du vote, Paris, FNSP). L’élite républicaine va en conséquence promouvoir l’instruction primaire obligatoire nécessaire à l’exercice d’une citoyenneté plus conforme aux attentes du nouveau régime : les lois scolaires de la IIIe République ont pour but de produire des individus capables de lire pour voter et aussi mieux armés pour résister à l’influence des propriétaires terriens, des patrons de l’industrie, des curés de village habitués à dicter les conduites des milieux populaires et à prolonger leur domination sociale dans l’ordre politique. Plusieurs mesures viseront également à faire advenir des électeurs plus autonomes, protégés des pressions de leur environnement : votes par ordre alphabétique, interdiction des votes groupés, votes sectorisés, standardisation du matériel de vote et mise en place d’isoloirs, en 1913. FOCUS Le vote communautaire du 23 avril 1848, raconté par un grand notable candidat « La population m’avait toujours é té bienveillante,
mais je la retrouvai cette fois affectueuse et jamais je ne fus entouré de plus de respect que depuis que l’égalité brutale était affichée sur tous les murs. Nous devions aller voter ensemble au bourg de Saint Pierre, éloigné d’une lieue de notre village. Le matin de l’élection, tous les électeurs, c’est-a-dire toute la population mâle au-dessus de vingt ans, se réunirent devant l’église. Tous ces hommes se mirent à la file deux par deux suivant l’ordre alphabétique ; je voulus marcher au rang que m’assignait mon nom ; car je savais que dans [les] pays et dans les temps démocratiques, il faut se faire mettre à la tête du peuple et ne pas s’y mettre soi-même. Au bout de la longue file venaient sur des chevaux de bât ou dans des charrettes, des infirmes ou des malades qui avaient voulu nous suivre. Nous ne laissions derrière nous que les enfants et les femmes ; nous étions en tout cent soixante-dix. Arrivés au haut de la colline qui domine Tocqueville, on s’arrêta un moment. Je sus qu’on désirait que je parlasse. Je grimpai donc sur le revers d’un fossé , on fit cercle autour de moi et je dis quelques mots que la circonstance m’inspira. Je rappelai à ces braves gens la gravité et l’importance de l’acte qu’ils allaient faire ; je leur recommandai de ne point se laisser accoster ni détourner par les gens, qui, à notre arrivée au bourg, pourraient chercher à les tromper ; mais de marcher sans se désunir et de rester ensemble, chacun à son rang, jusqu’à ce qu’on eût voté . “Que personne, dis-je, n’entre dans une maison pour prendre de la nourriture ou pour se sécher (il pleuvait ce jour-là ) avant d’avoir accompli son devoir.” Ils crièrent qu’ainsi ils feraient et ainsi ils firent. Tous les votes furent donnés en même temps et j’ai lieu de penser qu’ils le furent presque tous au même candidat. Aussitôt après avoir voté moi-même, je leur dis adieu, et, montant en voiture, je partis pour Paris. » Source : DE TOCQUEVILLE A., 1893, Souvenirs, Paris, Gallimard, p. 825-826. Tout un travail d’acculturation politique est aussi initié pour faire du vote un instrument d’illégitimation des modes d’expression politiques spontanés, faiblement organisés et empreints de violence qui constituent encore l’essentiel du répertoire de l’action collective des masses au début du XIX e siècle. On instaure ainsi une
coupure nette entre l’élection et la violence ordinaire des modes d’expression populaire dont la rue constitue l’espace privilégié. L’usage des armes est ainsi interdit dans le bureau de vote et la présence des agents des forces de l’ordre fortement limitée. La mise en place d’un rituel électoral, souvent comparé au rituel religieux, vise à construire une civilisation électorale. En 1881, le député Paul Bert (1833-1886) dira à l’assemblée nationale : « Il faut inspirer à l’enfant un respect quasi religieux pour ce grand acte du vote qui, jusqu’à présent, est par tant de personnes encore traité si légèrement […] Il faut que cela devienne chez lui comme une sorte d’instinct acquis, si bien que lorsque ce jeune citoyen s’approchera de la simple boîte en bois blanc déposée sur la table de vote, il éprouve quelque chose de cette émotion que ressentent les croyants lorsqu’ils s’approchent de l’autel. » Le vote comme outil d’apprentissage et d’acculturation politique Les archives de la préfecture de police montrent les difficultés qu’ont eues les électeurs à se conformer aux nouvelles pratiques électorales. De nombreux bulletins attestent de formes d’appropriation non conformes aux attentes du pouvoir, notamment ceux qui portent la trace des commentaires des votants sur leur choix. Invités à remplir eux-mêmes leur bulletin, certains se sentent autorisés à en faire plus, refusant de donner leur voix sans pouvoir en préciser euxmêmes le sens (extraits proposés sans correction orthographique) : « C’est le plus républicain » ; « Le citoyen Napoleon Bonaparte car ont me dit que ses un parant du des feun anpereur de France. Vois du cityen J.L. » ; « Tous les candidats font de grandes promesses, une fois entrés en place ils font comme leur semble, pour mieux dire ils sont tous les mêmes. » Loin de manifester seulement une insuffisante maîtrise de la procédure électorale, ces bulletins témoignent d’une forme de résistance à la dépossession que contient l’acte même de voter, de choisir un candidat et son programme sans pouvoir exprimer de réserve ou d’opinion personnelle. La voix
de l’électeur est une voix sans voix : dans le cadre du mécanisme d’agrégation des votes, les voix personnelles sont effacées au profit d’un agrégat statistique perçu comme la traduction politique d’une volonté collective dont les seuls interprètes légitimes sont désormais les gagnants de l’élection. Source : IHL O. et DÉLOYE Y., 1991, in Revue Française de Science politique, n° 43. C’est de la concurrence entre notables et nouveaux entrepreneurs politiques républicains, dépourvus en ressources sociales et qui vont compenser leur déficit en s’organisant dans des formes qui deviendront progressivement les partis, que sont issues les pratiques électorales d’aujourd’hui. Elles sont le résultat de divers conflits et d’un travail permanent mené par ces deux groupes pour imposer une définition légitime de la citoyenneté, de l’acte de voter et des règles et procédures électorales. Le grand enjeu de toute la période est le secret du vote, assuré par l’enveloppe et l’isoloir, grâce à un vote favorable des parlementaires les plus proches des milieux populaires. Cette réforme marque le passage du vote collectif à un vote conçu de plus en plus comme l’expression d’une opinion politique individuelle, affranchie des liens de dépendance et des logiques communautaires. L’idée s’impose alors de plus en plus que pour être un véritable citoyen, il faut s’intéresser à la politique, en comprendre les enjeux et se prononcer en fonction du bien commun. Le saviez-vous ? L’isoloir est inventé en 1857, non pas en France, mais dans un pays qui a longtemps été le bagne des Anglais : l’Australie. Il va se répandre (1872 en Grande-Bretagne, 1877 en Belgique, 1890 aux ÉtatsUnis et 1913 en France) et devenir le symbole de l’individualisation de l’opinion et du respect de la démocratie. Image non fournie par l éditeur. Anonyme, gravure sur bois, 1874. L’isoloir suscitera des critiques véhémentes. Ainsi s’exprimera Jean-Paul Sartre, qui voit dans l’isoloir une
invitation à toutes les trahisons : « L’isoloir dit à chacun : personne ne te voit, tu ne dépends que de toi-même, tu vas décider dans l’isolement et par la suite tu pourras cacher ta décision ou mentir. »
3. Les transformations contemporaines de la compétition électorale Retour à la table des matières Le facteur le plus important réside dans l’emprise croissante que les entreprises politiques vont exercer sur la compétition électorale ; avec pour premier effet d’alimenter une nationalisation des arènes électorales. On retrouve tendanciellement les mêmes partis, les mêmes camps, les mêmes alliances, les mêmes clivages et les mêmes thèmes de campagne aussi bien pour les élections nationales que locales ce qui contribue à construire un espace de compétition et d’échanges spécifiquement politique, relativement autonome des autres espaces sociaux. Alors que sous la IVe République, nombre de candidats, surtout à droite, avaient encore des étiquettes floues ou changeantes et intégraient des groupes parlementaires au sein desquels la discipline de vote était réduite, sous la Ve République, les deux grands partis de droite, comme ceux de gauche, présentent des candidats dans toutes les circonscriptions. La plupart des députés appartiennent désormais aux quatre ou cinq grands partis qui tendent à monopoliser les sièges au parlement. Et ce sont les mêmes grands partis qui accordent désormais les investitures aux élections locales. Cette tendance à l’unification des arènes électorales s’accompagne d’une intensification et d’une professionnalisation de la compétition : le nombre de candidats aux différents scrutins ne cesse de progresser et être élu au premier tour devient, en conséquence, de plus en plus rare. De même, les victoires sont beaucoup plus serrées et il est devenu plus difficile de se faire réélire. Cette intensification de la compétition encourage une rationalisation accrue de l’activité politique et des modalités du « faire campagne » : les hommes politiques utilisent toujours plus de sondages pour mesurer les attentes de leurs électeurs potentiels et tester leurs propositions ; ils s’adressent à des sociétés de
communication pour choisir leurs thèmes de campagne, leurs affiches, leurs logos et organiser la mobilisation électorale. La conséquence de cette évolution est que les responsables politiques sous-traitent une part croissante de leur activité à des entreprises spécialisées dans le cadre d’une division croissante d’un travail politique toujours plus professionnalisé. FOCUS La professionnalisation de la communication de Jacques Chirac, maire de Paris « La création de la DGIRE a eu pour premier objectif de centraliser les circuits d’information. Concrètement, il s’agissait d’éviter que les journalistes ne s’alimentent directement aux sources administratives, de “juguler toute velléité d’autonomie des directeurs”, de “canaliser”, de “noyauter” : telles sont les expressions employées. À cet effet, le service est constitué de chargés de mission dans les différents secteurs (urbanisme, social…). Ces chargés de mission jouent le rôle de “correspondants”, ils ont pour fonction de recueillir l’information […] Une “cellule presse”, selon l’expression de Denis Baudoin (directeur de la communication du maire), formée de deux ou trois attachés de presse, est chargée des relations avec les journalistes. » Source : HAEGEL F., 1994, Un maire à Paris, Paris, Presses de la FNSP, p. 159. Les professionnels de la politique Le professionnel de la politique moderne « vit de la politique et pour la politique », selon le mot de Max Weber. Il vit de la politique qui devient une source de revenu : en 1889 est créée en France l’indemnité parlementaire qui sera de 9 000 francs par an et passera très vite (1906) à 15 000 francs. La fin de la gratuité politique est réclamée par les ouvriers incapables de subvenir sur leurs seuls deniers à une activité politique vécue par les notables sous la forme d’un engagement social. Le professionnel vit aussi désormais pour la politique en refusant le statut d’amateur éclairé pour s’inscrire en professionnel avisé d’une activité devenue chronophage, très spécialisée et nécessitant des compétences
spécifiques. Cette intensification de la compétition a aussi pour conséquence une élévation très sensible du coût des campagnes électorales, a fortiori dans les pays, comme aux États-Unis, où la publicité politique est autorisée à la télévision. Il faut investir toujours plus pour espérer l’emporter : dans le démarchage téléphonique, dans les médias, dans la mobilisation de terrain pour les campagnes de porte-à-porte, sur les réseaux sociaux. Fig. 4.1 Le coût des campagnes aux États-Unis – Dépenses des candidats à la présidence et au Congrès des partis politiques et des lobbys, en dollars Image non fournie par l éditeur. Source : Center for Responsive Politics. Les campagnes sont aussi de plus en plus centrées sur les personnes. Le fait que les principaux camps s’incarnent dans un petit nombre de dirigeants a pu être accentué en France par la présidentialisation de la vie politique consécutive à l’instauration de l’élection du président de la République au suffrage universel direct en 1962. Toutefois, cette personnification, qui affecte également les démocraties parlementaires – les élections législatives sont mises en scène comme des duels opposant Angela Merkel (CDU) et Sigmar Gabriel (SPD) ou Theresa May (Tories) et Jeremy Corbin (Labour) – s’explique surtout par l’importance conquise et maintenue encore aujourd’hui de la télévision dans les conjonctures électorales. Elle conduit à privilégier quelques personnalités politiques habituées des plateaux et donne à la compétition électorale des atours agonistiques à même de capter pour quelques semaines l’attention d’un auditoire peu intéressé par la politique et habituellement distant. Le saviez-vous ? Le 1er juin 1994, le journaliste Paul Amar organise un débat politique entre Bernard Tapie, député MRG de Marseille, ancien ministre, et Jean-Marie Le Pen, président du FN, sur le plateau du journal de France 2. Mettant en scène l’affrontement attendu entre les deux personnalités, il sort deux paires de gants de boxe. La personnalisation et la
spectacularisation de l’activité politique par les médias audiovisuels sont à leur comble. Les acteurs politiques eux-mêmes entretiennent cette personnification, par exemple quand les petits candidats et nouveaux prétendants s’affichent aux côtés du leader de leur parti ou tirent d’eux l’essentiel de leur légitimité. En 2017, la grande majorité des candidats LREM, créé à la veille des législatives, ont dû leur élection au fait d’être les candidats du nouveau président dans une campagne qui a poussé la personnification à son acmé. Paradoxalement, la personnification de l’activité politique va de pair avec sa collectivisation. Compte tenu notamment du coût devenu exorbitant des campagnes, il n’est plus possible de se faire élire sans le support financier d’une organisation. Si dans le cas de LREM, le capital personnel du fondateur reste bien supérieur à celui du parti à ce jour, les élus sous cette étiquette dépendent étroitement du capital que la personne même du président confère à l’organisation. Dépourvus de toute expérience électorale et de notoriété locale, nombre des nouveaux élus de l’assemblée nationale, désignés par un comité rassemblant des proches d’Emmanuel Macron, lui doivent leur investiture et donc leur charge politique. Ils sont donc prédisposés à respecter la ligne d’une formation dirigée par un proche du président, qui rend les dissidences très improbables au parlement. La séquence électorale de 2017 consacre ainsi des tendances à l’œuvre depuis plusieurs décennies, marquées par la généralisation de la discipline de vote tant dans les assemblées parlementaires que dans les assemblées locales. Ce sont ces profondes transformations de la compétition électorale – plus encore que les dispositions constitutionnelles introduites en 1958, en 1962 ou l’inversion du calendrier électoral en 2005 – qui transforment les législatives en scrutin de ratification de la présidentielle et qui expliquent que les parlementaires adoptent aujourd’hui des comportements plus disciplinés et prévisibles. La notion de parlementarisme rationalisé, inventée par les constituants en 1958, visait à mettre en place un mécanisme de soumission du parlement à l’exécutif, afin de rendre impossible ou très complexe un blocage
parlementaire.
II. La socialisation politique Retour à la table des matières Si la politique se transforme en se professionnalisant, le sort des professionnels de la politique demeure dépendant, dans les démocraties représentatives, du soutien qu’ils parviennent à obtenir dans les urnes de la part de citoyens ordinaires. La reconnaissance d’une femme ou d’un homme politique, ce qui fait qu’il sera considéré comme un acteur important avec lequel il faut compter, lui vient bien, en dernier ressort, de ses électeurs. Or, en devenant trop autonome, non seulement fermé mais également ésotérique aux simples citoyens, le champ politique parvient moins aisément à mobiliser du soutien externe. La hausse contemporaine de l’abstention constitue l’indicateur désormais évident d’une distance profane au politique qui s’accroît, devient le lot commun et questionne la légitimité de représentants désormais élus par une (trop) petite minorité. Définition • ? On appelle socialisation politique les processus par lesquels les environnements dans lesquels les individus évoluent – familiaux, scolaires, amicaux, professionnels, associatifs – transmettent certaines connaissances, valeurs ou jugements, et favorisent certaines attitudes politiques.
1. La politisation par l’expérience ne concerne qu’une minorité Retour à la table des matières Ne pas confondre Attention, le terme cens – et non sens – renvoie à l’idée d’un filtre dans l’accès autorisé au politique : financier ou capacitaire. Elle est la forme principale que prend la socialisation politique dans les démocraties directes, dont l’Athènes
du V e siècle offre un bel exemple historique. Si seul un habitant sur 8 dispose alors du statut de citoyen et des droits politiques qu’il confère, les chances sont grandes pour ces 40 000 privilégiés d’acquérir directement et par l’exercice du pouvoir, une compétence politique. Le tirage au sort et les indemnités accordées à ceux qui exercent des fonctions de gouvernance, expliquent que les tonneliers et les charpentiers disposent d’autant de chances d’y accéder que les philosophes. La courte durée des mandats assure quant à elle le renouvellement régulier des instances décisionnaires et participe aussi de la diffusion sociale de l’expérience politique. La fréquence des assemblées générales de citoyens – réunies environ 40 fois par an –, les quorum élevés et la diversité des prérogatives accordées en matière notamment législative et judiciaire, indiquent par ailleurs un haut degré d’association des citoyens au gouvernement. Quorum : nombre minimum de voix présentes ou représentées pour qu’une délibération soit valable. La démocratie représentative, même si elle repose sur la mise en place d’instances gouvernementales spécialisées qui agissent au nom et à la place des citoyens, n’est pas incompatible avec le maintien de formes directes de participation citoyenne porteuses de socialisation politique par l’expérience. Samuel Hayat a ainsi montré comment, entre février et juin 1848, la garde nationale, la commission du gouvernement pour les travailleurs, les clubs, avaient pu, dans Paris, être le creuset d’une politisation populaire par la participation dans un cadre institutionnalisé1. C’est néanmoins un autre modèle de démocratie représentative qui s’imposera, en France comme ailleurs en Occident, fondé sur des participations intermittentes aux élections. En 1965, Lester Milbrath prend appui sur vingt années d’enquête aux États-Unis pour dresser un bilan des activités non contestataires par lesquelles les citoyens influencent l’exercice du pouvoir politique. Il montre qu’un tiers des citoyens reste complètement à l’écart de toute vie démocratique, quand la majorité demeure essentiellement spectatrice d’un jeu dont elle ne comprend pas forcément les règles, écoutant les
candidats ou les élus à la radio et plus tard les regardant à la télévision, votant de façon épisodique, affichant une identité politique notamment en portant un badge en période de campagne. Participation et constructions générationnelles Acteurs de la politique, les citoyens des démocraties représentatives le sont en réalité essentiellement lorsqu’ils entrent en contestation, soit en réactivant des modalités héritées de l’ancien régime comme les émeutes, soit en adoptant des formes pacifiées négociées avec les gouvernants : pétitions, manifestations, grèves. Des travaux récents ont montré comment le fait de participer ensemble à des mouvements sociaux de grande ampleur pouvait fortement infléchir le processus de politisation des individus jusqu’à former des générations définies par référence à ces événements (Mai 68, la guerre du Vietnam, le mouvement des droits civiques, les émeutes de 2005, les manifestations de janvier 2015 en réaction aux attentats). Source : FILLIEULE O., HAEGEL F., HAMIDI C. et TIBERJ V., 2017, Sociologie plurielle des comportements politiques, Paris, Presses de Sciences Po.
2. Actualités du cens caché : une compétence politique très inégalement partagée Retour à la table des matières Toutes les enquêtes qui appréhendent la compétence politique comme une compétence technique renvoyant à la capacité à mobiliser les concepts, les classements et le lexique politique nécessaires pour décrypter un univers de plus en plus autonome mettent en lumière un faible niveau global de connaissances, une faible cohérence des attitudes et des opinions et une forte instabilité dans le temps. Selon une étude du Cevipof, « le degré “d’implication” est essentiellement déterminé par les caractéristiques socio-démographiques de nos répondants […] : on compte 41 % de personnes “très impliquées” parmi les
chefs d’entreprise, 41 % aussi parmi les enseignants, 34 % chez les diplômés du supérieur contre 6 % parmi les employés et 11 % chez les ouvriers. “Implication” politique et positions favorisées dans les hiérarchies du statut socio-économique sont en fait liées par les mécanismes sociaux d’acquisition des compétences et connaissances politique1. » Au début des années 1960, Philip Converse montre par exemple, en interrogeant les mêmes individus plusieurs fois en 4 ans, que nombre d’entre eux ne maîtrisent que très imparfaitement le clivage basique entre libéraux (au sens américain, c’est-à-dire progressistes socialement) et conservateurs qui structure pourtant les débats politiques. L’évolution rapide des réponses données à des questions portant sur des grandes politiques publiques – comme la ségrégation – le conduit à émettre l’hypothèse que ces réponses ont pu être énoncées au hasard pour combler une méconnaissance2. À la même époque, Angus Campbell montre que seul un citoyen américain sur dix témoigne d’une compétence politique conforme aux attendus de la mythologie républicaine. Quarante ans plus tard, en 2008, Lewis Beck confirmera que la proportion de citoyens politisés, susceptibles de suivre en le comprenant un débat télévisé mettant en scène des professionnels de la politique, ne dépasse toujours pas le cinquième de la population électorale potentielle. Or, Michael Delli Carpini a mis en évidence certaines des conséquences de ce désinvestissement politique des citoyens, notamment l’incapacité dans laquelle ils se trouvent au moment d’un scrutin de choisir un candidat qui s’engage à défendre ce qu’ils identifient pourtant comme leurs intérêts. Ainsi la présidence Ronald Reagan a-t-elle été marquée par une diminution importante des aides sociales aux États-Unis. 19 % déclarent ne pas savoir si les aides ont augmenté ou diminué sous son mandat, 37 % pensent que rien n’a changé au cours de ce mandat en matière d’aides sociales et 24 % pensent que les aides ont augmenté. Parmi eux, ils sont 65 % à s’être prononcés en faveur de la candidature du vice-président Georges Bush, soit à s’être prononcés en faveur d’une politique à l’opposé de ce qu’ils souhaitent. On peut en conclure que moins les citoyens sont politisés, et moins ils sont en mesure de faire valoir leurs intérêts dans l’espace public.
La politisation ne se distribue pas au hasard dans l’espace social. Si les citoyens en mesure de produire un bulletin de vote politiquement éclairé constituent une minorité, celle-ci n’est pas représentative de l’électorat potentiel. Les plus diplômés, les plus aisés, les plus intégrés, sont aussi les plus politisés. La compétence augmente avec le niveau de diplôme qui non seulement facilite l’accès à des discours parfois complexes à décrypter mais alimente un sentiment d’être autorisé à donner son avis dont nombre de travaux ont montré l’importance comme ressource pour la participation politique. Les enquêtes montrent, enfin, que le niveau de participation à la vie publique est corrélé à la compétence politique : si, à l’occasion des scrutins de haute intensité (avec un intérêt médiatique, des clivages clairs et une personnalisation des enjeux, comme les présidentielles, cf. infra), on peut voter même quand on est peu politisé, le niveau de diplôme devient un facteur déterminant de la participation dès que l’intensité diminue et il l’est encore plus pour les activités plus coûteuses en temps. La participation aux réunions publiques et l’engagement dans des dispositifs de démocratie participative renforcent ainsi l’exclusion politique des plus jeunes, des plus pauvres et des plus isolés des citoyens. Le paradoxe de la démocratie représentative d’aujourd’hui est qu’elle génère une masse de citoyens que leur distance à la scène politique rend incapables de participer directement quand l’occasion se présente. Définition • ? Daniel Gaxie parle d’un « cens caché » pour définir cette exclusion invisible de la scène politique de ceux qui sont le moins à même, faute de connaissances, de produire une opinion politique (se sentir capable de) et, faute de légitimité, de la rendre publique (se sentir habilité à) : « Même dans des conjonctures exceptionnelles, une faible proportion d’agents sociaux participe régulièrement aux activités politiques, sous le regard de spectateurs plus ou moins attentifs et l’indifférence du plus grand nombre. Trop méconnue, cette indifférence est le fait
politique majeur des sociétés occidentales. » Source : GAXIE D., 1978, Le Cens caché, Paris, Seuil, p. 62.
3. L’école et la famille, instances de socialisation politique Retour à la table des matières ■ Une place affaiblie de l’école Image non fournie par l éditeur. Les modes d’expression conventionnels de la participation, et en tout premier lieu le vote dont la légitimité des gouvernants dépend directement, sont explicitement valorisés au sein des programmes scolaires de l’école républicaine, et ce depuis les débuts de la IIIe République. Yves Déloye a montré comment la figure de l’électeur dévoué au bien commun imprégnait la culture scolaire de la République naissante1 . La guerre scolaire qui opposera longtemps l’Église et la République témoigne de l’enjeu considérable, aux yeux de ces deux acteurs en conflit, de la mainmise sur l’éducation des plus jeunes, comme en témoigne cette caricature républicaine. La socialisation politique par le haut Les rituels républicains – fêtes nationales, enterrements et voyages présidentiels, parcours d’hommages aux grands hommes de la République, moments électoraux ou mise en scène médiatique des interpellations étatiques – constituent, à côté de l’école, autant de dispositifs d’inculcation de valeurs à respecter et de comportements érigés en exemples à suivre. L’intérêt de la socialisation par le haut est double : d’abord pour les gouvernants, qui doivent, singulièrement en démocratie, participer à la production d’une allégeance citoyenne qui passe par l’inculcation d’un réflexe d’obéissance et de respect du pouvoir ; pour les gouvernés, ensuite, qui préfèrent se convaincre d’obéir à des principes et des valeurs en jouant le jeu du politique (aller voter, ne pas tricher,
respecter la loi…). Géraldine Bozec a montré récemment que l’école peine à conserver une place de choix dans le processus de socialisation politique des enfants2, en ne prenant pas en charge la transmission des repères cognitifs nécessaires à la compréhension du jeu politique, et donc à la production d’une opinion politiquement motivée. Sans même parler des étiquettes partisanes, qui restent obscures à la majorité, nombre d’entre eux ne parviennent à offrir un sens au positionnement droite/gauche qu’en faisant le détour par des cours d’histoire de la guerre froide opposant les États-Unis à l’URSS, sans qu’un lien soit établi avec le monde dans lequel ils vivent et encore moins avec la façon dont ils se définissent dans ce monde. L’école laisse alors aux familles le soin de transmettre les repères politiques essentiels, ce qui renforce les inégalités de politisation. En termes d’incitation à la participation, la prescription normative qui réalise l’injonction morale à voter pour être un bon citoyen est mal adaptée aux publics scolaires aujourd’hui encouragés à développer un sens critique. Si les jeunes votent aussi peu, c’est aussi parce qu’à la différence de leurs grandsparents, ils ne se déplacent plus par seul devoir, s’ils ne croient pas en l’utilité du vote ou ne comprennent pas l’enjeu d’un scrutin. Fig. 4.2 Niveau de participation électorale selon l’âge, aux présidentielles Image non fournie par l éditeur. Source : Cevipof, 2017. Mise en forme personnelle. On sait grâce à des expérimentations menées aux États-Unis que l’apprentissage par l’expérience encadrée est beaucoup plus efficace pour impulser des habitudes. Les réformes instituant l’élection des délégués de classes ou plus récemment les représentants aux Conseils de la vie lycéenne montrent que des évolutions ont lieu sur ce plan. La valorisation du débat comme modalité pédagogique alternative du nouvel enseignement moral et civique, qui vise à favoriser la prise de parole, l’échange d’arguments et l’écoute respectueuse de toutes les
opinions est aussi propice à stimuler la participation politique. Savoir parler en public, monter en généralité, prononcer des discours orientés par l’intérêt général, gérer une négociation entre intérêts divergents font partie des apprentissages nécessaires à l’acquisition d’une compétence civique qui doit pouvoir se faire à l’école pour être mieux partagés. Néanmoins, l’efficacité de ces innovations dépend aussi de la capacité que manifestera l’école républicaine à ouvrir ses classes vers l’extérieur, en y introduisant notamment les débats qui ont lieu en dehors d’elle pour faciliter la prise des jeunes sur le monde dans lequel ils vivent. ■ L’empreinte continue de la famille Des travaux récents ont confirmé ce que les travaux de Lazarsfeld révélaient déjà dans les années 1940 : la politique, y compris électorale, s’apprend et se pratique d’abord en famille. Les gens manifestent, votent ou s’abstiennent en couple. Et c’est avant tout à l’influence respective des conjoints l’un sur l’autre que l’on doit l’évolution des positions politiques sur les grands enjeux de société. L’identité politique se transmet encore largement aux enfants, surtout quand les deux parents l’ont en partage ce qui la rend plus aisément dicible à l’occasion des interactions du quotidien. Dès l’âge de 6 ou 7 ans, les enfants évoluant dans des milieux où l’on assume une identité politique s’affirment ainsi avec force « de gauche » ou « de droite » même s’ils n’associent pas aisément des positions à cette identité revendiquée. La dissonance politique (c’est-à-dire le cas de familles ou couples aux opinions divergentes), en revanche, qui fait courir le risque du conflit lors des échanges, favorise l’évitement du politique dans l’intimité et gêne par conséquent la transmission des préférences. Dans une enquête fondatrice réalisée dans les années 1980, Guy Michelat et Michel Simon mettaient en évidence le rôle joué par l’homogénéité politique des environnements familiaux dans la production des choix électoraux. À partir d’indicateurs d’intégration plus ou moins forte à des milieux porteurs de systèmes de valeurs, ils montraient que les ouvriers
mariés à des ouvrières, enfants et petits-enfants d’ouvriers avaient plus de chance de voter en faveur de la gauche que les ouvriers enfants d’ouvriers mais petits-enfants d’employés1. Et la démonstration se vérifie, encore aujourd’hui, pour les pratiques de participation elles-mêmes. Le saviez-vous ? En 2017, un cadre marié à une cadre avait plus de chance de participer aux législatives qu’un cadre marié à une employée. Les dispositifs susceptibles d’assurer la transmission et donc la diffusion de l’expérience au-delà des individus qui les vivent font cependant largement défaut. Sidney Verba a montré que les familles des milieux populaires noirs américains qui ont pris part au mouvement des droits civiques dans les années 1960 aux États-Unis ne se sont pas pour autant transformées en instance de politisation pour leurs enfants. Les ressources culturelles et le style éducatif des familles ont sans aucun doute gêné la transmission, qui dépend aussi de la façon dont les parents disposent des mots pour dire leur expérience et de la façon dont les enfants sont invités à prendre part aux discussions des adultes, a fortiori quand elles sont politiques. Jusque dans les années 1970, en France, un parti de masse comme le PCF pouvait assurer la transmission du vécu contestataire au-delà des individus par le canal des écoles internes, la sociabilité militante et l’entretien d’un savoir pratique organisé autour de héros, dates et lieux de mémoire propres (Halluin la Rouge1). La déstructuration contemporaine des organisations partisanes et la fonte des effectifs militants ont grippé ces dispositifs institutionnalisés de transmission mémorielle qui constituaient certains partis en instances efficaces de socialisation politique. Certains chercheurs s’interrogent désormais sur le rôle qu’une musique comme le rap peut jouer dans l’éveil politique de jeunes peu armés scolairement pour accéder à un savoir théorique sur le politique. Mais si penser la socialisation politique implique de
penser les formes multiples et parfois marginales d’acquisition du savoir politique, cela conduit aussi à constater que la socialisation politique recouvre très largement aujourd’hui une socialisation à l’indifférence politique. Les comportements politiques n’ont pas toujours des raisons politiques C’est à tort que l’on croit les comportements politiques forcément éclairés et investis d’un sens politique clair par ceux qui les adoptent. On peut voter par amour – en accompagnant son conjoint et en soutenant son candidat. On peut voter par devoir, même si on ne croit plus à l’utilité immédiate du vote, et choisir son bulletin au hasard. On peut voter en choisissant son candidat pour son air sympathique ou sérieux. Ainsi s’explique notamment le décalage entre le niveau déclaré d’intérêt pour la politique et celui de la participation électorale qui, même affectée par la hausse contemporaine de l’abstention, reste élevée pour certains scrutins. On peut discuter de politique, voter et même manifester par habitude ! Des travaux récents ont établi que les chances de voter régulièrement à l’âge adulte augmentaient avec la constance de la participation qui suit immédiatement la majorité électorale. On comprend donc pourquoi des chercheurs comme Mark Franklin préconisent d’abaisser celle-ci à 16 ans, y compris aux États-Unis où les jeunes votent pourtant si peu. Encore scolarisés au collège et résidant avec leurs parents, nombre d’adolescents pourraient ainsi bénéficier d’incitations à se rendre aux urnes de la part de leur entourage à un moment décisif pour la suite. Tout se passe donc comme si, en dehors même de toute instance de socialisation, les individus produisaient sous certaines conditions leur propre moteur participatif.
III. Les modèles d’explication des votes Retour à la table des matières Pour comprendre pourquoi les électeurs votent et pour qui ils votent, il existe plusieurs modèles explicatifs, reposant sur la sélection et la hiérarchisation d’un certain nombre de variables. Pour certains, il est essentiel de comprendre comment le vote est façonné par les appartenances sociales (le vote, acte individuel, est en fait déterminé collectivement) ; pour d’autres, le vote est un acte rationnel produit par les seuls individus.
1. Les approches déterministes Retour à la table des matières Ces modèles mettent en évidence l’importance des appartenances sociales dans les orientations électorales ■ Un précurseur : A. Siegfried Dans Tableau politique de la France de l’Ouest, paru en 1913, André Siegfried cherche à expliquer les pratiques de vote dans les territoires de la France de l’Ouest (Vendée, Bretagne, Anjou, Maine) entre 1871 et 1910 sur la base de cartes électorales, retraçant les votes en fonction des territoires. Siegfried fait apparaître des pratiques de vote durables qu’il rapporte à des tempéraments politiques. Ceux-ci tiennent à des variables environnementales ou écologiques. C’est le milieu dans lequel les individus évoluent au quotidien qui façonne le vote : « Le granit vote à droite, le calcaire vote à gauche. » En fait, le vote à droite est associé à des terres granitiques qui retiennent l’eau et permettent donc un habitat dispersé autour des nombreux puits (paysage de bocage). Sur ces terres, les occasions de regroupement sont les messes dominicales : l’influence de l’Église catholique et des propriétaires terriens y est forte. Le vote à gauche est, quant à lui, associé à des terres calcaires imperméables où l’habitat est concentré autour des rares points d’eau (paysage d’openfield). La structure de la propriété est plus diversifiée, les occasions de rencontres entre les
habitants sont nombreuses et l’influence de l’église faible. Les résultats de Siegfried attirent donc l’attention sur l’importance des variables écologiques pour expliquer le vote. Celui-ci résulte avant tout de l’environnement dans lequel évoluent les votants. Les orientations électorales sont en fait déterminées par les valeurs et les relations entre les groupes sociaux. Le saviez-vous ? Pour Siegfried, la morphologie de l’habitat et la répartition de la propriété foncière déterminent les relations entre les groupes sociaux qui elles-mêmes favorisent la diffusion de valeurs distinctes à l’intérieur de ces groupes. Si la généralisation de cette position a été questionnée – le schéma de Siegfried est explicatif de la situation vendéenne, mais peine à convaincre pour d’autres régions – cette œuvre fondatrice de la sociologie électorale connaîtra de nombreux prolongements, aux États-Unis comme en France. ■ L’école de Columbia Les travaux développés au début des années 1940 autour de Paul Lazarsfeld au sein de l’Université de Columbia prolongent la perspective écologique de Siegfried. Certes, ils mettent en œuvre une méthode différente : là où Siegfried étudiait des cartes, les chercheurs de Columbia travaillent sur la base de sondages par questionnaires. Mais l’approche adoptée met aussi en exergue l’importance des collectifs dans l’adoption des choix électoraux. Le saviez-vous ? Image non fournie par l éditeur. Professeur à l’université de Vienne, Paul Lazarsfeld obtient en 1933 une bourse pour une université américaine et choisit de rester aux États-Unis, il y crée un centre de recherche spécialisé sur la radio, qui deviendra le Bureau of Applied Social Research quand Lazarsfeld rejoindra l’Université de
Columbia. Concrètement, les chercheurs de Columbia travaillent sur l’élection présidentielle de 1940 (opposant le président démocrate sortant Roosevelt au républicain Wilkie) sur la base d’un panel représentatif d’habitants d’un comté de l’Ohio (Erié) qu’ils interrogent à six reprises au cours de la campagne (et cette recherche donnera lieu à The People’s Choice, 1944). Plusieurs constats en ressortent : • l la campagne exerce des effets très limités sur les attitudes des électeurs… dans la mesure où ceux qui la suivent sont les plus politisés et ont les orientations politiques les plus stabilisées ; • l les individus tendent à voter comme on vote dans leur milieu d’appartenance. Le milieu social, les relations interpersonnelles exercent un effet décisif. En fait, la plupart des électeurs ont un niveau d’informations relativement faible. Leurs orientations politiques se façonnent au sein des groupes primaires (familles, voisinages, etc.), le rôle majeur revenant aux leaders d’opinion qui sont les plus intéressés et filtrent l’information ; • l ce que l’on appelle les « variables sociales lourdes » joue un rôle déterminant. Dans les travaux de Lazarsfeld apparaissent rapidement des relations significatives entre certaines propriétés sociales des individus (religion, catégorie sociale, espace d’appartenance) et leurs orientations politiques, relation synthétisée dans un indice de prédisposition politique. Le protestantisme prédispose à voter en faveur des Républicains, le catholicisme en faveur des candidats démocrates ; plus le statut social est élevé, plus on vote républicain ; plus on habite une zone rurale, plus on a également de chances de voter républicain. Au total, un électeur pauvre, de religion catholique, résidant en zone urbaine, aura 80 % de chances de voter démocrate. L’indice de prédisposition politique élaboré par les chercheurs de Columbia combine statut
social, religion et lieu de résidence. Il permet, selon eux, de prédire avec précision les choix électoraux. Pour les auteurs de l’école de Columbia, « une personne pense politiquement comme elle est socialement ». Ces conclusions vont à rebours des mythes sur lesquels est fondée la démocratie américaine, c’est-à-dire celui de citoyens éclairés qui votent en leur âme et conscience après avoir étudié les programmes des candidats. ■ L’école de Michigan Parallèlement, des chercheurs de l’Université de Michigan (au sein du Survey Research Center) conduisent des études électorales qui vont également avoir une très grande audience. Leur ouvrage central, The American voter, parait en 1960, signé par Angus Campbell, Philip Converse, Warren Miller et Donald Stokes. S’ils partagent avec les chercheurs de Columbia une inclination pour l’explication par les variables sociales, ils vont davantage prêter attention aux perceptions politiques des électeurs. • l La notion centrale est celle d’identification partisane, c’est-à-dire l’attachement affectif et durable de l’électeur à l’un des deux grands partis américains. Les trois quarts des personnes interrogées se disent démocrates ou républicaines. Plus cette identification est forte, plus les choix seront fermes et stables. • l Cette identification se forge selon eux dès l’enfance (favorisée par le milieu d’appartenance, voir tableau). Cette identification augmente avec le degré d’intérêt pour la politique. Les messages politiques sont filtrés par des prismes de perception (ce qui constitue d’ailleurs un point commun avec l’école de Columbia). • l Les identifications partisanes sont corrélées avec les appartenances sociales : les membres des minorités ethniques, les catholiques ou les
membres des syndicats s’identifient massivement au parti démocrate. Tableau 4.1 Identification partisane transmise Nature du vote :
Démocrate Indépendant Républicain
Parents tous les deux 59 % Démocrates
29 %
13 %
Parents tous les deux 17 % Indépendants
67 %
16 %
Parents tous les deux 12 % Républicains
29 %
59 %
Source : National Election Studies, Université de Michigan. En fait, « l’American Voter moyen ressemble beaucoup à celui que décrivaient les auteurs de The People’s Choice1 ». Dans les deux cas, est accordée une importance décisive aux déterminants sociaux.
2. Les perspectives individualistes Retour à la table des matières À partir des années 1960, en lien avec une transformation plus générale des paradigmes dominants en sciences sociales, commencent à apparaître des approches laissant une plus large place aux individus. Ces approches alternatives reposent sur une critique des modèles déterministes : ceux-ci ne prendraient qu’insuffisamment en compte la volatilité électorale, c’est-à-dire les changements de vote des mêmes électeurs entre deux élections. En Grande-Bretagne, par exemple, entre 1964 et 1979, les deux tiers des électeurs
auraient changé plusieurs fois leurs choix partisans. ■ Un nouvel électeur ? En 1976, Norman Nie, Sidney Verba et John Petrocik publient The changing American Voter (Harvard University Press), dont le titre résonne comme une réponse à The American Voter publié quelques années plus tôt. Selon eux, il y aurait désormais, aux ÉtatsUnis, plus d’électeurs indépendants (ni républicains, ni démocrates). Plus généralement, les identifications seraient moins durables que par le passé (on ne serait pas démocrate ou républicain à vie). Alors qu’en 1964, plus des trois-quarts des citoyens américains s’identifiaient aux deux grands partis, ils ne seraient plus que 62 % dix ans plus tard. Cette autonomie croissante des électeurs s’expliquerait par la part plus importante du « vote sur enjeux » : sur certains enjeux jugés prioritaires (chômage, insécurité), les électeurs prendraient le temps de regarder les programmes des partis et feraient le choix des candidats les plus à même de défendre leurs intérêts. Cette poussée du vote sur enjeux résulterait d’abord de l’apparition de nouveaux enjeux, plus saillants que par le passé : dans l’Amérique des années 1960 l’insécurité – mais aussi l’écologie, les droits civiques ou la guerre. Surtout, les électeurs plus instruits, mieux informés, plus mobiles seraient moins fidèles aux organisations partisanes. Les nouveaux électeurs seraient moins captifs qu’auparavant. Martin Wattenberg et l’effet candidat Selon M. Wattenberg, les tendances relevées dans The changing American voter (le progressif désalignement vis-à-vis des partis) n’ont fait que s’amplifier dans les années 1980. L’électeur est plus politisé, plus réactif au contexte et d’autant moins prévisible. Les partis ne sont plus les principaux repères, la politique serait désormais « centrée sur les candidats » (The rise of candidate-centered politics, 1991). Mais les électeurs seraient partagés entre les candidats qui ont leur préférence et ceux dont ils pensent qu’ils auront les meilleurs résultats.
■ L’électeur rationnel Le courant du choix rationnel gagne en importance à partir des années 1970, au point de devenir le paradigme central aux États-Unis (c’est nettement moins le cas en France). Selon cette théorie, l’électeur agit rationnellement, sur la base d’un raisonnement où il compare les coûts et les avantages respectifs des choix électoraux. Une telle position avait été exprimée dès 1957 par Gary Becker (futur prix Nobel d’économie) dans An economic theory of democracy. L’électeur est un homo economicus. C’est un calculateur utilitariste. Le jour de l’élection, il fait son marché, comme l’indique de façon emblématique la citation de G. Tullock : « Électeurs et consommateurs sont essentiellement les mêmes personnes. Monsieur Martin consomme et vote. Qu’il soit dans un supermarché ou dans un isoloir, il demeure le même homme. Aussi n’y a-t-il aucune raison majeure de croire que son comportement soit différent selon qu’il se trouve dans l’un ou l’autre de ces lieux […]. Le citoyen, tantôt électeur supposé participer à “l’intérêt général”, tantôt consommateur dans une boutique cherchant à réaliser son “intérêt personnel”, est-il à la fois Docteur Jekyll et Mister Hyde1 ? » Selon ces analyses, les électeurs évaluent les actions des gouvernements, à commencer par la performance des sortants. Ils retiendraient principalement deux critères pour effectuer leur choix : le taux d’inflation et le taux de chômage. Selon ses promoteurs, ce modèle permet de bien comprendre les changements électoraux : c’est parce que les électeurs modifient leurs préférences entre deux élections, que l’on enregistre des alternances politiques. Ces travaux permettraient en outre d’effectuer des prédictions électorales : en fonction des performances économiques des gouvernements, on peut prévoir l’évolution des soutiens au gouvernement en place. Les travaux du choix rationnel ont été très critiqués pour la trop forte rationalité qu’ils prêtent aux électeurs, supposant un niveau d’informations de ceux-ci peu réaliste. Certains travaux ont tenté de tenir compte des critiques adressées, en proposant
une alternative : c’est le modèle de l’électeur raisonnant, défendu par S. Popkin (The reasoning voter, 1991). Selon ce dernier modèle, les électeurs ont un niveau de connaissance médiocre… mais cette avarice cognitive n’est pas paralysante : les citoyens activent des short cuts – des raccourcis cognitifs – suffisants pour faire des choix raisonnables. Les raccourcis qui permettent de classer les candidats sont multiples : stéréotypes, impressions fugaces lors d’un passage télé, sens commun, mais aussi événements plus anecdotiques, à l’instar de l’incident du « tamale ». Le saviez-vous ? Le « great tamale incident » : en 1976, à San Antonio, le président Gerald Ford, alors en campagne, est invité à déguster un plat traditionnel texan (un épi de maïs, le « hot tamale »), qu’il mange sans enlever les feuilles, « gaffe gastronomique » qui sera amplement relayée par les médias et lui coûtera, semble-t-il, le soutien des électeurs texans.
IV. Les variables explicatives des votes aujourd’hui Retour à la table des matières Au-delà des modèles de sociologie électorale présentés cidessus, on peut identifier les variables déterminantes de l’orientation comme de la participation électorales.
1. Les variables traditionnelles Retour à la table des matières ■ Le genre Cette variable revient à penser le lien entre la définition genrée des individus (hommes ou femmes) et leur orientation électorale. Pour le dire autrement existe-t-il un comportement politique différencié entre hommes et femmes à la fois en ce qui concerne la participation aux scrutins et l’orientation du vote ? La
réponse à cette question est évolutive : la différence fut réelle dans les deux cas, elle est désormais presque inexistante. Alors que les femmes accèdent assez tardivement à l’exercice de la citoyenneté électorale (1944), il existe jusqu’au milieu des années 1970 un fort écart en matière de participation électorale entre les hommes et les femmes (entre 7 et 10 points) alors que le vote de gauche demeure nettement plus masculin (écart de 12 points). Le saviez-vous ? Le droit de vote est accordé aux femmes françaises en 1944 et exercé un an plus tard. La première femme votante est une Néo-Zélandaise (1898), puis vient en Europe la Finlande (1906), la Norvège (1913), l’Allemagne (1918), la Suède (1921) et plus étonnement, l’Irlande, pays très catholique (1922), la Grande-Bretagne (1928) et même la Turquie, pays musulman (1934). La France n’est donc guère en avance même si elle devance de loin… l’Arabie Saoudite (2015). Trois grandes lignes explicatives se dessinent pour comprendre ce différentiel : • l la première revient à prendre en compte la situation socio-professionnelles des femmes dans les années 1950 et 1960 : moins éduquées (elles ont fréquenté le lycée deux fois moins que les hommes), plus âgées (3 millions de plus de 65 ans contre moins de 2 millions d’hommes du même âge), plus pratiquantes (52 % des femmes contre 29 % des hommes en 1952), moins actives (les femmes en 1954 ne représentent que 34,5 % des actifs), les femmes sont moins enclines à s’intéresser à la politique et, lorsqu’elles participent, à soutenir des formations d’opposition (la gauche) ; • l la deuxième renvoie à l’état des mentalités dans les années 1950, offrant aux femmes une place d’exclue de la sphère publique et la réservant au seul domaine domestique ; • l enfin, la figure tutélaire du gaullisme dans ces années, critique vis-à-vis des partis et de la
compétition électorale ne va pas favoriser l’entrée des femmes en politique. Si la situation évolue à partir du septennat giscardien (1974-1981), essentiellement en raison de l’intégration plus soutenue des femmes dans le monde économique, le gender gap ne disparaît vraiment en France qu’à partir de 1986. Si pendant longtemps les femmes sont demeurées plus éloignées des extrêmes, ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui avec une parfaite égalité pour le vote Le Pen – dont on notera que la figure de leadership est une femme – à la présidentielle de 2017. Vote et orientation sexuelle La seconde acception de la variable sexuelle revient à envisager le vote sous l’angle de l’orientation sexuelle. Cette variable n’apparaît pas déterminante en dépit d’un agenda politique très tourné ces dernières années sur les enjeux liés au mariage pour tous, à la PMA ou à l’adoption par les couples gays. Selon une étude de Sylvain Brouard, l’orientation sexuelle des électeurs n’a guère d’influence sur leur vote et surtout n’a pas l’influence qu’intuitivement on pourrait lui prêter. Ainsi, les homosexuels votent-ils dans les mêmes proportions que les hétérosexuels pour la candidate du Front national, parti pourtant peu ouvert aux enjeux sociétaux de ce type. La seule nuance importante semble concerner les femmes se déclarant homosexuelles dont le vote s’oriente de façon très claire vers des candidats de gauche (43 %) contre seulement 29 % pour les hommes homosexuels ou 28 % pour les femmes hétérosexuelles. Comme le remarque l’auteur de l’étude : « L’inclination à gauche de ces électrices est cohérente avec la mobilisation d’une partie d’entre elles sur les enjeux de la PMA et de l’adoption. » Source : note Cevipof, mars 2017, n° 33, vague 11. ■ L’âge L’âge n’apparaît pas comme une variable
déterminante en matière d’orientation électorale. Il serait faux de dire qu’il existe un vote jeune distinctif du vote général. Cependant on peut avancer deux éléments : 1) le niveau de participation électorale est fortement indexé sur l’âge des votants, aboutissant à une surreprésentation des plus jeunes (18-30 ans) parmi les abstentionnistes, nettement moins présents dans les cohortes plus âgées : aux législatives de 2017, 74 % des jeunes de 18 à 24 ans se sont abstenus contre 43 % des 60-69 ans (et 39 % des 70 ans et plus) ; 2) le vote jeune peut être qualifié de vote « pionnier » contribuant à accentuer les résultats électoraux des formations challenger ou non consensuelles. Ainsi en fut-il du cas des Verts dans les années 1980, très portés par les primo-votants. À la présidentielle de 2017, le vote des jeunes (18-34 ans) se porte à l’extrême droite (25,7 % pour Le Pen) et à la gauche de la gauche (24,6 % pour Mélenchon) ou profite aux challengers (21,6 % pour Macron) alors que les formations traditionnelles sont délaissées (12 % pour le candidat PS). Notons que chez les primo-votants (18-24 ans), Mélenchon arrive en tête (27 %) devant Le Pen et Macron à égalité (21 %). Inversement, le vote plus conservateur en faveur de Fillon a largement attiré les seniors puisque plus de 45 % des plus de 65 ans ont voté pour lui (contre seulement 14 % pour Le Pen). ■ La classe sociale L’appartenance de classe ou l’inscription dans une catégorie socio-professionnelle a longtemps été un des éléments les plus prédictifs du vote. Ainsi en est-il du monde des indépendants (non salariés : agriculteurs, artisans, commerçants) très fortement orienté à droite alors que le monde des salariés, et singulièrement des fonctionnaires, penchait plutôt vers un vote de gauche ; la place dominée (employé ou ouvrier) dans la hiérarchie sociale orientant fortement le vote de gauche. Cette orientation binaire a évolué. D’abord, en raison des porosités programmatiques des partis qui alimentent une diversification sociale des électorats partisans. Le PS
par exemple n’apparaît plus seulement, au tournant des années 2000, comme un parti populaire et de petites classes moyennes, une partie des classes supérieures diplômées, installées dans le centre des grandes villes, contribuant largement à ses succès électoraux. Le Front national séduit désormais, quant à lui, une large part de l’électorat populaire qui ne s’est pas réfugié dans l’abstention. La transmission du vote à gauche s’est en effet grippée en milieu ouvrier, où les familles culturellement de droite ont basculé vers le FN. Le vote Macron en 2017 bouscule l’opposition droite/gauche en ralliant massivement le vote des cadres supérieurs des deux camps. ■ La religion Même si la pratique religieuse ne concerne aujourd’hui qu’une petite minorité d’électeurs, sa capacité explicative reste élevée. Claude Dargent explique que « la relation qui unit religion et politique est simple : plus l’intégration au catholicisme est forte (par opposition à l’autodéfinition comme “sans religion”), plus le vote pour la droite classique est élevé, et celui pour la gauche faible […]. En revanche, le vote pour Marine Le Pen obéit à une autre logique : les catholiques les plus intégrés se révèlent hostiles à la candidate issue du Front national1 ». En 2017, l’écart de vote pour le FN entre catholiques pratiquants et occasionnels est de 8 points. Hormis la mandature Mitterrand qui a su percer dans les milieux catholiques, cette corrélation entre catholicisme affirmé et vote de droite se maintient donc. Aux primaires de la droite en 2017, 82 % des catholiques réguliers ont voté Fillon (contre 18 % pour Juppé). Controverse Peut-on parler d’un vote musulman ? Une enquête de l’IFOP en 2012, tout comme l’enquête RAPFI de 2005 (Rapport au politique des Français de l’immigration) tendent à montrer l’existence d’un vote musulman très prononcé pour la gauche. Avec 5 % du corps électoral français se déclarant musulman, l’effet de masse est mineur mais réel. Le survote à gauche des Français
musulmans par rapport aux autres Français est net lors du premier tour de la présidentielle de 2012 puisque Hollande obtient 57 % chez les musulmans (contre 29 % pour l’ensemble des votants – un écart de 28 points) et Mélenchon, au discours laïciste pourtant fort, 20 % (contre 11 % en moyenne). Sans surprise la droite républicaine dure est distanciée et bien sûr le Front national (7 % pour Sarkozy et 4 % pour Le Pen). Le survote Hollande est encore plus prononcé dans les catégories populaires musulmanes avec un écart de 36 points par rapport aux catégories populaires non musulmanes. Excepté ce différentiel, l’enquête RAPFI vient utilement rappeler d’autres caractéristiques des Français d’origine africaine ou turque loin des lieux communs : si le niveau d’inscription sur les listes électorales est plus faible que la moyenne, l’engagement idéologique est plus affirmé ainsi que l’attachement à la démocratie et une faible adhésion à l’autoritarisme (hormis en matière de tolérance sexuelle). Source : BROUARD S. et TIBERJ V., juin 2005, Rapport au politique des Français issus de l’immigration, Paris, Cevipof. Définition • Selon Capdevielle et Dupoirier2, l’effet patrimoine tend à montrer une croissance corrélative entre le nombre d’éléments de patrimoine détenus et l’ancrage du vote à droite. Encore forte, cette corrélation a cependant décru pour trois raisons : la gentrification électorale du PS qui attire de plus en plus de hauts revenus, la progression de la droite républicaine dans les milieux populaires et l’affirmation du Front national comme parti d’adhésion des faibles détenteurs de capitaux.
2. Les variables « nouvelles » Retour à la table des matières
■ La variable ethnique Peu mobilisable en France compte tenu de l’absence de statistiques ethniques, cette variable l’est nettement plus aux États-Unis où elle apparaît dans les recensements. Il existe un « vote noir » distinctif porté sur le parti démocrate alors que l’élection de Trump a fait apparaître le vote des « Angry white men », opérant une césure croissante autour de cette variable ethnique. En 2016, 88 % des Afro-Américains ont voté Hillary Clinton (96 % avaient voté Obama en 2008) ainsi que 65 % des hispaniques. Alors que la question raciale est légèrement moins pertinente que dans les années 1960 et qu’est apparue une bourgeoisie noire théoriquement plus sensible au discours conservateur des Républicains, le clivage ethnique s’accentue. Les chercheurs évoquent la notion de « black utility heuristic » indexant le vote ethnique sur une mémoire collective de souffrance partagée qui l’emporte nettement sur les conditions concrètes actuelles d’existence1. ■ La variable géographique En 1913, André Sigfried proposait une corrélation entre l’orientation électorale et la nature des sols qui induisait, selon lui, un mode d’habitation (communautaire ou individualiste) prédictif d’un vote socialiste ou conservateur2. Des observations plus contemporaines ont mis en lumière un « gradient d’urbanité » qui expliquerait le vote protestataire : la distance aux centres-villes (suréquipés en termes d’infrastructures) génèrerait des frustrations sociales et le sentiment d’une relégation subie qui motiveraient un vote protestataire. Pourtant, derrière cette lecture géographique se cachent des réalités sociales qui expliquent ces différentiels de vote : dans les centres-villes, la part des jeunes, des surdiplômés, des cadres supérieurs, voire des ouvriers immigrés tranche avec la population des zones périphériques plus âgée, retraitée, parfois précaire et moins bien dotée en capital culturel. Notons avec Frédéric Sawicki que toutes les grandes villes ne se ressemblent pas puisque le vote Macron en 2017 est deux fois plus important à Paris qu’au Havre. Le gradient d’urbanité est donc aussi et peut-être avant tout un gradient social3 .
Fig. 4.3 Vote à la présidentielle de 2012 en fonction de la distance au centre urbain Image non fournie par l éditeur. Source : Le Monde, 24/04/2012. Mise en forme de l’auteur. ■ La variable émotionnelle À l’opposé d’une mystique républicaine percevant l’électeur comme un individu guidé uniquement par une rationalité intellectuelle (je vote en raison) ou stratégique (je vote pour défendre mon intérêt), ne peut-on parler d’un « citoyen sentimental1 » avant tout guidé par ses émotions ? Ainsi, le lien entre « colère », « enthousiasme » et vote aux présidentielles de 2017 a fait apparaître une corrélation intéressante : un électeur déclarant n’exprimer aucune colère a 68 % de chances de voter Macron et 11 % Le Pen (12 % Mélenchon). À l’opposé, un citoyen se déclarant très en colère votera à plus de 30 % pour les candidats frontiste ou insoumis. Un sentiment comme la « peur » serait également prédictif d’un vote conservateur (par exemple, Fillon en 2017).
V. La démobilisation électorale Retour à la table des matières On a vu que la compétition électorale était marquée, au cours des dernières décennies, par une nationalisation et une professionnalisation de l’activité politique qui renforcent son autonomie par rapport aux autres activités sociales.
1. L’homogénéisation du recrutement politique Retour à la table des matières Cette autonomie alimente autant qu’elle consacre une homogénéisation du recrutement politique : la proportion de catégories supérieures parmi les élus augmente au fil du temps tandis que celle des milieux populaires diminue. La figure ci-dessous témoigne de la quasi-absence de députés d’origine ouvrière ou
paysanne en 2017 ainsi que l’augmentation des cadres supérieurs privés et des individus ayant toujours travaillé dans l’univers politique Fig. 4.4 Origine socio-professionnelle des députés en 1962 et 2017 Image non fournie par l éditeur. Source : Cevipof, 2017. Les trajectoires scolaires tendent elles aussi à converger et à s’éloigner de l’expérience vécue par la majorité des Français : les diplômés de l’enseignement supérieur et des grandes écoles sont, plus encore aujourd’hui qu’hier, très largement surreprésentés dans les assemblées. L’exercice du pouvoir politique et sa préparation renforcent quant à eux l’intégration dans un monde disposant de ses propres règles et codes. Le recours permanent aux nouveaux professionnels de la politique que sont aujourd’hui les spécialistes de la communication et les sondeurs se fait au détriment des liens directs avec les représentés sur le terrain, dans un contexte marqué par la raréfaction des intermédiaires que constituaient les militants des partis de masse. Le temps n’est plus où le politique s’incarnait dans la figure familière d’un voisin distribuant l’Humanité le dimanche, d’un président d’amicale des locataires engagé dans la résolution des petits soucis du quotidien, d’une mère engagée dans une association de parents d’élèves. L’espace et le temps du politique sont désormais bien délimités, associés aux apparitions surtout télévisuelles de candidats en campagne. Le saviez-vous ? Pour la mandature de 2012, on comptait 27 % de femmes à l’Assemblée nationale, 7 % de moins de 40 ans (contre 15 % de 40-50 ans, 30 % de 50-60 ans, 32 % de 60-70 ans et 16 % de plus de 70 ans) et 1,73 % de Français d’origine étrangère, soit 10 députés sur 577. En 2017, le rajeunissement est notable (la mandature gagne 6 ans d’âge moyen) et les femmes sont 39 % à l’assemblée alors que les députés d’origine étrangère sont 2,7 %.
2. L’ampleur de la démobilisation Retour à la table des matières Mesuré régulièrement par des baromètres, le sentiment d’éloignement éprouvé par les citoyens à l’égard de la politique n’a en conséquence jamais été aussi fort : nombre d’entre eux pensent que les élus ne se préoccupent pas des difficultés qu’ils rencontrent et déclarent également ne plus croire en leur capacité à améliorer l’existence. Dans ces conditions, les records historiques d’abstention qu’on enregistre régulièrement depuis deux décennies ne devraient pas étonner. Si l’année 2017 est celle du record d’abstention aux législatives (pour la première fois dans l’histoire électorale de la France, les inscrits à s’être abstenus ont été plus nombreux que les votants), 86 % d’entre eux se sont tout de même déplacés au moins une fois jusqu’aux urnes au cours de la séquence électorale du printemps. Il faut donc comprendre la démobilisation électorale contemporaine tout en tenant à distance l’explication en termes de rupture avec le vote et le système politique. Fig. 4.5 Niveaux d’abstention aux élections présidentielles et législatives Image non fournie par l éditeur. Source : Cevipof, 2017. À l’exception notable de la présidentielle, la démobilisation affecte l’ensemble des scrutins depuis la fin des années 1980, même si c’est à un rythme et avec une force variables. L’observation des législatives est particulièrement intéressante : l’élection par laquelle la démocratie élective a été consacrée en 1848 a longtemps mobilisé autour de 80 % des inscrits. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : depuis 2002, chaque scrutin a battu le record historique d’abstention du précédent et c’est désormais moins d’un électeur potentiel sur deux qui participe au choix de son représentant à l’assemblée nationale. Comme le montre le graphique 4.6, l’évolution est moins spectaculaire pour les scrutins de faible intensité comme les européennes, qui n’ont jamais vraiment réussi à fidéliser les électeurs et pour lesquelles la participation
s’est désormais stabilisée à un niveau très bas, en-deçà de la moitié des inscrits. Les élections municipales se distinguent en enregistrant une abstention qui augmente régulièrement, certes, mais de façon mesurée quand on compare aux législatives. Les maires aiment à rappeler qu’ils sont les élus préférés des Français, ce que confirment régulièrement les enquêtes d’opinion : bien mieux identifiés que les députés, ces élus de proximité incarnent une politique en lien avec le quotidien dans laquelle une majorité de citoyens déclare encore se reconnaître. Néanmoins, les chiffres agrégés de la participation à ces élections dissimulent que la résistance à la démobilisation est due essentiellement aux communes rurales, alors que les urnes sont largement désertées désormais dans les grandes villes où l’on enregistre des taux d’abstention équivalents à ceux des dernières législatives. En milieu rural, la personnification de l’élection, l’inscription des projets hors du positionnement partisan et la pression communautaire au vote – il est difficile pour les abstentionnistes de passer inaperçus quand le nombre d’inscrits est réduit – expliquent que les petits élus des campagnes soient aujourd’hui parmi les mieux élus du suffrage universel direct. L’exception présidentielle mérite qu’on s’y arrête dès lors qu’elle conditionne les explications que l’on peut apporter au processus de démobilisation. Ce qui frappe c’est qu’en 2017, l’élection du chef de l’État fait encore se déplacer massivement les Français (25,3 % d’abstention). Un peu moins qu’en 2012 (19,6 % d’abstention), un peu moins encore qu’en 2007 (16,03 % d’abstention), mais le record enregistré en 2002, où l’on a avoisiné les 30 % d’abstention, est demeuré une exception. Le saviez-vous ? Le record d’abstention enregistré pour une présidentielle sous la Ve République l’a été pour le second tour de 1969 (31,1 %) auquel ne participait aucun candidat de gauche. Le PCF, au sommet de sa puissance électorale, avait dans ce contexte appelé les électeurs à ne pas se rendre aux urnes, pour ne pas avoir à choisir entre « blanc bonnet et bonnet
blanc ». Fig. 4.6 Niveau d’abstention selon le type d’élection Image non fournie par l éditeur. Source : , 2014.
3. Quand les abstentionnistes sont aussi des votants : quels modèles explicatifs pour la participation électorale ? Retour à la table des matières Si l’abstention grandit, elle n’est donc pas aussi systématique qu’il y paraît. Les citoyens, de plus en plus désenchantés et sceptiques en matière de politique, s’abstiennent certes plus souvent qu’avant, mais maintiennent malgré tout une participation grâce à la Présidentielle. L’intermittence électorale est ainsi devenue la règle : au fil du temps la part de votants constants diminue. Ces observations conduisent à nuancer les explications souvent trop exclusivement politiques des comportements abstentionnistes. Si les citoyens participent même quand ils sont désenchantés, c’est bien que la croyance en la qualité du candidat ou du programme ne constitue pas le facteur déterminant des comportements de participation. L’intensité et les formes de la campagne, en revanche, comptent. Longtemps délaissées, les campagnes sont, depuis une décennie, réhabilitées comme objets de recherche électorale pour leur capacité à produire de la mobilisation. La personnification de la campagne présidentielle française, sa mise en scène agonistique associée à une forte médiatisation y compris à des heures de grande écoute et dans des émissions télévisuelles grand public expliquent qu’elle fasse pénétrer la politique jusque dans les foyers qui en sont habituellement le plus éloignés. L’effet télévision est démultiplié et prolongé au sein des familles, mais aussi au travail et entre amis, par les discussions que ne manquent pas d’alimenter avec leurs proches ceux qui ont effectivement entendu ou regardé les candidats s’exprimer. Ce sont ces dispositifs informels de mobilisation électorale et les micro-pressions familiales au vote qui sont désormais les plus efficaces pour relayer les campagnes et faire voter les moins intéressés
d’entre les citoyens. Dans les déserts militants d’aujourd’hui, le vote n’est pas pour autant devenu un acte individuel : ce sont les maris, les parents, les amis qui entraînent leur entourage vers les urnes pour la présidentielle. L’évolution des structures familiales : un facteur déterminant de la participation électorale Les gens votent en couple, aujourd’hui comme déjà dans les années 1940. Et le statut compte peu : en 2017, les couplés pacsés par exemple ont voté dans les mêmes proportions que les mariés, tous votant plus que les célibataires. Au-delà, la capacité d’entraînement des enfants vers les urnes varie aussi en fonction de la situation maritale des parents : les enfants majeurs vivant avec des parents isolés votent moins que ceux vivant avec leurs deux parents. Un fait qui montre à quel point les phénomènes politiques peuvent s’expliquer par des facteurs qui ne sont pas eux-mêmes politiques. Au-delà de l’intensité des campagnes et de leur capacité très différenciée à activer les dispositifs informels de mobilisation électorale, la configuration de l’offre produit bien entendu ses effets sur les variations des courbes de l’abstention. La hausse du non-vote entre les deux tours de la présidentielle de 2017, inégalée dans l’histoire électorale de la Ve République, montre que la présence d’une candidate du FN ne suffit plus à mobiliser massivement ceux qui ne se reconnaissent pas dans la candidature de son challenger. Le niveau record d’abstention enregistré aux législatives, qui consacre une élection de ratification aux résultats annoncés d’avance dans les médias, indique aussi la sensibilité d’une partie des électeurs au contexte politique. Ce type d’abstention atteste la dimension politique du comportement abstentionniste. Celle-ci peut aussi être la traduction d’une insatisfaction politique face à l’offre élective ou d’un désintérêt au regard d’enjeux jugés mineurs. Notons également que depuis les débuts de la Ve République, à l’exception notable de 2007 où le candidat élu est parvenu à incarner une promesse de changement – malgré sa qualité de ministre d’État du gouvernement sortant –, les alternances se succèdent.
Mais s’il ne s’agit pas de nier la dimension politique de l’abstention, encore faut-il ne pas lui accorder trop d’importance parmi les facteurs explicatifs de la démobilisation électorale. La figure de « l’abstentionniste dans le jeu » élaborée par Anne Muxel1 à partir du panel électoral du CEVIPOF en 2002 demeure ainsi marginale, comme l’atteste encore en 2017 le fait que les votes blancs aient beaucoup plus augmenté entre les deux tours de la présidentielle que l’abstention. Les citoyens politisés ou plus simplement habitués à voter à la présidentielle et que l’offre électorale ne satisfait pas préfèrent manifestement le vote blanc même si ce dernier n’est pas comptabilisé au titre des suffrages exprimés, à l’abstention pour se faire entendre. Le saviez-vous ? L’abstention différentielle désigne la moindre mobilisation des électeurs du camp politique qui gouverne. C’est un facteur explicatif majeur des alternances successives.
4. Les déterminants sociaux de l’abstention Retour à la table des matières Plus l’abstention est élevée, plus les déterminants sociodémographiques apparaissent prédictifs des comportements de participation. Quand la campagne électorale perd en intensité et ne vient plus compenser par ses forces propres les prédispositions au retrait, les plus jeunes d’entre les citoyens, les moins diplômés, ceux dont le niveau de vie est le plus faible et l’isolement le plus fort, sont très largement sous-représentés dans les urnes. La séquence électorale de 2017 n’a ainsi fait qu’amplifier les inégalités sociales de participation dont est porteuse la démobilisation électorale. Fig. 4.7 Une abstention inégalement répartie Écarts abstention 25-29 ans/ 65-69 ans
Présidentielle Présidentielle Législatives Législatives 1er tour
2nd tour
1er tour
2nd tour
2007
8,9 %
11,5 %
32,8 %
37,1 %
2012
15,5 %
18,9 %
36,7 %
39,6 %
2017
18,2 %
21,1 %
35,1 %
37,1 %
Écarts abstention ouvriers/ cadres Présidentielle Présidentielle Législatives Législatives 1er tour
2nd tour
1er tour
2nd tour
2007
5,8 %
6,5 %
16,6 %
13,9 %
2012
6,8 %
11,2 %
20 %
20,7 %
2017
12,55 %
12,01 %
25,8 %
23 %
Écarts abstention BAC/études supérieures Présidentielle Présidentielle Législatives Législatives
2007
1er tour
2nd tour
1er tour
2nd tour
2,4 %
2,3 %
7,1 %
6,4 %
2012
4%
4,9 %
8,7 %
9,9 %
2017
4,3 %
5,5 %
12 %
10,4 %
Source : BRACONNIER C., COULMONT B. et DORMAGEN J., 2017, « Toujours pas de chrysanthèmes par les variables lourdes de la participation électorale : chute de la participation et augmentation des inégalités électorales au printemps 2017 », Revue française de science politique, vol. 67(6), p. 1023-1040. L’âge demeure, en dehors de la présidentielle, le facteur le plus déterminant du retrait électoral. On sait que l’intégration politique prolonge d’autres formes d’intégration sociale qui se produisent plus tardivement aujourd’hui qu’hier – l’accès à l’emploi, la fondation d’une famille – et retardent d’autant le basculement dans la participation quand toutefois ils se produisent (les jeunes au chômage constituent une des catégories les plus abstentionnistes et les citoyens qui vivent en couple votent plus que les célibataires). Vincent Tiberj a montré récemment que l’abstention des jeunes s’explique aussi par un effet de génération : plus diplômés que leurs aînés, ceux qui ont entre 20 et 30 ans dans les années 2010 culpabilisent beaucoup moins que leurs grands-parents de ne pas se rendre aux urnes1. Quand ils ne comprennent pas les enjeux d’un scrutin, quand l’offre ne leur convient pas, quand le désenchantement de leurs parents les affecte, ils résistent à la mobilisation électorale. À l’inverse, la catégorie des 50-64 ans qui est la plus constante dans sa participation a tendance à se déplacer même quand elle est désenchantée et n’y croit plus. La socialisation au devoir civique et l’habitude prise de voter cumulent ici leurs effets. Le saviez-vous ? Une ouvrière de 25-29 ans, inscrite loin de son lieu de résidence, ayant arrêté sa scolarité avant le lycée, qui vit seule avec ses enfants après un divorce, présente 89,4 % de chances de s’être abstenue au second tour des élections législatives de 2017. À l’opposé, une
ancienne cadre septuagénaire bien inscrite, titulaire d’un Bac +5, vivant avec son mari ne présente que 18,7 % de chance de s’être abstenue lors de ce même scrutin. Enfin, les jeunes constituent les catégories d’âge les plus mal-inscrites sur les listes électorales : en 2017, au moment de la présidentielle, 51 % des 25-29 ans ne résidaient déjà plus là où ils pouvaient voter. Et parce qu’ils sont nombreux à ne pas surmonter cet obstacle de la distance, les mal-inscrits sont trois fois plus abstentionnistes constants que les citoyens qui peuvent voter à côté de chez eux. En 2017 comme en 2012, la mal-inscription constitue ainsi le principal facteur explicatif de l’abstention des jeunes à l’élection présidentielle1. Le niveau de diplôme représente aussi un facteur déterminant de l’abstention, dont la force propre a de nouveau été démontrée en 2017. Directement corrélé au niveau de politisation comme l’a depuis longtemps établi Daniel Gaxie en France – plus on est diplômé, plus on se sent compétent politiquement, plus on s’intéresse à la politique et plus on est compétent – le niveau de diplôme est prédictif du niveau de la participation : lors de la présidentielle 2017, 12 points séparent la participation des titulaires d’un Bac + 5 de celle des citoyens qui n’ont aucun diplôme. Les indicateurs de positions socioéconomiques vont dans le même sens : plus l’emploi est qualifié, plus le poste est stable, plus les revenus et les niveaux de vie sont élevés, plus le patrimoine l’est, et plus les chances de participer sont fortes. À RETENIR • n L’apparition d’un marché politique unifié sur l’ensemble du territoire se produit tardivement avec l’entrée des masses dans le jeu électoral (en 1848). C’est ensuite la nationalisation des espaces politiques et l’apparition de partis organisés et professionnalisés qui marqueront la politique moderne. • n La participation politique est fortement conditionnée par le processus d’inculcation des croyances politiques et de l’intérêt développé pour la chose publique. Ce processus de
socialisation politique, porté par la famille, l’école et l’État, est affecté par un « cens caché » générateur de fortes inégalités de participation politique. • n De nombreux modèles d’analyse des comportements électoraux vont s’opposer insistant sur l’électeur individuel et ses choix rationnels ou sur les déterminants collectifs. • n Aujourd’hui, l’appartenance socioprofessionnelle, la religion, le niveau de patrimoine demeurent des facteurs explicatifs de l’engagement citoyen • n La question de la démobilisation électorale, sous la forme de l’abstention constante ou intermittente, est devenue un enjeu crucial du devenir des démocraties contemporaines. Si on peut parler d’une « abstention dans le jeu » concernant le refus politisé de la participation, les variables explicatives de l’abstention de masse demeurent avant tout socioéconomiques. NOTIONS CLÉS • Vote • Abstention • Socialisation politique • Marché politique • Cens caché • Modèles électoraux POUR ALLER PLUS LOIN BRACONNIER C. et DORMAGEN J.-Y, 2007, La démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard. LEHINGUE P., 2011, Le vote, Paris, La Découverte. MAYER N., 2010, Sociologie des comportements politiques, Paris, Armand Colin.
FILLIEULE O. et al., 2017, Sociologie plurielle des comportements politiques, Paris, Presses de Sciences Po. TIBERJ V., 2017, Les citoyens qui viennent, Paris, PUF. On consultera avec profit les notes du Cevipof disponibles en consultation libre sur internet :
ENTRAÎNEMENT Retour à la table des matières 1. Pour chaque question ou affirmation, cochez la bonne réponse (bonne réponse : +1 ; mauvaise ou sans réponse : - 0,5 ; total sur 20). À quelle date apparaît le suffrage universel masculin en France ? • □ 1792 • □ 1848 • □ 1872 À quelle date les femmes françaises accèdent-elles au vote ? • □ 1933 • □ 1940 • □ 1944 Le suffrage censitaire est un suffrage… • □ limité à quelques-uns • □ raisonné et sensé • □ interdit aux jeunes de moins de 21 ans Les ancêtres des partis politiques se dénommaient… • □ les assemblées électorales
• □ les rassemblements électoraux • □ les comités électoraux L’isoloir apparaît en France en… • □ 1913 • □ 1930 • □ 1974 Aux États-Unis, l’élection présidentielle a lieu tous les… • □ 4 ans • □ 5 ans • □ 6 ans La socialisation politique est le processus… • □ de réception des informations politiques audiovisuelles • □ de transmission des valeurs et compétences politiques • □ d’information partisane à destination de sociétés savantes Le taux d’abstention est le plus fort chez… • □ les personnes âgées • □ les femmes • □ les jeunes non actifs La socialisation politique des enfants débute… • □ vers 6 ou 7 ans • □ vers 12 ou 13 ans • □ à leur majorité André Siegfried explique les orientations du vote en
fonction de… • □ la nature des ethnies • □ la nature des sols • □ le niveau d’ensoleillement
The People’s choice est un livre écrit par des chercheurs de… • □ l’université de Michigan • □ l’université de Columbia • □ l’université de Paris Saclay Pour l’école de Michigan, un élément central pour saisir l’orientation électorale est… • □ l’identification partisane • □ l’identification biométrique • □ l’identification électorale Selon les auteurs de The Changing American Voter, l’électeur américain se transforme dans les années 1960… • □ sous l’effet de la crise économique • □ car les femmes entrent massivement dans l’arène électorale • □ sous l’effet du « vote sur enjeu » Martin Wattenberg insiste dans son analyse de sociologie électorale sur… • □ l’effet genré • □ l’effet candidat • □ l’effet « lieu de résidence » L’orientation sexuelle est un facteur prédictif de l’orientation électorale, c’est…
• □ un facteur central • □ un facteur important • □ un facteur mineur Peut-on dire que le « vote musulman » s’oriente plutôt… • □ à gauche ? • □ au centre ? • □ à droite ? Aux États-Unis, il existe un vote noir favorable aux démocrates. Pour l’élection d’Obama, ce vote a atteint… • □ plus de 95 % • □ autour de 75 % • □ autour de 60 % L’émotion la plus rattachée au vote protestataire d’extrême droite ou de la gauche radicale est… • □ la peur • □ la frustration • □ la colère L’élection générant le plus d’abstention est… • □ l’élection municipale • □ l’élection européenne • □ l’élection législative En 2017, le taux d’abstention pour l’élection présidentielle était de… • □ 25 % • □ 35 % • □ 45 %
Qu’est-ce qu’un « abstentionniste dans le jeu » ? • □ Un abstentionniste refusant l’offre électorale proposée • □ Un militant actif refusant de voter pour son parti • □ Un abstentionniste préférant des activités ludiques au devoir électoral Qu’est-ce que la mal-inscription ? • □ Un défaut de signature au moment du vote • □ Une inscription sur une liste électorale ne correspondant pas au lieu de résidence • □ Une inscription effectuée par un non-national 2. Commentez la figure 4.2 de la p. 133. 3. Définissez les termes suivants : • � La socialisation politique • � Le cens caché (selon Daniel Gaxie) • � L’intermittence électorale • � Le suffrage censitaire capacitaire • � L’indice de prédisposition politique • � Le parlementarisme rationnalisé • � L’individualisation de l’opinion Image non fournie par l éditeur.
CHAPITRE 5 Les acteurs politiques Retour à la table des matières Image non fournie par l éditeur. © Keystone / Getty Images
Au cœur de l’activité politique évoluent des acteurs dont certains ont comme ambition principale la conquête du pouvoir politique national ou local (les partis et professionnels de la politique) quand d’autres ne cherchent qu’à l’influencer en participant à l’orientation de l’action publique (les groupes d’intérêt). Enfin, certains se contentent de l’observer quand bien même ils en orientent les façons de faire et de penser (les médias). Les transformations du jeu politique sont l’objet de ce chapitre. PLAN DU CHAPITRE I. Les partis politiques II. Les professionnels de la politique III. Les groupes d’intérêt IV. Média, Internet et politique V. L’individualisation du jeu politique Ce chapitre analyse les principaux acteurs participant à la compétition politique. Pour les penser, il faut tenir compte des trois moments des démocraties représentatives qui ont été mises en avant par Bernard Manin1 : • � le « parlementarisme » (qui caractérise la phase de mise en place de régimes démocratiques au XIX e
siècle) ;
• � la « démocratie des partis » (qui caractérise la phase d’affirmation et de consolidation des régimes démocratiques au cours du XX e siècle) ; • � la « démocratie du public » (qui renvoie aux évolutions du fonctionnement des démocraties à partir des années 1960-1970, en lien avec la place prise par les médias audiovisuels puis internet au XXI e siècle). Cette grille d’analyse met en avant la rupture forte liée à l’avènement des partis politiques à la fin du XIX e siècle, qui sont devenus les acteurs clefs des régimes démocratiques. La place prise par les partis a aussi conduit à une transformation du personnel politique en lien avec le processus de professionnalisation politique. Toutefois, il ne faut pas réduire
les acteurs des régimes démocratiques aux partis car ceux-ci sont en interaction souvent étroite avec d’autres acteurs collectifs : les groupes d’intérêt et les médias. La place prise par ces derniers puis par Internet dans le fonctionnement des régimes démocratiques, devenus des « démocraties d’opinion » (notion plus utilisée que celle de « démocratie du public »), a conduit à un affaiblissement des structures partisanes qui se traduit par une individualisation de la vie politique.
I. Les partis politiques Retour à la table des matières Les partis politiques, en démocratie, sont des organisations collectives structurées engagées dans la compétition électorale en vue de l’exercice du pouvoir. De ce fait, ils sélectionnent les candidats aux élections, ils soutiennent et contribuent à leurs campagnes électorales, ils formulent des programmes et des positions sur les différents enjeux de politiques publiques et participent activement au fonctionnement des institutions politiques (législatives et parlementaires).
1. La naissance des partis Retour à la table des matières ■ La gestion du nombre Comme l’a souligné Max Weber les « partis modernes » sont les « enfants de la démocratie, du suffrage de masse, de la nécessité d’une propagande et d’une organisation de masse, du développement d’une unité extrême de la direction et d’une discipline très rigoureuse1 ». En effet l’élargissement du suffrage, au XIX e siècle, permet l’arrivée sur la scène élective de plusieurs millions de citoyens jusqu’alors tenus à l’écart des urnes. En France, le droit de vote masculin définitivement instauré en 1848 fait passer le corps électoral à plus de 10 millions de personnes, imposant progressivement une organisation partisane des campagnes électorales pour s’adresser à un électorat beaucoup plus nombreux. Une même logique est à l’œuvre au Royaume-Uni avec l’élargissement du droit de vote à la classe moyenne en 1867 puis aux ouvriers en 1884. C’est dans ce
contexte que sont créés à la fin des années 1870 des comités électoraux nationaux qui deviendront le parti conservateur et le parti libéral. En France le parti Républicain, radical et radical socialiste (à gauche) et l’Alliance démocratique républicaine (à droite) sont fondés en 1901. La création de partis contribue aussi à la structuration plus forte de la vie parlementaire (autour des groupes parlementaires liés aux partis qui imposent une discipline de vote aux élus). L’émergence des partis tient également à l’affirmation de la question ouvrière dans le cadre de la révolution industrielle au cours du XIX e siècle. Le prolétariat ouvrier, ne pouvant compter sur des ressources économiques (du fait de la faiblesse des revenus), réputationnelles (nul relais dans les cercles du pouvoir) ou notabiliaires (absence d’influence locale), a été contraint de compenser ces manques par un effort original d’organisation et de structuration. Les partis ouvriers fondent dès lors une nouvelle façon de faire de la politique pour contrer l’influence des élites traditionnelles jusqu’alors détentrices monopolistiques du pouvoir, d’abord en s’organisant syndicalement puis en formant des partis politiques (en Allemagne le SPD est créé en 1875, au RoyaumeUni le parti travailliste est créé par les syndicats britanniques au tournant du siècle pour assurer la représentation parlementaire des ouvriers, en France la SFIO regroupe les différents courants socialistes en 1905). Il en résulte la création de deux types de partis distingués par Maurice Duverger : les partis de cadres et les partis de masse. Image non fournie par l éditeur. Affiche de campagne de la SFIO, 1932. La SFIO naît en 1905 sous la houlette de Jean Jaurès qui parvient à unifier les deux tendances du socialisme français : les révolutionnaires (Jules Guesde) et les réformateurs (Jean Jaurès). La SFIO s’érige comme le principal parti opposé à la politique coloniale de la France et au nationalisme outrancier. Avec l’assassinat de Jaurès en 1914, le parti cautionne la guerre. En 1920, au
congrès de Tours, la SFIO se divise entre socialistes (SFIO de Léon Blum) et communistes, donnant naissance à la section française internationale communiste (SFIC) qui deviendra le parti communiste. La SFIO deviendra le parti socialiste en 1968 lors du congrès d’Issy-les-Moulineaux. Partis de cadres/partis de masse Maurice Duverger propose une distinction entre deux types de partis : les partis de cadres et les partis de masse. Les premiers reposent sur des notables à forte influence locale, ne cherchent pas à élargir leur base militante et disposent de structures partisanes souples et peu hiérarchisées, essentiellement mises au service de l’élu et sans architecture idéologique rigide. Leur activité est concentrée sur les campagnes électorales et la vie parlementaire (avec un poids important du groupe parlementaire dans la vie du parti). À l’inverse, les partis de masses, originellement présents dans le monde ouvrier (partis socialistes puis partis communistes), reposent sur un encadrement extensif de militants, possèdent une structure plus bureaucratisée et hiérarchisée (base militante, comités ou sections locales, conseil national, bureau politique, secrétaire général), un financement reposant sur des cotisations militantes (et non sur des dons comme les partis de cadre) et défendent un programme développé soutenu par une idéologie affirmée, l’activité programmatique jouant un rôle central dans l’animation du parti. Leur activité est permanente et va au-delà des campagnes électorales du fait de l’importance des activités de mobilisation également assurées par des organisations relais. Enfin, le parti est dominé par un groupe dirigeant situé au sommet de l’appareil. (DUVERGER M., Les partis politiques, Paris, Armand Colin, 1951) ■ Les clivages partisans Plus fondamentalement, comme l’a mis en avant Stein Rokkan, la création des partis politiques permet d’exprimer les conflits présents au sein de la société et qui se sont renforcés avec deux processus
structurels au cours du XIX e siècle : celui de la construction de l’État-nation (qu’il qualifie de « révolution nationale ») et celui de la révolution industrielle. Ces deux processus sont associés à deux types de conflits (fonctionnels et territoriaux) correspondant à des clivages à partir desquels se sont créés et positionnés les différents partis politiques. Ce modèle explicatif, très ambitieux et très englobant, des clivages partisans présente toutefois quelques limites : Le saviez-vous ? C’est la question de l’attribution d’un pouvoir de veto au roi qui au cours de l’été 1789 a entraîné un nouveau positionnement topographique des représentants à la Constituante. • La première est de ne pas tenir compte d’un troisième processus structurant : celui des révolutions politiques qui ont joué un rôle historique majeur, en France et au RoyaumeUni notamment. Dans le cas français la vie politique est structurée autour du clivage droite/gauche apparu au moment de la Révolution française en lien avec la question de la nature du nouveau régime à mettre en place : républicain ou monarchique. Les partis politiques se sont créés un siècle plus tard par rapport à ce clivage qui s’est progressivement déplacé vers les questions du rapport État/ Église (catholique) et du rôle de l’État dans l’économie et en termes de prise en charge des risques sociaux. Au Royaume-Uni, les partis conservateurs et libéraux sont les héritiers des torys et des whigs qui s’opposent depuis le XVII e siècle (au cours duquel ont eu lieu les deux révolutions anglaises) sur la question des pouvoirs respectifs du roi (les torys sont les partisans du roi) et du Parlement (dont les whigs demandent le renforcement). • La deuxième limite est que cette grille est centrée sur l’Europe. Le cas des États-Unis rentre toutefois partiellement dans ce cadre du fait du rôle historiquement structurant du
clivage centre/périphérie qui a opposé, au moment de l’indépendance, les États du NordEst, plus urbanisés, tournés vers le commerce et favorables à l’affirmation d’un pouvoir fédéral, aux États du sud, où dominait l’agriculture de plantations fondée sur l’esclavage, qui s’opposaient à un pouvoir fédéral. Ces derniers créent le parti démocrate dans les années 1820, les premiers le parti républicain en 1854, au moment où s’exacerbent les tensions sur la question de l’esclavage et de l’unité territoriale qui conduisent à la guerre de Sécession au début des années 1860. C’est surtout dans les régimes issus de la décolonisation que le schéma de Rokkan apparaît moins opérant du fait du poids des partis ayant joué un rôle clef dans la conquête de l’indépendance, comme le montre par exemple le rôle dominant du parti du Congrès en Inde, de l’indépendance jusqu’aux années 1970. • La troisième limite est le fait que cette grille renvoie plus aux fondements historiques des clivages partisans qu’à leurs évolutions dynamiques ultérieures. Il est vrai que Rokkan a proposé cette analyse au début des années 1970, à une époque où les clivages fondateurs des partis politiques continuaient à structurer fortement la vie politique (Rokkan parle d’ailleurs de « gel des clivages ») avec un nombre limité de partis politiques autour de quatre grandes familles : à droite les partis conservateurs (Royaume-Uni, Espagne, pays scandinaves, France) ou chrétiens-démocrates (Allemagne, Italie, Benelux) et les partis libéraux ; à gauche les partis socialistes ou sociaux-démocrates et les partis communistes. Or, c’est à partir de cette période que l’on assiste à la création de nouveaux partis en lien, d’une part, avec de nouveaux clivages, et, d’autre part, avec la réactivation de clivages historiques : • � Un premier clivage émerge à la fin des années 1960 : celui qui oppose matérialistes et « post matérialistes » pour reprendre les
catégories d’Inglehart1. Il entraîne, dans les années 1970 et 1980, la création dans l’ensemble des pays européens de partis écologistes, en lien étroit avec les nouveaux mouvements sociaux apparus à la fin des années 1960 (mobilisations environnementales, anti-nucléaires, féministes, homosexuelles, antiracistes…). • � Un deuxième clivage s’affirme dans les années 1980 en lien avec le renforcement de la mondialisation et la construction européenne. Il conduit tout d’abord à la création de partis nationaux-populistes opposés à l’immigration (le Front National en France, le PVV aux PaysBas, le Parti Populaire Danois, le parti des « vrais finlandais », l’UDC en Suisse, la transformation du FPÖ en Autriche…) puis à des partis « souverainistes » (tels que UKIPUnited Kingdom Independance Party – au Royaume-Uni en 1993, « Debout la France » en 2008 et en 2013 l’AfD – Alternative für Deutschland- en Allemagne qui s’oppose aux plans de sauvetage de la Grèce). Ces débats sur la construction européenne et la mondialisation, dans un contexte de fort affaiblissement des partis communistes, conduisent aussi dans les années 2000 à la création de nouveaux partis de gauche caractérisés par leur antilibéralisme économique (Die Linke en Allemagne, le Parti de Gauche puis la France Insoumise, Syriza en Grèce, Podemos en Espagne…). • � On assiste aussi à la réactivation de clivages plus anciens : le clivage centre/périphéries, d’une part, qui se traduit par la renaissance de partis régionalistes (dans les années 1970-1980 au Royaume-Uni avec le Scottish National Party en Écosse et le Plaid Cymru au Pays de Galles et en Espagne où la nature régionale du régime démocratique mis en place en 1978 permet la re-création de partis régionalistes et autonomistes en Catalogne et au pays basque) ; d’autre part, le clivage Église/État connaît lui aussi une réactivation qui se traduit par la création ou la réaffirmation de partis religieux :
en Israël, dans le monde arabe et en Asie (Inde, Indonésie, Malaisie…). Fig. 5.1 Les clivages partisans selon Stein Rokkan Image non fournie par l éditeur. Le saviez-vous ? En Inde, les clivages politiques actuels renvoient plus à des conflits interreligieux (avec l’affirmation du parti hindouiste BJP qui a remporté les élections législatives de 2014 et formé un gouvernement fédéral dirigé par Narendra Modi) et entre castes (existence de partis défendant des castes défavorisées). FOCUS Les partis régionalistes en Espagne Depuis 1979 et le vote de la loi sur les autonomies, de nombreuses communautés autonomes en Espagne sont dirigés par de puissants partis régionalistes qui pèsent, à travers leur soutien au gouvernement de Madrid, sur l’organisation territoriale de l’État. Le parti nationaliste basque (PNV) en Euskadi ou Convergencia i Unio en Catalogne sont deux exemples de ces partis de gouvernement, d’obédience démocrate-chrétienne et nationaliste, qui ont longtemps régné en maître localement. À côté de ces partis gestionnaires on trouve des formations plus minoritaires et contestataires, comme l’ERC (gauche catalaniste) ou Bildu (coalition indépendantiste issue de Batasuna, l’aile politique de l’ETA) qui n’hésiteront pas à soutenir des moyens d’action radicaux contre l’État central.
2. La transformation des partis Retour à la table des matières On assiste de ce fait à une fragmentation croissante des systèmes partisans (que montre, à l’échelle européenne, l’existence de 8 groupes parlementaires au Parlement européen) et un affaiblissement des partis historiquement dominants permettant une alliance
gauche/droite au pouvoir. C’est en particulier le cas des partis socialistes et sociaux-démocrates concurrencés à la fois par les nouveaux partis antilibéraux et de nouvelles formations centristes tels Ciudadanos en Espagne ou La République en Marche en France qui affaiblissent aussi les partis conservateurs, également concurrencés sur leur droite par les partis nationauxpopulistes. Il en résulte une instabilité gouvernementale croissante qui se traduit notamment par les difficultés de formation des gouvernements (plus d’un an et demi pour former un gouvernement en Belgique suite aux élections de 2010, 10 mois en Espagne suite aux élections législatives de décembre 2015, près de six mois aux Pays-Bas et en Allemagne suite aux élections législatives en 2017…) ; la multiplication d’élections anticipées, l’accélération des alternances et la formation de gouvernements minoritaires (en Suède et au Danemark par exemple). Les groupes politiques au Parlement européen (2014-2019) • Parti populaire européen (DémocratesChrétiens, LR pour la France) : 219 députés • Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates au Parlement européen : 189 députées • Conservateurs et Réformistes européens (eurosceptiques) : 71 députés • Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (centre droit) : 68 députés • Verts/Alliance libre européenne : 52 députés • Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique : 51 députés • Europe de la liberté et de la démocratie directe (souverainistes) : 45 députés • Europe des Nations et des Libertés (nationauxpopulistes) : 36 députés Ces évolutions s’inscrivent dans le cadre de l’évolution structurelle des démocraties représentatives vers des
démocraties d’opinion, en lien avec deux transformations structurelles des partis politiques. ■ Les « catch-all parties » La première est leur transformation en partis « attrape-tout » (« catch-all parties 1 ») s’adressant à un public le plus large possible à travers les médias de masse (audio-visuels en particulier) afin d’élargir leur base électorale, dans un contexte de volatilité électorale croissante. Leur discours, de plus en plus formaté pour et par les médias, devient de ce fait moins idéologique et l’accent est mis de façon croissante sur la personnalité du leader du parti. Cette dynamique est particulièrement forte en France du fait de la « présidentialisation » des partis, c’est-àdire leur réorganisation en lien avec l’élection présidentielle qui se traduit depuis les années 1970 par la création (ou la transformation) de nouveaux partis principalement tournés vers la candidature de leur leader (et contrôlé par celui-ci lorsqu’il est élu) : contrôle du parti socialiste par François Mitterrand à partir du congrès d’Epinay (1971), création du RPR par Jacques Chirac en 1976 et de l’UDF par Valéry Giscard d’Estaing en 1978, plus récemment celle du MODEM par François Bayrou (2007) ou de « En Marche » par Emmanuel Macron en 2016. L’organisation interne des grands partis en « écuries » présidentielles a conduit à l’organisation de primaires par le parti socialiste puis par les Républicains qui ont renforcé cette personnalisation. FOCUS Les primaires L’organisation de primaires ouvertes au sein des partis (à tous les sympathisants – par opposition aux primaires fermées réservées aux seuls militants) répond à deux objectifs : résoudre la crise du leadership au sein du parti lorsque celui-ci n’est pas naturel (cas au PS en 2011 et aux Républicains en 2016) ; combler par la participation des masses le défaut de représentativité des partis devenus de moins en moins attractifs et militants. Si ce processus devenu familier aux grands partis de gouvernement peut s’apparenter à un progrès démocratique, favorisant la participation du plus
grand nombre (plus de 4 millions de votants pour la primaire de droite en 2016), il faut se garder de tout angélisme sur « le grand moment démocratique » que constitueraient les primaires. D’abord parce que le tamis social du vote demeure fort avec une participation qui accentue les tendances de la participation ordinaire (seul votent les plus insérés et politisés) ; ensuite parce que les effets de militantisme accentuent les postures radicales, offrant à celui qui incarne le plus son camp (et pas automatiquement l’ensemble des Français) la place de leader. La victoire de François Fillon en 2016, grâce au vote des classes aisées, âgées, rurales et catholiques, aux dépends d’un Alain Juppé plus consensuel et potentiellement mieux armé pour séduire un électorat centriste, en témoigne. ■ La professionnalisation partisane La deuxième tendance, étroitement liée à la première est celle de la professionnalisation : Panebianco1 parle ainsi de l’avènement de « partis électoraux professionnels », centrés sur les campagnes électorales et la communication des leaders, au sein desquels les conseillers en communication (spin doctors) jouent un rôle clef et supplantent les instances officielles des partis. Leur fonctionnement est également marqué par l’importance du recours aux sondages et une organisation managériale tournée vers la recherche de financements. L’importance de la question du financement des partis politiques a également été analysée en termes de cartellisation2. Ces « partis-cartels » sont de plus en plus dépendants vis-à-vis de l’État (en France la part du financement public est d’environ 40 %), ce qui se traduit aussi par le rôle qu’y jouent des hautsfonctionnaire et l’appui sur les moyens gouvernementaux quand ils sont au pouvoir. Ces évolutions, ainsi que les nombreux scandales associés au financement des partis politiques, non seulement en France (affaires Urba-Gracco, des « emplois fictifs » à la mairie de Paris pour le RPR, affaire Elf, affaire Bygmalion…3) mais aussi dans un grand nombre d’autres pays (opération « Mani Pulite » en Italie, enquête « Lava Jato » au Brésil,
scandales affectant le Parti Populaire en Espagne, démissions de dirigeants suite à des accusations de corruption en Corée du Sud, en Roumanie, en Afrique du Sud…), ont alimenté un rejet des partis. Celui-ci n’est pas récent puisque, dès leur développement, des critiques sur ces nouvelles formes d’organisations politiques ont été formulées. Les critiques des partis • � La première – soulevée par les sociologues Roberto Michels ou Moisei Ostrogorski – dénonce la tentation oligarchique à l’œuvre dans de nombreuses structures au fur et à mesure de leur professionnalisation : les exigences propres à l’animation de grosses structures partisanes vont favoriser l’apparition de permanents des partis, détenteurs des ressources et des postes du parti, qui progressivement vont se détacher de la base militante et sympathisante jusqu’à incarner des intérêts de castes éloignés des préoccupations du commun. Plus le parti se renforce et plus il accède à des ressources (postes de permanents ou dans l’appareil d’État), plus le risque oligarchique est présent. • � La seconde critique porte sur la dépossession de la voix populaire par l’instauration d’un monopole de la parole au profil des professionnels de la politique. Si la fonction première du parti est bien de politiser les problèmes sociaux (d’offrir une traduction politique et de porter sur l’agenda politique des enjeux sociétaux divers), beaucoup s’alarment du fait que le parti, ce faisant, dépossède le peuple au nom duquel il s’exprime en le privant de son droit à l’expression. En substituant à la parole populaire une parole incarnant des intérêts singuliers et situés, le parti, né avec la démocratie, conspirerait ainsi contre les finalités de la démocratie. Ce processus d’affaiblissement et de de-légitimation
des partis se traduit aussi par un déclin militant et leur perte de cohérence idéologique. On assiste de ce fait à la création de mouvements politiques se définissant comme « citoyens » et « anti ou nonpartis » dont ils cherchent à se démarquer par un fonctionnement horizontal, l’appui sur le militantisme numérique, l’ouverture à la société civile et le refus des héritages idéologiques. On peut citer ici le mouvement « Podemos » en Espagne, « 5 Étoiles » en Italie et en France « La France Insoumise » et « La République en Marche » (tous deux crées en 2016). FOCUS Le mouvement 5 étoiles en Italie, un « nonparti » Ce mouvement qui refuse le qualificatif de parti, est créé à Gênes en octobre 2009 par Beppe Grillo (un humoriste très populaire, sorte de « Coluche » italien) et Gianroberto Casaleggio (un informaticien féru de numérique) au nom de la démocratie participative et en opposition à la « confiscation de la démocratie » par les grands partis traditionnels dénoncés comme « corrompus ». Écologiste et participatif, le mouvement 5 étoiles va s’affirmer comme une des principales forces politiques italiennes. Si en 2014, le mouvement obtient plus de 20 % des voix aux élections européennes, loin derrière le parti dirigeant de Matteo Renzi qui dépasse les 45 %, la prise de Rome et Turin en 2016 par deux élues du mouvement va ouvrir la voie vers la surprenante victoire de 2018 où le mouvement 5 étoiles arrive premier aux élections législatives de mars avec plus de 32 % des voix. Cette progression s’explique fortement par le discours populiste et social (mise en place d’un revenu de citoyenneté) du mouvement qui séduit les plus fragiles (les jeunes fragilisés sur un marché de l’emploi tendu) et le Mezzogiorno (sud de l’Italie) pauvre qui a voté dans certains bureaux à plus de 65 % pour le 5 étoiles. Cette délégitimation croissante des partis renvoie plus largement au renforcement de la professionnalisation de la vie politique.
II. Les professionnels de la
politique Retour à la table des matières De façon presque similaire, dans la majorité des pays occidentaux, s’est affirmée au cours du dix-neuvième siècle une tendance à la spécialisation des individus exerçant des activités politiques, favorisée par la mise en place d’un système d’indemnisation des fonctions électives1. Celle-ci est étroitement liée à l’avènement de la démocratie : ainsi en France les indemnités sont créées dans le cadre de la Révolution puis supprimées sous la Restauration et le Seconde Empire. Ce n’est toutefois qu’avec l’augmentation significative de l’indemnité parlementaire en 1906 qu’il devient véritablement possible, en France, de « vivre de la politique » pour reprendre l’expression de Max Weber qui caractérise les professionnels de la politique comme les personnes qui vivent à la fois « de » et « pour » la politique, autrement dit qui font de la politique à plein temps en étant rétribué pour cela du fait d’un mandat électif ou par leur parti. Cette évolution du personnel politique doit se comprendre par rapport aux trois formes historiques distinguées par Bernard Manin à partir de quatre dimensions : la nature du vote, les caractéristiques des représentants, les lieux centraux du débat politique, les modes de production de l’opinion publique. Tableau 5.1
Parlementarisme
Démocratie Démocratie des partis du public
Vote
Suffrage censitaire Lien personnel de confiance
Suffrage universel Identification collective (parti)
Représentants
Militants Notables Position Fidélité au sociale parti
Suffrage universel Vote personnalisé
Personnalités Image
Parlementarisme
Lieu central du débat politique
Démocratie Démocratie des partis du public
Parti Médias Parlement Dépendance Autonomie Indépendance des des des représentants représentants représentants
Mobilisations Presse Production de Clubs Presse partisane l’opinion (opinion publique (canalisation publique restreinte) par les partis)
Sondages (en lien avec les médias) Internet
1. La filière notabiliaire Retour à la table des matières Dans le cadre du « parlementarisme », la vie politique est dominée par des « notables ». Ceux-ci disposent, du fait de leur position sociale et professionnelle, des ressources à la fois financières (pour faire campagne, souvent en proposant des services à leurs électeurs, et pour contrôler l’information locale en acquérant des titres de presse) et sociales (ils disposent d’une « estime sociale » qui leur donne la légitimité pour être élu). Avant la IIIe République, ces notables sont essentiellement des propriétaires fonciers (souvent d’origine aristocratique), des industriels (dirigeants d’entreprise) et des hauts fonctionnaires (d’origine aristocratique ou bourgeoise). Ainsi, le parlementarisme (associé au suffrage censitaire et aux monarchies constitutionnelles) correspond à une première filière d’accès aux mandats politiques : la filière notabiliaire que l’on peut schématiser ainsi : Notable → Mandat local → Mandat parlementaire → poste gouvernemental
2. La filière partisane Retour à la table des matières Avec la mise en place de la IIIe République on assiste au poids croissant des professions libérales (avocats, médecins) parmi les parlementaires. Les effets de la concurrence pour le pouvoir vont contraindre les moins dotés en capitaux à recourir à des nouvelles techniques de mobilisation des masses. L’art oratoire, la capacité à s’exprimer en public, à rédiger et manier des concepts vont favoriser certaines professions (avocats, enseignants, journalistes, négociants) qui s’appuient sur des organisations non partisanes (loges francs maçonnes, cafés, cercles littéraires ou – dans le monde ouvrier – cabarets et mutuelles) pour imposer un nouveau savoir-faire, entretenu par des écoles militantes et plus tard publiques (en France l’école libre des sciences politiques – Sciences Po – puis l’École nationale d’administration – ENA). Cette professionnalisation aboutit à une transformation structurelle en remplaçant progressivement les seuls biens publics privés et divisibles que sont les faveurs et services personnels par des « biens politiques, publics et indivisibles1 » que sont les idéologies et doctrines, le plus souvent présentées sous la forme d’un programme. Avec la professionnalisation politique, naissent des biens symboliques nouveaux – non exclusifs de rétributions pratiques – que sont les croyances, les idéologies, les visions du monde autour desquelles va se structurer désormais la vie politique. Cette professionnalisation se traduit aussi par la mise en place d’une nouvelle filière d’accès aux mandats politiques que l’on peut qualifier de filière partisane du fait du rôle clef que jouent l’engagement partisan et la position occupée au sein du parti. Elle peut être schématisée de la façon suivante : Militant → Responsabilité au sein du parti → Mandat local → Mandat parlementaire → poste gouvernemental Elle correspond à une ouverture sociale du personnel politique puisque, à travers les partis (en particulier ceux de masse, proches du mouvement ouvrier, qui financent l’activité politique et offrent des postes de permanents) et l’indemnisation des mandats électoraux
(parlementaires puis locaux) permettant de vivre de la politique, l’accès à celle-ci est rendu possible à des personnes disposant de faibles ressources personnelles. Elle se traduit en particulier par la part croissante des fonctionnaires (notamment les enseignants du primaire et du secondaire qui forment 15 % des parlementaires sous la IVe République) ainsi que des employés et des ouvriers (qui forment 12 % des parlementaires sous la IVe République) parmi le personnel politique.
3. La filière technocratique Retour à la table des matières De ce point de vue la Ve République introduit un changement important en permettant l’accès à des hauts-fonctionnaires à des fonctions politiques, en particulier au sein du pouvoir exécutif. Se met ainsi en place une filière technocratique d’accès aux fonctions politiques donnant une moindre place aux partis et au Parlement. Il est possible de la représenter par le schéma suivant : Grande école → Cabinet politique (au sein de l’exécutif ou dans un parti) → Poste gouvernemental → Mandat électif (local et/ou parlementaire) Cette filière occupe une place prépondérante aux sommets de l’État puisque 5 Présidents de la République sur 8 en sont issus (G. Pompidou, V. Giscard d’Estaing, J. Chirac, F. Hollande, E. Macron). C’est aussi le cas de 13 Premiers ministres (sur 20) et leur présence au gouvernement est importante (jusqu’à 60 %, un tiers en moyenne sur l’ensemble de la période). Il en résulte une plus grande fermeture sociale du fait du caractère socialement très (et de plus en plus) sélectif des concours d’entrée aux grandes écoles (l’ENA en particulier avec une très forte surreprésentation des élèves issus de familles de professions intellectuelles supérieures et une quasi-absence des enfants d’ouvriers et d’employés). Le saviez-vous ? En 2018, l’Assemblée nationale française n’est composée que de 1 % de députés d’origine ouvrière.
4. La filière professionnelle Retour à la table des matières La professionnalisation est accentuée avec l’avènement de la « démocratie d’opinion » qui nécessite des compétences politiques à la fois en termes de communication et de maîtrise des enjeux de politiques publiques (de plus en plus transversaux et internationalisés et jouant un rôle croissant au niveau local au fur et à mesure de l’accentuation de la décentralisation1). Se met ainsi en place à partir des années 1990 une filière professionnelle passant par des formations universitaires spécialisées (mettant l’accent sur la communication et les politiques publiques): Université → Collaborateur d’élu (local ou parlementaire) → Mandat local → Mandat parlementaire → Gouvernement Les parcours de François Fillon, de Manuel Valls, ou de Benoît Hamon illustrent ce type de parcours qui est aussi celui du tiers des députés élus en 2012. Cette évolution se constate également au niveau des membres du gouvernement1 : on note au cours de la période récente une forte progression des collaborateurs hors cabinet ministériel (50 % entre 2012-2015) et une moindre place des énarques (15 % entre 2007 et 2015, 10 % en 2017). Le rôle croissant de cette nouvelle filière ne modifie toutefois pas structurellement la composition socioprofessionnelle du personnel politique français qui connaît cependant d’autres évolutions rendues visibles par la séquence électorale de 2017.2 Les caractéristiques du personnel politique français aujourd’hui On constate de fortes distorsions socioprofessionnelles marquées par la surreprésentation des catégories socioprofessionnelles supérieures avec un haut niveau de diplôme – c’est le cas des 2/3 des députés en 2017 : 28 % professions libérales (20 % en 2012), 16,5 % cadres du privé (16 % 2012), 9,5 % hautsfonctionnaires (16 % en 2012), 12,5 % enseignants (17 % en 2012) – et la sous-représentation des ouvriers et employés - 2,6 % des députés en 2017
(3,6 % en 2012) – et des personnes faiblement qualifiées - 3,3 % de non-diplômés du supérieur au sein du gouvernement en 2017. Les principales évolutions en 2017 sont : • l’importance du renouvellement : 75 % de nouveaux députés élus en 2017 alors qu’en 2007 plus de 40 % des députés en étaient à leur 3e mandat ou plus. • la fin du cumul des mandats (mandat parlementaire/mandat exécutif local) avec l’entrée en vigueur de la loi en 2017, alors que jusque-là 85 % des parlementaires étaient des cumulants. • le rajeunissement : l’âge moyen des députés est passé de 54,8 ans (en 2012) à 48,7 ans en 2017. • la féminisation : 39 % de femmes députées (18,5 % en 2007, 26,5 % en 2012). La parité est pratiquée au sein du gouvernement depuis 2012 et s’est mise en place au niveau local suite aux lois adoptées en 2000, 2007 et 2013. • une diversité accrue : elle a d’abord été introduite au gouvernement puis à l’Assemblée nationale (35 députés issus de la diversité élus en 2017 contre 8 en 2012).
III. Les groupes d’intérêt Retour à la table des matières Les groupes d’intérêt peuvent être définis comme des organisations collectives défendant des groupes (on parle alors de groupes d’intérêt exclusifs ou catégoriels) ou des principes (les groupes d’intérêt inclusifs ou de conviction) en intervenant auprès des acteurs politiques et des autorités publiques (directement ou indirectement). Les groupes d’intérêt ne sont pas directement engagés dans la compétition pour le pouvoir et dans l’exercice de celui-ci mais l’influencent (par une participation indirecte et des liens étroits avec des partis politiques).
1. Naissance des groupes d’intérêt Retour à la table des matières On peut schématiquement distinguer trois grandes phases historiques. • Les groupes d’intérêt qui se créent au cours de la première moitié du XIX e siècle sont principalement inclusifs (on peut prendre comme exemple les mouvements anti-esclavagistes qui ont notamment fortement pesé sur création du parti républicain aux États-Unis). • Puis, à partir de la deuxième moitié du XIX e
siècle se développent les groupes d’intérêt catégoriels (en particulier les syndicats ouvriers qui sont aussi à l’origine des partis socialistes). • Enfin, depuis la fin des années 1960 on assiste à la multiplication des groupes d’intérêt inclusifs correspondant aux nouveaux mouvements sociaux : environnementalistes, féministes, régionalistes, de lutte contre les discriminations, mouvements de consommateurs etc. qui ont souvent joué un rôle actif dans la création des partis écologistes et la transformation de partis plus anciens situés à gauche de l’échiquier politique (c’est le cas, par exemple, du parti socialiste en France dans les années 1970).
2. Les modes d’action politiques des groupes d’intérêt Retour à la table des matières Pour analyser les modes d’action politique des groupes d’intérêts on peut s’appuyer sur la notion de répertoire d’action forgée par Charles Tilly (1984) pour analyser historiquement la transformation des formes de l’action collective1. Ce répertoire est aujourd’hui fortement diversifié et combine notamment des modes d’action hérités du répertoire du mouvement ouvrier et de celui des « nouveaux mouvements sociaux ». Pour le présenter, sous la forme du tableau 5.2, nous avons distingué les modes d’action directs des modes d’action
indirects : les premiers visent à peser directement sur les autorités publiques et s’inscrivent dans le cadre d’une interaction étroite avec des acteurs politiques, alors que les seconds sont destinés prioritairement à une opinion publique élargie susceptible de peser sur les autorités publiques. Il est également possible de distinguer les modes d’action qui s’inscrivent dans des stratégies d’influence (le plus souvent en passant par l’opinion publique devenue cible du mouvement) et ceux qui s’inscrivent plutôt dans des stratégies de contestation (en confrontation directe avec le pouvoir). Remarquons aussi que le choix du mode d’action ne dépend pas seulement de la stratégie adoptée par une organisation collective dans un contexte donné et par rapport à un enjeu politique, mais aussi des ressources dont il dispose. Enfin, le choix d’un mode d’action n’est pas exclusif : la plupart du temps, les groupes d’intérêt combinent plusieurs modes d’action (dans la durée ou simultanément). Tableau 5.2 Le répertoire d’action politique des groupes d’intérêt
Modes d’action directs
Ressourcesclés
Politiques Lobbying
Financières Expertise
Séquence de politique publique concernée Construction des problèmes Mise sur agenda Décision Mise en œuvre
Auditions et participation à des forums d’expertise
Institutionnelles Construction des Politiques problèmes Expertise
Mise sur agenda
Négociation
Institutionnelles Décision Politiques Expertise
Action juridique
Expertise (juridique)
Militantes Actions conflictuelles (Manifestation, grève…)
Politiques Financières Médiatiques
Militantes Actions symboliques Politiques Médiatiques
Politiques Prises de position publiques et campagnes d’opinion
Expertise Financières Médiatiques Politiques
Soutien politique
Financières Expertise
Mise en œuvre
Mise sur agenda Mise en œuvre
Construction des problèmes Mise sur agenda Décision
Construction des problèmes Mise sur agenda Décision
Construction des problèmes Mise sur agenda Décision
Mise sur agenda Décision
Source : HASSENTEUFEL P., Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, 2011.
3. Les évolutions du lobbying1 Retour à la table des matières Les analyses portant sur l’évolution des modes d’action des groupes d’intérêt, aux États-Unis en particulier, ont souligné que si la pratique du lobbying, sous la forme de l’action auprès d’élus et de l’administration, est restée prédominante, on assiste depuis les années 1970 à une professionnalisation et à une sophistication des modes d’action ainsi qu’au développement du recours à d’autres modes d’action : l’action juridique et l’action contestataire en particulier. Il en découle une diversification tant des modes d’action que des cibles d’action des groupes d’intérêt. En ce qui concerne les premiers, ont été mis en avant le développement du suivi et de veille de l’action des gouvernants et des autres autorités publiques (monitoring), qui suppose des ressources d’expertise et matérielles, le financement des campagnes électorales (apparu dans les années 1970 avec la création des Political Action Committees et libéralisé depuis 2010 avec l’arrêt de la Cour Suprême qui met fin à toute forme de plafonnement des super PAC), la mobilisation à la base (grass-roots lobbying) s’appuyant sur des moyens accrus, l’action juridique et le recours aux médias. Le grass-roots lobbying renvoie au soutien à des formes de mobilisations visant à faire pression sur les autorités locales. Ces différents modes d’action sont venus étoffer le lobbying plus traditionnel (contacts avec des élus et des gouvernants, auditions, propositions de textes législatifs…). Ils correspondent aussi à une multiplication des cibles : non seulement les pouvoirs législatifs (Congrès et parlements des États), mais aussi les pouvoirs exécutifs (présidence, gouverneurs), administratifs (agences fédérales) et judiciaires (tribunaux). Ce dernier aspect est à mettre en lien avec le développement d’un nouveau type de politiques publiques qualifié de « politiques des droits », reposant sur la définition de droits subjectifs en référence à des personnes spécifiques (femmes ou personnes handicapées par exemple) et/ou certaines politiques publiques (affirmative action dans l’enseignement supérieur ou droit au logement) dont la mise en œuvre
donne un rôle décisif à l’arène judiciaire et aux acteurs qui s’en saisissent, en particulier des groupes mobilisés. FOCUS Un groupe d’intérêt politique : la National Rifle Association (NRA) aux États-Unis La NRA a été créée en 1871 par deux vétérans de la guerre civile soucieux d’améliorer l’usage des armes aux États-Unis. Son rôle devient plus politique à partir des années 1970 en s’opposant aux lois encadrant la détention d’armes à feu au nom de la défense du deuxième amendement à la Constitution et en se rapprochant du parti Républicain (dont elle soutient le candidat, Ronald Reagan, en 1980). Disposant de fonds importants (provenant des fabricants d’armes à feu et des clubs de tir, très nombreux aux États-Unis) et très active politiquement, la NRA finance essentiellement les candidats républicains (en 2016, 54 millions de dollars ont été versés dans le cadre de la campagne électorale, dont 10 millions à Donald Trump). De ce fait, elle est parvenue, dans les années 1990, à obtenir la fin de l’interdiction des fusils d’assaut et plus récemment à empêcher le renforcement du contrôle du port d’armes à feu (et la création d’une base de données sur les propriétaires), malgré plusieurs tentatives de Barack Obama à la suite de tueries de masse fortement médiatisées. Elle joue ainsi, dans le système politique américain, le rôle d’un acteur-veto sur cet enjeu majeur de sécurité et de santé publique.
4. Le néo-corporatisme Retour à la table des matières L’action politique des groupes d’intérêt a pris d’autres formes dans un certain nombre de pays européens du fait de l’existence de modes de représentation des intérêts qualifiés de néo-corporatiste par Philippe Schmitter1, par opposition au pluralisme qui caractérise les États-Unis du fait de la très grande diversité des groupes d’intérêt et des possibilités d’accès multiples aux acteurs politiques. Dans des pays comme l’Autriche, l’Allemagne ou la Suède2 existent des groupes jouissant de monopoles de
la représentation des intérêts de groupes socioprofessionnels (salariés, patronat, agriculteurs, médecins…) fortement institutionnalisés et centralisés, étroitement associés à la mise en œuvre des politiques publiques qu’ils prennent en grande partie en charge directement (c’est le cas en France par exemple de la puissante fédération agricole – la FNSEA – coproductrice avec le ministère de l’agriculture de la politique agricole nationale). L’institutionnalisation de ces groupes par l’État les renforce matériellement et organisationnellement tout en leur permettant d’obtenir la satisfaction de revendications par la garantie d’une position prééminente dans les processus décisionnels et dans la mise en œuvre des politiques publiques. Pour les gouvernants, ce lien privilégié établi avec un groupe d’intérêt fortement institutionnalisé permet un renforcement de sa connaissance du secteur (du fait notamment de la capacité d’expertise de celui-ci), facilite l’acceptation de la politique publique (absence de contestation) et garantit la mise en œuvre des décisions et des objectifs de la politique publique concernée. Se met en ainsi en place un « échange politique »3 qui produit de la légitimité (le groupe d’intérêt est légitimé par l’État comme interlocuteur représentatif et comme défendant des revendications susceptibles d’être prises en compte ; les politiques publiques sont légitimées par l’acceptation du groupe d’intérêt représentant le public cible : salariés, agriculteurs, médecins, familles…), de la confiance (l’État satisfait des revendications, le groupe d’intérêt accepte les décisions publiques et garantit l’absence de conflictualité), de la prévisibilité et du consensus. Cet échange politique fait apparaitre un avantage réciproque pour les deux parties ainsi qu’un risque réciproque : Fig. 5.2 L’échange politique Image non fournie par l éditeur. Dans le cas de la France, l’État, qui se pose comme seul garant de « l’intérêt général » dans la tradition républicaine de défiance vis-à-vis des groupes organisés1 ayant conduit à une reconnaissance tardive du syndicalisme (1884) et de la liberté d’association (1901), contrôle fortement l’accès des groupes d’intérêts à la décision politique. Ces caractéristiques historiques
permettent de comprendre un niveau de conflictualité important, une fragmentation de la représentation des intérêts (la question du rapport à l’État étant source de divisions inter-organisationnelles) et une forte distance entre partis et groupes d’intérêt (tradition de « l’autonomie syndicale »), même si dans certains domaines d’action publique tels que l’agriculture existent des formes de « corporatismes sectoriels » (Jobert/Muller).
5. L’autonomisation des groupes d’intérêts par rapport aux partis Retour à la table des matières L’autonomisation réciproque entre partis et groupes d’intérêt est aujourd’hui une tendance partagée par l’ensemble des régimes démocratiques, y compris les plus corporatistes, du fait de la remise en cause des échanges politiques qui les fondaient. Du côté de l’État, la satisfaction de revendications centrales des groupes d’intérêt est rendue plus difficile par un contexte économique modifié (tournant néolibéral et contraintes budgétaires accrues) et par l’européanisation et/ou la transnationalisation des politiques publiques qui diminue son rôle autonome. FOCUS La FNSEA acteur clef de la modernisation agricole française La modernisation de l’agriculture française a été portée par un groupe de jeunes agriculteurs, la plupart issus de l’ouest de la France et de la Jeunesse agricole catholique, qui ont pris la direction du Centre national des jeunes agriculteurs puis de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Leurs conceptions modernistes (décloisonnement culturel et social de la paysannerie, participation à l’expansion économique, définition de l’exploitation agricole comme une entreprise, recours au progrès technique) rencontrent un écho très favorable auprès du gouvernement après 1958. Il soutient le CNJA (par une reconnaissance institutionnelle, des subventions, des mises à disposition de personnel) et s’appuie sur lui pour faire accepter la modernisation de l’agriculture. La loi d’orientation agricole est négociée, en 1960, entre
l’état-major du CNJA et les sommets de l’exécutif. La profession prend alors elle-même en charge la modernisation du secteur ; en échange les représentants font accepter la politique publique et l’appliquent dans le cadre des chambres de l’agriculture, ce qui permet le renforcement du syndicat qui s’affirme comme le représentant quasi unique de la profession agricole. C’est par exemple le syndicat qui décide de l’attribution des primes et des aides, ce qui crée une forte incitation à la syndicalisation1. Du côté des groupes d’intérêt engagés dans l’échange, le problème vient avant tout de la difficulté à garantir l’absence de contestation et la légitimation de la politique publique. Une forte contradiction entre logiques internes et externes est alors à l’œuvre : pour le groupe d’intérêt dominant, il devient de plus en plus difficile de soutenir des politiques publiques pesant directement sur ses membres (réduction des prestations sociales, restructuration du secteur nationalisé, diminution de l’activité…) et suscitant des contestations internes débouchant souvent sur la création de nouvelles organisations plus contestataires remettant en cause la représentativité et donc la légitimité de l’organisation dominante. Le saviez-vous ? La naissance de la confédération paysanne, animée par José Bové, vient répondre à la contestation d’une partie du monde paysan, sévère envers la politique agricole productiviste définie par la FNSEA et l’État. Le choix de répertoires d’action contestataires s’inscrit en faux contre la politique de « collaboration » affichée de la FNSEA comme l’emploi du qualificatif « paysan » s’oppose au trop technocratique terme d’agriculteur La contestation peut aussi provenir de l’émergence de nouveaux mouvements sociaux se positionnant sur des enjeux qui se sont affirmés dans les années 1970 (environnement, féminisme, démocratie, régionalisme…), ce qui sape également la légitimité des groupes d’intérêt dominants. Ces contradictions croissantes permettent d’expliquer l’érosion du corporatisme et sa contestation par des mobilisations et
les nouveaux mouvements sociaux. Cette autonomisation réciproque se traduit aussi par le mouvement de réglementation du lobbying1 initié par les États-Unis où cette pratique est la plus forte. Après des tentatives entre les deux guerres mondiales, une première loi est votée en 1946. Renforcée par la suite, la législation états-unienne a été une source d’inspiration en Europe, non seulement au niveau des États, mais aussi de l’Union européenne (pour le Parlement européen en 1996, pour la Commission européenne en 2008). Il est à noter que ce type de législation qui encadre l’action des groupes d’intérêt auprès des institutions politiques, qui vise à accroître la transparence par l’enregistrement des groupes d’intérêt, la publicité des rapports d’activité, des dons et des déclarations de patrimoine des élus, et qui cherche à empêcher les conflits d’intérêts, est fortement soutenu et revendiqué par des mouvements sociaux, de plus en plus transnationaux, porteurs de valeurs de transparence (tels Transparency International), de neutralité et de démocratie. Leur action est par ailleurs soutenue par des institutions internationales (l’OCDE en particulier) publiant des classements des États en fonction de ces critères. Le saviez-vous ? En France, la réglementation du lobbying parlementaire a été mise en place en 2009 puis complétée par une codification générale des rapports entre les représentants d’intérêt et les pouvoirs publics avec la loi de 2016.
IV. Média, Internet et politique Retour à la table des matières Si la centralité des médias caractérise la démocratie d’opinion actuelle, leur évolution est étroitement associée à celle des régimes démocratiques dans le cadre d’une tension entre la volonté des acteurs politiques de contrôler les médias et celle des médias de jouer un rôle de contrepouvoir (ou de « 4e pouvoir ») permettant de contrôler, voire d’influencer les gouvernants.
1. Évolution historique des liens entre médias et politique Retour à la table des matières On peut distinguer trois grandes phases historiques. La première est celle des tentatives de contrôle politique des médias qui se traduisent au XIX e siècle par le contrôle financier d’organes de presse locaux par des notables puis au vingtième siècle par le développement d’une presse partisane (dont l’Humanité, d’abord organe de la SFIO puis du PCF, est le principal exemple en France) et de médias audio-visuels publics (radio puis télévision) étroitement contrôlés par le pouvoir exécutif (mise en place de l’ORTF en France). Ce contrôle s’est affaibli progressivement du fait de l’autonomisation croissante des médias, non seulement de la presse mais aussi de la radio et de la télévision avec la remise en cause des monopoles publics (autorisation des radios libres en France au début des années 1980), la privatisation (pour la télévision à partir du milieu des années 1980 en France, qui a permis par la suite la création de chaînes d’information en continu) et l’indépendance accordée aux médias audio-visuels publics (création du CSA en France). Il en a résulté une plus grande dépendance des acteurs politiques aux médias car ceux-ci (les médias audiovisuels en particulier) sont devenus des espaces centraux de la vie politique : comme lieux de production de l’information politique et comme lieux du débat politique (entretiens, émissions politiques, débats notamment pendant les campagnes électorales : ainsi dans le cadre de la campagne présidentielle de 2017 huit débats télévisés entre candidats ont été organisés). De ce fait une action politique (une réunion politique, un discours politique, une annonce en matière de politique publique…) et un acteur politique n’existent que s’ils sont médiatisés et leur degré de médiatisation a un impact majeur sur l’agenda politique. Cette affirmation des médias s’est aussi appuyée sur les sondages. Les sondages Les sondages d’opinion occupent une place centrale
dans la vie politique. Chaque année, plus d’une centaine de sondages politiques paraissent dans la presse. On attribue leur paternité à George Gallup, qui popularisa l’instrument en 1936, lorsqu’il réussit à prédire, contre toute attente, la réélection de Franklin Roosevelt. Le dispositif consiste à administrer un questionnaire à un échantillon représentatif de répondants. Cette représentativité peut être atteinte de deux manières : soit par la méthode probabiliste, consistant à tirer au sort les enquêtés (la plus rigoureuse d’un point de vue mathématique), soit par la méthode des quotas, consistant à reproduire au sein de l’échantillon étudié la structure de la population de référence, à partir d’un certain nombre de variables (en France : l’âge, le sexe et la profession). Dans les années 1970, le sociologue Pierre Bourdieu, dans une conférence restée célèbre, chercha à montrer que « l’opinion publique (mesurée par les sondages) n’existe pas ». La critique est moins méthodologique que théorique : les sondages d’opinion reposeraient sur une fiction démocratique, dans la mesure où 1) tous les sondés n’ont pas nécessairement une opinion politique constituée sur tous les sujets, 2) toutes les opinions n’ont pas la même valeur, la même force sociale, 3) les sondeurs et les sondés ne partagent pas nécessairement les mêmes préoccupations. Les sondages d’intention de vote ont été également fortement critiqués, notamment lorsqu’ils se sont avérés incapables de prédire correctement l’issue d’une élection, comme lors de la qualification au second tour de Jean-Marie Le Pen en 2002, ou plus récemment en 2016 avec l’élection de Donald Trump. Deux principales explications sont alors régulièrement avancées : une plus grande difficulté que par le passé à entrer en contact avec les sondés et une réticence de plus en plus forte des individus à répondre aux sondages. Malgré ces fréquentes remises en cause, les sondages sont loin d’avoir disparu, au contraire : ils continuent d’influencer le jeu politique tant au niveau de l’orientation des comportements politiques des citoyens que des stratégies des acteurs politiques. Si ces derniers continuent d’être des clients frénétiques des sondages, malgré leur fragilité, c’est sans doute, pour reprendre les mots de Patrick Lehingue, parce qu’ils constituent une sorte d’anxiolytique face au stress
généré par l’instabilité électorale. De cette centralité des médias dans la vie politique découle l’importance décisive accordée par les acteurs politiques aux stratégies de communication. Elles se traduisent par le rôle croissant des conseillers en communication auprès des acteurs politiques (mediatraining, calibrage du discours…), les politiques d’image (mise en scène et « storytelling ») et de l’attention médiatique (« coups » médiatiques, présence dans les médias, exposition personnelle…). Il en résulte une interdépendance entre acteurs politiques, journalistes, et communicants qui sont des « associés rivaux » et une accélération du temps politique alimentée par les médias et la réactivité des acteurs politiques, entraînant un décalage croissant entre la temporalité de la vie politique et celle des politiques publiques. La médiatisation de la vie politique La médiatisation croissante de la vie politique a pu susciter des réactions enchantées comme d’âpres critiques. Les premières font état de la simplification bénéfique du débat politique grâce aux média : sans cette simplification des propos inhérente à la démocratie de masse, les citoyens se désintéresseraient de la chose publique ; La personnalisation du politique contenue dans sa médiatisation fonctionne également comme un gage de vérité en permettant un contrôle constant de la parole de l’élu ; c’est également la langue de bois des politiques qui disparaîtrait face aux micros intrusifs des médias et à leur exigence du « parler vrai » ; enfin la télévision crée un lien direct entre l’élu et le peuple, gage de circuits démocratiques courts et sans intermédiaires. Cette lecture optimiste est contredite, selon certains, par les effets néfastes d’une trop grande médiatisation de la vie politique : la « tyrannie de l’image » est dénoncée dans une société où ce qui existe est ce qui est visible, rendant inaudibles ceux qui n’ont pas accès aux médias ou ce qui désintéresse les grands médias. C’est également le risque de la simplification/superficialité qui menace tout discours politique au prisme médiatique, contraint par le temps imparti à l’antenne et par le besoin d’« être
clair ». La personnalisation du politique inhérente au jeu médiatique rend peu visibles les événements non personnalisables ou les chaînes d’action complexes au cœur du fonctionnement de l’État. Enfin, le temps médiatique – immédiat et instantané – n’est pas le temps de la démocratie qui implique de longs débats et quêtes de compromis, aboutissant à des conflits de temporalité souvent mis en scène par les médias à leur avantage (le lynchage médiatique d’une décision mal présentée, qui des années plus tard s’avérera fort opportune pour le bienfait du pays). Ces rapports entre médias et acteurs politiques ont été profondément transformés par l’arrivée de l’internet au XXI e siècle qui a inauguré une nouvelle phase historique. Être visible et actif sur la toile constitue un nouvel impératif pour les acteurs politiques, qui trouvent avec le Web un instrument utile à leur communication, mais aussi un outil de mobilisation de leurs électeurs et de leurs militants ainsi que d’autonomisation par rapport aux médias plus anciens.
2. Les usages du numérique par les acteurs politiques Retour à la table des matières En 2018, l’ensemble des formations politiques françaises disposent d’un site internet, mais aussi, a minima, d’un compte sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter. Même les formations d’extrême-gauche, traditionnellement assez peu présentes et actives sur la toile, animent aujourd’hui régulièrement leurs sites internet et leurs comptes sur les réseaux sociaux. Les parlementaires également sont très présents en ligne. Le saviez-vous ? Sur les 577 députés de la XVe législature (2017-2022), 84 % disposent d’un compte Twitter et d’une page Facebook, 44 % d’un blog ou d’un site personnel, et même 34 % d’un compte Instagram. Être présent et actif sur Internet s’apparente ainsi à un nouvel impératif pour les acteurs politiques et institutionnels, qui, par mimétisme ou intérêt bien compris, se sont rapidement conformés à cette nouvelle
réalité. Cet intérêt croissant pour le numérique ne relève pas simplement d’un effet de mode, mais répond à une transformation structurelle de nos sociétés : en 2016, 85 % de la population française disposait d’un accès à Internet (contre moins de 50 % dix ans plus tôt), 84 % des Français de moins de 40 ans étaient inscrits sur un ou plusieurs réseaux sociaux, et une part croissante d’entre eux en faisaient leur source principale, sinon exclusive, d’information. Internet présente la spécificité pour les acteurs politiques et institutionnels d’autoriser une communication directe auprès des électeurs et des citoyens ; autrement dit, une communication potentiellement affranchie de la médiation des journalistes. Cette potentialité a été en premier lieu exploitée – et surtout revendiquée – par des formations politiques s’estimant censurées, ou du moins sousreprésentées dans les médias dits « traditionnels ». En France, le Front national (FN) notamment a été le premier parti politique à se doter dans les années 1990 d’un site Internet, mais aussi l’un des premiers à investir les réseaux sociaux dans les année 2010 ou encore à produire et diffuser ses propres contenus audiovisuels sur la toile. Plus récemment, la France insoumise s’est dotée de son propre média en ligne, Le Média, sur lequel est diffusé quotidiennement un journal télévisé, dont l’objectif est de proposer un éclairage alternatif de l’actualité. Mais pour la majorité des acteurs politiques, les réseaux sociaux s’apparentent davantage à une caisse de résonnance de leurs passages dans les médias « traditionnels ». Leurs interviews dans les différentes émissions politiques à la télévision ou à la radio sont en effet systématiquement relayées sur leurs comptes personnels. La multiplication des émissions politiques à la télévision, notamment avec l’arrivée des chaînes d’information en continu et le développement de la télévision numérique terrestre (TNT), a considérablement diversifié les possibilités d’accès pour les acteurs politiques à une tribune médiatique, mais a aussi réduit, dans le même temps l’audience potentielle de chacune de ces tribunes. La possibilité de s’adresser à plus de 10 millions de téléspectateurs en participant à une émission de prime-time, comme l’Heure de vérité, est aujourd’hui révolue. Dans cette configuration nouvelle, les réseaux sociaux permettent d’accroître, à la marge, l’audience de ces micro-tribunes médiatiques.
Le saviez-vous ? En « live-tweetant » l’audition en commission parlementaire de l’ancien sélectionneur de l’équipe de France Raymond Domenech, interdite aux caméras, le député Lionel Tardy livra en exclusivité aux journalistes des informations qui ne leur étaient pas accessibles. Cette pratique lui permit alors d’attirer l’attention des médias, d’accroître sa notoriété, et ainsi d’être plus fréquemment invité des plateaux de télévision. Dans les faits, Internet est donc loin d’avoir relayé au second plan les journalistes et les médias « traditionnels » : ces derniers continuent de jouer un rôle central dans la communication politique. Selon Jonathan Chibois, Twitter est utilisé par les députés comme un « appeau à journalistes », afin de les « séduire » et attirer leur attention1, le réseau s’apparentant ainsi à une « salle des quatre colonnes » numérique. L’objectif pour les acteurs politiques n’est donc pas seulement de s’adresser aux électeurs sur les réseaux sociaux, mais bien plus d’attirer l’attention des journalistes, afin que ceux-ci relaient leur activité dans les médias « traditionnels ». Internet et les réseaux sociaux sont également investis par les acteurs politiques comme un instrument de mobilisation électorale. Aux États-Unis, les campagnes victorieuses de Barack Obama en 2008 et 2012 ont mis en lumière les nouvelles techniques mises en œuvre par le Parti Démocrate pour mobiliser son électorat. Si certaines de ces techniques, comme le porte-à-porte, sont bien antérieures à l’apparition d’Internet, l’usage de grandes bases de données (ce qu’il est convenu d’appeler le « Big Data ») et le développement des technologies numériques (et notamment des applications mobiles) ont permis néanmoins de rationaliser leur mise en œuvre. Ainsi, tandis que le « Big Data » permet d’opérer un micro-ciblage de l’électorat, les applications téléchargées sur les téléphones mobiles des militants leur indiquent avec précision les portes auxquelles ils doivent frapper, ainsi que les informations utiles à connaître à propos des électeurs « visés » (et notamment leur itinéraire de vote passé).
Le saviez-vous ? La notion de Big Data en matière électorale renvoie à d’immenses bases de données agrégeant des informations personnelles sur les électeurs à partir des listes électorales, de divers fichiers de clientèle, des données de navigation sur Internet et de l’usage des réseaux sociaux. L’objectif est de mieux cibler la clientèle électorale des partis.
Via Internet et les réseaux sociaux, les organisations politiques mobilisent également des ressources financières, humaines et organisationnelles indispensables à leur fonctionnement. Dès 2006, le Parti Socialiste organisait, dans le cadre de sa primaire (à l’époque pas encore ouverte à tous les électeurs) une campagne de recrutement de militants via Internet, à un tarif réduit à 20 euros. Aujourd’hui, la plupart des sites Internet des partis politiques proposent à leurs visiteurs d’adhérer ou de réaliser un don en ligne. Les réseaux sociaux permettent également de mobiliser et de coordonner l’activité des militants. « » pour le Parti socialiste en 2012, ou encore « » pour le Front national en 2017 proposaient chaque jour aux internautes volontaires de réaliser un certain nombre d’actions en ligne (publier une vidéo, relayer le message du ou de la candidat(e), « liker » ou commenter la publication d’un porte-parole, etc.) ; chaque action étant associée à un certain nombre de points. Ce système permettait de classer alors les militants en fonction de leur niveau d’investissement, et d’offrir aux plus « méritants » un certain nombre de rétributions symboliques (comme voir sa photo affichée en première page du site ou dîner avec le/la candidat(e), etc.). L’usage du numérique par les acteurs politiques participe ainsi d’un phénomène plus large de managérialisation des partis politiques et de rationalisation du travail militant. Enfin, le numérique permet aux acteurs politiques de mettre en scène leur capacité de mobilisation. Les différents indices chiffrés associés aux pages et comptes d’utilisateurs sur les réseaux sociaux – nombre de « followers », de « fans », de « likes », de « retweets », etc. – sont en effet mobilisés par les acteurs politiques comme une preuve nouvelle censée témoigner de leur assise populaire. Rassembler et compter ses « fans » (au même titre que rassembler et
compter ses électeurs) constitue ainsi une nouvelle ressource à faire valoir dans la compétition politique. En septembre 2014, la présidente du Front national exhortait les internautes sur sa page Facebook à la soutenir afin d’atteindre « l’objectif des 500 000 fans » et devenir ainsi « la première personnalité politique française sur le plus grand réseau social ». FOCUS Facebook, un nouvel instrument de propagande électorale ? Facebook serait-il en mesure d’influencer, voire de manipuler, l’opinion et le vote des électeurs ? Cette interrogation a été notamment formulée suite à la victoire de Donald Trump en 2016 via la propagation de fausses informations, les « fake news ». Il est vrai que les réseaux sociaux constituent une source d’informations pour une part croissante de la population. Aux États-Unis, en 2016, une étude estime que 44 % des citoyens américains obtiendraient des informations via Facebook. Le problème viendrait alors du fait que les utilisateurs ne seraient exposés qu’à des informations proches de leurs propres opinions politiques : les internautes seraient en quelque sorte enfermés dans des « bulles de filtre ». L’algorithme de Facebook mettrait ainsi en avant des contenus informationnels correspondant prioritairement aux comptes et pages « likées » par l’utilisateur. En réalité, ce phénomène n’est pas une découverte inédite pour la sociologie : dès les années 1940 aux États-Unis, Paul Lazarsfeld et son équipe avaient bien mis en avant ce phénomène d’exposition sélective aux médias. Les électeurs s’exposaient davantage aux médias idéologiquement proches de leurs propres opinions. La question de l’influence jouée par Facebook n’est ainsi pas si nouvelle : l’arrivée de chaque nouvelle technologie réactive la croyance supposée de l’influence des médias sur le vote. On peut alors rappeler, d’une part, que cette supposée influence est difficile à mesurer rigoureusement d’un point de vue méthodologique, et d’autre part, que les discours entendus dans les médias s’articulent toujours à des croyances, des traditions, des dispositions, des (dé)goûts sociaux solidement ancrés chez les individus – ce que la sociologie électorale appelle les « variables lourdes » du vote – et qui continuent de fortement structurer
les opinions et votes des citoyens. Au final, plutôt que de se demander ce que Facebook – ou les médias en général – font aux électeurs, il convient davantage de renverser la problématique en se demandant ce que les électeurs font des médias. Le fait de « liker » la page d’une formation ou d’un acteur politique est alors interprété de manière univoque comme une preuve d’adhésion politique, et occulte ainsi le fait que cette pratique puisse en réalité traduire une réalité plus complexe et nuancée, comme en atteste le fait qu’un certain nombre d’électeurs de gauche s’abonnent à des comptes d’hommes politiques de droite et inversement1. Cette propension à chercher à rentabiliser politiquement ces indices métriques du Web est d’autant plus saillante parmi les acteurs occupant une position marginale au sein du champ politique. En 2017, le candidat François Asselineau présentait sa formation sur ses affiches de campagne comme « Le parti qui monte malgré le silence des médias », avec comme preuve le fait que son site internet soit « le plus consulté de tous les partis politiques français ». Cette importance nouvelle accordée aux métriques du Web se manifeste enfin par l’achat de faux « followers » : une pratique qui permet d’accroître, de manière totalement artefactuelle, son audience sur les réseaux sociaux. Preuve s’il en est de l’importance accordée à ces nouvelles ressources numériques dans la compétition politique qui s’individualise.
V. L’individualisation du jeu politique Retour à la table des matières En effet, une des transformations majeures du jeu politique contemporain tient à l’individualisation grandissante du champ politique2. Paradoxe étonnant alors que le siècle dernier a été celui de l’affirmation des structures partisanes sur les notables éclairés, marginalisant les êtres politiques aux dépends des institutions, l’individualisation en cours est le reflet d’évolutions institutionnelles, sociétales et comportementales s’inscrivant dans le cadre de la démocratie d’opinion.
1. Les évolutions institutionnelles et médiatiques Retour à la table des matières L’individualisation politique s’explique par deux effets institutionnels congruents. Le premier est la place centrale donnée au chef de l’État par la constitution de la Ve République, accentuée par la réforme de 1962 sur l’élection du président au suffrage universel direct. Alors que dans les précédentes républiques, le président occupait une place secondaire à côté de son gouvernement, il est désormais, fort d’une légitimité populaire et pourvu de pouvoirs importants, la clef de voute des institutions et l’indiscutable leader de l’exécutif. La mise en place du quinquennat en 2000 (en acte aux présidentielles de 2002) a accentué cette « individualisation par le haut » en faisant de l’élection législative la confirmation dans les urnes du choix présidentiel. La place même du Premier ministre s’en trouve rabaissée (Nicolas Sarkozy avait publiquement évoqué le rôle de « collaborateur » de ce dernier), instaurant une pratique présidentialiste au sein du régime parlementaire français. Le deuxième effet institutionnel a été précédemment évoqué : il s’agit du déclin des partis comme structure de légitimité de l’action politique. L’âge des partis semble fragilisé alors que paraissent s’effondrer des organisations politiques majeures comme le parti socialiste ou le parti communiste et que naissent des structures refusant le qualificatif partisan et tout entier structurées autour d’un leadership personnalisé (LREM pour Emmanuel Macron ou La France insoumise pour Jean-Luc Mélenchon). Le saviez-vous ? Le recul des partis s’exprime également dans le recours croissant à des ministres et secrétaires d’État étrangers à la vie politique et peu dépendant des structures professionnelles de construction des carrières politiques. Ces ministres dits de la « société civile » ne doivent leur nomination qu’au bon vouloir présidentiel, accentuant la légitimité du chef de l’État et le décalage grandissant avec les arènes officielles que sont le parlement ou les partis. En 2017, le gouvernement Macron comptait 10 ministres issus de
la société civile sur 19 membres. L’individualisation politique tient également aux évolutions du traitement médiatique de l’action publique. La place centrale qu’occupe la télévision à partir du milieu des années 1960 dans la couverture de l’action gouvernementale va avoir comme effet une personnalisation accrue de l’univers politique. C’est probablement l’élection de 1965, au cours de laquelle le candidat Jean Lecanuet va imposer un style nouveau rendu visible par la couverture télévisuelle, qui marque une rupture en la matière. En filmant des personnalités plutôt que des processus, des individus fait de chair et d’émotions plutôt que des politiques publiques, des récits de vie télégéniques plutôt que de complexes structures administratives, la télévision personnalise le rapport au politique et participe à faire entrer dans l’intimité des salons nos hommes et femmes politiques, devenus des personnages familiers, aux tics et intonations de voix repérables par quiconque. Comme l’écrit Christian Le Bart, « l’élection présidentielle fondée sur le suffrage universel direct et la mise en scène par la télévision consacrent une certaine forme d’individualisation du politique, alors même que les institutions politiques et les partis n’avaient jamais autant contrôlé les professionnels de la politique1 ».
2. La mise en scène du moi Retour à la table des matières La mise en scène télévisuelle est aussi une mise en scène du moi, frisant parfois la mise en scène de l’intime. La multiplication des émissions télévisuelles encourageant la confession des gouvernants (Drucker, Ardisson, Ruquier…) favorise une personnalisation à l’extrême aux dépends des rôles institutionnels des acteurs. Le politique se voit alors érigé en une figure multiple : • Figure identitaire singulière, il s’émancipe de la stricte représentativité élective ou sociologique qui est la sienne en tant qu’élu pour devenir un homme ou une femme au parcours singulier, porteur de caractéristiques fortes et acteur d’une vie unique (le portrait souvent hagiographique d’une Rachida Dati, femme issue de l’immigration
pauvre, devenue ministre à force de persévérance et de travail, en témoigne) • Figure affective, le politique télégénique est aussi un être d’émotions et de sentiments parfois exacerbés, qui tranche avec la froideur du technocrate et grand serviteur de l’État. Nicolas Sarkozy ou Jean Luc Mélenchon ont su jouer – l’un dans le registre tactile de l’amitié, l’autre dans celui de la colère – cette carte du « politique sentimental ». • Figure jouissive, le politique est aussi lorsqu’il apparaît dans la presse un individu hédoniste dont la libido politique n’est plus honteuse mais assumée. Si le sérieux du gouvernant est toujours mis en avant l’est également le bon vivant (Jacques Chirac, l’ami des paysans et éternel amateur de bonne chair et de bière « Corona »), le sportif (le nageur de Villepin posant en maillot de bain sur une plage de l’Atlantique) ou l’ambitieux (Nicolas Sarkozy dont l’appétence pour le pouvoir fut rendue visible lorsqu’il affirma penser à la présidentielle « et pas qu’en se rasant » !) • Figure de la sincérité et de la transparence, le politique télévisuel investit l’éthos de la sincérité, refusant toute « langue de bois » au profit d’un langage direct et franc, au nom d’une « demande de vérité » de la part des Français ! Par un étonnant paradoxe, le langage médié des politiques (puisque télévisé) devient un langage direct (avec de nombreuses incorrections lexicales) et sans mise en scène. L’individualisation s’opère ainsi aussi dans la parole mise en avant qui serait délivrée de toute contrainte et exprimerait moins l’avis du responsable d’État que de l’homme libre. « Plus que jamais les personnalités politiques existent par la parole. Mais une parole qui ne vaut que par la liberté dont elle témoigne : non pas la langue de bois institutionnelle du porte-parole contraint mais la langue libérée de la personnalité politique autonome qui dit ce qu’elle pense 1 ».
3. Corps et rites : le roi s’exhibe Retour à la table des matières L’individualisation du politique opère également sur le corps des acteurs. Alors que le corps institutionnel dominait jusqu’alors la scène du pouvoir jusqu’à faire disparaitre les corps physiques, comme c’était le cas pour De Gaulle ou Mitterrand qui ne joueront que très rarement de leur apparence, les présidents médiatisés contemporains affirment une existence corporelle qui transcende leur rôle institutionnel. Le corps pourra être virilisé et accompagner une pratique du pouvoir hautement volontariste et autoritaire à l’image d’un Poutine, sportif et combattif, ou même d’un Sarkozy, posant en cow-boy. Il pourra être érotisé, sportif ou élégant comme en atteste la « pipolisation » de certaines figures institutionnelles comme l’ancienne ministre de la justice Rachida Dati, représentée en robe du soir sur un grand magazine, ou Emmanuel Macron, devenu skieur ou boxeur sous l’objectif de photographes de presse. Image non fournie par l éditeur. Vladimire Poutine, le 15 août 2007. © Dmitry Astakhov/Ria Novosti – AFP. Image non fournie par l éditeur. Nicolas Sarkozy, le 20 avril 2007. © Élisabeth André – Getty Images. Enfin le corps sera aussi éruptif à l’image de la représentation scénique d’un Jean-Luc Mélenchon faisant face à une foule nombreuse, sans notes, ni pupitre, attestant ses exceptionnelles qualités de tribun. Le saviez-vous ? L’ascension de la roche de Solutré le jour de Pentecôte par le président Mitterrand constitue un rite annuel au cours duquel les fidèles du chef de l’État suivent ce dernier sous l’œil de nombreux journalistes. L’objectif était multiple : renforcer les
allégeances des courtisans, valoriser l’image du chef, témoigner publiquement de sa bonne santé en dépit des rumeurs, symboliser l’ancrage national du président en ce lieu situé au cœur du pays. Dans tous les cas le corps politique ne s’efface plus derrière le corps du roi mais s’affirme à l’inverse, n’hésitant pas à s’enticher d’attributs de la modernité qui exaltent l’activisme et le volontarisme : le téléphone portable, les lunettes de soleil, une tenue vestimentaire décontractée (sportive) ou délibérément non conventionnelle (le col Mao de Jack Lang). Enfin, on soulignera la substitution de rituels individualisés aux traditionnels rituels républicains. Le relâchement protocolaire est une marque de cette modernité politique qui oppose l’attitude contrainte des hauts personnages de l’État confrontés aux nécessités de la représentation, à celle plus relâchée de ceux qui activent leurs propres rituels personnalisés. Ainsi de l’ascension de la roche de Solutré par Mitterrand, fort bien analysée par Marc Abéles1, la visite du salon de l’agriculture par Jacques Chirac ou, plus récemment, la marche rythmée par l’hymne européen du président Macron au Louvre. Comme le souligne Christian Le Bart, « le rituel se conforme alors aux lois de la communication politique personnalisée. Il vise davantage à institutionnaliser un style personnel qu’à marquer l’emprise de l’institution sur celui qui l’incarne2 ». Parallèlement à cette mise en scène destinée à parler de soi, les politiques portent désormais un regard plus incarné sur le monde qu’ils observent, encourageant l’expression de leurs émotions. Au discours expert qui s’appuie sur des statistiques et des rapports, on préférera l’expérience vécue, l’anecdote parlante, la rencontre avec les « vrais gens », destinée à produire un « effet de réel » (Roland Barthes) qui témoignerait du rapport intime que le politique entretien avec le monde. À RETENIR • n Les partis politiques naissent au XIX e siècle sur la base de quatre clivages mis en exergue par le politiste Stein Rokkan. C’est également la question ouvrière et l’instauration du
suffrage universel masculin qui font naitre les partis de masse face auxquels se développeront des partis de cadre moins structurés. • n On assiste au cours du XX e siècle à une évolution des partis politiques qui se fragmentent autour de gros appareils partisans traditionnels et se professionnalisent avec l’apparition des partis cartels. • n La professionnalisation politique passe par quatre trajectoires : notabiliaire, partisane, technocratique et professionnelle, attestant des transformations de l’entrée dans la carrière politique. • n À côté des partis politiques, les groupes d’intérêt agissent également dans le champ politique usant de répertoires d’action contestataires ou d’influence, dans une relation plus ou moins étroite avec les pouvoirs publics. • n Les médias apparaissent également comme des acteurs politiques centraux, venant modifier les conditions d’accès à la légitimité politique et les façons de faire de la politique. • n Enfin on soulignera un processus d’individualisation politique qui résulte à la fois des évolutions institutionnelles et de la médiatisation croissante des acteurs décisionnaires, soumis au culte de la vérité de l’image. NOTIONS CLÉS • Partis politiques • Média • Individualisation • Groupes d’intérêt • Professionnalisation politique • Clivages partisans
POUR ALLER PLUS LOIN GROSSMAN E. et SAURUGGER S., 2012, Les groupes d’intérêts, Amand Colin, coll. « U ». HAEGEL F., 2012, Les droites en fusion. Transformations de l’UMP, Presses de Sciences Po. KACIAF N., CHUPIN I. et HUBÉ N., 2009, Histoire politique et économique des médias en France, Paris, La Découverte. LE BART C., 2013, L’égo-politique. Essai sur l’individualisation du champ politique, Paris, Armand Colin. LEFEBVRE R., 2011, Les primaires socialistes. La fin des partis militants, Paris, Raison d’agir. MANIN B., 1995, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy. MICHON S. et OLLION E., 2018, « Retour sur la professionnalisation politique. Revue de littérature critique et perspectives », Sociologie du travail, vol. 60, n° 1. POIRMEUR Y., 2018, Lobbying et stratégies d’influences en France, Paris, LGDJ.
ENTRAÎNEMENT Retour à la table des matières 1. Entourez la bonne réponse (bonne réponse : +1 ; mauvaise réponse : -1 ; sans réponse : - 0,5 ; total sur 20). Bernard Manin évoque la domination actuelle d’une… • □ démocratie du public • □ démocratie des journalistes • □ démocratie sondagière Le suffrage instauré en France en 1848 est…
• □ universel □ censitaire □ universel masculin Les premiers partis politiques en France apparaissent vers… • □ 1851 □ 1901 □ 1931 La notion de ressources notabiliaires fait référence à… • □ des ressources médiatiques • □ des ressources d’influence • □ des ressources juridiques Le sigle SFIO (1905) signifie… • □ Section française Inter-Organisationnelle • □ Section fasciste internationale onirique • □ Section française de l’internationale ouvrière Maurice Duverger oppose les… • □ partis de cadres aux partis de masse • □ partis cartels aux partis organisations • □ partis de militants aux partis électoraux L’AfD en Allemagne est… • □ une agence de développement • □ un parti politique d’extrême droite • □ un parti politique d’extrême gauche Lequel de ces partis n’est pas un parti anti-libéral ? • □ Podemos □ Ciudadanos □ Syriza Le RPR a été créé par Jacques Chirac en… • □ 1966 □ 1976 □ 1986 La notion de primaires ouvertes renvoie à…
• □ un vote ouvert à tous les sympathisants • □ un vote ouvert à tous les militants • □ un vote ouvert aux cadres du parti La critique oligarchique des partis développée par Michels fait référence à… • □ la financiarisation trop importante des partis • □ l’excès de médiatisation des candidats • □ la rupture entre la base militante et l’encadrement du parti En Italie, le mouvement arrivé en tête aux élections de mars 2018 est… • □ le mouvement 5 branches • □ le mouvement 5 étoiles • □ le mouvement 5 nations Laquelle de ces voies d’accès à la profession politique n’existe pas ? • □ La filière technocratique • □ La filière notabiliaire • □ La filière commerciale En 2017, le taux de féminisation du parlement français était de… • □ 9 % □ 20 % □ 39 % Parmi ces répertoires d’action, lequel n’est pas un mode d’action direct, selon Patrick Hassenteufel ? • □ Les actions symboliques □ Le lobbying □ L’action juridique Aux États-Unis, les Political Action Committees servent à… • □ professionnaliser le militantisme
• □ organiser des meetings électoraux • □ financer les campagnes électorales La NRA aux États-Unis est… • □ un lobby des industries pétrolifères • □ un lobby féministe • □ un lobby des fabricants et utilisateurs d’armes à feu Les sondages politiques ont été inventés par un américain nommé Georges Gallup pour les élections de… • □ 1936 □ 1956 □ 1980 La notion de Big Data renvoie à… • □ une date importante de l’histoire américaine d’importantes bases de données agrégeant des informations parfois confidentielles • □ un mode de production d’algorithmes régulièrement utilisé en matière électorale Le quinquennat a été mis en place en France en… • □ 1995 □ 2000 □ 2005 Le rituel de l’ascension de la roche de Solutré a été instauré par le président • □ René Coty □ François Mitterrand □ Nicolas Sarkozy 2. Sur deux pages, l’étudiant reproduira le schéma proposé par Stein Rokkan sur les principaux clivages qui donneront naissance au XIX e siècle aux partis politiques et en expliquera les logiques. 3. Sur une page supplémentaire, l’étudiant proposera une analyse critique et complémentaire du modèle de Stein Rokkan. Image non fournie par l éditeur.
CHAPITRE 6 L’action publique Retour à la table des matières Image non fournie par l éditeur. © Aurelien Meunier – Getty Images. Le Premier ministre français Édouard Philippe répond aux questions des députés en juillet 2017. Chef du gouvernement, il doit défendre les choix et politiques engagées auprès, ici, des parlementaires, mais plus largement devant les médias, dans des réunions publiques, devant des représentants de groupes sociaux ou encore des représentants de gouvernements étrangers. Gouverner c’est donc parler, mais c’est aussi négocier, choisir, hériter parfois. Ce chapitre est consacré à l’action publique, c’est-à-dire ce que font (ou ne font pas) les gouvernements et pourquoi ils le font. PLAN DU CHAPITRE I. Les modes d’analyse de l’action publique II. De l’État en action à l’État en interaction III. L’action publique supranationale IV. Les dimensions politiques de l’action publique Les gouvernements collectent des impôts, font la guerre, conduisent des relations diplomatiques, distribuent des subventions, édictent des lois, redistribuent des revenus, recrutent et gèrent du personnel, prononcent des discours. Toutes ces activités ne manquent pas de susciter des questions pour tout chercheur intéressé par le pouvoir politique : les priorités retenues ou au contraire négligées, le choix de groupes (sociaux, économiques, territoriaux, générationnels) bénéficiaires ou défavorisés, nous renseignent sur les idées dominantes et les rapports de forces au sein des sociétés. Comprendre ce que les gouvernements font, pourquoi ils le font et quels effets cela produit implique un déplacement du regard du politiste : plutôt que les élections et les partis (la politics, la compétition politique), l’analyse des politiques
publiques privilégie l’action des gouvernements (les policies, les programmes d’action). Une telle approche permet, d’abord, de comprendre comment sont gouvernés certains secteurs d’action publique : quels sont les différents acteurs professionnels, politiques, citoyens, experts impliqués et quelles relations entretiennent-ils ? Il s’agit également d’aborder l’État à partir de ce qu’il fait, notamment parce que ce dernier est producteur d’interventions publiques diverses (réglementaires, économiques, discursives). Enfin, c’est interroger le politique dans les sociétés contemporaines, c’està-dire les frontières de l’espace public, les formes de mobilisation dans les démocraties, les rapports de pouvoir entre groupes sociaux.
I. Les modes d’analyse de l’action publique Retour à la table des matières Si l’on entend par analyse de l’action publique, le questionnement sur les actions entreprises seules ou en partenariat par les autorités publiques, il apparaît d’emblée que c’est une démarche relativement ancienne, même si elle ne s’intitule pas comme telle : au XVIII e siècle, les sciences camérales engagent une démarche proche. Mais c’est au cours du XX e siècle que s’est progressivement constitué un véritable champ de connaissances, avec des questionnements propres.
1. La genèse d’un champ d’étude Retour à la table des matières Dès le XVIII e siècle, on compte des efforts pour constituer des savoirs autour de l’action des gouvernements, sur le modèle des sciences camérales, afin de former les élites administratives. Ainsi, au cours des XVIII e et XIX e siècles, périodiques, manuels, écoles d’application, créés souvent à l’initiative de fonctionnaires « éclairés », contribuent à former et diffuser des savoirs pour et sur l’administration. Les sciences camérales : depuis le XVI e siècle, les « caméralistes » désignaient les auteurs se préoccupant de l’enrichissement de l’État. En
Prusse, l’école caméraliste préconisait une réforme de l’État, afin qu’il permette la prospérité collective de la population. Les sciences camérales ont impliqué une réflexion sur le « bon gouvernement », c’est-à-dire sur les modalités d’administration, et ont été à l’origine d’un ensemble de savoirs sur l’État, sur ses organes classiques (justice, armée, finances) mais aussi sur ses modes d’intervention dans la société. C’est au tournant du XX e siècle que des travaux avec des objectifs plus scientifiques vont être engagés. Aux États-Unis, certains auteurs phare de la science politique émergente consacrent leurs réflexions à l’administration et au gouvernement, en se détachant d’une conception abstraite de l’État. Aux États-Unis, tout au long du XX e siècle, l’analyse des politiques publiques a constitué l’un des pôles majeurs de l’essor de la science politique, mais aussi de la sociologie et du management. Ce courant d’analyse s’est aussi considérablement transformé, se détachant des objectifs opérationnels de ses fondateurs : significativement, à partir des années 1970, on parle plus fréquemment de policy analysis que de policy sciences ; l’observateur se tient à distance de l’action, moins associé aux objectifs de réforme des décideurs, il poursuit d’abord et avant tout des objectifs analytiques. FOCUS Trois précurseurs américains de l’analyse des politiques publiques Woodrow Wilson (1856-1924), professeur à Princeton (et futur président des États-Unis), plaide pour une science de l’administration avec un horizon clairement pratique, se donnant comme tâche de comprendre comment l’État agit à travers son administration ; Wilson défendant vigoureusement la nécessaire séparation entre le politique et l’administratif. Quelques années plus tard, Charles Merriam (1874-1953), fondateur du département de science politique de l’Université de Chicago au début des années 1920, soutient que l’analyse du politique et de l’État doit passer par des connaissances empiriques précises et méthodologiquement solides, ce qui requiert de s’émanciper du droit et de la
philosophie. Harold Lasswell (1903-1978), l’un des successeurs de Merriam à Chicago, fonde les policy sciences, qu’il conçoit comme multidisciplinaires (économie, science politique, sociologie, voire psychologie) et visant à résoudre des problèmes sociaux (problem solving). Disposant d’un solide ancrage académique (ils seront tous les trois présidents de l’association américaine de science politique), ces trois auteurs ambitionnent, à partir de leurs travaux empiriques, de comprendre non seulement les politiques concrètes, mais plus largement le devenir des gouvernements et des démocraties contemporaines. Ils ont également en commun une même conception du savoir sur l’administration et l’État comme étant au service d’un projet d’expertise institutionnelle, produisant des connaissances sur l’action publique autant que pour l’action publique afin de renforcer l’efficacité des interventions gouvernementales. Source : BEZÈS Ph. et PIERRU F., « État, administration et politiques publiques : les déliaisons dangereuses », Gouvernement et action publique, 1 (2), 2012, p. 41-87. Le développement de ces travaux est directement lié à la multiplication et la diversification des modes d’intervention de l’État : la consolidation des bureaucraties publiques produit une demande d’expertise et de formation. Le lancement du New Deal aux États-Unis dans les années 1930, qui implique une extension de la sphère d’intervention publique, a par exemple appelé des recherches interrogeant l’efficacité des politiques mises en œuvre. Le saviez-vous ? Le New Deal est le nom que le président américain F. Roosevelt donna à ses politiques interventionnistes visant à faire face à la Grande dépression du tournant des années 1930. Il s’agit d’un ensemble de mesures interventionnistes, prises par le gouvernement fédéral entre 1933 et 1938, telles que des programmes agricoles, des programmes d’assistance sociale d’urgence ou encore des lois de protection syndicale.
La prolifération des études empiriques de l’aprèsSeconde Guerre mondiale, portée par les nombreuses recherches du courant behavioraliste (centré sur l’étude des comportements des acteurs politiques) ainsi que la diffusion de nouvelles approches (théories des organisations, analyse de la décision, etc.), ont également alimenté le développement des recherches portant sur l’action des gouvernements. FOCUS Les trois origines de l’analyse des politiques publiques en France Trois grandes traditions de recherche président à la genèse de l’analyse des politiques publiques. D’abord, des travaux dits de science administrative, hérités du droit public, mais cherchant à dépasser son formalisme, traitent de l’administration française, en intégrant les apports à la fois de la sociologie et de la théorie du droit et en questionnant les rapports entre technique juridique (faussement neutre) et politique. Cette tradition est notamment portée par des hauts fonctionnaires, mais elle trouve un écho auprès de chercheurs en droit critiques vis-à-vis d’une conception trop étroite du droit (J. Chevallier, D. Lochak). Une deuxième tradition, inspirée par les travaux de sociologie des organisations telle qu’elle se pratique aux États-Unis, décrypte les stratégies des acteurs, les concurrences et rivalités qui se cachent derrière l’apparence d’unité de l’État, les obstacles et détournements qui se nichent derrière la centralisation administrative. On y trouve notamment des chercheurs travaillant dans le sillage de Michel Crozier (E. Friedberg, C. et P. Grémion, J.-C. Thoenig). Enfin, une dernière approche, inspirée par des travaux marxistes (N. Poulantzas, L. Althusser mais aussi H. Lefebvre en sociologie urbaine) consacrés à l’État, interroge l’action étatique du point de vue des rapports de classe mais également des idéologies qui sous-tendent la fabrication des politiques. Les chercheurs grenoblois (principalement B. Jobert, P. Muller), travaillant dans une perspective théorique forgée par L. Nizard, vont, en s’extirpant d’un marxisme orthodoxe, favoriser une nouvelle lecture de l’État.
Source : LECA J. et MULLER P., « Y a-t-il une approche française des politiques publiques ? Retour sur les conditions de l’introduction de l’analyse des politiques publiques en France », in WARIN P. et GIRAUD O. (dir.), Politiques publiques et démocratie, Paris, La Découverte, 2008. Ces travaux seront aussi influencés par les débats américains, notamment parce que certains passeurs (J. Leca, J.-C. Thoenig, P.-G. Padioleau ou Y. Mény) ont fait un passage par les États-Unis et traduit certaines des notions et approches-clés de cet objet d’étude. D’ailleurs, les différences d’appareillage conceptuel et de questionnement demeurent profondes.
2. Par le bas et par le haut : des approches différentes Retour à la table des matières On peut distinguer deux grandes approches de l’action publique. Une première aborde les politiques publiques d’abord et avant tout à partir de l’État. L’analyse porte sur de grands ensembles de politiques (éducatives, énergétiques, agricoles, de sécurité, etc.) dont on interroge les conditions politiques d’élaboration. L’approche est dite top down : on analyse les décisions publiques majeures à partir de leur formation et (parfois) de leur mise en œuvre. Les ensembles d’idées, de valeurs, de normes qui sous-tendent les politiques publiques reçoivent ici une attention spécifique, tout comme les transformations des registres d’action de l’État (plus ou moins interventionnistes). Les élites administratives, notamment, préparent les décisions, présélectionnent les options disponibles, produisent en amont le savoir et l’expertise nécessaire (cf. infra). Les travaux sur les élites modernisatrices françaises (et notamment les grands corps de l’État) ont mis en évidence le poids de cette haute fonction publique, dont les agents ont des profils relativement homogènes et des systèmes de croyances et intérêts partagés. Les grands corps de l’État : catégories de hauts fonctionnaires occupant des postes essentiels et les plus prestigieux du fonctionnement de l’État. On distingue habituellement les grands corps administratifs (Conseil d’État, Cour des Comptes
et Inspection générale des finances), recrutés à la sortie de l’École nationale d’administration (ENA), et les grands corps techniques (Ponts et Chaussées, Mines), recrutés par la voie de l’École Polytechnique. Une seconde approche, développée par la sociologie des organisations, s’est attachée à la mise en œuvre des politiques, en mettant l’accent sur les échanges interorganisationnels, les arrangements, les concurrences. C’est ici un ensemble d’interventions dans un système d’action donné (en matière de santé ou d’environnement par exemple) qui devient l’objet de l’analyse. Une telle approche s’est montrée attentive aux mécanismes de formation des systèmes de croyances, aux manières dont les fonctionnaires chargés de la mise en œuvre, en relation avec les usagers, redéfinissent les normes d’action publique produites par les élites. Dans cette seconde approche, les priorités établies « en haut » se voient questionnées, au regard des savoirs et priorités des acteurs de terrain et des organisations à l’intérieur desquels ils agissent. Les agents subalternes se voient donnés une certaine visibilité. Agents « du niveau de la rue » et régulation des déviances Selon une longue tradition de recherche portant sur les agents de première ligne (travailleurs sociaux, enseignants, policiers, guichetiers, contrôleurs), les agents du niveau de la rue (street-level bureaucrats) sont des décideurs, parce qu’ils disposent de la capacité d’interpréter et de trancher là où les catégories juridiques et instructions sont floues et indéterminées. L’État comme instance de régulation des déviances a pu être saisi à partir des représentations et pratiques des agents chargés des missions de contrôle (policiers, magistrats, surveillants, voire travailleurs sociaux), ainsi que des interactions entre contrôlés et contrôleurs : « c’est en effet dans les “manières de faire” (de Certeau) d’agents étatiques mandatés pour exercer des actions contraignantes ou coercitives, mais aussi dans les manières de (dé)faire que mettent en œuvre les populations visées par le contrôle, que l’État prend corps, existe et se donne à voir » (Darley et al., 2010, p. 146). Les policiers, par exemple, disposent du
pouvoir de contrôler, de fouiller, d’interroger, d’arrêter, voire de tirer sur leurs concitoyens. Parce que son supérieur n’est pas derrière lui lorsqu’il exerce ces tâches, le policier dispose d’une marge de manœuvre permanente. Source : DARLEY M., GAUTHIER J. et HARTMANN E., (dir.), « L’État au prisme du contrôle des déviances : plaidoyer pour une approche ethnographique », Déviance et Société, 34 (2), 2010, p. 139-290. Approche par le haut d’un côté, questionnant les grandes orientations de l’action de l’État et les formes d’expertise sur lesquelles elles s’adossent ; approche par le bas de l’autre, attentive aux logiques de coconstruction de l’action collective, de négociation entre des acteurs multiples et de rationalités en situation. La première met en lumière les actions initiées par l’État (les décisions publiques, leur mise en œuvre, leur évaluation), la seconde attire l’attention sur des solutions collectives promues par des acteurs divers, n’ayant pas nécessairement de statut ou de légitimité en matière d’autorité gouvernementale. Ces deux approches (par le haut et par le bas) portent implicitement des conceptions différentes de l’ordre politique : les tenants de la première reprochent aux promoteurs de la seconde de délaisser une analyse de l’ordre politique global dissous dans les jeux d’acteurs ; tandis que les seconds critiquent les premiers pour estimer a priori qu’il existe une supériorité de l’ordre politique. Une telle divergence s’est trouvée exprimée de façon emblématique dans la critique par B. Jobert et J. Leca de l’ouvrage de M. Crozier et E. Friedberg1 : « À force d’enfouir le pouvoir dans la société et en mettre partout, on finit par ne plus distinguer une rixe d’une guerre, l’emprisonnement de deux gangsters et l’organisation d’un système concentrationnaire, le fonctionnement d’un service hospitalier et l’internement d’opposants politiques2 ».
II. De l’État en action à l’État en interaction Retour à la table des matières
Les travaux consacrés à l’action publique ont eu en commun de tenter de démystifier l’action d’un État appréhendé comme extérieur à la société, rationnel et unifié. L’État agit de façon désordonnée et selon des rationalités complexes. Surtout, analyser l’action publique requiert de se départir d’une vision stato-centrée : l’État est un acteur parmi d’autres dans la production des décisions publiques.
1. De l’État en action… Retour à la table des matières Les travaux d’analyse des politiques publiques ont donc relativisé l’idée d’un État cohérent et programmateur, se situant au-dessus de la société. Deux titres d’ouvrages classiques de l’analyse des politiques publiques rendent bien compte de ce projet : il faut analyser l’État « au concret » (Padioleau, 1982) ou « en action » (Jobert, Muller, 1987). L’analyse de l’action publique a ainsi permis de rompre avec les cinq illusions suivantes : la naturalité des problèmes publics, les effets directs des décisions politiques, l’unité de l’État, la rationalité des décideurs, le décideur unique. ■ La critique de la naturalité des problèmes publics Pourquoi l’alcool au volant devient un problème de sécurité routière au cours des années 1960 aux ÉtatsUnis ? Pourquoi la pédophilie devient un sujet d’attention pour les autorités publiques à la fin des années 1980 ? Il n’existe pas de problèmes qui appellent naturellement une prise en charge par les autorités politiques. À chaque fois se pose la question de la délimitation de l’action de l’État et des priorités de celui-ci. La question des violences conjugales Les violences conjugales ont longtemps été considérées comme relevant de la sphère privée. Si cette thématique apparaît dans le discours des féministes ou dans les tribunaux au tournant du XX e
siècle, elle n’est pas considérée comme un problème de société jusque dans les années 1970. Les mouvements féministes vont contribuer à en
faire une question publique : elles vont identifier et rendre visibles publiquement ces violences, proposer des moyens de les traiter (du soutien aux associations d’aide aux victimes aux politiques de pénalisation) et élaborer une grille explicative de ces problèmes liant ces violences aux inégalités entre hommes et femmes. Ces associations opèrent un renversement : viols et violences conjugales ne sont pas des phénomènes isolés, mais les symptômes de l’oppression des femmes, et c’est donc la responsabilité de la société dans son ensemble qui se voit engagée. Source : DELAGE P., Violences conjugales, Presses de Sciences Po, 2017. ■ Les écarts entre annonces politiques et effets sociaux Les travaux relatifs à la mise en œuvre des politiques publiques ont saisi les écarts entre les décisions prises et les résultats obtenus, mettant en évidence les dépassements des coûts prévus, les objectifs nonatteints, les délais dépassés, mais aussi les effets nonattendus. Même dans un pays centralisé comme l’était la France des années 1970, une longue série de recherches a souligné que les notables locaux « apprivoisaient le jacobinisme1 » et que le système local absorbait les décisions centrales. Le saviez-vous ? Le jacobinisme désigne, stricto sensu, la doctrine politique des Jacobins pendant la Révolution française, qui défend la souveraineté populaire et l’indivisibilité de la République. Par extension, la notion recouvre les politiques qui organisent le pouvoir de façon centralisée et administrative. De même, le volontarisme affiché des décideurs peut masquer le fait qu’ils accompagnent des dynamiques qui leur échappent largement : à l’instar des maires et du développement économique local, les acteurs politiques sont enclins à faire croire en leur capacité d’action, à s’auto-imputer un changement social et économique qu’ils ne font que suivre2.
FOCUS La présidence Sarkozy (2007-2012) : discours de rupture et présidence ordinaire Des travaux convergents ont souligné à quel point les marques distinctives du programme de Nicolas Sarkozy en 2007 se sont trouvées effacées au cours de son mandat. Analyser la présidence Sarkozy est d’autant plus instructif que ce dernier a adopté une posture particulièrement volontariste (« Aujourd’hui, je tiens l’engagement pris : je ferai tout ce que j’ai dit avant l’élection », mai 2007) ; volontarisme dont témoignent également le recours aux formules hyperboliques (« la guerre à la délinquance »), l’utilisation de la première personne du singulier (« moi je ») ou l’usage récurrent des verbes modaux (falloir, pouvoir, vouloir). Le style de communication présidentielle a été marqué par un activisme politico-médiatique permanent où des annonces politiques répétées succèdent aux visites et événements eux-mêmes suscités par la présidence. N. Sarkozy a amplifié les processus de présidentialisation déjà à l’œuvre sous la Ve République, en renforçant l’emprise du président sur le gouvernement, en donnant la possibilité à certains de ses conseillers de s’exprimer publiquement et en « annexant » certains domaines (comme l’audiovisuel public ou la révision constitutionnelle de 2008). Pour autant, le bilan est loin de la rupture annoncée en début de mandat. Certes, la mise en place de la Révision générale des politiques publiques, les fusions des administrations déconcentrées, le processus du Grenelle de l’environnement ou encore l’autonomie des universités amorcent (ou amplifient) des dynamiques importantes. Cependant, la poursuite des politiques précédentes a été forte dans d’autres domaines (sécurité sociale, justice pénale, réformes policières), tandis que pour la réforme des collectivités territoriales a dominé une logique prudente de changement incrémental, et que la révision constitutionnelle n’a pas remis en cause les conventions informelles qui régissent le fonctionnement du régime. Certaines initiatives
emblématiques (taxe carbone, Union pour la Méditerranée) ont été soit abandonnées, soit reléguées à l’arrière-plan. Autrement dit, la singularité des propositions du candidat Sarkozy s’est progressivement amenuisée. Source : DE MAILLARD J. et SUREL Y. (dir.), Politiques publiques sous Sarkozy, Presses de Sciences Po, 2012. ■ La remise en cause de l’unité de l’État L’existence d’un État cohérent, homogène, clairement séparé du reste de la société est une illusion. L’État est composé d’un ensemble d’organisations concurrentes, traversé par des conflits d’orientation en fonction des secteurs d’action publique. Pour ne mentionner que quelques exemples, les questions de développement industriel et économique opposent traditionnellement des administrations économique et environnementale, le traitement de la délinquance induit des antagonismes entre ministères de l’intérieur et de la justice. Les politiques globales, comme la politique de la ville – politique en direction des quartiers urbains défavorisés – illustrent bien toutes les divergences entre des administrations ayant des visions du monde, des savoir-faire et des clientèles spécifiques. ■ La rationalité limitée des décideurs La quatrième rupture concerne une décision perçue comme rationnelle. Le décideur est contraint par le temps et par ses capacités cognitives ; il n’a pas nécessairement la possibilité d’obtenir toute l’information disponible ; il n’est pas capable de connaître à l’avance les conséquences des alternatives qu’il choisit ; les différentes alternatives ne sont pas nécessairement comparables. De plus, il y a déjà un ensemble de décisions qui existent, qui sont la référence des décisions subséquentes. Les décideurs procèdent donc par compromis entre moyens et objectifs, par ajustement à la marge. Définition • Dépendance au sentier : les travaux
d’économie de l’innovation ont initialement théorisé l’existence de sentiers de dépendance. Les acteurs ont de bonnes raisons de se centrer sur une seule alternative et de continuer sur un seul sentier une fois qu’ils ont commencé à l’emprunter. À partir du moment où une trajectoire s’établit, se constituent des effets de lock-in : coûts d’installation, effets d’apprentissage, effets de coordination ou encore anticipations adaptatives (les individus se projettent dans le futur et essaient de prendre le bon cheval). Il est au total difficile de sortir des choix initiaux. Par exemple, le clavier de machine à écrire QWERTY (AZERTY dans le monde francophone) persiste alors que ce n’est pas la technologie la plus efficace ; le fait qu’il ait été retenu en premier lui ayant conféré un avantage comparatif décisif vis-à-vis des innovations alternatives. Ces analyses d’économie de l’innovation ont par la suite été transposées dans le champ politique : certaines politiques vont ainsi générer des dynamiques qui se renforcent d’ellesmêmes. Plus on avance dans le processus, plus il est difficile de sortir du sentier tracé. ■ L’action publique comme processus collectif La cinquième rupture consiste en l’attribution de la décision à « un » décideur. Il est fréquent d’associer une loi ou un programme de réforme à un décideur particulier. Les lois portent fréquemment le nom du député ou du ministre qui en ont été à l’initiative. Ces effets de personnalisation sont renforcés par le fait que la décision est un moment dramatique et que la médiatisation renforce la visibilité des acteurs politiques officiels. Or, la décision publique est plutôt un processus impliquant une pluralité d’acteurs ayant des préférences, des intérêts et des identités différentes. Élus, représentants de l’exécutif, experts, représentants d’intérêts économiques, acteurs non gouvernementaux, etc. interviennent à différents moments du processus décisionnel. Il faut donc être attentif aux différents processus de circulation d’idées, d’arrangement, de marchandages que peut
occasionner la prise de décision.
2. … à l’État en interaction Retour à la table des matières La remise en cause de ces cinq illusions résulte d’un changement d’optique promue par l’analyse de l’action publique : s’écarter d’une perspective concevant la production des décisions publiques comme résultant simplement de décisions d’autorités publiques indépendantes du reste de la société. Dans ce cadre, les groupes d’intérêt (c’est-à-dire les groupes organisés ayant une certaine autonomie vis-à-vis du gouvernement et des partis politiques et cherchant à influencer les politiques publiques) ont recueilli une attention particulière, en raison des relations d’échange qu’ils entretiennent avec les acteurs gouvernementaux1. Ces échanges se comprennent aisément à la lumière des intérêts réciproques : recherche de légitimation des décisions et obtention d’une expertise (économique, légale, etc.) pour les autorités publiques ; participation à la préparation des décisions, ressources financières, voire tout simplement visibilité symbolique, pour les groupes d’intérêts. On peut distinguer ici trois grandes perspectives traditionnelles ayant cherché à saisir ces relations : pluraliste, (néo)corporatiste, dirigiste (ou étatiste). • l Formalisée aux États-Unis dans la première partie du XX e siècle, l’approche pluraliste considère que les décisions publiques résultent des pressions croisées de multiples groupes organisés concurrents. Les marchandages permanents, l’ouverture aux groupes d’intérêts, le rôle crucial des lobbyistes ont notamment été mis en évidence par des auteurs qui ont insisté sur le relatif équilibre entre les groupes. • l Les travaux que l’on qualifie de (néo)corporatistes1, portés par Ph. Schmitter au cours des années 1970, partent d’un diagnostic opposé. À partir d’observations dans les pays européens, ces travaux soulignent l’existence d’un ensemble relativement circonscrit de groupes professionnels, intermédiaires entre l’État et la
société : grandes organisations (syndicats de travailleurs, de patrons), mais aussi groupes religieux et larges associations structurées au niveau national. Autrement dit, le système de représentation des intérêts repose sur un faible nombre d’entités constituantes, sur des relations de nature coopérative et sur le monopole de représentation accordé par l’État à certains groupes. • l Enfin, une dernière interprétation a pu être proposée pour rendre compte de situations où l’État est en position de supériorité par rapport aux groupes d’intérêts. C’est l’État qui prend les initiatives majeures et les groupes d’intérêt sont faibles, relativement peu structurés. Ces derniers sont dans une position de dépendance à l’égard des ressources de l’État et, souvent, adoptent un registre de nature conflictuelle. Le saviez-vous ? Le lobbying vient du mot anglais lobby (couloir ou vestibule). Les premières utilisations datent du XIX e
siècle pour caractériser les pratiques des groupes d’intérêt venant discuter avec les députés dans les couloirs de la Chambre des communes en Angleterre ou avec les parlementaires américains dans les couloirs du Congrès. Tableau 6.1 Modèles des relations État/société Pluraliste
Rôle de l’État
Corporatiste
Étatiste
État-médiateur. Participe État dirigiste. État effacé. fortement Prend Enregistre les aux négociations les décisions demandes (et peut avec les majeures. exceptionnellement représentants Organise les équilibrer). des intérêts les intérêts. organisés.
Groupes d’intérêt
Nombreux, concurrents, professionnalisés.
Répertoires Lobbying et d’action expertise. dominants
Forts et en nombre réduit, centralisés.
Faibles. Fragmentés. Peu organisés.
Négociation et prise en charge des politiques publiques.
Confrontation et mobilisation sociale.
À travers trois cas emblématiques de chacun des modèles, on peut voir comment ces derniers correspondent à des réalités nationales. Aux États-Unis, la pluralité des groupes, permis par la liberté d’associations est une caractéristique que l’on retrouve au principe même de la démocratie américaine, principe qui était au fondement de la démocratie américaine selon Tocqueville (1835). Extrait « L’Amérique est le pays du monde où l’on a tiré le plus de parti de l’association, et où l’on a appliqué ce puissant moyen d’action à une plus grande diversité d’objets. […] Un embarras survient sur la voie publique, le passage est interrompu, la circulation arrêtée ; les voisins s’établissent aussitôt en corps délibérant […]. S’agit-il de plaisir, on s’associera pour donner plus de splendeur et de régularité à la fête. On s’unit enfin pour résister à des ennemis tout intellectuels : on combat en commun l’intempérance. Aux États-Unis, on s’associe dans des buts de sécurité publique, de commerce et d’industrie, de morale et de religion. Il n’y a rien que la volonté humaine désespère d’atteindre par l’action libre de la puissance collective des individus. » DE TOCQUEVILLE A., De la démocratie en Amérique, Éditions La Pléiade, 1992, tome 2, p. 213. Checks and balances : principe de division du pouvoir qui donne la possibilité aux
différentes branches (législatif, exécutif et judiciaire) de contenir l’action des autres. Le marchandage entre une multitude de groupes d’intérêts, nombreux et concurrents, la centralité des mécanismes de checks and balances sont au cœur du système politique américain. La capacité de groupes multiples à s’adresser tant au niveau fédéral qu’auprès des autorités locales ou des États fédérés, en profitant de la multiplicité des accès, favorise cette perméabilité des autorités publiques aux demandes des groupes. On assiste aux États-Unis à une très forte prolifération et spécialisation des groupes d’intérêt, encore encouragée par les recompositions des années 1970, avec l’émergence des groupes environnementalistes, féministes et de consommateurs. Le constat pour les EU a cependant été critiqué : certains auteurs, comme Ted Lowi1, ont souligné les très fortes asymétries de ressources entre les groupes et le fait que certains groupes disposaient d’avantages matériels importants ; Lowi parlant de triangle de fer réunissant représentants du pouvoir fédéral, du congrès et d’un groupe d’intérêt dominant2. La Suède est très proche de l’idéal-type corporatiste. Les accords de Saltsjöbaden en 1938 mettent en place un mécanisme de résolution des conflits associant étroitement patronat et syndicats de salariés ; des milliers de comités consultatifs au travers du pays permettent d’assurer un certain consensus. Les négociations salariales sont centralisées. Le modèle suédois repose également sur un État social « universel », réduisant l’emprise du marché sur l’accès aux services collectifs (santé, école, retraites), ainsi que des assurances sociales généreuses, permettant une mutualisation des risques. Cependant, ce système s’est déréglé depuis la fin des années 1970. FOCUS La fin du modèle suédois ? Au début des années 1990, tous les indicateurs sont au rouge : taux de chômage, endettement, croissance, spéculation contre la monnaie, etc. Dans la foulée, un gouvernement libéral (gouvernement Bildt, 1991-1994) est mis en place, rompant avec la domination traditionnelle du parti social-démocrate suédois, et annonce un changement de modèle. Pour
autant, il serait très exagéré de dire que le modèle suédois, avec sa logique de négociation entre les partenaires sociaux et ses politiques sociales universalistes, soit dépassé. Certes, la distribution des services publics s’est ouvert aux acteurs privés, certaines assurances sociales sont devenues moins généreuses, la dépense et l’investissement publics ont baissé par rapport à la consommation privée. Mais le modèle s’est adapté plus qu’il n’a été effacé : le marché du travail reste unifié, le consentement à l’impôt et le niveau de confiance dans les institutions publiques plus forts qu’ailleurs en Europe, la conflictualité sociale modérée, les accords négociés la règle et le taux de syndicalisation très élevé (72 % contre environ 8 % en France). Aujourd’hui, le modèle suédois fait face à deux enjeux forts. D’une part, l’accroissement des inégalités, alors qu’un tel système a traditionnellement reposé sur une relative égalité des citoyens. D’autre part, la baisse de l’emploi, qui réduit les capacités de financement des systèmes de retraites et de santé. Autrement dit, « le modèle a résisté tournant libéral des années 1990 et 2000, mais il repose sur un compromis social fragilisé ». Source : KALINOWSKI W., Le modèle suédois. Et si la social-démocratie n’était pas morte ?, Éditions Charles Léopold Mayer, 2017. La France, enfin, est souvent associée à ces pays où l’État joue un rôle prépondérant dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques. En France, domine traditionnellement une conception rousseauiste de l’intérêt général, supérieur aux intérêts individuels. Les groupes d’intérêt sont faiblement structurés et fortement fragmentés, à l’instar des syndicats qui sont nombreux mais qui souffrent de taux d’adhésion faible. Les politiques industrielles ou d’aménagement donnent un exemple classique de ces politiques dirigistes, tout comme les réformes de retraites qui se réalisent en général malgré des manifestations et des grèves initiées par les syndicats. La domination de l’État n’a cependant pas empêché le développement de la sphère associative en France depuis les années 1970, que ce soit dans le domaine environnemental, du cadre de vie ou encore du sport. Ajoutons à cela que dans certains domaines, au
premier chef desquels on compte l’agriculture1 ou l’enseignement, les politiques sont depuis longtemps conduites en étroite concertation avec les syndicats d’agriculteurs exploitants dans un cas, d’enseignants dans l’autre.
3. Les différentes formes d’intervention publique : vers un État régulateur ? Retour à la table des matières Historiquement, l’État territorial a émergé en Europe dans un processus d’autonomisation du pouvoir politique par rapport à des centres de pouvoir concurrents tels que l’Église, l’Empire, ou encore les fiefs féodaux et les villes-États. On peut ainsi distinguer en fonction des périodes différents types d’intervention publique. Jusqu’au début du XIX e siècle, les gouvernements interviennent principalement autour des questions fiscales, militaires et de maintien de l’ordre. Les politiques sont d’abord des politiques réglementaires, interdisant certains comportements (le vagabondage), en exigeant d’autres (le paiement des taxes). Au cours du XIX e siècle, les transports et moyens de communication, mais également l’instruction publique, deviennent des objets d’intervention publique, au travers de politiques reposant sur l’intervention directe avec notamment la mise en place d’administrations publiques, hiérarchisées et spécialisées. Le mode de légitimation est celui de la production de valeurs collectives, principalement du sentiment national2. La mise en place des États sociaux, au tournant du XX e
siècle, se traduit par une nouvelle diversification : maladie, accident, vieillesse, chômage deviennent des objets d’intervention publique, avec une double logique d’assurance et d’assistance, dynamique qui se produit au croisement entre de nouvelles idéologies, les mobilisations ouvrières et les conséquences des guerres mondiales. La logique dominante est ici redistributive : l’État et les organismes sociaux prélèvent des cotisations et des impôts pour les redistribuer à certaines catégories de population. La prise en charge des grands risques collectifs est le mode de légitimation dominant.
Les autorités publiques se font parallèlement plus interventionnistes dans le domaine économique, avec des politiques d’intervention directe dans la production, sous la forme de nationalisations notamment. Cette emprise plus grande de l’État sur la vie économique et sociale, matérialisée par un accroissement des dépenses publiques dans le produit intérieur brut (PIB) de l’ensemble des pays occidentaux, a été conduite au nom d’un bien-être économique, combinant croissance et plein emploi. Le saviez-vous ? Le produit intérieur brut (PIB) désigne la richesse créée chaque année au sein d’un pays donné, plus précisément la valeur totale de production de richesse effectuée par les agents économiques (administrations publiques, entreprises, ménages) résidant à l’intérieur de ce territoire. Tableau 6.2 Dépenses publiques en pourcentage du Produit intérieur brut 1870 1913 1937 1960 1994 2000 2006 (environ) (environ) (environ) Grande9.4 Bretagne
12.7
30
32.2 42.9 39.1 44.1
France
17
29
34.6 54.9 51.6 53.5
Allemagne 10
14.8
42.4
32.4 49
Italie
11.1
24.5
30.1 53.9 46.2 50.1
1.8
8.6
27
12.6
11.9
États-Unis 3.9
Sources : Banque mondiale et OCDE. Depuis les années 1970, le ralentissement de la
33.5
45.1 45.7
croissance, l’augmentation des besoins de protection (chômage, précarité, vieillissement de la population) ont accru la pression sur les États, tandis que leur interventionnisme dans l’économie est battu en brèche, ce dont témoignent les privatisations des années 1980 et la réduction des États sociaux. Dans certains pays, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, la part de l’État public dans le PIB diminue ; dans les autres, elle se stabilise. Pour autant, on n’assiste pas à un retrait pur et simple : la transformation des modes de gouvernance a donné lieu à un « État régulateur » (Hassenteufel, 2011) dont les instruments d’action sont la formulation de règles et la délégation, plutôt que la planification centralisée et la mise en œuvre par une administration publique. En témoigne notamment la prolifération des autorités administratives indépendantes à qui les gouvernements nationaux ont délégué des pouvoirs considérables dans la régulation de secteurs de plus en plus nombreux, tels que les marchés financiers, les télécommunications et l’électricité, ou encore les politiques économiques. Les transformations de l’action publique, cependant, révèlent des frontières de plus en plus floues entre le public et le privé. Les entreprises, les groupes d’intérêts, les organisations non-gouvernementales et les associations civiles sont de plus en plus associés à la conduite des politiques publiques. Le saviez-vous ? Les privatisations désignent la cession de la majorité du capital d’une entreprise publique à des acteurs privés. Le tournant néolibéral, engagé en 1979 au Royaume Uni, s’est traduit par des vagues de privatisation (dans les domaines des télécommunications, de la finance, de l’audiovisuel, etc.) dans l’ensemble des pays occidentaux. Tableau 6.3 Type de politique publique, forme d’État et mode de légitimation
Type de politique Forme de publique l’État emblématique
Mode de légitimation dominant
État régalien
Réglementaire
Maintien de l’ordre
État-nation
Intervention directe Valeurs collectives (administration publique) (identité nationale)
État Redistributive providence
Prise en charge de risques collectifs
Bien-être État Intervention directe économique producteur (production économique) (croissance et plein emploi) Incitative (incitations fiscales, information, État Efficience et évaluation) ; procédurale régulateur démocratie (conventions, délibération) Source : HASSENTEUFEL P., 2011, p. 17.
III. L’action publique supranationale Retour à la table des matières Pour analyser les politiques publiques, le seul prisme national est réducteur. En effet l’action publique se déploie au-delà et en-deçà du niveau national. Les politiques publiques internationales désignent des politiques qui résultent des négociations entre États, acteurs subnationaux (villes, régions), acteurs privés, organisations internationales, politiques dont l’objet est international (migration, finance, environnement, criminalité). Nous
mettrons en évidence deux dimensions : internationale, pour caractériser les actions qui résultent d’accords entre États souverains, supranationale et transnationale, pour désigner les interactions qui ne dépendent pas principalement des gouvernements nationaux.
1. La mise en place d’enceintes supranationales Retour à la table des matières La multiplication des organisations intergouvernementales au cours du XX e siècle est un indicateur de cette nécessité pour les États d’entrer dans des relations de négociation. De 37 en 1909, elles sont passées à 246 en 2006. Les logiques d’intégration régionale (ALENA, MERCOSUR, et bien sûr Union européenne) peuvent être interprétées comme des stratégies coopératives des États pour aménager les effets de la mondialisation. ■ L’Union européenne comme nouveau cadre d’action publique Le processus d’intégration européenne est sans doute le mouvement le plus significatif de cette importance prise par les institutions supranationales. En l’espace d’une soixantaine d’années, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier à l’Union européenne, on a assisté à une triple intégration : • l verticale, se traduisant par le renforcement des institutions européennes (Commission, Parlement européen, Cour de justice) ; • l sectorielle, avec l’élargissement des politiques européennes qui, des domaines initiaux du charbon et de l’acier, s’étendent maintenant aux politiques de coopération policière et de défense en passant par l’agriculture et la recherche ; • l territoriale, avec les élargissements successifs, de 6 à 28 États- membres. Certaines politiques sont particulièrement emblématiques de cette logique de négociation
permanente et d’arrangement interinstitutionnel. La politique agricole commune, mise en place dès 1962, a constitué une première tentative de mise en place d’une action publique dans un domaine qui constituait alors une part importante du produit intérieur brut des 6 États-membres de la Communauté économique européenne. Avec cette politique, les institutions communautaires interviennent sur les mécanismes du marché, dans le cadre des Organisations communes de marché (OCM), autorisant notamment, lorsque certains produits ne trouvent pas preneur, que la Communauté les rachète à un prix garanti (négocié chaque année), supérieur au prix du marché mondial. Cette politique a longtemps absorbé 75 % du budget communautaire. Deuxième exemple : l’adoption de l’Acte unique en 1986, qui s’est traduit par plusieurs centaines de textes pour réaliser le marché unique, c’est-à-dire un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est effective, permettant d’atteindre les objectifs définis en 1957. Suppression des barrières non tarifaires, ouverture à la concurrence des services publics en réseaux (télécommunications, transports, services postaux, énergie) en ont été les conséquences directes. FOCUS Le triangle institutionnel de l’Union européenne Au niveau de l’Union européenne, les processus décisionnels s’inscrivent dans le cadre d’un triangle décisionnel, formé par le Conseil des ministres, la Commission européenne et le Parlement européen. Ces trois institutions sont complexes. Par exemple, la Commission européenne est caractérisée par des divisions qui concernent les secteurs d’action publique (ce qui se traduit par l’autonomie des directions générales de la Commission), les origines nationales des commissaires (les commissaires étant nommés par leurs gouvernements nationaux). Le Collège des commissaires est une instance complexe de fabrication des compromis entre ces différentes orientations, mais la logique collégiale ne donne pas au président de la Commission une position nécessairement prééminente. De telles logiques de spécialisation et concurrences sont également
présentes au sein du Conseil et du Parlement. Les décisions européennes sont prises à partir d’arrangements entre ces trois institutions. Le point de départ est qu’il n’y a pas de logique de domination claire et indiscutable : aucune de ces trois institutions n’a de position systématiquement prééminente sur les deux autres. Une deuxième dimension est l’équilibre des pouvoirs né de la logique de codécision qui s’est développée depuis une trentaine d’années : dans l’ensemble cette procédure a signifié une obligation pour le Conseil, traditionnellement dominant, de partager les décisions avec le Parlement. La procédure de codécision, qui est devenue la procédure législative ordinaire (91 % des propositions législatives sur la période 2014-2016), implique dès lors un processus long d’ajustements progressifs entre les positions des différentes institutions. La troisième dimension, absolument cruciale, est l’importance du consensus : il est rare que les textes se concluent par une conciliation (phase ultime d’une procédure de codécision), et de nombreux textes sont adoptés en première lecture au Parlement. Dans cette logique qui accorde de l’importance au consensus, le poids des négociations informelles est absolument central. Les négociations entre les représentations permanentes des États-membres (qui sont des instances diplomatiques localisées à Bruxelles), les fonctionnaires de la Commission mais aussi les parlementaires européens et leurs conseillers occupent une place prépondérante. Le saviez-vous ? L’Acte unique a été adopté par les 12 États membres de la Communauté européenne en février 1986. Fortement porté par le président de la Commission européenne de l’époque (le Français Jacques Delors), il vise à relancer la construction européenne par la finalisation du marché unique. Troisièmement, la politique monétaire européenne constitue sans doute l’exemple le plus frappant : pour les pays de la zone euro, ce ne sont plus les autorités nationales (ministères de l’Économie ou banques centrales) qui définissent les orientations de la
politique monétaire, mais la Banque centrale européenne, indépendante des gouvernements. C’est cette dernière qui est chargée de définir au quotidien la politique monétaire de la zone euro, avec son lot de mesures conventionnelles (opérations d’open market, réserves obligatoires) et non-conventionnelles (achat d’actifs et d’obligations d’État). Il faut sans doute ajouter à cela que ni la politique des frontières, ni les questions de coopération policière et judiciaire pénale, ni encore les politiques étrangères, de sécurité et de défense n’échappent à cette dynamique. ■ Organisations internationales et nouvelles recettes d’action publique Mais le mouvement d’inter/transnationalisation est loin de se résumer à la seule Union européenne. Les organisations internationales (Fonds monétaire international, Banque mondiale, Organisation pour la coopération et le développement économique), sont en effet susceptibles de peser sur l’action publique de plusieurs façons différentes1. D’abord, elles diffusent et légitiment certaines recettes de politiques publiques. L’OCDE et la Banque mondiale, à la charnière entre mondes scientifique et expert, ont par exemple contribué à produire et diffuser les notions et instruments issus des théories économiques néolibérales. C’est ainsi que la Banque mondiale a produit des recommandations convergentes pour libéraliser l’économie des pays en développement. L’OCDE, à partir d’échanges entre représentants d’administrations, experts internationaux, économistes reconnus, a diffusé des outils d’analyse, d’évaluation et de comparaison (en recourant au benchmarking) dans de nombreux domaines (de l’agriculture à l’administration publique en passant par l’enseignement et la recherche). Le benchmarking est une démarche de comparaison et de recherche des meilleures pratiques qui vient de la gestion des entreprises : il s’agit de comparer les pratiques des entreprises pour retenir les meilleures (les benchmarks). Cette démarche
s’est étendue aux administrations publiques depuis les années 1990 en lien avec le développement du nouveau management public (cf. infra). FOCUS L’OCDE et l’enquête PISA Le programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA, Programme for international student assessment) est un ensemble d’études conduites sous l’égide de l’OCDE visant à mesurer les performances scolaires des systèmes éducatifs. Lancée en 2000, l’enquête, conduite tous les trois ans (la dernière enquête réalisée en 2015 a été publiée en 2016), porte sur les compétences acquises par les élèves de 15 ans, essentiellement sur leur capacité à mobiliser leurs connaissances dans la vie quotidienne en sciences, mathématiques, résolution de problèmes et lecture. Image non fournie par l éditeur. © Drivepix-Fotolia.com La publication des résultats (avec notamment un classement des différents systèmes éducatifs) donne lieu à de nombreux commentaires politiques, médiatiques et professionnels. En France, par exemple, les mauvais résultats (la France est en milieu de classement, malgré une dépense par élève relativement élevée) ont alimenté les critiques contre un système éducatif trop vertical (les élèves se sentent moins soutenus par leurs professeurs qu’ailleurs) et inégalitaire (d’importantes différences entre les types d’établissement et les origines sociales). Les réactions des syndicats d’enseignants sont réservées ; les associations de professeurs de mathématiques défendant par exemple leur approche (soucieuse d’accès à l’abstraction), insuffisamment prise en compte dans les tests PISA. D’autres pays (comme l’Allemagne ou la Finlande) ont engagé avec un certain succès de profondes réformes suite à des évaluations négatives dans le classement PISA. Cette enquête, sans présenter de caractère contraignant, a fini par
occuper une place cruciale dans les comparaisons et la mise en compétition des systèmes éducatifs. Les organisations internationales peuvent intervenir de façon plus contraignante par des mécanismes d’imposition. L’Organisation mondiale du commerce est à la fois une arène de production des règles organisant le commerce international mais aussi un acteur veillant à l’application de ces règles par les 160 États-membres qui la composent par l’intermédiaire de son organe de règlement des différends. Le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale peuvent accorder des prêts sous condition à certains États, pesant dès lors très lourdement sur les politiques nationales. C’est dans ce cadre notamment qu’ont été initiés les plans d’ajustement structurel dans les pays en développement depuis les années 1980, reposant sur des mesures de dévaluation, d’augmentation des taux d’intérêt, de blocage des salaires, ou encore de privatisations. Les critiques suscitées par ces politiques, aux effets souvent brutaux sur les populations, ont conduit la Banque mondiale à réorienter ses politiques pour mieux intégrer la lutte contre la pauvreté, la participation des populations (empowerment) ou encore la qualité de la « gouvernance », sans que l’on soit sûr pour autant de l’application effective de ces derniers principes.
2. Les logiques des intérêts : vers l’affirmation d’une dimension supranationale Retour à la table des matières Les acteurs non-étatiques sont concernés au premier chef par ces recompositions au-delà des États. L’internationalisation des économies nationales, en termes de flux économiques sortants et entrants, constitue le cadre de cette transformation : les investissements directs ont ainsi été multipliés par 10 entre 1982 et 2002, atteignant 651 milliards de dollars en 2002. Les firmes transnationales ont su exploiter globalement des avantages offerts par la mondialisation, à l’instar des stratégies d’optimisation fiscale qu’elles ont pu concevoir.
Le saviez-vous ? Créée en 1961 et comptant plus de 3 millions d’adhérents, Amnesty international est engagée dans les missions de défense des droits de l’homme à travers le monde. Créée en 1988, Human Rights Watch défend des causes similaires, et réalise notamment des enquêtes sur les violations des droits de l’homme. Pour assurer leur indépendance, ces organisations se financent à partir de dons de personnes privées ou de fondations. La multiplication des organisations nongouvernementales (ONG) internationales, qui passent de 176 en 1909 à 7306 en 2006, contribue également à accentuer la pression sur les États. Amnesty International compte des représentations dans 162 pays, Human Rights Watch dans 150. Ces ONG disposent de ressources considérables, souvent de sources privées : au Royaume-Uni, les dons privés aux ONG s’élevaient annuellement à 5 milliards d’euros au début des années 2000. Elles bénéficient également d’un soutien dans l’opinion publique, qui les considère comme plus crédibles que leur gouvernement. Les ONG exercent plusieurs rôles : surveillance des États (par exemple sur les atteintes aux droits de l’homme), campagne médiatique, lobbying dans les négociations internationales. Elles ont par exemple exercé une pression pour que la Cour pénale internationale ait un mandat plus ambitieux, avec une pétition signée par 1000 ONG ; autre exemple, la mobilisation de Handicap international a été décisive dans la signature de la convention d’Ottawa sur les mines anti-personnel. FOCUS Union européenne et transnationalisation des intérêts Le niveau européen est particulièrement symptomatique de cette transnationalisation des intérêts. Si les comptages sont difficiles, on considère aujourd’hui qu’il existe entre 10 et 15 000 lobbyistes en relation avec les institutions européennes (Commission, Parlement, Conseil, Cour de justice). On compte d’abord les eurogroupes, rassemblements d’organisations nationales de représentation des intérêts (à l’instar du Comité des organisations
professionnelles agricoles ou de la Confédération européenne des syndicats). Ils sont environ 900 à être reconnus par la Commission. Ensuite, il faut distinguer les organisations qui regroupent des entreprises (par exemple la Table ronde des industriels mise en place au cours des années 1980), les firmes représentées directement (généralement les grands groupes transnationaux), les organisations nationales avec une représentation à Bruxelles mais aussi des représentants des territoires subnationaux (toutes les régions françaises ont ainsi des bureaux à Bruxelles). On compte enfin des structures de lobbying et conseils spécialisées (tels que les cabinets d’avocats, de conseil politique ou lobbying, de conseil en communication, de conseil en économie et gestion) et des groupes d’intérêts provenant d’autres continents, à l’instar de la chambre américaine de commerce ou la National association of manufacturers. Image non fournie par l éditeur. Commission européenne à Bruxelles. © Andrey Kuzmin-Fotolia.com Pour une part, ces transformations résultent des demandes propres des institutions européennes. C’est ainsi que la Commission européenne et le Parlement européen ont encouragé la formation d’intérêts économiques et sociaux au niveau européen pour deux raisons principales. Entretenir des relations avec les groupes d’intérêt, c’est d’abord conforter leur légitimité, les contacts avec les intérêts sociaux et économiques organisés, représentants de la « société européenne », leur permettant d’accroître leur poids politique dans leurs relations avec le Conseil et donc avec les États-membres. Deuxièmement, les relations avec les groupes d’intérêt permettent de constituer une expertise européenne. Les services de la Commission ou du Parlement sont relativement réduits, or, intervenir dans la définition des politiques européennes requiert une expertise juridique (savoirs sur les systèmes de droits nationaux) et économique (savoirs sur les stratégies économiques, les indicateurs économiques nationaux et subnationaux, la situation
internationale, etc.) que peuvent procurer ces groupes.
3. Une scène transnationale Retour à la table des matières Il existe une scène transnationale de fabrication des politiques publiques dominée par des interactions répétées entre des acteurs étatiques ou non-étatiques. Trois dimensions sont ici centrales : • l On est dans une situation de « gouvernance » plus que de « gouvernement ». La notion de gouvernance permet d’attirer l’attention sur la dimension multipolaire, la prolifération des acteurs non-étatiques. Elle souligne la multiplicité des relations informelles, la part importante des réseaux, les interactions continues entre les membres de ces réseaux. • l Il s’agit d’une gouvernance multi-niveaux, associant des autorités publiques locales, régionales, nationales, européennes et internationales. La notion de gouvernance multiniveaux, forgée par le politiste américain Gary Marks au milieu des années 1990 sur la base d’analyses concernant la politique régionale européenne, repose sur trois arguments : ◦ les États ne monopolisent pas la totalité des ressources et sont concurrencés par des acteurs supra- et infra-nationaux ; ◦ à partir du moment où les décisions sont prises à un niveau collectif, les États sont obligés de faire des concessions ; ◦ les arènes politiques sont « interconnectées plutôt qu’imbriquées », c’est-à-dire que les acteurs subnationaux peuvent intervenir également au niveau supranational ; ils ne sont pas contenus au niveau national. • l Les frontières entre le public et le privé sont particulièrement floues et mouvantes. La globalisation se traduit par un développement des
échanges mais aussi par une multiplication des règles encadrant les échanges. Ces règles qui ordonnent et régulent les relations, souvent sous la forme de soft rules (droit mou), résultent pour une part des activités de standardisation et de certification découlant de l’activité des acteurs privés, auxquels les États ont délégué un pouvoir de représentation, à l’instar du rôle par l’International Standard Organisation (ISO) en matière de normes pour les produits. La protection des forêts tropicales comme problématique mondiale La question des forêts tropicales apparaît initialement comme un problème de connaissance et d’évaluation. Cette mise sur agenda favorise une interconnaissance entre des acteurs jusque là isolés, ONG, experts, industriels, organisations internationales, etc. Elle permet une mise en circulation des idées et des connaissances intervenant dans le domaine forestier. Les oppositions frontales entre ONG et industriels s’atténuent, comme en témoigne la mise en place de partenariats dans la gestion forestière dans les années 1990. Les conférences internationales (avec le Forum international sur les forêts à Rio en 1997 ou le Forum des Nations unies sur les forêts, créé en 2000) vont jouer un rôle fondamental, en favorisant la structuration d’un discours cohérent autour des enjeux internationaux de la protection des forêts. Certaines organisations, comme l’Organisation internationale des bois tropicaux (créée en 1986), jouent un rôle d’information, mais aussi d’élaboration des critères d’action pour des projets d’aménagement. Cette organisation fixe des objectifs et gère des fonds, notamment avec la commercialisation des bois tropicaux issus de forêts gérées de façon durable. Cette dynamique générale a favorisé une prise en compte de la protection des forêts par la Banque mondiale, qui va finir par conditionner ses prêts à la réforme des politiques forestières. Cependant, les démarches engagées restent partielles : tous les acteurs ne sont pas impliqués, les financements restent limités et les démarches restent dépendantes des pays. Significativement, il n’existe pas de convention internationale sur les forêts, du fait de l’opposition de
certains pays du Sud, comme le Brésil, mais aussi de pays avec une forte industrie du bois, comme les États-Unis. Source : SMOUTS M.-C., Forêts tropicales, jungle internationale. Les revers d’une écopolitique mondiale, Paris, Presses de Sciences Po, 2001. Les États sont-ils pour autant débordés par la globalisation ? La réponse doit sans doute être nuancée en fonction des types d’États. Il faut ici distinguer entre plusieurs situations différentes : • l D’un côté, les États occidentaux ont développé plusieurs séries de réponses à la globalisation, notamment en promouvant des formes de gouvernance supra- et infra-nationales. • l Les « États post-coloniaux faibles » (essentiellement en Afrique), n’ont pas les capacités administratives pour répondre aux enjeux posés par la globalisation des échanges et ne sont pas toujours en mesure de monopoliser la violence légitime sur leur territoire. Ils se trouvent en outre dans une situation de dépendance vis-à-vis de financements étrangers, ce qui réduit considérablement leur souveraineté. • l Enfin, les « États en modernisation » (pour l’essentiel, Brésil, Chine, Inde), combinent plusieurs traits hétérogènes : ils ont pu développer des modes d’intervention proches des États occidentaux, nouer des formes de coopération à l’échelle supranationale mais, sur certains aspects, présentent des faiblesses proches de celles que connaissent les États postcoloniaux.
IV. Les dimensions politiques de l’action publique Retour à la table des matières Une campagne électorale n’obéit pas aux mêmes impératifs que la mise en place de « bonnes » politiques publiques. Les slogans qui servent d’emblèmes (« travailler plus pour
gagner plus », « moins d’État, plus de liberté », « mon ennemi, c’est la finance internationale ») se transforment difficilement en politiques publiques. La complexité des dispositifs technologiques, avec leur lot de mécanismes automatiques, est aussi de nature à réduire la capacité de formulation et de mise en œuvre des décisions publiques par les élus. Ce constat sur l’évolution des démocraties occidentales conduit à s’interroger sur la contribution des élus à la production de l’action publique et, plus largement, sur les liens entre temporalité politique et action publique.
1. Action publique et acteurs politiques Retour à la table des matières Plusieurs des arguments avancés jusqu’ici tendent à remettre en cause la place des acteurs politiques dans la fabrication des politiques publiques. Les travaux sur les groupes d’intérêt tendent par exemple à diminuer le rôle des élus : les décisions publiques sont en définitive la résultante des marchandages et équilibres des différents groupes d’intérêt. Qu’en est-il dès lors des acteurs politiques, individuels (les ministres), institutionnels (parlements) et collectifs (les partis), dans la fabrication des décisions publiques ? ■ Au sein de l’exécutif : ministres et hauts fonctionnaires Là où les ministres ne sont que de passage, les hauts fonctionnaires disposent de l’expertise, du temps et d’un répertoire relationnel. Faut-il pour autant penser que les acteurs politiques disparaissent ? Plutôt que de centrer la focale sur les acteurs politiques, il faut sans doute raisonner plus à partir de systèmes d’interactions entre les acteurs politiques et une multiplicité d’autres acteurs, administratifs et représentants de la société civile, ainsi que spécifier le rôle des acteurs en fonction des moments, des lieux mais aussi du type d’acteurs politiques. FOCUS L’introduction du nouveau management public en France : le poids des hauts fonctionnaires Le nouveau management public désigne un ensemble assez hétérogène de recettes issues du secteur privé (mesure de la performance, salaire
au mérite, décentralisation organisationnelle, etc.) appliquées aux administrations publiques. Quand on examine les conditions de production et de diffusion des techniques et savoirs néomanagériaux dans l’administration française, le fait marquant est la progressive emprise des hauts fonctionnaires. Alors qu’au début des années 1980, consultants et universitaires tentent de diffuser ces savoirs dans les instances de formation des agents de l’État, les idées managériales sont à partir des années 1990 réappropriées par des hauts fonctionnaires. Ces derniers se saisissent notamment du nouveau management public en lien avec la question de la dépense publique, qu’il s’agit de contenir. À partir du milieu des années 2000, notamment dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques lancée en 2007, les propositions de réforme se doivent d’articuler réorganisations administratives et réduction des dépenses publiques. Autrement dit, « alors que la communauté professionnelle du management public des années 1980 faisait passer ses idées, non sans difficultés, dans des cercles de hauts fonctionnaires en quête d’expertises, c’est désormais la haute administration qui s’approprie la nouvelle gestion publique et en fabrique la version légitime. Cette configuration dessine un modèle technocratique de production de savoirs managériaux ». Source : BEZES Ph., « État, experts et savoirs néo-managériaux. Les producteurs et diffuseurs du New Public Management en France depuis les années 1970 », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 193, 2012, p. 16-37. La nature de ces relations diffère très fortement en fonction des contextes nationaux, certains pays étant marqués par une très forte tradition de haute fonction publique indépendante du politique (la GrandeBretagne, par exemple), là où d’autres, sont au contraire caractérisés par un « spoils system » qui voit après chaque élection de nouvelles équipes de proches collaborateurs succéder aux précédentes (les États-Unis, par exemple). Cela dit, même dans des pays comme la France, où la haute fonction publique, par son prestige et sa centralité technique, joue un
rôle prégnant dans la définition des politiques de l’État, les acteurs politiques ne sont pas pour autant sans influence sur les décisions. Celles-ci s’exercent de façon directe d’abord : même quand il existe une forte expertise portée par les hauts fonctionnaires, les acteurs politiques peuvent orienter les réformes, en choisir la temporalité, voire en infléchir certaines composantes. C’est ainsi que les travaux sur les élites du welfare mettent en évidence que si un groupe relativement limité de hauts fonctionnaires a considérablement pesé dans la durée pour favoriser des politiques de contrôle de dépense et d’étatisation de la sécurité sociale, les acteurs politiques (à l’instar du Premier ministre en 1995) ont pu jouer sur le timing des réformes entreprises et en assumer les risques politiques. L’effet du politique est également plus indirect : les hauts fonctionnaires, notamment quand ils sont de proches collaborateurs, sont nommés par le pouvoir politique, et ils doivent en anticiper les attentes et les contraintes. Le saviez-vous ? « Welfare » désigne habituellement les politiques sociales de soutien et de protection conduites par les États. La notion de « welfare state » (traduit en français par « État providence ») est inventée en Angleterre en 1942. Par « élites du welfare », on songe en France aux responsables, à la charnière entre État et organismes de sécurité sociale, des politiques familiales, d’assurance chômage et maladie, de retraites. ■ Parlements et décision publique La question du poids des parlements est également revenue avec insistance. Si le constat de « présidentialisation » des démocraties occidentales (ou plus largement l’affirmation de la domination des exécutifs dans les démocraties parlementaires1) est assez largement partagé, le rôle joué par les parlements a pu se voir discuter. Quels pouvoirs restent-ils aux parlements dans un contexte marqué par le fait majoritaire (c’est-à-dire une majorité parlementaire disciplinée), des procédures de rationalisation des parlements (limitant leur marge de manœuvre) ou encore des phénomènes
d’individualisation de la vie politique qui favorisent les figures de l’exécutif ? Le constat d’un déclin des parlements, désormais aux ordres des majorités politiques a pu être fait de façon récurrente : les parlements seraient devenus des caisses d’enregistrement de décision prises ailleurs, par exemple entre le gouvernement et les groupes d’intérêts. Le « fait majoritaire » se produit quand il existe une majorité stable à l’Assemblée nationale, assurant un soutien clair au gouvernement. Apparue au début de la Ve République, cette situation est favorisée par l’introduction du scrutin majoritaire (uninominal à deux tours) pour les élections législatives et l’élection du président au suffrage universel direct. Pourtant, des analyses ont pu mettre en évidence que la place des parlements n’est pas toujours si anodine que cela dans les démocraties occidentales. Ces parlements peuvent utiliser différentes ressources leur permettant de peser sur les décisions publiques : définition de l’ordre du jour, adoption d’amendements, travail en commission d’enquête. En fait, une question générale est celle de la nature des rapports de pouvoirs politiques à l’intérieur des parlements : les majorités plurielles, impliquant plusieurs groupes parlementaires, obligent à un travail de négociation pour produire des accords dans la construction de l’action publique. FOCUS Parlementaires et politiques pénitentiaires en France Un domaine comme celui de la prison est traditionnellement considéré comme un objet d’abord et avant tout géré par l’administration avec une très faible intervention des acteurs politiques. Pour autant, on a assisté en France depuis la fin des années 1990 à la spécialisation d’un certain nombre de parlementaires, détenteurs d’une véritable expertise. La publicisation des conditions de vie
pénitentiaires au tournant des années 2000 (avec un livre qui aura beaucoup de succès, Médecinchef à la prison de la santé de Véronique Vasseur) va jouer un rôle-clé : alors que jusque-là les parlementaires ont pris la parole pour se faire les relais des demandes locales ou critiquer le ministre lors d’évasions, les parlementaires vont, au nom d’une indignation humaniste, réaliser un travail en commissions d’enquête qui se verra largement médiatisé. De façon moins visible, en lien avec le mouvement associatif autour des droits des détenus, les parlementaires vont structurer un travail d’expertise et être à l’origine de rapports et préconisations, comme par exemple l’intégration des prisons dans le champ d’action de la Commission nationale de déontologie de la sécurité. Dans la durée, va ainsi se consolider un petit groupe de parlementaires spécialisés qui vont produire des connaissances autonomes, s’immiscer dans un domaine traditionnellement dominé par l’administration, contribuer au cadrage public des débats autour de la prison. Source : CHABBAL J., Changer la prison. Rôles et enjeux parlementaires, Presses Universitaires de Rennes, 2016. ■ Partis et politiques publiques : des résultats contradictoires Traditionnellement, les travaux portant sur les partis tendaient à supposer que les partis favorisaient des politiques adaptées à leurs électeurs. Par exemple, dans la lignée de l’analyse du politiste norvégien S. Rokkan, les partis sont censés promouvoir des politiques dépendantes de leur positionnement au sein des clivages socio-politiques (rural/urbain, capital/travail, etc.) : les partis ont des objectifs de redistribution liés au positionnement de leurs électeurs dans la hiérarchie des revenus. Mais cette perspective, associant des partis politiques à certaines orientations de politiques publiques, a connu des démentis empiriques : au cours des années 1980, les socialistes français n’ont-ils pas mis en place des politiques de rigueur allant à l’encontre de leurs promesses initiales, les gouvernements travaillistes néo-zélandais et australiens baissé les
taux marginaux d’imposition, et les conservateurs suédois poursuivi les politiques de leurs prédécesseurs sociodémocrates ? Les études de cas menées sur les politiques culturelles, la politique nucléaire, le logement, les politiques pénales ou d’énergie parviennent à des résultats assez contradictoires quant aux effets des partis dans la conduite de l’action publique. Par exemple, sur le nucléaire, on ne note pas d’oppositions fondamentales entre les grands partis de gouvernement en France, et la politique énergétique est marquée par une certaine stabilité. En Allemagne, les verts ont participé à plusieurs coalitions gouvernementales et ont eu un impact considérable sur les choix publics en matière énergétique1. Les grandes études quantitatives concernant les effets des partis sur la nature des politiques, et notamment sur le fait de savoir si les partis de gauche dépensent plus que les partis de droite, ont eu des conclusions allant dans des sens différents, même si les travaux les plus récents soulignent que, d’une part, le niveau des dépenses publiques s’élève quand la gauche est au pouvoir, et que, d’autre part, l’allocation des ressources diffère : agriculture et défense pour les gouvernements de droite, politiques macro-économiques et redistributives pour les gouvernements de gauche.
2. Élections et politiques publiques Retour à la table des matières En démocratie, les gouvernants doivent être en mesure d’être tenus responsables par leurs mandants et donc d’être remis en cause périodiquement. Dès lors, l’activité gouvernementale doit être pensée en relation avec l’univers électoral. Plus précisément, comment la temporalité politique, rythmée par les échéances électorales, affecte-t-elle les logiques de prise de décision publique ? Le political business cycle (le cycle des affaires politiques)
« À l’approche des élections, les gouvernements en place tentent de tromper l’électeur sur l’état de l’économie en alimentant artificiellement celle-ci, et ils s’occupent des conséquences de ces coups politiques une fois les élections passées ». Fortement contestée, cette thèse a été depuis affinée : cette stratégie est variable en fonction de la situation du gouvernement sortant dans les sondages à l’approche des élections (c’est plutôt un gouvernement menacé électoralement qui y aura recours), de l’orientation partisane du parti au pouvoir (ce sont les gouvernements républicains qui, sur longue durée, ont un recours plus important à ce type de pratique), de la plus ou moins grande indépendance de la banque centrale. L’anticipation d’une échéance proche peut ainsi conduire à des dépenses supplémentaires de la part des décideurs. Alors que les décisions publiques sont complexes et demandent du temps pour permettre des accords entre une multiplicité d’intérêts et d’organisations à des échelons territoriaux divers, les contraintes du jeu politique peuvent produire des accélérations soudaines (suivis d’arrêts qui le sont tout autant), en fonction d’impératifs médiatiques ou électoraux. Nominations politiques et politiques publiques n’obéissent par exemple pas au même calendrier : les ministres gèrent souvent les politiques impulsées par leurs prédécesseurs et initient des politiques que leurs successeurs devront mettre en œuvre, ce qui accroît la tentation d’un mode de gouvernement par effet d’annonce. Ceci est particulièrement le cas en matière budgétaire : « En somme, l’élaboration du budget dure 12 mois, son vote 3 mois, sa mise en œuvre 13 mois et son compte-rendu 5 mois : 33 mois alors qu’un ministre des Finances reste moins de deux ans en poste. Aussi, le ministre des Finances qui présente la loi de règlement n’est pas sauf exception, le ministre qui a fait voter la loi de finances et parfois n’est pas non plus celui qui l’a exécutée1. » À RETENIR • n L’analyse des politiques publiques permet de comprendre l’action de l’État au concret. Ces travaux ont en commun de tenter de démystifier l’action de l’État : ce dernier agit de façon désordonnée et selon des rationalités
complexes. Il n’est qu’un acteur parmi d’autres dans la production des décisions publiques. • n L’action publique se déploie au-delà du niveau national. Les politiques publiques internationales sont des politiques dont l’objet (migration, finance, etc.) dépasse le cadre étatique. Elles combinent logiques internationales et transnationales. Les politiques européennes sont l’illustration la plus emblématique de ces politiques, mais de nombreuses organisations internationales déploient des politiques publiques. • n Gagner les élections n’obéit pas aux mêmes impératifs que produire les « bonnes » politiques publiques. Les slogans qui servent d’emblèmes lors de campagnes électorales se transforment difficilement en politiques. La complexité des dispositifs technologiques est aussi de nature à réduire la capacité de formulation et de mise en œuvre des décisions publiques par les élus. NOTIONS CLÉS • État • Rationalité • Agenda politique • Décision • Mise en œuvre • Corporatisme • Pluralisme • Dirigisme • Hauts fonctionnaires • Gouvernance • Gouvernance multi-niveaux
• Organisations internationales • Groupes d’intérêt • Ministres • Parlements • Partis • Élections POUR ALLER PLUS LOIN BOUSSAGUET L., JACQUOT S. et RAVINET P. (dirs.) 2015, Dictionnaire des politiques publiques (3e éd.), Paris, Presses de Sciences Po. HASSENTEUFEL P., 2011, Sociologie politique :
l’action publique (2e éd.), Paris, Armand Colin. MAILLARD J. et DE, KÜBLER D., 2015, Analyser les
politiques publiques (2e éd.), Presses Universitaires de Grenoble. LASCOUMES P. et LE GALÈS P., 2012, Sociologie de
l’action publique (2e éd.), Paris, Armand Colin. MULLER P., Les politiques publiques, Paris, PUF, 2015.
ENTRAÎNEMENT Retour à la table des matières 1. Pour chaque question ou affirmation, cochez la ou les bonne(s) réponse(s) (bonne réponse : + 1 ; mauvaise ou sans réponse : - 0,5 ; total sur 20). Que signifie en français « policy » ? • □ Une politique publique • □ Des hommes politiques d’exception • □ La compétition pour le pouvoir
Que désignent les sciences camérales ? • □ Des auteurs réfléchissant au bon gouvernement • □ Un orchestre de chambre • □ Les bonnes façons d’acquérir le pouvoir Qui a été Woodrow Wilson ? • □ Un précurseur de l’analyse des politiques publiques • □ Un président américain • □ Un professeur à Princeton Qu’est-ce qu’un grand corps ? • □ Une personne de haute taille (éventuellement malade) • □ Une catégorie de hauts fonctionnaires • □ Un rassemblement massif de fonctionnaires Qu’appelle-t-on « agents du niveau de la rue » ? • □ Des agents en contact direct avec le public • □ Des fonctionnaires travaillant au rez-de-chaussée • □ Des fonctionnaires oubliés par leur hiérarchie Qu’est-ce que le jacobinisme ? • □ Une doctrine politique décentralisatrice • □ Une doctrine politique affirmant l’indivisibilité de la République • □ Une idéologie promue par le gouvernement de Jacob Qu’est-ce que la rationalité limitée ? • □ Un décideur contraint par des limites cognitives
• □ Une décision prise à l’encontre du bon sens • □ Une volonté de manipuler l’opinion Comment définir l’approche pluraliste en analyse des politiques publiques ? • □ Une approche qui considère que la diversité est une bonne chose • □ Une théorie de la démocratie libérale • □ Une analyse qui insiste sur les pressions croisées s’exerçant sur les décideurs Qu’est-ce que l’approche néo-corporatiste ? • □ Une théorie favorable aux corps professionnels • □ Des travaux soulignant les relations négociées entre l’État et quelques groupes d’intérêts • □ Une approche centrée sur le corps en politique Dans De la démocratie en Amérique, A. de Tocqueville défend que les Américains… • □ sont l’avenir du monde • □ prennent en charge collectivement et localement les problèmes • □ passent trop de temps devant leur téléviseur Qu’est-ce qu’un triangle de fer selon T. Lowi ? • □ Des relations constantes entre trois acteurs (exécutif, congrès, groupe d’intérêt) • □ Une forme géométrique • □ Un dévoiement du libéralisme américain Sur quoi repose le modèle suédois ? • □ Des entreprises de taille mondiale comme Ikea • □ Une relation de négociation entre État et groupes
d’intérêt et des politiques sociales universalistes • □ Un libéralisme économique internationalisé Quelle est la part des dépenses publiques dans le Produit intérieur brut en France ? • □ Aux alentours de 53 % • □ Aux alentours de 43 % • □ Aux alentours de 63 % Qu’est-ce que le triangle institutionnel de l’Union européenne ? • □ Des relations négociées entre Commission, Conseil et Parlement • □ Les rapports négociés entre États, Commission et Cour de Justice • □ Les rapports négociés entre Commission, Parlements nationaux et États-membres Qu’est-ce que le benchmarking ? • □ Une technique consistant à comparer les pratiques • □ Un outil de diffusion des marques • □ Un réseau international contraignant les États Comment définir la gouvernance multi-niveaux ? • □ Un gouvernement situé à plusieurs niveaux • □ Une gouvernance à plusieurs étages • □ Des relations de négociation entre des acteurs situés à plusieurs niveaux Qu’est-ce que la RGPP ? • □ La revue gouvernementale des politiques publiques • □ La révision générale des politiques publiques
• □ Le revenu global des parlements et parlementaires Qu’est-ce que le fait majoritaire ? • □ Le fait que la majorité ait toujours raison • □ Le fait que le gouvernement bénéficie d’une majorité parlementaire stable • □ Le fait que le Président domine le système politique français Qu’est-ce que le cycle des affaires publiques ? • □ Le fait que les gouvernements dépensent en fonction du cycle électoral • □ Le fait que les gouvernements soient soucieux de protéger les intérêts du monde des affaires • □ Le fait que le gouvernement joue avec les cycles économiques Pourquoi logiques électorales et politiques peuvent se dissocier ? • □ Parce que les décisions publiques prennent du temps • □ Parce que les décisions publiques sont plus complexes que les slogans électoraux • □ Parce que les temps électoraux et d’action publique diffèrent 2. Complétez les mots manquants dans ce texte issu du cours (1 point par mot) et définissez les termes ci-dessous (2 points par définition ; total sur 20). Le nouveau management public désigne un ensemble assez hétérogène de recettes issues _______ (mesure de la performance, salaire au mérite, décentralisation organisationnelle, etc.) appliquées aux administrations publiques. Quand on examine les conditions de _______ des techniques et savoirs _______ dans l’administration française, le fait marquant est la progressive emprise _______ […] Ces derniers se saisissent notamment du nouveau management public en lien avec la question de
la _______, qu’il s’agit de contenir. À partir du milieu des années 2000, notamment dans le cadre de la _______ lancée en 2007, les propositions de réforme se doivent d’articuler _______ et réduction des dépenses publiques. Autrement dit, « alors que la communauté professionnelle du management public _______ faisait passer ses idées, non sans difficultés, dans des cercles de hauts fonctionnaires en quête d’expertises, c’est désormais la _______ qui s’approprie la nouvelle gestion publique et en fabrique la version légitime. Cette configuration dessine un _______ de production de savoirs managériaux ». • — Néo-corporatisme • — État régulateur • — Relations transnationales • — Rationalité limitée • — Sciences camérales Image non fournie par l éditeur.
L’interdiction du glyphosate Retour à la table des matières a. Quel est le débat scientifique autour du glyphosate ? b. Quels sont les groupes d’intérêts mobilisés, avec quels arguments et quelles ressources ? c. Quels sont les enjeux institutionnels et politiques de l’interdiction du glyphosate ? Doc. 1 Ce qu’il faut retenir des négociations européennes sur le glyphosate Les États de l’Union européenne devaient acter mercredi la durée de prolongation de la licence de l’herbicide, mais le vote a été reporté, faute de compromis.
L’essentiel • À l’issue de plusieurs semaines de négociations, les vingt-huit pays membres de l’Union européenne (UE) ne sont pas parvenus à trouver un accord sur la prolongation de l’autorisation d’exploitation du glyphosate, dont la licence arrive à expiration le 15 décembre. • La question aurait dû être tranchée, mercredi 25 octobre, par les représentants des États membres de l’UE, qui s’étaient réunis dans un comité spécialisé Mais face à l’absence de majorité, le comité a décidé de reporter son vote. • Alors que le Parlement européen a voté mardi une résolution demandant l’interdiction progressive de cet herbicide en cinq ans, la Commission a, elle, proposé de prolonger la licence du glyphosate pour une durée de cinq à sept ans. Source : Le Monde, 25/10/2017. Doc. 2 Initiative Citoyenne Européenne (ICE) « STOP Glyphosate »… le million de signatures est atteint ! L’objectif du million de signataires est désormais atteint… continuons à signer cette ICE pour lui donner encore plus de poids !
L’objectif de cette Initiative Citoyenne Européenne est de rassembler 1 million de signatures pour demander à la Commission européenne : • de proposer aux États membres une interdiction du glyphosate ; • de réformer la procédure d’approbation des pesticides ; • et de fixer à l’échelle de l’UE des objectifs obligatoires de réduction de l’utilisation des pesticides.
En France, les partenaires ayant déjà rejoint l’initiative sont : Générations Futures, le CRIIGEN, la Confédération Paysanne, Greenpeace, la Ligue contre le cancer, Alerte Médecins pesticides, Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest, Eau & Rivières de Bretagne, Faucheurs volontaires d’OGM, Solidaires… D’autres confirmations sont en attente. Source : https://solidaires.org/Initiative-CitoyenneEuropeenne-ICE-STOP-Glyphosate-plusque-3-semaines-pour Doc. 3 Glyphosate : Monsanto aurait manipulé des publications scientifiques Une enquête publiée par Le Monde révèle que le géant de l’agrochimie aurait rédigé des études favorables au glyphosate, puis payé des scientifiques pour les signer. […]
Des tribunes dans les médias Une de ses pratiques consisterait à s’immiscer dans les médias afin de convaincre l’opinion publique. Le Monde cite l’exemple d’un échange de courriels datant de mars 2015 entre le biologiste américain Henry Miller et un cadre de la compagnie. Il y est convenu qu’un texte critiquant les pratiques du Centre international de recherche sur le cancer (qui a classé le glyphosate en cancérogène probable) soit signé par le biologiste. Ce texte a été publié presque sans modification dans le magazine économique Forbes. […]
La pratique du ghostwriting D’après l’enquête du Monde, les documents de Monsanto laisseraient également apparaître « un faisceau d’indices suggérant que la firme pratique couramment le ghostwriting ». Cette pratique consiste pour une entreprise à rédiger ellemême une étude scientifique, puis à rémunérer des
scientifiques extérieurs afin qu’ils les endossent en les signant. Source : Les Échos, 4 octobre 2007. Doc. 4 Échange tendu entre Macron et un agriculteur sur le glyphosate Ça n’en finit pas. Après l’explication avec des agriculteurs déguisés en peluche et des sifflets nourris, Emmanuel Macron a été interpellé par un agriculteur à propos du glyphosate, ce pesticide que la France souhaite interdire d’ici trois ans « au plus tard ». Alors que ce céréalier protestait contre cette interdiction, le président de la République s’est lancé dans un vif échange. « Je vous engueule parce que j’aime pas qu’on me siffle derrière ; mais après je viens vous voir et on s’explique », a dit le chef de l’État, selon une retranscription faite par l’AFP. Dans une vidéo publiée par Franceinfo, on peut voir Emmanuel Macron répondre sèchement à son vis-à-vis. « Le glyphosate, il n’y a aucun rapport qui dit que c’est innocent (…). Dans le passé, on a dit que l’amiante ce n’était pas dangereux, et après les dirigeants qui ont laissé passer ils ont eu à répondre », a expliqué Emmanuel Macron. Source : Huffington Post, 24/02/2018. Doc. 5 Glyphosate : comment s’y retrouver dans la guerre des études scientifiques Alors pourquoi le glyphosate est-il aussi critiqué ? Principalement à cause du rapport rendu en 2015 par le Centre international de recherches contre le cancer (CIRC), une branche de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) basée à Lyon, qui a classé le glyphosate comme « probable cancérogène ». […] Le CIRC indiquait que le glyphosate était
potentiellement dangereux, mais que les risques sur la population -en fonction des taux d’exposition- devaient être évalués par des agences spécialisées. « C’est comme si on disait qu’une éruption volcanique est dangereuse, mais que le risque dépend de la proximité », illustre Bernard Salles, professeur de toxicologie à l’université Paul Sabatier, interrogé par L’Express.
Pas de risque pour l’alimentation Les agences sanitaires et autres instituts se sont donc penchés sur la question. Et la majorité d’entre elles a estimé que le risque n’était pas avéré. En la matière, le rapport de 2016 du comité commun de la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation et de l’OMS, fait référence. Ce dernier se penchait sur le risque pour les consommateurs de fruits et légumes cultivés sur des champs où le glyphosate est utilisé. Il concluait qu’il était « improbable » que glyphosate soit génotoxique – c’est-à-dire susceptible d’endommager l’ADN- ou cancérogène par voie alimentaire. […] « Dans les aliments la concentration de glyphosate est très faible, précise Bernard Salles, par ailleurs expert mandaté par l’Anses. L’exposition se fait majoritairement par inhalation -avec des épandages par avion dans certains pays- et voie cutanée sur les populations et les agriculteurs qui ne se protègent pas ».
La guerre des études Le débat aurait pu s’arrêter là pour conclure que le glyphosate peut être utilisé à condition de fixer des limites d’exposition aussi bien pour les agriculteurs que les consommateurs. Sauf que toutes ces études sont vertement critiquées et remises en cause par les deux camps. Source : L’Express, 9/11/2017.
CHAPITRE 7 L’action
collective Retour à la table des matières Image non fournie par l éditeur. © Reg Lancaster – Getty Images. En France, la forme la plus traditionnelle d’action collective est la manifestation de rue, protestataire ou de soutien à l’ordre public. D’autres répertoires existent, plus scéniques ou plus violents. Riche en inventivité activiste, mai 1968 – dont la dynamique politique est dénoncée dans cette photo – a témoigné des ressorts multiples d’une contestation touchant les franges ouvrières mais aussi ceux – étudiants, artistes, intellectuels – qui se trouvaient au cœur d’une société en mouvement. PLAN DU CHAPITRE I. Des foules aux mouvements sociaux II. Frustration et stratégie : les deux modèles de l’action collective III. Structuration et perceptions de l’action collective IV. Mouvements sociaux et manifestations V. La place de la violence La question de la vindicte populaire à l’encontre du pouvoir est ancienne. Elle trouvait déjà dans les émeutes de l’Ancien Régime – sous la forme des jacqueries paysannes souvent extrêmement violentes – une forme radicale d’expression. Avec la naissance du régime républicain, la préoccupation des pouvoirs publics concernant les mouvements de foule et les agitations révolutionnaires est plus forte encore. Si, sous la monarchie, la répression du peuple agité n’avait guère de conséquence dans un régime où ce dernier ne se voyait pourvu d’aucune légitimité, la situation est radicalement différente en démocratie républicaine où toute source de légitimité vient – en théorie – du peuple, désormais souverain absolu. Il est dès lors coûteux pour le pouvoir de procéder par une violence sans mesure au rétablissement de l’ordre. Si le peuple est la base de toutes les souverainetés, il devient
impensable de vouloir le contraindre violemment et de forcer sa volonté. Pris entre, d’un côté, cette exigence démocratique de laisser une parole au peuple et, de l’autre, le besoin d’assurer l’ordre dans la rue et d’éviter la tentation révolutionnaire, l’État républicain balance… La culture de la police des foules – aussi appelée le maintien de l’ordre – naît de cette double exigence au cœur de la démocratie : laisser s’exprimer le peuple souverain en supportant certains débordements sans pour autant verser dans une déstabilisation du régime en place.
I. Des foules aux mouvements sociaux Retour à la table des matières
1. La théorie des foules au XIX e siècle Retour à la table des matières C’est donc bien avec la consolidation du régime républicain que va naître, à la fin du XIX e siècle, une réflexion sur la place des masses en démocratie. Ce sont principalement des penseurs plutôt conservateurs qui vont animer le débat public, pointant les dangers des foules. En France, Hyppolite Taine (1828-1893), Gabriel Tarde (1843-1904) ou Gustave Le Bon (1841-1931) posent les premiers une théorie d’ensemble sur les foules révolutionnaires que certains ont pu observer lors de la Commune de Paris à partir de mars 1871. Ces trois théoriciens dressent le constat d’une furie collective habitant les groupes coalisés qui rompt avec la rationalité de l’individu esseulé. Pris en foule, la raison humaine vacille et l’homme revient à sa nature première, celle d’un carnivore belliqueux et dangereux pour ses semblables. Inspirés d’une philosophie pessimiste venue de Thomas Hobbes – pour qui, dans l’état de nature, « l’homme est un loup pour l’homme » –, Taine ou Le Bon pointent du doigt la déraison des foules dans des termes enlevés et volontairement catastrophistes :
« Comme un radeau de naufragés sans vivre, l’homme est retombé à l’état de nature ; le mince tissu d’habitudes et d’idées raisonnables dans lequel la civilisation l’enveloppait s’est déchiré et flotte en lambeaux autour de lui ; les bras nus du sauvage ont reparu […] Désormais ce qui règne en lui et par lui, c’est le besoin animal, avec son cortège de suggestions violentes et bornées, tantôt sanguinaires et tantôt grotesques. Imbécile ou effaré, et toujours semblable à un roi nègre, ses seuls expédients politiques sont des procédés de boucherie ou des imaginations de carnaval. » Pour les trois auteurs, la mobilisation des foules est le fait d’une forme de « contagion des émotions » qui touche les individus réunis en grand nombre. Si rien n’est dit quant à cette contagion et son mode de propagation, Le Bon ou Tarde insistent sur le rôle déterminant du « leader » ainsi que sur « l’atmosphère morale du moment », pointant ainsi du doigt l’influence selon eux néfaste du représentant syndical – dont la figure émerge avec la révolution industrielle – et de l’idéologie socialiste-révolutionnaire en expansion. Dans un ouvrage qui connaîtra un vrai succès éditorial, Psychologie des foules (1895), Gustave Le Bon, théoricien réactionnaire et très influent dans les milieux républicains de l’époque, affirme l’existence d’un véritable danger de la trop forte présence des foules, « insensibles au raisonnement » et naturellement déstabilisatrices de l’ordre. Selon lui, les foules – qu’il entend au sens large allant des « foules criminelles » aux « foules électorales » et « assemblées parlementaires » – seraient les agents actifs involontaires de puissances obscures qui profiteraient de leur candeur pour les « hypnotiser » et les conduire sur le chemin de la révolte. Influencé par les expériences du professeur Charcot qui soignera certaines formes d’hystérie par le recours à l’hypnose, Le Bon en conclut que ce qui est efficace pour prendre la direction d’un individu peut fonctionner sur des collectifs. Il pointe ainsi la responsabilité des leaders révolutionnaires qui, armés d’un dogme simple et expressif (comprendre le communisme naissant), fondent une relation de dépendance entre la masse ouvrière et leur guide, conduisant le peuple vers de sombres perspectives
révolutionnaires. Une des dernières maximes – « Connaître l’art d’impressionner l’imagination des foules, c’est connaître l’art de les gouverner » – résume cet ouvrage qui aura une forte influence sur des leaders politiques comme Mussolini ou Lénine. La réflexion sur l’action collective va évoluer à partir des années 1920 sous l’influence cette fois de sociologues américains (l’école de Chicago) qui vont rompre avec l’analyse d’apparence scientiste mais très idéologique des penseurs français des foules. Première évolution, le terme de foule va peu à peu disparaître et laisser place à celui de masses, plus en lien avec la société capitaliste naissante et les grandes transformations à venir au milieu du siècle. Deuxième rupture, les explications en termes de contagion ou d’hypnose sont rapidement oubliées au profit d’une analyse insistant sur la convergence des attitudes sous l’effet de normes dominantes. Enfin la question de la rationalité des comportements collectifs commence à se poser. Si aucun auteur de cette époque ne prête encore aux foules une volonté d’agissements intéressés percevant l’action collective comme un mode « normal » d’expression politique, l’analyse induit que, sans être totalement rationnelle, l’action collective n’en est pas pour autant le reflet d’une irrationalité absolue. Elle répond par exemple – comme le dit Herbert Blumer – au ressenti d’une injustice criante et peut nécessiter une organisation froide et pensée de l’action comme le repérera Charles Tilly dans son analyse de la mobilisation des « sans-culottes » en France1. Image non fournie par l éditeur. Sans-culotte armé, eau forte anonyme, 1789. © AKG-images. L’école de Chicago L’école dite de Chicago débute au début du XX e siècle et se caractérise principalement par deux éléments : la volonté d’étudier sociologiquement des phénomènes souvent laissés de côté car jugés peu dignes d’intérêt à l’image des phénomènes de déviance, de criminalité, d’addiction et bien sûr
d’actions collectives. Par ailleurs, l’école de Chicago, sous l’influence de Robert Park et plus tard d’Erwing Goffman ou Howard Becker, va privilégier les études de terrain, appelant les étudiants à « sortir des bibliothèques » pour observer le « laboratoire social » qu’est la rue au plus près de sa réalité. Sous l’influence de Park ou d’Herbert Blumer, l’analyse des mouvements sociaux est privilégiée que ce soit les mouvements féministes naissants, les croisades chrétiennes, les mouvements de lutte contre l’alcoolisme etc. Si la dimension psychologique est encore très présente (irrationalité, limitation…), Park va penser les carrières des foules qui initialement sauvages se civilisent et s’institutionnalisent jusqu’à intégrer la sphère publique.
2. L’école de Chicago et la sociologie des masses Retour à la table des matières Le saviez-vous ? Le sans-culotte est une figure populaire de la révolution française, incarnant par sa tenue vestimentaire (pantalon court à rayures au lieu de la culotte et des bas portés par l’aristocratie et une partie de la bourgeoisie) la radicalité révolutionnaire. Orné d’un bonnet phrygien, le sans-culotte incarne dans le journal de Marat, L’Ami du peuple, l’idéal prolétaire de la Révolution française. Dans la foulée de la sociologie de Robert Park, ancien journaliste partisan d’une recherche « de terrain », plusieurs auteurs vont chercher à développer une approche du dynamisme des mouvements sociaux, encore appelés foules ou masses. Herbert Blumer, formé à la psychologie sociale, propose un modèle séquentiel d’expression des masses, encore très influencé par les penseurs du XIX e siècle, qui aura un vrai succès non seulement public mais également auprès des pouvoirs institutionnels. La foule connaîtrait une forme de carrière, passant par les étapes suivantes : • mouvement éruptif motivé par des émotions souvent incontrôlées ;
• agitation collective où chacun s’encourage à une frénésie communicative ; • identification d’une cible à la colère, perturbant le jugement et intensifiant l’action ; • passage à l’acte souvent violent sous l’effet de ces stimuli émotionnels. Avec Blumer, on le voit, les analyses en termes de contagion sont encore dominantes même si le psychosociologue innove sur certains points. Il a d’abord l’heureuse intuition de penser ce que l’on appellera plus tard les « gratifications à la participation » en évoquant le rôle des émotions magnifiées par l’esprit de corps qui poussent à l’engagement. Il renonce également, dans les années 1950, au terme de « foules » et introduit celui de « mouvements sociaux » qu’il définit comme des « entreprises collectives pour établir un nouvel ordre de vie ». La rupture avec une analyse en termes de « contagion des émotions » est plus manifeste encore avec Neil Smelser qui ne fait pas reposer l’action collective uniquement sur des présupposés psychologiques mais insiste sur l’importance des croyances ainsi que sur le poids de l’organisation des acteurs protestataires. Selon ce sociologue, l’action collective est le symptôme d’un dysfonctionnement du système social qui pousse les acteurs ainsi touchés à agir pour en corriger les effets. Si cette action peut s’avérer brouillonne et mal préparée, elle peut aussi être le reflet d’une vraie contestation ordonnée lorsqu’elle répond aux conditions suivantes. • l Elle repose sur une croyance qui aurait deux objectifs : identifier les sources de la tension et ses responsables ; proposer des solutions pour mettre fin au problème. • l L’ organisation de l’action collective doit être pensée en mettant en place des institutions capables de la conduire et en faisant appel à des militants disponibles pour l’animer. Avec Smelser, c’est à la fois la question des croyances (idéologies, doctrines, visions du monde) qui devient
importante mais également l’analyse sociologique des modes d’organisation et d’action. Dans la foulée de ces préoccupations, deux sociologues, Ralph Turner et Lewis Killian, auteurs en 1957 de Collective Behaviour, insistent sur la force d’entraînement d’une « norme émergente » qui donne sens à l’action collective. Il n’y aura d’action collective réussie que si deux éléments sont mis en avant par les organisateurs : le constat d’un dysfonctionnement majeur du système social et politique ainsi que la révélation d’une injustice trop criante. La dimension cognitive devient importante pour saisir les mobilisations : il importe que des défaillances sociales soient perçues et qu’un discours mettant en avant des injustices caractérisées soit diffusé et accepté. Dernier auteur influent de ce courant des sociologues des masses, William Kornhauser développe sa réflexion en réaction à l’endoctrinement des peuples sous le règne des grands totalitarismes. Assez proche de la philosophie d’Hannah Arendt voyant dans l’« atomisation des masses » la condition à l’émergence du fascisme, Kornhauser fait de la massification sociale, propre à l’Europe des années 1930 et aux États-Unis soumis au capitalisme marchand, la condition de l’action collective extrémiste. Définition • La notion d’atomisation des masses est proposée par Hannah Arendt (1906-1975) pour comprendre l’émergence du totalitarisme. Selon elle, des sociétés dans lesquelles les structures d’encadrement social ont disparu ou se sont délitées (la famille, les syndicats, les associations, les partis) vont laisser la population en plein désarroi et favoriser l’émergence d’un dictateur rassurant, imitateur des sociétés totalitaires. Selon Kornhauser, la modernité totalitaire ou capitalistique fonde de grands agrégats d’individus déracinés, socialement isolés et sans attaches communautaires, devenus anomiques et angoissés et dès lors manipulables par des entrepreneurs politiques qui les mobiliseront dans des mouvements sociaux contestataires et antidémocratiques.
Séduisante par sa simplicité, cette thèse ne résiste pourtant pas à la vérification historique. Le nazisme n’est pas né d’une forme d’atomisation des populations mais bien plutôt de leur encadrement par une multitude de corps intermédiaires qui participeront à l’arrivée au pouvoir du nazisme. De la même façon, rien ne permet de dire que le processus de massification conduise naturellement à des mobilisations radicales. On peut penser à l’inverse que le dynamisme de la démocratie en profite en sortant la décision d’un cadre strictement local, en proposant des modèles de vie cosmopolites et en renforçant les processus visant au consensualisme entre les individus. À partir des années 1970, la sociologie de l’action collective va s’enrichir de deux modèles rivaux d’analyse, nettement plus scientifiques et élaborés, à partir desquels se pensent encore aujourd’hui les phénomènes contestataires
II. Frustration et stratégie : les deux modèles de l’action collective Retour à la table des matières C’est autour de l’ouvrage fondateur de Ted Robert Gurr, Why Men Rebel (1970), que va se formaliser une ligne d’explication des phénomènes contestataires qui reposeraient avant tout sur un sentiment partagé de frustration collective, dirigée contre une cible identifiée comme responsable de cet état de souffrance psychologique. Un autre ouvrage non moins important1 donnera naissance à un courant plus riche et diversifié mais qui trouvera son unité dans le refus des thèses de la frustration et pensera l’action collective comme le résultat d’une stratégie d’accumulation de ressources rares permettant de pénétrer un système politique fermé ou réticent à toute remise en cause.
1. Le modèle de la frustration relative Retour à la table des matières Souvent très critiqué et pas toujours pour de bonnes raisons, le modèle de Gurr demeure intéressant en
proposant un cadre général d’explicitation des phénomènes d’action violente qui repose de façon centrale sur une hypothèse psychosociologique (la thèse de la frustration relative) mais qui prend aussi en compte d’autres facteurs plus sociologiques comme l’organisation des contestataires, leurs modèles de références, l’obtention d’alliés potentiels, la mobilisation d’idéologies de justification de l’action ou encore la réalité oppressive du pouvoir. Plusieurs types de variables sont susceptibles d’être à l’origine de la frustration. Les attentes peuvent être matérielles et relever du niveau de salaire ou de protection sociale mais elles peuvent aussi être politiques en termes d’accès escompté au pouvoir et à son exercice ou, enfin, être statutaires et identitaires lorsque les attentes ressortent d’une espérance de reconnaissance d’un statut ou d’une communauté. Définition • Frustation relative : pour Ted Gurr, l’action collective violente sourd d’un état de frustration qu’il qualifie de relative (relative deprivation). La frustration est un sentiment partagé au sein d’un même collectif issu du décalage entre des attentes considérées comme légitimes par le groupe qui les porte et des réalisations. Lorsque ce décalage devient manifestement trop fort, la frustration apparaît et peut sous certaines conditions (voir figure 7.4) se transformer en colère porteuse de violence à l’encontre des responsables supposés de cette frustration. Les cas de frustration les plus marqués se feront ressentir lorsque les variables ainsi détectées se cumulent, à l’image de l’émergence de la contestation républicaine dans le conflit nord-irlandais (1969-1998) où la population catholique de la province cumule à la fois une situation socio-économique dégradée par rapport aux loyalistes protestants mais également une marginalisation des centres du pouvoir décisionnel et un rejet de leur statut politique (républicain) et culturel (catholique). La frustration sera qualifiée de relative pour trois
raisons : • l D’abord parce qu’elle ne saurait se mesurer de façon absolue mais au regard de la situation dans laquelle on se situe et on situe nos attentes. Ainsi, la frustration peut être plus forte de la part d’un groupe mieux pourvu mais dont les attentes légitimes étaient très fortes au regard d’une situation légèrement déclinante que chez un groupe plus pauvre et marginal mais dont le niveau d’attentes était bas en raison d’une situation sociopolitique plus ou moins acceptée. • l Ensuite, la frustration va très souvent se mesurer chez les groupes sociaux au regard de ce qu’auront obtenu des groupes considérés comme proches ou dont la cause peut être assimilable. La comparaison se joue donc aussi entre groupes contestataires pour mesurer le niveau de frustration relatif à chacun. • l Enfin, d’un point de vue chronologique, la frustration n’a pas le même sens selon la valeur que l’on accorde aux attentes qui sont les nôtres. Ne pas habiter dans l’hypercentre parisien n’est pas vécu de la même façon pour le corps des professeurs d’université dans les années 1930 (où cela relevait de l’évidence) ou actuellement (où cela devient une exception) au même titre que manger à sa faim semble la moindre des choses pour les paysans du XXI e siècle alors que cela relevait d’une simple possibilité pour celui de l’Ancien Régime. C’est donc bien, chez Gurr, le concept de frustration qui est au cœur de l’explication de l’action collective : lorsque celle-ci est devenue trop intense et peu supportable, les acteurs sociaux agiront collectivement contre ceux qui, à leurs yeux, portent la responsabilité de leur privation ressentie. Pour Gurr, il existe plusieurs types de frustration. Trois modèles sont possibles selon que les aspirations légitimes progressent aux dépens des réalisations, qu’à l’inverse le niveau d’aspirations stagne mais que les réalisations décroissent ou enfin que les aspirations croissent au moment même où les réalisations
décroissent. Les figures 7.1, 7.2 et 7.3 illustrent ces trois cas. Fig. 7.1 Frustration décroissante Image non fournie par l éditeur. Ce modèle illustre l’émergence des contestations violentes paysannes dans l’Europe de l’Ancien Régime, sous la forme des jacqueries en France. Le niveau d’aspiration des individus est assez stable et sans réelles prétentions à la hausse. L’objectif des communautés traditionnelles est bien souvent de survivre plus que d’espérer un sort plus enviable. Il peut suffire d’une mauvaise récolte ou d’une ponction seigneuriale trop importante sur les denrées pour que les réalisations (les récoltes par exemple) décroissent menaçant la pérennité communautaire. Les révoltes éclatent face à un ordre social pourvu d’une très forte légitimité (religieuse) que l’on ne prétend pas bousculer mais juste interpeller pour restaurer les conditions d’une vie a minima. Fig. 7.2 Frustration ascendante Image non fournie par l éditeur. À l’inverse de ce premier modèle, ici ce sont les aspirations qui croissent sans que les réalisations ambitionnées ne suivent. Plus courant, ce modèle peut par exemple éclairer certaines révoltes post-coloniales entreprises par des éléments locaux sollicités pour l’effort de guerre par l’État français en 1939 et ramenés à la fin du conflit à leur situation de dominés alors même que des promesses d’émancipation ou même le simple sentiment de mériter une reconnaissance à l’issu d’une guerre pour laquelle on a tant donné, font défaut. Ce cas n’a pas été sans lien avec la révolte algérienne qui interviendra dès le milieu des années 1950. Fig. 7.3 Frustration progressive Image non fournie par l éditeur. Ce dernier modèle correspondrait aux cas de frustration maximale puisque les aspirations vont croissant et les réalisations décroissent, aboutissant à un « gap » particulièrement élevé, générateur de colère. Nous pourrions expliciter l’explosion de la violence terroriste au Pays basque espagnol à travers cette lecture théorique.
Si l’ETA n’avait fait que très peu de morts (une dizaine) sous la dictature franquiste, la violence explose au moment de la transition démocratique (près de 300 morts en six ans) alors même que la situation politique des basques semble s’améliorer. Ce paradoxe peut s’expliquer par le fait que les aspirations d’indépendance et de reconnaissance de ces militants ayant lutté presque seuls contre la dictature étaient très fortes. Or, non seulement leur rêve d’indépendance n’aboutit pas mais leur statut enviable de « résistants » se transforme avec l’arrivée de la démocratie pour celui plus stigmatisant de « terroristes ». Le différentiel entre leurs aspirations politiques et identitaires légitimes et l’obtention d’un statut d’autonomie considéré comme insuffisant, assorti d’un étiquetage statutaire dévalorisant (terroriste), va susciter un fort sentiment de frustration expliquant partiellement la croissance de la violence à la fin du régime franquiste. Le saviez-vous ? Euskadi Ta Askatasuna (ETA, Pays basque et liberté) est une organisation indépendantiste basque née en 1959, qui cessera sa lutte armée en octobre 2011 et disparaîtra en mai 2018. L’organisation qualifiée de terroriste sera responsable de près de 1 000 assassinats. Plus de 350 de ses militants sont actuellement incarcérés en Espagne et en France. Si le modèle de Ted Gurr est largement centré sur la notion de frustration pour expliquer l’émergence de la violence, il mobilise également des variables moins psychologiques et plus sociologiques, pour comprendre le passage d’une violence sociale à une violence politique et en saisir l’intensité. • l Ce sont tout d’abord les registres de justification de l’action collective qui vont être centraux pour le théoricien américain. Il distingue deux types de justification : normatives, reposant sur des idéologies et des doctrines, et utilitaires, fondées sur l’expérience vécue des contestataires. L’intensité de ces discours de justification ainsi que leur diffusion à l’ensemble d’un collectif vont largement expliquer la coloration politique de la violence pratiquée. Ainsi, selon Gurr, si la frustration d’une partie de la population la plus
précarisée peut expliquer l’émergence de l’islamisme dans les pays du Moyen-Orient, la violence djihadiste naîtra suite à un discours idéologique particulièrement influent, faisant du djihad une obligation morale et largement diffusé au sein d’un réseau d’écoles coraniques et de mosquées. À ce discours normatif s’ajoute une justification plus utilitaire faite du souvenir de la répression opérée par des régimes nationalistes pro-occidentaux sur les courants religieux contestataires de l’autorité politique. L’histoire des Frères musulmans en Égypte illustrerait parfaitement ce cas d’étude. Le saviez-vous ? La société des frères musulmans – aussi appelée Frères musulmans – est une organisation politique sunnite née en 1928 en Egypte sous l’influence d’Hassan el-Banna. Son objectif est le renversement par les urnes (même si l’organisation possède une branche militaire) des régimes arabes en place jugés impies et inféodés à l’occident. Considérés comme une organisation terroriste dans plusieurs pays, les frères musulmans doivent être distingués du courant djihadiste comme de l’islam quiétiste. Ils constituent le courant politique (et non militarisé ou strictement religieux) de l’islamisme. Définition • La notion de Djihad – qui peut être traduite en français par « effort » – renvoie à une obligation de tout bon musulman. Traditionnellement, on distingue le grand djihad qui est un effort sur soi au quotidien pour répondre aux attentes de Dieu, du petit djihad qui est un appel à la défense militarisée de toute communauté musulmane qui serait agressée de l’extérieur. Le courant djihadiste violent a renversé cette interprétation en faisant du djihad militaire le grand djihad et en le rendant à la fois obligatoire (alors qu’il n’était que facultatif) et offensif (alors qu’il ne devait intervenir qu’en cas d’agression). • l Au-delà des idéologies, ce sont également les
expériences passées du groupe avec la violence, comme celles de groupes jugés similaires, qui vont nourrir la volonté du passage à l’acte. La frustration ne joue donc pas un rôle isolé mais varie en intensité selon les éléments de comparaison que le groupe mobilise. • l Enfin, Gurr insiste également sur les variables qui permettent de mesurer l’intensité de la violence politique produite. Selon lui, celle-ci dépendra principalement de deux éléments : le niveau de répression et de contrôle des populations que le régime est capable de mettre en place ; le niveau de support institutionnel que les contestataires sont aptes à mobiliser et leur emprise sur la population qu’ils contrôlent. Gurr sort ainsi d’une simple analyse psychologique centrée sur la frustration et insiste sur des variables nettement plus objectivables (discours, niveau de coercition, relais militaires, soutien médiatique, etc.) pour saisir les variations de la révolte politique. La figure 7.4 propose une présentation synthétique du modèle de Ted Gurr. Avec Gurr, un vrai modèle général d’analyse de l’action collective s’impose qui va également engendrer une vague de critiques débouchant sur la constitution d’un nouveau courant de recherche, le paradigme de la mobilisation des ressources.
2. Le modèle de la mobilisation des ressources Retour à la table des matières Plusieurs raisons expliquent l’émergence, dans les années 1970, de ce courant concurrent d’analyse de l’action collective : une critique féroce des théoriciens de la frustration, le contexte singulier de la contestation politique aux États-Unis et le succès théorique rencontré par le fameux « paradoxe de l’action collective » soulevé par Mancur Olson. Les approches psychologiques de l’action collective, reposant sur les théories de la frustration ou les interprétations en termes de foules, vont subir quatre principales critiques1 :
• l La première revient à refuser l’angle psychologique privilégié s’agissant de collectifs dont il est rare qu’ils partagent tous la même frustration. • l La deuxième dénonce le refus permanent du politique chez les penseurs psychosociologues. Ces théoriciens semblent oublier l’offre politique contestée, c’est-à-dire le type d’État contre lequel on se dresse, son ouverture institutionnelle, son système répressif, etc. Or on ne peut comprendre les formes de la contestation sans tenir compte des structures du pouvoir que l’on dispute. Fig. 7.4Modèle de Ted Gurr Image non fournie par l éditeur. VP = Violence politique D = Dissidents R = Régime • l À cet oubli du politique s’ajoute un flou sociologique des acteurs contestataires que l’on qualifie de foule, de mouvement social, de groupe frustré ou aliéné sans tenir compte de son organisation interne, de son histoire protestataire, de la densité de ses liens structurels ou de sa capacité à se lier à des réseaux de lutte puissants. • l Enfin, l’action collective sera lue comme l’expression d’une colère et d’une frustration mais rarement comme le résultat d’un calcul rationnel et stratégique justifié au regard de la réalité d’un système politique inique. Si un nouveau courant d’analyse de l’action collective émerge dans les années 1960 et 1970, cela tient aussi au contexte historique qui est celui des mobilisations socioculturelles aux États-Unis. Que ce soit à partir des mouvements pacifistes nés de la protestation contre la guerre du Vietnam, du mouvement étudiant ou féministe dans le sillage de Mai 68 ou bien sûr de l’important mouvement pour les droits civiques qui anime les Africains-Américains, les sociologues états-uniens font un double constat assez novateur :
• l Le premier est que les protestataires viennent très souvent non pas des marges de la société américaine mais de son centre. Ils ne sont pas des acteurs frustrés et des dominés au sens marxiste du terme mais bien plutôt issus des classes moyennes ou supérieures : étudiants antiguerre des grandes universités américaines (Berkeley, Harvard, etc.) ou activistes de la cause noire venus non pas des ghettos mais de la petite bourgeoisie afro-américaine en constitution. • l Le second témoigne de la dimension intrusive des mouvements contestataires qui cherchent nettement plus à corriger les défauts du système politique qu’ils convoitent qu’à le fragiliser, voire le renverser. L’action collective ne procède pas d’un objectif de rupture mais d’intrusion dans le champ politique afin d’en modifier les effets négatifs. L’action collective n’est donc plus le fait de dominés excédés par leur marginalisation et menaçant de faire table rase d’un système politique stabilisateur ; elle relève d’une stratégie de correction d’un système dysfonctionnant qui fait obstacle à la participation de tous. La mobilisation n’est pas un refus des valeurs de la démocratie, comme le pensaient certains théoriciens des foules, mais bien plutôt une contestation des autorités au nom de ces mêmes valeurs. La perspective est ainsi radicalement différente et le questionnement se transforme. On interroge moins le « pourquoi » de la contestation (la frustration, la colère, l’anomie, etc.) que son « comment » (de quelle façon une mobilisation réussit à se former ?). Au Why Men Rebel de Gurr, on oppose le How Men Rebel, cherchant à mettre en lumière les stratégies de mobilisation des masses et ainsi de réussite de l’action collective. Ce changement de paradigme, qui pousse à essayer de comprendre les logiques de construction et de fabrication de l’action plutôt que ses motivations, est le fait du succès théorique du livre d’un économiste, Mancur Olson1, qui pose avec force le paradoxe propre à toute mobilisation. Alors qu’intuitivement il paraît évident que le fait de partager un même intérêt conduira les acteurs à se mobiliser pour sa défense, Olson rétorque que rien n’est moins sûr car la rationalité collective pourra être
enrayée par des stratégies individuelles qu’il qualifie de free riding. Le free rider est celui qui rationnellement choisira, au sein d’un groupe, de ne pas participer à l’action car il refuse d’en supporter les coûts tout en sachant qu’il en tirera un bénéfice bien qu’ayant été absent. Ne pas participer à une action collective qui défend l’obtention d’un bien collectif, revient, selon Olson, à faire œuvre de rationalité alors même que supporter les coûts parfois importants de l’action (la mort lorsqu’il s’agit d’une action révolutionnaire par exemple) relèverait plutôt d’une forme d’aberration. Exemple L’exemple le plus parlant est celui de la grève. Pourquoi, explique Olson, participer à une grève dont le coût est important (absence de salaire pendant les journées non travaillées, risque de se faire mal voir de son patron) alors que le bénéfice de la grève – si réussite il y a – profitera à tous les salariés et pas seulement à ceux qui auront cessé le travail ? Pour le dire autrement, dans la logique d’Olson, la participation à une grève n’est pas rationnelle puisque si la grève réussit et débouche, par exemple, sur un accroissement des salaires, alors le non gréviste en bénéficiera tout autant que le gréviste, mais, à la différence de ce dernier, il n’aura rien perdu en termes de salaire ou de notoriété pendant les jours grevés. Cette réflexion d’Olson a été aussi utilisée pour comprendre le « paradoxe du votant » : alors que lors d’un scrutin national, l’expression d’une voix ne change rien au résultat final du vote, pourquoi dès lors chaque citoyen se déplace pour voter, si individuellement sa voix n’a aucun effet ? FOCUS Organiser l’action collective selon Marx et Lénine La question de l’organisation de l’action collective ne s’est pas directement posée pour Marx. Selon lui, pour qu’il y ait une « conscience de classe », il faut que la classe sociale existe en soi. Cela intervient à un moment très particulier, celui de la consolidation du mode de production capitaliste, où les ouvriers partagent de semblables conditions d’existence et
font face aux exigences d’un patronat clairement identifié. Pour Marx, la classe sociale prolétarienne advient naturellement dès que les conditions de son existence unifiée la rendent possible. Pourtant, à la fin du XIX e siècle, Marx constate que de nombreux ouvriers anglais continuent de voter conservateurs et, contre toute attente, se comportent en ennemis objectifs de leur propre classe. L’existence de ce lumpenprolétariat nuisible, selon Marx, atteste qu’il ne suffit pas de partager des intérêts communs pour agir collectivement à la défense de ceux-ci. Lénine pensera cette difficulté en se posant la question concrète de l’organisation de la rupture révolutionnaire (dans un ouvrage judicieusement intitulé Que Faire ? publié en 1902). L’action révolutionnaire ne peut attendre d’émerger spontanément affirme Lénine, s’opposant en cela au courant anarchiste. Elle ne peut émerger que du fait d’une organisation très sourcilleuse et coordonnée dont devra se charger la couche organique du prolétariat, c’est-à-dire sa partie la plus éduquée et la mieux formée. C’est à travers la constitution d’une milice ouvrière préparée et encadrée (les bolcheviks) que l’action collective débouchera sur une perspective de prise du pouvoir. À l’inverse des anarchistes, pour Lénine, l’organisation doit être pensée à l’origine de l’action et non comme son débouché. Lumpenprolétariat : terme évoquant chez Marx un prolétariat sans conscience, appartenant aux couches déclassées du monde ouvrier, susceptible de soutenir les ennemis objectifs des travailleurs : les bourgeois. Pour autant Olson constate la réalité des actions collectives protestataires qui semblent dès lors mettre à mal son approche très instrumentaliste. Pour lui l’action collective va dépendre de la taille des groupes activistes : un petit groupe où chaque membre est sous surveillance des autres, sera peu touché par les effets du free riding et chacun sera contraint de participer à l’action ; à l’inverse dans les grands groupes, la possibilité de ne pas s’engager et de profiter d’une forme d’anonymat militant est bien plus grande. Dans le
même temps, explique Olson, une action collective portée par un groupe important a plus de chance de réussir qu’une mobilisation minimaliste. La question qui en découle est limpide : comment un groupe fait pour grandir en taille – et donc en influence – sans céder aux effets du free riding c’est-à-dire à l’érosion militante ? ■ Incitations sélectives et mobilisation des ressources La réponse que donne Olson à la possibilité de mobilisation réside dans la capacité des organisations mobilisatrices à produire des incitations sélectives (uniquement réservées à ceux qui se mobilisent) et à réunir des ressources rares favorisant l’activisme. Les incitations sélectives peuvent être de quatre sortes : matérielles ou symboliques, positives ou négatives. Elles sont produites par des entrepreneurs de cause qui cherchent à attirer une population militante et la fidéliser par l’octroi de ces avantages singuliers. La notion d’entrepreneur de cause renvoie aux acteurs sociaux qui vont s’efforcer de produire une cause valant la peine de s’engager. Cette notion met l’accent sur le fait que les causes politiques ou sociétales sont avant tout des constructions intéressées de la part d’acteurs (partis, associations, syndicats, mouvements) qui vont tirer profit de l’émergence de ces facteurs d’engagement. Cela peut être (incitations positives et matérielles) de l’argent, des moyens matériels, des emplois publics ou des postes de pouvoir qui vont être proposés aux plus engagés. Les grosses machines électorales des États-Unis dans les années 1960 ou le Parti communiste français des années 1950 ont beaucoup utilisé ces ressources pour asseoir une clientèle militante fidèle et investie. Cela peut aussi être (incitations positives et symboliques) des signes de reconnaissance, une amélioration de son statut, un accès à une forme d’émulation activiste ou aux délices du pouvoir sur autrui. Mais les incitations peuvent aussi être négatives et matérielles, lorsque le refus de la mobilisation se traduit par le retrait de son emploi ou de ses avantages administratifs. La technique syndicale du closed shop, longtemps
répandue en Grande-Bretagne, principalement chez les dockers, liant l’octroi d’un emploi à un engagement syndical l’illustre. De la même façon, Olson témoigne aux États-Unis de la force de conviction du grand syndicat médical, l’American Medical Association, qui contraint les médecins du pays à l’adhésion au risque de ne plus bénéficier du soutien de ses avocats, voire d’en être la victime. Enfin ultime incitation négative et symbolique, l’ostracisme, le rejet du militant non investi, peut fonctionner pleinement dans le cadre d’engagements communautaires. Le bannissement citoyen qui menaçait les indigènes algériens refusant de manifester leur soutien à la république coloniale, participe de cette logique et favorisera grandement l’illusion d’un militantisme pro-français de la part des populations locales. La mobilisation réussie dépendra donc de la capacité de « professionnels » de l’action collective à investir des ressources suffisamment attractives (médias, argent, symbolique, relais, alliés, outils techniques, etc.) pour donner vie au mouvement. Cette notion de « ressources » – au cœur du paradigme – permet de penser autrement la problématique de l’action collective : celle-ci n’est pas le résultat d’une frustration ou d’une colère, d’un manque qu’il faudrait combler, mais plutôt d’un tropplein de ressources rares qui seules permettent la réussite de l’action protestataire. FOCUS Le militantisme nationaliste corse Deux lectures peuvent être faites de la mobilisation nationaliste en Corse à l’orée des années 1970 : la première revient à lire cette mobilisation à travers le discours produit par ses protagonistes : la mobilisation relèverait d’une lutte anticoloniale motivée par un fort désir d’indépendance et viserait la fin de l’attachement de l’île à la France républicaine. La lutte armée mise en place ne serait ainsi ni plus ni moins que l’expression de cette volonté de rupture déjà perçue en Algérie une décennie auparavant. Le paradigme de la mobilisation des ressources permet une autre lecture de l’action violente en
Corse : confrontés à un système politique fermé, structuré par une emprise clanique de l’espace publique, de nombreux Corses actifs dans le monde économique (agriculteurs, hôteliers, artisans) mais incapables d’accéder au pouvoir politique local (compte tenu du clientélisme et des pratiques électives antidémocratiques : achat de votes, bourrage d’urnes, etc.) vont mobiliser des ressources rares pour forcer le champ politique. La violence très scénique mise en œuvre comme le recours à l’idéologie nationaliste mais aussi tiersmondiste ainsi que le réveil de références historiques endormies (Pascal Paoli, 1725-18071) sont autant de ressources mobilisées par des entrepreneurs nationalistes permettant la mobilisation d’une clientèle électorale et activiste puissante qui aboutira à l’émergence politique de forces nationalistes en lieu et place du pouvoir clanique local. L’enjeu est peut-être moins l’accès à l’indépendance que la visibilité politique et le partage d’un pouvoir confisqué. La violence « terroriste » comme l’idéologie nationaliste, le recours aux médias, l’usage de référents historiques galvanisateurs ou la mobilisation de la langue locale sont autant de ressources identitaires et pratiques, favorisant une mobilisation réussie au service de cette ambition politique qu’est l’occupation du pouvoir local. Image non fournie par l éditeur. Conférence de presse du FLNC, octobre 1981. © Philippe Le Tellier – Getty Images.
III. Structuration et perceptions de l’action collective Retour à la table des matières
1. Organisation de l’action collective Retour à la table des matières Une action réussie dépend donc de la capacité d’entrepreneurs de morale à investir des ressources
utiles à la mobilisation, mais elle repose également sur les structures plus ou moins professionnalisées des organisations directrices. Le niveau de structuration d’un groupe activiste comme son rapport aux instances du pouvoir qu’il interpelle sont fondamentaux pour penser la mobilisation. Le sociologue américain Anthony Oberschall propose ainsi un tableau qui met en scène six cas bien distincts de mobilisations différenciées. Ce tableau se structure autour de deux axes. Le premier (intégré/segmenté) prend en compte la proximité entre les acteurs contestataires et les lieux du pouvoir. Les acteurs auront un rapport intégré au pouvoir s’ils ont avec lui des relations de proximité reposant sur une vraie connivence intellectuelle, une densité de réseau, des liens organiques de jonction, etc. À l’inverse, les acteurs auront une relation segmentée avec leur environnement dès lors que ces réseaux font défaut et que l’isolement les éloigne des lieux de la gouvernance. Sur le second axe, on distingue trois types d’organisation propres aux mouvements protestataires. Le premier, de type communautaire, ordonne la vie sociale selon des règles tribales, ethniques, religieuses, villageoises, etc. Le deuxième relève d’une forme d’organisation associative fondée sur des règles légales ou procédurières, liant les acteurs par des pratiques communes ou des affinités idéologiques, politiques ou syndicales. Enfin le dernier concerne les groupements sans organisation, le plus souvent éphémères et non institutionnalisés. Tableau 7.1 L’action collective selon Oberschall, dépendant de la force de l’organisation et de sa distance au pouvoir Type d’organisation Rapport au pouvoir Intégré
Organisation Pas Organisation communautaire d’organisation associative
A
B
C
Segmenté
D
E
F
Le succès d’une action collective dépend donc des formes d’organisation des groupes protestataires et de leur rapport plus ou moins étroit aux institutions décisionnelles. À rebours des théoriciens des foules voyant dans l’anomie des masses les sources possibles de la mobilisation, Oberschall souligne l’importance de la structuration organisationnelle des groupes et de leur rapport aux autorités. Les cas D et F correspondent à des mobilisations souvent fortes et structurées : les acteurs protestataires sont bien organisés sur des bases unitaires denses. Parce qu’ils sont éloignés des lieux du pouvoir, ils ont tout intérêt à produire une action collective intense susceptible d’attirer l’attention des décideurs sur leurs attentes et espérances. On peut, dans le cas D, penser aux mobilisations régionalistes en France qui s’appuient sur des liens communautaires forts (le fait d’être corse, breton ou basque), sans médiation particulière avec l’État qu’elles disent combattre. Cette double dynamique d’éloignement du pouvoir et de structuration dense des réseaux contestataires va favoriser une mobilisation forte. Il en est de même dans le cas F de la mobilisation homosexuelle en France au moment de l’épidémie de sida qui repose sur des liens denses de victimes mais aussi de personnalités issues du corps médical, initialement peu pris en compte par les pouvoir publics, débouchant sur les mobilisations d’Act Up et d’autres mouvements activistes. L’exemple des Femen pourrait également alimenter cette rubrique. Inversement, les cas A et C témoignent de groupes soit communautaires, soit associatifs, bien structurés et organisés mais proches des réseaux de pouvoir et donc peu susceptibles d’user de répertoires d’action radicaux pour se faire entendre. On peut penser que des organisations régionales – culturelles, linguistiques – bien intégrées aux structures du pouvoir local correspondent assez bien au cas A alors que le cas C pourrait être illustré par la mobilisation toute en retenue, usant des voix du lobbying interne, des
professeurs de droit contestant le projet du gouvernement Raffarin d’autorisation de délivrance de masters de droit aux écoles de commerce. Le cas E concerne des populations très peu organisées donc peu capables de mettre en place une action collective pérenne et suivie, sans lien direct avec le pouvoir, pour parvenir à se faire entendre. Le cas des phénomènes émeutiers dans les quartiers populaires – à l’image des soulèvements de 2005 dans les banlieues françaises – l’illustre. La mobilisation, même si violente, sera rarement longue et souvent peu efficace faute d’organisation des protestataires. Exemple En octobre 2005, débutèrent les plus importantes journées d’émeutes dans les quartiers populaires français. La mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, poursuivis par des forces de police et réfugiés dans un transformateur EDF, met le feu aux poudres dans la ville de Clichy sous bois. Quelques jours plus tard, l’envoi d’une grenade lacrymogène utilisée pendant une opération de maintien de l’ordre dans la mosquée de cette même ville, en pleine prière, ravive la tension et débouche sur une extension des émeutes dans de nombreuses villes de France. La communication très maladroite du ministère de l’intérieur ainsi que la rivalité sourde entre le Premier ministre Dominique de Villepin et son ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, accentue les effets d’annonce contre-productifs et conduit à une logique de radicalisation de part et d’autre. Près de 9 000 véhicules sont incendiés et 2 800 interpellations ont lieu. Le 8 novembre 2005, alors que la vague d’émeutes décroit, l’état d’urgence est déclaré par le Premier ministre, capitalisant politiquement sur cette gestion « dure » des événements. Au bout de presque quatre semaines le phénomène émeutier s’achève, marquant durablement la France par son intensité et son extension territoriale. C’est toute une population marginale et inaudible – la jeunesse issue des quartiers populaires – qui s’impose au pouvoir en place par la violence sans parvenir à prolonger politiquement et organisationnellement sa volonté de reconnaissance.
Enfin le cas B est nettement plus singulier et presque inexistant en théorie puisqu’il concerne des acteurs non organisés et proches des centres du pouvoir décisionnaire. Véritable cas d’école introuvable, la mobilisation est avant tout individuelle et s’exprime par des voies occultes et peu visibles à l‘image du clientélisme dans certaines sociétés méditerranéennes. FOCUS « La nouvelle cathosphère » Un exemple de mobilisation d’un groupe segmenté et organisé de façon communautaire et associative « Depuis les années 2000, ces prises de parole (catholique) montent en puissance. De la loi sur le mariage pour tous à la proposition de refonte du calendrier des jours fériés, des polémiques sur l’installation de crèches dans les mairies à l’afflux des migrants fuyant la guerre en Syrie, l’actualité donne à ce courant l’occasion de développer des thèses tranchées contre la décadence de l’Occident, voire contre l’Islam. Depuis les attentats de 2015, le débat est vif. Au lendemain de l’attaque contre Charlie Hebdo, Jean-Luc Marion affirme que “l’islam doit faire l’épreuve de la critique”. Aujourd’hui, leur influence sur le champ politique est palpable. Ainsi François Fillon s’est-il présenté lors de la campagne présidentielle comme “gaulliste social, et de surcroit chrétien”. Ce retour de l’enjeu catholique, c’est à la génération de la Manif pour tous qu’on le doit. Plus politique que la précédente, elle interpelle les élus sur leurs orientations dans l’espoir que son offre idéologique soit reprise. Ce fut le cas en 2015 : elle soumet alors aux candidats aux élections régionales un questionnaire pour vérifier l’adéquation de leur engagement aux valeurs qu’ils défendent. Pour gagner en efficacité, de jeunes têtes pensantes ont créé une kyrielle de nouveaux mouvements, comme Sens commun, un courant au sein des Républicains qui leur a permis de conquérir des positions stratégiques dans l’organigramme du parti […]. Ils gravitent dans une nébuleuse de think tanks et autres plates-formes, à l’image du Courant pour une écologie humaine, L’Avant-Garde, Fonder demain et des alternatives catholiques. »
Source : Le Monde, 17 juin 2017, p. 3. FOCUS La notion de répertoires d’action collective La notion de répertoire d’action collective (RAC) a été forgée par l’historien américain Charles Tilly qui l’utilise dans son livre phare sur l’histoire de la contestation en France (La France conteste. De 1600 à nos jours, 1986). Tilly insiste ici sur l’idée que chaque groupe développe son propre rapport à la contestation et que les techniques utilisées diffèrent selon sa culture collective, ses traditions, ses habitudes, ses moyens et bien sûr l’interaction qui va rendre possible ou complexe l’usage de tel ou tel répertoire. Le choix d’un mode d’action sera donc fonction de trois éléments : les moyens que l’époque permet (Internet par exemple est bien un répertoire nouveau pour certains collectifs) ; la culture singulière du groupe activiste (la violence chez les nationalistes corses, le sit-in ou die-in pour les mouvements pacifistes, la provocation ou la scandalisation chez Act Up ou les Femen, etc.) ; la situation d’interaction avec les forces répressives (le répertoire ne sera pas le même face à une police démocratique ou face à des militaires dans un régime dictatorial). Selon Tilly, on assisterait à une modification profonde des RAC couramment utilisés à partir du milieu du XIX e siècle qui correspond à l‘entrée des masses dans la citoyenneté (1848 en France). De 1600 à 1848, le RAC dominant est local (limité à la zone villageoise de contestation) et patronné (usant du recours à un médiateur, homme d’Église ou notable) ; de 1848 à 1986, il est national (portant la contestation sur plusieurs points du territoire) et autonome (développé au moyen de syndicats issus du groupe contestataire lui-même). On serait tenté d’ajouter un troisième âge des RAC avec l’arrivée des nouvelles technologies de la communication et l’affirmation de la mondialisation à partir de la fin des années 1980 : il s’agit désormais de répertoires internationaux (comme le montre les protestations à l’échelle européenne ou mondiale avec les forums altermondialistes) et valorisant l’expertise (que celle-ci soit technique, juridique, médiatique ou économique). Image non fournie par l éditeur.
Manifestation contre la corrida, 24 mai 2009 à Madrid. © Jasper Juinen – Getty Images. Des RAC singuliers Du hacktivisme militant au die-in (technique consistant à s’allonger tel un mort dans l’espace public) anti-corrida en passant par la scandalisation des Femen, l’occupation parfois violente des territoires par les zadistes ou la mise en scène « zombie » lors du G20 de Hambourg en juillet 2017, les répertoires d’action sont multiples et variés, impliquant diverses ressources allant de la technique au droit en passant par les corps, la sexualité ou l’usage des médias.
2. Croyances et représentations collectives Retour à la table des matières Mobiliser ce n’est pas simplement investir des ressources mais également susciter des engagements, de l’attachement, de la loyauté. Tout cela passe par l’adhésion à des croyances, des visions du monde et parfois même des doctrines, qui sont en elles-mêmes souvent capables de battre en brèche la logique délétère du free rider. Un auteur comme Doug McAdam1 insiste particulièrement sur les transformations dans les représentations que se font les acteurs de leur situation. Il donne à ce processus de changement le nom de « libération cognitive », comprenant une appréhension nouvelle de l’environnement des acteurs qui dès lors passent d’une position de résignation fataliste face aux inégalités qu’ils subissent à une vision d’eux-mêmes positive, leur offrant l’opportunité apparente de pouvoir changer leur situation en cas de mobilisation active. C’est donc bien la perception du monde qui va autoriser ou freiner la mobilisation protestataire. Ainsi en est-il de la mobilisation pour les droits des homosexuels qui ne s’affirme que dans les années 1970 alors même que la condition homosexuelle en Europe est complexe depuis très longtemps. La perception d’un environnement plus
libéral et permissif dans cette décennie va autoriser les acteurs militant à acquérir une visibilité activiste plus forte et retourner le stigmate (« le pédé ») en élément de valorisation communautaire (« la communauté gay »). De la même façon, si l’affirmation identitaire régionale était considérée dans les années 1950 et 1960 comme dépassée et passéiste, elle va devenir, une décennie plus tard, valorisée et encouragée auprès d’une large part de la jeunesse périphérique, sensible aux thèses régionalistes ou même indépendantistes. Pour McAdam ce sont ces processus de « libération cognitive » qui complètent le tableau d’Oberschall : la mobilisation dépendra selon lui non seulement de la distanciation au pouvoir ainsi que de la structuration des organisations contestataires (les deux axes d’Oberschall) mais également – troisième axe – de leur capacité à redéfinir idéologiquement la situation pour autoriser le passage à l’action. David Snow et Robert Benford vont compléter et enrichir l’approche de Doug McAdam à travers l’usage de la frame analysis (analyse des cadres). Inspirés par la sociologie d’Erwing Goffman, les deux sociologues vont s’intéresser aux « cadres » (frame en anglais) d’expérience des groupes sociaux, c’est-à-dire à la façon dont ils perçoivent le monde et donnent du sens à leurs actions. Le saviez-vous ? Erwing Goffman (1922-1982) est un sociologue américain, père de la sociologie interactionniste, qui fonde l’action des acteurs sociaux sur leur désir de ne pas perdre la face lors des interactions quotidiennes et qui agissent selon des cadres d’expérience (des visions du monde expérimentées) naturels ou le plus souvent fabriqués. L’hypothèse est que l’opportunité de la mobilisation, son intensité et le type de répertoires d’action produits sont dépendants de l’interprétation que l’on va faire de la situation de conflit. Les entrepreneurs de morale, chargés d’animer l’action collective, vont s’efforcer de bricoler des cadres de perception offrant à la cause une légitimité indiscutable et aux acteurs des raisons puissantes de s’engager. À travers des analogies, des mises en parallèle de situations, l’usage de tel ou tel
vocabulaire, l’emprunt de références marquées, l’emphase critique de l’adversaire, les acteurs participent à produire une situation favorable à l’engagement collectif. Ainsi en est-il des associations de lutte contre la violence routière qui, dans les années 1990, aux États-Unis puis en Europe, vont totalement transformer la perception du rapport individuel à l’automobile. Objet de luxe et de distinction sociale, d’affirmation de liberté et de puissance virile, la voiture – et la vitesse qui y est associée – va désormais être lue comme une menace à la sécurisation des villes, comme une imposition insupportable à l’encontre de la place légitime des piétons et comme un pollueur potentiel. Cette transformation partiellement réussie pèse grandement sur la mise en place de politiques d’aménagement urbain dans lesquelles la voiture a de moins en moins sa place. La diffusion d’un vocable choc comme celui de « criminalité routière » confère même à son usage une dimension punitive, bien loin de l’esprit de liberté vanté par les publicitaires au service des constructeurs automobiles. Snow et Benford vont affiner leur analyse en revenant sur les conditions de réussite de ce « cadrage ». Il convient que la vision du monde propagée soit en accord avec le système de croyance dominant, au risque sinon de ne pas réussir à s’imposer. Ainsi le choix d’un cadrage « nationaliste » opéré par des apparatchiks communistes au moment de l’explosion de l’ex-Yougoslavie à la fin des années 1980 entrait parfaitement en résonance avec les attentes d’une partie de la population et permettait de rompre sans risque avec une idéologie communiste démonétisée. Inversement, la difficulté qu’ont les mouvements défendant l’amour libre ou le polyamour – très présents aux Pays-Bas ou en Belgique – à s’imposer sur la scène publique, tient sûrement à la place centrale de l’image du couple stable et pérenne et à la dénonciation publique de l’adultère en terres chrétiennes. Le cadrage dominant rend complexe l’adoption de cadrages alternatifs trop éloignés ou disruptifs de la morale publique. Selon les deux sociologues, les mouvements sociaux développeraient quatre modèles de popularisation d’un cadrage singulier afin de construire l’action collective. • l Le frame bridging ou la connexion des cadres
d’expérience consistera pour les entrepreneurs de cause à établir un lien étroit entre plusieurs expériences de lutte dissemblables afin de les assimiler et d’obtenir un surcroit de légitimité. Ainsi en est-il de la lutte indépendantiste en Corse qui va – jusqu’à son sigle (Front de libération nationale corse, FLNC) – établir une analogie toute littéraire avec l’expérience armée du Front de libération nationale (FLN) algérien. • l Le frame amplification consistera à opérer une montée en généralité susceptible d’inclure dans sa lutte des sentiments et des valeurs partagés par le plus grand nombre et peu suspects d’opposition. Ainsi la défense syndicale et souvent corporatiste des cheminots ou des enseignants devient, sous l’action des organisations protestataires, une défense « du service public », voire une « lutte civilisationnelle contre l’ordre libéral destructeur ». • l Le frame extension consiste à élargir les frontières physiques du cadrage de façon à accroître son potentiel militant. Le mouvement abertzale (indépendantiste et socialiste) au Pays basque va vite affirmer une idéologie internationaliste et anti-impérialiste, parvenant rapidement à occuper un espace politique bien plus grand que le seul nationalisme. Définition • Le terme abertzale signifie originellement « amant de la patrie » c’est-à-dire patriote. Inventé par le fondateur du nationalisme basque à la fin du dix-neuvième siècle, Sabino Arana Goiri, ce terme est désormais utilisé pour qualifier la gauche nationaliste basque qui pendant très longtemps soutiendra la violence armée de l’ETA. Le mouvement abertzale comprend ainsi une multitude d’organisations réunies entre les années 1960 et 2010, au sein d’un Mouvement de Libération Nationale Basque (MLNV) : syndicats, associations, mouvements sportifs, média, partis politiques et mouvement de lutte armée. Avec la fin de la violence en 2011, le mouvement abertzale
demeure (le parti EH Bildu succède à de nombreux partis interdits par la justice espagnole) et réunit l’ensemble des forces de gauche indépendantiste. • l Enfin, la frame transformation relève d’une volonté de changement de cadres lorsque les pratiques jusqu’alors usitées, les références mobilisées ou la sociologie militante se transforment et évoluent. Le combat féministe va ainsi connaître de notables évolutions alors que la place de la femme évolue. D’un féminisme égalitariste gommant toute référence sexuée on va progressivement passer – chez certaines jeunes militantes activistes – à un féminisme différentialiste en quête de reconnaissance sexuée.
3. Les émotions Retour à la table des matières N’importe quel activiste pourra aisément témoigner du rôle des émotions dans l’engagement, alors même que la sociologie et la science politique ont longtemps répugné à les prendre en compte. Isabelle Sommier1 souligne avec justesse les raisons de ce paradoxe consistant à mettre à distance l’émotion, c’est-à-dire ce que Jeff Godwin appelait la « glue de l’engagement » tant son analyse était centrale pour saisir les dynamiques de l’action. La principale raison ressort de l’assimilation hâtive entre émotion et déraison. Peu armée pour objectiver les effets des émotions sur l’action collective et épistémologiquement critique vis-à-vis de sa prise en compte, la sociologie tardera à compléter l’utile mais incomplet paradigme de la mobilisation des ressources par une prise en charge des ressorts affectifs de l’action collective. La prise en compte des émotions peut s’avérer utile pour saisir trois moments distincts de l’action collective. • l L’engagement initial des acteurs. Très souvent, il résulte d’une indignation ou d’une colère face à une situation considérée comme injuste qui fait
émerger des émotions puissantes comme la peur, la haine, la honte ou le mépris. Le sociologue américain James Jasper parlera de « chocs moraux » pour évoquer cette confrontation subite et violente avec une scène jugée scandaleuse qui contraint à ne pas rester inactif. • l La pérennité de l’action collective. Les émotions permettent également aux acteurs de durer ensemble. Elles sont travaillées par les organisations protestataires de façon à favoriser une forme de sociabilité entre acteurs, à transformer les sentiments de peur ou de honte en dispositions propices à l’action comme le firent les premières organisations féministes. Les rituels ou symboles mobilisés peuvent également avoir cette fonction d’unité communautaire permettant la durabilité des engagements. Le politiste Christophe Traïni parlera de « dispositifs de sensibilisation » mis en place par les entrepreneurs de cause pour scénariser sur un mode émotionnel l’unité du groupe ou afin de donner à voir les raisons de l’engagement. • l Les fins d’engagement et les sorties de mobilisation. Les phénomènes d’épuisement militant, de burn-out ou même d’insatisfaction face à l’avènement impossible d’une cause forte sont bien sûr à prendre en compte pour saisir les dynamiques du désengagement1. Le choc moral Une mobilisation peut, selon James Jasper, naître de la seule confrontation à une scène émotionnellement forte qui passe outre les freins naturels (free riding) à l’action collective. « Par cette expression de choc moral, il s’agit plus précisément de désigner un type d’expérience sociale se caractérisant par quatre traits complémentaires : cette expérience sociale résulte d’un événement inattendu ou d’une modification imprévue, plus ou moins brusque, de l’environnement des individus ; elle implique une réaction très vive, viscérale, ressentie presque physiquement parfois même jusqu’à l’écœurement, la nausée, le vertige ; elle conduit celui qui y est confronté à jauger et juger la manière dont l’ordre présent du monde semble
s’écarter des valeurs auxquelles il adhère ; enfin cette expérience sociale suscite un sentiment d’épouvante, de colère, de nécessité d’une réaction immédiate, qui commande un engagement dans l’action, et ce, en l’absence même des facteurs favorables généralement soulignés par les théories de l’action collective1 ». Ce qui intéressera le sociologue des mobilisations est donc d’analyser les procédés scéniques réalisés par les entrepreneurs de cause destinés à susciter un choc suffisamment important pour encourager l’engagement collectif. Ainsi la très forte instrumentalisation sur les sites djihadistes d’images chocs des tortures infligées par l’armée américaine dans la prison d’Abou Grahib a pu servir une telle ambition. FOCUS Les dispositifs de sensibilisation dans le cas de la cause animale au XIX e siècle « L’activisme déployé par certains entrepreneurs de la cause animale du dernier tiers du XIX e siècle altère et complexifie notablement l’économie affective sousjacente à la protection animale. Les militants en question, en effet, recourent de plus en plus souvent à des dispositifs de sensibilisation dont les propriétés se distinguent nettement de ceux jusqu’alors privilégiés afin de réformer les mœurs du petit peuple. Alors qu’il s’agissait autrefois de bannir les scènes de violence de l’espace public, il est question désormais de traquer, de débusquer et de divulguer les cruautés occultes qui se déploient à l’abri du regard de l’opinion. En 1883, Frances Power Cobbe publie Light in Dark Places, un ouvrage traduit et diffusé dès l’année suivante par la société suisse et française contre la vivisection sous le titre de Lumière dans les ténèbres. Ce réquisitoire contre la vivisection est illustré de nombreuses gravures directement empruntées aux manuels de physiologie : couteaux, scalpels, pinces et ciseaux utilisés ; appareillages maintenant des chiens et des lapins dont les flancs sont ouverts par plusieurs incisions ; nerfs d’une grenouille reliés à un instrument de mesure ; machine visant à produire la respiration artificielle des cobayes, etc. Ce faisant l’ouvrage vise à placer des images de vivisection sous le regard du public le plus large possible afin que ce dernier puisse mesurer, à l’aune même du dégoût ressenti, la nécessité d’abolir
une intolérable pratique […] Dans l’un des pamphlets de la Society for the protection of animals from Vivisection, la figure d’un chien prisonnier de la planche du vivisecteur est associée à celle d’un saintbernard tenant entre ses pattes une fillette qu’il vient de sauver de la noyade ; les titres commentant chacune des images – “comment nous traitons les chiens, comment les chiens nous traitent” – contribuent à intensifier l’indignation que sollicite l’ensemble du dispositif. » TRAÏNI C., La cause animale, Paris, PUF, 2011, p. 161-162.
IV. Mouvements sociaux et manifestations Retour à la table des matières Le sociologue français Jacques Ion avait proposé une opposition marquante entre deux formes de militantisme : le « militantisme affilié », celui d’un acteur obéissant, intégré à un collectif, modèle type du militant communiste ou cégétiste oubliant son individualité au profit de l’unité du groupe. Face à lui émerge dans les années 1970 un « militantisme affranchi ou distancié », moins soucieux d’union communautaire, nettement plus individualiste, refusant le sacrifice total au profit d’un engagement plus épisodique et moins marqué par des préoccupations matérialistes (La fin des militants, 1997).
1. Évolution du militantisme et des mouvements sociaux Retour à la table des matières Ces deux figures de militantisme, sans totalement correspondre à deux périodes, illustreraient cependant le passage de l’âge des mouvements sociaux traditionnels à celui des nouveaux mouvements sociaux (NMS), nés à la suite des soubresauts de mai 68. Le sociologue américain Ronald Inglehart a parlé de l’apparition de mouvements post-matérialistes (pacifistes, régionalistes mais aussi féministes, écologistes ou antinucléaires) par rapport aux mouvements sociaux issus du monde ouvrier
(syndicalisme traditionnel). Cinq traits les opposent : • l Le profil sociologique des militants : masculin, à faible capital culturel, peu diplômé et assez âgé dans le second cas ; jeune, très féminin et souvent issu de catégories surdiplômées dans le premier cas. • l La nature des revendications : centrées sur des préoccupations matérielles et salariales en ce qui concerne les mouvements sociaux traditionnels, les valeurs défendues par les NMS sont orientées autour des préoccupations du quotidien, de la culture, de l’environnement ou de la protection des identités. • l Les formes d’organisation : d’un côté une structure le plus souvent pyramidale et verticale dans laquelle le militant se perd et s’absorbe alors que les NMS fonctionneraient généralement de façon horizontale et décentralisée, développant même une méfiance envers les structures hiérarchisées soupçonnées d’autoritarisme. • l Par ailleurs, les modes d’action semblent aux antipodes entre le mouvement ouvrier adepte des grandes manifestations de rue, où le nombre est seule source de légitimité, et les NMS, plus inventifs, compensant un militantisme parfois limité par des actions très médiatisées ou mobilisant la provocation, le scandale, la morale ou même la violence, pour obtenir une forte visibilité publique (même si cette opposition ne doit pas être exagérée ; les syndicats traditionnels ayant multiplié dans les années 1980 des actions très inventives). • l Enfin, Isabelle Sommier1 souligne la présence de groupes « à très faibles ressources », aussi appelés les mouvements des « sans » (sans toit, sans droits, sans soins, sans papiers, etc.), parmi les mouvements sociaux contemporains, pensés en négatif par rapport au mouvement ouvrier. D’abord parce que ce dernier mettait en avant sa force et sa toute-puissance prolétarienne quand les mouvements des « sans » affichent et revendiquent leur faiblesse comme une arme de
négociation. Ensuite parce que le mouvement ouvrier s’est constitué sur une identité de fierté (« les travailleurs ») quand le mouvement des « sans » force à une forme de « libération cognitive » pour transformer son stigmate (le malade du sida, le sans-abri, l’étranger sans papier, le sans-emploi) en vecteur de mobilisation.
2. Les nouvelles formes de contestation Retour à la table des matières La transformation se repère à trois niveaux : les acteurs eux-mêmes, les répertoires d’action mobilisés, les causes défendues. ■ Des populations distinctes et spécifiques On soulignera, avec Isabelle Sommier, à quel point les nouveaux mouvements sociaux rassemblent des populations distinctes et spécifiques. Trois d’entre elles méritent d’être soulignées : • l Il s’agit d’abord des populations victimes dont l’expérience de souffrance est mise en avant et valorisée à l’image des activistes d’Act Up initialement composé de personnes séropositives et soucieuses d’afficher dans l’espace public la réalité de leur maladie. On assiste à une forme d’exposition de soi qui traduit à la fois l’influence de la médiatisation des mouvements sociaux contemporains, le refus de la délégation à des professionnels de l’action collective et la résonance singulière avec une société où la visibilité de l’intime habite télévision et culture des talk-shows. • l Il s’agit ensuite des professionnels de l’agitation dont beaucoup ont pu venir de l’extrême gauche activiste (influence du Nouveau Parti anticapitaliste ou de la France insoumise, très proches des mouvements sociaux) ou du catholicisme social. Ces « membres par conscience » s’opposent aux « membres par bénéfice » que sont les populations victimes.
• l Enfin, Sommier évoque les « personnes ressources », militants ou sympathisants mobilisés en raison des ressources qu’ils possèdent et qui enrichissent le mouvement. Les ressources peuvent être l’émotion ou la notoriété médiatique lorsque l’actrice Emmanuelle Béart est sollicitée pour défendre, sous le regard des caméras, la cause des sanspapiers. Cela peut être la force de la sympathie ou de l’admiration qui accompagne la personne de l’abbé Pierre, longtemps personnalité préférée des Français, et soutien actif d’une organisation comme Droit au logement ! Enfin, on évoquera la ressource du savoir mobilisé par des chercheurs, juristes ou intellectuels de renom (Pierre Bourdieu, Albert Jacquard) qui apportent avec eux une véritable contreexpertise, favorable à l’action collective. ■ Des répertoires d’action originaux Aux répertoires d’action traditionnels du mouvement ouvrier qui est la grève, les nouveaux mouvements sociaux vont préférer une multitude de répertoires qui se caractérisent le plus souvent par leur inventivité scénique ou parfois par leur radicalité. La violence peut être utilisée par certains groupes, soit qu’elle s’inscrive dans une tradition contestataire (le mouvement étudiant), soit qu’elle relève de la culture du groupe (les formations régionalistes indépendantistes), soit enfin qu’elle soit revendiquée comme un outil d’expression identitaire (les zadistes ou les Black Blocs). Néanmoins, la très forte médiatisation contemporaine ainsi que la délégitimation des modèles idéologiques de soutien à la violence (marxisme, tiers-mondisme, nationalisme) ont fortement contraint son usage, désormais nettement plus « symbolique » que réel, hormis pour quelques franges radicales. Définition • Le terme zadiste est utilisé, rarement par ceux qui sont qualifiés comme tel, pour dénommer les jeunes militants le plus souvent issus de l’extrême gauche activiste ou du mouvement écologique radical,
occupant une zone à défendre (ZAD) ou zone d’aménagement différée (ZAD) dans l’objectif de contraindre les autorités et/ou les promoteurs à renoncer à leur projet d’aménagement. N’hésitant pas à s’installer sur le domaine public pendant une longue période (plusieurs années à notre dame des Landes en opposition à la construction d’un aéroport), les zadistes, parfois en lien avec des populations locales, fondent de véritables communautés alternatives, rétives à l’observation sociologique ou médiatique. FOCUS Les Black Blocs Les Black Blocs ne sont pas une organisation structurée et ne connaissent pas de personnalités identifiées en leur sein. Ce sont bien plutôt des groupes affinitaires de jeunes manifestant(e)s, partageant des valeurs anti-impérialistes et antilibérales et n’hésitant pas à utiliser la violence physique pour combattre les forces de l’État répressif (policiers, gendarmes) et abattre les expressions de la société marchande la plus emblématique du libéralisme triomphant (banques, grandes marques mondialisées, etc.). Habillés de noir et empruntant aux tactiques de la guérilla urbaine, les Black Blocs trouvent leur origine chez les autonomes allemands berlinois des années 1980, défendant squats et lieux autogérés des menaces d’expulsion. Présents dans de nombreux pays européens et nord-américains, ils sont particulièrement actifs lors des sommets internationaux où ils animent l’aile la plus dure du mouvement altermondialiste, plutôt critique vis-àvis de ces acteurs violents. Depuis le sommet de Gênes en 2001, ils sont devenus la principale préoccupation des organisateurs de ces forums libéraux, entraînant une criminalisation de leurs actions au moyen d’infraction souvent réservées aux menaces terroristes. D’autres répertoires sont à noter comme la désobéissance civile, consistant à refuser publiquement d’obéir à une loi au nom de valeurs que l’on considère supérieures à la légalité. De nombreuses organisations vont la pratiquer comme la
Confédération paysanne de José Bové. Luttant contre la « malbouffe » au nom du droit à une alimentation saine et responsable, les militants de la confédération paysanne n’hésiteront pas à pratiquer le fauchage de champs de blés OGM ou la destruction d’un restaurant fast-food. Des associations de défense des précaires vont également organiser des opérations « transports gratuits » dans le métro parisien pour dénoncer le prix de la carte de transport Navigo qui restreint les capacités de mobilité des moins fortunés. Toujours sous l’œil des caméras, ces actions de désobéissance civile entraînent un accroissement de la pénalisation des mouvements sociaux qui se servent des tribunaux comme des espaces de contestation politique. Les grèves de la faim, les menaces de destruction des outils de travail ou l’utilisation des corps à des fins d’obstruction des espaces publics sont autant de répertoires couramment utilisés et qui suscitent une forte médiatisation, ressource centrale des mouvements sociaux contestataires. Image non fournie par l éditeur. © Gérard Julien – AFP. Ce derniers se caractérisent aussi par leur dimension scénique et festive. C’est probablement le mouvement homosexuel qui va le plus l’incarner, proposant de grandes manifestations de type carnavalesque et ludique, à forte connotation sexuée (dans le sillage de la Gay Pride) et construisant des actions spectaculaires (comme la couverture de l’Obélisque par un préservatif géant, place de la Concorde, en décembre 1993). Étonnamment ces modes d’action seront repris par des mouvements radicalement opposés à l’image de la catho-pride des intégristes « modernistes » proche de la députée Christine Boutin ou des activistes de la Manif pour tous. On retrouvera ces mêmes rapprochements techniques entre mouvements aux idées radicalement différenciées : aux actions des féministes ultra – les Femen – vont répondre, sur un mode presque identique, les intégristes proches des Veilleurs et de la Manif pour tous – les Hommen – exhibant des torses imberbes peinturlurés de slogans anti-gay. FOCUS Extrait du manifeste des Femen
Organisation féministe activiste utilisant la visibilité du corps nu des femmes pour revendiquer l’égalité, les Femen, fondées en Ukraine en 2008, ont fait paraître un manifeste expliquant leurs actions. On y lit notamment : « De la conscience politique naît l’engagement, de l’engagement naît l’action, de l’action naît la révolution. L’idéologie de Femen est un absolu, la quête d’une société idéale dans laquelle la conception binaire et genrée des rapports humains serait abolie et où chaque individu se reconnaîtrait comme l’égal de l’autre. Nous cherchons à dépasser les problématiques individuelles, les spécificités culturelles, politiques, nationales et religieuses. Nous cherchons à émanciper femmes et hommes du carcan sexiste que la société leur impose. Que nos rapports ne soient plus régis que par un seul et unique principe : l’égalité. Nous proclamons l’indivisibilité de l’être humain. Nous plaçons la libération des femmes au cœur de notre engagement mais également la lutte contre le racisme, l’homophobie, l’extrême droite, le fascisme et l’intégrisme religieux afin de continuer à parcourir les chemins de cette utopie. Nous déclarons la lutte contre chaque forme de domination comme condition sine qua non à toute possibilité d’existence d’un système égalitaire ». Enfin on soulignera deux registres activistes couramment utilisés : la victimisation et la scandalisation. La première consiste à mettre en scène son identité de victime afin d’obtenir une rétribution compassionnelle auprès de l’opinion publique et un traitement médiatique favorable. Un groupe comme le Droit au logement (DAL) avait fort bien su en jouer lors de l’affaire de l’occupation de l’église Saint Bernard en août 1996 par des sanspapiers. Enfermé dans cette église parisienne et ayant pris contact avec des médias influents, le DAL mettra en scène l’intervention brutale des CRS, abattant la porte du lieu saint et arrachant les enfants des mains des mères éprouvées. Les images très fortes contribueront à susciter un grand élan de générosité envers cette cause. La scandalisation, souvent associée, consiste à mettre en scène de façon souvent choquante l’iniquité, la ségrégation subie ou l’amoralité d’une situation afin d’en appeler à la
réparation par les pouvoirs publics. Les militants d’Act Up intervenant sur un plateau de télévision pour prendre à partie un directeur d’agence sanitaire ou versant de la peinture rouge symbolisant le sang contaminé sur un haut responsable administratif, participent de cette stratégie. Le hacktivisme Contraction des termes Hacker et activisme, le hacktivisme évoque l’usage d’Internet à des fins militantes. Depuis les actions de veille militante de Greenpeace jusqu’aux pétitions en ligne en passant par les révolutions arabes, l’usage d’Internet à des fins de mobilisation collective est devenu récurrent. Même s’il convient de ne jamais résumer une action sociale à un progrès technique, Internet présente de multiples avantages pour les minorités actives : • l la rapidité de l’information et une propagande au moindre coût ; • l un désenclavement des luttes qui deviennent globalisées, à la fois territorialement et thématiquement (en reliant entre elles des causes diverses) ; • l une publicisation rapide de la cause auprès des médias institutionnels ; • l une mutualisation des savoirs protestataires ; • l un éveil des consciences internationales et la possibilité de faire émerger une opinion publique mondiale ; • l la construction d’un mode d’organisation militante moins soumis aux structures bureaucratiques et aux lourdeurs partisanes et privilégiant une forme de démocratie directe ; • l enfin, la possibilité de proposer sa propre vision du monde à rebours des définitions dominantes, des dominants. À l’image du mot d’ordre des étudiants américains des
années 1960, le hacktiviste nous dit : « Don’t hate the media but become the media. » FOCUS Internet et la cause Vegan « Le web a assurément assuré la diffusion massive des vidéos sur la maltraitance animale de L214, vues plusieurs millions de fois. Mais il permet aussi, au quotidien, l’échange d’informations médicales ou nutritionnelles, le partage de recettes, l’invitation à des événements ou à des actions. C’est sur Facebook que Vegan Folies (12 000 likes) mobilise pour ses conférences […] Les réseaux sociaux fédèrent et, comme pour toute minorité, créent un sentiment d’appartenance. “Des gens persuadés d’être seuls se sont rendu compte qu’ils étaient en réalité des milliers. Ils se sont sentis plus forts, décomplexés” analyse Camille Brunel, militant vegan très actif en ligne. Sur Facebook, pilier de cette communauté, il y a les groupes pour les parents, les groupes pour les débutants, les groupes de recettes, les groupes sur la mode […], les groupes sur les convergences des luttes… » Source : Le Monde, 5 juillet 2017, p. 15. ■ Les causes Il existe une multiplicité de causes qui animent les mobilisations contemporaines. La nouveauté vient peut-être du fait que les sources de l’insatisfaction semblent de plus en plus s’inscrire dans une dénonciation du libéralisme et du capitalisme marchand, véritable contre-modèle d’une société juste et équitable. Les causes environnementales, régionalistes, féministes, les mouvements des « sans », la cause altermondialiste et bien sûr la défense de la justice sociale ou la lutte contre la financiarisation de l’économie, se retrouvent toutes dans une semblable mise en accusation des méfaits de l’économie libérale et de la casse sociale qu’elle générerait. En France, le grand mouvement social de 1995 contre la réforme du système des retraites voulu par le gouvernement d’Alain Juppé constitue ce moment de synthèse des luttes sociales qui va marquer une coupure partielle avec l’esprit de Mai 68
en réintroduisant la figure recherchée d’un État fort et protecteur contre les affres d’une société civile trop libérale. L’autre césure avec Mai 68 repose sur le verbe utilisé pour faire parler la contestation. Alors que le printemps soixante-huitard verra fleurir une variété presque infinie de « ismes » (marxisme, maoïsme, anarchisme, écologisme, tiers-mondisme, etc.), la contestation contemporaine est marquée par un pragmatisme radical, soucieuse d’efficacité concrète plus que de bouleversement de l’ordre du monde. À ce titre, les mouvements sociaux agissent comme des groupes d’intérêt, cherchant à influencer les pouvoirs publics, à mettre à l’agenda un problème, à obtenir des réparations tangibles à leur souffrance. Les registres de l’éthique, de la morale ou du droit sont très souvent dominants et les causes se moulent dans ce discours très politique et si peu idéologique. On mobilise les droits de l’homme, la constitution, l’éthique de responsabilité, une morale publique que l’on veut irréprochable, un impératif de légitimité souvent déniée aux institutions internationales, pour dénoncer excès et abus et en appeler au respect des principes humains les plus fondamentaux. Reste la question des débouchés politiques, encore trop souvent mal résolue. Si la dénonciation de l’« hydre libérale » peut faire consensus, la question de l’alternative politique reste entière. Une mondialisation plus « humaine » tarde à advenir au moment où les grands modèles alternatifs (communisme) semblent avoir échoué. Le retour radical du religieux ne convainc guère et le doute subsiste sur l’issue progressiste à trouver. Les divisions de la gauche radicale sur les grands sujets de tension (l’Islam, la laïcité, la place de l’État, le multiculturalisme, etc.) en attestent1.
3. Les manifestations en France Retour à la table des matières Parmi les lieux communs sur notre pays, l’idée que la France est un pays manifestant arrive souvent en tête. Ce n’est pas faux si l’on prend en compte le nombre
annuel d’occupations mobiles de la voie publique de plus de dix personnes au nom de convictions politiques affirmées1, qui avoisinerait la dizaine de milliers. Distinguer la manifestation d’autres formes de cortèges ou de rassemblements n’est pas évident. Historiquement c’est sûrement en France la manifestation Ferrer de 1909, protestant contre l’exécution d’un anarchiste espagnol, Francisco Ferrer, qui marque le début du genre. Ce qui va la singulariser est la mise en place d’un service d’ordre (SO) manifestant qui permet de distinguer les lieux de l’action protestataire du reste de l’espace public. En « tenant les rangs » tout autant qu’en les construisant, le SO donne à voir la manifestation et assure le bon déroulement de ce rituel républicain. Penser la manifestation revient à se poser plusieurs questions2. ■ Le statut de la manifestation Elle est désormais totalement admise dans les régimes démocratiques même si certains la cultivent plus que d’autres. Ainsi, si en France la manifestation semble presque naturalisée, elle est beaucoup plus rare aux États-Unis où la culture protestataire passe par d’autres outils moins usités chez nous (comme le boycott fiscal). Dans les régimes plus autoritaires, la manifestation est admise si elle est à la gloire du régime, beaucoup moins dans sa velléité subversive. Ce point renvoie à une donnée centrale de la sociologie de l’action protestataire, souligné par Sydney Tarrow : la réussite d’une action collective manifestante va être très dépendante de la « structure des opportunités politiques » (SOP) dont bénéficient les contestataires. Par SOP, Tarrow entend la configuration des différents acteurs partie prenante à l’action (forces de police, médias, contremanifestants, degré d’ouverture de l’administration sur la société civile, alliés possibles au sein du gouvernement, culture démocratique de l’État, etc.). Ce sont ces différents éléments qui permettent de penser la survenance ou les chances de réussite d’une action collective.
■ La manifestation et sa scénarisation Concernant la forme physique de la manifestation et sa scénarisation (défilé calme ou agité, présence de banderoles ou pas, chants et cris, déguisements et parades éventuelles, etc.), deux éléments sont à souligner : la richesse scénique de la manifestation témoigne du professionnalisme des entrepreneurs de mobilisation mais aussi des chances d’obtenir une médiatisation influente ; par ailleurs la question du nombre manifestant est centrale et oppose constamment organisateurs et services de l’État qui se disputent la légitimité de l’action reposant, en démocratie, sur le sacre du nombre ! L’enjeu du comptage est donc fondamental moins parce qu’il atteste une réussite de l’action (une manifestation monstre peut ne pas accéder à la visibilité médiatique quand un coup bien organisé et spectaculaire de quelques militants peut faire la « une ») que parce qu’il témoigne dans le débat public de la légitimité démocratique de ses organisateurs et de la cause. ■ Les acteurs des manifestations La dynamique manifestante va aussi dépendre du type d’acteurs qui s’en saisissent. Certaines populations ont plus de culture manifestante que d’autres (les étudiants ou certains travailleurs des services publics plutôt que les jeunes pousses des start-up) ou évoluent dans des métiers qui s’y prêtent (les salariés plutôt que les libéraux – agriculteurs ou commerçants – propriétaires de leurs moyens de travail et moins enclins à manifester). La force des organisations syndicales est aussi souvent un signe de la vigueur manifestante, nécessitant une préparation, une structuration et un encadrement constant. Enfin, il convient de passer outre les effets visibles de la manifestation : celle-ci met en scène une forme d’unité militante au profit d’une cause partagée. La réalité est souvent plus complexe, réunissant dans la rue une multitude d’acteurs aux motivations parfois divergentes que des entrepreneurs de cause vont s’efforcer d’uniformiser au sein du défilé. La manifestation physique est aussi la traduction en acte d’une pensée prétendument homogène.
■ La question des désordres et des violences La violence trouve différentes sources : • l La première est la confrontation avec les forces chargées du maintien de l’ordre (MO). Régulière dans les premières années de la République alors que le MO était d’origine militaire, la violence se raréfie dès lors que des forces civiles et spécialisées (gendarmes mobiles créés dans les années 1920, CRS après-guerre) vont se charger de réguler les masses, adoptant leur comportement à la confrontation avec des civils et modifiant leur armement, désormais non létal. • l La deuxième prend en compte le statut du groupe dans son environnement : les populations les plus susceptibles de violence sont également les plus menacées dans leur existence (travailleurs en crise grave, professions en disparition). Le cas des métallurgistes dans les années 1980 ou des viticulteurs dans les années 1970 l’illustre. • l La troisième a trait à la nature des objectifs : que ces derniers soient inacceptables par les pouvoirs publics (les revendications indépendantistes) ou inaudibles car jugées irréalistes (manifestations d’employés licenciés), les acteurs qui les portent seront tentés d’adopter une posture jusqu’au-boutiste naturellement violente. Dans le même temps la violence peut aussi relever d’une stratégie de victimisation pour certaines professions choyées du pouvoir politique mais promptes à mettre en scène à travers sa violence un désespoir, souvent non feint. C’est le cas des agriculteurs. • l Enfin, la culture manifestante peut aussi porter en germe les raisons de la violence lorsque le groupe manifestant est issu d’une tradition radicale (les groupes ultras, de gauche ou de droite) ou surjoue un épisode fondateur de son histoire (les étudiants en référence au printemps de Mai 68).
Paradoxalement l’absence de traditions manifestantes peut aussi provoquer la violence, faute de préparation et d’encadrement suffisant des cortèges (le cas des lycéens). ■ La pluralité des formes manifestantes On distingue plusieurs types de manifestations1 : • l les manifestations initiatrices destinées à mettre à l’agenda un problème ou à afficher l’existence d’un groupe encore peu reconnu ; • l les manifestations de crise signant un moment de transition historique à l’image de celles de 1848, 1958, 1968 ou hors de France de la place Tahrir en Egypte en 2011 ; La révolution égyptienne de 2011 La révolution égyptienne de 2011 succède à celle de sa voisine tunisienne et pour des raisons relativement proches. Confrontée à la main mise sur le pouvoir de Hosni Moubarak depuis 1981, la population égyptienne doit de plus faire face à une réforme agraire de libéralisation des prix de la terre qui poussera plus de six millions d’Égyptiens dans la misère. Dès 2008 des révoltes de la faim seront réprimées alors que le chômage et l’inflation montent en flèche. Les violences policières et leur visibilité publique sur Facebook – suivi par plus de 23 millions d’abonnés en Égypte – ainsi que le précédent tunisien, vont convaincre près de 15 000 personnes à se réunir place Tahir au Caire, contre l’avis des autorités. Le 27 janvier plus de 100 000 personnes manifestent à Alexandrie contre les arrestations massives et la torture. Le 1er février ce sont 2 millions de personnes qui manifestent au centre du Caire (plus de 8 millions dans toute l’Égypte). En dépit d’une répression violente qui fera plusieurs dizaines de morts et près de 10 000 arrestations, la colère de la rue perdure aboutissant, le 11 février au départ du dictateur, lâché par l’armée et les forces de sécurité, sous pression des Occidentaux. • l enfin les manifestations routinières visant à
rappeler un événement fondateur ou pérenniser la domination d’une structure militante à l’image des manifestations des grandes organisations syndicales lors de la fête du travail. Le tableau 7.2 synthétise leurs principales caractéristiques. Tableau 7.2 Typologie des manifestations selon Pierre Favre
Caractéristiques
Manifestations Manifestations Manifestations initiatrices de crise routinières
Rapport au politique
À nouer
De face-à-face
Ordinaire
Sociologie du groupe
Inconnue
Multiple
Fidélisée par des organisations encadrantes
Situations des organisations
Naissantes
Débordées
Directrices
Engagement des manifestants
Fort (car vital pour exister)
Induit par Militant et l’intensité de la traditionnel crise
Service d’ordre
Inexistant
Dépassé
Professionnalisé
Rapport à l’ordre public
Inconnu
Émeutier
Prévisible
L’opinion publique, Destinataires le pouvoir et le Le pouvoir de la manifestation groupe luimême
Le groupe manifestant (rappeler son identité)
Automatique compte tenu de Organisé la crise
Rapport aux médias
À créer
Temporalité de la manif
Focalisée sur le Centrée sur le futur présent
FOCUS Les « manifestations de papier » Le sociologue Patrick Champagne a parlé de manifestations de papier pour signifier l’évolution des formes de protestation. Selon lui, on serait passé des manifestations de rue dans lesquelles le nombre permet de mesurer la réussite de la mobilisation à des manifestations de papier, pensées et conçues avec des finalités médiatiques, dont l’issue se dessine surtout dans les journaux ou à la télévision le soir même. Ce n’est désormais plus le nombre militant qui assure la réussite mais le réseau journalistique des organisateurs. Au militant encarté s’est substitué l’attaché de presse. La forme comme la temporalité de la manifestation évolue : destinée à être filmée, l’action collective se doit d’être séduisante et originale, fondant les ressorts de sa réussite sur la mise en scène, son attractivité, la capacité des organisateurs à répondre aux impératifs médiatiques (sensationnalisme, image choc, etc.). La temporalité se modifie : il faut être présent le soir sur les écrans et organiser en fonction la durée de l’action, laissant aux caméras et aux réalisateurs le temps de la « mise en boîte ». Ainsi l’action d’Act Up d’encapuchonnage de l’obélisque à la Concorde a mobilisé une quarantaine de militants qui ont plus fait parler d’eux que les 150 000 cégétistes manifestant le jour même sur un boulevard à quelques kilomètres. Avec cette mise en avant des ressorts de la presse, c’est toute l’économie des manifestations qui change et les sources de la légitimité démocratique qui s’en trouvent modifié (le nombre versus la visibilité).
Ancrée dans le passé
V. La place de la violence Retour à la table des matières Le conflit est constant et très présent en démocratie. Il marque l’entrée en politique de celui qui va être contraint pour exister de se positionner contre des rivaux ; il est présent dans les partis qui doivent gérer des ambitions, des oppositions idéologiques mais aussi des intérêts divergents lorsqu’ils cherchent à représenter le plus grand nombre ; le conflit est au cœur même de l’alternance démocratique reposant sur le principe de scission entre majorité et opposition qui cherchent à délégitimer l’autre en usant de moyens souvent violents (injures, mépris, propos incendiaires, calomnies, etc.) ; enfin il naît aussi de la situation d’inégalité structurelle entre représentés (le peuple) et représentants (les gouvernants) que seul le moment du vote, faisant du peuple le vrai décisionnaire, parvient à amoindrir1. Si le conflit a sa place, il n’en est pas de même de la violence physique de type politique que l’on définira comme une violence qui peut être exercée par l’État, contre l’État par des acteurs contestataires ou encore opposer des groupes sociaux sur la base de différends relatifs au « vivre ensemble2 ».
1. Modifications de la violence Retour à la table des matières ■ Elias et le refoulement de la violence La thèse de Norbert Elias est connue. L’historien allemand, fuyant le nazisme en 1933, a brillamment proposé une réflexion érudite et ambitieuse sur le déclin programmé selon lui des phénomènes de violence, sous l’effet conjoint d’un renforcement de l’État et d’une modification des « économies psychiques » des individus. En monopolisant l’usage de la violence sur les plans interne (police) et externe (la guerre) comme dans sa dimension plus symbolique (interdiction du duel aristocratique qui perpétue une tradition de violence privée), l’État s’impose et impose également un sentiment de sûreté qui modifie profondément les modes de pensée de ses protégés.
Va s’inventer progressivement une pratique politique qui offre à la diplomatie, à la flatterie et aux jeux d’influence la place auparavant dévolue à la guerre et à la confrontation. Le guerrier devient courtisan. Cette modification psychique, initialement propre à l’aristocratie, va peu à peu toucher l’ensemble de la société par un phénomène mimétique des hautes castes en direction du bas peuple et favoriser une transformation notable des « économies psychiques individuelles » vers plus de pacification. ■ L’effondrement des violences les plus graves Ce processus de pacification des mœurs débuté aux premiers âges de l’État moderne autour du XV e
siècle perdure-t-il aujourd’hui ? Il semble que, contrairement à une idée généralement admise, ce soit bien le cas. Pour quelles raisons ? On pourrait avancer ici, avec Laurent Mucchielli, quelques hypothèses très générales qui insisteraient sur la sensibilité démocratique et pacifique de notre époque, l’affirmation d’un individualisme triomphant, l’élévation globale du confort de vie et de l’espérance de vie qui l’accompagne, la dénonciation croissante de toutes les formes de risque exprimée à travers la stigmatisation de la violence routière ou la condamnation du tabagisme, la réduction des grands clivages dans la vie politique nationale qu’atteste la mort des mouvements révolutionnaires d’extrême gauche ou la fin des tentations fascistes, la pacification des relations de travail, la stabilisation de la vie politique nationale désormais peu menacée par des partis antisystème et, enfin, une maîtrise croissante de la violence utilisée par les forces de police dans les opérations de maintien de l’ordre dont témoigne la quasi-absence – en France – de morts de manifestants lors de ces quarante dernières années. ■ Une pacification encore incertaine Force est pourtant de constater que la violence n’a pas totalement disparu. Elle semble même exploser dans certains endroits du globe et devenir une des formes majeures d’expression de revendications à portée religieuse ou identitaire. La montée de l’islamisme politique d’inspiration djihadiste comme
la résurgence des conflits communautaires ou le constat d’une répression d’État souvent démesurée de la part de gouvernements autocrates ne plaident guère pour la thèse de la pacification des mœurs. Dans un essai de relations internationales, Thérèse Delpech (1948-2012) parlait d’un « ensauvagement du monde » pour qualifier ce nouvel ordre international anarchique et dérégulé1. Le saviez-vous ? L’islamisme renvoie à trois réalités très différentes : l’islamisme piétiste que l’on retrouve au sein de certaines communautés très croyantes et respectueuses du texte, souvent à l’écart de la vie sociale ; l’islamisme politique visant à renverser, le plus souvent par la voie des urnes, les autocraties au pouvoir dans le monde arabe (cas des frères musulmans) ; l’islamisme djihadiste, refusant l’action politique au profit de l’action guerrière, pour qui le règne de Dieu ne peut aboutir que par la guerre faite à ses ennemis (croisés, juifs et chiites). Selon certains chercheurs comme Hugues Lagrange ou le sociologue néerlandais Cas Wouters, cette civilisation des mœurs céderait depuis une cinquantaine d’années à une forme d’« informalisation des mœurs », à un relâchement du contrôle de soi qui expliquerait le reflux récent de la violence interindividuelle. Les raisons de ce renversement résideraient dans l’influence psychique des modes de consommation et de production de masse qui se mettent en place dans les années 1950. Le capitalisme dominant va encourager pour des raisons commerciales l’expression de son désir immédiat, une éthique du plaisir plus qu’une éthique de l’effort, une valorisation du rendement sur le court terme, louer des relations interpersonnelles dégagées de toute obligation hiérarchique, rejeter dans l’obsolescence le respect des protocoles (la politesse, par exemple) et développer une morale moins exigeante et plus adaptable aux besoins et capacités de chacun. L’évolution d’une société moins communautaire et ancrée dans des valeurs religieuses favorisera aussi la mise à distance de l’autorité parentale et brouillera la frontière entre le
permis et l’interdit. On assisterait ainsi à un phénomène – inquiétant – de décivilisation des mœurs. ■ Sensibilité à la violence et usage stratégique La thèse d’Elias nous conduit à proposer un autre élément de réponse : finalement ce n’est peut-être pas tant le niveau de violence qui a augmenté que notre seuil de sensibilité à la violence qui nous conduit à ne plus supporter ce que nos aïeux admettaient. L’abaissement de notre faculté à endurer la violence peut aussi avoir comme conséquence l’encouragement au développement de poches sociales et territoriales de violences, de la part de milieux sociaux usant d’une violence physique accrue au motif précisément que celle-ci est désormais de moins en moins tolérée collectivement. La violence de sang devient dès lors une ressource rare – puisque moins partagée comme savoir-faire dans la société – aux mains de groupes souvent dénués d’autres ressources et usant fort rationnellement d’une pratique qui les distingue et peut parfois les servir. En ce sens, la violence de coups n’est pas le fait d’asociaux irrationnels mais à l’inverse s’inscrit comme une ressource pratique dans le cadre d’un système qui encourage la spécialisation de chacun – ressource qui s’épanouit d’autant mieux que ces groupes sont souvent socialisés à la marge des institutions régulatrices dominantes, voire en opposition à elles. L’ensauvagement demeure mais il est à la fois plus visible en raison de notre sensibilité accrue et plus stratégiquement adapté à notre modernité.
2. Typologie des formes de la violence politique Retour à la table des matières On peut distinguer trois modèles d’appréhension de la violence politique : la violence instrumentale, la violence colérique ou passionnelle ; enfin la dimension identitaire de la violence1.
■ La violence instrumentale Comprise comme une violence de calcul, la violence instrumentale est réfléchie et organisée. Elle est destinée à peser sur un processus ou obtenir des avantages par son usage. Il s’agit par excellence de la violence d’État, obéissant à des règles et professionnalisée, fondée à obtenir le respect de l’ordre interne (le maintien de l’ordre) ou de l’ordre externe (la sécurisation, via la guerre, du territoire national). Il peut également s’agir de la violence protestataire de type syndical ou associatif qui cherche à peser auprès des décideurs publics, à témoigner aux yeux de l’opinion d’une situation insupportable ou à réveiller un militantisme éteint. La violence sera alors toujours limitée à un certain seuil qui ne la rendra pas illégitime auprès du plus grand nombre ou inadaptée pour entrer dans un processus de négociation avec l’État. Enfin, certaines formes de terrorisme peuvent aussi relever de cette pratique violente lorsque l’acteur terroriste cherche par un usage calculé de la violence à peser sur une politique d’État, à obtenir le retrait des « forces d’occupation » (pour le terrorisme indépendantiste) ou du « gouvernement impie » (le terrorisme islamisme algérien des années 1990) ou la chute de « l’État bourgeois oppresseur » (l’extrême gauche militarisée des années 1970). FOCUS Le terrorisme Il n’est pas évident de définir le terrorisme tant ce terme a pu faire l’objet d’instrumentalisations et d’incompréhensions. Il n’existe d’ailleurs pas aujourd’hui de définition unanimement reconnue par les différents États de la pratique terroriste. Le terroriste des uns est souvent le résistant des autres et la violence terroriste dénoncée peut également être lue comme une violence libératrice, anticolonialiste ou même légitime d’État. Parler « des terroristes » n’a pas non plus grand sens tant on évoque ici une pratique militaire beaucoup plus qu’une essence politique. Le terrorisme est usité par des militants politiques refusant l’autorité de l’État mais il a pu aussi l’être par l’État lui-même. Si le FLN algérien ou le Hezbollah libanais ont pu parfois recourir au terrorisme, l’armée française
comme l’armée israélienne ont pu faire de même. Fondamentalement le terrorisme est une pratique qui consiste à utiliser une violence physique à des fins politiques en refusant intentionnellement la distinction entre cibles combattantes et cibles non combattantes, afin de créer un climat de terreur propice à cause. C’est donc la volonté intentionnelle de viser des civils afin de faire plier une autorité ou un groupe politique qui définit le terrorisme. Ainsi, le fait pour une armée de raser un village soupçonné de soutenir des combattants serait, au même titre que le dépôt d’une bombe dans un wagon de RER, une pratique terroriste. À l’inverse, bien des groupes labellisés « terroristes » peuvent aussi user d’autres formes plus classiques de violences (guérilla, guerre asymétrique), à l’image du Hezbollah, du Hamas ou de l’IRA irlandaise, et ne sauraient être uniquement résumés à ce qualificatif disqualifiant. ■ La violence colérique ou passionnelle C’est une violence instinctive, de réactivité émotionnelle, répondant moins à un calcul qu’à une impulsion. Elle s’explique donc plus à travers des motivations psychologiques que sociologiques. Cette tentation psychologique a été celle des penseurs des foules comme de certains psychosociologues contemporains pour qui la violence serait le propre de certaines populations qui la porterait de façon innée (les populations ouvrières au XIX e siècle ; les bandes néoprolétariennes des grands ensembles urbains actuellement). C’est également la lecture en termes de frustration qui va alimenter la littérature sur la violence réactive et impulsive1. L’action violente aura alors comme but d’amoindrir le sentiment de frustration. Enfin, le dernier grand modèle d’appréhension de la violence passionnelle fait appel aux mécanismes culturels de son intériorisation et de son apprentissage et s’intéresse à la façon dont certaines sociétés ou groupes subculturels vont valoriser la violence et son usage. L’exemple de la contre-société islamiste au Liban sous l’égide d’un parti totalisant comme le Hezbollah illustre cette tentation
d’apprentissage dès le plus jeune âge de la violence contre l’ennemi sioniste : l’éducation dans les écoles du Hezbollah comme la prise en charge de la jeunesse à travers un important réseau de scoutisme sont autant d’occasions de socialiser les jeunes enfants chiites à la haine et au rejet de l’« ennemi sioniste ». ■ La double dimension identitaire Enfin le troisième modèle, à cheval sur les deux précédents, insistera sur la double dimension identitaire de la violence politique. La violence peut en effet relever d’une fonction d’assignation identitaire du groupe qui la pratique, comme elle relève d’une fonction de déni identitaire du groupe qui la subit. Assignation d’identité, la violence le permet lorsqu’elle sert à exhiber publiquement une identité de combat ou une identité politique. La violence de maintien de l’ordre assurée par des CRS ou des gendarmes en mouvement, instille dans l’espace public de la rue la présence de l’autorité de l’État. Cette fonction d’assignation est aussi perceptible dans les exhibitions concurrentes de protestataires (Black Blocs, nationalistes corses lors de conférences de presse clandestines, rassemblements hooligans) qui usent de la violence pour signifier une identité politique différenciée aux yeux de tous. On parlera également de violence de déni identitaire lorsque celle-ci sert à refuser un statut politique à celui qui la subit. Le cas exemplaire est bien sûr la violence génocidaire – ni colérique ni purement instrumentale – mais bien identitaire en ce qu’elle ambitionne de refuser à ses victimes (juives, tziganes, homosexuelles) le statut élémentaire d’être humain et, ce faisant, traduit en acte une lecture idéologique de déni d’une part d’humanité à des groupes constitués. La radicalisation La notion de radicalisation a été particulièrement utilisée pour qualifier le passage à l’acte violent des djihadistes sur les terrains européens à partir des attentats de Londres de 2005. Cette notion pourrait également expliquer les processus d’engagement radical d’autres acteurs violents à l’image des mouvements séparatistes ou
idéologiquement extrémistes (Brigades rouges, Fraction armée rouge, etc.). La radicalisation renvoie à trois éléments concomitants : l’idée d’un processus d’engagement dans la radicalité plus ou moins long plus que d’un basculement soudain dans la violence ; une radicalisation cognitive qui conduit les acteurs à ériger leur croyance en une vérité absolue et inquestionnable ; une radicalisation comportementale qui passe par l’usage de moyens d’action violents. Si l’on peut être très radical d’un point de vue cognitif (cas de communautés croyantes comme les salafistes pieux ou les juifs orthodoxes), l’absence d’utilisation de la violence pour porter publiquement sa foi interdira de parler de radicalisation au sens désormais dominant. Le principal enjeu de discussion entre chercheurs (l’opposition entre Olivier Roy et Gilles Kepel sur le sens à donner au djihadisme) est de savoir si la radicalisation violente induit en préalable une radicalisation idéologique ou si cette dernière est indépendante de toute logique terroriste. À RETENIR • n Pensée à l’origine avec les outils balbutiants de la psychologie sociale, la sociologie de l’action collective sera le fait de penseurs critiques de la modernité au XIX e siècle. Pour interpréter les mouvements sociaux ouvriers naissants, des théoriciens bourgeois vont tenter de faire le lien entre action de rue et désordres psychologiques individuels. • n Dans les années 1960, l’analyse de l’action collective va nettement s’affirmer sous une forme plus sociologique. Deux directions opposées sont privilégiées. La première envisage une approche en termes de frustration. L’autre, dominante dès les années 1970, s’efforcera de réintroduire dans l’analyse de l’action collective la rationalité stratégique des acteurs. • n À partir des années 1980, deux dimensions vont être mises en avant. La première consistera à réintroduire la dimension des croyances. Au-delà des structures cognitives ce sont les émotions qui
vont être interrogées par les sociologues. • Une place plus spécifique est accordée à la violence politique, colérique instrumentale ou identitaire, forme extrême de mobilisation collective, qui peut impliquer le terrorisme. NOTIONS CLÉS • Frustration relative • Mobilisation des ressources • Cadres cognitifs • Émotions • Structure d’opportunités politiques • Répertoires d’action collective • Manifestation • Violence politique • Terrorisme
POUR ALLER PLUS LOIN Retour à la table des matières BRAUD P., 2004, Violences politiques, Paris, Seuil. CEFAÏ D., 2007, Pourquoi se mobilise-t-on ? Paris, La Découverte. CRETTIEZ X., 2006, Les formes de la violence, Paris, La Découverte. FAVRE P., dir., 1990, La manifestation, Paris, Presses de Sciences Po. FILLIEULE O., AGRIKOLIANSKY É. et SOMMIER I., 2010, Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte. NEVEU É., 2011, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte.
SOMMIER I., 2001, Les nouveaux mouvements contestataires, Paris, Flammarion. TILLY C., 1986, La France conteste. De 1600 à nos jours, Paris, Fayard.
ENTRAÎNEMENT Retour à la table des matières 1. Cochez la bonne réponse. Vrai Faux Le terme de « jacqueries paysannes » renvoie à des mouvements de révolte fréquents sous l’ancien régime. Gustave Le Bon était un responsable communard en 1871. Les « sans-culottes » sont des activistes utilisant la nudité comme forme de protestation. Hannah Arendt explique l’émergence du totalitarisme par, entre autres, l’atomisation des masses. La notion de frustration relative est au cœur du paradigme de la mobilisation des ressources. ETA est une organisation caritative espagnole. La notion de free riding est utilisée par l’économiste Mancur Olson pour expliquer le paradoxe de l’action collective.
Vrai Faux Les incitations sélectives à la participation permettent selon Olson de résoudre le paradoxe de l’action collective. Selon Anthony Oberschall, l’action collective va dépendre de la structure d’une organisation et de sa longévité. La notion de répertoire d’action collective a été proposée par l’historien Charles Tilly. Le die in est une danse venue d’Orient destinée à provoquer un adversaire. La frame analysis renvoie à l’analyse des cadres de pensée des acteurs sociaux. Un choc moral, selon James Jasper, est une expérience traumatique vécue par les acteurs sociaux qui les poussera à l’engagement. Christophe Traïni est un sociologue à l’origine de la notion de « dispositif d’insensibilisation ». L’acronyme ZAD signifie Zone Aérienne Découverte. Le service d’ordre manifestant a été inventé en 1968 par le CGT. Act Up est une organisation défendant les droits des homosexuels et des malades du sida.
Vrai Faux Max Weber définit principalement l’État comme une institution détentrice du monopole de la violence physique légitime. Norbert Elias établit un lien fort entre la centralisation de l’État et la modification des économies psychiques des individus. L’État ne peut pas être terroriste. 2. Traitez le sujet de dissertation : Quelles sont les difficultés de l’action collective politique ? 3. Définissez les termes suivants : • — Le terrorisme — L’islamisme — Un répertoire d’action collective — Une manifestation — Le hacktivisme Image non fournie par l éditeur.
CHAPITRE 8 Idéologies et représentations politiques Retour à la table des matières Image non fournie par l éditeur. Graffiti à Coimbra, Portugal. L’univers politique n’est pas fait que d’ambitions, de
professionnels du pouvoir en compétition ou d’architectures institutionnelles. Il est aussi un monde de représentations collectives, de doctrines et d’idées qui s’affrontent, se transforment, donnent à voir un champ politique. Le monde des « ismes » est pluriel et agité : au libéralisme, répondront le socialisme, le communisme et l’anarchisme mais aussi, sur l’autre rive, le conservatisme, le nationalisme ou le fascisme… Plus tard, au gré des évolutions tant techniques que sociales ou politiques, naîtront l’écologisme, le communautarisme, voire le complotisme. La lutte des idées n’est pas que feutrée et abstraite. Elle peut conduire les hommes à la violence et à la guerre comme l’illustre l’histoire contemporaine du continent européen. PLAN DU CHAPITRE I. Les idéologies politiques de la modernité II. Les idéologies de refus de la modernité III. Les idéologies critiques de la modernité IV. La symbolique en politique Ce chapitre est structuré en quatre sections à la fois thématiques et chronologiques. L’ambition y est de présenter l’univers des idées qui animent les luttes politiques quand bien même ces dernières peuvent aussi relever d’autres contingences – guerre des postes, des relais de pouvoir, des ressources financières – moins publiquement affichables. Le libéralisme né des révolutions anglaise et française va constituer la matrice idéologique de la modernité en évacuant la question de la transcendance divine pour faire advenir le règne de la raison humaine. Si le socialisme naît dans l’opposition à certains présupposés du libéralisme, il conserve avec lui la foi dans le progrès et l’attachement au rationalisme. Ce ne sera plus le cas avec les idéologies de refus de la modernité que sont le conservatisme et le fascisme, tous deux hostiles au rationalisme libéral et à la société bourgeoise qui éclot. Dans la seconde moitié du XX e siècle, d’autres doctrines naissent : l’écologisme qui met en doute la culture du progrès continu propre au libéralisme économique, le communautarisme qui porte un rude coup aux présupposés culturels du libéralisme, et le complotisme, plus évanescent,
mais violemment critique du rationalisme occidental. À la marge des idées, et souvent en soutien, on proposera également un regard sur l’usage des symboles en politique, utiles aux acteurs de la scène publique, soucieux de montrer leur autorité, de susciter des engagements, de favoriser le lien social ou parfois de mener la contestation.
I. Les idéologies politiques de la modernité Retour à la table des matières Par modernité, on désigne ici la recomposition générale qui affecte la pensée en occident entre les XV e et XVIII e
siècles, dynamique marquée par le déclin de l’influence de la métaphysique religieuse, l’affirmation de la conception moderne de l’individu comme sujet et de la raison. Deux grands ensembles idéologiques, le libéralisme et le socialisme, vont progressivement dominer le débat politique, opposition qui trouvera son expression la plus aiguë dans la seconde moitié du XIX e siècle. Il faut dire que le socialisme se construit très largement en réaction aux effets sociaux du capitalisme industriel, dont le libéralisme (économique) constitue le socle. Il convient cependant de ne pas s’en tenir à une trop commode opposition terme à terme : non seulement ces deux ensembles idéologiques sont en très large partie pluriels, mais on a pu compter des tentatives de dépassement de chacun d’eux.
1. Les libéralismes Retour à la table des matières Avant de devenir l’une des idéologies soutenant les démocraties contemporaines, le libéralisme est d’abord une idéologie minoritaire et d’opposition. Le libéralisme naissant de la fin du XVII e siècle puise en effet très largement dans la pensée anti-absolutiste attachée à défendre l’individu face à l’État. Les auteurs qui s’en réclament ne se désignent d’ailleurs pas comme tels puisque la notion de « libéralisme » est inventée au XIX e
siècle.
Comme on le verra, le libéralisme désigne moins un
ensemble idéologique unifié qu’une sensibilité politique enrichie par des influences multiples. Malgré leur diversité, les penseurs libéraux s’accordent sur une idée fondamentale : la liberté des individus doit être valorisée et protégée contre les intrusions nées des exigences de la vie collective et de la concentration du pouvoir politique dans les mains de l’État. Les individus sont dotés de raison et savent ce qui est bon pour eux. La liberté est un attribut individuel, un droit à l’expression libre de ses pensées et à la propriété privée. L’État, au contraire, est une institution qui a tendance à abuser de l’autorité et à menacer les libertés individuelles. C’est la question qui est au cœur des réflexions des premiers penseurs libéraux, à l’instar de l’Anglais John Locke (1632-1704) et du Français Charles de Montesquieu (1689-1755) : protéger les libertés contre le pouvoir arbitraire du roi. Si l’on suit Olivier Nay1 , cinq grands principes en découlent : • l le refus de l’absolutisme (qui est un empiétement sur les droits des individus) ; • l la défense de la liberté (droits à la sécurité, à la propriété, à la liberté religieuse, étendus avec la Révolution française aux « droits civiques ») ; • l le pluralisme politique (avec la création de « corps intermédiaires » et de contre-pouvoirs, pour que « le pouvoir arrête le pouvoir » selon l’expression de Montesquieu dans De l’esprit des lois [1748]) et social (protégeant les minorités) ; • l la souveraineté du peuple (entendue comme opposition à la souveraineté de droit divin plus que souveraineté démocratique) ; • l la défense du gouvernement représentatif (comme mode d’exercice modéré du pouvoir). Si les penseurs libéraux initiaux sont favorables au libreéchange (Montesquieu considère ainsi dans De l’esprit des lois que « partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces »), c’est au cours de la seconde moitié du XVIII e siècle que les principes du libéralisme économique sont posés, avec les travaux de Thomas Malthus (1766-1834), David Ricardo (1772-1823), mais surtout d’Adam Smith (1723-1790), dans son œuvre
majeure, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, publiée en 1776. Dans l’économie libérale, le système économique est fondé sur les équilibres naturels qui naissent des rencontres entre les agents libres et rationnels sur le marché. Le saviez-vous ? Liberté des Anciens versus liberté des Modernes. Cette distinction est établie, à la suite de Germaine de Staël, par Benjamin Constant en 1819 (De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes) : d’un côté, la liberté des Anciens, défendue par les philosophes de l’Antiquité, désigne une capacité des citoyens d’intervenir dans la vie sociale et publique ; de l’autre côté, la liberté des Modernes, portée par les théoriciens libéraux, est conçue comme une autonomie des individus, c’est-à-dire d’abord comme la liberté privée d’individus disposant de leur libre arbitre. Trois principes sont ici centraux : • l la concurrence permet au mécanisme des prix de jouer un rôle de régulateur (mécanisme automatique et impersonnel qui vaut mieux que la loi des hommes, susceptibles, eux, de se tromper) ; • l la poursuite de l’intérêt individuel concourt à l’intérêt général, ce que l’idée de « main invisible » d’Adam Smith indique bien : « Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, [l’individu] travaille souvent pour l’intérêt de la société » ; • l l’État ne doit jouer qu’un rôle minimal (« État gendarme » ou « veilleur de nuit »), parce que ses interventions menacent les équilibres qui naissent des échanges libres entre les autres acteurs. Ces principes vont constituer la base du capitalisme industriel du XIX e siècle, dont les conséquences économiques et sociales vont favoriser la genèse des idées socialistes et plus largement d’idéologies révolutionnaires remettant en cause la propriété privée (cf. infra). Mais les épreuves économiques du
libéralisme, les crises successives du capitalisme (notamment la crise de 1929), ont également contribué à la mise en discussion des idées défendues par le libéralisme économique, de la compatibilité entre libéralismes politique et économique ou encore de la place accordée à l’État dans la régulation économique. Ce qui divise les penseurs du libéralisme, c’est justement le rôle que doit jouer l’État : instrument de protection des personnes, doit-il cependant intervenir un minimum dans la sphère économique et sociale ? C’est ici qu’il faut sans doute souligner la diversité des libéralismes. Une part des penseurs libéraux a complètement intégré les bienfaits de l’intervention de l’État dans le fonctionnement du capitalisme contemporain, idée que l’expression d’« économie sociale de marché » traduit bien. D’autres courants du libéralisme ont au contraire porté une conception nettement plus radicale du libéralisme économique, mais aussi social, dans les sociétés contemporaines, à l’instar des libertariens1. En schématisant, on trouve trois types d’opposition au sein de la pensée libérale, qui peuvent se recouper. • l La première voit s’affronter les utilitaristes, qui justifient leur système par ses conséquences pour le bien-être de la société et légitiment le rôle de l’État, indispensable au bon fonctionnement de la société, et les jus naturalistes – qui considèrent que le droit naturel de l’individu à la liberté transcende toute autre considération. • l La deuxième, sur un terrain assez proche, touche la divergence entre conservateurs, qui insistent sur le respect des traditions économiques et culturelles constituant la société libérale, et libertariens, qui mettent l’accent sur l’absolue liberté des individus. • l La troisième concerne ceux pour qui l’anarchie, comme système autorégulé, est l’horizon du libéralisme, et ceux qui donnent une valeur positive à l’État, comme autorité nécessairement extérieure au marché, indispensable à sa pérennité.
Les libertariens Les libertariens représentent l’aile dure d’un libéralisme individualiste, qui considère que chaque individu a un droit de propriété sur soi absolu et que tout État, parce que fondé sur la force, est illégitime. C’est le refus de la prétention de l’État d’imposer un bien commun qui constitue le credo contestataire des libertariens. Idéalement, ils conjuguent l’anarchie avec le capitalisme dans une forme « pure », si bien que l’on peut utiliser « anarcho-capitaliste » comme synonyme de libertarien. En cela les libertariens sont les seuls à marier totalement le libéralisme (pensée politique) et le capitalisme (pratique économique). Là où la droite libérale classique se contente souvent d’en appeler à l’État pour protéger ses intérêts capitalistes (et ce faisant ne marie que rarement les deux concepts), les libertariens, eux, les associent totalement en refusant l’État dans les deux sphères, politique et économique, voire dans la sphère morale et culturelle. Cela les rend difficilement classables politiquement : hostiles à l’idée d’égalité et défenseurs intransigeants de la liberté (opposés donc à la fiscalité, nécessairement confiscatoire) – ce qui les positionne clairement à la droite de l’échiquier politique –, ils peuvent être également au nom de la défense des libertés individuelles des compagnons de route de la gauche, notamment sur les questions culturelles (consommation des drogues, libertés publiques, liberté sexuelle, immigration).
2. Les socialismes Retour à la table des matières Le socialisme recouvre l’ensemble des idéologies et mouvements politiques rassemblés autour de la contestation des effets sociaux du capitalisme et en appelant à un nouvel ordre économique, social et politique fondé sur le partage des richesses et l’abolition de la propriété privée. Les différents mouvements socialistes qui émergent au cours du XIX e siècle sont animés par la question de la justice sociale dans des sociétés dominées par le capitalisme industriel, et dénoncent tant l’égoïsme de la société bourgeoise que les inégalités et la pauvreté. Comme pour le libéralisme, contre lequel les idées socialistes se forgent en partie, il
existe une très forte diversité des conceptions, variables en fonction des expériences nationales, concernant tant la place de la révolution (opposant socialismes réformateur et révolutionnaire) que le rôle de l’État (opposant socialismes libertaire – et plus tard autogestionnaire – et étatique). Le saviez-vous ? Le terme même de socialisme naît au cours du XIX e
siècle ; Pierre Leroux estime l’avoir inventé en 1833, mais la notion se diffuse véritablement au cours des années 1840. FOCUS Le socialisme libertaire Il s’agit d’un courant socialiste qui prône l’égalité dans la vie économique, sociale et politique, l’abolition du capitalisme ainsi que la liberté absolue et la suppression de l’État. La volonté radicale de remplacer le capitalisme bourgeois par un système économique et social égalitaire le rattache clairement aux idéaux du socialisme révolutionnaire. Mais son rejet de toutes les institutions de pouvoir dans la société, notamment de l’Église et de l’État, le rapproche de la tradition anarchiste. Protection totale des droits des individus, décentralisation radicale des pouvoirs institutionnels ou encore organisation de la vie sociale autour d’unités autogérées sont au cœur des projets des socialistes libertaires. Au XIX e siècle, les écrits de Joseph Proudhon (1809-1865) vont profondément imprégner cette pensée. Croyant à la force des idées (« toute société se forme, se réforme ou se transforme à l’aide d’une idée », De la capacité politique des classes ouvrières [1865]), inlassable pourfendeur des dérives du capitalisme industriel mais aussi de l’ordre bourgeois traditionnel, il a proposé un projet révolutionnaire visant à la fois l’égalité des hommes et la liberté de l’individu face à l’autorité asservissante des pouvoirs traditionnels. Assez éloigné du marxisme, son projet politique repose sur la mise en place d’un système confédéral et une démocratie économique fondée sur une organisation mutuelliste. Ce socialisme libertaire, détaché de ses ambitions
révolutionnaires, a pu inspirer certains courants socialistes réformistes. Le socialisme autogestionnaire de la deuxième gauche française (qui se distingue d’une « première » gauche, plus étatiste) comportait ainsi des visées décentralisatrices, des corrections volontaristes des effets inégalitaires du capitalisme et une volonté de démocratisation des entreprises sans passer par la collectivisation des moyens de production. Les thèses marxistes vont contribuer à légitimer scientifiquement les idéaux socialistes et, surtout, à leur donner une solide ossature intellectuelle. Cette doctrine, élaborée par Karl Marx, aidé de Friedrich Engels à partir de 1848 (date de la parution du Manifeste du Parti communiste), repose sur un certain nombre de postulats et d’idées que l’on peut résumer de la façon suivante : • l les forces économiques sont le moteur de l’histoire, elles constituent l’infrastructure de la dynamique historique ; • l les transformations historiques reposent sur des luttes entre classes sociales, l’opposition entre classes bourgeoise et prolétaire étant au cœur du capitalisme ; • l dans une société capitaliste, la classe bourgeoise, qui détient le capital, confisque une partie de la richesse, tandis que les ouvriers sont exploités ; • l le prolétariat est au centre du projet révolutionnaire : par sa mobilisation il doit permettre de briser le système capitaliste ; • l la destruction du capitalisme entraînera la collectivisation des moyens de production, la distribution égalitaire des richesses et le dépérissement de l’État. Alliant une doctrine très cohérente et une violente condamnation du capitalisme, une explication théorique à prétention scientifique et une valorisation de la praxis révolutionnaire, le marxisme se diffuse à la fin du XIX e
siècle dans les milieux ouvriers des différents pays européens, de Londres à Moscou en passant par Berlin
et Vienne. Pour autant, les socialismes demeurent traversés par de nombreuses tensions, dont témoigne une histoire marquée par une succession de scissions entre courants et des versions nationales assez contrastées. Les clivages qui partagent les mouvances socialistes sont de plusieurs ordres : l’articulation entre partis et syndicat (et le rôle primordial donné à l’un par rapport à l’autre) ; la stratégie politique privilégiant révolution ou réforme (et séparant les marxistes orthodoxes et les « réformateurs », « révisionnistes » ou « gradualistes ») ; ou encore le débat entre patriotisme et internationalisme, l’échec du pacifisme internationaliste de Jean Jaurès à l’approche de la Première Guerre mondiale cristallisant dramatiquement l’impossibilité du second. Le travaillisme en Grande-Bretagne, fortement influencé par le fabianisme des époux Sidney et Béatrice Webb et Herbert Wells, soutient la prise en charge par les autorités publiques des besoins essentiels (éducation, transports), mais refuse le recours à la force et privilégie des réformes graduelles. Les socialistes indépendants français (Alexandre Millerand (1959-1943), Aristide Briand (1862-1932), René Viviani (1863-1925), Jean Jaurès (1859-1914)) défendent, contre les tenants d’une ligne marxiste orthodoxe comme Jules Guesde (1845-1922), une approche du socialisme qui exclut l’action révolutionnaire violente et valorise l’action dans le cadre parlementaire. Le saviez-vous ? La Fabian Society ou Société fabienne (du nom du général romain Fabius « Cunctator » c’est-à-dire « le temporisateur ») est un cercle de réflexion socialiste créé en 1884. Lecteurs de Marx, les premiers Fabiens proposent une lecture beaucoup plus réformatrice du socialisme. FOCUS La social-démocratie allemande entre révolution et réforme La création du Parti social-démocrate (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD) en 1875 favorise l’unité des différents courants divisant jusque-là le socialisme allemand. Sa légalisation par Guillaume II, puis sa progressive notoriété au sein de
la population, vont le conduire à des succès électoraux décisifs (le SPD est ainsi le premier parti au Parlement allemand – Bundestag – en 1912). Autour de l’idée de lutte des classes et de dénonciation du capitalisme bourgeois se forge une certaine unité doctrinale. Pour autant, le parti demeure divisé entre deux principales tendances. D’un côté, on trouve l’aile révolutionnaire, dont Karl Kautsky (1854-1938) est le représentant, fondée sur une interprétation orthodoxe du marxisme, promouvant dictature du prolétariat et internationalisme. De l’autre, Eduard Bernstein (1850-1932) porte une conception alternative, dite « révisionniste » qui gagne en audience auprès des cadres du parti, jusqu’à devenir majoritaire à partir de 1905. Sans renoncer à la lutte des classes, Bernstein conteste la révolution violente et l’expropriation générale pour en appeler à « un remplacement graduel, au moyen de l’organisation et par la loi ». Ce n’est cependant que beaucoup plus tard que le SPD abandonne officiellement la doctrine marxiste et se rallie à l’économie de marché lors du congrès de Bad Godesberg en 1959. La révolution russe va consolider les divisions entre révolutionnaires et réformistes, créant une scission assez fondamentale entre partis socialistes et communistes (dominés par l’idéologie marxisteléniniste), que les divisions géopolitiques nées des guerres mondiales vont consolider. Du côté des partis socialistes occidentaux, on assiste progressivement à une acceptation plus ou moins explicite des principes de l’économie de marché. C’est sans doute de ce point de vue le parti travailliste britannique qui a poussé le plus loin cette tentative de redéfinition d’un corpus doctrinal, atténuant considérablement les oppositions entre socialisme et libéralisme. FOCUS Vers un socialisme libéral ? La troisième voie britannique Après des échecs politiques successifs depuis les années 1980, et le renouvellement de son leadership politique (avec l’arrivée d’une nouvelle génération de dirigeants, notamment Tony Blair en 1994), le Parti travailliste (Labour Party) va procéder à une révision idéologique fondamentale au cours des années 1990,
au point d’ailleurs de changer de nom en 1997 pour devenir le Nouveau Parti travailliste (New Labour), redéfinissant la grille de lecture des rapports entre économie, société et État1. Si Tony Blair va jouer un rôle central, en assumant politiquement ces changements, le renouveau doctrinal sera pensé par un sociologue, professeur à la London School of Economics, Anthony Giddens. Ce dernier va élaborer un corpus idéologique assez éloigné des compromis socio-démocrates de l’aprèsguerre, en affirmant beaucoup plus clairement l’acceptation des règles du jeu de l’économie libérale. Dans le fonctionnement du marché, la flexibilité et l’allégement des contraintes réglementaires sont vus comme des leviers de croissance. La libre concurrence est valorisée. L’État joue principalement un rôle d’investisseur social, assurant l’égalité des chances. Dans la production des services collectifs, le recours au marché peut se révéler plus efficace. De façon plus générale, cette « troisième voie », qui se veut « au-delà de la droite et de la gauche », assume une forme de pragmatisme, se détachant cependant des néolibéraux par sa volonté de protéger les droits sociaux des individus. Elle propose également de refonder un partenariat avec la société civile, promouvant l’initiative locale, la participation du tiers-secteur, mais aussi assumant le rôle des communautés locales dans la prévention de la délinquance.
II. Les idéologies de refus de la modernité Retour à la table des matières On distinguera ici deux courants idéologiques qui vont constituer les bases d’une violente opposition au libéralisme et à la modernité politique : le conservatisme et le fascisme.
1. Le conservatisme Retour à la table des matières
Le conservatisme est un courant idéologique tout autant qu’une doctrine constituée, assez hétérogène, mais qui puise son unité dans une commune hostilité au libéralisme et au socialisme, les deux grands matérialismes du XX e siècle. Définition • Selon Philippe Bénéton, « le conservatisme est un mouvement intellectuel et politique de l’ère moderne qui naît avec elle puisque contre elle ; la doctrine conservatrice s’est constituée pour la défense de l’ordre politique et social traditionnel des nations européennes, elle est un traditionalisme devenu conscient (Karl Mannheim) par opposition à la révolution française, plus généralement au projet politique moderne ».
Source : « Conservatisme » in RAYNAUD P. et RIALS S. (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996, p. 115. Fondamentalement, le conservatisme naît avec la pensée contre-révolutionnaire, en réaction directe aux événements de 1789 et aux excès des républicains en cette fin de XVIII e siècle. Incarnée par des intellectuels comme Louis de Bonald (1754-1840), Joseph de Maistre (1753-1821) ou l’Irlandais Edmund Burke (1729-1797), cette pensée s’oppose à la fois à la terreur révolutionnaire comme pratique (« les chiens de l’enfer » dira Burke) mais bien plus généralement à la pensée libérale que la République naissante fait advenir. La critique de l’ordre libéral est sévère et sans appel. Elle s’opère à quatre niveaux : • l Une critique ontologique qui repose sur la condamnation du rationalisme abstrait de la pensée révolutionnaire. Pour Bonald, la raison humaine n’est qu’une « humaine pollution » suscitant sans cesse le doute sur les vérités éternelles portées par la religion. En faisant triompher le règne de la raison individuelle en lieu et place de la seule raison divine, les penseurs libéraux font preuve d’un orgueil immodéré. Plus encore, selon Burke, si l’opinion
critique peut être utile, elle ne saurait peser sur le cours des événements qui répond à une logique transcendantale et extérieure au seul volontarisme humain. • l Une critique politique qui porte sur le refus du modèle démocratique et du culte du partage égalitaire du pouvoir. Loin de déboucher sur une société stabilisée, la démocratie apporte l’anarchie et le désordre. Pour les conservateurs, l’ordre politique ne se négocie pas entre individus bénéficiaires de droit ; il est le résultat d’une tradition, d’une histoire, d’une coutume, de croyances qui s’imposent à tous. • l Une critique sociologique qui est celle de l’individualisme jugé destructeur des sociétés libérales. Comme l’écrit Bonald : « Dans la république, la société n’est plus un corps général mais une réunion d’individus […] Tout s’y individualise, tout s’y rétrécit ; le présent est tout pour elles ; elles n’ont pas d’avenir. Tout ce qui est éternel dans la religion, tout ce qui est permanent dans la société y est à la fois détruit et méconnu » (in Théorie du pouvoir politique et religieux, 1796). Face à des républicains modernes qui mettent en avant une société d’individus libres, raisonnés et pourvus de droits propres, les conservateurs affichent la défense d’une communauté unie, pourvue de sa propre conscience historique et affranchie de la volonté de ses membres. La société n’est pas un agrégat d’individualités mais un corps constitué ancré dans une histoire, une mémoire, une nation, une religion. • l Enfin, les conservateurs posent une critique forte de l’universalisme moderne. Burke en particulier dénonce la prétention des révolutionnaires à vouloir édifier la liberté à partir d’une conception universelle de l’humanité. Sa dénonciation de l’universalisme des Lumières porte en premier lieu sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont il refuse l’ambition réformiste au nom d’un idéal sans ancrage ni racine. Il oppose aux libertés abstraites des Lumières les libertés concrètes qui conditionnent
la vie des hommes en société. « À quoi peut bien servir de discuter dans l’abstrait du droit de chacun à se nourrir ou à se soigner ? Toute la question est de savoir comment se procurer de la nourriture, comment administrer les remèdes. Et en pareille circonstance je conseillerai toujours de faire appel au cultivateur ou au médecin plutôt qu’au professeur de métaphysique » (Burke, Réflexions sur la révolution de France, 1790). Le courant conservateur, on le voit, puise son unité dans l’idée que l’individu doit se soumettre à un ordre (religieux, coutumier, traditionnel) qui le dépasse et ne doit pas chercher à s’en affranchir. Sous cette étiquette, de nombreux mouvements très différents vont essaimer soit en renouant avec une forme de libéralisme économique (le libéralisme conservateur anglo-saxon), soit en s’érigeant sur le lit du traditionalisme (le légitimisme monarchique en France) ou du nationalisme (le nationalisme réactionnaire maurassien ou barrésien). Les néoconservateurs Le néoconservatisme va émerger aux États-Unis dans les années 1990, sous la double impulsion de la mandature de George Bush fils et de la constitution de think-tanks puissants dont le Project for a New American Century de Williams Kristol. Issus très souvent de la gauche américaine, les néoconservateurs vont se définir comme « des libéraux agressés par la réalité ». À travers cette formule, ils se situent à la fois comme partageant les valeurs humanistes des libéraux (au sens américain du terme) mais refusant leur angélisme face aux menaces extérieures. La notion américaine de think tank renvoie à un groupe d’influence et de réflexion, proposant de l’expertise intellectuelle, le plus souvent liée à un parti ou un mouvement politique. En France, la fondation Jean Jaurès, l’institut Montaigne ou la Fondation Terra Nova ont pu jouer ce rôle de think tank auprès des décideurs publics.
Les « néocons » ont ainsi un double positionnement qui va prendre forme après la première guerre du golfe en 1991. Le premier est de refuser la politique réaliste pensée par Henry Kissinger face aux Soviétiques et appliquée par George Bush père face à Saddam Hussein : éviter d’utiliser la force au nom de la morale pour ne privilégier que les intérêts économiques et politiques des États-Unis. Pour les néocons, inspirés par la philosophie de Leo Strauss, cette posture amorale n’est pas de mise face à des dictatures. Mais ils renient également le libéralisme illusoire des démocrates (Bill Clinton), refusant l’usage de la force au nom d’un nécessaire retrait de la puissance américaine. Selon eux, c’est au nom des valeurs supérieures de l’Amérique que la force militaire doit être utilisée pour vaincre à la fois ses ennemis et l’immoralisme des tyrannies. La guerre préventive (contraire au droit international), le droit au renversement de régimes et la prééminence américaine constituent les trois piliers doctrinaux de ce courant. Sur le plan intérieur, les néocons vont s’opposer très fortement aux politiques de discrimination positive en faveur des minorités raciales et au relativisme culturel propre, selon eux, à la modernité.
2. Le fascisme Retour à la table des matières Il est difficile de faire du fascisme une idéologie constituée, organisée et parfaitement lisible. La raison en est double. D’abord parce que le fascisme ne peut être lu sous le mode de l’universel. À l’inverse du communisme dont l’universalité est contenue dans le programme internationaliste et soutenue par des acteurs capables de le répandre (le Komintern ou Internationale communiste), le fascisme est avant tout le fait de cultures nationales, fondé sur un culte du nationalisme, assorti d’une matrice raciste, méfiant vis-à-vis des projets universalistes et non défendu par une institution de propagande transnationale (s’il y a eu un Kominterm, il n’y aura jamais de Fascintern !). Ensuite, le fascisme repose avant tout sur une action et une politique ainsi que sur une culture et des sentiments, plus que sur un corps de doctrines que l’on aurait du mal à constituer.
Le modèle type du fascisme italien (entre 1921 et 1943) témoigne d’un mouvement plus « sensoriel » qu’intellectuel et avant tout dirigé vers l’action : c’est la dimension institutionnelle du fascisme qui le définit avec son appareil policier surdimensionné, son parti unique, son absorption de l’État au service de ses ambitions, une organisation corporative de l’économie, une suppression des libertés syndicales, un impérialisme extérieur affiché. D’un point de vue culturel, le fascisme repose peut-être sur trois idées/sentiments forts : un nationalisme organique absolu, une idéologie de l’homme nouveau et une glorification de la violence. • l Le nationalisme « total » du fascisme présente une nation qui n’est nullement un agrégat d’individus mais se pense comme un corps vivant unifié. De cette acception d’un nationalisme « ultra » découlent plusieurs options idéologiques : la première est un imaginaire d’une société close, refusant tout élément extérieur et dès lors porteuse d’un racisme qui, dans le cas du fascisme, sera institutionnalisé ; la deuxième est la négation de toute norme universelle qui ne servirait pas l’ambition communautaire – c’est ainsi que les normes juridiques, éthiques ou morales humanistes et universalistes vont être rejetées, au premier rang desquelles les droits de l’homme – ; la troisième est un culte du jugement populaire et de l’« instinct des humbles » que les fascistes opposent au rationalisme intellectuel, rejeté en raison de son abstraction et de son refus du sensitif, central dans la pensée fasciste. • l Le culte de l’homme nouveau : la séduction du fascisme vient assurément de sa dimension révolutionnaire qui le rapproche paradoxalement du communisme et l’éloigne du nazisme, nettement plus réactionnaire. L’ écrivain français Drieu La Rochelle l’exprimera en ces termes : le fascisme était « le mouvement politique qui va le plus franchement, le plus radicalement dans le sens de la grande révolution des mœurs, dans le sens de la restauration du corps – santé, dignité, plénitude, héroïsme – dans le sens de la défense de l’homme contre la grande ville et contre la machine1 ». Avec le fascisme, c’est le mythe d’un homme nouveau, en rupture avec la démocratie
bourgeoise, rationaliste et inhibitrice des pulsions primaires, qui se constitue et attire une partie de la jeunesse. Image non fournie par l éditeur. Affiche de l’Exposition de la Révolution fasciste, ouverte au public le 28 octobre 1932. • l Le culte de la violence et de l’instinct : cette fascination pour la violence rédemptrice et correctrice d’un embourgeoisement honteux, violence née dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, s’exprime dans ces mots d’un des artisans du fascisme italien, Giueseppe Bottai : « Nous avons dû vite nous rendre compte que le vieil habit bourgeois était devenu trop étriqué pour notre poitrine plus large et que l’ancienne vie de paresse et d’égoïsme ne pouvait plus être l’idéal d’un homme habitué à se dépasser […]. Quelques-uns, guidés par Un, comprirent que le combattant façonné au creuset de la guerre devait à son tour refaçonner la vie. Et ils jetèrent les vieux habits moisis pour passer encore la tenue déchirée du combattant » (cité par GENTILE E., Qu’est-ce que le fascisme, Paris, Gallimard, 2002, p. 372). Véritable mélange d’idées et de ressentis, le fascisme n’est donc pas une doctrine proprement dite mais un produit de, et une réaction à, la modernité démocratique contre laquelle il se dresse. Un observateur du fascisme italien, Camillo Pellizzi, écrivait en octobre 1922 : « Le fascisme c’est la négation pratique du matérialisme historique, mais plus encore la négation de l’individualisme démocratique, du rationalisme des Lumières et l’affirmation des principes de la tradition, de la hiérarchie, de l’autorité, du sacrifice individuel au nom de l’idéal historique, de l’affirmation pratique de la valeur de la personnalité spirituelle et historique de l’Homme et de la Nation confrontée et opposée aux raisons de l’individualité abstraite et empirique des tenants des Lumières, des positivistes et des utilitaristes1 ».
III. Les idéologies critiques
de la modernité Retour à la table des matières On retiendra trois idéologies qui, à partir de la fin des années 1960, vont connaître un fort développement, singulièrement en Occident. Très différents, ces « cadres cognitifs d’interprétation du monde » ont comme point commun de remettre en cause quelques-uns des traits les plus saillants de la modernité libérale. C’est le cas du communautarisme qui constitue une des critiques les plus abouties du libéralisme culturel et politique, de l’écologisme qui va contester à la fois l’idée même de progrès et l’anthropomorphisme, et du complotisme qui, bien que moins structuré, valorise une remise en cause ontologique de la parole institutionnelle.
1. L’écologisme radical Retour à la table des matières On peut rapidement distinguer trois types de rapports à l’écologie : • l L’écologie environnementaliste répond à une logique libérale qu’elle ne conteste nullement. Le mot d’ordre de cette écologie est « la qualité de la vie ». Pour les écologistes radicaux qui la rejettent, elle se réduit à préparer la mise en place de politiques publiques environnementales corrigeant à la marge les effets néfastes du développement capitaliste. Elle favorise la gestion intelligente des déchets, la recherche de nouvelles énergies au fur et à mesure de l’amoindrissement des énergies fossiles, la sauvegarde des animaux menacés, etc. • l L’écologie politique vise à encourager un développement contrôlé dans lequel les priorités seraient données à la sauvegarde de la nature et de l’environnement humain. Mais, pour cette pensée, l’anthropocentrisme reste dominant. Ce n’est plus le cas de l’écologie fondamentaliste ou « écologie profonde ». • l La deep ecology relève en effet d’un tout autre projet politique dans lequel la place de l’homme
doit être repensée au milieu des autres espèces du vivant, ni en dessous ni au-dessus. Reposant sur le constat d’un progrès technique menaçant et sur la nécessaire soumission aux lois naturelles, la deep ecology rediscute en profondeur l’ordre libéral et la place de l’homme au sein de la nature. ■ La deep ecology C’est le Suisse Robert Hainard (1906-1998) qui incarne le mieux l’aile la plus radicale de l’écologie et s’affiche comme un précurseur de la deep ecology. Hainard critique la société moderne au nom d’une nature vierge, éternelle, qui se ressent plus qu’elle ne se pense. Il se réfère au penseur eugéniste Alexis Carrel (1873-1944) et défend une fusion entre l’homme et la nature qu’il oppose à la civilisation. La nature sera défendue pour elle-même et plus simplement car tel est le bon vouloir de l’espèce humaine. À partir des années 1970, la deep ecology (terme inventé par le norvégien Arne Naess en 1973) quitte sa face réactionnaire et traditionaliste pour devenir révolutionnaire et émancipatrice, tout en conservant un même refus de la modernité libérale. On la retrouve dans le mouvement actuel de la décroissance. La décroissance Mouvement qui défend l’idée qu’une croissance économique infinie sur une planète aux ressources limitées est irréaliste. En conséquence il suggère d’entrer dans l’âge de la décroissance fondé sur un mode de vie simple, sans dépense, avec des énergies alternatives et une économie respectueuse des rythmes humains et naturels. Ce mouvement de la décroissance se retrouve aussi dans l’éco-socialisme ou l’alliance « pastèque » (vert et rouge) qui tente de faire une synthèse entre le marxisme et l’écologie en remplaçant la vision ouvriériste de l’homme et la machine par une vision où le dominé s’associerait à la nature au nom d’une commune surexploitation, pour renverser l’ordre capitaliste.
• l Au-delà, cette idéologie contestataire a donné naissance à une pratique de l’écologie radicale qui passe entre autres par la lutte armée ou la résistance civile (éco-guerriers ou « terrorisme » vert). Ce fut le cas du mouvement Earth First fondé en 1980 par Dave Foreman, qui veut rendre à l’Amérique son visage de terre originelle ou d’organisations clandestines comme le Front de libération des animaux (Animal Liberation Front (ALF) créé en 1979) ou The Earth Liberation Front (créé en 1992), responsable dans les années 2000 de plus de 600 actes criminels aux États-Unis. • l Cette politisation extrême de l’écologie a en partie provoqué une extension des catégories politiques au vivant lui-même. C’est la thèse des mouvements antispécistes condamnant le « racisme » des humains à l’égard des autres espèces vivantes qu’ils détruisent et exploitent. Le saviez-vous ? Aux États-Unis, le directeur adjoint du FBI estimait que, depuis les années 1990, plus de 1 500 actes qualifiés de terroristes avaient été enregistrés sur le sol américain aboutissant à plus de 150 millions de dollars de dégâts. En France, on estimait à la même époque, à une cinquantaine le nombre d’actes d’éco-terrorisme par an. FOCUS La pensée antispéciste « Le spécisme est la discrimination basée sur l’espèce, qui fait de l’espèce en soi un critère justifiant la violation de ces droits fondamentaux (exploitation, violence, oppression et meurtre). Le spécisme se caractérise dans les différentes sociétés humaines par un droit de vie et de mort de certaines espèces animales en fonction de critères familiaux, religieux et culturels. [C’est une idéologie] semblable au racisme et au sexisme ; il permet de justifier l’exploitation et la violence malgré toute notion de justice […] Quand il s’agit de la violation des droits fondamentaux des humains, nous sommes absolutistes. Personne ne propose de rendre l’esclavage, la pédophilie, le
viol, le meurtre, etc. plus “humains”. Quand il s’agit de la violation des droits fondamentaux des animaux, nous parlons de tout sauf d’absolutisme. Au contraire, nous nous concentrons sur le fait de rendre plus “humaine” la violation de leurs droits fondamentaux. Nous traitons les intérêts fondamentaux des humains et non-humains différemment. Tel est le spécisme. » En France ces dernières années, un mouvement animaliste, L214, va particulièrement populariser la pensée antispéciste en utilisant l’image vidéo et les réseaux sociaux : en diffusant à un très large public des images prises clandestinement de maltraitance animale, le mouvement L214 (du nom d’un article du code rural qui définit les animaux comme des « êtres sensibles ») va imposer sur l’agenda public la question des ravages de l’élevage de masse. Source : « Le spécisme », Vegan France, Vegan.france.fr L’écologie profonde s’appuie sur la notion d’égalité biocentrique, signifiant que presque tous les êtres vivants ont le même droit de vivre et de se développer. À la base de cette notion, subsiste le principe de philosophie pratique que la dignité d’un être vivant, son essence d’agent moral, réside dans sa capacité d’auto-conscience, autrement dit dans sa capacité à éprouver clairement désirs, plaisirs et souffrances. De là, il est facile de déduire que l’homme comme l’animal sont des agents moraux et donc des sujets de droits, puisque l’observation suggère qu’ils possèdent tous cette capacité d’autoconscience (le chien souffre au même titre que l’homme lorsqu’on le bat). L’écologie profonde est fondamentalement un animalisme et donc un anti-humanisme. Les conséquences de cette interprétation sont radicales. Si l’animal partage avec l’homme la condition d’être souffrant, il est normal que lui soient reconnus également des droits fondamentaux qui, dans une logique égalitaire, devraient être inscrits dans une Déclaration des droits de l’homme… et de l’animal. En faisant reposer la valeur de chacun sur sa capacité
d’auto-conscience à la souffrance, certains animalistes suggèrent même que dans la mesure où certains êtres humains ont une capacité moindre à l’exprimer et à la ressentir (enfants ou malades), il ne serait pas plus illégitime de les préférer aux animaux concernant les expérimentations médicales, par exemple1. En réduisant l’homme au plus petit dénominateur commun, une disposition sensitive partagée par la plupart des êtres vivants, les écologistes profonds refusent de voir la différence de nature qui sépare l’animal non humain de l’homme – la raison – et qui fait de ce dernier un agent moral et créateur. Ce faisant, la deep ecology témoigne de son antimodernité, c’est-à-dire de son refus du culte de la raison.
2. Le communautarisme Retour à la table des matières ■ La pensée communautarienne Alors que le marxisme constituera une féroce critique du libéralisme économique, le communautarisme apparaît bien comme une lecture critique des déterminants culturels du libéralisme. Fondamentalement, la pensée communautarienne reproche au libéralisme comme au républicanisme à la française sa trop grande abstraction, empêchant de penser la réalité sociologique des communautés en son sein. Cette pensée va se structurer autour de la critique du livre du théoricien du libéralisme, John Rawls1, dont la définition d’une juste société libérale empêcherait par nature les demandes de reconnaissance communautaire présentes dans les sociétés contemporaines. FOCUS La société libérale de John Rawls Rawls affirme qu’une société libérale doit être dictée par une double obligation : reconnaître comme valable toutes les « visions du bien » c’està-dire tous les projets de vie en commun, mais les subordonner à des règles de justice communes pour tous. Concrètement cela signifie pour Rawls
que, dans une société moderne et libérale, chacun d’entre nous doit accepter de laisser de côté ses caractéristiques identitaires propres et entrer dans la société des hommes, déshabillé et nu. C’est seulement en acceptant de ne pas se munir d’un projet de société, érigé en étendard, dans la sphère publique que les hommes pourront vivre en harmonie, évitant la « guerre des dieux » dont parlait Max Weber. En se délestant de ses caractéristiques propres qui l’encombrent, l’individu pourra coexister pacifiquement, évitant de s’adresser aux autres en tant que « noir », « musulman », « catholique », « corse », « gay » ou toute autre identité structurante. La critique communautarienne (ou multiculturelle, portée par des penseurs comme Will Kymlicka, Charles Taylor, Michael Sandel ou Michael Walzer) est tout entière dirigée contre cette vision libérale d’une société commandée par des droits individuels, indifférente à la différence, étrangère aux sollicitations de reconnaissance identitaire et principalement mue par la recherche du bonheur matériel et par la rentabilité économique. Ce modèle d’un sujet sans attache, « désengagé » et « muni d’un voile d’ignorance » (Rawls) concernant ses caractéristiques identitaires, est vivement rejeté par les communautariens. Pour ces derniers, les individus sont avant tout membres de communautés qui peuvent être liées à leur lieu de naissance, à leurs préférences sexuelles, à leur couleur de peau, à leur appartenance religieuse ou à leur maîtrise linguistique… Si tous les auteurs communautariens n’accordent pas la même importance à ces différentes communautés, ils estiment tous que ces communautés constituées sont pour les individus des espaces où se forge une « expérience de soi » qui va déterminer leurs choix et leurs parcours de vie. Le modèle libéral d’un individu rationnel régi par des droits abstraits et mû par une seule volonté de rentabilité économique de ses investissements est un modèle qu’ils qualifient à la fois de pauvre, d’illusoire mais aussi de mensonger : • l pauvre parce que l’individu moderne, inévitablement installé dans une communauté sociale déterminée (une famille, dans une
région particulière, parlant une certaine langue, avec ses propres traits culturels et sa religion singulière), est aussi habité par un désir d’épanouissement culturel qui va bien audelà de sa volonté de réussite et d’enrichissement ; • l illusoire parce que cet individu sans racines et sans particularités culturelles et sociales qui habite la philosophie libérale n’existe pas. Chacun d’entre nous, affirment les penseurs communautariens, est constitué d’une histoire et d’une culture qui déterminent fortement notre façon de penser et donc d’agir. Allant plus loin, certains relèvent avec justesse que, pour être un individu de raison et faire des choix de vie rationnels, encore faut-il être capable de penser et de parler, toute chose que seuls notre éducation et notre ancrage culturel nous permettent d’obtenir ; • l enfin, le modèle libéral est, pour une partie très combative du courant communautarien, un modèle mensonger ou plutôt très orienté puisqu’il correspond de fait au WASP (White Anglo-saxon Protestant), c’est-à-dire au mâle blanc dominant, sans traits culturels « visibles » puisque ni noir, ni musulman, ni juif, ni homosexuel, ni femme… L’individu neutre définit par la pensée libérale correspond culturellement à l’être blanc dominant, masculin et âgé qui rejette dans une forme d’indignité culturelle toute autre forme de définition de soi. Finalement, le libéralisme ne serait qu’un alibi idéologique utilisé par la classe dominante pour asseoir sa suprématie culturelle sur les autres groupes émergents. ■ La vague communautariste Cette pensée critique va vite trouver une traduction concrète, d’abord dans le monde anglo-saxon avant de toucher la France. Exemple Aux États-Unis, dès les années 1960, des politiques
publiques vont introduire une pratique de « discrimination positive » à destination des AfroAméricains dont la communauté se voit reconnaître un passé de ségrégation (l’esclavagisme, la politique de discrimination raciale). En conséquence de quoi est décidée l’attribution de droits différenciés pour cette communauté particulière afin de réparer cette injustice. La mesure la plus connue sera l’attribution de quotas de places dans les universités du pays pour les étudiants noirs, jusqu’alors extrêmement minoritaires dans l’enseignement supérieur. Dans certains pays, comme le Canada, c’est la question francophone au Québec qui alimente la vague communautariste, exigeant, afin d’assurer la « survivance linguistique », une politique active de défense du français. Mais cette politique préférentielle à destination de certaines communautés « menacées » va rapidement être instrumentalisée par divers groupes communautaires ethniques, religieux ou reposant sur des modes de vie partagés, aboutissant à une véritable dynamique d’attribution de droits au motif du soutien à un groupe jusqu’alors ségrégué. Les Latino-Américains, les Asiatiques, les gays, les musulmans salafistes en France avec la revendication sur le port du voile ou les revendications identitaires corses vont alimenter cette exigence de reconnaissance, bousculant les principes majeurs du libéralisme républicain et, en France, d’une laïcité radicale. La philosophe Philippe Raynaud parlera du passage de la « tyrannie de la majorité » à la « tyrannie des minorités » pour illustrer la place prise par les demandes de reconnaissance des minorités. ■ Les limites du discours communautariste On pourra proposer, avec Alain Renaut ou Justine Lacroix (voir bibliographie en fin de chapitre), trois regards critiques sur l’ambition communautariste : • l Le premier revient à s’interroger sur la réalité sociale des communautés qui réclament reconnaissance. Si certaines communautés peuvent immédiatement advenir dans l’espace public en raison de la discrimination subie ou
de leurs caractéristiques évidentes, comme c’est le cas des Afro-Américains, d’autres demeurent moins pertinentes, soit que leur ségrégation ne soit pas flagrante (les Corses en France, la communauté gay), soit que leur structuration autour de choix de vie singuliers pose question (un communautarisme des obèses aux États Unis fait-il sens ?). FOCUS Les principes du libéralisme et la critique communautariste • l Le principe de l’individualisme moral qui s’oppose à l’attribution de droits collectifs au profit des seuls droits individuels. • l Le principe d’un État peu interventionniste, singulièrement dans la sphère d’attribution des droits culturels qui demeurent librement le fait des individus. • l Le principe d’équité de la puissance publique qui lui interdit toute marque préférentielle à l’encontre d’un groupe et aux dépens d’un autre, rendant inenvisageable le soutien exclusif à une communauté singulière. Ces principes sont battus en brèche par les communautariens qui, à l’inverse, s’en revendiquent pour appuyer la cause communautaire : l’intervention étatique est nécessaire pour faire cesser l’iniquité des conditions et le soutien à certaines communautés est légitime au regard de l’exigence d’égalité dont se pare le modèle libéral. Favoriser la survivance des plus faibles est une exigence libérale pour l’État moderne. De la même façon, la capacité de chacun à faire des choix rationnels – au cœur du modèle individualiste – est fortement dépendante de son ancrage dans une communauté de vie qui structure notre vision du monde. La conclusion est limpide : pour être vraiment libéral, il faut être communautariste ! Le saviez-vous ?
La revendication, aux États-Unis, d’un droit spécifique pour les personnes en surpoids d’occuper deux sièges d’avion en ne supportant le coût que d’un seul, est avancée par des lobbies d’obèses puissants. Au nom de la reconnaissance d’une communauté spécifique fondée sur son poids ainsi que de la discrimination subie en raison de cette caractéristique pondérale (la grossophobie), ces groupes d’intérêt défendent, entre autres, cette mesure devant les tribunaux, ce qui, dans un pays où 30 % de la population est en surpoids, constitue un risque économique fort. • l Le deuxième revient à souligner les risques d’atomisation d’une société communautariste. En fondant l’unité de vie au niveau de la communauté (ethnique, religieuse, sexuelle, régionale, etc.), le modèle communautariste dénie toute possibilité de « vivre ensemble » au sein de collectifs plus larges (la nation). L’autre – celui qui n’appartient pas à ma communauté – n’est plus pensé comme un semblable en dépit de ses différences, il est envisagé sous l’angle de l’altérité la plus radicale. En fondant mon identité sur mes seuls alter ego communautaires, je rends compliquée toute vie en commun avec d’autres groupes dont le projet de société est différent du mien. Cette vision d’une société aux identités multiples mais rigides et imperméables les unes aux autres rend impossible l’unité citoyenne en opposant sans cesse des projets de vie antagonistes. • l Enfin, le troisième regard critique ouvre la porte au compromis multiculturaliste. L’exigence communautariste de reconnaissance et de prise en compte des spécificités culturelles des groupes composant une société contient en germe le risque d’un clivage entre ces caractéristiques et les normes morales et légales de la société dans son ensemble. Ainsi, comment envisager dans une société libérale l’existence d’un groupe communautaire fondé sur des préjugés à l’encontre des femmes et leur refusant certains droits ? Les exigences religieuses rendent-elles acceptables le non-
respect de droits fondamentaux ou le bouleversement profond des modes de fonctionnement d’une société (impliquant par exemple le fait que seul un médecin femme puisse soigner une femme de telle religion ou que le refus de la mixité des sexes impose des horaires réservés dans les services publics aux femmes comme aux hommes) ? Face à la radicalité de l’optique communautariste, le versant multiculturel, reposant sur la reconnaissance des communautés à la condition de leur strict respect des droits fondamentaux libéraux, va progressivement émerger, aboutissant au Canada par exemple, au principe des « accommodements raisonnables » entre exigences communautaires et droits fondamentaux individuels. Définition • ? Issue du droit du travail canadien, les accommodements raisonnables cherchent à répondre aux exigences des minorités face à l’impératif de la loi. Initialement utilisée dans le monde du travail, cette notion va déborder ce seul cadre dans la recherche d’un compromis entre la loi générale et les demandes culturelles de groupes constitués (religieux, linguistiques, sexuels…). L’idée étant d’accepter des pratiques différenciées à la condition que cela ne contrevienne pas au bon fonctionnement des institutions, aux moyens financiers de l’État ou aux droits fondamentaux des personnes. Le débat sur les frontières de ces accommodements raisonnables est constant au Canada comme en France.
3. Le complotisme Retour à la table des matières Sans s’apparenter à une idéologie en tant que telle, le conspirationnisme ou complotisme relève bien d’un mode de pensée à prétention explicative, laissant entendre qu’un phénomène singulier ou que l’ordre des
choses dans son ensemble ne prend sens qu’au regard d’une logique de complot ourdie par des forces obscures, intéressées et invisibles. Cette pensée primaire peut être qualifiée d’idéologique dans la mesure où elle a, pour certains, une portée explicative globale et rassemble des collectifs à prétention politique ; elle n’est pas pour autant une doctrine construite reposant sur des écrits et des penseurs reconnus. Si cette « pensée » n’est pas nouvelle, elle trouve dans la modernité et dans les outils techniques de la modernité une dynamique inquiétante, singulièrement auprès des plus jeunes. Le saviez-vous ?
Le Protocole des sages de Sion est un texte écrit en 1901 par un informateur parisien de la police secrète tsariste, l’Okhrana, attribué à une société secrète juive visant un plan de prise du pouvoir mondial et l’éradication de la chrétienté. Cité dans Mein Kampf par Hitler, repris par des organisations extrémistes américaines et réédité par les Presses islamistes de Beyrouth dans tout le monde arabe, ce faux complot aura une influence décisive sur la montée de l’antisémitisme. Image non fournie par l éditeur. Couverture du périodique satirique Le Crapouillot, mars 1936. • l Les théories complotistes regorgent dans l’histoire passée. Un des auteurs les plus influents fut l’abbé Augustin Barruel (1741-1820) qui, dans un livre devenu célèbre, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, 1789-1799, relit l’épisode révolutionnaire en France à travers l’idée d’un gigantesque complot fomenté par les francs-maçons et les illuminati, hostiles à la chrétienté monarchique. Les figures du complot se précisent : les sociétés secrètes comme la franc-maçonnerie, les juifs dont la police tsariste fera une des figures de la déstabilisation mondiale à travers l’un des plus célèbres faux en écriture de l’histoire : Le Protocole des sages de Sion. La France de la IIIe République qui verra éclore de nombreux mouvements antisémites et une culture
assumée de l’antisémitisme révélera également un supposé « complot juif » à travers les « 200 familles » qui réguleraient en sous-main le pays. Plus récemment, la figure de l’Église catholique ou de certains de ses courants comme l’Opus Dei serviront d’habiles acteurs à une scénographie complotiste promise à un vrai succès littéraire avec le Da Vinci Code (2003) de l’écrivain américain Dan Brown. C’est bien avec l’irruption de la modernité politique – à partir de la fin du XVIII e siècle – que le complotisme va s’imposer. Le lien entre modernité et complotisme peut sembler paradoxal mais il est réel. Avec la mort du roi en janvier 1793 et la mise à l’écart de Dieu qui marque l’irruption du rationalisme, on passe d’un ordre politique théologique – dans lequel les lois humaines sont décidées dans les cieux par un Dieu omniprésent – à un ordre politique autonome dans lequel les hommes s’administrent euxmêmes. Ce passage d’un pouvoir absolu et indiscutable à un pouvoir démocratique sans cesse changeant, ouvre la brèche à l’idée de manipulations possibles. L’imaginaire complotiste est fondamentalement ancré dans la modernité politique. Que le complotisme prenne la forme d’une hypothèse explicative d’un phénomène précis (la Shoah ou le 11 septembre 2001 par exemple) ou s’apparente à une véritable idéologie explicative de processus sociaux plus amples (les guerres ou les révolutions par exemple), sa force de conviction contemporaine sourd de plusieurs éléments : • l C’est tout d’abord sa facilité explicative qui séduit. En résumant un phénomène complexe à travers une logique d’intérêts masqués, on s’épargne une analyse contextuelle souvent difficile et exigeante. On ajoutera que l’impossible contradiction (comment prouver que « les juifs ne gouvernent pas le monde » ?) sert la démonstration complotiste. • l C’est ensuite l’arrivée d’Internet qui a
considérablement accru l’audience complotiste en rendant plus perméable le travail journalistique et la rumeur, en permettant le doute radical sur toutes les informations relayées, en mixant hypothèses et vérités, en faisant fi de la nécessaire administration de la preuve, en permettant de produire habilement des images instillant le doute, etc. • l Notons également que, sous l’effet de la mondialisation, la dilution du pouvoir, la multiplicité des acteurs politiques, l’invisibilité des processus décisionnaires, la complexité à comprendre le réel vont faire le lit d’une approche floue du pouvoir politique autorisant toutes les interprétations. Plus le réel se complexifie, plus la lecture complotiste aisée sera de mise. • l La fin programmée des grands récits idéologiques de compréhension de notre environnement avec l’échec du marxisme et la crise du modèle libéral vont également favoriser l’irruption de schémas explicatifs alternatifs. Dès lors que le récit commun à une communauté politique s’érode, l’explication conspirationniste peut faire surface… • l Enfin, le complotisme peut aussi apparaître comme une des pathologies de la démocratie et s’apparenter au produit de la modernité : en encourageant sans cesse au questionnement et à une posture critique sur le savoir enseigné, notre modèle de société accentue la tendance au doute radical et en valorise la portée sociale. Le conspirationnisme en France Une étude de la Fondation Jean Jaurès associée à l’IFOP, de janvier 2018, première du genre, va tenter à travers un questionnaire proposé à 1 250 personnes, de mesurer l’adhésion à une dizaine de thèses complotistes souvent évoquées. Au-delà de quelques biais méthodologiques (listes de « thèses complotistes » assez disparates, process de recueil des données des sondés), les résultats de l’étude font apparaître trois groupes distincts : 53 % des sondés n’adhèrent à aucune ou à moins de deux théories
complotistes, 22 % semblent adhérer à plus de trois théories complotistes alors que le dernier groupe (25 %) réunit les complotistes « endurcis » qui adhèrent à plus de cinq théories du complot. Sans surprise, l’étude établit un lien entre une adhésion forte au complotisme et une orientation électorale populiste (Mélenchon ou Le Pen). Elle témoigne de la dimension générationnelle du complotisme, plus en vogue chez les jeunes que dans les cohortes âgées (ainsi 30 % des moins de 24 ans adhérent à l’idée d’une « possible manipulation des services secrets français » dans l’attentat contre Charlie Hebdo contre 8 % des plus de 65 ans). La superstition mesurée par la consultation fréquente de l’horoscope serait également un élément d’adhésion aux thèses complotistes. Au final, sans être alarmiste (l’étude montre la faible adhésion aux thèses négationnistes), ce travail témoigne de la force de conviction, principalement chez les plus jeunes, des théories du complot.
IV. La symbolique en politique Retour à la table des matières S’il est un univers social où la symbolique est importante, c’est bien l’univers politique qui pose directement les enjeux de la légitimation du pouvoir, de l’expression de sa contestation, de la mise en place des hiérarchies ou des rapports de domination. Principalement en démocratie où le recours à la force se doit d’être masqué le plus possible, l’usage d’une symbolique forte permettra à l’État de se faire obéir, reconnaître et légitimer. De la même façon, les mouvements protestataires n’hésiteront pas à substituer à la violence – mal maîtrisable et peu justifiable – une mise en scène soignée mettant en avant leurs doléances, leur statut de victime et la responsabilité du pouvoir. Les opérations symboliques sont ainsi constantes dans l’univers politique qu’il s’agisse de mobiliser des électeurs en usant de références doctrinales ou d’appels vibrants au civisme, tous porteurs d’un poids émotionnel fort ; de dénoncer un rival ou de présenter en terme particulièrement élogieux sa propre politique, en usant de références stigmatisantes ou, inversement, valorisantes ; également de se situer sur le champ politique en fonction de référents symboliques d’ordre historique ou moral,
offrant au parti ou à l’élu, une identité repérable. C’est cette centralité du symbolique qui pousse Pierre Bourdieu (1930-2002) à l’utiliser dans son approche sociologique. Le sociologue français rappelle que l’univers social est traversé de conflits pour la représentation du réel, pour l’imposition autorisée d’une conception située du monde qui se présente comme universelle. Cette imposition de cadres symboliques s’opère elle-même par l’utilisation d’une violence symbolique, sorte de « “persuasion clandestine” la plus implacable [qui] est celle qui est exercée tout simplement par l’ordre des choses1 ». FOCUS Pierre Bourdieu Pierre Bourdieu (1930-2002) est un des plus importants sociologues français. Auteur de nombreux concepts (le champ, l’habitus, l’illusio, la violence symbolique), il propose une sociologie critique des mécanismes le plus souvent masqués ou peu visibles de la domination sociale. Au sein de chaque champ social (économique, culturel, universitaire…) se jouent des conflits entre agents sociaux pour la composition hiérarchique du champ et l’imposition d’une bonne définition de ce champ et de ses frontières. Influencé par une veine marxiste, Bourdieu insiste ainsi sur l’omniprésence des conflits sociaux dans l’acquisition des ressources pour un pouvoir situé dans le champ (par exemple le pouvoir de définir une discipline académique comme l’histoire, la sociologie ou la science politique), mais il s’en détache en refusant la simple lecture interclassiste pour lui préférer une lecture en termes de luttes de position au sein de champs différenciés, exigeants des compétences et capitaux divers (les capitaux intellectuels mobilisés dans le champ universitaire ne sont pas les mêmes que les capitaux relationnels utilisés dans le champ politique ou médiatique). Si les marxistes voyaient le seul capital économique comme objet de toutes les luttes, Bourdieu insiste nettement plus sur d’autres types de capitaux – culturels ou symboliques – investis par les acteurs en conflit au sein des champs d’activité. La sociologie, chez Pierre Bourdieu, a ainsi un rôle de dévoilement des logiques du champ et des acteurs qui le constituent, eux-mêmes modelés par le champ auquel ils
appartiennent, qui participe à définir leur habitus (c’està-dire leur façon de voir le monde et de le recevoir). Définition • La violence symbolique, selon Pierre Bourdieu : « La violence symbolique est cette coercition qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments qu’il a en commun avec lui. » Source : BOURDIEU P., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997. Dans un registre plus psychanalytique, Freud définit le symbolique comme « l’ensemble des symboles à signification constante qui peuvent être retrouvés dans diverses productions de l’inconscient1 ». L’approche est ici purement individuelle et psychologique, plus que collective et politique. Elle rend compte cependant de la nécessité, pour comprendre la vie politique, d’interroger les ressorts de la séduction politique, les logiques émotionnelles qui gouvernent aux mobilisations, l’utilisation des affects et références mythiques qui prospèrent dans les discours. Penser le politique, c’est aussi se donner les moyens, sinon de sonder les inconscients, du moins de saisir les dimensions émotionnelles de l’action politique, à l’œuvre dans l’entreprise symbolique. Le symbole est ce qui va s’adjoindre au réel et lui apporter à la fois un surcroît de signification et une plus-value émotionnelle. Qu’il s’agisse d’un discours, d’un objet, d’un mot ou d’un rituel, la dimension symbolique viendra donner un sens précis à son usage dès lors que ceux à qui elle s’adresse en saisissent la signification. Ainsi en est-il par exemple d’objets comme une faucille et un marteau, en soit peu signifiants mais qui associés sur un tissu rouge vont représenter aux yeux de tous – ou de tous ceux qui savent les lire – un référent communiste indiscutable. Par ailleurs, le symbole est d’autant plus efficace qu’il porte en lui une charge émotionnelle puissante. Sa capacité à susciter de la crainte, de la peur, de l’effroi ou à l’inverse de l’amour ou de la passion va déterminer son niveau d’efficacité. Le drapeau noir ornement de la piraterie comme actuellement
celui tout aussi noir de l’État islamique (Daech) ne sont pas que des tissus colorés mais bien des symboles de mort et d’effroi pour ceux qui les perçoivent au loin. La surcharge symbolique d’un déplacement présidentiel (motards, officiers de sécurité, limousines, présence d’officiels) contribue au prestige de la fonction et suscite pareillement admiration et adulation ou plus souvent énervement et parfois colère de la part des citoyens anonymes.
1. Le rôle de la symbolique en politique Retour à la table des matières On s’appuiera sur la réflexion de Philippe Braud1, un des pionniers en France sur le sujet, pour cerner le rôle et l’efficacité de la symbolique politique. On distinguera quatre fonctions majeures de la symbolique en politique. ■ Proposer une description simplifiée du réel Les symboles politiques ont une évidente fonction de clarification et de simplification d’un univers social souvent jugé complexe. L’utilisation de logos (la flamme tricolore du Front national [FN], le poing à la rose du Parti socialiste [PS]), de couleurs (le noir de l’anarchie ou le rouge du communisme) ou d’objets (la faucille et le marteau) peut servir à situer les acteurs politiques sur une échelle droite/gauche et offrir ainsi une identité rassurante pour un ensemble d’électeurs souvent partagés par la défense d’intérêts antagonistes. La « cause révolutionnaire » identifie immédiatement celui qui s’en réclame alors que la « cause nationaliste » offre un visage et une histoire à celui qui la brandit. Ce sont aussi les visages ou les patronymes célèbres qui peuvent devenir symboles d’un attachement ou d’un engagement. L’utilisation récurrente par la droite française de la figure du Général de Gaulle, symbole de résistance et de grandeur nationale, sert encore actuellement pour marteler certains principes de la droite républicaine, soucieuse de pérenniser sa filiation en dépit de choix politiques peu « gaulliens ». De la même façon, une formation historiquement très éloignée du gaullisme comme l’est le FN cherchera également à instrumentaliser le symbole de la France libre pour élargir son périmètre d’influence. Les
références discursives sont également nombreuses à l’autre bord du spectre politique et opèrent comme autant de symboles permettant un positionnement clair pour des formations politiques nouvelles. Le cas de la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon en témoigne, ce dernier mobilisant dans ses longs discours des références passées (Jean Jaurès, Louise Michel, la résistance française, etc.) et présentes (le Venezuela, Bernie Sanders, etc.) qui positionnent clairement sa formation sur l’échelle droite/gauche et légitiment une posture populiste et activiste. Définition • Le populisme est une méthode d’action en politique consistant à en appeler directement au peuple contre ceux qui incarnent institutionnellement ce même peuple : les élus et les gouvernants légitimes. Le populisme se reconnaît par son appel constant à la souveraineté directe, par son rejet des élites, par sa vision unitaire du peuple, par sa mise en avant du charisme du chef ainsi que par son déni des contraintes du politique au profit de solutions magiques et immédiates. ■ Dire l’autorité L’utilisation de symboles est constante pour affirmer son pouvoir ou sa conception du monde. Plus que la violence légitime c’est l’acceptation de l’autorité de l’État qui permet la légitimité auprès des citoyens. Cette acceptation s’opérera par la mise en place d’une symbolique républicaine, insistant sur le rôle du peuple comme acteur souverain et décisionnaire, rendant dès lors peu légitime toute dissidence. Si les anthropologues ont pu insister à raison sur le poids des symboles et rituels dans l’expression du pouvoir dans les sociétés passées1, il est intéressant de noter que, même dans les États modernes à l’autorité « légale-rationnelle », la place de la symbolique demeure forte : les cérémonies officielles, les fêtes républicaines ou les rituels d’investiture sont autant de moments où l’autorité de l’État est mise en scène et rappelée aux yeux de tous. Par exemple, la cérémonie d’intronisation à la magistrature suprême
du président Emmanuel Macron, traversant la cour du Louvre dans un silence solennel avant de prendre place sur un pupitre face à la foule, la pyramide du Louvre dans le dos ; ou le défilé du 14 juillet qui chaque année vient signifier la grandeur militaire de la nation. On notera avec Philippe Braud que, très souvent, l’usage d’une symbolique surchargée peut aussi permettre de compenser un déficit de légitimité politique, comme l’ont bien compris les dictateurs au pouvoir fragile mais férus de mises en scène magnifiées. Au-delà de cette dimension stratégique de renforcement du pouvoir, la symbolique sert également à afficher et rappeler un ordre social qui peut ainsi transparaître dans les postures ou le protocole du pouvoir : la retenue physique, la génuflexion, la distance respectueuse sont autant de marques corporelles mais aussi symboliques qui traduisent une hiérarchie des positions et au final qui marquent la suprématie du détenteur du pouvoir (le roi par exemple). ■ Favoriser la contestation La symbolique est également indispensable pour servir de levier actif afin de mener une mobilisation. L’action collective protestataire ou la mobilisation civique ne peuvent se passer des ressorts du symbolique. La transgression morale qu’expriment la nudité ou les hurlements dans un lieu sacré, à l’image des actions des Femen1 au sein de la cathédrale Notre-Dame à Paris, relève ainsi de cette dimension. Mais c’est bien sûr l’imposition d’une symbolique concurrente à celle de l’État par des mouvements cherchant à déstabiliser l’ordre dominant qui témoigne de la façon la plus claire de cet usage contestataire du symbole. Les parodies de justice mises en scène par les communautés paysannes sous l’Ancien Régime visaient tout autant à ridiculiser le pouvoir royal qu’à dénoncer l’inanité des décisions judiciaires. Un mouvement terroriste comme l’État islamique s’évertuera de mettre en place sitôt sa prise du pouvoir en Syrie à Rakka, les symboles les plus clairs du pouvoir d’État qu’il prétend incarner (police, billets de banque, cour de justice, drapeau, agence de communication, etc.) en même temps que ceux qui le
relient à son idéologie transcendantale (la shahâda islamique (profession de foi) inscrite sur le drapeau, la couleur noire rappelant le prophète, les tenues vestimentaires des militants comme le port de la barbe les inscrivant dans la tradition salafiste, etc.). ■ Stimuler le lien social « La force ultime des rhétoriques, des mythes et des liturgies politiques réside dans leur capacité à éveiller des émotions tendanciellement fusionnelles au sein du groupe visé » explique Philippe Braud2. Les symboliques les plus efficaces vont réussir à renforcer l’unité de groupes définis par une appartenance identitaire : c’est le cas des symboliques nationalistes (drapeaux, hymnes, monuments aux morts, etc.) qui, en rappelant la douleur passée et les sacrifices consentis, participent à la construction du sentiment nationaliste. Dans l’univers républicain, c’est là aussi une des fonctions symboliques majeures de l’acte de vote, qui ne saurait uniquement s’apparenter à un processus de comptage des voix. Le vote est une liturgie politique permettant de renforcer le lien social. Il banalise les conflits en les transmuant en oppositions symboliques, réelles, mais tolérantes des rationalités plurielles. Le vote est aussi le moment magique où s’opère de façon symbolique, dans l’espace du réel, la grande fusion communautaire qui rassemble une nation. Enfin, le moment du vote et la campagne électorale qui précède permettent le retournement symbolique de l’entreprise de domination : l’électeur devient alors le maître de celui qui d’ordinaire décide pour lui, l’élu, auquel il reprend, l’espace d’un instant, sa parole confisquée par la représentation. C’est finalement le moment où s’active réellement le mythe fondateur en démocratie, du peuple souverain. La symbolique communautaire peut également reposer sur l’extrapolation des violences subies qui fondent une mémoire victimaire propice à l’unité du groupe. Les commémorations de la Shoah ou d’autres crimes génocidaires participent à la fusion communautaire en rappelant le legs des morts à la douleur des vivants.
2. Modes d’expression du symbolique et éléments symbolisés Retour à la table des matières ■ Le langage : au centre du processus de symbolisation En politique, il pourra s’agir d’un récit, d’un mot d’ordre ou d’un slogan, destiné à rallier à soi une majorité ou à emporter une conviction. Plus le mot d’ordre est puissant symboliquement, c’est-à-dire utilisant des références fortes et agissant de façon émotionnellement intense, plus son utilisation sera politiquement porteuse. La force de slogans extrémistes comme « Ni droite, ni gauche, Français d’abord » ou « Tête haute et mains propres » ne tiennent nullement à ce qu’ils énoncent, de façon peu claire, qu’à ce qu’ils symbolisent en termes d’honneur national, de refus de la corruption, de dédain de la division. C’est également tout l’univers des « ismes » (libéralisme, marxisme, communisme, fascisme, écologisme, conservatisme, etc.) qui relève de cette fonction symbolique en affichant derrière une doctrine une posture politique ou une conviction forte. L’usage symbolique du langage : le cas du discours des candidats du FN dans deux villes du sud de la France Entre les cas perpignanais et marseillais, le propos des candidats Front national aux municipales varie selon la démographie urbaine et le profil de la tête de liste Stéphane Ravier assume une conception ethnoculturelle de l’identité, et use d’un discours radicalisé de dénonciation de l’immigration et de la classe politique s’inscrivant ainsi dans la tradition d’agitation contestataire du Front national. Louis Aliot tient quant à lui un discours assimilationniste et plus consensuel, que l’on pourrait rapprocher de la campagne de 2007 de Nicolas Sarkozy. De ce point de vue, la comparaison des affiches utilisées ne souffre pas d’équivoque. À Perpignan, une seule affiche a été éditée. Elle représente Louis Aliot dans un visuel qui est un clin d’œil à
l’affiche « La force tranquille » de François Mitterrand, et précise la profession d’avocat de la tête de liste. À Marseille, des affiches Front national présentent un faux diplôme de « grand architecte de l’islamisation » décerné au maire UMP sortant, Jean-Claude Gaudin, ou une autre : « Pas de racailles dans nos quartiers. Pas de quartier pour les racailles », correspondant à la coutumière rétorsion de l’agit-prop des extrêmes gauches pratiquée par l’extrême droite radicale. L’approche de la question migratoire par ces deux candidats n’est pas univoque. Quoique d’importance très inégale, quatre éléments peuvent être dégagés : a) l’usage de la mémoire de la guerre d’Algérie ; b) la question tzigane ; c) la problématique immigration-présence de populations originaires des mondes arabomusulmans qui engendreraient l’insécurité et l’islamisme ; et d) découlant de cela, la dénonciation de la collusion entre immigration et clientélisme. Les deux dernières sont, à l’évidence, essentielles, mais, dans la construction de leur offre politique, les candidats n’ont pas mésestimé les deux premières. Se dessine alors une guerre de tous contre tous (guerre des mémoires, des communautés, du peuple et des élites) que seul l’avènement du Front national serait censé pouvoir stopper. Source : CRÉPON S. et LEBOURG N., 2015, « Discours et stratégies de campagne du FN à Marseille et Perpignan » in FOURQUET J., Karim vote à gauche et son voisin FN. Sociologie électorale de « l’immigration », La Tour d’Aigues/Paris, Éditions de l’Aube/Fondation Jean Jaurès, p. 169-170. ■ Les objets : de puissants leviers symboliques La peur suscitée au début du XX e siècle auprès d’une population bourgeoise par le drapeau rouge défilant en tête des manifestations syndicales naissantes ne tient évidemment pas à la répulsion « taurine » pour une couleur mais à la promesse de sang et de révolution que symbolisait l’étendard. De la même façon, le débat, toujours contemporain, autour de la
représentation de Marianne atteste la force du symbole républicain qu’incarne un simple buste en plâtre. La mythologie républicaine, depuis la place centrale réservée à l’urne jusqu’au rôle, tardif, de l’isoloir ou au choix du papier et de l’enveloppe pour la constitution des bulletins de vote, accorde aux objets un rôle symbolique premier : celui de décider du destin de la France. Cette exigence explique la précision légaliste quant à leur emploi. De façon plus anecdotique, des hommes politiques de stature nationale ou internationale apprendront à leurs dépens l’importance d’une symbolique vestimentaire à la hauteur de l’institution qu’ils incarnent en se retrouvant photographiés en scooter (le président François Hollande) ou porteurs de lunettes de soleil Ray Ban (le président Nicolas Sarkozy) ou distillant en voix off des conseils de « séduction » peu adaptés (le président Donald Trump). Image non fournie par l éditeur. Buste de Marianne. © Cayambe-Wikimedia Commons. ■ Les attitudes et comportements : reflets symboliques de positions idéologiques ou de croyances fortes L’intense maîtrise de soi, de son corps comme de ses émotions, qu’exige la réussite d’une vie politique atteste l’importance symbolique de toute représentation publique. L’étonnement dont ne cesse de témoigner le président américain Donald Trump tient ainsi sûrement moins à ses prises de position qu’à l’absence totale de formalisme qu’il adopte. La rigueur d’un discours cérémoniel lors d’un 14 juillet ou la solennité des prises de position lors d’un grand événement (entrée en guerre par exemple) symbolisent à eux seuls la gravité de la fonction politique d’État et le sens des responsabilités de celui qui l’incarne. De la même façon, la posture digne des présidents Mitterrand et Kohl, main dans la main, le 22 septembre 1984 à Douaumont (près de Verdun), lors d’une commémoration des morts de la Première
Guerre mondiale, symbolisait avec force le renouveau des relations franco-allemandes que les deux pays entendaient instaurer. À l’inverse, la mise en avant stratégique du corps physique du monarque républicain aux dépens de son corps institutionnel a pu fragiliser la position du président Sarkozy, forcé de réintroduire dans son comportement une hiératique du pouvoir attendue de la fonction1. Derrière ces supports symboliques plusieurs figures symbolisées se dessinent : • l La première renvoie aux groupes identitaires qui prennent forme derrière une symbolique souvent très visible : cela peut être les peuples, les nations mais également les groupes ethniques ou minoritaires, les classes sociales, les collectifs militants, etc. • l La deuxième nécessite souvent un haut degré de symbolisme pour compenser une attractivité relative mais aussi parce que son acceptation citoyenne en dépend. Il s’agit des institutions et notamment des pouvoirs publics dont l’efficacité sera fortement corrélée au degré d’acceptation par le public • l La dernière concerne les responsables politiques et dirigeants, acteurs physiques ou institutions représentatives, dont l’efficacité gouvernante (la puissance légale rationnelle) va souvent dépendre d’un pouvoir de conviction (l’aura charismatique) que la symbolique permettra de mettre en scène. À RETENIR • n Reposant sur le principe du constitutionnalisme, le culte de la raison individuelle, l’affirmation du principe de liberté et du refus de toute forme d’absolutisme (religieux ou étatique), le libéralisme, né au XVIII e siècle, sera une matrice ouverte à la critique. • n Cette critique est, dans un premier temps, relative avec l’apparition des penseurs
socialistes qui puisent leur unité dans le rejet des méfaits du capitalisme tout en conservant du libéralisme un ancrage dans la modernité et une défense du matérialisme. • n La critique se fera refus manifeste avec la naissance du conservatisme. Ce ne sont pas seulement les excès révolutionnaires qui sont condamnés mais bien plutôt la pensée moderne au nom d’une soumission à la transcendance que refusent les modernes. Avec le fascisme, pensée de l’ordre, le refus du libéralisme devient violence. • n Tout au long du XX e siècle, d’autres doctrines critiques apparaissent. Cette critique peut être progressiste avec la montée des préoccupations écologiques ; elle peut être culturelle en s’opposant à l’indifférence du libéralisme face aux exigences de reconnaissance identitaire ; elle peut enfin relever d’une vision désormais très critique de la raison à travers le complotisme. • n À la marge des doctrines mais toujours dans l’univers des représentations, le champ politique est également colonisé par une symbolique puissante. NOTIONS CLÉS • Idéologies • Doctrines • Libéralisme • Conservatisme • Socialisme • Fascisme • Communautarisme • Deep ecology
• Complotisme • Symboles politiques POUR ALLER PLUS LOIN
BRAUD P., 2007, Petit traité des émotions, sentiments et passions politiques, Paris, Armand Colin. FOULOT M., GIREL M., REICHTADT R. et RODER I., 2016, Délires d’opinion et théories du complot, Paris, Fondation Jean Jaurès. GENTILE E., 2004, Qu’est-ce que le fascisme ? Paris, Gallimard. LACROIX J., 2003, Communautarisme versus libéralisme, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles. NAY O., 2016, Histoire des idées politiques, Paris, Armand Colin, 2e éd. RAYNAUD P. et RIALS S., dirs., 2003, Dictionnaire
de philosophie politique, Paris PUF, 3e éd. RENAUT A. (dir), Les philosophies politiques contemporaines, tome 5, Paris, Calmann-Levy, 1999. VALENTIN V., 2012, Les penseurs libéraux, Paris, Les Belles Lettres.
ENTRAÎNEMENT Retour à la table des matières 1. Pour chaque question ou affirmation, cochez la bonne réponse (bonne réponse : +1 ; mauvaise ou sans réponse : - 0,5 ; total sur 20). Comment s’appelle le philosophe anglais, fondateur du libéralisme politique ? • □ John Locke
• □ Thomas Hobbes • □ Alexis de Tocqueville La notion de « libertés des anciens », selon Benjamin Constant, renvoie à… • □ la liberté totale d’agir dans l’état de nature • □ la liberté de s’investir dans la vie citoyenne • □ la liberté de défendre les acquis traditionnels Quel courant politique en appelle à la suppression de l’État ? • □ Le fascisme • □ Le socialisme • □ Le mouvement libertarien Le SPD allemand est… • □ un syndicat patronal • □ un courant au sein du nazisme • □ un parti social-démocrate Qu’appelle-t-on la « troisième voie » ? • □ Un courant socialiste anglais d’inspiration libérale • □ Un mouvement antilibéral et anticommuniste • □ Un modèle complotiste Le conservatisme porte une triple critique du libéralisme : une critique… • □ humaniste, écologique, traditionaliste • □ ontologique, racialiste, économique • □ ontologique, sociologique, politique Le néoconservatisme américain émerge…
• □ dans les années 1990 suite à la première guerre du Golfe • □ dans les années 1960 avec l’activisme des AfroAméricains • □ dans les années 1930 en réaction à la montée du fascisme Lequel de ces trois écrivains français ne se revendiquera pas du fascisme ? • □ Robert Brasillach • □ Albert Camus • □ Pierre Drieu La Rochelle La notion de deep ecology renvoie à… • □ un imaginaire écologiste en chacun de nous • □ la prise en compte de l’écologie dans le sous-sol • □ une forme d’écologie radicale Laquelle de ces organisations n’est pas une organisation écologiste ? • □ Les Femen • □ L214 • □ Earth Liberation Front Le communautarisme renvoie à une pensée exigeant… • □ la reconnaissance des différences • □ un partage plus équitable des fruits du travail • □ une mise en place de communautés complotistes La théorie des accommodements raisonnables vient de quel pays ? • □ Les États-Unis
• □ Le Canada • □ L’Inde Le Protocole des sages de Sion est… • □ un process de prise de décision utilisé en Israël • □ un texte historique écrit par une organisation sioniste • □ un texte antisémite écrit par un membre d’une police secrète russe La violence symbolique chez Pierre Bourdieu est… • □ une violence sociale non ressentie par ceux qui l’exercent et ceux qui la subissent • □ un acte violent porté sur un symbole du pouvoir • □ une violence économique faite à l’encontre des plus démunis Laquelle de ces fonctions n’est pas présente dans la symbolique politique ? • □ Dire l’autorité • □ Mobiliser des acteurs • □ Susciter des trahisons La flamme tricolore est le symbole politique de quel parti ? • □ Le PS • □ LREM • □ Le FN Qu’est-ce qu’un WASP ? • □ White American Socialist Partisan • □ White Anglo-Saxon Protestant • □ White Afrikaner Supremacist and Protestant
Le mythe des « 200 familles » renvoie aux… • □ 200 familles aristocratiques restant en France • □ 200 familles juives qui posséderaient l’essentiel des richesses • □ 200 familles qui menaceraient l’ordre social dans les quartiers populaires John Rawls a écrit un livre intitulé… • □ Théories de la justice • □ Le nouvel ordre économique • □ Sociologie de l’action publique La « main invisible » d’Adam Smith renvoie à… • □ un mécanisme naturel de régulation du marché • □ une forme de harcèlement sexuel condamnable • □ une symbolique du pouvoir de l’État 2. Complétez les mots manquants dans ce texte issu du cours (1 points par mot) et définissez les termes ci-dessous (2 points par définition ; total sur 20). Rawls affirme qu’une société _______ doit être dictée par une double obligation : reconnaître comme valable toutes les « visions du _______ » c’est-à-dire tous les projets de vie en commun, mais les subordonner à des règles de justice communes pour tous. Concrètement cela signifie pour Rawls que, dans une société moderne et libérale, chacun d’entre nous doit accepter de _______ ses caractéristiques identitaires propres et entrer dans la société des hommes, déshabillé et nu. C’est seulement en acceptant de ne pas se munir d’un projet de société, érigé en étendard, dans la sphère _______ que les hommes pourront vivre en harmonie, évitant la « guerre des _______ » dont parlait Max _______ En se délestant de ses caractéristiques propres qui l’encombrent, l’individu pourra coexister pacifiquement, évitant de s’adresser aux autres en tant que « noir », « musulman », « catholique », « corse », « gay » ou tout autre_______ structurante.
• — Complotisme • — Libéralisme • — Deep ecology • — Antispécisme • — Laïcité • — Anarcho-capitalisme 3. Commentez les deux affiches du Front national consultables sur internet aux adresses suivantes : • — Affiche 1 : http://urlz.fr/71Wv • — Affiche 2 : http://urlz.fr/71Wy Méthode Plus rare, le commentaire d’image consistera, à partir d’une image fixe, à proposer une interprétation du visuel. Plusieurs éléments seront à privilégier. • l Renseigner tous les éléments sur l’actualité de l’image et son cadrage : datation, type de document (photo, dessin, peinture, gravure, tag…), la source si elle est indiquée, le format, éventuellement l’éditeur ou l’auteur (image partisane, publicitaire, journalistique…) • l Décrire l’image : proposer une description la plus fidèle possible du visuel ; inventorier les signes morphologiques (cadrages, perspectives, lisibilité, portraits, paysage, répartition entre l’image et le texte…), inventorier les signes iconiques (lieux, décors, symboles, couleurs, attributs, signes émotionnels…) ; inventorier les signes textuels (titre, slogan, légende, bandeau, bulles…) ; penser le rapport entre le texte et l’image (symbiose ou contradiction, emphase, renforcement de la force émotionnelle…) • l Analyser l’image en rapport avec sa production et ses producteurs : pourquoi utiliser cette image ? quelles sont les ressources mises en scène ? Quel est l’intérêt pratique de cette image
pour celui qui la publicise ? À quelles émotions renvoie cette image et quelles émotions participet-elle à créer ? À quels symboles renvoie-t-elle et dans quel but politique ? Image non fournie par l éditeur.
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P Retour à la table des matières • Pouvoir:-politique et action publique p. 232 1. WEBER M., Le savant et le politique, 1919 (1963), p. 124. 2. Le savant et le politique, 1919 (1963), p. 125. 1. Sociologie politique, LGDJ, 2014, p. 18. 2. SCHMITT C., La notion de politique, 1932. 3. BAUDOUIN J., Introduction à la science politique, Dalloz, 2009, p. 3. 4. Voir p. 26. 1. Tableau politique de la France de l’Ouest, 1913 (1964) 1. FAVRE P., Comprendre le monde pour le changer, 2005. 1. ARON R., Démocratie et totalitarisme, 1965, p. 25. 2. GRAWITZ M. et LECA J., Traité de science politique, 1985, tome 1, p. 21. 3. BACHELARD G., La formation de l’esprit scientifique, 1938. 1. SCHEMEIL Y., Introduction à la science politique, 2010, p. 46.
1. RAYNAUD, P. « La science politique entre le droit constitutionnel et la sociologie », 2009, p. 13. 2. BUTON F. et MARIOT N. (dir.), Pratiques et méthodes de la socio-histoire, 2009. 1. « “Les tables séparées”. Écoles et sectes dans la science politique américaine », Politix, 40, 1997. 1. LÉVY-LEBLOND J.-M., « Mais ta physique ? », in ROSE H., ROSE S. et ENZENSBERGER H., L’idéologie de/ dans la science, Paris, Seuil, 1977, p. 145. 1. Voir Encadré p. 29. 2. Voir Chapitre 2. 1. Voir Chapitre 2. 1. Voir Chapitre 2. 1. KRIESI H., Les démocraties occidentales. Une approche comparée, Paris, Economica, 1998. 1. DURKHEIM É., (1893), De la division du travail social, Paris, PUF, 2007. 1. Économie et société, Paris, Pocket, 2007 (1922). 2. Voir section IV de ce chapitre. 1. BADIE B. et BIRNBAUM P., Sociologie de l’État, Paris, Hachette « Pluriel », 1983. 2. BADIE B., Les deux États, Paris, Fayard, 1986. 1. TILLY C., Contrainte et capital dans la formation de l’Europe, Paris, Aubier, 1990. 1. Voir Chapitre 2, section I. 2. Sociologie de l’État, Paris, Hachette « Pluriel », 1983. 3. Voir Chapitre 2, p. 37. 1. Voir Chapitre 2, section I et Chapitre 6. 1. EWALD F., L’État providence, Paris, Grasset, 1986.
1. Voir Chapitre 6. 1. BADIE B. et HERMET G., Politique comparée, Paris, Armand Colin, 2001. 1. BADIE B., Les deux États, Paris, Seuil, 1997. 2. Voir Encadré p. 43 1. BADIE B., L’État importé, Paris, CNRS Éditions, 2017. 2. Voir Chapitre 3. 1. Voir Focus p. 54. 2. GELLNER E., Nations et nationalisme, Paris, Payot, p. 75, 1989. 1. L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996. 2. The Ethnic Revival, Cambridge, Cambridge University Press, 1981. 1. Histoire de la carte nationale d’identité, Paris, Odile Jacob, 2004. 1. Les grandes théories du nationalisme, Paris, Armand Colin, 2001, p. 76 et suivantes. 1. Ethnicity, Theory and Experience, Cambridge, Havard University Press, 1975. 1. Sociologie politique, Paris, Dalloz, 2016. 2. Le Savant et le politique, 1919. 1. CROZIER M. et FRIEDBERG E., L’acteur et le système, Paris, Seuil, 2014 (1977). 1. FOUCAULT M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. 1. FOUCAULT M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. 1. BOURDIEU P., Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 113.
1. Voir Focus sur Pierre Bourdieu, au Chapitre 8. 1. Voir section suivante. 1. POGUNTKE T. et WEBB P. (dir.), The Presidentialization of Politics. A Comparative Study of Modern Democracies, Oxford University Press, 2005. 1. Voir Chapitre 5, section I 2. Voir Chapitre 5, section V 1. QUERMONNE J.-L., L’appareil administratif de l’État, Le Seuil, 1991, p. 237. 1. BLONDIAUX L., Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Seuil, 2008. 2. Voir Chapitre 7. 1. Voir Focus p. 102. 2. BRUNETEAU B., Les totalitarismes, Paris, Armand Colin, 1999 1. LINZ J., Régimes totalitaires et autoritaires, Paris, Armand Colin, 2006. 1. Voir Chapitre 3, section III 1. HAYAT S., Quand la République était révolutionnaire, Paris, Seuil, 2014. 1. BOY D., CAUTRÈS B. et CHICHE J., « Le rapport à la politique des français », Paris, Cevipof, 2006. 2. APTER D., « The nature of belief systems in mass publics », in Ideology and Discontent, NY, Free Press, 1964. 1. DÉLOYE Y., École et citoyenneté. L’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy : Controverses, Paris, FNSP, 1994. 2. BOZEC G., Éducation à la citoyenneté à l’école. Politiques, pratiques scolaires et effets sur les élèves, rapport scientifique, Cnesco, avril 2016. 1. MICHELAT G. et SIMON M.,Les ouvriers et la politique,
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sous la IIIe République, Paris, Armand Colin, 1980 (1913). 3. SAWICKI F., « Élections : le vote des grandes villes et ses clivages », Alternatives économiques, 28 avril 2017. 1. MARCUS G., Le citoyen sentimental, Paris, Presses de Sciences Po, 2008. 1. « L’abstention : déficit démocratique ou vitalité politique ? », in Pouvoirs, n° 120, 2007. 1. TIBERJ V., Les citoyens qui viennent, Paris, PUF, 2017. 1. BRACONNIER C. et al., « Sociologie de la malinscription », Revue française de sociologie, vol. 57, 2016. 1. Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995. 1. Le savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003 (1919) p. 162. 1. Voir Chapitre 7, p. 273. 1. KIRCHEIMER J., « The Transformation of Western European Party Systems » in PALOMBARA J. et MYRON W., Political Party and Political Development, Princeton
University Press, 1966. 1. Political Parties : Organization and Power, Cambrige University Press, 1988. 2. KATZ R. et MAIR P., « Changing Models of Party Organization and Party Democracy. The Emergence of the Cartel Party », Party Politics, vol. 1 n° 1, 1995, p. 5-27. 3. Voir Chapitre 3. 1. Voir Chapitre 4 section I. 1. OFFERLÉ M., Les partis politiques, Paris, PUF, « Que Sais-je ? », 1985. 1. Voir Chapitre 3. 1. BEHR V. et MICHON S., « Crépuscule des technocrates et progression des collaborateurs politiques. Une analyse renouvelée des filières d’accès au gouvernement », Working paper du CESSP, 2015. 2. Sur la sociologie des nouveaux élus, voir BOELART J., OLLION É. et MICHON S., Métier député. Enquête sur la professionnalisation de la politique en France, Paris, Raison d’agir, 2017. 1. Voir Chapitre 7. 1. Voir Chapitre 6. 1. « Still the Century of Corporatism ? », Review of Politics, 36, p. 86-131. 2. Voir Chapitre 6. 3. PIZZORNO A., « Political Exchange and Collective Identity in Industrial Conflict », in CROUCH C. et PIZZORNO A. (dir.), The Resurgence of Class Conflict in Western Europe Since 1968, vol. 2, New York, Holmes and Meier, p. 277-298. 1. Exprimé par la Loi Le Chapelier de 1791 qui abolit les corporations. 1. JOBERT B. et MULLER P., L’État en action, PUF, 1987.
1. Voir Chapitre 3, section II.2. 1. CHIBOIS J., « Twitter et les relations de séduction entre députés et journalistes. La salle des Quatre Colonnes à l’ère des sociabilités numériques », Réseaux, 2014/6 (n° 188), p. 201-228. 1. BOYADJIAN J., Analyser les opinions politiques sur internet, enjeux théoriques et défis méthodologiques, Paris, Dalloz, 2016. 2. LE BART C., L’égo-politique. Essai sur l’individualisation du champ politique, Paris, Armand Colin, 2013. 1. Id., p. 45. 1. Id., p. 78. 1. Anthropologie de l’État, Paris, Payot, 2004. 2. Id., p. 56. 1. L’acteur et le système, Seuil,1977. 2. « Le dépérissement de l’État », Revue française de science politique, 30 (6), 1980, p. 1169-1170. 1. GRÉMION P., Le pouvoir périphérique, 1976. 2. LE BART C., La rhétorique du maire entrepreneur, 1992. 1. Voir Chapitre 5. 1. Voir Chapitre 5, p. 181. 1. LOWI T., La deuxième République des États-Unis, 1987. 2. Voir Chapitre 5. 1. Voir Chapitre 5. 2. Voir Chapitre 2, p. 50. 1. FOUILLEUX E., « Au-delà des États en action… La fabrique des politiques publiques globales », in BOUSSAGUET L., JACQUOT S. et RAVINET P. (dir.), Une « French touch » dans l’analyse des politiques publiques ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 287-318.
1. Voir Chapitre 3. 1. ÉVRARD A., Contre vents et marées, Presses de Science Po, 2010. 1. SINÉ A., « Politique ou management public : le temps de la politique et le temps de la gestion publique », Politiques et management public, 23 (3), 2005, p. 25. 1. TILLY C., La Vendée. Révolution et contre-révolution, Paris, Fayard, 1998. 1. OLSON M., La logique de l’action collective, 1966. 1. NEVEU E., Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2011. 1. OLSON M., La logique de l’action collective, Harvard, Harvard University Press, 1966. 1. Pasquale (ou Pascal) Paoli est considéré par les nationalistes corses comme le libérateur de l’île, avant sous domination génoise et désormais sous domination française. Il mènera une guerre contre les forces génoises, réussissant à réunir les principaux chefs de clan de l’île sous sa bannière et aboutissant à la création d’une éphémère République Corse entre 1755 et 1769. Cette Corse indépendante vacillera sous le joug des Français qui mettront la main sur l’île dès 1769, suite à la bataille perdue par Paoli à Ponte Novu. 1. MCADAM D., Political Process and the Development of Black Insurgency, Chicago, Chicago University Press, 1982. 1. SOMMIER I., « Les états affectifs ou la dimension affectuelle des mouvements sociaux », in FILLIEULE O., AGRIKOLIANSKY É. et SOMMIER I. (dir.), Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2010, p. 188. 1. FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005. 1. FILLIEULE O. et al. (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 101-102. 1. SOMMIER I., Les nouveaux mouvements contestataires, Paris, Flammarion, 2001.
1. RAYNAUD P., L’extrême gauche plurielle, Paris, Autrement, 2006. 1. FILLIEULE O., Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. 2. FAVRE P., « La manifestation » in FILLIEULE O., MATHIEU L. et PÉCHU C. (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 341-344. 1. FAVRE P. (dir.), La Manifestation, Paris, Presses de la FNSP, 1990. 1. BRAUD P., Le jardin des délices démocratiques, Paris, Presses de la FNSP, 1991. 2. CRETTIEZ X., Les formes de la violence, Paris, La Découverte, 2008. 1. DELPECH T., L’ensauvagement : essai sur le retour
de la barbarie au XXI e siècle, Paris, Grasset, 2005. 1. BRAUD P., Violences politiques, Paris, Seuil, 2004. 1. Voir « Le modèle de la frustration relative ». 1. Histoire des idées politiques, Armand Colin, 2016. 1. Voir Encadré page suivante. 1. GIDDENS A. et BLAIR T., La troisième voie. Le renouveau de la social-démocratie, Seuil, 2002. 1. Cité in KUNNAS T., Drieu La Rochelle, Céline, Brasillach et la tentation fasciste, Paris, Les Sept couleurs, 1972, p. 69. 1. Cité par GENTILE E., op. cit., p. 137. 1. JACOB J., Les sources de l’écologie politique, Corlet Publications, 1995. 1. Les théories de la justice, Paris, Seuil, 1987 (1971). 1. BOURDIEU P., Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 116. 1. LAPLANCHE J. et PONTALIS J.-B., Le vocabulaire
de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967. 1. L’émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1995, ou Petit traité des émotions, sentiments et passions politiques, Paris, Armand Colin, 2007. 1. Voir l’étude de Clifford Geertz sur le pouvoir à Bali au XIX e siècle : Bali. Interprétation d’une culture, 1983. 1. Voir Chapitre 7, p. 277. 2. Sociologie politique, Paris, LGDJ, 2014, p. 44. 1. Voir Chapitre 5, section V.