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HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
MONOTHÉISMES ET PHILOSOPHIE Collection dirigée par Carlos Lévy
HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
GAËLLE JEANMART
F
© 2006, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2006/0095/8 ISBN 2-503-51843-5 Printed in the E.U. on acid-free paper
TABLE DES MATIÈRES I. INTRODUCTION ...................................................................
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II. LA PURIFICATION DE LA FAUTE AU MIROIR DES ÉCRITURES ............................................................................
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« Tenir mon ton à l’ordre de ton omniscience » .............................. 25 Vestiges de l’unité et vestiges de l’éparpillement.............................. 33 La piste perdue ............................................................................... 39 Les mouvements de la connaissance dans l’épistémologie grecque et chrétienne...................................................................... 51 « Que le verbe s’est fait chair, je ne l’ai pas trouvé dans ces livres » . 61 1. La théorie augustinienne du mal ....................................... 67 2. Le souci de soi platonicien et augustinien.......................... 82 a) soi démonique – soi démoniaque .................................. 91 b) Le miroir des Écritures .................................................. 118 III. LIRE À LA VOLONTÉ DE DIEU: LA CURE DE LA VOLONTÉ DANS L’EXÉGÈSE BIBLIQUE ........................ 135 Mea culpa ..................................................................................... L’ombre d’un figuier ....................................................................... Oublier de lire et s’oublier soi-même dans cet oubli ....................... Les solitudes de la lecture ............................................................... Se disposer au texte par le « travail » exégétique.............................. Le rôle de la volonté dans la lecture................................................ 1. Le conatus augustinien........................................................ 2. Conatus et lecture ............................................................... Le temps de lire ..............................................................................
137 157 171 181 197 211 214 228 239
IV. L’ÉDUCATION LIBIDINALE: DES DÉSIRS ET PLAISIRS SEXUELS AU DESIR ET AU PLAISIR DE LIRE ................ 245 Le plaisir de lire : d’une flamme à l’autre........................................ 247 Avec des mots, caresser Dieu .......................................................... 259 L’induction du désir........................................................................ 271
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TABLE DES MATIÈRES
Unde et quomodo ............................................................................ Illusions et égarements.................................................................... La circulation du désir.................................................................... Le désir spontané et le désir contraint ............................................ Le différend sur le différé : Augustin contre Platon ........................ Le temps de désirer......................................................................... Le rejet de l’intense et le rejet de l’instant ....................................... Le critère de l’utile.......................................................................... Vanitas vana vs humilitas utilis........................................................
279 293 299 303 311 317 333 343 353
V. EN GUISE DE CONCLUSION - LES MODES DE SUBJECTIVATION: DISCUSSION AVEC FOUCAULT ....... 361 Introduction ................................................................................... La place relative de l’aveu et de la lecture dans les modes de subjectivation chrétiens.............................................................. 1. L’utilité des processus d’aveu dans la cure d’humilité.......... 2. Baptême et subjectivation................................................... 3. Augustin pressé .................................................................. 4. Lecture et purification chez Cassien et Augustin ................ 5. Le désir de lire chez Cassien et Augustin ............................ Lecture et subjectivation................................................................. 1. Le sujet isolé....................................................................... 2. Le sujet dominé.................................................................. 3. Le sujet enseigné ................................................................ 4. Dieu parle ..........................................................................
363 367 367 373 380 388 401 405 407 409 416 422
VI. BIBLIOGRAPHIE.................................................................. 425 Outils ..................................................................................... 427 Auteurs anciens et médiévaux................................................. 427 Auteurs modernes et contemporains....................................... 433 Philologues, historiens et commentateurs contemporains................................................. 435
I. INTRODUCTION
Pythagore n’a rien écrit, dit-on, Socrate et Épictète pas davantage. Le mépris légendaire que Platon affiche dans le Phèdre par rapport à toute lecture, par rapport à l’écriture, est peut-être pour nous plus parlant encore que cette abstention de Pythagore, de Socrate et d’Épictète. Platon avance qu’on reconnaît un philosophe au fait qu’il a quelque chose de plus précieux que ses écrits. Il avance également que l’écrit est le tombeau de la mémoire vivante et de la recherche dialectique parce qu’il offre la sécurité trop séduisante d’un stock toujours disponible de pensées et d’informations. Ce mépris platonicien persiste encore au IIème siècle et laisse sa trace dans les Stromates de Clément d’Alexandrie qui affirme que « Le plus prudent est de ne point écrire, mais d’apprendre et d’enseigner de vive voix, car les écrits demeurent ». Dans le même traité, il ajoute : « Écrire tout un livre c’est laisser une épée aux mains d’un enfant ». Le disciple de Plotin, Porphyre, rapporte que son maître n’a rien écrit avant d’avoir atteint un âge très avancé – comme si seules les prudences de l’âge autorisaient les imprudences de l’écriture. Un siècle plus tard, les choses basculent. Fasciné par ce changement, Borgès le décrit comme une transition dans l’ordre des processus mentaux : « … à la fin du IVe commença le processus mental qui devait aboutir, après bien des générations, à la prédominance de la langue écrite sur la langue parlée, de la plume sur la voix »1. Et Borgès de citer alors un passage des
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Borgès, « Le culte des livres », in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1993, p. 755. J. Balogh est le premier à avoir souligné que ce passage était le signe que l’Occident était engagé dans un processus irréversible qui l’a fait passer d’une culture rhétorique fondée sur l’oralité à une culture du livre murée dans le silence. Cf. J. Balogh, « Voces paginarum », Philologus, 82, 1927, p. 84-109 et 202-240. Il a été suivi par G. Genette, Figures I. Structuralisme et critique littéraire, Paris, Seuil, 1966, p. 170 sq ; M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1975, p. 278-292 et E. Valette-Cagnac, La lecture à Rome, Paris, Belin, 1997, p. 13 sq.
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Confessions qui, par un hasard admirable, fixa pour nous un instant du procès menant au culte moderne des livres, le pli, la césure : Augustin, tout admiratif, découvre Ambroise, penché sur son pupitre, lisant silencieusement la Bible : « Quand il lisait, les yeux parcouraient les pages et le cœur creusait le sens, tandis que la voix et la langue restaient en repos. Bien souvent nous étions là – car l’entrée n’était interdite à personne et l’on n’avait pas coutume d’annoncer les visiteurs – et nous l’avons vu lire ainsi en silence, et jamais autrement … » [VI, III, 3]. L’épisode a probablement eu lieu aux environs de 384 ; il a laissé assez de traces pour que, treize ans plus tard, Augustin le relate dans ses Confessions. La lecture, si capitale pour Augustin qu’elle peut opérer les retournements les plus décisifs, sera d’ailleurs l’opérateur de la conversion : Tolle, lege !, chante une voix enfantine. Une scène de lecture silencieuse trouve son écho dans une autre, Ambroise est présent comme en filigrane dans la scène du jardin de Milan et la lecture convertissante du texte de l’Apôtre, à l’image si impressionnante pour Augustin de celle de l’évêque penché sur son pupitre, se fait en silence : « Je le saisis, l’ouvris et lus en silence le premier chapitre où se jetèrent mes yeux » [VIII, XIII, 21]. Cette pratique de lecture silencieuse est, bien sûr, assez neuve pour susciter l’étonnement et l’admiration d’Augustin, pour finalement le convertir lui aussi à la lecture silencieuse, mais cette admiration est tout de même l’indice d’un nouveau règne de celle-ci qui s’instaure, en rupture avec Platon, et dont la ruminatio pratiquée dans les couvents et les cloîtres au Moyen Âge sera le prolongement. Avec Augustin, on commence à apprécier la lecture pour elle-même, à la pratiquer dans la solitude et le recueillement, et à tourner et retourner les phrases d’un texte pour en comprendre tous les sens et ainsi valoriser également la pratique du commentaire, exégèse biblique bien sûr en ce cas, mais qui, dans un autre pli de l’histoire, légitimera des prolongements vers les textes de la philosophie païenne et vers la littérature profane. Cet homme, commente encore Borgès, « passait directement du signe écrit à l’idée, sans l’intermédiaire du signe sonore ; il donnait ainsi naissance à un art étrange, l’art de lire en silence, qui devait produire des effets merveilleux, et aboutir, après de longues années, au concept de livre comme fin en soi et non plus comme instrument d’une fin ». On peut donc maintenant lire en dépassant la forme des lettres, l’enchaînement des syllabes, la succession des phrases, l’intonation à leur donner. Devient
INTRODUCTION
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seulement possible alors la lecture telle que nous l’entendons aujourd’hui : une lecture silencieuse qui permet pauses, retours en arrière et réflexions sur le sens de ce qui est écrit, choses impossibles à la simple audition jusque là en vogue. Cette transition est importante pour nous : n’a-t-elle pas permis que le livre devienne l’horizon du philosophe ? Imaginerait-on en effet encore définir ce dernier avec Platon comme le détenteur de plus sérieux et de plus précieux qu’il conserve hors l’écriture ? *
* *
En réalité, cette pratique du commentaire exégétique, de la rumination des significations où le « cœur creuse le sens » – et la fascination pour la lecture qui la porte – ne sont pas aussi neuves que Borgès l’affirme. Depuis la ruine des institutions philosophiques d’Athènes, provoquée par les dévastations de Sylla au Ier siècle, la philosophie des quatre principales écoles, l’Académie, le Lycée, le Portique et le Jardin, s’appuie sur les textes fondateurs. L’activité exégétique était alors déjà prépondérante dans la mesure où, une fois la tradition orale interrompue, la fidélité au fondateur passait nécessairement par le commentaire des textes qu’il avait laissés. Il faut établir les textes canoniques en dénonçant les apocryphes, il faut commenter les incohérences internes de l’œuvre du maître et les incompatibilités entre sa doctrine et les avancées de la recherche scientifique en géométrie, en astronomie ou en anatomie notamment ; enfin, il faut s’opposer aux vues rivales de celles de l’école et faire état des dissensions internes dans l’interprétation d’un texte2. Symptomatiquement, le latin dispose de termes techniques diversifiés pour parler de la lecture ; ce vocabulaire consiste pour l’essentiel en une déclinaison du verbe volvere, avec les verbes evolvere, qui signifie « dérouler le rouleau », donc « lire », pervolvere, qui signfie « dérouler jusqu’au bout », donc « lire entièrement » et enfin le verbe revolvere, « relire ». On trouve le verbe plicare, qui signifie enrouler et donc cesser de lire et explicare, dérouler. Ce vocabulaire du lire qui vaut pour la lecture du volumen sera complété plus tardivement par un vocabulaire valant
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Cf. D. Sedley, « Philosophical Allegiance in the Greco-Roman World », in Philosophia Togata, M. Griffin (ed), New York, Clarendon Press, 1989, p. 106-107.
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pour l’usage du codex avec des verbes comme aperire et claudere3. Parallèlement à cette extension du vocabulaire de la lecture, le développement de la littérature latine et l’extension de l’empire ont peu à peu conduit les Romains à une bibliomanie effrénée. La lecture se dore incontestablement d’une aura dont elle ne jouissait pas auparavant. Pourtant, avec Augustin quelque chose change fondamentalement dans ce goût de lire et dans cette pratique exégétique qui formait déjà l’essentiel des cours de philosophie et de la vie littéraire de Rome : lire n’est plus essentiellement une activité sociale et nécessairement orale, mais devient une activité solitaire et silencieuse4 ; lire n’est plus seulement l’activité essentielle de la vie du philosophe et de sa formation, mais devient aussi le principe même de l’entretien de soi : lire devient l’exercice spirituel par excellence, permettant la purification quotidienne et ouvrant l’accès à la conversion et au baptême. Lire est, dans les Confessions d’Augustin, le média indispensable de la constitution de soi. Ainsi, si les Confessions sont le récit de l’itinéraire d’Augustin, depuis ses fautes et les égarements coupables du désir charnel, jusqu’à la recherche de Dieu et aux retrouvailles avec lui, elles tracent également, comme l’inévitable parallèle à cette ligne de vie, l’itinéraire des lectures. Il y a d’abord les mauvaises lectures, les lectures égarantes, lectures de la décomposition, au rang desquelles (et au premier rang) il faut compter l’Énéide de Virgile. La ligne du moi épouse celle du lire : à la « course égarée d’Énée » font
3 Cf. L. Holtz, « Les mots latins désignant le livre au temps d’Augustin », in A. Blanchard (dir.), Les débuts du codex, Actes de la journée d’étude organisée à Paris les 3 et 4 juillet 1985, Turnhout, Brepols, 1989, p. 110-111. 4 A. Petrucci avait critiqué comme artificielle l’opposition entre lecture à voix haute et lecture silencieuse en soulignant que pour parler de la lecture romaine, l’opposition entre public et privé était plus pertinente [« Lire au Moyen Âge », Moyen Âge / Temps modernes, 96, p. 603-616]. Catherine Salles complétera l’analyse en montrant comment la lecture à Rome au Ier siècle PCN est avant tout une activité sociale et publique et en se penchant sur l’influence du statut social nécessaire à la constitution d’une bibliothèque privée ainsi qu’à l’accès à la culture littéraire pour le public et à la renommée pour l’auteur. Elle étudie ainsi les liens profonds entre la lecture et l’oralité, notamment à travers des recitationes qui constituent le véritable pivot de toute la vie littéraire de cette période et le principal procédé de diffusion des œuvres. Tout converge pour nous brosser le tableau de l’écriture et de la lecture comme d’activités essentiellement mondaines et orales, à mille lieux donc de l’herméneutique biblique qui demande recueillement et solitude. Cf. C. Salles, Lire à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1992.
INTRODUCTION
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écho l’égarement et l’éloignement d’Augustin par rapport à son Dieu. À « pleurer la mort de Didon parce qu’elle se tua par amour », Augustin en vient lui-même, par cette lecture, à « trouver la mort loin de Dieu » [I, XIII, 21]. Il y a ensuite les quelques lectures de la recollection ou de la recomposition, les lectures salvatrices. Le moi et le livre poursuivent alors leurs tracés vers un destin commun : c’est par et grâce à des lectures qu’Augustin va inverser son mouvement d’éloignement par rapport à Dieu en un mouvement de retour. La lecture de l’Hortensius de Cicéron marque un premier tournant, le point de rupture entre l’éloignement et le retour : « … ce livre, dit Augustin à Dieu, changea mes sentiments, et m’orientant vers toi, Seigneur, il changea mes prières et rendit tout autres mes vœux et mes désirs. (…) j’avais commencé à me lever pour revenir vers toi » [III, IV, 7]. À la lecture de l’Hortensius, Augustin se rend compte de son égarement et il commence d’y remédier. La première conversion – conversion à la philosophie – est donc opérée par une lecture. Lecture en abîme : revient le souvenir des fictions virgiliennes, souvenir des larmes coupables versées sur la course égarée d’Énée et sur la mort de Didon ; revient aussi le souvenir d’une autre lecture ou, plutôt, de son échec : la première lecture de la Bible que l’élégance cicéronienne avait rendue plus fade, humble, trop humble : « … je me suis appliqué à tes Écritures, mais elles m’ont paru indignes d’entrer en comparaison avec la dignité cicéronienne » [III, V, 9]. La seconde conversion – conversion au christianisme – sera donc une conversion à l’humilité qui achèvera le mouvement initié par la première. Une ritournelle enfantine s’élève du jardin voisin et claironne Tolle lege, Tolle, lege, … « prends ! lis ! ». Voix intermédiaire qui invite à une autre parole, qui incite à la parole de Dieu consignée dans la Bible. Précisément ? À la lecture des Épîtres pauliniennes qu’Augustin tient alors à la main. Cette conversion qui parachève la première, à son tour et sur un nouveau tour dans le réseau des renvois implicites, semble y faire une secrète allusion. La scène prend effectivement place dans un jardin, hortus : écho musical de Hortensius. Le lieu de l’ultime conversion, un jardin qui accueille une lecture silencieuse, renvoie à celui d’une première conversion : un livre déjà. Dans cet épisode bouleversant, la Bible s’impose comme le livre miroir du moi, un livre opérant capable de fermer la porte aux égarements coupables tandis qu’il ouvre celle de la compréhension et de la connaissance de soi. Au récit autobiographique des dix premiers livres des Confessions
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succède tout naturellement le commentaire de la Genèse qui occupe les trois derniers livres. L’attention portée à la place nodale de la lecture dans l’aveu des fautes et dans l’itinéraire de vie permet de rendre compte de cette transition qui apparaît souvent aux commentateurs comme brutale, incohérente, un défaut de composition tout juste explicable par des motifs polémiques extérieurs à l’économie propre de l’œuvre. Tel n’est pas mon sentiment. Il me semble, au contraire, que ce « supplément du commentaire » vient s’ajouter non du dehors comme un appendice superflu et malencontreux mais du dedans, comme le complément tout naturel appelé par les croisements incessants du récit autobiographique et des scènes de lecture. Et d’une double manière : au sens où il aura fallu ce chemin du lire, ce cheminement purificatoire du sujet dans les lectures pour autoriser l’exégèse biblique et au sens où ce chemin lui-même ne peut être tracé qu’à partir du point d’arrivée, qu’il englobe ainsi dans le récit. Parce qu’il scrute sa vie au miroir des Écritures, le narrateur fait l’exégèse de lui-même comme il fera ensuite celle du livre de la Genèse. Comme l’écrit P. Cambronne5, l’histoire singulière et personnelle d’Augustin dans les Confessions est la mise en abîme de l’histoire de la création tout entière, passant de l’informité à la forme, de la déformation à la reformation. Comme celle d’Adam, l’histoire d’Augustin est celle d’une naissance et d’une chute. La Genèse est d’emblée présente dans les Confessions et dans le récit autobiographique. Cette présence explique d’ailleurs l’emphase, autrement curieuse, dont use Augustin pour confesser son « plus grand péché » – un vol de poires pourtant quelque peu anodin. Dans ce vol, ce qui est mis en cause, c’est, comme dans la scène du péché originel, un arbre et son fruit qui portent malheur6. La scène de conversion du jardin de Milan contient, elle aussi, quelques références à la scène du péché originel. Explicite d’abord dans le lien établi clairement par Augustin entre, d’une part, son irrésolution à se convertir et la difficulté à plier, sous le joug de cette foi, ses appétits sexuels persévérants et rebelles et, d’autre part, le poids d’une faute qui n’est pas la sienne mais dont il hérite d’Adam : « Quant à ce que je faisais malgré moi,
5 P. Cambronne, « Imaginaire et théologie dans les Confessions de saint Augustin », in Bulletin de Littérature ecclésiastique, 88 (1987), p. 22. 6 Cf. J.-M. Fontanier, Lectures des Confessions I – IV de saint Augustin, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 79.
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je voyais bien que je le subissais plutôt que je ne le faisais et je le tenais non pour une faute mais pour un châtiment (…), en punition d’un péché plus libre puisque j’étais fils d’Adam » [VIII, X, 22]. La scène contient également une référence implicite : une feuille de figuier couvrait le sexe d’un homme devenu honteux de sa nudité, c’est l’arbre entier qui abritera le conflit qui déchire un autre homme, honteux lui aussi d’avoir tant tardé à se convertir au christianisme, et de tarder encore, retenu par une libido décidément tenace. Le narrateur des Confessions interprète le vol des poires et la scène de conversion à la lumière du geste transgresseur d’Adam, dans la Genèse, comme il interprétera plus loin sa découverte des livres platoniciens à la lumière de la révélation à Moïse du Nom divin, dans l’Exode. Sa vie propre est une sorte de répétition en petit format, en lettres minuscules, de la scène originelle et du péché qui l’a dénaturé. Un livre de confessions qui est l’écho lointain du livre de la Genèse. Voici planté le décor de cette étude dont il faut maintenant préciser les objectifs. Sous la forme d’une quintuple abstention, tout d’abord : je ne vais pas m’intéresser à trouver la trace des lectures qu’Augustin a faites, dans des citations approximatives, des références indirectes ou des emprunts plus explicites ; cette tâche monumentale et délicate a déjà été entreprise souvent pour ces diverses sources, virgiliennes, cicéroniennes et pauliniennes, par des philologues et des historiens plus habilités que moi à conduire ce type d’investigation7. Je ne vais guère plus m’attacher à retra7
On trouve de telles analyses dans les deux grands commentaires courants des Confessions, celui de J. O’Donnel [3 t., Oxford, 1992] et le collectif édité par Mandadori [Fondazione L.Valla, 1992-1997]. Pour les sources virgiliennes, un premier ouvrage incontournable, de K. G. Schelkle [Virgil in der Deutung Augustins, Dissertation de Tübingen, Stuttgart, Tübinger Beiträge zur Alterumswissenschaft, n°32, 1939], avait classé et minutieusement étudié toutes les allusions explicites d’Augustin aux poèmes de Virgile ; d’autres études se sont attachées ensuite aux « virgilianismes » plus indirects [Cf. Camille Benett, « The Conversion of Virgil : The Aeneid in Augustine’s Confessions”, in Revue des Études Augustiniennes, 34 (1988), p. 47-69 ; Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, t. II, Le monde romain, Paris, Seuil, 1948; G. Hagendahl, Augustinus and the latin classics, Göteborg, 1967 etc.]. Pour les sources cicéroniennes, nous disposons de l’ouvrage magistral de M. Testard [Augustin et Cicéron, 2 tomes, Paris, Études augustiniennes, 1958] ; pour les sources pauliniennes, enfin, les références sont innombrables parmi lesquels on peut citer l’étude de J. Pépin, J. Pépin, « Primitiae spiritus. Remarques sur une citation paulinienne des Confessions de saint Augustin », Revue de l’Histoire des religions, t. CXL (1951), p. 155-201, et le livre de B. Delaroche, Saint lecteur et interprète de saint Paul, Paris, Études augustiniennes, 1996].
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cer l’itinéraire des lectures dont le texte des Confessions est tout entier traversé, qui le tisse et en constitue la trame – ce qui a été fait minutieusement dans un livre au titre explicite de B. Stock, Augustine the reader, [Cambridge University Press, 1999]. Je ne vais pas non plus tenter de percevoir plus avant les parallèles qui peuvent être établis entre le récit autobiographique et la Genèse, ce que P. Cambronne et J.-M. Fontanier se sont attachés déjà à faire dans les études qui viennent d’être mentionnées8. Il ne s’agira pas non plus de valider ici une hypothèse philosophique sur la naissance de la subjectivité dans la pensée augustinienne et guère plus ne s’agira-t-il d’une thèse d’historien sur l’émergence et les implications d’une nouvelle pratique de lecture, silencieuse et solitaire. S’intéresser à la place de la lecture dans les Confessions, c’est avant tout s’intéresser à l’aspect pratique de la pensée d’Augustin, cet aspect psychagogique de toute œuvre philosophique ou religieuse dont des auteurs comme M. Foucault, P. Hadot, A.-J. Voelke, J. Domanski et E. Dubreucq ont souligné l’importance pour la pensée antique. Dans l’Antiquité, surtout l’Antiquité tardive, les philosophes cherchent autant à modifier leur être et celui de leurs disciples par un certain usage du discours qu’à établir un système doctrinal et théorique. Cette idée ne sera pas ici démontrée, elle n’a pas à l’être, elle nous sert d’axe de lecture, un axe dont nous espérons qu’il nous apportera pour la pensée d’Augustin ce que les livres de P. Hadot ont apporté à la philosophie antique : une lecture renouvelée des textes classiques. Nous partirons donc de l’hypothèse que les Confessions d’Augustin sont l’une des pièces maîtresses du rapport à soi dans l’Antiquité tardive. Dans cette optique, les Confessions seront analysées dans leur dimension prescriptive, au sens que Foucault donne à l’expression « textes pratiques », c’est-àdire « qui sont eux-mêmes objets de ‘pratiques’ dans la mesure où ils étaient faits pour être lus, appris, médités, utilisés, mis à l’épreuve et où ils visaient à constituer finalement l’armature de la conduite quotidienne »9. C’est dans
8 Il ne s’agit pas non plus de commenter ces trois derniers livres, comme c’est habituellement le cas lorsqu’on se penche sur la césure curieuse entre ces deux parties, mais plutôt de comprendre la nécessité de sa présence, et l’appel de cette présence dans la première partie, autobiographique, des Confessions. 9 M. Foucault, L’usage des plaisirs, tome II de l’ Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1984, p. 19.
INTRODUCTION
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ce cadre que le rôle de la lecture dans les Confessions est appréhendé : c’est qu’il nous a paru en effet que la spécificité et le principe actif des pratiques de soi telles qu’Augustin les décrivait et les mettait en œuvre résidaient dans l’exégèse biblique. À partir d’Augustin et pour toute la période médiévale, le rapport à soi est gouverné par la lecture de la Bible en tant qu’elle fait entrer le fidèle dans une série de transformations qui sont des transformations de son être personnel. Avec Augustin, devenir sujet, c’est s’appliquer aux Ecritures. Ce choix d’interprétation et ce motif thématique induisent cette conséquence importante : le récit autobiographique, dont la majorité des interprétations des Confessions font leur festin, passe alors au second plan parce qu’il est toujours situé dans la trace et la doublure d’un autre texte. Discours second parce qu’il est commentaire d’un discours premier. Discours second parce que le rapport à soi qu’il travaille et installe est lui-même secondaire et secondé par un rapport primaire du soi au livre de Dieu. Rapport secondaire – sinon tertiaire, dans la trace et la doublure d’une trace : à la recherche du livre de Dieu et dans le différé jamais aboli de sa pure présence hors le signe. L’autobiographie est ainsi conditionnée par l’exégèse biblique dans la mesure où l’herméneutique biblique est le seul exercice spirituel qui permette au lecteur de faire l’exégèse de lui-même. C’est donc elle qui définit le sens de l’activité de confession qui a pour fonction d’établir la véritable mise en présence du sujet avec Dieu, par les Ecritures où Il s’est rendu présent aux hommes. Analysées dans leur dimension éthopoïétique ou « pratique », les Confessions consistent bien à l’évidence en une pratique d’écriture dont l’effet le plus fondamental est de réinscrire la vie de son auteur dans le cadre de la parole biblique. L’intériorité augustinienne, considérée comme une figure si emblématique de la subjectivité en Occident, naît d’un nouveau rapport à soi, par lequel le cœur de l’homme accueille la parole intérieure de Dieu et l’inscrit en lui par un travail de méditation dont l’exégèse fixe les règles et le cadre. C’est seulement par le détour du texte de Dieu que le soi peut se dire, avoir souci de soi, se comprendre et se connaître. L’herméneutique de soi ne se conçoit pas sans l’herméneutique biblique. Se comprendre, pour Augustin, c’est se comprendre devant le texte. Compréhension agissante, opérante : le travail exégétique est un travail sur soi, et plus encore le travail sur soi ne se conçoit pas en-dehors du travail exégétique. Le moi, ainsi, se tisse des mots qu’il écrit en commentant. Il n’existe pas comme l’inter-
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prète qui est le sujet du lire dont le livre serait l’objet. Il se construit, s’élabore dans la lecture. Il est le résidu du lire. Ce qui reste quand on repose l’ouvrage lu. C’est dire qu’il dépend de ce qu’il lit, c’est dire aussi toute la différence qui existe entre le lecteur de Virgile et celui de Paul. Ce qui pourrait s’énoncer ainsi : « Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es ». Ou encore ainsi : « Tu ne seras toi-même pleinement et tu ne te connaîtras toimême en vérité que si c’est au miroir des Écritures que tu t’es miré ». Que la lecture soit l’outil de la constitution de soi et non une pratique, parmi d’autres, du sujet constitué implique également une déontologie du lire : « Si tu lis n’importe quoi, tu seras n’importe qui ». Ces formules mettent en évidence toute la dépendance du sujet à l’égard de la lecture qui semble le constituer tel malgré lui, en deçà de son propre vouloir. Elles nous invitent alors à nous interroger sur ce qui, de ce sujet, se constitue ou se reconstitue dans la lecture, et sur ce qui, de lui, est utile à l’opération : quelle faculté la lecture met-elle en jeu et sur quoi précisément opère-t-elle ? Ne faudrait-il pas concevoir, très logiquement, que la faculté sur laquelle opère principalement la lecture est précisément celle qu’elle met en jeu ? Si la lecture est en effet un exercice spirituel, un lieu d’entraînement du sujet, ce qui s’entraîne de lui en lisant est aussi ce qu’elle constitue ou, plus exactement, reconstitue de lui. Que le sujet augustinien doive se travailler implique qu’il n’est pas tout parfait, mais bien perfectible. La lecture ne le constitue dès lors pas tant – ce qui après tout fut l’œuvre du créateur lui-même – qu’elle ne le reconstitue en le rattachant à son créateur par l’ombilic du signe. On suggérera ainsi qu’elle permet d’accomplir à rebours le trajet qui fut celui d’Adam lors de la faute originelle. Et si celle-ci implique que désormais tout homme naît déformé, celle-là ouvre alors la possibilité de sortir de la faute première et opère la reformation d’un sujet initialement déformé. La lecture ouvre au sujet une connaissance de lui-même que l’opacité première de la faute obturait. C’est en lisant que l’individu a rapport à luimême, qu’il se purifie et cette purification est connaissance. La première partie de cette étude « La purification de la faute au miroir des Écritures » sera l’occasion de développer ces liens entre purification et connaissance de soi ; elle s’attachera à montrer l’importance de la lecture dans la connaissance de soi par distinction avec la conception platonicienne et néo-platonicienne du gnw`qi seautovn ; elle visera ainsi également à distinguer l’ascèse augustinienne de celle de Plotin à la lumière de ce rôle par-
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ticulier de la lecture dans le rapport à soi, qu’il soit de connaissance ou de travail. Cette première partie est ainsi l’occasion d’une généalogie du rapport à soi dans l’Antiquité : il y est avant tout question de montrer l’émergence d’un nouveau rapport à soi qui se constitue dans les Confessions par rupture avec les formes précédentes et notamment par rupture avec les anciennes techniques de travail sur soi qui gouvernaient le rapport à soi dans l’Antiquité. Cette pièce importante dans une histoire des types de règles gouvernant le rapport de soi à soi répond aux besoins d’une époque et au cadre historique de son émergence : l’institution du dispositif proprement chrétien du rapport à soi se met en place au moment où l’Église s’est trouvée confrontée à une double mission : celle de constituer un texte et des interprétations canoniques de la Bible en en condamnant les interprétations hérétiques et celle de traduire ce texte sacré dans la langue vivante de l’Afrique romaine pour en ouvrir l’accès aux plus humbles qui ne possèdent ni la connaissance de l’hébreu ni celle du grec. Analyser ce nouveau rapport à soi propre à l’Antiquité tardive dans une perspective généalogique incite à le confronter essentiellement à deux grands courants de pensée, le néo-platonisme et le manichéisme, qui constituent dans le dispositif propre d’Augustin, les deux grands « rivaux », les deux interlocuteurs principaux par rapport auxquels il situe sa propre pratique. La polémique à la fois contre « les philosophes » et contre les manichéens traverse en effet toutes les Confessions : c’est en raison de l’insuffisance des libri platonicorum qu’Augustin s’est tourné sans guide vers les Écritures et qu’il s’est laissé séduire par l’interprétation manichéenne. Et c’est contre l’exégèse manichéenne et contre le rôle central qu’elle joue également dans les exercices spirituels manichéens, qu’il a à se positionner. Les manichéens se fondant sur les Écritures (et en particulier la Genèse) pour énoncer leurs dogmes doivent être affrontés comme les concurrents les plus directs du dispositif augustinien mettant l’exégèse biblique au cœur des pratiques de soi. Ce qui entraîne pour Augustin la nécessité de commenter la Genèse et nous ouvre ainsi à une explication supplémentaire et plus affinée de l’unité de sens existant entre les deux parties des Confessions. La volonté de montrer la naissance d’un rapport à soi entièrement médié par le rapport au texte, lecture et narration, sur fond d’une essentielle discontinuité nous conduira ainsi à privilégier dans la première partie de ce travail la confrontation de la pensée augustinienne avec celle de
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Platon et Plotin, plutôt qu’avec Cicéron et Sénèque. Ces deux derniers penseurs sont davantage les précédents évidents à l’élaboration de ce nouveau dispositif liant le rapport à soi à un rapport au texte : tant le De Finibus que Les lettres à Lucilius sont conçus comme les outils d’un travail sur soi, d’une paideia qui a déjà pour fonction et finalité d’implanter des formules dans l’âme des lecteurs. Nous montrerons à l’occasion comment la pensée à l’œuvre dans les Confessions se trouve confrontée au stoïcisme romain de Sénèque, de Marc-Aurèle et surtout de Cicéron qui imprègne le christianisme naissant. Dans la deuxième partie, je m’attacherai à étudier les particularités de la notion augustinienne de péché et la manière tout à fait singulière dont il interprète la faute originelle. Je m’appuierai alors notamment sur le texte d’une conférence de Foucault intitulée « Sexualité et Solitude ». Foucault y propose une analyse de la notion augustinienne de libido en se penchant sur un extrait du livre XIV de la Cité de Dieu où Augustin s’interroge précisément sur la nature et les conséquences du péché originel. Adam a essayé d’acquérir une volonté autonome, négligeant le fait que l’existence de sa propre volonté dépendait entièrement de la volonté de Dieu. En châtiment de cette révolte, il a perdu le support ontologique de cette volonté : à sa volonté se sont mêlés les mouvements involontaires et non maîtrisables de la libido. Nous nous attacherons à montrer que cette conclusion de Foucault vaut, et de manière évidente, pour la scène de conversion du Jardin de Milan, narrée au livre VIII des Confessions (nous avons d’ailleurs déjà noté que ce dernier texte contenait quelques références implicites et explicites à la scène du péché originel). Ce qu’il s’agit là de convertir – c’est-à-dire de réunir en une volonté « une et totale », c’est bien la volonté habitée par une lidido non-maîtrisée qui la tiraille. Le parallèle établi entre ces deux textes d’Augustin est riche d’une multiplicité de problématiques et de choix, implicites sans doute, mais qui n’en ont pas moins conquis une importance capitale pour le destin de l’Occident. Nous nous appliquerons ainsi à étudier ces choix augustiniens, à en souligner les enjeux, en concentrant notre attention plus particulièrement sur deux points : 1) que la lecture opère la conversion des volontés divisées et leur recollection en une volonté unie d’être soumise à Dieu conduit à penser que la faculté qui porte le lire et que celui-ci restaure est bien la volonté. La nécessité se fait alors sentir d’interroger les rapports complexes de la volonté et
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de la lecture : la volonté, malade depuis le péché d’Adam, peut-elle présider à l’acte de lire ? Et en quelle mesure ? Comment, concrètement, la lecture peut-elle restaurer la volonté ? Quel rapport du soi au texte est nécessaire à cette opération de restauration du vouloir ? Pourquoi la lecture est-elle considérée comme l’outil le plus efficace pour restaurer la volonté divisée et malade de l’homme ? Quelle conception de la lecture implique cette fonction essentielle de restauration du vouloir qui est la sienne ? C’est plus précisément dans ce cadre que le dispositif augustinien sera analysé comme dispositif posé contre la conception manichéenne de l’exégèse et de son rôle dans l’élaboration et la purification du sujet. 2) Nous interrogerons également plus particulièrement la conception de la sexualité qui se dégage de ce passage de la Cité de Dieu analysé par Foucault et le lien qui, dans les Confessions et plus précisément dans la scène de conversion, rattache la sexualité à la lecture. Car si la lecture travaille effectivement contre les passions sexuelles, elle reste pourtant saturée ellemême d’un plaisir et d’un désir dont il faut interroger la nature. Qu’estce qui distingue le plaisir sexuel du plaisir textuel ? Comment et selon quelles logiques le second contribue-t-il à évacuer le premier ? Cette conception de la lecture comme activité saturée de plaisir n’est-elle pas justement exigée par la fonction même qui lui est attribuée de restaurer une volonté divisée à cause de l’autonomie prise par la libido depuis le péché originel ? Et suivant alors le commentaire de Lyotard, qui est l’un des rares à souligner que la conversion n’a rien d’un « renoncement à la chair », nous nous attacherons à montrer dans la troisième partie qu’il faut bien convertir la libido et non la museler ; la changer d’orientation, en modifier l’objet ou le telos et non en maîtriser les débordements par une ascèse sévère et la mutilation du corps. Sacrer et consacrer, plutôt que désacraliser et massacrer, le corps et les débords de ses flux énergétiques. Le programme ascétique augustinien est une « éducation libidinale » dont il faudra mettre en lumière les principes-clefs. On peut annoncer, déjà, qu’elle redirige, réglemente et ordonne le désir plus qu’elle ne tente de l’éradiquer ou de le subordonner à la raison. On n’a pas assez mesuré, à mon sens, à quel point l’augustinisme, du moins tel qu’il apparaît dans les Confessions, est étranger à toute pensée de la macération du corps et de son humiliation. Les passions du corps, ses emportements sont parties prenantes de la conversion de la libido. Chaque conversion, comme chaque lecture d’ailleurs,
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est faite dans un bouillonnement d’émotions dont les saillances, les saillies, les symptômes, physiques et physiologiques, sont clairement désignés. Chez Augustin, la foi a un corps, et le texte est une chair : ne parle-t-il pas du livre divin comme d’une peau étendue sur la voûte céleste en guise de firmament ? Le Verbe divin, par ailleurs, ne s’est-il pas fait chair pour se mettre à hauteur d’homme ? Une telle conception de la lecture, qui permet seulement d’imaginer convertir plutôt qu’éradiquer le corps et ses passions, la libido et ses détours, repose en effet sur cette doctrine neuve et radicalement non grecque : le dogme de l’incarnation, du Verbe fait chair. Rien d’étonnant dès lors que ces philosophes de la dénonciation de la chair que sont exemplairement Pythagore, Platon, Clément d’Alexandrie et Plotin, aient une toute autre conception des vices et vertus de la lecture, de ses propriétés et de sa nature. Lire, ici et là, n’a pas la même signification et ne concerne pas la même partie de l’âme. Nous avons souligné que l’attention portée au rôle de la lecture dans la constitution du sujet augustinien induisait la secondarisation de l’autobiographie au sens où le récit de vie n’est possible que par la confrontation du lecteur avec le miroir de la Bible. Cette minorisation en conduit une autre : celle de l’aveu comme mode chrétien de subjectivation. La conclusion de ce travail sera ainsi consacrée à une discussion avec Foucault qui a souligné si fortement l’importance de l’aveu dans les pratiques de soi chrétiennes. Pour apporter quelques nuances aux développements foucaldiens sur les procédures d’extorsion de l’aveu qu’il guette essentiellement dans l’œuvre d’un moine cénobite, Cassien, cette étude confrontera les rôles respectifs de l’aveu et de la lecture dans la manière dont le sujet chrétien a rapport à lui-même. Car avoir pour terrain d’enquête privilégié les Confessions d’Augustin plutôt que les Conférences de Cassien contribue à mettre en évidence (et cela, quoique le titre de l’œuvre laisse à penser) l’importance prépondérante que prennent, dans les pratiques purificatoires, la lecture et le commentaire biblique par rapport à la confession personnelle des fautes. Commenter Cassien avait conduit Foucault à souligner les implications de l’aveu dans la manière dont le sujet chrétien a rapport à lui-même et se connaît ; commenter Augustin me conduira au contraire à souligner les implications du travail exégétique dans les pratiques de soi chrétiennes.
II. LA PURIFICATION DE LA FAUTE AU MIROIR DES ÉCRITURES
« TENIR MON TON À L’ORDRE DE TON OMNISCIENCE » « L’ouverture donne le ton. Et ce ton est un leitmotiv, un fil conducteur qui ne cesse de tenir mon ton à l’ordre de ton omniscience »10. L’ouverture donnerait donc déjà, selon Lyotard, un fil au commentateur qui voudrait s’essayer à suivre celui d’Augustin : le fil infini qui relie le moi à Dieu, et donne toute la mesure de l’écart entre sa grandeur, sa puissance et sa sagesse et la petitesse des moyens de l’homme pécheur, portion congrue et « parcelle quelconque de la création divine ». L’ouverture pose l’un en face de l’autre le Dieu très Grand et l’homme misérable, celui-ci n’ayant dès lors d’autres activités plus urgentes que de louer celui-là : « Magnum es, domine, et laudabilis valde : magna virtus tua et sapientiae tuae non est numerus ». « Tu es grand Seigneur et bien digne de louange ; elle est grande ta puissance, et ta sagesse est innombrable » [I, I, 1]11. Or, ce fil du propos d’Augustin que l’ouverture délivre et que je vais suivre un instant croise déjà et d’emblée le fil du mien. Cette confessio laudis à l’adresse de Dieu est tirée des Psaumes – et plus précisément de la « contamination » des versets 144, 3 et 146, 5, à la faveur d’un élément commun (Magnus dominus). Cet emprunt inaugural laisse ainsi entendre que le narrateur, frappé par son indigence devant l’excellence divine, ne
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Lyotard, « Envois », in op.cit., p. 91.
11 L’édition des Confessions utilisée ici est celle du Corpus Christianorum, paru chez Brepols,
Turnhout, et la traduction habituellement suivie, celle de Tréhorel et Bouissou, Bibliothèque augustinienne, vol. 13 et 14. Lorsque je l’ai modifiée ou que j’en ai utilisé une autre, je le mentionne en note. Pour les autres œuvres d’Augustin, c’est toujours le texte et la traduction proposés dans la B.A qui ont été suivis sauf indication contraire en note.
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peut que s’effacer derrière la parole de Dieu. Que les Confessions s’ouvrent sur les mots de l’Autre, dit peut-être l’aphasie originaire, ce fait que la parole propre – et l’écriture – ne viennent jamais qu’en un second temps, dans la doublure d’une autre voix et d’un autre texte toujours préexistant. On peut dès lors d’emblée préciser deux choses, contre des lectures trop faciles des Confessions d’Augustin : ce que l’on a souvent considéré comme le premier grand récit autobiographique de l’Occident commence par les mots de l’autre, parlant de cet autre. Les Confessions relatent la première histoire de soi par soi, récit rétrospectif qu’une personne réelle fait de sa propre existence en mettant l’accent sur sa vie individuelle, pour paraphraser les termes dont use Philippe Lejeune pour définir l’autobiographie, mais cette relation est d’emblée rendue caduque par l’existence d’une autre relation, primordiale, du soi à Dieu. Celui-ci, pourtant, est toujours à la fois légèrement et magistralement hors champ. Il est celui qui rend tout possible mais que l’on ne perçoit qu’à travers des reflets, le reflet de ce qu’il crée, ce reflet que nous sommes nous-mêmes. Ce que l’on va percevoir de l’histoire de ce moi, c’est ce que lui-même nous en dit, lui qui – chose exorbitante – se raconte à la première personne. Mais on comprend bien d’emblée que ce discours de lui sur lui ne saurait suffire, et qu’il faut percevoir l’éclairage qui vient de côté. L’autre histoire, dont celle-ci narrée est la doublure et comme l’écho. L’autre histoire qui n’est jamais énoncée en évidence mais dont celle-ci n’est que le commentaire. Comme le dit Veyne, « l’autobiographie n’est qu’une théologie à la première personne »12. Cette nécessité d’ordonner le récit de sa propre vie à l’Écriture gouverne la foison de citations de la Bible dans les Confessions ; elle gouverne aussi le projet des Rétractations dans la mesure où, comme le note E. Dubreucq, « puisqu’on ne peut être certain d’avoir respecté cette règle, et qu’il serait même hautement présomptueux de croire détenir la vérité absolue des Écritures, il faut encore revenir par l’écriture sur ses propres écrits pour en expurger ce qui ne convient pas aux textes saints, et subordonner à nouveau sa pratique d’écriture à la seule règle valable »13.
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P. Veyne, L’élégie érotique romaine, Paris, Seuil, 1983, p. 186. E. Dubreucq, Le cœur et l’écriture chez saint Augustin. Enquête sur le rapport à soi les Confessions, Presses universitaires du Septentrion, coll. “Philosophie”, 2003, p. 59. 13
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Plus qu’un éclairage de côté, parler de Dieu se présente comme une nécessité ; mais comment faire alors que par essence et inéluctablement le mot est impropre à dire Dieu, lequel est, selon la formule scolastique, « Celui qui est au-delà des mots » ? Une réponse donnée ailleurs, dans le livre V du De Trinitate, permet d’éclairer le début des Confessions : « … ces désignations temporelles que prend Dieu et qu’il ne prenait pas auparavant ont manifestement un sens relatif : il n’arrive rien à Dieu par un accident de Dieu, mais par un accident de celui vis-à-vis de qui Dieu prend un nouveau nom » [De Trin., V, XVI, 17]. Cette rhétorique est intéressante pour l’homme parce qu’elle sert à exprimer les modalités du lien qui l’unit à Dieu plus qu’elle ne permet de définir la nature de Dieu luimême ; elle le relie à Dieu dans le commentaire presque amoureux qu’il fait du lien qui le lie à Lui14. Symptomatiquement d’ailleurs la question : « qu’est ce donc que mon Dieu ?» formule clairement, par le pronom possessif, que ce n’est pas de Dieu en tant que tel qu’il s’agit mais de ce Dieu qui est mien et donc des modalités par lesquelles j’ai rapport à lui. Il y a ici l’esquisse d’une topique relationnelle (où se positionnent face à face l’homme et Dieu) qui est l’axe premier sur lequel repose l’entreprise de confession. La question essentielle n’est pas « Qui suis-je ? », jamais énoncée en ce prologue, mais « Qu’es-tu pour moi ? » (quid mihi es ?) [I, V, 5]. En cette question de théologie, la méthode est donc clairement phénoménologique qui s’enracine dans la manière dont le moi, créature finie et imparfaite, peut expérimenter Dieu. De la phénoménologie à la théologie, la voie de la parole de l’homme au sujet de Dieu est pourtant bien étroite, qui circule entre la nécessité éthique de parler de Dieu et celle de ne pas le juger d’après soi-même. Le sujet marche vers Dieu comme sur un fil tendu entre deux abîmes d’indignités : indignement, ne pas parler de Dieu ou parler de lui indignement. Ce chemin effilé et infini oblige le marcheur à avancer d’un bon pas sous peine de perdre l’équilibre et dessine ainsi la quête effrénée d’un discours adéquat où « mon » Dieu serait
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En quoi consiste en effet le discours de l’amoureux, sinon en un commentaire de la relation qui unit l’amoureux à l’aimé – commentaire par lequel le premier cherche à alimenter son amour défaillant de l’absence durable du second ? Toute tentative de description de l’autre plutôt que de l’amour qui me porte vers lui se frotterait au risque de le désacraliser, d’éventer sa vie et son personnage dans la banalité du ragot.
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Dieu « lui-même », mais où ce Dieu « lui-même » reste pourtant l’horizon inaccessible vers lequel le discours sur « mon » Dieu se dirige. Pour éviter de tomber dans l’abîme, une solution : parler autant qu’il est possible avec les mots de Dieu lui-même qui, « pour être loué dignement par l’homme, (…) S’est loué Lui-même dans les Psaumes » [Enarr. in Ps. 144, 1]. Il y a donc en réalité une double ligature initiale du narrateur des Confessions qui 1) ne peut se dire tout de go, mais doit, au contraire, se dire après et selon le discours qu’il aura tenu sur Dieu ; 2) qui doit, pour ce faire, utiliser les mots de Dieu lui-même. L’homme doit user des mots de Dieu pour dire Dieu dans une parole qui a sa condition de possibilité dans le désir que Dieu lui insuffle de parler. Parler, en ce récit de confession, ce doit être d’abord é-voquer Dieu et l’in-voquer : parler de lui et lui donner voix, lui laisser la voie libre pour qu’il se dise dans mes mots. C’est dire donc si l’écriture, chez Augustin, n’est pas une écriture « autonome », mais une écriture qui s’inscrit dans la doublure des Écritures : écrire, c’est injecter l’Écriture dans son écriture. Et ici encore, c’est la dimension opérante de l’écriture qui apparaît comme essentielle : avant d’être l’un des moyens de transmettre un contenu doctrinal, l’écriture est un exercice spirituel. L’écriture chez Augustin ne procède pas d’un projet esthétique ou littéraire voulu en lui-même. Il ne s’agit pas de parler de soi dans une sorte de compte rendu de vie neutre, il s’agit de travailler sur soi en lisant et en écrivant. Écrire, c’est un travail fait sur moi-même qui est complémentaire au travail sur soi débuté dans la lecture de la Bible. Lire et écrire ont une vertu commune : graver en soi le message chrétien et se l’appliquer de sorte à en obtenir une compréhension de soi modifiée. La sagesse de Dieu, sa grandeur ne sont pas des thèmes de réflexion mais des objets d’invocation : le discours d’Augustin n’a pas une dimension descriptive mais bien performative. Il ne s’agit plus de dresser un portrait de soi sous la forme d’un pastiche distant et railleur comme dans l’élégie, mais de s’éprouver soi-même et de se modifier par une pratique particulière d’écriture de soi. Il ne faudra donc jamais perdre de vue la dimension fonctionnelle de l’écriture dans les Confessions : il faut avant tout arriver à se détacher de soi-même, de toute considération, de toute estime pour soi, afin de ne rien garder en réserve dans la consécration de sa vie à Dieu. C’est à cette dimension opérante de l’écriture que l’Occident doit cette nouvelle figure, dramatique, de la subjectivité et du rapport à soi chrétiens. Ce n’est donc pas l’invention de l’autobiographie ou d’une figure particulière
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de l’intériorité qui fait l’originalité des Confessions, mais un nouveau rapport à soi passant par l’Écriture, un certain art de se reconstituer soimême par un travail d’écriture dans la marge des Écritures, l’exégèse de soi qui en passe par l’herméneutique de la Bible. Mais qu’écrire de soi pour ainsi se reconstruire en lisant et citant la Bible ? Son individuelle indignité. Sa limite et son encombrement. À buter sans cesse sur la difficulté de se dire, Augustin est surtout confronté à la finitude humaine. Le moi dans son rapport à lui-même est fondamentalement empêché. Je suis empêché de me dire, forcé de m’aborder moimême de côté ou de dos. Empêché : retardé. De moi à moi, il y a l’épaisseur opaque du temps. De moi à moi, il y a aussi la masse translucide des mots : ce qui donne sens mais se nourrit du temps, de la médiation et du report. Je veux dire ce que je suis, et je ne pourrai jamais dire que l’écoulement temporel, je ne pourrai témoigner que de ma finitude et de la faute qui en est responsable. Ce témoignage est essentiel, car sans lui, le moi, assimilé à son objet d’amour et effacé devant l’expression en lui du Verbe divin, disparaît. Pour que la désappropriation de son discours n’ouvre pas sur l’annulation de son identité personnelle, il doit dire sa différence par rapport au Dieu. Ligaturer sa propre parole au texte psalmique pour dire la grandeur de Dieu, sans doute, mais aussi son individuelle indignité : il ne faut pas seulement louer Dieu de son omniscience et de sa grandeur, il faut aussi mettre mon ton à l’ordre de celle-ci et prendre l’infinie mesure de l’écart entre sa science et mon ignorance, sa grandeur et ma petitesse. Ceci donne naissance à l’un des nombreux paradoxes qui tissent ce fil qui conduit le moi vers Dieu : on ne peut consacrer la proximité du moi avec Dieu qu’en reconnaissant et soulignant l’infinie distance ontologique entre eux. Dieu ne peut m’être réellement présent que si je souligne l’irréductible différence entre Créateur et Créature. Le Moi ne peut jamais en conséquence s’assimiler à ce Dieu qu’il laisse parler en lui parce qu’il souffre d’une déficience, d’un manque, qui le rend d’emblée et à jamais étranger et radicalement différent de Dieu. Le Moi a beau invoquer Dieu en lui, se laisser posséder par ses mots et ligaturer son propre être et son propre discours pour laisser le champ libre à l’être et au discours divin, restera toujours une inaltérable distance ontologique séparant le créateur de sa créature. Dieu apparaît comme ce qui est dans la différence, c’est-àdire comme la différence elle-même et dans la dissimulation.
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Cette humble prise de conscience de la différence irréductible entre l’homme et Dieu inaugure un divorce entre soi et soi, non pas sous le mode propre à l’absence de rapport à soi qui est celui d’une fuite éperdue dans l’extériorité des plaisirs sensuels, mais sous celui, bien plus fort, bien plus radical et fondamental, d’un « se déplaire à soi-même », d’un « refus moral de s’accepter pécheur »15. Le drame est là, plus profond encore, dès lors que les fausses consolations ont levé de la pesante réalité le voile dont elles adoucissaient la configuration « dégoûtante ». Ici apparaît clairement sa vraie figure : ou bien l’on vit dans un bonheur illusoire, ou bien l’illusion se lève pour découvrir un monde hideux. Et ce drame, cette fois, est sans remède16. Autant les illusions pouvaient être levées, autant le spectacle désolé de la vie de pécheur qui est notre inéluctable lot ne peut plus être détourné par une considération plus vraie, plus fondamentale que lui. L’illusion consistait en orgueil : avoir bonne opinion de soi-même ; la vérité consiste en humilité mais aussi en dégoût, en impossibilité douloureuse d’adhérer à son être propre : « Tu me retournais vers moi-même, me ramenant de derrière mon dos où je m’étais mis pour ne pas porter les yeux sur moi ; et tu me plaçais bien en face de moi, pour me faire voir combien j’étais laid, combien j’étais difforme et sordide, couvert de taches et d’ulcères. Je voyais et j’étais horrifié ; mais il n’y avait pas de lieu où fuir loin de moi. Si j’essayais de détourner de moi mon regard (…), toi, de nouveau, tu me plaçais devant moi, tu enfonçais mon image
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G. Antoni, op.cit., p. 116. Marquant de manière trop historique des proximités qui ne sont que thématiques, A. Charles-Saget proposait de voir dans cette dramatique de la subjectivité augustinienne dramatique, un héritage de la teshuva juive bien sûr mais aussi des tragiques grecs, en enjambant la critique platonicienne : « Le moment platonicien apparaît souvent comme un moment spéculatif privilégié où l’âme s’affirme dans la richesse de sa parenté divine, où la faute se dissout en erreur. En deçà, au-delà, nous sommes dans une autre économie que celle du savoir socratique de soi, dans un espace douloureux où la faute ne veut pas passer, dans une insistance étale [et] où la seule parole, plaintive, interrogation ou question répétée, n’est pas philosophique. (…) Augustin, en parlant de la faute et de la plainte de la faute, ne donnerait (…) pas seulement la voix à la teshuva hébraïque, à ce repentir qui scande la vie d’Israël et de son Dieu. Il donnerait voix aussi (…) à ces paroles tragiques qui, d’une autre manière, font partie de ‘ce que les platoniciens n’ont pas dit’ [VII, IX, 13] » [Cf. « Faute et conscience de soi. Sur le non-platonisme d’Augustin », in Ainsi parlaient les Anciens, L. Jerphagnon (dir.), Presses universitaires de Lille, 1997, p. 294-295]. 16
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dans mes yeux pour me faire rencontrer mon iniquité et la haïr » [VIII, VII, 16].
Dieu a l’initiative de ce face à face du moi avec lui-même. Il exige que l’homme se connaisse pour ce qu’il est : turpide, bancal, sordide, crasseux, couvert d’ulcères, à fuir d’horreur. Mais la poigne du seigneur le maintient ferme, le nez sur l’immondice, comme un chien, sur l’excrément coupable, encore un peu, qu’il lui devienne odieux, qu’il se décide à se fuir, soi, et à larguer les amarres en partance vers lui. Dieu constitue ici encore le point de référence par rapport auquel je m’apparais tel. Et cela en deux sens. D’abord parce c’est lui qui rend possible cette expérience que je fais de moi-même, c’est lui qui en est l’acteur, tandis que j’en suis le spectateur impuissant et malheureux. Mais aussi parce je me lis seulement en référence à lui, l’inhumain – comme le montraient les tentatives de la prière introductive pour échapper à la conception anthropomorphique – le très-puissant, le tout-puissant, le très grand et le très bon, comme dit la liste des superlatifs de cette prière de louange qui introduit aux Confessions d’Augustin. Il va de soi que lu depuis ce pôle d’excellence, le Soi ne pouvait être que le pôle renversé de l’absolue misère, de la radicale et indéracinable médiocrité, de l’incurable méchanceté. Or, c’est un moment fort de l’histoire de la pensée, cela. Le premier récit où l’homme fait retour sur soi-même, où la conscience devient objet de conscience, instaure un rapport à soi fait de déréliction parce que ce que la conscience découvre en faisant retour sur elle et en se prenant pour objet, ce sont les signes d’une déchéance et d’une finitude qui doivent être à l’exacte mesure de l’infinitude et de l’absolue miséricorde de Dieu. Une telle conception est le lot de la phénoménologie de la conscience mise sur pied par Augustin et de son association avec le dogme d’un Dieu inqualifiable de bonté et de générosité, de grandeur et de puissance. Car, si Dieu est transcendant, qu’il ne peut être dit dans les mots des hommes, mais que ceux-ci se retrouvent pourtant devant la nécessité de le dire pour ne pas être définitivement muets et si, d’autre part, le point de départ de ce discours doit nécessairement être le moi, conception phénoménologique oblige, alors Dieu devait nécessairement être ce que je ne suis pas, et par voie de conséquence, devoir était fait de parler contre soi : adversum me [I, V, 6]. Il ne s’agit pas de prétendre que pour se faire attentif à l’autre et tendre vers lui (ad te), l’attention ne peut plus être mobilisée par soi. Ad-versum me, c’est, littéralement, « tourné vers moi ». La traduction française par
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« contre moi », dans le lien entre le contre adversatif et le contre local, délivre un même message : l’ennemi est ce vers quoi se dirige le mouvement, son but, son objectif, son objet : celui de qui il faut se rapprocher pour livrer le combat. C’est à se mobiliser tout entier contre soi-même, dans la haine de ce que l’on est, que l’amour de Dieu est seulement possible. But que le texte (ut amem te) ne signale jamais comme atteint mais tout au plus comme atteignable. Parler de Dieu en le louant et puis seulement parler contre soi. Peut alors défiler toute la liste des qualificatifs, pareillement mis au superlatif, qui servent à définir Dieu dans la prière inaugurale des Confessions – mais inversée cette fois – : Dieu était le très parfait et très bon, très grand, maître, etc ; le moi sera, lui, très imparfait, très mauvais, médiocre, esclave. La transcendance dit l’étrangeté au monde phénoménal. Augustin, d’ailleurs, ne dit jamais mieux la transcendance de Dieu que lorsqu’il constate l’inadéquation des catégories spatiale et temporelle pour penser Dieu et s’adresser à lui. Or, l’espace et le temps, ce sont les coordonnées du phénomène. Comment penser en corrélation le transcendant et l’empirique, l’éternel et le temporel, l’atopique et le lieu ? Comment sinon par l’exclusion et la différence radicale de deux ensembles sans intersection. L’autobiographie se définit d’abord dans sa dimension éthopoïétique. Et cette fonction essentielle de détestation de soi pour aimer Dieu montre les limites de la nouveauté : les Confessions ne montrent pas un individu qui examine minutieusement sa conscience et livre le trajet intime de ses doutes, il s’agit tout au plus de retrouver la typicité de la finitude humaine depuis la faute originelle. Comme le dit Veyne, « la psychologie du pécheur d’Augustin est typique et elle est construite à partir de la psychologie idéale d’Adam »17. Une œuvre qui ne voulait définir le soi que par rapport à Dieu (motif sotériologique oblige), et Dieu par rapport au moi (pour assumer la limite du discours humain sur Dieu), se devait de dire l’étrangeté de ce Dieu à la condition humaine finie pour lui préserver sa transcendance, et aboutissait ainsi nécessairement à cette aporie, et à ce drame philosophique. Et, dans la place considérable accordée à la faute dans ce livre de Confessions, se laisse déjà deviner celle, tout aussi considérable, qui sera accordée à l’exercice ascétique visant à restaurer le sujet coupable : la lecture. 17
P. Veyne, L’élégie érotique romaine, op.cit., p. 187.
VESTIGES DE L’UNITÉ ET VESTIGES DE L’ÉPARPILLEMENT La distance creusée entre moi et moi, la fissure qui s’installe au sein d’un moi désormais scindé est aussi celle du jugement. L’immanence éprouvée dans le rapport immédiat à soi s’est ouverte pour laisser zigzaguer en elle la transcendance du jugement que « je », dégoûté par le spectacle de lui-même, porte sur soi. C’est ainsi encore qu’à la fin de sa vie, quand il reprend l’ensemble de son œuvre pour la commenter et la corriger, Augustin présente son projet : « que chacun prenne comme il l’entend ce que je fais. Pour moi, cependant, j’ai dû considérer ici encore cette pensée de l’Apôtre : « Si nous nous jugeons nous-mêmes, nous ne serons pas jugés par le Seigneur (ICor XI, 31) ; (...) je me juge moi-même devant le seul maître dont je désire éviter le jugement à la suite de mes fautes » [Retr., Prol., 2]. La plénitude aveugle de l’enfance et de l’adolescence s’est fissurée sous le dard du regard que l’adulte porte sur lui-même pour ne pas être jugé par Dieu. Et dans la faille s’en sont allés la certitude, l’innocence, les plaisirs physiques, les joies immédiates et simples. Un soupçon désormais, comme une lumière obscure, sera toujours là, au coin de l’écran de la mémoire, qui se diluera sur toutes ses images. C’est ce soupçon qui encourage la relecture, qui exige que repassent les images, pour guetter la trace de l’erreur, ses prémisses inaperçues jusqu’alors. Le soupçon murmure à l’oreille d’Augustin : « Et si tout n’était pas si simple ? Et si tu n’avais pas été cet enfant innocent, cet être bourrelé d’intelligence ? Pas de petits plaisirs sournois et malsains ? Es-tu bien sûr ? » Tandis qu’à l’autre oreille – celle de la chair – les vieilles amies, celles qu’il faudrait soupçonner justement, murmurent en écho, en réponse : « Est-ce que tu es vraiment prêt à nous abandonner ? » Et elles le poursuivent de leurs agaceries : « Ni ceci, ni cela – ces plaisirs subtils, ces inventions de la chair, ces aisances du corps ».
34 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
D’une oreille à l’autre, les paroles tournoient, s’entrechoquent et divisent Augustin. Le soupçon ou le plaisir ? Un peu des deux désormais, se dit-il en lui-même, entre ses deux oreilles, comme on est assis entre deux chaises. Un peu de soupçon : relire, réviser, chercher les traces de l’égarement. Confessio vitae. Un peu de plaisir : plaisir de lire, érection du stilus trop facile, éjaculations de l’écriture. Confessio laudis. Les grandes envolées, ce qui, sous le soupçon, devait être canalisé, mais se répand brutalement, dans une voie déviée, de substitution. Débordements du langage. On devait écrire pour ne pas oublier et on s’oublie dans l’écriture. Un peu de soupçon : tenter de se souvenir, chercher les vestiges de l’errance. Un peu de plaisir : quand la quête devient frénétique et qu’une jouissance accompagne la recherche qui déborde son objet et ses buts. Augustin martèle : « non memini ». L’enfance est ce lieu et ce temps où Dieu m’accueillit dans ses miséricordes mais de cela, je n’ai pas souvenir, non enim ego memini, je l’ai appris de mes père et mère selon la chair [I, VI, 7]. Je confesse à Dieu cette enfance, confession de louange, remerciements pour cela même qu’il m’a donné mais qui m’échappe, nam ista non memini [I, VI, 8]. Débordements de gratitude, donc. Et puis soupçon : « Qui me rappelle les péchés de mon enfance ? (…) ne serait-ce pas n’importe lequel des tout petits enfants d’à présent, en qui je vois ce dont je n’ai pas souvenir à mon sujet ? (quod non memini de me) » [I, VII,11]. Je ne sais pas la grâce de Dieu ; de cela, mes parents (ma mère évidemment) sont témoignages ; je ne sais pas la faute de mon enfance, mais de cela, je puis être informé de moi-même et a posteriori, par déduction, dans l’observation présente de jeunes enfants. Deux types de traces s’égarent, s’enfoncent dans les ténèbres de mon oubli et se font traces manquantes, celles de la grâce et celles de la faute. Augustin s’égare un peu…, et reprend ensuite son motif lancinant. La mémoire crie à nouveau son absence : « Cet âge, donc, Seigneur, je ne me souviens pas (non memini) de l’avoir vécu, d’autres m’y ont fait croire ; et si je l’ai accompli, c’est d’après d’autres enfants que je l’ai conjecturé ; mais malgré la grande sûreté de cette conjecture, je répugne à la compter avec ma vie actuelle, celle que je vis dans ce siècle. Dans la mesure où cet âge appartient aux ténèbres de mon oubli (ad oblivionis meae
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tenebras), il va de pair avec ce que j’ai vécu au sein de ma mère (…). Mais voici que j’abandonne cette période : qu’ai-je encore à faire avec elle, puisque je n’en trouve en moi aucune trace ? (nulla vestigia recolo) » [I, VII,12].
L’oubli est premier, comme sont les ténèbres, antérieurs tous deux à la mémoire et à ses luminosités. La vie commence par un oubli, le moi émane de l’obscurité, à l’image du fœtus qui s’abrite au ventre de sa mère avant de sortir affronter la lumière du jour. Augustin répugne à tenir compte de cette période d’oubli – le récit des fautes doit commencer avec ce dont on se souvient ; la faute confessée est une faute qui a laissé des traces dans la conscience du pécheur : « Peut-être ris-tu de moi quand je pose ces questions et c’est peut-être sur ce que je connais que tu m’ordonnes de te louer et de te confesser » [I, VI, 9]. La confession est le dire de la faute fondé exclusivement sur la mémoire et la connaissance18. Aucune trace de l’enfance, donc. Et pourtant… « Pourtant, j’existais et je vivais dès ce temps-là et mon entière sauvegarde, vestige de la très secrète unité (vestigia unitatis) d’où j’étais issu, faisait mon souci » [I, XX, 31].
Comment mieux dire qu’il y a traces et traces ? Celles de la faute, vestigia errantia [I, XVII, 27], qui sont aussi des traces de l’errance et celles de l’unité originelle, vestigia unitatis [I, XX, 31] qui conditionnent la réunification du sujet après l’éparpillement peccamineux19. Comment dire mieux, aussi, qu’il
18
Cette idée se retrouve dans une distinction classique établie au XVIe par les théologiens entre les actus hominis, des actes qui sont le fait de l’homme mais qui restent des actus naturae, c’est-à-dire des faits plutôt que proprement des actes, et les actus humani, des actes humains, des actes qui sont le propre de l’homme parce qu’ils sont posés délibérément et consciemment. Seuls ces derniers actes engagent réellement la responsabilité de l’homme et dès lors sa culpabilité. Cf. à ce sujet les analyses de J. Lacroix, Philosophie de la culpabilité, Paris, PUF, 1977, p. 48-49. 19 Peut-être pourrait-on voir dans ce souci profond de l’unité et ces associations répétées de la faute et de tout processus de multiplication (la faute est dispersion dans le multiple), une « trace » laissée par Plotin dans la pensée d’Augustin. Platon déjà ne cesse d’opposer l’unité de l’essence au caractère multiple de l’image (cf. notamment Ménon, 85c) et sa dialectique consistait à remonter du multiple à l’Un. Mais chez Plotin, on trouve des textes plus précis encore parlant de la dispersion de l’âme dans le multiple : l’âme qui s’éloigne de la contemplation de l’Un « tombe dans le nombre et la multiplicité » [Enn., VI, 9, 4, 5 ; cf. IV, 8, 4, 13] ; phrase bien proche de certaines des Confessions : « …nous qui vivons multiples à travers le multiple » [XI, XXIX, 39]. Bien d’autres citations de Plotin – essentielle –
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y a mémoire et mémoire : memoria sui et memoria Dei : la mémoire empirique qui permet le récit de vie et une autre mémoire qui est condition de possibilité de celle-là, une mémoire qui ouvre l’accès au monde, mémoire des origines qu’on pourrait dire pourtant « immémoriales », mémoire du cycle, de la circulation entre la vie et la mort, l’origine et l’eschaton. Le premier constat est toujours celui d’un écart ; l’origine est confuse, elle s’abîme dans un rien de souvenir et de conscience : j’existais dès ce temps dont je ne peux rien dire de mémoire. Originellement donc : un échec du signifiant. Le premier constat, l’éveil de la conscience vient toujours après, constater le retard, l’écart, par rapport à l’origine. On vient après le passage de Dieu. Il n’en reste que la trace, un vestige de Dieu, un vestige de l’origine par rapport à laquelle on fut d’emblée en écart et vers laquelle on va tendre désormais de sorte que l’on ne parvient pas tant à Dieu, à l’unité originelle, qu’on y revient : « … j’avais commencé à me lever pour revenir vers toi (ad te redirem) » [III, IV, 7] ; « … je brûlais de (…) revenir vers toi ! (revolare ad te) » [III, IV, 8]. Que l’unité ne soit pas immédiatement présente, que l’origine soit confuse, qu’il faille revenir à Dieu : autant de témoignages, fiables ceux-ci, de l’existence de la faute. Même là où la faute et ses dispersions ne laissent pas traces, elles sont bien là, tapies dans l’ombre, pour la bonne raison que l’unité n’est plus qu’une trace, qu’elle est d’emblée un vestige. C’est la mémoire elle-même qui constitue le témoignage de l’errance parce qu’elle est la puissance de réunification et, comme telle, elle débute son procès dans le multiple20.
ment du traité 9 de la VIe des Ennéades (« Du Bien et de l’Un ») ont été mises en parallèle avec des extraits des Confessions (II, I, 1 ; IX, IX, 10 ; X, XXIX, 40 ; XI, XXIX, 39…). Cf. cependant à ce sujet les précautions de P. Cambronne, Recherches sur les strucutres de l’imaginaire dans les Confessions de saint Augustin, Paris, Etudes augustiniennes, 1982, n. 130, p. 226 : « Cet aspect d’éparpillement, de dispersion, a d’autant frappé Augustin que, dans le soubassement néoplatonicien de sa pensée, Dieu est évidemment l’unique. Plus on s’éloigne de lui, plus on trouve la multiplicité. Mais, ajoute Cambronne, je crains qu’il n’y ait là une équivoque de langage favorisée par l’absence d’article en latin. Peut-on en effet considérer comme équivalente les propositions suivantes : Dieu est l’Unique, Dieu est l’Un, Dieu est unique, Dieu est un ? Je ne crois pas ». 20 Cf. J.–L. Shefer, L’invention du corps chrétien. Saint Augustin – le dictionnaire – la mémoire, Paris, Galilée, 1975, p. 13 : « une mémoire dont le nombre premier est le pluriel ; la mémoire n’a d’effectivité, c’est-à-dire ne « commence » que sur un effet de pluralisation… » La question
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Et, parce qu’elle travaille toujours nécessairement dans l’après-coup, elle dit l’impossible présence, l’impossible unité, l’impossible adéquation. Elle dit qu’on est toujours dans le secondaire. Dans la représentation. Dans la doublure d’une autre scène dont on ne connaît que l’écho – celui que l’on est –, dont on ne connaît que les mots que l’on redit, que la répétition qui nous institue comme sujet. La mémoire nous dénonce comme doublure. Elle dit le péché du temps, le retard. « Est-ce péché ?, demande Lyotard. C’est le péché du temps, le retard21. La rencontre avec l’acte est se poserait alors, importante, de savoir s’il y avait, selon Augustin, une mémoire avant la chute. L’homme innocent est-il sans mémoire ? Quel est chez Augustin le « sentiment » du temps avant la chute ? La dimension de l’attente et de la crainte corrélative de l’épreuve du temps en tant qu’il est à venir est explicitement notifiée comme étant absente dans l’interprétation qu’Augustin propose de cette scène au livre XIV de la Cité de Dieu. Augustin ne dit rien ici de la mémoire et de la rétention du temps en tant qu’il est passé. On peut cependant dire qu’il présente Adam et Ève comme vivant dans un état de tranquillité parfaite qui les rend étrangers à tout désir et à toute crainte. Ils semblent jouir, dans un pur présent, des bienfaits de la terre dont Dieu leur a fait cadeau. Dans le livre XIII, où Augustin examine cette épreuve du temps en laquelle consiste le vieillissement, il relie la punition du premier péché par la mort au fait que la vie terrestre est une vie « mourante », c’est-à-dire une vie vieillissante. Il semble donc admettre, par contrecoup, ou par défaut, en réduisant les caractères acquis par la faute originelle, que la vie avant la faute est une vie non vieillissante, et qui serait dès lors dans un tout autre rapport au temps que celui dont, depuis, nous faisons « l’épreuve ». Il se pourrait bien, c’est l’hypothèse la plus plausible, qu’avant le péché, Adam eût été un homme sans mémoire. 21 Il importe de souligner ici la rareté des indications de temps et de constater que ces rares indications chronologiques disent essentiellement le retard. Au livre IV, apparaît une première notation chronologique : « durant cette même période de neuf ans, de la dix-neuvième année de mon âge à la vingt-huitième, nous étions à la fois séduits et séducteurs, trompés et trompeurs, dans des convoitises diverses » [IV, I, 1]. Pourquoi cette précision, cette insistance (trois expressions de temps pour dire la même chose) alors que les indications temporelles sont par ailleurs si rares ? Pourquoi sinon justement pour s’effrayer du retard pris sur l’événement de la conversion. Neuf années vagabondes avant de se convertir, comme il le rappelle au livre suivant (per annos … nouem vagabundus) [V, VI, 10]. Dans ce livre V, il évoque avec tristesse ce long temps (tamdiu) passé pendant lequel il avait vécu encore dans l’incertitude, et au livre VI, il mentionne ces longues années (tot annos) [VI, III, 4] de critique stérile de la Bible (Augustin est manichéen pendant précisément neuf ans, se rappellera-t-on, et les manichéens sont bien connus pour leur exégèse terriblement critique de l’Ancien et du Nouveau Testament). Ce long délai (longum tempus) [VI, XI, 18] est celui qui s’écoule « entre la dix-neuvième année et la trentième année » – encore une notation de date pour signifier ce temps de retard, temps coupablement perdu à des riens. Et Augustin tarde, diffère (tardabam ; differebam) [VI, XI, 20], et remet toujours au lendemain (cras). Au livre VIII, apparaît enfin une dernière notation de date, et c’est encore pour signifier un retard : « presque douze ans (depuis la lecture de l’Hortensius)… j’ai postposé (differebam) » [VIII, VII, 17].
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manquée d’origine. L’événement advient avant que l’écriture témoigne, et elle dépose alors qu’il est passé »22. Avant même l’écriture et son retard, avant même la conscience et son retard, le nouveau-né arrive après la rencontre, en retard déjà. – Peut-être la formule de Lyotard engage-t-elle à ajouter que l’écriture est l’outil des gens qui sont toujours déjà en retard. L’histoire commencera donc sur un blanc, un silence. Le sujet qui se raconte de mémoire se vit comme secondaire, commet l’effet d’une rencontre pour lui insensée, sur laquelle il ne peut rien écrire.
22
Lyotard, op.cit., p. 47.
LA PISTE PERDUE Il y a, inéluctablement, péché. Et la mémoire, même si elle est vide des traces qu’il pourrait laisser, en est donc le témoignage. Il y a toujours vestige parce que l’homme n’est pas d’emblée et de manière immédiate dans la présence à Dieu mais, en mettant les choses au mieux, dans son sillage. Cette trace d’unité, sceau originel de Dieu apposé sur la créature, dénonce d’emblée une faute qui pourtant ne laisse, elle, pas de trace. De cette faute on sait donc le « que » : elle existe (que l’unité ne soit que trace en est l’évident témoignage), mais on ne sait pas le « ce que », on ne sait rien d’assuré et de certain sur ses modalités : elle est sans vestige. Reste cependant cette curiosité : alors que la trace manquante dans la mémoire invite Augustin à laisser là cette période, dans les ténèbres de son oubli, il prend pourtant le risque de se pencher sur ce trou béant du signifiant : « Quel était donc mon péché ? Etait-ce d’aspirer au sein, la bouche ouverte, en pleurant ? (…) Ou, pour un enfant de cet âge, était-ce encore un bien de pleurer pour demander même ce qu’il serait nuisible de donner ? de s’indigner violemment contre l’insoumission de gens libres et plus âgés, et de ceux qui l’ont engendré ? et en outre, devant des personnes bien plus prudentes qui n’obtempèrent pas au moindre signe de caprice, de frapper en s’efforçant de faire le plus de mal possible, parce qu’il n’obéit pas à des ordres auxquels il serait pernicieux d’obéir ? » [I, VII, 11].
Pourquoi alors se risquer à reconstruire cette faute sans trace ? En réalité, il fallait bien, pour Augustin, en passer par ce constat de la faute des tout petits. Pour faire droit au texte sacré encore – c’est donc une exigence née du dispositif à l’aide duquel Augustin retrace son histoire personnelle : à travers et dans le cadre fourni par la Bible. Il se voit en réalité contraint à parler d’une faute sans trace et donc sans conscience par le texte scripturaire de Job, XIV, 5 qu’il cite en ce passage et selon lequel « nul n’est sans
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péché devant toi, pas même l’enfant dont la vie n’a qu’un seul jour »23. Cet hiatus dans le texte d’Augustin en lequel consiste la recherche du « ce que » d’une faute pourtant sans trace consciente est ainsi dû aux rencontres fréquentes dont il est le lieu avec l’Autre texte. Le récit de sa vie répond d’emblée aux exigences du texte de Dieu. Selon Solignac, cette réflexion augustinienne sur le péché des enfants montre qu’il y a un conditionnement de l’homme pour le mal qui « gauchit déjà l’inclination de l’âme et compromet à l’avance la rectitude de ses libres décisions »24. Solignac souligne ensuite les effets « gauchissants » du conditionnement opéré par l’éducation. Le chemin menant de droite à gauche, de la rectitude au gauchissement, serait pour lui celui de la culture, de l’éducation. La question d’Augustin ne concerne pourtant pas tant le gauchissement que la rectification. De même que les ténèbres de l’oubli étaient premières sur les lumières de l’esprit et de la mémoire, de même le gauche est-il premier sur le droit et faudrait-il effectivement parler davantage de « rectification » possible plutôt que de « gauchissement » d’une nature supposée d’abord droite. Il s’agit de revenir là où l’on n’a jamais été : à l’origine, et de redevenir ce qu’on n’a jamais été – depuis et à cause du péché originel s’entend – : droit25. Tout le travail et l’exercice dont les Confessions sont à la fois le lieu d’effectuation et le récit consistent en un redressement, une immense entreprise de correction. Depuis la faute d’Adam, l’homme naît gauche, malade, vicieux. Ce qui peut s’énoncer ainsi : alors que le
23
Augustin cite également à plusieurs reprises cette phrase : « Les péchés véniels, sans lesquels cette vie n’est pas possible » [Enchiridion, LXXI ; cf. Sermo de Symbolo ad catechumenos, VII, 15]. 24 Solignac, ibid. 25 Il faut cependant éviter une confusion (celle souvent faite dans l’interprétation d’une phrase fameuse de Rousseau « l’homme naît naturellement bon ») : cette phrase exprime exactement l’idée d’Augustin sur le péché : de nature, c’est-à-dire tel que Dieu l’a créé, l’homme est bon. Mais une situation historique, le péché originel, modifie les données de départ. Depuis la faute d’Adam, l’homme est bon naturellement, certes, mais de fait il naît gauche et malade. Cet état ne lui est nullement imputable, il ne peut en être tenu pour responsable : il est victime, finalement, d’une situation historique. Le véritable péché, comme on le verra plus tard, est un péché lucide et conscient, un acte engageant la liberté et la responsabilité de la personne.
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péché originel est un acte fautif, depuis Adam la faute n’est plus un acte, mais un état. Depuis Adam, la faute relève de l’être et non du faire26. Et le savoir-faire éducatif consisterait alors idéalement à sortir le sujet de cet état. On pourrait dire qu’un parallèle textuel entre les Tusculanes de Cicéron et les Confessions permet d’entrevoir un effet de décalé imprimé par Augustin à l’idée ancienne d’une éducation conçue comme une cure morale et épistémique du sujet. Au texte de Cicéron : « Sitôt que nous venons au jour et que nous sommes admis dans nos familles, nous nous trouvons dans un milieu entièrement faussé où la perversion des jugements est complète, si bien que nous avons, on peut le dire, sucé l’erreur avec le lait de nos nourrices » [Tusc., III, I, 2] fait pendant celui d’Augustin : « Une seule chose venait briser l’élan d’une telle flamme [suscitée précisément par la lecture de Cicéron] : le nom du Christ n’était pas ; or, ce nom (…) déjà dans le lait d’une mère, mon cœur d’enfant l’avait pieusement bu » [III, IV, 8 ; cf. également De Doc. christ. II, 12]. S’il y a donc perversité, et consécutivement nécessité de redresser et de curer l’individu, ce n’est pas essentiellement l’éducation scolaire et les valeurs familiales qui doivent être révisées et dont le sujet doit se dépouiller : le lait d’une mère pieuse s’est avéré plutôt salvateur pour le jeune Augustin. Non à dire qu’une telle critique ne vaut pas chez Augustin : on connaît la symbolique maritime et le passage fameux sur « le fleuve de la coutume humaine » dont les flots abondants sont dangereux pour celui qui s’y trouve jeté [I, XVI, 25]. Mais elle se trouve limitée par l’existence possible d’une formation droite et bonne comme celle d’Augustin qui lui servit de soutien dans le chemin vers un autre type de cure et de redressement. Car en deçà même de ce risque d’une éducation mauvaise, le sujet doit se dépouiller de quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’élément surajouté grossièrement par la coutume : des séquelles en lui de la faute originelle. Question de vocabulaire sans doute, mais éclairante pour caractériser la conception augustinienne de la culture : alors que les stoïciens défendent l’idée d’une innocence naturelle du genre humain et que l’on trouve
26
Ce dont Jean Lacroix fait le principe de la culpabilité : « … la culpabilité, c’est la faute coupée de l’action », Philosophie de la culpabilité, op.cit., p. 24.
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plus précisément dans le De finibus [V, 9, 24] et dans les Tusculanes [I, 16, 36] l’idée que se trouve dans chaque cœur une semence de vertu que l’éducation étouffe et corrompt, pour Augustin, la nature est pécheresse et les effets de l’éducation sont à espérer et à construire comme effet curatifs. Deux métaphores utilisées abondamment dans les Confessions le montrent : la métaphore médicale et la métaphore agraire. Ces deux métaphores évoquent un cadre général dans lequel elles prennent place : celui de l’éducation conçue comme une cure thérapeutique et un processus de purification. De nouveau, ces métaphores expriment l’élément de sagesse pratique du texte plus que son contenu doctrinal. Cette conception de l’éducation comme thérapie est probablement tributaire d’un schème ancien issu du shamanisme et de la tradition orphico-pythagoricienne qui conçoit l’éducation comme une catharsis, schème dont hérite Platon qui conçoit que « la réflexion a toutes les chances d’être un moyen de se purifier » [Phéd., 69c]. Le thème de l’assimilation de la philosophie à la médecine et la métaphore médicale sont déjà employés dans les dialogues platoniciens où l’on trouve une double comparaison des pratiques médicales et des pratiques d’éducation : à la purgation thérapeutique correspond la purgation des élèves par l’éducateur dont l’instrument est le franc-parler, à la dissection chirurgicale correspond la diairesis qui dissèque le discours des élèves afin de l’assainir [cf. Gorg. 522a ; Rép. 497d ; Pol., 98c]27. Cette métaphore utilisée de manière parcimonieuse par Platon connaîtra une fortune particulière par la suite. Foucault souligne ainsi que le stoïcisme fut l’occasion d’une systématisation et d’une insistance particulièrement forte sur cette assimilation de la philosophie et de ses exercices spirituels à la médecine et à ses purges thérapeutiques : « …chez les stoïciens, surtout à partir de Posidonius, le rapport entre médecine et philosophie – très exactement : l’assimilation de la pratique philosophique à une sorte de pratique médicale
27
Cf. Jaeger, « Greek Medecine as Paideia », Paideia, vol. III, Oxford, Blackwell, 1945 ; R. Joly, « Platon et la médecine », Bulletin de l’association Guillaume Budé, p. 435-451 ; P.M. Schuhl, « Platon et la médecine », Revue des études grecques, 83 (1960), p. 73-79. Pour une synthèse, cf. B. Vitrac, Médecine et Philosophie au temps d’Hippocrate, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1989.
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– est très claire »28. Il convoque alors un texte des Préceptes de santé [122e] de Plutarque selon lequel médecine et philosophie sont mia khôra, un seul domaine et, à la suite d’I. Hadot, souligne « l’identité du cadre conceptuel, de la charpente conceptuelle entre médecine et philosophie », avec, note-t-il, au centre « la notion de pathos (…) qui est entendue, aussi bien chez les épicuriens que chez les stoïciens, comme passion et comme maladie »29. En réalité, cette déportation du vocabulaire médical dans la sphère de la philosophie (et les exercices spirituels qu’elle entraîne avec elle) sont présents et évidents aussi bien chez les stoïciens que chez les épicuriens, les sceptiques et les cyniques. Dans l’œuvre des Pères chrétiens et des moines, la métaphore agraire joue un rôle plus essentiel encore que la métaphore médicale pour dire cette même nécessité de la correction première d’une nature initialement pervertie30. Depuis Adam et la faute originelle, le péché est enraciné dans l’âme et l’œuvre première de tout chrétien sera de tenter de l’en déraciner. C’est seulement suite à ce travail de défrichage minutieux et quotidien qu’une autre semence, la « semence de la parole » de Dieu (verbi fecundi), pourra tomber « dans son cœur comme dans une terre féconde, ameublie par de profonds labours ». Ces deux métaphores, qui s’entretissent et s’entrecroisent en permanence, permettent toutes deux de juger des différences entre la tradition platonicienne (et stoïcienne) et la tradition chrétienne sur le fond d’une proximité essentielle : l’assimilation de l’éducation à la purification et le
28
Foucault, L’Herméneutique du sujet, Cours du Collège de France. 1981 – 1982, texte établi par F. Gros, Paris, Seuil/ Gallimard (« Hautes Études »), 2001, p. 94. Cf. également le résumé qu’il propose de ce cours dans l’Annuaire du Collège de France et qui est repris dans Dits et Écrits, IV, p. 357. 29 Ibid. Sur le sujet, cf. également P. Hadot, Exercices spirituels, p. 37-39 et I. Hadot, Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seenlenleitung, Berlin, De Gruyter, 1969 dont Foucault s’inspire manifestement dans la description qu’il donne des stades de l’évolution de la passion conçus comme les stades d’évolution d’une maladie : proclivitas –perturbatio ou affectus – hexis ou morbus – aegrotatio et enfin, au dernier stade, le vice (kakia) ou l’aegrotatio invetera. Cf. Herméneutique du sujet, p. 94-95 et n. 57, p. 102. 30 On pourrait suggérer que si la métaphore médicale concerne l’aspect proprement éthique, la métaphore agraire concerne, elle, l’aspect plutôt cognitif. Ce sont les modalités plutôt épistémologiques de l’éducation qu’elles examinent.
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parti pris d’attribuer une valeur positive et un rôle capital à l’exercice spirituel en matière d’éducation. L’usage de ces métaphores signale à chaque fois que nous sommes à l’intérieur d’un champ où l’éducation entraîne des « techniques de soi », à l’intérieur d’un champ où la connaissance est assimilée à une purification, une katharsis. Pierre Hadot a été le premier à se pencher sur ces exercices dans son livre Exercices spirituels et Philosophie antique. Son parti pris explicite était de souligner l’étroite parenté des exercices spirituels chrétiens avec ceux de la tradition platonicienne et ceux des écoles stoïcienne et épicurienne. Il ne consacrait ainsi que quelques lignes à souligner les divergences : « …les exercices spirituels chrétiens et monastiques (…) supposent toujours le secours de Dieu et font de l’humilité la première des vertus. (…) Cette humilité conduit à se considérer comme inférieur aux autres, à garder une extrême réserve dans la conduite et le langage, à prendre des attitudes corporelles significatives, comme par exemple la prostration devant les autres moines. Vertus fondamentales également : la pénitence et l’obéissance ; la première est inspirée par la crainte et l’amour de Dieu et elle peut se manifester dans des mortifications extrêmement rigoureuses. Le souvenir de la mort n’est pas seulement destiné à faire prendre conscience de l’urgence de la conversion, mais à développer la crainte de Dieu, et il est lié à la méditation sur le jugement dernier, donc à la vertu de pénitence »31.
Mais il en revenait de suite à l’influence sur la spiritualité chrétienne de la philosophie grecque. Influence qui a transité essentiellement par la pensée alexandrine – celle, lointaine, de Philon (20/13 ACN – 39 PCN) – chez qui la métaphore agraire de l’éducation est d’ailleurs fréquente – et celle, plus proche, de Clément (140/150 – 215/220) et d’Origène (185 – 253). C’est à l’examen de ces divergences dans les exercices spirituels grecs et chrétiens que je voudrais consacrer les pages qui suivent. Le parti pris de cette étude est donc inverse à celui de Hadot et consistera à examiner et creuser ces quelques divergences qu’il épingle trop rapidement dans son ouvrage sur les Exercices spirituels. A.-J. Voelke s’est quant à lui penché sur les différences existant entre les quatre philosophies thérapeutiques, scepticisme, stoïcisme, épicurisme
31
P. Hadot, Exercices spirituels et Philosophie antique, Paris, Études augustiniennes, 1981, p. 73.
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et cynisme32. Ce ne sont pas non plus ces distinctions qui m’intéresseront, mais l’essentielle proximité qui reste, malgré elles, et que Cicéron note dans ces termes : « Tous les philosophes s’accordent sur la qualification négative de la passion comme maladie à défaut de s’accorder sur la nature de cette maladie et sur les techniques pour la curer » [Tusc. IV, 62, 1]. J’aimerais montrer ici comment, en héritant pourtant de l’assimilation de la philosophie à une thérapeutique de l’âme et donc en ne s’intéressant fondamentalement qu’à la dimension pratique de la philosophie comme sagesse, Augustin a brisé cet accord existant entre toutes les pensées qui l’ont précédé sur la qualification – la disqualification – de la passion comme maladie. Comme le suggère P. Hadot, c’est bien le concept d’humilité, pierre angulaire de l’édifice chrétien et plus particulièrement encore de la pensée d’Augustin33, qui a induit un tel « bouleversement » dans le soin dont on entoure l’âme et dans les exercices spirituels en lesquels consiste ce soin curatif. Posée par Augustin en contre à toute la tradition philosophique, la notion d’humilité invite à une révision de l’idéal de maîtrise de soi qui présidait à l’évacuation de la passion hors du champ de la rationalité. Prescrivant un suspens du jugement et un doute radical sur les puissances de l’intelligence humaine, la Nouvelle Académie est finalement peut-être le seul adversaire philosophique qui échappe à la portée critique de l’insistance augustinienne à faire de l’humilité la vertu cardinale du chrétien.
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A.-J. Voelke s’est beaucoup penché sur ces quatre philosophies conçues comme thérapeutiques de l’âme, en s’attachant à y distinguer des tendances différentes parce qu’il considérait que, bien que l’idée d’une thérapeutique conçue sur le modèle de l’art médical leur soit un lieu commun, cette fonction thérapeutique de la philosophie s’exerçait, cependant, « selon des modalités fort diverses » : « …l’apparente banalité des formules qui se retrouvent chez la majorité des philosophes dissimule la spécificité des procédés propres à chacun » [La philosophie comme thérapie de l’âme, Paris, Cerf, 1993, p. 73]. Les distinctions proposées par Voelke entre ces différentes assimilations de la philosophie à un exercice thérapeutique concernent les manières chaque fois particulières dont le langage y est utilisé comme instrument curatif. 33 Selon P. Adnès, Augustin est le premier à affirmer que l’humilité est une vertu spécifiquement chrétienne et à la refuser ainsi aux stoïciens et aux néoplatoniciens. Cf. « L’humilité vertu spécifiquement chrétienne d’après saint Augustin », in Revue d’ascétisme et de mystique, 1952, p. 208-223 ; id, « Humilité », Dictionnaire de Spiritualité, t. VII (1ère partie), Paris, Beauchesne, 1969, col. 1153 ; et I.W.A. Jamieson, « Augustine’s Confessions : The Structure of Humility », in Augustiana, 24 (1974), p. 234-246.
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La doctrine du péché, à laquelle Augustin allait devoir tenter d’accorder les éléments philosophiques de sa propre culture, fut la cause de la rupture. Le péché originel est, en effet, un péché d’orgueil par lequel le premier couple humain a voulu prendre son autonomie par rapport à Dieu, notamment dans l’ordre moral. Adam et Ève ont voulu devenir « comme des dieux qui connaissent le bien et le mal » [Gen, III, 5 – texte dont M. Comeau relève qu’il a constitué un centre de fascination constant pour la pensée d’Augustin34]– l’opposition est radicale avec l’intellectualisme moral de Socrate qui considérait la connaissance du bien et du mal comme le seul instrument de la vertu et de la vie morale, et plus encore, comme l’essence même de la vertu. Ce péché, conçu comme la véritable maladie (d’orgueil, et plus particulièrement d’un orgueil qui s’exprime dans l’ordre de la connaissance), exige une cure dont on comprend qu’elle ne peut en aucun cas correspondre à l’idéal de l’e[gkrateia partagé par les différents courants de pensée. Le travail curatif consiste à curer l’homme de tout orgueil et à le rapporter à la connaissance de ce qu’il est : une terre modelée par Dieu [Gen. II, 7] et sans lui bientôt desséchée et aride. Ce travail a pour objectif l’humilitas, la vertu de ceux qui se reconnaissent pour ce qu’ils sont : humus. Tout l’appareil proposé par Augustin des thérapeutiques et exercices spirituels visant à purifier l’homme de cette faute qu’il hérite d’Adam est bâti en contre aux notions d’autonomie, de maîtrise de soi et à celle qui en découle : la maîtrise des passions. La figure du Christ est au centre de ce bouleversement. Les Pères sont d’ailleurs unanimes pour en faire le modèle de l’humilité. Clément d’Alexandrie le présente comme le « Dieu sans orgueil (oJ a[tufoς qeovς) » [Pédagogue, II, 3]. Aux yeux d’Origène, « c’est une si grande doctrine que celle de l’humilité qu’elle n’a pas pour docteur le premier venu, mais notre grand Seigneur qui a dit ‘Recevez mes leçons car je suis doux et humble du cœur’ » [Contre Celse, VI, 15]. Pour Basile, enfin, rien n’est plus efficace pour acquérir l’humilité que la méditation et l’imitation du Seigneur descendu sur terre [cf. Humilia 20, De humilitate, 6]. L’insistance particulière d’Augustin sur cette même assimilation
34
111.
M. Comeau, Saint Augustin, exégète du quatrième évangile, Paris, Beauchesne, 1930, p.
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du Christ à un medicus ou magister humilis porte sur l’incarnation comme fondement de l’humilité. On sait la résistance massive des philosophes néo-platoniciens à cette doctrine. Le Contre les chrétiens de Porphyre n’en est qu’un témoignage parmi beaucoup d’autres, reproduisant finalement les idées de Celse sur l’apathie complète de Dieu. Les gnostiques et les manichéens, à l’époque d’Augustin, étaient particulièrement vifs dans le refus qu’ils opposaient à l’idée d’une divinité liée à la chair et soumise aux appétits et aux passions charnelles. Leur programme d’ascèse visant à séparer l’âme du corps pour atteindre l’élément divin de celle-ci ne pouvait s’en accommoder. Ainsi n’est-ce pas un hasard si le programme ascétique augustinien ne peut leur correspondre parfaitement dans la mesure où il a à intégrer les données de l’incarnation et que ces données constituent un renversement complet des objectifs mêmes de l’ascèse et des exercices spirituels, tout à la fois néoplatoniciens, manichéens et gnostiques35. Or, tous ces chemins qu’Augustin trace en dehors des sentiers battus de la tradition philosophique et en opposition aux néo-platoniciens et aux manichéens, mènent aux Écritures : le Christ fait chair est aussi le Verbe divin : un sens qui accepte de s’inscrire dans le son pour être compréhensible aux hommes ; et l’humilité est la condition de cette compréhension : personne ne peut grandir avec la Bible et profiter de son enseignement qui n’ait accepté de reconnaître humblement sa dette à l’égard de Dieu et sa petitesse relativement à la grandeur divine36.
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Je parle ici du programme ascétique des Confessions. Il faut relever en effet une évolution notoire de la pensée d’Augustin sur le statut du corps. Les Dialogues philosophiques sont encore très imprégnés de platonisme et contiennent les éléments d’une critique radicale du corps. On perçoit ainsi clairement un écho de la sentence de Porphyre « Il faut fuir tout corps » (Omne corpus est fugiendum) dans la formule des Soliloques qui invite « à fuir complètement toutes choses sensibles » [I, XIV, 24]. Formule qu’Augustin regrettera d’ailleurs d’avoir prononcée à la fin de sa vie, dans ses Rétractations. Lorsqu’il relit ses ouvrages pour en retrancher les excès, les corriger et mettre l’emphase sur certains aspects trop peu mis en lumière, cette formule est en effet épinglée comme la marque d’une « proximité spirituelle dangereuse » avec Porphyre [Rétractations, I, IV, 3]. 36 Cf. III, V, 9 : « C’est que mon enflure refusait leur noblesse, et la pointe de mon esprit n’en pénétrait pas l’intérieur. Pourtant, elles étaient faites pour grandir avec les petits ; mais moi, dédaigneusement, je refusais d’être petit, et gonflé de morgue, je me voyais grand ».
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Les métaphores médicale et agraire, communes à tous (Platon, néoplatoniciens, stoïciens, cyniques, sceptiques et épicuriens), permettront dans leurs différents usages de déceler les lieux de cassure et les indices de transition vers l’ascèse chrétienne. Je m’intéresserai plus particulièrement à la transition de l’ascèse platonicienne et néoplatonicienne à l’ascèse augustinienne. L’hypothèse qui présidera à cette analyse est que le positionnement du christianisme naissant se fait avant tout sur le terrain des pratiques et dans la contestation des exercices spirituels imaginés par les philosophes pour se purifier l’âme. La spiritualité entendue comme un discours qui porte sur la vérité en tant qu’elle transforme l’homme deviendra le domaine propre de la religion chrétienne qui ne s’occupera plus du vrai comme propriété du discours et correspondance du mot à la chose. Or, cette religion ne s’est posée comme spiritualité qu’en élaborant une notion de vérité pratique, thérapeutique, en opposition à celles que proposaient les philosophies hellénistiques. Sans doute, l’exigence de mettre en accord sa conduite avec ses principes « ne fut nulle part plus forte que chez les stoïciens »37. Dans la culture romaine, le stoïcisme devait donc représenter un des concurrents les plus puissants du spiritualisme chrétien naissant. Les maîtres stoïciens avaient adapté la philosophie à la réalité sociale, politique et religieuse particulière du monde hellénique de la fin du IIIe siècle. Au moment où les traditions morales et religieuses perdaient de leur autorité et tiédissaient, la force de la pensée stoïcienne était de s’imposer par l’admiration et la confiance sur ce même terrain laissé inoccupé : c’est sa fécondité morale qui gagnait des adeptes. Pourtant, dans ce livre écrit en première personne et où Augustin envisage son itinéraire de pensée et de vie, c’est sur son propre passé de gnostique et de néo-platonicien qu’il se retourne, et c’est d’abord à la philosophie platonicienne qu’il doit se confronter. Dans cet exercice spirituel en lequel l’écriture même des Confessions consiste, la nécessité se fait sentir davantage d’en découdre avec les libri platonicorum qu’avec le stoïcisme. C’est eux qu’il cite et critique et c’est au sujet de l’extase plotinienne comme dimension pratique de la philosophie qu’il débat tout d’abord. Ce n’est que plus indirectement, notamment par la terminologie
37
A. Bridoux, Le stoïcisme et son influence, Paris, Vrin, 1966, n. 5, p. 29.
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qu’il emprunte à Cicéron, que l’influence sur lui et le dialogue qu’il engage avec le stoïcisme, peut être dégagé. Le conflit qu’Augustin dans ses Confessions cherche à ouvrir toujours plus à chaque coup de plume avec la pensée platonicienne porte bien sur sa dimension pratique. Car, si le platonisme pouvait être réapproprié dans la pensée chrétienne dans la mesure où les Pères de l’Église étaient plutôt disposés à reconnaître à ces philosophes grecs la découverte d’un certain nombre de vérités conformes à celles de l’Évangile – ils étaient moins prêts à reconnaître à leur doctrine la capacité à transformer pratiquement les sujets. C’est qu’on pouvait mettre sur le compte d’une source commune la proximité des pensées chrétienne et platonicienne : Platon, disait-on, avait emprunté à Moïse et aux prophètes tout ce qu’il y avait de vrai dans son enseignement. Mais si les platoniciens étaient capables d’avoir une vision juste du monde et des principes moraux de l’action, ils ne donnaient pas les outils adéquats pour parvenir à transformer les sujets selon ces principes38. C’est le sens qu’il faut voir dans l’échec partielle de la lecture de l’Hortensius, qui fût capable d’éveiller en Augustin le désir de la vérité sur un plan intellectuel, mais pas de convertir ses appétits sur un plan moral. Ce sont donc les accès à la vérité par la transformation de soi sous la double forme de l’erôs et de l’askêsis qu’Augustin entend réaménager. C’est ainsi sur le terrain de la spiritualité plus que sur celui de la philosophie que s’est jouée la rupture entre la pensée grecque et la pensée chrétienne39. Et c’est dans la rupture d’Augustin avec les exercices spirituels platoniciens que s’est élaboré le visage singulier de la spiritualité chrétienne.
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Cf. exemplairement Retr., I, III. 1. Dans son cours sur l’Herméneutique du sujet, Foucault définit ainsi les deux : « Appelons ‘philosophie’ la forme de pensée qui s’interroge sur ce qui permet au sujet d’avoir accès à la vérité, la forme de pensée qui tente de déterminer les conditions et les limites du sujet dans son accès à la vérité » (p. 16). Appelons ‘spiritualité’, « la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformation nécessaires pour avoir accès à la vérité » (Ibid.). 39
LES MOUVEMENTS DE LA CONNAISSANCE DANS L’ÉPISTÉMOLOGIE GRECQUE ET CHRÉTIENNE Je soulignais que la question de vocabulaire que je disputais à Solignac (de gauche à droite plutôt que de droite à gauche) n’était pas un simple jeu de mots, mais qu’elle permettait de voir s’esquisser une nouvelle conception de la culture : dans la mesure où la faute est perçue comme un état en lequel tous naissent, les effets de l’éducation véritable doivent être conçus comme des effets curatifs ou correctifs. Avant d’en venir au détail des métaphores médicale et agraire, on peut souligner que le schème général est différent et qu’il ne s’agit plus de la même conception de l’éducation que la paideia de la Grèce classique. Dans le monde grec, la rencontre avec la vérité repose sur l’initiative de l’homme qui s’élève jusqu’au vrai par un exploit spirituel qui prend de manière récurrente la forme concrète d’un voyage ascensionnel : on sait, en effet, que la tradition attribue aux Mages grecs le pouvoir de voyager vers l’au-delà, parfois sur une flèche, parfois sous la forme d’un oiseau, après avoir quitté leur corps qu’ils laissent derrière eux pareil à un cadavre. Et la philosophie, dès ses premiers pas – avec Parménide et avec Platon notamment – retrouvera la voie du voyage ascensionnel. Parménide donne effectivement à son poème philosophique un prélude directement évocateur du voyage « shamanique » : il s’envole sur un char guidé par les Filles du Soleil qui le conduisent jusqu’en présence d’Alètheia40. Le rapprochement se fait de lui-même avec l’image platonicienne de l’attelage ailé du
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Parménide, fr. 1. Voir L. Gernet, « Les origines de la philosophie », in Anthropologie de la Grèce ancienne, Paris, 19762, p. 419.
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Phèdre [246 a – 257 a]41. Les chars des âmes humaines sont appelés « à tirer l’homme vers les hauteurs » (Théét. 175 b) en direction de la voûte céleste où ils pourront, avec les dieux mais derrière eux, contempler la plaine d’Alètheia. Maria Daraki note que, dans ces images d’ascension parménidienne et platonicienne, ce qui est en jeu, c’est fondamentalement une conception dynamique de la connaissance et du sujet : « Symbole associé au thème mythique de la conquête d’un royaume, dans le char mobilisé pour le conduire jusqu’à Dieu, l’homme a le rôle le plus actif selon l’imaginaire grec »42. Elle relève ce rôle plutôt dans l’ordre religieux du rapport au dieu. Mais le divin, du moins chez les deux philosophes évoqués, c’est à chaque fois Alètheia, la vérité : c’est donc aussi l’homme en tant que sujet de la connaissance qui aurait un rôle actif dans la rencontre avec une vérité céleste. Alors que pour rencontrer Dieu et la Vérité, le Grec s’élance vers le ciel, éventuellement sous la conduite d’une déesse, dans un voyage ascensionnel et conquérant, Augustin les appelle au contraire à descendre en lui, à la manière d’une cascade d’eau ou d’une mère nourrissant son oisillon en lui donnant la béquée : « Nous tenions grande ouverte la bouche de notre cœur vers les eaux qui ruissellent d’en haut (…) afin d’être arrosés selon notre capacité, et pouvoir de quelque façon concevoir une si grande réalité » [IX, IX, 23]. Conscient de son indigence, l’homme est dans un état de réceptivité propice à l’action de la grâce divine. Plus il est humble et proche de la terre, de l’humus, et plus il peut s’abreuver de la grâce qui est comme une pluie fécondante qui ruisselle sur les hauteurs mais s’accumule dans les vallées. Si les sommets altiers et orgueilleux ne peuvent la retenir, « les dépressions s’en emplissent et verdoient » au contraire [sermo CXXX, III, 3]43.
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Cf. M. Daraki, « L’émergence du sujet, singulier dans les Confessions d’Augustin», in Esprit (1981), p. 103. 42 Ibid. 43 Cf. également Sermo CLXXV, III, 3 et En. in Ps. CXVL, 5. Chez Plotin, cette même position est plus nuancée. On trouve des passages exprimant clairement que l’effort individuel suffit à l’élévation de l’âme [VI, 9, 4] et que l’on arrive par soi-même quand on en prend les moyens : kai; e[sti met jaujtou` o{son duvnatai kai; qevlei [V, 8, 11]. Mais l’on trouve également des passages affirmant que c’est Dieu qui donne la contemplation [VI, 7, 34] et l’âme ne peut voir que si elle reçoit la lumière qui vient d’en haut, l’éclaire et la fortifie [V, 3, 17]. R. Arnou relève qu’Augustin connaît certains de ces passages où Plotin décrit
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La rencontre d’Augustin avec Dieu dépend entièrement de l’initiative divine : « … ton Verbe, l’éternelle Vérité, élève jusqu’à lui ceux qui lui sont soumis » [VII, XVIII, 24]. Dieu inspire le désir qui porte l’homme à le louer : « … avant que je t’appelle, tu as pris les devants et insisté par de fréquents appels de voix de tout genre pour que je t’entende de loin et me retourne et réponde à ton appel vers moi par mon appel vers toi» [XIII, I, 1]. Un droit – un devoir – de réponse du désir de l’homme à sa sollicitation par Dieu, voilà toute l’activité de l’homme. Ainsi, si l’amour est ici et là au rendez-vous, l’éros grec et l’agapè chrétienne le déclinent tout autrement, « car celle-ci n’est pas un amour conquérant et égocentrique, comme l’éros hellénique, mais un amour désintéressé et gratuit qui ne vise qu’au bien de l’autre, une participation à l’amour de Dieu pour sa créature, qui descend d’en haut, accepte de s’abaisser, de se faire recevoir et, sous sa forme parfaite, s’incarne dans le Fils de Dieu devenu homme »44.
le Bien qui plane au-dessus de l’âme et la remplit de ses dons et qu’il croit y trouver l’expression d’une grâce de Dieu qui donne la vision [De civ.Dei, X, 25] – mais à tort [cf. R. Annou, Le désir de Dieu dans la philosophie de Plotin, Rome, Presses de l’université grégorienne, 1967, p. 225, n5]. On trouve plus loin les raisons de cette critique de l’interprétation jugée erronée d’Augustin : « L’impuissance radicale de l’homme à s’élever de lui-même jusqu’à Dieu (oujde;n w[nhsa), la bienveillante initiative de Dieu qui se fait le guide de l’homme et son collaborateur, Plotin ne connaît pas cela ; même quand il parle d’une influence éclairante et fortifiante de l’Un sur l’âme qu’il contemple, c’est d’une influence qui s’exerce naturellement, nécessairement, si bien qu’il peut encore promettre qu’infailliblement, à qui se prépare, Dieu se montrera » [op.cit., p. 228]. En fait, Dieu ne se donne pas vraiment : « ce serait lui attribuer une activité vers le dehors, un penchant incompatible avec sa très simple et transcendante unité » [Ibid.]. Le sacrifice du Dieu chrétien descendu vers les hommes et s’étant humilié dans la chair pour eux est un scandale pour la philosophie plotinienne. Pour lui, « tout le succès de l’entreprise est entre les mains de l’homme, qui, par ses efforts, est l’artisan de son salut comme de sa perfection : rien n’est plus opposé à la pensée de Plotin que la notion de grâce prévenante » [ibid., p. 228-229] 44 P. Adnès, « Humilité », Dictionnaire de Spiritualité (DS), t. VII, col. 1151. On notera qu’Adnès emprunte ici au théologien suédois A. Nygren, les termes de son opposition entre Éros et Agapè [t. I, Paris, 1944, t. II – III, Paris, 1952]. Nygren parlait de l’éros grec comme d’un amour ascendant en s’appuyant sur une analyse du Banquet et du Phèdre : l’âme divine est emprisonnée dans la matière mais garde un souvenir du monde des Idées d’où elle provient et auquel elle aspire à remonter. Ce désir prend la forme de l’éros, de l’amour du Beau, qui amène l’âme à aimer la beauté matérielle, puis la beauté spirituelle. L’éros est donc un désir ascendant qui guide l’âme vers sa véritable patrie, le monde des Idées [cf. Nygren, I, p. 173222]. Selon Nygren, l’hymne paulinien à l’agapè de I Cor. 13 serait une attaque polémique
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De cette agapè chrétienne, c’est Dieu qui a l’initiative et non l’homme, l’amoureux conquis plus que conquérant. On relèvera en ce sens que les appels d’Augustin empruntent souvent leurs cris au langage amoureux : « Donne-toi à moi, mon Dieu, redonne-toi à moi. Voici que j’aime, et c’est peu, je veux aimer plus fort. Je ne puis mesurer, afin de le savoir, combien me manque d’amour pour qu’il y en ait assez, et qu’ainsi ma vie coure à tes embrassements (…) Tout ce que je sais, c’est que je vais mal sans toi, non seulement hors de moi mais aussi en moi-même » [XIII, VIII, 9]. L’homme inverti, patient, passionné et passif, attend Dieu. Cette passivité dans la rencontre avec Dieu se retrouve également dans l’ordre épistémologique et dans la rencontre avec la Vérité : « Ô éternelle vérité, (…) c’est toi qui es mon Dieu, après toi, je soupire jour et nuit ! Quand pour la première fois je t’ai connue, tu m’as soulevé pour me faire voir, (…) tu as frappé sans cesse la faiblesse de mon regard par la violence de tes rayons sur moi et j’ai tremblé d’amour et d’horreur » [VII, X, 16]. Chez Augus-
contre les gnostiques, imprégnés de la pensée religieuse de l’Éros theios, et qui aurait eu des adeptes à Corinthe, même parmi les chrétiens [on trouve effectivement des éléments de polémique contre la Gnose dans l’épître paulinienne, notamment en I Cor. 8, 1 : « la science (gnosis) gonfle, alors que l’amour (agapè) bâtit »]. Paul aurait donc voulu opposer une nouvelle religiosité basée sur la notion d’agapè à la gnose et plus précisément à sa théorie de l’éros theios en tant que voie ascendante vers Dieu [Nygren, I, p. 144-154]. L’opposition entre les deux serait double : entre l’amour intéressé et l’amour gratuit, entre l’amour ascendant et l’amour descendant. Les deux se rejoignant dans le caractère doublement intéressé de l’éros qui, d’une part, aime une chose en fonction de ses qualités intrinsèques et qui, d’autre part, l’aime non pas pour elle-même, mais comme véhicule d’ascension vers les réalités supérieures. L’agapè s’opposerait à ce schème comme l’amour gratuit et désintéressé, qui aime ce qui n’a aucune valeur propre et qui descend vers lui afin de lui en conférer une. On a pu voir en ce sens le passage I Cor. 13, 4-7 comme une reprise (mais adaptée à la notion nouvelle d’agapè) d’un passage du Banquet sur l’éros (que Paul a pu connaître, non en lisant directement Platon dont il est peu féru mais dans un texte des gnostiques inspiré de celui de Platon) [cf. E. Mar Jonsson, Le miroir, naissance d’un genre littéraire, p. 79-80]. Au passage du Banquet qui décrit Éros comme « aimable avec enjouement, admiré des dieux ; possession enviée des mal partagés, possession enviée des biens partagés, (…) soucieux des bons, insoucieux des méchants » [197d-e] s’oppose celui de l’épître aux Corinthiens : « …la charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, supporte tout » [I Cor. 13, 47].
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tin, l’homme attend et connaît le vrai comme la femme attend et connaît l’homme. Dieu est Vérité et c’est lui qui se donne à l’homme (– au contraire du Dieu de Plotin, qui est « Immobile et inerte ‘présent à qui peut le toucher’ [VI, 9, 7], accaparé par un désir audacieux, [un] Dieu [qui] se laisse faire… »45). Pour Augustin, c’est l’homme qui doit se laisser faire et recevoir la vérité de Dieu : « Nous bien sûr, nous ne sommes pas la lumière qui illumine tout homme ; mais nous sommes illuminés par toi » [IX, IV, 10]. L’intelligence elle-même est d’ailleurs un don de Dieu, tout comme la connaissance. Un droit – un devoir – de louer Dieu pour ces dons : voilà à quoi se résume l’activité de l’homme dans l’ordre du connaître. Pour lui-même, qui dès l’enfance jouissait d’un sens critique aiguisé, d’une mémoire vive, d’une grande capacité de soutenir son attention et d’un plaisir à la vérité, Augustin remercie Dieu : « Mais toutes ces choses sont des dons de mon Dieu » [I, XX, 31]. Pour son fils, Adéodat, qui, à quinze ans, « dépassait en intelligence bien des hommes graves et instruits », Augustin loue encore Dieu : « Je te confesse tes dons, Seigneur (…). Car dans cet enfant, hormis le péché, il n’y avait rien de moi » [IX, VI, 14]. C’est Dieu qui a l’initiative et c’est lui qui donne tout, y compris la possibilité de l’aimer et de le désirer. Cette grâce qu’il fait aux hommes, descend vers eux, puisque Dieu leur est infiniment supérieur. Si infiniment d’ailleurs que c’est à la stricte condition de cette descente de Dieu vers l’homme que celui-ci n’est pas irrémédiablement coupé de lui. Dieu donne tout, y compris lui-même, acceptant ainsi de laisser son fils descendre « dans les parties inférieures » pour s’y bâtir « une humble demeure avec notre limon » et se faire ainsi le passeur de l’homme jusqu’à Dieu : per quem subdendos deprimeret a se ipsis et ad se traiceret [VII, XVIII, 24]. Sur fond de l’incontestable influence de la théorie de la réminiscence sur la théorie augustinienne de l’apprentissage, d’importantes différences apparaissent. L’allégorie de la caverne [Rép., 514a – 517a], allégorie de la paideia telle que la conçoit Platon, exhibe bien le processus ascensionnel de l’éducation qui fonctionne par accumulation et qui chemine progressivement vers le savoir. Platon a conçu le lieu de l’ignorance comme un lieu souterrain et la marche du prisonnier vers la lumière du soleil des idées est,
45
R. Arnou, Le désir de Dieu dans la philosophie de Plotin, op. cit., p. 229.
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en conséquence et très symptomatiquement, une marche ascensionnelle. L’âme humaine, céleste et divine, rejoint sa patrie. Le seul détour dans cette marche ascensionnelle est celui que fait l’éducateur : il redescend après avoir gravi la pente, pour venir accompagner la marche, ascensionnelle elle aussi, et strictement alors, des prisonniers restés dans le monde de l’obscurité. Chez Augustin, par contre, le processus d’éducation ne peut pas être d’emblée ascensionnel dans la mesure où une déformation première, issue de la faute d’Adam, demande un traitement particulier. L’âme humaine n’est pas céleste, mais pécheresse. Et l’enfant n’est pas une terre vierge à cultiver mais un territoire d’emblée envahi de ronces à arracher. Il faut d’abord désapprendre le mal (dedocere mala) avant d’apprendre le bien (docere bona)46. La démarche est d’abord celle d’une descente dans les soussols de ce sujet pour en déraciner les idées fausses avant de remonter vers la Vérité. Cette descente du sujet en lui-même, geste d’humilité cette fois plus que de passivité, mime le parcours du Christ descendu sur terre puis remonté aux cieux : « … il a couru nous criant par ses paroles, ses actes, sa mort, sa vie, sa descente sur terre, son ascension, nous criant de revenir à lui. (…) Fils des hommes, jusques à quand aurez-vous un poids sur le cœur ? Quoi ! même après la descente de la vie, vous ne voulez pas monter et vivre ! Mais où monteriez-vous, puisque vous êtes en haut et que vous avez mis votre tête dans le ciel ? Descendez, pour monter vers Dieu, car vous êtes tombés en montant contre Dieu » [IV, XII, 19] 47.
46 « Cette femme [Monique] l’avait prié de vouloir bien conférer avec moi, réfuter mes erreurs, me désapprendre le mal et m’apprendre le bien (illa femina rogasset, ut dignaretur mecum conloqui et refellere errores meos et dedocere me mala ac docere bona) » [III, XII, 21]. On trouve déjà cette idée chez Sénèque, qui parle lui de dediscere : « permets à tes yeux de désapprendre (sine dediscere oculos tuos) », Lettres à Lucilus, t. II, livre VII, lettre 69, 2 ; cf. également Lettres à Lucilius, t. II, livre V, lettre 50, 4 : « La sagesse n’est jamais venue à personne avant la déraison (ad neminem ante bona mens venit quam mala) » et « apprendre les vertus (virtutes discere), c’est désapprendre les vices (vitia dediscere) ». 47 Dans la Cité de Dieu, Augustin parle de deux chemins possibles, combinant chacun les deux inclinaisons de pente : le chemin des orgueilleux qui montent d’abord mais de manière vicieuse, et déchoient ensuite « car s’élever de la sorte, c’est déjà tomber » [XIV, XIII, 1] et le chemin des humbles qui se soumettent à l’autorité divine, s’abaissant ainsi sous le joug de Dieu, pour d’autant mieux s’élever ensuite, l’humilité ayant « la vertu d’élever le cœur d’une manière admirable » [ibid.]. On peut donc mettre dos à dos le philosophe-roi platonicien et le dominus fait esclave augustinien.
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Cette position est un évident contrepoint à l’image platonicienne de l’homme qui, tel une plante céleste, a ses racines plongées dans le ciel [Timée, 90a-b] – position dont Plotin se réclame explicitement en Enn. IV, 8, 8 lorsqu’il affirme que le nou`ς kaqarovς est une partie de notre âme qui reste toujours dans le monde intelligible, comme Platon écrivait que « l’âme cache sa tête dans le ciel »48. Augustin remet l’homme sur ses pieds et l’invite à baisser son regard vers la terre ingrate qu’il doit travailler pour que Dieu, éventuellement, vienne à sa rencontre. Et cette terre, c’est luimême. Il importe ainsi de noter dans les deux figures du souci de soi, platonicienne et augustinienne, que ce soi dont il faut prendre soin et qu’il importe de connaître, c’est pour Platon une plante céleste et, pour Augustin, une terre ingrate, un humus misérable où poussent ronces et mauvaises herbes. Si l’on va pister plus avant chez Platon et Augustin la métaphore agraire si fréquente pour décrire la « culture » (le terme est bien en latin comme en français, le même qui dit l’un et l’autre : la métaphore s’appuie sur une homonymie), une différence apparaîtra à l’évidence. Dans le Phèdre [276e – 277a], Platon évoque le naturel philosophe qu’il faut cultiver en y semant des discours qu’un savoir accompagne. Si la terre – la « nature » – est bonne, si le « naturel est philosophe », la semence pousse. Si le naturel n’est pas philosophe, rien ne pousse : la formation est impuissante à redresser ce que la nature a mal pourvu49. La formation s’opère ainsi à partir de la fuvsiς inscrite en chacun. Pour Platon, les exercices spirituels, les exercices de mort, qui forment l’esprit et l’élèvent à la pensée pure n’éduquent pas également tous les hommes mais servent, au contraire, à discriminer entre les naturels philosophes éducables et les autres, non éducables : « Un autre point à examiner, si l’on veut discerner les natures philosophiques de celles qui ne le sont pas, c’est que l’âme ne recèle aucune bassesse, la petitesse d’esprit étant incompatible avec une âme qui doit tendre sans cesse à embrasser l’ensemble et l’universalité du divin et de l’humain » [Rép. 486a].
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On trouvait déjà cette image chez Clément d’Alexandrie, expliquant que si l’on peut inviter l’homme à la connaissance de Dieu, c’est qu’il est une « plante céleste (fuvton oujravnion) » [Cohortatio ad Gentes, X, PG 8, 284A]. 49 Cette métaphore se retrouve également à l’état d’esquisse dans le Timée 57d où Platon parle de to; trivgwnon futeu`sai.
58 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
Et s’il faut trier entre les plantes à cultiver et celles à éradiquer, comme le suggère Socrate ironiquement dans l’Euthyphron 3a, ce n’est pas à l’intérieur même d’un individu que se fait le tri, mais entre les bons et les mauvais naturels50. Dans les Confessions, la métaphore agraire joue sur un autre registre que dans le Phèdre. L’enfant y est présenté comme un désert aride, un désert sans culture (desertus potius a cultura tua), un désert où initialement ne poussent que les ronces de la sensualité (vepres libidinum) [II, III, 5]. L’œuvre du maître-cultivateur ne sera dès lors pas d’ensemencer cette terre qui n’y est jamais propre mais de la rendre seulement cultivable. Le travail initial est de fertilisation. Défrichage, combats menés contre la ronce et les débords végétatifs. Assainissement du terrain51. Le chemin vers la divinité, lorsqu’il ne s’impose pas de soi, est donc ici de semailles, là de défrichage. Marquant une rupture avec les dieux d’Hésiode et de Platon, le Dieu d’Augustin se trouverait grâce à l’éradication des racines du péché et des ronces de la sensualité. Le sujet ne pourrait être porteur d’une bonne semence, divine, qu’une fois ce travail effectué, c’est-à-dire une fois le processus de désertification inversé : « … plus le moi se trouve [et plus il trouve Dieu, c’est nécessairement lié], plus le monde se désertifie »52. Je serais un désert
50 On trouve également la métaphore dans la Rép. 589b. Sur ces métaphores, cf. P. Louis, Les Métaphores de Platon, Paris, Les Belles Lettres, 1945, p. 37 et p. 97. 51 On voit souvent dans le stoïcisme la marque d’une transition entre la Cité grecque classique et le christianisme (c’était l’opinion de Hegel, et ce sera aussi celle de Foucault). Pour cette question, on constate que la métaphore utilisée par les stoïciens marque effectivement une transition, mais reste plus proche de Platon que d’Augustin : dans la lettre 108 à Lucilius, Sénèque parle des « semences de vertus », des spermavtikoi lovgoi, qui sont activés et éveillés par les paroles d’un maître qui n’est pas responsable des semailles. Dans toute âme raisonnable venant au monde ces semences (qui constituent comme des prénotions, des préconceptions) ont été implantées par la nature même de la raison. Dans la lettre 38, la proximité avec Platon est également sensible puisque Sénèque parle du maître de philosophie qu’il distingue du rhéteur en des termes très proches de ceux du Phèdre : le rhéteur veut frapper à grand coup de mots tandis que le philosophe veut « jeter dans l’âme des petites semences qui sont à peine visibles mais qui pourront germer » [Lettres à Lucilius, 38]. 52 L. Ucciani, op.cit, p. 195-196. Cf. également A. Mandouze, op.cit., p. 199-200 qui relève que la conversion d’Augustin « correspond au départ pour le « désert ». Non qu’Augustin ait vocation à l’érémitisme mais que sa vocation au cénobitisme consiste en un retour sur soi, ajnacwvrhsiς eijς eJautovn, qui exige de déserter le monde.
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à m’être dispersé dans le monde extérieur, et le désertant, le désertifiant d’objets enfin rendus à leur créateur (« … ces choses qui (…) si elles n’existaient pas en toi, n’existeraient pas ! » [X, XXVII, 38]), je pourrais être moi aussi rendu à lui, cultivé, porteur, enfin, de la cultura Dei. J’ajouterais même : porteur enfin de la memoria Dei. Cette différence dans la conception de l’éducation repose à mon sens sur une différence dans la conception de la mémoire. Alors que chez Augustin, la mémoire est toujours le signe de la déchéance parce qu’elle vient après, en écart, constater le retard et qu’elle repose sur le multiple qu’elle a pour mission de réduire et de réunifier, on pourrait dire que chez Platon, l’oubli seul est signe de déchéance. La chose est claire dans la « chute » du mythe de l’attelage ailé, à savoir dans la manière dont il se clôture par une dégringolade suscitée par l’oubli : les âmes humaines n’ont pas pu obtenir la contemplation de la plaine de l’Alétheia, elles se sont « gorgées de lèthè » [Phèdre, 248c], et rengorgées de cet oubli, elles se sont appesanties et sont tombées sur terre. Sous terre, même pourrait-on dire, poursuivant alors l’histoire des âmes, commencée dans le Phèdre, par la lecture de l’Allégorie de la caverne. Les âmes sont là initialement dans l’obscurité de la lèthè et, pour celles qui ont obtenu en partage un peu de la plaine d’Alétheia avant de descendre sous terre, le chemin sera de gravir les pentes de la caverne, dans une ascension progressive, passant par ce qui est ta; ajlhqevstera à ce qui est ta; ajlhqevstata, le plus dévoilé, le moins porteur d’oubli – l’interprétation heideggérienne souligne cela53. Par ailleurs, si l’on poursuit plus avant cette histoire en trois épisodes, suivant la route des âmes après la mort, tel qu’Er le Pamphilien la décrit, on verra que la question des transitions entre la vie terrestre et d’autres vies (la vie d’avant la vie comme la vie d’après la vie, d’ailleurs), est chez Platon tout entière articulée sur la question de la mémoire. Avant d’entamer une nouvelle vie, les âmes doivent passer le fleuve Amélès de la plaine de l’Oubli. Ce n’est 53 Dans Platons Lehre von der Wahreit, Heidegger diagnostique un tournant dans la pensée occidentale, concernant l’essence de la vérité : de non-voilement (a-lètheia), la vérité en vient progressivement à signifier l’adéquation de la représentation pensante et du discours à la chose : « …l’idéa prend le dessus sur l’alétheia ». Cf. « La doctrine de Platon sur la vérité », trad. A. Préau, in Questions II, Paris, Gallimard, p. 152. La gradation lumineuse correspondant à celle de la vérité appartient bien entendu à la conception non métaphysique de la vérité comme dévoilement des choses.
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qu’en buvant peu de l’eau de l’oubli qu’elles pourront mener, ensuite, une vie de philosophe [614a – 621d]. On peut dire, pour reprendre la métaphore agraire, que c’est seulement dans ces naturels-là, les naturels philosophes de ceux qui ont bu peu de cette eau qui condamne à l’oubli, que les semences des discours aléthiques, ceux qu’un savoir véritable accompagne, pousseront bien. On peut dire aussi, pour grossir les traits, que l’état idéal pour Platon serait l’état de mémoire totale, le sommet de la recollection et que, pour Augustin, se serait au contraire l’état d’absence complète de mémoire, l’état où la mémoire n’est plus nécessaire pour avoir rapport au monde, état d’unité originelle (racine, plutôt que sommet) qui ne demande pas même le pouvoir de recollection de la mémoire. L’état idéal, édénique, est pour Augustin l’état où l’unité n’est pas encore une trace54.
54 Cf. R. Schnackenburg, L’existence chrétienne selon le Nouveau Testament, t. I, Paris, 1971, p. 129 : « Au lieu que le Grec ordonne le parfait à l’idéal dont la réalité ne peut jamais que s’approcher, l’Hébreu au contraire part de la réalité dans son intégrité originelle… Pour cette pensée axée sur l’intégrité, l’effort pour la perfection se présente d’une toute autre manière que pour la pensée grecque idéalisée : maintenir ou reconquérir une unité et une réalité donnée à l’origine et non s’approcher par degré d’un but idéal ».
« QUE LE VERBE S’EST FAIT CHAIR, JE NE L’AI PAS TROUVÉ DANS CES LIVRES » Les distinctions proposées jusqu’ici opposent le Grec actif et le chrétien passif, le mouvement ascensionnel de la connaissance et le mouvement de descente de Dieu vers nous, le processus d’éducation conçu par accumulation de connaissance et de mémoire et l’éducation conçue comme un retour à l’origine première, sans trace et sans mémoire. Ces différences schématiques doivent cependant être quelque peu précisées. Je propose d’apporter ces précisions depuis le discours explicite qu’Augustin tient sur les platoniciens. Un discours que je voudrais ici entendre tant dans l’élément platonicien qu’il valorise que dans celui qu’il critique et qui est contracté tout entier dans cette phrase : « Que le verbe s’est fait chair, je ne l’ai pas trouvé dans ces livres » [VII, IX, 13]. L’élément platonicien essentiel des Confessions réside dans ces exercices spirituels que sont les deux extases qualifiées d’ailleurs fréquemment d’« extases plotiniennes », l’extase de Milan, consécutive à la lecture des livres platoniciens55, et l’extase d’Ostie, partagée avec Monique, et qui précède directement la mort de celle-ci. Milan où Augustin arrive à l’automne 384, c’est bien sûr le lieu de sa période sceptique, mais c’est aussi le lieu où la traduction que Marius Victorinus56 a fait des Ennéades de Plo-
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On lit platonis dans certains manuscrits et plotini dans d’autres. Marius Victorinus est le premier Latin à connaître bien Plotin et Porphyre. Sa véritable contribution à la « platonisation » du christianisme fut la traduction du grec au latin de quelques textes néoplatoniciens, principalement de Plotin mais pas exclusivement. Les analogies entre les Ennéades et le Prologue de saint Jean sont sans doute à mettre au compte de son De generatione divini Verbi. 56
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tin circule le mieux : ce centre alors le plus important de la pensée chrétienne en Occident deviendra même progressivement le lieu du premier véritable « cercle » chrétien consacré à l’œuvre de Plotin57. Milan, c’est aussi la ville d’Ambroise qui fut un de ceux qui initièrent Augustin au néoplatonisme chrétien. En quête désespérée de certitudes que la Nouvelle Académie ne lui offre pas, Augustin se laissera imprégner du vocabulaire et d’une théorie de connaissance plus souriante qu’un autre platonisme permet mieux et qu’il découvre probablement à l’invitation d’un homme brillant qu’Ambroise considérait comme son père : Simplicianus. Au sujet de la première extase, Courcelle relève l’influence plotinienne en soulignant l’insistance d’Augustin sur sa date, déterminée à partir de la lecture des « livres platoniciens » qui servent de repère chronologique ; il conclut d’autre part que « le schéma général d’ascension (…) est bien d’origine plotinienne »58. Au sujet de la seconde extase, celle d’Ostie, quelques auteurs – P. Henry, J. Pépin, P. Courcelle et A. Mandouze59 –, utilisant la
57 Ainsi que Rist le relève, si le christianisme est souvent conçu comme un mouvement de tendance néoplatonicienne, ce n’est pas tant à Victorinus que, grâce à lui, à Augustin qu’il faut l’attribuer [« Plotinus and the Christian philosophy », The Cambridge Companion to Plotinus, Lloyd P. Gerson (ed.), Cambridge University Press, 1996, p. 404]. Rist affirme que si Plotin est devenu pour nous une figure du néoplatonisme plus importante que Proclus ou Jamblique, c’est à Augustin qu’il faut rattacher cette inversion de popularité et d’influence [Ibid., p. 395]. 58 P. Courcelle, « La première expérience augustinienne de l’extase », Augustinus Magister, t. I, p. 53-57. Sur l’influence d’Ambroise dans son attrait et sa connaissance du néo-platonisme, cf. Recherches, p. 93-138. 59 P. Henry, La vision d’Ostie. Sa place dans la vie et dans l’œuvre de saint Augustin, Paris, Vrin, 1938 ; P. Courcelle, Les lettres grecques en Occident, p. 161-167 ; id., Recherches…, op.cit., p. 222-223 ; J. Pépin, « Primitiae spiritus. Remarques sur une citation paulinienne des Confessions de saint Augustin », Revue de l’Histoire des religions, t. CXL (1951), p. 155-201 et A. Mandouze, « L’extase d’Ostie. Possibilités et limites de la méthode des parallèles textuels », Augustinus Magister, t. I, p. 67-84. P. Henry a voulu montrer que l’extase d’Ostie était « plotinienne de mentalité » (p. 32) et de langage (p. 34) ; J. Pépin a été porté à accentuer plus encore qu’Henry le plotinisme d’Augustin. P. Courcelle et A. Mandouze ont davantage souligné l’intégration de ce platonisme à une expérience spirituelle personnelle. Courcelle relève qu’Augustin a beau confesser une influence et une lecture directes des platonici libri, reste qu’à la même époque, il a découvert, dans les sermons d’Ambroise, un plotinisme déjà transfiguré, adapté au christianisme (Recherches, p. 222). Mandouze relève, quant à lui, qu’on ne peut plus parler de cette mentalité plotinienne comme de la « manifestation d’une certaine
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méthode des parallèles textuels, ont souligné l’extraordinaire prolifération des rapprochements : Pépin avait relevé quelques vingt et une sources plotiniennes directes ou indirectes dans le récit de l’extase d’Ostie, et Mandouze avait encore allongé la liste. Symptomatiquement, les extases sont perçues comme des mouvements ascensionnels où l’homme se dépouille progressivement de l’élément terrestre et sensible pour atteindre l’élément intelligible et céleste : le vocabulaire pour décrire le mouvement à partir du point de départ, à savoir du corps et de ses sensations (a corporibus [VII, XVII, 23], cuncta corporalia [IX, X, 24]), qualifie en effet un mouvement graduel d’ascension : ascendebamus [IX, X, 24], erexit se [VII, XVII, 23], transcendimus [IX, X, 24], gradatim, inde… inde [VII, XVII, 23] ; gradatim, unde… et unde [IX, X, 24]. Il est frappant de voir alors que les parallèles textuels proposés par les auteurs cités concernent de manière particulièrement forte ces références ascensionnelles et que tout le vocabulaire pour dire cette ascension dans l’extase d’Ostie est estimé provenir directement de Plotin : Courcelle voit dans gradatim un résumé de Enn. V, I, 4, 1-560 ; Pépin rapproche la formule Et adhuc ascendebamus interius cogitando d’un autre passage du même traité « sur les trois hypostases qui sont principes », Enn. V, I, 12, 12-13 : Dei` toivnun (…) kai; to; ajntilambanovmenon eijς ei[sw ejpistrevfei, kajkei; poiei`n th;n prosoch;n e[cein61 ; transcendimus, enfin, est rapproché par Pépin et par Henry du ajnabavς d’Enn. V, I, 4, 562. Plus généralement, Pierre Hadot note d’ailleurs que la tradition néoplatonicienne a été fidèle aux exercices spirituels de Platon et qu’elle a juste insisté davantage sur la notion de progrès spirituel, plus explicite que chez Platon. Il relève alors que ce thème, et celui qui y est lié des degrés de vertu, a joué un rôle capital dans la mystique chrétienne63.
originalité augustinienne », mais que vulgarisée en Occident sous l’influence du milieu milanais, la pensée de Plotin était devenue une sorte de « véhicule commun », employé par les chrétiens pour décrire leurs expériences religieuses propres (p. 82). 60 P. Courcelle, Recherches…, p. 166, n. 1. 61 J. Pépin, art.cit., p. 161, n. 1. 62 J. Pépin, art.cit., p. 159 et P. Henry, op.cit., p. 23 [Bréhier, ibid., p. 19]. 63 Cf. P. Hadot, Exercices spirituels, op.cit., p. 56-57 et n. 137, p. 57.
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L’héritage plotinien (voire même platonicien – dans l’anabase du prisonnier vers la lumière, et dans l’image de la chaîne des passions sensibles64 –) est intégré à un paysage chrétien (paulinien essentiellement) qui en exige et lui impose des réadaptations et des redressements. On peut dire qu’aucun des éléments de la proximité relevée ici entre les extases d’Augustin et celles de Plotin ne subsiste pourtant dans la pensée d’Augustin sans de profondes modifications dans la mesure où, précisément, ces éléments de proximité se rattachent tous à une même conception, fondamentale dans le christianisme, de la connaissance comme purification et de la purification comme détestation de soi et abandon à Dieu. Ainsi, ne sont préservés ni le schème ascensionnel, ni l’idée que l’ascension se fait depuis un corps et des sensations qu’il faut éradiquer pour se diriger vers le ciel des intelligibles purs. La référence au livre VII, IX, 13, en intitulé de ce chapitre, contient en elle tous les éléments de la résistance d’Augustin à ces caractéristiques platoniciennes des exercices spirituels. Aux yeux de ce dernier, il y a un préalable aux phénomènes ascétiques et ascensionnels d’extase qui est absent des libri platonicorum : l’attitude d’accueil à l’égard d’une vérité dont la possibilité même est rattachée au mouvement de descente du Christ vers la terre et vers la corporéité. Comme le souligne E. Dubreucq, si l’usage anagogique que fait Augustin de la dialectique s’inscrit bien dans le cadre d’un travail sur soi qui paraît reprendre les pratiques néo-platoniciennes, reste que sa dynamique est fondamentalement inversée : « La remontée ne s’opère plus par les seules forces de la raison et d’un exercice dialectique. Augustin explique au contraire, à l’aide d’une antithèse marquant la reprise et l’inversion de la hiérarchie et du processus, que l’homme demeure abattu, tant que Dieu ne s’abaisse
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Cf. J. Fontaine, art.cit., p. 119 : « Augustin a discrètement repris une partie du Mythe de la Caverne en Conf. IV, XVI, 30 : ‘Dorsum enim habebam ad lumen et ad ea, quae inluminantur, faciem : unde ipse facies mea, qua inluminata cernebam, non inluminabatur’. Et l’image du prisonnier de la caverne n’est-elle pas encore sous-jacente à la ‘catena mortalis’ de II, II, 2 ? ». À noter alors que ce thème pourrait avoir transité par Porphyre qui est souvent estimé être le véhicule du platonisme et du plotinisme pour Augustin. On trouve dans le De Abstinentia les termes de sumplokè [I, 30, 6 ; 1, 31, 1 ; IV, 13, 8] et de desmos : [I, 33, 2 ; 34, 4 ; 38, 2 ; 46, 1 ; 47, 2, etc.] pour signaler que l’âme est attachée au corps et que l’irrationalité, ou l’élément passionné (hJ ajlogiva ou to; paqhtikovn) constitue ce lien qui enchaîne l’âme au monde sensible.
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pas vers lui pour le relever »65. Le sujet augustinien doit mimer ce mouvement pour espérer seulement pouvoir atteindre une vérité qu’il n’est pas en droit de vouloir posséder : « Toi, tu es la vérité qui préside au-dessus de toutes choses ; et moi, dans mon avarice, j’ai voulu ne pas te perdre… » [X, XLI, 66]. Il faut accepter de perdre la vérité, pour s’adonner à une double activité gratuite qui consiste d’une part à louer Dieu pour ses bienfaits et d’autre part à s’attribuer à soi-même la responsabilité de l’erreur, de l’ignorance et du mal moral : confessio laudis et confessio vitae plutôt que praesumptio. P. Henry, qui analyse l’influence plotinienne sur les narrations qu’Augustin proposait des extases de Milan et d’Ostie, signale à l’aide de ce même partage la différence de l’usage des images ascensionnelles chez Plotin et Augustin : « Qu’il est vif le contraste entre la praesumptio et la confessio ! » 66. Cette double activité constitutive de la confession : aveu de soi et louange de Dieu, trouve à son fondement une même vertu, cardinale et essentielle : l’humilité, qu’il arrive précisément à Augustin de définir contre le platonisme. Il y a en effet, dans les Confessions, quelques passages67 qui montrent clairement que les réserves d’Augustin par rapport au platonisme (un platonisme dont il accepte par ailleurs et dans une certaine mesure de se voir l’héritier) portent sur l’orgueil des platoniciens qui refusent de se reconnaître débiteurs de Dieu et de lui rendre grâce pour ce qu’il donne ; elles portent également sur les liens de l’humilité et de l’incarnation, cette dernière étant l’objet d’une critique massive des philosophies païennes. « Cette époque [celle de Plotin], précise Hadot, a la nausée du corps. Ce sera d’ailleurs l’une des raisons de l’hostilité païenne au mystère de l’incarnation ». Et de citer alors Porphyre68 : « Comment admettre que le Divin soit devenu embryon, qu’après sa naissance, il ait été enveloppé de langes, tout sali de sang, de bile – et pis encore ? » [Contre les chrétiens, fr.
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E. Dubreucq, op.cit., p. 140. P. Henry, Plotin et l’Occident, Paris/ Louvain, 1934, p. 114. Cf. également R. Arnou, Le désir de Dieu dans la Philosophie de Plotin, op.cit., p. 54. 67 Cf. VII, XVIII, 25 ; VII, XXI, 27 ; X, XXXIX, 64 ; X, XLIII, 69-70, etc… 68 dont il vient de relever qu’il commençait le récit de la vie de son maître par cette phrase : « Plotin avait honte d’avoir un corps » [V. P. 1, 1] 66
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77]69. Lorsqu’Augustin raconte sa découverte des livres platoniciens, c’est à cette condamnation néo-platonicienne de l’incarnation qu’il s’oppose : « Et d’abord tu voulais me montrer comme tu résistes aux superbes mais donnes la grâce aux humbles, et avec quelle grande miséricorde tu as indiqué aux hommes la voie de l’humilité, par le fait que ton Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi les hommes. C’est pourquoi tu m’as procuré, par l’entremise d’un homme gonflé d’orgueil monstrueux70, certains livres des platoniciens traduits en grec et en latin. (…). Cependant, que le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous, dans ces livres, je ne l’ai pas lu » [VII, IX, 13-14].
Augustin juxtapose les propositions : 1) Dieu résiste aux orgueilleux et donne la grâce aux humbles ; 2) c’est en envoyant le Christ sur terre que Dieu a montré aux hommes la voie de l’humilité ; 3) c’est pourquoi Dieu a placé sur l’itinéraire d’Augustin les livres platoniciens ; 4) or, dans ces livres n’est pas contenue l’idée que le Christ s’est humilié en venant sur terre et a ainsi montré aux hommes la voie de l’humilité pour arriver jusqu’à Dieu. On comprend difficilement le lien de cause à conséquence entre les propositions 2 et 3. Mais ce qui paraît clair, c’est l’idée que les platoniciens sont des orgueilleux dans la mesure où ils ne connaissent pas la voie de l’humilité : le Verbe fait chair. Cette absence dans la pensée platonicienne est sensible essentiellement dans leur conceptualité tout à fait négative de la matière, isolée comme l’unique cause du mal sur terre et de l’imperfection des hommes.
69 Cf. P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Études augustiniennes, 1973, p. 23-24. 70 L’identification de ce personnage est encore sujette à controverse. P. Courcelle a suggéré qu’il s’agissait de Mallius Theodorus [Cf. Recherches…, p. 153-156] ; mais la suggestion a reçu un accueil plutôt mitigé : O’Meara, op.cit., p. 125-126, Solignac, BA 13, p. 102-103 et Mandouze, op.cit., p. 471 l’ont largement critiquée.
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1. La théorie augustinienne du mal Ainsi ce n’est pas un hasard si les chapitres XV et XVI de ce livre VII71, chapitres directement consécutifs au récit de la découverte des livres platoniciens, contiennent la théorie augustinienne du mal dans ses diverses strates et portent la trace de son évolution : critiquer le platonisme revient, en effet, pour Augustin à réviser ses positions inaugurales sur le mal matériel, qui en étaient inspirées. Lorsqu’en VII, XV, 22, dans le récit qu’il fait de ses lectures platoniciennes, Augustin dit que le péché n’est pas une substance, mais qu’il provient de la perversité de la libre volonté, la précision négative qui rejette la possibilité de faire du péché une substance vise essentiellement la doctrine manichéenne du mal à laquelle il avait adhéré dans sa jeunesse pendant près de dix ans. Elle lui fournissait une solution au problème du mal sur lequel sa pensée butait constamment : Comment concilier l’existence effective du mal avec l’existence de Dieu ? La solution manichéenne, jugée plus tard « hérétique »72, consistait à opposer au principe du Bien symbolisé par Dieu le principe du Mal. Puisque Dieu ne pouvait en aucun cas être la cause du mal, il fallait bien, pensait alors Augustin, qu’existe une autre substance, une causalité, qui ne lui soit pas corrélée. Ce principe du Mal, les manichéens, en bons platoniciens qu’ils étaient, allaient le situer dans la Matière : « Pour eux, la nature charnelle n’est pas seulement mauvaise ou sujette au mal, elle est le mal, et le mal n’est pas un accident de la substance, mais bien une substance » [Cont. Julianum, III, 189, 10]. Cette doctrine est en effet d’inspiration platonicienne : aux yeux de Platon, le mal n’est sans doute pas nécessairement une substance, mais il reste que la matière en est l’unique cause. C’est à être plongées dans la matérialité du corps que les facultés réminiscentes de l’âme s’obscurcissent. Le corps est pour l’âme une prison.
71 Pour un commentaire minutieux de ces passages, cf. G. Madec, « Commento VII », Sant’Agostino Confessioni, fondazione L. Valla, ed. Mandadori, 1992, t. III, p. 183-185 et p. 215-217. 72 « Dis-moi, demandait Évodius à Augustin, d’où vient que nous fassions le mal ? – Tu agites là, répondait Augustin, une question qui a prodigieusement exercé mon adolescence, et, par lassitude de ne la pouvoir résoudre, m’a poussé et rejeté vers les hérétiques » [De lib. Arb., I, 2].
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Mais on comprend que cette doctrine partagée par Platon, Plotin, reprise par Cicéron et accréditée par Mani, n’est pas sans poser de problème à un chrétien comme Augustin73 : comment expliquer qu’un Dieu tout puissant puisse pâtir lui-même ou laisser pâtir sa création par la faute d’un principe mauvais ? Pourquoi Dieu aurait-il usé d’une matière mauvaise par essence dans sa création ? Impuissance ? C’était difficilement concevable. Mais s’il pouvait utiliser un principe bon, pourquoi aurait-il délibérément choisi la mauvaise matière ? Que n’avait-il, s’il est omnipotent, réduit la matière au néant pour que ne subsiste qu’un bien sans mélange ? Il fallait admettre avec Mani un Dieu soit impuissant, soit volontairement créateur d’un monde imparfait et rongé par le mal. Augustin ne voulait d’aucune des voies de cette alternative74. C’est chez Plotin, précisément, dont il connaît donc les Ennéades grâce aux traductions latines de Marius Victorinus, qu’il trouvera une première échappatoire à ce problème. La solution plotinienne conserve sans doute
73 Avec Platon, la notion de perfection divine avait déjà été évoquée. Le monde matériel, le monde appréhendé par nos sens, est selon Platon de peu de consistance réelle, c’est un monde de changement loin d’être parfaitement organisé. Et tout s’organise chez Platon selon une structure pyramidale qui place au sommet l’être absolument réel, le monde des idées, et en décroissance de réalité tout ce qui est rongé par le devenir et par la matière. Or, cet être suprême au sommet de la pyramide, Platon le décrira dans la République comme extérieur au domaine des étants, de forme indéterminée, causé par – ou relié à – aucune autre chose. Ce sont indubitablement là les racines de l’idée d’être absolu et omnipotent. De cette perfection et de cette omnipotence divine, on peut formuler une problématique qui sera assumée seulement par la suite. Si Dieu est parfait et qu’il est omnipotent, pourquoi le mal existe-t-il ? S’il est tout-puissant, Dieu est créateur de toute chose : pourquoi ne le serait-il pas de la matière et pourquoi celle-ci ne serait-elle pas dès lors parfaite ? Platon pose la question au passage, rapidement mais sans la problématiser réellement : « Dieu, étant essentiellement bon, n’est pas cause de tout, comme on le croit ordinairement ; il n’est pas cause d’une faible partie des choses qui arrivent aux hommes, et il ne l’est pas du reste – car nos biens sont en beaucoup plus grand nombre que nos maux. On doit n’attribuer les biens qu’à lui seul ; quant aux maux, il en faut chercher une autre cause » [Rép. 379 b]. Son œuvre contient les éléments qui permettront plus tard la formulation de cette prolématique : il faudra tenir d’une seule main l’existence du mal, sa caractérisation comme mal strictement matériel, et l’omnipotence de Dieu. C’est à cette problématique qu’achoppe la réflexion manichéenne sur le mal qu’Augustin avait tout d’abord cautionnée mais dont il interroge les faiblesses dans ses dialogues philosophiques. 74 Cf. H. Armstrong, « Spiritual or intelligible Matter in Plotinus and St. Augustine », Augustinus Magister, t. I, p. 277.
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la caractérisation du mal comme mal matériel mais explique la possibilité du lien entre l’existence effective du mal (la mauvaise matière) et la toutepuissance divine. Pour Plotin, le vrai univers de l’esprit est totalement bon, mais Dieu devait créer et ce qu’il créa devait forcément être moins bon que lui-même75. Le mal est donc le prix de la création puisque de Dieu à sa création, il y a nécessairement dégradation. Et cette dégradation a pris corps dans la matérialité des choses créées. C’est une solution de ce type qu’Augustin propose dans les premiers dialogues philosophiques, notamment dans les traités sur L’ordre, sur le Libre arbitre et dans l’Enchiridion. Le mal, y affirme-t-il, ne peut pas être une substance opposée à Dieu, c’est plutôt la corruption d’une nature initialement bonne. Il place ainsi, comme l’avait fait Plotin, le mal sous la coupe du Bien : rien de mauvais ne peut exister si ce n’est par dégradation d’un être bon par nature : « Mais ce qu’on appelle mal, qu’est-ce d’autre que la privation d’un bien ? Pour un corps vivant, les maladies et les blessures ne sont rien d’autre que le fait d’être privé de la santé (…). De même, tous les vices quels qu’ils soient, sont la privation de biens naturels. (…) Par conséquent, tous les êtres sont bons puisque le créateur de tous, sans exception, est souverainement bon. Mais, parce qu’ils ne sont pas, comme leur créateur, souverainement et immuablement bons, le bien peut diminuer ou augmenter en eux. Or la diminution du bien est un mal » [Enchiridion, III, 11 – IV, 12].
Dieu lui-même ne pouvait donc pâtir d’un mal qui n’était plus un principe frontalement opposé à sa puissance, mais un sous-principe du bien, une simple privation de bien. Mais pourquoi cette privation imposée ? Pourquoi pas une création parfaite ? À ces questions il est deux réponses
75 Cf. Ennéades, III, 2, 36- 39. Bréhier relève que cette remarque est probablement élevée contre la thèse gnostique des générations au sein même de la réalité intelligible, thèse qu’il a par ailleurs soumise à une critique détaillée en III, 2, 9. [Cf. Bréhier, t. III, p. 27, n. 1]. Il est à noter que l’on trouve cette théorie exposée dans le De Abstinentia de Porphyre. En III, 27, 5, il y parle de l’existence du mal consécutive « à la chute de l’âme dans la matière résultant d’une privation de bien ». Augustin pourrait tout aussi bien s’être inspiré de Porphyre, ce qui est l’opinion de W. Theiler, Gnomon, XXV (1953), p. 113-122 qui insiste sur l’influence de diverses œuvres porphyriennes, ses sententiae, son De regressu animae…sur la pensée augustinienne.
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qu’envisage Augustin. À la suite de Plotin, il pense qu’il y a nécessairement dégradation d’être entre le créateur et la créature, que l’homme ne peut résolument pas prétendre à la perfection divine. D’autre part, dans le De Ordine, il avance que ce qui nous paraît simple perte, déficience ou privation dans une perspective isolée et particulière peut-être parfaitement justifié du point de vue de la totalité. C’est l’ordre général qui légitimerait l’existence de maux particuliers : « Cet ordre et cette disposition, parce qu’ils conservent par contraste l’harmonie de l’univers, font que les maux eux-mêmes sont nécessaires » [De ord., I, VII, 18]. Et Augustin emploie ensuite une métaphore pour bien faire comprendre sa pensée : les ombres d’un tableau sont nécessaires à mettre en relief la couleur des objets principaux, de même que les silences d’une chanson servent à mettre en évidence la beauté de la mélodie et des paroles. Pour un Augustin encore très plotinien, la descente de l’être, à partir de l’Être parfait, est nécessairement une dégradation et la richesse de l’univers ne s’obtient que par la multiplicité des essences, puisque aucune d’elles, par définition ne peut réaliser tout l’être, mais leur organisation en un ordre parfait constitue le souverain Bien, tout comme, dans le récit de la Genèse il nous est dit que par sept fois Dieu, contemplant ses œuvres, les trouva bonnes ; mais que la huitième fois, regardant la création tout entière, Dieu la trouva très bonne. Élément de l’ordre, le mal, dans la nature physique, n’est que la limite ou la négation d’un bien plus grand : en un sens, par rapport au tout dont il conditionne la beauté, il est un bien. Dans le livre VII, on trouve une trace de cette réflexion toute théorique sur la justification rationnelle de l’existence du mal : « …les choses supérieures sont sans doute meilleures que les inférieures, mais toutes ensembles sont meilleures que les supérieures seules » [VII, XIII, 19]76. Cette théorie n’est cependant pas le dernier mot d’Augustin à ce sujet, ce n’est pas la solution d’un baptisé mais celle du néo-platonicien qu’il est encore dans les Dialogues philosophiques, avant son baptême. La dernière solution qu’il propose au problème est plus pragmatique : ce que l’homme expérimente du mal a bien du mal juste-
76 P. Henry montre que la totalité du chapitre XVI du livre VII est une reprise, pratiquement mot pour mot, des Ennéades de Plotin. À ce texte, il fait correspondre ceux d’Ennéade III, II, 3 ; III, II, 5, 4-33 et III, II, 13, 23-24. Cf. Henry, Plotin et l’Occident, p. 112.
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ment à se trouver justifié par l’harmonie du tout. La réalité du mal pour l’homme est autre que celle d’une nécessité globale. Le mal, pour l’homme, n’est pas naturel, il est accidentel ; il n’est pas général, il est particulier. On s’explique alors mieux le malaise d’Augustin lorsque, vers la fin de sa vie, relisant ses premiers écrits, et particulièrement le De Ordine, il n’y retrouvait qu’une solution païenne du problème du mal. Solution certes juste et pertinente, mais qui laissait à l’écart le problème essentiel : celui du péché. Le véritable problème de cette théorie aux yeux d’Augustin, c’est qu’elle est incompatible avec la doctrine de l’incarnation. Le livre VII condamne précisément cette incompatibilité et veille à la réhabilitation de la matière et du corps. Augustin y précise que le dieu fait homme n’a pas été un dieu spirituel descendu sur terre sans s’encombrer dans la matérialité d’un corps, sans devoir passer par les signes pour devoir exprimer ses pensées, sans changer d’opinion et sans que ses mouvements soient soumis à sa volonté qui tantôt veut tantôt ne veut pas. Le reproche qu’Augustin fait alors à la solution plotinienne, c’est de ne pas rendre compte de ce que l’on a écrit au sujet du Christ : qu’il a mangé, bu, dormi, marché, qu’il s’est réjoui, mis en colère ou attristé [VII, XIX, 25], et ainsi de considérer cela comme fausseté77. Les mots semblent répondre ici à ceux de Porphyre, cités plus tôt, et leur opposer une version spiritualisée du corps, dont ce dernier ne retenait, quant à lui, que l’aspect organique, décrit et décrié dans ses fonctions les plus primitives. Si l’on perçoit alors clairement la présence de la théorie plotinienne lorsque Augustin envisage, à la suite de Plotin, que ce qui paraît mauvais à un niveau particulier est en réalité bon au niveau de l’organisation générale, il reste qu’il se sert ici de cette solution plotinienne contre Plotin luimême ; contre Plotin, en effet, il en modifie la portée de deux manières :
77 C’est plus particulièrement le manichéisme qu’il vise ici. Les manichéens rejetaient en effet l’idée d’une humanité du Christ (cf. les textes 13, 14 et 15 rapportés par A. Adam, Texte zum Manichäismus, p. 33) : si le Christ est sauveur, il ne peut être lié à la région des Ténèbres dont la matière et le corps font partie, la naissance humaine du Christ est ainsi une fiction : « …toujours je regarderai comme indigne de croire que Dieu, le Dieu des chrétiens, est né au sein d’une femme » annonce Faustus (cf. Augustin, Contra Faust., III, 1). Leur Christ est seulement « spirituel » et non « un Christ selon la chair » (cf. Sermo XII, X, 10).
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1) S’il admet bien, comme le philosophe de Lycopolis, que ce qui paraît mauvais d’un point de vue particulier paraît bon dès lors qu’il est rapporté à l’harmonie du tout, reste que cette théorie qui justifie le mal particulier par l’ordre général lui sert ici précisément à réhabiliter la matière. La formule : « il n’y a pas de jugement sain, chez ceux qui trouvent quelque chose de déplaisant dans ta création » [VII, XIV, 20], copiée d’Enn. III, 3, 1 : « On aurait tort de blâmer ce monde et de dire qu’il n’est pas beau, et qu’il n’est pas le plus parfait des êtres corporels »78, est en réalité intégrée dans des exercices ascétiques qui ne peuvent plus viser à évacuer les données corporelles, comme c’était le cas dans les exercices ascétiques plotiniens. Pour Plotin, un seul obstacle « nous empêche de bien connaître et par conséquent de connaître Dieu : le corps. Tant qu’elle est unie au corps, l’âme est dispersée en différents lieux et comme absente à elle-même. (…) Pour lui rendre sa force avec l’unité, il faut la concentrer à nouveau, la ramener, la recueillir. Comment ? en la séparant des choses sensibles »79. Chez Plotin, comme d’ailleurs chez Platon et dans le stoïcisme80, l’ascèse sert à calmer les passions pour les premiers et à les extirper de l’âme pour les derniers ; elle vise ainsi un idéal d’apatheia ; il faut se purifier de tout, a[fele pavnta [V, 3, 17], c’est-à-dire des ai[sqhta [VI, 9, 3] mais aussi évidemment des sentiments, qumovn, ejpiqumivan, ajlghdovnaς, hJdonavς, fovboς, qui empêchent l’âme de devenir ajpaqhvς [I, 2, 5]. Car, précise-til, si l’on ne se détache pas des passions, on demeurera vide de Dieu (e[rhmoς qeou`) [V, 5, 11]. Pour Augustin, l’ascèse sert, au contraire, à enflammer l’homme de désir pour Dieu. Le ton passionné des Confessions peut à cet égard nous permettre de ranger l’écriture au rang des pratiques d’ascèse visant à alimenter la passion pour Dieu.
78 Ceux qui ont tort en l’occurrence sont probablement les gnostiques. Cf. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, p. 25. En réalité, Augustin pourrait tout aussi bien tenir cette conception optimiste du monde matériel des stoïciens qu’il aurait découverte à la lecture du De finibus de Cicéron et l’opposer à la conception pessimiste du monde matériel des manichéens. 79 Arnou, op.cit., p. 202. 80 Cf. Rép. 571e – 572a et 604 b-d. Pour Platon, la métaphore est celle des chevaux à apaiser ; chez les stoïciens, c’est celle de la tumeur à extirper.
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La différence que je soulignais précédemment entre la montée énergique et conquérante du Grec vers la divinité et l’attente passive du sujet augustinien de la descente conquérante de son maître divin doit être reportée à cette critique et cette réadaptation augustinienne de la théorie grecque – pythagoricienne, platonicienne, plotinienne – du mal matériel. Il ne faut pas tant opposer le Grec actif au chrétien passif que l’ascèse pythagoricoplatonicienne, qui vise à évacuer les données sensibles et corporelles dans une gnose ascensionnelle, à l’ascèse augustinienne centrée sur l’esthétique (au sens fondamental du terme) et qui vise à diviniser et à infinitiser ces données sensibles. Les passages cités plus tôt pour souligner l’attente d’Augustin sont ainsi des passages qui mettent également en évidence la flamme ardente de la passion charnelle et la puissance des sensations perceptives spiritualisées : l’attente est à la fois passive et passionnée. Ce que l’homme appelle de Dieu, c’est son étreinte pour ainsi dire physique, charnelle. Or, c’est bien la vision globale de l’homme comme un tout de chair et d’esprit qui permet le choix de cette expression très passionnée de la rencontre entre l’homme et Dieu81. Bien loin donc de verser dans la tentation de déborder le corps et de le mortifier, les exercices spirituels chez Augustin viseraient plutôt à verser les valeurs du corps dans le rapport à Dieu et ainsi à diviniser le corps,
81
Parlant de l’héritage hébraïque de l’ascèse augustinienne, J.-A. Beckaert note qu’Augustin a dû concilier le dualisme platonicien avec la pensée qui s’exprime dans l’Ancien Testament qui « ne distingue pas en l’homme le corps et l’âme, quoiqu’il les sache séparables. [Cette pensée] n’est pas systématiquement dichotomiste, pour la raison (…) qu’elle ne songe pas à un corps indépendant de l’élément qui le détermine. Les notions de corps, de chair et d’âme, celle-ci conçue comme un principe de vie, c’est tout un », art.cit., p. 704. 82 Monisme sujet à tension pourtant dans l’évolution de sa pensée : une des ambiguïtés les plus frappantes dans la philosophie d’Augustin touche sa pensée sur le corps et le contraste qu’elle propose entre le corps en tant que « chair » qui est le lieu du péché et le corps comme Verbe divin, qui est le lieu de la venue du Christ sur terre, in-carnatio. C’est une idée chère à Pryzwara que celle de cette tension : « Le péché originel est chair et le salut est retrait de l’âme. Inversement : dans la mesure où cet aspect ne se présente pas ou, pour le moins, est recouvert par l’autre aspect de la chair comme « Verbe fait chair », dans cette mesure se produit un rapprochement entre le corps et l’âme, et le corps et l’âme constituent une des régions de la mutabilité comme manifestation de l’immuabilité » [E. Przywara, Augustin, Paris, Cerf, 1987, p. 22-23]. Deux augustinismes tirent leur source de chacune des voies de l’al-
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ses passions et ses sensations82. C’est le sens qu’il faut donner sans doute à cette physiologie des émotions qui est récurrente chez Augustin : il y a des larmes de la division, celles que l’on verse parce que l’on s’égare dans l’attribution des valeurs aux choses ; les larmes indignes versées à la mort de l’ami proche. Mais il y a aussi celles qui rehaussent, qui sacrifient, qui confessent l’homme pénitent : les larmes de Monique versées pour demander à Dieu de sauver son fils lorsqu’il s’égarait, et celles versées à l’annonce de la nouvelle de sa conversion ; la « tempête de larmes » d’Augustin dans le jardin de Milan qui prépare le terrain à recevoir la bonne semence et à la laisser pousser, cette fois, sans l’étouffer des ronces de la sensualité83… Il y a aussi les flammes de la passion, celles auxquelles on se brûle comme à une rôtissoire [« Je vins à Carthage (Carthago), et autour de moi, partout, crépitait la rôtissoire (sartago) des honteuses amours » III, I, 1], et celles auxquelles on enflamme son amour pour Dieu : « Eh bien, Seigneur, agis ! Enflamme et ravis ! Sois feu et douceur ! Aimons ! Courons ! » [VIII, IV, 9]84. L’Enarratio in Psalmum LXXX, 6 fournit un bel exemple d’ascèse charnelle visant non à éradiquer les données corporelles mais à les unifier : « Mes Frères, vous voyez dans nos membres comment chacun d’eux a sa fonction. L’œil voit, il n’entend pas ; l’oreille entend, elle
ternative. L’augustinisme des réformateurs, puis celui des jansénistes, considère la chair comme le lieu exclusif du péché. « Autant dire que l’Incarnation n’est pour ainsi dire « constatable », dans l’immanence du monde, qu’à la lèpre (objective) du monde archicorrompu dans sa peccaminosité originaire… » [p. 23]. L’augustinisme romantique, et son prolongement par l’intermédiaire de Baader dans la théosophie russe de Soloviev à Berdiaev, Chestov et Boulgakov, présente l’image inverse, celle où « l’histoire humaine apparemment profane est à lire en vérité comme l’histoire de Dieu » [p. 24]. Les motifs spirituels de caractère général qui s’opposent sont particulièrement clairs aujourd’hui : chez Karl Barth comme exponent de l’augustinisme du péché originel et chez Soloviev comme tenant de l’augustinisme de l’histoire de la théophanie. Dans le premier motif, presque toutes les traces de l’ « esprit » ont disparu dans le tragique et le grotesque de la « chair ». Dans le second, toute « chair » connaît une spiritualisation quasiment docétiste en une manière de manifestation de l’ « esprit ». 83 On peut relever, par parenthèse, que la législation minutieuse que Platon propose dans les Lois laisse la gestion des larmes publiques hors sa compétence parce que Platon estime qu’il est indigne pour la loi de prescrire certaines choses comme le fait qu’il faille pleurer ou non [959e – 960a]. Symptomatiquement, Augustin, pour sa part, prescrit beaucoup plus clairement les règles et valeurs morales qui concernent ce domaine. 84 Il y a d’autres passages faisant référence à un désir bouillonnant qui a Dieu ou la charité pour objet, cf. XI, II, 3 ; XI, II, 4
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ne voit pas ; la main travaille, elle n’entend ni ne voit ; le pied marche, il n’entend ni ne voit, ni ne fait ce que fait la main. Mais dans l’unité du corps, si le corps est bien portant, si les membres ne luttent pas les uns contre les autres, l’oreille voit par l’œil, l’œil entend par l’oreille ; et l’on ne peut reprocher à l’oreille de ne pas voir, ni lui dire : ‘tu n’es rien ; tu es impuissante ; peux-tu voir et distinguer les couleurs comme fait l’œil ?’ Grâce à l’unité paisible du corps, l’oreille peut répondre et dire : ‘je suis là où est l’œil, car je suis dans le même corps ; je ne vois pas par moi-même, mais je vois par cet organe avec lequel je vois’ ». Les sensations elles-mêmes sont versées dans l’infini et comme divinisées. Ainsi, peut-on expliquer que ces sensibles, dont Augustin se flattait de pouvoir se détourner dans sa fuga mundi, servent pourtant de modèle pour concevoir l’amour qu’il porte à Dieu. Lorsque les désirs mondains sont enfin convertis et articulés autour de l’amour de Dieu, cet amour lui-même reste conçu comme un amour sensible, mais d’une sensibilité autre, portée à l’éternité. « Qu’est-ce que j’aime donc quand je t’aime ? », demande Augustin à Dieu. Ce qu’il aime, ce n’est ni « la beauté d’un corps, ni le charme d’un temps, ni l’éclat de la lumière, amical à mes yeux d’ici-bas, ni les douces mélodies des cantilènes, ni la suave odeur des fleurs, des parfums, des aromates, (…) ni les membres accueillants aux étreintes de la chair » [X, VI, 8]85. Or, alors qu’il vient d’énumérer toutes les régions de la sensualité dont l’homme doit se détourner selon le programme d’ascèse contenu dans ce même livre X, Augustin poursuit ainsi : « Et pourtant j’aime une certaine lumière, une certaine voix, un certain parfum, un certain aliment et une certaine étreinte quand j’aime mon Dieu, lumière, voix, parfum, aliment, étreinte de l’homme intérieur qui est en moi, où brille pour mon âme ce que l’espace ne saisit pas, où résonne ce que le temps n’emporte pas, où s’exhale un parfum que ne disperse pas le vent, où se savoure une nourriture délicieuse que n’émousse pas la voracité, où se noue une
85
Je suivrai ici les précautions que O’Donnel prend par rapport aux interprétations de Theiler, art.cit., de Courcelle, Recherches…, p. 25-26 et Les Confessions…, p. 579-580 qui soulignent les influences néo-platoniciennes de ce livre X des Confessions. Il insiste pour sa part sur « the absolute lack of attestation or parallel » qui rend l’hypothèse caduque (op.cit., t. III, p. 153).
76 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN étreinte que ne desserre pas la satiété. C’est cela que j’aime quand j’aime mon Dieu » [X, VI, 8]86.
Telle serait la chair visitée, « imprégnée et prégnante de ta liqueur surabondante : les eaux du ciel, dit-il. Le corps devenu spongieux à l’autre espace-temps outrepasse ses sensoria. Levées la cécité qui attend la vision de l’autre côté du champ visuel, la surdité à la lisière de l’écoute, l’anorexie qui menace la dégustation, l’anosmie l’olfaction, et l’anesthésie le toucher »87. L’ascèse augustinienne verse ainsi dans le rapport à Dieu les émotions, les larmes et les flammes, comme aussi chacun des cinq sens, spiritualisés. Dans le Sermon CLIX, la même opération s’appuie sur les textes bibliques pour souligner l’aspect divin et spirituel des sens : « Dans ta lumière, nous verrons la lumière » ; « Que celui qui entend, entende » ; « Nous sommes pour Dieu la bonne odeur du Christ en tout lieu » ; « Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur » ; « Sa main gauche est sous ma tête et il m’embrasse de sa droite » [Sermo CLIX, IV, 4]88. Comme chez Origène donc, les cinq sens charnels disposent d’équivalents ontologiquement supérieurs dans les cinq sens spirituels, les sensus interiores89. En
86 Si on revient au fameux texte X, XXVII, 38 : « Tu as appelé, tu as crié, et tu as brisé ma surdité ; tu as brillé, tu as resplendi, et tu as dissipé ma cécité ; tu as embaumé ; j’ai respiré et haletant, j’aspire à toi ; j’ai goûté, et j’ai faim et j’ai soif ; tu m’as touché et je me suis enflammé pour ta paix », on constatera encore qu’en prenant l’initiative de la rencontre avec l’homme, Dieu s’adresse bien à son ouïe, à sa vue, à son odorat, à son goût, à son toucher et il réveille au niveau de chacun des cinq sens un « désir » immense. Cf. également VII, XVII, 23, où Augustin parle d’un phénomène d’extase consécutif à la lecture des livres des platoniciens en ces termes : « Alors, vraiment j’aperçus les réalités invisibles qui sont ton essence même. Mon intelligence les saisit à travers tes œuvres ; mais je ne pus maintenir mon regard fixé sur elles et, rendu à mes pensées coutumières, … je ne conservai en moi qu’une mémoire amoureuse et désireuse, si j’ose m’exprimer ainsi, de ces mets goûtés par l’odorat, dont je n’étais point capable encore de me nourrir ». 87 Lyotard, op.cit., p. 28. 88 Augustin cite Ps. XXXV, 10 ; Ps. XII, 4 ; Lc., VIII, 8 ; II Cor. II, 15 ; Ps. XXXIII, 9 ; Ct. II, 6. 89 On peut supposer donc que la doctrine des cinq sens spirituels née avec Origène est dans cette même logique d’exaltation et de rehaussement des passions du corps et de ses sensations [cf. K. Rahner, « Le début d’une doctrine des cinq sens spirituels chez Origène », Revue d’ascétisme et de mystique, 13 (1932), p. 113-145]. Rahner relève qu’Augustin connaissait bien le De principiis d’Origène qu’il cite dans la Cité de Dieu, IX, 23 et ajoute que l’on peut ainsi à juste titre « se demander s’il a subi l’influence de la doctrine des cinq sens spirituels qui s’y
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accord avec le dogme de la résurrection qui, d’avance, réhabilite le corps, les sensations charnelles sont réinvesties dans le rapport à Dieu et bénéficient en conséquence d’un transfert dans l’éternité : l’homme intérieur sent, voit, goûte, touche, écoute ce que le temps n’affecte pas et ce que l’espace ne limite pas. Sensation esthétique pure, si pure qu’on hésite à dire qu’elle est encore sensation : elle échappe aux coordonnées spatio-temporelles qui conditionnent toute appréhension humaine du monde. Dans ce transfert, les sensations gagnent en intensité et en amplitude, jusqu’à l’absolu90. Rien ne peut les émousser. Rien ne peut les atténuer ; elles brûlent d’une flamme belle et continue. La grâce, chez Augustin, ne demande pas un corps humilié dans les macérations, elle augmente au contraire les facultés de la chair par-delà leurs limites et sans fin ; elle se savoure dans une capacité de sentir désentravée et portée à une puissance inconnue. Ainsi, comme le souligne Lyotard : « Rarement la grâce prit un tour moins dialectique, moins négativiste et répressif. Chez Augustin, la chair graciée accomplit son désir, dans l’innocence »91. 2) Cette réhabilitation augustinienne, et plus largement chrétienne, de la matière et du corps – qui pourrait se faire sur le fond d’un héritage stoïcien – a pour contrepoint évident la responsabilisation de l’âme dans le mal qui n’est plus strictement lié aux valeurs de la corporéité, mais plus essentiellement un mal moral. Pour Plotin, les vices, l’ignorance et les mau-
trouvait», art.cit., p 144-145, n. 238. Revenant à un débat plus général, on peut dire en tout cas que, chez Augustin et chez Origène, il ne s’agit plus comme en Grèce d’élire un seul des sens, le plus intellectuel d’entre eux, la vue, pour construire le pont entre le sensible et l’intelligible, le corps et ses sensations, l’âme et ses pensées ; il faut tisser tout un réseau de liens qui montrent l’indéliable, l’indéniable intimité dans le rapport du corps avec l’âme. 90 Lyotard, op.cit, p. 22 : « Est-elle assez éprise, l’âme, l’âme-chair, prise de l’intérieur, imprise, inconvenante, libre de sa contenance aisthétique, plus d’espace, plus de temps, plus de bornes aux sensibilités, aux sensualités ! L’assaut qui fond sur elle ne cesse pas de la transir. La visite est de rencontre et ne l’est pas. Comme la transe ne finit pas, elle n’a pas commencé. L’âme mise hors d’elle à domicile, hors lieu et hors moment, intrinsèquement, que pourraitelle localiser, fixer, avoir mémorisé d’un avatar qui abolit les conditions naturelles de la perception et ne peut donc être perçu à titre d’événement ? Si la syncope a lieu une fois ou si elle se répète, comment l’âme se saurait-elle quand la syncope la prive du pouvoir de rassembler la diversité des instants en une seule durée ? Une visite absolue, où la situer, la mettre en relation, dans une biographie ? La relater ? » 91 Lyotard, Ibid., p. 29.
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vais désirs procèdent du corps et de la matière. Comme le note Jolivet, si Plotin « parle des défaillances, des vices et des péchés, ce ne sont pas là pour lui, ces misères morales par quoi la volonté libre se détourne de sa fin, mais le poids d’une nécessité inhérente à la matière où les âmes se sont abîmées dans leur chute »92. Cette théorie du mal avait ainsi pour corollaire l’innocence de l’âme : on ne peut pas attribuer aux âmes « l’initiative du bien et du mal : c’est priver la raison de faire le bien, pour lui attribuer la responsabilité du mal » [Enn, III, 3, 18]93. Le mal était donc pour Plotin une privation du bien dont seul le mélange de l’âme à la matière était responsable et dont le lieu unique était la matérialité des choses. Augustin, pour sa part, conçoit deux lieux de déploiement du mal : il reste une privation du bien qui ne peut affecter que les créatures et non le principe souverainement bon lui-même. Mais, ces créatures, il peut désormais les affecter de deux manières : soit dans l’ordre physique par la souffrance, soit dans l’ordre moral, par l’injustice ou l’iniquité94. Cette différence dans la conception du mal en engage ipso facto une autre dans les exercices mis en place pour se purifier du mal. Les exercices spirituels platoniciens visaient à séparer l’âme du corps. Leur forme essentielle en était ainsi la mélétè thanatou,95. On trouve d’ailleurs chez Plotin cette même invitation aux exercices de mort dans une référence explicite à Platon [I, 6, 8]. Henry Joly y voyait une intellectualisation de la purification. Avec ces exercices de mort platoniciens, on serait selon lui passé du « puritanisme » archaïque religieux au « puritanisme mathématique » ou épistémologique. Comme il le relève alors, cette fonction gnoséologique de la purification dans le platonisme « contribue à l’apparition d’un nouveau type d’homme, si l’on veut, ‘l’homme théorique’, lui-même contemporain d’une connaissance et d’une épistémologie nouvelles orientées vers une redéfinition mathématisée de la pureté »96. Plotin hérite de cette spiritua-
92
Jolivet, op. cit., p. 147. Cette citation provient du passage même dont Augustin s’inspire en VII, XIII, 19. 94 Cf. R. Jolivet, op. cit., p. 39. 95 Platon relève dans le Phédon que la « mort n’est rien d’autre que la séparation de l’âme et du corps » [Phédon 64c] et que « le philosophe est celui qui, le plus possible, détache l’âme du corps » [Phédon, 64c et 65a]. 96 H. Joly, Le renversement platonicien, Paris, Vrin, 1974, p. 64. Cf. également p. 53-54. 93
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lité théorétique et ses exercices spirituels visent à écarter l’homme charnel qui s’est ajouté à l’homme essentiel que nous sommes, celui « qui demeure dans l’Esprit, (…) âme pure, (…) partie du monde spirituel qui n’était ni séparée ni retranchée » [Enn. VI, 4, 14, 16]. La catharsis plotinienne vise à éradiquer l’aspect corporel de l’âme : « L’âme, une fois purifiée (kaqarqei`sa), devient une forme, une raison ; elle est tout incorporelle (ajswvmatoς), intellectuelle, elle appartient tout entière (o}lh) au divin » [Enn., I, 6, 6, 13-15]. On pourrait dire, peut-être, que la spiritualité chrétienne occidentale va opérer le chemin inverse et revenir au plus près des éléments de la spiritualité archaïque en critiquant cette version intellectualisée qu’en ont proposée Platon et Plotin. Si l’itinéraire spirituel d’Augustin dans les Confessions (dont U. Duchrow a montré qu’il correspondait à celui décrit au début du livre II du De doctrina christiana97) est bien graduel qui conduit à la fruitio Dei, les degrés en sont conçus comme une version critique et profondément différente des degrés de la sagesse chez Plotin et Porphyre. Cet itinéraire qui hérite du schéma global des extases plotiniennes en est à bien des égards différent. L’itinéraire comporte les degrés 1) de la crainte de Dieu, 2) de la pitié (degré de la pénitence et de l’aveu), 3) le degré de la science et 4) celui de la force. Pour parvenir à ce degré de la firmitas, il faut avoir transité par les autres qui en constituent les conditions d’accès. Le degré de la science est donc ici inférieur à celui de la force et de la fermeté et non pas équivalent. Or, c’est précisément par rapport à cet ordre des degrés de l’itinéraire spirituel tel qu’il est défini dans le De doctrina christiana qu’Augustin qualifie la période platonicienne de son propre itinéraire : à la fin du livre VII, il souligne qu’il était « certain que Dieu existe mais trop faible cependant pour jouir de lui » et qu’il cherchait « la voie pour acquérir la vigueur qui [le] rendrait capable de jouir de [Dieu] » [VII, XVIII, 24]. Son orgueil de platonicien (dirait-on de néoplatonicien doutant de tout ?) lui coupe l’accès à cette vigueur et à la jouissance de Dieu qu’elle permet ; son orgueil d’homme de science et de raison est alors l’orgueil de ceux qui situent leur itinéraire spirituel à l’intérieur
97
U. Duchrow, « Der Aufbau von Augustins Schriften Confessiones und De Trinitate », Zeitschrift für Theologie und Kirche, 62 (1965), p. 338-367.
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de cette seule strate, celle de la science, qui n’est, dans l’itinéraire décrit dans le De doctrina christiana, qu’un intermédiaire entre le degré de la crainte et celui de la force. On retrouve ici un écho des préoccupations du nouveau converti qui a d’abord voulu réfuter le sceptisme : l’ejpochv ne suffit pas à rassurer de l’erreur, il faut encore la force de s’engager dans la vérité et de ne pas douter de son existence. La critique de cet itinéraire spirituel tout théorique des « platoniciens » est ainsi l’occasion d’une complexification des exercices spirituels. Il ne s’agit plus simplement de se défaire du corps pour séjourner exclusivement dans l’esprit. En corrélation avec la conception d’un double mal, moral et physique, on voit apparaître, chez les Pères de l’Église, un double traitement de l’âme et du corps et deux gammes d’exercices spirituels réservés respectivement à ces deux maux : la garde du cœur et la garde des sens. P. Adnès relève l’existence de ce double exercice dans les Apophtegmes des Pères. La garde du cœur y est « chose classique », souligne-t-il. « Tout notre zèle et notre effort doivent porter sur ‘la garde de l’intérieur’, ‘la garde de l’esprit’, qui est comme le ‘fruit’ de la vie spirituelle, tandis que l’ascèse corporelle en est comme ‘le feuillage’. Le feuillage est certes nécessaire à l’arbre ; mais c’est bien le fruit qui en est la partie principale [Agathon, 8, PG, 65, 112ab] »98. Peut-être ne s’étonnera-t-on pas de l’importance prise par l’exercice de la garde du cœur, puisque la Genèse nous apprend que l’homme avait été initialement prévu pour l’immortalité et l’intégrité physique, et que l’on peut dès lors en conclure que la déchéance physique n’est jamais qu’une conséquence de la déchéance morale. Ainsi, chez Augustin, comme Jolivet le souligne, « le seul véritable mal est le péché »99. À l’inverse, donc, de Platon, de Plotin et des manichéens pour qui la matière était la seule source du mal et qui considéraient que les choses ne sont mauvaises
98
P. Adnès, « La garde du cœur », Dictionnaire de Spiritualité, vol. IV, col. 103.
99 R. Jolivet, op. cit., p. 40. Cf. également J.-A Beckaert, art.cit., p. 704 : « Le péché biblique,
en tant que refus, relève de l’élément supérieur, bien qu’il plonge ses racines dans la sensibilité psychique : le vice biblique est faiblesse de l’âme (yuchv) et la faute, consentement de l’esprit (pneu`ma) (…) tandis que le vice et le péché des Grecs relèvent tous les deux de la nature dégradée et limitée par la matière… ». Sur le côté prépondérant du mal moral et de la garde du cœur, cf. également Hésychius de Batos, que cite Adnès [D.S., IV, col. 103] : « Le malin, étant un esprit pur, n’a pour égarer les âmes que l’imagination et les pensées » [I, 46, P.G. 93, 1496c].
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que par la matière dont elles sont composées ; pour Augustin, en revanche, le véritable mal est le mal moral, le « péché » ; c’est un mal qui habite l’âme et non le corps, et plus précisément, c’est un mal qui habite la volonté libre de l’homme : « Et j’ai cherché ce qu’était le péché, et j’ai trouvé, non une substance, mais détournée de la suprême substance, de toi, ô Dieu, la perversité d’une volonté qui se tourne vers les choses inférieures, rejette ses biens intérieurs, et s’enfle au-dehors » [VII, XVI, 22]. C’est dans l’exercice de la garde des sens que se marque d’ailleurs le mieux cette différence entre les ascèses platonicienne et augustinienne : cette dernière est en effet beaucoup moins sévère que chez Platon, dans le néo-platonisme et dans le stoïcisme. Il ne s’y agit plus de se priver indistinctement de tout usage des sens extérieurs mais de se garder de tout désordre dans leur exercice. Dans un sermon, Augustin note clairement la différence entre les sensations ou les plaisirs sensuels licites et ceux dont le désordre entraîne l’âme et que la garde des sens doit viser à éliminer : « Parmi tous ces plaisirs qui affectent nos sens, il en est de permis ; tels sont les grands spectacles de la nature qui charment les regards ; mais l’œil aime aussi les spectacles des théâtres. Haec licita. Haec illicita. L’oreille se plaît au chant harmonieux d’un psaume sacré ; elle aime aussi le chant des histrions. Hoc licite, illud illicite. Les fleurs et les parfums, qui sont également l’œuvre de Dieu, flattent l’odorat ; il aspire aussi avec joie l’encens brûlé sur l’autel des démons. Hoc licite, illud illicite. Le goût aime les aliments qui ne sont pas interdits ; il aime aussi ce qu’on sert aux banquets sacrilèges idolâtriques. Hoc licite, illud illicite. Il en est de même des embrassements permis et des embrassements impurs. Vous le voyez donc, mes bien chers frères, parmi ces jouissances sensibles, il en est de permises et il en est d’interdites » [Sermo CLXIX, 2]100.
Ce texte est comme la marque du point de passage obligé pour diviniser les sensations : c’est, en effet, dans la stricte mesure où Augustin distingue
100 P. Adnès commente précisément ce texte en distinguant la garde des sens chez Augustin des exercices spirituels néo-platoniciens : « En réalité, la garde des sens n’a rien à voir avec une fuite systématique du sensible à la manière néo-platonicienne. On doit distinguer parmi les impressions qui viennent des sens celles qui sont permises, licites, et celles qui ne le sont pas. C’est ce qu’explique très justement saint Augustin » [« La Garde des sens », DS, IV, col. 120].
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entre les sensations physiques licites et les illicites qu’il peut envisager aimer Dieu en aimant « une certaine lumière, une certaine voix, un certain parfum, un certain aliment et une certaine étreinte » [X, VI, 8]. Fondé sur le primat du mal matériel, le dualisme pythagorico-platonicien se résout en un monisme qui écarte les données du corps par des exercices ascétiques. L’idéal est celui de l’apathie. Fondé sur le primat du mal moral, le dualisme d’Augustin se résout, quant à lui, dans un monisme qui vise à diviniser les sensations corporelles en les versant dans le rapport à Dieu. Nous ne sommes pas si loin de la religiosité et du matérialisme stoïciens. L’idéal est celui du désir et de la passion, purifiés de leurs dimensions concupiscentes et ayant Dieu et la vie heureuse pour unique objet. Cette caractérisation du mal comme essentiellement moral ouvre alors la possibilité de nouvelles enquêtes sur la manière dont l’homme s’échappe à lui-même par une volonté qui à la fois veut et ne veut pas, qui veut mais ne peut pas réaliser ce qu’elle veut. 2. Le souci de soi platonicien et augustinien Déporter la distinction entre platonisme et augustinisme de la question de la passivité (augustinienne) et de l’activité (grecque) vers celle du dualisme âme/ corps, c’est quitter une interprétation traditionnelle du passage VII, IX, 14-15 où Augustin signale sa réserve à l’égard des platonicorum libri qu’il vient de lire. On peut certes trouver dans ces livres l’avertissement de rentrer en soi-même, admet-il. Et l’idée que le verbe était au commencement et que le verbe était Dieu101. Mais on y a aussi trouvé
101
Cf. A. Solignac, note compl. 25, BA 13, p. 682 : « Plotin n’ignorait pas les chrétiens : il fut l’élève d’Ammonius Saccas, chrétien tout au moins une partie de sa vie ; (…) les disciples immédiats de Plotin connaissaient également les écrits néo-testamentaires, Amélius en particulier dont Eusèbe de Césarée a conservé un parallèle intéressant entre le Logos de saint Jean et le Logos d’Héraclite (…). Simplicianus était au courant de ces rapprochements ; au cours de ses entretiens avec Augustin, celui-ci l’entendit souvent rappeler qu’un néo-platonicien de sa connaissance souhaitait voir écrire en lettres d’or, dans les églises et à des endroits bien en vue, les premiers versets du Prologue johannique (De civ. Dei, X, XXIX, 2)… ». On
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des « idoles égyptiennes » qui ont égaré les philosophes : « … j’y lisais aussi la gloire de ton incorruption [Rom. I, 23], travestie en idoles et simulacres divers »102. Reprenant un texte de Paul, Augustin avance que si ces philosophes « connaissent Dieu, ce n’est pas comme Dieu qu’ils le glorifient ou lui rendent grâce, mais ils s’évaporent dans la vanité de leur pensée [Rom. I, 21] » [VII, IX, 14-15]. Les versets I, 20-23 de l’Épître aux Romains sont évoqués, comme toujours dans ce contexte, pour expliquer l’égarement des philosophes. Rapportant ce passage à la différence entre praesumptio et confessio, G. Madec étudie les contextes de cette citation de Paul dans l’œuvre d’Augustin et il conclut en ces termes son étude : « S’agissant [des philosophes], ce n’est pas sur le verset 20 qu’est centrée l’attention d’Augustin, mais sur le suivant : « bien qu’ils aient connu Dieu, ils ne lui ont pas rendu grâce », formule d’un drame spirituel entre la connaissance et le refus de la reconnaissance, qui se dénoue par la déchéance d’une sagesse en sottise »103. Le verset 21 de l’Épître aux Romains permet ainsi de comprendre comment la théologie néo-platonicienne s’est dégradée en idolâtrie : la faute en incombe à… l’orgueil. Les philosophes platoniciens
rappellera que les Traités théologiques sur la Trinité de Marius Victorinus, le traducteur des Ennéades, converti au christianisme [Conf. VIII, II, 3], s’ouvrent également sur ce parallèle textuel. 102 Augustin affirme, dans le De beata vita, avoir lu « un très petit nombre de livres de Platon » et, dans le Contra Academicos, il identifie Platon et Plotin – Plotin n’est rien d’autre que l’héritier de Platon après la parenthèse sceptique. Parmi ces livres, il y aurait donc quelques extraits des Ennéades, tous les commentateurs s’accordent pour le dire, si ce n’est Theiler qui soutient que toute l’influence néoplatonicienne subie par Augustin transite par Porphyre. Sans être aussi radicaux, les autres commentateurs, Courcelle, Mandouze, Pépin, Marrou et Henry admettent qu’Augustin a bien lu les Sententiae de Porphyre et son De regressu animae. R. Jolivet ajoute d’autres noms : « Dans la Cité de Dieu, Augustin cite encore comme ‘platoniciens’ Jamblique et Apulée (…) ; bien qu’on en soit réduit à des conjectures sur les ouvrages que lut Augustin, il semble qu’il a dû au moins parcourir rapidement quelques-uns de leurs écrits, car on aurait autrement de la peine à expliquer qu’il reproche si vivement à l’école néo-platonicienne un paganisme et surtout un polythéisme idôlatrique que l’on ne rencontre formellement ni chez Plotin, ni même chez Porphyre, tandis qu’il domine chez Apulée et Jamblique » [Jolivet, Saint Augustin et le néo-platonisme chrétien, Paris, Denoël, 1932, p. 105, cf. également p. 120]. Pour un résumé de ceci, cf. G. Madec, « Commento VII », in Sant’Agostino Confessioni, op.cit., t. III, p. 193-194. 103 G. Madec, « Connaissance de Dieu et action de grâces », in Recherches augustiniennes, II, p. 308.
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ont revendiqué comme acquisition personnelle la sagesse qu’ils devaient à l’illumination divine et se sont volontairement refusés à rendre grâce à Dieu. C’est à ce niveau qu’opère la séparation qu’Augustin à la suite de Paul perçoit entre platonisme et christianisme : le premier s’est orgueilleusement glorifié de ce qu’il n’avait que reçu, le second s’est abîmé lui-même et humilié en sacrifices d’action de grâces. Mais, comme le souligne Daraki, « entre la ‘présomption’ des païens et la ‘confession’ d’Augustin, la différence ne se résume certes pas dans le fait que les premiers ne reconnaissent pas le Dieu que confesse le second. Elle porte aussi sur l’attitude de l’homme face à lui-même… »104. Ainsi, en VIII, VII, 16105, Dieu a en effet l’initiative de la rencontre avec le sujet augustinien, mais ce qu’il vise à produire, c’est d’abord un face à face du sujet avec lui-même qui semble être le point de passage obligé d’une relation de ce sujet avec Dieu : le souci de Dieu passe par le souci de soi. Les termes de ce passage sont frappants : « …tu me retournais vers moi-même », « …tu me plaçais bien en face de moi », « …tu enfonçais mon image dans mes yeux »… Ce dont il est question ici, c’est bien d’une connaissance et d’un souci de soi-même auquel Dieu invite le sujet – invitation un peu contraignante, on en conviendra. Ce passage exhibe ainsi que la différence entre souci de soi platonicien et souci de soi augustinien, guettée plus tôt à partir de la distinction entre l’activité et la passivité (entre le fait de chercher, voire même de traquer Dieu ou de le recevoir et de l’accueillir), peut aussi être guettée au niveau des modalités du souci que l’homme a de lui-même et des modalités de la connaissance de soi. Et, ajouterait-on, au niveau de l’attitude de l’homme face à son corps, bien sûr, mais aussi face à Dieu. Pour le dire vite, en guise d’annonce, ce n’est pas la même portion du soi qui, ici et là, est estimée essentielle et dont il faut à la fois se soucier et avoir connaissance, et cette différence en engage une autre dans le rapport à Dieu. Pour comprendre le sens fondamental de l’opposition entre praesumptio et confessio, il est donc indispensable de comparer les modalités platoniciennes et augustiniennes de la connaissance de soi. On notera par
104 105
M. Daraki, art.cit., p. 99. Cité supra, p. 30-31.
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précaution qu’il faut moins attendre de cette comparaison le développement d’une problématique diachronique concernant la reprise et la modification par Augustin d’un héritage platonicien (problématique qui se situerait dès lors dans la lignée de l’étude que P. Courcelle consacre au parcours historique de la formule delphique), qu’il ne faut en espérer une comparaison de type plutôt achronique entre deux systèmes de pensées qui en montre les divergences dans leurs présupposés et dans leur organisation interne. C’est en face d’une autre image particulièrement représentative du souci de soi que nous essayons ici de dépeindre l’image du souci de soi augustinien. Dans cette mesure, la place sera peu faite ici à Plotin, Porphyre ou Cicéron, c’est-à-dire aux voies par lesquelles Augustin a pu prendre connaissance de la pensée platonicienne. On se rappelle sans doute ce passage bien connu de l’Alcibiade – connu d’Augustin lui-même d’ailleurs106 – où Platon évoque le précepte delphique et tente de préciser en quoi consiste exactement cette recherche de soimême. La première apparition du précepte dans le dialogue lui donne une signification étroitement politique et agonistique : Alcibiade, dont les projets et les ambitions sont exclusivement politiques, ne voit pas la nécessité « d’apprendre », de « s’exercer », de « s’appliquer » à quoi que ce soit, puisque les rivaux qu’il compte affronter, les hommes politiques d’Athènes, sont pour la plupart incultes [ajpaideuvtoi, 119 b]. Socrate lui objecte que ses véritables rivaux ne sont pas ses compatriotes, mais les chefs des peuples traditionnellement en lutte avec Athènes, les rois des Lacédémoniens et le roi des Perses : « Laisse-toi persuader, à la fois par moi et par l’inscription de Delphes, ‘‘Connais-toi toi-même’’, que ce sont là tes rivaux, et non ceux que tu crois ;
106
On trouve trace de cette connaissance dans la Cité de Dieu : « Nam et Alcibiadem ferunt (si me de nomine hominis memoria non fallit), cum sibi beatus videretur, Socrate disputante et ei quam miser esset, quoniam stultus esset, demonstrante fleuisse » [XIV, VIII, 120]. Dans l’Alcibiade, Socrate raille en effet Alcibiade de la prétention qu’il nourrit à être fils de l’Alcméonide Dinomaque (105d, 123c), comme il le raille de sa sotte prétention politique (118b) et le force à avouer, contraint et désemparé, qu’il ne sait plus lui-même ce qu’il dit, et qu’il se pourrait qu’il ait vécu depuis longtemps dans un état d’ignorance honteuse sans s’en apercevoir (127d). Peut-être est-ce par l’intermédiaire des Tusculanes III, 32, 77 ou du De legibus I, 22, 38 qu’Augustin connaît ce passage ? Sur ces questions, cf. P. Courcelle, Connais-toi toimême de Socrate à saint Bernard, Paris, Études augustiniennes, 1974, p. 27-38.
86 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN rivaux sur lesquels nous ne saurions l’emporter sinon par l’application (ejpimevleia) et par le savoir technique (tevcnh) » [124 b].
L’assimilation des deux principes du gnw`qi seautovn et de l’ejpimevleia eJautou` montre qu’il est bien question ici de trouver un exercice spirituel qui permette la connaissance de soi en vérité. (On notera d’ailleurs que les termes ejpimevleia et mavqhsiς se trouvent accolés à celui d’a[skhsiς en 123de). Nous sommes en réalité confrontés ici à l’une des premières « conversions à la philosophie ». Socrate entend en effet défendre l’idée que pour gouverner les autres, il faut au préalable s’être converti, avoir modifié son âme et changé son regard107. Ainsi, n’est-ce pas un hasard si par la suite le précepte se trouve lié par Socrate au modèle technique de l’amélioration d’une chose. Et, si cette chose est le soi lui-même, précise-t-il, l’amélioration a pour condition la connaissance de soi-même : « – Socrate : Mais quoi ? L’art qui nous améliore nous-mêmes, nous serait-il bien possible de reconnaître quel art c’est, alors que nous sommes dans l’ignorance au sujet de ce que nous pouvons bien être nous-mêmes ? » [128 e].
Et cette connaissance du soi est elle-même conditionnée par un autre savoir. S’il faut, effectivement, connaître le soi pour s’améliorer, pour connaître le soi, il faut connaître aujto; taujto : « [si nous trouvions aujto; taujto], nous pourrions peut-être trouver ce que nous sommes nous-mêmes (tiv taujto ejsmen aujtoiv), alors que si nous sommes dans l’ignorance de cela [i.e. d’aujto; taujto], nous sommes incapables ‘‘de trouver ce que nous sommes nous-mêmes’’ » [129 b 1-3].
En résumé, il faut trouver aujtov to; aujtov (a) pour trouver ce que nous sommes nous-mêmes (b) ; et il faut trouver ce que nous sommes nous-
107 P. Hadot relève que c’est chez Platon, dans la République [518c] que l’on voit ainsi appa-
raître « pour la première fois » une réflexion sur la notion de conversion : « Le philosophe est lui-même converti parce qu’il a su détourner son regard des ombres du monde sensible pour le tourner vers la lumière qui émane de l’idée du Bien » (in « conversion », Exercices spirituels, 3ème éd., p. 176). L’utilisation du précepte dans l’Alcibiade serait donc une préfiguration de la réflexion politique sur la conversion dans la République. Hadot note encore la dimension essentiellement politique de la conversion philosophique dans ses origines grecques : « La philosophie platonicienne en effet est foncièrement une théorie de la conversion politique » (Ibid.). C’est pour changer la cité qu’il faut transformer les hommes – ce que seul le philosophe est capable d’opérer.
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mêmes pour trouver en quoi consiste le soin de nous-mêmes et notre amélioration (c). Se connaître soi-même, selon l’interprétation socratique du précepte de Delphes, c’est donc connaître aujto; taujto. Mais pour comprendre en quoi consiste la tâche de recherche de aujto; taujto, il faut tenir compte du fait que, en 130 c 9-d 5, Socrate dit explicitement que cette tâche a été éludée, et que l’examen a porté en réalité (nu`n) sur ce que Socrate appelle maintenant aujto; e{kaston o{ ti ejstiv, « ce qu’est chaque soi ». Comme le souligne Brunschwig, cette dernière opposition suggère assez clairement que « l’examen qui a eu lieu effectivement a porté sur la nature de l’homme individualisé (e{kaston), et que, a contrario, l’examen qui a été éludé aurait dû porter sur le « soi-même lui-même », sur auto lui-même, qui est ce qui reste du seautovn quand on fait abstraction de l’élément personnel constitué par le se du seautovn – c’est-à-dire sur la nature de l’homme abstraction faite de son individualité »108. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les passages compris entre 129 b, où Socrate donne l’ordre des tâches à effectuer, et 130 c-d, où il est insatisfait de la manière dont l’enquête a été menée, insistent particulièrement sur le caractère personnel du dialogue. On peut relever notamment une insistance sur les pronoms personnels (suv, ejmoiv, ejgwv, soiv) et sur les noms propres (deux fois Swkravthς ; une fois A j lkibiavdhς), insistance remarquable en ces dix courtes lignes. Il est fort probable que cette insistance soit destinée à montrer que, dès ce moment, on a manqué, sans s’en apercevoir, un tournant capital : celui de la désindividualisation de l’objet de la recherche, nécessaire à l’accomplissement de la tâche (a) prise dans son sens non superficiel mais profond. Cette connaissance désindividualisée, Socrate en prescrit la voie juste après, dans la métaphore du miroir qu’est l’œil de chaque interlocuteur et du miroir pur qu’est l’œil de Dieu : « Mais n’est-ce pas parce que, tout ainsi qu’un miroir est plus clair que l’image mirée dans l’œil, et plus pur, et plus brillant de lumière (...), dieu est aussi une réalité plus pure justement, plus brillante de lumière que nous verrions, que nous connaîtrions le mieux nous-mêmes ! » [133 c10-17].
108 Jacques Brunschwig, « La déconstruction du ‘‘Connais-toi toi-même’’ dans l’Alcibiade Majeur », in Réflexions contemporaines sur l’antiquité classique, sous la direction de M.-L. Desclos, p. 66-67. Cette analyse s’inspire largement de cette étude brillante de Brunschwig.
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Ce n’est pas par le dialogue avec une autre âme qu’une âme peut bien se connaître, mais dans un dialogue avec Dieu. C’est-à-dire qu’il faut finalement exclure de la définition de la connaissance le rapport personnalisé qui distingue effectivement le réfléchissement à travers la pupille d’un alter ego, du réfléchissement anonyme d’un miroir. Cette âme, qui est nous, ne traduit pas la singularité de notre être, son originalité foncière, mais à l’inverse, elle est impersonnelle ou suprapersonnelle ; en nous, elle est audelà de nous, sa fonction n’étant pas d’assurer notre particularité d’être humain, mais au contraire de nous en libérer en nous intégrant à l’ordre cosmique et divin. Ainsi, comme le note Vernant, « Même si, en plaçant l’âme au centre de sa conception de l’identité de chacun, il marque un tournant dont les conséquences seront à terme décisives, Platon ne sort pas du cadre où s’inscrit la représentation grecque de l’individu »109. Chez Augustin, s’intégrer à l’ordre divin implique (encore une fois) un mouvement inverse par rapport à Platon : ce n’est plus une tentative d’expropriation des caractères personnels, mais au contraire un retour à
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Vernant, L’homme grec, op.cit., p. 24-25. cf. également L’invention de l’autobiographie d’Hésiode à saint Augustin, M.-F. Baslez, P. Hoffmann, L. Pernot (dir.), Paris, 1993, p. 9 : « À bien des égards, de grandes zones de la pensée antique semblent en effet marquées par une réticence à l’égard du particulier. D’un point de vue philosophique, la réalité singulière n’est pour certains que déficience au regard du paradigme universel, et c’est un malheur pour l’homme que d’être un individu : tout son effort doit tendre à coïncider avec un Universel, comme la Raison divine des stoïciens ». Hadot, lui-même, insiste tout particulièrement sur cet objectif des exercices spirituels dans la tradition platonicienne (cf. notamment p. 37-47). C’est cette idée qui l’amène à critiquer la lecture que Michel Foucault propose de ce texte de l’Alcibiade [dans H.S., p. 32-76 et dans « Technique de soi », Dits et Ecrits, IV, p. 789-792] : « Dans le platonisme, mais tout aussi bien dans l’épicurisme et le stoïcisme, la libération de l’angoisse s’obtient (…) par un mouvement dans lequel on passe de la subjectivité individuelle et passionnelle à l’objectivité de la perspective universelle. Il s’agit, non pas d’une construction d’un moi, comme œuvre d’art, mais au contraire d’un dépassement du moi ou, à tout au moins, d’un exercice par lequel le moi se situe dans la totalité et s’éprouve comme partie de cette totalité » [P. Hadot, « Un dialogue interrompu avec Michel Foucault », in Exercices Spirituels, op.cit. (3ème éd), p. 232]. Toute la difficulté est évidemment de déterminer ce qu’est précisément l’esthétique de l’existence que Foucault attribue au monde grec. N’est-ce pas précisément cet abandon des particularités de chacun qui en fonde la possibilité ? Il s’y agit à mon sens de quitter tout calcul relatif à ses intérêts propres pour s’élever à une dimension d’universalité. Dans cette optique, il est fait abstraction de la finitude de l’être humain pour laisser la place belle à l’absolu dont il est capable.
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l’intime de nous-mêmes et à la condition particulière d’une vie individuelle. Sa recherche n’est plus cosmologique comme chez Platon qui intègre le moi au monde, elle est psychologique qui fait du moi la source de la perception en tant que perception par profils et temporelle. Si, comme chez Platon, c’est bien ultimement le Dieu qui permet de dire ce qu’essentiellement nous sommes, cette identité fournie par la divinité est toute personnelle, comme est personnel aussi le rapport de l’âme à la divinité qui est interpellée en deuxième personne, qui est le « Tu » auquel le « Je » s’adresse inéluctablement. Ce rapport nouveau à soi et la valorisation du particulier qui lui est propre est d’ailleurs une condition sine qua non de l’émergence de l’autobiographie. Or, si le mot sonne grec (alors qu’il a en réalité été forgé sur le modèle anglais « autobiography » au XIXe siècle), la réalité qu’il désigne pour nous n’est pas grecque110. Dix siècles après Platon encore, dans le néo-platonisme de Proclus, Damascius ou Plotin, l’âme reste « une réalité dont on parle à la troisième personne »111. Hadot relève en ce sens que les exercices spirituels plotiniens « n’ont pas seulement pour fin de connaître le Bien, mais de devenir identique avec lui en un éclatement total de l’individualité »112. Dans ce chemin vers l’assimilation à l’Un et la connaissance de soi et du Bien, de soi comme être du Bien, il faut dépouiller l’âme des formes déterminées [Enn. VI, 7, 3 ; 33, 1-2] et particulières [Enn., VI, 7, 34, 3]. La connaissance de soi par la purification des exercices spirituels est conçue, comme chez Platon, par le passage d’une connaissance gouvernée par des passions particulières et des désirs individuels à une connaissance gouvernée par l’universalité et l’objectivité de la pensée pure113. On peut dire ainsi qu’Augustin quitte la méthode philosophique dans les Confessions. Réfractaire à toute inscription de sa personne dans un système général, il y brise en effet l’élan de la
110 Je ne fais ici que refléter le sentiment général des auteurs, nombreux, qui ont examiné cette question, et particulièrement l’ouvrage classique de G. Misch, Geschichte der Autobiographie, t. I, Das Altertum, Leipzig, 1907, p. 402-439. L’autobiographie semble plus tardive, elle émerge à partir de l’époque hellénistique et romaine. Sur la question intéressante de l’aspect autobiographique de la Lettre VII de Platon, cf. les conclusions de L. Brisson, « La lettre VII de Platon, une autobiographie ? », in L’invention de l’autobiographie, op.cit., p. 37-46. 111 M.-F. Baslez, P. Hoffmann, L. Pernot (dir.), op.cit., p. 9. 112 P. Hadot, Exercices spirituels, op.cit., p. 59. 113 Ibid., p. 52.
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philosophie en introduisant de manière entêtée le hic et le nunc de la personne concrète. Rien de ce qui la constitue ne peut être éliminé : il définit l’universel à partir de sa propre individualité, et conteste l’abstrait à partir de son intimité concrète. Si Socrate et Platon, comme aussi Aristote, les Stoïciens et les néo-platoniciens, voulaient réveiller l’homme qui dort en chaque individu, Augustin ne veut plus que connaître l’individu et raisonner sur le particulier, l’« idiot » aux yeux de la pensée philosophique. Il ne manquait pas à Augustin d’horizons culturels qui pouvaient encourager cette évolution dans la compréhension du souci de soi. Peutêtre aura-t-il fallu, pour ouvrir la voie au souci de soi-même comme d’un individu singulier, que se combinent dans la pensée augustinienne l’héritage philosophique d’un souci de soi éthique et l’empreinte d’une élégie romaine qui se raconte en première personne ? Ou peut-être est-ce Cicéron qui a ouvert cette voie en distinguant la nature de l’homme du caractère propre à chacun : « la nature nous a fait endosser en quelque sorte deux personnages ; l’un nous est commun, du fait que nous participons tous à la raison et à cette dignité qui nous élève au-dessus des bêtes (...) ; quant à l’autre, il nous a été attribué à chacun personnellement » [De officiis, I, XXX, 107]114? Ce n’est pourtant pas sur ce caractère, si souvent souligné, que je voudrais insister115. Je laisse là la distinction classique entre l’âme impersonnelle de Platon et du néo-platonisme, qui représente un Logos universel, et la représentation chrétienne d’une âme personnelle et individuelle, d’une âme qui s’énonce en première personne et qui est engagée dans une his-
114 Reste que ce que Cicéron entend par cette « personnalité », c’est un genre, un caractère, ce n’est pas une radicale individualité. Il reste proche des Grecs en considérant qu’il faut se connaître pour réaliser sa nature d’homme et son type de caractère. Cf. De Officiis, I, XXX, 110. 115 Cet aspect a déjà été copieusement commenté. En sus des études mentionnées précédemment, on peut encore renvoyer le lecteur notamment à F. E. Consolino, « Interlocutor divino e lettori terreni : la funzione destinatario nelle Confessioni di Agostino », in Materiali e Discussioni per l’Analisi dei Testi Classici, t. 4 (1981), p. 119-146 ; P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, op.cit., p. 23-24 ; E. Vance, « The Functions and Limits of Autobiography in Augustine’s Confessions », in Poetics Today, t. 5 (1984), p. 399-409 ; J.-P. Vernant : L’homme grec, op.cit., p. 23-24 ; « Aspects de la personne dans la religion grecque », in Mythe et pensée chez les Grecs, p. 282.
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toire singulière dont elle peut faire le récit. Je voudrais envisager ici les différences entre cette représentation grecque de l’individu (étudiée plus particulièrement dans son moment platonicien) et la représentation chrétienne de l’individu (étudiée chez Augustin) sous un double aspect. Sous la question générale du rapport que le sujet entretient à lui-même, j’interrogerai, d’une part, les modalités de ce souci de soi et, d’autre part, la détermination de l’élément essentiel de ce soi lorsqu’il est parvenu au terme du processus de connaissance de lui-même : qu’est-ce que je connais de moi-même lorsque je me connais pour ce que je suis essentiellement ? Quelle est la portion de l’individu que l’adage delphique invite à découvrir chez Platon et dans sa réappropriation chrétienne ? Et comment le rapport à soi qui est lié à cette recherche et à ce souci de soi-même va-t-il s’en trouver modifié ? a) soi démonique – soi démoniaque On rappellera tout d’abord quelques points de proximité évidents. Chez Augustin, comme chez Platon, la connaissance de soi transite nécessairement par Dieu116. Pour l’un comme pour l’autre, cette connaissance de soi est un exercice spirituel : elle est à la fois connaissance et purification de soi par cette connaissance. Pour les deux encore, cette connaissance entraîne une « conversion » de l’âme tout entière : la connaissance de soi est aussi un souci de soi : le gnw`qi seautovn a partie liée d’emblée avec l’ejpimevleia eJautou`, la cura sui. La différence entre ces deux soucis de soi tient alors en ceci que le soi dont il faut se soucier est, pour Platon, l’âme qui s’apparente au Dieu – le daimôn pourrait-on dire (en usant d’un mot
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C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on a suspecté ce passage de l’Alcibiade d’être un ajout tardif au texte primitif de Platon. On trouve justement ce passage cité chez Eusèbe de Césarée dans sa Préparation évangélique, XI, 27, trad. Favrelle, Paris, Cerf, 1982, p. 179191. Pour un résumé de cette longue discussion au sujet de ce passage suspect, on peut se reporter à l’édition de l’Alcibiade de J.-F. Pradeau, GF Flammarion, 1999, p. 24-29 et 219220. On notera cependant que l’on retrouve le thème du miroir ailleurs dans l’œuvre de Platon, dans la République, en 509c – 510a, où Platon convoque également cette image à propos du rapport entre monde sensible, images et monde intelligible, idée, objets réels. Philon s’appuie apparemment sur ce passage de Platon lorsqu’il utilise la même image pour parler du même rapport dans le De decalogo 21 et les Legum allegoriae, III, 33.
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platonicien en réalité utilisé dans son œuvre en un autre sens117). La purification qu’entraîne le processus de connaissance permet alors au soi de s’assimiler au dieu (ce que les Grecs nomment l’oJmoivwsiς qevw)/ . La catharsis permet au soi de devenir ce qu’il est essentiellement : un homme divin. La conversion platonicienne l’est à un soi devenu meilleur, plus sage et lumineux118. L’a[skhsiς platonicienne a pour objectif de libérer l’âme du corps pour la diviniser. Son exercice le plus important, la mélétè thanatou, a effectivement pour but de laisser s’épanouir une figure ancestrale héritée de la sagesse pythagoricienne, celle du qei`oς ajnhvr, l’homme divin119. On trouve d’ailleurs également cette idée dans le moyen platonisme, le néo-platonisme et dans la gnose qui conserve cette orientation mystique. Symptomatiquement, le passage où la notion d’« assimilation au dieu » se trouve exprimée pour la première fois par Platon (« l’évasion, c’est de s’assimiler à Dieu (oJmoivwsiς qevw/) dans la mesure du possible »
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Il y a en réalité très peu d’occurrences de ce terme dans l’œuvre de Platon (moins d’une dizaine). On peut voir, en gros, trois principales acceptions platoniciennes de ce terme. 1) Le Cratyle (398b-c) propose de voir le « daimôn » comme un être surhumain que l’homme de bien devient après sa mort ; 2) le Banquet (735de) définit le daimôn comme un dieu intermédiaire entre ce qui est mortel et ce qui est immortel – en ce sens, Éros est un daimôn. 3) Enfin, le Phédon (107d-e) et la République (X, 617d-e) perçoivent le « daimôn » comme le Génie que chaque être humain se choisit après sa vie mortelle et qui l’accompagnera durant la vie suivante. Proche de cette signification, les Lois (V, 729e et VII, 804a) et la Lettre VII (336b) voient le daimôn comme un Génie qui protège (Lois) ou au contraire a une influence néfaste (Lettre VII) sur l’homme qu’il accompagne. Comme on le voit, l’âme humaine n’est jamais purement et simplement identifiée à un daimôn : elle est soit accompagnée par lui, soit destinée à le devenir, après avoir quitté la vie mortelle. 118 On trouve encore un témoignage de cela chez Clément d’Alexandrie notamment. Cf. Stromates, IV, VI, 27.3 : « Trouver son âme, c’est se connaître soi-même. Cette conversion vers les choses divines, les stoïciens disent qu’elle se fait par une mutation brusque, l’âme se transformant en sagesse ; quant à Platon, il dit qu’elle se fait par la rotation de l’âme vers le meilleur et que la conversion de celle-ci la détourne de l’obscurité ». 119 Pythagore était appelé l’homme divin, le theios anèr. Sur cette dénomination, cf. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, p. 140-141. L’apparition d’un certain type d’homme, le shaman, a « introduit dans la culture européenne une nouvelle interprétation de l’existence humaine, l’interprétation qu’on appelle puritaine » [Ibid., p. 139]. Ce puritanisme implique des techniques dont l’enjeu essentiel réside dans la séparation de l’âme et du corps et dans l’attribution à l’homme « d’un soi occulte d’origine divine » [ibid., p. 140]. On notera qu’il s’agit d’ajnhvr et non d’a[nqrwpoς ; on parle du genre masculin par distinction du genre féminin et non de l’humanité entière sans distinction de sexe.
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[Théétète, 176a-b]), sera abondamment cité dans le moyen platonisme, et sera d’ailleurs l’un des traits d’union entre stoïcisme et platonisme : on le retrouve chez Apulée, Alcinoos, Arius Didyme et Numénius, qui en font l’expression même du telos, le souverain Bien120. Cicéron insiste systématiquement dans ses références à l’adage delphique sur le fait que la connaissance de soi est connaissance du caractère divin de l’âme : « divinum … ingenium » [De legibus, I, 22, 58], « mens ; deum ; animus » [Somn. Scip. VIII, 26], « animus … divinus » [Tusc. I, 22, 52]121. Le passage du Théétète sera également repris dans le néo-platonisme, et notamment chez Plotin dans un passage important des Ennéades, I, 2, 2. Plotin y parle des
120 Cf. Carlos Lévy, « Cicéron et le Moyen Platonisme : le problème du Souverain Bien selon Platon », Revue des études latines, n° 68 (1991), p. 50-65. L’assimilation à Dieu est un thème païen qu’on trouve dans l’orphisme et les mystères – l’ancien orphisme semble avoir placé parmi ses croyances essentielles l’origine divine de l’âme ; et le but de la vie orphique est de faire triompher dans les hommes nés des cendres des Titans (qui avaient été foudroyés après avoir dévoré Dionysos Zagreus) l’élément divin sur l’élément titanique. On retrouve également ce thème chez Platon qui en fait un fondement du sentiment religieux : c’est en raison de sa parenté avec les dieux que « l’homme se mit, seul de tous les animaux, à croire à des dieux » [Prot. 322A]. Rendre un culte à la divinité est alors pour l’homme entretenir « en bon état le dieu qui habite en lui » [Timée 90bd]. Si l’on ne trouve pas chez Platon le verbe theoun qui est un verbe tardif et qu’il ne s’agit effectivement pas pour l’homme de se diviniser mais d’être et de se rendre semblable à Dieu, reste que, comme Aristote par la suite, Platon rejette la vieille sentence grecque « avoir quand on est un homme les sentiments d’un homme » pour y substituer l’invitation à l’imitation de l’immortalité des dieux : « autant qu’il est possible se faire immortel » dira Aristote dans le Protreptique et plus fortement encore, Platon parle d’une nécessité absolue que l’homme, dans la mesure où il participe à l’immortalité, puisse en jouir entièrement » [Timée 90b-d]. Ce thème de l’assimilation à Dieu se retrouvera dans la Patristique grecque et chez les Pères latins. C’est que malgré qu’il soit étranger à la langue biblique soucieuse de préserver l’absolu de la transcendance divine, il est apparu comme le plus propre à exprimer la vocation ultime de l’homme et la nouveauté de la condition dans laquelle l’Incarnation rédemptrice du Fils de Dieu l’avait restauré. On constate cependant que si l’acquisition de la ressemblance avec Dieu, voire la transformation en Dieu, n’a pas cessé d’être l’idéal poursuivi par les Pères grecs (exemplairement Clément d’Alexandrie, Origène, Denys l’Aréopagite et Maxime le Confesseur), pour les Pères latins, l’insistance sur ce thème se fait plus rare, et, plus immédiatement réalistes (décadents dirait Marrou), ils proposent une morale strictement humaine. [Que l’on ne s’étonne donc pas ainsi que l’ouvrage de Gross sur la divination d’après les Pères grecs ne trouve pas de correspondant pour les Pères latins]. 121 Cf. P. Courcelle, Connais-toi toi-même, op.cit, p. 32.
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vertus « par lesquelles nous devenons semblables à Dieu » [I, 2, 1-2] et souligne que « ce qui n’est pas du tout soumis à la mesure (de l’oJmoivwsiς qevw/), c’est la matière qui, à aucun degré, ne devient semblable à Dieu ; mais plus un être participe à la forme, plus il devient semblable à l’être divin, qui est sans forme » [I, 2, 20-22]. Or, on peut dire qu’avec le christianisme d’Augustin (et non celui des Pères grecs : Clément d’Alexandrie, Origène, Denys ou Maxime le confesseur, auteurs d’une « spiritualité orientale » plus proche de la mystique néoplatonicienne), ce modèle de l’assimilation au dieu se trouve mis en crise dans un souci d’affirmer l’absolue transcendance de Dieu : « Le vrai saint, parce qu’il se connaît, voit avec lucidité son néant d’être créé, renonce à soi-même et acquiert, de ce fait, la connaissance de Celui qui est. (…) Mais ce repli sur soi, loin d’être complaisance à soi-même ou empiètement sur l’au-delà, s’achève en vue du néant humain et du respect religieux de la transcendance divine »122. Et cela, au nom de cette vertu capitale, condition de possibilité de toute autre, qu’est l’humilitas. Le péché originel auquel elle est le seul remède consistait en effet en un péché d’orgueil épistémique et plus largement dans une volonté de s’assimiler à Dieu : vouloir connaître le bien et le mal « comme si l’on était des dieux » [Gen. III, 5]. Ainsi en est-il du roi de Tyr qui, pour s’être « enflé d’orgueil » et avoir dit : « Je suis un Dieu » alors qu’il n’était qu’un homme, a été précipité de son trône et jeté à terre [Ez., 28, 1-19]. On trouve déjà cette orientation chez Philon d’Alexandrie, dans une référence à Adam, symbole de l’intellect qui donne des noms aux choses mais pas à lui-même parce qu’il ne connaît pas ce qu’il est lui-même. De même, lorsque Dieu dit à Moïse de se connaître lui-même, il lui « signifie de reconnaître sa faiblesse d’homme, incapable ainsi que toute autre créature de saisir l’essence divine » [De spacialibus legibus, I, 44]. Et Jean Chrysostome rejoindra Philon par-delà les siècles : pour lui, se connaître c’est également se tenir pour « terre et cendre », pour « ver de terre » ; cela sert avant tout à reconnaître la distance infinie qui sépare l’ignorance humaine de l’omniscience divine [In Matthaeum, hom. XXV, 4]. Ainsi que B. Stock le souligne, le monde d’Augustin n’est pas celui de Plotin : « il y a une fusion de la connaissance de soi et de la vision
122
P. Courcelle, Ibid., p. 4.
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de l’Un ; il n’y a pas [chez Augustin] une telle continuité entre l’altérité divine (…) et la mutabilité de la nature humaine. Ce que nous avons en lieu et place de cela, c’est la traditionnelle rencontre d’un homme pécheur et d’un Dieu saint »123. Il y avait bien une voie du platonisme, qu’Augustin connaissait particulièrement bien par sa lecture de Cicéron, qui aurait pu combler ce fossé : le probabilisme sceptique de la Nouvelle Académie. Mais là où le pragmatisme cicéronien débouchait sur une gestion rationnelle des obscurités indépassables du savoir humain, l’assomption augustinienne de la finitude débouche plutôt sur une dramatique de la faute originelle. C’est elle qui conduit Augustin à rompre le dialogue encore maintenu au cœur même du scepticisme cicéronien entre l’idéal et la réalité. La différence entre le soi impersonnel et le soi individuel doit ainsi être rapportée à une différence plus essentielle : connaître le soi lui-même, c’est pour Platon connaître le soi démonique, la portion divine en l’homme (et à cette condition le connaître pour ce qu’il est véritablement : universel et impersonnel). Chez Augustin, en revanche, on ne se connaît soimême que lorsque l’on a reconnu que l’on était vicieux et mauvais, impuissant et concupiscent (et c’est ainsi que le soi se connaît comme un être particulier dans une histoire personnelle qui est l’histoire des fautes dont il est responsable)124. La conversion est opérée par un mouvement de retour en soi-même où l’homme ne découvre pas les lumières d’un être impersonnel et démonique, mais les noirceurs de son moi démoniaque. Se transformer, c’était devenir comme les dieux, c’est maintenant assumer de n’être qu’un sujet isolé, misérable et limité. Que l’on se souvienne des termes forts du passage du livre VIII où Dieu retourne le sujet vers lui-
123
B. Stock, op.cit., p. 73, je traduis. Sur cette question, le chapitre que Jolivet consacre à « La vision en Dieu », dans Dieu, soleil des esprits, p. 57-77, est particulièrement éclairant. Cf. notamment p. 68. 124 Pour expliquer la différence du traitement du thème de l’assimilation à Dieu par les Pères grecs et latins, on peut évoquer la différence de conceptualité de l’humanité, conçue par les Pères grecs comme un tout ou une nature et conçue par les Pères latins – et plus particulièrement Augustin –comme composée d’individus singuliers, des plus saints et des plus vicieux. Les uns s’intéressent alors à l’assimilation de l’ « homme » à Dieu, les autres au salut des pécheurs, des hommes singuliers en fonction de leur itinéraire propre et de leurs fautes personnelles.
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même pour qu’il contemple le désastre : « combien j’étais laid, combien j’étais difforme et sordide, couvert de taches et d’ulcères. Je voyais et j’étais horrifié » [VIII, VII, 16]. La connaissance de soi est reconnaissance de culpabilité. La différence entre praesumptio et confessio se comprend mieux à la lumière de cette mise en crise du modèle de l’assimilation au dieu : la présomption consiste à se connaître comme être démonique, la confession, à se reconnaître comme être fautif et démoniaque, dépendant du Christ pour se sauver et se soigner. C’est d’ailleurs cette mise en crise du modèle grec, platonicien, de l’assimilation au Dieu qui peut, comme le souligne justement E. Dubreucq, justifier la différence entre la « vision d’Ostie » et celles du Livre VII d’un Augustin encore emprunt de platonisme : « Que toutes les deux soient des échecs ou des visions imparfaites, cela s’entend au sens le plus général où, selon Augustin, il n’est pas possible à la nature humaine de s’unir définitivement par elle-même et ici-bas avec le divin. Cela n’empêche pas la vision d’Ostie d’être une réussite sur le plan ascétique. Cet exercice cherche à s’ouvrir au divin, à provoquer des effusions du cœur et non à s’unir à lui ; car l’union perpétuelle ne se réalise qu’après la mort et non durant l’existence. L’échec des tentatives d’union de l’âme à la divinité est donc plus radical que celui de l’effort de purification. (...) Dans la perspective ouverte par Augustin, l’exercice plotinien prépare donc au mieux à la reconnaissance de cette impuissance. Le néo-platonisme, s’il permet de réfuter sur leur propre terrain les présupposés ontologico-exégétiques des manichéens, est voué à l’échec et à l’erreur sur le plan sotériologique, parce qu’il surévalue orgueilleusement les forces de l’intelligence humaine »125. Le processus de connaissance de soi consiste toujours en une purification, mais le soi qu’elle prend pour objet est désormais le soi fautif et c’est précisément cette différence d’objet qui assure par ailleurs des limites de la purification si elle ne repose que sur les seules forces de ce sujet malsain et impuissant. Et c’est également cette différence d’objet qui met alors parallèlement en crise l’idéal classique de l’autonomie et de la maîtrise de soi. On trouve trace de cette différence essentielle dans la manière dont les exercices spirituels sont conduits de part et d’autre. Ainsi, la Vie d’An125
E. Dubreucq, op.cit., p. 142.
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toine d’Athanase (ce livre dont Simplicianus fait le récit alors même que Dieu retourne Augustin vers les difformités de son monde intérieur) souligne que l’objet de l’ascèse, c’est en effet le démon qui est en nous : « Veillons attentivement et (…) avant toute chose gardons notre cœur. Nous avons en effet des ennemis terribles et pleins de ressources, les mauvais démons, et c’est contre eux qu’est notre lutte » [V.A., P.G. 26, 873bc]. La pensée de Cassien recèle également des myriades de citations qui décrivent cette garde de l’esprit contre les pièges du démon. Partout présent, celui-ci « tâche (…) en suscitant en nous diverses pensées ou humeurs, de détourner notre esprit de son intense supplication et d’attiédir ainsi sa ferveur initiale » [Ibid., II, X, 3]. L’impératif revient alors, inlassable, de faire « succomber à notre enquête et à notre exposition » les vices [Inst.céno., V, II, 2]. Et, « perçant ainsi, par la pureté de notre regard intérieur, les noires ténèbres des vices, [de] les manifester au grand jour… » [Inst.céno. V, II, 3]. Toujours en remettant ce travail et cette tâche ardue sous la garde et la grâce de Dieu. Les exercices ascétiques platoniciens consistent, en revanche, à voir la beauté en soi et à percevoir son propre éclat divin. La métaphore du sculpteur utilisée par Plotin est particulièrement parlante : « Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle : il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il montre un beau visage dans la statue ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste… » [Enn., I, 6, 9, 7]126.
Cette différence de perception : voir le beau en soi par soi-même/ voir le sordide et l’infâme en soi sous la poigne de Dieu, implique d’ailleurs une différence de tonalité affective dans les exercices spirituels : se confesser, c’est gémir sur soi-même. Or, comme le note Augustin lui-même, le gémissement est absent des livres des platoniciens : « Ce sont des choses que ces
126 On retrouve cette image chez Grégoire de Nazianze où l’âme doit rejeter ce qui est extérieur au logos, porter son attention sur elle-même et se perfectionner comme l’artiste polit une statue [cf. Oratio, XXVII, 7]. P. Courcelle voit dans le texte de Plotin une source directe de celui de Grégoire [cf. Connais-toi toi-même, op.cit., p. 108, n. 47].
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livres ne contiennent point ; elles ne contiennent point, ces pages-là, le visage de cette piété, les larmes de la confession, ton sacrifice, l’âme broyée de douleur, le cœur contrit et humilié… » [VII, XXI, 27]127. Le Grec, en effet, ne paraît pas gémir de ce qu’il est, s’il gémit, c’est d’un sort qui lui est extérieur128. Lorsqu’il relève l’héritage plotinien du schème de l’extase dans les Confessions, P. Courcelle émet une réserve nette au sujet de cette proximité du schéma général qu’il vient d’accorder dans des termes qui recoupent ceux d’Augustin qui viennent d’être mentionnés : « … si enrichissante qu’ait pu être la lecture des Platonici, Augustin sort de cette expérience avec des gémissements amers, se sent repoussé de la vision de Dieu, comme si un coup lui avait été asséné pour le refouler, garde une cuisante blessure [VII, XX, 26]. Rien de tel, que je sache, dans les sources néoplatoniciennes : Plotin écrit seulement que l’œil mal nettoyé ne voit rien [Enn. I, 6, 9, 25] »129. Les exercices spirituels pour mieux voir sont fait dans la perspective heureuse et dans le climat serein de ceux qui visent et obtiennent une part de la meilleure des visions130. Les stoïciens et les cyniques insistent également sur la dimension eudémonique de ces exercices : leur but théorétique, à savoir une connaissance plus parfaite qui est
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Cf. également X, XLII, 67. C’est dire peut-être aussi que ce platonisme n’est pas celui de Cicéron, tout emprunt de pietas et de douleur affichée et tout à la fois entretenue et consolée par l’écriture. 128 Cf. Daraki, art.cit., p. 104 : « On ne saurait nommer le Grec qui, placé face à son identité, puisse y trouver sujet à désolation. S’il lui arrive de ‘gémir’ – et cela lui arrive souvent – c’est sur le sort humain, général ou particulier. Mais le sort est à ses yeux ce qui précisément échappe à l’homme, l’extériorité par excellence ». L’idée de daimon elle-même qui aura un essor si grand renvoie également à cette idée d’une personnalité, d’une identité reçue comme une destinée : selon l’étymologie, daimon, c’est « celui qui distribue une part ». Le mot provient de la même racine, le substantif daivς, que les verbes daivomai, daivnumi. Daivς renvoie à l’idée d’un partage, d’une distribution. « Cette part, note Festugière, est notre sort, fixé selon une décision irrévocable (…). Daivmwn n’est plus ici qu’un équivalent de movroς. C’est la même amphibologie que pour moi`ra qui tantôt désigne notre part, tantôt, personnifiée, la Puissance qui de chacun fixe la destinée » [Contemplation et vie contemplative selon Platon, p. 269]. Le daivmwn d’Œdipe par exemple n’est autre que sa destinée d’aveugle et de mendiant parricide. 129 P. Courcelle, « La première expérience augustinienne de l’extase », Augustinus Magister, t. I, p. 53-57. 130 Enn. I, 6, 7, 32-33.
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assimilée à la vie heureuse131, leur confère une dimension toute positive que Diogène relève dans ces termes : « un homme de bien ne célèbre-t-il pas une fête chaque jour (…). Et une fête splendide si nous sommes vertueux » [De tranq. Anim., 20]. La morale stoïcienne est tout entière construite autour de la possibilité de maîtriser les passions et de ne s’affliger de rien, rejoignant par là finalement les tendances habituelles de la philosophie ancienne. Ainsi que le note A. Motte, « mesure et beauté, connaissance et contemplation, contact avec ce qui est divin, joie intérieure : l’association de ces notions capitales à l’idée de loisir et de fête est constante dans la philosophie antique en dépit des courants parfois très divergents qui la traversent »132. Par rapport à cette dimension eudémonique et pour ainsi dire « enthousiaste » des exercices spirituels platoniciens et stoïciens, on peut dire que les exercices spirituels chrétiens apportent leur tonalité propre : une dimension plaintive dont témoigne la dramaticité pathétique de l’exhomologèse chrétienne. Un lien fort se dessine donc entre la dramatique chrétienne du rapport à soi et l’impératif dogmatique de souligner les limites du pouvoir et du savoir humain. Remettre en un lieu externe au sujet les forces et les clés de sa purification, c’est le placer dans une situation dramatique où il lui reste à gémir, se plaindre et implorer le secours venu d’ailleurs, de Dieu. Le schéma des degrés pour parvenir à la sagesse, récurrent chez Augustin133 et qui est d’origine plotinienne, est, ici encore, utile à faire mieux 131
Cf. Sénèque, Quaest.natur., I, 7-13 : « l’âme atteint à la plénitude du bonheur quand, ayant foulé aux pieds tout ce qui est mal, elle gagne les hauteurs et pénètre jusque dans les replis les plus intimes de la nature ». Cf. également Cicéron, De finibus, III, IV, 12. 132 A. Motte, « La fête philosophique et le loisir des dieux », in Les loisirs et l’héritage de la culture classique, Latomus. Revue des études latines, n° 230 (1996), p. 38. On sait que l’aspiration à l’oJmoivwsiς qew`/ affleure d’un bout à l’autre de la philosophie grecque ; elle est impliquée dans la notion même de philosophos, selon l’interprétation que les pythagoriciens donnaient de ce mot. Elle restera présente dans la plupart des écoles philosophiques, s’accommodant de conceptions théologiques et anthropologiques très diverses. Même les épicuriens la cultivent : « Tu vivras comme un dieu parmi les hommes », promet Épicure à Ménécée. Cet idée est un dénominateur commun de la sagesse antique : la vie idéale que prône le sage est semblable à celle des dieux et, dans le cas de la croyance en une survie, elle préfigure le sort qui attend les bienheureux. 133 Duchrow réfère aux ouvrages suivants : Enarratio in Psalmum, XI, 7 ; De sermone Domini in monte I, 3-12 ; De sancta virginitate, XXVIII sq. ; Sermo Morin XI ; Sermo LIII, Sermo CCCXLVII.
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apparaître les glissements opérés par la pensée d’Augustin à l’intérieur d’une tradition néo-platonicienne dans laquelle tout à la fois il s’intègre et qu’il critique et modifie profondément. Ce schéma est utilisé dans le De doctrina christiana pour situer le degré qui est celui de l’ouvrage, c’est-à-dire le degré où se trouve l’exégète, le degré de la science : « Après ces deux degrés de la crainte et de la pitié, on arrive au troisième, le degré de la science, celui dont je me suis proposé de parler dans le livre présent. Car c’est là que s’exerce toute personne qui a du goût pour les divines Écritures et s’y applique avec l’intention de ne trouver rien d’autre en elles que le devoir d’aimer Dieu et le prochain pour Dieu » [De doct.christ. II, VII, 10].
Pour interpréter l’Écriture, activité qui appartient au degré de la science, il faut donc d’abord avoir gémi sur soi et avoir fait pénitence. On comprend ainsi que les superbi – les philosophes (les platoniciens essentiellement, dont Cicéron lui-même) et les manichéens – ne peuvent pas, aux yeux d’Augustin, en être arrivés à ce degré de la science qui permet de commenter la Bible en vérité, précisément dans la mesure où ce degré présuppose et s’appuie sur ces échelons intermédiaires que sont deux autres stades, ceux de la crainte et de la pénitence134. Ainsi, les conséquences de l’attitude ici, gémissante et plaintive et là, enthousiaste et festive, sont tout à fait capitales aux yeux d’Augustin. La superbe des platoniciens leur interdit tout accès à la Bible135.
134 Il est difficile de penser ce degré de la crainte comme étranger à une critique de la théorie stoïcienne des passions. Sa lecture de Cicéron (notamment du livre IV des Tusculanes) l’a rendu suffisamment familier au stoïcisme pour qu’il n’ignore pas la portée critique de cette échelle spirituelle. 135 On notera alors que le schéma inverse vaut également : seul peut gémir sur lui-même et faire pénitence celui qui s’est laissé instruire par les Écritures. Augustin poursuit en effet en ce sens : « Il est donc nécessaire pour chacun, sitôt qu’à la lecture de l’Écriture il se découvre enlacé dans l’amour de ce siècle, c’est-à-dire des biens temporels, de se rendre compte que (…) il est fort éloigné de ce si grand amour de Dieu et de ce si grand amour du prochain. (…) De fait cette science qui lui donne un saint espoir ne rend pas l’homme vantard mais gémissant. Ainsi disposé il obtient, par des prières puissantes, la consolation du secours divin qui l’empêche d’être brisé par le désespoir » [ibid.]. Seul le moi qui s’est laissé instruire et juger par l’Écriture peut accéder à une confession de ses fautes [Cf. également Sermo CCCXLVII : « Le degré de la science leur fera connaître non seulement les maux de leurs péchés passés qu’ils ont pleurés avec douleur lorsqu’ils étaient au premier degré de la pénitence, mais
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On pense alors à l’aspect poli et lumineux de la statue de Plotin, nettoyée de toutes ses impuretés et brillant « de l’éclat divin » et on perçoit l’écart : non seulement les exercices spirituels plotiniens ne permettent pas d’accéder au degré de la force, de la firmitas136, mais ce degré de la science dont ils se flattent, ils n’y sont pas parvenus par le chemin que trace Augustin, celui de la crainte et du gémissement, celui de la pénitence et de l’aveu : celui qui ouvre le véritable accès aux Écritures. Au sujet de la métaphore plotinienne de la purification comme sculpture de soi-même, Hadot relève que cet idéal plotinien des exercices spirituels : sculpter sa propre statue, est souvent mal compris dans la mesure où on y voit la marque d’un esthétisme moral qui l’apparenterait à des attitudes superficielles comme prendre la pose, se composer une attitude ou jouer un personnage. En réalité, note Hadot, la sculpture est pour les Anciens « un art qui ‘enlève’ par opposition à la peinture qui est un art qui ‘ajoute’ : la statue préexiste dans le bloc de marbre et il suffit d’enlever le superflu pour la faire apparaître »137. Un art de la purification, donc,
encore combien c’est un mal d’être dans cette vie mortelle et cet exil loin du Seigneur, même lorsque la félicité du monde leur sourit. Car il est écrit : ‘celui qui accroît sa science accroît sa douleur’. ‘Bienheureux ceux qui pleurent parce qu’ils seront consolés’ »]. Et seule l’Écriture conduit l’homme à la guérison (de son orgueil), dans la mesure où elle le conduit à « gémir » sur lui-même et à implorer la grâce. C’est à cette condition d’ailleurs que le degré de la science conduit à celui de la force : l’homme est alors non seulement « illuminé » mais aussi « affermi ». 136 Courcelle relève les liens de ce degré de la firmitas avec celui du gémissement et de la pénitence dans un texte sur le « Connais-toi toi-même » : « Aux philosophes qui font grand cas de la science des êtres terrestres et célestes, et qui scrutent ou connaissent déjà les vias siderum et les mundi moenia, Augustin oppose, dans le Prologue du livre VI [du De Trinitate], ceux qui préfèrent à la physique le ‘Connais-toi toi-même’. Lui-même préfère encore l’homme qui, par cette science de soi-même, aperçoit sa propre infirmitas et la voie salutaire qui mène à la firmitas. Cet homme, sous l’effet réchauffant de l’Esprit Saint, s’éveille à Dieu et, faute d’y parvenir, se découvre lui-même (invenitque se) à la lumière de Dieu, reconnaît que son mal ne peut s’allier à la pureté divine, supplie Dieu de le prendre de plus en plus en pitié jusqu’à ce qu’il ait quitté son vêtement de misère, et se fie au gage de salut que constitue déjà le Christ » [P. Courcelle, op.cit., p. 149]. 137 Hadot s’est beaucoup intéressé à cette image, qui sert d’exergue à son livre sur Plotin, qu’il analyse plus précisément p. 17-19 et qu’il étudiera également dans son livre sur les exercices spirituels (p. 58-60). La remarque citée ici est reprise de ce dernier ouvrage, p. 6061. Dans le même ordre d’idée, Porphyre décrit les exercices spirituels comme une manière
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plutôt qu’un art de l’accumulation. Se purifier, selon Plotin, c’est enlever, ajfairei`n [I, 2, 5 ; II, 2, 4 ; III, 6, 5 ; V, 3, 14] et c’est séparer, cwrivzesqai [III, 6, 5] le pur et l’impur138. Une nouvelle correction doit ainsi être apportée, pour que le commentaire d’Hadot ne fasse pas à son tour l’objet d’une interprétation erronée. Cette purification plotinienne qui consiste à enlever de la matière n’a rien à voir avec la purification augustinienne par l’aveu, comme le laisse clairement apparaître le schéma augustinien des degrés spirituels. Et je ne veux pas seulement dire, à la suite de Foucault, que la correction par purification des scories et excédents prendrait, depuis le stoïcisme, progressivement le pas sur la formation par accumulation des compétences et des savoirs139, je dirais plutôt qu’une différence s’installe à l’intérieur d’une conception de l’éducation comme correction que platoniciens et chrétiens partagent et, plus précisément encore, qu’Augustin hérite de Plotin et de Porphyre. La différence se noterait ainsi : si on trouve bien l’idée de
d’enlever tous ses vêtements pour se trouver nu, dans la tenue adéquate pour ce qu’il apparente à une gymnastique de l’esprit : cf. De l’abstinence, I, 31, 3 qui correspond à Plotin, Enn., 1, 6, 7. 138 Se purifier pour Plotin, c’est gratter tout ce qui s’est ajouté à l’âme dans la génération : to; prosplasqe;n ejn th/` genevsei ajfhvvsein [IV, 7, 14]. Le mot mérite d’être relevé : to; prosplasqevn ; il signifie que le sensible est comme un enduit, une espèce de crépissage, une couche de peinture qui n’entre pas dans l’essence de l’être même, mais qui, s’ajoutant du dehors, peut être grattée sans l’altérer, car elle reste toujours l’autre [I, 2, 4]. 139 « [L’]aspect correcteur (…) devient de plus en plus important. La pratique de soi ne s’impose plus simplement sur fond d’ignorance, comme dans le cas d’Alcibiade, d’ignorance qui s’ignore elle-même. La pratique de soi s’impose sur fond d’erreurs, sur fond de mauvaises habitudes, sur fond de déformation et de dépendance établies et incrustées qu’il faut secouer. Correction-libération, beaucoup plus que formation-savoir : c’est dans cet axe-là que va se développer la pratique de soi, ce qui est évidemment capital » in L’Herméneutique du sujet, op.cit., p. 91. On peut dire que ce mouvement consiste finalement à dire dans les termes de Foucault que les exercices spirituels en tant qu’ils sont « correcteurs » et « libérateurs » vont prendre dans le stoïcisme et dans la spiritualité chrétienne une place de plus en plus prépondérante par rapport au processus de connaissance : l’ejpimevleia eJautou` va l’emporter sur le gnw`qi seautovn. Et ce n’est que plus tard, dans la scolastique médiévale, et puis magistralement avec Descartes, que s’effectuera le mouvement inverse de la valorisation du gnw`qi seautovn et de la dévalorisation correspondante de l’ejpimevleia eJautou`, mouvement dont nous héritons et qui nous amène à considérer le « connais-toi toi-même » comme l’adage philosophique par excellence au détriment de l’ejpimevleia eJautou`.
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correction, de redressement et de purification dans les exercices spirituels platoniciens et plotiniens, reste que ce redressement s’opère à partir d’un modèle, d’un idéal qu’il s’agit de copier en enlevant des scories. L’image plotinienne de la sculpture, en ce sens, repose sur une conception grecque antique que, dans son livre sur la paideia, W. Jaeger notait ainsi : « Le chefd’œuvre des Grecs fut l’Homme. Les premiers, ils comprirent qu’éducation signifie modelage du caractère humain selon un idéal déterminé »140. La théorie platonicienne des Idées dans sa référence fréquente à l’exemple de l’artisan qui construit son produit les yeux fixés sur le modèle est un avatar du même idéal grec141. Dans le stoïcisme également, la notion de « cause exemplaire », qui constitue ce modèle que l’artiste imite, joue un rôle important142. Ainsi, dans l’Orator, Cicéron reprend-il la métaphore du sculpteur pour parler de l’art oratoire et pour montrer que la matière de cet art est la philosophie définie précisément par sa relation à l’idéal. Daraki relève les conséquences épistémologiques colossales de cette aptitude à se créer selon un idéal, à « sculpter leur propre statue » en élargissant le champ de cette création aux objets scientifiques et aux idéalités mathématiques : « Les Nombres des Pythagoriciens ou les Idées de Platon sont des exemples de produits mentaux objectivés que leurs auteurs situaient dans le monde sans se douter qu’ils en étaient les créateurs. Ils pensaient être en présence d’êtres cosmiques gérant l’ordre de l’univers alors qu’ils objectivaient leurs propres facultés logiques. L’activité d’objectivation caractérise un état dans lequel le sujet ne peut penser ses données psychologiques, affectives ou cognitives, qu’en les regardant si l’on peut dire en face.
140 W. Jaeger, Paideia. La formation de l’homme grec, Gallimard, 1964, t. I, p. 20. cf. également E. Beaujon, « L’idée de l’homme dans l’art grec du IVe siècle », in Critique, 242, 1967 et R. Joly, Le renversement platonicien, Paris, Vrin, 1974, p. 45 sq. 141 On n’est pas si loin de Foucault qui, dans l’Usage des Plaisirs, opposait le Grec pris dans une esthétique de l’existence qui vise à copier un modèle de vie posé en référence et le chrétien, dépris de cette esthétique, et occupé à une herméneutique incessante du désir coupable en lui. Sur ce sujet, le lecteur peut se reporter à l’article de P. Hadot, « Un dialogue interrompu avec M. Foucault », art.cit., p. 230, où l’auteur refuse le qualificatif foucaldien d’« esthétique » de l’existence, en arguant que le beau n’est pas le but premier des exercices spirituels plotiniens et plus largement grecs, qui ont pour objectifs le bon (agathon) et la sagesse (sophia), des mots curieusement absents chez Foucault, regrette-t-il. 142 Cf. les Lettres 58 et 65 de Sénèque.
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(…) Il faut, cependant, mesurer les conséquences. En objectivant ses propres réalités mentales, le Grec obstrue simultanément deux terrains sur lesquels il ne peut plus avoir vue : le monde de la nature qu’il a investi par des projections qui en recouvrent entièrement l’étendue, et sa propre vie intérieure dont il a ‘exporté’ les données. Cette double impuissance, les Grecs l’ont convertie en liberté. La liberté de s’instituer créateurs du monde et d’eux-mêmes »143. On pourrait dire que le réalisme platonicien et plotinien des idées et des hypostases est l’exemple massif de cette objectivation grecque des principes mentaux. La différence entre la présomption platonicienne que dénonce Augustin et l’humilité chrétienne engage l’épistémologie dans une voie différente. La liberté de s’instituer créateur de soi-même passe désormais pour hérétique et cette condamnation implique ceci que la purification n’est plus conduite les yeux fixés sur l’idéal moral divin, mais sur l’abîme humain, ses ulcères, ses maladies, ses puanteurs pestilentielles144. Cet « abîme » de ronces et de ténèbres sur lequel la conscience de soi s’ouvre désigne une région neuve à explorer : l’homme devient un objet possible de recherche parce qu’il n’est plus conçu sous la forme d’un idéal à atteindre, mais sous celle d’un sujet naturel qui s’échappe à lui-même de bien des manières : « Augustin n’apprécie pas de la même façon les divers éléments qu’il porte en lui. Mais il s’est fait l’observateur attentif, conscient de mener une ‘recherche’ sur lui-même (C. 10.16). Ce à quoi les Grecs se sont toujours refusés. Car chez eux le projet d’évacuation dont l’homo naturalis faisait
143
M. Daraki, art.cit., p. 111.
144 Ici, je ne suis pas d’accord avec P. Hadot qui voit une continuité entre l’attitude grecque
traditionnelle de la prosochv, de la vigilance à l’égard de ses propres pensées et cette même attitude fondamentale du moine qui fait attention à lui-même. Cf. « Exercices spirituels antiques et ‘philosophie chrétienne’ », in Exercices spirituels, op.cit., p. 59-74 ; cf. par exemple p. 64 : « S’appuyant sur la version grecque d’un passage du Deutéronome : ‘Fais attention, pour qu’il ne soit pas caché dans ton cœur une parole d’injustice’, Basile développe toute une théorie de la prosochè fortement influencée par les traditions stoïcienne et platonicienne ». Or, à mon sens, ce passage du Deutéronome illustre précisément la différence d’objets et d’objectifs que ces exercices spirituels platoniciens et chrétiens, à certains égards similaires il est vrai, ont proposé à leurs adeptes.
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constamment l’objet s’opposait à ce qu’on en fasse un objet d’étude : accepter de le connaître serait commencer à le reconnaître »145. Les exercices de purification sont ici conduits à partir d’un modèle idéal, et là, conduits sans modèle positif auquel s’assimiler. Cette différence permet de comprendre une difficulté du texte de Cassien. Nous avons vu qu’il estimait qu’il y avait un préalable, une préparation du sujet à recevoir l’enseignement de Dieu et que ce préalable était qualifié en termes de labeur déployé pour combattre la force naturelle et puissante des mauvaises herbes et des ronces : la force du mal. Reste, évidemment, que le labeur préparatoire doit bien être perçu pour tel : préparatoire, et donc rattaché à une visée plus haute, à un objectif qui en définit l’utilité : un idéal normatif. Le thème apparaît fort proche du platonisme et du néo-platonisme. Il faut bien voir, cependant, où porte l’attention de Cassien quant à la qualification de la finalité du labeur et de cet idéal normatif. Après un épisode de type socratique où Moïse interroge les deux jeunes gens [Cassien et son ami Germain] sur ce qu’est à leurs yeux la fin de l’activité monachique et où ceux-ci avouent leur ignorance et leur perplexité sur la question, l’analogie est poursuivie ainsi : « La fin (telos) de notre profession (…) consiste en le royaume de Dieu ou le royaume des cieux ; mais notre but (scopos) est la pureté du cœur, sans laquelle il est impossible que personne n’atteigne à cette fin. Arrêtant donc à ce but notre regard, pour y prendre notre direction, nous y courons tout droit, comme par une ligne nettement déterminée. Que si notre pensée s’en éloigne quelque peu, nous y revenons sur-le-champ et corrigeons par lui nos écarts (rectissime corrigimus) comme par le moyen d’une règle (ad quandam normam). Cette
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Daraki, art.cit., p. 107. Cf. J.-A. Beckaert, art.cit., p. 707 qui diagnostique également une « attitude toute nouvelle » dans l’ordre épistémologique avec l’arrivée de l’augustinisme : « tandis que le philosophe antique s’évertue à s’affranchir du sensible et à se réintégrer dans la perspective et l’ordre éternels, tandis que le manichéen oppose irréductiblement, comme le Bien et le Mal, l’ordre sensible et celui de l’esprit, Augustin part, comme la Bible, d’une expérience psychologique originale, qui est une originalité parce qu’elle est concrète, étant celle du sens commun, non celle d’une métaphysique préconçue ». La pensée grecque et chrétienne de la temporalité porte la marque évidente de ce changement de perspective : alors que, dans la pensée platonicienne, le temps est l’image (irréelle) de l’éternité, seule réalité, Augustin reconnaît une véritable existence au temps conçu, sous la pression du dogme de l’incarnation, comme une descente de l’éternel dans le flux de la réalité humaine.
106 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN norme, en appelant tous nos efforts à converger vers ce point unique, ne manquera pas de nous avertir aussitôt, pour peu que notre esprit dévie de la direction qu’il se sera proposée » [I, IV].
La finalité intermédiaire du travail réside dans l’acquisition d’une norme. Mais cette norme est comme une case vide : elle est sans plus l’unité d’un projet d’abord plus ou moins indéfini : « Cette règle (norma) nous permettra d’échapper à la dispersion d’une pensée vagabonde qui erre à l’aventure (Hac enim norma et errorum pervagationumque omnium dispersiones poterimus evadere), et de parvenir, en suivant une direction ferme, à la fin que nous désirons (et desideratum finem linea certae directionis adtingere) ». D’abord assigné positivement comme « pureté du cœur », le but du labeur chrétien trouve donc un mode d’expression à la fois plus pragmatique et plus humble dans sa définition négative : la pureté du cœur n’est atteignable que dans la correction permanente et le redressement d’une pensée qui est par nature volatile et fuyante. Finalement, ce qui semble importer, ce n’est pas le but lui-même, c’est la fermeté avec laquelle on marche vers lui, le côté rectiligne de la démarche : il faut avant tout marcher droit. Et marcher droit ne va pas de soi. Cela exige beaucoup d’efforts et d’attention, il y faut tout un travail préalable. Le but, la pureté du cœur définie surtout relativement à la constance des pensées, est placé comme un horizon, un projet. C’est en direction de cela qu’œuvre le sujet, et que, laborieusement, il travaille. Orientant sa course, le projet ne la clôture pourtant jamais. Course en ligne droite sans doute plutôt que course égarée et vagabondages de la pensée, mais course poursuite, course sans fin, toujours, inéluctablement et à jamais, en retard sur son projet. Ce qui compte dès lors ce n’est pas tant d’arriver au but que d’être en chemin: c’est tout le labeur pour y parvenir. On trouve alors ici deux des grands traits caractéristiques de l’éducation telle qu’elle est conçue par les chrétiens : 1) l’éducation est définie par un idéal normatif, pour ainsi dire vide de tout contenu qui a la fonction minimale de l’idéal : orienter la vie. 2) Ce concept chrétien d’éducation est encore caractérisé par ceci que, pour le chrétien, l’éducation est profondément laborieuse. La distinction qui apparaît d’abord comme spécieuse entre la fin : Dieu, et le but : la pureté du cœur, laisse transparaître que la résistance des chrétiens face au modèle grec de l’assimilation à Dieu emprunte en réalité au stoïcisme. La distinction entre scopos et telos provient en effet d’Antipater de Tarse et est liée à une assomption de la finitude humaine : pour
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agir droitement, il faudrait selon les stoïciens disposer de l’avenir – alors que le Destin seul en dispose. Ceci n’empêche pas que l’homme doive essayer de prévoir et deviner la Providence – c’est ici que les pratiques mantiques ont leur place dans le stoïcisme. Les projets de l’action morale humaine ne sont valables que sous la condition que le Destin les ratifie. Sans cette ratification, le but de l’action (skovpoς) est manqué : le Destin en nous coupant la voie nous a signifié que nous ne devions pas le vouloir. Aussi bien ne voulons-nous jamais le but que sous réserve à la différence de la fin (tevloς) que nous voulons absolument et que nous avons toujours raison de vouloir parce qu’elle n’est autre que la droiture morale. Dans les Lois de Platon et dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, le sage et le législateur sont comparés à l’archer qui vise et atteint le but. Dans le De finibus de Cicéron, le sage ressemble également à l’archer qui vise un but, mais ce but, il peut l’atteindre ou le manquer, cela ne dépend pas de lui, mais du Destin. La fin toujours atteinte de son action n’est que dans ce qu’elle vise à réaliser ; ce n’est pas le résultat, c’est la visée elle-même. De la même manière, aux yeux du stoïcien Cassien, il ne faut pas viser Dieu puisqu’il ne dépend pas de nous de l’atteindre – il ne peut que faire l’objet d’un don de la Grâce divine, mais il faut viser la pureté du cœur qui est une condition nécessaire et non suffisante de cet accès à Dieu. La même résistance transparaissait dans la limite donnée à l’extase d’Ostie, ouvrant le sujet à Dieu sans l’assimiler à lui, et dans la phrase d’Augustin, citée plus tôt, qui signalait la nécessité, pour recevoir ce don, d’abandonner l’objectif d’atteindre une réalité céleste : « Toi, tu es la vérité qui préside au-dessus de toutes choses ; et moi, dans mon avarice, j’ai voulu ne pas te perdre… » [X, XLI, 66]. La mystique augustinienne a beau être fondée sur l’expérience intime du flux temporel, de la déchirure intérieure et des gémissements humains, elle reste prioritairement une mystique surnaturelle qui donne la priorité absolue, temporelle, ontologique et sotériologique, à la Grâce divine146. Quelque chose échappe donc à l’homme et ne fait pas partie du champ de ses possibles propres comme du champ
146 Cf. F. Cayré, « Notion de la mystique d’après les grands traités de saint Augustin », Augustinus Magister, t. II, p. 609. On notera cependant que l’article ne fournit aucun élément d’analyse qui permette de distinguer la mystique augustinienne de celle pourtant fort différente du Pseudo-Denys, par exemple, ou de Plotin.
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des objectifs auxquels les exercices spirituels peuvent le conduire. Quelque chose échappe, et plus : il faut accepter que cela échappe, accepter de perdre ce que l’on ne peut capter seul : Dieu, la vérité, la pureté et la continence. Il n’y a pas d’adéquation entre l’effort entrepris pour se purifier et la nature du résultat, il faut s’efforcer gratuitement et sans garantie. Cet héritage stoïcien détermine l’importance pour Augustin du thème de l’intention et de l’attention, dans ce mouvement par lequel l’homme vise un but et se donne quelque chose pour objet de pensée et de volonté. Mais s’il s’agit bien de part et d’autre de parfaire la pensée et de supprimer l’inattention dont elle est fréquemment l’objet, on constate que, alors que pour les stoïciens, comme pour les platoniciens d’ailleurs, l’enjeu de ces exercices est la connaissance de soi qualifiée à partir des thèmes de la constance, de l’immuabilité et de l’infaillibilité qu’elle entraîne, Augustin est davantage soucieux des phénomènes d’inattention et de la muabilité étonnante des pensées – de ce qu’il faut corriger donc, davantage que de l’horizon inaccessible de cette correction. Lorsque Sénèque parle de la constance du sage, comme lorsque Platon parle des retraites de Socrate en lui-même et de sa concentration mentale, les termes sont récurrents : c’est toujours l’immobilité et la fixité qui leur donnent un caractère exceptionnel. Ainsi, l’entretien avec Serenus sur La tranquillité de l’âme commence par une critique que le premier s’adresse au sujet de son indécision et de la fluctuation de ses opinions et de ses désirs. L’objet de ses aspirations est l’euthymia, l’état dans lequel l’âme se meut « d’une allure toujours égale et aisée, en se souriant à elle-même, en se plaisant à son propre spectacle et en prolongeant indéfiniment cette agréable sensation sans jamais se départir de son calme, s’exalter, ni se déprimer » [De tranq. an. II, 4]. De la même manière le Banquet de Platon décrit Socrate qui s’est retiré à part lui et se tient immobile, refusant d’avancer. Et c’est manifestement cette immobilité qui suscite l’étonnement, force le respect et l’admiration par l’endurance qu’y manifeste Socrate : « concentré en lui-même (ejnnohvsaς), il était immobile depuis le petit jour, sur place, examinant quelque chose et, comme cela n’avançait pas, il n’abandonnait pas non plus, mais restait immobile à chercher » [Banquet 175a-b, cf. 220c-d]. Platon affirme que la science, la forme supérieure de la pensée, est distincte de la simple opinion dans la mesure où elle se trouve soustraite aux vicissitudes du changement et aux approximations des recherches incomplètes parce qu’elle participe à l’immuabilité de la vérité et de l’être. Ce qu’on a appelé les « lita-
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nies de l’Idée », sans cesse psalmodiées par Platon, lui donnent pour caractéristiques essentielles l’unicité, l’identité, l’intemporalité et la stabilité. À ces textes de Platon – et à ceux de Plotin et de Porphyre sur la prosochv et notamment le chapitre 39 du De Abstinentia de Porphyre, et Ennéades IV, 4, 25 dont il apparaît comme un commentaire –, on peut opposer ceux de Cassien et son insistance sur l’inattention à combattre plutôt que sur l’attention à cultiver : « … il faut réfréner le vagabondage des pensées toujours en mouvement, et ramener à la contemplation de Dieu notre cœur qui se dissipe en des pensées mauvaises à chaque fois que l’ennemi dans sa ruse s’est insinué en nous, cherchant à priver l’esprit de ce regard » [Inst.céno. V, 10]147. Cassien et Augustin ne cessent de se tourner vers le flux, le tourbillon et le tourment des idées changeantes et vers des phénomènes comme le doute, le remord ou le regret qui signent cette emprise essentielle du temps sur l’âme. *
* *
Ce constat conduit alors à réviser l’opinion de M. Daraki qui voyait entre le Grec qui s’efforce et le chrétien qui subit une opposition de principe : « Actif sur lui-même, comme il est actif dans sa rencontre avec Dieu, le dualisme grec se place sous la figure du ‘dur effort’, le ponos, qui doit réduire le corps aussi complètement que possible et jusqu’aux limites extrêmes fixées par l’‘exercice de mort’ »148. À ce sujet actif, Daraki opposait le sujet passif de l’augustinisme qui reçoit son identité du créateur. Le dualisme augustinien se conclurait ainsi « sur l’attitude d’attente assumée au féminin ». Ainsi, si la première attitude s’entoure des signes du ponos et du thanatos, la seconde s’associerait ceux, antithétiques des précédents,
147 Cf. également les Conférences, IX, VII : « …à peine notre cœur les a-t-il conçues [les pensées spirituelles] par le souvenir d’une parole de l’Écriture ou de quelque vertueuse action, ou par la contemplation des célestes mystères, elles glissent d’une fuite insensible et s’évanouissent à l’instant. Que si notre esprit en découvre quelque source nouvelle, les distractions reviennent aussitôt ; et celles que l’on avait réussi d’abord à saisir, échappent à leur tour, inconstantes, et s’enfuient. L’âme est incapable de se fixer… ». 148 Daraki, art.cit., p. 104.
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de la voluptas et de l’amor149. Or, on le voit clairement, Grecs et chrétiens partagent en réalité cette idée d’un effort, d’un dur labeur qui se retrouve partout : chez Platon150, chez Cicéron et chez les stoïciens151, chez Plotin et Porphyre152, dans le cynisme bien sûr, qui est construit autour de cette notion, mais également chez Cassien (dont c’est même un des thèmes tout à fait privilégiés), chez Augustin, Ambroise, chez Jérôme, et dans toute l’exégèse chrétienne issue du commentaire de Genèse III, 17-19. Plutôt, donc, que d’opposer le Grec actif au sujet passif d’Augustin, il faut distinguer un effort finalisé par l’oJmoivwsiς qevw/ et par l’immuabilité du savoir d’un effort qui a sa finalité en lui-même et qui est pour ainsi dire gratuit puisqu’il ne vise à aucune finalité qui en définirait l’intérêt propre. Il faut s’efforcer parce que l’effort lui-même est une manière de se mettre au service de Dieu, de se mettre à sa disposition. Renversant le propos de Daraki, je soulignerais d’ailleurs plutôt que la notion de povnoς, celle d’e[rga, quand elle concerne l’esprit, sont des notions profondément gênantes pour les Grecs qui ont une conception plutôt négative du travail. La majorité des études anthropologiques et historiques faites sur le travail en Grèce ancienne s’accordent pour souligner la dépréciation manifeste et massive dont il souffre153. Ce parti pris
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Ibid., p. 105. Au sujet de Platon, V. Goldschmidt note ceci : « Quoi qu’on en ait dit, la pensée platonicienne ne ressemble point à la colombe légère à qui rien ne coûte de quitter le sol pour s’enlever dans l’espace pur de l’utopie… La colombe, à tout instant, doit se débattre contre l’âme du répondant, remplie de plomb. Chaque élévation est conquise » [Les dialogues de Platon, p. 337-338]. 151 Cf. De la vieillesse, XI, 38. 152 Cf. De l’abstinence, I, 35, 1: « C’est donc un rude combat (oJ ajgw;n) que de se garder pur de toute affection, et c’est une rude tâche (polu;ς de; oJ povnoς) que de s’affranchir de leur exercice, car nous le subissons nuit et jour, enchaînés à lui par l’inévitable lien que tresse la sensation » qui semble correspondre tout à fait à celui de Plotin, Enn., I, 6, 7, 30-33 : « Ici s’impose à l’âme la plus grande et la plus suprême lutte (ajgw;n) pour laquelle l’âme de chacun donne tout son effort (pa`ς povnoς) afin de ne pas être sans part à la meilleure des visions ». 153 P. Aymard, « Hiérarchie du travail et autarcie individuelle dans la Grèce archaïque », Revue d’Histoire de la philosophie et d’Histoire générale de la civilisation, (1943), p. 124-146 ; id., « L’idée de travail dans la Grèce archaïque », Journal de Psychologie, (1948), p. 29-45 ; A. Koyré, « Les philosophes et la machine », Critique, (1948), p. 324-333 et 610-629 ; P.-M. 150
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est à l’évidence celui de Platon et permet d’ailleurs d’expliquer le gauchissement, autrement inexplicable, qu’il fait subir à sa théorie du tripartisme social lorsqu’il s’emploie à distribuer les vertus aux différentes classes. Alors, en effet, qu’il fait correspondre une vertu propre aux deux premières classes – la sofiva ou l’ejpisthvmh aux gouvernants ; le courage, ajndreiva, aux guerriers, la troisième vertu qu’il examine pour définir la justice dans l’Etat, la swfrosuvnh, n’est plus spécifique d’une classe ; elle est répandue à travers toute la povliς. Vernant tire les leçons de cette étonnante dissymétrie qui ne s’explique, dit-il, « que par le refus d’accorder à ceux dont le travail constitue la fonction sociale une vertu positive. On peut dire, poursuit-il, que pour Platon le travail reste étranger à toute valeur humaine et que sous certains aspects il lui apparaît même comme l’antithèse de ce qui dans l’homme est essentiel »154. Admiratif des capacités de l’esprit et méprisant les valeurs du travail, on conçoit que le Grec ait quelque mal à isoler la notion hybride de travail intellectuel, à la concevoir sans une tension interne qui en compromette l’équilibre, et ainsi à lui accorder une valeur pleinement positive. Cette tension est particulièrement sensible chez Platon qui, manifestant une hostilité constante à l’égard du travail, conçoit pourtant sa théorie des Idées en choisissant pour modèle privilégié celui de l’artisanat. L’insistance sur le but toujours théorétique des exercices spirituels et la liaison fondamentale entre les pratiques et la théoria, trop peu aperçue par P. Hadot, pourrait être une autre expression de cette tension. Le débat est vaste, on s’en rend compte, et mon propos n’est pas d’en traiter ici, mais tout au plus de souligner la profonde ambiguïté de la pensée platonicienne sur cette question. Alors même que l’on trouve chez lui le souci très évident, ainsi que le souligne Vernant, de « séparer et d’opposer l’intelligence technique
Schuhl, Machinisme et Philosophie, Paris, 1947, cf. surtout p. 1-22. On est bien forcé de constater par ailleurs que si les Grecs ont inventé de nombreuses sciences et conceptions théoriques, la philosophie, la morale, la politique, certaines formes d’art, etc, sur le plan strictement technique, ce ne sont pas de grands novateurs : ils n’ont fait qu’emprunter à l’Orient leur outillage et leurs connaissances techniques. Cf. P.-M. Schuhl, Machinisme et philosophie, Paris, 1947, p. 13. Vernant parle quant à lui de « la stagnation technique et de la persistance d’une mentalité prémécanicienne », « Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs », art.cit., p. 47. 154 Vernant, « Prométhée et la fonction technique », art.cit., p. 12.
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et l’intelligence, l’homme technique et son idéal d’homme, comme il sépare et oppose dans la cité la fonction technique et les deux autres »155, alors même que Socrate manifeste un mépris devenu légendaire pour les arts mécaniques qui font du tort à l’âme et au corps156, alors même enfin que le travail est constamment assimilé à un esclavage et opposé aux valeurs de l’intelligence, à la libéralité de la scolhv157, comme dans une inconsé-
155 Chez Aristote, la chose est claire également dans la mesure où la notion de travail est dévalorisée parce qu’elle est liée à ce type particulier de production qu’est la poivhsiς, et qui s’oppose à la fois à l’activité pratique qui a sa finalité en elle-même, la pra`xiς, et à l’activité théorétique de l’esprit, la qewriva. Le travail est une pratique servile qui se distingue nettement de deux actes libres, celui de la création et celui de l’intelligence. L’activité de l’esprit étant considérée comme une activité étrangère au domaine de la nécessité naturelle où les pratiques ont leur fin ailleurs qu’en elles-mêmes, elle ne peut conceptuellement se trouver corrélée à celle de travail, elle ne peut pas être liée à la poivhsiς. La fabrication d’un objet est une chose, l’usage de cet objet en est une autre, radicalement différente. Aussi aucun artisan n’a-t-il, en tant qu’il travaille, l’usage de ce qu’il fait. 156 L’Apologie (29) rapporte que ce mépris a valu à Socrate la haine de l’influent Anytos et lui a coûté la vie : il avait reproché à Anytos d’avoir gâché l’éducation de son fils en lui faisant apprendre le métier de tanneur. À ce texte de l’Apologie, on pourrait opposer la Lettre à Démétriade de Jérôme (Ep. 130, 15) qui est une longue réflexion sur le travail, essentiellement sur le tissage, qu’il estime indispensable à toute éducation à la vertu capitale de l’humilité. Opposerait-on alors également à ce mépris socratique l’humilité du Christ charpentier ? Lamarche relève en tout cas que « le travail manuel en Israël était ordinairement tenu en haute estime », in « Travail », D.S., t. XV, Paris, Beauchesne, 1990, col. 1187. On relèvera aussi que Paul, dont Augustin est tellement tributaire, apparaît très fier de pouvoir travailler [I Thess 2, 9 ; II Thess. 3, 8 ; I Cor. 4, 12] et qu’il encourage les Thessaloniciens à faire de même [I Thess. 4, 11-12 ; II Thess, 3, 6. 10-12]. On connaît également son célèbre adage, qui est le nerf de l’argumentation du De opere monachorum d’Augustin : « Qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » [II Thess. 3, 10]. 157 L’opération de l’artisan constitue la poivhsiς, la « production », qu’Aristote oppose à la pra`xiς, l’action proprement dite. Pour qu’il y ait action, il faut en effet que le sujet de l’acte se trouve bénéficier directement de ce qu’il fait. Tout ouvrier salarié, dira Aristote, est esclave dans la sphère de son métier. Et s’il y a aliénation, c’est évidemment parce que le produit du travail n’est pas destiné à celui qui en est l’artisan. En s’aliénant dans la forme concrète du produit, dans sa valeur d’usage, le travail de l’artisan se manifeste comme asservissement, comme esclavage. Dans l’idéologie d’une société qui admet l’esclavage, les valeurs positives liées à la contemplation, à l’intelligence (naturelle), à la vie libérale et oisive, à la scolhv, ont été opposées aux valeurs négatives liées au travail servile, au domaine du pratique, de l’utilitaire et de l’artificiel. Peut-être ne s’étonnera-t-on plus autant alors, avec Schuhl, de cet hiatus profond entre la pensée théorique et le développement des techniques ?
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quence majeure, Platon propose pourtant ce modèle artisanal pour sa théorie des Idées comme pour sa théorie du langage, telle qu’est est énoncée dans le Cratyle. Il est difficile, évidemment, du moins sans une étude systématique, de situer de manière précise l’évolution des conceptions et valeurs liées au travail, et plus précisément au travail intellectuel. Peut-être le droit romain en tant qu’il règle minutieusement les rapports commerciaux a-t-il eu une certaine influence sur le christianisme naissant ? En tout cas, si la notion de travail intellectuel n’est pas sans faire difficulté au Grec qui lie le travail à l’asservissement, les chrétiens n’éprouvent, quant à eux, aucune difficulté à la concevoir. On voit ainsi un florilège d’interprétations allégoriques du texte de la Genèse III, 17-19 proposer de le comprendre en termes de travail intellectuel. L’interprétation allégorique de ce passage a pu se fonder sur Sap. VIII, 7 et IX, 7 : « Les labeurs de la sagesse produisent les vertus » et sur Eccl., VI, 19, 20 : « Il faut cultiver la sagesse comme on cultive la terre ». Ainsi de Cassien qui, commentant ce même texte dans les termes de Paul, y voit la loi des membres de tous les mortels en lutte avec la loi de l’esprit. Par cette loi, dit-il, « après que l’homme eut acquis la connaissance du bien et du mal, la terre, maudite dans nos travaux, a commencé à produire les épines et les chardons des pensées (cogitationum spinas coepit ac tribula germinare). Cependant, les semences naturelles des vertus s’étouffent sous leurs aiguillons (quarum aculeis naturalia virtutum semina praefocantur) : impossible de manger autrement qu’à la sueur de son front ». Impossible aussi, puisque ces ronces sont celles de la pensée, cogitatio, de penser autrement qu’à la sueur de son front, laborieusement158. Impossible surtout de comprendre le texte de la Bible sans un travail de l’intelligence. Le lien du travail intellectuel avec celui de la terre se trouve assumé au mieux et comme consolidé dans la désignation de l’humilitas au rang des vertus les plus essentielles aux yeux des chrétiens : l’adjectif humi-
158 Les Legum allegoriae de Philon sont déjà l’occasion d’une telle interprétation allégorique de la Genèse. Philon parle d’un nou`ς ejrgavsetai, rendu possible par le geste de Dieu faisant pleuvoir les sensations : « Si Dieu ne fait pas pleuvoir sur les sens les impressions correspondant aux objets, l’intelligence ne travaillera pas (oujd joJ nou`ς ejrgavsetai) et n’aura rien à élaborer » [I, 25]. Pour Ambroise, l’interprétation de ce passage est l’occasion d’affirmer que le travail est un instrument de la perfection morale [Hexameron III, X, 45].
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lis dérive de humus, la terre, le sol, il désigne ainsi le caractère de ce qui est « peu élevé, bas, près de la terre » et renvoie tout naturellement au travail nécessaire à ce que celle-ci produise des aliments pour que les hommes se nourrissent. Que le but des exercices spirituels chrétiens ne soit plus proprement théorique (mieux voir, porter la ratio à son niveau d’expression maximale) mais éthique (être plus humble) leur permet d’assumer entièrement et même de valoriser la dimension laborieuse du travail de l’esprit. Par contraste, le loisir « si important pour les Grecs et les Romains » est presque totalement « absent de la Bible (sauf du Siracide) » où le travail humain paraît comme prolonger la création divine (on notera d’ailleurs en ce sens que Dieu lui-même travaille : en Gen. III, 21, il fabrique des tuniques des peaux). Quacquarelli relève en effet l’existence d’une véritable haine de l’oisiveté cultivée par les Pères chrétiens et les moines cénobites159. Le travail est le moyen essentiel de l’humilité qui conduit à Dieu. C’est en travaillant perpétuellement et en soutenant son attention sur des choses belles et des pensées vertueuses que le chrétien est fidèle à Dieu et qu’il trouve un accès menant jusqu’à lui. Le travail est donc plutôt valorisé, chose inconcevable pour un Grec, comme pratique qui moralise et en un sens libère l’homme. Ainsi pour Clément de Rome, le travail donne de la dignité à l’ouvrier qui peut recevoir son salaire le front haut et regarder en face son patron, alors que l’indolent est tout à fait honteux et qu’il n’ose regarder son patron [Lettre aux Corinthiens, 34, 1]. Corrélativement à cette notion de labeur intellectuel, on verra symptomatiquement se développer un vocabulaire valorisant la servitude comme servitude divine. Le terme seruus se dote d’une valeur toute positive, en s’accolant au nom de Dieu, pour désigner ceux qui font profession de Dieu :
159 Haine dont il trouve trace dans les Constitutions apostoliques. Celles-ci exhortent en effet
au travail « en arguant que la paresse est un mal irréparable et que le Seigneur n’aime pas les paresseux, qui d’ailleurs ne peuvent être fidèles : ‘travaillez sans cesse ; car l’oisiveté est un vice incurable. Chez vous, si quelqu’un ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus. En effet le Seigneur notre Dieu hait les oisifs ; aucun oisif ne peut être fidèle à Dieu’ (2, 63, 6). ‘L’oisif ne peut être fidèle’ est une sentence qui circulait dans les communautés chrétiennes. On la retrouve, à la fin du IIIème siècle dans la Didascalie des apôtres (2, 63, 5) » [art.cit., DS X, col. 1193].
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l’expression « Seruus Dei » est, en effet, utilisée massivement à partir IVe siècle comme un équivalent au terme monachus161. On pourrait suggérer qu’il s’agit là finalement d’un détournement opéré par Augustin de deux notions importantes chez les élégiaques, celle de militia amoris, développée plutôt par Ovide dans L’Art d’aimer et dans les Remèdes à l’amour, et celle de servitude amoris, plus présente dans les Élégies de Properce162. L’asservissement lié au travail qui créait une tension à l’intérieur même du concept de travail intellectuel chez les Grecs se trouve ici résolu. Le travail de l’esprit ne perd plus mais prend au contraire de la valeur à être conçu comme un asservissement : c’est en se mettant au service de Dieu que l’esprit « travaille » au mieux de ses capacités et de son rendement163. Il n’a rien à espérer de la liberté et ne reçoit de connaissance intellectuelle qu’à la force, patiemment accumulée, de ce travail. La véritable liberté ne s’acquiert que dans l’asservissement du travail, et la véritable fierté dans l’humilité du labeur. Avec le christianisme donc et dans le sillage des premiers versets de la Genèse se développe l’idée d’un « travail du concept » et l’idée, corrélative, que l’intelligence humaine loin d’être naturellement productive ou
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Sur l’histoire de cette expression, on trouve ça et là des données intéressantes, notamment dans le livre de Dom J. Besse, Les moines de l’Afrique romaine. 4e et 5e siècles, Paris, Ploud (« science et religion »), 1903, t. I, p. 11 et 12 ; dans celui de M. Mellet, L’itinéraire et l’idéal monastique de saint Augustin, Turnhout, Desclée de Brouwer, 1934, p. 138. On notera au passage le titre symptomatique d’un ouvrage d’Augustin consacré au monachisme dont il est pour ainsi dire le fondateur : De opere monachorum. Ce traité, écrit sur la demande de l’évêque Aurelius pour trancher une polémique née en 399-400 dans un monastère de Carthage entre ceux qui voulaient travailler et ceux qui s’y refusaient, est l’occasion d’un panégyrique du travail des mains comme exercice d’humilité et contribution au bien commun, travail dont Augustin s’applique dans la deuxième partie à montrer qu’il ne nuit en rien à celui de l’esprit, tout au contraire. 162 Ovide présente le projet de ses deux livres sous la forme d’une guerre à mener, tantôt avec l’aide de l’amour contre les femmes à séduire [dans L’art d’aimer, cf. I, 35-36; II, 2], tantôt contre l’amour lui-même [dans Les remèdes..., cf. 1-2; 50; 54 etc]. Properce quant à lui oppose l’amour qui rend mou à l’armée qui endurcit [Élégies, II, 1, 2] et demande qu’on écrive sur sa tombe : « Celui qui gît ici, rude poussière, ce fut un amoureux, esclave de son unique amour (servus amoris) » [II, 13, 35-36]. 163 On retrouvera cette idée à l’abondance dans le chapitre sur l’humilitas utilis et la vanitas vana, cf. infra., p. 300-303.
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appréhendant le monde dans l’immédiateté d’une intuition intellectuelle, est au contraire plutôt laborieuse, percevant dans le temps, par profils et d’un point de vue fini. C’est donc dans la mesure même où la pensée chrétienne fut fascinée par la dimension laborieuse de la pensée qu’elle a ouvert la porte à une phénoménologie de la conscience. On aura beau, alors, souligner les proximités frappantes entre la conception hésiodique du travail et celle des chrétiens, restera cette fondamentale différence de culture dans l’appréhension de la notion de travail intellectuel. On peut penser en effet a priori que la culture d’Hésiode est une culture du travail, on peut même dire que chez Hésiode, le travail devient une valeur religieuse dans la mesure où c’est dans le commerce avec les dieux que se mesurent le mieux ses bienfaits. C’est l’opinion de Vernant, qui y voit un pas important dans l’histoire des religions : « On pourrait dire que dans ce monde de la duplicité il n’y a pour Hésiode qu’une chose qui ne mente pas, parce qu’elle implique l’acceptation de notre condition d’homme et notre soumission à l’ordre divin : c’est le travail. (…) [Il] prend ainsi valeur religieuse : ‘ceux qui travaillent deviennent mille fois plus chers aux immortels’ [v. 309] »164. Pourtant, si Hésiode semble a priori plus proche des chrétiens parce qu’il donne à la notion de travail une valeur religieuse, cette notion de travail est en réalité associée à une production qui n’est liée en rien aux choses de l’esprit. La référence au monde agraire n’est pas métaphorique. Les conséquences du « péché » de Prométhée ne concernent pas la vie intellectuelle des hommes mais plus strictement le domaine de la nécessité, de la subsistance, de la fécondité et de la fertilité : alors qu’à l’origine le blé poussait tout seul par une aroura automate [Travaux, 116-117], « caché » maintenant dans le sol, il exige le travail (ponos) du labour de la terre pour y enfouir la semence (sperma). Les conséquences sont similaires pour la semence de l’homme, qui elle aussi, doit être désormais enfouie dans une terre, le ventre féminin, alors que pré164 J.-P. Vernant, « Prométhée et la fonction technique », Mythe et pensée chez les Grecs, t. II, p. 8-9. Cette idée n’est guère isolée : d’autres auteurs ont donné comme Hésiode une valeur au travail en tant que souci religieux, en tant que melevth et que povnoς, par opposition à la paresse, ajrgiva, et à son cortège de laisser-aller impies [cf. Thucydide, I, 122, 4 ; Platon, Rép. 421 d ; Plutarque, De l’éducation des enfants, 2 a-c. Sur le sujet, voir Ch. Picard, « Nouvelles remarques sur l’apologue dit de Prodicos », Revue archéologique, XLII (1953), p. 1041].
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cédemment, les hommes naissaient spontanément du sol, comme les blés. Enfin, alors qu’avant le cadeau piégé (dolos) de Prométhée à Zeus165, les hommes disposaient du feu, ce privilège leur est retiré, avant de leur être rendu frauduleusement par Prométhée. Mais de manière déficitaire cependant : ils devront entretenir, nourrir et protéger des vents ce feu qui s’alimentait naturellement auparavant [Théogonie, 562, et Hérodote, Histoire, III, 16]. Ici encore, alors qu’il est donc question d’un artifice venant pallier une déficience de la nature due à un châtiment divin, l’idée d’une dimension intellectuelle du travail est absente : ce feu ne symbolise pas l’intelligence, c’est le feu de la cuisson et le feu qui chauffe – le feu de la survie. Le vol du feu par Prométhée a également été interprété par Dumézil en ce sens : en fonction des vertus du feu en matière strictement culinaire. Avant d’être, comme chez Eschyle le « feu civilisateur », le feu dérobé aux dieux tel qu’Hésiode le met en scène dans les Travaux et les Jours et la Théogonie, est le « feu qui cuit »166. L’idée d’un travail intellectuel est absente. Le travail se trouve strictement corrélé aux fonctions économiques primitives liées à la survie et à la perpétuation des corps. L’adaptation chrétienne aux dimensions spirituelles et intellectuelles de ce feu hésiodique qui cuit et de la dichotomie à laquelle il renvoie, le cru et le cuit, est particulièrement évidente et forte. L’usage de la métaphore alimentaire dans les Confessions pour parler de l’activité de l’âme est bien connue167 : les nourritures sans substance des manichéens y sont opposées aux véritables nourritures célestes qui rassasient la pensée, dans une référence implicite à la manducation du Christ. L’adaptation allégorique du chapitre de la Genèse relatant les conséquences du péché en termes de labour et de labeur en était un autre exemple. L’adaptation est plus claire encore chez Cassien qui distingue deux types d’exégèse biblique à l’aide, précisément, de ce partage entre le cru et le cuit. Parmi les vérités dont les Écritures sont porteuses, il en est de deux sortes, admet Cassien : celles qui sont d’une évidence si claire que les esprits 165 Dans une fraude alimentaire, il offre la portion appétissante mais en réalité immangeable du bœuf immolé aux dieux : les os blancs, brûlés sur l’autel parfumé d’encens, tandis que les hommes conservent la chair enrobée de graisse pour se nourrir. 166 G. Dumézil, Le festin d’immortalité, Paris, 1924, chap. IV, p. 94 sq. 167 On en trouve une fine analyse dans les Recherches sur le symbolisme des Confessions de P. Cambronne, p. 156-198.
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les moins doués de pénétration sont capables d’en comprendre immédiatement le sens, sans le secours d’aucune exégèse savante. D’autres, au contraire, sont si mystérieuses et comme voilées d’obscurité, qu’elles engagent les esprits les plus pénétrants dans un travail intellectuel considérable où ils ne doivent pas ménager leurs efforts. L’intérêt de ces dernières est évident pour une culture qui accorde au travail une grande importance : elles marquent toute la distance « entre l’indolence et le travail (inter inertes ac studiosos) » et « donnent matière, même parmi les frères dans la foi, à convaincre les paresseux de leur négligence, et à mettre en relief l’ardeur et l’application des zélés » [Conférences VIII, III]. Cet éloge du travail intellectuel introduit la comparaison avec le cru et le cuit : « On comparerait assez justement l’Écriture à une terre riche et féconde. Dans cette terre, beaucoup de produits naissent et se développent qui profitent à la vie de l’homme sans cuisson préalable. Certains autres, s’ils ne perdaient au feu leur âpreté native, pour devenir doux et tendre, se montreraient impropres à notre usage ou même nuisibles. Quelques-uns sont naturellement aptes à se prendre en l’une et l’autre forme : s’ils ne passent point au feu, leur crudité n’est pas désagréable ni ne cause non plus aucun mal ; la cuisson toutefois ajoute à leurs bons effets » [Ibid.].
Cassien oppose en termes de cru et de cuit, le sens littéral et le sens allégorique. Les passages dont une lecture littérale suffit à rendre le sens peuvent être consommés d’emblée sans avoir besoin d’une interprétation plus profonde. D’autres passages au contraire, lorsqu’ils sont compris à la lettre, sont nocifs, faux, ou prêtent à rire : leur consommation sans les apprêts du feu de l’esprit nuit alors à la santé. Cette même lecture allégorique qui permettait de présenter les conséquences de Gen. I, 17-19 pour l’intelligence est métaphoriquement rattachée à la cuisson – on retrouve Hésiode, mais par un détour capital, celui de l’intellectualisation du travail. b) Le miroir des Écritures Cette intellectualisation du travail qui fait passer la lecture au rang de travail exégétique est intéressante dans la mesure où ce travail exégétique est chez Augustin l’exercice spirituel par excellence, celui qui gouverne la connaissance de soi. L’adaptation de l’adage delphique dans la pensée d’Augustin est très significative à cet égard. Dans un passage du livre X [XXXVII, 62] des
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Confessions, Augustin demande à son interlocuteur divin d’être éclairé sur lui-même. Comme chez Platon, donc, la connaissance de soi transite par le regard de Dieu : la connaissance que l’âme prend d’elle-même ne peut pas se faire sans la médiation de Dieu. Se connaître, c’est reconnaître Dieu en soi. Or, à la demande qui lui est faite de guider la connaissance qu’Augustin prend de lui-même, Dieu répond en lui tendant le miroir des Écritures. On retrouve à l’abondance cette même métaphore dans l’œuvre d’Augustin, qui s’en montre friand : En. in Ps. XXX, III, 1 ; CVIII, I, 4 ; CXVIII, IV, 3 ; Contra Faust., XII, 27 ; XXII, LX, 65 ; Contra epist. Parmeniani, III, II, 9168. Cette métaphore, dont on a pu écrire qu’elle était un « topos augustinien » sur lequel bien des penseurs médiévaux poseront un instant leur pensée169, signale la lecture comme le moyen privilégié de la connaissance de soi. E. Havelock avait également relevé l’adaptation des lieux communs du néo-platonisme à la théorie augustinienne de la lecture. Ainsi l’Un est devenu le Verbe, la distinction entre sensible et intelligible, une distinction entre l’exégèse littérale et l’exégèse symbolique, tandis que la séparation entre la pensée et ses objets a été transposée dans l’ordre de la lecture en une distinction entre le sens du texte et le sens de ce texte pour le lecteur170. L’image de la Bible conçue comme un miroir est sans doute privilégiée par Augustin mais c’est aussi une image chrétienne traditionnelle. On la trouvait déjà notamment dans un passage de Sur l’origine de l’homme de Basile de Césarée, qui évoque davantage encore l’Alcibiade de Platon : « De même qu’en regardant l’intérieur, nos yeux ne se voient pas eux-mêmes à moins de rencontrer une surface dure et polie, où la vision, se réfléchissant comme par un reflux, leur fait prendre une vue de ce qui est au fond d’euxmêmes, ainsi notre esprit ne se voit pas autrement qu’en se penchant sur les
168 M. Schmidt relève par ailleurs « qu’Augustin inaugure le genre du Speculum avec son speculum quis ignorat [P.L. 34] » in « miroir », DS, t. X, col. 1292]. 169 E. Mar Jonsson, Le miroir. Naissance d’un genre littéraire, Paris, Les Belles Lettres, « Histoire », n° 13, 1995, p. 149. 170 E. Havelock, Preface to Platon, Cambridge University Press (mass.), 1963, p. 215-233. Cf. également B. Stock, op.cit., p. 65.
120 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN Écritures. La lumière qui s’y réfléchit suscite en chacun de nous la vision de ce qu’il est » [Sur l’origine de l’homme, I, 1]171.
La Bible, en tant qu’outil divin laissé aux mains des hommes, est le seul moyen pour l’homme de se connaître lui-même. Pour reprendre l’image dans son utilisation par Origène cette fois, on peut dire que, la Bible et l’âme sont deux livres qui ne se commentent que l’un par l’autre172. Augustin hérite de cette idée qu’il amplifie dans ses Confessions. Pierre Hadot y relève en ce sens un jeu de renvois : le moi des Confessions s’identifie « au moi qui parle dans l’Écriture », successivement à Job, David, Paul, et finalement à Adam173. Les Écritures doivent avoir été suffisamment intériorisées pour qu’Augustin se penchant en lui-même, les y trouve comme un miroir lui renvoyant l’image de ce qu’il est essentiellement ; c’est à l’unique condition de les trouver là, comme surface de réfléchissement, qu’il peut avoir connaissance de lui-même. Mais il faut aller plus loin encore que ce constat empirique et toucher le niveau du transcendantal, dans ce qui conditionne la possibilité même de se prendre pour objet du savoir et de la conscience. Sans le
171 Il est intéressant de relever que Basile enchaîne à cette métaphore un passage sur les merveilles du corps : « On a consacré beaucoup de soin et de nombreux travaux à ce corps humain qui est le nôtre. Si tu abordes la médecine, tu découvriras combien de choses elle nous expose sur le fonctionnement de ce qui est nôtre, combien de conduits secrets elle a trouvés dans notre structure interne lors des expériences de dissection, les jonctions dans l’invisible, la concertation du corps pour respirer, les voies du souffle, les vaisseaux sanguins, la traction respiratoire, l’installation d’un foyer de chaleur près du cœur, le mouvement continu du souffle dans le péricarde. Des milliers d’observations sur tout cela ont abouti à une science dont aucun de nous n’a l’expérience, faute d’avoir consacré quelque attention à ce domaine de la recherche et parce que chacun ne connaît pas ce qu’il est lui-même (mhde; gnw`nai eJJauto;n e{kastoς o{ tiς ejstivn). Nous sommes enclins à connaître le ciel mieux que nousmêmes. Ne méprise donc pas la merveille qui est en toi. Tu es petit, crois-tu, mais le discours qui suit découvrira ta grandeur » [I, 2]. Sans vouloir prétendre que Basile assimile le soi qu’il faut connaître au corps et à ses merveilles, on voit tout de même que sa pensée autorise la réadaptation et l’usage du gnw`qi seautovn à propos du corps. On peut opposer à ce texte celui de Porphyre, cité plus tôt supra, p. 65-66. 172 Cf. H. De Lubac, Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après Origène, Paris, 1950, p. 347. 173 P. Hadot, « Problèmes et méthodes d’histoire des religions », Mélanges publiés par la Section des Sciences religieuses à l’occasion du centenaire de l’École pratique de Hautes Études, Paris, 1968, p. 215.
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détour du livre de Dieu, l’âme est tout simplement incapable de faire retour sur elle-même et d’y voir quelque chose : il n’y a aucune surface de réfléchissement qui lui renvoie l’image de ce qu’elle est. La différence entre le miroir divin de Platon et le miroir divin des chrétiens tiendrait alors dans la matérialité du livre, dans cette matérialisation de l’intermède nécessaire à la connaissance de soi qu’est la Bible. Ainsi, ce qui manquerait aux « platoniciens » n’est pas seulement le livre, dans sa matérialité, mais, plus largement et plus fondamentalement, la médiation qu’il symbolise. Symptomatiquement, ce qui manque donc aux platoniciens, aux yeux d’Augustin, c’est l’attention pour le média, l’attention pour le moyen, le véhicule, le chemin qui conduit l’homme à Dieu. La différence entre la présomption des platoniciens qui ne reconnaissent pas le Verbe fait chair et la confession des Chrétiens est en effet fréquemment rapportée à la différence existant entre « ceux qui voient où il faut aller sans voir par où et celui qui est la voie conduisant non seulement à la vue, mais encore à l’habitation de la patrie bienheureuse » [VII, XX, 26]174. Il est frappant de constater que cette critique augustinienne correspond précisément à la différence des modalités de purification et des conceptions du travail. Les Grecs –Platon et Plotin– visent à se purifier, à connaître le monde des Idées et eux-mêmes les yeux fixés sur un modèle qu’il faut imiter (en se sculptant soi-même, comme un démiurge créerait un être à partir d’un plan); comme le souligne Festugière : « voici donc à quoi s’exercent précisément les philosophes : délivrer, séparer l’âme du corps. Aussi bien cette ascèse est-elle commandée par une mystique, elle n’est pas un but en soi-même » 175. Les chrétiens –Augustin et Cassien– prêteront attention non pas au but de la purification, la vie heureuse, mais à la purification elle-même, qui capte toute l’attention dont l’âme est capable. Ainsi, fidèle à cette différence, Augustin reconnaît-il avoir lu les livres des platoniciens et y avoir trouvé l’avertissement de rentrer en lui et de se connaître lui-même [VII, 16] et pour connaître l’ « être incorporel » [VII, XX, 26], mais il multiplie les précautions au sujet de cette connaissance de soi-même et de Dieu : j’étais certain que Dieu existe
174 175
Cf. également VII, XXI, 27. Cf. A.-J. Festugière, Contemplation et vie contemplative, Paris, Vrin, 1936, p. 129.
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mais trop faible cependant pour jouir de lui, je n’étais pas un homme fin mais un homme fini (non peritus sed periturus essem)176 ; « je m’enflais de ma science », « je cherchais la voie pour acquérir la vigueur qui me rendrait capable de jouir de toi » [VII, XVIII, 24]. Sa science lui permettrait sans doute de connaître en vérité que Dieu était immuable et incorporel, mais cette vérité ne lui permettait pas d’être en paix et heureux. C’est que son orgueil l’empêchait de trouver la voie pour parvenir à la Vie heureuse : le Verbe fait chair et le travail exégétique nécessaire à percer son sens ou la chair du texte ; il manquait de l’humilité nécessaire à laisser son identité propre être définie par le miroir de la Bible. Ici encore, le moment plotinien est d’importance et montre, une fois de plus, la distance fondamentale qu’Augustin a conquise par rapport au néoplatonisme. Il y a chez Plotin un double usage, à première vue contradictoire, de la métaphore du miroir en corrélation avec le thème de la connaissance de soi. L’image du miroir de la connaissance de soi se trouve en Ennéade I, 4, 10, 6 : « Il me semble bien qu’il y aura perception intérieure, que cette perception se réalisera, si l’acte de pensée est réfracté, si l’activité de l’Esprit est en quelque sorte renvoyée en sens inverse, en se réfléchissant sur le centre de l’âme, comme une image se reflète dans un miroir (ejn katovptrw/), lorsque sa surface est immobile. En ce dernier cas, si le miroir est là, l’image se produit ; mais s’il n’y a pas de miroir ou, s’il n’est pas en bon état, ce qui pourrait s’y refléter n’existe pas moins réellement. Il en est de même pour l’âme : si ce miroir intérieur où apparaissent les reflets de notre raison et de l’Esprit n’est point agité, ces reflets y sont alors visibles ; nous les connaissons alors consciemment, en même temps que nous savons déjà qu’il s’agit d’actes de la raison et de l’Esprit. Mais si ce miroir intérieur est brisé parce que l’harmonie du corps est troublée, raison et Esprit continuent leur action sans s’y refléter » [Enn., I, 4, 10, 6]177.
176
Peritus signifie en réalité « expérimenté », plus que « fin ». La traduction de Bréhier [I, p. 80] est ici modifiée par Hadot. On notera que cette image du miroir, dès lors qu’elle concerne le thème de la connaissance de soi, se trouve également employée en Enn. I, 6, 6-9 et chez Porphyre, Epistula ad Marcellam, 13. 177
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Chez Plotin, comme dans la mystique du Pseudo-Denys178 et la mystique allemande179, c’est l’âme humaine qui est un miroir reflétant l’image de Dieu, dès lors qu’elle est purifiée des émanations du corps qui troublent l’image. Pour Augustin comme pour Basile, ce n’est pas l’homme qui est un miroir de Dieu, mais la Bible, un outil de connaissance de l’homme. E. Mar Jonsson propose une interprétation intéressante de cette disparité : d’un côté, le miroir est présenté comme un moyen mécanique qui brise le processus de dégradation lié à la procession et permet à l’âme le retour sur elle-même et le détachement du sensible. Ce moyen s’accorde avec une cosmologie qui est elle-même purement rationnelle et mécanique ; de l’autre côté, la cosmologie augustinienne admettant l’intervention personnelle et supra-rationnelle de Dieu, pouvait intégrer une autre symbolique catoptrique où le miroir permettant la connaissance de soi faisait l’objet d’un don de Dieu, transcendant l’ordre naturel, pour fournir aux hommes une voie d’accès sémantique à eux-mêmes et à lui180. Dans ce passage des Ennéades où notre miroir intérieur est troublé par le souci que nous avons de notre corps, Plotin envisage le cas particulier de la folie où l’impossibilité de se connaître soi-même est complète et définitive (le miroir est brisé)181. La purification du miroir de la conscience est ici encore étroitement liée à une ascèse corporelle. Et cette pratique cathartique a pour nom conversion : c’est elle qui conditionne la possibilité pour l’âme humaine et malgré son enracinement dans le monde sen-
178 Le Pseudo-Denys se sert de la métaphore pour montrer le parallèle entre la hiérarchie terrestre (dont l’homme fait partie) et la hiérarchie céleste dont elle est l’image : les hommes, dit-il, « doivent refléter les visions divines comme de purs miroirs faits à leur image » [Hiérarchie ecclésiastique, III, 10, 440B] 179 Eckhart, par exemple, donne une large place au thème de l’homme miroir de Dieu, Spiegelsein ; ce thème vise essentiellement à souligner que l’homme n’a pas sa source en luimême et qu’il est tout dépendant de Dieu dont il est le reflet. 180 Einar Mar Jonsson, Le miroir. Naissance d’un genre littéraire , op.cit., p. 115. 181Cf. E. Bréhier, op.cit., p. 80, n. 1; cf. également P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, op.cit., p. 33. Ce qui paraît intéressant dans cette thématisation de la folie, c’est qu’elle est liée tout au plus à la conscience de soi, et non à l’acte de pensée qui se poursuit hors réfléchissement : la vie spirituelle du sage ne sera pas interrompue parce que le miroir de la conscience aura été brisé par des troubles corporels et qu’il aura perdu la conscience de sa vie spirituelle.
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sible d’un retour vers la deuxième hypostase, le Nou`ς182. Mais cette purification n’est pas le tout de la découverte par l’âme du divin en elle. Le miroir en tant que surface de réfléchissement ne convient pas à la simplicité hénologique de Plotin et la métaphore du miroir doit ainsi être dépassée si l’on entend parler des phénomènes d’extase et d’assimilation au nou`ς. Il faut en arriver à cette connaissance qui caractérise le nou`ς, lequel possède en soi les essences et n’a besoin pour les connaître de personne puisqu’il les tire de son propre fond, aujtovqen [V, 5, 1] : pas d’intermédiaire donc, oujde;n metaxuv. En ce sens, P. Hadot note que la connaissance de soi que le sujet plotinien prend en se retournant vers « le miroir de sa conscience » n’est qu’une étape intermédiaire de l’assimilation à son moi véritable, à son moi divin, au Dieu en lui : « … la vie spirituelle dont vit sans cesse notre vrai moi constitue un niveau de tension et de concentration qui est supérieur au niveau propre à notre conscience. (…) Notre conscience, en effet, n’est qu’une sensation intérieure : elle exige en nous un dédoublement, une distance temporelle, si minime soit-elle, entre ce qui voit et ce qui est vu. Elle n’est donc pas une présence, elle est un souvenir, elle est engagée inexorablement dans le temps. Elle ne nous fournit que des reflets, qu’elle essaie de fixer en les exprimant dans le langage »183. La fascination plotinienne pour la simplicité implique la condamnation de cette structure du double sur laquelle les Confessions sont fondées. Cette fascination conduit à la disqualification platonicienne du dédoublement induit par les processus de conscience où celle-ci est à la fois sujet et objet de l’intention de l’âme184. A contrario, on peut dire que c’est l’institution de la structure du double
182
Il y a en réalité d’abord émanation à partir de l’hypostase supérieure, mais une émanation qui ne crée rien et risquerait de se diffracter et de se dissoudre dans la multiplicité si l’hypostase inférieure ne se créait d’elle-même en se recueillant sur elle-même et en contemplant en elle-même l’image qu’elle a de l’hypostase supérieure. C’est proprement ce retour sur soi où elle se crée qui est appelé « conversion », épistrophè. 183 Ibid., p. 35. 184 Ce refus plotinien de la scission entre sujet et objet au sein même de l’Intelligence constitue une objection à Sextus Empiricus qui affirmait que toute connaissance implique la division entre un sujet de connaissance et un objet connu : si l’intelligence discursive ne connaît l’intelligence que par trace, l’intelligence en elle-même se connaîtrait au contraire sans césure. Cf. Courcelle, Connais-toi toi-même, op.cit., p. 84-85.
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comme fondement qui permet aux Confessions d’être le grand livre de la conscience de soi, du temps et du langage. Tous les indices concordent pour montrer qu’Augustin en reste à ce niveau-là, celui de la conscience de soi, scindée en elle-même d’être sujet et objet de son acte d’intentionnalité et ne pouvant laisser l’intention ellemême s’effacer dans l’assimilation à son objet propre. Plotin, en revanche, concevait clairement cet effacement de l’intention de l’âme et le situait comme le but de tout processus d’intentionnalité : « Que l’on se souvienne de ces moments-là où, ici-bas, nous sommes dans la clarté totale : à ces moments-là, nous ne faisons aucun retour sur nous-mêmes, à cause de notre activité intellectuelle : nous nous possédons seulement, et notre activité est toute tournée vers l’objet, nous devenons cet objet… » [Enn., IV, 4, 2, 3]. Or, comme le note Jonsson, dans la mesure où dans la conception antique, le miroir n’est jamais conçu comme réfléchissant un objet pour personne, qu’il n’existe pas sans spectateur et ne reflète rien si ce n’est pour un sujet, il opère de facto une césure entre sujet et objet : « en même temps qu’il est une frontière entre deux ordres de réalités [l’objet réel et son reflet], le miroir est donc aussi une ligne de démarcation entre le subjectif et l’objectif – entre la subjectivité de l’âme individuelle et les principes divins qui sont à la fois les raisons objectives de l’univers et aussi la source et le but ultime de l’âme elle-même »185. Le rejet plotinien de la symbolique catoptrique est ainsi le signe d’un privilège donné à l’union à l’Un, là où le miroir des Écritures d’Augustin reste une ligne de démarcation infranchissable, du moins dans cette vie, entre objet et sujet de connaissance. Ainsi, cette symbolique particulière et neuve du miroir de l’Écriture, dont Jonsson souligne qu’ « Augustin l’a développée avec une prédilection particulière »186, signale-t-elle encore une fois la remise en question, elle aussi plus particulière et plus nette chez Augustin, de l’idéal grec du qei`oς ajnhvr. La possibilité de la divinisation du sujet parvenu à Dieu est réduite, tout au plus, à la possibilité (à conquérir dans une lutte âpre et un travail de l’esprit long et laborieux) d’une similitude, d’une ressem-
185 186
E. Mar Jonsson, Le Miroir. Naissance d’un genre littéraire, op.cit., p. 128. Ibid., p. 114.
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blance, à la possibilité de retrouver en nous la trace de Dieu et non sa présence pleine. Cette remise en question du modèle de l’oJmoivwsiς qevw/ ne doit pas être séparée de l’importance aux yeux d’Augustin de la trace, du signe, du Verbe fait chair même, de l’intermédiaire (ce lieu justement symbolisé par le Christ fait chair) : du livre où Dieu a déposé son message dans la langue des hommes en intégrant le sens dans la matière des mots. L’homme, chez Augustin, reste un être diffracté dans le temps et par le langage qu’il doit tenir sur lui-même. Le récit autobiographique des Confessions atteste de cette dispersion due à la condition de pécheur et conserve cet écart cristallisé dans le récit de confession. Le sujet ne serait alors proprement lui-même que revenu à un état de lucidité et de conscience qui lui permet de percevoir son itinéraire peccamineux pour tel. C’est ce que note L. Ucciani : « Le moi serait (…) l’être de la rupture vécue comme rupture. Je ne serais moi qu’en rupture avec un état antérieur qui serait celui de la dépossession, et, d’autre part, je ne serais moi qu’en tant que je porte en moi cette rupture »187. Je ne me connais que parce que je ne suis plus qui j’étais. Je me connais donc dans la durée, et comme être temporel. Ainsi, ce n’est pas un hasard si à la question « Qui suis-je ? », Augustin répond d’abord : un être temporel. Guère plus un hasard, d’ailleurs, si le récit autobiographique des Confessions, se clôture sur un traité théorique de la temporalité conçue comme distentio animi [IX, X, 24]. Cette définition du temps comme distension de l’âme est plotinienne [Cf. Enn. I, 6, 7, 10 ; V, 1, 4, 21-24]. Mais il faut bien voir que le dépassement de la temporalité est souhaité et possible aux yeux de Plotin, alors qu’Augustin ne fait que montrer, souligner, insister sur l’écart considérable, sidéral et infranchissable, qui sépare le temps et l’éternité, les êtres muables et l’être immuable. Comme le souligne A. Mandouze « Plotin est en train de définir le nou`ς dans son intemporalité : en lui il ne peut y avoir de place pour le passé ni pour le futur. Augustin, au contraire, (…) oppose le devenir des choses (fieri) à l’être de Dieu (esse) qui, étant éternel, ne laisse aucune place au temps même. Ce qui intéresse Augustin, ce n’est pas de montrer qu’en cette région, tous les êtres sont éternellement présents, c’est au contraire de montrer que les êtres sont, à l’égard de l’Être, dans un rapport qui exclut toute commune mesure » [ibid.]. On notera
187
L. Ucciani, op.cit., p. 159. Cf. aussi p. 115.
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que cette différence de conceptualité concerne évidemment également la mémoire que, dans le De Trinitate, Augustin définit comme « la faculté qui permet à l’âme d’être présente à elle-même » [XVI, XI, 14]. Cette définition est encore vraie dans les Confessions où, ainsi que le souligne I. Bochet, la mémoire est également « le fondement de l’identité personnelle : grâce à la mémoire, l’homme peut avoir conscience de lui-même dans la durée, maîtriser le passé par ses souvenirs, avoir prise sur l’avenir par ses projets »188. Ceci correspond à l’idée que Plotin se fait de la mémoire, mais avec toujours cette tentative de débordement : la mémoire chez Plotin « devient une faculté tout à fait inutile pour l’âme qui possède la vision intellectuelle ; car cette vision n’est point une connaissance discursive ; l’ordre des notions qu’elle implique n’est pas un ordre successif. Elle n’a pas non plus le souvenir d’elle-même ; car lorsque son union à l’Intelligence est parfaite, c’est la même chose pour elle de penser les intelligibles et de se penser elle-même »189. Le pli qu’Augustin donne à l’image traditionnelle du miroir des Écritures est, à cet égard, significatif : le miroir est décrit comme ce qui ne permet de voir que par profils et successivement : « Sans doute, voyonsnous présentement par miroir et en énigme, pas encore face à face » [X, V, 7]. Il retrouve ici une interprétation paulienne du livre de la Sagesse VII, 26 où la sagesse est présentée comme « le miroir, sans tache » de la majesté divine. Dans l’Épître aux Corinthiens, Paul soulignait en effet que, quoique le miroir soit sans tache, il n’est encore qu’un miroir mais il précisait que, en cette vie, c’est tout ce que nous pouvons espérer : voir les choses divines par une vision indirecte, énigmatique et imparfaite [per speculum in aenigmate I Cor. 13, 12-13 et II Cor. 3, 18]190. La spécificité d’Augustin dans la reprise de cette image paulinienne consiste à comprendre 188
I. Bochet, Saint Augustin et le désir de Dieu, op.cit., p. 209. C’est très clair aussi dans le De lib.arb., II, XIX, 51. 189 E. Bréhier, notice, p. 33-34, t. IV]. Cf. B. Stock, op.cit., p. 13 : « He was the earliest writer to give memory a critical role in sustaining the individual’s personal continuity and in creating self-knowledge, a view in which he differed decisively from his intellectual mentor on problems of consciousness, Plotinus ». 190 « Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. À présent, je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu » [I Cor. 13, 12-13]. « Et nous tous, qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image » [II Cor. 3, 18].
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le côté énigmatique et indirect de la vision par miroir comme étant spécifiquement liée à la temporalité qui est le lot de notre perception et de notre savoir. Ainsi, en XII, XIII, 16, Augustin oppose-t-il ce qui se voit « en figure, dans un miroir », alors qu’on connaît « tantôt ceci, tantôt cela » à ce qui se voit « en toute évidence, face à face, simultanément, sans aucune succession de temps ». Il faut voir, à mon sens, cette différence entre le miroir divin de l’âme chez Plotin et son dépassement dans l’assimilation au Nou`ς, et le thème augustinien du miroir des Écritures, inévitable intermédiaire dans la connaissance de soi, comme une ramification de la doctrine de l’incarnation dont l’absence dans le platonisme est décidément bien lourde de conséquences. Que signifie, en effet, que le Verbe divin se soit fait chair ? Le Verbe fait chair, c’est le Verbe fait matière, le Verbe fait temps, le Verbe fait texte, c’est le Verbe inscrit dans le temps d’un récit. Le Verbe fait chair, c’est la texture des mots de la Bible qui se lisent dans le temps et sont alors seulement accessibles à l’homme pour qui c’est l’écoulement temporel qui porte la signification. Le sens divin et immobile devient ainsi, pour l’homme, le flux de la signification. Dans un don de Dieu. Le Verbe fait chair, c’est l’incroyable miséricorde divine « par quoi, dit Lyotard, celui qui a créé le temps s’énonce temporellement »191. Pour que des voies soient tracées qui mènent l’homme à Dieu, il a en effet fallu que celui-ci « en qui ne se trouve ni changement ni ombre de variation (momenti obumbratio) » [III, VI, 10] se fasse onde lumineuse, variations de luminosités, lumière ondoyante, onde. Il a fallu que l’éternelle Vérité se « mélange à la chair, puisque le Verbe s’est fait chair, afin que pour notre enfance ta sagesse devînt du lait » [VII, XVIII, 24]. Le Verbe divin fait chair, c’est aussi ce que l’homme tout gonflé de mépris pour sa propre chair (le platonicien évidemment, et à sa suite le manichéen) ne peut concevoir parce qu’il ne conçoit pas le don incroyable de Dieu, il ne conçoit qu’un dieu qui existe sans lieu ni temps d’énonciation, sans trace sonore ou écrite, pure lumière192. Ce thème de la mise en
191
Lyotard, op.cit., p. 66.
192 On pense ici aussi à un passage des Ennéades où le miroir qui reflète le corps et les beau-
tés charnelles est évoqué indirectement, en référence à la fable de Narcisse, qui s’est noyé dans le miroir des eaux à trop vouloir y mirer sa beauté physique : « … si on voit les
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garde contre l’orgueil scande le premier livre du traité qu’Augustin consacre au langage et à l’exégèse biblique, le De doctrina christiana [§ 5 : sine superbia, à deux reprises ; § 6 : tentationes superbissimae ; § 7 : superbus], on le trouvait déjà dans un texte du De Genesi contra Manicheos (II, IV, 5 – V,6) qui lie étroitement le rôle de la lecture de la Bible pour l’homme et celui de l’Incarnation dans une histoire des étapes du salut. Prétendre une révélation immédiate de Dieu, comme le font certains objectants, c’est méconnaître la condition actuelle de l’homme. Depuis le péché, l’homme n’est plus en contact immédiat avec Dieu, le régime d’intériorité dans lequel il avait été créé a été en effet remis en question par la faute d’orgueil qui consiste à « enfler l’âme au dehors » ; c’est pourquoi Dieu, pour s’adapter au nouvel état de l’homme, dispense désormais son enseignement « en paroles humaines ». « La pluie de la vérité qui tombe des nuages » a remplacé « la source intérieure ». La raison d’être de cette kénose du Verbe dans l’Écriture est donc de donner à l’homme dans le temporel et le sensible un moyen de revenir à l’éternel. Depuis la faute originelle, le chemin de l’homme vers Dieu est un chemin fait de la chair des mots. Dans la pensée d’Augustin, la fascination pour la musicalité des mots, l’attention extrême portée à leur rythme, à leur balancement, partim et partim, constituent la via regalis pour accéder à Dieu. Ainsi, l’intrication constante du thème de la lecture avec celui de la temporalité (les verba humains passent et disparaissent alors que le Verbum divin demeure) trouve-t-il ici une justification profonde. Que la Bible soit au milieu du trajet qui conduit
beautés corporelles, il ne faut pas courir à elles, mais savoir qu’elles sont des images, des traces et des ombres ; il faut s’enfuir vers cette beauté dont elles sont des images. Si on courait à elles pour les saisir comme si elles étaient réelles, on serait comme l’homme qui voulut saisir sa belle image portée sur les eaux (ainsi qu’une fable, je crois, le fait entendre) ; ayant plongé dans le profond courant, il disparut ; il en est de même de celui qui s’attache à la beauté des corps et ne l’abandonne pas » [I, 6, 8, 6-13]. [Ce thème de la matière comme miroir trompeur renvoyant les reflets mensongers des modèles intelligibles se trouve également en Enn. III, 6, 7 et chez Porphyre dans le De Abstinentia, I, 57, 3 et en Sent. 20 où Porphyre commente le passage ce passage des Ennéades]. Cette métaphore semble sans doute contradictoire avec la précédente, celle du miroir de l’âme, mais il n’en est rien. Comme on l’a vu, la première métaphore, qui assimile l’état de conscience au stade du miroir, devait être dépassée dans la mesure où la conscience réflexive est aux yeux de Plotin un phénomène résultant d’une dispersion et d’une division de l’âme.
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l’homme à Dieu est le double symptôme de sa finitude comprise comme l’impossibilité de voir autrement que par profils et successivement et comme l’impossibilité de comprendre un sens qui ne soit d’abord emmêlé à une matière sonore. C’est cette double caractérisation qui conduit Augustin à présenter les Écritures comme ce qui « abat la superbe », « engage à la confession », et « donne la sagesse aux tout-petits » [XIII, XV, 17]. Un extrait des Confessions, particulièrement intéressant, véhicule une autre image du miroir des Écritures qui dit que ce présent incroyable de Dieu aux hommes est lié à leur condition d’hommes pécheurs : de même qu’il avait vêtu Adam et Ève de vêtements de peau, à la suite de leur péché193, il a étiré au-dessus d’eux la peau de parchemin qui constitue la voûte du ciel194. La même pelisse qui a servi à vêtir les amants coupables a été étirée et placée au-dessus de nos têtes comme une tente de peau, un firmament d’autorité de sorte que pour comprendre quelque chose nous devions humblement lever la tête. Dieu a étendu le firmament au-dessus de nos têtes, disait le Psaume 103, 2. Et, ajoute Augustin dans les Confessions, ce parchemin déroulé au-dessus de nous, c’est l’Écriture [XIII, XV, 17]. Le ciel a été fait par les mains de Dieu, disait le Psaume 8, 4. Et ces mains, pour Augustin, renvoient à celles des scribes écrivant sous sa dictée et à celles de Dieu écrivant sur la toile du ciel. La nuit qui est suspendue au-dessus de nos têtes n’est donc pas aussi totale que celle des bêtes. Le Rouleau du salut a beau être roulé pour nous – la peau est peut-être un écran qui nous interdit la vision face à face195, c’est aussi une peau lisse et miroitante, c’est la peau qui couvre le livre de
193 Cf. Simonetti, « commento XIII », in Sant’Agostino Confessioni, t. V, fondazione L. Valla, op.cit., p. 263. 194 On rappellera que Gen. III, 21 présente cette tâche comme un travail de Dieu qui fabrique des tuniques des peaux ; l’analogie avec l’autre travail de la peau, celui qui consiste à graver des lettres sur le firmament étiré comme un rouleau, signale que l’écriture ellemême est un travail. A. Quarcquarelli relève qu’à la fin du quatrième siècle, «le scriptorium était un lieu de travail et de culture », copier « demandait un vaste matériel (papyrus, peaux) et un long travail » in « Le travail au temps des Pères », DS. X, col. 1197. 195 Ce texte est l’occasion d’une référence à l’épître aux Corinthiens de Paul : « Maintenant c’est dans la figure des nuées, à travers le miroir du ciel, et non pas comme il est, que ton verbe nous apparaît, parce que pour nous-mêmes, quoique nous soyons chéris de ton Fils, n’a pas encore apparu ce que nous serons » [XIII, XV, 18].
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Dieu : « Notre ciel, tout indéchiffrable que le rende l’ombre qu’il projette dans nos regards, ne porte pas moins, sur sa face tournée vers nous, les signes de ton écriture. La couverture du volume relié en pleine peau, on la devine frappée de lettres »196. Le signe, c’est la clôture de séparation, la ligne de frontière mais aussi le point de passage, entre deux univers distincts. Comme le relève E. Mar Jonsson : « … le sujet central de ce texte extraordinairement dense (…) est l’opposition entre les hommes mortels et le peuple de la Cité de Dieu : ce peuple ‘supracéleste’ contemple la face de Dieu et connaît sa parole sans passer par les ‘syllabes temporelles’, mais les hommes mortels, vêtus de tuniques de peau en raison de leurs péchés, vivent dans le temps et ne peuvent connaître Dieu qu’indirectement. Entre les deux, il y a le firmament dressé comme une tente de peau qui sépare le monde éternel et le monde temporel : il est à la fois la limite extrême du monde créé, et aussi la Révélation de la parole de Dieu écrite sur le parchemin avec des ‘syllabes temporelles’. Pour exprimer cette dualité, Augustin identifie le firmament-parchemin avec le miroir paulinien, dont le sens est également double : d’une part, la vision catoptrique caractérise notre situation d’êtres temporels et physiques ici-bas, et, d’autre part, elle nous révèle indirectement le modèle vers lequel nous devons nous diriger mais que nous ne pouvons voir face à face que lorsque le livre du firmament sera fermé » [op.cit., p. 117]. Entre l’homme et Dieu, entre l’homme et la connaissance qu’il peut prendre de lui-même : la demi-obscurité d’une bibliothèque, la clarté toujours un peu trouble du signe. Ce que nous ne pouvons pas voir de face, dans l’éclat insoutenable de la pleine vérité, nous apparaît dans le clair-obscur, le voilé/ dévoilé du texte. La révélation, pour l’homme, appartient aux inter-faces, aux entre-mondes, elle est signe. Côté chair et côté sens. Signifiant et signifié. Côté chair pour l’homme qui ne peut comprendre un signifié pur, un sens qui n’est pas intégré dans une matière sonore197.
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Lyotard, op.cit., p. 60-61. Re-velatio dit qu’un voile, initialement, couvre toujours le vrai. Et ce voile – cette peau – est celle de l’intelligence humaine elle-même, et non celle des choses, de l’être. L’œil de l’homme coupable, comme celui de la chouette, est couvert d’une peau. Ce qui est voilé, en effet, ce n’est pas le monde (qui n’a rien d’une caverne obscure dont il faudrait s’échapper – dans une ascension vers le ciel – pour trouver l’accès à la lumière), c’est le 197
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Le verbe divin s’est fait chair : ce qui touche l’homme à sa chair, ce qui l’affecte : « ces choses [qui concernent précisément le Verbe fait chair] me pénétraient jusqu’aux entrailles d’une manière surprenante, pendant que je lisais le moindre de tes apôtres » [VII, XXI, 27] et le Christ, ajoute Augustin dans le passage si dense sur la peau du ciel déroulée comme un livre au-dessus de nos yeux, « a regardé à travers les mailles de la chair et caressé et enflammé, et nous courons dans le sillage de son parfum » [XIII, XV, 18]. Quelques signes faufilés dans le tissu du corps disent Dieu. L’opacité de la chair est dès lors et inversement trouée de la translucidité du sens. Le corps compact est violé des sensations qui l’infusent, l’aèrent, le pénètrent par tous ses pores des rayons lumineux du sens. Onde qui écartèle
regard d’une intelligence qui, depuis la faute, s’est couverte de vêtements comme Adam et Ève au même moment s’en sont couverts pour masquer leur nudité [cf. VII, XVIII, 24 : « … la divinité affaiblie (infirmam divinitatem) prend en partage notre tunique de peau ». La tunique de peau dont Dieu revêtit Adam et Ève à leur sortie du paradis terrestre symbolise les conséquences du péché originel [cf. Enar.in Ps., III, I, 8]. Les ténèbres ne sont pas extérieures à l’âme qui l’empêche de voir : elles sont en elle : tenebra animae meae, dit Augustin [VII, XX, 26]. Ce qui est enténébré, c’est la vue de l’esprit humain (contenebrata mentis meae acri [VII, VIII, 12] ; cf. également Conf. VII, XVI, 22]. Comparer ces textes avec Rép. 508 c4 – d6 : « Chaque fois qu’ils regardent des choses dont les couleurs ne sont pas éclairées par la lumière du jour (…), les yeux (ophtalmoi), tu le sais bien, faiblissent (…). Au contraire, quand ils se tournent vers les choses sur lesquels le soleil déverse sa lumière (…), ces mêmes yeux voient clairement (…). Conçois de la même façon aussi ce qui relève de l’âme : quand la vérité et l’être déversent leur lumière sur un objet, et que c’est sur lui qu’elle prend appui (…), il devient alors évident qu’elle possède une intelligence ; mais lorsqu’elle se tourne vers ce qui est mêlé d’obscurité, (…) au rebours, elle ressemble à une chose dépourvue d’intelligence ». cf. Monique Dixsaut, Platon et la question de la pensée, Vrin, 2000, p. 133 : «… la lumière donne en droit tout le visible à voir : le visible n’est soumis à aucune autre condition que celle de la lumière elle-même. C’est sa présence à elle, son intensité à elle, qui sont conditions de la vision, pas l’émission des sons ou des odeurs, et pas non plus la subtilité et l’acuité de l’organe sensoriel ». Ainsi, dans l’obscurité, celui qui possède la faculté de voir fait tout ses efforts pour l’utiliser, mais son attention visuelle sera déçue : rien ne viendra remplir sa visée. Plotin, ici, constitue un intermédiaire frappant entre Platon et Augustin, il envisage la clarté absolue comme ce moment où l’œil absolument purifié et le monde absolument lumineux en viennent à se confondre : « Tout est transparent ; rien d’obscur ni de résistant ; chacun est clair pour tous, jusque dans son intimité ; c’est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui et voit tout en chaque autre : tout est partout, tout est tout, chacun est tout ; la splendeur est sans borne » [V, 8, 4, 1].
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des particules de chair pour y faire transiter des particules de Dieu. La chair humaine est confite de la chair divine. On sait que la doctrine de l’Incarnation implique une revalorisation d’un donné corporel jusqu’alors considéré comme l’obstacle majeur à la connaissance et ce qu’il fallait éradiquer en vue de connaître Dieu et de s’assimiler à lui : c’était vrai pour Platon, ce le sera pour Plotin et pour Porphyre. Pour le chrétien, en revanche, mépriser le corps, c’est refuser de comprendre la création, l’incarnation, la rédemption qu’elle permet, la transsubstantiation et la résurrection, les dogmes les plus fondamentaux du christianisme. À l’idéal de l’impassibilité et de la désincorporation de la pensée, les Pères latins opposent l’idéal de l’homme uni, corps et âme – sans pour autant qu’on puisse y voir une proximité manifeste avec le matérialisme stoïcien. Augustin semble travailler davantage contre la tradition platonicienne qu’avec la philosophie stoïcienne. Les exercices spirituels chrétiens ne prennent plus les voies de l’exercice de mort qui vise à nier les valeurs corporelles, mais celui de la lecture de la Bible dont les modalités sont définies par cet idéal de l’âme et du corps réunis qu’est l’incarnation. Si le Christ est conçu par Augustin comme la voie menant à la vie heureuse – une voie dont il précise qu’elle manquait aux platoniciens qui savaient où aller sans savoir par où – et s’il est assimilé au Verbe divin transmis aux hommes grâce à la Bible, cela implique une conception très particulière de la manière dont le corps se trouve indissolublement lié à la lecture. Lire est une passion du corps et de l’âme. Gadamer avait déjà souligné dans Vérité et Méthode que le dogme de l’incarnation, permettant de penser la création du monde comme un effet du Verbe divin, rendait justice à l’être de la langue de sorte à résorber l’oubli de la langue œuvré par la pensée de Parménide, de Platon et d’Aristote qui avaient combattu dans la langue la corruption et la perversion de la pensée. J’ai restreint cette conviction fondamentale à une application plus particulière étudiée dans ses détails : le rôle de la lecture dans la reconstitution du sujet après la faute. L’identité chrétienne est fondamentalement une identité scripturaire, une identité qui se conquiert dans la lecture de la Bible. La lecture des Écritures est l’exercice spirituel principal qui purifie l’âme, comme le notait Augustin dans une lettre à l’évêque Valère de 391: « Je dois scruter tous les remèdes des Écritures divines, et par la prière et la lecture faire en sorte qu’une santé convenable soit accordée à mon âme » [Epist. 21]. Ce qui aux yeux d’Augustin manquerait alors essentiellement à l’identité platoni-
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cienne et plotinienne, c’est la lecture-priante du livre de Dieu qui est la trace même d’humiliation du Dieu fait chair pour sauver les hommes. Ce qui manquerait le plus essentiellement aux platonicorum libri, n’est pas seulement une référence à l’autre livre, celui de Dieu, et un nom, celui du Christ, c’est plus fondamentalement le rapport au livre, la possibilité de se laisser convertir par une lecture, c’est l’idée que la connaissance et le souci que l’on a de soi ne se pratiquent que par l’intermédiaire des signes et dans un rapport tel à ces signes qu’on en obtient une transformation profonde de soi.
III. LIRE À LA VOLONTÉ DE DIEU LA CURE DE LA VOLONTÉ DANS L’EXÉGÈSE BIBLIQUE
MEA CULPA Pour Augustin, toute vie humaine commence dans la déviance et est marquée du sceau de l’error, que le français devra bien traduire sous un double vocable pour conserver l’épaisseur du mot latin : erreur et errance. Initialement, l’error est plutôt errance : l’adulte qui remonte la piste de la faute rencontre à l’origine une absence de trace, absence de tracé, un lieu où sa mémoire ne pénètre pas. L’œil de la conscience s’ouvre sur le spectacle des ronces des premières fautes déjà poussées. On ne peut pas même corriger d’emblée ce regard malade ; nous sommes contraints de tolérer ce mauvais instinct chez l’enfant parce qu’il est encore inconscient du mal qu’il fait. La conscience n’étant pas encore là, la mauvaise conscience n’a pas place non plus : le redressement est impossible198. Ce péché de l’enfance ne peut être ni évité ni amendé : ce n’est donc pas lui que le confessé doit prendre en considération. Les mêmes gestes chez un adulte paraissent en revanche plus gênants : « … on ne peut supporter sans irritation ces mêmes défauts quand on les surprend dans un âge plus avancé » [I, VII. 11]. L’errance comme une origine diffuse, sans trace, se muera chez le petit d’homme devenu raisonnable et conscient de sa faute (celui qui commence à parler) en une erreur coupable dont les voies se dessinent distinctement : l’absence de chemin (l’errance) se muera en des lignes courbes qui tracent ce qu’Augustin appelle les « circuits de l’erreur » (circuitus erroris mei, [IV, I, 1 et VIII, II, 3]), ou encore ce qu’il appelle, en
198 « Je faisais donc là des choses répréhensibles, mais parce que je ne pouvais comprendre, qui m’aurait repris : ni la coutume, ni la raison n’autorisaient à me reprendre » [I, VII, 11]. Coutume ou couture, le tissu que l’on peut repriser est celui qui exhibe sa faille. Et repriser comme rectifier vient toujours après la déchirure, après la béance.
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gardant dans cette déclinaison du vocabulaire – et plus clairement cette fois – la proximité fondamentale de la faute avec l’errance, les « voies tortueuses » (tortuosas vias [VI,XVI, 26])199, « distordues », (vias distorsas [II, III, 6]) ou « laborieuses » (vias laboriosas [IV, XII, 18] ; les « voies d’iniquité » (vias nequissimas [II, I, 1]) ou « dépravées » (via prava [VIII, VII, 17])200, les « voies difficiles » (vias difficiles [IV, XII, 18]) ou simplement « impraticables » (invia). L’absence de chemin se muera en traces égarées, l’errance en erreur. L’éducation n’est pas une voie royale menant au savoir, c’est tout le chemin ardu et laborieux menant à la via regalis du salut201 : « Près de toi vit toujours notre bien, et c’est pour avoir quitté la route que nous avons fait fausse route. Revenons désormais, Seigneur, à cette route pour éviter notre déroute » [IV, XVI, 31]202.
199 Comme le serpent du Jardin d’Éden, « cet animal glissant, se mouvant en replis tortueux », animal scilicet lubricum et tortuosis anfractibus mobile, cf. Cité de Dieu, XIV, XI et De Genesi ad litteram, XI, II, 4. Là aussi le fait de « tomber dans l’erreur », de « se laisser induire en erreur » ou de « céder à l’erreur d’autrui », errando posse decipi, alieno cedit errori, erranti, etc. sont liés à des mouvements tortueux, tortuosis mobile. Philon note, dans son interprétation allégorique de la Genèse, que le serpent a été assimilé au plaisir qui, complexe et tortueux, s’enroule autour de toutes les parties de la faculté irrationnelle de l’âme et forme autour de chacune d’elles plusieurs replis : par les sens naissent ainsi des plaisirs variés dont on est « mordu » [Leg.all., II, 75] ; le plaisir est la « passion complexe et serpentine » et l’effet du plaisir, « la morsure » [Ibid., II, 84]. À noter, par opposition, l’anecdote que rapporte Porphyre sur la mort de Plotin : « À ce moment, un serpent passa sous le lit dans lequel il était couché et se glissa dans un trou de la muraille ; et Plotin rendit l’âme » [Vie de Plotin, 1, 26-29]. Bréhier rapporte ce passage au chapitre X où est évoqué le démon de Plotin et souligne que « le démon, qui était en réalité un dieu, est sans doute identique au serpent qui abandonne Plotin au moment de sa mort », il relève alors que l’ « on connaît à Alexandrie un dieu serpent, Agathodaemon », auquel Porphyre pourrait référer ici [n. 1, p. 2]. 200 Pravus signifie plus justement 1. difforme, tordu (Cicéron parle de membra prava : membres difformes) 2. irrégulier, mauvais, faux (Tacite parle de pravi impulsores, de mauvais conseillers). 201 Dans la Cité de Dieu, on trouve l’expression via regalis pour dire la voie royale « conduisant seule à ce royaume qui ne glisse pas sur la pente du temps, mais qui s’assure en la stabilité de l’éternité » [De civ. Dei, X, XXXII, 1]. La voie de Dieu est celle où se résorbe le retard, où la course s’immobilise dans l’éternité du salut. Cf. J. Leclercq, « La voie royale », in Supplément de la Vie spirituelle, 7 (1948), p. 338-352. 202 « … vivit apud te semper bonum nostrum, et quia inde aversi sumus, perversi sumus. Revertamur iam, domine, ut non evertamur… ».
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Les circuits courbes de l’erreur ont ici aussi quelque chose à voir avec le labeur. Et pas seulement par un mécanisme causal (historique) qui lie la faute d’Adam, dont nous sommes tous les héritiers, à son juste châtiment, le travail de la terre (la terre de l’intelligence) dont nous aurions hérité. Mais aussi par une conception proprement immanente du châtiment. Sensation vécue d’un vagabondage douloureux, dans l’effort laborieux et un peu vain pour avancer, alors que la voie est difficile ou que son circuit condamne le promeneur à une infernale répétition, la faute porte en elle-même son propre châtiment. Le labeur n’est pas le prix à payer pour la faute au sens où il serait une punition infligée par Dieu après coup. Le labeur est châtiment de la faute au sens où la conscience de la faute réside elle-même dans le sentiment pénible d’un travail. La faute est éprouvée comme via laboriosa. L’errance et l’erreur symbolisent toutes deux la course d’un « Je » (fautif ) autour de lui-même comme d’un centre jamais atteint, et même à jamais et par principe hors de portée203 : « Je peine sur moi-même (laboro hic et laboro in me ipso). Je suis devenu pour moi une terre excessivement ingrate qui me met en nage (factus sum mihi terra difficultatis et sudoris nimii). (…) Il n’est pas étonnant que soit loin de moi tout ce qui n’est pas moi. Mais quoi de plus proche de moi que moimême ? » [X, XVI, 25].
203 On peut noter les différences de valeurs accordées au mouvement circulaire, au circuit. Dynamiquement perçue par Platon et par les philosophes grecs, la circularité dit la plénitude, la clôture parfaite et l’adéquation à soi, la régularité du mouvement (on pense au mouvement circulaire des âmes humaines qui se meuvent elles-mêmes, sur le modèle de l’âme cosmique qui préside aux mouvements circulaires et parfaitement réguliers des astres). Le mouvement cyclique est pour Platon le symbole de la pensée rationnelle, celui qui « offre le plus de parenté et de ressemblance avec la translation de l’intelligence » [Lois, X, 897 e], au point que les mouvements non cycliques symbolisent la folie : « le mouvement qui ne se fait jamais uniformément ni régulièrement sur une seule place ni autour d’un seul centre ni à des distances immuables, ni selon un ordre et un sens unique, ce mouvement-là serait parent de toute espèce de déraison » [Ibid.]. Perçue pourtant également comme une force dynamique, la circularité symbolise au contraire chez Augustin plutôt la quête infinie et l’inadéquation inéluctable de la circonférence par rapport au centre. Héritage virgilien plutôt ici – on pense à l’image de la toupie relevée par Shefer : « Admirable abyme, terrible centre vide de la représentation reposé sur ce périgraphe », op.cit., p. 39.
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Le moi est une terre ingrate : la métaphore agraire est ici encore sous-jacente. Comme chez Cassien, elle sert à témoigner de l’indocilité fondamentale du sujet chrétien (indomitus) et elle laisse supposer déjà tout le labeur et toute la sueur (labor et sudor) nécessaires pour atteindre à la docilité qui est la condition sine qua non de l’acquisition de la culture divine. L’insistance inaugurale des Confessions sur la faute correspond exactement à ce constat formulé à plusieurs reprises que « Je » est pour luimême une immense question [cf. IV, IV, 9], que « Je » est pour lui-même une terre de travail, que « je » ne se trouve lui-même qu’après un « travail sur soi ». « Je » s’élabore. L’expression de « travail sur soi », utilisée ici à dessein, est utile à montrer que la psychanalyse (qui parle notamment de Trauerarbeit et de Traumarbeit) et les autres méthodes thérapeutiques de la psychologie clinique contemporaine n’héritent pas seulement, comme le souligne Foucault dans la Volonté de savoir (initialement intitulée « Généalogie de la psychanalyse »204), d’un plaisir de l’analyse de soi, d’une technologie du soi consistant à s’examiner sans cesse et à découvrir les désirs cachés en soi, elles héritent aussi de la notion d’un travail de soi sur soi (et par conséquent de tout ce à quoi cette notion se trouve corrélée chez les chrétiens). L’héritage chrétien de la psychanalyse ne concernerait d’ailleurs ces pratiques d’aveu et de confession qu’à partir de l’idée augustinienne plus fondamentale d’un travail sur soi – quaerebam a me dit Augustin205–, qui vise à se reconnaître comme sujet imparfait, rongé de doutes et incapable de maîtriser ses désirs. Il est possible de considérer les Confessions avec E. Dubreucq comme « l’une des pièces maîtresse du rapport à soi dans l’Antiquité tardive et comme l’archétype du dispositif de travail sur soi »206. La confession est en effet fondée sur une conscience réflexive qui prend la faute et le désir qui la porte comme objet et qui n’est jamais ni spontanée, ni totale. Il y a tout un processus réminiscent qui est de l’ordre du travail
204 M. Foucault, texte glissé dans le deuxième tome de l’Histoire de la sexualité (n.s.). Cf. P. Billouet, Foucault, Paris, Belles Lettres, 1999, p. 16. 205 VI, I, 1. Pour un commentaire de cette expression, cf. Siniscalco, « Commento VI », in Sant’Agostino Confessioni, t. II, op.cit., p. 248. 206 Dubreucq, op.cit., p. 72. Si c’est Augustin et non Marc Aurèle par exemple qui représente cet « archétype », c’est a posteriori et en raison de son importance « historiale ».
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– le travail de la mémoire et du ressouvenir associé, symptomatiquement, au « travail des larmes », negotium flendi [VIII, XII, 28] – et qui vise à élargir l’accès bien étroit que l’on a initialement à soi-même, à jeter un peu de lumière sur l’obscurité première et fondamentale du rapport à soi207. Peut-être faudrait-il également lier l’idée d’un certain désagrément de ce travail que Freud décrit par des notions comme celle, nodale, de résistance (Widerstand)208 avec l’idée augustinienne d’une faute dont le châtiment est immanent à elle-même : la faute se vit comme l’épreuve d’une résistance à soi-même – « … je suis pour moi-même une terre excessivement ingrate » dit Augustin [X, XVI, 25]. Cette phrase qui dit l’ingratitude du travail sur soi vient après l’épisode de conversion. Elle signale ainsi que la recherche n’est jamais close, que le discours autobiographique n’a jamais fini de dire le soi qu’il traque, pas même dans le récit de sa conversion à Dieu. L’homme ne peut pas, une fois converti, enjamber le firmament et se voir lui-même sans énigme, sans miroir et sans signe : je reste pour moi-même une question. Le travail de moi sur moi est par principe inachevé, incomplet : il y a toujours un résidu de terre que le travail n’a pas rendu meuble. Se vérifie encore indirectement le refus qu’Augustin oppose dans les Confessions à l’idée d’une assimilation à Dieu conçue comme le terme des exercices spirituels et ascétiques. Même après la crise et la catharsis finale qu’est la conversion à Dieu, il reste une opacité. Le moi reste étranger à lui-même, à l’étranger de lui-même, inadéquat. Lorsqu’on a dit la conversion, il n’est pas encore question de se taire, repu et content. Reste un doute. Quelque chose qui échappe, qui mine le moi et qui l’agrandit. Si les circuits qu’il parcourt alors ne sont plus ceux de l’erreur, le moi reste cependant en chemin. Il est ce centre autour duquel tourne et peine, à jamais, le discours. Ce serait encore la figure du cercle – à tracer indéfiniment – qui dirait le mieux cette
207 Ce n’est d’ailleurs qu’au prix d’un renversement curieux entre la source et l’héritier qu’on a pu, comme B. Legewie (Augustinus, eine Psychographie, 1925), P. Brown (La vie de saint Augustin, p. 193-194) et J.-C. Fredouille (« Les confessions d’Augustin, autobiographie au présent », L’invention de l’autobiographie, p. 169), apparenter les Confessions à un travail psychothérapeutique. 208 Notion qui fait référence à l’impossibilité d’un accès direct, d’un chemin en droite ligne au noyau central pathogène.
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ingratitude fatigante209. Qui dirait à la fois cette proximité et cet éloignement. Ou plus exactement la figure élégiaque de la toupie : « je suis agité comme une toupie rapide sur un sol plat que fait tourner d’une main experte un gamin agile » [Tibulle, I, 5, 3-4]. Le centre du cercle n’est-il pas aussi, en effet, le plus proche et le plus lointain de la circonférence ? N’est-il pas ce qui définit le plus essentiellement l’ensemble des cercles dont le tracé pourtant ne passe jamais, et de toute nécessité, par lui ? Les cercles définis par un même centre sont comme le « je » défini par ce à quoi il est nécessairement inadéquat, mais autour duquel il tourne indéfiniment : sa source, son origine confuse, cachée, donnée, son trou de mémoire et de signifiant, le « grand Zéro » de l’origine210. On notera qu’en ce point, Augustin se distingue évidemment de Plotin qui décrivait précisément l’assimilation à Dieu comme ce moment où le moi est sans écart par rapport à lui-même et à Dieu : « Le voyant alors ne voit plus son objet, car, dans cet instant-là, il ne s’en distingue plus ; il ne se représente plus deux choses, mais il est en quelque sorte devenu autre, il n’est plus lui-même, mais il est un avec l’Un, comme le centre d’un cercle coïncide avec un autre centre » [Enn. VI, 9, 10, 12-14]211. Le sujet plotinien retrouve sa source et s’y assimile là où le sujet augustinien reste dans la périphérie de cette source qui demeure pour lui insensée, origine du sens qui donne toute chose sauf elle-même et reste ainsi hors le sens comme sa condition transcendantale.
209 On trouve cette image du cercle ou, plus exactement, de la spirale (qui convient particulièrement bien à la conception dynamique qu’Augustin se fait également du sujet) dans les Études sur l’hystérie de Freud et Breuer. Là est émise l’hypothèse que les souvenirs sont comme des couches concentriques autour d’un noyau central pathogène, et que le travail de la cure amène l’analysant à circuler sur ces circuits en se rapprochant de plus en plus du centre, l’avancée devenant de plus en plus difficile et pénible à mesure que le cercle, en spirale, se rapproche du noyau. La résistance, évidemment d’autant plus puissante que le chemin progresse vers le centre, rend celui-ci (ou le signale comme) de plus en plus laborieux et douloureux. (cf. Gesammelte Werke, vol. I, p. 284 sq. ; Études sur l’hystérie (avec J. Breuer), Paris, PUF, 1957, p. 23 sq.). 210 L’expression est de Lyotard qui qualifiait ainsi le Dieu d’Augustin dans Économie libidinale. 211 Pour une analyse de l’usage de cette figure de la sphère chez Plotin, cf. Couloubaritsis, op.cit., p. 695-696. L’auteur, toujours dans la même perspective de minoration de l’assimilation à l’Un, refuse l’adéquation à ce centre.
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La nécessité de se dire interviendrait dans ce cadre, à savoir en ce cercle, définie par ce trou central du non-sens : comme chez Derrida, quoi qu’en dise Bruno Clément, la confession chez Augustin est toujours déjà une « circonfession » 212. Enquête infinie, question sans réponse, inquiétude sans repos, la circonfession augustinienne engage-t-elle pour autant un cercle qui serait vicieux ? On peut dire en tout cas que la pensée d’Augustin vise à asseoir l’autorité des Écritures et qu’elle trouve son assise dans ces Écritures. C’est ainsi que ce guide de la bonne lecture de la Bible qu’est le De doctrina christiana s’appuie sur un passage de la Bible qui contient le principe de sa propre exégèse. Le rôle déterminant de la Grâce chez Augustin implique que la méthode herméneutique pour interpréter la Bible doive elle-même provenir de Dieu ou de son livre213. Cercle vicieux, peut-être donc ; cercle des vices en tout cas, cirque des per-versions, a-versions ou in-versions, cirque de la volonté (la puissance 212 C’est la thèse qu’il défend dans L’invention du commentaire. Augustin et Derrida, Paris, PUF, 2001. Un texte – celui de Derrida – tourne autour de l’autre – celui d’Augustin. Un texte – Circonfession – tourne autour de l’autre – Confessions. Du centre à la périphérie, du centre à la circonférence, la distance, irréductible, tiendrait, selon B. Clément, dans le rapport radicalement différent qu’Augustin et Jacques Derrida entretiennent à la lecture. La confession est commentaire de texte, lecture exégétique ; la circonfession dit l’impossibilité du commentaire. Les Confessions disent la foi dans la vérité, dans le texte (dans le soi qui doit se dire en vérité et en référence au texte). Circonfession dit un triple deuil : du vrai, du dire de soi, du commentaire de texte. Il n’est pas jusqu’à la langue elle-même qui n’échappe : « … celle qui depuis toujours me court après, tournant en rond autour de moi, une circonférence (…) que j’essaie à mon tour de circonvenir » (Circonfession, p. 7). Dans le texte d’Augustin, le soi qui doit se dire en vérité tourne autour de lui-même. Dans l’autre texte, celui de Derrida, le soi se dit par l’intermédiaire d’un texte et est alors tout conscient de ne pas échapper, dans la reconstruction de ce qu’il est, à la texture d’un autre, Augustin. Les mots du soi rencontrent les mots de l’autre toujours déjà formulés, comme l’eau rencontre le sillon déjà creusé. La confession dit la véridiction ; la circonfession, l’étrangeté du vrai au discours sur soi où il s’agit, mais sans jamais y parvenir, de circonvenir le vrai : « Le titre (Circonfession) dit l’impossibilité de la confession ; le livre pose comme une sorte de préalable le deuil de la vérité ; le dispositif textuel atteste que rien d’essentiel (par exemple des larmes ou de la prière) ne peut se dire dans l’éloignement d’un autre texte, d’un autre homme. » in B. Clément, op.cit., p. 6. 213 Sur ces questions, cf. J.-P. Schobinger, « La portée historique des théories de la lecture (Réflexions à la lumière du De doctrina christiana de saint Augustin) », in Revue de Théologie et de Philosophie, n° 112 (1980), p. 43-56.
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du multiple) qui se tourne en tout sens et se détourne et se retourne encore, hésitante, avant la conversion. Et cercle de l’ejpistrofhv elle-même, demitour, retour ou hémicycle de la con-version, réunification des volontés adverses en une seule qui est una totaque214. La conversio dirait peut-être le bon sens giratoire, à moins qu’elle ne signifie une spirale qui s’approcherait progressivement du centre, de l’unité215. L’aversio et l’inversio signifieraient plutôt le mauvais sens giratoire ou peut-être, plus exactement, dessineraient la spirale qui, fugitive, s’éloigne progressivement de son centre. La conversion est l’élection d’une relation de proximité voulue mais dans une union infiniment postposée – l’unité est, et restera, une trace – ; l’aversion ou l’inversion disent plutôt l’élection d’un mode de vie en écart, dans la distance, dans le lointain, à l’étranger. L’une dit le retour vers l’origine, les autres, multiples et dévoyantes, l’aversion pour cette origine. On connaît l’importance du thème de l’ejpistrofhv chez Plotin et on sait que ce terme a été traduit par le latin conversio : un converti au christianisme, soucieux, comme l’était alors Augustin, de ne point trop en accorder aux platoniciens, devait marquer la distance entre le retour sur soi de la conversion chrétienne et de la conversion plotinienne. Le partage si nettement marqué par Augustin entre l’humble confessio chrétienne et l’orgueilleuse praesumptio néoplatonicienne avait pu avoir cet objectif central de rapprocher la conversio chrétienne d’un autre terme grec, qu’il pouvait également traduire, à savoir : la metavnoia de l’Évangile de Marc. Metavnoia signifie en effet comme ejpistrofhv un mouvement
214 Il est intéressant de souligner d’ailleurs à ce sujet que le terme grec ejpistrofhv que traduit le latin conversio, exprime essentiellement un changement d’orientation qui est l’amorce d’un mouvement circulaire : ainsi dans une bataille, lorsque le mouvement est tournant et enveloppant ou encore le vent, tourbillonnant, qui tourne et revient sur son cycle (Eccl., 1, 6). Cf. à ce sujet P. Aubin, Le problème de la « conversion », Paris, Beauchesne, 1963, p. 20. 215 Souvent le même terme d’ejpistrofhv signifie le mouvement de retour sur soi, de demitour, de volte-face « qui évoque le cercle ou la spirale », P. Aubin, ibid., p. 21. Il faut relever que le mot ejpistrofhv était rarement employé. Aubin qui fait le compte des occurrences de ce terme relève comme deux excroissances notoires à ce tableau la présence massive de ce terme chez Plotin et Épictète (op.cit., p. 50) ; ce dernier se distingue par ailleurs des autres philosophes « par sa prédilection pour décrire à l’aide de ejpistrofhv l’attitude du vrai stoïcien, qui ne doit pas se soucier de certaines choses et qui doit faire retour sur soi-même » (op.cit., p. 60). On est bien proche alors de la conversion telle que la conçoit Augustin et de la fuga mundi qu’elle implique.
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de retour en soi-même, mais ce mouvement est contrairement à l’ejpistrofhv de Plotin le mouvement du repentir et de la pénitence216. Peutêtre est-ce dans cette double origine possible de la conversio latine dans l’ejpistrofhv et la metavnoia que l’opposition tranchée d’Augustin entre la confessio et la praesumptio prend son sens : il s’y agirait d’opposer deux types de « retour sur soi » : celui des chrétiens fait de gémissements, de crainte, d’horreur et de larmes, suscités par la contemplation de l’abîme infâme qu’il est et par la distance qui sépare cet abîme de Dieu, et le retour sur lui-même de Plotin qui explique la création des hypostases par un double mouvement de procession et de conversion où l’engendré se retourne vers lui-même pour y contempler l’image de son générateur et, dans cette « conversion », se crée lui-même. Symptomatiquement, A. CharlesSaget parle de l’ejpistrofhv plotinienne par distinction avec la metavnoia dans des termes qui évoquent le partage augustinien entre praesumptio et confessio : « Dans les Ennéades de Plotin, les larmes restent le propre des enfants. Le mouvement que le philosophe accomplit dans l’ejpistrofhv ne renie pas ce dont il s’écarte, il retrouve plutôt ce qui était oublié, négligé, perdu, ce que nous ne pouvons pas plus nier que notre appartenance à une généalogie. Le retour au Principe est en sa matière une quête des ‘principes et des causes’, une quête de connaissance, non un mouvement de l’affectivité ou un appel du pâtir »217. 216 P. Hadot propose une opposition de ces deux termes grecs mettant en jeu et en évidence un autre axe : « Le latin conversio correspond en fait à deux mots grecs de sens différents, d’une part épistrophê qui signifie changement d’orientation et implique l’idée d’un retour (retour à l’origine et retour à soi), d’autre part métanoïa qui signifie changement de pensée, repentir, et implique l’idée d’une mutation et d’une renaissance. Il y a donc, dans la notion de conversion, une opposition interne entre l’idée de ‘retour à l’origine’ et l’idée de ‘renaissance’ » [P. Hadot, « Conversion », E.S., (3e éd.), p. 175]. 217 A. Charles-Saget, Retour, repentir et constitution de soi, Paris, Vrin, 1998, p. 14. L’auteur réfère ici probablement à Enn. III, 2, 15 où Plotin parle des hommes qui vivent à l’extérieur d’eux-mêmes dans une vie frivole, mensongère et enfantine. Leurs joies et surtout leurs chagrins sont des chagrins d’enfants car dans ce monde comme au théâtre, « ce n’est pas l’âme qui gémit et se lamente mais l’homme extérieur qui n’est qu’une ombre d’homme » [III, 2, 15]. Ce chemin est celui d’en bas, oJdo;ς kavtw, qui s’oppose au chemin d’en haut, pro;ς to; a[nw, qui mène l’âme elle-même vers Dieu. On voit combien ce texte est proche de celui d’Augustin où trouver son âme exige de rentrer en soi-même et de quitter l’homme extérieur pour l’homo interior. Reste que, pour Augustin, c’est l’homme intérieur qui gémit et l’homme extérieur qui s’illusionne dans des plaisirs de passage.
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Augustin, qui prête une attention minutieuse au vocabulaire, n’avait pu laisser échapper cela. Sa formation de grammairien l’invitait à analyser chaque mot [suivant Quintilien, Inst.orat. I, 4, 25; 5, 55], son habitude de Cicéron le conduisait à prêter attention à la traduction latine du vocabulaire philosophique grec [cf. notamment De finibus, III, II, 4-5; IV, 15, mais les références sont innombrables]. Respectant le principe qu’il avait fixé dans le De doctrina christiana [II, XV, 22], il se reporte ainsi fréquemment dans son interprétation de la Bible à la version grecque des Septante. Il cherche à expliquer le sens de nombreux mots que les premiers traducteurs de l’Évangile ont fait passer en latin sous leur forme primitive, sans se donner la peine de leur chercher un équivalent. M. Comeau a remarquablement mis en lumière ce travail d’Augustin dans son Tractatus in Johannis evangelio 218. Or, ce qu’il avait fait pour l’Évangile de Jean, pourquoi ne l’aurait-il fait pour celui de Marc, et surtout pour un terme aussi important dans l’économie de son œuvre que celui de conversio ? L’attention constante d’Augustin pour la langue a eu un impact sur sa pensée dont on n’a pas assez mesuré la profondeur219. Dans sa longue opposition à la rhétorique, la philosophie échappait traditionnellement à l’étude critique des faits de style : la primauté du sens évacuait les questions formelles hors du champ de l’investigation du philosophe. Le langage est alors perçu comme une combinatoire du signes dont on peut tout juste regretter l’imprécision ou l’ambiguïté. Mais poussé par sa formation de rhéteur, nourri de Varron, de Cicéron et des théories stoïciennes sur l’origine de la langue, Augustin se souvient de la leçon du Cratyle, qui lui est parvenue intacte par Varron. Sa pratique de l’étymologie, comme celle de Platon et de Varron, est moins fondée sur l’exactitude historique de la composition des mots que sur des jeux de consonances phonétiques destinés à éveiller l’attention à l’esprit de la langue. Le mot n’est pas un signe conventionnel quelconque, mais d’après un passage de Varron conservé
218
Cf. M. Comeau, op.cit., notamment p. 58. Le beau livre de P. Cambronne sur Les structures de l’imaginaire dans les Confessions de saint Augustin, qui n’est malheureusement consultable que sur microfiches, est l’un des rares ouvrages donnant une idée précise de l’importance des jeux de mots dans la pensée d’Augustin. 219
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par Augustin, le signe « clame la vérité » (verum boare)220. S’il pratique l’étymologie, c’est moins pour revenir à l’origine exacte de la nomination ou pour fouiller la mémoire collective d’une culture que pour se cabrer contre l’usage commun des mots et retrouver leur force épuisée dans leur usage habituel, retrouvant ainsi le principe cicéronien nomen omen [De Div., I, 45, 102]. Augustin veut utiliser la langue comme l’artiste utilise la matière, non pas de manière purement fonctionnelle comme l’ouvrier, mais pour la porter à une existence plus pleine. « Le peintre, dit Heidegger, use bien de couleurs, mais de telle sorte que leur coloris non seulement n’est pas usé, mais parvient précisément à l’éclat. Et le poète use bien de mots, mais non pas comme ceux qui parlent ou écrivent communément, et ainsi usent nécessairement les mots. Il en use de telle sorte que le mot devient et reste vraiment une parole » [Chemins, p. 36]. Ce sont de telles pratiques de la « parole » qui conduisent Augustin à opposer le mouvement de la conversio à celui de l’aversio et de l’inversio. Et c’est encore sur les mots et les étymologies, reposant cette fois plutôt sur une métonymie, qu’il élabore une parole pour qualifier la nature de ces aversions et inversions dont la conversion marque la fin. Ce qui éloigne de la bonne voie ou du centre, c’est la seductio [X, XXXIV, 52] et les seductores [VIII, X, 22]. La « se/ductio » dans les jeux de langage augustiniens dit que « se conduire » sans se soumettre à un maître, se conduire à l’écart (se) du guide, et « tirer à soi » toutes choses serait nécessairement se mal conduire, « s’éloigner », et « se diviser », le cœur qui balance entre de multiples envies221. Il faudrait plutôt se laisser conduire, accepter d’être guidé par un autre qui définit le soi et les règles de sa conduite :
220
De Dialectica, 1 ; G.R.F., 281. L’influence varronienne sur la pratique augustinienne de l’étymologie est si évidente que la plupart des étymologies qu’il propose dans le De Dialectica 1-7 sont exactement reprises du De Lingua latina (L.L.) du grammairien : puteus rapproché de potatio, L.L. V, 24 ; urbs de orbis, L.L., V, 143 ; hordeum de horridus, L.L., V, 106 ; vitis de vis, L.L., V, 37 ; vincula de vieo, L.L., V, 62. 221 Alors que Quintilien se moque un peu des étymologies saugrenues proposées par Varron et par son maître, Aelius Stilo [I, 6, 37], Augustin, instruit pourtant de l’Institution oratoires, reste assez proche de la pratique varronienne de l’étymologie qui vise d’abord à trouver un rapport de convenance entre signe et chose signifiée. Dans son De Dialectica manifestement inspiré de Varron, il décrit ainsi cette conception dont il attribue l’origine aux Stoici : « Les stoïciens enseignent qu’il faut pousser son enquête jusqu’à ce que la chose
148 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN « Et averti par ces livres de revenir à moi-même, j’entrai dans l’intimité de mon être sous ta conduite : je l’ai pu parce que tu t’es fait mon soutien. (Et inde admonitus redire ad memet ipsum intraui in intima mea duce te et potui, quoniam factus es adiutor meus) » [VII, X, 16]222.
La référence aux libri platonicorum, précédemment étudiée, sert à distinguer entre deux concepts de séduction et deux pratiques ascétiques : pour les « platoniciens », les séductions sont celles de la chair dont l’ascèse vise l’éradication pour que l’homme purifié s’assimile à Dieu et se fasse qei`oς ajnhvr ; pour Augustin, en revanche, les séductions les plus fondamentales (c’est-à-dire celles qui fondent les séductions de la chair) sont celles, platoniciennes et peut-être plus encore stoïciennes, de la volonté d’autonomie, de l’idéal de l’enkrateia (et corrélativement de l’apatheia). L’ascèse vise alors à empêcher l’orgueil pour se mettre à l’écoute et à la disposition de Dieu : rentrer en soi-même, c’est écouter la leçon du magister intimus. La précision « sous ta conduite » marque d’ailleurs nettement la résistance d’Augustin à cet avertissement qu’il reçoit des livres platoniciens à retourner dans l’intimité de son être223. Dieu est posé comme le conducteur, duce,
(res) forme avec le son du mot (sonus verbi) un accord de ressemblance. (...) Il y a une impression de douceur quand nous disons voluptas, le plaisir, et de rudesse quand nous disons crux, la croix. (...) C’est ainsi qu’ils ont voulu voir le berceau des mots dans l’accord entre l’impression produite par les choses et l’impression produite par les sons. De là, la faculté de désignation s’est étendue aux rapports de similitude des choses entre elles : par exemple (...) crura, les jambes, ont été ainsi appelées, non pour rendre évidemment l’idée d’une rude douleur, mais bien parce que, par leur longueur et leur dureté, elles sont parmi les membres, ceux qui ressemblent le plus à du bois... » [De dialectica, in G.R.F., 282-283]. Dans la mesure où Augustin introduit ce passage par l’idée stoïcienne « qu’il n’y a aucun mot dont on ne puisse à coup sûr débrouiller l’origine », il est tentant de penser qu’il réfléchit lui-même toujours à la force évocatrice et magique du vocabulaire, même dans des rapprochements phonétiques absurdes ou des décompositions incorrectes aux yeux d’un moderne, mais fréquents dans l’Antiquité, depuis Homère [Il., VI, 402-403], Hésiode [Théog., 144], Eschyle [Ag., 688689], au Cratyle de Platon et à l’œuvre du stoïcien Aelius Stilo dont se moque précisément Quitilien. 222 Cf. intro BA 13, p. 103 sq. 223 « In contrast to Plotinus, he affirms that the soul in the course of purification cannot move upwards guided only by itself. It needs a helper (adiutor). The aid is configured in the text by metaphors of lights, which are to be understood as a Platonist common place (the inner light in the mind) and as a symbol of progressive enlightenment through the understanding of scripture. He speaks in Plotinan terms of an ascent from physical to spiritual vision :
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des âmes capables, sous sa conduite, et alors seulement, de se convertir à elles-mêmes par opposition avec celles qui se-ducere et vivent ainsi dans l’extériorité des plaisirs physiques, et s’enflent au-dehors. Il faut être conduit par quelqu’un d’autre : te, toi, Dieu, et surtout pas par soi-même, sous peine de s’empêtrer dans toutes les séductions vaines et creuses… Se/ductio consiste à prendre les rennes de la recherche de soi-même et, dès lors, à se laisser guider par ses désirs propres, ses souhaits égoïstes. Se ductio : l’outrecuidance orgueilleuse de ceux qui refusent d’avoir un maître et croient pouvoir diriger eux-mêmes leur vie, leurs voies, leur voix : « j’ai erré, le front présomptueux, afin de m’en aller loin de toi, aimant mes voies et non les tiennes (amans vias meas et non tuas) » [III, III, 5]. La véritable éducation, educare, est pour Augustin dans le texte des Confessions e-ducere : la capacité que le seul maître et le maître seul a de nous « faire sortir » de la tentation de se – ducere224. Les voies de l’errance et circuits de l’erreur, tortueux, distordus et pour ainsi dire impraticables, sont des chemins que le sujet emprunte lorsqu’il se conduit seul, sans guide. Ce sont des chemins qui ne mènent nulle part, qui s’abîment dans l’horizon : « Qui suis-je en effet, moi, pour moimême sans toi, sinon un guide vers l’abîme ? (quid enim sum ego mihi sine te nisi dux in praeceps ?) » [IV, I, 1]225. Se faisant enfin attentif à la présence
entering into himself, he sees the light source with his soul’s eye. Yet, while retaining the force of these metaphors, he speaks of the light as ‘truth, eternity, and love’ – a replica of the Christian Trinity. The light is created above, he is created bellow [VII, X, 8-11] » B. Stock, op.cit, p. 72. 224 Ce jeu de significations sur les proximités phonétiques entre seducere, educere et educare est significatif de la manière dont Augustin éprouve le terme « seductio ». Mon analyse, appuyée sur une manie somme toute très augustinienne, recoupe finalement celles, plus classiques, de J.M Le Blond, Les conversions de saint Augustin, p. 67 sq et I. Bochet, Saint Augustin et le désir de Dieu, p. 82 : « … la perversion du vouloir (…) est l’acte d’une liberté qui prétend se mettre à la place de Dieu, reniant par là même sa condition véritable. La séduction qui joue, à l’origine, dans le mal n’est pas celle d’un objet extérieur qui commanderait la volonté du dehors : on ne peut ici invoquer un entraînement plus ou moins involontaire et inconscient au mal ; il y a au contraire choix délibéré. La séduction est donc intérieure à la liberté même : celle-ci se choisit elle-même contre Dieu, elle se prend elle-même pour objet, indépendamment de tout objet extérieur ». 225 Cf. également V, III, 4 où Augustin évoque les « sentiers secrets de l’abîme » (secretas semitas abyssi) qu’il oppose ici à la voie, le Verbe de Dieu, viam, verbum tuum.
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de Dieu que voici, là tout près, Augustin termine ses égarements, évite l’écueil, trouve sa voie / la voie de Dieu : « Te voici, tu es là, tu délivres (liberas) des misérables erreurs (a miserabilibus erroribus) et tu vas nous rétablir dans ta voie (et constitues nos in via tua)… » [VI, XVI, 26]. Pour éviter l’abîme où me jette l’autonomie, il me faut m’abîmer en Dieu – phénomène amoureux auquel Barthes s’est fait attentif : « Lorsqu’il m’arrive ainsi de m’abîmer, c’est qu’il n’y a plus place pour moi nulle part (…), séparé ou dissous, je ne suis recueilli nulle part »226. Chez Augustin, peutêtre, un autre nulle part : l’endroit où le lieu n’est plus parce que Dieu, qui est sans dimension, y est227. Parvenu à ce Non-lieu divin, je suis acquitté. La délivrance de l’erreur intervient lorsque la voie tracée par Dieu est trouvée. Le récit de la crise finale et de la conversion dans le jardin de Milan multiplie les marques de la quête de la voie de Dieu : via tua, in via tua [VIII, I, 1]. Cette voie divine est alors encore et symptomatiquement celle où le sujet est délivré (liberas) ou arraché (eruere) de ses voies perverses, des séductions qui lui servaient de conducteur : « tu m’as arraché de toutes mes voies perverses (eruisti me ab omnibus viis meis pessimis) ; deviens pour moi une douceur qui dépasse toutes les séductions que je suivais (super omnes seductiones, quas sequebar)… » [I, XV, 24]. Servilement, je suivais la voie de mes propres désirs ; librement, j’aimerais mettre mon pas dans celui de mon Dieu. Il me faut passer de l’esclavage de la seductio à la domination divine qui libère et dénoue ces chaînes de séductions. Me laisser educare, lui reconnaître enfin son statut de magister intimus. * * * Question de vocabulaire, jeux de mots, ici encore. Pour signaler l’indispensable nécessité d’inscrire sa voie dans la voie de Dieu, sa voix dans
226
Barthes, Fragments, p. 16. On pourrait dire qu’à l’inverse, chez Philon, le non-lieu est celui de l’âme pécheresse ; celle-ci séjourne en effet dans le non-lieu de son péché : « … l’âme du méchant n’occupe pas de lieu dans lequel elle puisse marcher ou s’établir », elle est « nulle part (oujdamou`) » [Leg.all., III, 53]. 227
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le Verbe divin, de ne pas se conduire mais de toujours se laisser conduire par lui. Accepter la maîtrise. Mais quelle maîtrise ? On peut reprendre la métaphore agraire et dire : la maîtrise que le cultivateur acquiert sur les ronces de la libido. Mais à déterminer ainsi le but ou les effets de cette relation de maîtrise de l’homme à Dieu, nous n’avons évidemment pas terminé d’en définir les traits caractéristiques. Nous avons dit un mot sur la finalité mais rien sur la relation elle-même. Or, on peut dire que la relation de maîtrise a une histoire, qu’elle s’intègre dans un tissu social, dans un système d’éducation, aussi, qui en prescrit les modalités. Foucault analyse brièvement une transition importante dans l’histoire de la maîtrise dans un cours du Collège de France consacré à L’Herméneutique du Sujet (1981-1982). Dans la Grèce classique, se former exigeait un maître : les maîtres de la Grèce sont des maîtres de vérité – ainsi que Detienne le soulignait dans un ouvrage qui porte ce titre et que cite Foucault –, ce sont aussi des maîtres de mémoire. Dans son cours du 27 janvier 1982, Foucault propose de distinguer trois catégories de maîtrise en Grèce ancienne : 1 la maîtrise d’exemple où le modèle est constitué par les héros (les grands hommes magnifiés dans les épopées et les récits de type historique, etc., dont il est d’ailleurs intéressant de relever, avec Gernet, qu’ils sont souvent « associés à la terre et à la fertilité »228), les vieillards glorieux et les aînés prestigieux (qui sont des exemples encore vivants) et les érastes qui fournissent à leurs éromènes le modèle de la maîtrise de soi et de ses désirs ; 2 la deuxième catégorie de maîtrise en Grèce est la maîtrise de compétence, exercée par ceux qui détiennent un capital de connaissances, de techniques, de principes et de savoir-faire pratiques qu’ils sont appelés à transmettre aux apprentis ; 3 la troisième catégorie, la maîtrise socratique, est la maîtrise de la dialectique, maîtrise de la question, des embarras de la recherche et du dialogue229.
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L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspéro, 1968, p. 13. On pourrait ajouter à ce tableau rapide au moins une autre forme de la maîtrise en Grèce : le guide religieux, le mystagogue, qui officie notamment dans les religions à mystères. 229
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Poursuivant cette histoire jusqu’à l’époque impériale qui a exercé sur lui une véritable fascination, Foucault décrit la relation de maîtrise propre au stoïcisme en commentant un passage de la Lettre 52 de Sénèque à Lucilius. Au début de cette lettre, Sénèque évoque la stultitia, cette agitation inquiète de la pensée, cette maladie de l’âme en laquelle consiste l’irrésolution des esprits qu’aucune considération sereine et définitive ne fixe une fois pour toute – le climat général des Confessions, et plus particulièrement le récit de la crise finale au livre VIII, n’est pas sans évoquer d’ailleurs cette stultitia stoïcienne –230. L’attention des philosophes s’est donc déjà portée sur les phénomènes de l’attention : avant les Pères de l’Église, avant Cassien et Augustin surtout, les stoïciens se sont penchés sur ces handicaps curieux de la pensée humaine que sont la distraction, le doute, l’hésitation, l’inquiétude, la succession rapide des idées, leur volatilité, leur caractère fugitif qui fragmentent et dispersent sans cesse l’esprit. Dans sa lettre à Lucilius, Sénèque précise que personne n’est en assez bonne santé (satis valet) pour se sortir (emergere) de lui-même hors de cet état d’inquiétude. Il faut donc un maître, un éducateur, oportet aliquis educat231. Initialement, l’individu est gauche. Il entretient à lui-même un rapport pathologique fait d’obscurité et d’hésitation : un rapport trouble. Un trouble du rapport à soi. Trouble dont Sénèque précise qu’il ne peut être curé que par l’intervention d’un éducateur. Foucault décrit en termes presque logiques la nécessité de cette relation de maîtrise thérapeutique : « Sortir de la stultitia, dans la mesure où elle se définit par le non-rapport à soi, ne peut être fait par l’individu lui-
230 Au livre VIII, Augustin parle d’une « maladie de l’esprit qui ne se dresse pas tout entier (aegritudo animi (…) quia non tota assurgit) » [VIII, IX, 21 ; cf. VIII, X, 24 – XI, 25]. Le terme stultitia n’apparaît pas ici. Au reste, ce terme n’a pas chez Augustin, du moins dans les Confessions auxquelles j’ai limité mon enquête, une signification aussi précise que chez Sénèque ; il renvoie à la réalité plus générale de la « sottise ». (Le terme n’apparaît que deux fois, en II, VI, 13 où est abordé le problème du mal comme imitation perverse de Dieu et où la stultitia passe pour une imitation de l’innocence et de la simplicité ; en V, VI, 10, dans une discussion tout aussi générale sur le mal en tant qu’il est porté au langage : la stultitia est alors opposée à la sapientia comme un aliment mauvais à un bon, étant entendu que la qualité des aliments (sapientia – stultitia) n’est pas liée à l’aspect de la vaisselle dans laquelle ils sont servis (ces vases creux – beaux ou laids, fins ou grossiers – que sont les mots)). 231 Sénèque, Ep. 52, 3.
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même. La constitution de soi comme objet susceptible de polariser la volonté, de se présenter comme objet, la fin libre, absolue, permanente de la volonté, ne peut se faire que par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre »232. Le but défini par la thérapeutique philosophique est de rassembler les volontés divisées en une seule volonté complète et permanente, ce qui se fera sous la conduite du maître. À noter alors qu’ici encore, on sent quelque chose de cet ordre, cet héritage finalement, dans le récit qu’Augustin fait de la crise finale et du tiraillement des volontés opposées « jusqu’au choix d’un seul objet sur lequel se porte la volonté devenue totale et une, elle divisée naguère en plusieurs volontés » [VIII, X, 24]. Comme la question de l’intention à laquelle elle est d’ailleurs étroitement liée, le traitement augustinien de notion de volonté emprunte beaucoup au stoïcisme. Mais les parallèles s’arrêtent là, dans la finalité de la relation. Les modalités en sont autres, qu’il faudra tenter de définir et de distinguer. Foucault propose quelques critères pour caractériser la relation de maîtrise telle qu’elle s’élabore et se vit dans la période hellénistique et romaine aux I et IIe siècles. Elle ne s’inscrit plus dans une période courte, que les Grecs appellent hôra, période charnière de la vie humaine, entre adolescence et âge adulte, entre l’enseignement du pédagogue et la vie politique, ainsi que c’était le cas précédemment en Grèce ancienne. C’est désormais une relation qui s’installe dans la longue durée et consacre la vieillesse comme l’âge de la plus grande maturité. Deuxième trait : alors qu’il s’agissait, dans l’Alcibiade, de former l’individu à devenir un bon gouvernant, et pour cela à s’occuper de soi-même, à partir du moment où le souci de soi devient une occupation d’adulte qui s’inscrit dans la longue durée, son aspect formateur se laisse déborder par son rôle critique et son aspect correcteur et thérapeutique qui deviennent de plus en plus importants233. Troisième trait : l’éducation comme pratique permanente de redressement et comme thérapeutique ne concerne plus seulement la faible portion de gens qui se destinent à la politique, elle concerne tout le monde. Foucault, comme Hegel, caractérise le stoïcisme comme le moment de l’universel pour penser la transition entre l’époque classique de la pensée
232 M. Foucault, L’Herméneutique du Sujet, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 2001, p. 129. 233 Cf. M. Foucault, L’Herméneutique du Sujet, op.cit, p. 91 ; cité supra, n. 192, p. 88.
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grecque et le christianisme. Mais ce qui est plus original, c’est le constat que l’ « appel à tous » n’est entendu que de quelques-uns. À la distinction entre l’homme sage qui dispose de l’otium et l’esclave qui ne dispose pas de lui-même, ce n’est pas la figure unique de l’homme universel qui succède, mais un autre partage, non plus hiérarchique mais opératoire, entre ceux qui sont capables de soi et ceux qui en sont incapables. Les stoïciens jouent entre deux éléments : entre un principe universel qui ne peut être entendu que de quelques-uns et un salut rare dont pourtant personne n’est exclu a priori. L’objectif de l’éducation stoïcienne, qui annonce le christianisme, c’est alors une forme rare d’existence dont les caractéristiques premières sont la fermeté des décisions, le contrôle libre de toutes ses représentations, la droiture et la sérénité qui en découlent : « But terminal de la vie pour tout homme, forme rare d’existence pour quelques-uns, et pour quelques-uns seulement : on a là, si vous voulez, la forme vide de cette grande catégorie trans-historique qui est celle du salut »234. Ce salut, défini par le souci de soi, la culture du rapport à soi-même, le soin de soi, repose donc entre les mains de l’éducateur, du maître, du médecin : le philosophe. Or, concrètement, quelles organisations les philosophes mettent-ils en œuvre pour légitimer leur discipline et articuler ainsi leurs propres pratiques à la promesse d’un salut, d’une forme meilleure d’existence ? Foucault propose de voir deux grandes formes de légitimation du rôle des philosophes et d’institutionnalisation de leur prétention à fournir les voies d’accès à ce salut personnel : l’école et le conseil privé. Les écoles, celles des pythagoriciens et des épicuriens notamment, impliquaient une vie communautaire et, en conséquence, un guidage spirituel plus proche et plus suivi des élèves. D’autre part, l’entrée même dans l’école exige une certaine démarche et représente un engagement. L’autre forme, la forme « romaine », le conseil privé, implique au contraire le déplacement des philosophes vers leurs élèves qu’ils sont invités à soutenir, diriger et conseiller. Le philosophe est à la fois le maître et l’employé d’un grand responsable politique ou d’un chef de famille qui le convie dans sa maison, à sa table, à ses côtés en permanence. Il est l’ami, le directeur de conscience, le conseiller culturel… Ces relations, qui se caractérisent à
234
M. Foucault, ibid., p. 123.
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chaque fois par une grande proximité et une présence fréquente sinon constante, tout au long d’une vie, du maître à son élève, inscrivent la relation de maîtrise dans le cadre de relations humaines étroites et dans les liens de l’amitié. Le philosophe, le maître, est l’homme qui est au plus près de l’élève, qui l’accompagne quotidiennement et durant toute sa vie. * * * La relation de maîtrise dans le stoïcisme, entendue par Foucault essentiellement sous la forme de la direction de conscience, était un lieu de passage obligé pour rentrer en soi-même et récupérer la pleine maîtrise de soimême par la gestion de ce qui est en notre pouvoir : les représentations. La stultitia originelle, le conflit des volitions, doit être réglé de l’extérieur par l’intervention d’un maître dans une relation de proximité, de quotidienneté, d’amitié. Relation qui permet, après la cure du mal initial et le retour à une certaine forme de santé, de prendre soin, d’avoir souci de soi : cura sui. Le but de la cure est la maîtrise de soi, le rapport raisonné que l’on entretient à soi, à ses désirs propres et à ses représentations. L’homme maître de luimême est celui qui place son souci dans ce qu’il peut maîtriser : non les faits eux-mêmes mais les représentations qu’il en a235 : « Ce ne sont pas les choses (ta pragmata) qui troublent les hommes, mais les évaluations (ta dogmata) prononcées sur ces choses » [Entretiens d’Épictète, I, 11, 37]. Ainsi, Achille ne souffre pas de la mort de Patrocle, mais de la représentation implicite toute négative qu’il se fait de cet événement. La maîtrise de soi devient dès lors la maîtrise des dogmata qui, seuls, peuvent nous asservir236. Ainsi
235 Il faut cependant noter que la direction de conscience est une des formes les plus ténues de
l’enseignement et que le gouvernement des autres en lequel ce dernier consiste essentiellement tend, dans la direction de conscience, à se réduire et à se replier sur le gouvernement de soi. 236 La maîtrise des dogmata est l’éradication du gémissement intérieur. Cf. Manuel, XVI : « Quand tu vois quelqu’un pleurer, endeuillé, (…) applique-toi à ce que la représentation ne te captive pas, qu’il traverse des maux qui lui viennent du dehors, mais que la réponse soit immédiate : ce n’est pas l’événement qui oppresse cet homme (un autre en effet n’en est pas oppressé), mais l’évaluation qu’il prononce sur lui. Pourtant, dans les limites de la parole, ne crains pas de lui porter de la sympathie, et, si le cas se présente, de gémir aussi avec lui ; applique-toi pourtant à ne pas gémir aussi au-dedans ».
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que Jaffro le souligne, en isolant les dogmata comme le lieu de l’asservissement de l’homme, « nous avons trouvé le lieu unique du pouvoir (…), il suffit de prendre le contrôle de l’évaluation pour être libéré »237. On pourrait encore dire cela en des termes que Foucault n’emploie jamais, lui qui ne mentionne pas même une fois la notion centrale du stoïcisme d’Épictète, celle de proairesis, la faculté chargée du contrôle intelligent de l’usage des représentations (khrésis) : l’objectif est que le moi s’identifie à la proairesis qui est en lui238.
237
L. Jaffro, introduction au Manuel, GF Flammarion, 1997, p. 30. Épictète situe l’enjeu de l’éducation dans l’identification exigeante et dynamique du moi à la proairesis et appelle epistrophê cette identification. La conversion [Manuel, XLI] de mon attention vers la raison en moi donne une fondation inébranlable aux désirs, aux impulsions, aux répulsions, aux jugements et de l’attribution des valeurs qu’ils impliquent [Manuel I, 1] 238 Manuel, 41 ; Entretiens, III, 16, 15. Sur ces questions, je renvoie à l’introduction de Jaffro, p. 40 : « Épictète pose bien la question du moi. Mais non comme la question de l’identité, plutôt comme celle de l’identification. La question qui suis-je ? est remplacée par la question à quoi dois-je m’attacher, qu’est-ce qui est digne d’être vraiment mien ? » Nous sommes bien ici encore dans la construction dynamique et active de l’identité plutôt que dans l’acceptation du sujet naturel. Le sujet naturel n’est pas ce qui est donné au départ, c’est la réalisation de la raison : l’emploi du donné initial n’est pas lui-même donné mais à inventer et c’est en même temps la réalisation de notre nature [cf. Entretiens, I, 6, 41-43].
L’OMBRE D’UN FIGUIER Les choses sont beaucoup plus complexes et ambiguës chez Augustin, qui refuse l’idéal de la maîtrise de soi, si évident chez les stoïciens – et, sans aide, il faudra ici poursuivre l’histoire entamée par Foucault, puisqu’aussi bien, et avec une systématicité presque troublante, celui-ci enjambe allègrement la pensée d’Augustin chaque fois qu’il tire à grands traits, mais toujours à côté des images d’Épinal, les portraits de l’histoire des systèmes de pensée et les lignes de son évolution239.
239 Le nom d’Augustin aurait bien, sans doute, dû paraître dans Les aveux de la chair, un livre qui devait traiter de la formation de la pastorale chrétienne de l’aveu des fautes chez les Pères de l’Église du IIe au Ve siècle. Mais le livre manque. Dans la présentation à l’édition des cours que Foucault donna au Collège de France en l’année académique 1974-1975 sur Les anormaux, V. Marchetti et A. Salomoni rapportent que le manuscrit, selon eux écrit avant La volonté de savoir, aurait été détruit par Foucault : « Daniel Defert nous a signalé que Michel Foucault a détruit son manuscrit sur les pratiques de confession et de direction de conscience, intitulé La chair et le corps, dont il s’était servi pour organiser le cours sur les Anormaux » (V. Marchetti, A. Salomoni, « Situation du cours », in M. Foucault, Les anormaux, Paris, Gallimard / Le Seuil, 1999, p. 325.). Ce premier tome détruit, ce quatrième tome désormais manquant, ne suffisent d’ailleurs pas à expliquer entièrement l’absence d’Augustin dans l’œuvre de Foucault, puisque nombre des textes écrits entre 1980 et 1984 et publiés dans les Dits et Écrits, notamment les résumés des cours de Foucault au Collège de France, et certains de ses séminaires aux Etats-Unis et au Canada, abordent cette question de l’injonction chrétienne à parler de soi et que la référence privilégie systématiquement les textes de Jean Cassien (les Institutions cénobitiques et les Conférences), plutôt que les Confessions d’Augustin, texte plus prévisible et pratiquement contemporain de ceux de Cassien. Évidemment, la question se pose de savoir si on est encore dans l’histoire lorsque l’on étudie la relation de maîtrise et les processus de subjectivation chrétiens en prenant appui sur les Confessions. Foucault s’attache toujours plus particulièrement à étudier l’aspect institutionnel des pratiques. Est-ce d’ailleurs vraiment un hasard si le texte auquel il se réfère le plus souvent
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Le nom d’Augustin est étrangement absent de l’œuvre de Foucault. Étrangement, mais pas complètement : il existe bien un texte que Foucault consacre à Augustin, dans le cadre de son histoire de la sexualité et de ses accotements. Ce texte, c’est une conférence de 1981 intitulée « Sexuality and solitude » qui propose une analyse de la notion augustinienne de libido telle qu’elle apparaît dans une lecture du texte de la Genèse. Foucault s’y penche sur un extrait du célèbre livre XIV de la Cité de Dieu où Augustin s’interroge sur la nature du péché originel : que s’est-il passé au moment de la Chute ? Et de répondre que le premier péché est un péché d’orgueil mettant en cause la volonté libre : Adam a essayé d’acquérir une volonté autonome, négligeant le fait que l’existence de sa propre volonté dépendait entièrement de la volonté de Dieu. En d’autres termes, il voulait seducere, prendre en charge sa propre voie, en se séparant de son guide divin. En châtiment de cette révolte et en conséquence de ce désir d’une volonté indépendante de celle de Dieu, il a perdu la maîtrise de lui-même, il est devenu la proie, l’esclave de ses désirs concupiscents240. « Il voulait acquérir une volonté autonome et, souligne Foucault, il a perdu le support ontologique de cette volonté ». À la volonté se sont mêlés des mouvements involontaires dont le corps, et plus particulièrement certaines de ses parties – sexuelles – ont été le lieu. Le célèbre geste d’Adam couvrant son sexe d’une feuille de figuier241 ne s’explique pas,
pour parler de la pastorale chrétienne soit celui que Jean Cassien a intitulé les Institutions cénobitiques ? Peut-être Foucault estimait-il que les Confessions d’Augustin, récit personnel, ne disaient rien, ou bien peu, du christianisme institutionnel. Pourtant, les scènes de dialogue et de lecture qui émaillent les Dialogues philosophiques et les Confessions présentent finalement un « exemple typique de l’éducation dans une période de décadence » [B. Stock, op.cit., p. 4]. L’originalité de l’expérience pédagogique augustinienne mériterait une étude plus approfondie que celle de F. Poulsen, « Saint Augustin et ses élèves », in Hommages à J. Bidez et F. Cumont, Bruxelles, PUB, t. II, 1949, p. 271-276]. 240 « Enfin, pour le dire en un mot, quelle peine en ce péché fut infligée sinon la désobéissance même ? La misère de l’homme en effet, est-ce autre chose que la révolte de lui-même contre lui-même ? parce qu’il n’a pas voulu ce qu’il pouvait, il ne peut plus ce qu’il veut (…) L’homme est devenu semblable à la vanité, selon le témoignage de l’Écriture [Psalm., CXLIII, 4]. Qui pourrait dénombrer en effet tout ce qu’il lui arrive de vouloir sans pouvoir le faire… » [Cité de Dieu, XIV, XV, 2]. 241 Depuis la Renaissance, suivant l’iconographie chrétienne elle-même influencée par la statuaire romaine, on est tenté d’affubler Adam d’une autre feuille, celle de la vigne. Dans la Bible, il s’agit pourtant bien d’une feuille de figuier.
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selon Augustin, par le simple fait qu’Adam avait honte de la nudité comme telle, mais par le fait qu’il avait honte d’exhiber la preuve de son absence de maîtrise de ses parties sexuelles qui s’agitaient sans son consentement ; il avait honte de ce sexe érigé qui était finalement comme l’image ou le symptôme de sa révolte contre Dieu. Avant le péché, Adam pouvait donc bouger ce membre comme on peut bouger tous les autres, par un simple effort de la volonté. Il pouvait bouger son sexe comme on peut remuer les doigts, sur un signe de la volonté. Ainsi, note Augustin, usant encore de la métaphore agraire évoquée précédemment, « l’organe destiné à cette œuvre [la procréation] aurait ensemencé le champ de la génération comme maintenant la main ensemence la terre » [Cité de Dieu, XIV, XXIII, 3]. Des semailles au défrichage, de l’œuvre aisée du semeur à celle, laborieuse, du laboureur, c’est décidément là, dans la scène du péché originel, que la transition s’est jouée242 ! L’idée est cocasse, Foucault ne manque pas de s’en amuser. Mais ce n’est pas sans plus une idée amusante, propre à alimenter des réflexions un peu égrillardes. Elle témoigne au moins d’une certaine liberté de pensée, au sens où il y faut le préalable nécessaire d’une sortie hors des évidences que délivre l’expérience du corps propre. C’est une expérience en pensée qui, comme telle, est intéressante. Pourquoi faudrait-il d’ailleurs considérer de pareilles observations comme de moindre valeur ? Parce qu’elles touchent à un domaine que l’intelligence méprise ? Parce que l’utopie en matière de sexualité est toujours douteuse ?
242 On peut relever plusieurs choses liées à cette l’image du semeur qui, avant le péché, ensemence la terre de la génération : 1) l’homme, à un bout de la chaîne de la procréation, est semeur, la femme, à l’autre bout de cette même chaîne, enfante dans la douleur (dans un exercice que l’on nomme symptomatiquement « travail » d’accouchement). 2) Se surimpose alors sur l’image du labour de défrichage une autre image : celle de l’homme devenu, après le péché, ce semeur fou et incontinent. Devenu un semeur qui ne parvient plus à contrôler ses mouvements de semailles, qui gesticule en tous sens, jetant ses graines un peu n’importe où, par poignées mal réparties, dans des gestes peu harmonieux. Comme d’autres auteurs, Augustin décrit l’acte sexuel comme un spasme du corps agité d’horribles soubresauts : « Le désir ne se contente pas de s’emparer du corps tout entier, extérieurement et intérieurement, il secoue l’homme tout entier, unissant et mêlant les passions de l’âme et les appétits charnels pour amener cette volupté, la plus grande de toutes parmi celles du corps ; de sorte que, au moment où elle arrive à son comble, toute l’acuité et ce qu’on pourrait appeler la vigilance de la pensée sont presque anéantis » [Cité de Dieu, XIV, XVI].
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Je cite le texte d’Augustin sur cette question : «… sans le péché, des noces dignes de félicité du paradis auraient engendré des fils dignes d’amour sans la présence de la honteuse volupté243. Comment cela aurait-il pu se faire ? Aucun exemple maintenant ne peut nous l’apprendre [Voilà bien l’ « expérience en pensée », et la manière de sortir des évidences expérimentales]. Il ne doit pas toutefois paraître incroyable que seul ce membre aurait pu sans cette volupté obéir à la volonté, quand tant d’autres lui obéissent maintenant. Ne mouvons-nous pas les mains et les pieds quand nous le voulons en vue des actes propres à ces membres, sans aucune résistance, avec une aisance que nous admirons en nous comme chez les autres, surtout chez les artisans des divers métiers, en qui un art plus habile vient en aide à une nature trop faible et trop lente ? » [Cité de Dieu, XIV, XXIII].
On se souvient d’une distinction faite par Foucault dans La volonté de savoir, entre l’ars erotica oriental et la scientia sexualis occidentale. Dans ce livre, Foucault s’applique à montrer que les racines de la fascination moderne (et surtout psychanalytique) pour la sexualité se trouvent dans l’herméneutique de soi chrétienne. Augustin et son livre XIV de la Cité de Dieu où il incite le chrétien à interroger sans cesse « l’être libidinal en soi » (l’expression est de Foucault), pourraient donc bien être à l’origine de cette science occidentale de la sexualité. Pourtant, ce petit texte du De civitate Dei invite en réalité plus précisément à penser l’absence de l’art érotique en Occident. Il envisage cet
243 On notera que cette conception de la possibilité de la procréation avant le péché originel avait évolué chez Augustin en même temps que sa pensée sur le corps : dans ses premiers textes, il tenait pour acquis qu’Adam avait été créé avec un corps spirituel, qui n’avait cessé d’être spirituel qu’après le péché. Sans un corps de « chair », Adam et Ève ne pouvaient donc pas procréer [De gen. contra Mani. II, VII, 9]. La résurrection ne concernait d’autre part que la part spirituelle de l’homme qui était donc sans chair au Paradis [La Foi et les œuvres, X, 24]. Cette conception était finalement relativement proche de l’enveloppe ou du support (ochèma) de l’âme des néoplatoniciens. On ne sait pas exactement quand la conception augustinienne a évolué, mais le De continentia (composé en 395) porte la trace de cette évolution : Augustin y admet la résurrection du corps. À partir de cette époque, on peut dire qu’au lieu de spiritualiser l’homme par suppression des données corporelles, c’est la chair elle-même qui sera spiritualisée [Sur ces questions d’évolution de la pensée augustinienne sur le corps, cf. M. Myles, Augustine on the Body, Missoula, 1979, p. 99-125 et J. Rist, « Soul, body and personal identity », in Augustine, C.U.P., 1999, p. 92-147].
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art sexuel comme un paradis perdu. C’est sous la forme d’un regret, en effet, qu’Augustin signale l’impossibilité, dans les conditions dans lesquelles nous sommes (c’est-à-dire depuis le péché originel), d’une technique sexuelle ou d’un art de la sexualité. L’analogie utilisée est en effet celle de l’ars. L’aisance naturelle des mouvements des mains et des pieds est surpassée par les techniques et entraînements développés par les artisans des métiers divers. La condition de cette amélioration réside dans l’obéissance de ces membres, pieds et mains, à la volonté. Ainsi en est-il fait du sort de l’ars sexualis : si les mouvements du sexe obéissaient à la volonté, un artisanat de la sexualité aurait contribué à les rendre plus beaux encore ; mais, depuis la faute d’Adam, la libido résiste à la volonté et ne permet pas que se développent à son sujet les arts qui existent pour exercer tous les autres membres du corps humain et rendre leurs mouvements plus habiles et plus efficaces. La fiction, dans ce cas, n’est pas seulement un exercice intéressant de l’imagination, un exercice qui permet notamment de sortir de l’expérience quotidienne de son corps pour en éprouver les évidences, c’est aussi le résidu d’un choix. Comme la trace de ce choix : ce creux, cette absence dont l’existence consiste tout entière à signaler la présence pleine (comme manquante). Peut-être est-ce seulement dans cette interprétation typiquement augustinienne des conditions dans lesquels l’acte sexuel se déroulait originellement, avant la première faute, que la possibilité (en creux, donc, et comme absente) d’un art sexuel fut évoquée en Occident ? Ceci mérite d’autant plus d’être relevé que la position d’Augustin sur cette question était en réalité en rupture patente avec la conception chrétienne traditionnelle de la sexualité : Grégoire de Nysse ( v. 330 – v. 390), Ambroise (v. 330/340 – 397) et Jérôme (v. 347 – 420), hormis Augustin, les trois plus grandes figures de la chrétienté au IVe siècle, avaient en effet partagé le postulat selon lequel le mariage et la sexualité ne pouvaient pas tenir à la nature originelle de l’homme avant le péché ; nature qui, angélique et virginale, était étrangère au désir et à la reproduction. Dans leurs esprits, note Brown, « le mariage, les relations sexuelles et le paradis étaient aussi incompatibles (…) que le paradis et la mort »244. Avec son idée d’une sexualité originelle tout entière soumise au règne de la
244
P. Brown, Le renoncement à la chair, trad. P.-E. Dauzat et C. Jacob, Paris, Gallimard (NRF), 1995, p. 478.
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volonté, Augustin produisait cette fiction intéressante d’un sexe qui ne fût pas coupable par nature mais par histoire : celle d’une scène de « séduction » dans le Jardin d’Éden entre une femme et un serpent. Il introduisait par là-même cette fiction comme un avenir possible de l’homme restauré, sauvé et retrouvant les conditions originelles. L’ars erotica restait en réalité une possibilité ouverte par l’interprétation augustinienne. Ce n’est pourtant pas cet aspect profondément novateur d’Augustin qui postule l’existence d’une sexualité dépourvue de toute libido avant le péché que diagnostique Foucault. Ce qu’il tient à souligner c’est la « libidinisation » de la sexualité (ajouterions-nous : et la nocivité profonde de cette libidinisation ?) telle qu’elle fut vécue ensuite, dans la condition actuelle et historique de l’homme pécheur. Libidinisation qui implique le rôle capital de la volonté dans le désir sexuel. Selon Foucault, ce qui inquiète Augustin plus que toute autre chose, c’est la force explosive du désir physique qui le fait échapper à l’emprise de la volonté. L’apport majeur de son interprétation du texte de la Genèse concerne, aux yeux de Foucault245, la conceptualisation du désir comme une force de l’âme échappant au contrôle de la volonté, c’est-à-dire une conception de la sexualité selon laquelle le sexe est l’enjeu et le lieu, le champ de bataille même, d’une lutte mettant aux prises la volonté et la volupté246. Et Foucault de préciser : « Saint Augustin appelle ‘libido’ le principe du mouvement autonome des organes sexuels. C’est ainsi que le problème de la libido – de sa force, de son origine, de ses effets – devient le principal problème de la volonté »247. ∗ ∗ ∗
245 Comme de quelques autres d’ailleurs : cf. E. Fuchs, Sexual desire and Love, New York, Saebury Press, 1983, p. 117 et P. Brown, op.cit, p. 481. 246 On relèvera que cette conception de la sexualité est très manifestement masculine : la question n’est pas posée de la sexualité féminine pour laquelle les preuves attestant de l’existence de mouvements qui échappent à la volonté sont bien moins accablantes… L’ars erotica occidental, empêché par l’immaîtrise de l’érection, ne se développerait-il pas alors comme un art typiquement féminin ? Si les enjeux en termes de pouvoir n’étaient si grands, peutêtre aurait-ce été le cas… 247 Foucault, « Solitude et sexualité », Dits et Écrits, IV, p. 175-176.
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Si Foucault ne parle pas des Confessions, il reste cependant que le modèle augustinien dont il exhibe la structure en analysant cet extrait de la Cité de Dieu est parfaitement d’application pour la scène centrale des Confessions, la scène de conversion dans le jardin de Milan décrite au livre VIII. La conversion intervient là pour mettre fin à un douloureux conflit des volitions, conflit intérieur dont Augustin signale clairement l’origine dans cette scène adamique : « Cette dissociation même se faisait contre mon gré ; elle n’indiquait pas pourtant la présence naturelle d’une âme étrangère, mais le châtiment de la mienne. Ce n’était donc plus moi qui la produisais mais le péché qui habitait en moi, en punition d’un péché plus libre puisque j’étais fils d’Adam » [VIII, X, 22].
Ce qu’il s’agit de convertir, c’est cette volonté divisée depuis le péché d’Adam et comme rongée des mouvements involontaires de la libido. La division de la volonté est subie : plus qu’une cause (trace ici encore), c’est le châtiment d’une faute première qui n’est pas mienne : « Quant à ce que je faisais malgré moi, je voyais bien que je le subissais plutôt que je ne le faisais et je le tenais non pour une faute mais pour un châtiment ». La crise finale oppose à l’esprit converti, à la volonté rationnelle et voulante, l’âmechair, la volonté féminine et voulue, qui colle, la volonté encore habitée des passions et qui se guide au baromètre de sa libido, se ducere. Il n’est pas anodin de souligner, dès lors, que la scène de conversion a lieu sous un figuier, arbre dont la feuille évoque le sexe arrogant qu’elle servit à cacher248. Il n’est pas anodin non plus de souligner que cette scène vient après la conversion intellectuelle d’Augustin au christianisme, comme son complément le plus indispensable et le plus difficile dans la conversion à l’abstinence sexuelle (On ne s’étonnera pas que les livres platoniciens si méprisant pour la chair n’aient pu convaincre que l’esprit !). Ce qu’il faut alors convertir, ce n’est plus l’esprit d’Augustin, c’est son sexe rebelle, sa libido : « Elles me retenaient, ces bagatelles de bagatelles, ces vanités de vanités, mes vieilles amies ! À petits coups elles me tiraient ma robe de chair, et murmuraient à mivoix : « Tu nous congédies ? » et « dès ce moment nous ne serons plus avec toi, 248
D’Adam à Augustin, les choses se seraient-elles tant aggravées ? Adam n’avait besoin que d’une seule feuille de ce figuier qui doit maintenant tout entier abriter l’incontinence augustinienne ! Dans ses Recherches sur les Confessions, P. Courcelle développe cette idée que le figuier représente chez Augustin, selon l’exégèse d’ailleurs tout à fait habituelle de l’épisode de Nathanaël (Ioh. I, 48), l’ « ombrage mort des péchés », in op.cit., p. 193, n. 2.
164 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN plus jamais ! » et « dès ce moment ne te sera plus permis ceci et cela, plus jamais ! » Oh ! ce qu’elles suggéraient, quand je dis « ceci et cela » ! ce qu’elles suggéraient, mon Dieu ! Que ta miséricorde l’écarte de l’âme de ton serviteur ! » [VIII, XI, 26].
L’âme est déchirée entre l’accoutumance des plaisirs de la chair et l’attrait nouveau pour la vérité. La miséricorde de Dieu prendra la forme d’une lecture d’un texte de Paul qu’Augustin ouvre dans ce jardin, sous ce figuier, et qui opérera la conversion contribuant grandement à écarter de son âme ces suggestions osées de la libido et à clôturer ses hésitations dans une injonction forte : « Non, pas de ripailles et de soûleries ; non, pas de coucheries et d’impudicités ; non pas de disputes et de jalousies ; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne vous faites pas les pourvoyeurs de la chair dans les convoitises ». Cette conversion de la volonté, désormais une et indivise parce qu’elle a résolu le conflit interne qui la minait, réduit à rien la libido, cause de cette faille au cœur de tout homme entre les volontés adverses. Ainsi, la conversion effectue-t-elle à rebours le mouvement de la volonté lors du péché originel : celle-ci avait voulu prendre son autonomie et se soustraire à la volonté divine, perdant ainsi le support ontologique de toute volonté et s’abîmant dans le conflit avec l’involontaire ; cellelà, dans la conversion, soumettra librement sa volonté à celle de Dieu : « Le tout était de ne pas vouloir ce que je voulais, et de vouloir ce que tu voulais » [IX, I, 1] et retrouvera ainsi son unité perdue. Il s’agit bien de se laisser conduire, de retourner se mettre à l’abri, sous l’autorité du maître249.
249
Mythologie et explication génétique et pour ainsi dire transcendante du doute, là où les stoïciens en restaient à l’explication immanente : l’hésitation est le fait de la passion qui est un assentiment faible, mal assuré et faux. À l’assentiment faible de la passion s’oppose l’assentiment ferme du sage qui donne aux mouvements de son âme mesure, constance et harmonie. Il y aurait à faire toute une histoire de la problématique du doute dans son fondement épistémologique, c’est-à-dire dans son lien aux passions, et dans ses implications morales. Ainsi, Aristote, par exemple, établit un lien entre la passion et le raisonnement qui a le caractère du probable (et non du certain). Il n’y a pas pour lui d’étrangeté de la passion à la vérité, ni du plaisir au Bien ; lorsque l’orateur instruit de philosophie prêche la vertu, il est parfaitement admis à la montrer sous son aspect plaisant. Pour Cicéron, ce n’est plus le lien entre plaisir et bien qui importe mais celui entre l’utile et l’honnête. Toute passion est un jugement sur l’honnête. En animant les passions, la mission de l’orateur est de les dépasser pour conduire à l’honnête qui est seul parfaitement utile.
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165
La comparaison avec la lettre 52 de Sénèque s’impose. La question du conflit des volitions traitée dans le livre VIII des Confessions n’est effectivement pas sans évoquer la stultitia stoïcienne. Et pour comprendre la différence entre les deux relations de maîtrise ainsi que l’évolution des conceptions de l’éducation du monde romain au monde chrétien, il va s’agir de déterminer comment, chez Augustin, on peut sortir de la stultitia et récupérer le support ontologique de la volonté, la relation de maîtrise. Chez les stoïciens, la définition de l’origine de la stultitia dans l’absence de rapport à soi impliquait que le soi ne pouvait sortir par ses seules forces de cet état de confusion et de conflit intra-psychique. Il y fallait l’intervention d’un maître, d’un guide spirituel qui recueille jour après jour l’examen de conscience et sorte l’individu de son oubli de soi initial, pour qu’il parvienne ensuite à se rendre maître de lui-même et de ses représentations propres. Le but de l’enseignement est son propre terme : instruit, éduqué, l’élève peut se diriger seul, être libre, non plus élève mais maître de lui-même. Chez Augustin, l’origine de la stultitia, de la division inaugurale des volitions qui déchirent le sujet, aurait pour cause les débords non maîtrisables de l’énergie sexuelle. La libido est à l’origine de la première tentation, celle qui causera la faute d’Adam (mais aussi celle des stoïciens) de se-ductio, de se conduire soi-même, d’être maître de soi. Tentation originelle coupée à son ombilic par le déploiement des séductions définies alors, contradictoirement, comme le moyen d’échapper à soi-même ou, plus exactement, d’être lié à soi-même par un lien d’esclavage. La liberté de l’homme qui tente de se diriger seul n’est que celle, toute limitée, d’un fugitif [fugitivum : III, III, 5 ; VII, XXI, 27]. Si l’homme se dirige seul, il se dirige comme l’intempérant dirige un esclave. Ou peut-être faudrait-il plutôt concevoir que la volonté de se diriger seul vient redoubler une volonté initialement tournée vers le monde extérieur et condamner ainsi son efficacité spontanée et irréfléchie. Se diriger seul, se ductio, c’est dire « Tu dois » à sa volonté propre et la diviser ainsi en une volonté qui ordonne et une volonté qui répond, c’est-à-dire qui obéit ou n’obéit pas. On peut reprendre dans ce cadre le schéma explicatif du conflit augustinien des volontés tel qu’il est dessiné par Arendt dans la Vie de l’Esprit250.
250
L’interprétation d’Arendt ne force pas le texte d’Augustin (elle est, si on veut, moins magistrale que celle de sa thèse de doctorat), elle contribue tout au plus à souligner plus for-
166 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
Arendt interprète en effet l’impuissance de la volonté, le fait que le pouvoir ne soit pas à la hauteur du vouloir, comme un vice lié à la forme même du fonctionnement de la volonté : que la volonté s’exprime toujours à l’impératif ordonne la volonté à elle-même. Elle seule a le pouvoir de donner de tels ordres, et « si l’âme se mettait tout entière dans son commandement, elle n’aurait pas besoin de se commander d’être ». C’est dans la nature de la volonté de se dédoubler. Chaque fois qu’il y a volonté, « il y a deux volontés dont aucune n’est complète (tota), et ce qui manque à l’une, l’autre le possède ». Disant « Tu dois » à ma volonté, je suscite en retour un autre « Tu dois » qui répond au premier. Ou plus exactement ma volonté se scinde nécessairement en deux, en une première volonté maîtresse qui exprime le « tu dois » et en une autre volonté, esclave de la première, qui obéit ou n’obéit pas à l’injonction251. La relation maître-esclave, dominus-seruus, se situe chez Augustin à l’intérieur même du vouloir et est cause de l’aliénation de l’homme à lui-même, lui-même comme autre, lui-même et l’autre en lui. Il faut toujours deux volitions rivales pour vouloir, une volonté voulante et une volonté voulue : « cette volonté partagée, qui veut à moitié et à moitié ne veut pas, n’est donc nullement un prodige ». L’ennui est que c’est le Moi voulant qui veut et non-veut simultanément : « C’était moi qui voulais et c’était moi qui ne voulais pas… Ni je ne disais pleinement oui, ni je ne disais pleinement non » - ce qui ne signifie pas que « j’avais deux âmes, ayant chacune leur nature, l’une bonne, l’autre mauvaise », mais que les assauts de deux volontés dans une seule et même âme « me déchirent » [VIII, IX, 21]. Chez Augustin, la pathologie initiale, liée à la première faute, c’est de s’être privé de Dieu, d’être un désert sans la culture de Dieu, de vouloir acquérir une volonté autonome en négligeant le lien originel qui relie toute volonté à Dieu. Même aporie que dans le stoïcisme, donc : le mal étant celui d’une absence de rapport à soi empêche l’homme de se soigner lui-même.
tement, dans des termes plus saillants, dans des concepts dont les oppositions sont plus tranchées, une théorie des volontés qui est clairement assumée par Augustin. 251 Ou pour reprendre encore les termes d’Arendt, La vie de l’esprit, p. 116 : « …puisqu’il est dans la nature de la volonté d’ordonner et d’exiger l’obéissance, c’est aussi dans sa nature d’être l’objet de ses résistances ».
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Pour Sénèque, la difficulté de l’éducation tient dans sa mission de proposer un passage entre l’ordre de la vie, défini par une parfaite adhésion du bébé et de l’animal à la nature, et l’ordre de la raison où peut s’instaurer un rapport à soi. C’est l’absence de rapport à soi qui suscite le conflit des volitions, il fallait donc l’intervention d’un maître extérieur qui éduque le sujet à une pratique et un souci de lui-même pour curer le mal. De même, chez Augustin, dans la mesure où c’est de l’autonomie que le conflit des volontés et l’impuissance dont il est cause sont nés, c’est strictement dans le cadre d’une relation avec un maître que le mal doit être curé. Or, qui peut soigner ce mal sinon précisément celui qui fait défaut, celui dont l’absence est cause de la pathologie : le seul véritable maître, Dieu ? La pathologie inaugurale, c’est d’être sans Dieu, c’est de se ducere, laisser croître et régner les ronces de la libido plutôt que de se laisser conduire par Dieu. Mais comment faire pour acquérir cette proto-culture de Dieu qui permet seulement de se laisser conduire par lui alors que l’on est de prime abord dans le lointain et le retard ? L’éducation, celle qu’on reçoit dans les écoles, ne peut certainement pas avoir cette fonction directrice. Ce n’est pas du maître d’école qui s’oublie et oublie Dieu à d’autres jeux que l’élève peut apprendre les règles de la droiture qui vont le ramener vers Dieu. De fait, historiquement, Augustin n’est pas de ces « philosophes » dont on peut dire avec assurance qu’il fut le disciple d’un tel. Une chaîne s’est brisée au sein du platonisme : Socrate fut le maître de Platon, Platon d’Aristote, Aristote de Théophraste – là on part vers le péripatétisme – mais dans la lignée néo-platonicienne, on peut poursuivre encore un peu : Ammonius Saccas fut le maître de Plotin et d’Origène252, Plotin de Porphyre253, etc254… Pour Augustin, cette question se dissout dans l’enquête 252 La question n’est pas réellement tranchée de savoir si c’est bien du même Origène (celui
du Contre Celse) qu’il est question. C’est en tout cas l’idée de H. Crouzel, « Origène et Plotin élèves d’Ammonios Saccas », in Bulletin de Littérature ecclésiastique, 1956, p. 193-214. 253 Cf. Bardy, La conversion…, op.cit., p. 64 : « A Rome, Plotin est tout entier adonné, et comme son maître d’Alexandrie, il groupe autour de lui des disciples enthousiastes » : Amelius et Porphyre entre autres. 254 Sur ces questions de généalogie, il faut se reporter à Diogène Laërce qui est réellement imbattable dans la mesure où toute sa préoccupation est alimentée par ce souci peu philosophique a priori de la filiation et de la relation de maîtrise ; il pourrait cependant s’avérer intéressant d’analyser ses Vies en fonction de l’idée que je viens d’émettre d’un changement de conception dans la relation de maîtrise humaine.
168 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
plus vague des influences subies indirectement, ou même directement, de viva voce, comme celles d’Ambroise, de Faustus ou de Simplicianus – et le pluriel alors symptomatiquement conservé indique pareillement la diffusion de la relation humaine, auparavant plus exclusive, de maître à élève. Comme dit Marrou d’Augustin, en reprenant toutefois une figure un brin éculée de Cicéron, « son maître en philosophie n’a été ni Platon, ni Aristote ; ce fut Cicéron, cet amateur… Philosophiquement, saint Augustin fut un autodidacte, avec tout ce que le mot évoque d’effort persistant, et aussi d’irrémédiable imperfection »255. Si Augustin fut bien sans maître sur le plan du cursus scolaire, comme le souligne Marrou, et que c’est au hasard de ses lectures qu’il a découvert Cicéron, cette découverte livresque ne peut en rien servir à minimiser le rôle de l’Arpinate dans sa pensée ; tout au contraire, elle devrait nous faire davantage pressentir le mimétisme fondamental d’Augustin par rapport à Cicéron. Ce mimétisme, on peut le voir à l’œuvre dans la manière dont Augustin semble pour ainsi dire mettre en œuvre le parcours cicéronien d’une période sceptique dont les Academica furent le fruit au triomphe du platonisme dans les Tusculanes et à l’abandon de ce platonisme dans le De officiis où la perspective n’est celle des fondements théoriques de l’éthique, mais celle de l’action concrète et quotidienne. C’est un mimétisme né de la lecture dont témoigne à l’évidence la conversion d’Augustin à la philosophie par la lecture de l’Hortensius ; et ce sera aussi un mimétisme dans la manière de lire : les citations des stoïciens, des académiciens ou des épicuriens chez Cicéron comme celle des manichéens, des pélagiens ou des donatistes chez Augustin sont réorganisées dans des dialogues polémiques qui ne mènent pas tant à l’établissement d’une thèse dogmatique inébranlable qu’à une position réflexive de soi face aux autres, qui conduit une pensée en mode d’élaboration permanente. C’est finalement cette volonté de travail sur la pensée qui a pourtant conduit beaucoup d’historiens de la philosophie (à commencer par Marrou) à présenter Cicéron comme un compilateur sans génie propre,
255
Marrou, Saint Augustin et la fin…, op.cit., p. 248. Il insiste sur cette disqualification de Cicéron, cf. Saint Augustin et l’augustinisme, op.cit., p. 18. En sens contraire, cf. l’hypothèse de Testard, p. 47: « Augustin n’a-t-il fait que suivre un programme traditionnel qui, en fait, remonte à Cicéron? Mais Augustin est un autodidacte à cette époque, ne l’oublions pas! At-il voulu au contraire, personnellement, se former d’après Cicéron? ».
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qui ferait en réalité de lui le maître à penser d’Augustin, celui qui l’initie à une pratique du commentaire où l’on convoque des doctrines que l’on articule les unes aux autres dans leur affrontement, et par rapport auxquelles on peut poser sa propre position doctrinale, dans la critique et la mise à distance256.
256
Cf. M. Testard, op.cit., t. I, p. 26 et E. Dubreucq, op.cit., p. 105-106.
OUBLIER DE LIRE ET S’OUBLIER SOI-MÊME DANS CET OUBLI S’il y a bien un moyen, humain et qui provient de l’éducation mais se développe en dehors de ses bornes habituelles, de se mettre sous l’autorité de Dieu, c’est de lire257. La crise finale, stultitia, ne peut s’achever que par une lecture, celle des épîtres de Paul. Cette crise est résolue non par une relation de maîtrise humaine, comme c’était le cas entre Lucilius et Sénèque, mais dans une relation de maîtrise que l’homme s’impose par rapport au maître-livre : la Bible. Quelque chose de fondamental change dans l’histoire de la pensée. L’essentiel des relations humaines, des relations de maîtrise notamment, se glisse à l’ombre des feuillets que l’on tourne et que surtout l’on commente. Les communautés, celles des cénobites qui fascinent tant Augustin à l’époque de son baptême, celle qu’il s’essaye lui-même à fonder, peu après, à Cassiciacum, mais aussi celle qu’il décrit au livre IV, à la mort de l’ami avec lequel il dit (comme, à la même époque, Cassien de son ami Germain) ne former qu’une seule âme en deux corps, ces communautés sont essentiellement centrées sur cette occupation capitale : la lecture commentée de la Bible. Le texte décrit en effet l’amitié et la vie communautaire d’abord à partir de la pratique de la lecture : « causer et rire en com-
257 B. Stock a souligné l’importance de la lecture dans la formation de soi chez Augustin : « None of Augustine’s theoretical works is devoted specially to problems of reading. The reader nonetheless plays an important role in relating theory to practice within his philosophy of life. The reading of scripture is the key element in the pursuit of wisdom, the amor or studium sapientiae » [op.cit., p. 9]. Pas seulement la lecture de la Bible d’ailleurs, déjà celle de Cicéron auparavant qui avait « converti » l’esprit.
172 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
mun, échanger de bons offices, lire ensemble des livres bien écrits » [IV, VIII, 13]258. On notera que ce n’est pas une particularité tout à fait originale de sa pensée : dans le monde gréco-romain, et particulièrement durant les périodes hellénistique et romaine, ce qui donne aux mouvements philosophiques leur cohérence et leur identité, est moins une ligne commune de thématiques ou de présupposés théoriques que plus concrètement leur soumission virtuellement religieuse à l’autorité d’un maître. Comme le révèlent à la fois les témoignages sur les méthodes d’enseignement et les nombreux commentaires alors rédigés, l’activité exégétique devient prépondérante à partir du 1er siècle P.C.N. Depuis la ruine des institutions culturelles provoquée par les troubles politiques sous le consulat puis la dictature de Sylla, ne subsistent à Athènes que les écoles auxquelles leurs fondateurs avaient songé à donner des institutions bien organisées et qui disposaient de textes sur lesquels s’appuyer pour rester fidèle à la pensée du maître : l’école de Platon, celle d’Aristote et de Théophraste, celle d’Épicure, celle de Zénon et de Chrysippe. L’existence d’un vocabulaire technique précis atteste la pratique habituelle des exercices scolaires d’explication de texte : ainsi, chez Épictète, le terme anagignôskein renvoie à la pratique du commentaire pendant le cours de philosophie [Entr. I, 10, 8;4, 9 et 14] ; le terme epanagignôskein renvoie quant à lui à la surveillance par le maître du commentaire fait par l’élève [I, 10, 8] et sunanagignôskein au fait pour l’élève d’écouter le commentaire magistral [Marinus, Vita Procli, 10] 259. La seule différence entre ces écoles, c’est comme le souligne D. Sedley, la marge de manœuvre des disciples dans le commentaire du
258
En réalité, on voit une gradation dans cette attraction par le commentaire exégétique. À l’époque de Cassiciacum, la vie communautaire apparaît plus soucieuse de l’aspect collectif et le mode de relation privilégié est la discussion philosophique où l’autorité des auteurs comme Cicéron [Contra Acad. I, I, 4] et Virgile, servent à nourrir les discussions. Mais Augustin semble de plus en plus fasciné par la lecture qui se pratique seul et en silence. La dimension plus collective et joviale d’un partage constant des activités s’efface pour laisser place au souci d’avoir du temps pour lire, retiré des affaires du siècle et soustrait à la nécessité de tenir compte des ignorances de l’auditoire. 259 Parmi les œuvres qui avaient contribué à installer les règles scolaires de l’interprétation se trouve le Sunanavgnwsiς de Proclus, dont le titre a d’ailleurs été traduit par « commentaire d’un texte sous la direction d’un maître ».
OUBLIER DE LIRE ET S’OUBLIER SOI-MÊME DANS CET OUBLI
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texte fondateur260. Toute la culture latine invitait d’ailleurs à ce commentaire : la méthode exégétique était pratiquée par les juristes, par les grammairiens et les rhéteurs261. Ceux-ci avaient en effet codifié les règles d’interprétation des textes de droit. Ainsi, Quintilien reprend-il dans ses Institutions Oratoires [VII, 5, 1-10, 4] les quatre questions soulevées en cas de litige dans l’exégèse d’une loi : faut-il s’en tenir au texte ou à l’intention de celui qui écrit ? Quel texte retenir quand deux textes sont contradictoires ? Peut-on en raisonnant sur deux textes aboutir à une conclusion qui n’est dans aucun des deux ? Comment résoudre les ambiguïtés d’un texte ? L’hypothèse de P. Hadot est que cette culture a favorisé l’expression du christianisme comme religion du livre. Qu’elle se soit alors fondée sur des livres et que sa théologie ait été conçue comme exégétique ne la distinguaient pas des autres philosophies de l’époque. Le christianisme étant également un mode de vie, une manière d’être – comme les philosophies grecques d’ailleurs – aurait tout naturellement intégré la lecture dans les pratiques d’ascèse et l’aurait admise au rang d’exercice spirituel. L’exégèse n’était dès lors « pas seulement le moyen de la réflexion théologique », elle était aussi « la méthode du progrès spirituel », « méthode exégétique de formation spirituelle » héritée des philosophies grecques des Ier et IIème siècles262. Comme les écoles philosophiques de cette époque, la pratique de la lecture s’intègre dans une association permanente, véritable parti intellectuel et moral auquel il est beau de rester fidèle263.
260 Refusant une vue classique qui oppose le côté bien réglementé de l’épicurisme, qui peut
entraver la liberté de pensée des disciples d’Épicure, à l’émancipation et à la liberté des stoïciens à l’égard de Zénon, D. Sedley met l’accent sur le point commun : la pratique philosophique est toujours de part et d’autre un commentaire de texte. Il réduit alors la différence des pratiques à une différence entre la systématicité doctrinale épicurienne et sa minutie qui a laissé peu de place à des divergences d’interprétations et le côté plus flou des thèses de Zénon, inspirateur plus que penseur systématique, qui a dès lors laissé bien des zones d’ombre dans lesquelles ses successeurs se sont engouffrés diversement [cf. D. Sedley, art.cit., p. 98]. 261 Cf. H. Schreckenberg, « Exegese I », in Reallexikon für Antike und Christentum, t. VI, col. 1174-1194. 262 B. Clément, op.cit., p. 18. 263 Cf. F. Ogereau, Essai sur le système philosophique des stoïciens, Encre Marine, Fougères, 2002, p. 70.
174 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
Il semble pourtant que le moment augustinien constitue plutôt l’émergence de cette intrication entre l’herméneutique et la formation de soi. Les Confessions représentent le premier dispositif occidental où la lecture devient l’outil principal du rapport à soi et la technique première du travail sur soi. La lecture n’y est en effet pas seulement une pratique scolaire, une pratique communautaire, une éducation à la vie philosophique, elle est aussi convertissante, et cela c’est neuf. La conversion est un retour sur soi et vers l’intimité de l’homme intérieur que la particularité d’Augustin, son topos propre, consiste précisément à concevoir comme impossible sans la médiation du miroir des Écritures : tous les épisodes de conversion narrés dans les Confessions montrent que celles-ci ont été chaque fois opérées par des lectures264. On pourrait dire ainsi que ce qui distingue Augustin de la tradition philosophique exégétique qui fleurit depuis le Ier siècle, c’est encore au sujet de l’impact de la lecture sur la volonté que cela se note. Depuis le Ier siècle, la conversion à la philosophie était relativement fréquente, mais, comme le relève Nock, il n’y avait « qu’un seul exemple célèbre de confession opérée par un livre », celle d’Augustin265. O’Donnel relève également cela et évoque le cas de Socrate qui, dans le Phédon (97b-99d), emploie un vocabulaire proche d’Augustin : pavnu spoudh` labw;n ta;ς bivblouς wJς tavcista t’ h\ ajnegivgnwkon (98b), mais pour nous dire l’inverse : son désappointement de ne pas avoir été converti à la philosophie par le livre d’Anaxagore266.
264
Ce qui constitue un évident contrepoint à la doctrine manichéenne selon laquelle « le royaume de Dieu n’est pas dans la foi mais dans la vertu » [Faustus, V, 2]. Le Nouveau Testament est un aide-mémoire qui transmet ce qu’il y a à pratiquer pour être sauvé mais n’opère pas ce salut par l’efficacité de sa révélation. Cf. M. Tardieu, « Principe de l’exégèse manichéenne du Nouveau Testament », in Les règles de l’interprétation, Paris, Cerf, 1987, p. 130, règle IV : « Le Nouveau Testament transmet ce qu’il y a à pratiquer pour être sauvé ; il signifie le salut mais ne le cause pas ». 265 Nock, Conversion. The Old and the New in Religion from Alexander the Great to Augustine, Oxford UP, 1933, p. 184. 266 « In the Phaedo 97b-99d, Socrates tells of his own non-conversion by a book. He heard a man reading from a book of Anaxagoras ; thinking to find wisdom there, he made the same gesture that Augustine makes here : (98b) : pavnu spoudh` labw;n ta;ς bivblouς wJς tavcista t jh\ ajnegivgnwkon. But he was disappointed (no conversion, no submission to content of the books occured), and went away resolved on the more characteristically autarkical mode of wisdom espoused by the western philosophical tradition ever since » [O’Donnel, Augustine’s Confessions, op.cit., p. 64-65].
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Par contraste, si l’on peut faire de Cicéron le « maître philosophique » d’Augustin, c’est bien déjà dans une lecture convertissante que cela se joue. Contrairement à la conversion de Socrate à la philosophie, celle d’Augustin se fait bien grâce à un livre. Et de même, si Ambroise peut prendre aux yeux d’Augustin une importance déterminante dans sa conversion au christianisme, c’est encore à travers des livres, des commentaires et des scènes de lecture. On sait en réalité – la démonstration de Courcelle par les parallèles textuels est confondante – que ce sont des sermons d’Ambroise commentant les traités VI à IX de la première des Ennéades plotiniennes qui ont été décisifs dans la double conversion d’Augustin à la philosophie et au christianisme267. Les étapes décisives de sa vie ont toujours été franchies comme on tourne les pages du livre commenté. Ses conversions ont été à chaque fois au sens propre des moments de « tourner la page » - l’expression aujourd’hui courante prenant tout son sens avec les Confessions. Mais plus largement que les deux conversions d’Augustin, à la philosophie et au christianisme, on constate que toute métanoia, dans les Confessions, a partie liée avec un livre. La conversion d’Augustin n’est donc pas la seule qui soit opérée par une lecture, on peut dire plus justement que le rapport qu’il noue entre lecture et conversion est tel que, dans son texte, toute conversion est opérée par une lecture. Augustin se vante ainsi d’avoir détourné Alypius des plaisirs pervers et voyeurs des jeux du cirque en commentant un texte : « … par hasard, j’avais un texte en main » [VI, VII, 12]. Et par hasard, la métaphore des jeux du cirque lui paraît convenir pour déplier le sens du texte, pour donner plus de mordant à l’image, plus de piquant à la satire qu’il véhicule, pour en faire un outil thérapeutique. Ce qui compte de manière primordiale dans l’amitié se situe toujours à proximité des livres. La relation double de maîtrise et d’amitié (Alypius est l’élève d’Augustin mais au fil des conversations, à Cassiciacum notamment, il en deviendra l’ami) prend place au sein même de l’exercice de lecture commentée. On ne s’étonnera pas ainsi que le même Alypius ouvre lui aussi le livre de Paul qui vient de convertir Augustin, et y lise cette phrase : « Celui qui est faible dans la foi, accueillez-le » [VIII, XII, 30]. Ici, l’amitié est encore augmentée de la force qu’elle puise dans 267
Courcelle, Recherches…, op.cit., p. 138.
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la lecture. Fort de l’injonction lue, Alypius accompagne et soutient Augustin dans sa conversion. Encore, au sujet d’Ambroise, garde-t-on bien ancrée dans un coin de la mémoire l’image d’une scène de lecture silencieuse et d’un spectateur indiscret mais fasciné : « Quand il lisait (legit), les yeux parcouraient les pages et le cœur creusait le sens, tandis que la voix et la langue restaient en repos. Bien souvent nous étions là – car l’entrée n’était interdite à personne et l’on n’avait pas coutume d’annoncer les visiteurs – nous l’avons vu lire ainsi en silence, et jamais autrement … » [VI, III, 3]. Scène émouvante, qui donne à voir au jeune Augustin l’image de ce qu’il veut être : l’homme qui lit. On constate aussi que ce qui distingue Faustus de Milet d’Ambroise, c’est encore en termes de livres et de lectures qu’Augustin le note : comme le relève B. Clément, chez Augustin, « les hommes ne sont d’abord estimés, lorsqu’ils sont rencontrés, qu’en fonction de ce qu’ils ont lu, font lire, commentent »268. Si Faustus, le manichéen tant vanté et tant attendu est décevant, c’est que sa culture littéraire est bien maigre : « Dès l’abord, je reconnus un homme qui ne connaissait pas la culture libérale. Il avait lu quelques discours de Cicéron, de rares traités de Sénèque, certains extraits des poètes et quelques ouvrages de sa secte… » [V, VI, 11]. Avec Ambroise, la magie de la rencontre opère tout autrement, bagage culturel oblige : « … je goûtais le charme d’un langage, plus cultivé, sans doute, moins enjoué pourtant et moins séduisant que celui de Faustus en ce qui touche la forme. Pour le fond des choses elles-mêmes, aucune comparaison : l’un divaguait à travers les faussetés manichéennes, tandis que l’autre donnait d’une manière très salutaire, la doctrine du salut » [V, XIII, 23]. L’opposition entre ces deux hommes est plus que celle de celui qui lit peu avec celui qui lit plus, celui qui peut-être lit tout haut et celui qui lit silencieusement : elle est fondamentalement entre celui qui lit bien et celui
268Ibid..,
p. 27. C’est vrai pour Faustus et Ambroise, c’est vrai aussi de Firminus, qui « possédait une éducation libérale et un langage cultivé » [VII, VI, 8] et de Victorinus, ce vieillard dont Augustin dit, dans des termes quasiment identiques, qu’« il possédait une immense culture et une connaissance consommée de tous les arts libéraux; il avait lu et discuté les opinions de tant de philosophes!» [VIII, II, 3].
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qui lit mal. Entre celui qui lit pour en sortir transformé et celui qui lit pour séduire un public. Dans le même livre V des Confessions où est dressé ce si beau portrait de liseur, Augustin développe ses premières idées un peu théoriques sur l’exercice du commentaire. L’occasion de ce développement ? Ambroise, encore, qui consacre un commentaire à quelques passages obscurs de l’Ancien Testament. Augustin relève alors que les explications symboliques ambrosiennes constituent une réplique valable aux railleries des manichéens269. C’est ici sur la manière de lire et sur les théories défendues plus que sur l’étendue des lectures qu’Ambroise et Faustus se distinguent. On reviendra plus loin à cette différence qui me semble décisive entre la méthode de lecture des manichéens et celle d’Ambroise. Levons d’abord un coin du voile sur d’autres personnages, d’autres scènes de lecture, qui mettent des hommes en relation, qui les éduquent et qui les convertissent. C’est dans ce même livre VIII, qui accumule décidément de telles scènes, que Ponticianus relate à Augustin un épisode de conversion. Un livre (encore), celui de Paul (déjà), est posé sur une table : « Il y avait par hasard un livre qu’il remarqua, sur une table de jeu, devant nous, il le prit, l’ouvrit, découvrit l’apôtre Paul, il ne s’y attendait certes pas : car il avait cru que c’était un des livres qui servaient à mon épuisant enseignement. Souriant alors, il me regarda et manifesta un étonnement flatteur de trouver à l’improviste cet ouvrage, et lui seul, devant mes yeux » [VIII, VI, 14]. Ce livre invite Augustin à évoquer à son tour l’histoire des effets d’un autre, la Vie d’Antoine d’Athanase, trouvé dans une cabane, sur deux jeunes gens270 qui flânaient dans les jardins attenants aux remparts de Trèves :
269
V, XIV, 14. Cf. également De utilitate credendi, VIII, 20 : « et etiam fere me commouerant nonnullae disputationes Mediolanensis episcopi, ut non sine spe aliqua de ipso Vetere Testamento multa quaerere cuperem, quae, ut scis, male nobis commendata execrabamur ». On sait par ailleurs qu’Ambroise s’en prend nommément aux manichéens çà et là dans son œuvre, notamment dans l’Hexameron, III, 7, 32 qu’Augustin connaît bien. On peut trouver d’autres références anti-manichéennes d’Ambroise dans P. Alfaric, Les Écritures manichéennes, leur constitution, leur histoire, Paris, 1918, p. 114, n. 3. 270 P. Courcelle (Recherches…, p. 183-187) s’essaie à montrer que ces deux jeunes gens pourraient bien être saint Jérôme et son ami, Bonose. Quelques réserves ont été émises sur cette thèse par G. Bardy, Sacris Erudiri, 5 (1953), p. 88 ; W. Theiler, Gnomon, 25 (1955), p. 122 dans des comptes-rendus qu’ils proposent de l’ouvrage de Courcelle.
178 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN « Ils trouvèrent là un livre qui retraçait la vie d’Antoine. L’un d’eux se mit à la lire, et le voilà qui s’émerveille et s’enflamme et, tout en lisant, songe à embrasser la même vie … » [VIII, VI, 15]271.
Mis en bonne disposition par ce récit, par ce livre, Augustin en prend un autre, celui de Paul, posé là plus tôt. Et c’est en lisant qu’il bouleverse, retourne, converse sa vie et son identité. Mimant celui qu’il lit, ce Saul de Tarse qui, jadis sur le chemin de Damas, changea d’identité en se convertissant, et par là de nom, pour devenir Paul : « Ce même homme, le moindre de tes apôtres, par la bouche duquel tu as fait retentir ces paroles qui sont de toi », cet homme lui aussi se convertit et après cela « se plut à changer son premier nom de Saul pour Paul… » [VIII, IV, 9]272. Que le texte puisse modifier l’identité dit que le rapport à soi est traversé par le texte, il est textuel : grâce à un texte, se prendre enfin soi pour sujet, avoir soin et souci de soi, et chercher des signes, vestigia. Le corps alors confronté au texte témoigne. De quoi ? De l’écart toujours. Les deux textes se font face, face à face, s’affrontent273. Le texte invite le soi à considérer son hôte indésirable, l’autre du texte, le sexe. Le texte dit la liberté reconquise, le sexe l’enchaînement ; le texte dit la conversion vers Dieu, le sexe l’aversion pour Dieu ; le texte dit la grâce, le sexe le péché ; le texte dit la guérison, le sexe la maladie. Le texte, enfin, est guérison.
271
Antoine (251-355) est un moine : sa vie est une vie monachique, anachorétique, qui se répartit, comme celle de Cassien, entre le travail, la méditation de l’Écriture et la prière. « Les deux ouvrages de Cassien sont, avec la Vie d’Antoine écrite par Athanase, les documents les plus instructifs sur le monachisme primitif » [M. Olphe-Galliard, « Cassien », D.S., II, col. 222]. 272 Le symbolisme attaché aux noms de Saul et de Paul est hautement évocateur : « Quand il s’appelait Saul, il était plein d’orgueil, mais Paul est humble et petit (quando Saulus, superbus, elatus, quando Paulus, humilis, modicus) » et de préciser paulo post videbo te, id est : post modicum [Tract. in Joha.VIII, II, 20]. Paulus signifie modicus et fait signe vers cette vertu fondamentale qu’est l’humilité. [cf. M. Comeau, op.cit., p. 127]. 273 On n’a pas assez relevé ce point (Foucault lui-même n’y prête aucune attention) qu’Augustin, comme d’ailleurs beaucoup d’autres des Pères chrétiens, ne discute de la sexualité, de la concupiscence, du mariage et de l’abstinence que dans les marges d’un texte, la Genèse pour lui, et souvent, pour d’autres, le Cantique des Cantiques [E. Pagels note que c’est l’attitude de la grande majorité des écrivains juifs et chrétiens des quatre premiers siècles de notre ère, art.cit., p. 125-126].
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Plus que l’image du lecteur silencieux, ce qu’Augustin retient d’ailleurs d’Ambroise, c’est bien la force d’une lecture où le lecteur s’imprègne du texte et y modifie son être même. Les études d’anthropologie de la lecture dans l’Empire romain montrent en ce sens que la distinction pertinente au sujet des diverses manières de lire n’est pas celle entre lecture vocale et silencieuse274, mais bien celle qui interroge les impacts de la lecture sur soi quand elle est tacite et sur autrui quand elle est vocale. Dans les cas où la lecture peut se passer entièrement d’auditeurs, l’essentiel est d’accéder au sens et elle est alors conçue comme une absorption. En lieu et place de l’opposition entre lecture à voix haute et lecture silencieuse, c’est l’opposition entre une conception réflexive et une conception communicative de la lecture qu’il faut souligner – legere étant employé dans les cas où la lecture est faite pour soi et recitare exigeant au contraire la présence d’un destinataire. Un texte plaintif de Pline le Jeune sur la mauvaise volonté des auditeurs confirme l’emploi de recitare dans ce contexte de lecture publique et affiche, quoique négativement, l’image qui s’imposera plus tard à Augustin d’une lecture qui pour être véritablement fructueuse doit être faite dans le silence de son âme : « Presque tous vont s’asseoir dans une salle de rendez-vous et passent le temps de la lecture en conversations ; de temps en temps, ils font demander si le lecteur (recitator) est déjà arrivé, s’il a prononcé son préambule et si la lecture est bien avancée ; alors seulement, et même à ce moment sans se presser, ils entrent. Et encore ne restent-ils pas jusqu’au bout. » [Lettres, I, 13, 1-2]. Confirmant ces études, la spiritualité augustinienne du désir dépasse d’ailleurs l’opposition du silence et de la parole : « celui qui désire [Dieu], même si sa langue se tait, chante par le cœur ; et celui qui n’a pas de désir, quel que soit le cri dont il frappe les oreilles des hommes, est muet pour Dieu » [Enarrationes in Psalmos, 86, 1]. Et ce sont des lectures qui ont le pouvoir d’éveiller ce désir pour Dieu, de faire chanter l’âme muette des égarés et de curer ainsi leur libido dévoyée. C’est dans la lecture que les jeunes gens « se sont donnés tout entiers à Dieu ». Tout entiers, toti. Rac-
274 Il n’y a d’ailleurs pas d’apprentissage graduel de la lecture à voix haute vers la lecture muette en passant par tous les stades de l’oralisation. L’enfant s’exerce à lire de plus en plus rapidement [cf. Quintillien, Inst.orat. I, 1, 33], mais l’enseignement ne vise pas à supprimer progressivement l’oralisation. [Cf. E. Valette-Cagnac, op.cit., p. 29-30].
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commodés. Devenir le même du texte raccommode l’intérieur divisé. Le texte est d’abord l’autre du moi – parce que le moi est d’abord sexe. Mais dans la lecture thérapeutique, le moi sexe, celui que le texte découvrait d’abord comme l’autre, va se faire semblable au texte, en épouser les contours et devenir d’ailleurs lui aussi texte : un livre autobiographique, le « livre du moi » voit le jour. Cet enchâssement des lectures et des conversions met en évidence la force des mots qui ne sont pas adressés : « Tu sais, toi, notre Dieu, qu’à ce moment-là, je n’ai pas songé à guérir Alypius de cette peste » [VI, VII, 12]. Force du contact impersonnel avec le livre. Personnel/ impersonnel : quelqu’un se livre dans un récit de confession, récit de conversion, récit de soi, récit de foi et quelqu’un d’autre (le lecteur), se délivre. Mais celui qui se livre et qui donne le livre ne s’adresse pas d’emblée, à celui qui le lit et ne le pointe pas du doigt. Pas d’argument ad hominem, pas de rancœurs, de manipulations, toutes ces petites agressions d’un discours qui voudrait avoir des effets : pas de catéchisme direct. Ainsi, de même, dans cette œuvre prosélyte que sont les Confessions, Augustin ne fait rien d’autre que de se mettre en scène lui-même. Le projet pourrait être celui-ci : avoir été bouleversé par un récit qui ne m’était pas adressé – et même à cette condition qu’il ne me soit pas adressé – et vouloir rendre ce don, don de soi dans le discours en sacrifice d’autres conversions dont je ne saurai rien. Le texte porte un espoir. Peut lui-même être opérant. Mais l’auteur n’en saura rien. Ne pourra pas contrôler. Il doit lâcher dans l’écriture la maîtrise de la destinée de ses pensées et de ses mots. On pense à Platon évidemment. Et à Clément d’Alexandrie qui, dans les Stromates, reprenait les mots, les méfiances, platoniciens. On commence de découvrir un morceau du trajet accompli dans l’estimation et la valeur donnée à la lecture. C’est trop tôt encore pour tenter d’apercevoir d’autres morceaux…
LES SOLITUDES DE LA LECTURE Ce catéchisme indirect, la force convertissante des mots qui ne sont adressés à personne, se trouve en réalité intégré dans une vaste critique augustinienne des relations humaines d’enseignement. On peut certes dire que les hommes sont estimés en fonction de ce qu’ils lisent et font lire et que les relations d’amitié sont construites autour des lectures communes. Mais il faut alors préciser que c’est plutôt en dehors des liens d’amitié et de proximité humaine, ou abstraction faite de ceux-ci, que se font les lectures décisives et convertissantes. Le face-à-face bouleversant du lecteur avec le texte qui le convertit est dérobé à la collectivité. Ou plutôt : c’est un individu isolé qui rencontre un texte et non une communauté interprétative qui propose une lecture collective et publique. Qu’Augustin fût plutôt un autodidacte n’est pas sans impact sur sa conception de la lecture et sur les solitudes qui lui sont un environnement tout naturel. On peut d’ailleurs dire que s’il a rencontré le seul maître qu’on lui prête dans le programme des lectures imposées, le cadre scolaire est pourtant extérieur à la rencontre littéraire qu’il permet. Que l’on songe à la manière dont Augustin use dans les Confessions d’une référence aussi autorisée que l’est celle à l’œuvre de Cicéron : « Déjà le programme habituel des études m’avait fait parvenir à un ouvrage d’un certain Cicéron (cuiusdam Ciceronis) chez qui on admire en général la langue, le cœur pas tellement. (…) Or, ce livre changea mes sentiments (ille vero liber mutauit affectum meum) (…) et rendit tout autres mes vœux et mes désirs (vota ac desideria mea fecit alia) » [III, IV, 7].
C’est bien le programme scolaire en effet qui offre le texte de Cicéron au lecteur jeune mais déjà avide. Comme ce sera ce « programme habituel des études » qui permettra à Augustin de découvrir aussi les Catégories d’Aristote. Mais ici comme là, Augustin semble rechigner à prêter à ce programme
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plus qu’il ne mérite et prend bien soin de distinguer ce qu’il lui doit : la rencontre avec le texte, de ce qu’il ne lui doit en aucune façon : sa compréhension. Ainsi, des Catégories, Augustin dit les « avoir lues seul et comprises (legi eas solus et intellexi)»275. Et il ajoute : « J’en ai conféré avec des gens qui déclaraient les avoir comprises à peine, sous la conduite de maîtres très compétents (magistris erudissimis), (…) et ceux-là n’ont rien pu me dire d’autre que ce que, seul avec moi-même (quam ego solus apud me ipsum)¸ j’en avais compris dans ma lecture (legens cognoueram) » [IV, XVI, 28. Cf. également IV, XVI, 30]. Ce passage souligne, plus nettement encore que l’autre, l’extrême réserve d’Augustin vis-à-vis des « vertus » de l’enseignement des maîtres d’école et, comme par contre-coup, valorise la lecture. Lecture privée et scolarité publique y sont mis dos à dos comme le bon et le mauvais apprentissage. La netteté de l’opposition et le tranchant de la critique jettent une lumière plus crue sur le passage précédent : le cuiusdam Ciceronis si étonnant et qui a fait couler tant d’encre276 ne pourrait-il pas s’expliquer par la volonté de se montrer nonchalant à l’encontre d’un auteur dont l’autorité est si bien assise que c’en est devenu un classique du cursus scolaire277 ? Ne s’agirait-il pas ici d’encourager la confrontation solitaire et personnelle avec le texte ? Car, si Cicéron n’est finalement aux yeux d’Augustin qu’un quidam comme les autres, c’est bien contre la tradition qui en fait un homme célèbre que cela se joue ; et le cuiusdam Ciceronis signifie alors que Cicéron est rencontré en dehors des sentiers trop battus (et égarants) des études traditionnelles278. Ici apparaisent deux singularités de la conception augustinienne de lecture : 1) que la rencontre se fasse en dehors des chemins trop fréquentés de
275
Seul, sans doute, mais dans une lecture solitaire qui s’appuie sur un autre livre, lu dans la solitude sans doute lui aussi, l’Isagôgé, « l’indispensable Introduction de Porphyre » [cf. Marrou, Saint Augustin et l’augustinisme, op.cit., p. 18]. 276 Le résumé analytique des explications proposées jusqu’ici est fait par M. Testard, Augustin et Cicéron, t. I, p. 11-19. 277 Je rejoins ici l’avis de A. Solignac : « le cuiusdam pourrait (…) signifier la vanité d’une célébrité comme celle de Cicéron en regard de la grandeur de Dieu », BA 13, note compl. 12, p. 667. Comme le note Cristiani, cela se joue surtout contre la culture et le cursus païens [« Commento III », in Sant’Agostino Confessioni, op.cit., t. I, p. 227]. 278 Cf. en ce sens les analyses minutieuses de M. Testard, op.cit., p. 13 et 17.
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l’opinion publique et que Cicéron soit considéré comme un simple quidam, sont les conditions indispensables d’une lecture convertissante. Si ce livre change les sentiments, c’est que la lecture est faite en rupture avec les évidences qui circulent au sujet de Cicéron. Il faut que la rencontre soit tout à fait personnelle, qu’elle confronte le lecteur mis à nu avec le texte mis à nu lui aussi, dépouillé des commentaires classiques. 2) La croyance habituellement véhiculée au sujet de Cicéron concerne l’écorce extérieure du langage, la forme, la rhétorique. À quoi Augustin oppose son opinion personnelle au sujet du texte qui concerne cette fois plutôt le contenu, le fond, le noyau, le cœur. Le contact d’Augustin avec le texte de Cicéron est donc, comme celui d’Ambroise avec la Bible, cœur à cœur plutôt que corps à corps. Ce qui est dénudé, c’est le cœur. Et c’est bien lui et ses affects, ses souhaits, ses désirs, qui seront convertis : liber mutauit affectum. Que le cœur et non le corps soit dénudé et que la conversion opère sur le cœur n’a rien pour nous surprendre. On conçoit aisément qu’un cœur à cœur d’Augustin avec l’Hortensius change ses sentiments279. Serait peut-être plus surprenant dès lors le plus tardif et plus décisif corps à corps d’Augustin avec le texte de Paul. Ce que la lecture convertit dans le jardin (hortus) de Milan (ce qu’il restait à convertir, le noyau dur qui avait résisté à la lecture de l’Hortensius), c’est la concupiscence charnelle. La conversion, note Lyotard, « c’est une mue de la chair, le corps soudain changé en âme-chair »280. Reste que, cœur à cœur ou corps à corps, le contact avec le texte n’est fructueux et convertissant que dans la solitude. Or, dans la mesure où la lecture est le fruit de l’éducation, parler de lecture solitaire, c’est insister sur le fait que les pratiques de lecture acquises à l’école se développent pourtant en dehors de ses bancs. À l’école, on apprend à lire, à écrire et à compter. Mais c’est tout au plus la technique qui est enseignée. Tout enseignement humain sur le fond, sur le contenu, l’enseignement que délivrent les grammatici, se trouve en effet rejeté par Augustin au ban de la véritable éducation, la schola pectoris :
279
On trouve également cette idée d’un enseignement cœur à cœur et d’une « école du cœur » au sujet de Monique : « C’est ainsi qu’elle était, elle [Monique], car tu l’instruisais, toi, le maître intérieur (magistro intimo), dans l’école du cœur (in schola pectoris) » [IX, IX, 21]. 280 Lyotard, op.cit., p. 25-26.
184 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN « … elles étaient meilleures, parce que plus véridiques, ces premières études des lettres par lesquelles se formait en moi la faculté (…) que je possède de lire si je rencontre un écrit, et d’écrire moi-même si j’en ai envie, que celles où l’on me contraignait à retenir la course égarée de je ne sais quel Énée, en oubliant mes propres égarements…» [I, XIII, 20].
L’apprentissage de la lecture porte en lui des vertus que les maîtres d’école ne sont pas capables de cultiver ; eux, aux yeux de qui les sottises (dementia) d’Homère et de Virgile passent pour plus honorables et plus fécondes (honestiones et uberiores) que l’enseignement des lettres et de l’écriture. Quoi d’étonnant alors si c’est seul qu’Augustin a découvert le contenu de l’Hortensius ? C’est seul, en effet, que la véritable culture du livre s’acquiert. Seul, que les égarements sont résorbés. Seul (contre la tradition, contre la culture scolaire) que le chemin des mauvaises lectures aux bonnes s’effectue. À Monique venue demander à un prêtre qu’il éduque Augustin et le convertisse, celui-ci répond : « … ‘laisse-le là, prie seulement le Seigneur pour lui. De lui-même, par ses lectures, il découvrira la nature et la grandeur de son impiété’. Et en même temps, il lui raconta que lui aussi, encore enfant, avait été livré (datum fuisse) aux manichéens par sa mère qu’ils avaient séduite (a seducta matre sua) ; il avait non seulement lu mais encore copié presque tous leurs livres ; il avait vu clairement, sans que personne ne soit venu discuter avec lui et le convaincre, combien cette secte était à fuir ; c’est ainsi qu’il l’avait fuie » [III, XII, 21].
Dans ce texte, un jeu de renvois : le prêtre annonce (c’est dans un rêve prémonitoire de Monique que l’annonce se fait) qu’Augustin sortira de ses égarements ipse legendo. Ce prêtre fut livré au manichéisme comme Augustin à l’école, l’expression est la même : datum fuisse. Le premier s’est aperçu de lui-même, sans aucune discussion et sans enseignement, nullo contra disputante et convincente, de la fausseté des livres manichéens. Et l’annonce, prophétique, prédit qu’Augustin sortira lui aussi par ses propres forces de cette même secte dont il fut l’auditeur attentif pendant neuf ans. Seul, sans controverse et sans ces tentatives d’emporter la conviction qui accompagnent tout débat contradictoire, il pourra opposer un livre à un autre, les livres remplis de « fictions creuses » à ceux plus nourrissants et plus véridiques, qui ont été dictés par Dieu à Moïse. Les lectures dont les Confessions tracent l’itinéraire sont en effet toujours appréciées contradictoirement à d’autres : le livre de Virgile fait couler des larmes qui ont un goût de terre (« et terre, je m’en allais à la terre ») et s’oppose ainsi au
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livre de Cicéron qui permet de « s’envoler du terrestre »281 : lorsqu’il condamne ses premières lectures d’enfant au livre I, celles d’Homère et de Virgile, c’est déjà au nom de Cicéron qu’il le fait : « Mais quel est celui des maîtres à férule qui peut entendre d’une oreille tranquille un homme d’une même arène qu’eux se récrier et dire : ‘C’était une fiction que cela pour Homère, de l’humain qu’il préférait aux dieux ; je préférerais qu’il nous prêtât du divin à nous’. Mais il est plus vrai de dire [avec Cicéron]: ‘C’était une fiction sans doute pour lui, mais qui donnait à des hommes corrompus des attributs divins’282 » [I, XVI, 25]. B. Clément relève l’enchaînement discret qui lie une lecture à l’autre en ces termes : « Il est remarquable que la critique de la fable homérique (…) n’ait pu s’énoncer sans le secours de Cicéron dont la rencontre préfigurera, en une si troublante coïncidence, celle du Jardin de Milan »283. Ce livre « digne » de Cicéron duquel est absent le nom du Christ s’oppose, à son tour, à l’humble livre de Paul où ce nom est présent. Ainsi que le note encore B. Clément : « … ce qu’il y a de plus mémorable dans l’Hortensius, ce que cette lecture, plutôt, ou le récit de cette lecture rend mémorable, c’est l’échec qui l’a suivie, celui de la lecture des ‘Saintes Écritures’ »284. Les livres des manichéens eux-mêmes, vides, creux et erronés, font également signe vers leur autre, ce livre auquel ils opposent leur critique : la Genèse – l’interprétation des premiers versets de la Genèse poursuit ainsi une entreprise débutée plus tôt dans le De Genesi contra Manicheos285. Gradatim, une lecture puis l’autre comme un échelon et puis l’autre pour monter vers Dieu. 281
Cf. infra p. 245. Augustin cite ici Tusc. I, 26. 283 B. Clément op.cit., p. 15. 284 Ibid.., p. 18. 285 Dans le livre XI, le problème du temps est abordé en corrélation directe avec celui de la création. La première problématisation de ce concept de temps, le premier dilemme ou la première polémique d’Augustin est celle de savoir ce « que faisait Dieu avant de faire le ciel et la terre ? » [X. 12] La « polémique » vise d’abord les manichéens. Un passage de la Cité de Dieu où il aborde ce même problème montre en effet qu’il répond ici à deux catégories d’objectants. Aux manichéens qui posent un monde sans commencement qui n’a pas été créé par Dieu, Augustin répond que tout ce qui est est l’œuvre de Dieu, le monde lui-même étant également une création. Ensuite aux néo-platoniciens qui lui demandent alors ce qui pouvait bien précéder cette création-là, Augustin leur rétorque qu’il ne faut pas parler en termes 282
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On perçoit ici l’écho atténué des célèbres tavxeiς des exégètes néoplatoniciens qui traçaient un itinéraire graduel des lectures : d’abord l’Isagôgê de Porphyre, puis Aristote, puis Platon ; chez Aristote, d’abord les Catégories, puis le De l’interprétation, les Premiers Analytiques, etc. ; chez Platon, d’abord l’Alcibiade, puis le Gorgias, le Phédon, le Cratyle, le Théétète, le Sophiste, le Politique, le Phèdre, le Banquet, le Philèbe, le Timée, et enfin, le Parménide. Ce classement se trouve notamment chez Jamblique, qu’Augustin a probablement lu286. Jamblique conçoit l’apprentissage sous la forme d’un itinéraire ascendant de lectures qui, partant de l’éthique, en passant par la logique, puis la physique, s’élèvent à la théologie287. L’itinéraire livresque d’Augustin est l’écho de ceci. Écho dont l’atténuation exhibe une fois de plus le caractère éclectique et original de sa culture. Il adopte un itinéraire de lecture tout à fait particulier, au croisement de celui du néo-platonisme païen, du néo-platonisme chrétien et de sa formation de grammairien et de rhéteur : Virgile correspond au niveau des choses sensibles, Cicéron à la purification du sensible, les livres platoniciens (qui parachèvent l’œuvre de l’Hortensius) à la vérité incorporelle, Paul au don de la continence et la Genèse, à la capacité de percevoir que ce don est celui d’un Dieu qui a tout donné, tout créé. Quoiqu’il existe un débat en
de précédence de quelque chose qui viendrait « avant » la création puisque si tout ce qui est, est l’œuvre de Dieu, le temps a lui aussi été créé par Dieu et il n’y avait pas d’ « avant » la création puisque « avant » est lui-même création : « Oui, comment d’innombrables siècles auraient-ils pu passer, sans que toi-même tu les aies faits, alors que tu es l’auteur et le créateur de tous les siècles ? » [XI, XIII,15]. Ou encore : « Il n’y a donc eu aucun temps où tu n’aies fait quelque chose, puisque le temps lui-même, c’est toi qui l’as fait » [XI, XIV, 17]. Le temps n’est pas plus que la matière quelque chose qui vient s’imposer de l’extérieur et ordonner à ses caractéristiques l’acte de création ; tout comme la matière, le temps est un outil que Dieu s’est donné pour créer le monde. Non qu’il soit dépendant du temps ou de la matière mais plutôt qu’il nous ait créés comme êtres matériels et temporels. 286 Cf. Jolivet, Saint Augustin et le néo-platonisme chrétien, op.cit., p. 105. 287 Origène, qu’il arrive à Augustin de citer [Cf. De Civitate Dei, XII, XIII, 2 cite De principiis, III, V, 3 ; De civ.Dei, XI, XXIII, 1-2], distingue quant à lui trois étapes : l’éthique, la physique et l’étoptique. Il explique à l’aide de cette triade l’ordre des trois livres de Salomon : les Proverbes, l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques correspondent aux trois parties de la philosophie et constituent un progrès spirituel graduel : « l’éthique est purification morale, la physique est détachement des choses sensibles, l’étoptique, amour et contemplation des choses divines » [I. Hadot, « Introduction aux commentaires exégétiques », p. 117; Cf. également p. 108 sq].
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sourdine avec le stoïcisme, il est délicat de le situer dans l’itinéraire des lectures tracé dans les Confessions. Ce tissage des lectures, le plus souvent métissage des mauvaises lectures opposées aux bonnes, cet itinéraire spirituel dont les échelons sont chacun constitués de livres, des moins bons aux meilleurs, tisse une toile qui s’étend sur toute l’œuvre. On en trouve ainsi encore trace dans la scène décrite précédemment qui, onirique et prémonitoire, renvoie à sa réalisation effective dans la scène de conversion. Celle-ci ne fera rien d’autre, en effet, que remplir et avérer la prédiction du prêtre. C’est bien seul, isolé même d’Alypius qui l’accompagnait, qu’Augustin ouvre le livre de Paul : « … je me levai et m’écartai d’Alypius. La solitude (solidutine) s’offrait à moi comme un endroit plus propice au travail des larmes. Je me retirai assez loin, ainsi la présence d’Alypius ne pourrait m’être à charge » [VIII, XII, 28]. C’est une lecture solitaire qui permettra, une fois encore, une ultime fois, de sortir des voies tortueuses de l’erreur pour retrouver celle de Dieu, unique et sans détours. La conversion d’Alypius lui-même d’ailleurs est une pièce supplémentaire à apporter au dossier. Il fut, on le sait, à la fois l’élève et l’ami d’Augustin288 – la relation pourrait finalement être fort proche de celle qui unit Lucilius à Sénèque, si n’était cette conjoncture troublante qui fait que c’est précisément hors professorat et hors toute relation d’amitié que s’effectue le travail propre à sortir Alypius d’un égarement passager. Au moment où à Carthage, ce dernier s’est pris de passion pour les jeux du cirque, il n’assiste effectivement plus aux leçons d’Augustin. Un différend survenu entre son père et Augustin l’a fait quitter son sillage et les bancs de son école. Augustin, d’ailleurs, signale son inquiétude et, corrélativement, son impuissance d’ami et de professeur : «… pour l’avertir et le ramener par quelque contrainte, il n’y avait aucune possibilité de recourir à la bienveillance de l’amitié ou au droit du maître » [VI, VII, 11]. Cette impossibilité d’exercer une contrainte sur quelqu’un qui n’est plus ni ami ni élève
288
Cf. VI, VII, 11 : « … tout particulièrement c’est avec Alypius et Nébridius, avec qui je vivais, que je m’entretenais (…). Alypius … était plus jeune que moi : de fait, il avait même suivi mes cours, dans notre ville au début de mon enseignement, et plus tard à Carthage. Il m’aimait beaucoup, parce je lui paraissais bon et instruit ; et moi, je l’aimais à cause d’un grand fonds naturel de vertu, fort remarquable chez lui, bien qu’il n’eût pas un grand âge ».
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conduit Augustin à abandonner l’idée et l’espoir « d’agir sur lui pour l’empêcher de ruiner de si heureuses dispositions par une passion aveugle et violente pour des jeux frivoles » [VI, VII, 12]. Si Augustin a tout de même un rôle à jouer dans la fin de la passion d’Alypius pour le cirque, ce n’est donc ni celui du maître d’école, ni celui de l’ami, c’est le rôle bien indirect et impersonnel de celui qui lit le bon texte au bon moment. Et si ce n’est pas une lecture solitaire et silencieuse qui détourne Alypius de sa passion pour les jeux du cirque mais un commentaire eucharistique, reste cependant que les liens qui unissent les amis ou le maître à son élève sont rompus et que l’efficacité de la lecture ne s’autorise d’aucune proximité amicale, ni d’aucune contrainte scolaire. Bien au contraire. C’est justement parce que le commentaire est anonyme et impersonnel, soustrait aux relations humaines, qu’il convertit. C’est d’ailleurs valable également pour les ennemis qu’on ne peut pas si bien convaincre volontairement : « j’aurais voulu qu’ils [les manichéens] fussent là, quelque part près de moi, à mon insu et qu’ils contemplassent mon visage... » [IX, 4]. On peut convoquer ici le concept d’Aneignung, l’« appropriation » du texte par le lecteur et son application à sa situation propre et dire que l’appropriation est quelque chose comme un terme général dont la conversion (en tant qu’elle est opérée par la lecture) serait un cas particulier. Or, il est intéressant de voir que Ricœur met ce terme en rapport avec l’impersonnalité du contact scripturaire et littéraire : « …l’appropriation est dialectiquement liée à l’objectivation caractéristique de l’écriture. Celle-ci n’est pas abolie par l’appropriation ; elle en est au contraire la contrepartie. Grâce à la distanciation par l’écriture, l’appropriation n’a plus aucun des caractères de l’affinité affective avec l’intention de l’auteur. L’appropriation est tout le contraire de la contemporanéité et de la congénialité ; elle est compréhension par la distance, compréhension à distance »289.
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P. Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, Paris, Seuil (coll. « Esprit »), 1986, p. 116. Cf. également I. Bochet, « Interprétation scripturaire et compréhension de soi. Du De doctrina christiana aux Confessions d’Augustin », in Comprendre et Interpréter. Le paradigme herméneutique de la raison, Paris, Beauchesne (coll. « Philosophie », n° 15), 1993, p. 33 : « Augustin ‘s’approprie’ le texte scripturaire ; il entend le texte comme une parole divine qui lui est personnellement adressée : ‘Non pas de ripailles…’. La lecture des Psaumes obéit aux mêmes principes : elle est appropriation du texte, tantôt comme exprimant le ‘je’ lui-même, tantôt comme s’adressant à lui ».
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Cette remarque de Ricœur s’intègre dans une réflexion plus large sur la différence entre la parole et l’écriture et les particularités les plus caractéristiques de l’écriture. Ricœur relève (à la suite de Platon et comme en écho du Phèdre pourrait-on dire) que l’événement essentiel de l’écriture n’est pas la fixation du discours qui le met à l’abri de la destruction et de l’oubli mais l’autonomie que le texte écrit conquiert par rapport à l’intention de l’auteur. La « chose » du texte peut être soustraite à l’univers intentionnel de son auteur. Ce que Ricœur constate ici, Platon le dénonçait dans le Phèdre : contre le naïf Theuth se flattant d’avoir trouvé dans l’écriture une invention constituant un remède à l’oubli des hommes, le roi Thamous précisait en effet déjà que l’essentiel de l’écriture résidait en réalité dans le poison qu’elle constitue à la relation dialogique faite de proximité et d’adaptation progressive. C’est l’écriture en tant qu’elle constitue le dispositif qui autorise le phénomène d’appropriation que condamne Platon. C’est en tant que telle qu’elle est parricide ou orpheline290. Le thème de la solitude de la lecture, chez Augustin, valorise alors a contrario ce parricide de l’orateur, du père du discours oral. Ainsi de « l’assassinat » de ce grand orateur qu’est Cicéron, de la réduction de Cicéron au rang de quidam opérée précisément contre la figure emblématique du rhéteur. L’appropriation du texte de l’orateur n’a pu se faire qu’à cette condition d’avoir tué le père du discours. Pour y substituer, dans « un transfert de paternité », un autre père, Dieu le Père291. Les bénéfices de la lecture sont dès lors plus immédiats lorsque le bon père (c’est-à-dire la vérité, le Verbe, le sens et le tout Autre, celui qui est absolument différent : la dis-
290 La distinction entre l’écriture et le dialogue oral tient chez Platon dans le rapport au père : le discours est toujours le fils de son père, énoncé en sa présence, alors que celui-là peut le porter, le supporter et s’en porter garant ; l’écriture, en revanche, a ceci de spécifique qu’elle échappe à l’autorité paternelle. Cette échappatoire, Socrate la qualifie d’une manière ambiguë, disant du logos livré à l’écriture qu’il « a toujours besoin de l’assistance de son père (tou patros aei deitai boethou) : à lui seul, en effet, il n’est capable, ni de se défendre, ni de s’assister lui-même ». Mais la détresse de l’orphelin a une double signification morale, une double valence : orphelinat ou parricide ? Comme dit Derrida, c’est « depuis la position de qui tient le sceptre, [que] le désir de l’écriture est indiqué, désigné, dénoncé comme le désir de l’orphelinat et la subversion parricide » [Derrida, « La Pharmacie de Platon », p. 273274]. 291 L’expression est de L. Ucciani, op.cit., p. 121.
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tance est préservée là mieux qu’ailleurs encore) y préside d’emblée et que c’est son texte à lui – ou tout autre texte « inspiré » – qui est lu et commenté. Dans l’épisode de l’appropriation par Alypius du texte commenté par Augustin, c’est bien Dieu qui se cache derrière tous ces hasards (les mots adéquats pour convaincre et modifier l’être de l’auditeur) et qui est cet autre à qui les mots ont été empruntés. Et Dieu est dès lors bien plus le maître qui gouverne la conversion d’Alypius que ne l’est l’exégète, tout au plus voix d’occasion et médiateur du magister divin. C’est symptomatiquement dans les mêmes termes qu’Augustin relate la conversion de son deuxième ami très proche, Nébridius, qui « n’applique plus son oreille à ma bouche, mais la bouche de son esprit à ta source [celle du Seigneur], et il boit autant qu’il peut, la sagesse au gré de son avidité dans un bonheur sans fin » [IX, III, 6]. Que les deux amis les plus proches d’Augustin se soient convertis loin de lui (dans le cas de Nébridius) ou sans plus être ni son élève ni son ami (dans celui d’Alypius) n’est certainement ni anodin ni fortuit : c’est le signe de la nécessité d’un transfert de paternité qui substitue à l’autorité morale et intellectuelle d’Augustin, la figure paternelle de Dieu. La lecture et l’écriture sont chez Augustin les moyens de se rapporter au créateur, au bon père : ce sont les médias de la reconstruction de l’identité du sujet chrétien comme sujet créé, comme enfant de Dieu. L’abstraction de la situation particulière de l’auteur d’un texte ou de son commentateur, tous deux humains, permet au lecteur ou à l’auditeur du commentaire de s’approprier le texte lu ou commenté et d’en recevoir alors un soi plus vaste, une nouvelle compréhension de soi. ∗ ∗ ∗ Même Ambroise qu’Augustin est si frappé de voir lire silencieusement ne fut pas son maître de lecture. Lorsque Augustin lui demande, en effet, de lire pour se préparer au baptême, et qu’Ambroise suggère la lecture du prophète Isaïe, le conseil se montre inopérant, la lecture n’enseigne rien, n’est pas propre à parfaire l’éducation d’Augustin. Il ne se passe rien : « … au premier passage que je lus, je ne compris pas et je crus que tout le livre était ainsi ; alors j’attendis pour le reprendre, d’être plus familiarisé avec le langage du Seigneur » [IX, V, 13]. L’extrait montre mieux que tout autre
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à quel point l’expérience de la lecture est peu partageable : même ceux devant lesquels on est béat d’admiration, même ceux que l’on serait honoré d’avoir pour maîtres, même les plus grands personnages du siècle, ne peuvent être des maîtres de lecture. Qu’Ambroise ne puisse pas être ce maître pour Augustin signifie en effet qu’aucun humain ne le pouvait. Si les conseils de lecture de l’évêque de Milan s’avèrent inopérants, c’est que la lecture ne peut s’autoriser ni s’enrichir d’aucun conseil. C’est radicalement seul que l’on rencontre le texte. C’est une expérience toujours neuve, toujours propre, personnelle, privée, intime, incommunicable292. Les mécanismes herméneutiques de la lecture sont tels qu’ils rendent toute leçon de lecture, toute exégèse autorisée et tout commentaire avisé, illusoires et inutiles. Que l’on ne s’étonne d’ailleurs pas que la scène où Ambroise penché sur le pupitre lit silencieusement contienne une opposition si manifeste entre ce silence et l’explicitation orale que demanderaient des auditeurs s’ils pouvaient écouter les remarques qu’Ambroise se fait en lui-même lorsqu’il lit : l’évêque de Milan ne peut si bien « creuser le sens » du texte avec le cœur que parce qu’il ne doit pas transmettre ce sens à d’autres293.
292 Du côté de l’apprentissage, la place du maître de lecture est simplement vide : Augustin revient souvent avec l’idée qu’il a lu seul et que, seul, il a compris bien des choses que d’autres, sous la férule de quelques maîtres pourtant très compétents, n’avaient pas comprises. Mais, du côté de l’enseignement, la condamnation est plus radicale : « C’est vanité, même quand on connaît ces sciences du monde, d’en faire profession, mais c’est piété de t’en faire confession (vanitas est enim mundana ista etiam nota profiteri, pietas autem tibi confiteri) » [V, V, 8]. S’étonnera-t-on alors que le commentaire de la Genèse soit dans un livre de Confessions ? S’étonnera-t-on aussi que cette confession du commentaire ne puisse se faire qu’une fois abandonnée la « foire aux bavardages », ou « la chaire au mensonge » : la profession de rhéteur et plus spécifiquement, l’enseignement de la rhétorique ? [cf. IX, II, 4]. Ce sera l’unité retrouvée de la volonté qui permettra d’abandonner l’enseignement. À la profession de rhéteur pourra alors succéder le ministère chrétien et le temps qu’il laisse disponible aux lectures solitaires. À l’oralité égarante pourra succéder l’écriture salvatrice ; à l’oralité qui éloigne du véritable père, l’écriture mise à son service. 293 Il est évidemment question ici d’une confrontation des vertus de l’écriture et de la parole. Ce qui paraît clair, c’est que l’oraison et le commentaire publics font partie de ce service qu’Augustin doit aux hommes et que la manière dont il oppose les heures à consacrer au commentaire de la Bible et celles réservées à ce service invite à penser que le commentaire en tant qu’il serait oral et aurait des ambitions prosélytes appartiendrait au volume des heures consacrées aux autres plutôt qu’à ce soin et cette connaissance de soi-même que permet le
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Ainsi, dans la mesure où c’est la lecture qui est le chemin des conversions et de l’ « élaboration de soi », la figure dont l’absence montre le plus évidemment les positions d’Augustin en matière d’enseignement est bien celle du « maître de lecture ». Il n’y a pas de maître de lecture pour Augustin. Juste des textes lus seul. Ceci constitue un bouleversement considérable dans les pratiques de lecture ; on observe en effet dans l’iconographie des dernières décennies du Ve siècle av. J.-C. des scènes de lectures scolaires, signes que la lecture était un outil éducatif, et d’autres scènes de lecture caractérisées par ce fait qu’elles sont toujours publiques294. Dans l’élection augustinienne de la lecture solitaire, on perçoit clairement que le rôle de la relation humaine de maîtrise et de toute forme de publicité de la lecture s’efface devant l’importance de la relation d’apprentissage de l’homme qui lit seul. Parler ainsi (comme Borgès) d’un culte du livre qui commencerait avec Augustin, c’est parler de l’exclusion du rapport de maîtrise au profit de l’exercice solitaire de la lecture – et non d’un réel et flagrant privilège de la culture orale sur la culture de la lecture silencieuse qui ne s’imposera, comme bien des auteurs l’ont montré, que bien plus tard après quelques siècles de ruminatio à l’ombre des cloîtres295. Reste que c’est bien dans
même commentaire fait de manière solitaire. La scène de la lecture silencieuse d’Ambroise délivre aussi ce message : il peut creuser le sens du texte à la condition de ne pas devoir le déplier pour des auditeurs avides de compréhension et qui multiplient les questions, comme autant d’intrusion dans son tête-à-tête silencieux avec le texte. De la question qui était la mienne, celle de la formation de soi et du rôle de la lecture dans cette formation, il était évident que cette situation de l’oraison et de la prêche publique allait tout naturellement les reléguer dans l’ombre de la lecture silencieuse et solitaire, comme activité inessentielle, empêchement plus qu’outil du souci et de la connaissance de soi. 294 Cavallo et Chartier relèvent que les lecteurs présentés sur les kylix et amphores datant de la Grèce classique « ne sont pas solitaires, ils apparaissent en général dans des scènes de réception ou de conversation, signe que la lecture était surtout entendue comme pratique de la vie en société (ou dans le cadre d’une association). Bien que connue, la lecture solitaire était peu fréquente, si l’on en croit les très rares témoignages iconographiques et littéraires qui nous sont parvenus », in Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 1997, p. 13-14. 295 Cf. M. Parkes, « Pratiques monastiques dans le haut Moyen Âge », Histoire de la lecture…, op.cit., p. 112 ; J. Hamesse, « Le modèle scolastique de la lecture », in Histoire de la lecture, op.cit., p. 126 ; P. Saenger, art.cit.; p. 367-369 ; id., « Lire aux derniers siècles du Moyen Âge », in Histoire de la lecture op.cit., p. 147-174 et E. Valette-Cagnac, op.cit., p. 37 sq.
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ces condamnations de l’enseignement ou ces absences criantes du maître de lecture que se joue le tournant d’une civilisation de l’oralité à une civilisation de la lecture, et le destin de l’Occident en tant que civilisation du livre296. Poursuivant l’histoire de la relation de maîtrise débutée par Foucault en étudiant son devenir augustinien, on arriverait dès lors à un constat intéressant, celui d’une rupture évidente dans l’idée d’un enseignement possible de maître à élève fondé sur une compétence acquise, développée et accrue par les années et les expériences intellectuelles. Augustin déboulonnerait le respect et la valeur toute positive accordés à l’érudition comme accumulation du savoir et fondement de la capacité et de la légitimité à enseigner. Il s’élève ainsi non seulement contre l’idéal stoïcien de la maîtrise de soi en assimilant la liberté de se conduire soi-même à un vagabondage sans direction, à des égarements sans but, à la liberté contrainte et limitée du fugitif. Mais bien plus, il remet en question l’idée d’une transmission des compétences qui fonde la relation de professorat, la relation de maîtrise humaine297. Le texte sur la lecture des Catégories d’Aristote montre que la différence de compétence entre maître et élève
296 C’est avec Augustin que la lecture devient l’exercice primordial, l’élément central de la culture, par opposition à une autre tâche auparavant jugée plus essentielle, l’enseignement. Marrou relève ce tournant : « Le problème fondamental est pour lui l’étude de l’Écriture. Lire la Bible, l’étudier, la comprendre est la tâche essentielle qui s’impose à tout chrétien suffisamment doué pour le travail intellectuel. Au contraire, enseigner, répandre autour de soi les vérités ainsi acquises, n’apparaît pas comme une exigence aussi directe et universelle. La charité certes en fait un devoir, mais à prendre les choses strictement, ce devoir n’est impérieux que pour ceux-là seuls qui dans l’Église ont reçu mission d’enseigner, c’est-à-dire les clercs. (…) Fait remarquable qui va opposer cette culture chrétienne à la culture profane traditionnelle : si l’une et l’autre offrent la même structure, les deux mêmes éléments (études littéraires, art de l’expression), il faut bien voir que l’importance relative de ces derniers est chez l’une et l’autre tout à fait différente. Alors que le lettré antique était avant tout un orateur, que l’enfant écourtait les années passées chez le grammairien pour consacrer plus de temps à l’étude de la seule rhétorique, la culture chrétienne renverse l’ordre des valeurs » [Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, op.cit., p. 507-508]. 297 Une importante précision doit être apportée : ce n’est pas contre le stoïcisme qu’Augustin refuse l’idée de faire profession de ses connaissances, ni à eux qu’il oppose les solitudes de la lecture, mais aux manichéens ainsi que nous le verrons plus loin.
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se résorbe d’elle-même dans la lecture et la compréhension solitaires des livres. Cette réserve à l’égard des vertus de l’enseignement est l’aliment essentiel du De Magistro : ce n’est pas des hommes eux-mêmes, mais de Dieu, que l’on peut apprendre quelque chose [cf. De Mag. II, 3-4]298. Cette thèse nodale du De Magistro contribue de manière magistrale – si l’on peut dire – à mettre de côté la relation d’apprentissage dans ses dimensions scolaires et humaines. Le De Magistro contient en effet ce que contiennent toutes les scènes de lecture silencieuse présentées dans les Confessions : 1) une critique de l’enseignement ; 2) une attention prêtée aux mécanismes internes de compréhension des textes et aux effets de ces compréhensions solitaires sur la vie d’un individu isolé. Les deux se liant ainsi : c’est parce qu’on lit de et pour soi-même, sans enseignement, sans les discussions et ces tentatives qui leur sont propres de convaincre l’interlocuteur de la justesse de son analyse, que la compréhension d’un texte permet l’appropriation et engendre la conversion du lecteur. C’est en ce sens qu’il faut, je pense, voir l’intérêt et l’importance profonde de ce dialogue sur l’histoire de la relation de maîtrise et sur l’histoire des conceptions de l’éducation. Ce que l’on peut apprendre des hommes, ce sont les fondements des autres apprentissages : lire, écrire, compter. Pour le reste, la vérité se découvre comme se découvre le maître intérieur, dans une relation isolée de la collectivité, dans un face-à-face avec soi-même –, dans une scolarisation sans maîtres : dans des lectures solitaires. Reste que le De Magistro ne contient aucun développement consacré à la lecture. On peut sans doute émettre l’hypothèse que le style littéraire n’est pas étranger à la présence et au traitement de ce thème pour lequel la forme dialogique convient mal, tandis que la forme plus théorique des traités (comme le De doctrina christiana) et des lettres (comme le De utilitate credendi qui contient la théorie augustinienne de la lecture la plus élaborée) convient bien mieux.
298 Pour Augustin, comme pour Platon dans le Cratyle, la réflexion sur le signifiant constitue une propédeutique à une question épistémologique plus fondamentale : le langage est-il une condition de possibilité de la connaissance, ou, au contraire, la connaissance n’est-elle pas un préalable qui rend seulement possible le langage ?
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Le thème de la lecture solitaire me paraît apporter un élément supplémentaire par rapport au thème de l’apprentissage solitaire fait à l’école du cœur avec le Magister intimus. Cette thèse du De Magistro constitue une adaptation platonicienne d’un passage de la Genèse I, 26 qui rapporte que l’homme a été fait à la ressemblance de Dieu. Il faut chercher dans l’âme les vestiges de Dieu, l’image des vérités éternelles [cf. Conf. X, VII – XV, 23], qu’en bon platonicien, Augustin conçoit sous le modèle des vérités mathématiques et qui sont ainsi comme le reflet, le rayonnement de la splendeur divine. C’est la célèbre thèse augustinienne de l’illumination qui s’appuie sur un corollaire exploité par Platon dans le Banquet : l’impossibilité d’imposer ou de transférer des contenus, dans une transmission analogue à celle de « l’eau qui coule, par le moyen d’un brin de laine, de la coupe qui est plus pleine à la coupe qui est plus vide » [Banq. 175d]. On pense alors au thème, développé dans le De Trinitate, du miroir de l’âme dont la structure triple – mémoire, intelligence, volonté – est un reflet de la Trinité divine. Or, dans le thème de la lecture solitaire, cette image platonicienne adaptée (et adaptable) au christianisme rencontre et entrechoque l’autre image, typiquement chrétienne celle-là, du miroir des Écritures. Comment concilier alors cette exigence d’un intermédiaire extérieur à l’âme avec l’idée qu’elle est elle-même un reflet de Dieu et qu’elle peut le connaître simplement en rentrant en elle-même ? La tension paraît irréconciliable. Et l’est en effet. Le thème de la lecture solitaire de la Biblemiroir est ainsi un raccommodement maladroit et imparfait de ces deux images. Préciser que la lecture est solitaire et y insister encore et encore, c’est vouloir renouer avec une théorie de l’illumination d’inspiration nettement platonicienne, qui ne s’accommode pas de la médiation du livre299. En réalité, ce qui se joue dans cette tension, c’est ni plus ni moins que la relégation de la dialectique comme méthode pour apprendre à penser et à exhumer de soi un savoir originel. Le travail exégétique remplace le mouvement dialectique.
299 On trouve une trace (mais non thématisée) de cette ambivalence entre illumination pla-
tonicienne et lecture convertissante chez B. Stock, op.cit., p. 41 : « In accordance with the ancient norms, the moment of insight is one of seing (videre [III, V, 2]). But the inner vision also has a hermeneutic quality, since the ‘unveiling’ reveals to Augustine the inner sense of the texte that he read ».
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La transition est d’importance. La forme littéraire n’est ni chez Platon, ni chez Cicéron, ni chez Augustin que ce soit d’ailleurs dans les Dialogues Philosophiques ou dans les Confessions, simplement une manière de présenter un contenu ; ce n’est pas une pelure extérieure, ni un artifice nécessaire à transmettre une information, ni encore un souci de divertir ; c’est un mode de rapport à soi et à l’autre, c’est l’expression d’une manière de pensée, c’est la manière propre dont le logos s’exprime. Il faut éviter de confondre le dialogue comme style théâtral et littéraire et le dialogue comme structure interne de la pensée, comme mise à l’épreuve. Ainsi que le souligne Platon, dialoguent « ceux qui conversent avec eux-mêmes par le moyen d’eux-mêmes, usant d’un langage qui est leur langage à eux, pour mettre les autres à l’épreuve et réciproquement, pour s’y soumettre eux-mêmes » (Prot. 348a). La dialectique dans l’écriture passe par l’usage de tactiques qui préservent la dimension de recherche active ; elle préserve la dynamique dialectique en intégrant à la parole tous les modes de résistance et les déviances du dialogue oral que sont l’incompréhension, l’objection, la colère ou le désintérêt. Dans la lecture de la Bible, en revanche, Augustin n’attend pas l’exhumation d’une vérité contenue dans son propre fond, mais un travail qui exporte au contraire le sujet à l’extérieur de lui-même pour le rendre perméable non pas tant au monde qu’à Dieu comme créateur du monde, et non pas tant aux idées qu’à une idée contenue dans le texte de Dieu. Ce savoir est conditionné d’abord par la perméabilité du sujet, avant de l’être par sa recherche. Savoir ici et là, c’est désirer, mais si pour Platon le désir est finalisé et qu’il est compris sous la forme de l’actualisation permanente de cette finalité, pour Augustin, il importe juste de se mettre dans un état de désir qui correspond à une capacité d’accueil à l’événement qui surgira dans la lecture de la Bible. Quitter la forme du dialegesthai, c’est bien autre chose que quitter un mode d’exposition, c’est élaborer une nouvelle théorie de l’apprentissage et une théorie de la connaissance qui l’accompagne.
SE DISPOSER AU TEXTE PAR LE « TRAVAIL » EXÉGÉTIQUE Que la lecture soit cette opération de l’esprit par laquelle s’acquiert une sorte d’ouverture qui permette de recevoir une nouvelle compréhension de soi est une chose. Que la Bible soit l’unique livre qui permette cette ouverture en est une autre. À partir des éléments fournis par Augustin, il est impossible de formaliser une relation de la lecture à la pensée qui permette de comprendre la lecture comme la méthode propre, la seule, la plus appropriée pour créer dans le sujet une telle disposition. Il n’est certainement pas plus évident de trouver les déterminations non pas seulement circonstancielles et ponctuelles, mais bien essentielles et universelles, qui conféreraient à la Bible un statut si particulier au rang des livres opérateurs pour l’âme et propices à ouvrir à travail sur soi authentique et efficace. Ce qui permet de refuser le statut de « philosophie » à l’œuvre intellectuelle d’Augustin dans les Confessions, ce n’est pas seulement qu’il y abandonne la forme dialoguée au profit de la citation biblique, c’est surtout que ce nouveau processus n’est pas étudié dans et choisi pour son lien à la pensée qu’il permettrait de mettre en mouvement. Augustin part du réel concret de son parcours d’homme converti par la Bible sans interroger la possibilité propre de la lecture comme telle, de toute lecture du moment qu’elle remplit certains critères, de modifier le sujet. Pour le dire autrement, une vie de saint n’est pas un traité d’éthique. Sa réflexion se situe donc au niveau moins fondamental de la rationalisation d’un parcours singulier. Et c’est à ce niveau également que se situera notre analyse de la lecture comme outil dans les pratiques de soi. Ce n’est pas sans conséquences. Augustin ne cherche plus, comme peut-être dans ses Dialogues philosophiques, une méthode qui lui garantisse un rapport à lui-même plein et sain, il défend le dispositif particulier qui a fonctionné pour lui. Et il le défend de sorte que son propre lecteur soit
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conduit à considérer que ce dispositif qui a opéré dans des conditions tout à fait singulières pour l’individu Augustin puisse pourtant opérer aussi sur tous et dans de toutes autres conditions. Il ne s’adresse pas à la raison en chacun qui conduirait aux mêmes constats et permettrait d’adhérer librement à la thèse qu’il défend, il demande un acte de foi, une confiance, qui a pour seule garantie la réussite de sa propre vie. Il expose le cheminement propre qui l’a conduit à être modifié par la Bible. Il dit comment il l’a concrètement lue pour obtenir ce résultat. Et, s’adressant très consciemment à la chrétienté, il encourage alors tout chrétien à lire la Bible de la même manière. Faisant le récit de son itinéraire propre vers plus de santé, il n’encourage donc pas chacun à trouver un chemin propre qui le conduise pareillement à un rapport à soi plus sain, il dénonce les voies égarantes et désigne l’unique voie du renouveau : telle manière de lire la Bible. ∗ ∗ ∗ Aux yeux de cet Augustin converti, qu’est-ce qui peut justifier la lecture de la Bible ? On ne sait en effet jamais bien ce qu’il convient de lire, évidemment, et pour cause : la lecture est le moyen de retrouver une santé qui fait défaut au moment du choix et les indications qui viennent d’ailleurs (même celles d’un conseiller aussi éclairé qu’Ambroise) ne sont d’aucune utilité : l’autre ne sait rien de mon état intérieur et ne peut pas mesurer l’effet que le livre produira sur moi. L’effet produit sur l’un est incommensurable à l’effet produit sur l’autre. Le mélange réactif du lecteur au livre et l’alchimie de la lecture sont particuliers, uniques, imprévisibles et trop personnels pour être communicables. Même dans les lectures communes, il y va pour chacun d’un rapport hautement individualisé au texte, qui explique d’ailleurs qu’un seul soit converti [dans l’épisode de la cure de la passion d’Alypius pour le cirque], qu’un morceau de texte vaille pour l’un, tandis qu’un autre passage vaut pour un autre [dans la scène de conversion, où une phrase vaut pour Augustin et la suivante pour Alypius, venu rejoindre Augustin après sa lecture solitaire], ce qui explique encore l’ouverture interprétative infinie que, dans les Confessions, Augustin prête au texte de Dieu dès lors qu’il est lu comme il se doit, spirituellement.
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Cette confusion dans laquelle se trouve le lecteur qui veut choisir de manière avisée fait signe vers un art à cultiver, un art personnel, celui de lire le bon livre au bon moment, celui de se préparer activement aux rencontres livresques, de se mettre en disponibilité et de trouver, de construire même, le moment adéquat, le moment kairique propice à l’exercice de lecture. Peut-être faudrait-il supposer plus justement que tout l’art de la lecture concernerait non une critique textuelle mais le travail préparatoire de soi sur soi qui rend la lecture toujours opportune et, partant, toujours efficace300. La conversion, l’appropriation du texte, l’emportement hors de soi, le détournement des voies erronées, le bouleversement de l’âme ne peuvent se faire sans une disposition, une attente ou une attention particulières, qui mettent le lecteur en état de rencontrer le texte et de faire de cette rencontre quelque chose de fructueux. La question est alors de savoir quels sont les indices permettant de voir comment Augustin définit cet état particulier du lecteur qui fait de l’exercice de lecture un exercice non seulement potentiellement convertissant, mais qui, effectivement, convertit. L’examen de cette problématique complexe et ténue peut commencer par une question générale sur les modalités augustiniennes de la lecture : comment faut-il lire selon Augustin ? Ou, plus exactement, question de fait plutôt que de droit, question sur les pratiques de lecture plutôt que question théorique d’éthique du lire : comment Augustin lui-même lit-il ? Quels portraits de lecteur trace-til de lui-même ? Quelles sont les pratiques augustiniennes de lecture ? Bien qu’Augustin ait été l’auteur d’un traité d’exégèse – le De doctrina christiana – dont l’importance fut capitale pour le Moyen Âge, on constate que sa lecture est moins organisée que ne sont les commentaires néo-platoniciens de Platon et d’Aristote. I. Hadot a clairement mis en évidence le schéma que l’on retrouve chez Proclus, Por-
300 La référence à la Bible est mise entre crochets par la suite pour que reste présent à l’esprit du lecteur que rien n’a justifié que ce texte-là, par distinction avec un autre, soit le seul qui puisse modifier le sujet. Il sert à conserver l’aspect circonstanciel de la transformation opérée en Augustin précisément par cette lecture et non par une autre, puisque et tant que la qualité propre des effets éthopoiétiques de la Bible par distinction avec les autres textes n’a pas été analysée.
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phyre, Ammonius, Boèce, David, Élias et Simplicius : tous les commentaires commencent par une introduction générale à la philosophie, ellemême organisée en quatre questions, celle de savoir si la philosophie existe (eij e[sti), ce qu’elle est (tiv ejsti), comment est-elle (oJpoi`ovn tiv ejsti) et en vue de quoi elle est (dia; ti; ejsti) – ces quatre points sont tirés des Analytiques d’Aristote [II, 89b 23] et ont probablement été développés surtout par Proclus. À cette introduction générale, succède une introduction particulière à l’œuvre commentée qui se développe en six points : 1. Le but du livre (oJ skopovς) ; 2. son utilité (to; crhvsimon) ; 3. son authenticité (to; gnhvsion) ; 4. sa place dans l’ordre de la lecture (hJ tavxiς th`ς ajnagnwvsewς) ; 5. la raison d’être de son titre (hJ aijtiva th`ς ejpigrafh`ς) ; 6. la partie de la philosophie à laquelle appartient le livre. Ce schéma qui introduit à une œuvre philosophique particulière est manifestement d’une tradition plus ancienne que le précédent. I. Hadot en trouve trace dans la paraphrase latine proposée par Rufin (à laquelle Augustin avait donc un accès aisé) du commentaire sur le Cantique des Cantiques d’Origène301. Les qualités de l’herméneutique origénéenne ont souvent été soulignées, comme sa profonde influence – tant en Orient qu’en Occident d’ailleurs302 : « Sur tous ses successeurs, il a exercé une influence, directe ou indirecte, que nul ne saurait contester, non seulement en Orient où il a inspiré Eusèbe et les Cappadociens, mais même en Occident où, à travers Jérôme,
301 I. Hadot, « Les introductions aux commentaires exégétiques…, » art.cit., p. 99-122. Cf. pour cette question p. 111-112. 302 A. Durand reconnaît que « son exégèse a de grands mérites : elle est pénétrante, synthétique, déjà soucieuse des graves problèmes d’histoire et de psychologie, avec lesquels la critique moderne est encore aux prises » [« Exégèse », D.A. I, col. 1825]. Et Lightfoot est encore plus élogieux : « A deep thinker, an accurate grammarian, a most laborious worker, and a most earnest Christian, he not only laid the foundation, but to a great extent built up the fabric of Biblical interpretation » [« Note on Patristic commentaries », Galatians, London, 1902, p. 227]. Cf. également L. Couloubaritsis, op.cit., p. 679: « … nombreux sont les théologiens des trois siècles postérieurs, et non les moindres, qui ont puisé dans sa pensée : Athanase, Didyme, Grégoire de Nazianze, Basile de Césarée, Grégoire de Nysse, Marius Victorinus, Ambroise, Augustin, Rufin d’Aquilée, Pseudo-Denys l’Aréopagite, Léonce de Byzance et d’autres encore. Bref, il est difficile de soutenir que le christianisme n’a pas quelque dette à l’égard de ce penseur étonnant, souvent rejeté mais toujours présent, à qui la philosophie européenne doit la fondation de ce qu’elle a appelé, au fil du temps, l’ ‘esprit’ ».
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Ambroise et Rufin, il a profondément agi sur Augustin et par lui sur toute la tradition latine »303. On constate vite, pourtant, qu’Augustin ne retient pas d’Origène ce schéma qui est pourtant présent partout ailleurs, dans les commentaires néo-platoniciens païens de Platon et d’Aristote comme dans les commentaires néo-platoniciens chrétiens de la Bible. Une fois de plus, Augustin paraît bien éloigné des méthodes traditionnelles d’exégèse. Il lit comme il avait lu les ouvrages de philosophie : seul et sans guère d’appui. Ses commentaires n’ont pas de structure rigide et n’obéissent à aucun schéma déterminé. M. Comeau relève en ce sens que, « à cause du petit nombre d’ouvrages patristiques et de commentaires qu’il a eu le loisir de lire, sa méthode est très personnelle »304. Il concentre toute son énergie , qui « devient la principale, sinon l’unique lecture »305. Ainsi, de l’usage augustinien , on relèvera d’abord qu’il est massif et sans intermédiaire mais désorganisé et sans ces schémas que la tradition origenéenne de l’exégèse biblique aurait pu lui léguer. Dans les Confessions, les citations, les allusions, les commentaires de versets s’accumulent et incisent sans cesse le cours de ses réflexions, qui ne gardent pas, en dehors d’un réapprovisionnement dans l’Écriture, une autonomie bien longue. Quelques phrases tout au plus. La fréquence des références donne à penser qu’Augustin ne peut vivre bien longtemps sans venir chercher son souffle . Elle donne aussi à penser que la lecture convertissante se prépare très activement par la multiplication des enquêtes, inquisitions, perquisitions et intrusions en territoire biblique. Voler un mot, ou l’emprunter, creuser le sens d’une phrase, s’« approprier » un texte. Le texte qui va être lu doit être, à l’avance, cerné, palpé, soumis à une sorte d’effet de zoom qui le rapproche, le grossit et amène le lecteur à y coller le nez, de plus en plus près, jusqu’à se confondre avec la page. Jusqu’à résorber l’écart entre le sujet qui lit et le livre lu, ou plutôt : jusqu’à le mettre en scène, dans le face-à-face assumé
303
M. Comeau, op.cit., p. 34. Ibid., p. 48. 305 Ibid. G. Combès constate que les citations de la Bible apparaissent dans les œuvres d’Augustin à la fin de l’année 388 et qu’elles ne cesseront désormais de se multiplier [cf. Combès, Saint Augustin et la culture classique, Paris, 1927, p. 104]. 304
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de l’homme avec le texte. Les facettes de l’un se réfléchissent dans celles de l’autre. Le texte se fait miroir, texte scintillant qu’Augustin s’applique à faire miroiter devant lui pour en conquiérir lui-même le pouvoir, massif et exorbitant, de l’hypnotiser, de le capturer, de le convertir. Tout – le respect qu’on a pour le texte inspiré et la crainte de minimiser son contenu – contribue d’ailleurs à faire un livre rempli de mystères qui demande à l’esprit un effort permanent, une attention portée à l’appétit que l’on a d’elle. Son éducation de grammairien peut alors servir de pilier de soutien à cet appétit dont la flamme doit être entretenue : la grammaire enseignée au IVe siècle, laborieuse elle aussi, consistait à lire le texte verset par verset, à le commenter mot par mot, à le décomposer en fragments isolés qu’on examinait chacun séparément avec la plus stricte minutie306. À travailler le texte au corps, si on veut. Avec ce glissement chez Augustin : on travaille le texte au corps en se travaillant d’abord soi (s’élaborant) pour devenir perméable au texte, victime de ses coups (parfois bas, il faut bien le reconnaître) à lui, le texte. Tout se passe comme si ce qui importait de prime abord, ce n’était pas tant le texte lui-même, visé pourtant par l’effort d’exégèse, que les effets (les reflets ?) – en termes d’assouplissement, de perméabilité et surtout de désir – de ce travail sur celui qui l’effectue. « Quel est le fruit qu’il espère recueillir de cet effort ? Ce n’est pas le résultat lui-même qui importe ici : il n’y a aucune trace de gnosticisme, d’ésotérisme chez lui »307. S’il faut creuser le sens, ce n’est pas parce qu’il se cache, c’est parce qu’en creusant, le lecteur se révèle à lui-même. Ce qui est caché d’abord et que met au jour le travail du commentaire, ce n’est pas le sens du texte, c’est la personnalité du lecteur. Ainsi, creuser le sens du texte ne veut-il pas dire pour Augustin trouver, déterrer, exhiber de nouveaux aspects, de nouveaux visages du sens multiforme et total contenu . Il n’attend pas de l’exégèse allégorique la moindre révélation, il n’en espère pas une vision neuve de la vérité308. Non. Le contenu des passages difficiles est considéré comme 306 Cf. Marrou, op.cit., p. 33 sq. et un ouvrage dont Marrou s’inspire nettement : M. Comeau, op.cit., p. 88. 307 Marrou, op.cit., p. 484. 308 C’est d’ailleurs à cette condition qu’Augustin peut accepter sans risque l’idée que l’interprétation est un exercice tout personnel et que les lectures possibles sont en un nombre infiniment grand et toutes également vraies.
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connu d’avance ; on n’y trouvera dès lors jamais que ce que l’on sait déjà : le dogme de la foi commune accompagné d’exhortations à suivre la loi que résument les deux grands préceptes de l’amour de Dieu et du prochain. Marrou souligne cela : « c’est précisément par leur conformité à cette règle de la foi, à la doctrine enseignée par l’Église et fondée sur le sens obvie des passages les plus clairs de l’Écriture, qu’on jugera si telle interprétation proposée est, ou n’est pas, acceptable »309. Le profit de ce « travail » exégétique est donc indépendant des découvertes qu’il permettrait de faire310. Le « travail » de l’esprit exigé par les difficultés et les aspérités du texte a une valeur propre, c’est lui qui intéresse Augustin. Ainsi, les commentateurs soulignent souvent combien Augustin est peu philologue. Il connaît mal le grec, il l’avoue lui-même dans ses Confessions, il connaît de l’hébreu tout au plus quelques mots et ne se réfère de toute façon pratiquement jamais à la version hébraïque de la Bible. D’où sa gêne, d’ailleurs, à lui qui ne connaît que la traduction latine de la Septante, lors de la traduction par Jérôme de la Bible en latin directement ex hebraeo. On sait en effet avec quelle répugnance Augustin accueillit tout d’abord la Vulgate : « il n’était pas philologue, mais homme d’Église avant tout ; comment n’eût-il pas hésité, avant d’admettre l’autorité d’une version nouvelle qui sur tant de points contredisait le vénérable texte des Septante sur lequel, dès les origines, avait vécu toute la tradition chrétienne, toute la piété, la liturgie, le développement doctrinal de l’Église universelle »311. Ce que montrent ces lacunes, ce qu’elles contribuent à consolider, également, c’est l’intérêt d’Augustin pour quelque chose d’autre que l’accès à une vérité nouvelle du dogme qui se révélerait dans la recherche, dans la lecture méditée et dans la critique de la Bible. L’intérêt de cette lecture est, en réalité,
309
Marrou, Ibid., p. 486. Sur ce point essentiel, cf. notamment De doctrina christiana, 2, 6 (8 fin) ; Lettre 49, 3 (34). 310 C’est d’ailleurs à cette condition que l’on peut rendre compte de l’ordre d’exposition choisi par Augustin dans le De doctrina christiana : il détermine d’abord le contenu de l’Écriture : la res biblique fait l’objet du livre I, il confronte ensuite seulement cette res aux signa qui la transmettent aux hommes. À l’étude de la res fait suite celle des signa. C’est en constatant cela que T. Todorov a caractérisé l’exégèse patristique comme une « exégèse finaliste où l’on connaît par avance le point d’arrivée » [cf. Todorov, Symbolisme et interprétation, Paris, Seuil, 1976, p. 91-124]. 311 Marrou, op.cit., p. 433; M. Comeau, op.cit, p. 44-45.
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de constituer un exercitatio animi, un retour à soi, un entretien de soi via le texte. La valeur de lecture n’est pas épistémique : ce qu’elle apporte ne doit pas être conçu en termes de passage de l’ignorance au savoir. Ainsi que nous l’avions annoncé, sa valeur et son utilité doivent plutôt être rapportées à la nature de la faute telle qu’Augustin la conçoit : maladie de la volonté, faute du désir et non ignorance des enjeux. Symptomatiquement, lorsqu’il raconte sa lecture des Catégories d’Aristote, Augustin souligne l’« extrême difficulté de comprendre ces sciences, même pour les gens studieux et bien doués » [IV, XVI, 30] – c’est-à-dire même pour des gens comme lui – et il ajoute « Car tu l’avais ordonné, et cela s’accomplissait en moi : la terre produisait pour moi des épines et des ronces, et c’est par le labeur que je parviendrais à gagner mon pain (iusseras enim, et ita fiebat in me, ut terra spinas et tribulos pareret mihi et cum labore pervenirem ad panem meum) » [IV, XVI, 29]. Augustin joue sur les mots. Son texte pivote, rebondit, alterne : « en moi » / « pour moi » : c’est pour moi qu’il y a labeur, je suis condamné aux travaux forcés depuis qu’une pomme qui poussait toute seule a été croquée par un étourdi qui voulait faire plaisir à sa femme312. C’est en moi qu’il y a labeur : la terre qu’il faut
312 La scène mérite d’être mieux visualisée – elle porte des traces nettes de petites habitudes de pensées ténues mais si fortement ancrées qu’elles traversent encore quotidiennement la vie des couples modernes –. Elle s’ouvre sur un décor paradisiaque de végétation luxuriante, peuplé d’animaux inoffensifs, où un couple unique vit sereinement. Ils sont nus mais la nudité ne suscite aucune honte et n’encourage aucun climat de séduction. Ils sont dans un rapport de proximité complète avec cette nudité qui n’est l’objet d’aucune réflexion, d’aucune attention particulière, d’aucune stratégie, d’aucun calcul. « Leurs yeux étaient ouverts ; mais ils ne l’étaient pas pour cela » [Cité de Dieu, XIV, XVII]. Entre eux, une affection sans affectation. Ils ne craignent rien et surtout ne désirent rien : « Tranquille était leur amour pour Dieu ainsi que leur mutuel amour d’époux fidèlement et loyalement unis ; et il en résultait une grande joie, car ils avaient toujours présent pour en jouir l’objet de leur amour » [XIV, X]. Le paradis, c’est l’absence des bouillonnements fatigants du désir. Les choses ont beau être idylliques, il y a pourtant quelques petits accrocs, çà et là, dans le tissu lisse de leur bonheur tranquille. Un ange déchu guette dans l’ombre d’un coin. Et l’arbre est au milieu, bien visible ; Dieu en a est interdit l’accès pour favoriser l’obéissance. Ces indices, furtifs, annoncent le drame. Le tableau est bien composé. Assez même pour conserver un certain suspensé quant à l’issue, qui reste incertaine. Car tout n’est pas destiné encore à si mal finir. Il n’est pas si difficile de résister à l’envie de manger du fruit puisqu’on ne manque de rien et que, de toute façon, on ne connaît pas l’envie… Tout ne serait donc pas encore joué… si n’existait une troisième déficience, un troisième pépin dans le fruit, plus gros que les autres : la femme.
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labourer et qui est envahie de ronces et d’épines, c’est moi-même. Le geste irréfléchi d’Adam me condamne à n’avoir de moi-même que des reflets perçus dans le miroir . Le rapport que j’entretiens à moimême est d’une opacité dense que seul le miroir peut percer, que seul le travail de l’exégèse peut éclairer : « … nous voyons pré-
La femme, et l’ombre de sa grande et profonde bêtise. La femme si fragile, parce qu’elle ne sait pas, la femme. Elle ne sait rien, et pour cause : elle ne peut pas réfléchir. Son univers mental n’est pas structuré, comme celui d’Adam, par le vrai et le faux, il est structuré par ce qui plaît et ce qui déplaît. Oh la jolie pomme ! Oh le beau serpent ! Et voilà, c’est cuit. La pomme nature s’est transformée en marmelade… Et pourtant alors que la femme croit (que c’est bon la marmelade), l’homme, lui, sait (que la pomme doit rester là dans l’arbre, toute crue, parce que Dieu en a décidé ainsi). La femme croit et l’homme sait. Et c’est le malin que la femme pas très maligne va croire. Car il a compris lui (peut-être le diable a-t-il un sexe après tout, celui de l’intelligence) que c’est dans cette absence féminine de savoir où peut naître la fausse croyance qu’il peut faufiler (comme se faufile le serpent) ses séduisants discours : « il commença par la partie la plus faible du couple humain afin de parvenir au tout par degrés, ne jugeant pas l’homme facilement crédule, ni capable de se laisser induire en erreur, à moins de céder à l’erreur d’autrui » [XIV, XI]. On ne saurait donc trop vous conseiller, Messieurs, de ne pas céder à l’affection que vous éprouvez naturellement pour vos épouses respectives. Voyez où cela nous a conduits. Or, c’est vous, parce que vous êtes capables de juger et de trancher, parce que vous êtes doués de conscience et de réflexion, qui êtes responsables des options choisies. Quant à vous, Mesdames, on ne saurait trop vous conseiller de confier la maîtrise de vos convictions à quelqu’un qui réfléchit, qui sait, et qui ne se laisse pas vite égarer : votre époux. « Car ce n’est pas en vain que l’Apôtre dit : ‘Adam n’a pas été séduit, mais la femme a été séduite’ [I Tim., II, 14 ; II Cor. XI, 3]. Ève, en effet, a accueilli comme vraies les paroles du serpent ; Adam, lui, n’a pas voulu se séparer de sa femme, ni l’abandonner dans la participation au péché. Il n’en est pas moins coupable, puisqu’il a péché avec conscience et réflexion » [ibid.]. L’homme responsable choisit librement, en toute conscience, de suivre sa femme qui est dans l’erreur. Il portera ainsi la responsabilité de la faute puisque seul il en fut conscient. Reste cette incongruité : il soutient sa femme, même lorsqu’elle s’égare et qu’il le sait. Pourquoi ? parce que c’est sa femme, probablement. C’est-à-dire : parce qu’un jour il lui a juré fidélité et qu’on ne sait jamais bien à l’avance où, en quelles contrées lointaines et inexplorées encore, la fidélité et son cortège d’obligations et de témoignages d’allégeance s’arrêtera. C’est curieux, triste presque, de voir dans un des plus grands ouvrages mythiques de l’Occident, une si banale – si dramatiquement banale – situation de couple, où les hommes pensent pour leur femme et les femmes exigent de leur homme qu’il les soutienne en toute circonstance. Où les femmes s’en remettent à leur époux dès qu’il s’agit de penser et d’avoir une opinion, une idée, et où les hommes doivent témoigner de leur inconditionnel soutien en défendant les choix de leur épouse, quelle que soit par ailleurs l’opinion qu’ils ont (eux qui pensent) sur l’intérêt de ces choix.
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sentement par miroir et en énigme, pas encore face à face (…) d’une part, ce que je sais de moi, c’est quand tu fais la lumière sur moi que je le sais, de l’autre, ce que j’ignore de moi, je l’ignore toujours, jusqu’à ce que mes ténèbres deviennent comme un midi devant ta face » [X, V, 7]313. Attachement à la valeur du travail, culture laborieuse ici encore. La solitude de la lecture est celle nécessitée par le travail ardu de l’exégèse : « ...nous lisons à peine, avec peine, nous, ceux d’en bas, ces signes encore trop altiers, trop éclatants. Ainsi s’effarouchent les oiseaux de nuit, les chouettes, les hiboux dont la paupière nictitante, une troisième peau, une pellicule de surcroît, s’abaisse sur les pupilles sans occulter la vue, en protection contre le plein soleil. C’est peu dire que les yeux de tes créatures clignotent, ils sont voilés, accommodés à la nuit du péché, ils déchiffrent par bribes. Nous ânonnons les traces laissées par l’absolu que tu es, nous épelons des lettres. En vérité, explique Augustin, nous lisons parce que nous ne savons pas lire »314. Le terme auquel Augustin recourt constamment pour définir ce labeur est l’expression d’exercitatio, d’exercere : le « travail » de l’interprétation et de la compréhension d’un texte est exercitatio animi. Travail de l’esprit :
313
On connaît, de la pensée de Wittgenstein, deux éléments que l’on a trop souvent séparés : la fascination qu’il avait pour les Confessions d’Augustin et la condamnation du mythe de l’intériorité. Toutes les études consacrées à l’Augustin de Wittgenstein (Kenny, Hallet, Gallagher, Arrington, Bearsley, Sankowski, Burnyeat, Urban Walker, Jeanmart) ont pourtant sillonné les mêmes chemins : ceux de la critique de l’image augustinienne du langage. Toutes, à une exception près : celle de Sandra Laugier qui souligne que si Augustin et ses Confessions intéressaient tant Wittgenstein, c’est aussi et essentiellement pour la raison qu’il y a découvert une vérité étrangère au psychologisme dont il fit souvent la critique : ce fait irréfutable à ses yeux que nous ne disposons pas d’un rapport privilégié à nous-mêmes, qui ferait par exemple que nous nous connaissions mieux que quiconque ne nous connaît. De moi à moi, sans l’intermédiaire de l’autre et partant surtout du langage, le rapport est d’obscurité, confusion complète dans la fusion à soi. Toutes ses analyses de la confession comme mode de discours sur soi mettent cela en valeur (cf. Sandra Laugier, « Wittgenstein, la subjectivité et la ‘voix intérieure’ », Revue de Métaphysique et de Morale, Avril-Juin 2000, p. 179-198). 314 Lyotard, op.cit., p. 62-63. En même sens, cf. M. Lisse, L’expérience de la lecture, op.cit., p. 142 : « … la lecture n’est pas la transparence du message, mais bien son inintelligibilité due à la censure qui indique que le texte est encore à lire. Qu’il s’agisse d’une censure sous forme de lapsus, d’erreur de lecture ou d’écriture, à chaque fois, les blancs, les trous, les manques, les ratages sont autant d’appels à la lecture ».
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l’esprit travaille et c’est lui-même qu’il travaille. De même que l’étude des disciplines libérales affine la raison du philosophe, de même l’effort pour pénétrer le sens caché de l’Écriture éprouve, exerce l’esprit : « Il convenait que l’éloquence de l’Écriture fût mêlée d’obscurité : grâce à elle, ce n’est pas seulement la découverte de la vérité qui est profitable à notre esprit, mais encore l’exercice par lequel il y parvient » [De Doctrina christiana, IV, 6, 9 ; cf. id., III, 8, 12].
Ce qui importe de prime abord dans la lecture, c’est l’exercice spirituel en lequel elle consiste. Un exercice dont les bénéfices, une fois encore, ne sont pas estimés comme chez les « platoniciens » en fonction d’un résultat conçu en termes de vérité, mais qui est à lui-même sa propre valeur et son propre résultat. Allant au-delà des mots d’Augustin, on peut dire que ce qui compte à ses yeux et dont il ferait l’objectif principal de la lecture, ce n’est pas tant la vérité du texte que celle du sujet, la vérité de lui-même qu’il découvre dans l’exercice de lecture parce qu’il a déjà admis l’autorité du texte qu’il lit. Ce n’est pas au texte lu que la lecture convertit le lecteur. Déjà converti au texte, le lecteur se convertit lui-même, et ses émotions, sa libido, ses affects, en lisant et dans le travail exégétique qu’il fait de ce texte dans lequel il a par avance placé toute sa confiance. Comme le souligne si justement I. Bochet, « c’est bien une recréation du sujet qui est en cause, précisément par la réinterprétation de soi que produit l’Écriture »315. Car tout ce travail, cet effet de zoom, qui vise à rendre le texte captivant, hypnotisant, en un mot : convertissant, sont effectués lorsque le choix du texte a déjà été fait, que le lecteur a déjà le sentiment d’avoir trouvé le bon livre (celui qui est retenu « au fond ») et qu’il entend accroître le pouvoir de ce livre sous l’autorité duquel il s’applique si consciencieusement à se mettre et à se remettre entièrement. Dans la mesure où ce n’est pas même la vérité du sujet qui est cherchée mais son abnégation, le contenu du texte n’a pas autant d’importance que son autorité. Ce résultat peut être en droit atteint par toute lecture et que c’est bien une des choses qui effrayent Augustin dans la mesure où la moralité du sujet lui semble corrélée à celle des livres qu’il lit. Ainsi la lecture de la Vie d’Antoine d’Athanase qui retourne Augustin vers lui-même 315
I. Bochet, « Interprétation scripturaire et compréhension de soi... », art.cit, p. 34.
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et lui fait contempler l’étendue de sa misère prépare-t-elle manifestement celle de saint Paul qu’elle précède immédiatement : la Vie d’Antoine parle d’une conversion et conduit Augustin à cette même conversion. Le même mécanisme mimétique joue à la fois pour Alypius, dans un texte qui parle des dangers du cirque et lui renvoie brutalement l’image de ce qu’il est, et pour Augustin, dans la scène de conversion où il ouvre un livre qui était là par hasard et se laisse percuter par la sentence qui correspond si bien à son déchirement complet entre voluntas et voluptas : « Non pas de ripailles, et de soûleries, non pas de coucheries et d’impudicité… ne vous faites pas les pourvoyeurs de la chair dans les convoitises ». Il y a une correspondance très particulière et très percutante qui se fait entre le récit et une image de la vie du lecteur qui prend tout d’un coup un relief particulier et se détache des autres jusqu’à le contraindre à modifier quelque chose de son comportement pour marquer une rupture avec cette image et pouvoir la ranger dans le tiroir des histoires passées. Il est difficile de comprendre pourquoi cette adéquation se fait entre le texte et la vie du lecteur, difficile de comprendre pourquoi le texte de Virgile ne renvoie pas au lecteur l’image de ce qu’il est mais met au contraire dos à dos le texte et le lecteur qui se diffracte et s’oublie dans l’émotion de la lecture : « …on me contraignait à retenir la course égarée de je ne sais quel Énée, en oubliant mes propres égarements, et à pleurer la mort de Didon parce qu’elle se tua par amour, cependant que moi-même, je trouvais la mort loin de toi … », tandis la lecture des Psaumes permet à Augustin dit de « lire au dehors ce qu’il reconnaît au-dedans ». Ce qui distingue essentiellement l’effet de ses deux lectures, ce n’est que le jugement que le lecteur porte sur ces livres et l’autorité qu’il leur confère. Il est clair qu’Augustin vise à réserver à la Bible la capacité de bouleverser le lecteur dans la mesure même où il entend lui conférer la plus grande autorité. On peut dire que cette autorité de la Bible aux yeux d’Augustin tient au critère d’origine puisqu’il apparaît que rien ne satisfait Augustin des autres lectures parce qu’il n’y retrouve pas le nom du Christ ou la doctrine de l’incarnation bus « avec le lait des nourrices et retenus au fond » : le critère serait celui de l’imprégnation première. C’est lui qui d’ailleurs pourrait aussi justifier que les Confessions se terminent sur un commentaire de la Genèse. Son contenu pourrait en être presque indifférent, si ce n’est peutêtre ce message d’humilité que la doctrine de l’incarnation donne avec une
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force particulière en parlant du Dieu fait homme, du Christ ayant accepté de souffrir et de mourir pour sauver les hommes. Mais la question du contenu du livre doit être mise entre parenthèse dans la mesure même où, comme je l’ai souligné, ce qui importe dans la lecture de la Bible, ce n’est pas un accroissement du bagage culturel mais un travail sur soi. On peut alors peut-être revenir à la scène de lecture silencieuse et expliquer encore la fascination d’Augustin. Ce que délivre cette scène du « comment » de la lecture d’Ambroise résonne bien avec le « comment » de celle d’Augustin. L’activité du commentaire pratiquée là par Ambroise est décrite ainsi par B. Clément : « Elle s’efforce de se conformer, bien sûr, au texte commenté ; mais de façon diffuse et non communicable, elle recherche profondément, secrètement mais nécessairement, l’adéquation avec le commentateur dont la personne (…) ne saurait être totalement absente »316. L’adéquation qui est fondamentalement en jeu dans le commentaire n’est pas celle au texte, à la lettre – on sait la critique qu’Augustin fait de la lecture littérale – c’est celle qui peut s’instruire, comme un procès mais aussi comme un acquittement dont elle ouvre la possibilité, entre le livre et le lecteur. Le commentaire est donc un exercice qui a pour fin (provisoire ou intermédiaire) le travail de soi sur soi. La lecture devient une pièce maîtresse, posée par Augustin, dans la grande histoire du Souci de soi. Ainsi, n’est-ce pas un hasard si, décrivant l’apprentissage des lettres et de l’écriture à l’école, et celui concurrentiel en quelque sorte, des fictions poétiques, Augustin pose ainsi la question de leur valeur comparée : « Si je demandais quel oubli causerait le plus grand préjudice à la vie de chacun, l’oubli de la lecture et de l’écriture, ou celui des fictions poétiques, qui ne voit ce que répondrait quiconque n’a pas totalement oublié sa propre personne (qui non est penitus oblitus sui) ? » [I, XIII, 22].
Comment dire mieux que l’oubli de la lecture et de l’écriture constituerait tout de go l’oubli de soi-même ? L’oubli de leur importance capitale est le symptôme d’un mal plus profond : l’oubli de soi317. De cette affirmation, il n’y a qu’un pas à franchir pour dire qu’en la lecture et l’écriture résident précisément les remèdes à l’oubli de soi. Mais l’œuvre de remé-
316 317
B. Clément, op.cit., p. 29. Cf. B. Clément, « souci de soi, oubli de soi », in op.cit., p. 12 – p. 14.
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moration se fait, en réalité, en sens inverse : c’est par la lecture et par l’écriture que l’oubli de soi commencera de se résorber et non par la résorption de l’oubli de soi qu’on se rendra compte de l’immense intérêt de cette capacité infinie, acquise dans l’enfance, de lire et d’écrire n’importe quoi. Restent cependant quelques points obscurs à éclairer : que faut-il lire ? Quelle est l’impulsion initiale à lire ? D’où provient-elle et tire-t-elle son énergie ? Comment s’opère le choix du texte salvateur ? Car, dans son oubli de soi, l’homme ne sait encore distinguer entre les fictions poétiques et les récits véridiques, entre Virgile et Cicéron, entre Faustus et Ambroise, entre Homère et Paul. Un constat s’impose alors : pas même de son itinéraire de lecture, l’homme n’est maître. Ici aussi, donc, celui qui conduit et guide, dans la mesure où le chemin semble avoir été le bon, bonne route plutôt que déroute du lire, c’est Dieu ; c’est lui qui trace l’itinéraire des lectures d’Augustin : « … avant que j’eusse dicté tes Écritures, tu as voulu me faire rencontrer (voluisti incurrere) les livres platoniciens… » [VII, XX, 26]. Lire a pour fin provisoire un travail sur soi et pour fin ultime, par le biais de ce travail sur soi, la soumission du soi à la volonté divine. Lire, en dernière analyse, ce sera pour Augustin se soumettre à la volonté de Dieu, emprunter une voie que Dieu trace : l’itinéraire des lectures. Lire est bien l’activité qui symbolise le règne de l’hétéronomie ; c’est une activité qui concerne essentiellement la volonté et qui la restaure en la subordonnant à la volonté de Dieu. Une volonté (droite) édicte le chemin du lire, c’est celle de Dieu. Et si ce chemin peut devenir une « voie sûre conduisant à la patrie bienheureuse (uiam ducentem ad beatificam patriam) » [ibid.] – laquelle constitue bien effectivement la fin en soi, la fin dernière –, c’est que la lecture qu’il prépare, l’ultime lecture vers laquelle il chemine, c’est celle du texte de Dieu, de la trace qu’il a laissée pour orienter les hommes. Multiples lectures, fascination de la quantité donc, parfois égarante comme de juste, mais la multiplicité maîtrisée par Dieu se resserre sur l’unité d’une seule et ultime lecture. Lire à volonté (celle de Dieu évidemment) permet à terme de retrouver la trace, la bonne, la via regalis qui mène au salut. Lire restaure le support ontologique de la volonté perdu dans le péché d’orgueil d’Adam.
LE RÔLE DE LA VOLONTÉ DANS LA LECTURE L’analyse du lien entre lecture et volonté doit être précisée. Plusieurs éléments viennent d’être esquissés : 1) que l’homme doive lire pour restaurer l’unité de sa volonté implique sans doute que le désir qui précède la lecture ne puisse être le sien. Pour que la lecture soit thérapeutique et opère une réunification des volontés, ce désir doit être divin. La volonté divisée de l’homme n’est pas propre à accueillir la grande unité massive du désir de lire le livre de Dieu. 2) La lecture suppose un choix alors que c’est son œuvre propre de restaurer la possibilité de choisir. Le choix du livre sera donc heureux s’il est le choix de Dieu, malheureux si l’homme s’essaie à choisir seul et se fie à ses volontés propres qui ne sont pas encore réunifiées pour commenter et apprécier la valeur d’un texte. Reste alors la question centrale du rapport entre volonté et lecture, qui a été jusqu’ici contournée. La lecture que l’on pratique sur un choix et une impulsion de Dieu et qui entraîne le lecteur dans une ébullition de sentiments et de « passions », en est-elle pour autant un exercice tout à fait passif, un exercice où la volonté de l’homme est tout entière mise entre parenthèses ? C’est une question très délicate. La philosophie d’Augustin combine des éléments qui exigent que la réponse soit nuancée. Il faut interroger le rapport entre la passivité et l’activité et le savant cocktail qu’ils forment dans la lecture. M. Daraki se fonde sur une phrase du livre XII, 11 des Confessions pour souligner une fois encore la passivité du sujet augustinien dans l’ordre ontologique, dans l’ordre de la connaissance et dans l’ordre de la volonté 318. La définition augustinienne de l’homme confirme
318
« Je voudrais que les hommes fissent réflexion sur trois choses qu’ils peuvent percevoir en eux-mêmes (…) : être, connaître, vouloir. Car je suis, je connais, je veux ».
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celui-ci dans sa triple dimension, ontologique, cognitive et pulsionnelle. Daraki affirme que la passivité est l’unité de cette triple dimension humaine : « Dans les Confessions, le sujet devenu son propre objet d’étude se campe dans l’attitude d’une triple passivité. Passivité ontologique, passivité cognitive, passivité du vouloir. ‘Je suis, je me connais, je veux’ dans la dépendance absolue de ce qui me constitue et qui œuvre à travers moi : Dieu »319. L’homme est parce qu’il a été créé, il connaît parce qu’il est instruit par un maître intérieur, et sa volonté n’est efficace qu’à se soumettre à celle de Dieu. Pour ce dernier point, les éléments fournis par l’analyse de la scène du péché originel et de la scène de conversion sont suffisamment parlants. Cette interprétation invite à penser que la lecture est le terrain privilégié de l’expression de la passivité de la volonté de l’homme. Lire (adéquatement), c’est se laisser guider et inspirer, bouleverser et convertir, par les mots d’un autre qui emportent le sujet au-delà de ses désirs personnels. Reste qu’il faut encore rendre compte du rôle actif de la volonté et de l’âme dans ces processus pulsionnels. La théorie de la passion présentée par Augustin dans le livre XIV de la Cité de Dieu est en effet fondée clairement sur un principe qui fait de la passion (ou la sensation) une activité de l’âme. La passivité (et la passion) font l’objet d’un choix actif et responsable du sujet volontaire, comme le relève Bardy : « l’âme étant supérieure au corps n’en subit jamais au sens propre l’influence : elle le domine, le dirige, le défend selon sa fonction naturelle et providentielle ; elle peut même, au lieu de l’ordonner à Dieu, s’en faire volontairement l’esclave ; mais jamais au sens physique, l’action du corps ne peut atteindre ni impressionner l’âme : c’est à son occasion que l’âme agit sur elle-même pour se former des images sensibles des objets qui impressionnent son corps ou pour produire en soi les mouvements de sa vie affective : plaisir, douleur, désir, colère, etc. »320. Par ailleurs, au-delà du fait que ces modifica319 M. Daraki, « L’émergence du sujet singulier dans les Confessions de saint Augustin », art.cit., p. 114-115. 320 G. Bardy, note compl. 42, BA 35, p. 537. Pour la compréhension du lien entre passion du corps et sensation de l’âme, cf. également R. Jolivet, Dieu soleil des esprits, op.cit., p. 82 sq. : et p. 92-93 sur la corrélation entre la sensation et la passion de l’âme. Cette théorie est un héritage plotinien. Après Aristote et en opposition avec Platon, Plotin distingue en effet deux éléments dans la sensation : la sensation extérieure, hJ ai[sqhsiς hJ e[xw, qui est
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tions émotionnelles de plaisir ou de douleur qu’apporte la lecture sont activement choisies plutôt que passivement subies, il faut interroger encore l’effort fourni pour lire, l’attention et le travail herméneutique exigés par cet exercice de l’esprit (et plus précisément, dans l’esprit, de la volonté) que constitue toute lecture. Peut-on vraiment considérer comme pure passivité une pratique qui comporte également un « effort » de compréhension et d’attention, un « travail » d’interprétation ? ∗ ∗ ∗ Il y a chez Augustin l’idée que l’intelligence est laborieuse, l’idée d’un travail de l’esprit. Mais ce travail de l’esprit n’est pas conçu de la même manière que chez Cassien. Lorsqu’il interprète (de manière allégorique) le texte de la Genèse III, 17-19, Cassien choisit d’attribuer chardons et épines à nos cogitationes ; il s’intéresse aussi aux phénomènes de distraction et aux éclipses fréquentes et répétitives de la conscience et plus spécifiquement au relâchement de la tension par laquelle elle se fait conscience de (quelque chose de précis, sur lequel elle doit tenter de maintenir son attention). Le stoïcisme qui imprègne son œuvre se révèle dans l’importance qu’il attache aux notions d’attention et d’intention321. Or, si l’on trouve bien chez Augustin cette même thématique de l’attention ou de l’intention de la conscience et cette même idée d’un travail qui vise à maximaliser attention et intention (c’est particulièrement clair dans les phénomènes d’ « extase », celle d’Ostie par exemple, qui consiste à tenter de parvenir à une conscience pleine et comme soustraite aux faiblesses naturelles liées à la temporalité de l’esprit humain), reste que, à la différence de Cassien et finalement plus stoïcien que lui sur ce point, Augustin conçoit les phénomènes d’intentionnalité comme des manifestations de la volonté et, en conséquence, il assimile le travail de l’esprit à un travail de la volonté. Cette
impression passive pavqoς et tuvpoς, et la sensation de l’âme, hJ ai[sqhsiς th`ς yuch`ς, c’està-dire l’ajntilh`yiς, l’activité cognitive proprement dite qui trouve en soi son objet, à savoir les tuvpoi déjà imprimés dans l’âme et les saisit [Enn. I, 1, 7-9]. 321 Cicéron notamment parle de l’intentionnalité de l’esprit qui « dispose par nature d’une force qu’il tend (intendit) vers les objets » (Acad. Pr. II, 10, 30).
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faculté qui, chez Cassien, est la faculté paresseuse, celle de la tendance et du laisser-aller, est au contraire chez Augustin la faculté du travail et de l’effort. Ce n’est pas tant, pour Augustin, l’intelligence qui doit travailler pour se nourrir que la volonté pour que son vouloir soit efficace322. Il faut vouloir vouloir : vouloir croire, vouloir se convertir. Et, dans cette volonté divisée en elle-même, divisée parce qu’elle est volonté au carré, se glisse la nécessité du travail et de l’effort. Il faut se forcer à vouloir, pour tenter dans cet effort et ce travail de la volonté de réunir les volontés diverses qui nous déchirent en une seule volonté, une toute grande volonté qui ne se veut plus elle-même (se ductio), mais qui veut Dieu. Cet effort qu’il faut désormais pour vouloir, ce travail laborieux porte un nom : c’est le conatus. 1. Le conatus augustinien Toutes les réflexions d’Augustin sur la volonté et le conatus semblent être nées d’un débat avec la doctrine stoïcienne. De sorte que l’on pourrait dire que s’il est un thème des Confessions à partir duquel on peut pister au mieux la manière dont Augustin se réapproprie les thèses et les philosophèmes stoïciens, c’est précisément à partir de cette thématique de la volonté. Dans la doctrine moniste et panthéiste des stoïciens, la place laissée à l’idée d’individualité et d’auto-détermination de l’homme est liée au concept de tonos, tension unifiante et immanente qui produit la qualité propre de chaque individu. L’âme humaine réalise pleinement son essence (c’est-à-dire sa raison)323 lorsque sa tension est suffisante. Quand la raison a acquis une intensité rigide, elle communique à tout ce qui dépend d’elle, et tout d’abord à l’âme dont elle est le principe dirigeant, le même
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Ce qui fait en réalité la principale divergence entre Cassien et Augustin, c’est le siège de la capacité intentionnelle de l’âme : pour le premier, c’est l’esprit ; pour le second, c’est la volonté. 323« Qu’est-ce qui est propre à l’homme ? La raison. Lorsque celle-ci est droite et achevée, elle rend complet le bonheur de l’homme » [Sénèque, Ep., 76, 10].
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caractère. L’âme acquiert alors une force et une maîtrise analogues à celles qui, répandues dans les muscles, font la vigueur du corps. « La tension, dit Cléanthe, est un trait de feu, et si elle que devient efficace dans l’âme, (...) elle est appelée force et maîtrise » [Pluta., Stoic. Rep., 7]. Cette tension inflexible de la raison est le principe et la condition nécessaire de la vie morale et de la sagesse, c’est grâce à elle que le sage n’erre jamais dans son choix, parce qu’il fait toujours une juste estimation de la valeur des choses ; elle lui donne la force de donner un assentiment ferme et constant à ses représentations324. Sa raison n’est muette devant aucun des actes dont l’idée se présente à lui. Il tranche avec assurance, jamais piégé par le doute, l’indécision et l’absence de fermeté dans le choix. Le sage est celui à qui la tension permanente de son âme permet de choisir le bien dans une évidence sereine et jamais démentie : « Il n’a jamais d’opinion (...), et il ne se trompe jamais sur rien (...), il ne donne jamais son assentiment de façon faible, mais plutôt de façon assurée et ferme » [Stobée, Eclog., II, 230]. La force de son assentiment détermine la constance de sa vie et, partant son bonheur. L’accord avec soi-même et la suite régulière des actes posés procurent en effet un sentiment de plénitude et de sérénité, tandis que la contradiction et l’incohérence sont vécues comme douloureuses et angoissantes : « Ceux qui vivent de façon incohérente sont malheureux, dit encore Stobée – Tw`n macomevnwς zwvntwn kakodaimouvntwn [Stobée, Eclog., II, 134]. Ce bonheur de la cohérence n’est rien d’autre que la vertu propre du sage. Car vivre selon la vertu, c’est vivre en étant toujours en accord avec soi-même [ibid., II, 140]. C’est suivre la raison tendue en nous qui est comme une étincelle du feu divin, en sorte que, pour le Stoïcien, bien vivre, c’est obéir en tout au dieu intérieur : « C’est cela... la vie qui s’écoule selon un cours harmonieux, quand tout est fait en accord avec le démon qui est en chacun (tovnoς par j eJkavstw/ daivmonoς) » [Diogène Laërce, VII, 88]. Ce qui caractérise la nature divine – comme d’ailleurs la nature humaine parvenue au sommet de sa réalisation et ainsi à son assimilation au logos divin – c’est précisément cette tension permanente qui
324 L’assentiment est la manière dont cette tension s’exprime dans la connaissance par le jugement de réalité et dans l’action par le jugement de valeur. Tous les actes cognitifs et tous les gestes physiques procèdent d’une tension immanente à l’âme ; ils mobilisent donc son tonos.
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offre à chacun des actes posés la fermeté et la rectitude, à leur succession l’enchaînement et la constance, et à l’ensemble la proportion et l’harmonie. Comme le souligne F. Ogereau, cette importance centrale du tonos dans la morale stoïcienne en fait une morale intensément active : « Vivre, c’est agir ; bien vivre, c’est faire de constants efforts pour donner à son activité mentale la plus énergique intensité »325. Or, c’est dans son pouvoir propre et non dans un moteur extérieur que l’âme humaine tire la possibilité de réaliser sa nature divine. C’est à partir de cette conception d’une autodétermination de l’âme qui peut modifier par elle-même le degré de sa tension qu’il faut comprendre la notion de volonté dans le stoïcisme. Ce qui motive l’assentiment à une représentation, c’est tout d’abord un appel de la tendance à persévérer dans l’être et dans le choix du bon, de l’utile, du salutaire et du vrai. Cette tendance est une sorte de spontanéité originelle que les stoïciens appellent oikeiôsis, appropriation de son être propre qui se spécifie en quatre vertus : la justice, le courage, la tempérance et la sagesse. Le mot voluntas apparaît chez Cicéron pour nommer cette tendance lorsqu’elle est constante et raisonnée : « Dès que se présente l’image d’une chose, quelle qu’elle soit, qui paraît bonne, la nature même nous pousse à essayer de l’atteindre. Lorsque cette tendance procède avec constance et sagesse, les stoïciens l’appellent boulêsis – quant à nous, nous l’appelons voluntas » [Tusc. IV, 6, 12]. La voluntas stoïcienne, c’est donc la force de l’attirance que l’âme du sage éprouve pour le bien. C’est son amour du beau et du bien qui porte cette âme à choisir le meilleur avec constance et fermeté. C’est le mouvement qui la porte vers la vertu lorsqu’elle a éteint en elle les foyers du désir qui pouvaient la mouvoir vers des biens seulement apparents. La volonté n’est donc que le désir raisonnable du bien et, le bien étant inséparable de la vertu, la volonté est ellemême un bien et, partant, une vertu ou plutôt la vertu elle-même. La volonté pure est donc, comme dirait Fichte, une volonté qui se veut elle-même et qui, par conséquent, est absolument libre, c’est-à-dire dégagée de toute conscience extérieure : « Si tu as toute liberté, si tu es le maître de vouloir ou de ne pas vouloir, tu pèseras le pour et le contre en ton for intérieur ;
325
F. Ogereau, Essai sur le système philosophique stoïcien, op.cit., p. 244.
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si une contrainte t’ôte le choix, tu auras conscience que tu n’acceptes pas, mais que tu te soumets (...) ; veux-tu savoir si je veux ? Donne-moi la possibilité de ne pas vouloir » [Sénèque, Les bienfaits, II, 18, 7]. Par sa tension et sa liberté, la volonté humaine est toute semblable à celle du Dieu par l’ordre duquel tout se gouverne. Elle veut tout ce que veut le logos divin, avec la même intensité et la même constance. La force du sage c’est de vouloir fermement tout ce qui lui arrive. « Ô monde, s’écrie Marc-Aurèle, tout ce qui t’accommode m’accommode moi-même ; tout ce que m’apportent les heures est pour moi un fruit savoureux, ô nature » [IV, 23]. Avant d’en arriver à cette volonté pure, il y a tout un cheminement par lequel l’insensé s’applique à rejoindre la vertu et le bonheur. Cette marche que les Stoïciens appellent le progrès (prokophv) n’est, tant qu’elle n’a pas atteint son terme, ni la vertu ni même un commencement de vertu. Ce n’est pas en faisant des efforts pour atteindre le bonheur que l’on est heureux ; mais seulement en atteignant ce bonheur même qui est le terme ultime d’un long cheminement. Et l’homme a beau n’en être séparé que par un intervalle infiniment faible, n’avoir plus qu’un instant à attendre pour y parvenir, il n’est pas moins dans le malheur aussi bien que le vicieux le plus endurci. Comme le souligne Cicéron, un homme qui tombe dans la mer est aussi bien noyé en restant à deux doigts de la surface qu’en s’enfonçant à une profondeur de cent coudées et le petit chien a beau toucher au moment où ses yeux vont s’ouvrir à la lumière, il n’en est pas moins encore aveugle : « De même que ceux qui sont sous l’eau ne peuvent pas davantage respirer, quand ils sont si peu loin de la surface qu’ils pourraient émerger dans l’instant, que ceux qui sont encore au fond ; de même que le petit chien qui approche du moment où il verra, n’y voit pas mieux que celui qui vient de naître ; de même, celui qui a fait certains progrès vers l’habitude en laquelle consiste la vertu (qui processit aliquantum ad virtutis habitum), n’est pas moins dans le malheur (miseria) que celui qui n’a fait encore aucun progrès (nihil processit) » [Cicéron, Fin., III, 14, 48].
Pourtant, si l’homme qui chemine vers la vertu est aussi malheureux que celui qui s’embourbe dans le vice, il y a quand même entre eux une grande différence : « Celui qui a fait des progrès (...) est séparé (...) par une grande différence de ceux-là [c’est-à-dire des insensés qui n’ont fait aucun progrès] » [Sénèque, Ep., 65, 8]. Car si le progrès n’est pas un bien, c’est au moins une chose conforme à la nature et ayant une grande valeur :
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« Le progrès (prokophvn) fait partie (...) des choses qui ont une valeur » [Stobée, Eclog., II, 146]. Pour savoir quelle est cette marche progressive vers le bonheur et la vertu, il faut d’abord savoir quelle est la nature du vice dans lequel tombe l’insensé. Celui-ci verse dans le mal comme par trois chutes successives : d’abord, son assentiment s’affaiblit et il ne juge plus que par l’opinion ; puis, ses tendances sont faussées et les passions apparaissent ; enfin, la répétition des mouvements passionnés produit des habitudes vicieuses et engendre les maladies de l’âme. Pour remonter des profondeurs du vice au sommet où brille la vertu, il aura donc à gravir successivement trois pentes [Epictète, Diss., III, 2, 1 et Sénèque, Ep., 75, 8]. Son premier soin consistera à détruire ses habitudes vicieuses, la concupiscence qui le maintient ligoté dans l’erreur ou l’excès. Quand il aura obtenu ce premier résultat, il sera débarrassé de ses maladies, mais il peut encore éprouver des passions ; comme le dit Sénèque, si l’avarice a disparu, un mouvement de colère peut encore se produire [Ep., 75, 14]. La deuxième étape aura pour objet la tendance et l’aversion ; il faudra leur rendre leur justesse primitive et faire en sorte que le choix qu’elles portent à faire parmi les objets indifférents soit toujours justifiable et qu’elles ne soient au principe que d’actes convenables. L’homme, à ce stade, n’est plus sujet aux passions. Mais il n’a pas encore cette parfaite assurance qui rend toute rechute impossible. Une troisième série d’efforts concentrés sur l’assentiment pourront lui donner, enfin, cette infaillibilité, cette fermeté inébranlable qui manquait encore à la perfection, et il parviendra à la sagesse. Le sage vit-il donc dans une absolue immobilité, son âme n’étant mue par aucune émotion ? Non. À côté des biens qui sont en repos (ejn scevsei) et qui sont une aide pour le bonheur parce qu’ils nous retiennent immobiles selon la vertu (i[scein kat jajrethvn), il y a des biens en mouvement (ejn kinhvsei), qui sont un secours en nous mouvant selon la vertu (kinei`n kat a j rj ethvn) [Stobée, Eclog., II, 126 ; Diogène Laërce, VII, 103104]. Les appétits et les répulsions ne sont pas nécessairement déraisonnables, ils le sont seulement lorsque c’est l’opinion qui les guide, et les objets futurs dont ils éloignent l’âme peuvent être de vrais maux, et ceux vers lesquels ils la dirigent n’être pas de faux biens. Aux passions s’opposent ainsi les bonnes émotions : au désir (ejpiqumiva) correspond la volonté (bouvlhsiς), appétit raisonnable qui tend à la possession d’un objet que la science fait connaître comme un bien : « Ils disent que la volonté est
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un appétit raisonnable, contraire à l’appétit de concupiscence » - Tw`/ de; ejpiqumiva/ ejnantivan fasi;n eijς th;n bouvlhsin osau\n eu[logon o[rexin [Diog. VII, 116]326. Augustin connaît fort bien cette opposition, grâce à un passage des Tusculanes qui a eu un impact considérable sur sa pensée et précisément sur la conception de la volonté. L’intérêt de ce passage, que nous avons cité partiellement plus haut, est de forger un vocabulaire latin pour transposer des concepts stoïciens327 : « ... les Grecs, disait Cicéron, appellent cette tendance boulèsis, et nous l’appelons voluntas ». Et il poursuit : « Les stoïciens estiment que la volonté se trouve chez le sage seul, et ils la définissent ainsi : ‘la volonté est un désir conforme à la raison’. Quant à l’impulsion qui, contraire à la raison, résulte d’une excitation trop violente, c’est la libido ou convoitise sans frein (cupiditas effrenata) et on la retrouve chez tous les insensés » [Tusc. IV, 6, 12].
Or, ce vocabulaire cicéronien qui traduit le stoïcisme grec est précisément celui avec lequel travaille Augustin. Écrivant avec les mots du stoïcisme, il a constamment en toile de fond les thèses stoïciennes. Toute sa théorie de la volonté est construite sur cette opposition entre la voluntas pleine de tonus de l’homme heureux et la libido des insensés.
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Comme au désir s’oppose donc la volonté, à la crainte s’oppose la précaution (eujlavbeiai), répulsion raisonnable qui tend à éviter un mal : « [Ils disent que] la précaution est une répulsion raisonnable, contraire à la peur. En effet le sage n’aura aucune crainte, mais il sera précautionneux » [Diog. VII, 116]. 327 M. Polhenz note que l’émergence de la notion latine de voluntas, sans correspondant grec, est en réalité l’œuvre de Sénèque, qui voulait rendre la notion de diavnoia. [« Philosophie und Erlebnis in Senecas Dialogen », Kleine Schriften, vol. 1, Hildesheim, 1965, p. 446]. À la suite de Polhenz, A. Dihle voit dans la culture romaine ce qui a poussé Sénèque dans la direction d’un « volontarisme » étranger à l’intellectualisme dominant dans la tradition philosophique grecque [The Theory of Will, op.cit., p. 134-135]. Et dans la ligne de cette opposition, Voelke souligne que Sénèque « affirme que la conscience ne pénètre jamais jusqu’aux racines du vouloir », de sorte qu’il y a chez lui une « irréductibilité du vouloir au savoir » [L’idée de volonté, op.cit., p. 175-176]. Dans la mesure où le volontarisme de Sénèque est reconduit à l’importance de l’auto suffisance intime, B. Inwood refuse quant à lui de considérer qu’un pas décisif ait été franchi entre Aristote ou Chrysippe et Sénèque [« The Will in Seneca the Younger », Classical Philology, vol. 95, 2000, p. 49-50].
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Comme dans le stoïcisme, toute la question de la volonté tourne chez Augustin autour des notions de pouvoir et le force, de tension ou d’énergie. Ainsi, le conatus augustinien est-il la tension du vouloir nécessaire pour recollecter les désirs opposés et se contraindre à choisir (à avoir une seule volonté) pour pouvoir agir. C’est le labeur nécessaire pour dénouer les liens que la libido a noués et que la consuetudo a enracinés profondément dans le sujet328. C’est la tension de l’esprit que Sénèque jugeait nécessaire pour passer d’un état de désir que nous avons en partage avec les animaux et qu’il liait à la consuetudo [La colère, II, 26, 5] à une volonté qui est consciente d’elle-même mais qu’il liait au iudicium - alors que le pas supplémentaire fait par Augustin dans l’approche traditionnelle de la notion de volonté consistera à ne plus la considérer comme un jugement mais comme une pulsion, une force de l’âme. Le conatus augustinien, c’est l’énergie mentale nécessaire au travail de défrichage qui consiste à arracher les mauvaises habitudes solidement enracinées – une énergie dont nous verrons qu’elle ne s’alimente pas comme dans le stoïcisme d’une conception claire et juste, mais de l’amour de Dieu. Comme pour les stoïciens, ce travail prend du temps, il est « laborieux ». L’homme ne peut pas se détacher d’un coup des habitudes dans lesquelles il s’est laissé glisser doucement, il doit s’imposer en permanence un frein, s’efforcer de se détacher de tous les pièges où il s’est englué. Comme le suggère l’image traditionnelle du bourbier empruntée plutôt au néo-platonisme pour parler du conatus, sortir de la consuetudo exige un
328 P. Cambronne analyse les liens entre consuetudo, libido et concupiscentia en ces termes : « La consuetudo nous apparaît donc comme l’enracinement, dans les couches d’un passé individuel, de la libido (…) ; la consuetudo est l’accumulation des manifestations de la libido et de la concupiscentia par une répétition qui ne leur en donne que plus de force », Les structures de l’imaginaire…, op.cit., p. 246. Le thème de l’enracinement et celui de la force par accumulation font bien signe vers la nécessité d’un travail, d’un labeur ou labour de défrichage qui vise à éradiquer ces mauvaises habitudes enracinées dans l’âme. 329 L’image du bourbier est traditionnelle ; elle se trouve chez Platon [Phédon 69c ; Rép. 533] et est reprise par Plotin, avec cette orientation dualiste que combat Augustin. Cf. Enn. I, 6, 6 et I, 6, 5, 38 : « c’est comme si un homme plongé dans la boue d’un bourbier (bovrboron) ne montrait plus la beauté qu’il possédait ». On est très proche de la métaphore du sculpteur et de la haine qu’elle manifeste pour l’élément surajouté, enduit ou boue, dont il faut veiller à se débarrasser par l’ascèse. Sur ce thème, cf. M. Aubineau, « Le thème du bourbier dans la littérature grecque profane et chrétienne », in Recherche religieuse,
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effort soutenu pour décoller progressivement le pied d’où il s’est embourbé329. On ne pas peut sortir de l’erreur d’un bond, il faut s’en décoller progressivement, en prenant toujours garde de ne pas s’y embourber plus encore à chacun des gestes faits pour se sortir du pétrin. Et souvent la consuetudo par sa pesanteur fait échouer le conatus. C’est la retombée après les extases de Milan, c’est l’échec marqué par ce préverbe re- si bien analysé par Courcelle : re-verberasti, red-ditus soliti, re-percussa infirmitate, dans le livre VII, re-merguntur en VIII, V, 12. Que ce soit décollement progressif plutôt que saut brutal s’explique par la nature même du conatus : le conatus, c’est le vouloir vouloir qui dénonce clairement la division des volitions330. Qui dit le dédoublement. Qui signale la volonté comme toujours en retard sur elle-même, écho, fantôme, ombre, atténuation ou affaiblissement. Le conatus dit ainsi davantage l’absence de force de l’effort que sa puissance et son efficacité. C’est un effort sans force. Une énergie déployée sans beaucoup d’efficacité parce qu’elle est le signe d’une volonté détachée de son ancrage divin : « conor, the verb of grace-less spirituality is a sign that on this particular path lies failure unless something else intervenes. (…) this is the last attempt by Augustine to reach his goal by his own efforts »331. L’exemple du dormeur qui essaie sans succès de forcer le réveil dit cette énergie molle, cet
n° 47 (1959), p. 185-214. Et sur le thème de la glutine amore ou du viscum libidinis, cf. également P. Courcelle, « La colle et le clou de l’âme dans la tradition néo platonicienne et chrétienne », art.cit., p. 82; Pfligersdorffer, « Eine weniger beachtete Partie… », p. 335, et P. Cambronne, Recherches sur les structures…, op.cit., p. 236. 330 L’article de Brad Inwood sur la volonté chez Sénèque cherche à montrer comment en se détachant du lexique latin et de la notion de voluntas qui signifie chez Sénèque rarement autre chose qu’un désir ou un souhait, on peut cependant trouver des éléments de réflexion qui ont eu un large impact sur l’élaboration augustinienne de la notion traditionnelle de volonté comme acte mental cause d’actions pour cela appelées « volontaires ». Les principales concernent précisément les actes d’autodétermination où l’esprit se commande à luimême de vouloir, « our wanting to want ». « When Seneca emphasizes our relationship to our own selves, when he focuses on how we treat our own character and temperament as things on which we can reflect and act, on which we can have a causal impact, then despite the fact that he is still working within the confines of summary will, he may nevertheless be contributing to the development of a traditional sens of will » [art.cit., p. 51]. 331 O’Donnel, op.cit., t. III, p. 52.
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effort las, fatigué encore, comme si le sommeil ne l’avait pas restauré (n’avait pas eu le temps de le restaurer) : « … les réflexions, les méditations que je faisais sur toi, ressemblaient aux efforts (conatibus) de ceux qui veulent s’éveiller et qui pourtant ne peuvent faire surface et sombrent à nouveau dans les profondeurs du sommeil » [VIII, V, 12]332.
Le conatus, c’est l’inertie d’un mouvement sans force, c’est un reste de sommeil qui séjourne dans la volonté et rend tous ses mouvements pesants, difficiles et maladroits. Un mot pour dire cela précisément : la « langueur » (languor), le « languide » (languidus),termes qu’Augustin utilise avec une grande fréquence dans les Confessions. Languor recouvre l’idée d’un frein permanent. Quelque chose résiste. Pas tant à l’effort lui-même que dans l’effort : l’effort est languide333. Étant donné sa spécificité originelle, le
332 Cf. également « Quand tu montrais partout la vérité de tes paroles, je n’avais absolument rien à répondre, vaincu tout entier par la vérité ; rien, sinon des paroles nonchalantes et somnolentes (verba lenta et somnolenta) : ‘Tout de suite ! voilà ! tout de suite ! Accorde un petit instant !’ Mais ces ‘Tout de suite ! tout de suite’ jamais n’avaient de suite, et le ‘petit instant accordé’ traînait en longueur’ » [VIII, V, 12]. Et III, XI, 20, où Augustin emploie l’expression surgere conarer et compare l’effort de se lever au fait de sortir d’une mare de boue gluante. Seule la grâce de Dieu viendra alors rendre l’effort efficace et curer cette somnolence : « Est-ce que ta main n’a pas la puissance, ô Dieu tout-puissant, de guérir toutes les langueurs de mon âme, et par surcroît de ta grâce, d’éteindre jusqu’aux mouvements lascifs de mon sommeil ? » [X, XXX, 42]. Une histoire des conceptions et des valeurs données au sommeil (et aux songes) pourrait être intéressante. On relève en effet chez Philon et chez Plotin l’idée inverse d’une ascèse qui doit viser au sommeil, celui des sens s’entend, pour ne pas s’égarer [cf. A. Beckaert, art.cit., p. 706]. 333 On serait tenté de voir dans ce côté languide de l’effort augustinien une nouvelle trace de la différence de ses exercices spirituels par rapport à ceux de Plotin. La volonté plotinienne de quitter le niveau de la réflexivité part précisément du constat que l’activité de l’âme est freinée, ralentie, son énergie déforcée, son enthousiasme divisé lorsqu’elle se retourne vers elle pour se regarder agir : « La conscience paraît affaiblir les actes qu’elle accompagne ; tout seuls, ces actes sont plus purs, ils ont plus d’intensité et plus de vie. Oui, dans l’état d’inconscience, les êtres parvenus à la sagesse ont une vie plus intense » [I, 4, 10, 28-32]. Et Plotin de prendre l’exemple du lecteur, inconscient de l’acte qu’il pose : « ainsi celui qui lit n’a pas nécessairement conscience qu’il lit, surtout s’il lit avec attention ». Tout à l’opposé de ceci, Augustin concevrait l’activité de lire comme le révélateur de soi et le lieu par excellence de l’acte réflexif par lequel la conscience se prend elle-même pour objet et devient conscience de soi. La lecture est ainsi le lieu de l’effort languide et sans force du conatus, un effort utile à se faire patient, un travail nécessaire pour devenir passif.
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conatus est impuissant, mou, languide ou même : langoureux. Car la résistance que l’on rencontre lorsque l’on entend se convertir à la loi de Dieu a évidemment quelque chose à voir avec la maîtrise perdue de la libido. La paresse à se mettre en route, la fatigue dans la conversion – autant de lenteurs induites par de petits plaisirs au quotidien, par cette grande « énergie de la stagnation » qu’est la consuetudo334. Dans le péché, l’homme n’a pas seulement perdu la maîtrise de ses parties sexuelles. La faille au cœur de la capacité intentionnelle de l’âme résulte, elle aussi, du péché originel. Elle implique que l’homme n’a plus d’intention ferme et résolue mais qu’il est divisé entre des désirs différents et incompatibles, qu’il n’a plus la capacité de maintenir son attention de manière soutenue sur ce qu’il se donne pour objet de savoir, mais qu’il est au contraire distrait relativement à ses objets de connaissance – et relativement à lui-même dans la conscience de soi. Comme le notait déjà Sénèque, c’est la temporalité de la volonté qui en compromet la force : « les hommes ne savent ce qu’ils veulent que dans le moment où ils le veulent. Vouloir ou ne pas vouloir n’est chose arrêtée de façon absolue pour personne » [Ep., 20, 6]. La conversion (des volontés divisées en une seule) et les expériences d’extase (de l’intelligence dans une saisie intuitive de son objet) signalent en ce sens la fin du conatus, la fin de l’effort laborieux et inefficace pour avancer, pour se réveiller, pour comprendre, pour parvenir à l’éternité335. Ce qui fait lien entre ces deux expériences, c’est qu’elles représentent l’avènement de l’amour que le De Trinitate présente comme une énergie puissante, une volonté efficace et pleine de force : « … la volonté, ou encore l’amour ou dilection qui n’est qu’une volonté dans toute sa force (nisi voluntatem nostram, vel amorem seu dilectionem qua valentior est voluntas) » [De Trin. XV, XXI, 41]336. La conversion ne détermine pas tant le moment
334
Lyotard, op.cit., p. 42. Pour ce dernier point, cf. XI, XI, 13 : « conantur aeterna saepere, sed adhuc in praeteritis et futuris rerum motibus cor eorum volitat et adhuc vanum est ». 336 Cf. également « Si la volonté est … impétueuse …, elle mérite le nom d’amour, de convoitise ou de libido…(Et si tam violentia est, ut possit vocari amor, aut cupiditas, aut libido) » [De Trin., XI, II, 5]. 335
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où l’âme s’unit à Dieu dans l’amour que le moment où elle devient « capable de Dieu » et peut s’élargir progressivement par le désir et l’amour qu’elle a de lui337. Cette capacité, c’est proprement le signe d’une modification de la structure (mais pas de la nature) de la volonté de l’homme qui n’est plus divisée et impuissante, mais forte de l’amour et du désir qu’elle a pour Dieu338. La différence d’intensité que dit le comparatif valentior est une différence entre la volonté divisée et la volonté pleine, entre la libido et la dilectio qui prend Dieu pour objet d’amour. Valentior vaut pour l’énergie ferme et constante de l’âme humaine unie et totale, conatus, pour la capacité intentionnelle de l’âme qui est sans force d’être divisée. Ainsi n’est-ce pas un hasard si le mot conatus apparaît avec une insistance particulière dans le livre VII qui décrit le conflit des volitions dans une crise finale qui précède la scène de conversion dans la paix d’un jardin milanais : « Que n’ai-je pas dit contre moi-même ? De quelles verges mes pensées n’ontelles pas fustigé mon âme pour l’obliger (conantem) à me suivre, moi qui tentais de marcher derrière toi339 ? Et elle se cabrait, elle se récusait sans parvenir à s’excuser » [VIII, VII, 18]. « … je disais en moi-même intérieurement : ‘C’est le moment. Tout de suite ! oui, tout de suite’. Et sur ce mot, j’allais déjà me décider à le faire. Déjà presque je le faisais ; et non, je ne le faisais pas. Je ne retombais pas pourtant au même point ; mais je m’arrêtais tout près, et je reprenais haleine. Je recommençais mon effort (et item conabar) ; un peu plus et j’y étais ! un peu plus et, déjà, déjà, je touchais et je tenais ! Et non je n’y étais pas, ne touchais pas, ne tenais pas, hésitant à mourir à la mort et à vivre à la vie » [VIII, IX, 25].
Dans son conatus, la volonté du sujet cherche à s’empêcher elle-même, à s’autocensurer et, pour cela, elle s’astreint à parler contre elle-même. C’est la force qui s’humilie elle-même, se condamnant par là immanquablement
337
B. Stock commente les effets de l’Hortensius sur Augustin, en soulignant l’importance du thème de l’amour et de son lien avec celui de la lecture : « As we read a brief account, we are transported from writings, illae litterae, to the love of wisdom, amor sapientiae, without any intervening steps. Reading is not a cause of conversion, it is a new symbol of conversion » [op.cit., p. 39]. 338 I. Bochet, Saint Augustin et le désir de Dieu, op.cit., p. 104 : « Amour et volonté ne diffèrent pas en nature, mais seulement en intensité : l’amour est une volonté intense, ardente » 339 Sur l’image, cf. Pizzolato, commento VIII, in Sant’Agostino Confessioni, t. III, p. 268.
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à l’échec et à l’inefficacité : « … pour tirer hors de ce gouffre le regard de mon esprit, je faisais des efforts, mais j’y plongeais encore ; je multipliais les efforts, et j’y plongeais encore et encore (itaque aciem mentis de profundo educere conatus mergebar iterum et saepe conatus mergebar iterum atque iterum) » [VII, III, 5]. Et cette humiliation est une préparation à la conversion vécue comme la capacité d’abdiquer toute volonté propre. Un pas de côté est fait par rapport au stoïcisme. Il ne s’agit plus de hausser sa tension spirituelle à hauteur de la grande énergie du logos divin, pour vouloir pleinement et entièrement ce qu’il est parfaitement raisonnable de vouloir et qui est dans l’ordre des choses, mais plutôt de vivre ce scandale discret et continu de l’humiliation de l’effort inefficace pour préparer le vrai grand Scandale de la pénétration en soi de Dieu, qui envahit tout l’espace, toute la volonté et colonise tout l’amour de réserve : « Quel scandale, l’autre chair, l’autre voix parasitant les siennes, quelle aversion, la conversion ! Son sang et sa parole instruits à la domination et à la sensualité ne se plient pas sans protester à un régime dont le rex n’est pas lui ni la règle n’est à sa main. Le cours de la vie réelle, la biographie, résiste durablement à l’événement improbable de ta venue. Au bout du livre d’heures au long duquel s’essouffle, page après page, la volonté de s’en remettre aux mains de l’Autre, et que sa volonté soit faite, les derniers mots des Confessions ont beau répéter, marteler la promesse, ils n’en exhalent pas moins l’amertume de l’inaccompli »340. L’inaccompli peut-être, mais pour un temps seulement : à force de se confronter elle-même à sa propre impuissance, iterum et iterum, l’âme se résout enfin à ne plus vouloir, à se mettre à disponibilité de l’événement venu d’ailleurs, de la promesse (mais sans garantie) du repos et de la vérité sans écart et sans signe. Elle se résout à obéir pleinement au Dieu pour retrouver la vertu, la continence et la force, comme dans le stoïcisme certes, mais à un Dieu qui n’est pas immanent à l’âme et à la volonté du sage, mais qui leur est au contraire absolument transcendant. Et cette différence terminale qui fait l’écart majeur dans un vocabulaire commun est perceptible dans la dimension pragmatique et étho-poïétique des exercices de volonté. Le sage stoïcien est pensé sur le modèle de l’action dans la mesure où son logos et sa volonté ont à se traduire exté340
Lyotard, op.cit., p. 31.
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rieurement par des actes de gouvernance et dans la mesure où sa vertu n’existe que dans la manifestation constante de la force de ses choix et de ses assentiments. On peut dire en revanche que le conatus augustinien, c’est l’effort fourni pour se faire patient, c’est le travail nécessaire pour devenir passif. Car la passivité chez Augustin n’est pas un état d’origine (l’origine, c’est l’acte fautif ), c’est un état vers lequel on « s’efforce » (le salut réside dans l’abandon de soi-même)341. On se trouve ici devant une inversion conceptuelle concernant la notion de « tension » de l’esprit : chez les stoïciens, le tonos est une tension et un effort tout positif de l’esprit pour accumuler des savoirs, des compétences, des souvenirs. Chez les chrétiens, autant d’ailleurs chez Cassien que chez Augustin cette fois, le tonos de l’esprit, l’effort essentiel auquel il doit consentir, c’est, à son sommet, dans sa plus grande attention, à ce que les choses se jouent ailleurs qu’en lui. L’effort le plus intense et le plus douloureux de l’esprit est celui de l’accueil d’une vérité qui vient d’ailleurs. On peut dire en ce sens que le conatus est comme l’ondulation irrépressible de la volonté, son mouvement respiratoire autonome et mécanique. Respiration qu’il faudrait parvenir à juguler. Ce mouvement doit effectivement être résorbé dans l’attente et la disponibilité à l’Autre pour arriver au moment de conversion. Le conatus est cette force incontinente (comme celle de la libido) qui doit s’empêcher elle-même d’être pour retrouver la réelle continence. Celle que Dieu 341 On peut signaler une différence dans la conceptualité grecque (platonicienne notamment, mais aussi stoïcienne) et chrétienne (augustinienne) de la nature de la faute. La faute est, pour Platon, une ignorance. En ce sens et comme pour les stoïciens, elle est toujours subie et non choisie : c’est un dommage que l’âme qui ne cherche pas assez subit passivement, dommage qui provient essentiellement des passions conçues comme des obstacles épistémiques. Le remède à cette erreur est évident : il faut purifier l’âme des effluves de la passion pour qu’elle retrouve sa pleine capacité à connaître et à aimer droitement et raisonnablement. Le remède au dommage subi consiste en un acte de connaissance ou un choix. La conceptualité augustinienne de la faute est radicalement opposée : la faute originelle est un acte d’indépendance par rapport à Dieu et le fait d’une volonté libre qui se donne à elle-même la possibilité de s’exprimer, de choisir et d’agir. La faute, c’est l’acte libre de la volonté par excellence. La purification utile à sortir de l’erreur consistera dès lors à s’empêcher de vouloir par soi-même et d’agir : c’est un exercice (de lecture) visant à la passivité de la volonté humaine. 342 Cette idée provient de Sagesse VIII, 12 qu’Augustin cite et commente fréquemment. Cf. X, XXIV, 40 ; X, XXXI, 44. Le De continentia débute par la citation du même texte de la Sagesse qui paraît être le préliminaire obligé à toute réflexion sur la continence : « Il est écrit au livre de la Sagesse que nul, si Dieu ne lui donne de l’être, ne peut être continent » [I, 1].
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donne342. C’est aussi la vie mortelle qui doit s’humilier elle-même volontairement et librement pour que la vraie vie soit accessible. Le mouvement doit s’immobiliser pour trouver son autre, la paix, le repos. Le but du conatus, c’est la réunification des volontés, la fin du travail, la fin de l’effort, le repos : « Et je poussais un cri, en lisant le verset suivant, un cri du fond du cœur : Oh ! dans la paix. Oh ! dans l’être même. Oh ! qu’a-t-il écrit ? Je m’endormirai et je prendrai mon sommeil ? » [IX, IV, 11]343. L’effort languide pour lever les paupières se double d’une aspiration au sommeil et à la paix en lesquels se résorbe enfin la fatigue. Sommeil qui figure la fin de l’effort un peu guerrier pour déraciner sa volonté propre et enlever le mal à sa racine, dans la condition de sa possibilité : le libre-arbitre de l’homme. L’ultime effort - chant du cygne de la volonté qui consiste à s’auto-mutiler et s’annihiler elle-même. Puisque le repos consiste à ne plus faire travailler sa volonté mais à se laisser travailler par celle de Dieu, le travail du conatus consiste donc bien à s’empêcher lui-même. Le conatus est un travail de la volonté qui a pour finalité que celle-ci n’ait plus à travailler mais puisse au contraire se reposer dans la volonté de Dieu. Cette dialectique du travail et du repos, du conflit et de la paix, propre au conatus, traverse les Confessions de la première page qui s’ouvre sur cette phrase : « Notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il se repose en toi (inquietum est cor nostrum donec requiescat in te) » à la dernière, qui se clôture par une méditation sur le repos du Septième Jour344. Le fait que le repos et ce qui s’y assimile dans le chef d’Augustin : la vie heureuse, ne soit plus qu’un désir, quelque chose vers quoi on s’efforce (et non un état) signale la déchéance. Le désir (de la vie heureuse ou de Dieu) comme la mémoire (de Dieu ou le vestige d’unité) dénoncent la 343 « En toi est le repos où s’oublient tous les labeurs » [IX, IV, 11]. Cf. également X, XXVIII, 39. 344 Siniscalco renvoie également le Tu solus requies du livre VI [XVI, 26] à la première phrase
des Confessions : inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te » (« commento VI », in Sant’Agostino Confessioni, op.cit., t. II, p. 273). 345 Reste que l’effort en lui-même est une réaction saine au conflit des volitions. C’est une réaction suscitée par ce désir universel, ce bon désir qui traîne au fond de chaque âme comme le souvenir d’une expérience « divine » : le désir d’être heureux, qui permet à Augustin de penser, dans un glissement subtil, presque involontaire, que Dieu-c’est-à-dire-la-vie-heureuse est l’objet du désir de tous. Ce glissement entre Dieu et la vie heureuse est très manifeste (mais inexpliqué : juste constaté) au livre X. Pour exemple, cf. X, XX, 29 : « En vérité, quand je te cherche, mon Dieu, c’est la vie heureuse que je cherche ». Augustin ne précise pas même ce qu’il entend par être heureux.
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condition pécheresse et l’infortune de l’homme actuel ; l’état idéal et édénique pour l’âme est l’absence de tout désir et de toute mémoire345. Le désir et la mémoire sont sans doute les véhicules pour rejoindre Dieu, mais ils signalent aussi par leur existence même l’écart de l’homme par rapport à Dieu, et la nécessité d’un trajet à effectuer, qui porte l’homme dans le temps, vers le passé du souvenir et le futur de l’aspiration. 2. Conatus et lecture Il y a un rapport du conatus à la lecture : c’est dans la lecture que le conatus s’exerce à vouloir s’empêcher de vouloir, à se contraindre activement à la passivité, à choisir librement la contrainte. Ainsi, la lecture convertissante couronne-t-elle un long itinéraire de lectures qui l’ont rendue possible et où le conatus s’est préparé à l’événement de la conversion. Comme le note B. Stock, « longtemps avant d’être converti dans une expérience de lecture inhabituelle, Augustin apparaissait comme déjà converti à la lecture elle-même »346. Lire à volonté, citer massivement, ces pratiques ont bien pour intérêt de donner au texte une autorité de plus en plus grande et de l’amener ainsi, à coup de citations et de pages tournées, à prendre progressivement la place de la volonté propre du lecteur assidu. De sorte que cet exercitatio animi a la caractéristique ambiguë du conatus d’être à la fois exercitatio voluntatis – effort qui exige l’attention / la tension de la volonté – mais aussi exercice pour abdiquer toute volonté et se mettre sous l’autorité de la volonté divine. Enfin, pas toujours ! C’est ce qu’elle devrait faire. Mais en réalité, la lecture est le lieu d’un double usage du conatus. Tout se passe comme si Augustin tentait de mettre l’homme en garde contre un mauvais usage de la volonté, y insistant d’autant plus fortement que le bon usage de la volonté dans la lecture est le seul remède à l’infirmitas qui grève la volonté de son pouvoir depuis la faute originelle. Dans la pers-
346
B. Stock, op.cit., p. 53. Je ne suis pas d’accord par contre avec la vue, à mon sens appauvrissante, du même auteur sur le lien entre lecture et volonté : la lecture servirait à ses yeux juste de moyen privilégié pour connaître et intérioriser la volonté de Dieu. Cette idée évacue la dimension purificatoire de la lecture comme exercice de la volonté sur elle-même, qui conditionne l’accès à la possibilité d’intérioriser la volonté de Dieu.
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pective sotériologique qui est la sienne, l’importance de la discrimination entre les bonnes et les mauvaises lectures est donc capitale. Corrélé à un mauvais usage de la volonté, le conatus prend le sens de « forcer la signification », « tirer (trahere) un texte » vers soi, en en proposant une signification qui ne semble pas s’imposer à l’esprit et qui est alors toujours une « interprétation fausse » (falsitate interpretationis). On est bien proche de la signification première de seductio… Il faut interpréter en ce sens le fait que la force de la foi de Monique et l’évidence de sa conviction en matière de controverses exégétiques semblent en imposer beaucoup aux finasseries herméneutiques et grammaticales d’Augustin et même s’y opposer347. À lui le libre-arbitre qui gouverne la critique, à elle la foi qui permet la certitude et la vérité. Aussi n’est-ce pas un hasard si Augustin emploie le terme conatus lorsqu’il parle des essais interprétatifs de la Bible par les manichéens348 – dont on a pu dire qu’ils inauguraient une exégèse critique dont seuls les modernes, après plus de mille ans, ont pu tirer les fruits349. À cette exégèse critique de la Bible, on peut poser le degré de la pietas, second degré de l’itinéraire spirituel conduisant à la jouissance de Dieu, dont J.-P. Schobinger dit qu’il constitue « le rejet de l’esprit critique, c’est-à-dire le renoncement à toute réaction de refus par rapport au texte »350. Employé en ce sens, le terme conatus montre encore combien est vain et égarant l’effort de ceux qui veulent tirer à eux le texte de Dieu plutôt que de se laisser tirer vers lui et vers sa vérité – énergie qu’Augustin, lui-même manichéen pendant plus de neuf ans, a déployée pour comprendre Dieu et la Bible :
347 « ... le fait qu’une fausse interprétation si plausible ne l’ait pas troublée, et que ma mère ait vu si vite ce qu’il fallait voir – et ce que moi du moins, avant sa réplique, je n’avais pas vu – tout cela, dès ce moment, m’impressionna plus que le songe lui-même… » [III, XI, 20]. 348 Les manichéens « s’efforcent (conantur) de détruire la doctrine du salut », dit Augustin, ils prétendent que « c’est du ciel que vient le péché » [IV, III, 4]. Cf. également V, V, 8, où conatus est employé pour dire que les manichéens ont tenté de faire croire des choses erronées. 349 Cf. M. Tardieu, « Principe de l’exégèse manichéenne du Nouveau Testament », in Les règles de l’interprétation, Paris, Cerf, 1987, p. 123-146. 350 J. -P. Schobinger, « La portée historique des théories de la lecture », Revue de théologie et de philosophie, 112 (1980), p. 50.
230 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN « … pensant que les dix prédicaments renfermaient absolument tout ce qui existe, je m’efforce (conarer) de te comprendre toi aussi, comme si tu étais le sujet de ta grandeur et de ta beauté (…). C’était … une fausseté que je pensais de toi, et non la vérité, un artifice inventé par ma misère et non le solide édifice de ta béatitude » [IV, XVI, 29].
Dans cet extrait, l’expression du sujet est forte : c’est Augustin qui pense, qui s’efforce de comprendre et qui crée ainsi de toutes pièces un discours sur Dieu à partir de sa conviction initiale. Ce discours énoncé en première personne, qui est le fait du moi pensant autonome, est alors ramené à un artifice351. Toute invention et toute compréhension humaine sont artificielles. Et tout artifice est condamné au nom des choses naturelles et vraies, au nom des choses créées par Dieu. La lecture en tant qu’exercice d’autonomie de l’esprit critique s’embourbe donc dans l’erreur de l’artifice humain, elle se condamne à ne rien comprendre en vérité parce qu’elle comprend le texte de Dieu depuis les catégories du sujet et des choses créées (l’espace et le temps par excellence et ici en l’occurrence, les catégories de substance et d’accident)352. Du point de vue des pratiques et du souci de soi, un tel exercice du conatus est inopérant : « … tous les efforts de mon esprit pour revenir à la foi catholique se trouvaient refoulés, du fait que la foi catholique n’était pas ce que je la croyais être (cum enim conaretur animus meus recurrere in catholicam fidem repercutiebar, quia non erat catholica fides, quam esse arbitrabar) » [V, X, 20]. Il ne suffit pas de vouloir revenir vers Dieu, il faut encore accepter de se mettre sous l’autorité de son texte. Il ne suffit pas de lire la Bible, il faut la lire en ayant accepté de renoncer aux idées personnelles et convictions propres que nous en avions au préalable. À la manière socratique,
351
L. Ucciani associe cet univers du « moi-Dieu », du « moi entièrement autonomisé qui se nourrit de ses propres impulsions » à celui d’ « une fiction généralisée » où le moi, plutôt que d’aller chercher la vérité dans l’Écriture, produit lui-même une réalité fictive à laquelle il s’attache, ou, à tout le moins, il se laisse emporter par les réalités fictives que décrivent Homère et Virgile, cf. Saint Augustin ou le livre du moi, op.cit., p. 147-148. 352 Le pli donné par Augustin au verset de Jean parlant du démon et disant « … lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds » est significatif. Augustin étend cette phrase à tout homme pour considérer que tout discours énoncé depuis ses convictions propres est faux : « ...personne ne possède rien de soi, sinon le mensonge et le péché » [trac.in Joha., 5, 1, 14]. Sur cette question, cf. M. Comeau, op.cit., p. 301-303.
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accepter de se laisser dessaisir par le texte lu de ce que l’on croyait savoir. Il y a un noviciat de la lecture à l’image de ce noviciat de la langue qu’est la pratique étymologique augustinienne : il faut apprendre à balbutier. La qualité première de l’herméneutique c’est l’hospitalité de l’Épiphanie, c’est de recevoir des rois dans une étable : une hospitalité en défaut et dont la déficience est aussi l’excellence : sa nudité et son humilité. Se dégage alors un autre sens de conatus, qui rend compte de la dimension thérapeutique du travail et de l’effort de la volonté au sein même de l’exercice de lecture convertissant. Il faut accepter de se mettre à nu devant le texte et de recevoir de lui de nouvelles significations qui nous concernent plutôt que de tenter de lui en conférer de nouvelles à lui. Ce n’est pas le lecteur qui dit la vérité du texte, c’est le texte qui révèle au lecteur la vérité de ce qu’il est. Tous les efforts de l’esprit pour parvenir à la foi catholique trouvent ainsi leur véritable aboutissement lorsque celui-ci s’aperçoit en lisant les textes de la foi catholique qu’il n’est pas lui-même ce qu’il croyait être, qu’il se déçoit : c’est tandis qu’il écoute le récit de la conversion des deux jeunes gens que rapporte Athanase dans sa Vie d’Antoine et que Ponticianus lit, que le Seigneur retourne vers lui-même un Augustin qui jette sur sa propre personne un regard horrifié. La lecture découvre un sujet qui se cachait et s’était oublié lui-même, elle ouvre ainsi la possibilité du discours de confession des fautes en tant que discours où le sujet se prend enfin pour objet de savoir et de mémoire. La bonne lecture retourne le sujet à la fois sur et contre lui-même ; elle le détourne de lui-même pour le tourner vers Dieu. Il n’est dès lors pas étonnant que le conatus change de valeur après la conversion. Tout se passe comme si, désormais placé sous l’autorité du vouloir de Dieu, il était tout entier consacré à l’interprétation de la Bible depuis le point de vue de Dieu et l’intention de l’auteur. L’interprétation, alors, est toujours laborieuse, mais vraie désormais parce qu’elle est enfin fondée sur le principe de la charité herméneutique. La conversion détermine le moment où l’âme devient capable de Dieu, forte de l’amour et du désir qu’elle a pour Dieu. Quoi d’étonnant alors que la lecture se fasse aussi sous le signe d’un précepte d’amour : « le Dieu qui est Amour (1 Jn 4, 8.16) ne peut, en devenant écrivain et en inspirant des écrivains, qu’aimer et vouloir qu’on l’aime.
353
B. de Margerie, Introduction à l’histoire de l’exégèse, t. III : Saint Augustin, Paris, Cerf, 1983, p. 34.
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(...) À son tour, l’exégète est soumis, dans son exégèse même, à la loi de l’amour : la charité doit être tout à la fois l’origine et la fin de son exégèse »353. Si le livre convertit, c’est qu’il donne la force d’aimer et si le lecteur cherche la réunification de ses volontés, c’est en lisant par amour ou amoureusement qu’il peut y parvenir, en s’efforçant dans la lecture par amour pour Dieu, on ne peut que comprendre son texte en vérité : « Toutes ces interprétations, je les écoute et les considère, mais je ne veux point disputer sur des mots (...). Au contraire, pour l’édification, c’est la loi qui est bonne, pourvu qu’on en fasse un usage légitime, parce que sa fin est la charité qui naît d’un cœur pur et d’une bonne conscience et d’une foi sans feinte. (…) Du moment que je le confesse avec ardeur, en quoi cela me gêne-t-il que l’on puisse comprendre ces paroles en des sens différents, pourvu toutefois qu’ils soient vrais ? (…) Bien sûr, nous tous qui lisons, nous tendons nos efforts pour dépister ce qu’a voulu dire l’auteur que nous lisons (…). Donc, du moment que chacun s’efforce (conatur) d’entendre les saintes Écritures comme les a entendues celui qui a écrit, où est le mal si on les entend dans un sens que toi, lumière de tous les esprits véridiques, tu montres vrai… » [XII, XVIII, 27]354.
Curieuse conception de la vérité ! Qui est seulement corrélée à l’intention de celui qui interprète, à la force de sa conviction et à la pureté de son intention. Est vrai ce dont nous sommes convaincus fermement pour la bonne raison que nous ne pourrions être convaincus aussi fermement d’aucune chose erronée. Est vrai ce que je crois tel, lorsque cette croyance résulte d’un effort détaché de mes intérêts personnels pour comprendre ce qu’un autre a voulu dire. Le critère de la vérité, c’est la force d’une évidence non spontanée, qui a demandé un effort de désintéressement de soi-même et un travail exégétique. Ce qui distingue alors l’interprétation vraie de l’interprétation fausse repose uniquement sur la charité herméneutique défi-
354 Cette question est héritée de l’exégèse juridique, sans doute au fondement de l’exégèse philosophique et biblique et qu’Augustin peut connaître par l’intermédiaire des Institutions de Quintilien qui, à propos d’une controverse portant sur le droit, interroge « Faut-il s’en tenir au texte écrit ou à l’intention de celui qui écrit ? » [Inst. orat., VII, 5, 1-10, 4]. Cette conception de l’exégèse montre manifestement l’inclination d’Augustin pour l’exégèse littérale [Cf. Pépin, « Commento XII », in Sant’Agostino Confessioni, op.cit., t. V, p. 211-212].
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nie comme le fait de s’efforcer, conatur, d’entendre un texte d’après le sens que son auteur a voulu y lui donner355: « Que de choses sur peu de mots, que de choses, oh ! oui, nous avons écrites ! Quelles forces nous faudra-t-il, quel temps à ce compte suffira pour tous tes livres ? Laisse-moi donc te confesser plus brièvement à leur sujet (…) et si je n’y parviens pas, que pourtant je dise ce que par les paroles de Moïse, ta vérité a voulu me dire, elle qui lui a dit, à lui aussi, ce qu’elle a voulu » [XII, XXXII, 43].
Le sujet du vouloir ici, ce n’est pas l’interprète de la vérité du texte, c’est la vérité elle-même qui veut signifier ceci à l’un et cela à l’autre. Dans le De doctrina christiana, la différence entre ces deux attitudes herméneutiques est signifiée par l’opposition entre la charité et la cupidité: « l’Écriture ne prescrit que la charité et ne condamne que la cupidité. (...) J’appelle charité, le mouvement de l’âme qui la porte à jouir de Dieu pour lui-même et de soi-même comme du prochain, pour Dieu. J’appelle cupidité le mouvement de l’âme qui la porte à jouir de soi, du prochain et de n’importe quel être corporel sans rapporter à Dieu cette jouissance » [De doc. christ., III, 11, 17 et 12, 18]. Ces positions sont un évident contre-pied critique du schème exégétique manichéen. Les découvertes récentes sur le manichéisme nous invitent d’ailleurs à soupçonner l’influence de Mani dans l’opposition systématique entre cupidité et charité356. En réalité, il apparaît que toute la théorie herméneutique augustinienne « souffre » d’un conditionnement manichéen. Les manichéens estimaient que le Nouveau Testament [L’Ancien étant rejeté puisque le Nouveau l’abolit : il n’y a pas de bipartisme biblique] est un objet d’exégèse dans la mesure où il n’a pas été écrit par Jésus lui-même mais par ses disciples. Tout le texte présente, en conséquence, des distorsions et des contradictions dues aux remaniements des scriptores – Faustus appelle cela la narratio obliqua. Comme le souligne 355 Cf. M. Comeau, op.cit., p. 90 : « Le docteur d’Hippone s’est laissé guider plus par la règle de la foi et l’instinct qui le pousse à voir dans la charité la seule fin de l’explication de l’Écriture, que par des considérations scientifiques. Mieux vaudrait à ses yeux trouver dans les textes sacrés, même en faussant le sens, la source du double amour qui doit combler la vie du chrétien, que de les étudier avec minutie sans s’enflammer à leur contact ». 356 Cf. H.-C. Puech, « Manichéisme », Encyclopaedia Universalis, Paris, 1971, t. X, p. 436 et B. de Margerie, op.cit., p. 46.
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M. Tardieu, pour les manichéens, « le Nouveau Testament ne constitue pas en tant que texte un fait de sens, mais de non-sens en raison des anomalies et incohérences du texte »357. Le travail exégétique vise alors à laver le texte de ces scories, à le rendre droit, pour que, purifié, il serve de fondement à la foi chrétienne358: « Dès le début, [cette foi] m’a persuadé, non pas de croire sans réflexion à toutes les choses qu’on lit pour avoir été écrites au nom du Sauveur, mais de faire la preuve (probare) si elles sont véridiques (vera), en bon état (sana), non corrompues (incorrupta) »359. Et au sujet de la composition générale des Évangiles, Faustus ajouté : « ce n’est pas sans raison que, face à des Écritures de ce genre, discordantes et diverses, nous n’apportons absolument jamais des oreilles non critiques (sine iudicio) et inintelligentes (sine ratione). Mais, examinant toutes choses et comparant les unes aux autres, nous pesons attentivement si chacune d’entre elles a pu être dite par le Christ, ou pas »360. Pour Augustin, en revanche, il faut se purifier soi-même pour accepter le texte tel qu’il est, en sa totalité et comme sens absolu et définitif. Pas de critique textuelle donc, ni surtout de critique d’authenticité, mais une critique du sujet et des règles de lecture. On notera que cette position est celle qui fonde notre conception de l’œuvre classique, que Borgès définit ainsi : « Est classique, le livre qu’[on] décide de lire comme si, dans ses pages, tout était délibéré, fatal, profond comme le cosmos et susceptible d’interprétations sans fin (…). Est classique ce livre que les générations d’hommes lisent avec une préalable et une mystérieuse loyauté »361. À propos de l’Ancien Testament, rejeté par les manichéens, Augustin parle d’un « autographe » de Dieu (chirographum Dei) [En.in Ps., 144, 17] dans lequel « nous lisons la loi écrite de sa main (Legimus digito Dei scriptam legem)» [En.in Ps., 8, 7]. Mais déjà et plus globalement l’idée d’une kénose du Verbe divin dans l’Écriture (la Bible est la chair du Christ) ou corrélativement le fait de voir dans tous les auteurs des livres sacrés des
357
M. Tardieu, art.cit., p. 129.
358 C’est ce même rapport au texte, de loyauté profonde, qui fondait selon D. Sedley, l’unité
et la cohésion des écoles philosophiques après la mort de leur fondateur. cf. art.cit., p. 97. 359 Faustus, XVIII, 3, p. 492, 1-4. 360 Faustus, XXXIII, 3, p. 788, 10-14. 361 Borgès, « Les classiques », Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « Pléiade », p. 818.
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« membres du corps du Christ » (De cons. Evang, I, 7, 11) exhibe le caractère sacré de la Bible. Ce qui est contradiction ou non-sens dans les Écritures ne tient pas à la mise à l’écriture, dont Dieu est le responsable, mais aux déficiences du lecteur et à son incapacité à percer un sens divin. L’attention d’Augustin ne porte plus comme chez les manichéens sur le pôle émetteur et sur les problèmes d’authenticité et de critique des sources qui y sont liés, mais sur le pôle récepteur, sur l’effort qu’il doit fournir pour avoir accès au sens et sur l’adaptation qui fut nécessaire du Verbe divin au verbe humain pour que tout ne soit pas voilé à l’homme mais qu’il trouve un accès partiel, accès à découvrir et à dégager vers la vérité immuable. Le texte de Dieu est ainsi considéré comme une parole directe et efficace par elle-même ; c’est un texte de révélation qui cause le salut, alors que pour les manichéens, en revanche, si le Nouveau Testament transmet les pratiques conduisant au salut, il n’est cependant pas opérant par lui-même. Comme le dit Faustus « le royaume de Dieu n’est pas dans le mot, mais dans la vertu »362, c’est-à-dire dans la mise en pratique des préceptes contenus dans la Bible. Et si la charité herméneutique défendue par Augustin comme principe clé de l’exégèse est à la racine de notre conception de l’œuvre classique, l’exégèse manichéenne de la Bible pourrait, elle, être à la racine de notre critique littéraire, comme le souligne encore M. Tardieu, « elle pose de vraies questions, de même nature que celles qui sont débattues dans l’exégèse aujourd’hui »363. C’est cette conception de l’herméneutique biblique et de son rôle dans le rapport à soi qui explique que le thème de la lecture dans les Confessions soit en réalité lié avec une constance troublante au thème du manichéisme. C’était déjà l’argument essentiel pour distinguer Ambroise de Faustus. Et c’était aussi la raison de sa tentative de lecture avortée et manquée des Écritures après la lecture de l’Hortensius de Cicéron : « Elles m’ont paru indignes d’entrer en comparaison avec la dignité cicéronienne » avouet-il. « Elles étaient faites pour grandir avec les petits, mais je dédaignais d’être petit, et plein d’orgueil, gonflé de morgue, je me croyais grand ». De cette grandeur orgueilleuse, Augustin glissera précisément vers le mani-
362 363
Quia regnum dei non sit in verbo, sed in virtute, Faustus, V, 2, p. 273, 2. Art.cit., p. 145.
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chéisme : « C’est pourquoi je suis tombé parmi des hommes délirants de superbe, charnels et bavards à l’excès… » [III, VI, 10]. Le lien est expliqué par P. Courcelle dans un commentaire qu’il propose à un sermon d’Augustin dont le texte est très proche de ce passage des Confessions : « Moi qui vous parle, j’ai été trompé autrefois, quand, encore dans l’enfance, j’ai voulu commencer par appliquer aux divines Écritures la discussion critique plutôt que la recherche pieuse. Par mes mauvaises mœurs, je me fermais à moi-même la porte d’accès à mon Seigneur... Dans mon orgueil, j’osais chercher ce qu’à moins d’être humble, nul ne peut trouver » [Sermo LI, 45]. Le texte précise plus loin que ce qui éveille cette attitude critique orgueilleuse face à la Bible, c’est la discordance existant entre les généalogies du Christ que proposent Matthieu et Luc. Or, comme le note P. Courcelle, la critique manichéenne s’attaquait précisément aux allégations des deux évangélistes relatives à la naissance du Christ ; selon eux, l’impossibilité de concilier leur version des faits rendait caducs les chapitres où elles se trouvaient exposées364. Le motif rationaliste sous lequel Augustin rejette la Bible et qui conduit à l’échec de sa lecture expliquera son insistance dans la suite à trouver les conditions d’une lecture convertissante dans une attitude priante, ecclésiale et croyante de soumission à l’autorité du texte ; comme elle explique aussi son insistance à s’opposer à l’exégèse manichéenne de la Bible et particulièrement de la Genèse. Si l’on excepte la Cité de Dieu XI-XIV, Augustin a pour souci constant quand il commente le récit de la création de lutter contre l’exégèse manichéenne. Et, comme le souligne A. Pincherle, il poursuit ici l’entreprise du De Genesi contra Manicheos365 : l’interprétation littérale du début de la Genèse réduit 364 P. Courcelle, Recherches sur les Confessions..., p. 63-66 ; Alfaric, op.cit., p. 199-203 ; B. de Margerie, Introduction à l’histoire de l’exégèse, t.III : Saint Augustin, Paris, Cerf, p. 18-21. 365 Pincherle suppose qu’Augustin a pu vouloir reprendre une nouvelle fois un commentaire de la Genèse (après la rédaction du De Genesi contra Manicheos en 389 et du De Genesi ad litteram liber imperfectus des environs de 393) pour y appliquer les règles d’interprétation qu’il énonce dans le De Doctrina christiana, écrit en même temps que les Confessions. (Cf. A. Pincherle, S. Agostino d’Ippona, vescovo e teologo, Bari, 1930, p. 144). Il suppose également que le choix de ce texte, la Genèse, inscrit les derniers livres des Confessions dans le prolongement de son De Genesi contra Manicheos : et dans le cadre d’une polémique anti-manichéenne qui « occupe la majeure partie de son ouvrage », arguant qu’Augustin ne « devait pas trouver suffisant tout ce qu’il dit dans les premiers livres, s’il n’ajoutait pas un exposé sur ce livre biblique que les avocats et propagandistes du manichéisme se faisaient tout particulièrement
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à rien la doctrine manichéenne de la co-éternité des deux principes et celle d’un double royaume de la lumière (le ciel du ciel dans les Confessions) et des ténèbres (la matière): c’est parce qu’Augustin était en quête d’une explication des Écritures dans lesquelles il cherchait le salut qu’il s’est laissé séduire par le manichéisme366. C’est parce que ce couple de l’exégèse et de l’ascèse lui a paru nécessaire et insatisfaisant – il dénonce de façon continue les « mœurs des manichéens » (voir De mor.manich., De nat.bon., De cont.) – qu’il se voit ici contraint d’en faire les premiers adversaires du dispositif qu’il met en place dans les Confessions.
forts de critiquer » op. cit., p. 144. L’analyse de Verheijen va en ce même sens, et complète : le récit de la Genèse était également propre à cette propagande anti-manichéenne dans la mesure où il parle de la création et montre ainsi l’économie de la grâce divine qui fait si particulièrement défaut au manichéisme. 366 Pour une analyse plus détaillée de ceci, cf. E. Dubreucq, op.cit., p. 82-84.
LE TEMPS DE LIRE Dans le passage du livre XII mentionné ci-dessus, Augustin insiste sur le fait qu’il veut déplier par écrit et transmettre cette vérité dont il n’était pas dépositaire et que la charité herméneutique l’a poussé à chercher partout dans le texte. Lecture et écriture se trouvent donc mises au service d’une vérité révélée, elles ont partie liée dans la réception de cette vérité venue d’ailleurs et dans la répétition prise à son propre compte. L’écriture n’est pas tant le moyen de l’autobiographie que le moyen de réinstaller une fois encore la structure du double et de la répétition. Auteur de la confession, le sujet est l’œuvre de l’Écriture. La tâche essentielle de l’écriture, fûtelle même autobiographique, n’est pas de se dire mais de commenter la Bible et de coucher par écrit la vérité de soi provenant de la lecture du livre de Dieu. J’approfondirai cette question dans la quatrième partie. Ce qui me retient pour le moment dans ce passage, c’est l’insistance sur le temps que prend cette activité de lire, de commenter et de transmettre par l’écriture cette lecture : « Quelle force nous faudra-t-il ? quel temps à ce compte pour tous tes livres ? ». Le lien du temps et de la force sur le thème de la lecture est noué ici en aval de la conversion : la conversion est le moment où le sujet conquiert une force que lui confère l’unité retrouvée de sa volonté. La force retrouvée devra être utilisée pour lire et commenter la Bible – c’est une force qui se déploie et s’use dans le temps. Le livre déroulé et tendu sur le firmament reste, après la conversion, la ligne d’une démarcation nette et infranchissable entre le temps d’ici-bas et l’éternité d’en haut. Il faut désormais utiliser la force et le temps pour lire et pour écrire. Mais il faut bien voir que ce qui est vrai de l’aval, était également vrai, dans une certaine mesure, de l’amont : la tâche était déjà de lire et de commenter pour rassembler la force nécessaire à se convertir. Car la conversion n’est pas cet
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événement brutal et inattendu que l’on suppose, elle est l’improbable patiemment métamorphosé en probable ; le fruit d’un travail lent, d’une longue préparation du conatus qui apprivoise ses propres appétits et tend ses efforts contre lui-même et vers Dieu. Elle est le fruit du temps qui passe et qui étire le retard inaugural de l’homme au rendez-vous divin367. Que cette lecture (de la Bible) soit, de préférence, l’ultime signifie en effet l’inéluctable retard. Le double retard. Celui de la trace : on ne peut avancer qu’en suivant un signe, un vestige, une marque, un texte ; celui de l’itinéraire de lecture : le temps pris à découvrir la bonne trace, le bon livre. Après la conversion, le temps mesurera le retard d’écriture, il sera le temps du retard de la transmission de la vérité révélée. Avant la conversion, il mesurait le retard de lecture. Ce sont des lectures qui donnent en effet à Augustin le sentiment de l’urgence, du retard pris, qui est un retard de lecture : « … j’avais laissé tant d’années s’écouler avec moi – douze peut-être – depuis l’âge de mes dixneuf ans, quand la lecture de l’Hortensius de Cicéron avait éveillé mon ardeur pour la sagesse (multi anni mecum effluxerant – forte duodecim anni – ex quo ab undeuicesimo anno aetatis meae lecto Ciceronis Hortensio excitatus eram studio sapientiae) » [VIII, VII, 17]. Et ajoute-t-il : « et differebam » . ∗ ∗ ∗ Le lien est ainsi fréquemment établi par Augustin entre le temps qui coûte, dont les gouttes valent cher, et la lecture. La rareté du temps s’éprouve finalement à la rareté des moments qu’il reste pour lire. Le temps est rare,
367
I. Bochet relève un changement de valeur du temps dont la conversion est également le pivot : « En aimant les choses corporelles, l’homme s’était condamné à ‘passer avec le temps’ ; il ‘s’était dispersé dans le temps’ [Tr. in Ep. Io., II, X, 75 ; Conf., XI, XXIX, 39]. Grâce à la conversion, le temps prend désormais une valeur positive ; il devient le lieu de la croissance spirituelle, dans la mesure où l’homme l’unifie (intentio) en se dépassant lui-même vers l’éternel (extensio) » [I. Bochet, Saint Augustin et le désir de Dieu, op.cit., p. 225-226]. Cf. également p. 227 : « On constate qu’à une orientation du vouloir (aversio ou conversio), correspond une manière pour l’homme de vivre le temps (distentio ou intentio – extensio)… ».
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incontestablement trop rare, qu’on peut consacrer à cet exercice primordial. Deux des instants forts des Confessions montrent cela. La scène, déjà évoquée à plusieurs reprises, de la lecture silencieuse d’Ambroise et le moment charnière de l’œuvre où Augustin veut passer du récit de sa vie à la lecture commentée de la Genèse. D’une scène à l’autre, on voit que ce qui tracasse Augustin, c’est le temps qui passe à autre chose qu’à lire : « Quand il [Ambroise] n’était pas avec eux [les gens affairés qui le sollicitaient de toute part], il occupait le peu de temps (perexiguum temporis) à refaire son corps par les aliments indispensables ou son esprit par la lecture. (…) Bien souvent nous étions là (…) et nous supposions que dans ce peu de temps qu’il pouvait trouver pour retremper son âme (quod perexiguum temporis erat), (…) il ne voulait pas se laisser distraire ; peut-être aussi était-il sur ses gardes, dans la crainte qu’un auditeur intéressé et attentif, devant un passage assez obscur de l’auteur qu’il lisait, ne le contraignît à entrer dans des explications ou discussions de certaines questions assez difficiles et que le temps employé à ce travail ne réduisît le nombre de volumes qu’il voulait dérouler (atque huic operi temporibus inpensis minus quam vellet voluminum evolueret)… » [VI, III, 3].
Les notations de temps marquent fortement cette scène de lecture. La scène signaler qu’Ambroise a enfin trouvé un moment « à soi », c’est-à-dire proprement un moment pour lire (lire, c’est « retremper » son âme), pour inciser la course rapide d’un temps vécu comme l’Empêchement. Le temps est toujours éprouvé sous la modalité du trop peu. Ou peut-être : le lieu du temps, c’est l’ailleurs368. Le temps n’est jamais si bien éprouvé, si douloureusement senti ou pressenti dans sa course infernale que lorsque l’on est ailleurs qu’où l’on voudrait être. Dans les affaires d’autrui. L’autre, l’ailleurs, voilà l’empêchement. L’agaçant qui vole mon temps. Celui qui, comme le son ou le signifiant se place entre moi et moi, entre le moi silencieux et le livre posé là, que je déroule et dont mes yeux parcourent les phrases tandis que mon cœur creuse le sens369.
368 On notera, en effet, la tendance nette d’Augustin à parler du temps en termes de spatialité. Le fameux livre XI en est un exemple frappant qui définit successivement le temps par le mouvement, par le point et par la distance ou distension de l’âme. 369 En réalité, la spiritualité du désir augustinienne dépasse l’opposition du silence et de la parole. Cf. Enarrationes in Psalmos, 86, 1 : « ... celui qui désire, même si sa langue se tait, chante par le cœur ; et celui qui n’a pas de désir, quel que soit le cri dont il frappe les oreilles des hommes, est muet pour Dieu ».
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Celui qui m’empêche de me retremper, qui m’assèche, qui fait de moi un désert. Peut-être n’est-on d’ailleurs si bien désertifié qu’à brûler de deux feux qui conjuguent leurs flammes : brûler des feux de la passion libidineuse et du désir charnel concupiscent, mais aussi brûler de faire ce que l’on est trop souvent empêché de faire : lire. Augustin constate que les gouttes du temps valent cher pour lui, et ajoute : « Il y a longtemps que je brûle de méditer sur ta loi (…). Je ne veux pas qu’à autre chose s’écoulent les heures où je me trouve libéré des nécessités qu’entraînent la réfection du corps et l’effort de l’esprit… » [XI, II, 2]. Alors, voilà, il faudra bien trouver le temps de se ressourcer aux divines Écritures. La nécessité du commentaire de la Genèse s’inscrit çà et là, lancinante, comme l’évident désir que l’écriture de soi n’a fait qu’accumuler et comme acculer à ses limites. La nécessité de commenter se fait sentir d’autant plus que s’accumule le retard pris à satisfaire d’autres nécessités. Il y a pour nous, depuis la faute d’Adam, trois nouvelles réalités : celles de la nécessité, du temps et du travail. Nécessité de manger pour que le corps vive et de lire pour que l’âme s’éveille à elle-même et trouve son salut, obligation de passer par le travail pour nourrir le corps de pain et l’âme de lecture, et passage obligé de ce travail dans le déroulement temporel. Depuis le péché d’Adam, l’homme doit compter son temps et le temps compte pour lui370 : le temps employé à ceci ne peut l’être à cela, le temps de manger, d’enseigner et de prêcher, celui d’expliquer un texte à d’autres, est un temps pris sur la lecture et sur le nombre des volumes déroulés. Symptomatiquement, chez Augustin et chez Ambroise, le temps perdu se compte en nombre de volumes non lus et restés roulés. Le temps et sa question, quando, deviennent celle de lecture : « quand lire ? ». Un extrait montre la résolution des questions de temps et de lieu à celle du temps et du lieu de lecture : « Mais où chercher vérité ? Quand la chercher ? Pas de loisir pour Ambroise, pas de loisir pour moi (sed ubi quaeretur ? quando quaeretur ? non vacat Ambrosio, non vacat legere)» [VI,
370 Le temps qui tue est le temps du péché. On n’a plus de temps à tuer, plus de scholè (il faut travailler), c’est le temps lui-même qui nous tue. La mort comme le trop peu du temps qui reste sont des marques « peccamineuses » du temps. Cf. H. Bourgeois, P. Gilbert, M. Joujon, L’expérience chrétienne du temps, Paris, Cerf, 1987, p. 22.
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XI, 18]. Les questions vont encore être les deux questions si récurrentes dans les Confessions du quand, Quando ? et du où, Ubi ? Il est frappant de voir que la question Ubi ? se résorbe dans la question du lieu des livres. « Où chercher la vérité ? » devient « Où chercher les livres ? » : « Les livres eux-mêmes, où les chercher (Ubi ipsos codices quaerimus) ? ». La question du « quand » de la recherche de la vérité (comme celle du quomodo et du quis) subit le même détournement livresque : « [Ces livres] comment et quand nous les procurer ? À qui les emprunter ? Que du temps soit réservé, des heures réparties pour le salut de l’âme ! (Unde aut quando comparamus ? a quibus sumimus ? deputentur tempora, distribuantur horae pro salute animae) ». Le salut de l’âme lui-même dépend ainsi en dernière analyse des réponses apportées à ces questions et de la possibilité réelle de trouver des livres. Et du temps pour les lire : la dernière question, la plus cruciale, celle à laquelle la réflexion va s’arrêter, est ici encore celle du temps et plus spécifiquement celle du temps dans la mesure où il est perdu à autre chose qu’à lire : « Avant midi, nos heures sont prises par nos élèves. Le reste du temps, que faisons-nous ? Pourquoi ne travaillons-nous pas à cette recherche ? Mais quand rendre visite aux amis influents, dont l’appui nous est nécessaire ? Quand préparer ce que viennent acheter les étudiants ? Quand réparer nos propres forces, en relâchant notre esprit de la tension des soucis ? » [VI, XI, 18]. Quand ? Quand ? Quand ? martèle Augustin. Écrit Augustin. Et voilà encore une poignée de secondes en moins… Infernale course du temps que l’on s’épuise à tenter de rattraper dans des discours qui ne font encore qu’aiguiser l’attente et qu’allonger le retard371.
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Non seulement Augustin est en retard de lecture, mais toute lecture elle-même doit prendre du temps ; elle exige haltes et retours en arrière. Autrement, elle n’est qu’une course superficielle. Cf. Valette-Cagnac, La lecture à Rome, op.cit., p. 39, n. 40 : « Cette course superficielle est désignée par l’expression ‘cursim legere’ qui signifie littéralement ‘lire en courant’ et qui dans la plupart des textes a un sens péjoratif » (on peut se reporter pour exemple aux Lettres de Pline le Jeune, V, 11, 8 et aux Lettres à Lucilius de Sénèque, 1, 2, 2). En français, en revanche, lire « couramment » a plutôt une connotation positive, exprimant l’aisance du lecteur plutôt que la superficialité de la lecture.
IV. L’ÉDUCATION LIBIDINALE : DES DÉSIRS ET PLAISIRS SEXUELS AU DÉSIR ET AU PLAISIR DE LIRE
LE PLAISIR DE LIRE : D’UNE FLAMME À L’AUTRE Se poserait alors, au sujet de ces brûlures diverses qu’impose l’épreuve du temps comme retard, la question du plaisir et du désir. La lecture de Foucault et le prolongement que j’en ai suggéré pour le livre VIII des Confessions donnerait à supposer que la conversion en une volonté une et totale de la volonté divisée et déchirée depuis le péché originel se fait a contrario du plaisir, en muselant les vieilles amies libidineuses. Le texte et le sexe s’opposeraient ainsi comme s’opposent travail et plaisir. « Idée commune : le texte ne se suffit pas à lui-même. Non pas en soi ; on peut rêver du plaisir simple de la lecture, où les mots seraient pris comme ils viennent jusqu’à se laisser bercer par eux comme on le ferait d’une musique. Il faut interroger l’effort, sans cesse répété, de faire dire aux mots ce que l’on croit ou veut qu’ils disent »372. On peut rêver, mais ce serait tout juste un rêve. Babel et la confusion punitive des langues conduisent à ce que, pour nous, lire se fasse dans l’effort et dans la douleur, dans la poix et l’obscurité partielle du sens qui colle à la terre des sons et qui s’en trouve tout crotté. Comme dit Lyotard, nous lisons parce que nous ne savons pas lire, nous ânonnons, épelons, déchiffrons par bribes et péniblement ces signes de ces choses qui pour l’homme pur et racheté sont évidentes. Dans les mots de Barthes, la contradiction paraît plus forte encore que dans ceux d’Ucciani entre ce rêve (cette fiction, dit Barthes) d’un plaisir simple et la tension suscitée par la difficulté de l’opération (décrotter les significations) – ni plus ni moins qu’une contradiction dans les termes : « Fiction d’un individu (…) qui abolirait en lui les barrières, les classes,
372
L. Ucciani, Sur Plotin…, op.cit., p. 131. Je souligne.
248 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
les exclusions, non par syncrétisme, mais par simple débarras de ce vieux spectre : la contradiction logique, qui mélangerait tous les langages, fussent-ils réputés incompatibles, qui supporterait, muet, toutes les accusations d’illogisme, d’infidélité, qui resterait impassible devant l’ironie socratique (amener l’autre au suprême opprobre : se contredire) (…). Or ce contre-héros existe : c’est le lecteur de texte, dans le moment où il prend son plaisir. Alors le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse »373. Aux yeux de Barthes, la fiction s’est muée en réalité, le paradoxe est vivant : c’est, dérobé à tout effort de compréhension, le lecteur qui prend plaisir à lire. Or, si Babel est un mythe judéo-chrétien, Babel heureuse pourrait bien être une construction typiquement augustinienne. Et Augustin, l’anti-héros de Barthes : le lecteur de texte qui, au terme d’un travail sur lui, parvient au pur plaisir de lire. Car si, en effet, l’alternative existe bien pour lui (et qui paraît tout d’abord inconciliable) entre l’effort du commentaire et le plaisir simple de la musique verbale mais asignifiante, qu’il condamne au livre X [XXXIII, 49-50], reste qu’il faudra, précisément, travailler avec ces mondes incompossibles et, plutôt que d’opposer le plaisir et l’effort, ménager la place à un plaisir du texte, plaisir du travail exégétique, qui ferait contrepoids à celui du sexe. Il importe dès lors de concevoir deux types de désirs et de plaisirs, les premiers liés au travail et les seconds, à l’habitude, deux types de violence finalement : celle du travail qui modifie une matière première et celle de la concupiscence, violentia consuetudinis qui emporte la raison. Ce qui nous mènerait alors à interroger la nature du plaisir et du désir, à questionner leur ambiguïté profonde qui autorise une pareille hétérogénéité des plaisirs et désirs. Ce qui nous amènerait plus largement à interroger l’ambiguïté (la contradiction ?) de la pensée d’Augustin sur cette question du plaisir et du désir dès lors qu’ils se trouvent exportés de la sphère de la sexualité à celle du langage.
373
R. Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil (coll. « Tel Quel »), 1973, p. 9-10. C’est lui qui souligne.
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249
« Avec Augustin, le problème de la libido – de sa force, de son origine, de ses effets, devint le principal problème de la volonté », disait Foucault. Dans l’hypothèse qui est la nôtre où c’est la lecture qui fournit le moyen de restaurer la « santé » de l’homme et de le sortir de la division de ses volitions consécutive au péché originel, la question était évidemment de savoir quel était le rôle du libre-arbitre et de la volonté dans l’écriture, dans la lecture et dans le « travail » du commentaire. Nous avons admis que le péché originel était un péché d’orgueil, et son châtiment, la division interne de la volonté ; il était évident que le remède (la lecture) devait être, à rebours, une manifestation saine d’humilité, une thérapeutique de l’orgueil et son fruit en serait alors la restauration de l’unité de la volonté. Que l’exercice de lecture puisse être, par ailleurs, lui-même lié à une forme de libido, qu’on pourrait dire textuelle, à un désir d’origine divine qui lui donne son impulsion initiale et à un plaisir de commenter et de trouver les sens multiples et cachés du texte, se comprend peut-être mieux dans cette perspective. C’était un problème de la libido dévoyante et débordante qui était la rançon du péché originel et qui impliquait un oubli de soi. La solution augustinienne pour sortir de la faute sera donc liée également à la libido et consistera en d’autres débordements, où l’homme retrouve une certaine culture de soi. On pourrait dire que dans le plaisir sexuel, l’homme s’oublie et que dans le plaisir littéraire, il se retrouve. On pourrait tout aussi bien dire que dans le plaisir sexuel, l’homme vit selon lui-même (et c’est en ce sens qu’il faut entendre l’expression selon laquelle l’homme « vit selon la chair »374), se souciant trop et mal de lui en rattachant à lui-même la fin de ses désirs alors que le plaisir textuel livre l’homme à la loi et au texte de Dieu (à vivre en se souciant de Dieu et « selon l’esprit »375).
374
Cité de Dieu, XIV, VI. Augustin, certes, poursuit une longue guerre, entamée par les philosophes depuis Platon contre la sophistique d’abord, contre la rhétorique ensuite. Reste que Platon dénonce un plaisir de l’écriture qu’exalte Augustin. Que l’on se souvienne en effet de la manière dont Platon définit la philosophie par la secondarisation de l’écriture. Or, au nom de quoi s’est faite cette mise à l’écart ? Au nom des timiôtera. Le philosophe, dit Platon dans le Phèdre, se reconnaît au fait qu’il a des choses plus sérieuses que ses écrits. Le sérieux de la dialectique orale contre le plaisir de lire et d’écrire : voilà à mon sens un des tournants les plus manifestes et importants intervenus entre la pensée de Platon et la pensée chrétienne la plus influente pour le Moyen Âge. 375
250 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
On notera que ce qui a rendu possible cette conciliation des contraires (plaisir et effort de compréhension noués en bouquet dans le plaisir de lire), c’en est une autre, déjà évoquée : la conciliation d’un programme ascétique qui énumère les régions de la sensualité dont l’homme doit se détourner et qui vise pourtant à verser les sensations dans le rapport à Dieu et à exalter les cinq sens spiritualisés par l’ascèse. La lecture peut être plaisante parce qu’elle est l’exercice spirituel principal du programme ascétique augustinien et qu’elle vise à aimer Dieu d’un amour à haute densité sensuelle mais d’une sensualité pour ainsi dire non phénoménale : aimer une certaine lumière, un certain parfum, une étreinte, un aliment sur lesquels ni le temps ni l’espace n’ont prise. Il est possible, par la lecture, de nouer une « étreinte que ne desserre pas la satiété » [X, VI, 8]. Le corps outrepasse ses sensoria, tout comme le lecteur outrepasse sa confusion ou encore : Babel heureuse, c’est la libido exaltée, la libido qui quitte son univers de sensations médiocres et mal maîtrisées pour toucher Dieu du bout des mots. Et si le péché avait fait de l’homme une âme charnelle, la lecture lui conférera un corps spiritualisé. Il est difficile d’énoncer la moindre proposition au sujet d’une « naissance » de concept. (Cette idée de naissance elle-même a-t-elle d’ailleurs quelque plausibilité ? Que voudrait dire concrètement enfanter un concept ? Je ne voudrais pas dire, donc, qu’Augustin est le premier penseur chez qui s’esquisse cette figure paradoxale (et qui n’est d’ailleurs pas assumée comme telle) du lecteur de texte saisi au moment où il prend son plaisir. Mais 1) cette figure a tout de même un caractère historique qui fait qu’elle est envisageable à tel moment alors qu’elle ne l’était pas à tel autre et 2) il me semble à tout le moins que la configuration très particulière du programme ascétique d’Augustin, qui modifie ce qu’il reçoit en héritage du néo-platonisme précisément pour redorer des valeurs corporelles que la longue lignée qui conduit de Pythagore à Plotin et Cicéron avait reléguées en leur attribuant le rôle d’une cage empoisonnante et emprisonnante pour l’âme. Ce programme particulier et neuf est un socle solide à partir duquel pouvait se penser autrement le mouvement même du désir qui autorise le passage d’un état initial d’imperfection morale et d’ignorance à un mode de progression conçu sous la forme d’une purification. Il permet de se poser des questions qui ne pouvaient être que voilées par la tradition platonicienne, voire même, en sens inverse, par le matérialisme stoïcien : un désir sans corps est-il possible ? Que serait un désir purement intellectuel ? Comment
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251
concevoir d’une part un appétit du corps et d’autre part un appétit de l’âme, sans nature commune et sans correspondance entre les appétits, puisqu’il faut favoriser les seconds au détriment des premiers ? Quelles pratiques concrètes pour cette faveur ? On pourrait dire ici encore que la conception augustinienne est moins dualiste que celle de Platon ou de Plotin. Autant il y a une claire dichotomie plotinienne entre les désirs liés aux corps et ceux liés à l’âme – dichotomie liée à son dualisme fondamental – autant la conception augustinienne de l’homme comme un tout de chair et d’esprit – plus proche du monisme hébraïque – ne le conduit pas, comme exemplairement Plotin, à vouloir éradiquer les désirs charnels pour y substituer les désirs spirituels. Ainsi, alors que le vocabulaire de l’amour et du désir se trouve déporté de son domaine propre pour traiter du langage et du rapport à Dieu, le vocabulaire plotinien sur le désir, en revanche, a beau être très flou – e[rwς, e[fesiς, povqoς, o[rexiς et oJrmhv exprimant tous un désir multiforme sans imposer de nuance claire et constante – il existe tout de même une grande catégorisation plotinienne des désirs qui distingue, comme à la machette, entre les désirs qui, comme dit Plotin, tendent à monter, désir de l’intelligible, désir divin [III, 5, 4], et le désir qui tend à descendre, désir sensible, passion (pavqoς), maladie de l’âme qui aime à contre-sens et à reculons. La nette distinction entre le désir qui monte et celui qui descend rappelle la différence entre l’épistémologie grecque et chrétienne et laisse déjà supposer que les choses seront bien différentes chez Augustin où il faudra tenir et rendre compte de la descente de Dieu parmi les hommes et du processus d’imitation nécessaire au salut de l’homme qui rend souhaitable le même mouvement de descente. Descente dans le corps, bien entendu, dans ses sensations, ses souffrances et ses plaisirs, dans ses désirs. Contrairement au Dieu de Plotin qui ne peut pas se porter vers l’inférieur, qui ne peut rien subir, même volontairement, qui ne peut pas même être présent aux choses inférieures (ce sont elles qui sont présentes en lui qui contient tout), le Dieu d’Augustin peut se faire infinie miséricorde et souffrir pour sauver les hommes. Ne parle-t-on pas de la passion du Christ ? Ce Christ-passion conduit à un autre univers intellectuel où il ne s’agit plus de penser la séparation de l’âme et du corps, des désirs de l’âme et de ceux du corps, mais au contraire et pourtant dans un cadre encore hérité du platonisme (l’ordonnance des désirs à une fin ultime dont ils sont tous des moyens), de penser l’unité de l’âme et du corps et l’unité des désirs de
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l’âme et de ceux du corps qui fait qu’on peut prendre plaisir à lire et que l’expression de ce plaisir peut être physiologique. Unité des désirs qui fait que le désir de lire peut servir à éduquer le désir sexuel et qu’au plaisir sexuel peut se substituer un plaisir intellectuel qui en emprunte et en remplit pour ainsi dire le canal. On pourrait dire que, pour Augustin, le désir est comme un mot : un vase creux dans lequel on peut verser des liqueurs enivrantes qui empoisonnent ou au contraire guérissent. Il ne s’agit pas, comme chez Platon et Plotin, de tenter une soumission de l’appétit à l’intelligence pour favoriser l’autonomie de l’âme que des appétits irrépressibles n’emporteraient dès lors plus. Il ne s’agit pas de partir du désir intellectuel conçu comme une figure idéale du désir : un désir des idées intelligibles que les désirs charnels empêchent et occultent. Il faut au contraire partir des désirs irrationnels, de cette autonomie du désir par rapport à la loi de l’esprit et de Dieu pour tenter d’en rediriger l’énergie : partir des mots poisons pour y substituer des mots remèdes, partir des mauvaises lectures pour arriver aux bonnes. D’un côté, l’éducation consiste à éliminer par purification une catégorie de désirs jugés nocifs : comme le sculpteur enlève de la matière pour former sa statue, l’éducateur (l’homme qui s’éduque lui-même, dans cet exemple où il s’agit de se sculpter soi-même) enlève la matière des désirs (pour que ne reste du désir ce qui n’est pas matière, une espèce de flux et d’énergie non-matérielle). Les propos de R. Arnou mettent cela clairement en évidence : le désir chez Plotin est certes conçu comme la résultante d’un couple de forces : la matière apportant ses « aspirations vagues » et ses « puissances bouillonnantes et indisciplinées », le logos figurant « le principe d’ordre », la « subordination à un but déterminé » 376. Mais on se trouve alors face à un problème capital : c’est qu’il n’y a pas d’explication possible du désir en dehors de la synthèse de l’âme et du corps et que cette synthèse n’est pas sans poser de gros problèmes à Plotin : « Est-elle réduction d’une multiplicité à l’unité, et par conséquent unité véritable ? ou simple juxtaposition, créant une coordination purement accidentelle ? Faute de concevoir le lien essentiel qui triompherait du multiple, Plotin (…) ne s’élève pas à la notion d’une synthèse par union substantielle »377. Les conséquences sont considérables
376 377
Arnou, op.cit., p. 75. Ibid., p. 76.
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– sur son ascétisme notamment : « un ascétisme brutal qui procède par voie d’abstraction et de retranchement, non par redressement et perfectionnement »378. C’est sur cette deuxième voie, plus douce, que l’ascétisme augustinien s’engage. Pour Augustin, en effet, l’éducation consiste à rediriger l’énergie libidinale. On prend ce qui existe, les mauvais appétits et la libido perverse, et on redresse (avec la même matière, en en faisant autre chose : des bons appétits et une libido purifiée) : l’appétit de Dieu et le désir de lire – l’éducation est une « éducation libidinale »379. Cette conception de l’éducation rend d’ailleurs concevable que la passion charnelle et le contact physique, voire même l’étreinte sexuelle, servent de modèle à l’amour divin et à l’amour de l’homme pour Dieu380. Cette différence manifeste entre les méthodes éducatives rejaillit sur les dialectiques philosophiques : déductive chez Plotin, qui part des prin-
378
Ibid.
379 Il y a également chez le dernier Platon, celui des Lois, une forme d’éducation libidinale,
différente de celle que conçoit Augustin : l’éducation du peuple tel que le programme des lois en prescrit la réalisation part de la sensation de plaisir et de douleur qu’il faudra éduquer, c’est-à-dire soumettre à la raison : l’éducation (servile en ce cas et non libérale) consiste à faire correspondre les affects aux principes au point de « détester ce qui doit être détesté, et d’aimer ce qui doit être aimé » [Lois, 653c]. (Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote reprendra d’ailleurs cette théorie de l’éducation qui consiste à adapter le principe de plaisir au principe de réalité et à moraliser les affects : « Aussi éduque-t-on les jeunes gens en les gouvernant par le plaisir et la peine ; car ce qui paraît de la plus haute importance pour la vertu morale, c’est de prendre plaisir à ce qu’il faut et de détester ce qu’il faut » [Éth.Nic., X, 1, 7]). La proximité est fondamentale. Mais il me paraît important de noter tout de même que, pour Platon, cette éducation n’est pas l’éducation philosophique que les mêmes Lois assimilent à une persuasion rationnelle où le patient est éduqué par son médecin dont il suit les prescriptions parce qu’il a compris leur fonction propre et leur action sur le corps. L’opposition entre les deux médecines pour parler des lois et de leur préambule est une opposition de l’éducation servile et libidinale à l’éducation libérale et spirituelle. Cette éducation libidinale est tout juste un programme éducatif conçu pour avoir une efficacité maximale sur cet animal irrationnel qu’est la foule. C’est un pis-aller : peut-être est-ce pour cette raison que l’on ne trouve comme indice concret de l’application de ce programme qu’une invitation à faire danser et écouter de la musique, parce que ces activités qui lient le plaisir esthétique et les mathématiques, sont à la fois objet de plaisir esthétique et de justes proportions. 380 Une étude comparative du vocabulaire du Banquet de Platon et du Cantique des Cantiques de Salomon serait particulièrement éclairante, qui permettrait de distinguer les images privilégiées et le vocabulaire choisi de part et d’autre pour décrire l’amour divin.
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cipes pour expliquer l’expérience381, et inductive chez Augustin, qui part de l’expérience et tente de remonter aux principes, avec cette tension irréconciliable entre l’empirisme de la méthode et les dogmes de la foi dont il faut tenir compte382. Il est frappant de voir, en ce sens, que les deux grands livres consacrés au désir de Dieu chez Plotin et chez Augustin, celui d’Arnou, Le désir de Dieu dans la philosophie de Plotin et celui d’I. Bochet, Saint Augustin et le désir de Dieu, adoptent symptomatiquement des méthodes d’exposition différentes qui correspondent aux méthodes respectives des auteurs abordés. Le livre d’Arnou débute par un chapitre sur la tournure d’esprit et la méthode de Plotin où il insiste sur l’aspect dogmatique de sa pensée : « Plotin est un dogmatique. Sa pensée s’exprime d’ordinaire en sentences péremptoires, en arrêts décisifs – (…) [C’est] une doctrine qui s’impose du droit qu’à la vérité d’être intransigeante. Il faut…, la nécessité oblige : dei`…, ejx ajnavgkhς…, lovgoς ajnagkavzei…, ajnagkai`on ga;r h\n …, fhsin oJ lovgoς wJς ajnavgkh – ou bien : il est impossible : ouj ga;r oi|ovn te h|n … ouj duvnatai »383. Or, si Plotin « doute rarement »384, que « son besoin de Dieu n’est pas un tourment », que sa « recherche n’est pas anxieuse » et qu’elle « ignore la lutte intime qui divise l’homme »385, il en va tout autrement d’Augustin et de sa quête de Dieu, effrénée, anxieuse,
381 On peut citer un passage exemplaire des Ennéades [VI, 5, 2] où Plotin parle de sa méthode : « Le raisonnement a essayé de faire preuve de ce qu’on vient de dire (au sujet de l’être un et identique, partout présent tout entier). (…) Pour nous, dans cette question de l’être un et absolu, nous devons partir des principes propres à produire la certitude, à savoir, de principes intelligibles se rattachant aux Intelligibles et à l’essence véritable… ». Il faut toujours se situer au niveau du principe pour parler des choses : parler des choses sensibles en partant de leur nature et des principes qui leur sont propres et parler des intelligibles, en partant de « la nature de l’essence dont il s’agit (…) sans dévier comme par mégarde vers une autre nature, mais s’en formant une idée en partant d’elle ; car partout c’est la quiddité (to; tiv e[sti;) qui est le point de départ » [VI, 5, 3]. Il faut procéder ainsi pour éviter d’introduire rien d’étranger à l’essence de la chose et qui soit « emprunté à la nature qui est autre » [ibid.]. 382 C’est une tension que l’on sent très manifestement dans le De magistro où Augustin s’essaie à quelque chose comme une preuve phénoménologique de l’existence de Dieu. 383 Arnou, op.cit., p. 23. 384 Ibid., p. 24 385 Ibid., p. 21.
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hésitante, et qui part de ces doutes et de cette anxiété humaine tels qu’ils s’expérimentent quotidiennement pour monter jusqu’à la fruitio Dei386. Au texte d’Arnou sur le dogmatisme de Plotin répond celui de Bochet sur l’absence de dogmatisme chez Augustin (malgré la foi) : « L’homme ne peut (…) désirer Dieu que parce que Dieu, le premier, l’appelle et le cherche. Toutefois, cette priorité absolue de Dieu n’implique pas, dans la doctrine augustinienne, une sorte de ‘dogmatisme théologique’ ; Augustin, au contraire, la met en évidence à travers les cheminements obscurs du désir humain »387. Pas question ici de partir des principes du désir divin : on partira des circuits difficiles, laborieux et pour ainsi dire impraticables du désir dans ses désordres. Chez Plotin, on étudie les principes du désir : c’est ce qu’il tente de faire lorsqu’il questionne : l’amour est-il un dieu, un démon ou une possession de l’âme ? Chez Augustin, en revanche, on étudie le désir à partir de ses errances : c’est en cela que consiste la confession de vie penchée sur l’itinéraire peccamineux, sur les égarements de la vie passée. On relèvera que cette différence méthodologique implique un usage différent du mythe, dont les uns, Platon et Plotin, ne peuvent se passer sur cette question de l’amour et du désir, et dont l’autre n’a guère besoin388. « La philosophie [de Platon et de Plotin au sujet de l’amour], dit Ucciani, 386 Même remarque de Pépin, « Introduzione al libro XII », in Sant’Agostino Confessioni, op.cit., t. V, p. 152. et p. 161-164. 387 Bochet, op.cit., p. 7. 388 La pensée d’Augustin s’appuie en réalité sur certains grands « mythes » bibliques avec une fréquence et une satisfaction particulièrement grandes. Mais il me semble que ce que produit cette référence au mythe n’est pas tout à fait assimilable à ce que produit la référence platonicienne ou plotinienne au mythe et que cela peut se penser relativement à la différence que j’ai soulignée entre une attention plus particulièrement portée sur l’être démonique de l’homme chez les platoniciens et sur l’être démoniaque, sur le péché, chez les chrétiens. Le mythe de part et d’autre explique la parenté de l’homme avec le dieu, sa similitude mais d’un côté comme une hypothèse d’explication de ce qui est et de l’autre comme une hypothèse d’explication de ce qui n’est plus, de ce qui s’est perdu. Ce qui change fondamentalement les choses. Augustin part de l’expérience que nous faisons quotidiennement de notre finitude : les limites de notre mémoire, la fuite de nos idées, notre incapacité à maintenir notre attention sur des choses qui nous paraissent pourtant capitales, l’absence de maîtrise de notre volonté qu’atteste le mouvement autonome des parties sexuelles, l’obscurité du rapport à soi, voire même l’inaccessibilité à notre for intérieur que nous devons toujours rencontrer de l’extérieur (et qui fait dire à Wittgenstein que nous avons un accès privilégié aux
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ne viendrait qu’après coup. Il y aurait en ces domaines une priorité au poète que la philosophie se contenterait de casser, où la rationalité ne serait qu’une anti-poésie ». Il n’est certes pas anodin que, aussi bien dans le Banquet et le Phèdre que dans le traité 50 de Plotin, « le mythe ait une place prépondérante et trouble quelque peu l’habituelle restitution par et dans la rationalité. Tant chez Platon que chez Plotin, la raison se confronte au mythe, là dans ces choses de l’amour. Et si elle s’affirme, il n’est pas sûr que ce soit dans l’extinction du mythe »389. L’usage plotinien du « comme si »390, où le concept tente de se substituer à l’image mythique, trouverait ici sa justification dans la mesure où il est impossible de quitter le champ de l’expérience humaine et du langage humain pour décrire l’Un, et impossible, aussi, de quitter le mythe pour décrire l’amour, même s’il importe de redresser le mythe et de donner à penser dans la simultanéité ce qu’il donne à voir dans la succession, de contracter l’aspect polymorphe du récit mythique avec l’existence uniforme de ce à quoi il renvoie391. autres et non à nous-mêmes), etc. Les mythes sont alors convoqués pour parler d’un temps où les choses n’étaient pas comme nous les éprouvons maintenant, depuis notre finitude. Ce sont justement ces limites éprouvées, ces expériences de la finitude que les mythes platoniciens ne prennent pas en compte parce que la parenté avec le dieu ou avec les idées qu’ils racontent est pensée comme actuelle ou potentielle. 389 L. Ucciani, Sur Plotin…, op.cit., p. 112. Cf. également Bréhier : « … dans son ensemble, ce traité [le traité 50 « sur l’amour »] emploie une méthode d’interprétation allégorique qu’on trouve assez rarement (…) dans les écrits de Plotin » [Bréhier, présentation d’Enn. III, 5, p. 73]. 390 L’usage du « comme si » est mis en lumière et analysé par L. Couloubaritsis, op.cit., p. 687-688 et p. 692-694. 391 Au sujet de Platon, Grœthuysen propose le même type d’explication à la nécessité du mythe, en relevant la double impossibilité de penser la vie à partir des Idées et de penser le monde des idées à partir des expériences de la vie : « Il est impossible de déduire de l’Idée pourquoi nous ne pouvons pas la contempler. Le problème de la vie par rapport à la contemplation des Idées n’est pas à résoudre. On ne peut même pas le poser en termes d’Idée. Il ne se pose qu’au cours de la méditation du philosophe sur la vie, en tant que problème humain détaché de l’expérience concrète de la vie ». Et inversement : « Il n’y a pas d’expérience de la vie qui puisse nous permettre d’interpréter le rapport de l’homme avec le monde des Idées. On ne saurait pas davantage le déduire de la connaissance de l’âme humaine. L’unité entre la philosophie et la vie ne se laisse concevoir que si l’on recourt au mythe. Le sens, la signification de la pensée philosophique comme procès vital ne se laisse exprimer que par le mythe. L’acte de penser, dans la signification qu’il a dans la vie, ressortit au mythe, tout comme l’Idée elle-même, lorsqu’elle est conçue en fonction de l’attitude prise par l’homme envers la vie » [B. Grœthuysen, L’Anthropologie philosophique, Paris, Gallimard, 1953, p. 26].
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C’est en effet que la position d’un signifié pur et transcendantal, hors le double de la représentation, empêche la constitution d’un appareil conceptuel qui définisse les Idées. C’était la critique d’Aristote contre Platon : s’il faut se réclamer de l’inspiration de l’Idée pure, on ne peut pas parvenir à la spécification fondée des concepts. « Platon, rapporte Éric Alliez, devait inventer ces grands récits de la fondation dont il avait besoin pour authentifier l’irreprésentable lignée pure de l’Idée… Seul le recours au ‘mythe’ permettra d’évaluer les prétendants en fonction des degrés de participation élective à l’Impraticable qui donne également à chacun quelque chose à participer. C’est le proto-récit de la fondation qui désigne l’Idée comme fondement propre à faire la différence au moment où la dialectique découvre dans le mythe sa véritable identité »392.
392
E. Alliez, « Ontologie et logographie. La pharmacie de Platon et le simulacre », in Nos Grecs et leurs modernes, Paris, Seuil, 1992, p. 220-221. Le proto-récit de la fondation qu’Augustin commente dans les Confessions désigne le moment de la corruption et de la diffraction : la structure du double et la nécessité du langage articulé (voir même de la pluricité des langues consécutive à l’orgueil de l’esprit de Babel). La présence simple n’est pas posée, elle est supposée d’emblée absente. Mais on voit bien évidemment que l’on est toujours dans la même structure du modèle et de la copie, du théâtre des ombres et de la non-théâtralité de l’être absolu..
AVEC DES MOTS, CARESSER DIEU Lorsqu’il étudie les modalités de la lecture augustinienne de la Bible, Marrou souligne que tout l’intérêt qu’Augustin assigne à cette tâche se trouve dans l’effort qu’elle exige et qui exerce l’attention de l’esprit. Mais notons soigneusement les termes dans lesquels il choisit de relever cela : « L’obscurité de l’Écriture, le travail que nécessite la recherche du sens caché a comme avantage d’aiguiser notre attention et notre zèle, d’exciter notre désir, de nous pousser plus activement à la recherche de la vérité, d’éviter que l’esprit ne se laisse abattre par l’ennui »393. Effort sans doute, zélé même, et tension, attention et travail de l’esprit394, mais qui aiguise le désir et permet ainsi à l’effort d’être plaisant. Interrogé par Augustin, l’effort de donner sens aux mots dit sa parenté avec le plaisir. Un plaisir que les mouvements permanents de recul du texte, son obscurité, la répétition même de l’effort qu’il exige de son lecteur pour trouver un sens susciterait, entretiendrait, enflammerait. Le texte n’est pas femme offerte, trop généreuse. Celui qui est offert, qui travaille et s’efforce de s’offrir, c’est le lecteur qui attend Dieu (et son texte) comme une femme amoureuse. C’est le lecteur qui s’offre et le texte qui se refuse, et attise le désir. Et ressuscite sans cesse le plaisir de son lecteur. Plaisir de l’attente. Du différé. Plaisir qui se tisse encore dans le tissu du temps. L’empêchement n’est plus celui qui vient de l’extérieur contaminer la lecture : il se glisse à l’intérieur de la relation au texte. Le texte, tout proche, se maintient pourtant toujours un peu à l’écart. Refuse la fusion. Résiste et ouvre
393
H.-I. Marrou, op.cit., p. 487-488. La scène de lecture silencieuse d’Ambroise signale bien la lecture comme un travail, opus, de l’esprit « pour refaire l’esprit » [Cf. VI, III, 3]. 394
260 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
les champs pleins des fleurs cette fois (et non plus des ronces et épines) d’une sensualité littéraire et divine, du désir de comprendre et du plaisir de commenter et de chercher. Il séduit. Chose relativement neuve dans l’histoire de la lecture, qui échappe à la tradition de l’école d’Antioche que toute l’orthodoxie occidentale a retenue et qui accorde toute importance au sens littéral : « Ici se fait jour une conception extrêmement curieuse et dont l’importance dans l’histoire de la culture ne saurait être négligée : l’obscurité de l’expression, le mystère qui entoure l’idée dissimulée sont pour celle-ci le plus bel ornement, une cause puissante d’attrait. Exciter le désir de chercher, telle est, lisions-nous, l’utilité du secret »395. L’opposition serait donc plutôt à situer entre d’une part l’exégèse littérale que son évidence, sa platitude peut-être et sa sobriété intellectuelle conduisent à assimiler à un exercice sévère qui convient mal au tempérament de l’Africain et, d’autre part, l’exégèse alexandrine (celle d’Origène qu’Augustin reçoit d’Ambroise et qui provient de Paul (Gal. IV, 22-31)396), exégèse spirituelle qui s’attache davantage au sens mystique et symbolique du texte397. On notera d’ailleurs que la ligne qui passe entre ces deux exégèses est celle qui sépare Faustus, le mauvais lecteur, d’Ambroise. Lorsqu’au livre V, Augustin opposait Ambroise aux manichéens : il entendait en effet défendre l’intérêt d’une interprétation symbolique de la Bible contre l’interprétation trop littérale des manichéens. À ceux-ci qui soulignaient les incohérences du texte de la Genèse I, 26 et IX, 6 selon lequel l’homme aurait été fait à
395
Marrou, Ibid., p. 488. Je souligne. Origène exige que le texte, puisque c’est un texte sacré, ait un sens digne de l’Esprit Saint. Le sens littéral ne répond que rarement à un critère aussi redoutable. D’où la recherche systématique des sens cachés, compris, selon la perspective paulinienne, comme l’esprit caché sous le voile de la lettre. 397 Sur les sacramenta de la Bible, dont la retenue et le mystère sont plus propres à faire naître et à exacerber le plaisir littéraire, cf. la patiente analyse de C. Couturier, « Sacramentum et Mysterium dans l’œuvre de saint Augustin », Études augustiniennes, Paris, Aubier, 1953, p. 189-255. Dans le De quant. Anim. XXXI, 63, Augustin adapte à cette distinction entre le sens littéral et non littéral celle des platoniciens entre le sensible et l’intelligible. Par ailleurs, M. Comeau note que l’exégèse néo-platonicienne a également incliné Augustin à privilégier l’interprétation symbolique : « À l’influence d’Ambroise se joignit bientôt celle des néo-platoniciens dont Augustin découvrait la doctrine dans les traductions de Marius Victorinus. En expliquant les dialogues de Platon par un allégorisme systématique, ne cherchaient-ils pas dans le monde créé les vestiges de l’hypostase fondamentale ? » [op.cit., p. 110]. 396
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261
l’image de Dieu et qui condamnaient cette vision anthropomorphique de la divinité, Ambroise objectait, « plus spirituel », que c’est l’âme seule qui, par sa nature spirituelle, est à l’image de Dieu398. Ce n’est pas un hasard, note Augustin, si dans ses sermons, Ambroise répétait souvent la formule de Paul : littera occidit, spiritus autem vivificat, « la lettre tue, mais l’esprit vivifie » [II Cor. III, 6]399. Opposer Faustus et Ambroise, c’est dès lors, dans le chef d’Augustin, opposer la lettre et l’esprit, deux types d’exégèse – celle d’Antioche et celle d’Alexandrie –, et c’est aussi par conséquent opposer l’hyper-rationalisme au plaisir littéraire. Le texte VI, III, 6 est très clair à cet égard : « Je me réjouissais aussi (gaudebam etiam) à propos des antiques écrits de la Loi et des Prophètes : on ne me demandait plus de les lire de cet œil qui leur trouvait auparavant un air absurde, quand j’incriminais tes saints comme s’ils pensaient ainsi ; mais en réalité ils ne pensaient pas ainsi. Et, comme s’il recommandait une règle avec le plus grand soin, souvent dans ses discours au peuple, Ambroise disait une chose que j’entendais avec joie (laetus audiebam) : ‘la lettre tue mais l’esprit vivifie (littera occidit, spiritus autem vivificat)’ ; et en même temps, dans les textes qui semblaient à la lettre contenir une doctrine perverse, il soulevait un voile mystique et découvrait un sens spirituel… ».
La libidinisation du plaisir dont parle Foucault s’est effectuée en parallèle avec l’intellectualisation du travail. Le plaisir en tant que plaisir de l’esprit, et non plus spécifiquement et exclusivement du corps, a pu se colorer d’une valeur positive précisément parce que et dans la stricte mesure où il a été associé à l’une des valeurs les plus importantes du christianisme : la notion de travail400. Loin donc qu’il faille exclure, dans l’univers chré-
398
Cf. VI, III, 4; VI, XI, 18; et plus tôt De beata vita, I, 4. Cf. également V, XIV, 24. 400 Je n’entends pas nier l’idée d’un plaisir proprement intellectuel ni même d’ailleurs l’idée d’un travail de l’esprit chez Platon et Plotin (notamment), mais l’absence significative d’un lien entre les deux. Ainsi, si le thème de la douleur est très présent dans l’allégorie de la caverne où le cheminement vers la lumière du monde intelligible est difficile, laborieux et lié à un effort et à un arrachement au cocon de l’obscurité douce aux yeux qui y sont accommodés, par contraste même le chemin décrit lorsqu’il est emprunté sur les ailes d’Éros paraît à la fois dépourvu de tout effort, élan sans frein. Chez Plotin, la chose est claire également : « …dès que la chaleur de là-bas l’a gagnée, l’âme reprend des forces, elle s’éveille, ses ailes prennent vigueur et, bien qu’elle soit aussitôt transportée d’amour pour l’objet qui, à ce 399
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tien à tout le moins, l’idée d’un plaisir littéraire et celle d’un effort herméneutique, il faut au contraire considérer, et la considération est morale évidemment, qu’il ne doit y avoir de plaisir littéraire que dans le travail et l’effort de compréhension fournis en lisant la Bible. Plaisir de l’esprit et non plus du corps, la lecture très symptomatiquement s’est désincarnée dans le silence des monastères. M. de Certeau souligne en ce sens que le passage à la lecture tacite introduit un changement radical dans la façon dont le corps du lecteur n’est plus impliqué que dans une mobilité de l’œil401. C’est plus exactement l’effort de l’esprit qui est substitué à celui du corps : «... il lui fallait ménager sa voix qui se cassait au moindre effort, et ce pouvait être aussi une juste raison pour lire silencieusement (tacite legendi) » [VI, 3]. Et Isidore de Séville commentant ce passage indique que l’esprit est telle une mer qui s’avance plus loin à mesure que le corps se retire : «... la lecture silencieuse (lectio tacita) est plus facile à supporter pour les sens que celle à voix déployée (aperta) ; l’intellect en effet s’introduit davantage, tandis que la voix de celui qui lit demeure en repos... » [Sentences, III, 14, 9 (689B)]. ∗ ∗ ∗ Un extrait de l’incipit aborde clairement la question de l’origine du plaisir. Augustin interroge : ne faut-il pas connaître celui que l’on prie sous peine de prier quelqu’un d’autre ? Il reformule alors l’énoncé : il ne faudrait pas tant connaître Dieu que le désirer. Sous la forme d’un manque,
moment là, est le plus proche d’elle, elle s’élève, pourvu qu’il soit plus haut, comme si elle en avait le ressouvenir. Et tant qu’il y a des objets d’amour toujours plus élevés que celui où elle parvient, elle s’élève, par un mouvement naturel, soulevée par celui qui lui a fait don de l’amour. Et elle dépasse alors l’Intelligence. Mais elle ne peut courir au-delà du Bien parce qu’il n’y a plus rien au delà de Celui-ci » [Enn. VI, 7, 22]. Or, si éros est un élan « naturel », agapê est le fruit d’un travail du désir : il faut travailler à s’ouvrir les voies de l’amour et de ses enchantements, les Confessions et le double exercice d’écriture et de lecture qu’elles représentent constituent ce travail de l’amour, cette mise en bouche amoureuse qui éveille lentement et laborieusement même le désir pour Dieu. 401 M. de Certeau, L’invention du quotidien, t. I, Arts de faire, Paris, 10/18, 1980, p. 294 sq.
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d’une absence, éprouver l’autre plus que le connaître. Et sous le signe du plaisir, l’invoquer, le louer : « C’est toi qui le pousses à prendre plaisir à te louer parce que tu nous as faits orientés vers toi et que notre cœur est sans repos tant qu’il ne se repose pas en toi (tu excitas ut laudare te delectet, quia fecisti nos ad te et inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te) » [I, I, 1].
Le terme delectare employé ici renvoie aux trois styles de la composition, probare, delectare et fectere, que décrivent l’Orator [21, 69] et le Brutus [49, 185] de Cicéron. Plutôt donc de rattacher la louange de Dieu à la recherche de vérité qui caractérise le premier style ou au charme de l’élégance qu’ajoute au premier le deuxième style, Augustin élabore une rhétorique liée à une ontologie du désir, une rhétorique qui vise à toucher et à enflammer les âmes car c’est par le désir que l’homme tout à la fois s’élève à Dieu et réalise son essence. Le livre des Psaumes – la voix de Dieu par laquelle Augustin commence à Le louer dans cet incipit – débute précisément par le constat d’un plaisir pris à la loi de l’autre : « Heureux l’homme (…) qui trouve son plaisir dans la loi de Yahvé et jour et nuit médite ta loi ! » [Ps. I, 1-2]. Plaisir pris à la loi de l’autre, plaisir du commentaire infini. C’est Dieu qui « excite » et donne l’impulsion, éveille le désir. Désir inquiet comme tout désir parce qu’en écart par rapport à son objet mais aussi plaisant : on prend plaisir à cet écart (celui du temps et celui des mots) dont on palpe sans cesse l’existence. Le plaisir suscité par le désir est de palper l’écart entre la pulsion désirante et l’objet du désir. On prend plaisir à l’inquiétude de ce désir parce qu’elle nous rend plus attentifs et plus affectés par tout ce qui vient de l’être désiré. On prend plaisir à cette inquiétude parce qu’elle ne nous concerne pas nous, mais Dieu et qu’elle nous extrait d’une quiétude qui serait tout juste de l’autosatisfaction, de l’autosuffisance. Cette inquiétude fait vivre et donne mouvement, elle substitue l’attente au retard402. Le péché de l’homme est le retard ; son amnistie, l’attente. Le retard est coupable, l’attente salvatrice, salutaire. Et le désir, au milieu, travaille à transformer le retard en attente. Tantôt, fautif, l’homme est en retard au
402
Sur ce thème, cf. A Di Giovanni, L’inquietudine dell’anima. La dottrina dell’amore nelle ‘Confessioni’ di sant’Agostino, Roma, 1964.
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rendez-vous, tantôt, effaçant sa faute, il attend, comme un amoureux transi et impatient, affolé. La question de l’origine du plaisir s’effacerait alors sous le coup d’une hypothèse plus forte : l’origine est un néant de sens pour l’homme dans lequel le plaisir se trouve toujours déjà. Avant l’intelligence, le langage, avant la conscience et l’éducation (la rééducation) qu’elle permet : le lait maternel dans lequel l’enfant pourtant sans logos boit déjà le nom de Dieu, comme pour éveiller plus tard une soif inextinguible de le louer. Dans le néant originel de mémoire et de mots : la constitution du désir de Dieu vécu comme le manque et l’inquiétude amoureuse pour celui qui manque. C’est le nom de Dieu qu’Augustin boit dans son lait de nourrisson, c’est le nom de Dieu qu’il prononcera dans ses prières d’enfant. Et c’est encore le nom de Dieu qui rendra le plaisir littéraire plus terne, lorsque à dix-neuf ans, il découvrira la sagesse philosophique dans l’Hortensius de Cicéron. Chaque lecture est évaluée à l’aune d’un manque de la cultura Dei : le nom du Christ alors et plus tard, enfin, dans les livres platoniciens, l’idée de l’incarnation et de la descente du Christ sur terre. Le langage, en retard bien sûr, aurait alors son lieu d’impulsion dans le désir de parler de Dieu. Retard comblé par le désir de parler. Le discours tourne alors sans cesse autour du manquant. Comme pour l’appeler, le rendre présent grâce aux mots. Un peu superstitieux, sans doute, comme si la beauté des mots pour le dire devait encourager son arrivée. (Il y a là une certaine ambiguïté : l’homme désire un Dieu qui se ferait donc d’une certaine façon attendre, et qui d’une autre façon serait toujours déjà là à attendre l’homme inéluctablement en retard parce que toujours pécheur et à susciter chez lui ce désir et cette attente). Et si le confessant cherche alors ses mots pour dire cette flamme, ceux qui lui viennent s’évertuent « à faire travailler la physiologie jusqu’à pousser les puissances sensorielles et, par conséquent, sensuelles du corps jusqu’à l’infini. L’inhibition qui le frappe naturellement est levée, elle se métamorphose en prodigalité »403. À force d’écrire amoureusement, de s’étendre dans le discours à parler d’amour, d’étendre le discours amoureux comme s’étire le veilleur attardé pour chasser l’engourdissement, à force de s’efforcer à porter la bannière
403
Lyotard, Ibid., p. 29.
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de l’amour, à force de teinter chacun de ses mots de sa couleur, les gestes se font attitude et l’attitude, trait de caractère ; l’adverbe se transforme en adjectif : amoureusement devient amoureux404. Augustin, c’est l’écriture qui fait le trottoir, aguichante ; c’est l’écriture qui se couche, un peu sensuelle, et le moi qu’elle accouche, un peu indiscrète mais maternelle. Autant dire, un nouveau monde d’écriture. Un lyrisme de type élégiaque, mais qui doit se prendre au sérieux parce qu’il prend Dieu pour objet d’amour et de louange. Avec Augustin, on « coucherait » bien les mots sur le papier, comme on accoucherait de ses émotions et de ses larmes dans la lecture, perdant ainsi un peu de la dignité d’une pensée qui se tient debout et de ses raisonnements, assis, posés, appuyés sur ce point d’appui minimal qu’est la certitude d’elle-même405. Chez Augustin, en revanche, l’écriture a besoin d’un autre, d’un hôte, qui l’accueille et où elle fasse son lit. De manière plaisante – complaisante même – « Je » partout s’étale sur le codex (pour dire l’autre ou, plus exactement, pour dire ceci : « Je t’aime »). Il s’étale mais on ne peut pourtant pas dire encore qu’il se repose, même si c’est bien cela l’objectif. Il s’étale dans le lit du discours et s’essouffle d’abord en se déclarant, s’épuise de son désir et puise à ce désir pour commenter infiniment la relation qui le lie à Dieu. Plaisir amoureux de parler de/ à l’être aimé que Barthes décrit si bien : « Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. Mon langage tremble de désir. L’émoi vient d’un double constat : d’une part, toute une activité de discours vient relever discrètement, indirectement, un signifié unique, qui est ‘je te désire’, et le libère, l’alimente, le ramifie, le fait exploser (le langage jouit de se toucher lui-même) ; d’autre part, j’enroule l’autre de mes mots, je le caresse, je le frôle, j’entretiens ce frôlage, je me dépense à
404 Ce passage de l’adverbe à l’adjectif signifie que ce ne serait pas parce que l’on est amoureux que l’on fait tel geste ou dit tel mot « amoureusement », c’est parce que l’on fait tel geste et dit tel mot que l’on est amoureux, ce seraient les gestes faits amoureusement qui nous construisent amoureux et non l’inverse. [Sur ces questions, cf. V. Despret, Ces émotions qui nous fabriquent, Paris, Sanofi-Synthélabo, « Les Empêcheurs de penser en rond », 1999]. 405 On pense ici évidemment à l’opposition utilisée par le Pseudo-Denys entre deux types de langages : maqei`n et pavqein. Cf. Des noms divins, II, 9, col. 649B.
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faire durer le commentaire auquel je soumets la relation »406. Dira-t-on à quel point ces mots de Barthes résonnent avec l’impression du lecteur des Confessions ? Le langage réellement y « tremble de désir » et semble sans cesse, dans un double mouvement, s’alimenter au plaisir et alimenter ce plaisir. Chez Augustin, le langage est, pourrait-on dire, « africain », un langage du corps, une pelure au dessus du sens qui vibre de plaisir, une peau sensible, aux sensations exacerbées. Et le contact avec les mots et avec les textes semble être, lui aussi, physique : le texte a une chair, le texte est une chair contre laquelle, à vif, à nu, Augustin frotte la sienne407. Cette écriture enflammée, entrecoupée des mots de Dieu et de ceux pour Le louer et dire son amour pour Lui, montre une fois de plus combien le texte des Confessions est avant tout un texte prescriptif au sens que Foucault donne à ce mot : un texte qui est lui-même objet de pratique, qui est fait modifier l’âme de l’écrivain et du lecteur, pour y implanter un nouveau rapport à soi médié par la Bible. L’élégie érotique romaine dans laquelle Augustin a baigné son adolescence devient éthopoïétique. Il ne faut plus tant mimer l’impuissance et l’amour impatient, il faut devenir cette impuissance et cette impatience amoureuse, en les disant, en les étalant sur le codex408. Contrairement au poète qui affecte d’être l’esclave d’une passion ou de rêver vraiment de pureté rustique, mais qui n’entre pas vraiment en conflit avec les choses, qui ne donne pas tort au monde et ne milite pas auprès de ses lecteurs pour modifier leurs idées, Augustin cherche à toute force à se frotter à un réel dont il espère une conversion de son être et il milite pour un rapport au monde, à Dieu et au langage qui ait cette force de transformer des identités. Dans la mesure où il a éprouvé combien le langage simple et fruste de la Bible était difficile d’accès, il est conduit à ouvrir le commentaire exé-
406
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, op.cit., p. 87. Le passage où Philon condamne le plaisir en soulignant qu’il est pervers par nature est suivi d’un passage qui parle de la peau, oJ dermavtinoς, qu’il assimile de même à une chose « mauvaise et insidieuse envers l’âme » [Leg. all. III, 69]. La peau est source et lieu privilégié du plaisir. Ainsi n’est-ce pas un hasard si Philon ne conçoit pas le firmament comme une peau d’écriture mais que la peau est et reste à ses yeux celle qui servit à couvrir la nudité devenue coupable d’Adam et Ève après le péché originel. 408 Cf. P. Veyne, L’élégie romaine, op.cit., p. 39 : « Dans l’élégie, il y a de l’impuissance, mais elle est jouée ». 407
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gétique et le catéchisme à des procédures scripturaires empruntées à l’élégie romaine, telle cette invocation suppurante de lyrisme, pour lui donner une dimension plus attractive et afin qu’elle produise son effet opérateur sur l’âme de l’écrivain et des lecteurs. L’expérience mystique est ainsi appelée à surgir dans une pratique d’écriture de soi qui est de type invocatoire. Augustin retient aussi la leçon du De Oratore de Cicéron : l’orateur ne saurait toucher son auditoire s’il n’est lui-même touché. L’éloquence est telle un feu, dont il faut soi-même brûler pour le communiquer [II, 46, 191 sq.]. Ce plaisir dont l’écriture d’Augustin est toute infusée doit être jugé d’après sa fonction. C’est un dispositif textuel qui vise à produire sur l’auteur comme sur le lecteur la transformation de soi que le texte décrit. Ainsi, par exemple, l’extase et la conversion ne sont pas seulement des épisodes décrits, ce sont les fruits d’un travail sur soi et sur la Bible que le texte des Confessions tente de réactiver par son style littéraire. Comme le dit E. Dubreucq, « la possibilité de l’effusion et du ‘cri du cœur’, de l’appel au salut et de la prière, a pour condition l’utilisation dans l’écriture de ce style invocatoire. Ces procédés stylistiques rendent possible l’activation d’une pratique générale d’écriture de soi, grâce à laquelle peuvent se produire en chacun des effets de modification et de transformation. L’expérience mystique ne surgit pas indépendamment d’une mise en écriture qui n’aurait pour effet que d’en témoigner. L’écriture est une pratique productive ancrée dans une tradition »409. Si l’écriture est, comme la lecture, avant tout un exercice spirituel de cette ascèse augustinienne devenue si étrangère au mépris antique du corps et de la passion, elle en respecte naturellement le dispositif : il ne faut plus tant raisonner dialectiquement que s’enflammer passionnément. M. Szentkuthy décrit ainsi le parcours d’écrivain d’Augustin : « … partir d’une vision intellectuelle du monde propre à la jeunesse pour parvenir à la perception sentimentale de l’âge mûr, c’est là l’itinéraire d’Augustin et de tous les grands esprits. Non point l’inverse. On ne passe pas d’un lyrisme adolescent aux philosophies de la vieillesse »410. À l’entreprise philosophique
409
E. Dubreucq, op.cit., p. 123-124.
410 En lisant Augustin, éd. J. Corti, 2000, p. 62. En sens inverse, voir Cicéron, De la vieillesse,
XII, 39 : « … la vieillesse est, dit-on, privée de plaisirs (voluptatibus). Oh ! le beau présent de l’âge, si vraiment il nous enlève ce que l’adolescence a de plus répréhensible ! ».
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de connaissance de soi qui conduisait encore le jeune Augustin à clarifier dans ses Soliloques le concept d’âme et à conduire cette recherche dans un dialogue avec la raison, succède une autre forme de connaissance de soi où d’une part, l’âme ne parvient plus par elle-même à la connaissance de soi et de Dieu, mais où c’est Dieu et son texte qui lui donnent cette possibilité et où, d’autre part, succède à l’argumentation dialectique avec la Raison l’invocation passionnée de Dieu par ses paroles qui, consignées dans les Écritures, communiquent leur puissance à celui qui y inscrit sa parole propre. On s’éloigne donc du logos propre à la philosophie pour s’approcher de celui de l’élégie et de la rhétorique qui s’appliquent à mettre en œuvre les passions411. Depuis Gorgias et Thrasymaque jusqu’à Aristote et Cicéron, l’importance des pathê et du mouere dans la rhétorique a partout été soulignée, surtout dans le discours délibératif. Mais c’est sur cette base aussi que la rhétorique a été distinguée de l’argumentation dialectique et rationnelle de la philosophie, y compris de la philosophie dans sa dimension pratique. Ainsi, jusqu’alors, le souci de soi se trouvait réduit au cadre de cette seconde pratique discursive : seuls les philosophoi prennent véritablement soin d’eux-mêmes et c’est dans un type de recherche précisément dialectique que ce souci de soi se pratique. La réhabilitation augustinienne de la passion conduira le dispositif proprement chrétien du rapport à soi à autoriser désormais un autre type de discursivité, plutôt rhétorique pour se dire et cultiver le souci de soi. Depuis la période hellénistique, en partie sous l’influence de la diatribe cynique, la philosophie avait abandonné son assimilation de l’art oratoire à un art de tromper, en partie parce qu’elle voulait atteindre un large public et en partie parce que loin de se cantonner dans des démonstrations logiques et techniques, elle se voulait un art de vivre. Augustin ne fait ici que prolonger un changement progressif et déjà ancien, dont le livre V des Tusculanes et le début du Traité des Devoirs 411 Cf. L. Pernot, op.cit., t. I, p. 280: « Apollonios de Tyane symbolisait par une image les deux formes complémentaires du logos. L’une est comme la lumière, elle éclaire ; l’autre est comme le feu : elle brûle. La philosophie souhaiterait s’en tenir à la première, tandis que la deuxième est du domaine de la rhétorique ». Concernant Augustin, Ucciani souligne que la dimension clinique de l’élaboration conceptuelle du moi dans les Confessions est liée non pas « à la fuite hors le pathos adolescent » mais à « la construction ou [à] l’élaboration d’un pathos mûr » [op.cit., p. 158].
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de Cicéron notamment pouvaient lui avoir fait sentir l’importance. Reste qu’il faut faire droit aussi, à côté de la critique de l’orgueil philosophe, à la critique acerbe et répétée qu’Augustin propose dans les Confessions de l’immoralisme des rhéteurs : on y assisterait en réalité plutôt au passage du rhètôr antique au pastor chrétien, c’est-à-dire au passage d’une rhétorique dégagée de tout souci éthique et ascétique à une rhétorique proche du genre épidictique, et plus précisément de l’éloge aux dieux et visant bien à emporter l’adhésion du public mais dans le cadre particulier des dispositifs de transformation de soi. Le pastorat chrétien est la conjugaison d’une ascèse sévère (de facto limitée à un petit nombre de disciples) à une rhétorique séduisante qui vise à en élargir le public. C’est une rhétorique dégagée de la res publica et engagée dans l’herméneutique de soi comme être de désirs412.
412
La définition habituelle de la rhétorique, orator est vir bonus dicendi peritus, que l’on retrouve chez Sénèque [Controversiae, I, 9], Quintilien [Inst.orat. II, 15, 34] et Cicéron [De finibus, III, 20, 66 ; De natura deorum, II, 25, 45 et Pro Sestio 45, 96] souligne la dimension politique indispensable à la fonction d’orateur. L’orateur est un homme vertueux, dont la vertu consiste à accomplir tous ses devoirs sociaux (officia, munera).
L’INDUCTION DU DÉSIR Marrou souligne l’évidence du plaisir littéraire pour Augustin : « D’où provient le plaisir singulier que nous éprouvons de la sorte, saint Augustin renonce à l’expliquer ; personne cependant, pense-t-il, n’osera le nier : nunc tamen nemo ambigit et per similitudines libentius quaeque cognosci et cum aliqua difficultate quaesita multo gratius inveniri413… Libentius, gratius, et plus haut delectat audientem, suavius : relevons ces termes. C’est bien du plaisir, et d’un plaisir d’ordre littéraire qu’il s’agit ici »414. Marrou relève cela et tire les choses en un autre sens (il les lit depuis d’autres registres) : plaisir moral, disais-je, parce que lié à la valeur du travail. Plaisir décadent, gratuit, souligne Marrou : le plaisir de la culture décadente, celle dont les exigences de rigueur et de scientificité s’oublient dans une course au plaisir. Course qui est sans pourquoi. Peu importe, en effet, de savoir d’où provient ce plaisir, l’essentiel est qu’il existe. La position de Marrou implique cependant une hypothèse coûteuse dans la mesure où elle impose une rupture dans le mode habituel du questionnement augustinien. Il faudrait supposer avec Marrou que l’incessante quête augustinienne de l’origine s’arrête ici, dans ce constat d’un plaisir littéraire pris à commenter le texte de Dieu. Il faudrait bien constater que partout Augustin interroge : d’où (unde ?) suis-je venu [I, VI, 7] ? D’où la vérité et la certitude proviennent-elles [IV, XVI, 30] ? D’où la joie vient-elle [Ibid.] ? D’où le monde provient-il ? D’où le temps vient-il ?…415 Puis constater que, sur
413
De Doctrina christiana, II, 6, 7-8. Ibid., p. 489. 415 L’œuvre d’Augustin compte près de 9000 occurrences du terme unde, les Confessions plus de 300 occurrences : trop pour en faire ici la liste exhaustive. 414
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cette thématique du plaisir littéraire, la question de l’origine est renvoyée au non-sens ou à l’ignorance. Je ne conclurais pourtant pas aussi vite que Marrou de ceci à l’inexistence d’une question augustinienne adressée à l’origine du plaisir littéraire. Cette question, si elle est absente dans sa forme la plus brève, voire même écartée par Augustin au livre IV, n’en trouve pas moins une formulation, détournée mais néanmoins essentielle, sous la forme d’une critique adressée au « principe d’induction ». L’expression est de Barthes qui définit ainsi le phénomène : « L’être aimé est désiré parce qu’un autre ou d’autres ont montré au sujet qu’il est désirable : tout spécial qu’il soit, le désir amoureux se découvre par induction »416. Ce phénomène de transitivité réfère à la circulation d’un désir qui se propage comme une onde de choc et qui occupe un espace (public) de plus en plus grand. On trouve souvent la trace évidente, et la dénonciation sèche, coupante, de ce phénomène chez Augustin : « On loue un homme et on l’aime, quoiqu’il soit loin. Serait-ce que, de la bouche de celui qui loue, cet amour entre dans le cœur de celui qui écoute ? Loin de là ; mais l’un, qui aime, enflamme l’autre. On aime en effet celui qui est loué » [IV, XIV, 21]. Au même livre, Augustin parle d’Hiérius, un rhéteur romain réputé à qui il a dédié son premier ouvrage, le De Pulchro et Apto, sans pourtant l’avoir jamais rencontré, et dit ceci au sujet des motifs de la dédicace : « … je l’avais plus aimé dans l’amour de ceux qui le louaient que dans les choses mêmes dont on le louait » [IV, XIV, 23]. On trouve également ce soupçon sur la transitivité du désir dans la Cité de Dieu, dans une référence d’Augustin à Cicéron : « C’est l’honneur qui alimente les arts ; c’est la gloire qui enflamme tous les hommes pour l’étude ; celle-ci est toujours languissante quand le public la désapprouve » [Tuscul. I, 2, 4] ». L’opinion publique est propre à corrompre les âmes humaines de sorte que certaines choses sont « laissées comme négligeables en raison d’une désapprobation générale (…) alors même qu’elles sont bonnes et pieuses » [De Civ. Dei, V, XIV, 1]. On pense alors évidemment encore à la manière nonchalante dont Augustin dans les Confessions, réfère à l’ouvrage « d’un certain Cicéron (cuiusdam Ciceronis) » [V, XIII, 4]. Cette nonchalance dans la référence à Cicéron, un grand « classique », très apprécié, pourrait s’expliquer ainsi : le cuiusdam serait 416
Barthes, op.cit., p. 163.
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l’expression d’une résistance à ce phénomène de circulation du désir (dénoncé par Cicéron lui-même, qui en fut pourtant l’objet, comme le sera Augustin d’ailleurs) et qui veut qu’on adopte pour soi les désirs des autres et que l’on suive l’opinion publique pour définir l’ordre de ses désirs et le domaine des études et des arts. Or, sur quoi ce phénomène de transitivité de l’amour ou de l’admiration est-il fondé ? Sur l’absence d’une réflexion et d’un jugement personnel. Pour juger de la valeur et de l’intérêt d’une chose, on se reporte non pas au désir que l’on en ressent au moment même, ou à une évaluation autonome et pour ainsi dire immanente du plaisir, de la joie, de la crainte ou de la douleur que son idée suscite et que sa possession éveillera, on se reporte plutôt à l’idée et au désir anonyme de la collectivité. Barthes parle de ce phénomène comme d’un phénomène de la culture de masse : « La culture de masse est machine à montrer le désir : voici qui doit vous intéresser, dit-elle, comme si elle devinait que les hommes sont incapables de trouver tout seuls qui désirer »417. Plus une chose est convoitée, plus sa valeur augmentera, et cela de manière inconditionnelle (sans être liée à un besoin spécifique né d’une situation particulière). Plus une personne est admirée, plus elle nous semblera admirable. Tout se passe, dans ce cas de transitivité, comme si l’admiration, l’amour et le désir se vidaient de tout contenu. Par amour de l’amour, ou dans l’amour de ceux qui louent, plus que dans les choses mêmes pour lesquelles ceux-ci louent. Ce n’est plus pour telle raison particulière, au souvenir de tel geste singulier, de ce petit quelque chose de « spécial » que l’on aime quelqu’un. Ce n’est proprement pour aucune raison déterminée. C’est sans motif. On pourrait alors prétendre, peut-être, que toutes les critiques augustiniennes des séductions de la gloire et des honneurs, de la richesse et du pouvoir, et Dieu (à qui finalement elles sont adressées) sait si elles sont nombreuses et récurrentes, toutes ces critiques, donc, visent à casser ce mécanisme automatique d’attribution des valeurs et à ressusciter la question de savoir pour quelle raison au juste on aime telles personnes, telles choses ou telles situations.
417
Barthes, Ibid.
274 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
Pourtant est-ce bien ce type de discours qu’Augustin entend favoriser ? C’est en tout cas l’interprétation qu’imposerait le choix initial de Marrou de considérer que cette question du plaisir n’est pas celle du pourquoi, mais celle du plaisir pour le plaisir, celle d’un plaisir qu’il estime décadent. On soupçonne cependant déjà que, d’une « conduction » à l’autre, la condamnation est la même : la condamnation de l’« induction » du désir rejoint celle de la « séduction » plus qu’elle ne s’y oppose. Et dans ces retrouvailles, c’est bien la question de l’origine du plaisir et du désir qui est en jeu. Les hommes sont effectivement pour Augustin, « incapables de trouver seuls qui désirer », les pièges de la se-ductio en sont des témoins évidents, mais ce n’est pas pour autant la masse qui doit désigner le juste objet du désir. Il faut, dans les cas de séduction comme dans ceux d’induction du désir, détacher le désir d’où, erronément, il s’est attaché : au soi luimême ou à la collectivité, pour le rattacher à Dieu. Car celui qui doit conduire le désir pour l’amener à bon port, c’est bien Dieu et nul autre. Le bon port : le bon père. Il est encore question de ce transfert de paternité évoqué plus tôt. Dans l’univers de la se-ductio, qui n’est pas celui où Dieu règne en maître, le « je » insatisfait tourne en rond [VI, XVI, 26], il est renvoyé sans cesse à lui-même comme à une terre aride et il devient, dans sa quête vide, objet de sa propre interrogation, factus … mihi … quaestio. Et cette enquête est douloureuse, il est à lui-même un lieu d’infélicité, infelix locus [IV, VII, 12], une regio egestatis, qui renvoie à la forme circulaire du circuitus erroris : « je » est pour lui-même « un lieu d’infélicité sans pouvoir y rester, sans pouvoir en partir. Où mon cœur en effet pouvait-il fuir (fugeret) mon cœur ? où pouvais-je fuir (fugerem) loin de moi-même ? où pouvais-je aller sans me suivre (sequere) ? » [IV, VII, 12]418. La réponse néga-
418 On trouve des formules similaires chez Plotin : cf. Enn. VI, 9, 7 : « Bien que Dieu (l’Un) soit présent à tous les êtres, ceux-là peuvent l’ignorer, qui sont fugitifs et errants hors de lui ou, plutôt, hors d’eux-mêmes (feuvgousi ga;r aujtoi; aujtou` e[xw, ma`llon de au]tw`n e[xw), ils ne peuvent pas atteindre celui qu’ils fuient, ni, s’étant perdus eux-mêmes, trouver un autre ». Restent cependant ces différences essentielles que, chez Plotin, 1) on désire toujours ce qui manque et ce qui manque, ce n’est jamais le mal, la matière ou le non-être mais le bien, la forme et l’être. La fièvre du désir, hJ wjdivς, qui tourmente tous les êtres, témoigne que pour chacun il existe un bien qui lui est propre, marturei` o{ti e[sti ti ajgaqo;n eJkavstou. L’imperturbable optimisme de Plotin tient ici pour impossible que la nature désire en
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tive (« nulle part ») impliquée dans la formulation même de la question fait du lieu d’infélicité un univers clos et circulaire où « je » ne trouve jamais que lui-même, en voulant pourtant se fuir. « Je » est à lui-même son propre centre, il tourne autour de lui-même, égaré mais autonome. Les formules circulaires « J’aimais à aimer (amare amabam) » [III, I, 1], « nous étions à la fois séduits et séducteurs, trompés et trompeurs (seducebamur et seducebamus falsi atque fallentes) » [IV, I, 1]419 renvoient également à ce monde sans structure, où le cercle finalement n’a pas trouvé de centre pour le définir420. Dans la séduction, le moi est à la fois sujet et objet d’un désir qui tourne en rond, qui tourne à vide. C’est alors seulement à la condition de sortir d’elle-même, dans un mouvement d’extensio qui la porte vers la transcendance, que l’âme retrouve ce centre et l’unité qu’il procure, celle de son intentio421.
vain, car l’univers est ordonné et régi par une intelligence. On se souviendra que le péché pour Augustin n’est rien d’autre que cette faute du désir ici refusée dans la pensée plotinienne. 2) Cette idée d’un désir né du manque clôture le désir sur le sujet lui-même : toutes les démarches du désir visent toujours à me compléter moi-même. Bien sûr, cet amour de soi rencontre la transcendance divine, mais il s’agit tout de même d’une étape incontournable à cette rencontre avec le divin : il faut s’aimer soi et non ce qui est autre, là où chez Augustin il faudra plutôt renoncer à soi dans la mesure où le soi n’est de lui-même responsable que du mal et du non-être. Le passage qui suit montre à quel point justement Augustin tient, contre Plotin, à sortir des formules circulaires où le soi est à lui-même objet de question et de désir. 419 Et autres : placens et placere cupiens [II, I, 1], victoriosam victus [IV, II, 2], decepti deceptores [VII, II, 3], etc. Selon Pizzolato (Sant’Agostino Confessioni, op.cit., t. II, p. 157-158), cette structure représente la condition de l’autobiographie et plus largement de l’existence humaine qui procède d’un don de Dieu qui doit être transmis, diffusé. 420 Grégoire de Nysse exprime la même idée avec l’image de l’animal qui tourne inlassablement la meule [Oratio funebris de Placilla imperatrice, PG XLVI, col. 888 D]. 421 La distensio d’Augustin [XI, XXIX, 39] correspond à la diavstasiς de Plotin [Enn. III, 7, 11] et caractérise la dispersion et l’éparpillement dont l’âme sort par un mouvement inverse d’intentio. Mais cette unification de l’âme par l’intentio n’est possible que si l’âme sort d’elle-même et, dans un mouvement qui combine intentio et extensio, trouve son propre centre de gravité en Dieu [Cf. P. Aegesse, « Intentio, extensio », note complémentaire 15, BA 16, p. 589-590 et G. Bonafede, « Interiorità e immanenza » in S. Agostino e la grandi correnti della filosofia contemporanea, 1954, p. 312-318]. Ce mouvement combiné (ex et in), qui distingue la pensée d’Augustin du néo-platonisme, est l’un des axes essentiels du passage XI, XXIX, 39 clôturant la réflexion d’Augustin sur le temps en l’articulant à l’éternité : « Ainsi, oubliant le passé (praeterita oblitus), tourné non pas vers les choses futures et transitoires
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(non in ea quae futura et transitura sunt) mais vers celles qui sont en avant (sed in ea quae ante sunt) et vers lesquelles je suis non pas distendu mais tendu (non distentus sed extentus), dans un effort non pas de distension mais d’intention (non secundum distentionem, sed secundum intentionem), [je poursuis] mon chemin vers la palme à laquelle je suis appelé là-haut pour y entendre la voix de la louange et contempler tes délices qui ne viennent ni ne passent. Mais maintenant mes années se passent dans les gémissements, et toi, tu es ma consolation, Seigneur ; tu es mon Père éternel ; moi au contraire, je me suis éparpillé dans les temps (ego in tempora dissilui) dont j’ignore l’ordonnance et [dont] les variations tumultueuses mettent en lambeaux mes pensées, … jusqu’au jour où je m’écoulerai en toi, purifié, liquéfié au feu de ton amour » [XI, XXIX, 39]. Ce passage signale que la mémoire ou la prévision du futur distendent l’âme. Et, dans cette distension dans laquelle l’esprit se ressaisit du temps pour en faire une continuité grâce à la rétention et à la protention, l’âme humaine n’est pas encore réunifiée et apaisée. Dans la remémoration ou la prévision, on n’est pas encore parvenu au concept augustinien d’intentionnalité (dont on comprend alors qu’il échappe à la phénoménologie). Pour arriver à la véritable intention, il faut sortir de la variance du temps : oublier le passé et refuser de se tendre vers les « choses futures et transitoires ». Comment ? Augustin parle de trois états de l’âme humaine, la distension, l’extension et l’intention (distentio, extensio, intentio) qui peuvent servir à nous indiquer la voie à suivre : Intentio et Extensio se confondent comme moyen de quitter la Distentio, et d’aller vers ce qui ne passe ni ne varie : le Père éternel. Si Augustin ne nous est pas d’une grande aide pour distinguer intentio et extensio, la composition latine des termes nous permet de proposer une lecture de ces différents mouvements de l’âme. Dans l’in-tentio, c’est en moi (in me), que je me tends, alors que l’ex-tentio est au contraire une tension vers l’extérieur (ex me). On retrouve ici le double axe de la recherche de soi, qui est constant dans les Confessions : me chercher moimême pour découvrir Dieu (intentio) et chercher Dieu pour me découvrir moi (extensio). Le passage de l’extentio à l’intentio serait ainsi le mouvement de respiration entre Dieu et l’Ego [Peut-être ce passage est-il celui de la prière, dans laquelle on retrouve ce double mouvement, ex et in dans la double vocation de la prière d’invoquer et de louer, c’est-à-dire d’être « une parole qui appellera Dieu en l’âme, in vocare, ou pour laquelle au contraire, l’âme ‘se répandra’ en celui qu’elle loue » [G. Antony, op.cit., p. 10]. De ceci, je conclurais que chez Augustin, l’Ego se découvre toujours dans la distance, dans la « tension » : temporelle, l’âme est distendue, elle est hors d’elle-même, dans le monde des objets auxquels elle tente de donner sens dans la durée ; et lorsqu’elle quitte cette dispersion temporelle pour se chercher soimême, c’est sous le regard de Dieu qu’elle se découvre. Ce n’est plus le temps mais Dieu qui se trouve entre elle et elle-même. Cet écart se signale d’une part dans la nécessité de la « tension » qui reflète l’absence initiale d’adéquation, et d’autre part, dans la double modalité de cette tension qui est ex et in : le mouvement de recherche de soi-même n’est pas un simple mouvement de rentrée en soi qui me découvrirait dans l’autonomie comme sphère reclose sur elle-même (in me), c’est aussi et parallèlement un mouvement de sortie hors de soi (ex me) qui fait que je suis toujours étranger à moi-même.
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L’insistance sur le mouvement d’extension, qui peut sembler curieuse dans une pensée qui valorise l’intimité et qui définit la conversion comme un mouvement de retour en soi-même tient à la méfiance profonde et capitale d’Augustin pour la tentation de l’autonomie. La loi du sujet n’est pas celle qu’il se donne à lui-même : ce faisant, il s’égare au contraire et devient à lui-même un lieu d’infélicité. C’est celle de Dieu à laquelle il se soumet par amour. L’âme se purifie au feu dont elle brûle pour Dieu et elle retrouve l’unité de son intention en ayant Dieu pour objet d’amour : « Je ne doute pas mais je suis sûr dans ma conscience, Seigneur, que je t’aime » [X, VI, 8]. Seul le désir de Dieu satisfait et suffit à l’homme qui arrête sa course sans fin : « L’âme ne se suffit pas et rien ne lui suffit lorsqu’elle s’éloigne de Celui qui seul suffit (quia nec ipsa sibi, nec ei quidquam sufficit recedendi ab illo qui solus sufficit) » [De Trin. X, V, 7]. La sécurité et la fin des vagabondages du désir et du doute se trouvent dans l’amour qui a Dieu pour objet et rayonne autour de lui.
UNDE ET QUOMODO On pourrait ici encore convoquer Foucault, qui arriverait avec son grand soupçon : la condamnation augustinienne de l’induction est une question, une enquête, une inquisition même, chrétienne sur l’origine du désir qui éveille le goût un peu voyeur d’écouter, d’encourager et de solliciter les discours qui parlent de sentiments, de craintes, de ces petites choses secrètes, un peu honteuses et pour cela profondément enfouies dans les petits intérieurs obscurs et désordonnés des hommes pécheurs422. Et c’est incontestable. Augustin peut parfois interroger le comment, le quomodo, les modalités, mais il est vrai que la question augustinienne par excellence, concerne plutôt le pourquoi, l’origine pure ou impure, le don originel, la genèse. La manière dont Barthes lui-même définit le phénomène de la contagion du désir montre bien d’ailleurs que la question à laquelle ce phénomène renvoie en dernière analyse est celle de la possibilité d’un amour originel : « Cette ‘contagion affective’, cette induction part des autres, du langage, des livres, des amis : aucun amour n’est originel »423. Mettre en cause ce phénomène comme le fait Augustin, c’est, de fait, contester cette affirmation selon laquelle il n’y aurait pas de désir originel. De manière générale, il ne s’agit pas tant pour Augustin de questionner le contenu de ses désirs que de dépister les causes ou les raisons de ces désirs.
422 Le droit de l’origine est l’un des critères principaux qui permet à Foucault de distinguer l’examen de soi stoïcien de l’herméneutique de soi chrétienne, cf. « L’herméneutique du sujet », Dits et Écrits, IV, p. 362. Voir également dans « Les techniques de soi », ibid., p. 798 et 802 l’exemple frappant des deux interprétations qu’Épictète et Cassien proposent de l’exemple du changeur d’argent. 423 Barthes, Ibid.
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La pensée d’Augustin ne procède jamais à l’exclusion, voire à la minoration du pourquoi. Unde ? reste sa question favorite, comme elle est peutêtre d’ailleurs celle d’une culture dont il est pétri, des étymologies varroniennes à l’étiologie ovidienne des passions amoureuses424 et aux histoires de l’origine de Rome qui se multiplient. Ainsi, la condition de l’écriture de l’autobiographie n’est-elle pas tant la question des modalités de la vie, du comment de son déroulement quotidien, que celle de son origine. Et c’est symptomatiquement le texte de la Genèse qu’il faudra terminer par commenter. L’origine : le début des Confessions avec la question « …d’où suis-je venu dans cette vie ? », comme la fin avec le commentaire de la Genèse. L’origine est aux deux bouts des Confessions – le début dans l’origine mystérieuse et secrète du moi ; la clôture dans l’origine du monde. Entre ces discours sur l’origine se déplie le discours du moi sur lui-même : l’autobiographie est effectivement enchâssée entre deux genèses – comme si le mystère de la première, que l’autobiographie n’a pas réussi à percer, devait trouver sa source ou son explication dans le texte narrant la seconde. Certes, la problématique de l’outil, de l’utile, du travail, et celle, corrélée, de la voie, montrent un intérêt augustinien pour le comment, le milieu, le moyen425. Et la vie communautaire est parfois décrite de manière très précise et très belle, art du quotidien, esthétique de l’existence, mode de vie : « … causer et rire en commun, échanger de bons offices, lire ensemble des livres bien écrits, être ensemble plaisants et ensemble sérieux, être parfois en désaccord sans animosité, comme on l’est avec soi-même, et utiliser ce très rare désaccord pour assaisonner l’accord habituel, apprendre quelque chose les uns aux autres ou l’apprendre les uns des autres, regretter les absents avec peine, accueillir les arrivants avec joie, et faire de ces manifestations et d’autres de ce genre, jaillies du cœur de gens qui s’aiment et s’entr’aiment, exprimées par le visage, par la langue, par les yeux, par mille gestes charmants, en faire comme
424
« Explique la cause et l’origine (causam principiumque) de ton amour » [Ovide, L’Art d’aimer, I, 710]. 425 « … je voulais en parlant avec lui [Simplicianus] des remous de mon âme, qu’il me révélât le bon moyen (aptus modus) de marcher dans ta voie (ad ambulandum in via tua » [VIII, I, 1]. « Comment vous chercher, Seigneur ? (quomodo ergo te quaero, domine ?) » [X, XX, 29].
UNDE ET QUOMODO
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les aliments d’un foyer où les âmes fondent ensemble, et de plusieurs ne font qu’une » [IV, VIII, 13].
Mais, comme le note L. Ucciani, toute question concernant un axe d’horizontalité, l’axe des pratiques, l’axe de l’art de vivre, l’axe des amitiés, en bref l’axe des choses humaines doit se trouver confrontée à un axe de verticalité (celui de la question unde ? qui ramène toute chose à Dieu comme à son origine) pour structurer l’univers de l’homme. Unde ? est la question par laquelle l’homme définit ses désirs immanents relativement au plan de transcendance divin et s’ouvre ainsi la possibilité de sortir de son égarement premier. Ainsi, la description de la communauté amicale pour « assumée, responsable et joyeuse » qu’elle se donne au départ tourne-t-elle court parce qu’il y manque la référence à Dieu. Elle dévoile alors « la vision augustinienne, où la détestation du monde ne prend pas les détours de sa manifeste malignité, mais ceux de l’illusion du bien-être. L’amitié comme faux lien est à lire comme un beau raisonnement détaché de Dieu. La communauté décrite, pour harmonieuse qu’elle soit, n’est qu’une communauté soudée dans le détour de Dieu. Alors, ce qui se donne pour lien souffret-il du vice de tout ce qui dans le monde est désarrimé. La communauté de ceux qui aiment ce qu’ils aiment en lieu et place de Dieu, pour liée soit-elle, n’en est cependant pas moins fondamentalement déliée »426. C’est encore le problème de l’induction du désir qui est sous-jacent ici dans la mesure où le désir induit résiderait précisément dans le lien faux ou contre nature qui s’installe entre sujet et objet du désir. Le désir induit est lié à la communauté, à une communauté qui n’est elle-même liée que dans le détour de Dieu : ce sont les « choses bonnes et pieuses », disait Augustin dans la Cité de Dieu, qui « sont laissées pour négligeables en raison d’une désapprobation générale » [V, XIV, 1]. À terme, on peut définir essentiellement cette communauté humaine comme déliée, puisqu’elle n’est pas liée à cela qui la fonde, son origine, son créateur, son père.
426 L. Ucciani, op.cit. p. 149. L’épisode du vol de poires qui était l’occasion pour Augustin de souligner les bienfaits de la solitude (solus id non fecissem) est également l’occasion pour lui de souligner la douceur profonde (s’annonçant pat là déjà comme perverse) de l’amitié : « L’amitié humaine est un nœud doux et cher, à cause de l’unité qu’elle réalise entre plusieurs âmes ». On a bien vu, justement, où et à quels actes elle conduisait ! La douceur est trompeuse, qui encourage les méfaits que seul on n’aurait pas commis. L’avertissement est net.
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Tout se passe comme si ce qui se situait sur un strict plan d’immanence ne trouvait une orientation, un sens et une structure que coordonnés au plan de la transcendance. Ce qui n’est pas corrélé à Dieu, ce qui n’est pas défini relativement à des repères divins, est de l’ordre du chaos, du désordre, du non-sens, de l’erreur, du vagabondage. L’image de l’homme égaré correspond à l’évidence à cette absence de coordonnées véritables (celles qui définissent le plan de la transcendance). L’homme est égaré parce que l’univers dans lequel il voyage est sans repères, l’homme s’égare de ne pas chercher les structures propres à définir le monde dans lequel il est amené à se déplacer parce qu’il est mortel. C’est dire si l’égarement est profond. Il ne dépend pas d’une mauvaise lecture des indications. Plus fondamental encore, il dépend d’une absence de définition des repères euxmêmes qui permettraient seulement de s’orienter – bien ou mal. Ainsi, il est frappant de constater que Dieu a beau n’être d’aucun lieu ni d’aucun temps (« … toi (…) qui es tout entier partout et nulle part dans les lieux, tu n’es assurément pas selon notre forme corporelle » [VI, III, 4]), c’est lui qui, tout de même, fournit les coordonnées du lieu et du temps (« … quels temps auraient pu exister, sans avoir été créés par toi ? (…) tu es l’ouvrier de tous les temps (…) ce temps lui-même, c’est toi qui l’avais fait » [XI, XIII, 15]). De sorte que, sans le rapport à Dieu, l’univers est lui-même dans un faux-lieu et un faux-temps, en un lieu et un temps égarants faute d’avoir été donnés par Dieu ou, plus exactement, faute d’avoir été reconnus et acceptés comme dons de Dieu et corrélés à lui comme à celui qui, originellement, définit les coordonnées spatiotemporelles de l’univers. Qu’est-ce alors cela, à terme, sinon précisément la dévalorisation de l’ici et maintenant, subordonnés à l’éternité et au nonlieu de Dieu 427?
427 On notera ainsi que le vrai scandale de la théorie de Galilée n’est pas la théorie de l’héliocentrisme, tout à fait acceptable finalement d’un point de vue théologique, c’est l’infinitisation de l’espace et ses conséquences: le fait d’avoir ainsi éventé la structuration chrétienne de l’espace qui concevait un non lieu divin (dès lors infini comme lui) et un lieu (créé par Dieu et fini, comme toute créature). Car concevoir un infini spatial, c’était donc mettre de l’infini dans du créé et bouleverser les dichotomies théologiques. [cf. VII, XX, 26 où Augustin admet comme certain que Dieu est infini sans être dans pourtant en un lieu, même infini : « … j’étais certain que tu es, et que tu es infini, sans être pourtant répandu à travers des lieux finis ou infinis »].
UNDE ET QUOMODO
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Le monde de l’errance et les circuits de l’erreur, mesurés à l’ici et maintenant, pouvaient donc être renvoyés à un univers sans structure et sans repères faute d’avoir été rapporté au plan de la transcendance. La célèbre formule d’Augustin, « … tu étais plus intime que l’intime de moi-même (interior intimo meo) et plus élevé que la cime de moi-même (superior summo meo) » [III, VI, 11], signale que l’univers clos et sans repère du sujet qui parcourt inlassablement les circuits de l’erreur, a enfin trouvé sa structure et sa polarisation d’avoir été rapporté à sa coordonnée divine intérieure et pourtant transcendante. L’absence de repères du désir mondain a une influence sur la structure même du désir et sur le plaisir qui y est (ou non) lié. Le désir de l’homme qui circule dans un univers non polarisé est lui-même sans orientation, désir vagabond, désir qui voyage, mais sans décider du trajet parcouru : désir passager. L’homme passe de désir en désir, désir des honneurs, désir d’aimer et d’être aimé, désir de savoir. Désir de posséder ceci, puis cela, ceci et cela. L’homme hésite. Il ne sait plus très bien quoi désirer au juste. Ne disposant d’aucun repère, il ne peut pas organiser ses envies. Et son désir se gonfle de sa propre vacuité, grande énergie qui ne sait plus quel os ronger. Il est alors douloureux, déplaisant, angoissant - « Je menais ma vie ordinaire dans une anxiété croissante » [VIII, VI, 13] affirme Augustin428. Ne se rattachant qu’à ses objets évanescents, le désir est vécu sur le mode de la perte anticipée, et l’enchaînement des désirs, sur le mode de la recherche effrénée qui est sans objectif429. Dans un tel univers, quoi qu’il
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On pense à la puissance toujours agitée en laquelle le Philèbe, le Phédon et le Timée font consister la matière ; on pense aussi à certaines paroles de Plotin décrivant la « poussée aveugle » et « déréglée » de la matière, qui, « avide forme », se « jette d’instinct sur ce qui fera cesser son indétermination » [Enn. II, 4, 11] 429 Dans son analyse de la structure du désir chez Augustin, Arendt souligne cet aspect du désir où l’objet qui est toujours à venir, toujours en promesse, et où cette promesse qu’est pour moi la chose aimée est autant désir que crainte, désir de posséder et crainte de perdre : « Il n’est douteux pour personne que la crainte n’a pour objet que la perte de ce que nous aimons, si nous l’avons obtenu, ou sa non-obtention, si nous espérons l’obtenir » [Augustin, Quaest. 33, cité par Arendt, Le concept d’amour chez Augustin, p. 34]. Selon Arendt, le désir chez Augustin serait toujours compris à partir de la crainte d’un vouloir posséder et d’un vouloir garder constamment menacés par la non obtention ou la perte. L’amour est rongé par le possible de l’échec. Cette structure du désir a rapport au temps : désir et crainte de perdre sont les deux modalités temporelles du désir dominées par la dimension de l’à venir. Et parce
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se passe, quoi qu’il fasse et quoiqu’il obtienne, « Je » est insatisfait. Il tourne en rond, aimerait échapper à lui-même et à ses désirs, sans succès. Le désir, l’amor mundi, ne se transformera en un amour unificateur, en caritas ordinata430, qu’en retrouvant une structuration qui le rattache à un objet fixe et central et en devenant amor Dei 431 : « Déjà mon âme était libre des soucis qui la rongeaient : l’ambition, et la cupidité et le désir de se rouler dans les passions et d’en gratter la gale. Je babillais avec toi, ma clarté, ma richesse, mon salut, avec toi, le Seigneur mon Dieu » [IX, I, 1]. C’est d’avoir un repère fixe (Dieu en tant qu’il est éternel) que « je » se satisfait. « Je » n’est plus tenu à l’impossible tâche de maîtriser les choses et les événements mondains pour maîtriser l’insatisfaction en lui : il dis-
qu’il désire des choses temporelles, l’homme s’expose continuellement à une inquiétude déterminée ultimement par la crainte fondamentale de mourir qui régit et alimente toutes les autres peurs plus locales ou périphériques. Menacée par la mort, la vie terrestre court constamment le risque de se perdre. À cette vie mourante, creusée par la crainte, Augustin oppose la Vie heureuse, la vita beata : « Là où il n’y a pas de mort, il est possible de vivre sans l’angoisse du souci » [Ibid., 35-36]. 430 De doctrina christiana, I, XXVII, 28 : ordinata dilectio ; De civitate Dei, XV, 22 : ordo amoris. 431 Cf. De Trin., XI, VI, 10. Suivant les analyses précises d’I. Bochet [op.cit., p. 275-282] en matière de vocabulaire, on peut dire qu’Augustin emploie plutôt le mot caritas pour parler de l’amour unifié et unificateur qui a Dieu pour objet et qui est d’ailleurs lui-même un don de Dieu (« celui sans lequel tout autre don de Dieu, quel qu’il soit, ne conduit pas à Dieu » [De Trin. XV, XVIII, 32]). La caritas traduit le mot grec ajgavph que les vieilles versions du Nouveau Testament en Afrique (comme aussi Tertullien et Cyprien) traduisaient plutôt par dilectio. Le choix différent d’Augustin peut s’expliquer par un héritage cicéronien : le mot caritas avait été en effet largement utilisé par Cicéron dans son œuvre philosophique (plus particulièrement pour exprimer la caritas generis humani, l’amour du genre humain). Dans l’œuvre d’Augustin, ce terme est toujours lié à un amour beau, paisible, un amour qui agrandit et qui est tout généreux. Le mot amor qui traduirait l’e[rwς grec, peut en revanche être employé indifféremment en bonne et en mauvaise part et qualifier tantôt l’amour de Dieu, tantôt l’amour du monde. [Cf. Tr. in Ep. Io. II, 8 : « Duo sunt amores, mundi et Dei… ». Cette opposition est reprise en II, 10-11 et développée plus loin, notamment en X, 4]. Dans le Commentaire du Psaume XXXI, II, 5, l’amour mondain est identifié à la cupiditas : « l’amour du monde, l’amour de ce siècle-ci se nomme convoitise (amor mundi, amor huius saeculi cupiditas dicitur) » [Bochet, ibid., p. 55].
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pose d’un repère intérieur qui lui permet d’être sûr, sécurisé, quoi qu’il advienne432. Dans sa thèse de doctorat (à la tonalité très heideggérienne), Arendt rapporte ce partage inquiétude / sécurité à un autre, entre la mortalité et l’éternité : dans la recherche de ce qu’il est et dans la question qu’il devient pour lui-même, l’homme se découvre mortel, éphémère et changeant. Il découvre qu’il ne peut pas se fier à lui-même : « Il ne se tient pas dans une présence totale actuelle à lui-même. Ce n’est que dans le rapport à Dieu et dans un avenir absolu que le soi trouve la permanence. L’amour de soi, pour le sujet qui survient dans le monde, devient haine de soi (odium sui), et cela non pas d’abord parce qu’il y aurait orgueil (kauca`sqai, Paul), mais parce que cet amour de soi est constamment en danger de perte »433. L’amour de Dieu est alors un oubli de soi qui ne consiste plus en une fuite éperdue à l’extérieur, dans les biens temporels, mais dans une fuite intérieure de la temporalité vers l’éternité divine. Les lectures, une fois encore, et leur cortège d’émotions bouillonnantes et enflammées portent la trace de cette structuration acquise du désir qui, lié au départ à un déplaisir manifeste, se transforme en désir plaisant. D’une émotion à l’autre, d’une larme à l’autre, d’un œil à l’autre, de la terre au ciel, le désir modifie son lien au plaisir. Tantôt, c’est une douleur cuisante qui brûle les yeux à la lecture des livres où Didon se tue d’amour pour Énée : « je pleurais sur Didon qui était morte sur le fer en poursuivant son dernier destin » [I, XIII, 21]. Tantôt, c’est un plaisir fou pris à lire le texte de Dieu qui fait verser d’autres larmes : « Que j’ai pleuré dans tes hymnes et tes cantiques, … qui me pénétraient de vives émotions ! Ces voix coulaient dans mes oreilles, et la vérité se distillait dans mon cœur ;
432 Lorsque le désir de l’homme est comblé dans le salut, il ne disparaît pas. Le désir comblé reste allumé, il demeure même dans la possession, mais n’est dès lors plus l’expression d’un manque mais celle d’un comble. On trouve cette idée également chez les Pères grecs, en particulier chez Grégoire de Nysse : « Ce qui est obtenu n’est jamais une limite au désir (…), car si ce qu’on découvre est abondant, infini est ce qui est au-dessus de ce qu’on saisit à chaque instant. Et cela se produit à jamais, l’accroissement se réalisant pour les participants par des biens toujours plus grands à travers l’éternité des siècles » [In Canticum canticorum, hom. VIII, PG XLIV, col. 941 A]. 433 Arendt, Le concept d’amour chez Augustin, op.cit., p. 46.
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et de là sortaient en bouillonnant des sentiments de piété, et des larmes roulaient et cela me faisait du bien de pleurer ! » [IX, VI, 14]434. Les larmes conjuguent les lectures selon toute une gamme d’émotions : douloureuses et déchirantes, ce sont celles versées aux mauvaises lectures ; plaisantes et apaisées, celles que font couler les bonnes. Il en est de même de la flamme qu’allume toute lecture. Les lectures de l’adolescence qui avaient Didon pour objet, et son amour, et son désir, et sa douleur, étaient, elles aussi comme toute autre lecture, ardentes, mais cette ardeur, non polarisée, était ambiguë et abritait en son sein une contradiction plus profonde et plus vicieuse encore que celle du plaisir pris à lire Virgile : celle de souffrir de l’absence de la souffrance. « Et si l’on m’eût interdit cette lecture, j’aurais souffert d’être privé d’une lecture qui me faisait souffrir » [I, XIII, 21]. Le lecteur de Virgile goûte encore la saveur amère des circuits vicieux de l’erreur et l’insatisfaction irréductible qu’elle suscite. Souffrir de l’absence de ce qui fait souffrir, c’est comme vouloir s’échapper à soi-même : la douloureuse circularité de ce qui est sans issue. La souffrance étant à elle-même son châtiment comme la joie à ellemême sa récompense, le ton de l’émotion suscitée par la lecture signale clairement qu’elle est tantôt égarante et perverse, tantôt convertissante et bonne. Cette notion, une nouvelle fois évidente, de l’immanence du châtiment à la faute et de la gratification à l’acte bon, illustre le rapport que le sujet entretient à lui-même dans l’émotion, selon qu’elle est triste ou, au contraire, joyeuse. Les « fictions creuses » des poètes, qui font souffrir et pleurer de douleur, mettent ainsi symptomatiquement dos à dos le texte et le moi qui se diffracte et s’oublie dans l’émotion de la lecture : « … on me contraignait à retenir la course égarée de je ne sais quel Énée, en oubliant
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Cf. également IX, IV, 8 : « J’aurais voulu qu’ils [les manichéens] se fussent trouvés là quelque part, tout près, et que, sans que j’aie su qu’ils y étaient, ils aient regardé mon visage et entendu mes cris, lorsque je lus le psaume…, entendu ce que fit de moi ce psaume ». Cf. aussi le témoignage de Possidius, Vie de saint Augustin, XXXI, P.L. XXXII, 63-64 : «... il avait fait faire des copies des Psaumes pénitentiaux de David qui sont en petit nombre, et, de son lit, pendant sa maladie, il jetait les yeux sur ces copies placées sur la muraille, il les lisait en versant des larmes abondantes et continuelles ». Sur l’émergence d’un nouveau rapport à l’émotion et d’une nouvelle définition en Occident du rapport entre la vérité et l’émoi, cf. G. Jeanmart « La passion de manger chez Augustin ou les faux plis d’un héritage stoïcien », in Revue philosophique de Louvain, 4 (2005), p. 507-530.
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mes propres égarements, et à pleurer la mort de Didon parce qu’elle se tua par amour, cependant que moi-même, je trouvais dans ces lettres la mort loin de toi, ô Dieu, ô ma Vie… » [I, XIII, 20]. Le moi s’oublie (il oublie Dieu) et verse dans l’erreur par les larmes qu’il verse sur ces livres de fiction. La lecture des Psaumes, en revanche, mettra face à face le texte et le moi, permettant à celui-ci de se retrouver dans celui-là. La lecture donne cette fois la sensation d’une unité profonde, le sentiment de la possibilité enfin ouverte pour le moi, de n’avoir pas à s’accommoder de l’extériorité : « … je m’écriais, car ce que je lisais au-dehors, je le reconnaissais au dedans » [IX, IV, 11]. Cette lecture constitue en quelque sorte la recollection de la dispersion qu’encourageaient les premières lectures. Entre ces deux lectures, de Virgile et des Psaumes (égarante/ réunifiante), une lecture fait la transition : celle de l’Hortensius. Que l’on se rappelle en effet la manière dont Augustin parle du bouleversement consécutif à la lecture de l’Hortensius : « … ce livre changea mes sentiments (…) et rendit tout autres mes vœux et mes désirs (desideria mea) ». Si l’Hortensius est le livre de transition, c’est précisément parce qu’il modifie le désir, il lui donne une structure et polarise ce désir de prime abord nomade et vagabond. On peut rapporter cette modification du désir à une transition dont j’ai déjà parlé plus tôt entre les larmes que la lecture de l’Énéide avait fait verser – au goût de terre (« … je poursuivais moi-même les dernières de tes créatures après t’avoir abandonné et terre, je m’en allais à la terre » [I, XIII, 21]) et celles qui, à la lecture de l’Hortensius, permettront au contraire à Augustin de « s’envoler du terrestre » : le désir charnel vagabondant parmi les objets du monde (ceux qui ont ce goût de terre si désagréable au palais) s’est, dans la lecture même, mué en un désir spirituel porté sur les choses du dedans plutôt que celles du dehors, un désir qui a rendu aux objets du dehors, intra-mondains, leur juste statut de créatures. On relèvera alors que si l’Hortensius et la conversion du désir qu’il opère n’ont pas suffi et qu’une autre lecture opérera l’ultime conversion, c’est peut-être parce que, ainsi que B. Clément le souligne, l’Hortensius « a échoué à atteindre ce qui était retenu, dès l’origine, ou presque, « au fond » (alte) »435. Ce qui manque à l’Hortensius, c’est précisément la réfé435
op.cit., p. 19.
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rence à l’origine. Le nom qui manque, c’est celui que l’enfant avait jadis bu dans le lait maternel et qu’il gardait « au fond » de son cœur comme un trésor enfoui. Sans cette référence à ce qui se tient au plus profond et à l’origine, aucun texte ne peut convertir pleinement436. Comment s’étonner que la modification du désir opérée par la lecture de Cicéron n’ait pas suffi puisque le désir n’y était pas encore rattaché à Dieu comme à son origine ? Une fois encore, le mouvement (gressus) qui porte vers la vérité437, vers Dieu et la vie heureuse n’est pas sans plus une escalade progressive vers le sommet : il faut dans ce mouvement que soit également emporté ce qui est retenu « au fond » et depuis le début : c’est avec les petits que les Écritures grandissent, ce sont eux qu’elles agrandissent. Ce qui distingue donc le concept augustinien d’éducation de celui platonico-stoïcien de Cicéron, c’est bien la question et le détour obligé par l’origine. Ce à quoi engage l’Hortensius correspond au schéma platonicien présenté dans l’Allégorie de la caverne : une montée progressive vers le monde céleste et la capacité acquise dans l’ascension de se détourner du sensible pour se tourner vers l’intelligible. La particularité augustinienne consisterait alors à ajouter le recours et le retour nécessaires et préalables à l’origine et à noter cette modification du regard en termes de désir : désir intellectuel emportant avec lui et vers le haut les données de la chair qu’il est descendu chercher en bas, comme le Verbe naguère est descendu dans la chair. Spiritualisation du désir et de la chair. On pourrait, à ce sujet, reprendre une question de Cambronne : « Comment oublier que de-sidero est le contraire de con-sidero ? L’image sous-jacente à ce mot est celle de la perte (de-) de l’astre (sidus, eris) lumineux… »438. Ce texte signale deux choses 1) ce fait qu’on ne se dirige pas tant vers Dieu que l’on y revient : le terme du parcours et de l’ascension correspond à son origine ; 2) il signale encore que si la lecture n’est pas gui-
436 Ce qui est retenu au fond du sujet n’appartient pas à son propre fonds. L’homme est bon parce qu’il participe à la bonté de Dieu ; de lui-même, de son propre fait et fonds, il n’est que mauvais. 437 Ce passage est une précision apportée aux analyses faites précédemment (supra p. 141 sq. et 208 sq. 160). 438 P. Cambronne, Recherches sur les structures de l’imaginaire…, op.cit., p. 72.
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dée par Dieu, si le désir n’est pas sidéral, ils sont l’un et l’autre, désir et lecture, égarés dans un monde obscur : « Si l’âme n’aime pas la lumière qui lui est promise, disait Augustin dans les Soliloques, elle risque de se contenter de ses propres ténèbres devenues agréables par l’habitude » [Sol. I, VI, 12] et, dans cette obscurité, désir et lecture ne peuvent jamais que se perdre, devenir vides et se répandre dans des choses qui passent. La transition dont l’Hortensius est le lieu se fera depuis le désir terrestre vers le désir d’une vraie lumière : « Mes biens n’étaient plus au-dehors, et ce n’était plus de mes yeux de chair, dans le soleil d’ici-bas, que je les cherchais. Car ceux qui veulent placer leur joie au-dehors deviennent facilement vides et se répandent dans les choses visibles et temporelles, monde d’apparences qu’ils lèchent de leurs cogitationes famelicae » [IX, IV, 10]. Les allusions à la terre dans les différents épisodes de lecture s’expliqueraient donc à partir de ce changement dans la nature des désirs : ceux qui ne sont pas structurés à partir du véritable centre sidéral, à partir du « soleil de l’esprit »439, et ceux qui, sidérés, éveillent au contraire des « considérations » qu’éclaire le véritable astre lumineux440. La transition qui s’est effectuée par l’intermédiaire de la lecture de l’Hortensius dans l’ordre des désirs est ainsi celle qui s’effectue entre une période antérieure où Augustin, séduit par le monde sensible, dit se trouver « dehors, habitant les yeux de ma chair, et ruminant à part moi ces choses que par eux j’avais dévorées » [III, VI, 11] et celles où il quitte ce monde et s’envole vers des pensées nourries de la véritable science. Entre les deux ? Ce pont où les choses intra-mondaines deviennent des signes (des livres), lieu de passage, lieu de la conduction du sens divin où les choses font référence à leur créateur (« [Le ciel, le soleil, la lune, les étoiles] se sont écriés d’une voix puissante : ‘C’est lui-même qui nous a faits’ » [X, VI, 9])
439 On se rappellera que c’est le titre d’un ouvrage de Jolivet sur la théorie augustinienne de l’illumination : Dieu, soleil des âmes. 440 Il existait, du temps d’Augustin, une large tradition de théologie solaire provenant des ‘Chaldéens’ et qui était enseignée dans les oracles de Julien le Théurge comme dans les mystères de Mithra. Le Soleil, moteur des sphères célestes, y était considéré aussi comme le créateur des âmes qu’il envoyait dans la matière à la naissance et qu’il faisait remonter dans son sein après leur mort. Les rayons de l’astre leur servaient de véhicule (o[chma) dans leur descente sur terre comme dans leur ascension vers les régions supérieures. [cf. F. Cumont, Lux perpetua, Paris, Geuthner, 1949, p. 380].
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et ils ont invité à un changement d’objet du désir : « … et le ciel et la terre et tout ce qui est en eux, les voici de partout qui me disent de t’aimer » [IX, IV, 10]441. Grâce aux signes, l’univers tout entier en vient à tourner autour de son centre, son unique référent, la source de tout sens : le sidus qu’est Dieu – on peut avec Augustin supposer l’existence d’une figure théologique, sotériologique et sémiologique de l’héliocentrisme ! On notera, alors, revenant une nouvelle fois à la figure du cercle, que les composés de circum, qu’on avait associés une première fois aux circuits de l’erreur dans lesquels « je » (le moi-centre, le « moi-Dieu ») tournait indéfiniment autour de lui-même, peuvent également opposer l’homme-circonférence au Dieu-centre442. Les images de l’homme qui tourne le dos à Dieu « qui ponunt tibi tergum et non faciem » [II, III, 6] «qui versa et reversa in tergum » [VI, XVI, 26] ou de celui qui entend sa voix derrière lui : « audiui vocem tuam post me » [XII, X, 10] signalent le Dieu comme un centre, le dé-tournement comme une errance et signalent à terme que le désir décentré (de sidero) est un désir errant. C’est un autre épisode de lecture, celui de la conversion au jardin de Milan, qui est alors isolé comme étant le moment de la « sidéralisation », du « recentrement » (mouvement d’intentio vers un bon centre : Dieu) ou « décentrement » des pensées (considérée depuis le sujet, la révolution est en effet un décentrement, mouvement d’extensio : le sujet n’est plus ce centre qu’il se croyait être et autour duquel tournaient ses pensées). – Dans les mots d’I. Bochet, on dira que la conversion « opère une sorte de décentrement : en se découvrant dans la lumière divine, Augustin ne peut que
441 On peut donc dire que si le désir mondain est un désir égarant, ce n’est pas parce que ses objets, ces créatures que sont les femmes, le monde, les aliments… sont mauvais. Ce sont des créatures de Dieu et ce serait impiété que de les déclarer mauvaises. Dans le De Trinitate, Augustin répond à la question de savoir si tout amour mondain est mauvais en réadaptant et en précisant la définition de la convoitise proposée par les Confessions. Au lieu de définir la convoitise par son objet, il la définit par le rapport entretenu à l’objet : « Il y a convoitise, quand on aime la créature pour elle-même » [Trin., IX, VIII, 13]. Cf. à ce sujet, I. Bochet, op.cit., p. 59-60. La cupiditas définie ainsi serait donc ce qui s’oppose, plus clairement encore que l’amor mundi, à la caritas ordinata. Elle consiste à aimer les choses pour ellesmêmes, la caritas, à aimer Dieu à travers elles. 442 Voir l’article de H. Fugier, « L’image de Dieu-Centre dans les Confessions », Revue des études augustiniennes, 1 (1955), p. 379-395.
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se déplaire à lui-même lorsqu’il a péché et se plaire uniquement par Dieu lorsqu’il découvre quelque bien en lui-même »443, dans ceux d’A. Mandouze, on dira que « le ‘je’ (d’Augustin dans les Confessions) n’est en quelque sorte que le faire-valoir du ‘tu’ divin »444. La volonté et ses désirs enfin illuminés par Dieu peuvent seulement à cette condition tenir quelques justes « con-sidérations » sur la Bible. Et dans la mesure où ces « considérations » sont rendues possibles par l’authenticité du désir et une fois prouvée la noble, véritable et bonne paternité divine de ce désir, peut-être n’est-il pas surprenant qu’elles aient d’abord et de manière privilégiée pour objet le texte de la Genèse445. Que le com-
443 I. Bochet, « Interprétation scripturaire et compréhension de soi. Du De Doctrina Christiana aux Confessions d’Augustin », in Comprendre et Interpréter. Le paradigme herméneutique de la raison, Paris, Beauchesne (coll. « Philosophie », n° 15), 1993, p. 35. Je souligne. Cf. Conf. X, II, 2 : « Lorsque je suis mauvais, ce n’est rien d’autre de le confesser à toi que de me déplaire à moi-même ; et lorsque je suis bon, ce n’est rien d’autre de le confesser à toi que de te ne pas me l’attribuer à moi… ». 444A. Mandouze, « Se/ Nous/ le confesser ? Question à Augustin », Individualisme et autobiographie en Occident, Cerisy-la-Salle, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 1983, p. 77. 445 Un bémol doit être apporté à ceci : la figure du Christ si importante dans la philosophie augustinienne brise la belle uniformité des plans horizontaux-immanents, verticauxtranscendants tracés plus tôt. Le Christ est une figure intermédiaire, le point de jonction peutêtre entre ces deux plans. Entre le moi fautif qui se définit comme le négatif du Dieu absolument bon, il fallait un intermédiaire, un échelon, une voie, un médiateur : le Christ. Le Dieu fait homme « donne le modèle du moi se réalisant » [L. Ucciani, op.cit., p.88]. Modèle et moyen. Le modèle : celui qui montre le chemin. Le moyen : celui qui rend possible le cheminement, celui qui ouvre le chemin. La force et l’originalité de la lecture augustinienne est de raccrocher le retour à Dieu non pas à l’origine elle-même « mais à ce qui s’y substitue : le Christ plus que la Genèse » [Ibid., p.138]. Et si c’est bien l’interprétation de la Genèse qui clôture les Confessions, et non d’un texte du Nouveau Testament, il reste pourtant que l’attention augustinienne est constante qui souligne le rôle important du Médiateur et prête attention à la question du milieu, de la voie, du moyen, de l’outil et du travail. Ce qu’Augustin reproche aux néoplatoniciens, c’est bien en effet de manquer de « moyens », de ne pas concevoir la voie qui mène à un même but, les idées immuables, la vie heureuse, Dieu. « Que le pôle salvateur puisse se trouver en aval de la déchirure marque une rupture avec les traditions primitives du retour au même »[p. 138]. On peut dire que commenter la Genèse est rendu possible par une conversion opérée par la lecture de Paul et que plus généralement la question de l’origine est abordable une fois réglée celle du quomodo (les différentes conductions) et une fois expérimentée la voie du Christ.
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mentaire de la Genèse soit le lieu d’une critique récurrente des conceptions manichéennes pourrait alors s’expliquer par la différence qui existe entre le désir auto-centré (où le moi est le critère de la vérité du texte dont il détermine le canon) et le désir de Dieu (où le texte est le critère de la vérité du moi qui s’y mire) – entre le désir centré sur le rien qu’il est, et le désir qui s’efforce de circuler autour de l’Être suprême.
ILLUSIONS ET ÉGAREMENTS Tout se passe comme si l’objet du désir déterminait sa structure. Ou sa modalité : le modus du désir dépend de son objet, qui en fait selon le cas, convoitise ou charité446. Le désir de ce qui est extra-mondain est luimême extra-mondain et celui qui aime par charité (caritas ici au lieu de cupiditas) est ainsi projeté dans l’éternité de la vie heureuse. C’est par conséquent seulement à changer d’objet que le désir change de structure ou de modalité. Le désir des choses du monde, l’amor mundi, dont la modalité est donc d’être sans structure et vagabond, se transforme dans l’amour unique et centralisé de Dieu, caritas ordinata. Ce qui distingue l’amour désordonné de l’amour ordonné, c’est l’objet d’amour : le monde ou Dieu. Pourtant, dans une formule à la tonalité très stoïcienne, Augustin se reproche d’avoir aimé son ami, mort prématurément (celui dont la mort est l’occasion de décrire de manière si belle l’amitié et la vie communautaire), comme s’il était immortel et d’être ainsi terriblement affecté par la disparition, pourtant prévisible, d’un être mortel : « En vérité, pourquoi cette douleur-là avait-elle pénétré si facilement jusqu’au plus intime de moi, sinon parce que j’avais répandu mon âme sur le sable, en aimant un être mortel comme s’il était immortel ? » [IV, VIII, 13]. Le désir n’a pas tou-
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On peut noter que Spinoza fera l’inverse. Pour lui, la différence entre l’amour et l’objet d’amour est déterminée par l’amour et non par la qualité de l’objet : on aime infiniment Dieu pour Augustin parce Dieu est infini, pour Spinoza, on estime Dieu infini parce qu’on l’aime infiniment : « Il ressort de tout cela que nous ne nous efforçons pas vers quelques objets, nous ne le voulons, ne le poursuivons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous jugeons qu’un objet est un bien parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons » [Spinoza, Éthique, partie III, prop. 9, scolie, trad. et notes de R. Misrahi, Paris, PUF, 1990, p. 165].
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jours de fait la structure (ou l’absence de structure) de son objet : il faut parfois imposer la correspondance et aimer les choses et les êtres pour ce qu’ils sont : aimer des êtres mortels d’un amour lui-même mortel et aimer Dieu d’un amour divin et infini447. C’est avant tout une question de décence et de devoir qui impose cette nécessité : il serait indécent d’aimer divinement un homme. Or, dans la possibilité même d’aimer infiniment un être mortel s’exhibe le fait que, si l’amour est lié à la raison, ce n’est certainement pas par essence, mais par devoir, ce n’est pas selon une loi naturelle mais selon une règle de morale. C’est un impératif moral qui dictera l’ordre des objets d’amour et les modalités convenables de l’amour selon l’objet sur lequel il porte. L’ordo amoris est l’expression d’une exigence de tempérance : il faut aimer raisonnablement, c’est-à-dire aimer les choses selon leur valeur et leur qualité propre. La caritas ordinata est donc un principe d’action, elle est avant tout déontique448. Si le désir est perçu comme plus dangereux, c’est que le danger qu’il représente est moins perceptible. En effet, dans le cas du désir mobile et vagabond, l’erreur se laisse déceler d’une manière qu’on pourrait qualifier d’immanente au désir lui-même : la sensation qui accompagne le désir est déplaisante. Le désir est douloureux de s’attacher à des objets qu’il sait secondaires et le sujet souffre ainsi de s’apercevoir de la secondarité de son propre désir (il perçoit son désir comme attaché à des broutilles, et broutilles de désir lui-même). Reste qu’à tout le moins, il connaît ses désirs
447 Ce cas de figure correspond tout à fait à celui envisagé par « l’éducation libidinale » platonicienne dans les Lois [653a-c] où il s’agit d’imposer la correspondance entre les sensations de plaisir et déplaisirs et les actes bons et mauvais. Sur ce passage des Lois, cf. R. Joly, Le renversement platonicien, op.cit., p. 41-42 et Goulet-Cazé, L’ascèse sceptique, op.cit., p. 118-129. 448 Ch. Baladier, lorsqu’il parle du prolongement médiéval de cette tradition de l’ordo amoris qui est d’origine origéenne et augustinienne, emploie des expressions comme « impératif intellectualiste » (p. 63), aptitude ou contrainte (p. 71). Ce caractère déontique de l’amour ordonné tel qu’Augustin le définit est d’autant plus évident que, au Moyen Âge, là où l’amour échappe à l’impératif, dans la délectation, il échappe également à l’augustinisme : « …l’idée que l’amour est d’emblée et intrinsèquement un plaisir semble trancher avec la thèse augustinienne selon laquelle l’appetitus caractéristique de l’activité aimante se développe sous le signe de la privation pour n’être assouvi que dans la jouissance (fruitio) » [Ch. Baladier, Éros au Moyen Âge, Paris, Cerf, 1999, p. 72].
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pour ce qu’ils sont : éphémères et sans importance. C’est d’ailleurs bien cela sa douleur : la conscience qu’il a de son propre égarement, le sentiment que tout ne tourne pas rond ou, plus exactement, que tout tourne en rond. Or, ce savoir est instructif : il permet de réorienter le désir et de chercher d’autres objets, qui le rendent moins douloureux. (On relèvera au passage que le dolorisme ne consiste pas à aimer la douleur mais à considérer qu’elle porte un enseignement449 – Platon avait déjà lancé l’idée, dans le mythe d’Er, une idée dont le monde chrétien se montrera particulièrement friand450). Le problème est bien plus grave lorsque le désir, dont les objets sont éphémères et secondaires, se prend et se pique à son propre jeu et à son propre plaisir, qu’il ne savoure plus les objets mondains douloureusement sur le mode de la perte inéluctable anticipée, mais s’illusionne au contraire sur leur nature et leur durée. Désirer dans ce cas n’est plus chose douloureuse. Le désir a beau s’égarer, l’illusion dans laquelle il baigne sur son origine et sa qualité rend l’égarement joyeux. Le problème de l’illusion du désir est précisément, comme L. Ucciani le notait, que c’est une illusion de bien-être. Le désir alors n’est plus perçu pour ce qu’il est, faux, erroné, parce qu’il n’est plus lié au sentiment intérieur de l’amertume et de l’insatisfaction suscitées par la perte de l’objet de désir ou son refus permanent. Le désir n’est plus douloureux et l’absence de l’épreuve de la douleur rend l’égarement non instructif. L’enseignement de la douleur n’est plus là pour rectifier le tir. Le danger est plus grave encore, l’errance, plus irrémédiable. Ainsi, si la dénonciation augustinienne de la vie communautaire au livre IV prend si bien, comme L. Ucciani l’affirme, les détours de l’illusion du bien-être plutôt que ceux de sa manifeste malignité, c’est dans le cadre précis de cette inadéquation entre la nature de l’objet et la
449 Cf. II, II, 4 : « …miséricordieux dans tes rigueurs, saupoudrant d’amertume et de dégoût toutes mes joies illicites, tu voulais ainsi me faire rechercher la joie sans dégoût, et, là où j’aurais pu l’atteindre, ne me faire trouver rien d’autre que toi, Seigneur, qui ériges la douleur en enseignement, frappes pour guérir ». 450 Cf. Rép. 619c : « …on peut dire que ceux qui venaient du Ciel n’étaient pas les moins nombreux à se laisser prendre à de semblables imprudences, faute justement d’avoir été instruits par l’expérience des peines ; tandis que ceux qui venaient de la Terre, pour avoir euxmêmes connu la peine et été témoins de celle d’autrui, ne faisaient pas leur choix à la galopade » (Cf. également 620c) [trad. Robin].
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nature du désir que cela se joue. Ce qui est dangereux dans cette amitié nouée dans le détour de Dieu, c’est l’extraordinaire sentiment de bienêtre qu’elle suscite. On comprend bien, dès lors, que l’enquête sur le désir puisse être de manière privilégiée chez Augustin une enquête portant sur l’illusion dont se berce le sujet désirant à propos de son objet (qu’il pense bon et immuable) et de lui-même en tant que sujet désirant (il se sent bien et pense qu’il est libre de choisir ses objets de désir). On rejoint alors sur ce point particulier une idée plus globalisante de Foucault, lequel distinguait les pratiques chrétiennes d’examen de soi d’autres pratiques en soulignant que le soupçon y portait davantage sur les illusions dont le sujet est à la fois le sujet et l’objet : « Il y a trois grands types d’examen de soi : premièrement, l’examen par lequel on évalue la correspondance entre les pensées et la réalité (Descartes) ; deuxièmement, l’examen par lequel on estime la correspondance entre les pensées et les règles (Sénèque) ; troisièmement, l’examen par lequel on apprécie le rapport entre une pensée cachée et une impureté de l’âme. C’est avec le troisième type d’examen que commence l’herméneutique de soi chrétienne et son déchiffrement des pensées intimes. L’herméneutique de soi se fonde sur l’idée qu’il y a en nous quelque chose de caché, et que nous vivons toujours dans l’illusion de nous-mêmes, une illusion qui masque le secret »451.
Atténuant le propos de Foucault et l’adaptant aux mensurations d’Augustin, on dirait d’abord que, selon l’évêque d’Hippone, nous vivons toujours dans le risque d’une illusion de bien-être, l’illusion du contentement de soi. Et on ajouterait qu’il y a en réalité à ses yeux un double risque et un double piège du désir qui ont pour nom égarement et illusion : le désir s’égare lorsqu’il n’a pas d’objet fixe ; il s’illusionne lorsqu’il ne correspond pas à la nature de son objet452. Pour ne pas s’illusionner, le désir
451
Foucault, « Les techniques de soi », Dits et Écrits, t. IV, p. 810. Augustin souligne également un problème de correspondance, dont le théâtre cette fois est le lieu, entre le désir et la souffrance. Le théâtre (celui des tragiques) est en effet ce lieu curieux où le spectateur est amené à se rendre par amour de la souffrance, une autre faute morale grave dénoncée par Augustin : « il existe une souffrance qu’on doit approuver [la juste souffrance du châtiment], aucune ne doit être aimée » [III, II, 3]. Le spectacle de la douleur n’est ni plaisant ni désirable : il ne doit pas être aimé, on ne doit pas y prendre de plaisir. Or, ici, l’absence de correspondance ne signe plus l’illusion mais encore une fois l’égarement : le désir prenant la souffrance pour objet a fait un mauvais choix d’objet. 452
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prend donc et doit impérativement prendre la structure de son objet – c’est bien sur ce point, comme Foucault le supposait, que l’action morale du sujet doit essentiellement « se centrer » car si la douleur du désir égaré est un enseignement et un correctif, le bien-être illusoire condamne le désir à stagner dans ses égarements.
LA CIRCULATION DU DÉSIR Une chose est sûre en tout cas : lorsque Dieu est l’objet du désir et de l’amour, l’illusion et la fiction sont levées pour découvrir un monde véritable ; l’égarement et la diffraction sont collectés dans l’immuabilité et l’éternité de Dieu pour ouvrir à l’homme fatigué de ses errances des aires de repos. À se donner pour objectif d’aimer Dieu, on est sûr de son coup ! Dieu permet de sortir des circuits sans but de la séduction, il permet aussi de sortir des phénomènes de transitivité où le désir est sans motif ; il permet, enfin, de sortir de l’illusion de l’amour infini pour le trouver véritablement. Dieu est le pourquoi des désirs et plaisirs qui ne s’égarent ni ne s’illusionnent ; il est finalement l’unique principe de conduction du désir bon : « C’est toi aussi qui nous donnais, à moi de ne pas vouloir plus que tu ne donnais, et à celles qui me nourrissaient de me donner ce que tu leur donnais. Elles voulaient en effet me donner suivant un sentiment bien réglé (per ordinatum affectum) ce qu’elles recevaient en abondance de toi » [I, VI, 27].
Le désir bon, c’est-à-dire le désir ordonné (à Dieu), est celui qui est issu d’un don de Dieu qui circule bien. Le sentiment réglé est celui qui vient se greffer sur son origine divine, celui qui a (re)trouvé sa source véritable. C’est à cette condition que le désir circule bien – sans s’égarer – entre les hommes. Les désirs humains ne sont pas interconnectés entre eux ; ce qui fait leur communauté et leur harmonie (leur bon ordre), c’est qu’ils sont chacun rattachés à Dieu qui donne aux uns le désir de recevoir, aux autres, celui de donner. C’est un élément extérieur, Dieu (ou extérieur/ intérieur ; transcendant/ immanent), qui gouverne l’équilibre de l’échange. Une même volonté originelle, celle de Dieu, régule le sentiment des nourrices et celui de l’enfant.
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Ceci n’est pas sans conséquence pour l’organisation juridique et pénale de la société chrétienne (ou inversement faudrait-il dire, comme Shefer le suppose, que le droit romain a eu une importance capitale sur les concepts augustiniens, et via Augustin, sur le christianisme médiéval ?453). La justice ne se mesure plus par l’équilibre interne de l’échange, de même que le châtiment d’un crime ne consiste plus dans le rééquilibrage interne d’une relation d’homme à homme : il faut un recours incontournable à l’instance qui rend justice, au Deus judicator. Même dans le procès de soi que la confession constitue, en une certaine manière, le recours à l’instance divine comme celle rendant le jugement est indispensable : « je ne me juge pas moi-même. Que l’on ne m’écoute pas dans cet esprit. En vérité, c’est toi, Seigneur, qui me juges » [X, IV, 6 – V, 7]. C’était déjà vrai de l’Ancien Testament, dans la loi du Talion454 par exemple, qu’il ne faut pas comprendre comme une loi purement humaine et interne au système : l’équilibre qu’elle réinstalle, d’un coup d’œil ou d’un coup de dent, est celui que prescrit Dieu. Ce le sera tout autant dans le Nouveau Testament, sous une forme peut-être plus intimiste, dans la mesure où les relations avec le Dieu fait homme, sont plus personnelles et moins codées455. Dans un cas comme dans l’autre, on peut dire que, dans la mesure où il est l’instance qui légitime et rend possible tout échange, Dieu est aussi l’instance qui rend justice456. C’est toujours par rapport à Dieu et non au partenaire de l’échange ou à la victime d’un crime que la justice sera faite et le châtiment imposé.
453 C’est la thèse principale de son ouvrage sur L’invention du corps chrétien. Saint Augustin, le dictionnaire – la mémoire, Paris, Galilée, 1975. 454 Il est frappant de constater qu’un seul des grands dictionnaires de théologie contient une entrée pour ce thème, curieusement abordé assez fréquemment de manière dérivée dans une notice sur le pardon et conçu ainsi comme une limitation de la violence et de la vengeance, une étape vers le pardon, plutôt que comme une manière de rendre coup pour coup et d’encourager la logique de la violence et ses escalades. Reste cependant que la Loi du Talion est bien évidemment une loi divine qui régule les rapports humains toujours dans la référence à l’autorité divine. Cf. H. Lesètre, « Talion », DB, V, col. 1976. 455 Le Christ abolit la loi du Talion dont on cherchait à abuser pour satisfaire des vengeances personnelles et qui était le lieu de transactions financières immorales. Il y oppose une loi nouvelle : celle d’aller au-devant de l’injure (Matth. 38, 39). 456 Dans les Confessions, Dieu est fréquemment présenté comme judicator, cf. I, V, 6 ; VII, VI, 10 ; VIII, IV, 5, etc.
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L’organisation de l’enseignement est également tributaire de cette conception du désir : son problème et son risque sont liés à l’induction qui en régule le système depuis des normes internes à celui-ci, ce qui implique une mauvaise circulation des connaissances dès lors qu’elles ne sont pas rattachées à leur véritable source. Le quid mihi proderat qui ponctue le récit de l’apprentissage des arts libéraux au livre IV rappelle en ce sens le jugement final du De doctrina christiana : les doctrines les meilleures ne valent qu’à être référées au culte du véritable Dieu. C’est d’ailleurs uniquement en vue du rétablissement d’une bonne circulation du savoir que l’on choisit de ne pas enseigner ses connaissances mais de les confesser à Dieu qui pourtant sait déjà tout. Ce n’est pas en enseignant qu’Augustin fait passer son savoir, c’est en écrivant ses Confessions457. Ainsi, de même qu’on ne peut, aux yeux d’Augustin, donner, faire ou savoir que ce que l’on a reçu de Dieu, on ne peut désirer selon un sentiment bien réglé que ce qu’il nous a été donné par Lui de désirer. En bref, il faudra accepter si bien et si radicalement l’idée que l’on est endetté par rapport à Dieu que l’on accepte de recevoir de lui l’ordre même de nos désirs et de nos volontés, que l’on pratique un filtrage de nos affects et de nos désirs, pour les rejeter comme nôtres ou, au contraire, les impartir à l’actif de Dieu. Même ce qui nous semble le plus propre et le plus personnel doit s’exproprier, s’expatrier, pour ouvrir le sujet à une dimension radicale d’altérité. Le désir en moi, mon désir le plus propre, le plus profond et le meilleur, est en son origine, le désir de l’autre, Dieu.
457
On trouve ici une solide justification d’un problème un peu mystérieux : pourquoi adresser à un Dieu omniscient des confessions de soi et un récit de vie ? Pour témoigner devant les hommes, leur « enseigner » en quelque façon, mais selon la modalité qui convient : dans la circulation du savoir vers Dieu comme ce point de passage obligé de tout discours vrai. Ceci expliquerait la jonction entre les deux « publics » auxquels Augustin adresse ses Confessions – et l’enchaînement avec la question de l’utilité de les adresser à un Dieu qui sait tout déjà : « Je veux faire la vérité dans mon cœur, devant toi, par la confession mais aussi dans mon livre, devant de nombreux témoins. Pour toi sans doute, Seigneur, aux yeux de qui est à nu l’abîme de la conscience humaine, qu’y aurait-il en moi qui te serait caché même si je refusais de te le confesser ? Car c’est toi qu’à moi-même je cacherais, non pas moi-même à toi » [X, I, 1 – II, 2].
LE DÉSIR SPONTANÉ ET LE DÉSIR CONTRAINT Cette opération de filtrage des désirs qui tantôt rejette, tantôt relie à Dieu, est une pièce maîtresse du travail sur soi opéré par la lecture de la Bible. On trouve ça et là des traces de ce tri utile à dissocier, dans la masse des désirs, les bons des mauvais : « Mon bien, c’est toi qui l’as formé, toi qui me l’as donné ; mon mal, c’est moi qui l’ai commis, toi qui le juges » : le tri entre bien et mal est un tri entre deux auteurs : Dieu, unique responsable des actes bons et moi, unique responsable des actes mauvais. Ce travail devient l’objectif essentiel de la confession qui a pour tâche de faire passer une grande ligne de séparation entre le bon, qui provient de Dieu, et le mauvais, dont le confessant est seul responsable. Confesser prend ainsi cette double fonction que les commentateurs ont isolée sous le double vocable de confessio laudis, confession de louanges adressées à Dieu, et confessio vitae, le récit de vie énoncé sous la forme de l’aveu des fautes. Le partage n’est évidemment pas seulement théorique, il est doué d’une efficace propre qui fait que louer Dieu revient à agrandir son âme, augmenter son désir pour lui ; tandis que m’attribuer la faute, en faire le récit minutieux et détaillé produit cet effet salutaire aux yeux d’Augustin de me détacher de moi-même et de réduire ainsi la portion de mon désir que je me consacre à moi-même, à mes petits plaisirs personnels, à mes envies propres. Lorsque Augustin parle, en effet, de l’utilité de ses confessions (utilité soumise à question parce que Dieu déjà sait tout), il notifie ainsi leur double fonction : « Lorsque … je suis mauvais, ce n’est rien d’autre de le confesser à toi que me déplaire à moi-même ; et lorsque je suis bon, ce n’est rien d’autre de le confesser à toi que de ne pas l’attribuer à moi-même » [X, II, 2]458.
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Cette fonction du langage amoureux pour louer Dieu et du langage de confession pour se détester soi permet de résoudre le paradoxe de l’incommensurabilité entre la non-spa-
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La nécessité de ce travail de tri, dictée par l’impératif de centraliser son désir sur Dieu pour éviter les égarements de la séduction et de la conduction, a une conséquence capitale. Dès lors que le travail nécessaire au filtrage des désirs prend du temps, il signifie que les intensités (la modalité d’un désir qui est en quelque sorte hors temps [celui du décompte], toujours en pur passage) doivent être bannies. Ce qui n’a pas fait l’objet du grand tri (ces intensités par exemple qui ne sont proprement pas « triables ») et n’a pas pu être déterminé comme conforme et bon (rattaché à l’origine divine), doit être exclu du champ des désirs. Ces désirs intenses sont donc de fait et de suite considérés comme étant le fruit d’une volonté mauvaise : une volonté autonome qui n’a pas été rattachée à Dieu. L’intense, c’est l’autarcique. Le grand lieu de l’égarement et du péché. La nécessité du tri aboutit donc à une superposition de la dichotomie mauvais désirs/ bons désirs, opérée par le filtrage, et de la dichotomie désir spontané/ désir contraint ou désir différé, résultant de cette même opération de filtrage. Le désir spontané, l’intensité, est ce que le travail du tri n’a pas contribué à rattacher à Dieu (plus même : ce qu’il ne pouvait pas,
tialité du Dieu invoqué et la spatialité propre à l’homme et par voie de conséquence à son invocation de Dieu. Ce paradoxe est le problème classique du locus Dei abordé auparavant par Hilaire de Poitiers dans son De Trinitate (1,6), par Cicéron dans le De Natura deorum (1, 17, 103) et par Philon dans Conf. ling. 27, 136 et Profug. 1, 557. C’est ce même problème qu’Augustin invoque dans l’incipit des Confessions. Fontanier en propose une solution en tirant leçon de l’Enarratio in psalmum CXVIII, X, 6 et du Sermo 23, 7-8 où l’aporie se réduit par l’intervention divine qui met l’homme au large en venant habiter dans son étroite demeure. L’invocation est un acte performatif qui dans l’amour pour Dieu qu’elle traduit dilate le cœur de l’homme et le met à dimension de son objet : au large, à l’infini. « Louer, c’est magnifier ; il y a là œuvre de déploiement ; étymologiquement il s’agit d’‘agrandir’ » [G. Antoni, op.cit., p. 76.]. La figure inverse ? Celle de l’« Informateur » décrit par Barthes, qui désacralise mon rapport à l’autre, l’évente dans la banalité du ragot qui circule partout sans limite, cruellement anodin et l’évapore dans le réseau des multiples relations qui lie mon autre à tant (à trop) d’autres. Sous l’impératif vital de minimiser le discours de l’autre, de le rendre ténu jusqu’à ce qu’il puisse devenir une pâtée de mots à peine audibles, mon écoute se fait tassée, indifférente et comme mate, sans couleur et sans relief. D’un côté donc, celui de l’amoureux qui écoute l’Informateur, le travail se fait dans le sens de la miniaturisation, de la mini-ficiance : l’oreille devient toute petite, s’absente, se dégonfle ; de l’autre côté, celui de l’amoureux qui parle de son aimé, le travail est de magni-fier, gonfler le discours à grand coup de pompe, de faste. La langue enflée enflamme en retour l’amoureux.
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par principe, rattacher à Dieu) : c’est en conséquence, un désir nécessairement égaré et égarant. Le désir bon et apaisant est, par contraste, le produit d’un acte qui a sa finalité ailleurs qu’en lui-même (ce qui est en jeu ici, c’est le critère de l’utile) et dont les caractéristiques sont définies de l’extérieur : c’est un désir contraint, canalisé, régulé, trié, poli. Ainsi, dans le fait même d’attribuer une valeur au désir et de considérer d’office comme étant de valeur négative celui qui n’a pas fait l’objet de cette attribution, un phénomène advient : l’élection du désir différé au détriment du désir immédiat et spontané. Et la possibilité ouverte d’un catalogue des désirs adéquats et inadéquats : il est pernicieux de désirer tuer un homme par le fer ou le poison, de vouloir se jeter sur le bien d’autrui, de désirer acheter la volupté en gaspilleur comme de vouloir garder son argent en avare, d’être tenté par le cirque ou le théâtre, de concevoir le projet de voler la maison d’autrui ou de soupirer après la femme d’un autre. Il est bon et convenant, par contre, de désirer lire l’Apôtre, d’aimer écouter la sobre mélodie d’un psaume et de prendre plaisir à disserter sur l’Évangile. On précisera cet élément fondamental que c’est bien un catalogue des désirs bons et mauvais qu’Augustin établit ici [cf. VIII, X, 24] et non une nomenclature des actes bons ou mauvais que les Lois de Platon, notamment, avaient déjà été l’occasion d’établir. La classification augustinienne des désirs au livre VIII permet bien de dire que ce qui distingue à ses yeux le désir vagabond du désir ordonné est également ce qui distingue le désir immédiat et spontané du désir contraint. Pour le dire autrement, le corps des femmes, le plaisir du spectacle, la richesse et les honneurs sont des objets possibles pour un désir spontané, Dieu (et son livre surtout), l’objet d’un désir travaillé, régulé, forcé, contraint. Est-ce un hasard, ainsi, si les enseignements humains les plus valorisés par Augustin sont systématiquement ceux du différé : écrire, lire et commenter la Bible ? Est-ce un hasard encore si ces pratiques donnant l’accès au livre de Dieu sont associées à l’idée d’une difficulté, d’un labeur ardu et peu plaisant : « … je n’aimais pas les lettres et d’y être contraint m’était odieux. Et l’on me contraignait pourtant et c’était bien fait pour moi ; c’était moi qui ne faisais pas bien, car je n’aurais pas appris sans y être obligé » [I, XII, 19]459.
459
Cf. I, XIII, 20.
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Ce qui est en jeu dans ce passage comme dans toutes ces dichotomies (désir nomade, spontané et égaré vs désir ordonné, différé, contraint), c’est la question du plaisir. Le désir égaré l’est d’un plaisir immédiat et sans motif. Le désir s’égare de n’être pas dissocié du plaisir. Le désir égaré est jouissance. Le désir ordonné l’est par un plaisir réfléchi, mûr – béatitude plutôt que jouissance. La béatitude (sous la forme de la beata vita) se distingue en effet de la jouissance en ceci qu’elle est placée au terme d’un processus qui prend du temps : la vie humaine en tant qu’elle est caractérisée par le déroulement temporel. La beata vita est l’horizon de cette vie terrestre et temporelle qu’il faut d’abord tout à la fois vivre et mourir. Elle en reste l’horizon : plaisir en attente, béat certes mais différé. ∗ ∗ ∗ La structuration d’un désir initialement pervers et égaré passe donc par le travail de la contrainte. Mettre mon ton à l’ordre de ton nom exige du temps et du travail, le temps d’un travail, le temps d’un effort. Ce travail est d’écriture et de lecture : travail de l’écriture dans la confession des fautes (livre I à X) et travail exégétique de la lecture (livre XI à XIII). Le désir de lire, comme celui qui pousse à écrire, est, par opposition au désir sexuel et comme son remède, un désir forcé. À son origine, du moins. Lire, écrire, connaître le grec : tout cela demande un travail qui paraît fastidieux au jeune Augustin. Par suite, ce désir ordonné parce qu’initialement forcé, retrouvera les ardeurs et les flammes propres au désir naturel et spontané : lire et écrire (avec une réserve sur le grec qui restera probablement pour Augustin toute sa vie un exercice douloureux et laborieux) deviendront les plus grands lieux d’expression (physiologique même) du désir et du plaisir. Le travail et les efforts du conatus désignent le plaisir, le suscitent, l’éveillent et puis le laissent nous montrer le chemin, nous emporter, nous captiver. Il y a tout un travail de mise en condition qui, laborieusement, allume, comme des lampions, un à un, les feux du désir de lire qui rendront le texte pleinement opérant. Le sujet est prêt à se laisser surprendre. Il s’est apprêté à accueillir la surprise. Il s’est travaillé, s’est « élaboré », pour se laisser prendre et piéger par le texte, de côté ou par derrière. Il s’est si bien contraint à vouloir, à pousser son désir plutôt qu’à le laisser pousser
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tout seul, qu’il en arrive à ce stade où le désir est comme une grande machine qui tourne à vide, un organe enflé artificiellement. Désir désarticulé et gigantesque que le texte va prendre à son compte pour le réarticuler. Désir vide et hypertrophié qui épuise le sujet, y fait son grand lit et le rend apte à recevoir le texte de Dieu. Le plaisir littéraire est ainsi le fruit d’un désir contraint et structuré. Le plaisir littéraire est celui de l’effort. S’allonge alors la liste des notions et valeurs chrétiennes : à côté du travail intellectuel et du plaisir de lire, on peut ajouter l’idée connexe, et qui fait le pont entre ces deux notions, du plaisir pris à l’effort460. Il n’y aurait pas pour les chrétiens d’un côté le plaisir, de l’autre l’effort mais, au contraire, une définition du plaisir authentique dans et par l’effort. On peut comprendre en ce sens la transition d’une servitude douloureuse (dura ou sordida seruitus), l’asservissement aux désirs charnels, à une servitude libre (libera seruitus)461 et douce (leni iugo tuo, [IX, I, 1]), le service de Dieu. Le plaisir sexuel est lié à un esclavage de l’homme qui n’est pas maître de son désir libidineux, c’est un faux plaisir, la souffrance de la déchirure intérieure. Le plaisir textuel ou littéraire, en revanche, est un authentique plaisir : plaisir de provenance divine qui est lié à une émotion joyeuse, celle de retrouver l’unité de ses désirs et le bon port de Dieu, la beata vita. On comprend dès lors bien cette curieuse situation de la libera seruitus : bien que le désir errant soit libre, il est esclave de son impuissance et de la souffrance qu’elle lui occasionne, la véritable liberté, la liberté plaisante réside dans la structuration et la polarisation des désirs qui engage une nouvelle forme de servitude à l’ordre – plutôt qu’au désordre 460 Le plaisir peut, de même que le travail, être intellectuel. Il est frappant de constater à ce sujet que Philon qui ne parvient pas à penser le travail de l’esprit autrement que comme une praxis mal assumée, ne parvient pas non plus à concevoir que le plaisir puisse loger dans l’esprit plutôt que dans le ventre (et par conséquent être au principe ou au dénouement d’un acte bon). Il reprend à la lettre la tripartition des facultés que Platon propose dans la République : « Quelques philosophes (…) ont attribué à la partie rationnelle la région de la tête, (…). À l’irascible, ils attribuèrent la poitrine (…). À la partie appétitive, ils ont assigné la région du bas-ventre et du ventre, car c’est là que réside le désir, tendance privée de raison. Si maintenant tu cherches, ô ma Pensée, quel lieu a reçu en héritage le plaisir, ne considère pas la région de la tête, où se trouve la partie raisonnable : tu ne l’y trouveras pas… » [Leg.all., III, 115-116]. 461 Cf. supra, p. 27.
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des volitions. La question n’est pas tant de savoir si on est libre ou esclave, force ou forçat, mais si la servitude inéluctable est douce ou douloureuse. Or, il apparaît que c’est à être ordonnée à un juste repère, structurée, travaillée, lieu et temps de l’effort, que la servitude est accompagnée d’affects joyeux. L’affect joyeux est l’affect ordonné, ordinata affectio. Le plaisir légitime (rattaché à son véritable père) n’est pas le plaisir libre et autonome, c’est le plaisir concentrique qui rayonne autour de Dieu et prend en lui sa source. Unde est donc bien en ce sens la question essentielle adressée au plaisir pour déterminer son authenticité. Tout se passe comme si Augustin s’effrayait de ce que le désir accolé au plaisir sans espace ne permette pas l’intrusion, au milieu d’eux, et tel un rempart, de l’authenticité et de la valeur. L’intensité est comme une matière première qu’il faudrait s’appliquer à travailler pour l’informer, lui donner forme. À l’état brut, le désir est une intensité informe. Après le travail de filtrage et d’ordonnancement, le désir est formé. Despotisme de la forme, donc (comme dit Deleuze, qui opposerait à ce désir travaillé, façonné, ses machines désirantes où le désir n’est plus la matière façonnable mais la machine qui façonne). Ainsi, la pensée chrétienne n’a-t-elle pas seulement accordé une valeur positive au travail, elle a fait de ce concept une de ses notions centrales, en considérant que c’est le travail lui-même, celui de la quête de l’origine, l’expertise sur l’authenticité, le travail du filtrage, des catégorisations et de l’attribution de la valeur qui permettait seulement de donner aux choses une réelle existence. Ce n’est pas spontanément et dans un plan d’immanence qui ne rattache les choses à rien d’autre qu’à elles-mêmes, que celles-ci ont une valeur. La valeur est l’objet d’un don de Dieu et d’un tri de l’homme, elle vient s’ajouter après coup dans une correspondance entre le tri et le don, où le désir bon est celui qui fut l’objet d’un don de Dieu. Le monde, aux yeux d’Augustin, n’existe pas sans plus, il existe d’emblée sous la dichotomie du bon et du mauvais ; il n’existe que sous cette dichotomie. Aborder le problème sous cet angle, c’est ainsi veiller à rendre son ampleur à la définition augustinienne du bien par l’être et du mal par le non-être, le sens de ce qu’elle signifie et de ce à quoi elle engage. On pourrait dire ainsi que le dernier moment de la doctrine augustinienne du mal comme mal volontaire conserve quelque chose du précédent : la fascination pour l’ordre et son assimilation au bien. Débordant Plotin pour faire du mal moral le mal principal en lieu et place du mal matériel estimé
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dérisoire, Augustin conserve l’adéquation plotinienne entre l’ordre et le bien en faisant de la caritas ordinata l’outil de combat du mal moral conçu contradictoirement comme amour ou désir désordonné, chaotique, errant. ∗ ∗ ∗ La fascination d’Augustin (peut-être plus largement de tout chrétien ?) pour le différé trouve sans doute son fondement dans ce dernier versant de la théorie augustinienne du mal et dans la théorie plotinienne qu’elle reprend où le bien est conçu à partir de l’ordre global et le mal comme privation du bien. Mais il reste alors à interroger cette fascination augustinienne non plus dans ses fondements, mais dans ses modalités462. C’est encore le problème des modalités que je retiens comme essentiel et qui peut être conçu comme le problème des fonctions et effets de la question essentielle d’Augustin : d’où provient le désir ? On peut supposer que cette fameuse question unde, si fréquente dans les Confessions et qui interroge l’origine de l’envie et de l’aversion : « …d’où me venait cette aversion pour le grec et l’apprentissage des premiers éléments, sinon du péché ? », « … d’où me venait cette jouissance pour les fables creuses de Virgile, sinon du péché ? », a une fonction propre dans le travail du désir. En posant la question de l’origine comme on porte un soupçon, Augustin aboutirait précisément à ce résultat intéressant à ses
462
C’est le cas de Foucault également cf. « Le sujet et le pouvoir », Dits et Écrits, t. IV, p. 232-233 : « Si j’accorde un certain privilège provisoire à la question du ‘comment’, ce n’est pas que je veuille éliminer la question du quoi et du pourquoi. C’est pour les poser autrement ; mieux : pour savoir s’il est légitime d’imaginer un pouvoir qui s’unit un quoi, un pourquoi, un comment. En termes brusques, je dirai qu’amorcer l’analyse par le ‘comment’, c’est introduire le soupçon que le pouvoir, ça n’existe pas ; c’est se demander en tout cas quels contenus assignables on peut viser lorsqu’on fait usage de ce terme majestueux, globalisant et substantificateur ; c’est soupçonner qu’on laisse échapper un ensemble de réalités fort complexes, quand on piétine indéfiniment devant la double interrogation : ‘Le pouvoir, qu’estce que c’est ? Le pouvoir, d’où vient-il ?’ La petite question, toute plate et empirique : ‘Comment ça se passe ?’, envoyée en éclaireur, n’a pas pour fonction de faire passer en fraude une ‘métaphysique’ ou une ‘ontologie’ du pouvoir ; mais de tenter une investigation critique dans la thématique du pouvoir ».
310 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
yeux de différer la jouissance immédiate des plaisirs faciles. Unde ? vise à dissocier le désir et le plaisir, et à forcer le désir vers ce qui ne plait pas « naturellement ». Unde ? est comme l’arrêt brutal de l’errance vagabonde des intensités ; c’est la question dont le tranchant vient couper net la jouissance, arrêter sa course au plaisir facile et immédiat. Unde ? dans sa répétition est, comme la mémoire, le maintien du passage, ce par quoi l’intensité est consignée et cataloguée, jaugée et comptabilisée. Unde ? permet de trancher : péché ou pas péché ? C’est le moyen de transformer en signe (de culpabilité essentiellement) une intensité qui n’est le signe de rien. S’étonnera-t-on encore alors que les activités du jeune enfant qui échappent à la faute et sont considérées comme ardues, exigeantes, soient celles du signe : la lecture et l’écriture ? Écrire et lire, les activités du signifiant, du différé, sont effectivement aussi les actes d’enregistrement de ce qui « reste » du désir, de ce qui dans le désir, reste : la trace. Désir consigné. Désir sédentarisé. Fixer le désir dans l’écriture comme on épingle un papillon : pour la collection, pour la nomenclature. Restent alors ces animaux fugitifs qu’on ne parvient jamais à capturer et dont on ne peut établir le catalogue. Ceux qu’on ne peut pas suivre à la trace, parce qu’ils n’en laissent aucune : ces tourbillons du désir nomade qui, eux, ne font pas mémoire, ne laissent pas trace et ne peuvent dès lors pas être rangés à la consigne de l’écriture463.
463 On ne s’étonnera donc plus qu’Augustin réfère aux fautes sans vestigia alors que la confes-
sion n’était censée prendre en compte que les fautes conscientes, celles qui laissaient des traces, celles qui pouvaient être reliées au moi comme à leur coupable auteur. Le rien de mémoire sur lequel s’ouvre la vie humaine qui est pourtant déjà coupable : le vrai problème est ici celui des intensités vagabondes.
LE DIFFÉREND SUR LE DIFFÉRÉ : AUGUSTIN CONTRE PLATON On notera alors la distance conquise (et de multiples manières) par la pensée d’Augustin sur celle de Platon – je pense ici surtout à la « critique de l’écriture » rajoutée comme un supplément, à la fin du Phèdre, après l’épuisement des problématiques traitées –. On peut égrainer rapidement quelques distinctions qui se marquent visiblement entre les deux philosophes : alors que le soupçon d’Augustin porte sur ce qui ne peut être consigné par écrit, celui de Platon portait au contraire, dans le Phèdre, sur cette consignation même des discours oraux par l’écriture, cette capture de la parole fluante dans le rouleau de papyrus. L’un s’effraie de la mobilité du désir et du monde, et l’écriture lui apparaît comme un remède propre à immobiliser un peu cette effrayante mouvance ; tandis que l’autre, en revanche, s’insurge contre l’écriture qu’il assimile à des nomenclatures rigides, des classements artificiels, ceux d’un savoir devenu ainsi immobile et mort (comme la lettre qui le véhicule) de ne pouvoir s’adapter à la vie, au dialogue et à ses aléas. Le premier, enfin (et c’est la distinction principale qui me retient ici), fait l’élection du désir différé, tandis que le second avait, au contraire, signalé son aversion pour le différé. En effet, tout au début du dialogue, Socrate s’adresse à Phèdre dans un discours qui met pour la première fois en scène le livre et ce à quoi il semble lié par une efficace occulte mais récurrente dans ce dialogue, le pharmakon464:
464 Cf. J. Derrida, « La Pharmacie de Platon », in Phèdre, trad. L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 267-268. Plus largement que cette rencontre entre le pharmakon et le livre organisée par le Phèdre avec une certaine récurrence et analysée minutieusement par Derrida,
312 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN « Sois indulgent pour moi, mon bon ami : j’aime à apprendre, vois-tu. Cela étant, la campagne et les arbres ne consentent pas à rien m’apprendre, mais bien les hommes de la ville. Toi, pourtant, tu m’as l’air d’avoir découvert la drogue (to pharmakon) pour me faire sortir (exodou) ! N’est-ce pas en agitant devant elles, quand elles ont faim, un rameau ou un fruit, qu’on mène les bêtes ? Ainsi fais-tu pour moi : avec des discours qu’en avant de moi tu tendras ainsi en feuillets (en bibliois), visiblement tu me feras circuler à travers l’Attique entière, et ailleurs encore, où ce serait ton bon plaisir » [Phèdre, 230de ; trad. L. Brisson].
Ces livres pharmaceutiques ont la propriété tout à fait extraordinaire de faire sortir Socrate de la ville, lui que même la perspective de la mort par l’absorption d’un poison ne parviendra pas à bouter des murs de sa prison. Les livres sont donc, aux yeux de Socrate, des pharmaka plus puissants que la ciguë elle-même. Plus mortels peut-être ? Les feuillets d’écriture agissent comme un pharmakon qui fait sortir Socrate hors de lui-même et « l’entraînent sur un chemin qui est proprement d’exode », relève Derrida, qui ajoute ensuite un élément important pour notre développement : « … un discours présentement proféré en présence de Socrate n’aurait pas eu le même effet. Seuls des logoi en bibliois, des paroles différées, réservées, enveloppées, enroulées, se faisant attendre en l’espèce et à l’abri d’un objet solide, se laissant désirer le temps d’un chemin, seules des lettres cachées peuvent ainsi faire marcher Socrate. S’il pouvait être purement présent, dévoilé, dénudé, offert en personne dans sa vérité, sans les détours d’un signifiant étranger, si à la limite un logos non différé était possible, il ne séduirait pas. Il n’entraî-
on relèvera que chacun des grands lieux platoniciens réservés à une critique de l’écriture ou de la lecture dans ses vertus (ou défauts) législatives (le Politique et les Lois), dialectiques (Phèdre) ou didactiques (Lettre VII) contient toujours une référence privilégiée à la médecine. Le Phèdre compare les livres à des médicaments, le Politique compare l’écriture des lois à celle d’une prescription médicale, la Lettre VII conçoit que l’accès aux écrits des philosophes doit être réservé et ne faire l’objet d’aucune publicité de la part de leur auteur, de même que les vertus d’un médecin ne sont pas marchandées et vantées sur la place publique : dans les deux cas, la demande de soin doit venir du patient, ceux qui sont récalcitrants aux conseils sont les seuls responsables de cet état de choses. Enfin, les Lois comparent le préambule oral nécessaire à toute loi et qui est une persuasion rationnelle à l’exercice libre de la médecine, tandis que l’écriture même des lois comme prescriptions strictes s’apparente davantage à une médecine à l’usage des esclaves.
LE DIFFÉREND SUR LE DIFFÉRÉ: AUGUSTIN CONTRE PLATON
313
nerait pas Socrate, comme sous l’effet d’un pharmakon, hors de sa voie. Anticipons. Déjà l’écriture, le pharmakon, le dévoiement »465.
L’attente, le désir, le différé, la séduction, le dévoiement : tous les thèmes augustiniens sont convoqués dans ce passage pour incriminer ce qu’Augustin entendra pour sa part valoriser : les pratiques de lecture. Pour Platon, comme pour tout Grec sans doute, le suspens de la lecture, la lecture comme ce qui reste suspendu, en attente, potentiel, dunamis, contribue à doter le livre clos d’un pouvoir considérable, dunamis encore. La littérature grecque contient en effet des exemples typiques, jusqu’à la caricature presque, de ce pouvoir donné à la lecture réservée à l’abri du parchemin ou du papyrus, en la personne de ces messagers mis à morts par les destinataires des lettres qu’ils portaient, parce que celles-ci contenaient, retenue dans le pli clos, dans le rouleau scellé, l’ordre de leur exécution [Cf. Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, I, 132]466. Platon semble tirer leçon de cela et assimile cette dunamis dont le livre clos est porteur à la dunamis des pharmaka entendus alors comme des drogues mortelles elles aussi. Chez Augustin, la lecture (de la Bible) est également considérée comme liée à un pouvoir de soigner, à une « dynamique » qui est celle du médicament. Mais, on comprend évidemment que le lien est ici noué en sens inverse et que le potentiel dont le livre fermé est porteur est positif
465 J. Derrida, Ibid., p. 266. Le pouvoir dévoyant du livre tel que Platon le condamne dans le Phèdre ne tient pas spécifiquement à la problématique de la mise à l’écriture mais de la diffusion du livre, de sa publication, en un mot : de sa lecture [Je rejoins ici l’hypothèse et l’attention largement minoritaires que des auteurs comme J. Svenbro, Phrasikleia ; J.-M. Bertrand, Oralité et écriture dans les Lois de Platon, et L. Brisson, « Sur une lecture récente des Lois… », portent au versant « lecture » plus qu’à celui « écriture » d’un même phénomène. Je particularise et réoriente ce choix de lecture vers ce qu’on pourrait dès lors appeler plus justement « la critique platonicienne de la lecture » du Phèdre]. Ce type de distinction doit être fait dans la mesure précisément où il était parfaitement admis en Grèce que l’acte d’écriture reste autonome et se suffise à lui-même. L’écrit pouvait en effet s’accommoder de l’évidence de son existence, acceptant ainsi de rester en deçà de toute autre signification que celle acquise par sa seule présence : en deçà de la lecture. 466 Démosthène rapporte un autre témoignage de ce pouvoir conquis par le livre clos, parlant de telle inscription dont le pouvoir et l’intérêt résidaient en cela qu’elle était tenue cachée dans le temple de Dionysos Limnatis [cf. Démosthène, Contre Néère, 76].
314 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
plus que négatif, réunificateur plus que dévoyant, curatif plus qu’empoisonnant. Il est intéressant de relever l’existence de tout un vocabulaire médico-éthique d’Augustin s’agissant de la lecture et de l’écriture. La conversion, opérée par la première, est perçue comme une guérison et la confession, que l’autre reçoit et couche sur papier, est perçue comme cura sui (à la fois soin et souci de soi)467. Ce lien entre la médecine et l’éthique se laisse apercevoir dans des oppositions récurrentes entre le sanus et l’insanis, la firmitas et l’infirmitas, qui signalent l’existence d’un mal ou, plutôt, d’une maladie qui est morale et du retour à la santé et à la fermeté par une cure de lecture et d’exégèse biblique : on peut, avec I. Bochet, « noter la mention fréquente de la firmitas comme effet de la parole scripturaire lue ou commentée, pour Victorinus [VIII, II, 4] et Alypius [VIII, XII, 30] » et, de façon analogue, pour Augustin dans la fameuse lecture du jardin de Milan468. On notera, au sujet de cette dernière lecture, que c’est précisément le différé de la lecture convertissante qui, ayant attisé tant et tant l’envie, le désir et le besoin, produira l’effet voulu de guérison. Le différé est sans doute (comme d’ailleurs la mémoire qui en est la condition de possibilité) le signe du péché au sens où, depuis le péché originel, on n’est plus d’emblée capable de lire la Bible et qu’il y faut d’abord tout un travail du désir, qui est à la fois de régulation et d’inflation. Il reste cependant que le différé est aussi ce travail lui-même, qui gonfle le désir de lire, de manière à ce que tous les autres désirs s’effacent devant la massivité de celui-là dont ils font leur fin et dont ils se nourrissent eux-mêmes. À terme, ce désir, comme enflé de tous les autres, donne enfin accès au livre de Dieu et rend son pouvoir convertissant. C’est à s’être sans cesse frotté au livre fermé, à avoir postposé encore et encore sa découverte que sa dunamis s’en est accrue au point de pouvoir bouleverser de fond en comble celui qui, enfin, ouvrira le livre. On trouve des traces de ce jeu du différé dans les préludes même de la scène de conversion. Le livre VIII accumule, en peu de pages, un grand
467 Augustin revient à plusieurs reprises sur la raison de cette mise à l’écriture de l’aveu des fautes [II, III, 5 ; X, I, 1–V, 7]. 468 I. Bochet, op.cit., p. 39, cf. également Conf. VII, XX, 26.
LE DIFFÉREND SUR LE DIFFÉRÉ: AUGUSTIN CONTRE PLATON
315
nombre d’épisodes de lecture, en cascades, où chacun, lisant la conversion d’un autre, entend se convertir à son tour : « À ces mots, bouleversé par l’enfantement d’une vie nouvelle, il reporta les yeux sur les pages du livre. Il lisait, et un changement s’opérait au-dedans de lui, où toi tu voyais ; et son âme se dépouillait du monde » [VIII, VI, 15]. Ces épisodes en enchâssement semblent indiquer ou provoquer – en tout cas : être dans une certaine relation de contiguïté – avec la crise finale et la conversion dont le récit clôture le même livre. L’enchâssement d’une conversion à l’autre finit sa course dans celle d’Augustin : « Voilà ce que racontait Ponticianus. Mais toi, Seigneur, cependant qu’il parlait, tu me retournais vers moimême… ». Le texte semble multiplier les références à d’autres lectures, convertissantes essentiellement, comme pour annoncer et faire la place belle, par un suspens orchestré savamment, à la lecture des « livres de l’Apôtre » qui convertira à son tour le narrateur lui-même. Le livre de Paul se fait d’ailleurs également attendre et se laisse désirer : Augustin relève, nonchalant, sans sembler y accorder tout d’abord d’attention particulière : « … il y avait par hasard, sur une table de jeu, devant nous, un livre que [Ponticianus] remarqua ; il le prit, l’ouvrit, découvrit l’apôtre Paul » [VIII, VI, 14]469. La nonchalance pourrait s’expliquer ainsi : il est trop tôt encore pour lire ce livre qui est de suite refermé, et emporté, clos, dans la promenade. Mais la mention de ce « hasard » heureux contribue cependant à rendre le livre présent, comme en suspens de lecture. Augustin et Alypius laissent Ponticianus dans la maison et s’enfoncent alors dans le fameux jardin de Milan, Augustin tenant toujours à la main de livre de Paul encore clos. Au cours de la marche, son désir s’accroît jusqu’au désespoir de guérir, d’en finir avec ces langueurs de l’âme qui lui sont comme une gale et de crever l’abcès470 : « J’étais malade, je me torturais dans ma chaîne, m’accusant moi-même
469 Le livre de Paul « depuis quelque temps déjà ne le quittait plus, ses visiteurs le trouvaient sur sa table et il l’avait comme naturellement emporté avec lui au jardin » [I. Marrou, Saint Augustin et l’augustinisme, op.cit., p. 33]. 470 Les termes sont ici aussi très médicaux. Pour un relevé de toutes ces expressions médicales chez Augustin, cf. G. Bardy, « Saint Augustin et les médecins », in L’année théologique augustinienne, 1953, p. 327-346 et M. Comeau, Saint Augustin exégète du quatrième évangile, Paris, 19302, p. 326-331.
316 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
avec plus d’âpreté que jamais, me roulant et me débattant dans ma chaîne » [VIII, XI, 25]. Ce combat acharné et déchirant semble comme suscité par le livre clos. Aurait-il un sens, en effet, si le livre ne se trouvait là ? Et n’est-ce pas le désir sans cesse différé de lire qui enflamme Augustin et le conduit ainsi à s’acharner contre lui-même ? Et puis, quel impact aurait eu cette petite ritournelle chantée par un gamin « tolle lege, tolle lege » si le livre n’était là, retenant en lui, à l’abri de ses pages scellées, la possibilité même de la conversion : le remède ? Entre la condamnation platonicienne et la fascination augustinienne de la lecture, il y aurait donc notamment ceci que le désir différé qui caractérise le livre fermé semble, au premier, égarant, dangereux : poison, et au second, salutaire, réunificateur ou recollectant : antidote.
LE TEMPS DE DÉSIRER De ceci on peut conclure à l’existence d’une grande problématique augustinienne du désir qui interroge celui-ci dans son rapport au temps471 (et qui dès lors distingue fondamentalement la théorie augustinienne du désir de celle de Platon) : la thématique qui oppose le désir différé au désir fugitif. Le désir « fugitif » est un désir dérobé, qui ne jouit que de la liberté du fugitivum qui a échappé à l’autorité de son maître divin. Mais surtout, c’est un désir éprouvé comme douloureux parce qu’il est lié au sentiment de l’évanescence de ses objets. Un désir impuissant au sens où son existence même ne suffit pas à assurer l’existence de son objet. Désir douloureux de savoir la potentialité jamais levée de se voir privé de son objet. Désir auquel Augustin opposerait le désir différé, qui s’installe dans la durée parce qu’il est ordonné à une fin qui est à l’horizon de la vie mortelle, la beata vita. Et désir plaisant, cette fois, parce que lié à la certitude de posséder un jour son objet et de le posséder alors immuablement. Les deux désirs, force vagabonde ou intensité fugitive et désir contraint et dont la jouissance est sans cesse postposée, ont un rapport évident à la temporalité. On pourrait même lire toute la réflexion d’Augustin sur le temps au livre XI en corrélation avec la problématique du désir, ce que je me propose de faire ici. Tout le monde connaît ce passage justement célèbre des Confessions où la définition (sceptique472) du temps comme pur instant est remise en cause par l’entrée en considération des opérations de l’esprit qui exigent
471 L’inverse serait également vrai : la question adressée par Augustin « Quid est ergo tempus ? » peut être lue comme une question portant essentiellement sur le temps du désir, sur le lien du temps avec le désir.
318 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
l’écoulement du temps en durée. Mesurer le temps, écouter une mélodie, comprendre une phrase, font partie de ces activités qui exigent le concept de durée pour rendre compte de leur possibilité même. C’est en choisissant la voie de l’aporie qu’Augustin mène sa réflexion473 : « … voici, par exemple, un (…) son ; il commence à résonner, il résonne encore, il résonne d’un ton continu et sans aucune interruption. Mesurons-le tandis qu’il résonne : car, lorsqu’il aura cessé de résonner, il sera déjà passé et ne sera plus quelque chose qui puisse être mesuré » [XI, XXVII, 34]474.
C’est en tout cas l’hypothèse que la définition du temps comme point, comme maintenant, permet de formuler. Si seul existe le pur présent, la possibilité de mesurer un son doit elle-même prendre place dans ce pur
472 Sur la définition sceptique du temps par l’instant indivisible et sans extension, on trouvera chez Meijering un rappel des textes du néo-pyrrhonisme les plus parlants sur cette question, à savoir ceux de Sextus Empiricus qu’Augustin pourtant ne connaît sans doute pas (Cf. Augustinus über Schöpfung, Ewigkeit und Zeit. Das elfte Buch des Bekenntnisse, Leiden, Brill, 1979, p. 63-64). 473 Mode aporétique que Ricœur distingue des méthodes sceptique et néo-platonicienne : « … ce mode aporétique diffère de celui des sceptiques, en ce sens qu’il n’empêche pas quelque forte certitude. Mais il diffère de celui des néo-platoniciens, en ce sens que le noyau assertif ne se laisse jamais appréhender dans sa nudité hors des nouvelles apories qu’il engendre » [P. Ricœur, Temps et Récit, I., Paris, Seuil, 1983, p. 20]. 474 On pourrait supposer un héritage plotinien de cette thématique de la mesure qui invite à concevoir le temps comme durée. Cf. Couloubaritsis, op.cit., p. 698-699, qui s’essaie à prêter à Plotin un concept ontologique et non simplement ontique du temps au sens où Heidegger l’entend d’une conscience qui n’est pas dans le temps mais qui est temps. Sur un même point de départ qui est la question de la mesure du temps, il y a pourtant à mes yeux une différence importante qui tient aux exemples choisis qui influent fortement sur les concepts de temps : pour Plotin le mouvement d’un mobile, pour Augustin le temps d’une mélodie ou d’un énoncé signifiant au demeurant, des exemples semblables, à peu de choses près, à ceux auxquels aura recours Husserl [Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, p. 37-48 pour le son et p. 51 sq. pour la mélodie]). Sur ce point cf. B. Baas, De la chose à l’objet, p. 227 : « Ce n’est … pas un hasard que saint Augustin en [soit] venu ainsi à expliciter sa définition du temps par les exemples de la voix et du chant. On ne peut d’ailleurs pas parler de simples exemples ; pas même d’exemples emblématiques. Ce sont de véritables paradigmes de la temporalité. La double tension de l’âme est tension vers ces voix devant résonner et ayant résonné (…). La distension de l’âme est, essentiellement, distension ‘invocante’. Le temps est une distension invocante » [Même remarque chez Shefer, op.cit., p. 46 et chez Desanti, op.cit., p. 32 sq.].
LE TEMPS DE DÉSIR
319
instant présent. Or une telle mesure instantanée est impensable dans la mesure où c’est la durée que l’on mesure : « Mesurons exactement, et disons combien il dure. Mais il résonne encore, et on ne peut le mesurer depuis son commencement, quand il s’est mis à résonner, jusqu’à sa fin, quand il cesse. C’est en effet l’intervalle même que nous mesurons, d’un commencement donné à une fin donnée. Voilà pourquoi un son qui n’est pas encore achevé, on ne peut le mesurer. (…) Mais quand il sera achevé, il ne sera plus. Comment donc pourra-t-il être mesuré ? » [XI, XXVII, 34].
On ne peut mesurer que ce qui a duré et s’est achevé, ce dont le début et la fin sont donnés comme coordonnés de l’intervalle, ce qui n’est plus comme présent mais comme passé, une durée retenue quelque part en nous. Comment, en effet, mesurer le temps sinon parce qu’il est encore quelque chose pour nous ? On voit comment cette conception du temps fait signe vers une phénoménologie de la conscience du temps intime. Quand un instant du temps est achevé, il n’est pas rien pour nous, il n’est pas un simple « ne plus » pour nous. Ou plus exactement si : la formulation même de ce « néant » d’être en un « ne…plus » signale la manière dont nous vivons le temps passé, comme une absence dont les modalités éprouvées par la conscience peuvent être celle du regret, de la nostalgie ou du remords. « Ne plus » ce n’est pas « rien », c’est une façon de retenir le passé dans le présent mais sous la forme d’une absence. Un mot des phénoménologues pour dire ceci : la rétention475. De même l’avenir, pour nous, s’expérimente comme une absence qui n’est pas « rien ». L’avenir n’est pas simplement quelque chose qui « n’est pas » mais plus précisément quelque chose qui « n’est pas encore », avec les modalités possibles de l’attente, de l’espoir ou de la crain-
475
La modification rétentionnelle husserlienne n’est pas la continuité de n’importe quels sons, mais bien la continuité de ces sons signifiants que sont les images acoustiques et qui ne sont signifiants qu’en vertu de cette continuité. Pour qu’il y ait un continuum de la rétention, il doit y avoir une résonance qui ne se confond pas avec la simple résonance physique : la résonance qui lie les images acoustiques en tant que signifiantes et rend ainsi possible le « dire » de la parole même silencieuse. Cette résonance est la condition de possibilité de toute signification, de tout dire signifiant [cf. Husserl, op.cit., p. 44]. C’est bien à cette continuité du sens, du son signifiant, que se réfère Augustin.
320 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
te 476. Si le futur s’expérimente en nous comme « pas encore », c’est qu’il est vécu à partir du présent comme ce qui pourrait lui succéder. Le vocabulaire phénoménologique parle ici de « protention ». Ainsi, si on peut effectivement conserver de la définition précédente du temps l’idée selon laquelle la seule dimension du temps qui « est » réellement, c’est le présent, c’est à la condition que ce présent qui existe pour nous soit conçu sous ses trois modalités différentes : « Ceci dès maintenant apparaît limpide et clair : ni les choses futures ni les choses passées ne sont, et c’est improprement qu’on dit : il y a trois temps, le passé, le présent et le futur. Mais peut-être pourrait-on dire au sens propre : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Il y a en effet dans l’âme, d’une certaine façon, ces trois modes du temps, et je ne les vois pas ailleurs : le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est la vision ; le présent du futur, c’est l’attente » [XI, XX, 26].
Memoria, contuitus et expectatio, telles sont les trois modalités du temps pour la conscience, la mémoire gardant figée en elle les traces du passé, et l’expectatio, où l’âme s’étend vers ce qu’elle s’apprête à faire : se propose-telle de chanter, elle s’étend d’abord vers le chant en sa totalité, le comprenant par avance comme un tout, une unité de sens477. On passe de la triple modalité du présent, du passé et du futur à la durée proprement dite et à son processus de déroulement ou de flux qui organise le temps,
476 On notera qu’Augustin a besoin de cette notion pour tout le récit qui précède la conversion, récit qui se conjugue sans cesse au « pas encore ». cf. B. Clément, op.cit., p. 10 : « Le récit des premières années, de tous les événements, en fait, précédant la scène du jardin de Milan, est celui du ‘pas encore’, de la méconnaissance de Dieu, de l’attente ignorante de la vérité ». 477 Cf. XI, 28 : « Je me prépare à chanter un chant que je connais. Avant que je commence, mon attente se tend (tenditur) vers l’ensemble de ce chant ; mais, quand j’ai commencé, à mesure que les éléments prélevés de mon attente deviennent du passé, ma mémoire se tend (tenditur) vers eux à son tour ; et les forces vives de mon activité sont distendues (distenditur), vers la mémoire à cause de ce que j’ai dit, et vers l’attente à cause de ce que je vais dire. Néanmoins mon attention (attentio) est là, présente ; et c’est par elle que transite ce qui était futur pour devenir passé. Plus cette action avance, plus s’abrège l’attente et s’allonge la mémoire, jusqu’à ce que l’attente tout entière soit épuisée, quand l’action tout entière est finie et a passé dans la mémoire ». Ce texte fait les délices des phénoménologues ; il est symptomatiquement cité par P. Ricœur, op.cit., p. 39 et par Baas, op.cit., p. 226, n. 131.
LE TEMPS DE DÉSIR
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intégrant dans l’âme sous une forme unitaire (celle de l’intentio ou de la distensio478) les situations et les circonstances. Si l’on peut toujours dire que seul le présent est réellement, ce présent n’a cependant plus le caractère du pur instant ; il est au contraire lié au passé par la rétention et au futur par la protention. Le temps n’est donc plus discontinu, il est continu qui s’efface dans le passé et s’avance vers le futur. C’est d’ailleurs cette continuité du temps vécu qui permet de le mesurer. Le temps vécu comme continuum est mesurable parce qu’il entre dans la durée. Et ce qui sera mesuré de lui, ce n’est donc pas le pur présent, mais, attendant qu’il soit entièrement écoulé, l’ensemble de l’intervalle temporel. Ceci n’est possible que si le début du son est encore présent dans mon esprit tandis qu’il s’achève ; et cette possibilité est ellemême ouverte par la mémoire qui garde une empreinte désormais stable d’un son qui était de passage : « L’impression que les choses en passant font en moi y demeure après leur passage, et c’est elle que je mesure quand elle est présente, non pas ces choses qui ont passé pour la produire » [XI, XXVII, 36]479.
Ce qui se mesure, c’est donc l’empreinte temporelle subjective et non le temps du monde ou le mouvement du mobile, dont Augustin ne dit rien. 478
Plotin avait également proposé cette définition de temps comme « distentio animi ». [Cf. Ennéades, III, VII, 11]. On peut dire, avec O’Donnel, que cette « métaphore » est intrinsèquement liée au choix, commun à Platon et Augustin, de définir le temps à partir de l’exemple de la mesure. À noter, cependant que, si Plotin disposait bien déjà de cette notion de distension de l’âme pour définir le temps, il reste que ce qu’il avait ainsi en vue, c’était le temps du monde et non le temps humain. Sur ce point, cf. Beierwaltes, Plotin über Ewigkeit und Zeit (Enneade III, 7), Francfort, V. Klostermann, 1967 ; Meijering, Augustin über Schöpfung, Ewigkeit und Zeit. Das elfte Buch der Bekenntnisse, Leiden, E. J. Brill, 1979, p. 90-93. 479 Cf. également L’immortalité de l’âme, III, 3. Ces empreintes ne sont pas seulement des empreintes sensibles laissées par des sons entendus sous l’image traditionnelle du sceau et de la cire, chère aux stoïciens et à Augustin. Cf. B. Baas, op.cit., p. 225 : « … il faut ici se garder de comprendre cette impression comme simple impression sensible. En effet, comme le montre l’exemple subsidiaire (mais essentiel) qui clôt ce chapitre 27, la même appréhension du temps advient lorsque ‘sans le secours de la voix ni des lèvres, nous nous débitons en pensée des poèmes, des vers, des discours…’ ». Peut-être faut-il mettre ceci en rapport avec la capacité d’Augustin à concevoir une lecture silencieuse, pratique toute neuve aux IV et Vème siècles. Ce n’est peut-être pas un hasard si le vers dont il est question :« Deus creator omnium » est le premier vers d’un hymne d’Ambroise qui aux yeux d’Augustin figure précisément le lecteur silencieux.
322 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
Il doit donc y avoir en l’âme une structure lui permettant de dominer l’éparpillement absolu qu’est le temps naturel. Pour que l’homme puisse percevoir, il faut que les objets se donnent à lui dans la temporalité d’un rapport ordonné par l’esprit selon l’avant et l’après : « Il en est de même pour les formes corporelles qui concernent nos yeux ; nous ne pouvons ni apprécier, ni savoir aucunement si elles sont rondes ou carrées ou possèdent quelque propriété stable et déterminée ; mais, si en regardant une partie, nous oublions ce que nous avons vu dans l’autre partie, c’est en vain que nous voudrions porter un jugement, parce que cet acte requiert un certain espace de temps480 ; aussi, pour assurer cette évolution, faut-il recourir à la vigilance de la mémoire » [De musica, VI, VIII, 21].
L’homme perçoit donc le monde seulement selon le temps et par profils. L’objet ne se donne pas à lui d’un coup, dans une pure intuition et en totalité, c’est-à-dire seulement dans le présent. Il se donne et se redonne à lui dans des temps différents. Et il est alors nécessaire que l’esprit fasse la synthèse des différentes impressions qu’il a reçues pour former l’unité du concept d’objet et déterminer ses propriétés. C’est la mémoire qui permet cette synthèse en stockant les images de chacun des profils perçus. Elle est la « présentification » du passé et du futur. Si n’était la mémoire, nous n’opérerions aucune synthèse et ne formerions donc aucun concept, tout se présenterait à nous de manière fugitive, monolithique, et unidimensionnelle. Pour donner aux objets leur épaisseur, aux mots leur sens, à la musique sa mélodie, il faut la mémoire qui retient un aspect de l’objet, une syllabe du mot ou une note de la mélodie, tandis que j’en perçois un(e) autre. Pourtant, si la capacité intentionnelle de l’âme permet de comprendre, sous la forme de trois modalités du présent, la différenciation des trois modes de temporalité, elle n’est cependant pas en mesure de fonder l’unité du temps qui se déroule et guère plus celle de l’attention qui porte toujours sur le même objet. Au nom de quoi proférer la possibilité pour l’âme de s’étendre vers le passé et le futur, par rétention et protention, c’est-à-dire par une triple distension ? Au nom de Dieu : « Puisque ta miséricorde est meilleure que nos vies, voici que ma vie est distension » [XI, XXIX, 39].
480 Autrement dit, la première définition du temps dans les Confessions comme néant ne permettrait pas le jugement parce qu’il est là explicitement dit que le temps « n’a aucun espace » [XI, XV, 20].
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Le support de l’intentionnalité de l’âme est la miséricorde de Dieu, la permanence de l’attention de Dieu pour ses créatures. L’attention humaine est, comme la continence, un don de Dieu ; ce qui, dans cette attention, est fixe et immuable est un morceau de l’éternité divine481. L’attention ou l’intention sont comme un curieux point de jonction entre le temps et l’éternité. Le temps est alors pensé par Augustin relativement à l’éternité, il est pensé comme aboli sous l’horizon de l’idée-limite d’une éternité qui affecte l’expérience temporelle d’un coefficient ontologiquement négatif. Ricœur interprète alors les neuf premiers livres à la lumière du rapport de l’éternité au temps instauré par le livre XI. Il n’est donc pas question du temps, mais du rapport du temps à l’éternité: comme le dit Ricœur, il s’y agit d’approfondir la question de la temporalité dans une hiérarchie qui la positionne relativement à l’éternité. Cet approfondissement pourrait signifier que si l’éternité est conçue comme l’autre du temps, sur le mode privatif que met en relief l’usage des préfixes in, im : incommutabilis [IV, XV, 26] ; inconvertibilem [VII, III, 4] ; non mutaris [I, VI, 10] ; nulla ex parte mutabilem [VII, III, 4], c’est d’abord parce que le temps est lui-même pensé comme privation d’éternité et vécu comme le grand manque : le désir. Puisque l’éternité n’est pas extérieure au temps, mais le transit, l’expérience du devenir est marquée en profondeur par la tristesse, fruit de l’intensification de la perception de l’écart infranchissable qui les sépare. L’homme vit le temps comme ce qui le fait tendre au néant, l’absolue perfection qu’il projette en Dieu le lui fera donc concevoir comme un être hors temporalité, un être éternel. De même que Descartes avait conçu Dieu comme la positivité de ce dont nous sommes la négation en donnant à Dieu le pouvoir de tout créer tandis qu’il constatait en nous celui de tout nier ; de même, le Dieu d’Augustin est-il la positivité de ce dont
481 Cf. G. Madec, dans son commentaire courant du livre VII [et plus précisément du passage VII, I, 2 (Haec eandem intentionem)], in Sant’Agostino Confessioni, fondazione L. Valla, éd. Mandadori, T. III, p. 178-179. Madec, retrouvant un dualisme davantage platonicien ou paulinien (voire cartésien), choisit de lire cette transcendance de l’intentionnalité de l’âme par discrimination avec la non-transcendance du corps et des sensations : « la forza intenzionale dell’anima manifesta la sua trascendenza rispetto al corpo, la sua incorporeità, la sua spiritualità ».
324 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
nous sommes la négativité : nous sommes temps c’est-à-dire non-être, il est être suprême et éternel. Il y a, en effet, dans les Confessions des équations constantes entre être et éternité d’une part, et entre temps et néant d’autre part. Alors que le temps nous destine au néant, l’éternité destine Dieu à l’être suprême. Alors que nous sommes mortels, il est immortel ; alors que nous sommes soumis au changement, lui est immuable. Dieu serait donc bien la projection, la sublimation dans l’extrême positivité, de ce dont nous éprouvons l’extrême négativité. La question serait maintenant de savoir pourquoi le temps serait ce que nous éprouvons le plus radicalement comme négativité. Pourquoi le temps ? plutôt que le doute, plutôt que le conflit des volitions, plutôt que le mal que ce conflit occasionne ? Parce que le temps est, selon Augustin, la raison d’être du doute, du conflit des volontés et de la possibilité du péché qu’il occasionne. C’est le temps qui fait de la volonté humaine quelque chose de changeant, de volatile. Autrement dit, remontant de la volonté à la mémoire et au temps, on aurait régressé du péché volontaire vers sa condition de possibilité : la temporalité. Pour Augustin, le temps est ce qui rend la volonté multiple et divisée, c’est en lui qu’elle se porte vers des objets divers et qu’elle varie. Ainsi donc, on pourrait interpréter la liberté du mal, le mauvais choix, la faute et le péché, en termes de temporalité et dire que le mauvais choix est un choix portant sur l’éphémère et donc sur le non-être (le temps a été défini au livre précédent comme ce qui tendait à ne pas être). Ce choix conduisant à la faute et au péché doit être en réalité imputé au temps qui en serait à la fois la modalité et l’objet. L’objet lorsque l’on choisit l’évanescent de préférence au durable – désirer des plaisirs charnels plutôt que désirer Dieu et la vie heureuse – et la modalité parce que c’est dans le temps et selon la variance de ses motivations que l’homme choisit. La raison d’être première de ce manque d’efficacité de la volonté, c’est la temporalité pensée comme déficience. La puissance, en contrepartie, sera donc liée nécessairement au dépassement du temps. Dépasser le temps, c’est être plus et plus puissamment. C’est participer davantage de Dieu en tant qu’il est à la fois un être éternel et suprême482.
482
Cette double qualification de Dieu comme être éternel et être suprême, est la qualification de Dieu la plus récurrente chez Augustin parce qu’elle exhibe bien ce lien si important
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L’approfondissement de la temporalité pensée sous l’idée limite de l’éternité pourrait correspondre à sa structure libidinale ontologique : le temps est la déception, le manque à être. C’est en effet d’être référé à l’éternité que le temps apparaît tantôt comme manque et comme inquiétude (c’est la dimension décrite par Lyotard), tantôt comme sécurité et quiétude (c’est la dimension de l’espérance qui fait défaut aux analyses de Lyotard). Le temps apparaît ainsi tantôt dans sa distance par rapport à l’éternité et tantôt dans sa parenté originelle et son point de jonction ultime avec l’éternité. Une fois le parcours intellectuel bouclé, une fois explorés les liens qui lient toujours implicitement le temps et l’éternité, Augustin pourrait enfin et seulement alors envisager une éternité conçue cette fois en part positive, une éternité n’ayant pas besoin de son contraire temporel pour se définir : aeternitas tua [XI, I, 1], tuam aeternam legem [V, VIII, 14], sempiterna quoque virtus et divinitas tua [VII, XVII, 23]. Je compléterais donc la formule qui clôture le chapitre de Temps et Récit consacré à Augustin par la formule inverse de celle de Ricœur : penser le temps comme la négation de l’éternité et comme l’expérience du manque et de l’attente permet à Augustin d’approfondir sa conception de l’éternité et de ne plus penser (de manière seulement phénoménologique) l’éternité à partir du temps, comme l’autre du temps, comme Platon pensait le modèle à partir de l’image, mais d’en avoir une conception indépendante de toute référence humaine et proprement théologique. Husserl était tombé dans le même travers : sa référence aux Confessions est spécifiquement limitée aux seuls chapitres 13 à 28 et ignore complètement que la question de l’éternité forme l’écrin à ce joyau qu’est pour les phénoménologues la réflexion sur l’intentionnalité de la conscience temporelle. Il est intéressant de voir comment la difficulté de penser le lien entre l’éternité et le temps rejaillit sur la problématique sur laquelle Baas se penche plus particulièrement et qui concerne le paradigme
dans sa pensée entre le temps et le non-être d’une part, la non-temporalité et l’être absolu d’autre part : « Tu m’as déjà dit, Seigneur, que ta volonté ne varie pas au gré du temps, car, n’est pas immortelle la volonté qui veut tantôt ceci, tantôt cela (…). De même, tu m’as dit, Seigneur (…), que (…) seul n’est pas toi qui s’écarte de toi qui « es » vers ce qui « est » moins, parce qu’un tel mouvement est faute et péché » [XII, XI, 11 Cf. également Sermo. 142, III, 3].
326 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
vocal dont Augustin use pour penser le temps comme une distension de l’âme. Il y a une stricte corrélation entre l’éternité et le Verbe divin d’une part, la temporalité et la voix humaine d’autre part. Ainsi la difficulté de penser la possibilité du passage de l’éternité au temps (la création du monde étant celle de la temporalité, ‘avant’ la création, il n’y avait pas d’ ‘avant’ mais de l’éternité ; la difficulté étant de comprendre comme on peut passer de cette éternité au temps) correspond exactement à la difficulté de penser le passage de l’énoncé performatif divin qui préside à la création : « Que la lumière soit ! » au verbe humain dont la caractéristique propre est qu’il est le temps lui-même, le paradigme de l’écoulement temporel. Baas formule ainsi l’aporie : « comment a pu résonner une voix dans cette éternité qui excède la création du monde et donc la création du temps ? Il faudrait concevoir cette voix comme intemporelle, ce qui est strictement impossible, puisque toute voix sonore, toute voix phénoménale advient dans le temps. Autant dire qu’il ne peut pas y avoir de voix divine. Plutôt que de prétendre résoudre l’énigme de cette aporie, Augustin s’emploie à la contourner par l’opposition du verbe éternel divin et de la voix temporelle des créatures. Dieu crée le monde par un dire qui n’est pas une voix, qui n’est pas non plus ‘une suite de paroles’, mais un dire où ‘tout est exprimé en même temps et éternellement’. Le verbe éternel de Dieu est donc non seulement distinct de la voix phénoménologique, puisque, s’il est comme elle silencieux, toutefois, contrairement à elle, il ne se déroule pas dans le temps. C’est dire que l’opposition du verbe éternel divin et de la voix temporelle humaine est irréductible. On ne peut même pas concevoir comment passer de l’un à l’autre. Entre éternité et temps, entre verbe divin et voix humaine, il y a un saut qui demeure tout le mystère de la création »483. Et, pourrait-on ajouter, tout l’enjeu du salut de l’âme humaine. Ceci rejoint une des hypothèses principales de l’œuvre de Ricœur selon laquelle tout ce qui se raconte est défini par son caractère temporel, arrive dans le temps et même selon laquelle, inversement, le caractère temporel est la condition de la narrativité des faits : ne peut être raconté que ce qui se déroule dans le temps.
483 Op.cit., p. 231-232. On notera que Baas formule ici l’aporie centrale à côté de laquelle passe l’étude de Bavaud consacrée à ce thème (« Un thème augustinien : le mystère de l’Incarnation, à la lumière de la distinction entre le verbe intérieur et le verbe proféré », R Ét. Aug., t. 9, p. 95-101).
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Mais il faut encore compléter cette analyse pour se rendre attentif au caractère plus essentiellement exégétique de l’analyse augustinienne du temps qu’aux liens entre narration et identité. Vouloir extraire des Confessions une analyse phénoménologique du concept de temps, comme Husserl et Heidegger l’avaient fait, c’était oublier que sa formulation est l’effet d’une pratique exégétique : Augustin commente les premiers mots de la Genèse: « in principio fecit Deus caelum et terram ». Comment le Verbe divin a-t-il proféré une parole qui, pour créer la terre et le ciel, doit les précéder dans le temps, alors que le mouvement de profération semble luimême temporel ? La réflexion augustinienne sur le temps n’a pas seulement un sens ontologique, mais également des vertus sotériologiques : « Il ne s’agit pas seulement de faire remarquer que le passé n’est plus, que l’avenir n’est pas encore et que le présent cesse d’être aussitôt qu’il est, mais aussi et surtout d’esquisser une compréhension de la manière dont le Verbe divin peut orienter et illuminer le verbe humain »484. J’aimerais penser ici à neuf cette articulation sotériologique du temps à l’éternité en termes de désir. À neuf ? Pas tout à fait. On connaît la conjugaison temporelle du désir telle que la relève Lyotard dans son « analyse » du temps dans les Confessions : « Dans le livre XI des Confessions, Husserl lit la phénoménologie de la conscience intérieure du temps. Augustin y ébauche par en dessous une constitution libidinale-ontologique de la temporalité »485. Après avoir souligné ce que devaient les phénoménologues à ce concept augustinien du temps, Lyotard s’attache à ce socle « libidinalontologique » qui fonde la conception augustinienne du temps comme temps de la conscience intime. Il relève que les trois modalités intentionnelles du présent dans l’âme, memoria, contuitus, expectatio, sont en réalité trois modalités du désir de cette âme : « Ce n’est pas de l’esprit même, comme il est écrit, ipsius animi, que le temps s’avère la distentio triplice, mais, dans l’esprit, du désir portant trois fois sur le deuil de sa chose. L’attend-il, expectat, elle se prépose et se propose à venir ; qu’il cherche à l’appréhender, adtendit, à force d’attention, elle s’expose et se suppose au présent ; se la donne-t-il à retenir, meminit, elle se dépose et se repose en passé. Ces positions d’objet ne sont jamais posées, toujours indis-
484 485
E. Dubreucq, op.cit., p. 193. Lyotard, La confession d’Augustin, op.cit., p. 37-38.
328 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN posées, labiles, puisque la dépropriation les enfante. L’objet n’est là qu’en n’y étant pas, il transite, son surnommé présent ne fait que zébrer d’un éclair infime l’interface de deux nuées d’inexistence, le pas encore et le déjà plus »486.
Le temps dans son écoulement n’est rien d’autre que le désir dans sa course. Le terme de l’un et de l’autre sera le même : l’éternité, le repos dans un désir fixe, immuable, jouissant sans crainte et sans terme de son objet. Avant cela, pour tenter d’apaiser sa faim d’éternité, l’homme dispose tout juste de ces pauvres choses que sont les mots. Car si le surnommé s’installe, finalement seul, un peu dans le temps, ne serait-ce que pour avoir réellement sens, et énonce les espoirs et les terreurs rétrospectives, il ne le peut qu’à aggraver le retard et l’impatience : « Mais quand (quando) suis-je capable d’énoncer, par le langage de ma plume, toutes les exhortations et toutes les terreurs venues de toi (…) ? Et même si je suis capable d’énoncer cela point par point (ex ordine), les gouttes du temps valent cher pour moi » [XI, II, 2]. Le temps de ce qui se fait en ordre et point par point (comme parler, lire, compter, argumenter et commenter) est un temps mesuré au désir qui s’accroît. Le point par point de l’ordre correspond au goutte à goutte du temps. Le seul désir bon, le désir ordonné, est ainsi un désir différé : « Le temps se mesure à l’affectio, au mode singulier dont la chose nous touche en son éclipse, affectionem quam res praetereuntes in te faciunt [XI, XVII]. Le soi n’aura pas, n’a pas et n’a pas eu ce qu’il désire. Il manque à être et drogue sa privation en mode temporel. Il vit de vie mortelle, il survit, se survit, s’accommode de n’être pas à l’heure de ses objets, il temporise »487.
Dans cette temporisation, se note la connexion entre le désir différé et l’effort. Temporiser, c’est s’efforcer. Le temps pris, perdu, passé est celui de l’effort : Augustin diffère (differebam) sa conversion, il tarde (tardabam), il reporte sans cesse au lendemain (cras et cras) et l’insuccès de son effort est le différé de son résultat. Le temps n’est ainsi mesuré à l’affection qu’à la condition que le désir soit perçu comme effort, comme désir forcé. C’est parce qu’Augustin aspire à ce moment de réunification des volontés que le temps avant d’y parvenir est un temps de retard. C’est par rapport à cet horizon du désir forcé, du désir qui s’efforce, que le temps est retard.
486 487
Lyotard, op.cit., p. 52. Ibid., p. 53.
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Cette temporisation, ce différé de la réalisation porte une double tonalité du désir : celui dont parle Lyotard où le soi n’a jamais ce qu’il désire et vit ce désir et ce temps du désir sur le mode de l’inéluctable privation – c’est le différé perçu comme retard ; et celui conçu comme le gonflement de l’attente où le différé de la chose dans la volonté désirante est soutenu par la conviction que son avènement est à venir. L’homme bien sûr n’est jamais au rendez-vous divin, mais il est tantôt celui qui est en retard et qui, tout préoccupé de lui-même et de son retard, de lui-même comme coupablement en retard, court dans le temps pour rattraper l’éternité (et comment le pourrait-il ?) ; tantôt il est celui qui attend et savoure le temps et savoure l’absence de l’aimé comme présence à venir (et peut-être d’ailleurs si l’aimé était là, l’amour n’aurait-il plus cette saveur). Son temps est alors tissé de l’éternité qu’il espère tandis que, dans le retard coupable, l’éternité détricotée dans le temps, effaçait son motif. La lecture est encore l’étalon de mesure du temps comme désir : le péché du retard est mesuré à l’aune des livres qui n’ont pas encore été lus ou par encore été opérants, le péché est un retard de lecture et l’itinéraire de la faute est aussi celui des lectures qui ont conduit à la lecture convertissante. Jusqu’à cette ultime lecture, le temps est celui du retard par rapport à l’exégèse biblique, qui n’est pas proprement le rendez-vous avec Dieu et avec l’éternité, mais le lieu d’un changement dans la structure libidinaleontologique du temps. L’exégèse biblique est aussi et plus fondamentalement ce qui stabilise l’âme : méditer la parole éternelle de Dieu, c’est mettre fin dès cette vie aux effets néfastes de la dispersion temporelle : la lecture de la Bible met en place un autre rapport de l’âme au temps488.
488
Il importe ici de rectifier légèrement ce qui a été dit plus tôt, car si c’est le texte qui nous découvre autre et qui ouvre la possibilité de parler contre soi en avouant ses fautes, on peut pourtant dire aussi que le désir de lire la Bible est un désir différé par l’aveu qui en est la condition de possibilité. Le sujet ne peut lire qu’après avoir avoué ses fautes de sorte que le temps de l’aveu est celui du retard pris à lire le texte de Dieu. Ce qui signifie concrètement que l’aveu est lié à un sentiment d’urgence et de retard, parce qu’il est fait à un moment où la Bible a un impact si grand sur le sujet qu’elle lui ouvre un nouvel aspect de sa propre personne, mais où elle ne peut cependant pas encore être lue et commentée parce qu’il en est un préalable nécessaire. Ainsi l’aveu est vécu dans un désir douloureux de lire dont à la fois il constitue l’empêchement immédiat et dont il ouvre pourtant la possibilité déclinée au futur. Et que la réflexion sur un temps enchâssé dans l’éternité vienne avant en ouverture au
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Comme le remarque d’ailleurs très finement E. Dubreucq, le passage des Confessions qui analyse la triple tension de l’âme « s’inscrit dans l’analyse d’un exemple renvoyant à la pratique de la lecture ou de la parole, du chant qui profère le nom du Dieu de la Genèse, créateur de toutes choses : Deus creator omnium »489. Chanter, parler, lire sont des pratiques dans lesquelles l’âme prend conscience de la temporalité de son mouvement intérieur. Le passage d’Augustin sur le chant [XI, XXVIII, 38] trouve ainsi des échos troublants dans un passage de Quintilien sur la lecture qu’Augustin ne peut pas manquer de connaître puisqu’il ouvre les Institutions oratoires très en vogue dans le cursus scolaire : « Regarder en avant, à droite, comme le conseillent tous les maîtres, et observer à l’avance ce qui est écrit, c’est affaire de méthode, mais aussi de pratique, car, tout en portant les yeux vers ce qui suit, il faut dire ce qui précède et, ce qui est très difficile, partager l’intention de l’esprit en faisant une chose avec la voix, une autre avec les yeux » [Inst.orat. I, 1, 1]. La lecture et le chant en tant qu’activités dans lesquelles l’âme prend conscience de son rapport fondamental au temps, sont aussi les activités par lesquelles elle peut modifier ce rapport. Et cette modification passe par celle du cœur et de l’affectio. C’est dans la modification des structures du désir lui-même, lorsqu’on lui donne un objet fixe : la parole divine, et qu’on lui assure que sa course n’est pas vaine mais conduit à un but ultime : Dieu ou la vie heureuse, que le sens interne de la temporalité se modifie. Par la lecture des Écritures où la parole divine développe son énonciation éternelle, l’attente fébrile du lecteur se mue en espoir serein. Et c’est dans cette modification de la structure du désir, que le temps en vient, par l’es-
commentaire de la Genèse signifie plutôt que le temps du commentaire est éprouvé davantage dans la proximité de l’éternité que dans celle du temps qui court trop vite et dont le goutte à goutte nous conduit vers la mort. Lorsqu’il commente la Bible, Augustin a tout son temps, il prend tout le temps qu’il ne perd ni ne gaspille alors plus. Le désir de lire a certes été éprouvé douloureusement comme le désir différé. Mais le plaisir de lire a une temporalité qui apparente désormais la lecture à l’éternité plus qu’à la temporalité fluente, au temps qui dure plus qu’au temps qui fuit, au temps qu’on prend et qu’on gagne plus qu’à celui qu’on perd et qui nous prend. Cette nouvelle expérience de la temporalité exhibe une fois encore l’aspect pratique de l’activité exégétique qui constitue le cadre de la réflexion d’Augustin sur le temps. 489 E. Dubreucq, op.cit., p. 198.
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pérance, à toucher à l’éternité dans une modalité qui n’est plus purement négative. De sorte que l’on pourrait dire que le temps vécu comme l’espérance constitue le point de contact positif entre le goutte à goutte incessant du temps et l’immuabilité de l’éternité. L’espérance est l’intention de l’âme dans laquelle la durée s’installe le mieux. Elle a cette particularité de ne plus donner au désir la chose dans son éclipse, dans un temps qui est perçu et vécu comme ce qui tend à ne pas être. L’espérance, c’est la modalité intentionnelle de l’âme qui vise l’éternité ; c’est l’intention de l’âme qui n’a plus pour corrélat une position d’objet labile et indisposée, mais un objet posé et disposé dans l’horizon de l’éternité et de la vérité. La sécurité, sentiment vécu de l’éternité, (quelque chose comme la certitude que les choses bonnes vont durer) est déjà goûtée dans l’espérance qui donne à l’âme l’assurance qu’elle possèdera un jour ce qu’elle désire. Comme le souligne I. Bochet en citant l’Enarratio in Psalmum CII, 10 : «Dieu, Lui, veut donner » et Tractatus in Ep. Io., IV, 6: « nous devons être comblés », l’espérance pour Augustin établit dans la sécurité parce qu’elle se fonde en Dieu Lui-même : « Sa stabilité invite l’homme à tendre vers Lui sans se lasser : Dieu ‘ne bougera pas’ [Ibid., IV, 7.], la quête ne sera donc pas indéfinie (…). La certitude du terme rejaillit alors sur l’attente : Dieu est présent au cœur de l’exil : ‘Et voilà comment Il console l’âme qui supporte patiemment de vivre sur cette terre : déjà tu voudrais que je vienne, et je sais que déjà tu voudrais que je vienne : je sais quel tu es, attendant avec confiance mon avènement ; je ne sais quelle peine est la tienne ; mais attends, endure encore ; je viens, et je viens bientôt’ » [Ibid., IX, 8.]. Entre l’impatience de l’âme (‘Déjà tu voudrais que je vienne’) et les délais divins (‘attends, endure encore’), il y a le ‘bientôt’ de la promesse. L’espérance assure le passage du désir non comblé à la béatitude éternelle »490. Le passage du temps vécu dans les trois dimensions du présent au sentiment de l’éternité peut se lire dans les modifications du désir : ce passage conduit de la triple déception du désir, portant sur la chose qui n’est pas encore là et que l’on attend, qui n’est plus là et dont on se souvient, qui est tout juste là mais dans sa disparition de sorte qu’on ne peut en jouir paisiblement, au désir stable qui a pour nom espoir. La conversion à Dieu et la foi qu’elle
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I. Bochet, op.cit., p. 272-274.
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établit n’est cependant guère suffisante à alimenter l’espérance491. Elle fait apparaître Dieu comme l’horizon, mais cet horizon peut être perçu comme inaccessible et dégoûter le désir qui l’a pris pour objet. Or, dans la mesure où la grâce de Dieu (gratia Dei) est gratuite (gratis), elle ne récompense pas l’effort qui peut être sans résultat. D’autre part, refusant l’assimilation à Dieu dans cette vie, Augustin donne encore davantage de prise au désespoir. (On est bien loin de Plotin, qui considérait tout effort comme payant et l’assimilation comme possible dès cette vie). Il s’agirait pour Augustin de donner l’espoir sans la garantie. L’assurance doit donc venir de l’espoir lui-même et non de l’extérieur pour soutenir l’espoir : « L’espérance est donc indispensable car elle assure que le désir n’est pas vain »492. Ce qui alimentera à son tour cette espérance et lui donnera force, c’est évidemment la lecture commentée de la Bible, éternité faite temps, sens fait son, Verbe fait chair : un pont véritable entre Dieu et l’homme, le chemin qui établit le désir dans une longue durée et qui alimente l’espérance dans laquelle le temps s’apparente à l’éternité et par où il s’étire vers elle.
491 Cf. I. Bochet, op.cit., p. 259-260. La purification est opérée par la lecture commentée qui alimente sans cesse l’espérance, et elle alimentée par les extases qui sont comme des césures dans le temps qui dure, celui qu’on compte et qu’on décompte parce que l’on attend : des moments d’attente comblée. Les extases sont des césures dans le temps qui, au contraire, coule, s’écoule d’une course trop rapide, celui qui compte parce que son goutte à goutte incessant crie que le temps perdu à des choses futiles l’est pour des choses plus utiles (coût d’opportunité). L’extase est une césure aussi dans le temps du travail laborieux. C’est une éclipse de l’écoulement temporel dans un éclair d’éternité, l’éclipse d’une compréhension habituellement partielle, parcellaire, teintée du clair-obscur des signes, dans l’éclat fulgurant d’une pure compréhension : « L’éternité se découvre à nous par intermittences, non par un simple dépassement horizontal, mais par le coup d’aile d’un authentique effort de transcendance : par elle nous passons de la distension à l’intention unifiante ; nous nous rassemblons dans une intuition qui nous arrache un instant au devenir » [Chaix-Ruy, op.cit., p. 7]. 492 I. Bochet, op.cit., p. 338. Cf. également p. 272. « Le désir doit se transformer en espérance, c’est-à-dire en certitude que le désir n’est pas vain et qu’il sera un jour totalement comblé [En. in Ps., LXXXIII, 6, CC XXXIX, p. 1150]. Ce qui caractérise l’espoir, c’est la conviction que l’attente n’est pas vaine, qu’elle ne sert pas à rien. L’espoir, c’est la foi qui porte sur l’utilité des efforts et, en conséquence, sur le fait que la chaîne des choses dont on use (la chaîne des efforts, des désirs forcés) a bien un terme dans une chose (la Vie heureuse) dont on va pouvoir jouir, de manière pleine, sans déception et sans illusion ».
LE REJET DE L’INTENSE ET LE REJET DE L’INSTANT L’élection de l’espérance comme modalité privilégiée du désir est précisément ce qui le pose comme différé ; cette position est fonction d’un but ultime, d’un telos qui est Dieu lui-même ; l’espérance installe alors le désir dans l’étirement du temps en une durée qui tend vers l’éternité. Par contraste, il faut comprendre le rejet augustinien de la définition sceptique du temps par le point comme un rejet de l’ici et maintenant du désir : l’intense. Ce qui gêne, en effet, Augustin dans cette définition, c’est davantage la manière dont l’âme vit l’ici et maintenant et la structure du désir et de l’intention qui s’apparente à cette expérience qu’une quelconque défaillance argumentative, une erreur dans le raisonnement dialectique dans l’art duquel les sceptiques sont passés maîtres. Le temps perçu comme instant, comme immédiateté sans liaison, est dans la théorie libidinale-ontologique d’Augustin celui du désir vagabond et sauvage. Et c’est dans la mesure où le temps est pensé à partir du désir et le désir sauvage lui-même surveillé et condamné, que le temps doit lui aussi être mis en examen493 et que la nécessité se fait sentir de réfuter logiquement, c’est-à-dire de convoquer un lourd appareil argumentatif, pour se prévenir de la définition « fausse » du temps par le maintenant, l’instant, l’immédiat494.
493 La célèbre phrase Quid est tempus ? si nemo me quaerat, scio ; si quaerenti explicare velim, nescio peut, en effet, être rapportée à un soupçon porté sur le temps vécu, sur le rapport immédiat à la temporalité. Le temps lui-même peut être, pour ainsi dire, l’objet d’un soupçon, qu’une question Quid ?, parce qu’il s’apparente au désir. 494 La comparaison serait intéressante avec la réflexion d’Aristote sur le lien entre le temps et le plaisir dans le livre X de l’Éthique à Nicomaque, où il affirme : « Il est possible de ressentir le plaisir indépendamment du temps, car ce qui a lieu dans l’instant est un tout complet. » [1174b 6 ; cf. également 1177a 20 et 1173a 13 – 1173b 7 où Aristote s’oppose au concept platonicien de plaisir].
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À un bout, l’instant et l’intense ; à l’autre, l’éternité et l’espérance. Entre les deux, les trois modalités du temps qui sont aussi trois modalités du désir perçu comme le manque. L’instant, la durée triplice et l’éternité : l’intense, la triple déception du désir et l’espoir. C’est Lyotard qui, une fois encore, nous permettrait de voir les enjeux de cette hiérarchie augustinienne des désirs et de cette condamnation de l’intense. Dans l’Économie libidinale, c’était déjà en termes de désir qu’il analysait l’œuvre d’Augustin. Pas encore dans une lecture du livre XI des Confessions et au sujet du temps, mais dans une interprétation forte du livre VI de la Cité de Dieu et au sujet de la condamnation de la religion du Bas-Empire qu’Augustin brocardait là de manière virulente. Lyotard note ainsi la particularité de cette religion « païenne » qu’abhorre Augustin : « … cette religion dans laquelle pour le moindre hoquet, pour le moindre scandale, pour un coït de rien du tout, un accouchement, un pipi, une décision militaire, il y avait un dieu, une déesse, plusieurs dieux et déesses assistant l’acte, le patient et l’agent, non pas pour les redoubler dans un spectacle inutile, comme Augustin fait semblant de le croire, et pas davantage pour en dérober la responsabilité au prétendu sujet impliqué dans l’acte en question, mais parce qu’ainsi tous ces gestes, toutes ces situations, ceux et celles de la vie dite (depuis) quotidienne (comme s’il y en avait une autre) d’une part se mettaient à valoir comme intensités, ne pouvaient pas déchoir en ‘utilités’, et d’autre part n’avaient pas à être rattachées par une liaison paradoxale, dialectique, arbitraire, terroriste à une Loi ou un Sens absents, mais au contraire ne manquaient pas d’être éprouvées comme singularités se suffisant dans l’assertion d’elles-mêmes. Le divin était simplement cette auto-assertion »495.
Le Dieu, c’est la loi, le don du sens et de la valeur. Si chaque geste dispose ainsi d’un dieu propre, c’est qu’à chaque geste correspond une loi et une valeur propre. Chaque geste est autonome. Libre. Il commence quelque chose et n’est rattaché à aucune fin autre que lui-même. Il se suffit à luimême. Et son intérêt, son utilité est inhérente et immanente à lui-même, ils ne sont pas estimés à l’aune de la Grande Fin de la vie, le Bonheur, la via regalis, à quoi, bons, ils engageraient et dont, mauvais, ils dégageraient pour se perdre dans des voies de substitution, dispersées, égarantes.
495
J.-F. Lyotard, Économie libidinale, Paris, Minuit, 1974, p. 15.
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L’imposition d’un seul Dieu, c’est l’imposition d’une seule valeur qui mesure toute chose et à laquelle toute chose et surtout tout désir doit venir se mesurer pour recevoir un peu de consistance. Il s’agirait en effet pour Lyotard, finalement, d’interpréter le passage d’une religion « polythéiste » à une religion monothéiste en termes de désir, c’est-à-dire en posant une fois encore la question de la nature du désir : la différence entre le poly et le mono est rapportée au désir, c’est la différence entre les singularités multiples de l’intensité et la loi du signifiant propre à la caritas ordinata. Le texte d’Augustin sur lequel Lyotard travaille alors manifeste de manière particulièrement virulente le scandale que constitue pour Augustin la légitimation religieuse de toute une série d’actes qui disposent de leur dieu propre et surtout des actes sexuels : « S’il y a une déesse Virginensis pour délier la ceinture de la jeune fille, un dieu Subigus pour qu’elle se livre à son mari, une déesse Préma pour qu’une fois subjuguée, elle ne bouge plus et se laisse étreindre, – que fait donc là la déesse Pertunda ? Qu’elle rougisse, qu’elle s’en aille ! Qu’elle laisse quelque chose à faire au mari ! Il est parfaitement inconvenant qu’un autre s’acquitte à sa place de la tâche qu’exprime ce nom. Peut-être que si on la tolère, c’est qu’elle est une déesse, non un dieu (…). Mais que dis-je ? N’y a-t-il pas là aussi un dieu qui n’est que trop viril, Priape ? Sur son membre gigantesque et répugnant, la nouvelle mariée était invitée à s’asseoir, suivant la très décente et très religieuse coutume des matrones ! Qu’on s’en aille donc distinguer encore, à grand renfort de subtilités, la théologie civile de la théologie fabuleuse, les cités du théâtre, les temples de la scène, les rites des pontifes des vers des poètes comme on distingue la décence de l’impureté, la vérité du mensonge, les choses graves des choses frivoles, les choses sérieuses des choses bouffonnes, ce qu’il faut rechercher de ce qu’il faut rejeter ! » [De civ. Dei, VI, 6].
Il faudrait une structure qui soit comme une ligne de démarcation rigide entre la théologie civile et la théologie fabuleuse, la cité (et ses temples) et le théâtre (et ses jeux scéniques), la pureté et l’impureté, les choses graves et celles qui sont frivoles. Une structure qui condamne la série des premiers et donne valeur à la série des seconds ; une structure qui condamne par conséquent comme frivoles, bouffons et impurs le fait de dénouer une ceinture, de se laisser étreindre ou de s’asseoir sur un membre viril : tout cela n’est pas un objet de théologie et ne doit pas être assisté par un dieu spec-
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tateur ou (pire !) acteur. La religion n’est pas un théâtre pornographique, n’est tout simplement pas et ne doit surtout pas être un théâtre. Or, selon Lyotard, que fait justement Augustin en critiquant ainsi la théâtrique varronienne ? « Il croit en finir avec le théâtre, il l’invente, le réinvente après Platon et les autres, restaure ce que les fidèles de Subigus, Prema et Pertunda avaient démoli, c’est-à-dire la dévalorisation de l’ici et maintenant, sa subordination à l’Autre, il reforme la théâtralité volumineuse et répète le dispositif par lequel la salle est ignorée au bénéfice de la scène et la scène vouée à représenter une Extériorité laissée aux portes du théâtre, et jugée, elle, non théâtrale une fois pour toutes »496. Si le jeune époux provoquait cependant Virginensis à dénouer la ceinture de la jeune femme qu’il allait déflorer, comment imaginer que ce pût être selon Varron, par indécence, bouffonnerie et mensonge ? Virginensis était « le nom que portent et l’impatience du vir desiderans et l’attente non moins hors d’elle, mais plus étonnée de la virgo, et le dénouement de la ceinture en train de lâcher, et surimprimé, l’agencement d’un autre nœud, en voie de se faire entre des bras, des épaules, ventres, cuisses, des introïtus et des exitus ? Virginensis est un cri que tout cela pousse à la fois, cri fait de plusieurs cris incompossibles : qu’elle s’ouvre, qu’il me prenne, qu’elle résiste, qu’il serre, qu’elle se desserre, qu’il commence et qu’il cesse, qu’elle obéisse et commande, que cela se puisse et soit comme impossible »497. Que les intensités multiples et singulières soient placées sous l’autorité d’un dieu, autorisant ainsi une attribution de valeur à chacune courtcircuitait le grand tri augustinien et l’impératif de centraliser tout désir sur un Dieu unique pour éviter les égarements de la séduction et de la conduction. La théâtrique varronienne proposait ces choses profondément dangereuses et subversives : des intensités qui n’avaient fait l’objet d’aucun tri, d’aucun partage entre le pur et l’impur et n’avaient dès lors pas pu être déterminées comme conformes trouvaient cependant une attache dans le divin, disposaient chacune d’une origine divine singulière : « …pour chaque branchement, un nom divin, pour chaque cri, intensité (…), un petit dieu, une petite déesse, qui a l’air de ne servir à rien quand on le regarde avec les globuleux yeux tristes platonico-chrétiens, qui ne sert en effet
496 497
Lyotard, Économie libidinale, p. 17. Ibid.
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à rien, mais qui est un nom de passage d’émotions. Ainsi toutes les rencontres donnent lieu à une divinité, tous les branchements à inondation d’affects. Mais Augustin passé au camp du grand Zéro ne comprend déjà plus rien à tout cela, il veut et appelle la résignation, (…) une seule chose mérite affect, dit-il, c’est mon Zéro à moi, mon Autre, c’est par lui que vous viennent toutes vos émotions, vous les lui devez, allez, gardez-les lui, rendez-les-lui, il vous les rachètera, le rédempteur »498. Gardez-les lui parce que cela seul est utile : nous verrons que c’est au nom de l’utilité, en effet, que lecture et écriture sont convoquées comme outils du travail de tri et d’ordonnancement et du différé qu’il induit dans les désirs. ∗ ∗ ∗ L’optique choisie précédemment, celle de privilégier la question des modalités, la question du « comment », par rapport à celle du « quoi » et du « pourquoi », nous conduirait alors à nous interroger sur la manière dont ce concept de désir différé rejaillit dans des procédures qui visent effectivement à ordonner et à domestiquer le désir sauvage, le désir en liberté, celui qui s’est échappé : le désir fugitif. Augustin admet que les passions et désirs charnels ne sont pas passivement subis par l’âme, dans une action du corps sur elle dont elle n’aurait pas le contrôle, mais que l’âme choisit toujours de se laisser affecter ou non par eux. Et il restaure ainsi la possibilité de gérer le désir en rendant l’âme responsable de ses affections et de ses désirs. Cette responsabilité de l’âme introduit à un programme concret visant à réguler les désirs et à n’autoriser l’expression et l’action que des désirs qui auront été estimés bons.
498 Ibid. Quel est au juste l’acte pour lequel il y a selon Augustin un dieu particulier ? Et quel est ce Dieu particulier assistant l’homme, le patient ? Pourquoi cet acte-là et ce dieu-là ? Qu’est-ce que ça produit au juste ? Le Dieu qui assiste l’homme, c’est le Christ, figure de la médiation entre l’humanité et la divinité. Le Christ est présenté sous deux profils : celui de magister et celui de medicus. Figures emblématiques de l’autorité, le maître et le médecin sont ceux qu’il faut écouter parce qu’ils détiennent un savoir dont la vie bonne et la survie même dépendent. La figure du médecin qui diagnostique le mal paraît peut-être s’imposer : Augustin, dit Lyotard, « prépare l’enfermement généralisé des apparences sous le nom de symptômes ».
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Que le bon désir (qui est aussi le désir plaisant) soit l’ordo amoris semble à première vue impliquer la possibilité d’une gestion du désir, et probablement la possibilité corrélée du choix d’objet. Or, évidemment, ce n’est pas ainsi qu’Augustin conçoit l’amour ordonné. Bien loin d’être lié à la notion de choix, la caritas ordinata l’est à celle de don. En gros, puisque ce don est originel (tout est donné depuis l’origine), le programme ascétique où l’homme prend en charge sa santé morale consistera à : 1) poser la question unde ? et formuler systématiquement un soupçon sur l’origine du désir (qui se retrouve aussi bien dans la condamnation de la séduction que dans celle de l’induction du désir) ; 2) ayant isolé les zones de désirs illégitimes (des désirs sans géniteur véritable, des désirs spontanés, qui poussent tout seuls comme des ronces ou des mauvaises herbes), déclarer sinistrées ces zones, empêcher toute circulation, clore les circuits de l’erreur et de l’intense, les déserter (une histoire soit d’anti-herbe : éradiquer les ronces, soit de fuite ou de voyage, fuga mundi). 3) ouvrir d’autres zones (de travail), celles des désirs légitimes, qu’on a travaillé à doter d’un père : les désirs forcés, sédentarisés, ceux qu’on a semés et qui poussent comme les oignons : en rang ou comme les tomates : en s’appuyant sur des tuteurs. De toute façon comment pourrait-on cultiver sur les territoires du désir nomade ? On y reste si peu de temps ! Et pourquoi s’étonner aussi que tout ce qu’on puisse s’y mettre sous la dent, ce soient ces choses mauvaises qui poussent toutes seules, pour d’autres raisons que les nôtres et qui sont toujours déjà là499 ? Si Platon soupçonnait l’artifice du médicament, Augustin soupçonnera le naturel de ce qui pousse sans artifice et est alors surtout susceptible d’empoisonner .
499 Le projet de dompter la nature (par des cultures sédentaires) viendrait poser un premier
socle sur lequel le projet cartésien d’une maîtrise humaine de la nature pourra s’élever quelques mille ans plus tard. Car, si les chrétiens seront fascinés par la force du travail et de la culture agraire, les Grecs l’étaient par la puissance de la fuvsiς. Dans une telle fascination pour la nature, le travail de la terre était considéré comme un péché ou une hérésie [sur ce thème, cf. M. Daraki, Une religiosité sans Dieu, p. 28-31]. Il fallait d’abord quitter cet univers grec qui avait conduit à une quasi-abstention technologique des Grecs [sur ce thème, cf. L. Gernet, Les Grecs sans miracle, p. 353] pour donner une valeur positive à l’intervention humaine dans les processus naturels – ce qui est l’œuvre du christianisme – et probablement une œuvre née dans le sillage de Genèse III, 17-19.
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Cette valorisation augustinienne de la culture artificielle aurait quelque chose à voir avec la fameuse question de l’origine, avec ce que Lyotard appelle le « grand Zéro » d’Augustin, le donateur de toute valeur, celui qui assure un point d’ancrage dans la vérité à toutes les choses qui se rapportent à lui, celui qui engage le processus de sédentarisation. Lus par Lyotard depuis l’autre versant, l’éloge du désir nomade, le tri et la fixation des objets du désir en un désir ordonné et, pour ainsi dire, « cultivé », sont présentés ainsi : « Courte panique, on se réinstalle, on sédentarise autrement, du moins quand la hantise du grand Zéro nous tient, quand on veut à tous les prix produire un discours dit de savoir, clamer que maintenant ça y est, qu’on tient le vrai dispositif (…). Le vrai, c’est-à-dire celui que le grand Zéro même produit, et assume. On cesse de nomadiser vite, on occupe et cultive le terrain, sous la caution du vrai »500.
Si la valeur se distribue en fonction d’une origine déterminée comme la grande donatrice de tout ce qui est positif (c’est bien ainsi qu’Augustin présente Dieu : celui à qui nous devons toutes les choses bonnes de la terre et de nous-mêmes), l’effet produit serait ainsi d’immobiliser le désir. Une fois trouvées toutes les terres propices à la culture, en référence évidemment au grand Zéro qui donne toutes les choses vraies et bonnes (sauf lui-même, évidemment : c’est un zéro, après tout, à savoir une condition transcendantale et transcendante de la possibilité de la beauté, de la bonté et de la vérité), on peut s’y arrêter et cultiver des oignons : c’est-à-dire ces plantes merveilleuses aux yeux d’Augustin parce qu’en plus d’être bonnes à manger, remèdes à la faim, elles sont également issues d’une culture ordonnée et organisée. Or, c’est quoi, ces oignons, chez Augustin ? La lecture et l’écriture. Et la terre sur laquelle les choses bonnes peuvent pousser, c’est la Bible : c’est là qu’il faut s’installer, et poser ses désirs comme on le ferait de ses bagages. Bon, on s’installe donc. Comme dit Lyotard, on « sédentarise ». On a trouvé ce point d’Archimède sur lequel bâtir toutes nos constructions intellectuelles. On est enfin certain. Que Dieu est, qu’il est infini, sans pourtant être répandu dans des lieux ni finis ni infinis, qu’il est iden-
500
Lyotard, Économie libidinale, op.cit., p. 13
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tique à lui-même, éternel, immobile, immuable [VII, XX, 26]… Bref, on est certain de Dieu. Et plus même : on est certain qu’on l’aime. Voilà bien la fondamentale certitude. Parce qu’être certain que Dieu est ceci ou cela, ce n’est pas encore être sécurisé, notait Augustin au même livre [VII, XX, 26]. La vraie sédentarisation, celle qui assure cette sécurité, c’est de porter ou déporter son désir sur Dieu, de poser ou déposer comme un bagage son désir en Dieu. Prendre plaisir à lire la Bible. 4) J’ai souligné plus tôt que le plaisir de lire était un plaisir ordonné et différé lié à un effort, un travail501. Le différé du plaisir résidait dans le travail nécessaire au résultat, dans l’effort exigé et le délai dès lors impliqué pour creuser le sens du texte et avoir accès à la compréhension. Or, donner à l’effort la propriété d’être plaisant et lier le travail et le plaisir, c’est forcer les notions de désir et de plaisir elles-mêmes. Pour concevoir que la résistance de l’univers extérieur à une volonté propre du sujet est liée à un sentiment de plaisir, il faut avoir élaboré cette dernière notion, avoir travaillé à lui donner de nouvelles profondeurs inexplorées jusqu’alors. On connaît, en effet, le passage inaugural des Confessions sur la naissance de la volonté chez le jeune enfant : « Et voici que peu à peu je prenais conscience du lieu où j’étais, et je voulais manifester mes volontés à ceux qui devaient les remplir, et je ne pouvais pas parce qu’elles étaient au-dedans, et eux au-dehors » [I, VI, 8]. La naissance de la conscience de soi se fait dans les marges du sentiment d’impuissance et de frustration que suscite la résistance de l’univers (extérieur) aux volontés (intérieures) du bambin. C’est bien de douleur dont il est question dans cette résistance de l’univers à mon désir : si je prends conscience de moi-même, c’est dans la souf501 Réside d’ailleurs dans cette fascination augustinienne pour le travail et le désir en tant qu’il est forcé plutôt que force, une des raisons essentielles pour lesquelles il ne faut pas douter que la possibilité soit restée ouverte pour Augustin, comme une porte sur un monde paradisiaque, d’un ars erotica. L’ars erotica d’Augustin pourrait être, en effet, tout ce travail des gestes et des mots qui est nécessaire 1) à museler la force (ce que Foucault pour sa part lie précisément à la scientia sexualis, en mettant en évidence les incessantes enquêtes et les discours obligés que ce muselage du désir implique), 2) à substituer à cette force désirante un désir forcé et mesuré, 3) à faire oublier dans l’aisance même des gestes et des mots (c’est tout le travail de l’art), qu’ils sont initialement des gestes et des mots forcés. C’est à cette unique condition de concevoir le désir comme une force pouvant être à la fois contenue et forcée, que le domaine de la sexualité ou, plus largement du désir, peut entrer dans celui de la moralité.
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france, comme c’est la douleur d’un choc ou d’une blessure, que je prends conscience de mon corps. Je fais un retour réflexif sur moi dans la résistance douloureusement éprouvée du monde à mon appétit comme je fais retour sur mon pied lorsqu’il bute sur un obstacle. Dans les deux cas, la douleur est un révélateur d’existence. Or, il est frappant de voir le renversement profond qu’Augustin fera subir à cette idée. D’abord dans l’adéquation qu’il établit d’un côté entre le bien et l’existence, la félicité et l’être, et d’un autre côté, entre le mal et le non-être ou la douleur et le moins être. C’est dans la félicité où baigne le sujet revenu à la maison de Dieu que se conquièrent la véritable existence et la véritable connaissance de soi. Le renversement qu’Augustin fait subir à ce premier état de la conscience réflexive du jeune enfant concerne également l’idée que la résistance du monde est un révélateur de soi : il admet ensuite et tout au contraire que la résistance du texte au lecteur est propre à susciter un sentiment qui le rend conscient de lui-même et qui est pourtant lié à une sensation de plaisir. Le texte devient pour Augustin le révélateur d’existence par excellence, mais qui a ceci de tout à fait particulier que cette révélation se fait dans un plaisir de lire et de commenter jamais démenti. On rejoint l’idée précédente : c’est dans la félicité (d’origine divine) de lire et commenter la Bible que le sujet se révèle à lui-même et retrouve un rapport sain à soi, un rapport dépouillé et curé de toutes ses scories, ses déviances, boursouflures, gales et autres maladies qui l’infestaient au départ. On peut dire ainsi qu’Augustin contribue finalement à étendre le champ sémantique du mot « plaisir » en lui faisant correspondre des phénomènes qui appartenaient à d’autres champs sémantiques. Magie des mots qui parviennent à faire oublier des faits (la douleur et la colère impuissante du bambin à qui l’univers résiste) pour y superposer d’autres faits (le désir et le plaisir que prend l’adulte à la résistance du texte). Le travail qu’Augustin valorise (et qui fait notamment que la philosophie liée auparavant au loisir, à la scholè de ceux qui ne doivent pas travailler, va se trouver ensuite assimilée à un « travail intellectuel ») serait alors aussi celui que l’on fait sur les mots pour que de nouvelles significations effacent les expériences originelles qui avaient doté ces mots d’une aura particulière. C’est qu’Augustin paraît particulièrement attentif à la fonction opératoire du langage, à son efficacité, aux effets qu’il produit. Le partage qu’il propose entre les bons et les mauvais usages de la langue recouvre celui qui distingue les pratiques utiles des pratiques inutiles. Et ce dernier par-
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tage recouvre lui-même souvent la dichotomie entre l’oral et l’écrit. Si parler ne sert à rien et se révèle bien souvent vain, inopérant, vaniteux, écrire et lire peuvent en revanche être des actes tout à fait utiles au développement intellectuel et surtout moral du sujet. À l’inverse du soupçon que portait Platon à l’encontre de l’écriture et de la lecture, le soupçon que porte Augustin dans les Confessions concerne donc davantage l’usage oral du langage précisément dans la mesure où qu’il est associé à un plaisir vain et sans finalité. On pourrait dire ainsi que si le thème du plaisir a été retravaillé en ce sens par Augustin, si le champ sémantique du mot a été étendu à des pratiques rattachées à une résistance du texte et à l’effort nécessaire pour venir à bout de cette résistance du monde extérieur aux volontés intérieures, c’est pour rattacher le plaisir au domaine de l’utile502.
502 Foucault a bien isolé le premier versant, le soupçon sur l’origine du désir et les techniques d’ascèse visant à rendre vierge ces zones de désirs impurs. La deuxième thématique – de la culture organisée, du travail ardu et forcé – est par contre tout à fait absente de ses analyses. C’est la raison pour laquelle, je pense, les notions corrélées à cet univers de travail : le travail mental, le plaisir de travailler, le plaisir de lire, la lecture comme travail, sont également absentes de son œuvre.
LE CRITÈRE DE L’UTILE L’intérêt du travail difficile du commentaire se mesure effectivement en termes d’utilité : le désir contraint l’est en fonction d’un critère d’utilité. Et c’est cet usage et cette utilité des objets du désir qui déterminent la valeur du désir même. Il est frappant, en effet, de voir que la différence entre les plaisirs faciles et les plaisirs qui demandent un effort est systématiquement accompagnée d’un autre partage entre les plaisirs vains et les efforts utiles. La notion de travail est tout entière absorbée dans celle de l’utile et c’est dans cette absorption que le travail (conçu donc comme nécessairement utile) se dote aux yeux d’Augustin, et plus largement dans la culture chrétienne, d’une valeur tout à fait positive503. Ainsi, s’il est un mot d’ordre augustinien (le mot donnant la clé de l’ordre des désirs), c’est bien celuilà : l’utilité504. Peut-être est-ce l’importance de ce critère qui a fait le succès populaire du christianisme ? Envisagée dans cette optique, l’intensité du désir est nocive parce qu’elle n’est corrélée à aucun projet, à aucun but préfixé et noté en termes d’utilité. L’intense n’est jamais « utile » dans la
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Ce critère de l’utile comme valeur positive est, aux yeux notamment de Sextus Empiricus et de Diogène Laërce, un critère stoïcien : « D’après les stoïciens, le bien est l’utilité, rien d’autre que l’utilité… » [Hypotyposes, III, 169 ; cf. également Diogène Laërce, Vies…, VII, 94-105, même exposé. Et Jean Brun, Les Stoïciens, p. 86-89]. La philosophie moderne ouvre le déclin de ce critère, en parallèle avec l’oubli de la dimension pratique de la philosophie comme spiritualité (il y a des exceptions naturellement: Spinoza notamment). 504 À la solution esthétique de Plotin sur l’épineux problème de l’existence du mal, Augustin joindrait la pragmatique stoïcienne très probablement héritée de Cicéron qui le conduirait à proposer un programme concret et des méthodes pratiques de restauration de l’ordre et du bien. [NB. Le critère de l’utilité s’impose dans la culture de la décadence à partir déjà de Cicéron. Cf. Marrou, Saint Augustin et la fin de…, p. 118-119].
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mesure où il n’est l’outil d’aucune fin extérieure à lui. L’utile, de la mesure où il finalise un acte et propose une série d’outils, d’étapes, pour parvenir à cet objectif, impose au désir une certaine structuration, un ordre, une estimation préalable qui dissout l’intense et la jouissance immédiate qui le caractérise. La distinction entre uti et frui permet d’expliquer cela plus clairement, dans les termes d’Augustin lui-même. Cette distinction établie dans le De doctrina christiana écrit à la même époque505, recouvre celle entre la jouissance – désordonnée et définie par l’immédiateté du plaisir – et l’utilité – ordonnée à une fin extérieure dont l’objet du désir n’est qu’une étape ou un outil, et suscitant un plaisir pour cela différé (jusqu’à l’aboutissement de la chaîne des moyens dans le but ultime visé) –. La dichotomie uti/ frui prend place dans le cadre d’une réflexion téléologique sur la vie, traditionnelle dans la pensée antique et particulièrement nette chez Aristote et chez les Stoïciens. Et qu’Augustin semble avoir retenu de sa lecture de Varron : « Tout ce qui précède, je l’ai tiré du livre de Varron, brièvement et clairement... »506. Le couple augustinien uti-frui, proche du couple cicéronien honestum-utile (De Officiis, II, 3, 9) et que l’on trouve tel quel dans le De beata vita de Sénèque (10, 3), recouvre une distinction entre deux manières d’être au monde qui semblent appartenir à l’atmosphère spirituelle et littéraire de cette époque, et qu’Augustin développe dans la perspective d’une téléologie biblique. Jouir des choses mondaines consiste à les apprécier pour elles-mêmes : dans la jouissance, la chose est la fin du désir qui me porte vers elle. User des choses consiste en revanche à les apprécier en tant que moyens d’une fin qui n’est pas elles-mêmes : dans l’usage, la chose est le moyen d’un désir qui me porte ailleurs. Le monde de l’usage est un univers d’objets qui doivent être rapportés à leur créateur qu’ils crient d’aimer : le désir portant sur l’objet du monde est ainsi une étape du désir por505
De doctrina christiana, I, IV, 4. Ce qui précède est précisément une division entre le bon usage de la vertu « qui se sert de tous et de soi-même dans le but de trouver en tous ses délices et sa joie » et le mauvais usage qui a pour but d’ôter aux biens leur utilité [De civ. Dei, XIX, 1-3]. Cf. l’étude de R. Lorenz, « Die Herkunft des augustinischen frui Deo », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 64, 1952-1953, p. 34-60, surtout 34-42, où l’auteur s’efforce de montrer l’origine varronienne du couple frui – uti. 506
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tant sur celui qui a créé l’objet. L’impératif du bon usage des objets du monde est celui-ci : il ne faut pas aimer pour elles-mêmes les choses du monde, les corps de femmes, les honneurs et l’argent (c’est cela la cupiditas507), il faut les aimer et les désirer en tant que choses créées et données à l’homme par Dieu. On use ainsi des choses plutôt que d’en jouir, en vue d’une fin, qu’Augustin définit en accord avec la tradition comme étant la vie heureuse. Ce bon usage n’est possible qu’à celui qui est capable de jugement, il suppose la discrimination de la fin à laquelle ordonner ce dont on se sert508. Le texte majeur sur la question est la question 30 du De div.qu. [BA10, p. 82-87] : « La raison parfaite de l’homme se sert (utitur) d’abord d’elle-même pour comprendre Dieu, afin de jouir (fruatur) de celui par qui elle a été créée ». L’uti suppose un referre ad Deum dans la mesure où seul Dieu ne peut « être ordonné à autre chose puisqu’ « il n’est rien de supérieur à Dieu » (p. 86-87). Par rapport à l’utilisation cicéronienne du couple honestum / utile, la différence est double. D’une part, Augustin maintient une dichotomie ferme entre uti et frui qui renvoie à deux rapports au monde opposés alors que Cicéron assimile l’honnête et l’utile : nihil utile nisi honestum. D’autre part, là où l’utile augustinien renvoie à un rapport à soi médié par Dieu, l’utile cicéronien est avant tout politique. Est utile aux yeux de l’Arpinate, ce qui préserve le lien social, l’acte posé en vue du bien commun, de la res publica [cf. De Officiis, I, XVII, 57]. Comme le note Gilson, dans l’univers intra-mondain de la cité terrestre, « les fins se subordonnent les unes aux autres jusqu’à tenir toutes sous une seule, qui est la dernière »509. Dès lors, la règle de vie s’esquisse sous la forme de cet impératif : « Jouir de la Béatitude et user de tout le reste en vue de l’obtenir… »510. La faute lue à la grille de ce partage entre uti et frui tient alors à ceci « que nous voulons jouir de ce dont il ne faudrait vouloir qu’user »511. Le phénomène d’induction qui rattache mon
507 Cf. supra n. 536, p. 247. Dans le même passage du De Trinitate [IX, VII-VIII, 13], Augustin fait d’ailleurs référence à la dichotomie uti / frui. 508 En tant que finalité de tous les bons usages d’objets, la vie heureuse est un but préfixé, déterminé à l’avance, lors de l’enquête sur l’origine. 509 Gilson, op.cit., p. 217. 510 ibid. 511 Cf. De doctrina christiana, I, III, 3. Gilson, p. 217-218.
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désir à celui de la communauté (et dont le sommet est la quête des honneurs pour soi-même) est une manière de jouir de cette vie, plutôt que d’attacher mon désir, comme véhicule, à une origine et à un télos divins. Courir les honneurs ne sert à rien et c’est bien, aux yeux d’Augustin, son pire défaut : « À quoi me servait d’être ainsi loué, ô vraie Vie, ô mon Dieu ? à quoi, d’être applaudi dans ma déclamation plus que tant de condisciples de mon âge ? Tout cela n’était-il pas fumée et vent (fumus et ventus) ? N’y avait-il donc pas d’autres thèmes pour exercer mon talent et ma langue ? Tes louanges, Seigneur, tes louanges à travers tes Écritures auraient servi d’échalas au sarment de mon cœur, et il n’eût pas été ballotté à travers les vanités des bagatelles… (itane aliud non erat, ubi exerceretur ingenium et lingua mea ? laudes tuae, domine, laudes tuae per scripturas tuas suspenderent palmitem cordis mei, et non raperetur per inania nugarum turpium) » [I, XVII, 27] 512.
Il ne sert à rien d’être soi-même objet de louange, c’est tout à la fois vain et hérétique ; louer Dieu en revanche est un thème utile et efficace. Louer Dieu assurerait la jeune pousse d’un bon ancrage dans la terre. Louer Dieu serait s’assurer d’un tutoring. Désir immobilisé par le tuteur plutôt que désir ballotté au gré de l’opinion publique et dans la soif de reconnaissance. C’est à cette condition que la plante pousse bien, qu’elle pousse droit. On notera que, dans ce passage, c’est de l’usage de la langue qu’il est question. Parler, écrire et lire sont des activités dont on peut jouir ou user. Autrement dit, des activités qui ont la double valence, positive, des outils, négatives, des objets de jouissance. Si, au premier abord, il apparaît que l’oralité est susceptible de malencontreuses accointances avec l’inutile, tandis que la lecture et l’écriture sont par elles-mêmes utiles, reste tout de même ce fait, déjà longuement évoqué, que toute lecture n’est pas bénéfique. Mais c’est alors précisément à partir du critère de l’utile que s’opère le partage entre les bonnes lectures et les mauvaises. Ce qui distingue le plaisir pris à lire la Bible de celui pris à lire les fictions poétiques est en effet
512 P. Cambronne traduit « suspenderent palmitem cordis mei » en conservant bien l’image du tutorat qui y est inscrite : « tes louanges à travers [dirait-on via] les Écritures pouvaient servir de tuteurs au sarment de mon cœur », in Les Confessions, trad. P. Cambronne, Pléiade, p. 800.
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notifié par Augustin en termes de plaisir utile et de plaisir vain : dans un cas, le plaisir gratuit, sans finalité, de lire pour lire, de lire pour le simple plaisir, pour jouer513, pour jouir, dans l’autre le plaisir de lire rattaché à la fin la plus haute de l’outil qui est de servir Dieu : « Je péchais donc, tout enfant, lorsque dans mon amour je plaçais les fables creuses (illa inania) avant les études plus utiles (istis utilioribus), ou plutôt que je détestais les secondes pour aimer les premières » [I, XIII, 22]514. Le péché consiste dans le mauvais ordonnnancement, le mauvais classement des objets d’amour qui suscite le « désordre de l’âme » [I, XII, 15]. Et le bon ordonnancement de ces objets du désir est déterminé uniquement par leur utilité, ou plus exactement : est utile ce qui ordonne intérieurement le sujet. Utile, donc, mais à quoi ? à lire et commenter la Bible, écrire des livres de confessions et de louanges à Dieu : « J’ai résolu d’être au service de Dieu, et cela, dès cette heure, en ce livre je l’entreprends » [VIII, VI, 15], dit Augustin. De même, l’apprentissage du grec, si pénible au jeune Augustin, a-t-il permis une exégèse plus critique et plus scientifique de la Bible (dans la mesure où Augustin utilisait de manière privilégiée la traduction latine 515 de la version grecque des Septante plutôt que la 513 Augustin pose ici l’utilité contre le jeu, contre le plaisir pour le plaisir, sans « enjeu », dans l’apprentissage (utile) des lettres et dans la lecture plaisante mais inutile des fictions creuses des poètes : « Dans son retour critique à son vécu scolaire et éducatif, Augustin trace les nœuds où la langue échapperait à sa fonction liante pour entrer dans la déliaison comme liaison ou faux-lien. Tout pourrait être ramené à l’utilité non explicitée qui fait que l’apprentissage de la langue devient corvée là où elle perdrait sa motivation liante. Si l’enfant possède en lui l’idéal de la liaison manifeste dans la prière refuge, il ne sait plus le trouver dans la langue enseignée de laquelle il s’éloigne, sur le versant opposé à celui de la prière, par le jeu » [L. Ucciani, op.cit., p. 126]. Le langage utile contre les jeux de mots vains. « … ce que l’enfant montre naturellement dans le jeu et ses compétitions, le fleuve de la coutume le relaie en suscitant jeux de mots » [Ibid., p. 135]. 514 L’apprentissage des lettres est potentiellement utile : c’est l’apprentissage d’une capacité de lire et non d’un contenu. B. Stock note que cette distinction entre l’activité même et son contenu est accompagnée d’une autre distinction « entre la lecture pour le plaisir et la lecture pour l’amélioration personnelle : la première est une impulsion ‘esthétique’, la seconde ‘ascétique’ [B. Stock, op.cit., p. 26, cf. également p. 29-30 : « The aesthetic can be defined as a type of reader’s response in which the pleasure of the text is an end in itself, while the ascetic assumes that the text is a means for attaining a higher, more pleasurable end »]. 515 « Augustine’s Bible was a version now known as the Vetus Latina, probably made in the second century but by this day diffused into many and inaccurate sub-versions (Augustine speaks of an ‘infinita varietas’, Doct. Christ. 2.11.16) ; no complete manuscript of it
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Vulgate de Jérôme)516. Un des plus grands malheurs d’Augustin « livré » à l’école est de ne pas connaître l’utilité des lettres : « ce qu’elles avaient d’utile (quid utilitatis esset) je l’ignorais pour mon malheur » [I, IX, 14]. Cette utilité des lettres n’est aperçue que plus tard : les mots sont utiles d’être employés sur des sujets tout aussi utiles, c’est-à-dire mots utiles d’être utilisés au service de Dieu517 : « Voici en effet que toi, Seigneur, tu es mon Roi et mon Dieu, prends à ton service (tibi serviat) tout ce que j’ai appris d’utile dans mon enfance (quidquid utile puer didici) ; à ton service ce que je dis et j’écris et je lis et je compte… » [I, XIII, 25].
Ainsi, si c’est bien pécher que de ne pas mettre assez d’ardeur à étudier les lettres, c’est qu’Augustin distingue l’intention humaine présidant à certains actes de leur utilité divine : Dieu peut utiliser à autre chose les mots et les gestes des hommes qu’à ce à quoi ceux-ci ont voulu les utiliser. Mais aussi, que ce soit pour une mauvaise raison et selon des critères pervertis qu’on force le jeune élève à apprendre n’enlève pas l’intérêt intrinsèque de ces apprentissages. Transparaît ici un motif stoïcien : l’homme peut se plier à certaines obligations – comme la contrainte scolaire qui enjoint à l’apprentissage des lettres et de l’écriture – mais le faire en gardant une liberté intérieure qui consiste à redéfinir pour lui-même et indépendamment de
survives. It had been translated as to the New Testament from the been translated as to the Old Testament from the original Greek, and as to the Old Testament from the Greek Septuagint version (‘LXX’), so called from a tradition that a part of it, the Pentateuch (first five books), was itself translated from the Hebrew in Alexandria by seventy or seventy-two Jewich scholars on the orders of King Ptolemy II Philadelphus (285-246 BC) – though as a whole the of the LXX in fact includes some works composed (in Greek) as late as AD 100 », C. Kirwan, Augustine, op.cit., p. 10. 516 De la longue discussion des commentateurs pour savoir ce qu’Augustin connaissait exactement du grec, on peut retenir sans doute ceci qu’une « connaissance approfondie de la langue grecque » a dû lui être nécessaire « pour réviser la Bible dans la version grecque des Septante », « pour interpréter critiquement les textes de la Bible et pour préparer la Cité de Dieu », A. Solignac, BA 13, p. 662. Sur la question des progrès d’Augustin en fonction des nécessités de son œuvre exégétique, l’étude de P. Courcelle, Les lettres grecques en Occident, de Macrobe à Cassiodore, Paris, de Boccard, 19482, cf. p. 137-194, reste la plus précise. Cf. également I. Chevalier, Saint Augustin et la pensée grecque, Fribourg, Librairie de l’Université, 1943, p. 98-102 et Marrou, Saint Augustin et la fin…, op.cit., p. 631-637. 517 Cf. A. Quacquarelli, « Le travail au temps des Pères », D.S., X, col. 1188.
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ses maîtres d’école l’intérêt même de ce qu’il apprend518. Dieu lui-même définit cet intérêt et c’est à son service que doivent être utilisées les lettres enseignées. La servitude de l’homme par rapport à Dieu consiste à mettre à son service ce qu’Il a donné à l’homme et qui retrouve dès lors, dans un juste contre-don, sa fonction native. Livre outil et travail de lecture. Enfin, pas toujours : il y a les livres outils, qui servent à quelque chose, et les autres, qui ne servent à rien : « Et à quoi me servait-il que tous ces livres de sciences dites libérales, moi qui étais alors l’esclave pervers de mes convoitises mauvaises, je les eusse lus et compris par moi-même, autant que j’en ai pu lire ? Je trouvais de la joie dans ces lectures et je ne savais pas d’où venait tout ce qu’il y avait là de vrai et de certain » [IV, XVI, 30].
Augustin réfute ici l’intérêt, qui nous était apparu si évident pour lui à première vue, de 1) lire par soi-même (legere per me ipsum) et 2) lire le plus de choses possibles (quoscumque legere potui). Ou plutôt : il les subordonne au critère d’utilité. Lire par soi-même et lire beaucoup sont les activités les plus nobles, mais à certaines conditions : il faut savoir d’où provient la compréhension du texte lu seul et il faut que cette perception de l’origine du savoir soit propre à doubler la joie simple de lire d’une action efficace et puissante de Dieu sur l’esprit. Les solitudes de la lecture sont habitées par Dieu. Lire seul, c’est se retrancher de la communauté interprétative qui
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Le motif est stoïcien, comme le critère. À noter alors ceci d’important que les conséquences de ce lien entre le bien et l’utile ne sont pas minces en matière pénale. L’alternative, à la base de notre système judiciaire, entre soit punir soit corriger, est déjà esquissée dans ce genre de distinction entre l’utilité (celle de celui qui, pouvant encore servir la collectivité, doit être puni) et l’inutilité de celui dont on estime qu’il ne peut plus servir la collectivité : l’incorrigible, celui qu’on écarte définitivement de la société. L’usage de ce critère d’utilité chez Ambroise, qui commente l’Épître aux Corinthiens de Paul [I Cor. 5, 7], est très clair à cet égard : « Il nous faut épurer le vieux levain, c’est-à-dire en chacun de nous le vieil homme, l’homme extérieur avec ses agissements, ou bien dans le peuple le pécheur invétéré, encroûté dans le vice. Il a bien dit qu’il fallait ‘l’épurer’ non le rejeter. Ce qu’on épure n’est pas jugé totalement inutile ; si on le purifie, c’est pour séparer ce qui est utile de ce qui ne l’est pas. Au contraire, quand on rejette quelque chose, c’est qu’on estime qu’il ne s’y trouve rien d’utile » [Ambroise, De Paenitentia, I, XV, 79 ; op.cit., p. 119].
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induit la mécompréhension, pour trouver en soi le maître intérieur519. Ce qui importe, ce n’est pas la vérité comme telle, mais la science que les hommes ont de l’origine de cette vérité. C’est lorsqu’on sait d’où proviennent la certitude et la vérité que l’on les connaît de manière utile. Cette opposition entre ce qui est vain et ce qui est utile revient fréquemment dans les Confessions : « Oui, j’ai appris beaucoup de mots utiles ; mais on peut les apprendre aussi dans des sujets qui ne soient pas vains, et ce serait la voie sûre où les enfants pourraient marcher (didici enim in eis multa verba utilia ; sed et in rebus non vanis disci possunt, et ea via tuta est, in qua pueri ambularent) » [I, XV, 24]520
Peut-être est-ce parce que Augustin est si sensible aux pièges de la rhétorique vaine et vaniteuse qu’il prête une telle attention à l’efficace dont le langage est porteur? Le performatif est sous-jacent qui travaille toute la conception augustinienne du langage, et qui, peut-être, constitue l’obstacle à l’issue dans le silence521. On notera un fait symptomatique à ce sujet : le De Magistro est placé sous le signe d’une question inaugurale qui interroge la finalité du langage : « Que voulons-nous faire, à ton avis, lorsque nous parlons ? » [I, I, 1]. La phrase introductrice à la deuxième partie : « Mais où veux-je en venir avec toi par tant de détours ? » [II, I, 1], signale le même concept téléologique de langage. Cette question contient en germe
519 J’ai tout appris, dit Augustin, « sans grande difficulté (sine magna difficultate) et sans aucun enseignement humain (nullo hominum tradente) … parce que et la vivacité, et l’acuité du discernement (quia et celeritas intelligendi et dispiciendi acumen) sont un don de toi (donum tuum est) » [IV, XVI, 30]. 520 Sur ce programme de culture chrétienne, voir aussi le traité sur l’enseignement de la doctrine chrétienne, le De doctrina christiana. Et pour l’opposition entre le vain et l’utile, cf. également IV, XVI, 30 : « À quoi me servait une chose bonne dont je n’usais pas bien ? (nam quid mihi proderat bona res non utenti bene ? ». 521 Il est fréquent en tout cas que Dieu soit posé face à l’homme prolixe comme un Dieu silencieux: cf. I, XVIII, 28; I, XVIII, 29, etc. Mais le silence n’est pas chose humaine, pas chose souhaitable aux hommes ; ou, plus exactement, le silence des humains n’est que le terme d’un parcours : devoir est d’abord fait à l’homme de prier et de parler de Dieu : « Malheur à ceux qui se taisent sur toi », disait Augustin dans la prière d’introduction. Si le discrédit de la rhétorique impose à l’homme une sobriété et une économie maximales dans son discours théologal, ce discours reste le lien obligé à Dieu. Parler à Dieu ou parler de Dieu, c’est inaugurer par le langage une relation qui se consommera et s’accomplira au-delà du langage, dans le silence.
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la réponse : je ne veux pas juste m’en tenir à un jeu rhétorique (non ludendi gratia), mais exercer les forces et la pénétration de nos esprits afin de « pouvoir non seulement soutenir mais aimer l’ardeur et la lumière des régions où règne la vie bienheureuse ». La réflexion d’Augustin sur le signe est tout entière traversée d’un souci téléologique qui, au-delà des influences platoniciennes, est révélateur d’une mystique linguistique qui mène au seuil d’une sémantique du désir de Dieu.
VANITAS VANA VS HUMILITAS UTILIS L’art oratoire dénigré par Augustin, l’art des rhéteurs et des hommes verbeux et grandiloquents qui l’agace tant est alors rejeté en fonction de ce critère de l’utile : c’est une duperie humaine consistant à ciseler les mots et les discours pour la seule beauté des mots et discours. Le langage en pareil cas n’a pas la fonction de transmettre un message, fonction isolée dès son balbutiement dans les cris et les gestes qui doivent exprimer à l’extérieur les volontés intérieures, il n’a que la fonction d’éblouir par ses tournures, son côté ronflant. Augustin assimile constamment cette « vaineté » du discours pour rien à la vanité de celui qui le tient : les hommes grandiloquents (les manichéens essentiellement dans le chef d’Augustin, qui ont à la bouche de belles pâtées de mots) sont avant tout des orgueilleux, tout juste attirés par les honneurs et désireux de briller en société et d’être ainsi reconnus, flattés, convoités, applaudis par leurs pairs522. 522 B. Stock note que cette image de la verbosité et de la grandiloquence des manichéens a été acceptée et diffusée pendant tout le Moyen Âge et la Renaissance et M. Tardieu précise que même des commentateurs modernes du manichéisme, comme l’incontournable Richard Simon, n’ont pu se libérer de cette position augustinienne terriblement polémique et inadéquate à la réalité où s’est pourtant joué le destin historique du manichéisme. Le manichéisme, en réalité, était une doctrine essentiellement fondée sur les textes et leur exégèse critique ; l’objectif des manichéens était tout le contraire de cette image augustinienne : instaurer un corpus d’écritures qui relègue la communication verbale [cf. Puech, Le Manichéisme, son fondateur, sa doctrine, Paris, 1949, p. 66]. Stock relève qu’une des raisons de ce « programme augustinien de désinformation » au sujet du manichéisme pourrait résider dans le fait que les textes canoniques et leur exégèse scientifique étaient des activités réservées aux élus et qu’Augustin, resté pendant neuf ans au stade d’auditeur, n’y aurait jamais eu accès, ce qui aurait contribué à faire naître un certain ressentiment : il était relégué dans des activités estimées subalternes : prier, réciter, prêcher des activités orales [cf. B. Stock, op.cit., p. 46-48 et M. Tardieu, art.cit., p. 123-125].
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Cette vanité du langage prolixe entraîne sa vacuité : les mots sont creux, ils ne reçoivent que le « vin d’erreur » qu’y versent des « docteurs enivrés » [I, XVI, 26]. Pour un homme qui, comme Augustin, fait de l’humilité la première des vertus, l’éloquence ne devait pas être grande (grandiloquence), mais minimale, minimaliste, qui implore la possibilité même de parler : « Mais pourtant laisse-moi parler devant ta miséricorde ; moi qui suis terre et cendre, laisse-moi pourtant parler » [I, VI, 7].
La vanité est souvent plus spécifiquement vanité de l’art oratoire. Le défaut d’orgueil, défaut des êtres créés qui ne se sont pas posés dans la relation de dépendance et de dette à l’égard de leur créateur, est un défaut qui trouve dans le langage son lieu « d’expression » privilégié. L’orgueil peut même être défini comme un certain usage de parole qui vise à obtenir les honneurs, à conquérir les publics. La louange initiale des Confessions, faite « à travers les Écritures », trouve donc ici son entière justification. Elle sert de soutien et de tuteur permettant de garder le rédacteur des Confessions dans la voie sûre des mots utiles, et de les prévenir de la voie égarante des paroles « volatiles », vaines et vaniteuses. La vanité s’oppose à la fois à l’utilité et à l’humilité : ce qui est vain est inutile, bien sûr ; et ce qui est vanité est orgueil déplacé. La vanité (vanitas) est vaine (vana). À cette vanitas vana, Augustin oppose l’humilitas utilis, l’humilité qui est comme une chose active en l’homme, qui le forme, et le reforme lorsque l’orgueil l’a déformé. L’humilité est un principe unificateur actif, là où l’orgueil est le principe d’une dispersion subie. Le passage du rhetor antique au pastor chrétien se fait dans la subsomption de la catégorie de l’utile sous celle de la référence à l’Autre : Dieu. Un succès personnel ne « sert » à rien, ce qui sert, c’est de convaincre et de séduire au nom de Dieu et de convertir les cœurs des auditeurs et des lecteurs à sa parole523.
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La proximité d’Augustin est frappante avec la théorie épicurienne du discours vide (vox inanis), dont il avait pu prendre connaissance à partir du témoignage des Tusculanes et du De finibus de Cicéron. Or, au nombre de ces discours vides qui sont sans finalité thérapeutique, figure en bonne place la présomption (oiêsis) des philosophes. Selon Épicure, de ces opinions vides procèdent des désirs qui sont eux aussi vides et vains, désirs non naturels et non nécessaires. Il relève parmi ces désirs vides, le désir de la richesse [Usener, fr. 471]. À ce désir de richesse, le De finibus de Cicéron ajoute « les désirs de la gloire, de la domination et aussi des plaisirs dépravés » [I, 59] qu’il qualifie de désirs « démesurés et vides (immensae et inanes) ». L’assimilation était dès lors facile, pour Augustin, entre la présomption du philosophe orgueilleux et la vacuité des désirs de vaine gloriole, des honneurs et de la richesse.
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L’insistance sur le lien entre présomption et grandiloquence dans les Confessions correspond à la précaution récurrente chez Augustin à souligner que les signes ont été introduits dans le monde humain par suite de la faute originelle, qui est une faute d’orgueil. Nous avons vu déjà que l’état édénique tel que le décrit de De Genesi ad litteram VIII, 27 est un état où la communication entre Dieu et Adam s’effectuait par une intuition directe, par une application directe de la substance divine sur l’esprit humain, sans l’intervention du langage. Mais l’immédiateté de ce mode expressif qui ne s’embarrasse pas d’un intermédiaire langagier ne valait que dans l’état non peccamineux. L’homme sera alors puni par où il a péché : c’est par la parole que l’orgueil advint au monde, la punition en sera l’opacification du regard porté sur la vérité et la plurivocité de la parole pour dire cette vérité. S’ouvre alors pour le pécheur un nouveau régime de communication gouverné par la nécessité d’user des signes, présentés comme des « obscurités destinées à dompter l’orgueil de l’homme » [De Doctrina christiana, II, 6]. L’orgueil qui fit entrer l’homme dans le langage poursuit son œuvre de séparation entre les consciences : « Cet orgueil se révéla dans cette tour que les hommes tentèrent d’élever jusqu’au ciel ; folle entreprise où leur impiété mérita de voir la discorde s’introduire, non seulement dans leurs esprits, mais encore dans leur langage » [De Doctrina christiana, II, 4]. L’obscurité du texte, le travail que demande sa compréhension en vérité et l’humilité qu’il faut pour y parvenir : autant de thèmes par où lecture et humilité se trouvent conjoints et opposés à l’orgueil de la grandiloquence. Cette jonction systématiquement établie par Augustin entre l’orgueil et la prolixité peut expliquer que, rétrospectivement, Augustin attribue à son orgueil l’incapacité devant laquelle il s’est trouvé de déceler le moindre intérêt dans la lecture des Écritures saintes : « sed uisa est mihi indigna, quam Tullianae dignitati conpararem. tumor enim meus refugiebat modum eius et acies mea non penetrabat interiora eius » [III, V, 9]. C’était le fond et non la forme encore parfaite de l’Hortensius qui avait attiré le jeune Augustin, mais l’élève des rhéteurs n’était pourtant pas encore capable de dépasser la forme austère des traductions latines de la Bible pour en atteindre le fond. Pourtant, ce n’était pas tant la dignité des écrits cicéroniens qui gonflait ainsi Augustin de morgue – après tout Cicéron exhortait avant à chercher la sagesse partout où elle se trouve. C’était une fois encore les manichéens, ces « hommes délirants de superbe, charnels et
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bavards à l’excès, qui avaient à la bouche les pièges du diable, une glu composée d’une mixture de syllabes : ton nom à toi, et celui du Seigneur JésusChrist, et celui du Paraclet, notre consolateur, l’Esprit Saint. Ces noms ne quittaient pas leur bouche ; mais rien de plus qu’un son, qu’un bruit de langue ; hormis cela, un cœur vide de vérité » [III, VI, 10]524. L’orgueil manichéen consiste à refuser de se placer sous l’autorité d’un texte, à refuser ainsi d’adopter le principe par lequel le chrétien s’en remet à l’autorité du texte : la charité herméneutique525. Sans ce principe d’interprétation, le lecteur met sa propre compréhension comme finalité du processus de lecture (se condamnant ainsi à rester dans ses propres ténèbres), alors qu’il ne faudrait qu’user de sa compréhension pour se soumettre le plus complètement possible à l’autorité de Dieu et de son texte, à l’autorité de Dieu via son texte (et ainsi atteindre à la véritable lumière spirituelle). Définie relativement à la problématique qui nous occupe, à la distinction entre uti et frui, la charité herméneutique consiste ainsi à se placer soi, son intelligence et sa faculté de comprendre au service du texte lu, comme outil et non comme fin de l’interprétation. Ce sera tout l’enjeu du De Doctrina Christiana où ce couple occupe une position centrale que d’encourager une lecture de la Bible soumise à ce principe. Orgueil et « vanité » d’une part, humilité et utilité d’autre part se trouvent donc tout naturellement liés par couples opposés. L’orgueil consiste
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Pour comprendre la virulence d’Augustin, il est utile de rappeler ici qu’il est en pleine période anti-manichéenne lorsqu’il rédige les Confessions (le Contra Faustum leur est tout à fait contemporain). 525 Peut-être est-ce dans ces termes qu’il faudrait distinguer le plaisir sexuel du plaisir littéraire : le plaisir sexuel est jouissance ; le plaisir littéraire est utile. La proximité établie par Augustin entre ce qui est vain et ce qui est vaniteux signale que le problème essentiel des orgueilleux est de tout ramener à une jouissance momentanée et particulière, sans concevoir une jouissance ultime, unie ou unitaire, qui serait la finalité de tous les actes et de tous les plaisirs. C’est en se sens qu’il faut entendre l’injonction augustinienne à ne pas s’abandonner : « De la même façon, en effet que de toi-même, tu ne dois pas jouir en toi-même mais en Celui qui t’a fait, ainsi en est-il pour celui que tu aimes comme toi-même. De nous et de nos frères, jouissons donc dans le Seigneur, et n’ayons pas la témérité de nous abandonner à nous-mêmes et de nous laisser aller, pour ainsi dire, vers le bas » [De Trin. IX, VIII, 13]. Il ne faut pas s’abandonner, il faut ordonner ses jouissances les unes aux autres de manière à ce qu’elles pointent ultimement vers Dieu, de qui et en qui seul on peut jouir et enfin, s’abandonner.
VANITAS VANA VS HUMILITAS UTILIS
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à vouloir jouir de soi et cette jouissance de l’âme qui ne la rattache à aucune finalité ultime et transcendante est sans utilité. La vie de l’orgueilleux est vaine parce qu’elle n’a aucun objectif qui dépasse son existence finie et temporelle. C’est une vie auto-concernée, qui tourne en rond sur elle-même. Une vie obscure et petite. L’humilité, par contre, rend utile une vie qui est mise au service d’une cause. Elle définit la vie des gens qui se mettent au service du Bien et elle permet ainsi une vie lumineuse et grande. L’impératif moral dissimulé derrière la dichotomie tranchée entre vie obscure et vie lumineuse se formulerait ainsi : il faut user de sa propre âme et non en jouir. L’âme elle-même ne doit pas être la fin des actions de l’homme mais leur outil. Car, comme le souligne Gilson, « si bonne et si haute que soit en elle-même notre âme, elle n’est cependant pas le souverain bien »526. Dieu est ce souverain Bien au service duquel il faut mettre notre âme elle-même. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le texte de l’Écriture : tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée – tota mente. Gilson relève que cette « totalité » signifie que l’homme ne doit rien garder de côté, pour lui et sa jouissance personnelle : « L’homme est une chose qui doit être mise intégralement au service de Dieu ». Je rappellerais pour ma part un autre « usage » de totus, signifiant la conversion comme une conversion du multiple vers l’unité ; les volontés divisées se rassemblent en une seule volonté : celle qui s’est mise au service de Dieu, qui a voulu ce que Dieu voulait plutôt qu’elle n’a voulu que Dieu veuille accomplir ce qu’elle-même voulait. C’est en ne gardant rien de côté pour lui-même et n’épargnant rien de ses efforts et de sa personne que l’homme retrouve l’unité de son être, de sa volonté et de ses sentiments. La finalisation du désir ou de la volonté – surtout par la vie heureuse (comme d’ailleurs le lien entre le bonheur et l’unité) – est un vieux thème on le sait. On le trouve chez Platon [Euthydème, 278 e], puis, dans une chaîne d’emprunts dont Augustin est débiteur, chez Aristote [Protreptique, Walzer, fr. 3 et 4] qui reprend le thème de l’Euthydème, et chez Cicéron qui s’inspirait assez étroitement du Protreptique : c’est la thèse centrale du
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Gilson, op.cit., p. 219.
358 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
fameux Hortensius [Hortensius, Müller, fr. 36]527. Mais il est frappant de voir comment l’enquête augustinienne sur la finalité du désir dans la vie heureuse se résorbe finalement dans la seule question de l’expérience originelle qui donne naissance et structure à ce désir universel d’être heureux. Tout se passe comme si le mode de questionnement réarticulant le quomodo (comment ?) sur le quorsus (pour quoi, en vue de quoi ?), et le quorsus lui-même sur le unde (d’où ?) raccrochait l’anthropologie augustinienne du désir perçu sur ce plan comme indéterminé à une théologie téléologique du désir perçu alors comme structuré, articulé, déterminé. L’anthropologie augustinienne constaterait que le désir n’existe pas avant l’acte, qu’il est le corrélat de la réification, de sorte que, pris dans le tissu même du réel et de la société, il noue des alliances de circonstance et réalise les potentialités de toute espèce qui lui tombent sous la main. Compris dans le cadre d’une anthropologie, le désir appartient au plan même qu’il construit et qui le rend possible (le désir fait exister l’objet même du désir et cet objet le rend lui-même possible comme désir orienté, finalisé). Et dans cette appartenance même, se joue sa radicale indétermination : le désir n’est que comme expression manifestée et réalisée, expression imbriquée dans le tissu social : il est donc nécessairement mobile et vagabond. Mais la réflexion théologique réagit contre cette indétermination constatée du désir sauvage en définissant le désir vrai comme désir ordonné ou réordonné. Le désir, dans cette perspective, ne serait authentique qu’après coup. Curieuse authenticité du désir, dès lors, qui ne consiste pas à décréter qu’il n’est contaminé par rien d’extérieur à luimême, mais tout au contraire, à le rattacher impérativement à quelque chose de transcendant : Dieu. Dieu fait don au désir de l’ordre qu’il est
527 Le thème de la vie heureuse a subi un curieux sort puisque de deux des ouvrages principaux dont hérite Augustin, le Protreptique d’Aristote et l’Hortensius de Cicéron, il ne reste que quelques fragments. cf. C. F. W. Müller, Ciceronis opera, t. IV, Leipzig, Teubner, 1882, fr. 36 : « Beati omnes esse volumus ». cf. également au sujet de l’héritage cicéronien de ce principe dans le Contra Academicos et le De beata vita, M. Testard, Saint Augustin et Cicéron, t. I, p. 127 et G. Madec, Saint Augustin et la Philosophie, Paris, Études augustiniennes, 1996, p. 27 ; Solignac, « La volonté universelle de vie heureuse », note complémentaire 15, BA 15, p. 567-568 ; I. Bochet, Saint Augustin et le désir de Dieu, op.cit., p. 107-110 ; et toute la première partie du livre de Hölte, Béatitude et sagesse, op.cit., p. 11-70.
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incapable d’avoir de manière immanente. Ce don, ce désir ordonné, c’est la caritas elle-même. Le désir dès lors qu’il peut être ordonné existe avant son expression comme idéal et comme projet. C’est à cette condition qu’il peut être prédéfini, préfixé et structuré par avance. Dans la mesure où l’on postule une modalité du désir qui soit le désir potentiel, l’homme peut (doit) établir une liste de besoins déterminés pour arriver à la toute grande fin qu’il cherche, qui est la même pour tous : le bonheur. Plus encore, il faudrait qu’il planifie l’ordre de ses désirs de façon à être si bien conscient de cette planification qu’il peut user des interludes à son tout grand désir et non, plus vulgairement, en jouir528. Son désir est si complètement structuré par son objet ou son objectif final (le bonheur), qu’il est capable de transiter d’un besoin à un autre de manière continue (le désir est caractérisé alors par sa grande conductivité : il laisse passer l’amour provenant de Dieu) et non d’en jouir momentanément, dans des irruptions de son désir incontinentes et non continues. Entre le plan immanent du désir non structuré et vagabond et la planification possible du désir qui dédouble les plans, la même différence qu’entre la volonté et la volonté de vouloir.
528 À ceci pourrait être attachée la culpabilisation chrétienne du plaisir pris aux interludes amoureux (les jeux amoureux qui se trouvent « au milieu »), et dont, par conséquent, il ne faudrait qu’user et non jouir. Il faut user de ces interludes plutôt qu’en jouir : leur unique fonction moralement déterminée et moralement acceptable est celle, utilitaire, de préparer à la procréation. La guerre chrétienne contre le plaisir amoureux est plus spécifiquement une guerre contre le plaisir inutile, gratuit et sans but. Le domaine de la sexualité devrait en bonne entente être celui d’un plaisir d’usage et non d’une jouissance passagère. [cf. II, II, 3 : « Qui eût harmonieusement réglé (moduleratur) ma misère, et tourné à bon usage (in usum verteret) les fugaces (fugaces) beautés des créatures les plus basses, et fixé des bornes à leurs charmes, pour qu’au rivage conjugal vinssent expirer les flots bouillonnants de ma jeunesse ? Qui l’eût fait, si ces flots ne pouvaient trouver apaisement dans la recherche de leur fin, la procréation des enfants comme le prescrit la Loi ». Ce passage me semble reprendre tous les éléments que j’ai tenté ici d’analyser : la question de l’ordre (qui permet de réguler les plaisirs), l’ordre imposant une finalité (fine) et donc une linéarité des désirs et des plaisirs, la condamnation de ce qui est fugace assimilé à ce qui le plus bas (pulchritudines), la question de l’utilité relative à la définition d’un objectif, d’une finalité ultime du désir, et enfin ce dernier élément qui consiste à situer tous ces éléments relativement à la question du plaisir sexuel, de l’utilité des préludes et de la finalité de l’acte sexuel dans la procréation
V. EN GUISE DE CONCLUSION LES MODES DE SUBJECTIVATION : DISCUSSION AVEC FOUCAULT
INTRODUCTION « L’homme est une chose qui doit être mise intégralement au service de Dieu » disait Gilson. Ce qui l’engage d’une part à louer Dieu mais d’autre part à s’oublier lui-même pour se mettre, humblement, à disposition de Dieu. Toute la question était alors à mes yeux de savoir quelles étaient les modalités de ces dispositifs : comment l’homme se met-il concrètement au service de Dieu ? Cette question engageait une étude des méthodes de l’« humiliation » comprise comme l’ensemble des actes qui rendent humbles, et plus précisément de la lecture comme opérateur de guérison. Je ne voudrais pas terminer cette étude des techniques de soi spécifiques au projet augustinien et à sa conception du sujet sans dire quelques mots des analyses de Foucault sur l’aveu comme mode de subjectivation proprement chrétien. Sans aucun doute, l’aveu a-t-il une place centrale dans ces dispositifs chrétiens mis en place pour atteindre à la vertu capitale, l’humilité. Je n’entends pas le nier, mais je n’en ai guère traité de façon à laisser la place à côté des évidences massives à d’autres réalités au départ plus discrètes, d’autres pratiques auxquelles Foucault ne s’est pas fait attentif et qui avaient pourtant une importance dans les modes chrétiens de subjectivation que la lumière trop violente jetée sur les pratiques d’aveu risquait de faire oublier. La lecture et le moyen qu’elle constitue de se mettre sous l’autorité du texte de Dieu en étaient un exemple assez frappant pour les Confessions d’Augustin. Mon intérêt pour certains thèmes (les pratiques de soi, l’herméneutique biblique et psychologique, l’importance de la question du désir dans la définition de soi, etc.) comme également mon intérêt pour une certaine manière de formuler les questions s’intéressant d’abord à l’aspect prescriptif des textes et enfin une conception particulière de l’histoire de la philosophie, m’ont placée avec une certaine récurrence dans la foulée de Fou-
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cault529. Je voudrais donc conclure ce travail dans une discussion avec les thèses foucaldiennes sur l’herméneutique de soi chrétienne et la manière dont elles valent pour ce grand penseur et cette œuvre majeure pour l’Occident, à peu près systématiquement contournés par Foucault. La rupture de ton entre les dix premiers livres et les trois derniers m’avait d’emblée intriguée. Un partage établi par Foucault pouvait particulièrement bien prétendre à rendre compte de cette rupture : la distinction et surtout la combinaison entre deux régimes de vérité typiquement chrétiens, celle du dogme dans lequel on peut situer les trois derniers livres commentant la Genèse, et celle que le sujet doit énoncer sur lui-même et ses désirs, vérité de soi que Foucault estime devoir placer au centre de la définition historique du christianisme, au détriment d’une autre notion souvent isolée pour définir l’originalité du christianisme (notamment par Kierkegaard530), la notion de péché ou de faute :
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Foucault s’est fait attentif à certains éléments du paysage chrétien qu’il a contribué à la fois à mettre en lumière, à rendre évidents, mais aussi et tout d’abord, à raréfier, à rendre moins dilués, moins anodins, c’est-à-dire au total qu’il a contribué à rendre moins évidents. « Raréfaction », c’est le terme que Veyne utilise le plus fréquemment dans son étude sur la manière dont Foucault a révolutionné l’histoire : « L’intuition initiale de Foucault, dit Veyne, ce n’est pas la structure, ni la coupure, ni le discours : c’est la rareté, au sens latin de ce mot ; les faits humains sont rares, ils ne sont pas installés dans la plénitude de la raison, il y a du vide autour d’eux pour d’autres faits que notre sagesse ne devine pas ; car ce qui est pourrait être autre ; les faits humains sont arbitraires, au sens de Mauss, ils ne vont pas de soi, alors qu’ils semblent tellement aller de soi aux yeux des contemporains et même de leurs historiens que ni ceux-ci ni ceux-là ne les aperçoivent seulement » [P. Veyne, « Foucault révolutionne l’histoire », in Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil (coll. « Points Histoire »), 1978, p. 386]. C’est ce que j’ai tenté de faire pour les notions de « travail intellectuel », « de travail sur soi » ou de « plaisir littéraire » : les raréfier, les considérer comme historiques et non pérennes. Les considérer comme purement historiques, c’est en effet considérer qu’elles ne vont pas de soi, mais sont le fruit d’une contingence, d’une rencontre arbitraire, qui s’est oubliée de sorte que ces notions en viennent à nous paraître évidentes. Les arguments historiques et philologiques utilisés dans ce cadre ont alors beau m’amener à d’autres constats que ceux de Foucault, reste qu’ils sont appelés par un objectif qui fut celui de Foucault : assimiler l’histoire à la contingence plutôt qu’à la nécessité, et « raréfier » ainsi des notions qui sont toujours à la fois historiques et contingentes. 530 « Le concept, justement, qui met une différence radicale de nature entre le christianisme et le paganisme, c’est le péché, la doctrine du péché ; aussi le christianisme, très logiquement, croit-il que ni le païen ni l’homme naturel ne savent ce qu’est le péché, et même qu’il faut la Révélation pour illustrer ce qu’il est. Car au contraire d’une vue superficielle, la différence
INTRODUCTION
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« … s’il est vrai que l’on a souvent prêté au christianisme cette curieuse invention que serait le péché, thème, idée qui est bien critiquable car il n’a pas fallu attendre le christianisme pour découvrir le péché ; je pense beaucoup plus important pour la définition historique du christianisme, pour l’historicité même du christianisme, (….) la véridiction de soi-même, une obligation de dire vrai sur soi-même »531.
Or, si Foucault donne à ces deux pratiques de vérité des appellations qui les renvoient l’une à l’autre, en parlant d’« herméneutique du texte » et d’« herméneutique de soi » ou du sujet, il ne dit pourtant pas grand chose de l’herméneutique du texte ni de sa conjugaison avec l’herméneutique de soi532. Il n’en dit guère plus sur le statut de la lecture, ses modalités et la manière dont ces modalités vont rejaillir sur les pratiques et techniques de soi, sur les individus qui recherchent la vérité d’eux-mêmes et du texte, la vérité d’eux-mêmes par le texte. En bref, il ne dit pas grand chose de l’impact de la lecture sur les modes de subjectivation : de la lecture en tant que pratique dans laquelle les sujets se constituent comme tels et ont rapport à eux-mêmes. Je me propose donc ici d’une part (I) de faire le point sur l’importance relative de la lecture et de l’aveu dans les pratiques de soi chrétiennes et dans les Confessions (où cette question peut se retraduire ainsi : quelle est l’importance de faire suivre à l’aveu des fautes un commentaire de texte), et d’autre part (II), de déterminer les caractéristiques de ce rapport à soi médié par le texte : qu’implique pour ce rapport à soi chrétien le détour
de nature entre le paganisme et le christianisme ne vient pas de la doctrine de la Rédemption. Non, il faut faire le départ bien plus en profondeur, partir du péché, de la doctrine du péché, ce que fait d’ailleurs le christianisme » [Kierkegaard, Traité du Désespoir, p. 183]. 531 Mal faire, Vrai dire. Fonctions de l’aveu (transcription des conférences relue par Foucault), Chaire Francqui, Louvain, leçon du 29 avril 1981. 532 Sur ces deux obligations de vérité, cf. « Sexualité et solitude », p. 171. Cf. également « Les techniques de soi », Ibid., p. 804-805. Sur le lien entre les deux, Foucault dit seulement ceci : « Un lien existe entre les obligations de vérité qui concernent la foi et celles qui touchent à l’individu. Ce lien permet une purification de l’âme impossible sans la connaissance de soi », Ibid., p. 805. Il ne développe pas cette idée ici plus qu’ailleurs dans son œuvre.
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nécessaire par le texte divin? Comment très concrètement a-t-on rapport à soi quand on se lit comme on lit un livre, quand on se déchiffre et se commente dans le miroir offert par la Bible?
LA PLACE RELATIVE DE L’AVEU ET DE LA LECTURE DANS LES MODES DE SUBJECTIVATION CHRÉTIENS 1. L’utilité des processus d’aveu dans la cure d’humilité Si on peut dire que, sur la question du sexe, Foucault parle à même mesure que Deleuze se tait533, il importe cependant de préciser les raisons de cette prolixité du discours foucaldien. Foucault s’en est expliqué luimême dans l’article du Dictionnaire des philosophes de Huisman qui lui est consacré et qu’il écrivit sous un pseudonyme534. Le projet présidant à L’Histoire de la sexualité, y avance-t-il, était en réalité centré sur l’étude des façons dont le sujet a fait l’expérience de lui-même et est devenu pour lui-même un objet de connaissance et de discours fondés en vérité (plus particulièrement dans trois civilisations successives : la Grèce classique, la période romaine (essentiellement la période s’étendant de la dynastie julioclaudienne à la fin des Antonins) et la pastorale chrétienne telle qu’elle se met en place au IVe siècle). Et, si cette question des modes de subjectiva-
533 Deleuze affirme ça et là, dans son abécédaire, ses interviews avec Claire Parnet, ses cours
sur Spinoza – donc toujours oralement, comme quelque chose qui lui échappe, sur lequel il ne veut pas s’étendre, pas écrire en tout cas –, que la sexualité est un domaine inintéressant tant comme thème d’analyse que comme expérience de vie. Lorsqu’il aborde la question, au passage, à la fin de son cours sur l’immortalité chez Spinoza, Deleuze avance que tout ce qui est de l’ordre du sexuel appartient à la connaissance du premier genre, connaissance obscure, affect passif. Le sexuel appartient au domaine mortel, à cette part de nous-mêmes qui meurt quand on meurt. Et non à ces moments d’éternité que la mort n’affecte pas. 534 L’article est en effet écrit par Foucault lui-même et signé du pseudonyme « Maurice Florence » ; il est repris dans les Dits et Écrits, t. IV, p. 631-636 [sur la question qui nous occupe ici, cf. plus particulièrement p. 633].
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tion a pu se formuler en prenant pour exemple et appui privilégié la question du sexe, c’est précisément parce que Foucault constate qu’originellement, le christianisme a érigé la question du plaisir et du désir, de la tentation et de la concupiscence comme la question fondamentale à partir de laquelle les individus allaient devoir déployer des discours sur eux-mêmes. Les chrétiens sont aux yeux de Foucault ceux qui ont considéré la libido comme la part la plus secrète mais aussi la plus individuelle du sujet, ce par quoi il se définissait « le plus proprement », ce par quoi, surtout, il allait avoir à se dire. Envisagée ainsi, l’éthique sexuelle impliquerait en effet des obligations de vérité très strictes. Selon Foucault, il s’agirait dans la pastorale chrétienne non seulement d’apprendre les règles d’un comportement sexuel conforme à la morale, mais aussi de s’examiner sans cesse afin d’interroger (et d’avouer) l’être libidinal en soi. Le projet de l’Histoire de la sexualité n’était donc pas tant d’étudier l’évolution des comportements sexuels (études que Foucault réserve aux spécialistes de l’histoire sociale qui lui paraissent plus compétents que lui sur cette question) que d’étudier l’histoire du lien entre interdictions (liés à la sexualité) et obligations (de dire). Comment le sujet a-t-il été amené, dans nos sociétés, à se déchiffrer lui-même à propos de ce qui lui était interdit 535 ? « Une chose m’avait frappé (…) dans l’histoire des règles, devoirs et obligations concernant la sexualité dans les sociétés chrétiennes de l’Occident : c’est que les interdictions de faire telle ou telle chose, d’avoir telle ou telle forme de relation avaient très régulièrement été associées à certaines obligations de parler, de dire la vérité de soi-même. Mieux encore : cette obligation de dire vrai sur soi ne porte pas simplement sur les actions (permises ou prohibées) qu’on a pu commettre, mais sur les affects, sur les sentiments, sur les désirs
535 La question de la subjectivité est un problème philosophique classique. De tout temps s’est posé la question de savoir comment la subjectivité pouvait fonder la connaissance de la vérité. Mais la question de Foucault sur la subjectivité est une sorte de retournement de la question classique. Foucault demande à l’inverse comment le choix privilégié de telle définition de la connaissance peut-il fonder une expérience de soi qui lui corresponde, quelle expérience le sujet peut-il faire de lui-même dès lors qu’il existe historiquement et par rapport à lui un certain discours de vérité et une certaine obligation de s’y lier ? Sur le thème qui l’occupe là plus particulièrement, Foucault interroge ainsi : comment la sexualité peutelle être expérimentée dès lors qu’il existe un discours sur elle qui se prétend vrai ?
LA PLACE RELATIVE DE L’AVEU ET DE LA LECTURE
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qu’on peut éprouver ; cette obligation pousse même le sujet à chercher en lui ce qu’il peut cacher, et ce qui peut-être déguisé sous des formes illusoires. À la différence de la plupart des autres grands systèmes d’interdictions, celui qui concerne la sexualité a été couplé à l’obligation d’un certain déchiffrement de soi. Ceci est manifeste dans l’histoire récente de la psychanalyse. Mais c’est vrai aussi dans la longue histoire de la direction de conscience et de la pratique pénitentielle depuis le Moyen Âge. C’est vrai, encore plus, pour le christianisme primitif : le grand mouvement ascétique du IVe siècle a lié le thème de la renonciation à la chair et le principe du déchiffrement des mouvements presque imperceptibles de l’âme » [« Dire le vrai de soi-même », Berkeley, notes de conférence, 1982, p. 1-2 ].
Que le sexe et, surtout, le désir soient devenus des objets d’analyse dans la psychanalyse et la psychiatrie contemporaine, objets de savoir et corrélativement de pouvoir, se justifie donc d’une histoire. Foucault, à son habitude, procède généalogiquement ou archéologiquement536 et pointe le lieu d’émergence de cette morale du déchiffrement de soi dans la pastorale chrétienne et dans ce procédé appelé « exagoreusis », qu’il définit comme une « verbalisation analytique et continue des pensées que le sujet pratique dans le cadre d’un rapport d’obéissance absolue à un maître »537. Ce rapport d’obéissance que Foucault perçoit comme si fondamental au procédé d’exagoreusis qu’il sert à le définir, le conduit tout naturellement à penser que la pratique d’aveu vise à inscrire le sujet chrétien dans une relation où son orgueil, et son désir propre, qui est la racine de l’orgueil, sont en quelque
536 Le concept d’archéologie, d’abord introduit comme un jeu de mots, « la description de l’archive », sera défini, relativement à Kant, comme l’ « histoire de ce qui rend nécessaire une certaine forme de pensée » (Dits et Écrits I, p. 786 et II, p. 221). De même que Kant cherchait à décrire les structures a priori (c’est-à-dire indépendante de l’expérience) de la connaissance scientifique et de l’acte moral, de même Foucault cherche-t-il à repérer l’a priori historique du savoir et du pouvoir. Et, de même que Kant interrogeait le statut de son propre discours relativement à l’époque des Lumières et à ses structures (de la raison), Foucault réfléchit-il à sa situation en commentant l’article Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant. Mais, comme le relève P. Billouet, la comparaison entre Kant et Foucault doit s’arrêter là parce que « l’ennemi principal de Foucault est la tradition universaliste et humaniste issue de Kant, qu’il appelle le ‘sommeil anthropologique’ … » in Pierre Billouet, Foucault, op.cit., p. 16-17. 537 M. Foucault, « Les techniques de soi », Dits et Écrits, t. IV, p. 812.
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sorte matés par la parole qu’il est tenu d’avoir au sujet de lui-même et sur eux538. L’injonction à l’aveu devint si forte dans les pratiques pénitentielles du VIème siècle qu’elle engloba également toutes ces choses invisibles, ces petits secrets, ces fautes discrètes, ces choses impalpables comme les sentiments, les émotions, les pensées et les désirs, qui restaient ignorées aux yeux des autres et pouvaient même l’être du confessant lui-même539. Ainsi,
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Dans un extrait publié du livre manquant dans son histoire de la sexualité, Les aveux de la chair, qui est consacré précisément à la pastorale chrétienne, Foucault souligne que si subjectivation il y a, elle implique une « objectivation indéfinie de soi par soi – indéfinie en ce sens que, n’étant jamais acquise une fois pour toutes, elle n’a pas de terme dans le temps » [« Le combat de la chasteté », Dits et Écrits, t. IV, p. 307] : il faut toujours pousser aussi loin que possible l’examen des mouvements de pensée, pour ténus et innocents qu’ils puissent paraître à première vue. La libido insaisissable et débordante, qui est l’objet premier de cet examen, condamne celui-ci à l’inachèvement et fait nécessité à son perpétuel recommencement. L’inachèvement lui-même et le fait qu’il soit expérimenté d’emblée comme l’inéluctable résultat du processus d’aveu contribuent à ouvrir une faille au cœur du sujet avouant : il est obligé de se dire (c’est un devoir moral, un devoir de la foi, qui exige de tout dire, de tout avouer au sujet de soi-même), mais il sait pourtant par avance l’échec de son entreprise et l’impossibilité de venir à bout du redressement dont il est la condition. Si l’objectif de curer un sujet initialement gauche et pervers conduit à élire l’aveu comme méthode discursive tout à fait privilégiée, on peut dire que l’impossibilité de tout avouer et même d’être conscient de tout ce qu’il convient d’avouer le conduit à une impasse qui comporte des conséquences importantes pour les modes chrétiens de subjectivation. Il faut tout dire de soi (humblement) et c’est impossible. 539 Les fidèles étaient ainsi assujettis par l’évêque à la confession de toutes les fautes, y compris les fautes secrètes. Justin relève que le désir ou la pensée de l’adultère est digne de confession et de châtiment autant que l’adultère en acte [cf. Apologie, I, c. XV, P.G., t. VI, col. 349]. En Afrique, Tertullien, Cyprien et Jérôme sont aussi véhéments dans leurs exhortations à la confession des fautes commises en secret. Dans un traité qui date de 204, le De paenitentia, Tertullien invite les pécheurs à braver l’opprobre par un aveu sincère de leurs fautes s’ils veulent en obtenir le pardon [X, P.L., t. I, col. 1244. Cf. également De paenitentia, I, IX, P.L I, col. 1245-1246 : « La plupart cherchent à s’y soustraire [à la confession et à la pénitence], ou diffèrent de jour en jour, plus soucieux de leur honte que de leur salut ; semblables en cela à ces malades qui évitent de révéler aux médecins les maladies qu’ils ont contractées dans les parties secrètes du corps, et qui périssent par fausse honte… Le bel avantage de cacher ainsi son péché par pudeur ! Si nous parvenons à le soustraire à la connaissance des hommes, le cèlerons-nous également à Dieu ? Vaut-il mieux être damné en secret que d’être absous en public ? »]. À la même époque, Origène recommande de même aux pécheurs de chercher un remède à leurs péchés (y compris à ceux restés secrets) dans la pénitence de
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371
l’examen de conscience, tel qu’il est décrit par Cassien, porte sur la pensée et non, comme dans l’Antiquité, sur les actions commises. Ce déplacement est essentiel, Foucault l’explique par les exigences mêmes de la vie religieuse et philosophique. La pensée, dans son agitation, peut en effet détourner le moine de la contemplation de Dieu. Elle peut également, si elle vient de Satan, se tromper sur elle-même. Il importe donc d’examiner cette pensée pour en maîtriser l’agitation, pour en connaître l’origine et la qualité, pour en faire le tri. « Il faut surveiller cette pensée dans sa nature propre, dans son illusion éventuelle et dans son origine »540. L’examen de conscience est donc un rapport vertical de soi à soi par lequel le moine se surveille lui-même en permanence et vérifie tout ce qui se trouve ancré dans sa conscience à un moment donné. L’acte verbal a un rôle tout à fait essentiel dans cette connaissance de soi. L’accès à la vérité de la pensée n’est possible que par un acte de verbalisation. La discrimination des pensées venant de Dieu et celles venant de Satan ne peut se faire que par une verbalisation continue de soi. C’est en parlant et en avouant que l’on constate que les pensées dont l’origine est pure n’ont pas de mal à être exprimées. Et que, au contraire, lorsqu’elles viennent du mal, elles tendent à se cacher au disciple qui a honte de les avouer541. On retrouve ici une analogie cer-
l’aveu fait au prêtre du Seigneur [cf. Lev., homil. II, chap. IV, P.G., t. XII, col. 418]. Un demi-siècle plus tard, Cyprien exige : « Que chacun confesse son péché pendant que celui qui a péché est encore dans le siècle, pendant que sa confession peut être acceptée, pendant que la satisfaction et la rémission accordées par les évêques sont agréables au Seigneur » [De lapsis, XXIX, P.L., t. IV, col. 489]. Enfin, à la même époque qu’Augustin, Jérôme compare le pécheur à un malade : « Le malade doit confesser sa blessure au médecin, car la médecine ne guérit pas ce qu’elle ignore » [Eccli., X, P.L., XXIII, col. 1096]. Le malade doit prendre conscience des symptômes de son mal et les avouer au médecin. Les deux – l’enquête sur les symptômes (l’herméneutique de soi) et l’aveu détaillé (l’exagoreusis) – sont nécessaires à la rémission des fautes, au salut et à la santé de l’âme humaine. 540 Foucault, Mal faire, Vrai dire. Fonctions de l’aveu (transcription des conférences relue par Foucault), Chaire Francqui, Louvain, mai 1982, p. 173. 541 L’aveu public des fautes semble être un instrument de guerre de la culture de l’humilité contre la culture de la honte. La honte publique importe désormais peu, l’humilité de l’aveu et l’absolution intime de Dieu comptent beaucoup plus. La scission si classique entre l’être et l’apparaître semble alors déportée hors du domaine métaphysique et venir s’intégrer dans le domaine éthique comme scission entre le privé et le public : c’est dans la sphère privée et de manière intime qu’un homme « est » essentiellement ; la sphère publique
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taine avec les concepts de résistance et de déni et le principe d’association libre qui sont proposés dans la cure analytique. Cette herméneutique de soi chrétienne, inaugurée dans le cadre d’une obligation permanente d’obéissance, connaîtra en effet une fortune considérable à laquelle Foucault se montre sensible (surtout dans la Volonté de Savoir). Se connaître soi-même, accéder à la vérité de son propre désir, en faire état, tout faire passer au moulin sans fin de la parole et de l’écriture, deviendront autant de pratiques littéraires, judiciaires, psychiatriques, philosophiques, religieuses, psychologiques et surtout psychanalytiques communes. Descartes, Schopenhauer et Freud reprendront la question du sujet et de la puissance d’illusion qui peut miner son rapport à la vérité de l’intérieur. Augustin, avec ses Confessions, ce récit de vie qui retrace les égarements sexuels du jeune adolescent à Carthage, et de l’homme mûr qui ne parvient pas à se résigner à la chasteté, serait évidemment un grand moment de cette histoire de l’injonction à parler de soi et de cette définition du sujet par son sexe caché et pervers. Foucault en parle très peu, mais il souligne que c’est une phrase de P. Brown qui lui a mis la puce à l’oreille : « Récemment, le professeur Peter Brown m’a déclaré que, selon lui, notre tâche était de comprendre comment il se fait que la sexualité soit devenue, dans nos cultures chrétiennes, le sismographe de notre subjectivité. C’est un fait, et un fait mystérieux, que dans cette infinie spirale de vérité et de réalité du soi la sexualité a, depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne, une importance considérable et une importance qui n’a cessé de croître. Pourquoi y a-t-il un lien aussi fondamental entre la sexualité, la subjectivité et l’obligation de vérité ? »542. Or, il est frappant de voir que P. Brown fait justement d’Augustin (avec Thomas d’Aquin) le point culminant de son analyse des théories chrétiennes consacrées à la sexualité et avance que, « de tous les écrivains de l’Église ancienne, Augustin est le seul dont l’activité sexuelle passée nous soit connue. Et cela parce qu’il s’est
est désormais celle de l’apparaître et de l’inessentiel, une sphère dont la honte et l’orgueil corrélatif sont les caractéristiques. Ce dont il est question finalement dans ces formules presque aphoristiques dont on trouve trace chez les premiers Pères chrétiens (Cf. Tertullien : « Mieux vaut être absous en public que damné en secret »), c’est de dépasser la culture (grecque) de la honte, de reléguer au rang des comportements irréfléchis et irresponsables ceux auxquels conduit le culte grec de l’image publique. 542 M. Foucault, « Sexualité et Solitude », Dits et Écrits, IV, p. 172.
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retourné sur elle avec une attention tout à fait inhabituelle (…), quand il écrivit ses Confessions, aux environs de 397 »543. Or, dans la mesure où, selon Foucault, la question de la sexualité n’est qu’un levier pour aborder une autre question, pointée comme plus essentielle : la question des modes de subjectivation, l’analyse qu’il proposait du livre XIV de la Cité de Dieu d’Augustin appelait de nécessaires prolongements dans une étude de la manière dont la conception de la sexualité qui s’exhibe là allait rejaillir sur le mode proprement augustinien de subjectivation. Il faut donc, si l’on entend suivre la logique de Foucault jusqu’au bout, interroger les lieux désignés comme ceux de la vérité du sujet, les comportements qui seront objets d’analyse et les modalités selon lesquelles le sujet sera lié à la vérité qu’il énonce sur lui-même. 2. Baptême et subjectivation On pourrait dire que les processus chrétiens de subjectivation ont une dimension essentiellement sotériologique : ils sont finalisés par le salut. La figure idéale de l’homme qui symbolise le sujet dans sa vérité est pour le chrétien celle de l’homme racheté, de l’homme qui, pardonné, a enfin accès à la vie heureuse. Cette identité idéale étant placée comme un horizon implique que toute une série de mesures et de pratiques soient mises en œuvre pour l’atteindre. La purification en est le mode privilégié544. Comme dans tant d’autres religions (comme la religion orphique) ou sectes philosophiques (comme le pythagorisme), la religion chrétienne place la purification comme condition d’accès à une autre forme de vie et d’être. Le baptême est évidemment le grand rite chrétien de purification ouvrant l’accès au salut et à la vie heureuse. Le baptême et l’aveu détaillé des fautes personnelles qu’il demande (mais une fois en sa vie) deviennent, pour les chrétiens, les outils privilégiés et les moyens les plus efficaces pour parvenir au pardon et au salut. Avouer les déviances et les égarements devient le lieu de passage obligé d’un retour possible à la rectitude, à la
543
P. Brown, Le renoncement à la chair, op.cit., p. 395. Augustin ainsi attend avec impatience le « jour où je m’écoulerai en toi, purifié, liquéfié au feu de ton amour » [XI, XXIX, 39]. 544
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vertu. La manière de faire pression sur le chrétien et de l’engager à la confession fut la promesse d’un terme, d’une finalité qui rendait la confession utile, voire indispensable, à cet objectif alléchant qui leur était présenté : la Vie Heureuse. À côté du choix privilégié du thème de l’aveu et de l’exagoreusis, et comme leur complément évident, on peut également étudier l’impact dans les processus chrétiens de sujectivation de cet événement fondamental qu’est le baptême, sur lequel Foucault s’est pourtant très peu penché545. Ce n’est guère étonnant dans la mesure où ses analyses des pratiques pénitentielles au VIème siècle s’appuient presque exclusivement sur la pensée de Cassien et qu’une des distinctions frappantes existant entre la pensée de Cassien et celle d’Augustin concerne précisément le baptême. La confession d’Augustin n’engage pas, comme le suggère Foucault lorsqu’il parle de l’herméneutique de soi chrétienne, une marche sans fin, avec mille et un détours, mais une unique « conversion », un unique tour, qui est à la fois retournement vers Dieu et détournement du mal, tour du mal vers le bien. L’aveu de la chair dans les Confessions n’est pas quotidien et sans fin comme le prétend Foucault (cela est plus propre à la culture monastique), il est à réaliser une seule fois en sa vie, comme condition sine qua non et étape liminaire menant au baptême. Or, on notera ce point qui paraît important : ni les Institutions cénobitiques ni les Conférences ne font référence à l’événement du baptême : les deux œuvres de Cassien évoquent plutôt le combat quotidien et inachevé par principe de l’âme contre son ennemi intérieur, le diable, et contre les mille et une distractions de l’esprit dont il est responsable. L’exagoreusis est un examen de conscience quotidien, la répé-
545
À ma connaissance, il n’existe sur le thème du baptême qu’une seule étude de Foucault n’ayant pas fait encore l’objet d’une publication : il s’agit d’une leçon faite au Collège de France sur Le gouvernement des vivants (Leçon du 13 février 1980). Il étudie là deux changements intervenus dans la conception du baptême chez Tertullien : 1) dans le baptême, l’âme est certes placée dans un processus qui la constitue donc toujours comme un sujet de connaissance (le temps de préparation au baptême est défini comme un temps d’enseignement : on enseigne le dogme au postulant), mais aussi et d’une certaine façon comme un objet de connaissance. 2) La relation entre purification et accès à la vérité, chez Tertullien et chez un certain nombre de ses contemporains, ne prend pas simplement, ne prend pas exclusivement et ne prend même pas d’une façon dominante, la forme de l’enseignement, mais la forme ou la structure de l’épreuve.
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tition en est donc le lot tout naturel. Mais la confession liée au baptême impose d’autres exigences. L’aveu qui précède le baptême et le rend seulement possible est, en effet, un aveu que l’on ne fait qu’une fois en sa vie. On comprend que Foucault ait privilégié le premier au second, les modes de vie, d’analyse et de discours sur soi quotidiens à cet événement isolé dans la vie d’un homme et au rapport à soi momentané dont il était l’occasion. Cela dit, il semble qu’il y ait tout de même une série d’éléments à relever pour souligner l’importance de ce moment capital dans la construction de la subjectivité chrétienne. Dans le rapport que l’individu entretient avec lui-même, le baptême est un élément d’une importance si capitale qu’on pourrait faire l’hypothèse qu’il conditionne la possibilité de penser l’intériorité des faits de conscience. C’est le grand opérateur chrétien de l’individualisation de la faute. Ce qui compte ici n’est pas la relation d’obéissance permanente qui fait que l’un avoue presque continûment à l’autre les moindres de ses pensées et de ses désirs pour y traquer l’ennemi intestin, c’est l’intégration comme mienne et plus encore comme moi, d’une faute qu’en avouant j’intériorise. Avouer n’est pas l’expression à l’extérieur d’une vérité intérieure, c’est plutôt l’impression en moi d’une vérité exprimée. Le discours d’aveu qui précède le baptême chrétien ne vise pas à sortir à l’extérieur une vérité estimée explosive parce qu’elle est cachée à l’intérieur et qu’elle produit des dégâts ou des effets pervers mal maîtrisés546 ; il vise à faire entrer à l’intérieur comme proprement mienne une faute à laquelle d’autres sujets, le sujet Juif par exemple ou le manichéen, pouvaient avoir un rapport d’extériorité. Ainsi, on notera que, dans l’Ancien Testament, la faute et la culpabilité sont collectives, elles sont partageables par le groupe et que la confession n’est pas personnelle, mais bien générale : c’est la confession de tous
546 La méthode cathartique freudienne et l’abréaction en laquelle elle consiste, en ce sens, ne correspondent pas à la catharsis augustinienne puisqu’elles reposent sur l’idée qu’il faut trouver des voies de décharge aux affects « coincés » qui exercent des effets pathogènes. À noter alors que c’est bien la verbalisation qui est isolée par Freud et Breuer comme la voie de déchargement thérapeutique directe ou indirecte, spontanée ou secondaire, de ces affects. [Études sur l’hystérie, op.cit., p. 5-6 ; cf. Vocabulaire de psychanalyse, op.cit., p. 1-2 et p. 6061]. À vrai dire, il ne s’agit justement pas chez Augustin de catharsis mais de culpabilisation, de l’autre versant si l’on veut : la culpabilité correspond à l’intériorisation de la faute et la catharsis analytique, à l’extériorisation de la culpabilité.
376 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
les péchés que le peuple juif a commis à l’égard de Dieu547. Chez les Juifs, d’ailleurs, il y a une fête de l’Expiation de la faute du peuple dont la pénitence est rejetée sur un seul homme, choisi indépendamment de sa responsabilité dans cette faute. Cette fête est décrite au chapitre XVI du Lévitique qui contient la législation du cérémonial des Expiations : chaque année, ce jour-là, le grand prêtre confessait publiquement toutes les iniquités religieuses des Israélites, il en chargeait le bouc émissaire qu’en châtiment, il faisait chasser de la ville et abandonner dans le désert. Au moment de l’imposition de ses mains au-dessus du bouc émissaire, il prononçait en des termes très généraux la confession de son peuple : « Ô Éternel, ton peuple, et la maison d’Israël, a commis des crimes et des fautes, il a péché devant toi ; ô Éternel, pardonne-lui… » [Lév., VI, 2].
La confession des fautes faite alors par le grand prêtre est bien impersonnelle. Et le Lévitique, qui se présente sous la forme d’une liste des sacrifices à faire selon la faute commise et pour l’obtention de la rémission de celle-ci, montre que la pénitence est également impersonnelle. Le lien qui lie la pénitence à la faute commise est un lien purement externe dans la mesure où le sacrifice pénitentiel n’est pas motivé par les caractéristiques de la faute. Faute et pénitence appartiennent à des registres différents : la pratique sacrificielle diffère surtout en fonction de l’animal sacrifié et non de la faute commise : à chaque animal son rituel propre. Et, lorsque – chose rare – le sacrifice est décrit en fonction du péché commis, la faute n’épouse pas l’expiation : il ne faut pas s’humilier pour réparer un péché d’orgueil, perdre la maîtrise de soi pour avoir voulu conquérir cette maîtrise en se séparant de Dieu (se ducere), mais bien pour un mensonge, sacrifier un bélier ; pour une abjuration, sacrifier une chèvre, etc.548.
547
L’Ancien Testament montre surtout à l’œuvre des confessions qui sont arrachées. Dans la Genèse, on voit Dieu provoquer l’aveu d’Adam et d’Ève pour la faute commise. C’est encore Dieu qui provoque l’aveu du roi David, adultère et homicide, en lui envoyant le prophète Nathan. Le livre de Baruch prédisant des châtiments atroces aux coupables a également cette fonction d’arracher une confession qui naturellement ne serait pas venue. 548 Deschamps relève en d’autres termes que les miens ce caractère impersonnel du péché dans l’Ancien Testament : « Aux définitions encore impersonnelles du péché répondent des conceptions tout aussi impersonnelles de la réparation : le péché doit être effacé, expié (ejxameivbein, iJlavskesqai) notamment par des rites appropriés » in A. Deschamps, « Le péché dans le nouveau Testament », in Théologie du Péché, Paris, Tournai, Desclée & co, p. 61.
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Faute communautaire. Confession publique faite en termes généraux. Expiateur (le bouc émissaire) ou expiations (sacrifices d’animaux, holocaustes) impersonnels pour une faute elle-même non personnelle : ces caractérisations répétitives du péché et de son aveu dans l’Ancien Testament témoignent que les notions de « faute » et de « confession » ne sont pas suffisantes pour expliquer l’intégration de la faute dans le moi et la naissance d’un rapport intime à soi, d’une conscience de soi comme mauvaise conscience. Le baptême est bien, en fait, l’élément déterminant dans l’individualisation de la faute d’Adam et de la faute de ses fils. En instituant le baptême, Jean-Baptiste lui a en effet donné l’aveu des fautes pour condition nécessaire et cet aveu était, cette fois, personnel : « Comme chacun était baptisé à part, la confession était individuelle »549. Avec la pratique baptismale, le pécheur commence à dire ses fautes en première personne et cette faute propre n’est plus aussi spécifiquement une faute contre Dieu, ou plus exactement toute faute, même qui concernerait la vie « civile » est reconduite à une faute contre Dieu. L’aveu peut alors d’ailleurs être considéré comme un processus d’individualisation d’autant plus grand que Jésus avait investi les apôtres du pouvoir de discriminer entre les péchés à remettre et ceux à retenir, obligeant par-là un aveu des fautes détaillé, circonstancié et donc nécessairement plus individualisé : « En effet, pour que les apôtres pussent user du pouvoir dont Jésus les avait investis, pour qu’ils pussent remettre ou retenir les péchés, il était nécessaire que ces péchés, qu’ils ne connaissaient pas, fussent soumis à leur jugement et leur fussent accusés spécialement »550. Pour être pardonné, le pécheur devait prendre sur lui par la confession la responsabilité d’une faute qui était sienne. L’expiation exigée qui contribuait à la responsabilisation du pécheur prendra également une place importante dans les processus d’individua-
549 F. Dolhagaray, article « confession » du Dictionnaire de Théologie catholique (DTC), t. III, col. 831. Dolhagaray précise cependant que Jean-Baptiste n’exigeait probablement qu’un aveu général des fautes, d’autant que la foule qui se pressait sur les bords du Jourdain pour assister aux baptêmes ne donnait certainement pas le loisir à chacun d’approfondir sa confession, qui restait elle aussi quelque peu théâtrale. Cf. également L. Ucciani, op.cit., p. 51. 550 F. Dolhagaray, ibid., t. III, col. 832.
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tion inscrit au cœur de la pratique baptismale. De l’Ancien Testament au Nouveau, la notion de sacrifice elle-même devient plus personnelle. Dans le Lévitique notamment, le sacrifice dépend peu du type de faute commise et n’a aucun rapport avec l’individu qui l’a commise, il est très rituel et donc soigneusement codifié. Le petit commerce sous-jacent à la pratique confessionnelle (l’aveu contre le pardon) place la confession sur un plan d’immanence ; ce n’est qu’ensuite qu’elle favorisera la rumination intérieure et la culpabilisation. La ritualisation de l’aveu renforce encore cette absence de dimension personnelle et d’implication profonde et intime du confessé. La confession publique est comme un théâtre où chacun tient son rôle avec panache et dignité mais sans aucun sens vécu du drame, sans être bourrelé de remords et rongé de culpabilité. Il y a une certaine jovialité, une naïveté de l’aveu. Un aveu innocent de la faute. On avoue parce que c’est la coutume, parce qu’une nécessité culturelle mais non personnelle nous y pousse551. Dans le Nouveau Testament, en revanche, la faute est particulière qui rejaillit sur l’individu par une manière de somatisation qui fait correspondre l’expiation à la faute comme le symptôme correspond à la maladie – cette métaphore même était d’ailleurs utilisée par Tertullien, Cyprien, Jérôme, Ambroise et même Augustin552 à propos de la confession –. On relèvera au passage que l’idée d’une somatisation des troubles psychiques, idée qui institue d’ailleurs un pont entre esprit et corps et qui pense le commerce entre eux, apparaît très rapidement dans la médecine hippocratique553. Mais, on ne prête pas alors attention au lien qui pourrait exister entre le symptôme et la maladie dont il est la trace extérieure. Aucune tentative n’est faite au départ pour traduire le langage du corps et les symptômes et pour percevoir la correspondance mimétique avec la plainte de l’âme. On ne peut noter cette modification notoire du rapport entre symptôme physique et phobie psychologique ou trouble de l’âme que chez les chrétiens. La théorie de l’empreinte et l’idée qu’il faut soi551
Cf. L. Ucciani, op.cit., p. 46. Cf. supra, n. 667, p. 314. 553 « L’on connaît bien les exemples de relation psychosomatique dans le Corpus hippocratique. Nous citons le cas célèbre de Nicanor qui, lorsqu’il se lançait à boire, était effrayé par la joueuse de flûte [Épidémies, VII, 86] ; celui de Démoclès qui, ayant la vue obscurcie et le corps relâché, n’aurait osé passer ni près d’un précipice ni sur un pont [Épidémies, VII, 87] » [J. Pigeaud, La maladie de l’âme, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 44]. 552
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gner un vice par la vertu correspondante en sont un évident témoignage554. Or, la correspondance entre le symptôme et le trouble qu’il dénote en amont et l’expiation de la faute par un châtiment correspondant en aval mettent directement en acte la responsabilité du pécheur dans la faute. Percevoir que le symptôme visible correspond à la nature du déficit invisible et devoir réparer précisément cette faute invisible par le geste qui lui fait rebours, c’est devoir l’assumer, elle, précisément, comme relevant de mon choix et de ma responsabilité propre. Avec Augustin, on voit également à l’œuvre ces caractéristiques plus personnelles du péché dans le christianisme. La confession est personnellement faite à Dieu : un « je » s’adresse à un « tu », au Seigneur qui est au plus intime de lui, qui le connaît le plus intimement. C’est un « je » qui parle en première personne et non un « on » collectif ; le péché n’est plus collectif, il me faut l’assumer comme mien pour en être remis. On trouve à l’abondance des formules dénonçant cette responsabilité personnelle de la faute dans les Confessions : « Mon bien, c’est toi qui l’as formé, toi qui me l’as donné ; mon mal, c’est moi qui l’ai commis, toi qui le juges » [VIII, IV, 5]. La faute est mienne et son aveu détermine un parcours tout particulier, mon parcours. L’aveu des fautes devient récit de vie, autobiographie. Les Confessions n’ont effectivement rien d’un aveu de fautes indéterminées. Il importe au contraire beaucoup à l’auteur de retracer précisément son itinéraire de pécheur et de ne rien cacher même des moindres petites fautes de son propre parcours (et des raisons supposées de ces fautes, dont la gravité est mesurée non à l’aune de leurs conséquences collectives et sociales mais des intentions et volontés particulières et privées qui y ont présidé). Et il ne faut peut-être dès lors pas s’étonner que le centre des Confessions ou plutôt, le point d’arrivée à partir duquel la relecture du passé de pécheur s’effectue, soit précisément le baptême chrétien d’Augustin. Entreprendre
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Dorothée de Gaza défend cette idée : « Le médecin de nos âmes, c’est le Christ, qui sait tout et qui donne à chaque passion le remède approprié, je veux dire ses commandements concernant l’humilité contre la vaine gloire, la tempérance contre la sensualité, l’aumône contre l’avarice ; bref chaque passion a pour remède un commandement qui lui est adapté. » [Instructions XI, 113]. On trouve la même idée chez Augustin : « Quel orgueil peut être guéri s’il ne l’est par l’humilité du Fils de Dieu ? Quelle avarice sinon par sa pauvreté ? Quelle colère, sinon par sa patience ? Quelle impiété, sinon par sa charité ? » [De agone christiano XI, 12, PL 40, 297 d].
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le récit de sa vie implique la linéarisation d’événements épars ; il faut nécessairement choisir de suivre un fil dans le tissu serré du réel, réduire sa profusion dans l’unité reconstruite du discours. Or, dans un récit d’aveux des fautes, la linéarisation est déterminée par le moment où l’on sort de la faute : par le baptême. Le récit des fautes ne peut être fait qu’à partir du moment où l’on entre dans la contrition et où, converti, on entreprend d’expier sa faute. Les Confessions comme acte de contrition conditionnant la remise des péchés impliquent donc que l’organisation du récit tourne autour de l’événement baptême. Elles témoignent nécessairement de la conversion, dont elles sont d’ailleurs l’effectuation même et la mise en exercice. C’est vrai en tout cas de celles d’Augustin et c’est bien à partir de son baptême que ce dernier effectue la relecture de son passé. Le baptême détermine d’ailleurs la césure qui existe dans les Confessions entre le récit proprement autobiographique des neuf premiers livres qui est l’aveu des fautes passées et l’interprétation des premiers versets de la Genèse. Dans ses Révisions, Augustin présente ainsi le plan de ses Confessions : « Du premier au dixième livre, il est question de moi (de me) ; dans les trois autres livres, il s’agit des Écritures sacrées (de scripturis sanctis) depuis ces mots : ‘Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre’ jusqu’au repos du sabbat » [Retract., II, VI, 33]. 3. Augustin pressé Il faut rendre compte, alors, du fait que les Confessions ne se clôturent pas par le récit du baptême mais par un commentaire de texte. Dans les termes qui furent les nôtres ici, on pourrait dire que l’aveu préalable a bien pour objectif le baptême mais que le baptême lui-même n’est pas la fin ultime, tout au plus une étape vers autre chose, en l’occurrence le commentaire de texte et l’entretien de soi et de sa volonté pour lequel il est l’activité la plus efficace et la plus adaptée. Sans enlever aux analyses de Foucault ce qu’elles ont contribué à mettre en lumière du rôle fondamental des processus d’aveu dans les modes chrétiens de subjectivation, il me semble ainsi que la question du rôle de l’aveu doit, ce qui concerne Augustin au moins, être un peu approfondie. Ce qui était vrai pour Tertullien, Origène, Cyprien, Jérôme et surtout Cassien ne l’est peut-être plus de la même manière pour Augustin. Car, il ne suf-
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fit pas de constater que chronologiquement le récit des Confessions conduit au commentaire de la Genèse qui clôture les Confessions. D’autres éléments viennent montrer que l’importance du deuxième volet n’est pas sans plus le fruit d’une chronologie narrative. La hâte d’Augustin d’en arriver à autre chose que l’aveu de soi en est un premier et évident témoignage. Augustin avoue bien, en effet, ses égarements sexuels et ses mauvais désirs, mais il se montre pressé d’en venir à autre chose qu’à cette confessio vitae. Ses aveux sont entrecoupés de formules disant cet empressement : « … il y a beaucoup de choses que je passe dans ma hâte d’arriver à celles qui me pressent davantage » [III, XII, 21] ; « Où trouver assez de temps pour commémorer ce temps-là et tous tes grands bienfaits à notre endroit, quand surtout j’ai hâte d’arriver à d’autres bienfaits plus grands » [IX, IV, 7] ou encore : « Je passe beaucoup de choses, car je me hâte beaucoup. Accueille mes confessions et mes actions de grâces, mon Dieu, pour d’innombrables choses, même quand je les tais » [IX, VIII, 17]. « Mais quand suis-je capable d’énoncer, par le langage de ma plume, toutes les exhortations et toutes les terreurs venues de toi, les consolations et les directions par lesquelles tu m’as amené à prêcher la parole et à dispenser ton sacrement à ton peuple ? Et même si je suis capable d’énoncer cela point par point, les gouttes du temps valent cher pour moi. Il y a longtemps que je brûle de méditer sur ta loi, et de t’en confesser ce que je sais et ce que j’ignore, ce que tu as commencé d’illuminer et ce qui me reste de ténèbres, jusqu’à ce que la force engloutisse la faiblesse. Je ne veux pas qu’à autre chose s’écoulent les heures, où je me trouve libéré des nécessités qu’entraînent la réfection du corps et l’effort de l’esprit et le service que nous devons aux hommes, ou celui que nous ne devons pas et que nous rendons cependant » [XI, II, 2]. Passons. Passons. Vite. Vite. Vite. Ce n’est certainement pas là la confession minutieuse, maniaque presque, à laquelle Cassien invite ses moines cénobites. La nécessité est plus forte de commenter les Écritures de Dieu que d’avouer ses fautes. C’est alors ce qu’il se propose de faire ; et les Confessions, qui avaient commencé par un récit autobiographique, se terminent par un commentaire des premiers versets de la Genèse. L’activité de louer Dieu dans l’analyse génétique des belles choses et l’aveu dans celle des faiblesser, s’efface donc devant le commentaire de la Bible et plus précisément du récit du plus grand bienfait de Dieu pour nous, la Création. Prolongeant la recherche de l’origine de la beauté, le commentaire
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prolonge également la confession des fautes ; on notera en effet que le commentaire de la Genèse est présenté comme une manière de confession : il confesse l’état de savoir et d’ignorance dans lequel se trouve son auteur. Tout travail de commentaire délivre toujours une information sur l’intelligence du commentateur et sur son état de culture. Et c’est dans le rapport au texte que le soi se connaîtra et se reconnaîtra le mieux. S’étonnerat-on alors qu’à cette formule qui introduit la lecture de la Genèse : « Je brûle de méditer sur ta loi et de t’en confesser ce que je sais et ce que j’ignore » corresponde une autre formule ayant le soi pour thème : « Je confesserai donc ce que je sais de moi ; je confesserai aussi ce que j’ignore de moi » [X, V, 7] ? ∗ ∗ ∗ On rejoint ici un vieux débat de l’augustinisme, consacré à la rupture entre les neuf (ou dix) premiers livres du récit de vie et les trois derniers du commentaire de la Genèse. Débat lié à la question de la signification du terme confessio aux yeux d’Augustin, signification suffisamment riche pour recouvrir, sous un même titre, deux pratiques de langage (ou trois) pourtant relativement différentes. La majorité des commentateurs divisent les Confessions en trois parties. Il y a d’abord le récit autobiographique des fautes dont le narrateur s’est rendu coupable par le passé. Ce récit de l’errance du païen et de sa conversion au christianisme occupe les livres I à IX. Il est si bien distinct de ce qui suit que l’on peut supposer qu’il a circulé, été lu et critiqué avant qu’Augustin ne lui donne suite [cf. Ep. 231, 6]. Au début du livre X, Augustin fait effectivement référence aux « lecteurs et auditeurs » de la partie de ses Confessions qui relate sa vie. Il les classe en deux catégories : le genus des gens qui sont simplement désireux d’apprendre ce qu’Augustin est devenu, de s’en réjouir et d’en louer Dieu avec lui, et le genus curiosum, la « race curieuse de connaître la vie d’autrui, [et] paresseuse à corriger la sienne », ou encore, selon les termes d’Augustin toujours, la race des gens « qui veulent apprendre de moi ce que je suis et qui refusent d’entendre de Toi ce qu’ils sont » [X, III, 3]. M. Wundt a pensé que cette « race de curieux », le curiosum genus, pouvait être identifiée à ces donatistes carthaginois qui avaient calomnié Augustin en supposant qu’il était toujours manichéen, qu’il n’avait donc pas
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été baptisé et en rappelant toutes les frasques qu’il avait commises en cette même ville lors de sa jeunesse555.
555
Cf. M. Wundt, « Zur Chronologie augustinischer Schriften », in ZNTW, 21 (1922), p. 128-135 ; id., « Augustinus Konfessionen », in Zeitschrift für Neutestamentliche Wissenschaft, 22 (1923), p. 161-206. Les commentateurs ont habituellement isolé deux grands prétextes à l’écriture des Confessions. 1) À la suite de Wundt, une série de commentateurs [L. Bertrand, Saint Augustin, Paris, 1913, p. 322 ; P. de Labriolle, Saint Augustin. Confessions, 1947, intro. p. XI] pensent qu’il est possible que les Confessions répondent au projet de mettre fin aux rumeurs malveillantes qu’une fraction de l’Église africaine donatiste aurait fait circuler sur la vie licencieuse du jeune Augustin à Carthage, le lieu de ses débauches de jeunesse, et cela dans le but affirmé d’y ruiner son autorité toute nouvelle d’évêque. Rappelant le souvenir de sa jeunesse tumultueuse en cette même ville quelques trente années plus tôt, émettant des doutes quant à la réalité de son baptême et soupçonnant Augustin d’être resté au fond de ses convictions un adepte du manichéisme [Cf. Contra litteras Petiliani, III, 16, 19 ; Contra Cresconium, III, 80, 92 ; etc.], les donatistes ont peut-être amené, sinon du moins encouragé, la composition d’une œuvre comme celle des Confessions. Celles-ci ont pu avoir, effectivement, une fonction apologétique évidente : Augustin aurait retracé son parcours intellectuel pour montrer les circonstances de sa désaffection vis-à-vis du manichéisme et prouver ainsi la sincérité de sa conversion au christianisme. [En sens contraire, cf. Bardy, Saint Augustin. L’homme et l’œuvre, Ét. aug., 1940, p. 284 ; M. Pellegrino, Les Confessions de saint Augustin, Alsatia, 1960, p. 21]. 2) Le deuxième de ces prétextes (le plus souvent avancé) s’appuie sur une lettre datant de 395 qu’Alypius, alors évêque de Thagaste, adresse à Paulin de Nôle, pour lui demander de lui procurer un exemplaire de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe. Paulin expédie le livre et demande à son tour un service à l’évêque de Thagaste : de lui communiquer l’histoire de sa vie, une « autobiographie » : « Ce que je te demande en particulier – puisque sans aucun mérite de ma part et sans que je l’aie sollicité, tu m’as comblé de ton amitié – c’est en échange de cette histoire de tous les temps, de me faire connaître toute l’histoire de ta Sainteté, de me dire quelle est ta famille et ta patrie… comment tu as été appelé par le Seigneur, par quels commencements tu as été mis à part du sein de ta mère pour passer à cette Mère des Fils de Dieu qui se réjouit de sa progéniture, et être admis dans cette race royale et sacerdotale… » [Ep. ad Alyp. III, 4]. Alypius est pris dans un dilemme : son humilité naturelle l’empêche de répondre à une demande qu’il se sent pourtant tout à fait en devoir d’honorer. Il demande donc à Augustin de le sortir d’embarras et d’écrire à sa place cette biographie. P. Courcelle pense qu’Augustin s’est exécuté volontiers et a écrit une Vie d’Alypius pour Paulin, Vie dont il se servirait à l’occasion dans les Confessions, notamment en VI, VII, 10. Les historiens suggèrent alors que Paulin a dû demander à Augustin de lui envoyer, comme il l’avait fait pour Alypius, un récit de sa vie [Baronius, Annales ecclesiastici, anno 395 (Cf. les Mauristes, Vita Aug. IV, 2. 2 : P.L. 32, 263) est le premier à émettre cette hypothèse, qui a connu un succès assez manifeste par la suite, chez les commentateurs modernes de l’œuvre d’Augustin : Cf. Böhmer, « Die Lobpreisungen des Augustinus », p. 425 ; M. Zepf, Augustini Confessiones, p. 14 ; O’Meara, op.cit., p. 4 ; G. de Plinval, Pour connaître la pensée de saint Augustin, p. 101 ; G. Bardy, Introduction aux Confessions, BA 13, p. 27 sq. et P. Courcelle, Recherches sur les Confessions…, p. 31].
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Inutile de préciser que c’est au premier public qu’Augustin destine les quatre derniers livres écrits après coup. Le récit est alors l’occasion d’un changement de temporalité dont témoigne une phrase au début du livre X : « Je veux confesser ce que je suis, non plus ce que je fus (tibi confiteor quis ego sim, non quis fuerim) » [X, III, 4]556. Ce dixième livre, abordant notamment le thème de la mémoire, a pour objet le récit de vie au présent qui s’achève brutalement avec lui. Et l’exposé rebondit alors au livre XI sur un tout autre sujet : le fameux commentaire, minutieux, des premiers versets de la Genèse. Beaucoup se sont étonnés, ou agacés, de ces transitions. H.-I. Marrou constate que « sans que rien ne nous en ait prévenus, sous le même titre de Confessions, se transmet un traité indépendant qui aurait très bien pu être publié à part, un de Genesi secundum allegoriam libri III, qui viendrait se placer tout naturellement à côté et à la suite du de Genesi contra Manicheos… » 557. J. O’Meara considère qu’Augustin « ne savait pas très bien composer » – nous n’en avons que trop de preuves, ajoute-t-il en une parenthèse qui achève de ruiner les qualités de rhéteur souvent prêtées à Augustin, et qu’il « n’a donc pas eu de scrupule à ajouter à la fin de sa partie principale quelques essais de réponses à certaines questions qui lui avaient été posées » sans doute consécutivement à la « publication » de la première partie558.
556
Sur ce changement de temporalité et ses enjeux, cf. O’Donnel, op.cit., t. III, p. 250-
252. 557
H.-I. Marrou, op.cit, p. 62-63. J. O’Meara, La jeunesse de saint Augustin. Introduction aux Confessions de saint Augustin, Cerf/ Éditions universitaires de Fribourg, 19922, p. 17. O’Meara s’appuie sur l’étude de Marrou qui fit et fait toujours autorité sur la pensée d’Augustin pour asseoir davantage sa critique : « Il est classique d’affirmer qu’Augustin ne savait pas composer. Marrou n’a peutêtre pas tort en prétendant qu’il ne s’en souciait pas : oui, son esprit souffrait de toutes ces contraintes. Marrou compare l’idée qu’Augustin se faisait de la composition à la conception que se font certaines personnes de l’ordre domestique : elles enfouissent leurs papiers ou leurs menus objets dans divers tiroirs ; à première vue tout semble admirablement rangé, mais ouvrez le tiroir, tout en sort dans la première confusion » [O’Meara, op.cit, p. 55]. Or, ici, on peut facilement prendre O’Meara en flagrant délit : il abuse du propos de Marrou pour le faire entrer dans ses propres vues dont il n’est pas certaine que Marrou les partage. Car, si la comparaison avec le tiroir en désordre est bien fidèle, O’Meara omet insidieusement les 558
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Si l’unité de fait des Confessions ne prête pas à discussion puisque l’ouvrage se présente sous un seul titre et que c’est également sous un seul titre qu’elles apparaissent, lorsqu’à la fin de sa vie, Augustin entreprend de présenter et de réviser toute son œuvre, il reste que les commentaires achoppent toujours sur cette difficulté de donner aux Confessions ou d’y trouver à l’œuvre une unité qui ne soit plus de fait mais bien de droit. De nombreuses théories ont été élaborées pour y trouver à l’œuvre une sorte d’unité latente, qui s’imposerait à la lecture, puisque Augustin ne propose lui-même aucune explication déterminée et explicite de cette rupture de ton. P.-L. Landsberg et J.-M. Le Blond utilisent une découpe fournie par Augustin entre la remémoration du passé, l’intuition du présent et l’attente du futur pour proposer une triple structure des Confessions où le récit de la vie passée des neuf premiers livres correspond à la remémoration, la description de la vie présente à l’intuition, et le commentaire de la Genèse des livres XI à XIII à l’expectatio559. À quoi P. Courcelle précautions qui encadrent cette comparaison : C’est « pour les Français d’aujourd’hui » qu’Augustin compose mal, prévient Marrou page 61, et de conclure, dix pages plus loin, que « le jugement de valeur, dont je me suis contenté jusqu’ici, doit être dépassé. Dire en effet que saint Augustin compose ‘mal’, ce n’est rien d’autre que constater qu’il ne compose pas comme nous ». Constat qui peut aussi bien se formuler en une question dirigée contre nous plutôt que contre Augustin : « Notre idéal français de la clarté et de la rigueur n’est-il pas aussi relatif ? » [Marrou, op.cit., p. 76]. 559 Landsberg « La conversion de saint Augustin », Supplément de la vie Spirituelle, 1936, p. 31-56, cf. p. 33 ; Jean-Marie Le Blond, Les conversions de saint Augustin, Paris, Aubier, 1950. Thèse qui est aussi finalement celle que soutient Lyotard dans sa lumineuse Confession d’Augustin : « La ‘course après ta voix’ s’arrête au livre X. Ou plutôt, elle se poursuit, en direction non plus du récit passé, mais du point de possibilité de ce récit. Non plus dans la relation des événements extérieurs, mais dans l’épiphanie de la conscience du temps. À l’agitation des choses, succède le vestige de l’âme méditant sur l’ombilic paisible de cette agitation, comme Descartes en reprendra le motif avec le Cogito. La prose du monde fait alors place au poème de la mémoire ou, plus exactement, à la phénoménologie du temps intérieur » [Envois, op.cit., p. 99]. Ce serait une opinion également partagée par M. Pellegrino : « …après la confession de maux passés, des dons conférés par Dieu et des faiblesses de l’homme dans le présent, de l’activité épiscopale appliquée surtout à la prédication de la parole de Dieu, l’âme se tourne vers les horizons de l’éternité où l’attend une nouvelle vie qui sera un repos en Dieu exempt de tout trouble, une plénitude de vie active et féconde, – repos et vie dont les contemplations, rapportées aux livres VII et IX, et signalées au livre X, ne furent que de fugaces pressentiments. C’est en quelque sorte la confessio, projetée dans l’avenir, de ce que Dieu prépare à l’homme en qui il a fait triompher sa miséricorde » [op. cit., p. 229].
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objecte qu’il ne voit pas en quoi les livres de commentaires de la Genèse se rattachent à l’idée d’un avenir possible pour Augustin560. Il adopte, quant à lui, une idée suggérée par M. Wundt561 selon laquelle Augustin applique à sa propre vie par l’intermédiaire de ses Confessions une théorie de catéchisme qu’il était par ailleurs en train de mettre au point au moment même de leur rédaction dans son De Catechizandis rudibus [V, 9]. Cette théorie énonce qu’il est plus facile de « catéchiser » les hommes qui ont eu toute une série de rêves, de prémonitions, de terreurs nocturnes et à qui on aurait alors simplement à montrer combien Dieu a pris soin d’eux dans toutes ces épreuves. Le second devoir du catéchiste consisterait alors à commenter le récit de la Genèse à ces hommes convaincus désormais que Dieu leur veut du bien. Wundt affirme que cela correspond bien à la double structure des Confessions, puisque, dit-il, les neuf premiers livres sont le récit des songes, admonitions, terreurs et épreuves traversées par Augustin et qu’il est clair que Dieu constitue pour lui le soutien constant à travers la tourmente et le pardon persistant à travers et malgré les multiples fautes. Une fois converti, Augustin deviendrait apte à commenter la Genèse. Cette hypothèse aurait en tout cas l’avantage de respecter les vertus de prosélytisme qu’Augustin entendait donner à cette œuvre dont il nous dit, dans ses Révisions, qu’elle est destinée à montrer un exemple de conversion et à inciter le lecteur à l’imitation. Mais elle contribuerait surtout à avancer que, dans le chef d’Augustin lui-même, c’est la dernière partie de l’œuvre, le commentaire de la Genèse, qui en constitue l’intérêt fondamental. Les commentateurs ne sont pas toujours d’accord à ce sujet. P. Courcelle, qui suit l’interprétation suggérée par Wundt, en assume clairement cette conséquence et il relève tous les passages des neuf premiers livres où la précipitation d’Augustin est manifeste. Notamment ce passage du livre XI où Augustin affirme qu’il y a longtemps qu’il brûle de méditer les saintes Écritures et qu’il ne veut plus qu’à autre chose s’écoulent les heures trop brèves et trop filantes qui lui restent à vivre. John O’Meara n’est pas d’accord avec cette interprétation qu’il qualifie de « gratuite et dénuée de
560
Courcelle, Recherches…, p. 29. Max Wundt, “Augustini Konfessionen”, Zeitschrift für Neutestamentliche Wissenschaft, 22, 1923, p. 161-206. 561
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toute vraisemblance »562. Selon lui, ce désir évident qu’Augustin exprime là de commenter les écritures constitue plus l’affirmation d’un projet de vie que celle d’un projet d’écriture et a fortiori de l’écriture des Confessions : « Augustin est certes bien résolu à méditer sur l’ensemble des Écritures mais il n’a jamais dit ni laissé entendre que cette méditation devait constituer un complément des Confessions : il entend lui consacrer toutes les heures disponibles de sa vie durant… »563. C’est, quant à moi, cette opinion que je trouve « gratuite et dénuée de toute vraisemblance » : si Augustin entend consacrer toutes les heures qui lui restent au commentaire de la Bible, pourquoi excepterait-il de ce décompte horaire les heures nécessaires à la rédaction de la suite des Confessions ? D’autre part, la présence d’un tel avertissement dans un écrit veut clairement dire que la suite du projet répondra à cette exigence, même si cela n’est pas énoncé sous la forme manifeste d’un programme d’écriture. Pourquoi en effet affirmer dans un écrit consacré jusqu’ici à un récit autobiographique que l’on veut désormais ne plus s’intéresser qu’à la lecture de la Bible si ce n’est pas pour donner une certaine explication de la transition entre ce récit de vie et le commentaire de la Genèse qui lui fait suite ? Enfin, cette interprétation loin de souffrir de ce fait souligné par O’Meara qu’« aucun contemporain d’Augustin ni aucun auteur moderne n’a jamais partagé les vues de Courcelle en considérant comme d’importance secondaire la partie biographique des Confessions »564 se dore au contraire d’un intérêt neuf à mes yeux : celui d’une tâche à accomplir.
562
Op.cit., p. 21. Ibid. 564 Ibid. Cf. O’Donnel, op.cit.,t. III, p. 154 : « The prevalent explanation seems to be that the first nine books are full of lively biographical interest, while the last four, confined to theological disquisition, are of less interest ». Cf. également M. Pellegrino qui met de côté l’étude des trois derniers livres des Confessions parce que le motif autobiographique y est partiellement oblitéré: “ L’intérêt de cette troisième partie des Confessions, qui comprend plus d’un tiers de l’œuvre, n’a donc pas un caractère autobiographique (…). Pour cette raison nous renonçons à analyser en détail les livres XI-XIII….” (op.cit., p. 221). Or, dans la mesure où l’ouvrage de Pellegrino n’est pas spécifiquement une biographie d’Augustin mais bien un “Guide de lecture” des Confessions, comme l’indique le sous-titre, le choix de négliger les trois derniers livres est symptomatique du grand désintérêt qui frappe une fois de plus cette partie exégétique des Confessions. Quelques pages plus loin, Pellegrino s’avance plus clairement encore : « … nous serions ici tentés de fermer le volume; cette dernière partie nous fait 563
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4. Lecture et purification chez Cassien et Augustin Par rapport aux analyses de Foucault, ce choix d’interprétation n’est pas sans impact. Je signalais plus tôt que, pour ce qui concernait la pensée d’Augustin, je voulais déborder les analyses foucaldiennes et la place prépondérante qu’elles donnaient à l’aveu dans la manière dont les chrétiens ont rapport à eux-mêmes et se construisent comme sujet. Or, ce débordement se joue précisément dans le choix de considérer comme d’importance secondaire la première activité littéraire dont les Confessions sont le lieu et d’estimer ainsi qu’aux yeux d’Augustin, le commentaire de texte a plus de valeur que la confessio vitae. On sait par ailleurs que Foucault faisait référence de manière tout à fait privilégiée à la pensée de Cassien lorsqu’il analysait l’aveu et les pratiques d’exagoreusis dans la pastorale chrétienne. Or, si l’on s’essaie à comparer la pensée d’Augustin à celle de Cassien, il est frappant de voir comment une distinction évidente s’impose quant à leur traitement respectif de l’aveu et de l’exégèse biblique. On pourrait voir à l’œuvre entre ces deux penseurs un renversement quant à l’ordre des valeurs entre aveu et commentaire ou lecture de texte, d’une part, ainsi qu’un renversement du conditionné et de la condition s’agissant du lien entre lecture et purification par l’aveu. Pour le moine cénobite, les lectures faites pendant le repas n’ont pas pour but d’instruire ou de purifier l’âme, elles visent surtout à empêcher les conversations inutiles et les disputes auxquelles les repas donnent trop souvent lieu. La lecture chez Cassien n’a aucun intérêt intrinsèque, elle est tout au plus un moyen parmi d’autres pour obtenir le silence et empêcher la distraction. Au reste, cette utilité déjà minimale de la lecture est restreinte à cette vie terrestre : dans la vie après la mort, la lecture n’est plus d’aucune utilité : « La lecture assidue et les macérations du jeûne n’ont
l’impression d’un surplus, d’une surcharge sans intérêt et malencontreuse » (p. 228). Derrida parlait du supplément d’écriture pour la critique platonicienne de la lecture dans le Phèdre, on pourrait parler du supplément de commentaire pour la lecture de la Genèse dans les trois derniers livres des Confessions. 565 Une des fautes qui mérite la punition spirituelle (la pénitence publique) est de préférer la lecture au travail ou à l’obéissance que l’exagoreusis contribue précisément à installer [Inst.céno., IV, XVI, 2].
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d’utilité, pour purifier le cœur et châtier la chair, que dans la vie présente, tandis que la chair convoite contre l’esprit » [Conférences I, X ]565. Bien des textes de Cassien montrent qu’il craint la liberté d’esprit que crée la lecture. Conscient des risques de l’ouverture intellectuelle que permet la lecture solitaire et non dirigée, Cassien emprunte aux stoïciens un mode de régulation de la lecture qui lui donne une fonction « éthopoiétique »566, pour utiliser une expression qu’on trouve chez Plutarque : la lecture devient chez Cassien, comme précédemment chez Sénèque, un opérateur de transformation de la vérité en éthos567. Au sujet de la lecture, Sénèque adoptait une position intermédiaire. Il estimait d’une part que la pratique de soi implique la lecture, car on ne saurait tirer de son propre fonds les principes de raison qui nous sont indispensables pour nous conduire droitement : « Pour moi, les lectures sont de première nécessité, d’abord elles empêchent que je me contente de mon fonds ; et puis, en m’initiant aux recherches des autres, elles me mettent à même d’apprécier les découvertes faites et de réfléchir sur celles qui restent à faire. La lecture est l’aliment de l’esprit » [Ep., 84, 1]. Mais il lui importait cependant de « tempérer » et de modérer la lecture : de la même manière que la nourriture doit être assimilée pour se transformer en force et en sang, les aliments contenus dans les livres doivent être classés et digérés de manière à ne pas passer intacts dans la mémoire, mais bien à être assimilés dans l’intelligence. « Voilà comme doit travailler notre esprit : qu’il cèle tout ce de quoi il a été secouru et ne produise que ce qu’il en a fait » [Ep., 84, 7]. Ou encore, dans la même veine stoïcienne : « Mets de côté les livres ; ne te laisse pas attarder plus longtemps (...). Repousse cette soif de lecture, il faut enfin que tu sentes par toi-même de quel monde tu fais partie, de quel maître de l’univers ta substance découle » [Marc Aurèle, II, 2]. Le bonheur consiste à suivre la nature dans un accord qui n’est pas extérieur et accidental mais volontaire et conscient, de sorte que comme le dit F. Ogereau, aux yeux des stoïciens, « la conduite de celui qui se diri-
566
Foucault utilise cette expression en parlant précisément de l’écriture de soi chez les stoïciens, cf. « Les écritures de soi », Dits et Écrits, IV, p. 418. Les analyses sur le statut de la lecture chez Sénèque sont inspirées de ce texte de Foucault. 567 Porphyre parle lui de transformation des enseignements et des discours en « nature et vie » (physiôsis kai zôè) [De l’abstinence, I, § 29].
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gerait d’après des formules retenues par la mémoire, mais à peine comprises, ne pourrait avoir aucune valeur morale »568. L’excès de lecture ne permet pas ce travail de l’esprit qui assimile les éléments qu’il absorbe : « Abondance de livres, tiraillements pour l’esprit » [Ep. 2, 3]. À passer sans cesse de livre en livre, sans revenir de temps en temps se réalimenter à quelques formules ou quelques livres estimés essentiels et sans prendre de notes ni se constituer par écrit un trésor de formules et d’aphorismes clés, on s’expose à ne rien retenir, à se disperser à travers des pensées différentes et ainsi à s’oublier soi-même : « Un arbre ne prend point racine s’il est souvent transplanté, et il n’y a rien dans la nature de si salutaire qui puisse servir quand il ne fait que passer » [Ep. 2, 3]. À lire sans mesure, on s’expose à cette fameuse maladie de l’âme que Sénèque appelle la stultitia et qui consiste en une agitation de l’esprit, une certaine instabilité de l’attention, des opinions et des volontés, et par conséquent, en une grande fragilité devant tous les événements qui adviennent et prennent toujours le sujet malade au dépourvu : « Tu lis beaucoup d’auteurs, des livres de tous genres. Cette disposition ne supposerait-elle pas du flottement, un certain manque d’assiette. (...) C’est n’être nulle part que d’être partout. À passer sa vie en voyage, on se fait beaucoup d’hôtes, et point d’amis » [Ep. 2, 2]. L’écriture, comme manière de recueillir la lecture faite et de se recueillir sur elle, est le moyen par excellence de l’acquisition de cette tempérance de la lecture. Elle fixe les éléments acquis et constitue une sorte de corpus de textes secourables, vrais dans ce qu’ils affirment, convenables dans ce qu’ils prescrivent et utiles selon les circonstances. Elle s’oppose ainsi à l’éparpillement de l’attention qu’encourage l’abondance des lectures. Mais il importe de bien voir que cette « fixation » n’est pas due à la simple mise par écrit. Pas plus que chez Platon, les hupomnêmata stoïciens ne constituent un simple support de mémoire, qu’on pourrait consulter de temps à autre, ils ne sont pas destinés à se substituer au souvenir défaillant. Contre la critique platonicienne de l’écriture, Sénèque leur donne la fonction capitale d’être des outils « bioéthiques » ou « éthopoïétiques » – discours vivants, enracinés dans l’âme et capables d’élever eux-mêmes la voix pour faire taire les passions, tel un maître qui d’un 568
F. Ogereau, op.cit., p. 352.
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mot apaise le grondement des chiens569. Or, il faut pour cela qu’ils ne soient pas simplement déposés sur le papyrus comme un support extérieur, mais inscrits dans l’âme elle-même, « fichés en elle » dit Sénèque, un savoir que l’on garde sous la main, prokheiron570. Le stoïcisme de Cassien sur ces questions est plus qu’évident. Lorsqu’il propose quelques principes et recettes pour adhérer à Dieu, il indique le parcours suivant : il faut d’abord connaître le moyen de trouver Dieu et de faire naître en nous sa pensée. Quel que soit ce moyen, il faudra ensuite savoir comment s’y tenir immuablement ; et c’est dans cette persévérance, précise-t-il, que « gît le dernier mot de la perfection ». Concrètement mis en application par la suite, cela correspond tout à fait au schéma stoïcien qui vient d’être relevé : « Je veux me livrer à la lecture afin de fixer ma pensée (Volentem me ob stabilitatem cordis insistere lectioni) » affirme Cassien [Conférences, X, X] ; il faut lire (et surtout insiste Cassien se garder de trop lire, même la Bible571) à la seule fin d’« apprendre une formule qui éveille en nous le souvenir de Dieu, et nous permette de le garder sans cesse ». Le schéma stoïcien est juste un peu durci : les frayeurs de Cassien sur ce qu’engendre la multiplicité des lectures paraissent si grandes qu’il lui semble qu’il ne faudrait qu’ouvrir, rapidement, tout au plus entrou569
Plutarque, De tranquillitate, 465c. (De la tranquillité de l’âme, trad. J. Dumortier et J. Defradas, in Œuvres morales, Paris, Les Belles Lettres (collection des Universités de France), 1975, t. VII, 1ère partie, p. 98). 570 On trouve chez Augustin, dans le prolongement de cela, l’idée que la loi de Dieu est inscrite au cœur de l’homme. Mais alors, elle y est originellement et il faut la découvrir sous les couches de discours superflus et d’idées fausses qui sont venues s’y superposer ; l’âme disposera d’un accès à elle-même à cette condition. Chez Sénèque en revanche, l’âme est un territoire vierge sur lequel viendront s’inscrire une série de discours disparates provenant d’ailleurs et que l’âme fera siens, que l’âme fera soi. 571 « Nous sommes-nous mis dans l’esprit quelque passage d’un psaume, insensiblement il se dérobe, et l’âme glisse inconsciemment et tout ébahie à un autre texte de l’Écriture. Elle se met à la méditer ; mais elle ne l’a pas encore pénétré à fond, qu’un texte nouveau surgit dans la mémoire, et chasse le précédent. Sur ces entrefaites, un autre survient : nouveau changement ! L’âme roule ainsi de psaume en psaume, saute de l’Évangile à saint Paul, de celui-ci se précipite aux prophètes, de là se porte à des histoires spirituelles. Inconstante et vagabonde (instabilis vagusque), elle est ballottée de çà et de là par tout le corps de l’Écriture, impuissante à rien écarter ni retenir à son gré, à rien pénétrer, rien approfondir, rien épuiser ; elle ne fait que toucher et goûter les sens spirituels, sans en produire ni s’en approprier vraiment aucun » [Conférences, X, XIII].
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vrir même, le livre de Dieu pour en retenir une seule formule secourable, « la pauvreté d’un humble verset » [X, XI], pour lutter contre un seul type de problème, l’agitation des pensées, en un mot la stultitia : « Lorsque notre pensée s’évade (evenit) de la contemplation spirituelle, pour courir (evagati) çà et là, puis que nous revenons à nous, comme au sortir d’un sommeil de mort (sopore letali) et, semblables à des gens qui s’éveillent, cherchons quelque chose par quoi nous puissions ressusciter le souvenir de Dieu que nous avons laissé se perdre572 ; à chercher, le temps passe (retardati ipsius inquisitionis mora) ; avant d’avoir trouvé, nous tombons derechef, et c’est fini de notre effort ; notre regard ne s’est pas ouvert sur le monde surnaturel, que toute notre attention (intentio) s’évanouit. La cause de cette confusion est certaine. C’est que n’avons rien de déterminé, comme une formule quelconque, que nous tenions invariablement sous nos yeux, et à quoi nous puissions, après bien des circuits et des courses errantes (post multos anfractus ac discursus varios), rappeler notre esprit vagabond, et le ramener, comme au port de la paix, après un long naufrage. Cette ignorance et les difficultés qui en résultent constituent pour notre âme un embarras continuel. De là vient que toujours errante (errabunda semper) elle est ballottée deçà et delà, comme on voit les personnes ivres. Si par hasard bien plus que par son fait, quelque pensée surnaturelle se présente à sa rencontre, elle est impuissante à la retenir fermement et longtemps. Une idée succède à une autre, sans trêve ; et dans ce flux perpétuel, non plus qu’elle ne les a senties naître et venir, elle ne s’aperçoit de leur fuite ni de leur disparition» [Conférences, X, X].
Il ne faut pas subir l’inattention qui est le lot inéluctable de l’humanité. Il faut la prendre en charge activement. Cette prise en charge est stoïcienne : elle consiste à lire et à fixer dans son esprit des formules secourables, ou plutôt ici une seule formule qui, dès qu’elle est remémorée, permet de lutter contre l’agitation des pensées et leur fuite permanente. On assiste ensuite à la mise en pratique de ce dispositif anti-inattention, dans un catalogue assez impressionnant de petits égarements de la pensée et du désir, énoncés en première personne, et stoppés nets dans leur course vagabonde sous le couperet d’une unique formule, cet humble verset : « Mon Dieu,
572 On notera la proximité de ce texte de Cassien avec celui sur le conatus chez Augustin qui apparente cet effort de la volonté pour s’empêcher elle-même à celui que font les gens encore fatigués pour soulever leurs paupières.
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venez à mon aide ; hâtez-vous, Seigneur, de me secourir (Deus in adiutorium meum intende : domine ad adiuvandum me festina) ! ». La gourmandise me travaille et je dis « Mon Dieu, venez à mon aide ; hâtez-vous, Seigneur, de me secourir ». Je suis tenté de sauter au contraire l’heure fixe du repas et de pas satisfaire aux nécessités de la nature et je gémis : Deus in adiutorium meum intende : domine ad adiuvandum me festina ! Je veux lire pour fixer mes pensées, mais ma tête tombe sur le livre ouvert, et je crie pareillement : Deus in adiutorium meum intende… Au contraire, alors que j’ai lu déjà quelques heures et que le temps est venu de dormir, le sommeil fuit mes paupières et je supplie : Deus in adiutorium meum intende… Je sens les aiguillons de la convoitise, et je prie Deus in adiutorium meum intende… L’ardeur refroidie, je prie encore pour cette vertu acquise persévère, Deus in adiutorium meum… La colère me prend, je répète la formule ; la cupidité me guette, je la répète encore ; le désir de vaine gloire m’habite, je la répète aussi ; j’ai réussi à lutter contre tout cela, je crie encore Deus in adiutorium meum intende… Et Cassien de conclure : « Que le sommeil vous ferme les yeux sur ces paroles, tant qu’à force de les redire, vous preniez l’habitude de les répéter même en dormant. Qu’elles soient, au réveil, la première chose qui se présente à votre esprit, avant toute autre pensée » [ibid.]. Il faut ancrer tant et si bien la formule qu’elle agit en toutes circonstances, même dans les rêves – le sommet de la pureté consistant en effet à maîtriser la pensée qui s’exprime dans les rêves, la convoitise qui se cache au plus profond de la mœlle, dans les égarements auxquels invite la somnolence [cf. Conférences, XII, VII] –573. On pourrait donc dire qu’il s’agit ici aussi, comme dans le stoïcisme, de se constituer par la lecture un éthos, une morale agissante même dans le sommeil, à partir d’un corpus de textes que l’on s’applique à ancrer dans l’âme. Ou plus exactement : il ne s’agit pas tant de se constituer un appareil de discours secourables que de retenir et de répéter inlassablement une seule formule. Pas des discours secourables, donc, mais une formule
573
On trouve quelque chose de similaire chez Augustin qui répète certaines formules plus de mille fois dans son œuvre. Le tableau de la fréquence d’emploi de certaines citations bibliques présenté par Marrou donne une bonne indication sur l’existence de cette même fonction éthopoiétique de la lecture chez Augustin [cf. Saint Augustin et l’augustinisme, op.cit., p. 84-85]. Cf. également B. Stock, op.cit., p. 29.
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unique pour demander à Dieu son secours. Ce qui est secourable, aux yeux de Cassien, ce n’est plus tant le texte mémorisé et fiché dans l’âme que Dieu lui-même, à qui réfère la formule. Ou bien : le discours n’est secourable qu’à référer à un Dieu lui-même secourable. Il ne s’agit pas de lire, mais bien de prier continuellement574. La place que Sénèque avait laissée aux découvertes que la lecture permet est donc réduite considérablement par Cassien. Mais celui-ci s’appuie, cependant, toujours sur une caractéristique plus propre à la lecture par opposition au discours oral : l’immobilité. Volentem me ob stabilitatem cordis insistere lectioni, disait-il. La volonté de lire est une volonté de stabilité. Il reste ainsi plus vrai de dire que, comme chez Sénèque, le discours lu (et ensuite ancré dans l’âme) vient au secours de l’homme que de dire, comme chez Platon, que l’homme doit venir en permanence au secours de son discours écrit. Et cela change considérablement les données évidemment : lorsque c’est le discours écrit qui vient au secours de l’homme, c’est un savoir fixe qui vient appuyer la pensée fluante et stopper son cours vagabond ; lorsque c’est l’homme qui vient au secours du discours écrit, c’est pour redonner à un savoir fixe une certaine vitalité qu’il a perdue dans l’immobilité de l’écriture. Sur ce thème de la lecture chez Cassien, on peut donc jouer le stoïcisme contre le platonisme : le savoir vivant que Platon affectionne, le savoir mobile, comme un zôon encore doué de vie qui le conduit à condamner la lecture, doit être opposé au savoir fixe de Cassien, celui que la lecture permet, un savoir immortalisé, martelé, immobilisé : le savoir comme ancré à toute force dans le cœur, gravé par une entêtante répétition sur la pellicule de l’âme, et qui conduit Cassien
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« Chez les Pères neptiques et chez les hèsuchia, l’expulsion des mauvaises pensées passe par la pratique de la prière continuelle. Le fidèle, pour expulser de son cœur les mauvaises pensées, doit sa vie durant répéter le kyrie eleison. Il peut alors obtenir la paix et la tempérance (nèptikos). Chez Augustin, c’est la médiation des Écritures, l’exégèse continue de la parole divine et non sa répétition psalmodique, qui ont cette puissance purificatrice. (...) [Il] n’est pas entièrement étranger à cette tradition. Non seulement il a connaissance de la vie monastique au désert par la lecture de la Vie d’Antoine qui acheva de le convertir au christianisme, mais nous savons qu’il pratiqua la prière durant et jusqu’aux heures de sa mort [Possidius, XXXI, P.L. XXXII, 63-64]. Soulignons pourtant cette différence: c’est à l’exégèse et à l’exégèse de soi, et non plus à la seule prière du cœur, que cette puissance de purification est attribuée ». [E. Dubreucq, op.cit., p. 164-165].
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à corseter l’exercice de lecture pour en éradiquer les germes de vie, les germes de mouvements575. Chez Cassien, la lecture est ainsi sous haute surveillance, mais d’une manière non platonicienne. Comme chez Platon, les pratiques de lecture font l’objet d’un soupçon, on multiplie à leurs sujets proscriptions et prescriptions mais ce dispositif de surveillance a un objectif radicalement non platonicien : il faut avant toute chose ôter de la tête des lecteurs l’idée qu’ils peuvent comprendre par eux-mêmes. Le mouvement de l’âme qui effraye Cassien, c’est la mobilité de l’intelligence, qui n’a pas besoin de bâton de vieillesse, de ritournelles, d’un élément de fixité où elle puisse se rassurer et se réassurer. La formule qu’il oppose à ce mouvement trop spontané de l’âme est ainsi la formule qui fait dépendre l’âme d’une intervention divine, une formule qui implore avec beaucoup d’humilité un soutien divin : Deus in adiutorium meum intende : Domine ad adiuvandum me festina.
575
Il y aurait chez Augustin une subordination de l’écriture à la lecture au sens où le rôle de l’écriture est de servir la lecture, de la rendre plus percutante, d’en amplifier le pouvoir. Cette subordination permet de distinguer Augustin de Sénèque : pour celui-ci, il est indispensable de lire dans la mesure où l’on ne peut tirer de son propre fonds les principes de raison qui sont indispensables pour se conduire droitement. Mais il prend la précaution de limiter l’activité de lecture, notamment par la pratique d’écriture. D’une part, l’écriture sert à limiter la lecture ; d’autre part, l’écriture est la finalité de la lecture : lire n’est intéressant qu’à la condition de se constituer par écrit un stock de formules et d’aphorismes que la méditation nous permet d’ancrer, de ficher, d’enraciner profondément en nous de sorte à ce qu’elles soient disponibles à tout moment. L’idéal est celui de la maîtrise de soi qui permet une indifférence aux événements extérieurs qui ne prennent jamais le sage stoïcien au dépourvu mais le découvrent toujours armé de dogmata qui conviennent dans la mesure où ce sont des évaluations dédramatisantes des situations difficiles. On comprend bien évidemment que la critique massive qu’Augustin oppose à l’idéal de la maîtrise de soi implique une autre gestion de ce couple lecture-écriture. Le stoïcien vise l’impassibilité (devenir hermétique aux événements) ; les quelques formules dédramatisantes lues puis inscrites en lui visent cette impassibilité et cette maîtrise de soi ; Augustin vise à enflammer sa passion pour Dieu pour parvenir à plier à la volonté de Dieu et par amour pour lui sa volonté récalcitrante, sa volonté propre, son désir d’autonomie. L’écriture apparaît alors comme un moyen – d’une part d’essouffler page après page la volonté de se diriger soi-même et – d’autre part de se faire de plus en plus poreux aux événements dont le texte fait le récit en les dramatisant pour qu’ils affectent un lecteur de plus en plus passionné. Cette fonction de dramatisation est celle du couple indissolublement lié de la lecture et du commentaire : ce qui enflamme l’amoureux c’est le commentaire de la relation, ici le commentaire de la Bible.
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Cet humble verset en lequel semble se résumer toute la pratique de lecture qu’encourage Cassien sert également à venir au secours du lecteur lui-même et à immobiliser son intelligence dans l’exercice de lecture. Pour la compréhension du texte lu, c’est également le secours de Dieu qu’il faut implorer : « S’agit-il d’apprendre la science de la loi, ils ne comptent pas sur l’efficacité de la lecture (lectionis industria), mais implorent chaque jour le Seigneur qu’il veuille être leur maître et leur départir sa lumière : ‘Faites-moi connaître vos voies, Seigneur, enseignez-moi vos sentiers’… » [Conférences III, XIV]. On trouve dans les Institutions cénobitiques un exemple frappant de la méfiance de Cassien pour les « vertus » de la lecture en matière de compréhension de la loi divine, dans le portrait caractéristique d’un lecteur, le moine Théodore : « Théodore, [était un] homme (…) de science non seulement dans la vie active, mais aussi dans la connaissance des Écritures, connaissance qu’il ne devait pas tant à une lecture studieuse ou à la littérature du monde, qu’à la seule pureté de son cœur ; aussi bien ne pouvait-il qu’à peine comprendre ou prononcer quelques paroles de la langue grecque. Cherchant une fois l’explication d’une question obscure, il demeura en prière, infatigable, durant sept jours et sept nuits, jusqu’à ce que le Seigneur lui révélât la solution de la question posée » [Inst.céno. V, XXXII].
Sa science, Théodore la doit à sa pureté, pas à ses lectures. À certains frères remplis d’admiration pour la lumière si éclatante de sa science et qui lui demandaient d’expliquer le sens de certains versets de l’Écriture, Théodore répondait en effet : « Le moine qui désire atteindre à la connaissance des Écritures ne doit jamais dépenser sa peine aux livres des commentaires, mais plutôt tendre toute l’activité de son esprit et toute l’intention de son cœur à la purification des vices charnels. Ceux-ci chassés et le voile des passions levé (velamine passionum sublato), aussitôt les yeux du cœur contemplent naturellement les mystères de l’Écriture »576. Une fois levé le voile 576 Cette condamnation de la lecture s’accompagne chez Cassien d’une mystique intellectualiste qui est proche de Plotin. Les termes d’Olphe-Gaillard sur Cassien évoquent fortement ceux de Hadot sur Plotin : « Toute œuvre, même parfaitement louable, dès qu’elle porte sur un objet terrestre, disperse l’esprit. La contemplation, au contraire, ayant pour terme les ‘choses divines’ ou Dieu lui-même, tend à unifier l’esprit humain jusqu’à la simplicité parfaite de son regard sur ‘Dieu seul’ (Dei solius intuitus) » [« Cassien », DS, II, col. 226]. On pense évidemment à la simplicité du regard chez Plotin. Et, par contraste, à la critique
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des péchés (velamine peccatorum) enténébrant les yeux de l’esprit, ceux-ci sont rendus à leur santé naturelle. Alors, dit Cassien, il est possible de lire l’Écriture – mais elle seule : « Il n’y a alors plus besoin de l’enseignement des commentateurs (commentatorum institutionibus) de même que les yeux charnels n’ont besoin de personne pour voir si seulement la maladie ne les rend pas aveugles. Voilà d’où proviennent toutes les erreurs si différentes les unes des autres : la plupart se précipitent à interpréter les Écritures, sans aucunement s’appliquer à purifier leur cœur ; alors en raison de l’épaisseur ou de l’impureté de leur cœur, toujours variables, ils sentent des choses diverses, contraires à la foi et contradictoires entre elles, et ils ne peuvent comprendre la lumière de la vérité » [Inst.céno. V, XXXIV]. Les solitudes de la lecture auxquelles Cassien invite sont celles où le lecteur implore le secours de la compréhension divine. On notera que si Augustin invite également à la solitude et considère que le seul maître du sens et de la compréhension est bien Dieu, lire chez lui reste, en un certain sens du moins, une « activité », un travail : il faut « creuser » le sens et non attendre qu’il nous tombe tout cuit dans l’esprit, c’est dans l’acte solitaire de creuser le sens que celui-ci nous est donné et que nous pouvons seulement le recevoir. Il y a chez Cassien une hétérogénéité entre l’activité de l’homme qui lui ouvre l’accès au sens et ce sens qui lui est donné par Dieu. Chez Augustin, par contre, le sens est donné par Dieu dans l’activité même qui consiste à le creuser. Ce qui signifie ceci de capital : si pour Cassien, la purification (et l’aveu qui est son mode d’effectuation) est un préalable à la lecture de la Bible, pour Augustin, en revanche, la lecture, en tant qu’activité homogène au sens que Dieu délivre, est capable d’opérer et opèrera effectivement l’ultime purification : elle convertit l’âme et la conduit à renoncer à ses penchants charnels et à sa cupiditas. D’un portrait de lecteur à l’autre, de Théodore à Ambroise, le lien entre purification et lecture change en effet : Théodore doit prier longuement, se prosterner, implorer Dieu pour qu’il donne la compréhension et l’intelligence du texte lu ; Ambroise pour sa part, penché sur le codex, creuse seul le sens du texte et c’est en faisant
augustinienne de l’assimilation à Dieu qui s’accompagne d’une valorisation de la lecture comme intermède indispensable. Pour Cassien, par ailleurs, comme pour Porphyre, ceux qui attribuent à Dieu les passions et les troubles de l’âme humaine sont des « blasphémateurs » [Inst.céno., VIII, 3].
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cela qu’il met son intelligence au service de Dieu et de son texte. Creuser le sens du texte est une activité impie et inutile aux yeux de Cassien ; à ceux d’Augustin, c’est au contraire le moyen par excellence et l’outil le plus efficace pour servir Dieu. Il est d’ailleurs arrivé à Augustin de s’opposer à Cassien sur cette question. U. Duchrow et L. Perrone ont en effet suggéré de voir dans le prologue du De doctrina christiana une critique adressée aux moines de l’entourage de Cassien et à leur conception de la lecture577. Perrone propose un parallèle textuel entre le passage des Institutions cénobitiques cité plus haut (« Le moine qui désire atteindre à la connaissance des Écritures ne doit jamais dépenser sa peine aux livres des commentaires… ») et le premier paragraphe du De doctrina christiana, qui invite à cette lecture : « Il est pour l’interprétation des Écritures des règles qui peuvent, à mon sens, être enseignées sans difficulté à ceux qui s’intéressent à ces études ; ils pourront ainsi progresser non seulement en lisant d’autres commentateurs, qui ont élucidé des points obscurs des Lettres divines, mais encore en les élucidant eux-mêmes pour d’autres » [Prologue, § 1]578. Pour Augustin, on peut chercher des explications aux passages obscurs non grâce à la prière et à l’imploration de la grâce divine, mais dans une lecture orientée par des règles d’interprétation et creusée par le travail herméneutique. Il y a donc une efficacité propre de la lecture qui permet de délivrer pour soimême mais aussi pour d’autres, dans des livres de commentaires, l’explication d’une question obscure soulevée par les « Lettres divines ». Évidemment dans les Confessions, le commentaire de la Genèse intervient aussi après le baptême et la purification qu’il opère. Il arrive par ailleurs souvent à Augustin de s’appuyer sur I Cor. 8, 1 : « La science enfle, la charité édifie » pour inviter son lecteur à se laisser purifier d’abord de l’orgueil et habiter de la grâce et de l’humilité du Christ avant de lire et de commenter la Bible579. Cependant, si la confessio vitae est un préalable 577 U. Duchrow, « Zum Prolog von Augustins De doctrina christiana », Vigiliae Christianae, n° 17 (1963), p. 165-172 (cf. plus particulièrement p. 165-169) et L. Perrone, « Iniziaziona alla Biblia nella litteratura patristica », art.cit., n° 12 (1991), p. 1-27. 578 Cf. L. Perrone, art.cit., p. 13. 579 Cf. notamment De doctrina christiana, II, XLI, 62 et Conf. VII, IX, 14 : « Je m’enflais de ma science. Où était, en effet, cette charité qui édifie sur le fondement de l’humilité, le Christ Jésus ? ».
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au baptême, comme celui-ci est un préalable au commentaire de la Bible, et qu’ici, dès lors, Augustin est bien proche de Cassien, reste cette différence fondamentale entre eux : alors qu’Augustin en vient effectivement au commentaire de la Genèse qui semble même couronner son œuvre (et propose ainsi de fait un de ces « livres de commentaires » que le cénobite condamne), Cassien ne propose jamais une lecture de texte. Il lui arrive évidemment d’interpréter, de fait, tel ou tel passage de la Genèse (souvent alors d’entériner une interprétation déjà existante). Mais il ne prend jamais la plume dans la volonté délibérée de proposer un commentaire systématique et d’éclairer ainsi pour ses lecteurs l’obscurité de certains passages des Évangiles. Cassien estime donc que la purification n’est jamais suffisamment grande pour oser commenter la Bible et il oblige donc tout chrétien, effectivement (comme le souligne Foucault), à une herméneutique de soi permanente et à l’aveu sans cesse réitéré des moindres égarements de sa pensée ou de son désir. Augustin, au contraire, (du moins si l’on s’en tient à ce qui se pratique effectivement dans les Confessions) estime que l’examen de soi et l’aveu des fautes doivent être faits une seule fois dans une vie humaine et le plus rapidement possible, au moment du baptême, pour passer enfin avec empressement au commentaire de la Bible. Le rapport à soi qu’instaure la pratique confessionnelle ne s’installe donc pas dans la répétition et n’est pas condamné à un inachèvement inéluctable. Le récit autobiographique et les procédures d’aveu doivent plutôt être étudiés dans leur statut d’introduction à la lecture de la Bible. À la vraie et bonne lecture de la Bible. On peut revenir alors, une fois encore, à ce passage du livre III où Augustin raconte sa première découverte des Écritures – sa première et mauvaise lecture de la Bible : « … je me suis appliqué à ces Écritures, mais elles m’ont paru indignes d’entrer en comparaison avec la dignité cicéronienne. C’est que mon enflure refusait leur modestie, et la pointe de mon esprit n’en pénétrait pas l’intérieur. Pourtant, elles étaient faites pour grandir avec les petits ; mais moi dédaigneusement je refusais d’être petit, et gonflé de morgue, je me voyais grand. » [III, V, 9].
Le premier objectif de la confession de soi, de l’aveu de ses fautes, c’est d’accepter et de reconnaître que l’on est petit. La confession est contrition ; elle a un effet curatif déterminant pour supprimer la maladie d’orgueil qui empêche l’accès aux Écritures. Mais la santé, qui se trouve à l’horizon
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de ces pratiques thérapeutiques, est pensée relativement à l’exégèse biblique. La santé en tant qu’idéal auquel aspire l’homme malade, c’est l’humilité du lecteur. Et, si une certaine humilité est bien nécessaire à se laisser pénétrer par le texte de Dieu, c’est ce texte lui-même qui opère tout de même l’ultime conversion et signe le retour à la santé : « Nous ne connaissons pas d’autres livres qui abattent aussi bien la superbe, qui abattent aussi bien l’ennemi, le défenseur qui résiste à ta réconciliation en défendant ses propres péchés. Je ne connais pas, Seigneur, je ne connais pas d’autres paroles assez pures pour m’engager ainsi à la confession et plier ma nuque à ton joug et m’entraîner envers toi à un culte gratuit » [XIII, XV, 17]. On peut ainsi donner au commentaire de l’écriture un double rôle qui, bien qu’à paraître ambigu et contradictoire à première vue, n’en montre pas moins l’importance fondamentale dans l’itinéraire spirituel du sujet : 1) le rôle de moyen utile à résorber l’orgueil, le rôle d’outil opérateur de purification et condition de l’accès pour l’âme pécheresse à la grâce divine. La lecture et le commentaire ouvriraient la possibilité de l’aveu des fautes lui-même ; ce sont ces paroles-là, celles qui racontent comment Dieu a créé le monde, qui engageraient le sujet, rendu humble par leur fréquentation, à la confession de ses péchés. Le désir de lire, lorsqu’il est désir opérant et efficace, moyen de me hisser vers Dieu, appartient à ce bon ordre des choses, qui font d’elles des outils en vue de la jouissance de Dieu. Le désir de lire trouve son achèvement vrai et bon dans la conversion qu’il est capable, en bon outil, d’opérer. 2) Mais on pourrait tout aussi bien supposer que, première dans l’ordre chronologique, la confessio vitae ou aveu des fautes, est seconde dans l’ordre des priorités et que, outil plutôt que fin, elle doit être rapportée au but qui définit son utilité : le commentaire des Écritures saintes. La lecture productive de la Bible est en ce cas ellemême conditionnée par une purification préalable et une éradication première du défaut d’orgueil qui ferme l’accès à la parole de Dieu. L’échec de la première lecture de la Bible, juste après celle de l’Hortensius, le prouve. Il me semble qu’une phrase clé de la très belle analyse qu’Isabelle Bochet consacre à la question de la combinaison des deux herméneutiques, de soi-même et du texte, dans les Confessions délivre le sens de ce double rôle, ambigu et paradoxal du commentaire exégétique : « … l’interprétation scripturaire, avance Bochet, apparaît comme l’aboutissement de l’itinéraire décrit dans les Confessions, itinéraire qui a conduit Augustin des lectures païennes évoquées dans les premiers livres à la lecture de l’Écriture
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sur laquelle s’achève l’ouvrage. Mais ce point d’arrivée est aussi un point de départ. Car la lecture de l’Écriture est au principe même de l’ouvrage : elle est, en effet, ce qui rend possible la nouvelle compréhension de soi qu’Augustin expose dans les Confessions »580. La lecture de la Bible engendre l’attitude de confessio (grâce aux effets curatifs de la lecture, la praesumptio fait place à la confessio), attitude qui est au principe d’une relecture des événements du passé (les neuf premiers livres des Confessions) qui ouvre la possibilité, à son tour, d’une relecture de la Bible (les trois derniers livres des Confessions). 5. Le désir de lire chez Cassien et Augustin On peut récapituler rapidement les différences entre Cassien et Augustin sur le thème et la valeur de la lecture. 1) Cassien estime qu’à la lecture de la Bible, doit se substituer une activité plus essentielle et qui en conditionne l’accès : l’herméneutique de soi, qui, infinie, postpose indéfiniment la lecture de la Bible. Augustin estime, quant à lui, que les heures qui lui restent doivent s’écouler à l’herméneutique infinie du texte, faite seul et propre à retremper l’âme, à la nourrir et à lui donner force et conviction. 2) Cassien estime que l’orgueil doit être entièrement aboli et qu’il faut être venu à bout de l’ennemi intestin qui détourne les pensées de leur bon cours, pour être disposé à l’accueil et à l’écoute humble et attentive du texte de Dieu. Augustin estime que la lecture des Écritures contribue elle-même à résorber le défaut d’orgueil qui mine l’humanité. 3) Cette différence de hiérarchie entre aveu et lecture et l’inversion de l’axe purification / lecture qu’elle induit sont elles-mêmes accompagnées d’une troisième différence sur la conception du désir et du plaisir. Pour l’annoncer schématiquement, on peut dire que l’aveu est propre à éradiquer tout désir et tout plaisir chez Cassien, alors que la lecture vise chez Augustin à substituer un désir et un plaisir sains et ordonnés à un désir et un plaisir égarants.
580
I. Bochet, art.cit., p. 29.
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Pour Augustin, il n’est pas tant requis de dire la vérité de soi-même dans une analyse infinie des mouvements infimes du désir que d’éveiller dans le commentaire exégétique cette forme particulière de désir qu’est la caritas ordinata, pour transformer un désir erroné, égaré en un véritable désir, un désir ordonné. Il est requis d’étendre et de stimuler son désir jusqu’à Dieu. Car si le danger le plus manifeste est bien comme pour Cassien de se croire parfait, de se vouloir autonome, c’est en termes d’arrêt du désir que ce danger est noté par Augustin, ainsi qu’ I. Bochet le relève : « … le danger serait de se croire parfait, de dire : ‘Cela me suffit, je suis juste’ [En. in Ps., LXIX, 8] ou encore de s’imaginer connaître Dieu [De Trin. IX, I, 1]. Présomption fatale, car l’homme alors ‘s’arrête’, il ‘reste en chemin’ et il ‘tombe’[En. in Ps. LXIX, 8]. (…) La perfection de la vie terrestre est de ‘savoir qu’ici-bas on ne peut pas être parfait’ [En. in Ps. XXXVIII, 14]. La conscience de ce manque stimule la ‘course et oblige le chrétien à s’étendre par le désir’ [En. in Ps. XXXIX, 3] vers le terme qu’il n’a pas atteint »581.
La quête vers Dieu ne peut pas se faire en dehors de tout désir. Chercher Dieu, c’est bien sûr refuser tous les plaisirs trop immédiats et les désirs égoïstes, mais c’est aussi le désirer et prendre plaisir à le rencontrer. Ici encore, l’ascétique augustinienne prend un sens tout particulier : il ne s’agit pas de mortifier le désir, mais de mortifier certains désirs pour en ressusciter d’autres. La lecture avec l’effort qu’elle exige et le plaisir pris à cet effort, et l’écriture, avec ses ritournelles quasi sensuelles de mots, sont des outils propres à étendre le désir de l’homme de foi, ce sont les outils les plus performants de cette obligation augustinienne de s’étendre par le désir pour rester en chemin vers Dieu. Ainsi Augustin précise-t-il que pour se convertir, Victorinus a puisé de la fermeté (firmitas) « dans la lecture et dans le désir (legendo et inhiando) » [VIII, II, 4]582. La lecture attise le désir. Le désir est la fin de la lecture : on lit pour rendre la conversion désirable,
581
I. Bochet, op.cit., p. 134. Inhiare, c’est littéralement « avoir la gueule ouverte », « être avide de », c’est-à-dire au sens propre « être à vide » [La traduction de Labriolle fait un hendiadys et propose « lecture avide »]; la notion renvoie bien à cette passivité souhaitée et œuvrée dans l’activité littéraire et dans l’effort du conatus qui la porte. On rappellera également que nous avions distingué plus tôt l’agapè augustinienne, comme désir appelant la complétude et la grâce de Dieu, passif donc, en une certaine mesure, de l’élan conquérant de l’éros platonicien et plotinien. 582
LA PLACE RELATIVE DE L’AVEU ET DE LA LECTURE
403
urgente. La lecture et le désir qui tout à la fois la porte et qu’elle renforce rendent le sujet assez ferme et assez fort pour enfin se convertir583. Chez Cassien, en revanche, plus proche de l’idéal d’apathie stoïcien584, les pratiques ascétiques visent également le rapport au texte qui ne déborde dès lors plus d’une sensualité et d’un plaisir à peine contenus. Le soupçon porté sur le désir et le plaisir sexuel s’est ici étendu à toute forme de désir et de plaisir585. La méfiance de Cassien vis-à-vis des pratiques de lecture participe en réalité d’une méfiance plus large qui a pour objet le plaisir littéraire. Ainsi, chez Cassien, le rapport au texte est lui aussi vidé de tout désir et de tout plaisir, et même condamné dans la mesure où il encourage des débords qu’il ne tient pas pour sa part à cautionner. Chez Cassien, le travail de l’esprit doit être ascétique et dépourvu de tout plaisir, mortification de l’âme, tandis que le travail du corps est une mortification des désirs charnels. Ce à quoi Cassien accorde le plus de valeur, c’est au travail de l’esprit dépourvu du plaisir littéraire. La lecture doit être un exercice de mortification de l’esprit. Il faut immobiliser l’esprit sur une ou deux idées ou formules clefs.
583 Si la lecture de la Bible permet d’arriver au degré de la force, c’est parce qu’elle porte en elle et est elle-même portée par une force : par le désir. 584 Et de l’ataraxie épicurienne : Cf. Olphe-Gaillard, « Cassien », DS, II, col. 248 : « Des expressions se rencontrent assez fréquemment sous sa plume qui font penser à une sorte d’ataraxie épicurienne. Il dit qu’il faut ‘exclure toutes les passions’, les ‘éteindre’. La perfection qu’il propose sous le nom de chasteté est une impassibilité de la chair soustraite aux lois physiologiques elles-mêmes ». 585 Chez Philon d’Alexandrie, le plaisir est également rejeté en masse comme perversion de l’âme : « le plaisir, de soi, est pervers : c’est pourquoi on ne le trouve absolument pas chez l’homme de bien ; seul le méchant en a la jouissance. C’est donc d’après sa nature propre que le plaisir est maudit par Dieu : il ne contient pas de semence de vertu, mais toujours et partout (aijei; kai; pantacou`), il se présente comme répréhensible et impur » [Leg.all. III, 68]. Le plaisir est pervers de part sa nature même, alors que chez Augustin, c’est de par son objet qu’il est ou non pervers. Le plaisir ayant pour objet la lecture de la Bible est un plaisir ordonné et salutaire.
LECTURE ET SUBJECTIVATION L’objectif de redonner une certaine ampleur au « supplément de commentaire » ajouté après l’épuisement du récit de vie ne peut se satisfaire de cette confrontation de la pensée d’Augustin avec celle de Cassien, qui est l’occasion d’un débat avec Foucault. Ce qu’il importe avant tout de comprendre et ce à quoi introduit précisément ce débat avec Foucault, c’est au problème essentiel que les inlassables discussions sur l’unité des Confessions ont pourtant toujours évité586 : la question qui fut la nôtre de déterminer précisément la manière dont on a rapport à soi et dont on se constitue en sujet dans l’activité de lire et de commenter la Bible. Le choix de privilégier telle ou telle partie du grand texte d’Augustin a, en effet, une conséquence importante dans l’étude des modes chrétiens de subjectivation. Estimer que la confessio vitae constitue l’essentiel des Confessions, c’est de fait considérer l’aveu comme l’acte principal dans lequel le sujet a rapport à lui-même, est à lui-même objet de connaissance et de discours. C’est considérer que le confessant se définit lui-même comme sujet, se « subjectivise », à mesure même qu’il s’« objectivise », se constitue comme sujet avouant à mesure qu’il fait le catalogue (objectif ) des faits et des gestes (de transgression essentiellement) qui constituent sa vie de
586
Exception faite des apports à cette discussion de I. Bochet « Interprétation scripturaire et compréhension de soi...» art.cit., et de B. Clément, L’invention du commentaire, op.cit… Cf. notamment p. 59 : « On s’emploie, la plupart du temps, à souligner la non-contradiction plutôt qu’à penser la nécessité profonde du lien entre ce récit et ce commentaire… ». C’est cette nécessité profonde qui fait du commentaire de la Genèse autre chose qu’un supplément d’écriture, un supplément de lecture, surajouté à un texte clos sur lui-même, pour des raisons contingentes, de petits aménagements matériels avec le lectorat, que je me donne ici pour tâche de penser.
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pécheur. Estimer que la confessio vitae constitue l’essentiel des Confessions, c’est s’inscrire dans la logique de Foucault, lequel pose à mon sens, dans cette optique et ce choix interprétatif, les questions décisives et formule les diagnostics les plus pertinents. La question restait alors (inexplorée par Foucault, cette fois) de savoir à quel mode de subjectivation correspond le choix privilégié de l’autre hypothèse, celle qui considère que l’activité qui signale le stade de l’évolution spirituelle le plus avancé, c’est l’activité finale des Confessions : l’exégèse biblique. En plus des éléments précédemment avancés en faveur de cette hypothèse, il faut encore ajouter ceci que ce que l’on avoue se fait, dans les Confessions et ailleurs, en regard du texte de Dieu (cité là de manière répétitive), qu’on se lit soi-même (comme un livre) à partir du livre de Dieu, et qu’on avoue ce que de soi on sait et on ignore à mesure même que l’on confesse ce que du texte commenté, on sait et ignore. Ainsi, Foucault a beau souligner que l’éléphant de François de Sales fait penser à celui de Pline (c’est-à-dire que les prescriptions et proscriptions en matière de sexualité sont les mêmes chez les chrétiens que chez leurs prédécesseurs Grecs et Romains), il a beau souligner que ce qui distingue la morale chrétienne des morales grecque et romaine, ce n’est dès lors pas tant le catalogue des actes permis et défendus que le type de questions posées : celle de l’isomorphie du plaisir chez les Grecs et celle de la vérité du désir chez les chrétiens, il oublie pourtant que l’immense majorité des discours chrétiens sur le sexe ne sont pas tirés d’observations naturalistes et éthologiques sur les mœurs des animaux mais sont des commentaires exégétiques. Prendre pour exemple privilégié celui de l’éléphant de François de Sales, c’est méconsidérer ou sous-estimer l’importance d’une réalité évidente : c’est essentiellement dans les marges d’un commentaire de texte, la Genèse ou le Cantique des Cantiques, que les prescriptions chrétiennes en matière de sexualité ont été faites587. On notera d’ailleurs, à ce sujet, que le texte d’Augustin sur la libido que Foucault analyse dans « Sexualité et Solitude » est, lui aussi, un commentaire – de la Genèse, précisément,
587 Ce que par contre les livres de P. Brown [Le renoncement à la chair], de Ch. Baladier [Erôs au Moyen Âge] et l’article d’Elaine Pagels [art.cit.] mettent très bien en valeur, mais sans en tirer d’enseignement.
LECTURE ET SUBJECTIVATION
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comme les trois derniers livres des Confessions. Élément dont Foucault ne tient pas le moindre compte. Or, pratiquement, qu’est-ce que cela implique dans le rapport que l’on a à soi-même et à ce sexe rebelle ? Qu’est-ce que le passage obligé par le texte engage concrètement dans le rapport que le sujet entretient avec lui-même et à sa sexualité ? 1. Le sujet isolé On pourrait dire, tout d’abord, que la bipartition normative entre les choses bonnes et mauvaises est imposée par un texte que l’on découvre seul, dans un retour sur soi qui consiste à quitter la collectivité pour interroger le maître intérieur. La norme est celle d’un texte lu et compris par un sujet soustrait à l’emprise de la collectivité. Ce n’est donc plus celle de la société. Or, le critère grec de l’isomorphie du plaisir était bien un critère social. D’abord parce qu’il interrogeait la nature du lien entre partenaires plutôt que le désir ou le plaisir de chaque partenaire pris isolément, ensuite parce que cette analyse est formulée en termes de pouvoir et, enfin, parce que la valeur de ce rapport de force est fonction de sa correspondance avec le lien politique qui unit les citoyens sur l’agora. Le principe isomorphique qui préside à la définition de la bonne relation sexuelle est un principe typiquement politique dans la mesure où ce sont les citoyens qui sont et doivent être égaux. Et c’est dans la stricte mesure où la relation sexuelle met en présence des citoyens que le principe d’isomorphie sert de critère pour discriminer les relations adéquates des autres, inadéquates. Le lien de pouvoir dans la relation sexuelle entre le pôle actif et le pôle passif doit, pour que la relation soit jugée bonne, correspondre aux liens de pouvoir liant les hommes entre eux sur la scène publique. Pas de problème donc pour les relations hétérosexuelles où l’homme tient bien le rôle actif et dominant qui lui est socialement attribué, et la femme, celui passif et obéissant qui doit être le sien dans la mesure où elle n’est pas citoyenne. L’isomorphie ne vaut pas comme critère pour juger de la relation hétérosexuelle puisque celle-ci met en présence, de fait, des gens inégaux. Elle vaut comme critère à l’intérieur de la relation homosexuelle, dont elle exhibe d’ailleurs le problème : pour ce qui concerne l’éromène, la relation homosexuelle bouleverse le bon ordre social isomorphique en assignant un rôle
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passif et subordonné à un futur citoyen (actif par essence et égal aux autres). C’est d’ailleurs pourquoi l’homosexualité constitue le point névralgique autour duquel se concentrent tous les débats sur la sexualité dans le monde grec588. Le lieu de la normativité ayant changé et étant désormais situé dans un texte que l’on découvre et comprend toujours seul, sans enseignement et sans discussion, s’étonnera-t-on alors si la question chrétienne n’est plus celle de l’isomorphie du plaisir mais celle de l’origine du désir ? La question de l’origine du désir aboutit, en effet, comme on l’a souligné précédemment, à déconstruire un phénomène social d’induction où le désir se propage dans la collectivité comme une onde qui gagne de proche en proche grâce aux mécanismes propres à la culture de masse qui impose son désir comme le bon désir. Que la norme soit pour Augustin celle d’un texte lu et compris seul ouvre la possibilité de la remise en question du critère social comme critère du désir bon. Aux yeux d’Augustin, le désir qui a sa source dans la collectivité, fût-elle même celle des amis qui vivent en communauté, est un désir mauvais, égarant. Et les amitiés sont elles-mêmes égarantes sauf à quitter le plan horizontal de la société, du politique, des relations humaines (nouées dans le détour de Dieu), pour s’inscrire dans le plan vertical des relations avec Dieu, des relations humaines qui « circulent » à partir des dons que fait Dieu. Les critères discriminant le souci de soi du non rapport ou du rapport maladif à soi sont donc soustraits au domaine de la politique ; il ne s’agit plus de se gouverner soi-même pour en gouverner d’autres (problématique qui introduisait la discussion de l’Alcibiade sur le souci de soi), mais de se laisser gouverner par Dieu pour obtenir dans l’autre vie un salut individuel.
588
Le livre de Dover, Greek homosexuality, montre que les Grecs n’avaient pas la notion d’homosexualité et qu’ils ne s’éprouvaient pas tels. Il ne faut pas, en conséquence, interpréter l’existence de discours sur les pratiques homosexuelles comme le signe d’une tolérance pour de telles pratiques ; si les Grecs parlaient de l’homosexualité, c’est parce qu’elle posait un certain nombre de problèmes à leurs yeux. Cf. également Foucault : « Si l’on rend compte d’un discours, il ne faut pas interroger la réalité dont ce discours serait le reflet, mais la réalité du problème qui fait qu’on se trouve obligé d’en parler », in « Entretien avec M. Foucault », Dits et Écrits, IV, p. 287.
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2. Le sujet dominé Le problème grec de l’isomorphie des relations était donc un problème politique de correspondance entre deux dichotomies passivité / activité, non citoyen / citoyen. Comme le relève Foucault, c’est en fonction de ce problème que l’attention des Grecs s’est portée particulièrement sur la pénétration qui est précisément le geste par lequel la relation homosexuelle contrevient au critère d’isomorphie. Au sujet du texte de la Cité de Dieu qu’il analyse, Foucault note par ailleurs que c’est un autre aspect de la sexualité masculine qui attire l’attention d’Augustin, celui de l’érection, conçue comme un mouvement de la chair que l’âme subit et par rapport auquel elle demeure donc passive : « …la grande mutation a été celle-ci : c’est qu’au IVe siècle avant Jésus-Christ l’acte sexuel était une activité, alors que, pour les chrétiens, c’est une passivité. Il y a une très intéressante analyse de saint Augustin qui est très caractéristique au sujet de l’érection. Pour le Grec du IVe siècle, l’érection était un signe d’activité. Mais après, pour saint Augustin et pour les chrétiens, l’érection n’est pas quelque chose de volontaire, elle est un signe de passivité – une punition du péché originel »589.
Pour le Grec, l’érection est une manifestation de puissance, pour le chrétien, c’est au contraire un signe d’impuissance. Pour le Grec, ce qui fait problème, c’est le fait pour un homme d’être pénétré, signe de passivité ; pour le chrétien, le sujet sur lequel on focalise les problèmes n’est pas la pénétration (tout au contraire : la vérité de Dieu pénètre l’homme) mais bien l’érection dont l’autonomie est un reliquat de la faute d’Adam. Pour le thème qui nous occupe ici, ceci est intéressant dans la mesure où un parallèle peut être fait entre d’une part ces diverses définitions des problèmes liés à l’« acte » sexuel et d’autre part la valeur donnée à la lecture et la définition des problèmes qui lui sont liés. La lecture, décrite par Augustin à l’aide du vocabulaire qualifiant la passion amoureuse, serait « pénétrée » : c’est dans l’acte de lire que le sujet augustinien attend et reçoit la vérité de Dieu comme une femme amoureuse attend et reçoit son époux. Et c’est précisément parce qu’elle est conçue à partir du modèle de la rela-
589
M. Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », Dits et Écrits, t. IV, p. 389, [ibid., p. 614].
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tion sexuelle (et d’un vocabulaire qu’elle emprunte à la passion charnelle) qu’elle permet au sujet d’effectuer le chemin inverse de celui parcouru lors du péché originel. En revanche, cette même pénétration, cette même thématisation de la lecture comme le lieu d’une invasion du lecteur par le texte lu, valorisée par Augustin comme voie de salut et possibilité de sortir de la faute et de ses séquelles, n’est pas sans poser problème aux Grecs qui réservent les comportements passifs et dominés aux femmes, aux enfants et aux esclaves : en tant que manière d’être pénétré par une vérité provenant d’ailleurs, la lecture est donc réservée aux non-citoyens590. Cette rencontre entre passion et lecture, entre les comportements sexuels adéquats et les critiques ou les éloges adressés à la lecture, a des antécédents. On sait depuis les travaux de Havelock et de Marrou que la pédérastie et l’éducation allaient de pair dans la Grèce antique : l’éducateur est l’éraste qui transmet un savoir au jeune garçon, l’éromène, dans le cadre d’une double relation d’enseignement de maître à élève et d’éraste à éromène591. Plus précisément encore, Svenbro proposait de voir, dans son Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, une assimilation des rôles de scripteurs et de lecteurs aux rôles d’érastes et d’éromènes. Il débutait son livre en soulignant la disproportion flagrante des études consacrées à l’écriture, surtout depuis la parution de l’ouvrage d’Éric Havelock, qui sont innombrables, et des études consacrées à l’autre versant du problème, la lecture, qui sont, elles, curieusement peu nombreuses592. Mais il ajoutait alors cette explication : 590
Il est curieux de voir que, alors que l’inversion de l’homme qui attend Dieu l’assimile chez Augustin à une femme et une épouse, et féminise son univers, l’inversion chez les Grecs était, tout au contraire, une exaltation de la virilité : l’amour masculin en Grèce est associé par les commentateurs à une Kriegskameradschaft, une camaraderie guerrière [Cf. H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation en Grèce ancienne, t. I., Le Monde grec, Paris, Seuil, p. 56-58]. 591 E. Havelock, Preface to Plato, op.cit., et H.-I. Marrou, op.cit., p. 56-67. 592 B. Knox et P. Chantraine sont alors les seuls alors à avoir écrit sur le sujet [B.M.W Knox, « Silent Reading in Antiquity », Greek, Roman and Byzantine Studies, 9 (1968), p. 421-435 ; P. Chantraine, “Les verbes grecs signifiant ‘lire’”, in Mélanges Grégoire, t. II, Bruxelles, 1950, p. 115-126]. Après la parution du livre de Svenbro, quelques études se sont bien penchées sur la question : G. Cavallo et R. Chartier se sont lancés dans le projet d’une Histoire de la Lecture (Paris, Seuil, 1997), et plus récemment encore Lisse, Bertrand et Brisson [M. Lisse, op.cit., p. 17-18, p. 29 ; J.-M. Bertrand, De l’écriture à l’oralité, Paris, publi. de la Sorbonne, 1999 et L. Brisson, « Sur une lecture récente des Lois de Platon », Revue des Études grecques, t. 113 (janvier-juin 2000), p. 220-226] ont souligné, à propos de Platon cette fois, l’importance primordiale de la lecture et des problèmes liés à la publication et diffusion de l’écrit sur les problèmes liés plus spécifiquement à l’écriture comme telle.
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« En privilégiant le côté émetteur, on est d’une certaine manière resté fidèle à la façon grecque de voir les choses : si un Grec ne renonce pas tout simplement à l’écriture, comme le font Pythagore et Socrate, il a tendance à préférer l’activité scripturale à la ‘passivité’ du lecteur (est passif ici celui qui ‘subit’ l’écriture). En fait, aussitôt que l’on reconnaît le caractère instrumental qu’assume, par rapport au scripteur, la lecture à haute voix, on est frappé par l’analogie que présentent alors les catégories de la communication écrite, avec celle d’une autre pratique sociale grecque, récemment analysée par Michel Foucault : je veux parler de la pédérastie. Entre l’éraste, actif et dominant, et l’éromène, passif et dominé, la relation présente effectivement une problématique semblable à celle qui lie scripteur et lecteur et qui tend à faire de la lecture la face dévalorisée de la communication écrite »593.
Svenbro appuie alors son audacieux rapprochement sur l’inscription d’une kylix, trouvée en Sicile et datant de 500 av. J.-C. La kylix fait en effet usage des termes de cette même analogie d’une manière très crue et très claire : « Celui qui écrit l’inscription encule, puxigei, le lecteur ». Prêtant son appareil vocal, c’est-à-dire un organe intérieur (on dirait presque ‘intime’), à l’écrit, commente Svenbro, le lecteur se retrouve alors dans le rôle passif de la relation pédérastique. Lisant, il subit l’inscription594. Serait-ce d’ailleurs un hasard si, comme le souligne cette fois Michel Lisse, le lecteur du Phèdre fut l’éromène de l’auteur du texte lu ? « Si l’on se rappelle que Phèdre fut l’éromène de Lysias, les éléments du puzzle sont à présent rassemblés pour permettre de découvrir l’importance capitale de cette scène de lecture qui convoque à la fois le discours sur l’amour et le discours sur l’écriture… »595. Ce qui fait problème dans la lecture, c’est ce qui fait problème dans la relation homosexuelle : la soumission et la passivité de l’un, éraste ou lecteur, qui se laisse pénétrer par l’autre, éro-
593
J. Svenbro, op.cit., p. 6. La violence la plus grande et la relation de pouvoir la plus contraignante entre lecteur et auteur se développe dans un discours à la première personne. « …le lecteur qui prononce l’inscription écrite à la première personne se retrouve avec un ego qui n’est pas le sien dans la bouche. Contrairement aux inscriptions à la troisième personne (« Ceci est le mnèma d’untel » et non pas « je suis le mnèma d’untel »), qui dédramatisent le rapport violent entre scripteur et lecteur (…), les inscriptions à la première personne marquent cette violence pour que les rapports de force soient clairs » [Svenbro, op.cit., p. 117 ; cf également p. 44]. 595 M. Lisse, L’expérience de la lecture, op.cit., p. 18-19. 594
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mène ou texte lu, et néglige ainsi le principe d’isomorphie des relations entre citoyens. Il y a en effet pour les Grecs une union quasi physique de l’écriture et de la lecture, que Svenbro interprète en termes de dépendance et d’esclavage : « Être lu, c’est par conséquent exercer un pouvoir sur le corps du lecteur, même à grande distance dans l’espace et le temps »596. Et on peut prendre appui sur un texte des Héroïdes d’Ovide pour faire l’hypothèse que cette soumission du lecteur à l’auteur se fait plus particulièrement par l’oralisation de la lecture : « J’ai lu ce que tu m’as écrit sans proférer aucun son, de peur que ma langue, dans son ignorance, ne jure par les dieux » [XXI, 1-2]. La lecture muette est un stratagème destiné à éviter la forme puissante de lien, pour ainsi dire du serment, qui aurait uni Cydippe à Acontius si le premier avait lu à haute voix le texte du second. Comme le signale J. Svenbro, cet aspect vocal de l’asservissement par la lecture la définit déjà dans ses fonctions essentielles dans l’Antiquité grecque : « Qu’estce que la lecture ? Du point de vue grec, c’est l’acte par lequel l’appareil vocal du lecteur est commandé non pas par sa propre psuchè – sauf en tant qu’instance intermédiaire – mais par la trace écrite qu’il a devant lui, afin que se produise une séquence sonore donnée, intelligible pour l’oreille. Être lu, c’est exercer une emprise sur l’appareil vocal d’autrui, c’est exercer un pouvoir sur le corps du lecteur, même à distance, à grande distance, dans l’espace et le temps »597. On pourrait suggérer que c’est pour étendre cette croyance ancestrale dans le pouvoir du texte sur le lecteur que Platon écrit la fin du Phèdre. Lorsqu’il reproche à la lecture d’empêcher ses pratiquants de penser par eux-mêmes et de les inviter à répéter à vide, sans recherche et sans enseignement, des formules pensées et écrites par d’autres, il approfondit la compréhension un peu mystique du pouvoir du texte. Il ne s’agit plus seulement du pouvoir d’un « Je » écrit, dans lequel celui qui lit serait obligé de se couler, mais d’un danger de la lecture contre lequel le stoïcisme va mettre plus encore en garde le philosophe, à savoir qu’elle peut empêcher la compréhension vive et l’assimilation réelle et profonde d’une idée, pour ne constituer qu’un appendice extérieur, au mieux une culture générale, au
596 597
Jesper Svenbro, ibid., p. 117. Ibid., p. 157.
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pire un égarement pour l’esprit parce qu’elle compromet la qualité du rapport à soi. ∗ ∗ ∗ On pourrait pourtant prétendre aussi, comme le fait notamment J.-M. Bertrand, que c’est à l’inverse en l’écriture que consiste l’esclavage, puisque pour exister pleinement et n’être pas oublié, le texte écrit doit impérativement avoir son public de lecteurs. Le texte écrit n’existe pas en dehors de sa lecture orale, l’écrivain n’existe pas sans lectorat. Et c’est aussi ce pouvoir que le lectorat exerce sur un texte écrit que dénonce Platon dans le Phèdre lorsqu’il avance que l’un des défauts majeurs d’un texte écrit, c’est d’être livré en pâture à tout lecteur et de ne pouvoir ainsi s’accommoder de son public, et estimer devant qui se taire et devant qui parler. Les exercices d’écriture et de lecture sont donc considérés comme des asservissements. Asservissement du lecteur au texte qu’il déclame puisqu’il doit en suivre le propos et abandonner sa propre voix et sa propre faculté de raisonner ; asservissement de l’écriture à la lecture et à la déclamation orale puisque la lecture est toujours faite à voix haute et que sans cette énonciation vocale du texte écrit, celui-ci reste dans ses limbes d’oubli et de non-vérité. C’est la première hypothèse qui semble la plus riche : la lecture est un esclavage, plus que l’écriture. C’est qu’il y a peut-être un rapport à faire entre cet esclavage que constitue d’une certaine manière toute lecture puisqu’elle se soumet à l’autorité de l’auteur et, par-là, empêche le lecteur de penser par lui-même, avec le fait bien connu et rappelé par Platon notamment dans le Théétète (143c) que ce sont les esclaves qui lisent publiquement les textes écrits par d’autres : « Euclide : Allons chez moi, et, pendant que nous reposerons, le serviteur en même temps nous lira ce que j’ai écrit ». M. Lisse soulignait l’écho dans le Phèdre de ce rapport d’infériorité du lecteur à l’auditeur très explicite dans le Théétète : « Rappelons qu’il s’agit d’une scène de lecture – Phèdre lit à Socrate le discours de Lysias – qui fait signe vers la scène de lecture du Théétète. Si nous comparons ces deux scènes, nous remarquons qu’une structure commune s’y déploie : dans les deux cas, la lecture est confiée à un personnage ‘inférieur’ ou ‘secondaire’ : Phèdre ou un esclave. Cette structure semble répondre à la scène où Theuth
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présente l’écriture au roi qui ne sait pas écrire. Dans les deux scènes de lecture, le personnage inférieur ou secondaire lit à la place d’Euclide ou de Socrate »598. Dans une telle civilisation où l’absence de toute contrainte est considérée comme la marque de la valeur citoyenne (et donc réelle) de l’homme, la lecture (conçue donc bien de manière instrumentale, comme l’outil du texte écrit) devait être faite par des non-citoyens, des hommes vivant sous la contrainte. La lecture qui comporte la contrainte aliénante de reprendre les mots d’un autre constituerait ainsi une sorte d’accès interdit à l’exercice de la citoyenneté : le discours débattu et la persuasion. Reprendre un argument qui n’est pas le sien, tel serait l’exercice qu’il faudrait réserver aux « a[neu lovgou », aux personnes « sans logos » que sont les esclaves599. L’esclavage résiderait ici dans le fait de débiter le discours d’un autre, tandis que la liberté citoyenne serait de forger son propre discours. L’entreprise philosophique de Platon ferait fond sur ce rapport de forces de nature politique et juridique pour encourager une liberté proprement éthique. Il ne s’agirait pas pour lui de parler de l’esclave qui est tel aux termes de la loi, mais de dénoncer une forme de servitude qui se retrouve même chez les citoyens les plus cultivés et qui consiste à laisser à d’autres le soin d’édicter des principes de vie adoptés sans plus de réflexion. Socrate prenait déjà la précaution de dire dans la République qu’il faut parler « avec ses propres mots » (en idiois logois) [Rép., 366e]. Parler avec ses propres mots, c’est s’autoriser un accès à soi-même, c’est une condition du souci de soi et du rapport plein et autonome à soi-même. La servitude consiste toujours dans l’hétéronomie introduite au cœur même du sujet, qui n’obéit plus seulement à sa raison, mais à des règles qui, dans cette absence de réflexion et de rapport plein à lui-même, prennent un ascendant déterminant sur sa vie et sur sa personne. ∗ ∗ ∗
598
Cf. M. Lisse, op.cit., p. 30.
599 Arendt souligne dans La condition de l’homme moderne, Paris, Presses Pocket (« Agora »),
p. 64-65 que c’est précisément le lien qu’il faut voir dans la double définition aristotélicienne de l’homme comme zôon politikon et zôon logon ekhôn.
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On connaît déjà assez l’emploi augustinien récurrent du terme seruus Dei pour supposer que Grecs et chrétiens ont une fois de plus une appréhension radicalement différente de ce thème de la servitude. Alors que Platon, en bon Grec, valorise le parler à voix propre auquel il oppose la lecture qui est une manière d’asservissement de sa propre voix à celle d’un autre, Augustin, en bon chrétien, valorise la lecture (de la Bible) dans la mesure où elle est le moyen de substituer à la voix propre du sujet (à sa volonté propre) celle de Dieu. Dans la mesure où tout l’enjeu de la santé d’un homme, d’emblée malade parce qu’il est fils d’Adam, repose sur la libre soumission à la volonté de Dieu, ce qui, dans la lecture, fait problème à Platon est au contraire ce qui apparaît à Augustin comme son élément salvateur. L’importance de la lecture dans les pratiques de soi réside effectivement pour lui dans la possibilité qu’elle offre à l’homme d’asservir à Dieu tout ce qu’il est, corps et âme, sensations et souvenirs, désirs et idées. À travers cette opposition, c’est la philosophie grecque soucieuse par excellence de la liberté de l’homme accompli qui s’oppose à l’hétéronomie de la religion juive et chrétienne, qui attache l’homme à la loi de Dieu. Le statut et la valeur conférée à la lecture se jouent donc relativement à l’idéal d’autonomie visé par Platon et dénigré par Augustin. C’est par rapport à une maîtrise de soi, souhaitée et déterminée comme rapport plein et authentique, qu’elle est condamnée comme pratique asservissante, et c’est encore par rapport à cette maîtrise de soi, conçue cette fois comme la cause du péché originel et d’un rapport à soi maladif parce que générateur d’orgueil, qu’elle est réhabilitée et comprise comme l’un des exercices spirituels les plus fondamentaux qui soient. L’utilité de la lecture est mesurée à l’aune de ces deux idéaux antithétiques de la maîtrise de soi et de la servitude divine. Rappelons que c’est ce thème de l’utilité qui permettait à Augustin de distinguer entre l’usage bon des lettres et un autre, nocif et égarant. La mise au service de Dieu de l’écriture et de la lecture constituait ainsi le seul usage thérapeutique et efficace de celles-ci, dès lors utiles à recollecter la volonté éparpillée dans des appétits de passage. Or, c’est également la question de l’utilité (ôpheleia) qui intéresse fondamentalement le roi Thamous dans la fable égyptienne sur l’invention de l’écriture : « Quelle peut être, de chacun de ces arts, l’utilité ? » [Phèdre 274b], demande-t-il à Theuth, à qui il refuse alors la possibilité de répondre (du moins correctement) à la question : « Autre est l’homme qui est capable de donner jour à l’insti-
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tution d’un autre art ; autre, celui qui l’est d’apprécier ce que cet art comporte de préjudice et d’utilité pour les hommes qui devront en faire usage » [274c]600. Juger de la valeur de l’écriture comme de la lecture qu’elle permet, c’est juger de l’usage que l’on en fait et de l’utilité qu’elle a. Et c’est bien en utilité que celles-ci sont déchues, pour la bonne raison que ce qui est utile ici et là n’est pas la même chose : si c’est la servitude qui est utile et thérapeutique aux yeux d’Augustin, à ceux de Platon la servitude n’est qu’un mauvais médicament, un savoir de sorcier qui éloigne de la véritable science médicale qui seule est utile à soigner l’ignorance – on voit ici poindre, comme le socle d’où toutes les distinctions entre ces deux pensées s’élèvent, la différence de caractérisation du mal, ignorance subie pour Platon et acte volontaire pour Augustin. 3. Le sujet enseigné On sait que la pensée de l’origine du mal et son lien avec l’autonomie est l’une des problématiques qui ont hanté Augustin. À la fin des Confessions, lorsqu’il énonce quelques principes sur la manière dont il convient de lire les Écritures et de les interpréter, cette problématique de l’origine du mal resurgit en ses liens avec la volonté libre de l’homme. Augustin transpose sa théorie du mal à ces types particuliers de maux que sont le mensonge et la fausseté : ceux-ci naissent dans l’espace propre laissé à la volonté humaine. Le mensonge et la fausseté sont le signe d’une parole qui s’est détachée de Dieu pour profiter, bien mal, de l’autonomie offerte par Dieu. L’activité de commenter, dès lors qu’elle veut se donner pour objectif d’atteindre à la vérité, doit comme toutes les autres activités qui sont bonnes et vraies, chercher à se rattacher constamment à Dieu :
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Au sujet de ce passage, M. Dixsaut relève que « remettre à plus tard la question de l’usage et la constitution d’une science de l’usage, c’est bien ce qui fait exister l’écrit… » [Le naturel philosophe, op.cit., p. 22]. Car « la différence entre l’opinion, même droite, et le savoir – cette seule chose que Socrate s’imagine ne pas savoir, mais qu’il sait (Ménon 98ab) – cette différence est le savoir lui-même, qui ne s’ajoute pas, mais dont, quand on n’est pas vraiment philosophe, on part, et que dans le dialogue on exerce, puisque cette différence ne se reconnaît qu’à l’usage. À l’usage, car le discours vivant et animé par le savoir n’est pas du tout le discours qui posséderait un savoir ou qui parlerait au nom d’un savoir » [ibid.].
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« … ta vérité n’est ni à moi ni à tel ou tel, mais à nous tous que tu appelles publiquement à y communier, nous adressant l’avertissement terrible de ne pas en être nous-mêmes privés. Quiconque, en effet, revendique pour soimême ce que tu proposes à la jouissance de tous, et veut avoir pour soi-même ce qui appartient à tous, est refoulé du fonds commun (a communi) à son propre fonds (ad sua), c’est-à-dire de la vérité (a veritate) au mensonge (ad mendacium) : de fait, celui qui parle pour mentir, parle de son propre fonds (de suo) » [XII, XXV, 34].
L’insistance est forte, ici encore, sur les pronoms personnels et les mots disant la propriété et l’égocentrisme ; tous rassemblés dans l’objectif d’être massivement rejetés et condamnés (comme dans l’Alcibiade finalement). La lecture est solitaire, soit, mais la compréhension en vérité ne se fait pas à partir de soimême car la volonté propre de l’homme est le siège de l’erreur dans l’ordre cognitif, comme elle est le siège du mal dans l’ordre moral. Tout comme le Bien n’est pas à rattacher à l’initiative privée de l’homme, le Vrai n’appartient pas non plus en propre à l’un ou l’autre, mais à un « fond commun ». Ici comme ailleurs, l’impératif moral est de ne pas se conduire seul à l’écart de Dieu, seducere, mais de se laisser conduire par lui, c’est-à-dire par la Vérité elle-même601. Le lieu de la vérité est toujours à la fois transcendant et immanent au sujet, ce qui signifie surtout qu’il ne peut jamais se réclamer être luimême le lieu de la vérité, mais tout au plus un lieu où, provenant d’ailleurs, elle peut séjourner. Ce qui signifie aussi que le sujet chrétien en tant qu’il dit la vérité, même celle prosaïque qui concerne ses mœurs sexuelles, est un sujet qui écoute une vérité provenant d’ailleurs. La vérité, qui est pourtant la plus profondément et intimement sienne, est aussi, et parallèlement, profondément autre. Elle n’est sienne que dans la mesure où elle le concerne lui particulièrement, mais elle est autre dans sa provenance : c’est la vérité de l’Écriture, la vérité de la parole de Dieu, la vérité que le maître intérieur, le maître de vérité, le Christ, délivre. Ainsi que le remarque à juste titre P. Ricœur, « même intérieur, même plus intérieur à moi-même que moimême, le maître reste l’autre de l’âme »602. L’évidence ou l’opinion com-
601 Ces aspects ont été développés précédemment pour distinguer la pratique exégétique augustinienne de celle de ses opposants manichéens. 602 P. Ricœur , « Le sujet convoqué », Bulletin de l’Institut Catholique, n°28 (1988), p. 93, n. 11.
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munément partagée ne constituent plus des déterminants suffisants de la vérité d’un discours. Il n’y a plus de critères spécifiquement humains pour distinguer le vrai du faux. Il faut se reporter à un texte qui, dans la richesse de son sens, délivrera pour celui qui le lit, le commente, le relit et s’y frotte encore et encore, la vérité de lui-même. Le rapport de l’homme au texte de Dieu comme lieu de Vérité est ainsi un rapport d’apprentissage qui définit le lecteur comme un sujet enseigné : « Une expression revient fréquemment dans les derniers livres des Confessions : ‘tu m’as enseigné’603. Cette récurrence est significative : le sujet qui reçoit des Écritures une nouvelle compréhension de soi se caractérise d’abord comme un sujet enseigné »604. L’originalité de cette position par rapport au monde grec doit être soulignée. Prenons appui, pour ce faire, sur un texte souvent étudié par les commentateurs pour sa coloration nettement platonicienne : « Qui nous instruit (docet) sinon l’immuable Vérité (stabilis veritas). Oui, même lorsque c’est par une créature changeante que nous recevons un avertissement (admonemur), c’est à la Vérité immuable (stabilem) que nous sommes conduits ; et là nous apprenons (discimus) vraiment lorsque, immobiles (stamus), nous l’écoutons et que ‘nous exultons de joie à la voix de l’Époux’ et que nous nous rendons à celui dont nous tenons l’être » [XI, VIII, 10].
Le schème est en effet platonicien qui oppose le muable à l’immuable605. Il est toutefois important de relever, à la suite d’I. Bochet, l’aspect proprement chrétien de ce texte : « … le rapport de l’homme à la Vérité est caractérisé comme une relation d’enseignement – non comme une contemplation en soi-même d’idées innées –, comme une écoute de la ‘voix de l’Époux’. Le verset johannique ici cité [Jn, 3, 29] met en valeur l’aspect relationnel : et c’est là ce qui fait tout l’écart avec le -
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Cf. X, XXXI, 44 : « hoc me docuisti » ; XXXI, 46 : « docuisti me, pater bone » ; XL, 65 : « ubi non mecum ambulasti, veritas, docens, quid caueam et quid appetam » ; XIII, III, 3 : nonne tu domine docuisti me ? » ; VI, 6 : « docuisti me » ; XXII, 31 : « docente veritate », etc… 604 I. Bochet, art.cit., p. 37. 605 C. P. Mayer a souligné le rôle important que joue ce schème platonicien dans l’herméneutique augustinienne, cf. notamment : « Signifikationshermeneutik im Dienste der Daseinsauslegung. Die Funktion der Verweisungen in den Confessiones X-XIII », Augustiana, n°24 (1974), p. 21-74.
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platonisme »606. Ajoutons que ce verset met également en valeur, à travers le thème de l’écoute, privilégié par rapport à celui plus traditionnel, plus grec en tout cas, de la vision607, l’aspect passif de l’apprentissage, de l’acquisition du savoir. Ou plus exactement, ce texte repose sur une conception de l’intentionnalité de l’âme sous la forme d’un mixte passif / actif. L’écoute, c’est une manière de tendre activement son âme, de la rendre attentive, mais à quelque chose qu’elle reçoit. L’écoute est une mise à disponibilité du sujet pour ce qui vient d’ailleurs. Choisie comme image privilégiée de l’apprentissage, elle signale l’effort de l’élève pour se rendre perméable à la parole du maître. À la racine de ce comportement, que d’aucuns peuvent encore considérer aujourd’hui comme étant celui de l’élève modèle, se trouve le principe de la charité herméneutique qui consiste à considérer que les paroles du maître contiennent une vérité et que l’accès à cette vérité dépend finalement d’abord, voire seulement, de la disposition et de l’attention de celui qui l’écoute. Une fois rejetée la possibilité d’un enseignement exclusivement humain au profit d’un enseignement divin, fait à chacun intimement, Augustin pouvait (à cette condition) agrémenter sa théorie du Magister interior de ce corollaire qui attribue l’entière responsabilité de l’ignorance ou de l’incompréhension à l’élève lui-même.
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I. Bochet, art.cit., p. 37-38. O’Donnel généralise cela à l’ensemble du livre IX pour dénier la coloration platonicienne de l’extase d’Ostie: « Ostia avoids that verb (vidi), and the climatic description at IX, X, 25 is of an ‘audition’ rather than a ‘vision’ » [op.cit., t. III, p. 128, voir aussi p. 133-134]. Un texte de Paul (II Cor.12. 4 : audire ineffabilia verba) a, selon lui, joué un rôle important dans la transformation du schéma ascensionnel, de sa modalité initialement platonicienne vers une modalité proprement chrétienne. 607 On trouve en effet souvent commenté ce verset de l’Épître de Jacques, selon lequel mieux vaut écouter que parler: « Que tout homme soit prompt à écouter, mais lent à parler » [Jc., 1, 19]. Ce qui signifie d’ailleurs aussi qu’il vaut mieux être élève que maître, ce que la situation de l’évêque le conduit à ne pas respecter, cf. Jacques, 3, 1-2: « N’aspirez pas à devenir plusieurs maîtres, mes frères, puisque vous savez que vous vous soumettez à un plus grand jugement. En effet, nous faisons tous beaucoup de fautes en bien des choses. Si quelqu’un ne faute pas en parole, c’est un homme parfait ».
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On trouvait certes déjà une réglementation de l’écoute chez les Pythagoriciens, chez Plutarque ou chez Philon d’Alexandrie608. Mais il est frappant de voir que ce sont essentiellement les attitudes d’écoute qui les intéressaient : comment l’élève s’assied-il, comme positionne-t-il sa tête par rapport à son tronc, met-il une main sous son menton, un poing, les deux mains en coupole ? Ce sont les positions physiques témoignant l’écoute qui les retiennent. Et l’accès qu’elles permettent dans un second temps à l’expression plus élaborée de la parole propre. Ainsi, par exemple, selon le témoignage que propose Aulu-Gelle dans ses Nuits attiques, l’apprentissage de l’écoute était-il le premier élément de la formation proposée par les écoles pythagoriciennes : « Voici quelle fut, d’après la tradition, la méthode progressive de Pythagore, puis de son école et de ses successeurs, pour admettre et former les disciples. Tout d’abord Pythagore étudiait par la physiognomonie les jeunes gens qui s’étaient présentés à lui pour suivre son enseignement. Ce mot indique que l’on s’informe sur la nature et le caractère des personnes par les déductions tirées de l’aspect de leur face et visage et de toute la contexture de leur corps ainsi que son allure. Alors celui qui avait été examiné par Pythagore et reconnu apte, Pythagore le faisait admettre aussitôt dans la secte, et il lui imposait le silence un temps déterminé, pas le même pour tous, mais chacun selon le jugement porté sur sa capacité à progresser. Celui qui était au silence écoutait ce que disaient les autres, et il ne lui était permis ni de poser des questions s’il n’avait pas bien compris, ni de noter ce qu’il avait entendu. Personne n’a gardé le silence moins de deux ans. On les appelait, pendant la période où ils se taisent et écoutaient, les akoustikoi, les auditeurs. Mais lorsqu’ils avaient appris les deux choses les plus difficiles de toutes, se taire et écouter, et qu’ils avaient commencé leur instruction par le silence, ce qu’on appelait ekhemuthia [la garde du silence], alors ils avaient le droit de parler et d’interroger, et ils avaient le droit d’écrire ce qu’ils avaient entendu et d’exposer ce qu’ils pensaient eux-mêmes. On les appelait pendant cette période mathêmatikoi » [Les nuits attiques, I, IX, 1-6].
608 Cf. Aulu-Gelle, Les nuits attiques, I, IX, 1-6, trad. Marache, t. I, Paris, Les Belles Lettres,
1967, p. 38-39 ; Plutarque, Comment écouter, in Œuvres morales, trad. R. Klaerr, A. Philippon et J. Sirinelli, Paris, Belles Lettres, (coll. des Universités de France), 1989, t. I, 2e partie, chap. III, p. 39-40; et Philon d’Alexandrie, La vie contemplative, trad. P. Miquel, Cerf, 1963 ; cf. particulièrement De vita cont. 77.
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Le silence et l’écoute représentent le socle de tout apprentissage. La garde du silence est requise des akoustikoi afin de favoriser l’écoute et elle s’accompagne tout naturellement de l’interdiction d’écrire destinée quant à elle à favoriser la mémoire. Le droit à la parole et le droit à l’écriture apparaissent simultanément au bout du stage nécessaire du silence qui en constituent la finalité. L’écoute est un point de passage obligé pour ouvrir les voies d’une autonomie réelle et habitée de rationalité. Rien de tel chez Augustin. L’écoute n’est pas un premier stade de formation qui conduit à la véritable réflexion et à l’authentique mémoire, c’en est le terme jamais atteint, cet état en perpétuelle conquête qui, dans ses dimensions affectives, psychiques et mentales, met l’homme tout entier à disposition de Dieu et de sa parole. L’homme s’offre, disait-on plus tôt, comme une femme amoureuse, à son divin créateur, l’homme qui lit se laisse pénétrer par la « voix de l’Époux »609. La formule est utile à montrer combien l’attitude d’écoute telle que la conçoit Augustin est étrangère au monde grec et à son souci de l’isomorphie des rapports sexuels. Dans la connaissance comme dans la relation sexuelle, l’homme grec est toujours actif. Dans la connaissance dont le modèle semble être celui de la relation sexuelle, Augustin se présente comme un être passif / actif, qui travaille activement à se rendre passif, qui s’offre à son divin Époux. La vraie et bonne séduction consisterait donc ici à se laisser conquérir par Dieu et pénétrer par la Vérité de son texte. De cette rencontre, c’est évidemment Dieu, le maître, le mâle qui a l’initiative. Anima attend Dieu, tandis que Dieu la prépare à le recevoir : « Je
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Le vocabulaire d’Augustin est parfois si chargé [Cf. II, I, 1 ; III, I, 1] que certains commentateurs se sont sentis dans l’obligation de trouver des indices pour réfuter l’homosexualité possible d’Augustin. Ainsi B. Legewie [Augustinus, eine Psychographie, op.cit, p. 33], qui s’appuie sur son savoir médical de psychiatre, pour nous assurer qu’Augustin possédait « eine normale sexuelle Konstitution », même s’il avait été quelque peu « corrompu » par ses aventures précoces. Marrou regrette, quant à lui, (dans l’objectif de défendre quelque chose comme une sexualité « normale » et « saine » d’une autre, jugée « anormale » et « malsaine »), que « les homosexuels ne manquent jamais d’évoquer Augustin dans la litanie des héros de leur secte » [Saint Augustin et l’augustinisme, op.cit., p. 24]. Sur l’homosexualité potentielle d’Augustin, cf. K. Flash, Agostino d’Ippona. Introduzione all’opera filosofica, trad. it., Bologna, 1993, p. 237.
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T’invoque en mon âme, que Tu prépares à Te recevoir par le désir que Tu lui as inspiré » [XIII, I, 1]610. 4. Dieu parle Les analyses de Foucault sur l’aveu (qui prennent encore Cassien comme penseur de référence) se voient à propos de ce thème de l’écoute encore un peu ébranlées. Foucault considère qu’un des aspects les plus importants de la véridiction de soi propre au monachisme est que « l’obligation de dire vrai sur soi-même s’inscrit toujours à l’intérieur d’une relation à autrui, relation considérée comme indispensable, fondatrice et qui est en même temps une relation d’obéissance et de soumission »611. On assiste là, selon Foucault, à un passage important d’une éducation basée sur la relation de maîtrise où le disciple accepte de se soumettre à l’autorité d’un maître dont il reçoit un enseignement destiné à l’habiliter lui aussi à la maîtrise, à une autre éducation qui brise cette relation de maîtrise et se fonde sur « la lame fatale de l’obéissance, de l’obédience » [V, 8]612. Dans la culture païenne, l’obéissance n’a de valeur qu’à élever un homme ignorant ou incompétent au niveau de savoir et de compétence plus grand dont le maître dispose. Obéir est alors ordonné à la transmission du savoir et non à l’acte même d’obéissance. Dans la culture monachique, en revanche, l’obéissance a sa valeur en elle-même : « la valeur de l’obéissance tient essentiellement au fait que l’on obéit » [V, 10], et cela « quel que soit l’ordre et quel que soit le maître » [V, 10]. 610
La voix du narrateur est provoquée par Dieu et elle s’exprime à travers la voix de Dieu lui-même par le recours aux Psaumes. C’est à cette condition de ne pas parler à « voix propre » et « avec ses propres mots » qu’un désir vrai et bon peut surgir et ouvrir l’accès à la vérité. Pour qu’il y ait un réel plaisir du texte, il faut que ce texte ne soit pas réellement pleinement mien, ni sans doute pleinement humain. Que je puisse m’y dissoudre et y succomber. À travers lui, aimer Dieu et la vie heureuse. Anti-Narcisse. C’est à Lui, l’Autre, que, diffracté, dilaté, et enfin mort à lui-même, « je » succombe. 611 Ce thème de l’obéissance revient souvent dans l’œuvre de Foucault, je le saisis ici dans les leçons faites à Louvain en 1982 : Vrai dire, mal faire, fonctions de l’aveu, V, p. 4. 612 Je me réfère ici à la transcription du cycle de conférences faites par Foucault à Louvain-la-Neuve, transcription relue par celui-ci et conservée au « fonds Michel Foucault », à l’IMEC. Les chiffres romains renvoient à la conférence, la pagination, en chiffre arabe, recommence à zéro pour chacune de ces conférences.
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Les modèles de conduite décrits par Cassien sont édifiants : ils racontent la progression rapide sur le chemin de la sainteté, de disciples soumis à l’autorité de maîtres acariâtres, injustes et qui leur donnent des ordres absurdes. « Jamais le maître n’apprend quelque chose au disciple (…). Il le soumet à un certain nombre d’épreuves qui sont des épreuves d’obéissance » [V, 11]. Et il lui enseigne « à ne cacher par fausse honte aucune des pensées qui lui rongent le cœur, mais dès qu’elles sont nées, à les manifester à l’ancien et, pour en juger, à ne pas se fier à son opinion personnelle, mais à croire mauvais ou bon ce que l’ancien, après examen, aura déclaré tel » [Inst.céno. IX, 1]. L’intérêt que Foucault porte à l’obéissance dans ces leçons faites à Louvain sur les « fonctions de l’aveu » s’éclaire ici : on voit s’ordonner au principe d’obéissance absolue un autre principe, celui de l’aveu permanent. Foucault relève alors que c’est dans ce lien même entre aveu et obéissance que l’axe de la verbalisation s’inverse. Dans la pédagogie antique, c’était le guide, celui qui disposait de la compétence et du savoir qui parlait et enseignait au disciple qui écoutait. La verbalisation se déployait à partir du maître en direction du disciple. Dans la pédagogie chrétienne, la verbalisation se déploie désormais à partir du disciple qui, par ses aveux, se met sous l’autorité du maître. Parler n’est plus lié au klevoς, à l’affirmation d’une individualité héroïque et victorieuse. Le martyr remplace le héros, et l’aveu, l’enseignement. La véridiction qui, jadis, était un instrument signalant le pouvoir, devient un instrument qui signale cette fois l’assujettissement613. 613 Pour Augustin également l’obéissance est une vertu maîtresse. Un passage du fameux livre XIV de Cité de Dieu indique cela clairement : « On proclame la grandeur de l’obéissance d’Abraham parce que l’ordre de mettre à mort son fils était très difficile, ainsi dans le paradis la désobéissance fut d’autant plus grande qu’il n’y avait aucune difficulté à obéir » [XIV, XV, 1]. Mais on notera cependant cette différence essentielle avec la pensée de Cassien : dans les Confessions comme dans la Cité de Dieu, on ne trouve nul encouragement à se soumettre, corps et âme, pensée et volonté, à un autre homme. L’obéissance, pour Augustin, n’est une valeur que limitée strictement à la relation de l’homme à Dieu. La résistance massive d’Augustin à toute forme d’enseignement humain montre cela. La seule autorité à laquelle il faille se soumettre, c’est celle de Dieu et de son texte. Dans cette différence sur la notion d’obéissance, on voit encore se dessiner, en relief, celle entre l’élection de modes de subjectivation différents de part et d’autre : l’aveu chez Cassien, la lecture chez Augustin. L’humilité, ainsi, ne consiste pas tant aux yeux d’Augustin, à parler de soi – même à la seule fin d’avouer ses fautes – qu’à écouter l’autre, Dieu, parler et à se laisser pénétrer par son discours jusqu’à en obtenir une nouvelle et plus grande compréhension de soi.
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Le schéma explicatif est intéressant. Mais il ne convient pas aux Confessions d’Augustin. Contrairement à ce que Foucault peut prétendre du lien entre aveu et enseignement dans le monde chrétien, aux yeux d’Augustin, ce qui enseignerait en matière de paroles, ce ne sont pas les dires des hommes mais ceux de Dieu. L’aveu comme acte de contrition est nécessaire au soin de la maladie d’orgueil. Mais il n’est pas suffisant : ce n’est pas proprement dans l’aveu des fautes que réside le salut. C’est dans l’activité de commenter, de lire et de citer la Bible : c’est-à-dire dans une activité qui a pour finalité de laisser parler Dieu. Est-ce un hasard si le livre X qui suit immédiatement le récit de la conversion de la volonté est le lieu de l’irruption de la Parole divine : « Tu as frappé mon cœur de ton verbe et je t’ai aimé » [X, VI, 8] ? Symptomatiquement, la charnière entre le récit de confession et le commentaire de la Genèse réside dans l’irruption du « tu » qui arrache le « je » au circuit de l’erreur qui le renvoie à lui-même. Selon une gradation ascensionnelle, il faut d’abord parler de soi, avouer ses petites misères puis laisser l’autre parler et l’écouter, plus même : tenter de comprendre le moindre de ses mots. Autobiographie : parole propre, aveu, confessio vitae ; commentaire de la Genèse : écoute de la parole de Dieu. Autobiographie : écriture (de soi) ; commentaire de la Genèse : lecture (de l’autre). La première activité est préparatoire à la seconde, plus importante. Il faut que le soi en arrive à ce stade de désappropriation de lui-même qui lui permette de laisser l’autre s’exprimer à travers lui.
BIBLIOGRAPHIE
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428 HERMÉNEUTIQUE ET SUBJECTIVITÉ DANS LES CONFESSIONS D’AUGUSTIN
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