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French Pages 256 [250] Year 2005
HENRY CORBIN PHILOSOPHIES ET SAGESSES DES RELIGIONS DU LIVRE
BIBLIOTHÈQUE DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SCIENCES RELIGIEUSES
VOLUME
126
Série Histoire et prosopographie de la section des sciences religieuses sous la responsabilité de Mohammad Ali Amir-Moezzi
N°1
~ BREPOLS
HENRY CORBIN PHILOSOPHIES ET SAGESSES DES RELIGIONS DU LIVRE ACTES DU COLLOQUE "HENRY CORBIN" SORBONNE, LES 6-8 NOVEMBRE 2003 Colloque organisé par !'École Pratique des Hautes Études et le Centre d'Études des Religions du Livre
Sous la direction de Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, Christian JAMBET et Pierre LORY
@ BREPOLS
La Bibliothèque de !'École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de !'École des Hautes Études, Sciences Religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent-vingt volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des Sciences religieuses de l' École Pratique des Hautes Études. Dans l'esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées: philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d'érudition qui caractérise les études menées à l'EPHE, la collection Bibliothèque de !'École des Hautes Études, Sciences Religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s'intéresse aussi bien à l'originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes - judaïsme, christianisme, islam - qu'à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l'Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n'oublie pas non plus l'étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l'analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignant à l'EPHE, anciens élèves de l'École, chercheurs invités ... ).
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D/200510095176 ISBN 2-503-51904-0
Printed in the E.U. on acid-free paper
AVANT-PROPOS
Le présent volume publie les act~s du colloque organisé conjointement par la section des sciences religieuses de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) et le Centre d'Études des Religions du Livre (CERL), et qui s'est tenu du 6 au 8 novembre 2003, en Sorbonne. Son propos était de rendre hommage à la mémoire vivante de Henry Corbin, à l'occasion du centième anniversaire de sa naissance. L'initiative d'un tel hommage public se justifiait, dans l'esprit de ses organisateurs, pour trois raisons majeures: la place éminente occupée, de 1954 à 1978, par Henry Corbin à l'EPHE, son action déterminante, avec celles de Georges Vajda et de Paul Vignaux, pour que fût fondé le Centre d'Études des Religions du Livre, la renommée internationale indiscutable du savant et du philosophe que fut indissolublement Henry Corbin. Mais une telle manifestation publique n'est pas condamnée à rester isolée. Comme l'a rappelé Philippe Hoffmann, président de la Section, dans son allocution d'ouverture, elle se situe dans un vaste projet, placé sous la responsabilité de Mohammad Ali Amir-Moezzi: mettre en lumière la vie et les œuvres de quelques personnalités emblématiques, en une Histoire et prosopographie de la section des sciences religieuses de l'EPHE. Ce volume ouvre donc la voie à de prochaines publications, reflétant de futures manifestations publiques, consacrées, en un premier temps, à Sylvain Lévi et Paul Vi,gnaux. Le nom de Henry Corbin est attaché à celui de l'Ecole Pratique des Hautes Études depuis les années d'avant-guerre. En 1937, suppléant Alexandre Koyré, qui avait accepté l'invitation de l'Université du Caire, Henry Corbin, tout juste revenu d'un séjour à l'Institut français de Berlin, assura un cycle de conférences qui devait durer jusqu'à l'année 1939. Le thème en était «l'inspiration luthérienne chez Hamann, recherches sur l'herméneutique luthérienne». Le philosophe venait d'achever la traduction des textes de Martin Heidegger, qui paraîtront en 1939 sous le titre Qu'est-ce que la métaphysique? et auront immédiatement un immense retentissement dans la pensée française contemporaine, inspirant directement, entre autres, Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre. Il faut relever le fait que l'enseignement consacré à Johann Georg Hamann (1730-1788) s'appuyait sur d'amples recherches antérieures 1 et devait permettre à Corbin un travail de traduction et de réflexion qui ne manqua pas d'échos chez plusieurs de ses auditeurs, singulièrement Pierre Klossowski. Parallèlement, l'autre philosophe appelé à suppléer aussi Alexandre Koyré, Alexandre Kojève commença alors ses célèbres conférences sur la pensée religieuse de Hegel, qui seront publiées sous le titre Introduction à la lecture de Hegel. Cette activité consacrée à la spiritualité luthérienne et à la philosophie allemande n'excluait nullement la poursuite des études portant sur la philosophie islamique, et singulièrement sur Shihab al-Dïn Yal?.ya al-Suhrawardï, dont Corbin publia un premier volume 2 , au terme du studieux
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Un volume a réuni un long essai daté de 1935 et diverses traductions de Hamann: Henry Corbin, Hamann, philosophe du luthéranisme, introduction de Jean Brun, coll. "L'île verte", Paris, Berg International, 1985. Les notes de cours de H. Corbin (1937-1939) sont encore inédites. 2 Shihiibaddïn Yahyii Suhrawardï, Opera philosophica et mystica, 1, "Bibliotheca Islamica" 16a, Istamboul/Leipzig, 1945.
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Avant-Propos
séjour qu'il fit à Istamboul pendant toute la durée de la deuxième guerre mondiale. C'est précisément le contenu de ce volume que sollicita Henry Corbin, lorsqu'il fut en mesure de prononcer une première série de conférences après-guerre, en 1955-56, cette fois au titre de la direction d'études «Islamisme et religions de l'Arabie», où il succéda à Louis Massignon. Pendant sept ans environ, Henry Corbin paracheva la publication des œuvres du Shaykh al-ishraq, tout en consacrant l'une des deux heures hebdomadaires aux dimensions essentielles de la pensée de Suhrawardï et de ses disciples, qu'il s'agisse de l'idée de lumière, de la cosmologie et de l'angélologie, ou encore de l'eschatologie. La section des sciences religieuses de l'EPHE fut le lieu privilégié de l'enseignement de Henry Corbin. Elle lui permit de retrouver plusieurs amis et collègues avec lesquels il eut de fréquents et réguliers entretiens, Henri-Charles Puech, Georges Vajda, Jean de Menasce, Richard Stauffer, pour ne citer que quelques noms prestigieux, sans oublier ceux qui assistèrent à ses leçons, et qui prirent diverses voies, toutes fécondes, dans le domaine de la philosophie ou de l'histoire des religions. Le rythme des années fut scandé, jusqu'à la mort de Henry Corbin, par les publications, les éditions de textes dans la célèbre Bibliothèque iranienne qu'il avait fondée, par des leçons où il donnait la primeur des traductions de ces textes, traductions qui furent éditées, pour certaines d'entre elles, après sa disparition en 1978, par les soins de ses élèves. C'est ainsi qu'en vingt-trois ans, Henry Corbin fit découvrir tant d'aspects inconnus, tant de noms ou d'œuvres restées en sommeil dans l'univers de la philosophie et de la spiritualité islamiques, depuis les maîtres de l'alchimie jusqu'aux commentateurs et philosophes shï'ites, duodécimains ou ismaéliens 3• L'intention des collaborateurs du présent volume n'est point tant de multiplier les hommages, moins encore des panégyriques à l'adresse du grand homme disparu, que de s'inscrire, par des contributions nouvelles, dans le vaste espace qu'il avait contribué à baliser. Comme nous l'écrivions dans le document d'invitation, «les interventions de ce colloque, la participation du public intéressé, n'ont d'autre ambition que d'élargir encore plus les horizons ouverts par ce penseur qui s'intéressa autant à la pensée d' Avicenne et de Suhrawardï qu'à celle de Hegel ou de Heidegger, proposant à des esprits libres une pensée libre sur le vécu de grands témoins qui furent philosophes au sens plein du terme.» C'est pourquoi le titre choisi, Philosophies et sagesses des religions du Livre n'est point neutre. Il suppose, au moins, cette conviction qui anime les chercheurs du Centre d'Études des Religions du Livre, et aussi bien leurs collègues d'autres institutions: quelles que soient leurs profondes différences, le christianisme, le judaïsme et l'islam ont en commun le fait de posséder et de tenir pour une autorité majeure un Livre saint, et d'être, par là, des religions du Livre, - même si le phénomène du Livre se manifeste très diversement en ces trois religions. C'est peu dire que Henry Corbin se voulut toujours fidèle à une approche comparatiste, ménageant les points de passage, les homologies structurales, les rapprochements entre les spiritualités nées dans l'horizon du judaïsme, du christianisme et de l'islam.
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L'ensemble des résumés de ces conférences a été publié: Henry Corbin, Itinéraire d'un enseignement, présentation par Christian Jambet, "Bibliothèque Iranienne" 38, Institut français de recherche en Iran, Téhéran, 1993.
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Avant-Propos
Pour lui être fidèle, il convenait donc d'illustrer de telles approches du phénomène spirituel, ce qui justifiait que quatre conférences fussent consacrées au judaïsme et au judéo-christianisme, deux conférences à l'univers de l'Occident chrétien, et qu'elles ne fussent point dissociées des apports spécifiquement consacrés au monde musulman. Philosophies et sagesses: nous entendons ne point distinguer par là des discours étrangers les uns aux autres, mais faire que les systèmes philosophiques révèlent leur pouvoir de transformation active des sujets qui les pratiquent autant qu'ils les conçoivent, faire aussi que les gnoses, les conseils de sagesse, les voies de réalisation intérieure, les mysticismes, les interprétations spirituelles, voire les textes purement "religieux" révèlent la philosophie implicite qui les anime. C'est ainsi que la plupart des grands foyers d'interrogation comparative chers à Corbin reçoivent ici l'apport d'une enquête originale: la mystique juive (Paul B. Fenton), la notion complexe du Verus Propheta (Simon C. Mimouni), l'évangile de Barnabé (Gérard Wiegers), le motif du Trône (Maria Subtelny), le sens de la pensée de Hegel (Jean-Louis Vieillard-Baron), la mystique et la théosophie occidentales (Jean-François Marquet), les problèmes posés par le shi'isme ismaélien (Daniel De Smet), la position philosophique d' Avicenne (Hermann Landolt), l'importance de la poésie mystique persane (Charles-Henri de Fouchécour), les intentions profondes du soufisme persan (Paul Ballanfat), la compréhension de l'œuvre d'Ibn 'Arabi (Michel Chodkiewicz). Ces études ne se veulent pas la simple reprise des thèses ou des analyses de Corbin, mais des développements critiques, le témoignage de refontes ou de positions nouvelles des problèmes, la pratique vivante et transformante d'une pensée, qui, par la distance même qu'elle creuse parfois avec celle de Corbin, est le vrai témoignage de reconnaissance intellectuelle. Ainsi en va-t-il de deux études qui révèlept des domaines de la pensée musulmane que Corbin n'explora pas systématiquement, ou même qu'il ne soumit pas à l'examen, mais dont la présence ici est symbole de la vigueur de pratiques religieuses et d'œuvres majeures dans le champ même qu'il laboura, la prière dans le shi'isme duodécimain (Mohammad Ali Amir-Moezzi) et l'œuvre si importante de Shahrastani (Guy Monnot). Philosophe et orientaliste, Henry Corbin ne renonça jamais à l'une ou à l'autre de ces deux vocations. Philologue avec les philologues, philosophe de l'histoire averti des apports décisifs de la phénoménologie, qu'elle soit celle de Hegel ou celle de Husserl, il cherchait autant à établir scrupuleusement l'histoire des textes qu'à en dégager l'intention de signification, l'horizon de conscience où le phénomène prend toute sa vérité pour cette conscience, et selon les lois qui lui sont propres. On sait que cette attitude intellectuelle complexe lui valut bien des malentendus. Il convenait que le souci du philosophe Henry Corbin fût objet de réflexion en ces journées, et les conférences évoquées plus haut ne manquent pas d'y revenir avec précision. C'est en ce sens que furent également interrogées les conceptions que Corbin se donna de l'histoire (Christian Jambet), de la psychanalyse (Jean-Michel Hirt), de l'étude des religions (James Morris). Notre reconnaissance va aux établissements qui ont permis la tenue de ce colloque et la publication des présents actes: l'EPHE et le Centre d'études des Religions du Livre, et aux institutions qui, de façons diverses, ont contribué à la diffusion donnée au colloque: France Culture, où Madame Christine Goémé a consacré plusieurs émissions à l'événement, et les services culturels français à Beyrouth. Nous tenons à remercier très vivement, pour leur participation active et pour avoir bien voulu présider plusieurs des séances de ce colloque, Monsieur 7
HENRY CORBIN ET L'HISTOIRE Christian JAMBET Paris
Henry Corbin définissait volontiers la philosophie comme une quête. Il donnait à ce mot un sens mystique, puisqu'il s'agissait de rechercher une orientation perdue, un Graal oublié; il lui donnait un sens qui est celui de la philosophie, comme fait Socrate dans le dialogue platonicien Phédon, où l'amoureux de la pensée part joyeux rechercher son Eurydice dans l'au-delà de la mort; il lui donnait un sens technique, et la quête se pliait à la discipline scrupuleuse de l'enquête philologique. Cette dernière signification importait beaucoup à Henry Corbin. Pourtant, elle retient rarement l'attention. Plus généralement, l'histoire semble absente de son œuvre à moins qu'elle n'y soit défigurée. Il paraît souvent aux lecteurs de Corbin que l'objet ultime de sa quête est situé en un espace qui échappe aux vicissitudes de l'histoire, qu'il s'agisse du monde imaginai, du salut personnel dans le corps de résurrection, ou du dialogue ininterrompu et secret entre les spirituels et les métaphysiciens de tous les temps et de toutes les religions révélées. La façon dont Henry Corbin s'exerce à l'herméneutique comparée, et fait symboliser entre eux des penseurs fort éloignés les uns des autres, selon les critères de la chronologie ordinaire, l'aisance et la liberté avec lesquelles il conjoint Ibn 'Arabi et Schelling, Avicenne et Carl Gustav Jung, les philosophes ismaéliens et Maître Eckart ou Swedenborg, ont fini de nous persuader de ce que l'histoire, au sens courant de ce mot, n'avait à ses yeux qu'une importance limitée. Le thème, si fréquemment développé par lui, de la "métahistoire" a permis de voir en Corbin un adversaire résolu de l'histoire, quand on ne lui fit pas reproche d'en faire bon marché, adversaire de la science historique, rebelle aux sollicitations de l'histoire mondiale. Cette représentation n'est pas absolument fausse, mais elle est incomplète, et elle est unilatérale. Pire encore, elle évite de reconnaître que la plupart des questions qui ont importé à Henry Corbin venaient de l'interprétation luthérienne de l'Ancien Testament, de la méditation consacrée aux discours du gnosticisme, où l'histoire tient une place décisive, et de la révolution opérée par la phénoménologie dans la conception moderne du temps concret et de l'histoire. Il existe ainsi, chez Corbin, comme une ligne continue formée d'interrogations successives sur la signification de l'historicité, une inquiétude permanente, un souci constant dont l'objet n'est autre que le mode d'être historique, le sens que le philosophe peut donner à cette historicité de l'existence. Plus généralement, les questions qui portent sur l'essence de la temporalité, ou, pour parler comme Corbin, traducteur de Heidegger, la temporalisation du temps. Du commencement de sa vie de travail, jusqu'à son interruption si brutale, Henry Corbin fut, à sa manière, l'un des plus profonds penseurs de l'histoire, et l'un des derniers à soutenir que l'histoire était inséparable de la vie de l'esprit. Les nombreux malentendus qui affectent les discussions qui ne manquent pas, lorsque est évaluée l'œuvre scientifique de Henry Corbin, reposent le plus souvent sur le préjugé que voici: la méthode phénoménologique exclut et invalide le con11
Christian Jambet
cept d'historicité, Corbin révoque en doute toute considération historique. Henry Corbin ne récusait pas l'histoire, mais il constatait que la plupart des historiens de métier admettent, sans examen spécial, le mode d'historicité, le régime d'historicité qui est le leur (pour prendre à notre compte l'expression de François Hartog 1) en le tenant pour naturel, pour un état de fait empirique incontestable, universel et raisonnable. Tandis que ce qui est en question, pour le phénoménologue, c'est précisément ce temps de l'histoire, son orientation ou son éventuelle désorientation. Ceux qui écrivent l'histoire peuvent ne pas être conscient du «régime d'historicité» qui est le leur. Ils négligeront alors inévitablement de se demander: qui est le sujet d'une telle scansion du temps? où trouve-t-elle son origine? Comment cette constitution des événements devient-elle histoire? Plus précisément, quelle théologie implicite exprime-t-elle? Ou encore, quel est le mode d'existence des «objets» que l'historien décrit avec tant d'exactitude? la conscience intime du temps ne détermine-t-elle pas la structure du temps prétendu« objectif»? À ces questions, Corbin répondait, pour sa part, que le savant en science des religions doit distinguer avec soin deux régimes de la véracité. En premier lieu, l'exactitude empirique des relevés documentaires, de l'établissement des textes, le soin minutieux accordé à la lettre, selon les règles de la stricte philologie. D'autre part, la vérité historique effective, qui est la vérité de l'histoire telle qu'elle est vécue, éprouvée, dans le temps qui est le sien, par le sujet dont on cherche à restituer la vision du monde, c'est-à-dire le monde pour lui réel. Temporalité dont le sujet est la cause véritable, et non le jouet ou l'objet passif, dont il décide, et dont le savant qui l'étudie doit tenter de restituer le phénomène précis, bref le phénomène du temps, l'histoire telle qu'elle apparaît. Henry Corbin disait que ce n'est pas la somme indéfinie des causes antérieures qui explique l'œuvre de Sohravardï, mais que c'est Sohravardi qui explique, à rebours, l'ensemble des discours qui lui sont antérieurs, pour peu qu'il ait affaire à eux, qu'il en fasse son affaire. L'histoire est toujours le phénomène de l'histoire. Confondre exactitude et vérité, c'est confondre deux ordres de réalité très différents l'un de l'autre, c'est confondre deux sens du mot histoire. Bien des débats eussent été évités, qui ont pour cause, comme bien souvent, l'imprécision des définitions et les effets fâcheux de l'homonymie. Mais il est vrai que l'ouvrage de Corbin où paraît ouvertement, en titre, le nom de l'histoire, son Histoire de la philosophie islamique est une étrange façon d'écrire l'histoire. C'est un livre écrit en deux temps 2, pour répondre à la sollicitation de l'éditeur, Raymond Queneau, qui laissa pleine liberté à son auteur, qui était son ami. Cette liberté autorise Corbin à prendre bien des libertés avec ce quel' on nomme communément «histoire de la philosophie». Après quelques pages consacrées, 1
François Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, 2003. La première partie de ce livre, «Des origines jusqu'à la mort d'Averroës (595/ 1198)» imprimée dans l' Histoire de la philosophie de la collection de la Pléiade, parut, sous la forme d'un volume de la collection "Idées", aux éditions Gallimard, en 1964. Il fallut attendre 1986, soit huit ans après la mort de l'auteur, pour que l'ensemble des deux parties, - la seconde, parue dans le tome troisième del' Histoire de la philosophie, sous la direction de Y Belaval en 1974, étant un abrégé de ce que prévoyait d'écrire Corbin-, paraisse enfin dans la collection "Folio", chez le même éditeur. La disparition de Henry Corbin en 1978 empêcha la réalisation du projet définitif, qui supposait l'ample déYeloppement de la deuxième partie. 2
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Henri Corbin et l'histoire
pour l'essentiel, à la question du Livre saint et de son herméneutique, voici qu'il nous plonge dans son univers de prédilection, le shï'isme duodécimain et le shï' isme ismaélien. Puis viennent, on ne sait pourquoi, les écoles du kalam (alors que le kalam n'est pas stricto sensu philosophie), et il faut patienter, lire plus de deux cents pages, avant de rencontrer enfin al-Kindi, al-Farabi et Avicenne, que les histoires courantes de la philosophie dite «arabe» situent au début de leurs exposés. Après ce qui semble être la brève parenthèse des Falasifa, nous voici transportés dans l'univers du soufisme, encore un discours non philosophique! et l'auteur nous reconduit enfin à ses chers shi'ites, pour ne les plus quitter jusqu'à nos jours. Il fallait que Raymond Queneau fût l'homme plein d'humour que certains ont eu le bonheur de connaître, goûtant le baroque à l'extrême, pour admettre un tel projet. Pourtant, il s'agit bien d'une histoire. D'une histoire aussi philosophique que possible. D'abord, parce que le but de Corbin y est expressément philosophique. Il s'agit pour lui d'effacer un autre livre baroque, l'Averroës d'Ernest Renan3 • D'imposer une nouvelle image de la pensée en terre d'islam, d'ouvrir une porte que Renan avait fermée à la mort d' Averroës. Car Averroës n'est pour rien dans cette affaire. Il n'a proféré aucun jugement, et pour cause, sur ce qui devait venir après lui. Renan, forgeant, à des fins philosophiques militantes, un certain «Averroës», a constitué, pour l'Occident, et pour la France positiviste avant tout, une figure de l'islam qui lui convînt. Son but véritable était ailleurs, en son livre crypté et malin comme son auteur. C'était de la religion tout entière qu'il s'agissait, du sens de la religion, tel qu'il devait être établi à l'époque bénie du savoir positif. Cette intention ne convenait pas du tout à l'éditeur de Soharvardi. Tandis que Renan s'ingéniait, sous le voile des averroïstes latins, à démythologiser l'occident et à transformer Jésus en un sage humain, trop humain, Corbin, comme Louis Massignon avant lui, voulait un occident où le christianisme prît sens vigoureux et actuel, dans la pleine existence des univers spirituels, où l'impératif de se vouloir divinisé et vivant de la vie de l'esprit pût lutter efficacement contre le nihilisme contemporain. Pour cela, il proposait à cet occident chrétien de se confronter à l'orient islamique, au sens précis que Corbin donnait au mot «orient». C'est une histoire aussi, en ce qu'elle décide de la temporalité effective de la philosophie islamique, issue elle-même des modes de résolution du problème théologique fondamental posé à l'islam par l'existence du Livre saint. C'est l'histoire de modes d'interprétation philosophiques, au sens le plus large, du sens du LiYre. L'histoire y est exégèse d'une exégèse. Ce faisant, Corbin met en lumière l'intrication indissoluble de l'herméneutique et de la philosophie en terre d'islam et, par conséquent, le véritable fait historique majeur: les systèmes de la philosophie islamique sont incompréhensibles si nous les disjoignons du souci herméneutique du Livre et des pratiques exégétiques concrètes. L'histoire, qui nous semblait baroque, devient claire comme le jour, elle correspond à l'expérience que nous faisons quand nous abordons vraiment les œuvres de ces philosophes, dans leur effectivité: non des traités comme on écrit depuis que le souci exégétique nous a quittés, mais des œuvres où le Livre saint n'est jamais loin de la spéculation métaphysique ou même des sciences de la nature, alchimie, physique spirituelle, numérologie mystique, etc. Une philosophie prophétique, disait Corbin.
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Ernest Renan, Averroès et l'averroïsme. Essai historique, 3' édition, revue et augmentée, Paris, 1866.
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Christian Jambet
C'est donc bien un enjeu historique concret qui motiva cet ouvrage de Corbin, mais un enjeu qui prend sens dans la longue courbe transhistorique de 1' homme religieux. Dès lors, il s'explique bien aisément, le choix de commencer, loin de toute vraisemblance, par l'exposé des philosophies shï'ites ! Corbin ne pense pas à un commencement empirique, mais à un commencement transcendantal. Il oppose des figures de l'esprit à d'autres figures de l'esprit. Il pratique l'histoire militante, comme on parle d'église militante. Il soutient que la ligne transhistorique de la pensée islamique se découvre dans le cycle qui part du shï'isme pour y revenir. Ce choix fut contesté, il est contestable, mais il a le mérite de dire ce qu'est, pour tous les historiens, écrire l'histoire: décider d'un passé pour le présent, selon les intérêts transhistoriques que l'on accorde à la vie de l'esprit. Le phénomène de l'histoire renvoie, en sa vérité philosophique, à une "métahistoire", à des structures cachées du monde de l'esprit. On aura reconnu ici l'héritage de Wilhelm Dilthey et même, me semble-t-il, de Ernst Cassirer. Ainsi, l'on choisit un mauvais terrain d'attaque lorsqu'on reproche à la méthode employée par Corbin, dans Avicenne et le récit visionnaire4, une sorte de finalisme déguisé. En mettant en valeur les récits mystiques d' Avicenne, en les lisant comme s'il s'agissait de textes ésotériques, porteurs d'une multiplicité de significations cachées, étrangères au discours des grands traités scolastiques composant Le Livre de la Guérison, en y déchiffrant l'origine d'une courbe de vie, celle de l'avicennisme iranien, Corbin aurait commis une faute, eu égard à la juste méthode de l'histoire. Il aurait lu Avicenne à la lumière de Sohravardï, ou de Mulla $adra, il aurait interprété les récits de l'un en fonction de l'herméneutique qu'en a proposé, ultérieurement, le Shaykh al-ishraq. Corbin aurait interprété Avicenne selon l'avenir de celui-ci dans l'avicennisme iranien, au lieu de le comprendre à partir de son passé. Ainsi, l'ultérieur expliquerait l'antérieur, la fin le commencement, et l'ordre des causes serait renversé. Ces critiques seraient fondées si Henry Corbin avait eu pour projet de nous dire qui fut, réellement, au xe siècle, cet homme que nous nommons Avicenne, et qui nous reste accessible par quelques témoignages, dont il fut lui-même le principal fournisseur. Bref, si ressusciter le visage d' Avicenne dans le cadre qui fut le sien, dégager les sources auxquelles il puisa, révéler l'enchaînement des causes matérielles et efficientes de son œuvre en une tradition antérieure, était le but du livre de Corbin. Or, à l'évidence, il n'en est rien. Si l'histoire est l'évocation d'un passé en tant qu'il est au passé, et qu'il parachève une série antérieure d'autres événements passés, le livre sur Avicenne n'est pas un livre d'histoire. Mais telle n'est pas la perspective de Corbin. Il établit le texte des récits avicenniens, il les traduit. Il ne se demande pas comment un long flux d'histoire a pu aboutir à ce terme, mais comment ces pages énigmatiques sont, au contraire, une origine. Comment elles sont l'origine, dans leur littéralité, d'une lecture, d'une tradition de lecture, comment elles rendent possible une interprétation, la suscitent, la disciplinent et la libèrent. Il se demande: pouvons-nous lire encore Avicenne? est-il pour nous un contemporain? que doit
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H. Corbin, Avicenne et le récit visionnaire: t. I, Étude sur le cycle des récits avicenniens, Bibliothèque Iranienne 4, Téhéran-Paris, 1954; t. 2, Le récit de Hay y ibn Yaqzan, Texte arabe, version et commentaire en persan attribués à Juzjani, traduction française, notes et gloses ("Bibliothèque iranienne" 5), TéhéranParis, 1954.
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être le temps authentique de cette œuvre, que doit être notre propre temps, pour que l'événement du sens surgi de la lettre avicennienne parle à notre raison et à notre désir? en quel temps allons-nous le rencontrer? en quelle histoire commune cet homme de la Transoxiane viendra-t-il vers nous, et nous vers lui? Ce ne peut être le temps passé, irrémédiablement révolu et fictif Ce ne peut être qu'un mode du présent, un temps présent, où Avicenne fasse acte de présence. Pour cela, il faut révéler, mettre à jour, élucider la lignée temporelle qui s'enroule en notre propre présent réel, non le présent du calendrier, vite évanoui, mais le présent vivant d'une certaine configuration de la conscience, à partir duquel s'engendre un passé, et se dessine un avenir. C'est à la condition de porter en soi un avenir qu'une œuvre dite du passé fait acte de présence au présent de la conscience philosophique, et qu'elle peut décider de son propre passé, de sa situation historique et de son destin, de sa finalité toujours réactivée. Éveiller cet avenir, telle est la mission de l'historien. Instruit par la lecture assidue de Pierre Duhem et d'Alexandre Koyré, Corbin savait bien que l'avicennisme était chose morte en Occident. Que les mondes des penseurs d'lspahan, si proches de nous selon l'ordre du calendrier, xvn° siècle, XYIII 0 siècle, étaient pourtant aussi lointains que les âmes célestes et les anges médiateurs de l'aventureux génie qui unifia le cosmos médiéval. Fallait-il rester fidèle à des morts, faire de l'histoire comme en font les antiquaires et n'y vérifier, par la négative, que le sens absolument neuf de notre modernité? Fallait-il consacrer les coupures historiques qui ont permis la science moderne sans les soumettre à l'examen, en les tenant pour des données de fait, à jamais rebelles à toute mise en question de leur sens et de leur décision métaphysique? Fallait-il accepter que ce donné de fait fût irrémédiable et que le temps s'imposât à nous comme une force étrangère et mortelle emportant toute œuvre au néant et refusant toute réversibilité des décisions fondatrices? Pour Henry Corbin, la liberté souveraine de l'esprit surplombe le temps chronologique, le temps où rien ne semble passer parce que tout est également dépassé, le temps de la nature. La véritable histoire n'est histoire que dans la mesure où elle n'est pas histoire naturelle. Elle est devenir concret, déploiement simultané d'un passé et d'un futur à partir d'un présent, en fonction de l'intensité du futur où ce présent se projette. Si l'histoire est arrachement au cours naturel des choses, il faut en tirer la conséquence. Le temps historique authentique est un temps événementiel, réversible et multiple, et non un temps soutenu par une causalité mécanique et une détermination physique. La causalité efficiente régit peut-être la nature, mais non l'histoire, où les causes réelles ne sont pas encore là, où elles attendent notre présent en lui ouvrant son avenir. Comme l'écrit subtilement Jorge Luis Borges,« peut-être l'histoire universelle n'est-elle que l'histoire de quelques métaphores. »5 Dans la temporalité vivante de l'esprit, Avicenne est bien un homme de son temps. Mais, demande Corbin, qu'est-ce qu'être de son temps? est-ce être du temps commun, du temps de tout le monde, du temps anonyme qui n'est le temps de personne? Le temps d' Avicenne est celui que détermine l'acte d'exister singulier qui prit forme dans l'ensemble des activités dont le foyer générateur porte le nom d' Avicenne. À
5 J.
L. Borges,« La sphère de Pascal», dans Enquêtes, traduit de l'espagnol par Paul et Sylvia Bénichou, nouvelle édition, Paris, 1986, p. 15.
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la façon des monades de Proclus, chaque vivant exprime ainsi son essence infinie dans un espace et un temps originaux. Ce temps d' Avicenne ne s'épuise pas dans la fin culturelle de l'avicennisme occidental, mais il engendre de nouvelles possibilités d'être, pour peu qu'un sujet en décide, déchiffre Avicenne dans sa propre temporalité et dans son espace intérieur. Ainsi firent Sohravardî au XIIe siècle, Nasîroddîn îüsî quand il eût vu tomber Bagdad, ainsi firent les penseurs d'Ispahan et de Shiraz au xvII 0 siècle dans le calme des madrasa-s shî'ites, Mulla $adrâ et ses contemporains selon l'esprit, dont il est des métaphores aujourd'hui, de l'Iran au Liban, de Melbourne à Louvain ou à Paris. Ainsi fait Henry Corbin. Il ressuscite Avicenne, parce qu'il lui procure une nouvelle métamorphose. Déjà les commentateurs iraniens ou andalous l'avaient modifié, du seul fait de leurs gloses, et la figure historique d'un penseur n'est rien d'autre que la somme de telles métamorphoses. Elles sont toutes le fruit d'un présent actuel, et l'histoire réelle n'est pas l'engloutissement empirique d'une série mélancolique de choses mortes, mais la série ouverte des présents qui innovent, qui font événement. Faire de l'histoire en philosophe se justifie alors pleinement. Consacrer sa vie à de vieux grimoires, à la patiente édition de milliers de pages obscures et austères, aux dédales de la dialectique infinie des métaphysiciens, aux étrangetés des visions et des diagrammes, n'est pas une œuvre funèbre, mais la décision de notre futur. Il y a quelque chose de l'enfance et des émotions de l'amour dans cette conviction du savant, qui veut que ce qu'il invente du passé cesse par là d'être passé, que les modes d'historicité soient variables et qu'à son tour il crée l'un d'entre eux, où sa propre existence déroule son roman intime, qui deviendra le roman et le récit personnel de plusieurs. L'intuition de l'histoire selon Corbin est celle du temps retrouvé, elle est une esthétique de l'histoire, au sens de ce que disent de l'art ces lignes fameuses de Marcel Proust: «moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en-dessous, leur "déjeuner sur l'herbe". »6 Henry Corbin nous offre la clé de sa propre conception de l'histoire quand il fait, à plusieurs reprises, l'exégèse du mot arabe par lequel se dit« le récit historique». Ce mot est al-1;.ikaya. C'est un récit, comme on en trouve dans les Mille et une nuits, ou dans les encyclopédies foisonnantes de l'islam, Les Prairies d'or de Mas'üdî par exemple, ou dans la Bible et le Coran, qui sont faits d'un grand nombre de récits touchant la vie des prophètes et celle, plus mystérieuse, de Dieu luimême, dans les traditions du Prophète de l'islam aussi et dans celles des imâms du shî'isme: «C'est qu'en fait toute histoire qui se passe dans ce monde visible est l'imitation d'événements d'abord accomplis dans l'âme, "dans le Ciel", et c'est pourquoi le lieu de la hiérohistoire c'est-à-dire des gestes de l'histoire sacrale, n'est pas perceptible par les sens, parce que leur signification réfère à un autre monde.» 7 Le mot arabe signifie aussi répétition, «comme si l'art de l'historien s'apparentait
6 Marcel Proust, Le temps retrouvé. À la recherche du temps perdu III, "Bibliothèque de la Pléiade", Paris, 1954, p. 1038. 7 H. Corbin, En islam iranien, Paris, 1971, t. I, p. 163.
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essentiellement à l'art du mime. »8 Il s'agit d'une figure de rhétorique qui répète une formule en lui conférant une légère modification, voire un solécisme, une faute volontaire de grammaire9 . L'histoire est faite de solécismes pleins de signification, de trébuchements de la langue divine, de la langue angélique, dans la répétition qui est le récital lui-même. Appliquant ces réflexions à l'exégèse historique, Corbin vit dans les systèmes successifs de la philosophie islamique, ou dans les structures théologiques qu'il mettait à jour, non les effets d'une causalité sociale extérieure, mais les modifications, les répétitions cycliques d'un récit sans autre origine que celui qui les dicta, à commencer par cette source sans autre justification qu'elle même, la parole prophétique. À son tour, Corbin se donna pour tâche de répéter, selon son propre temps et les lois qu'il lui donnait librement, sous la seule contrainte de l'exactitude littérale, ces récits qui faisaient comme le feuilletage infini d'une histoire unique. Voilà qui éclaire la part que prit Corbin à la querelle de l'historicisme (comme on dit la querelle des universaux). Nous confondons trop souvent le rejet de l'historicisme et le rejet de l'histoire, en oubliant que l'historicisme désigne seulement une certaine configuration de l'histoire et que la critique qui s'y oppose ne se réduit pas à une stérile revendication en faveur de l'anhistorique. En son sens originaire, l'historicisme est une manière de lire les récits théologiques, les Livres saints. Il va de pair avec un littéralisme intégral. C'est prendre à la lettre, sans leur donner de sens allégorique, symbolique ou spirituel, les récits historiques, en y puisant des leçons pour sa propre histoire, pour ses propres décisions historiques. C'est s'engager au présent en fonction du seul sens historique passé des événements relatés dans les Livres saints. En un sens dérivé, l'historicisme est l'attitude intellectuelle qui soutient que le sens et la valeur des productions humaines s'explique par leur généalogie, les successives gestations d'une histoire dont elles sont le résultat. À son tour, ce choix de lecture impose certaines conséquences, dont la plus importante est le primat de l'histoire sociale sur le devenir des choses de l'esprit. C'est pourquoi Corbin identifia l'historicisme aux formes modernes des théologies laïcisées qu'étaient pour lui les philosophies contemporaines de l'histoire, singulièrement le marxisme, et les formes diverses de la sociologie des religions. Dans la mesure où il préféra l'exégèse symbolique au littéralisme, il préféra l'histoire philosophique à l'historicisme10.
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Ibid. Voir cette idée développée dans Face de Dieu, Face de l'homme. Herméneutique et soufisme, Paris, 1983, p. 164 sq. et index s. v. «J:iikayat». 9 «Le terme arabo-persan J:iikayat qui désigne le "récit historique", équivaut d'abord au grec mimêsis, "imitation". Il désigne une figure de grammaire arabe où l'on reprend un terme dont s'est servi l'interlocuteur en le mettant au cas où il avait dû le mettre lui-même, quitte à commettre soi-même un solécisme (équiv. en latin: Ambos puto esse Qoreischitas ?-Non sunt Qoreischitas!). La conversion du temps qu'opère l'appropriation personnelle des situations qorâniques, ce passage au style direct, comporte ainsi une ontologie de !'Histoire, dont le "solécisme" défie le "temps historique"» (L'homme et son ange, Paris, 1983, p. 28 sq.). 1 °Corbin doit beaucoup à Jean Baruzi. Commentant les pages que Baruzi consacre à Liszt, il accède à la plus grande radicalité dans cette formulation saisissante de sa propre perception de ce que doit être une perception philosophique de l'histoire: «lei l'épopée n'est pas seulement hors de l'histoire; elle est antihistoire, "en rébellion contre l'histoire", du moins de ce que la coutume entend en général par histoire» (Face de Dieu, Face de l'homme, op. cit., p. 177).
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À ces discours, Corbin reprochait de manquer l'objet même qu'ils se proposent d'expliquer. Expliquer une forme de représentation religieuse par la somme des sources auxquelles ont puisé ses auteurs, ou par le milieu social de son émergence, ou par les modes de production matériels de son temps, c'est manquer le temps propre de cette représentation, et, surtout c'est admettre qu'il s'agit d'une représentation du monde, de la société et de l'existence matérielle, représentation illusoire (idéologie), représentation tronquée, ou, en tous les cas, mystificatrice et suspecte. L'interprétation historiciste suppose ainsi que les manifestations de la vie de l'esprit ne soient pas des manifestations du vrai, mais soient des représentations, des reprises, sur la scène de la pensée, d'une autre scène, qui serait seule à posséder la vérité, qu'elle soit sociale, politique, ou même inconsciente. Je crois que l'hostilité massive que Corbin ne cessa d'avoir, à l'égard de Freud comme à l'égard de Marx ou de la sociologie des religions - ne parlons pas de la politologie! -, tient à cela, à l'idée qu'il récuse, et qui veut que les idées soient des représentations, et non des productions, des actes originaires, et qu'il faille en chercher la vérité en un autre lieu, un autre espace que celui qu'elles dessinent et qui exprime l'intention qui est la leur. En expliquant la forme par autre chose qu'elle même, par autre chose que le sens immanent à cette forme, on en manque l'essence, le contenu noétique, on la détruit par l'analyse même qu'on lui impose. De là l'injonction qu'il se donna: voir comme celui dont on étudie le mode de perception a pu voir. Tenter de répéter cet acte de perception à la «hauteur d'horizon», disait-il, qui est la sienne. Ensuite peut venir l'explication par les causes extérieures, que Corbin ne méconnut jamais, mais qu'il tint toujours pour inessentielles, adventices et secondes. Henry Corbin décrit, avec beaucoup de soin et de précision, les formes, les schèmes que les œuvres mettent enjeu. Ces schèmes sont moins pour lui des constructions intellectuelles abstraites (quoiqu'il accorde la plus grande importance aux concepts et aux problèmes théoriques) que des modes de perception. Cela le rapproche grandement de Husserl, qui fut son vrai maître en phénoménologie, mais aussi de Hegel, ce que l'on remarque trop rarement. De même que Hegel s'attache moins au contenu de l'entendement qu'aux figures de la raison, aux modes de perception de la conscience, allant jusqu'à leur donner des noms comme à des tableaux ou à des romans, «le règne animal de l'esprit», «la conscience malheureuse», etc., de même Corbin décrit des modes de conscience qui sont aussi des modes d'être. À la différence de la phénoménologie hégelienne, il ne s'agit pas des modes successifs d'erreur et d'errance par quoi passe la conscience dans sa passion pour et vers la vérité, mais les modes répétés et modulés, à la façon des variations d'une fugue de Bach ou de César Franck, de la perception véridique, authentique du sujet religieux, ce qu'il nomme parfois «la phénoménologie de l'ange de l'humanité». Corbin, ce grand organiste, déploie les mondes et les actes de l'archange donateur des formes. Il aura passé sa vie à devenir l'exégète de Gabriel. Il nous donne à voir l'acte à l'état naissant, et non seulement son résultat. C'est moins le concept de l'imagination divine qui lui importe chez Ibn 'Arabi, que le mouvement de l'esprit qui conduit à percevoir le monde comme une imagination en imagination. Ce que les phénoménologues appellent l'intention de signification. De là que les plus graves malentendus se dissipent, si l'on fait bien attention à la rigueur de la méthode. 18
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Lorsque Henry Corbin établit des corrélations structurales entre l'image du temple, telle qu'il la déduit des textes de Qumrân, l'image du temple de la Ka'ba dans l'exégèse duodécimaine, et d'autre schèmes analogues, il ne dit pas que ces actes de la conscience sont liés par l'histoire extérieure des religions, qu'ils s'influencent les uns les autres, ou qu'ils dérivent les uns des autres. La question de savoir si la théologie du judéo-christianisme a joué un rôle dans la formation historique de l'islam n'est ni négligeable ni futile. Bien au contraire. Mais le rôle du philosophe est moins de trancher dans ces questions que de révéler les convergences entre intentions de significations, ou, au contraire, les incompatibilités. L'analyse ne vise pas à énoncer simplement le résultat figé d'un processus de manifestation, mais l'acte de manifestation lui-même qui éclôt en une figure archétypique, une face, une forme, un schème structural fécond en épiphanies successives. Le titre de l'ouvrage posthume, titre décidé par Henry Corbin, Temple et contemplation 11 dit cela: le temple est la contemplation du temple, et la contemplation est la somme des temples où séjourne la présence du Dieu révélé, en l'unité plurielle des monothéismes. Ayant prononcé le nom de Hegel, nous devons nous demander quelle fut la dette de Henry Corbin à son égard. Il est notoire que Corbin reçut avec la plus grande réticence les leçons que son ami Alexandre Kojève consacrait à la pensée religieuse de Hegel, et, sous ce chef, à la Phénoménologie de l'esprit. S'il tint le plus grand compte de cette lecture kojévienne de Hegel, c'est qu'il y fut entraîné par la fréquentation antérieure de Karl Lowith, et par sa propre formation théologique. La notion de «théologie laïcisée», devenue presque triviale depuis lors, n'était guère dévoyée de son sens. C'était aussi l'époque où Carl Schmitt soutenait que toutes les grandes politiques étaient en fait des théologies politiques laïcisées. Henry Corbin en tira des conséquences originales. Il vit dans cette laïcisation l'inéluctable résultat d'une opération théologique antérieure, dont il fixait l'origine dans les théologies conciliaires successives, qui avaient conclu à la dogmatique achevée de la Grande Église. Je ne suis pas certain que, sur ce point, il diffère grandement de Hegel ou même de Carl Schmitt. Son originalité est ailleurs. Il est très significatif que les conférences prononcées par Henry Corbin dans l'enceinte de la section des sciences religieuses de !'École Pratique des Hautes Études, dans les mêmes années d'avant-guerre, où Kojève y prononçait ses conférences sur Hegel, aient porté sur Hamann 12 • Tandis que d'autres exégètes de Hamann, Carl Schmitt par exemple, voyaient dans le «mage du Nord» le parfait exemple d'un exégète de la Bible rebelle au judaïsme libéral, et bon témoin d'une théologie politique 13 , Corbin lut Hamann comme l'antidote à la lecture kojévienne de Hegel. Il lut chez ce penseur profond, ami
11 H. Corbin, Temple et contemplation. Essais sur l'islam iranien, Paris, 1980. On relèvera que le modèle de l'herméneutique comparée se dévoile, pour Corbin, chez un romancier, chez Balzac (voir op. cit., p. 197 sq.). 12 H. Corbin, Hamann philosophe du luthéranisme, Paris, 1985. 13 Voir, sur Hamann, les lignes importantes de C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l'État de Thomas Hobbes, sens et échec d'un symbole historique (1938), trad. française par Denis Trierweiler, Paris, 2002, p. 121. L'interprétation de Golgotha et Scheblimini (1784) par Schmitt, allusive et énigmatique, nous semble opposée à celle de Corbin. Il apparaît, en tout état de cause, que l'œuvre de Hamann fut, dans ces années noires, un enjeu majeur pour l'exégèse de l'histoire.
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Christian Jambet ironique de Kant, précurseur de Kierkegaard, une théologie profondément rebelle à l'ordre et à la conception politique du monde. L'idée directrice des théologies laïcisées, selon laquelle l'histoire mondiale est une théodicée fut ainsi radicalement mise en question. Si théodicée il doit y avoir, ce ne peut être que dans l'horizon du messianisme, et celui-ci, orientant l'histoire, est messianisme ouvert, déterminé par l'attente toujours reconduite des événements du salut, bref une théologie du Paraclet. Le règne de l'Esprit, qui succède au règne de l'Église et de la Deuxième Personne, laquelle succède au règne de la Loi et de la Première personne: ce schème, que Corbin pouvait lire déjà chez les grands spirituels de l'idéalisme allemand, allait déterminer, qu'il la reçoive ou qu'il la conteste, toute son exégèse de l'islam spirituel, et surtout celle du continent de l'islam shï'ite.
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PSYCHANALYSE ET «RELIGION MONOTHÉIST E» Jean-Michel HIRT Université de Paris XIII
Lorsqu'un psychanalyste s'engage à jeter un pont entre l'œuvre de Sigmund Freud et celle d'Henry Corbin, il doit prendre quelques précautions, car préjugés et difficultés surgissent de partout et menacent d'emporter l'audacieux. Quand, pour faire bonne mesure, cet analyste élargit son propos en convoquant le monothéisme, qui est, comme religion ou conviction, l'un des enjeux majeurs des travaux de Freud et Corbin, il frôle la démesure tant la complexité de leurs approches divergentes excède le temps d'une communication. Vous me pardonnerez mon ambition, et ses conséquences psychiques: la frustration et le déplaisir. Ces deux affects sont aussi liés à une situation expérimentale à laquelle Corbin, après Freud et autrement, m'a rendu sensible, ce que j'appellerai la décomposition de la «religion monothéiste». C'est à partir de leur éclairage conjugué de cette décomposition que, je l'espère, apparaîtra l'impact de ma lecture de Corbin sur l'interprétation freudienne du monothéisme mosaïque. Que croit-on savoir de la religion de Freud?« Juif athée» comme il se qualifiait lui-même, il revendiquait son appartenance à la culture juive, tout en refusant les croyances de sa religion d'origine et de toutes les religions. Il jugeait celles-ci au service de l'inhibition de pensée et de ses trois effets majeurs: l'intolérance, le dogmatisme et la rigidité caractérielle. En somme, un homme à la fois attaché aux idéaux du siècle des Lumières et lié par les conditions idéologiques de l'objectivité scientifique au début du xxe siècle. Pourtant, cette présentation succincte, si courante, ne rend pas justice à la passion de Freud pour la chose religieuse tout au long de sa vie, sa passion pour l'expression de la vérité que la religion véhicule: une vérité clivée entre le su et l'insu, entre vérité historique et vérité matérielle. Concédons lui plutôt un intérêt puissant pour de tels objets de pensée, intérêt dont les signes les plus tangibles sont ses œuvres qui vont de Totem et tabou (1912) jusqu'à L'Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), l'ultime opus d'un Freud qui se définissait aussi comme un Juif infidèle. Quand on sait l'importance et la valeur de la notion d'infidélité pour la religion juive - rappelez-vous dans la Bible de la gravité du paradigme de Job pour l'économie du salut-, on devine que Freud n'a pas utilisé le mot infidèle par hasard. Mais deux remarques s'imposent d'emblée: d'une part, il n'est pas anodin que l'un et l'autre livre de Freud paraissent sur fond de guerre mondiale. Consacré à l'animisme, cette conception psychologique du monde issue de l'ignorance de la mort pour l'inconscient, Totem et tabou est paru à la veille de l'effroyable boucherie de 14-18, celle qui va sonner le glas pour Freud des illusions humanistes en exposant la fragilité des acquisitions culturelles chez les êtres dits humains. L'Homme Moïse, lui, paraît à la veille de la Shoah, qui engloutira des membres de la famille de Freud, parmi tant d'autres de son peuple. Entre les deux guerres, il aura juste le temps de formuler la redoutable hypothèse de la pulsion de mort au principe de toute pulsion et à l'œuvre, silencieuse, dans la vie psychique de chacun. Pulsion de 21
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mort inhérente à la psyché et qui semble ne laisser aucun espoir, sinon sous la forme de l'illusion, à une quelconque alternative messianique face à l'inexorable passage de l'animé à l'inanimé. D'autre part, il est avéré que la parution de Totem et tabou n'est pas étrangère à la rivalité et la rupture avec celui qui a été un temps, le temps d'une amitié, considéré comme son dauphin, Carl Gustav Jung. Or, après leur séparation, chacun emporte avec lui une dimension de cette vie religieuse, qui a constitué une interrogation grandissante au fur et à mesure de la découverte des effets de l'inconscient. Jung s'éloigne avec les préoccupations psychologiques issues de la mythologie, Freud demeure avec les aspects cliniques de la croyance. On pense à l'étymologie du mot symbole, chacun part avec un tesson, mais ils ne se retrouveront pas de leur vivant pour réunir les deux morceaux du symbole. Or, une grande partie de leurs efforts parallèles d'élaboration a été consacrée à une recherche orientée par un souci analogue: élucider les processus d'individuation, dont les individus fondateurs de religions sont la manifestation éclatante. Par ailleurs, jusqu'à la seconde guerre mondiale, l'intérêt des disciples de Freud pour la religion reste très vif, comme le prouvent les écrits de Jones, Reik et surtout Lou Andréas Salomé. À travers eux, l'aventure pour la pensée que constitue le monothéisme n'a jamais cessé d'être au cœur de la problématique psychanalytique. À telle enseigne qu'il faut relire l'ensemble des textes de Freud à partir de son dernier ouvrage et testament, L'Homme Moïse; là se trouve exposée la liaison entre le psychique et le culturel à laquelle il est parvenu au soir de sa vie, là se déchiffre son exigence spirituelle. Celle qu'il appelle la religion monothéiste a signifié, selon lui, un progrès décisif pour l'esprit humain, en privilégiant l'adoration d'un dieu indicible car invisible, et en assurant le passage du sensible au spirituel. À ce passage, si considérable pour l'espèce humaine, fait écho l'invention concomitante de la paternité, c'est-à-dire le primat de la langue dans les relations symboliques, puisque le père devient celui qui nomme l'enfant, qui le reconnaît comme sien par un acte de parole. Cet événement fondamental a, pour Freud, son héros, Moïse, celui par qui la chair se fait verbe et qui représente sans conteste l'identification principale de sa vie. «L'homme (Moïse), et ce que je voulais faire de lui, me poursuit continuellement», écrivait-il à Arnold Zweig le 16 décembre 1934, cinq ans avant sa mort. C'est à propos de Moïse que, par deux fois, Freud avancera des élaborations qui témoignent de cette «imagination créatrice» tant réhabilitée par Corbin. D'abord, au cours de «trois semaines de solitude en septembre 1912», écrit-il à Eduardo Weiss, en contemplant «tous les jours» dans l'église romaine de Saint-Pierre aux Liens la statue de Moïse sculptée par Michel-Ange, Freud voit dans la posture de ce Moïse de pierre la figuration de la capacité à renoncer à des pulsions destructrices; ensuite et surtout, dans ce qu'il appelait son «roman historique», Freud voit en Moïse un haut dignitaire égyptien qui rendra les Hébreux dépositaires du monothéisme inaugural, celui du pharaon Akhenaton; ce pharaon infidèle à sa lignée royale qui aura vidé le ciel d'Égypte de ses multiples divinités, au profit du dieu unique Aton.
À suivre Freud, la naissance de la religion juive, à l'intérieur de la matrice égyptienne puis hébraïque, constitue une lente élaboration collective en liaison avec la scène sexuelle originelle de l'humanité, soit le meurtre du père. La vérité religieuse s'énonce donc à l'ombre d'un clivage puisqu'elle révèle et cèle tout à la fois; 22
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elle se présente comme une vérité en deux: une vérité historique avouée et une vérité matérielle inavouable. La part matérielle, fixe, est suscitée par la réalité psychique et l'inévitable religiosité qui l'accompagne. La part historique, instable par définition, est à l'inverse susceptible de remaniements qui, par deux fois, vont conduire à ces constructions religieuses différentes du Judaïsme que seront le Christianisme puis l'Islam. Confronté à ces« répétitions» divergentes sur un même thème, le Judaïsme est placé, selon Freud, en position de «fossile», clos sur luimême, alors que le Christianisme et l'Islam se veulent des religions de masses, au prosélytisme conquérant, qui cherchent à s'ériger en conceptions du monde. De son côté, Henry Corbin établira comment l'inclusion du Dieu unique à l'intérieur du monde aboutira, avec la fermeture du monde sur lui-même, à la divinisation de l'Histoire et l'éviction de Dieu. Cependant, apporter un peu de lumière sur la nécessité psychique de ces religions monothéistes, c'est mettre l'accent sur ce que Freud et Corbin découvrent au cours de leur investigation respective, à savoir un désir chevillé à l'âme, un désir d'immortalité, tout à la fois négation de la mort et affirmation d'une vie pour audelà de la mort. D'où, avec chacune des occurrences religieuses du monothéisme, l'hypothèse d'un nouage spécifique de la religiosité et de la spiritualité par le religieux. Il y aurait donc un noyau de religiosité actif au sein de chaque religion, mais encapsulé en elle. Dans le meilleur des cas, chacune d'entre elles favoriserait l'épuration de ce noyau de religiosité jusqu'à permettre sa sublimation, comme en témoigne l'expression spirituelle qui caractérise l'élévation mystique. Définir la religiosité, c'est accéder à l'articulation décisive entre le psychique et le culturel. En effet, la religiosité est une formation de compromis qui, sous l'action de la répression culturelle des pulsions, se met en lieu et place du pulsionnel dans la vie psychique. La religiosité ressemble à un gant qui, retourné, fait apparaître le pulsionnel. De là ces retournements en leurs contraires qui frappent tant les esprits, lorsqu'au nom de Dieu, un groupe d'hommes en vient à en massacrer d'autres, comme si brutalement la religiosité se mettait au service de la pulsion de mort au lieu d'en contenir la poussée. Dès que l'emprise religieuse sur la religiosité faiblirait, le risque serait grand que se produise un tel retournement, qui voit le déchaînement de la pulsion se parer des oripeaux du religieux. De ce risque Freud est tellement conscient que, tout en se félicitant du déclin de la conception religieuse du monde au profit de la conception scientifique, il s'en inquiète. Dans une culture où la science et la technique dominent, il ne perçoit pas ce qui va permettre le «domptage» des pulsions, auquel naguère la religion était préposée par son emprise sur le redoutable couple de la religiosité et du pulsionnel. Qu'est-ce qui dans une culture techno-scientifique va endiguer le déchaînement pulsionnel, quand la religion n'a plus d'ascendant sur les masses? Telle est la question angoissée de Freud dans L'Avenir d'une illusion, cet essai de 1927 si souvent mal lu, car perçu comme une plate apologie de l'athéisme freudien? Bien sûr, ce ne sont pas les formidables destructions humaines du xxe siècle qui émoussent la pointe de l'inquiétude freudienne. Tout au contraire, les régimes fascistes et communistes auront prouvé que la haine du monothéisme s'accompagne très bien d'idéologies sanguinaires saturées de religiosité, qui viennent combler le vide laissé par la religion. Et que dire du nihilisme ordinaire qui prospère dans nos sociétés démocratiques? De fait, Freud et Corbin portent un même diagnostic en ce qui concerne le «malaise dans la culture», puisque la «religion monothéiste» paraît de moins en 23
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moins capable d'apporter des gratifications et des compensations aux restrictions pulsionnelles, que les hommes doivent bien concéder pour vivre ensemble. De cette impasse nous ne sommes pas sortis tant que nous invoquerons les défaites de la raison, quand c'est la raison elle-même qui est devenue, comme l'écrivait Heidegger, «l'adversaire de la pensée». Freud, qui n'attendait rien de bon de la nature humaine, appelait de ses vœux, dans sa lettre à Einstein de 1933, une dictature de la raison, mais d'une raison rénovée par les découvertes de la psychanalyse, une raison apte à reconnaître ses fondements inconscients et le conflit entre Eros et Thanatos dont elle est le théâtre. C'est à cette croisée des chemins que la réflexion de Freud est fécondée par celle de Corbin qui, lui aussi, a été confronté au reflux du christianisme et à l'extension généralisée du nihilisme en Occident. Mais doit-on parler de crise du monothéisme, car si Freud et Corbin tombent d'accord sur la déroute du monothéisme exotérique, sécularisé et littéraliste, Freud décèle la vigueur du couple religiosité et pulsionnel, a fortiori lorsqu'il n'est plus subsumé par la cohérence du religieux - et ce n'est pas le regain du fondamentalisme guerrier urbi et orbi qui viendra aujourd'hui le contredire. Tandis que Corbin insiste sur le «paradoxe» d'un monothéisme toujours menacé par les périls d'une double idolâtrie, celle qui consiste à faire de Dieu un Être au-dessus des êtres ou celle qui veut faire de Dieu le seul Être à l'exclusion des êtres. Associer leur double approche, c'est dégager la possibilité d'une décomposition du phénomène religieux, à partir de la liaison et de la déliaison de ses trois composantes que sont la religiosité, le religieux et le spirituel. Chacune de ces trois composantes s'articulant à trois processus psychiques, la pulsion pour la religiosité, la culture pour le religieux; mais pour le spirituel, comment ne pas avoir recours au concept de l'imagina! forgé par Corbin? Et c'est ici que surgit un problème épineux de traduction et de passage entre métaphysique et métapsychologie, sachant que certains concepts proposés par Corbin comme l'imagina} permettent d'apporter une intelligence supplémentaire à certains concepts introduits par Freud, tels que le transfert et la toute-puissance des pensées. C'est ici aussi qu'il faut prendre la mesure de l'opération de pensée dont Freud fait preuve avec L'Homme Moïse. En fantasmant métapsychologiquement sur la figure de Moïse, Freud accède à cette Geistlichkeit que l'on traduira par vie de l'esprit ou mieux vie spirituelle, plutôt que par spiritualité. C'est dire qu'en partant de «la mise en pièces» de la figure paternelle, Freud parvient au lieu où son désir d'immortalité rencontre la figure mosaïque. Celle-ci est en position d'objet apparent de sa vision et devient le voile d'un objet caché, soit la figure du pharaon Akhenaton, lui-même voilant un modèle paternel originaire. Mais cette rencontre si singulière ne s'effectue qu'au sein d'un lieu spirituel, le lieu de la hi-unité du jeautre, du je de Freud s'arrachant à sa solitude de sujet pour entrer dans la dualitude de son colloque singulier avec Moïse. En un tel lieu, la reconnaissance de l'un par l'autre se décline sous l'aspect de la réciprocité de l'hôte familier pour l'hôte étranger, ce que Corbin caractérise par le concept de dualitude. Reprenons. D'une part, Freud découvre ce lieu spirituel selon un processus de pensée qui soutient la comparaison avec le processus spéculatif oriental de l'alternance du !ahiret du batin, de l'apparent et du caché. D'autre part, un tel lieu vient confirmer la proposition ultérieure de Lacan, celle de la nature religieuse de la réalité psychique articulée à la croyance au Père. Personne n'échappe à une telle
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Psychanalyse et «religion monothéiste» croyance constitutive du sujet humain, psychiquement il n'y a pas d'incroyant. Mais la spéculation de Freud sur l'homme Moïse ouvre la psychanalyse à la prise en compte de ce que Lacan développera plus tard, en décrivant la structure du sujet liée au Nom-du-Père et dont la croyance est l'inévitable symptôme. Que ce soit une croyance en l'existence ou en l'inexistence de Dieu n'est plus la question - d'autant plus que Dieu ne relève pas de l'existence, mais d'un acte de parole qui le révèle. Désormais, il s'agit de comprendre comment chacun va faire avec «le transfert en provenance de la religiosité», comme Freud l'écrit à Jung dès 1907, comment chacun va être amené à faire avec la croyance au Père indissociable de la réalité psychique. Un Père qui chez Lacan se définira de façon trinitaire puisqu'à la fois réel, symbolique et imaginaire. Tandis que pour Freud, s'attribuer le Père de son choix, c'est devenir ce fils infidèle à ses origines, qui s'arrache aux liens du sang par le meurtre symbolique, pour accéder à l'altérité du père dont il se reconnaît le fils. Ainsi se vérifie ce que le psychanalyste Wladimir Granoff énonçait comme le lien indissoluble entre la psychanalyse et le monothéisme; ainsi se trouve circonscrit, dans le champ de la métapsychologie, ce lieu d'interlocution du je et de son autre; ce lieu imaginal où, selon Corbin, s'éprouvent la portée des rêves et des visions auxquels lui, Corbin, donnait accès en puisant dans le trésor caché des signifiants de la philosophie prophétique arabo-musulmane. Il reste à s'interroger sur ce que sera une psychanalyse qui se souvient de ses origines religieuses et ne se contente pas de les méconnaître. Une psychanalyse qui ne demeure pas sourde à l'extrême amplitude du désir de l'homme monothéiste, cet homme qui ne se résout pas à consentir à sa mortalité; désir dont Freud luimême, parvenu à la fin de sa vie et de son œuvre, reconnaît toute la résonance dans sa propre existence. «Le Moïse ne lâche pas mon imagination», écrit-il encore à Arnold Zweig, le 2 mai 1935. Du même coup s'éclaire l'évolution de la conception religieuse de Freud, qui le conduit à passer d'une critique pré-analytique de la religion à la reconnaissance analytique du «contenu de vérité de la religion». D'abord, Freud a privilégié la dimension massifiée et institutionnelle de la croyance religieuse, refusant de prendre en considération la singularité de la révélation pour un individu, en un mot sa foi; d'où sa méprise dans son étude au sujet de Dostoïevski, car il ne perçoit pas la cohérence de la synthèse subjective chrétienne déployée par !'écrivain dans ses romans majeurs, celle qui fait de Dostoïevski, en tant que créateur par le verbe, l'égal du Fils consubstantiel au Père. Mais peu à peu, la référence mosaïque chez Freud libère la logique du fantasme issue de son désir d'immortalité et produit des effets théoriques: que ce soit le dédoublement de la figure paternelle, ou la notion de «grand homme» qui anticipe sur le "sinthome" de Lacan, ou encore la notion de progrès dans la vie de l'esprit, ou enfin la connexion entre l'éthique et le renoncement aux pulsions. À la fois sujet et objet de l'acte de pensée mis en œuvre dans son dernier ouvrage, l'homme Freud apparaît maintenant selon deux postulations: athée par rapport au transfert en provenance de la religiosité et infidèle envers sa filiation en s'attribuant, avec son Moïse égyptien, le Père de son choix. Empruntant la formule à une grande mystique dont la foi jouxtait l'athéisme, Simone Weil, je peux à présent avancer que Freud est« athée avec la partie de luimême qui n'est pas faite pour Dieu». Il refuse la religion comme source de consolation et fait de l'athéisme un préambule indispensable qui purifie sa croyance au
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Jean-Michel Hirt
Père, avant de réussir à entretenir un «colloque intime» avec le Moïse de son être. Une fois de plus ici, la vision des degrés de l'être que l'herméneutique de Corbin expose, notamment à la faveur du commentaire coranique de Semniinï, favorise l'ouverture des yeux et des oreilles aux défilés de la voie spirituelle. Désormais, c'est la constitution du monothéisme, telle qu'en rend compte une psychanalyse soucieuse du lien indissoluble entre Freud et Moïse, qui atteste que l'homme n'est pas incarcéré dans !'Histoire. Ces deux hérétiques de la psychologie et de la philosophie que sont Freud et Corbin s'unissent pour démontrer combien c'est l'homme qui porte en lui une histoire antérieure à toute Histoire, un Ciel et un Enfer dont le «mariage» se déchiffre dans les LiHes de la «religion monothéiste». Mais, il faut s'empresser d'ajouter, avec l'humour et le sourire du soufi Suhrawardï, que chacun est invité à interpréter ces Écritures comme si elles n'avaient été révélées que pour son propre cas. Au commencement de l'acte d'interprétation, il y aurait donc pour un sujet la décision de soutenir l'infidélité de pensée nécessaire à l'ouverture du sujet à son autre, afin de s'en faire l'hôte. Ainsi Freud témoigne de l'efficacité parricide de la pensée analytique en dépossédant un peuple de «l'homme qu'il honore comme le plus grand de ses fils», ainsi Freud devient cet infidèle qui s'affranchit d'un interdit majeur de pensée en désignant l'égyptianité du fondateur du peuple juif, tout en désignant sa propre étrangeté au cœur de son origine. À l'instar de ce dernier, Corbin fait preuve d'une semblable audace, en récusant le crépuscule métaphysique de l'être pour la mort, et en se tournant vers le continent oriental de la pensée que l'Occident ignorait superbement. À son tour, Corbin fait appel à l'autre étranger et se fait l'hôte de la pensée de Suhrawardï, Rüzbehiin ou Ibn 'Arabi, en vue d'exhumer les gemmes enfouis dans les signes de la Révélation coranique. Pour Corbin, ce geste de rupture ou d'infidélité vis-à-vis des filiations et des conventions de pensée met en cause l'immobilité du dogme théologique, risque le rappel de l'Islam à l'intérieur de la pensée occidentale et renoue avec le projet gnostique immémorial, soit s'exiler de l'exil ici-bas en s'exposant aux souffles de l'interprétation infinie - d'autant plus infinie qu'elle est singulière. Ce geste qui sollicite l'étrangeté de l'autre en soi, qui l'invite à occuper la place de l'hôte, met l'accent sur le passage du visible à l'invisible. Or, pour l'Islam, grâce au prisme coranique, la définition de l'homme comme le miroir pluriel des théophanies permet de ne plus considérer l'invisible comme le déchet de la représentation; il en résulte une perception visionnaire du réel qui renouvelle les questions du regard, du reflet et de l'image en fonction de la capacité spéculative du voyant. D'ailleurs le travail clinique avec des patients de culture musulmane oblige déjà le thérapeute a prendre en compte d'autres interactions du psychique et du religieux. Par exemple, il n'est pas rare aujourd'hui d'entendre ces patients raconter des rêves à forte tonalité religieuse. Que faire de ces récits nocturnes et de leurs apparitions si l'on se coupe de leurs correspondances avec le Coran et les rites musulmans? À cet égard, le récent livre de Pierre Lory sur Le rêve et ses interprétations en Islam apporte une contribution remarquable à l'intrication entre croyance et psyché. Quand cet été 81 dans les Corbières, à proximité des châteaux cathares, j'abordais l' œuvre d'Henry Corbin, en découvrant le« Cahier de L'Herne »que Christian Jambet lui consacrait, je ne me doutais pas que cette œuvre allait me permettre de mieux prendre en compte les interactions entre la «religion monothéiste» et la
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Psychanalyse et «religion monothéiste»
psyché. Depuis ce temps-là, situé dans ce que Corbin appelait la «marche-frontière »du «domaine psi»,j'arpente ce territoire avec une certitude: s'exiler de l'exil pour un psychanalyste, c'est supporter une parole humaine trouée par l'absolu du désir, c'est accepter d'en entendre l'ardeur et l'excès.
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RELIGION AFTER RELIGIONS? HENRY CORBIN AND THE FUTURE OF THE STUDY OF RELIGION James W.
MORRIS
University of Exeter
One of Henry Corbin's most vehemently repeated exhortations, during the years I was studying with him in Iran near the end of his life, was 'Il faut sortir la philosophie islamique du ghetto d' orientalisme!' 1-referring above all to the fondamental need to 'translate' and communicate the universal masterpieces of Islamic thought into forms and contexts where they could again inspire a larger circle of properly apt readers, so that they could again serve the wider, perennial human purposes for which they had originally been composed and intended. Since then, a great many scholars of Islam, including several of his former students gathered for this commemoration, have made enormous strides in translating and introducing (in several European languages) major works by most of the key Islamic thinkers, metaphysicians and spiritual figures whose works Corbin had himself first discovered and presented, especially through a monumental set of critical editions. But despite those collective efforts, one may legitimately wonder how much progress has really been made in awakening and nurturing, beyond the narrow confines of Islamic intellectual scholarship, a much wider appreciation of the essential contemporary importance and relevance of those figures whose perennial, potentially universal significance was so clear to Henry Corbin himself. Indeed, with regard to the openness and receptivity of the wider worlds lying outside that narrow scholarly specialisation (in Islamic philosophy), one cannot but note that Corbin's own deeply held conviction of the universal human value and interest of these philosophie traditions-an outlook which he certainly shared with most of those earlier Muslim thinkers whose works and thought he was seeking to communicate-today runs profoundly counter to the host of new religio-political ideologies, with their fiercely particularist credos and institutions, that have corne to dominate public intellectual and cultural life throughout much of the Islamic world (and most notably in Iran) since his death. However, as we look more closely today, both in the Islamic world and in the West, we discover that that situation may already be changing. This paper is devoted to exploring some of those 'Signs' and conditions for a wider appreciation of Corbin's scholarly and intellectual contribution, especially in the emerging new field of the 'Study of Religion.' In the realms of thought and spirituality, in particular, 'influences' are remarkably mysterious things. As one must explain to new students each year, our language seems to imply some sort of causality passing from one 'source' of influence
1 'We have to bring Islamic philosophy out of the ghetto of Orientalism'-where 'orientalism' has the purely institutional, academic sense referring to the handful of dedicated scholars devoted to studying, interpreting and teaching the key texts and traditions of Islamic philosophy in their original languages (not to the completely different literary and political theories later popularised by E. Said).
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James W Morris
to another 'receiver'-yet in reality the actively determinant, creative element in that process is almost entirely on the ostensibly 'receiving' side: in the intellectual, spiritual, linguistic and artistic situation which awakens the mysterious recognition of each insight, observation or response appropriate to that outwardly new historical context. One obvious corollary of that recognition is that most of the powerfully inspiring and transforming influences in the life and work of any serious seeker, philosopher, artist or intellectual, even if their works do become publicly and lastingly visible in some way, normally remain entirely invisible unless that person chooses (through autobiography or other means) to draw attention to this or that inspiring factor. 2 When we look at Corbin's influences in different linguistic and cultural domains outside of his own twin homelands of France and Iran, the essential role of very selective, particular local factors of receptivity is immediately apparent. That is to say, the chosen objects of intellectual and cultural interest and elaboration are largely dictated by peculiar local interests, needs and other conditions, not by the author's own ideas, works and intentions. 3 For example, outside the specialised realms of studies of Islamic thought and modern French philosophy and literature, which are the subject of a number of contributors to this commemoration, the best-known wider influences of Henry Corbin's thought in the Anglophone world have for decades corne in diverse areas of religious studies, Jungian psychology, and art and literature where people have fortunately had access to the limited set of translations appearing with Bollingen support. This includes the three Princeton volumes on Ibn 'Arabi, 'Avicennism,' and the anthology of Islamic texts on the imaginai world (Terre céleste et corps de résurrection), together with shorter summaries and extracts from the annual Eranos Jahrbuch. Even in those domains (and again, we are speaking only of Anglophone contexts), Corbin's own wider influence-and any awareness of his underlying Islamic sources-has been largely mediated by the activities of his friends such as Mircea Eliade (who was so influential in spreading the phenomenological approach to religious studies in North America) and the recently departed poet Katherine Raine; or by the more indirect medium of the handful of specialised students of Islamic philosophy and spirituality (whether or not they were privileged to study with him) who will remain continually indebted to his prodigious accomplishments in editing, translating and bringing to public attention so many diverse and significant traditions of Islamic thought, in philosophy, spirituality and the related Islamic humanities. What is so particularly striking about that whole spectrum of artistic, literary and psychological influences to date (beyond specialised Islamic scholarship ), of course, is that they have systematically excluded any serious appreciation and further creative
2 See our recent study «Ibn 'Arabi in the 'Far West'»: Spiritual Influences and the Science of Spirituality (Journal of the Mul;iïddïn Ibn 'Arabi Society 29 [2001]), parts of which were originally prepared for an earlier planned Corbin commemoration in the late 1990's. A more complete version of that study is to appear in a special issue of The Journal of the History of Sufism 5 (2006). 3 Thus, to take one telling example, no one in France could possibly have imagined that, within the space of only a few decades, dozens of new university literature departments (and perhaps thousands of books and theses) in North America would be dedicated almost entirely, and quite exclusive!), to interpreting and applying the ideas of a Foucault or Derrida.
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Henry Corbin and the Future of the Study of Religion
exploration of two of the most fondamental dimensions of almost all of Corbin's own writing: its profound embeddedness in the larger enterprise of metaphysics, and his devotion throughout the last half of his life to many of the most creative and influential metaphysical figures in the wider Islamic tradition. 4 Today, however, that situation may already be changing. Thus our subject in this essay is not so much historical as prospective: that is, it is the preliminary exploration of a potential-and certainly desperately needed-influence of Corbin's work that has not yet become very visibly significant either in the Islamic world or in the wider field of the study of Religion. 5 However, the corresponding human and intellectual needs are already everywhere quite apparent. That has to do with the growing recognition, both within the study of Religion and in many wider public contexts, of the indispensable need for a comprehensive science of spirituality-for a discipline at the convergence of, and equally rooted in, the historical study of past spiritual traditions; in a host of practical and therapeutical forms (and expressions) of spirituality; and in the overlapping interests of several sciences touching on related areas of the actual phenomenology of spiritual experience. On the other hand, students of Islamic thought know that Corbin in fact devoted the last half of his life to the pioneering exploration and revivification of precisely those key intellectual and spiritual figures whose works were most clearly responses to that same perennial need, in their own earlier historical and civilisational contexts. In that sense, the remarkable ensemble of Corbin's published works 6 is already a central inspiration to this formidable world-wide task of the slow elaboration of what we have elsewhere called this 'New Science' of spirituality at the heart of the contemporary field of the study of Religion. 7 And that enterprise itself will certainly not be complete without taking into account several of those key Islamic philosophical and spiritual figures whom Corbin so effectively brought to our wider attention.
To some extent, of course, this 'deafness' to such central dimensions of Corbin's writing refiects the heated and still ongoing divorce of Anglo-American philosophy departments from earlier philosophical traditions over much of the past century. But it could also be argued-as we do in the remainder of this chapter-that it was precisely that divorce which made possible and even encouraged the phenomenal explosion of departments for the Study of Religion in recent decades. 5 There is another, entirely different essay, which we could have written here on the even deeper corresponding need for Corbin's philosophical perspectives, and for the Islamic authors and traditions at the heart of his later work, throughout the wider Islamic world today. While an appreciation of those neglected metaphysical dimensions of Islamic tradition is today visible only among scattered scholars in the Arab world-especially, and understandably, in regions with an ongoing Francophone intellectual connection, or among adherents of traditional Sufism-wider circles of Muslim intellectuals in Indonesia and Malaysia, in particular, have recently begun to translate and study many of the central figures ($adrii, Suhrawardï, Ibn 'Arabï) at the heart of Corbin's work. 6 As with any author, the list of those works of Henry Corbin he published as books in his own lifetime (in contras! with the considerable body of unpublished, often more specialised lectures, texts and translations, especially on subjects in Shiite studies, which were brought out only after his death) is generally more indicative of those works which he understood to have a wider potential audience. 7 See the concluding chapter of our Orientations: Islamic Thought in a World Civilisation. London, Archetype Press, 2004. 4
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James W Morris 1. Henry Corbin and Islamic 'Philosophies of Religion'
Everyone involved in the world of scholarship is intimately aware of those mysterious 'elective affinities' that so spontaneously and invisibly direct each student-beginning at university or even earlier, and going on through the choices of papers, theses and dissertations, to the grand projects and research efforts of whole lifetimes-toward a very particular, always uniquely individual selection of topics and figures who are somehow the ongoing reflection of an initially unconscious spiritual and intellectual quest. In the case of Henry Corbin and Islamic thought, especially-at least for those connoisseurs who are aware of the vast spectrum of fascinating fields of potential intellectual and philosophical interest that awaited the young Corbin when he first turned to Suhrawardï, and first travelled to Turkey and then Iran-there is one constant connecting thread that runs through virtually all the published studies of Islamic thought from the last half of his life. This essential persona! focus certainly falls broadly within the 'philosophy of religion,' but is also considerably more specific than that. It has to do particularly with the complex intersection of metaphysics and spirituality-a spiritual domain that is necessarily at once both practical and conceptual, artistic and intellectual, religious and philosophical, intensely persona! and yet ultimately quite political in its implications. 8 In the case of Henry Corbin, this constant guiding thread-which is intrinsically and complexly 'comparative' by its very nature-was of course already apparent in his earlier studies and research, which bring together his own intellectual training in classical (Greek and Hellenistic) philosophical and theological traditions, Catholic scholastic philosophy, classic figures of 19th_century German philosophical and (Protestant) religious thought, and key related mystical and spiritual figures. 9 To a remarkable extent, while the turning of Corbin's interest to Islamic subjects and figures takes us into a very different historical and cultural sphere, the themes and guiding interests of his research remain remarkably constant-and perhaps equally importantly, his implicit audiences (and their assumed interests and breadth of background) likewise remain largely the same. Now for those who happen to know the wider spectrum of Islamic thought, or even a few of the complex Arabie and Persian intellectual, spiritual, religious and philosophical traditions from which Corbin selected the impressive gamut of figures and tapies filling the later decades of his life and teaching, the persistent inner criteria and interests dictating those particular choices of his studies and publications are impressively clear. In particular, one cannot begin to stress too emphatically that those selections and focuses were in no way dictated or bounded by access to particular texts or traditions somehow limited to present-day Iran or any particular sectarian tradition. Nor-unlike many of his famous 'orientalist'
B Almost ail of Corbin's own publications on Islamic subjects would fall into the category of what modern Iranian scholars tend to call in an oftband fashion 'irfàn-i na?"arï(literally, 'speculative gnosis'). But neither Corbin nor the actual historical figures he studied, edited and translated approached this subject from the scholastic, purely intellectual perspectives (typically devoid of any creative spiritual content or contexts) that have unfortunately corne to typify most contemporary local approaches to these subjects. 9 See the related specialised studies of Corbin's work in some of those areas included in this same volume, including Prof Paul Fenton's fascinating account of the significance of Corbin's previously unknown or unappreciated contacts and interaction with the younger Abraham J. Heschel.
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Henry Corbin and the Future of the Study of Religion
contemporaries-were Corbin's interests ever limited by narrowly academic textual or philological concerns. This particular guiding elective affinity-i.e., with the philosophie intersection of metaphysics and spirituality-is all the more visible in that, as a result, he typically explored, highlighted and treated Yery specifically, in almost every case, only those works (indeed often much more specific chapters or sections) that happened to discuss particular facets of his persona! lifelong fascination with this inner connection of spirituality and metaphysics. 10 In this commemorative context, for an audience including many specialists in those fields, it should suffice simply to list indicatively the successive subjects of each of his major studies in Islamic thought: 11 Suhrawardï; the 'spiritual (Neoplatonic) Avicenna' 12 of later Islamic (and medieval Christian) tradition; early Ismaili cosmologies and philosophies of history; Ibn 'Arabi (and more implicitly, Rümï); and Mulla $adra and later Iranian philosophical traditions primarily interpreting $adra and Avicenna. In each of those cases, the same 'family' of philosophie interests and allusions run through all of his works on these seminal Islamic figures. Indeed even when he turned explicitly to the more practical and popular aspects of Sufism and Islamic spirituality-which is, significantly, quite rare in his published works, even though his philosophical studies and interpretations frequently presuppose an intimate familiarity with those widespread practical spiritual traditions-Corbin's systematic approach to Simnanï's spiritual teaching and experience, or his choice
10 This point actually applies in fairly dramatic fashion to virtually every particular Islamic figure or tradition about which Corbin wrote. (See the careful illustrations of this process, within this same volume, in the studies of Corbin's highly selective approach to both Sufism and Persian poetic traditions by P. Ballanfat and C.-H. de Fouchécour.) Since his time, younger scholars researching and interpreting figures first highlighted by him have continually re-discovered how much of each subject or book he discussed was typically left out of his own introductory discussions and interpretationsand have often pretended or supposed, as a result, that he must have either intentionally misrepresented or else completely misunderstood their own specialised subject. In fact-especially since Corbin had himself often painstakingly edited many of the lengthy Arabie volumes in question-il is quite clear that, like many other scholars of his more literate time, he typically wrote for what he normally assumed was a highly knowledgeable specialist audience, taking it for granted that they were ail well aware of the very specific focuses of his particular remarks and interpretive interests. In other words, his French introductions, summaries and treatments of many of the volumes he edited deal with those very specific topics he felt had a particular interest for his own rather specialised audience and interlocutors-who seem to have mirrored the wide-ranging intellectual background, for example, of his fellow Eranos contributors and his scholarly colleagues in Paris. 11 Almos! ail of which, we should stress, began with and were based on time-consuming scientific editions, as well as translations or critical appreciations. Thal is, as jus! noted (n. 10), Corbin himself in most cases knew very well the wider gamut of topics and approaches found in most of the authors he was introducing-and in most cases chose to write about that far narrower, recurrent selection of central metaphysical and spiritual issues that he personally found philosophically interesting and stimulating. Even more obviously, for those aware of the actual, original Islamic cultural contexts of ail his subjects, Corbin's constant focus on metaphysics-which has appeared to many as a kind of inexplicable ignoring of the indispensable practical religious and spiritual presuppositions of his authors---can instead be seen as part of a conscious, intentional effort to highlight (and eventually communicate) to his own wider, culturally foreign audiences what he considered to be the essentially universal dimensions, and correspondingly irenic religio-political intentions, of their explicitly metaphysical explanations and formulations of their spiritual insights and discoveries. Certainly it was in that spirit that he himself understood the repeated exhortation with which we opened this essay. 12 See H. Landolt's contribution to this volume.
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of Ruzbihiin's Sharl;i-i Shatf;iiyyat, are equally telling indications of the primarily philosophie interests and aims shared with all his other selections. 13 But why should Henry Corbin's persona! philosophical interests and historical research be of such potential relevance to the contemporary development of religious studies? II. Religious Studies or the Study of Religion? Unfinished Business
In its present state, the burgeoning academic discipline of the Study of Religion-or of 'Religious Studies'?: the shifting range of new departmental titles is itself highly significant-cannot but remind us of the familiar children's story of 'the Emperor's New Clothes.' As newly arriving undergraduates cannot help but notice each year, any deeper justification or philosophical explanation of some kind of substantial disciplinary unity, beneath the far more visible congery of different historical subjects and methodological approaches, is still almost entirely lacking. (Thus at first glance, the modestly vague and descriptive 'religious studies' seems far more appropriate than the imperial, intentionally provocative 'Study of Religion' that is very consciously selected by the majority of scholars in this new discipline today, as in the title of their immense and rapidly growing professional society. 14) Certainly most of those now working in this field are quite happy to continue with this ad hoc arrangement, which allows an extraordinary creative and eclectic variety of interdisciplinary approaches and interests, and which attracts an equally wide-ranging mix of highly motiYated students. Indeed ultimately-if one sets all its present-day teachers and practitioners side by side-the departments in this field of study commonly include scholars individually focusing on the arts, humanities, historical and philological disciplines, psychology, and many related dimensions of anthropology, sociology and politics. (The corresponding institutional situation, of course, is totally different in most European countries, where there are few or no undergraduate departments devoted to this subject, and where the advanced scholarly specialists in these component fields of religious studies are themselves typically housed in disparate linguistic, regional, historical, or methodologically based departments.)
13 Again, see the related studies by P. Ballanfat and C.-H. Fouchécour within this same volume. But we cannot too strongly emphasise that Corbin's emphasis on the metaphysical, universal dimension and formulation of these intellectual traditions was not due to any ignorance of their complex religious and cultural underpinnings, but rather to a very conscious choice as to what was of wider philosophical value and interest to his own chosen audiences. Those who knew the Corbins personally in Iran, or who are able to read his works with a firsthand knowledge of the actual religious life and cultures of the Persianate world (as of France, or Germany!), will immediately recognise the recurrent allusions to so many key features and dimensions of popular religious and devotional life within that Persianate culture, in ways that often still extend far across Central Asia and the Indian subcontinent. (An apparently profound ignorance of the history and defining features of those central Islamic cultures may help account for some of the peculiar misinterpretations bedevilling the recent eponymous study alluded to in our title.) 14 In North America, the 'American Academy of Religion' (AAR). That organisation, founded only in the l 950's, includes thousands of active university professors belonging to cross-cultural departments of 'Religion' or religious studies. This umbrella organisation is now entirely separate from the earlier academic grouping (the 'Society for Biblical Literature') that continues to serve faculty from the theological and divinity schools and departments associated with particular (primarily Christian) religious groups and denominations.
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Henry Corbin and the Future of the Study of Religion
In fact, this situation of religious studies has rapidly ernlved-especially over the past two decades-in North American universities (i.e., in Canada as muchas the U. S.), where precisely that inherent disciplinary openness and comprehensiveness corresponds ideally to the traditional undergraduate emphasis on the 'liberal arts,' and whose very open institutional structures favour necessarily inter-disciplinary and increasingly multi-cultural forms of study. 15 There, considerably more than a thousand, typically undergraduate-oriented departments (with more than a hundred teaching positions, for example, now devoted to Islam alone) graduate tens of thousands of undergraduate religious studies students each year. 16 And the corresponding need for qualified professors, teaching materials, specialised publications and so on has nurtured a subsequent expansion of related advanced graduate programmes. The extraordinary, entirely spontaneous 17 institutional expansion of this new discipline has certainly been accompanied-and indeed encouragedby a corresponding expansion in its topics, methodologies and fields of study that is clearly mirrored in the shifting choice of nomenclature. Thus the earlier historically and philologically focused-and therefore highly specialised and almost inevitably graduate-level-field of 'comparative religions' or 'history of religions,' during the first half of the past century, had only very slowly and fitfully emancipated itself from earlier denominational theology and 'divinity school' programmes devoted to training clergy. Such departments, openly based on German models, were very rare and found only in a handful of elite graduate institutions. More recently, in contrast, the host of new undergraduate departments have since moved from the more wide-ranging, neutrally descriptive rubric of 'religious studies' to the increasingly predominant-and philosophically quite problematic-choice of the 'study of Religion,' with its forceful, if rather problematic, insistence on the singular. Hence the interrogation in the title of this essay.
15 There are significant parallels in the simultaneous and almost equally sudden institutional expansion of undergraduate programmes in 'environmental (or ecological) studies': see the concluding chapter of our Orientations (n. 7 above). 16 'Islam' here refers specifically in virtually all cases to the historically and phenomenologically comprehensive religions and related cultural traditions of Muslims throughout the world (including many 'Western' countries)-and not to the narrowly exclusive focus on an arbitrary subset of politics, ideologies and related social movements of a handful of contemporary countries and movements that typically interest today's academic students of politics, sociology, international relations and the media. (Unlike the situation in most of Europe today, in North America scholars with those narrowly restricted socio-political interests tend to work in relation to separate 'Middle East Centers,' and they have their own specialised professional society, the 'Middle East Studies Association'.) 17 For scholars from other countries and institutional settings, it is essential to point out that there has been absolutely no national or local state impetus, agenda or wider group somehow encouraging the spontaneous establishment of such departments, which have been formed almost everywhere in local response to manifest ongoing undergraduate student 'demand'-clearly, if unquantifiably, tied to the corresponding disappearance of many traditional forms of family and community-based, parochial religions education. Especially in the case of the individual states' university systems (but also in originally denominational, church-founded private universities), the establishment of undergraduate religions studies departments has normally taken place despite the pro tests of varions religions (or anti-religious!) groups who naturally tend to confound this new, initially unfamiliar discipline of religions studies with earlier strictly denominational 'theology' or 'divinity' departments. Also, only rarely have significant undergraduate religions studies departments actually evolved from pre-existing theology programmes, since the methods, approaches, subjects and interests of their respective disciplines are of course normally entirely different.
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In reality, as everyone working in this new field certainly knows, these astonishingly rapid institutional innovations have themselves followed and mirrored much wider cultural and sociological transformations, as what were once virtually universal, long-established and taken-for-granted local 'religious' traditions have almost overnight either gradually faded away among younger generations, or else splintered into a host of noisily sectarian, complex and rapidly shifting social groups typically refiecting much narrower and superficial social, ethnie or political affinities. Corresponding to that ongoing development, which is so visibly and rapidly taking place all over the world, 18 is an increasing, albeit often inchoate, awareness of what newly arriving undergraduates of this generation immediately phrase in terms of the fondamental contrast between what they immediately call 'religion' 19 and (much more inclusive, practical and universal) 'spirituality.' Within the wider cultural framework defined by that fondamental popular distinctionhowever problematic any philosopher or religious specialist might immediately find such categories-today's undergraduate students in great numbers fiock to these new departments of 'Religion' primarily to study and explore what they themselves begin by calling 'spirituality.'20 Outside the universities, but even more immediately refiecting those same larger social and cultural transformations, the largest mega-bookstore chains correspondingly now have small specialised shelves devoted to Bibles and other devotional interests of the locally predominant traditional religious denominations, but far larger sections entirely devoted to a vast range of 'spiritual' subjects. These new sections (and related specialised publishing houses) correspond, in fact, to the equally distinctive traditional French phenomenon, present in almost every city, of specialised 'esoteric' bookstores that normally cover (in translation, of course) the gamut of practical and metaphysical expressions of spirituality associated with each of the world religious traditions. To remain for the moment within the strictly academic arena, one of the curious remaining institutional fossils of the older 'comparative religions' approach, with its avowedly historical roots and assumptions, is that this rapidly transforming discipline of religious studies allows a great variety of related subjects and approaches to coexist under the suitably vague methodological umbrella of 'phenomenological' description and analysis. Yet at the same time, this field often remains remarkably resistant to the expanded pursuit of a wider range of empirical and phenomenological approaches rooted in the actual realities of spiritual
18 Unlike the mass media, students of religions history (and of the historical backdrop to the earlier cognate movements of fascism and communism) are aware that the volatile global phenomenon of newly invented, self-consciously sectarian political and social movements framed in the appealingly empty slogan-symbols of past local traditions have far more in common with each other than with the earlier world-religious traditions they often claim to somehow represent. 19 Quite vaguely understood (again largely from media stereotypes)-since for the first time, today's undergraduates typically have little or no formai family 'religions' training or explicit orientation whatsoever. As a result, when they speak of 'religion'-as opposed to 'spirituality'-, they are usually referring those highly visible political, or otherwise sectarian, institutions and forces responsible for the 'religions' warfare and strife so often dominating today's defining world media events. 20 In the past two centuries, in terms of earlier North American religions patterns, such interests and curiosity would instead probably have been reflected in adherence to one or another of the hundreds of constantly proliferating and transforming Protestant religions 'denominations' which have dominated local religions history.
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experience that actually first attracted so many students. 21 This is particularly true of the failure, up to the present, of any serious academic and intellectual integration of the corresponding sciences (psychology, medicine, biology) and the immense range of practical therapeutic, healing and educational activities which the students themselves understandably recognise as the natural offshoot and eventual application of their gui ding interest in spirituality. 22 The primary resistance to this otherwise quite natural-and in the longer run, probably inevitable--expansion of the ambit of the study of spirituality, interestingly enough, clearly cornes not so much from any particular confessional allegiances of the teaching faculty (and even less from external religious institutions), as it does from those scholars' own years of investment in the mastery of complex historical and intellectual disciplines associated with the world religious traditions. 23
III. The Missing Capstone: Metaphysics As a Logos of Spirituality... At the heart of all these recent historical developments, there is a single vast intellectual and spiritual challenge-a challenge which corresponds remarkably to the original contexts and creative concerns of each of the specific traditions of Islamic philosophy (or more specifically, of 'philosophie spirituality') selected for study by Henry Corbin. In other words, virtually any undergraduate student of religion today quickly cornes to see that there is nothing intrinsically 'religious' or unique to the study of religion about the relevant methodologies, subject matter, and interpretive results of sociology, anthropology, political science, 'critical theory,' or any of the other narrower disciplines commonly pursued in religious studies departments. In respect to those diverse-and each complementary and indispensable-meth odologies borrowed from other disciplines, the only distinguishing difference is that teachers in religion departments happen to apply those analytical approaches and research methods to what some particular culture has at some time happened to define as 'religious.' Butjust as in Plato's early dialogues, the arbitrary and intensely problematic nature of such shifting cultural definitions of 'religion' is quickly recognised (like the emperor's nakedness) by any intelligent student-and by those many researchers and teachers who are also busily explor-
21 In any case, the available institutional frameworks for pursuing such interests in spirituality have continued to change radically over time bath within and between different countries, so that one of the still most commonly assigned foundational readings in 'religions studies' courses is William James' century-old Varieties of Religious Experience. One of my most memorable philosophy professors, when I was a young graduate student at the University of Strasbourg, taught and understood that subject in light of his training when a philosophy diploma (licence) required a year (or at least a semester) of practical study within mental hospital-a life-experience surely far more demanding and illuminating than anything I know of in normal undergraduate religions studies curricula today. 22 To cite only my previous religious studies department (since I don't know of any wider follow-up studies of the careers of graduates in this field), a considerable majority of our Religion majors (40-50 graduating each year) went on into healing (medicine, psychology, therapy, social work) or closely related educational professions. We might add that undergraduate students in North America frequently pursue 'double majors' in Religion and another field, often in the sciences or arts, and that most professional career training, in almost ail fields today, is pursued after completion of the initial four-year liberal arts degree. 23 A familiar phenomenon of scholasticisation that any student of religions can readily recognize among the 'mandarinates' of every civilisation's normative intellectual and cultural traditions.
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ing the 'civil religions' and 'non-traditional' spiritualities of even the most avowedly 'non-religious' states and cultures. What those able young students have also already recognised, of course, is that what cuts across and actually connects all those disparate cultures and civilisations are the actual perennial realities of what they choose to call 'spirituality': i.e., both the commonalities of spiritual experience and practice (where today's students can sometimes be more widely informed and experienced than their own professors ), and the corresponding commonalities of metaphysical and philosophical explanation and inquiry. As those students advance into later years, and if their natural curiosity is not too dulled by the formidable pressures of graduate school, they inevitably begin to realise that what they are seeking to discover at the core of their study of Religion-the recurrent dilemmas arising at the intersection between spiritual practice and spiritual intelligence, 24 on the one hand, and the relevant larger bodies of conflicting religious forms and daims surrounding those domains-are perennial issues that have already arisen within many earlier civilizations and religious traditions. Today, of course, such students are at least as likely to encounter those earlier relevant philosophical discussions in their Buddhist, Hindu or Islamic forms as in the Neoplatonic, Christian and 1911 -century German philosophical traditions shared by Corbin's generation and largely assumed throughout his writings. And since today's students of religion are informed about many earlier traditions-and thus particularly sensitive to all the dangers and pitfalls of purely intellectual 'scholasticism,' or of prematurely generalising from a single cultural perspective-they are far Jess likely to stop with (much less be intellectually or spiritually satisfied by) the historical answers of any single earlier thinker, school or tradition. Here, to recapitulate the key points already embedded in our brief preceding discussion, it may be helpful to list in summary form the most essential convergent elements and eventual requirements of that emerging 'science of spirituality'-or whatever name one might prefer-which our students today are certainly seeking, behind a still embarrassingly empty scaffolding, at the heart of this challenging new enterprise of the 'study of Religion': • A comprehensive historical phenomenology of the relevant data within the textual resources of each major religious tradition, doing full justice to all the relevant dimensions of spiritual practice, experience, and interpretation. • The construction-which has as yet barely been imagined, much less begunof an equally comprehensive and inclusive contemporary phenomenology of the same dimensions of spiritual practice, experience and interpretation, including the burgeoning variety of related practical disciplines (healing arts, therapies, educational experiments, and so on) which are so evident outside academia, and whose absence from academic departments of Religion is still so glaringly obvious. •The encouragement and gradua! integration of relevant forms of both experimentation and theoretical insight drawn from related areas of the overlapping disciplines of psychology, medicine, biology, ecology, and other sciences.
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Each areas with their own vast and perennial internai problematics, needless to say.
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Henry Corbin and the Future of the Study of Religion
• The gradual elaboration, based on all three above elements, of a truly comprehensive 'phenomenology of the Spirit,' genuinely inclusive of the specialised contributions drawn from every related domain of inquiry and practice. Such a project is daunting, but not at all utopian. As we have already pointed out in our initial list of Corbin's own carefully chosen Islamic philosophers and metaphysicians, earlier versions and pioneering attempts in this direction are quite evident in the immense works of Ibn 'Arabi, Mulla $adrii, and even Suhrawardi-all extraordinarily impressive accomplishments within the conditions and limitations of their own times. And today representatives of most of these necessary constituent elements and contributors are already hard at work in this direction (albeit not always in departments of Religion), as one can readily see by carefully monitoring the relevant library and bookstore shelves, and by persona! contact with interested researchers and practitioners in the relevant fields. What is still too often lacking, of course, are more intangible resources: above all, the requisite will, intention and collective vision to bring that ongoing process to fruition. Hence the signal importance-to return to our opening sections and the theme of this conference, of Henry Corbin's inspiring personal example, as muchas his scientific works and chosen authors themselves. When 1 was studying with him in Tehran (and no doubt the same was true throughout his earlier life), young philosophy students or other visitors would often ask, as an implicit or even open criticism, about his apparently eclectic interest and devotion to particular figures-from Swedenborg to lsmailis, Shaykhis and others-that those interlocutors happened to consider insufficiently 'serious,' 'philosophical,' 'important,' or otherwise orthodox in terms of their own personal criteria. Corbin's own characteristically telling response was that 'philosophy is too important to be left to the professors.' Against the backdrop of that particular set of now very widespread, indeed collectively unavoidable intellectual needs and expectations, it is certainly interesting, as we have already noted, that Henry Corbin seems, almost providentially, to have gone out and identified an entire range of the most creative and original Islamic philosophers (in Plato's generous original sense of that term) who had already struggled in their own revealing ways with precisely that perennial complex of issues. In that sense, Corbin's personal example-his indefatigable seeking, ecumenical breadth of interests, and wide-ranging efforts of communication-is likely to serve in the future as an inspiration almost as significant as the many particular earlier figures and traditions he so effectively helped to rediscover. And certainly any future science of spirituality, or more deeply grounded 'study of Religion,' could not safely neglect any of that extraordinary series of pioneering contributions we have earlier enumerated, and which are recalled in each of the specialised contributions to this volume. So if, having carefully canvassed those particular traditions and many others, we have with time and experience-along with many centuries of earlier students-eventually found Ibn 'Arabi's works to be by far the most phenomenologically all-encompassing, spiritually penetrating, intellectually challenging, and creatively inspiring of those many earlier resources Henry Corbin helped bring to the study of Religion, that is only a strictly practical conclusion which others are happily invited to test and verify for themselves.
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HENRY CORBIN ET LA "SCIENCE DE L'UNIQUE" Jean-François MARQUET Université de Paris IV-Sorbonne
Nous voudrions commencer cet exposé en justifiant brièvement notre titre. «Science de l'unique» (avec une minuscule) est une expression employée par Corbin lui-même - dans sa conférence de 1968 sur Iranologie et science des religions - pour désigner la «science des symboles » 1, et donc ce qu'il appelle ailleurs l'herméneutique spirituelle, le ta 'wïl dont toute son œuvre n'est rien d'autre que l'exercice. Si nous avons, pour «Unique», substitué la majuscule à la minuscule, c'est que, comme nous essaierons de le montrer (et comme Corbin ne cesse d'ailleurs de l'affirmer), toute exégèse, tout ta 'wïl authentique n'est jamais qu'une reconduite du donné au Donateur, à l'Unique transcendant, à l'absolu ou plutôt à l'"absolvant" dont le nom propre de Dieu marque la singularité. Science des symboles, le ta 'wïl est donc du même coup science de l'Unique, et cela au sens à la fois objectif et subjectif du génitif: savoir que j'ai de Dieu, et savoir que Dieu a de moi ou plutôt de son Image en moi qui est moi-même. D'où une démarche en trois moments, d'inégale longueur, que nous pourrions articuler ainsi: en quoi l'herméneutique, prise en général, est-elle concernée par la notion de l'unicité? En quoi l'Unique absolu (ou "absolvant") est-il l'objet final de l'herméneutique? En quoi est-il, plus profondément, le Sujet à l'œuvre dans celle-ci-plus profondément, et plus authentiquement aussi, s'il est vrai, comme le répète souvent Henry Corbin, que «Dieu n'est jamais l'objet, mais le sujet actif du connaître» 2 et du tawl;lïd qui le pose comme l'Unique?
*** Que l'herméneutique soit la science de !'Unique (alors que, selon la tradition aristotélicienne, il n'y a de science que de l'universel), ce paradoxe n'est pas, on le sait, une innovation de Corbin: il l'a hérité d'une lignée qui, à travers Heidegger et surtout Dilthey, remonte à Schleiermacher, mais aussi, voire principalement, à ces deux marginaux de génie - Swedenborg et Hamann - qu'on peut considérer comme les inspirateurs occidentaux de l'exégèse corbinienne. Pour Swedenborg, comme pour l'ismaélisme, l'herméneutique (le ta 'w11) ne va pas, à la manière des sciences empiriques, du singulier à l'universel - elle cherche au contraire à dévoiler, «sous la généralité incolore [du] concept», «la Personne [ou l'«archétype individuel»] dont il n'était que le symbole logique purn 3, et à atteindre ce singulier angélique dont Corbin affirme, dans le même texte (Temple sabéen et ismaélisme, 1950) qu'il est fondamentalement non pas substance, mais « Événement» 4 • Cet 1
H. Corbin, L'Iran et la philosophie (!.P.), Paris 1990, p. 32. H. Corbin, En Islam iranien, (E.1.1.), Paris, 1971-1972, t. IV, p. 265. Corbin, Temple et contemplation. Essais sur l'Islam iranien (TC.), Paris, 1980, p. 195. Cf. aussi Id., «Le Temps cyclique dans l'Ismaélisme » (dans Temps cyclique et gnose ismaélienne [TG]), Paris, 1982, p. 61: «tout se passe comme si à la question "qu'est-ce que?" se substituait la question "qui est-ce?" et que nommer la personne fut en fait définir l'essence». 4 TC., p.178. 2
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événement, demandera-t-on maintenant, à qui arrive-t-il? C'est ici que Hamann vient relayer Swedenborg, mais toujours dans la même conjonction avec le shï'isme (assez inattendu concernant le« philosophe du luthéranisme»): les événements sur lesquels débouche le ta 'wïl ou l'herméneutique sont des événements de l'âme, et «l'histoire de l'âme se passe à mesure que s'accomplissent dans l'homme intérieur les sens ésotériques du Livre saint» 5 • Sous l'écorce abstraite et littérale des Écritures, c'est toujours moi seul qui suis concerné, je suis moi-même l'accomplissement des prophéties 6 ou, plus techniquement, la signification sur quoi débouche mon «mode de comprendre» n'est jamais que la révélation de mon «mode d'être» 7 • Toute herméneutique authentique est donc «herméneutique personnelle» qui «ressuscite le récit au présent de la première personne »8• Cette résurrection, cette «répétition» ou« re-création »glorifiante, Corbin la retrouve dans le terme J:iikiiyat qu'il traduit par« récital »9 et qui est sans doute, chez lui, le nom le plus propre de l'herméneutique. Comme la Wiederholung heideggerienne (et déjà la Gjentagelse kierkegaardienne), le ré-cital est lare-prise re-jouée et intériorisante d'une histoire transmise par la tradition et, en ce sens, passée - «mais ce n'en est pas le passé comme tel, c'en est le possible qui est ainsi assumé »10 et qui revient dans le présent de !'Événement. On peut croire à quelque chose (à l'existence du feu, par exemple) parce qu'on en a entendu parler, ou parce qu'on l'a vu de ses yeux; mais au-dessus de ces deux genres de connaissance, il y en a un troisième, le plus haut, «la certitude de celui qui éprouve la chose qu'il sait parce que c'est en lui qu'elle se passe réellement » 11 , «parce qu'il est soi-même le feu, ou brûlé par le feu » 12 . Dans le récital herméneutique, je (re-)suis ce dont je parle et qui cesse du coup d'apparaître comme une donnée extérieure: d'où le rapprochement - au premier abord audacieux qu'opère Corbin entre l'herméneutique et le «processus d'individuation» selon Jung 13 , lui aussi reprise dans l'âme (et par l'âme) de ses projections externes. Cette reprise, poussée jusqu'à son terme, aboutit à «un processus d'intussusception, comme lorsque l'on retourne un gant» 14 - elle reconduit à une âme qui n'est plus dans le temps, l'espace ou le monde, mais qui est elle-même son temps, son espace et son monde (aiôn) 15 , ce qui rattache directement le récital au "climat" propre de toute l'œuvre de Corbin, l'imaginal16 , dont il aura été en Occident le restaurateur et le plus intrépide explorateur.
E.l.I, t. I, p. 29. Cf. H. Corbin, Hamann, philosophe du luthéranisme, Paris, 1985, p. 276 (ce texte, rappelons-le, a été rédigé en 1935) et «Spiritualité du Temple et tradition abrahamique», Cahiers de l'université de SaintJean de Jérusalem (US.JI) 2 (1975), p. 23. 7 I.P., p. 32. 8 Le «livre du Glorieux» (1950), dans H. Corbin, L'alchimie comme art hiératique (A.A.H.), Paris, 1986, p. 163 et 169. 9 «De l'épopée héroïque à l'épopée mystique» (1966), dans H. Corbin, Face de Dieu, face de l'homme (FF.), Paris, 1983, p. 165. 10 «lranologie et philosophie», dans I.P., p. 61. 11 E. I.I., t. II, p. 259. 12 «Le motif du voyage et du messager» (1973), dans I.P., p. 177. 13 Le «Livre du Glorieux», dans A.A.H., p. 202. 14 «La configuration du temple de la Ka'ba comme secret de la vie spirituelle», dans T. C., p. 236. 15 Sur le lien entre cette conception et la notion néo-platonicienne du «corps spirituel originel» (okhêma symphyès)», cf. Corps spirituel et terre céleste, Paris, 1979, p. 125. 16 Cf. !.P., p. 181: «être soi-même le lieu du monde ... c'est cela l'espace imaginai». 5
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*** Or, ce qui est donné en premier, c'est l'être, le fait irréductible que nous soyons un étant, i. e. sinon l'Un, du moins quelqu'un, car, selon une formule chère à Corbin, Ens et Unum convertuntur, «les concepts de l'Être et de l'Un se réciproquent» (ce qui entraîne que «l'autre n'a pas d'être en réalité» 17), et son ontologie 18 , de même que chez Proclus et Leibniz, est fondamentalement une monadologie. Mais, pour lui comme pour Heidegger, c'est seulement à travers l'herméneutique d'un étant absolument singulier (le Dasein pour Heidegger, «l'âme» pour Corbin) que nous pourrons dégager la signification de l'Être (ou de l'Un) absolu - de même que, dans l'ordre de la gnose, «il faut commencer par rentrer (se replier, s'involuer) »dans l'imago initialis de notre corps-microcosme «pour pénétrer dans les univers sacro-saints d'au-delà » 19 et, «en passant par l'intérieur, se retrouver au dehors »20 . Mais, en amont de Heidegger, c'est à Luther qu'il nous faut remonter, et à la notion, essentielle chez lui comme chez Corbin, de significatio passiva, dont le rôle est si bien éYoqué dans le grand entretien autobiographique avec Philippe Nemo: Comment [par exemple] la Justice divine, l'aspect de Rigueur opposé à celui de Miséricorde, pourrait-elle être l'instrument de la délivrance? L'affrontement est sans issue, tant que l'on fait de cette justice un attribut que l'on confère à un Dieu en soi. Tout change, lorsqu'on la comprend [avec Luther] dans sa significatio passiva. C'est à savoir la justice par laquelle nous sommes faits des justes. Ainsi en est-il pour les autres attributs divins, lesquels ne peuvent être compris (modus intelligendi) que par leur relation avec nous (notre modus essendi) et qui devraient toujours être exprimé avec l'adjonction du suffixe «-fique» (l'unifique, le bénéfique, le vérifique, le sanctifique, etc.). On peut dire, je crois, que là-même est le triomphe de l'herméneutique comme Verstehen, à savoir que ce que nous comprenons en vérité, ce n'est jamais que ce que nous éprouvons et subissons, ce dont nous pâtissons dans notre être même 21 •
Une telle passion, précise alors Corbin, est caractéristique du récital (]J.ikayat) où le «récitateur »est «le patiens, le lieu dans lequel s'accomplit au présent la geste récitée »22 ; et on sait l'importance, dans l'étude de 1958 sur Ibn 'Arabi, de l'idée d'un Dieu pathétique - pathétique «parce que c'est dans la passion que son fidèle d'amour éprouve de lui, dans la théopathie de son fidèle, qu'il se révèle à soimême»23. Nous reviendrons plus loin sur cette ultime précision: pour l'instant, 17
«La Science de la balance» (1973), dans T. C., p. 96-98. Nous employons ce terme par commodité au sens général de «science de l'être», comme le fait souvent Corbin lui-même. Dans son introduction au Livre des pénétrations métaphysiques de Mollâ Sadrâ Shirâzi (Paris, 1988), il distinguera plus nettement, en s'appuyant sur les trarnux d'Étienne Gilson, entre l'ontologie comme «métaphysiques des essences» (p. 65) - discipline moderne, qui culmine avec Suarez et Wolff - et la «métaphysique existentielle» (p. 71) dont Mollâ Sadrâ est, en Orient, le représentant par excellence. 19 H. Corbin,« Le microcosme comme cité personnelle en théosophie islamique», dans Microcosme et macrocosme (M.M.), Bulletin de la Société Ligérienne de Philosophie, n° 2 (1975), p. 65. 20 E.II., t. IV, p. 379. 21 H. Corbin, «De Heidegger à Sohrawardi», dans L'Jmâm caché, Paris, 2003, p. 179 (ce volume rassemble des textes déjà publiés dans C. Jambet dir., Cahier de /'Herne n° 39: Henry Corbin, Paris, 1981 ). 22 FF., p. 196. 23 H. Corbin, L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî(l.A.), Paris, 1958, p. 75 (les derniers mots sont soulignés par nous). 18
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examinons à quelle ontologie, ou plutôt à quelle hénologie peut conduire une telle herméneutique de la significatio passiva. De même que je ne puis comprendre la Justice de Dieu que comme l'Impératif actif que présuppose l'événement passif et passionné de mon être justifié(= de ma justification), de même c'est à partir de mon être compris au passif comme un don et une tâche (un jet et un projet, dirait Heidegger) que je puis penser l'Être comme «l'Unité unifique qui monadise tous les 'uniques'»24 . Mais le pire contresens (auquel Heide,e;ger lui-même n'a pas échappé) serait de formuler cette pensée à l'indicatif: si l'Etre est l'Un qui convoque l'étant à la passion endurante du quelqu'un, il ne peut s'énoncer «ni sous sa forme substantive (latin ens), ni sous sa forme infinitive (latin esse), mais sous sa forme impérative (arabe KuN, latin esta, nonfiat)» 25 • À cet esta («sois») situé «comme tel à jamais au-delà de l'être» et accessible seulement per via negationis», répond en écho comme sa significatio passiva un sim (que je sois) 26 qui n'est pas encore celui de l'âme individuelle, mais celui de «l'initialement fait-être» 27 , de «l'être primordialement mis à l'impératif par le KuN qui l'impérative»28 et qu'on peut identifier aussi bien au Premier Intellect avicennien (=au pensé de la pensée de la pensée) 29 qu'à «l'Homme primordial» des gnostiques ou à la «Lumière mohammadienne» de l'ésotérisme islamique. Quant à l'âme (mon âme), chue ultérieurement d'un désastre obscur survenu au niveau du plérôme, si elle possède encore un peu d'être, c'est par la trace monadique qui ne cesse en elle de répondre à l'impératif divin et qui constitue, nous le verrons, son Seigneur (ce Seigneur que je connais quand je me connais moi-même, selon le hadîth si fréquemment cité par Corbin). On se tromperait, cependant, à ne voir dans cet Impératif premier qu'un acte d'autorité, alors qu'il est, plus radicalement, amour, compassion, ou, comme dit Corbin, absolution. L'erreur, en effet, de toute philosophie à l'indicatif, c'est d'en rester à l'absolu, alors que l'absolu (absolutum), fut-ce l'être absolu, n'est jamais que participe passé, significatio passiva, résultat d'un acte d' absolutio émanant lui-même d'un absolvens qui absout, libère, dégage 30 des liens de ce que le grec nomme léthé et l'allemand (heideggerien) Verborgenheit. Mais cet appel (esta Sois!) en qui nous avons reconnu la formule la plus propre de l'Un n'est pas seulement un appel que Dieu adresserait à ses créatures potentielles, il est, plus profondément, un appel que Dieu s'adresse à lui-même: «J'étais un Trésor caché, fait dire à Dieu un autre hadîth célèbre. J'ai aimé à être connu, J'ai créé le monde afin de devenir connu »31 • Pris en dehors de sa manifestation (de son esta), Dieu
24
«Le récit d'initiation et l'hermétisme en Iran» (1949), dans H. Corbin, L'homme et son ange (H.A.), Paris, 1983, p. 42. 25 «Philosophie prophétique et métaphysique de l'être» (1966), dans IP., p. 220. 26 Ibid, p. 228. 27 E.l.I., t. 1, p. 62. 28 l.P., p. 220. Cf. aussi l'introduction déjà citée au Livre des pénétrations métaphysiques sur la distinction entre «l'impératif actif» et «l'impératif activé, l'impératif en sa significatio passiva » (p. 78). 29 Cf. H. Corbin, Avicenne et le récit visionnaire (A.R. V), Paris, 1999, (2' éd.) p. 77 («Le Premier Causé est précisément la pensée éternellement pensée par la Pensée qui se pense elle-même»). 3 °Cf. F F., p. 173 n. 6 et passim. Sur les prolongements métaphysiques de ces analyses, cf. le bel article de Bernard Mabille, «L'absolution de l'absolu», dans L'Un et le multiple, Paris, 1999, p. 9-24. 31 Cf. «De la théologie apophantique comme antidote du nihilisme» (1977), dans H. Corbin, Le paradoxe du monothéisme (PM.), Paris, 1981, p. 196.
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Henry Corbin et la science de l' Unique
n'est qu'«indétermination » 32 et «solitude» 33 , «tristesse et nostalgie» 34 - «nuit, désespoir et pierreries», dirait le poète. L' esto est l'acte paradoxal par lequel il s'arrache à cette indétermination et s'en absout, acte qui ne fait qu'un avec son objet, sa matière et son instrument, acte où «les rôles que le nominatif, l'accusatif, l'instrumentai et l'ablatif répartissent entre plusieurs se rapporteraient ... à une seule et même chose», comme d'une main qui se saisirait elle-même ou d'une «quaterni té dans laquelle le premier terme est l'unité des trois autreS» 35 (et on pense ici, à nouveau, à cet autre mystère qu'est l'Ereignis de Heidegger). Or cet acte, il convient d'y voir, écrit Corbin, un acte de la «miséricorde créatrice (cette Raf:ima si proche de la Sophia connue en d'autres gnoses)» 36 , un acte d'«imagination créatrice» aussi bien que de «compassion existentiatrice», autant de termes dont la connotation féminine ne saurait être méconnue 37 • Par cet acte, Dieu, absous de son indétermination, apparaît comme ens determinatum omnimodo 38 , la différence ontologique se renversant ici pour affirmer le primat (sinon l'antériorité) de l'étant sur l'être; et il est curieux de rapprocher cette définition corbinienne de l'inconditionné authentique« absous aussi bien de l'Universel que du particulier »39 et celle que Hegel propose de la singularité (Einzelnheit) comme «réflexion en soi des déterminités que sont l'universalité et la particularité»40 . Mais cet absolu, ce «Dieu absous de son abscondité, de son incognoscibillité, de son non-être pour l'homme» 41 , ce Deus determinatus4 2 est-il encore Dieu? N'estil pas plutôt ce que Corbin appelle l' Ange, en le définissant comme« l' Absconditum s'absolvant de son abscondité»43 et en précisant expressément que «cet absolutum est, dès l'origine, de l'être créaturel» 44 ? L'herméneutique de l'étant devait nous conduire à la science(= à la gnose) de l'Un suprême; or, tout se passe comme si ce qui ne devait être que l'étape intermédiaire de cet exode - le deus determinatus, fruit de l'absolution impérative - s'imposait comme l'authentique point suprême, malgré sa dimension créaturelle, voire (subtilement) matérielle45 • Nous étions convoqué par l'appel du tawf:iïd, appel à reconnaître «l'Unicité et l'Unitude de !'Unique divin»46 , affirmation du «mystère du 'Dieu seul est seul'» 47 ; or, avec l'Ange,
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FF., p. 198 H. Corbin, «L'élément dramatique des cosmogonies gnostiques», Cahiers de l'US.J. n° 3 (1978), p. 148 (à propos du démiurge gnostique). 34 «Soufisme et sophiologie» (1956), dans I.P., p. 236. 35 FF., p. 186. 36 «Réalisme et symbolisme des couleurs en cosmologie shî'ite» (1972), dans TC., p. 60. 37 LA., p. 138. «Fa\ima !'Éclatante» est une autre figure de cette «imagination créatrice», et peut donc être identifiée à !'Imago Dei qui constitue mon Seigneur intérieur: «le personnage féminin de Fa\ima apparaît comme le symbole éminent du Soi, et avoir cette connaissance de soi, c'est avoir connaissance de son Dieu» (J.P., p. 233-234, à propos du hadîth: «celui qui connaît Fa\ima telle qu'elle est, celui-là se connaît soi-même. Or, celui qui se connaît soi-même connaît son Dieu»). 38 PM., p. 200 (sur l'inversion du rapport être/étant, cf. ibid., p. 196). 19 LA., p. 274, n. 318. 40 Enzyclopadie, § 163. 41 «Nécessité de l'angéologie», dans PM., p. 152. 42 TG., p. 44 et passim. 43 PM., p. 152. 44 E.LI., t. IV, p. 266. 45 Sur cette «matière spirituelle», cf. par exemple« Problème et méthode d'histoire des religions» (1968), dans LP., p. 118. 46 «Herméneutique spirituelle comparée» (1964), dans FF., p. 117. 33
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nous découvrons «la volonté foncière s'absolvant de sa solitude et se retrouvant absoute et absolue dans sa bi-unité, typifiée dans l'Adam/Ève primordial ou dans la Réalité mohammadienne pré-éternelle »48 • Entre l'Un caché et la multiplicité dispersée, l'inter-médiaire angélique apparaît comme supérieur aux deux termes qu'il articule- ce qui pourrait bien être une constante de la pensée de Corbin, dont l'élément par excellence est le Moyen-Orient iranien, entre l'unité indéterminée de l'Inde et l'éclatement occidental. Mais si cette perplexité demeure, c'est peut-être parce que nous n'avons pas effectué, de notre côté, l'absolution de l'absolu: nous avons visé l'Un comme un objet, sans l'absoudre de notre propre subjectivité finie, abusivement posée comme première. Est-ce à dire qu'il nous faudrait renoncer au primat gnoséologique de la signiftcatio passiva? Tant s'en faut: mais c'est notre propre pensée qu'il convient ici de mettre au passif - au lieu de cogito, dire, avec Baader, cogitor49 • Ainsi se découvre le troisième visage de la« science de !'Unique» (au sens d'un génitif, cette fois, subjectif) qu'il nous faut maintenant examiner pour conclure.
*** C'est un des axiomes de la pensée de Corbin (comme de celle de son maître Massignon) que «Dieu ne peut être un objet (une donnée objective). Il ne peut être connu que par lui-même comme Sujet absolu, c'est-à-dire absous de toute irréelle objectivité» 50 . Cette auto-manifestation du Sujet absolu à lui-même, Corbin l'a toujours conçue comme constituant le domaine d'une phénoménologie, prise apparemment dans un sens husserlien plutôt qu'hégélien et inséparable, pour lui comme Heidegger, de l'herméneutique. Et pourtant, sommes-nous si loin de Hegel avec l'interprétation que Corbin, dans une conférence déjà citée de 1948, propose du mot grec phaînomenon, «participe présent d'un verbe à la voix moyenne» (i.e. désignant une action que le sujet accomplit sur lui-même, et où il est à la fois actif et passif)? On a là, écrit Corbin, «le sujet se manifestant, s'apparaissant, se montrant à Lui-même, pour lui-même. Il est le milieu, le medium du verbe à la voix médiale». Le primat déjà signalé du milieu ou du moyen se vérifie donc jusque dans la grammaire et, ce qui est le plus important, se trouve fondé au niveau même de I'absolvens: «cette révélation de Dieu-même, c'est sa sortie, son exode hors de lui-même. Sa révélation à lui-même, ce sera le retour à soi-même, le se connaître soi-même» 51 • Révéler dans l'objet apparent le Sujet qui s'y manifeste en s'y dissimulant et qui est donc comme son secret (biitin), telle est, selon Corbin, la tâche de la phénoménologie, identique, on le voit, à celle de l'herméneutique: il s'agit de remonter, par «réfléchissement»52 , du connu au Connaissant, du donné au Donateur, de la connaissance vespertinale des choses à la cognitio matutina, à «la connaissance de soi [du Sujet] qui fait se lever à son Orient tous les cognoscibles» 53 . Ce sujet absolu, peut-on avec Husserl (et déjà Fichte) l'appeler Moi? Certes, con-
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E.I.I., t. I, p. 290. FF., p. 204. 49 Cf. A.R. V., p. 325, M. M., p. 70 et passim. 48
50 H. Corbin, Philosophie iranienne et philosophie comparée, Téhéran, 1977, p. 23 (cf. aussi !.P., p. 153). 51 !.P., p. 31. 52 A.R. V., p. 319. 53 E.I.I., t. Il, p. 50.
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sidéré en soi-même, au pôle à la fois initial et final de sa manifestation, Dieu est «subjectivité absolue à la première personne» 54 , l'ego sum qui sum d'Ex 3, 14, ou le «moi inconditionné, conditionnant les formes de chaque moi» 55 dont parle Ibn 'Arabi; mais comme tel il échappe radicalement à la phénoménologie parce qu'il est son élément même, il s'identifie à cette «lumière noire» qui, précisément pare qu'elle «fait voir ... ne peut en aucun cas devenir objet visible» 56 - et cela vaut a fortiori si nous le pensons à l'état de« Trésor caché», abstraction faite de sa manifestation. Un tel Dieu ne peut être désigné que comme Lui (Huwa, la «troisième personne», «le pronom de l'absent» 57), et le risque est grand, si l'on s'en tient là, de le réduire à la« cause suprême »58 des philosophes, ce Dieu métaphysique (causa sui) devant lequel, dirait Heidegger, on ne peut ni prier, ni chanter, ni danser. Si ce Dieu à la troisième personne échappe à la phénoménologie, il en va de même pour le Dieu à la première personne de la mystique unitive immédiate, celle qu'J:Ialliij exprime dans son fatal anii'l-lfaqq («je suis Dieu»)-«célèbre outrance» 59 qui fait écho à la tentative démesurée de la Sophia valentinienne ou de la« Troisième Intelligence» de l'Ismaélisme. La première personne et la troisième étant ainsi écartées (ou plutôt suspendues, dirait Husserl), il en résulte que c'est seulement à la deuxième personne que le savoir absolu de Dieu peut tomber dans le champ d'une phénoménologie: entre la présence à soi de la première personne (Moi) et l'absence de la troisième personne (Lui, l' Absconditum, mais tout aussi bien le monde des choses, si vertigineusement étranger dans son étant donné), le Tu s'offre comme présence différée, à distance, selon une voix moyenne (ou médiale) dont nous avons vu plus haut qu'elle est celle-là même du phaînomenon. Le Dieu (l'Unique) qui en moi se connaît sera donc un «moi à la seconde personne» 60 , un alter ego, un Dieu auquel je (Je) serai lié sur le mode de l'unus ambo, de l'Un qui simultanément est Deux. On sait quelles difficultés (visibles dans la cinquième des Méditations cartésiennes) le problème del' alter ego a introduites en phénoménologie. Pour les résoudre, Henry Corbin, fidèle à la voix moyenne de l'image, va recourir précisément à une image, ou plutôt à l'image par excellence, celle-là même de l'image. La manifestation ne doit pas être conçue comme une création par laquelle l'Unique s'ajouterait d'autres sujets (1+1+1 ... ) mais comme une théophanie par laquelle il se multiplie dans une infinité d'yeux ou de miroirs 61 tout en restant essentiellement le Seul (tel est le sens de ce que Corbin appelle le tawl;ïd ésotérique ou théosophique, lx lx 1= 1)62 . Au niveau du plérôme spirituel ou angélique, l'adéquation est parfaite entre le miroir de l'œil et l'image qui vient s'y imprimer (sich ein-bilden, dirait Schelling). Mais par suite d'un drame céleste, ou du fait d'une mystérieuse jalousie divine,
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«Iranologie et philosophie» (1951), dans !.P., p. 70. I.A., p. 275, n. 320. 56 H. Corbin, L'homme de lumière dans le soufisme iranien (H.L.), Chambéry, 1971, p. 153. 57 I.A., p. 226, n. 38. 58 l. C., p. 206. Cf M. Heidegger, Identitiit und Differenz, Pfüllingen, 1957, p. 64. 59 H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, 1964, p. 150. 60 H.L., p. 92. 61 Sur l'œil-miroir, cf. surtout les admirables pages du Prologue à la traduction française du Jasmin des fidèlesd'amourdeRüzbehiin Shïrii.zï (Paris, 1991): «chaque atome d'être ... est un œil éclos de la lumière, et est tout absorbé dans la contemplation de cette Lumière qui lui donne origine ... [Le mystique est] celui dont le regard est ce regard de Dieu se contemplant dans son propre regard» (p. 26-27). 62 Cf. par ex. E.l.I., t. IV, p. IX. 55
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comme dans le mythe grandiose élaboré par Rüzbehiin de Shiraz63 , il peut arriver que l'œil cesse de regarder Dieu (et du même coup d'être regardé, concerné par lui) et qu'il se pose, par une réflexion pervertie sur place, comme sujet prétendument autonome, comme un moi. Ce qui assurera l'identité, l'unité et donc l'être de ce moi déchu, ce n'en sera toujours pas moins la trace, le «vestige»64 de cette Image divine qu'il a désertée, mais qui continue d'habiter les profondeurs de son âme (anima), i. e. de cet inconscient où Corbin, comme Jung 65 voit avant tout la réserve du symbole archétypal et la racine de toute authentique individuation. En quoi réside, en effet, le principium individuationis - question fondamentale peut-être pour la philosophie, et en tout cas pour Corbin? Ce ne saurait être, malgré Saint Thomas, dans la matière - celle-ci, radicalement impersonnelle, ne peut fournir qu'une« individualité purement numérique» nécessaire tout au plus comme point de départ 66 ; ce ne saurait être davantage, malgré l'opinion des modernes, la conscience de soi du sujet, car rien ne distingue un miroir vide d'un autre miroir vide. En fait, ce qui individualise chaque monade/miroir (deux termes synonymes ici comme chez Leibniz), c'est la manière à chaque fois singulière (kath'éna, singulatim)67 selon laquelle Dieu s'est imaginé, informé (eingebildet) en elle. Chacun de nous porte en son âme (mais aujourd'hui à l'état inconscient) la marque d'un attribut, d'un Nom, d'une Face eux-même uniques de l'Unique absolu; et si on se souvient que face se dit en latin species, on pourra, sans trop forcer les mots, dire que cette individuation par la Face de Dieu gravée en elle constitue pour chaque âme, comme pour les anges de Saint Thomas ou les monades de Leibniz, une «individuation spécifique» 68 . Or cette individuation de l'homme est en même temps une individuation de Dieu: «c'est dans l'âme de son fidèle, écrit Corbin, que ce Dieu [le Deus revelatus] devient réellement une personne» 69 , le Seigneur personnel qui est pour chacun de nous sa