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French Pages 426 [428] Year 1976
LES TRAVAILLEURS ÉTRANGERS EN EUROPE OCCIDENTALE
Publications de l'Institut d'Études et de Recherches Interethniques et Interculturelles
6
MOUTON
-
PARIS
LA
HAYE
Les travailleurs étrangers en Europe occidentale Actes du Colloque organisé par la Commission
Nationale
et les Recherches Paris - Sorbonne,
pour les
Etudes
Interethniques du 5 au 7 juin
1974
Sous la direction de Philippe J. BERNARD
MOUTON
PARIS
- LA
HAYE î—x
ISBN : 2-7193-0922-2 © 1976, Mouton & Co Imprimé en France
Liste des participants
M . ABD EL KADER M . J . T . ABELA M . W . ALBEDA
M. Carlos C.
ALMEIDA
M . Z . ALMEIDA M . S . ARNOPOULOS M ™ AUDIBERT
M . J . BAROU M . I . BAUCIC M . A . BEKRI M . A . BELGUENDOUZ M . J . - M . BILORGEY M . A . BEN LEZAR M . BEN RAHOUS M . P h . J . BERNARD
M . BERTHELIER M. M.
BERTHOZ-PROUZ
M . P . BESSAIGNET M. M . J . M1" M.
BIANQUIS BIEBER
Conseiller à l'Ambassade d'Algérie, Paris École pratique des hautes études (Sociologie de l'Afrique), Paris Foundation for Business Administration, Rotterdam (Pays-Bas) Université de Genève, Institut de sociologie Centre Charles Richet, Paris Montréal (Canada) Ministère des Affaires étrangères (Coopération), Division de la Santé publique et de l'Action sociale, Paris Centre Charles Richet, Paris Centrar za istrazivanje migracija, Zagreb (Yougoslavie) Employé dans une usine de construction automobile, Paris Université des sciences sociales, Grenoble Direction de l'action sociale, ministère de la Santé publique, Paris C. F. D. T., Boulogne-Billancourt Employé dans une usine de construction automobile, Paris Secrétaire général de la Commission nationale pour les études et les recherches interethniques, Paris Médecin, Sénart I. N. R. D. P., Paris Université de Nice Aix-en-Provence Fondation Ford, Paris
Liste des participants
VI M ™ BOEGNER
Service social d'aide aux émigrants, Paris
M ™ M.-J. BONNAIRB
M - " B . CAHMI
Psychologue Université de Paris I, U . E . R . de Sciences juridiques Université de Strasbourg, Université des sciences humaines. Centre de formation continue Comité d'action sociale israélite de Paris Maison des Sciences de l'Homme, Paris Comité médical et médico-social d'aide aux émigrants, Paris Sociologue, Paris I. D. E. R. I. C, Nice
M . M . CARRIÈRE
Centre de développement, O. C. D. E., Paris
M ~ BONNECHÈRE M " * O . BONTB
M ™ E . BOUDARD M . F . BRESSON M 11 « B . BRIÈRE M ™ C h . BUSCH
M . M . CATANI
Sociologue, Montrouge
M . Y . CHAIGNEAU
Ministère de l'Équipement, Groupe interministériel permanent pour la résorption de l'habitat insalubre, Paris
M ™ M . CHARLOT
B. E. L. C., Paris
M . CHARQUI
Bureau pour l'enseignement, Amicale des Algériens en Europe, Paris Université de Paris X, U. E. R. de Sciences juridiques, Nanterre
M . A . COEURET M . A . CORDEIRO
Université des sciences sociales, I. R. E. P., Grenoble
M . CORPETTI
C. R. E. D. I. F., Saint-Cloud
M ° " J. COSTA-LACOUX
Université de Paris I
M . O . COSTE
Université de Paris I, U. E. R. Sciences économiques
M . B . COURAULT
Université de Paris I, Séminaire d'économie du travail
M 1 " C . CRUCHE
Centre de développement de l'O. C.D. E., Paris Centre Charles Richet, Paris
M . M . DABÈNE
Université de langues et lettres de Grenoble
M " D . DAUTY
Centre Charles Richet, Paris
M . G . CRESPIN
1
M"« I . DEBLE
Institut d'étude du développement économique et social, Paris
M . H . DEHE
Commission fédérale des questions sociales de la Fédération nationale des travaux publics
M . G . DESBOIS
Fédération des Associations de solidarité avec les travailleurs immigrés (F. A. S. T. I.), Paris
M . G . DESTANNE DE BERNIS
Université de Grenoble, I. R. E. P.
Liste des
participants
M . DIALO M. M.
DIAMANT
M . R . DUCHAC
M 1 " J . EDMOND-SMITH M1" M.
EHRLICH
M™ E .
ELSTER-FALIK
M 1 " FELLOUS M 1 " FOULD
M1" Mary M. D.
FULLER
GAGNEROT
M . N . M . GALANO
M . J . GALAP M . G . GALLAIS-HAMONNO M . GAUTIER
M . GERVASIO M . P . GHYS M . J . GIFFARD M. H.
GIORDAN
M . A.
GIRARD
M . E . GLINNE M . A . GOKALP M . P . GRANGE M . B . GRANOTIER M. K.
HALVORSEN
M . HAMMOUTENE M. P. M.
HENRY
M . S . HESSEL M . E . HONEKÔFP M . J. JACQUEMIN M . E . JAUDEL
vu Université de Paris V, Institut de psychologie Francfort-sur-le-Main (R. F. A.) Université de Provence, Centre interuniversitaire de recherches et de documentation sur les migrations, Aix-en-Provence Runnymede Trust, Londres (Grande-Bretagne) I. D. E. R. I. C., Nice Centre Charles Richet, Paris Ministère de la Santé publique, Paris Service social d'aide aux migrants, Paris Université de Bristol, Research Unit on Ethnie Relations, Bristol (Angleterre) I.R. F. E.D., Paris Directeur des études. Société nationale de construction pour les travailleurs immigrés (SONACOTRA) Centre Charles Richet, Paris Université d'Orléans Ministère du Travail et des Affaires sociales, Direction générale de la population et des migrations, Paris Bureau portugais de la C. G. T. F. O., Paris Revue Hommes et Migrations, Paris Ministère de l'éducation nationale, Direction de la formation continue, Paris I. D. E. R. I. C., Nice Université de Paris V, Président de la Société française de sociologie Ancien ministre du Travail et de l'emploi de Belgique, Courcelles (Belgique) Université de Paris I et Service social d'aide aux migrants, Paris C. R. E. D. I. F., Saint-Cloud École spéciale d'architecture, Paris Oslo (Norvège) Ministère du Travail et des Affaires sociales, Paris Président du Centre de développement de l'O. C. D. E., Paris Président de l'I. E. D. E. S., Paris Institut de recherches du Bureau fédéral du Travail, Nuremberg (R. F. A.) Régie Renault, Boulogne-Billancourt Paris
Liste des
Vili
participants
M 1 U A . JOBERT
C. R. E. D. O. C., Paris
M . JORDAN
I. R. F. E.D., Paris
M . P. JUVIGNY
Conseiller d'État, Paris
M . H . KARKAR
Université de Paris VII, Éducation permanente, Paris
M. K.
Amicale des travailleurs sénégalais, Mantesla-Jolie
KEMENE
M . O . KLINEBERG
Directeur d'études associé à l'École pratique des hautes études, Paris
M . W . KOPFSCHLAGEL
Sociologue, Paris
M . D . LAHALLE
Équipe de recherches sur la main-d'œuvre immigrée, C. N. R. S., Paris
M M " B . LAMBIOTTE-FEKKAR
Agence nationale pour le développement de l'éducation permanente (A. D. E. P.), Montrouge
M ™ P . LANCO
C. R. E . D . O. C., Paris Office national d'immigration, Paris Université de Grenoble, U. E. R. de psychologie et sciences de l'éducation
M . H . LARY DE LATOUR M ™ LAVIGNE M . A . LEGUY
Paris
M " * J. LIRUS
Centre Charles Richet, Paris Institut de recherche de politique étrangère,
M . R . LOHRMANN
Bonn (R. F. A) M™ M.
LOPEZ
M . B . LOUESLATI M . LYON-CAEN
Service social d'aide aux émigrants, Paris Vandœuvre Directeur de l'U. E. R. de sciences juridiques de Paris I
M . MAIGNB
Ministère du Travail et des Affaires sociales, Direction générale de la population et des migrations, Paris
M. D.
MAÏLLAT
Université de Neuchâtel (Suisse)
M. K.
MANFRASS
Institut de recherche de politique étrangère, Bonn (R. F. A.)
M . S . MANGIN
Amicale pour l'enseignement des étrangers, Paris
M . M . MARIÉ
Sociologue, Chaville
M . J.
I . E . D . E . S., Paris
MASINI
M . J . MATHIEU
A. D. E. P., Montrouge
M " ' U . MEHRLÄNDER
Friedrich Ebert Stiftung, Bonn-Bad Godesberg (R. F. A.)
M 1 1 * D . MERMOUX
Comité médical et médico-social d'aide aux migrants, Paris
M . G . MÉTAIX
Paris
Liste des
participants
IX
M . MOKTARI
Bureau du travail et des affaires d'Algérie, Paris
M . M . DE MONTALEMBERT
Université de Paris XI, Service de la formation continue, Créteil Paris Ministère de l'Éducation nationale. Direction de la formation continue, Paris
M . A . MONTEIRO M . D . DE MONTÉTY
sociales
M . C h . MORAZÉ
Président de la Commission nationale, pour les études et les recherches interethniques, Paris
M. K .
Amicale des Algériens en France, Paris
MOUTERFI
M . A . M'RABBT
Consulat général de Tunisie, Paris
M " * M . - C . MUNOZ
Centre Charles Richet, Paris
M . NADIR
Amicale des Algériens, Paris
M . D . NAIDJA
Paris
M . N'DONGO
Union des travailleurs sénégalais, Mantes-la-Jolie
M . NEDINGER
C. N. P. F., Président sociale, Paris
de
la
Commission
M . M . ORIOL
I. D. E. R. I. C., Nice
M. M.
Animateur socio-culturel chargé d'un centre
OUAZZANI
d'alphabétisation M. O m a r OUHADJ
Syndicaliste, Paris
M 1 " PAIN
Service social d'aide aux émigrants, Paris Mouvement contre le racisme, l'antisémitisme et la paix, Paris
M. P.
PARAF
M ™ J.
PLLLET
I. E. D. E. S., Paris
M. M.
PLLLODS
C. R. E. D. I. F., Saint-Cloud
M . J. M "
POIRIER
J . POLLAIN
M . J.
POWER
Directeur de l'I. D. E. R. I. C., Nice Service provincial d'immigration et d'accueil, Liège (Belgique) Journaliste, Londres
(Grande-Bretagne)
M . A . RABENORO
Centre Charles Richet, Paris
M . C . RATSIMI HEN A
C. R. E. D. I. F., Saint-Cloud
M . F . RAVEAU
Directeur du Centre Charles Richet d'étude des dysfonctions de l'adaptation, Paris
M . R I Z A SALAH M . F.
ROBIN
M g r G.
ROCHCAU
M ™ V . DE RUDDER PAURD
M. C.
SAMMUT
M ™ K . SANOGHO
Paris Paris Secours Catholique, Paris Équipe de recherches sur la main-d'œuvre immigrée, C.N.R.S., Paris Sociologue, Paris Assistante sociale, I. N. P. S., Bamako (Mali)
Liste des
X M. A.
M . J.
Maison des Sciences de l'Homme, Paris
SAYAD
M. M.
participants
SEBBANI SERVIER
Brunoy Université Paul Valéry, Montpellier
M ™ J.
SINGER-KÉREL
Fondation nationale des sciences politiques, Service d'étude de l'activité économique, Paris
M. N.
SPIELVOGEL
Paris
M . H . SWEDNER
Sociologiska Institutionen, Lund (Suède)
M . TABOADA LEONETTI
Équipe de recherche sur la immigrée, C. N. R. S., Paris
M . TALKA
C. R. E. S. M. E., Aix-en-Provence
M™ M.
C. R. E. D. O. C., Paris
M. G.
TALLARD TAPINOS
Institut Paris
national
d'études
main-d'œuvre
démographiques,
M . L . TARAVELLA
Centre de documentation sur les migrations, Paris
M . A . THÉBAUD
Saint-Michel-sur-Orge
M. N.
Sociologue, Lisbonne (Portugal)
M"« M .
TRAQUINA TRÉBOUS
M 1 " M.-C.
Issy-les-Moulineaux
Directrice du Service social d'aide aux émigrants, Paris
M " * TRILLAT
M™ Maryse
Revue Paysans,
TRIPIER
VIGUIER
Équipe de recherche sur la main-d'œuvre immigrée, C. N. R. S., Paris Attachée de recherche au C. N. R. S., Tournefeuille
M. J. WlDGREN
Invandrarutredningen,
M. U. WlNDISH
Sociologue, assistant à l'Université de Genève (Suisse)
M"* H.
Service social d'aide aux émigrants, Paris
YANAT
M. J.-P. ZlROTTI
I. D. E. R. I. C., Nice
Stockholm
(Suède)
Introduction : le phénomène migratoire PHILIPPE J. BERNARD
L'immigration étrangère en Europe occidentale n'est pas un phénomène nouveau, mais depuis quelques années son ampleur est devenue telle que les problèmes posés ont changé de nature. Tout d'abord, tous les grands pays industriels de l'Europe occidentale sont désormais affectés, y compris l'Italie, l'Espagne et même la Grèce, considérés jusqu'ici surtout comme des pays d'émigration. Le volume des mouvements s'est accru, la France et l'Allemagne fédérale seules comptant aujourd'hui chacune près de 4 millions d'étrangers. La distance d'origine des migrants tend à augmenter en même temps que la proportion venant de pays méditerranéens extra-européens (Turquie, Afrique du Nord), voire de plus loin. Leur spécialisation tend à se restreindre, puisque si l'on met à part les étudiants venant acquérir la formation qu'ils ne peuvent trouver chez eux et quelques cas particuliers (médecins pakistanais en Grande-Bretagne), ils occupent presque exclusivement des emplois de manœuvres ou de travailleurs peu qualifiés. La distance sociologique entre les migrants et les populations nationales (différences des genres de vie, tendances ou non à l'absorption ou l'interpénétration) ne paraît guère aller en se réduisant, c'est le moins qu'on puisse dire. Enfin, les migrants, qui sont parmi les derniers à profiter des avantages de la société industrielle et les premiers à pâtir de ses tares et des fluctuations de la machine économique, peuvent être victimes de mesures de discrimination, de manifestations ouvertes ou larvées de racisme et parfois de violences. La prise de conscience de cette situation suscite dans les pays d'immigration diverses attitudes et réactions. Au premier rang de celles-ci on peut signaler les efforts de bonne volonté destinés à soulager la condition des migrants en attirant l'atten-
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Philippe J. Bernard
tion sur des situations jugées choquantes, en améliorant la façon dont ils sont « accueillis », ou en aidant à lutter contre tin de leurs handicaps majeurs dans la compétition économico-sociale par leur « alphabétisation ». Le grand public n'est pas toujours bien au courant de ces efforts, sensibilisé comme il l'est aux informations véhiculées par les moyens d'information de masse faisant volontiers état des mauvaises conditions de vie des travailleurs migrants (la diffusion de ces informations est effectivement ambiguë, car si elle part d'un désir de voir s'améliorer ces conditions, elle contribue à souligner les différences entre étrangers et nationaux). La portée financière de ces efforts n'est d'ailleurs pas très considérable, et les activités de la plupart des nombreuses associations concernées, qui à l'origine reposaient sur le bénévolat et le volontariat, ne pourraient se poursuivre si elles n'étaient soutenues ou relayées, souvent intégralement, par les subventions et opérations des pouvoirs publics. Néanmoins, il n'est pas indifférent que ce soient généralement des initiatives isolées et spontanées qui aient montré les directions où ces actions pouvaient et devaient se développer. Si ces efforts ne se trouvent que modérément mentionnés et exaltés — sauf dans la mesure où ils contraignent à l'action les pouvoirs publics et autres acteurs principaux —, c'est qu'ils seront généralement jugés, y compris par ceux qui y prennent part, comme n'apportant pas une contribution très adéquate aux besoins. Les efforts pour améliorer l'accueil qui leur est fait sont-ils davantage qu'un mauvais palliatif des difficultés de conditions de vie et de travail des migrants et du désintérêt et du manque de coopération des nationaux à leur égard ? Les facilités offertes pour apprendre la langue du pays ne sont-elles pas ellesmêmes une manifestation de la croyance bien ancrée en la supériorité de la culture du pays d'immigration sur celles des pays de départ, et même d'une ignorance et d'un refus à les considérer en quoi que ce soit comme des cultures ? Par ailleurs, en portant l'attention sur la vie matérielle et sociale des migrants et leurs rapports avec les nationaux, n'isolet-on pas un élément d'un ensemble lié de phénomènes ? N'importe-t-il pas en fait, non pas tant de singulariser le groupe des migrants en face de celui des nationaux, considéré comme groupe de référence, que d'analyser l'ensemble d'une société aux prises avec le problème de l'immigration qu'elle vient précisément sécréter ? C'est ce que suggère pour sa part de façon frappante le
Introduction
: le phénomène
migratoire
3
titre de l'ouvrage de Michel Marié, La fonction miroirLorsque nous parlons des immigrés et des problèmes que crée leur présence, c'est de nous-mêmes en réalité dont nous parlons et venons tracer le portrait. De même que, selon Tocqueville, l'émigration dans le Nouveau Monde servait de révélateur et tendait à exagérer les caractéristiques et défauts respectifs des mères patries, de même, et de façon plus marquée encore, l'immigration d'aujourd'hui viendrait servir de révélateur aux particularités, défauts, divisions et tensions de nos sociétés. On pourrait aujourd'hui comparer les diverses sociétés d'Europe occidentale — ou noter leurs points de similitude — en observant la façon dont elles se comportent les unes et les autres à l'égard de l'immigration. De nombreux analystes s'attachent pour leur part à démêler les raisons des tensions pouvant exister entre communautés ethniques, en même temps que les racines des préjugés, stéréotypes, comportements discriminatoires jouant à l'encontre des uns et des autres. On ne nie généralement pas qu'ils font là œuvre utile ; encore faudrait-il qu'ils ne tendent pas à négliger les conditions économiques et sociales ou encore les dispositions légales et réglementaires pouvant contribuer à les favoriser. Aux divisions en communautés ethniques tendent en effet à correspondre des spécialisations socio-professionnelles de droit ou de fait plus ou moins accusées. S'il peut arriver que des groupes minoritaires occupent des positions économiques privilégiées pour avoir développé des activités que les groupes majoritaires n'ont pas su ou voulu mener à bien, c'est surtout en fait la situation inverse qui s'observe. En Europe occidentale, aujourd'hui, les étrangers tendent à occuper des positions et emplois que les nationaux délaissent et qui correspondent à de moindres qualifications, rémunérations, et positions de considération sociale et sécurité. La question dès lors qui vient se poser est celle-ci : n'y a-t-il pas, dans l'organisation et le fonctionnement de nos sociétés, des raisons fondamentales au phénomène des migrations demandant l'emploi de catégories inférieures de travailleurs et l'existence d'un véritable prolétariat industriel de réserve ? Cette interrogation avec, plus ou moins brutalement formulée, la réponse qu'elle implique, est sous-jacente à beaucoup d'analyses du phénomène de l'immigration présentées ces derniers 1. La fonction miroir. On croit parler des immigrés alors qu'en fait..., compte rendu de fin d'études, par T. Allai, J.-P. Buffard, M. Marié, T. Regazzola, 1974, 211 p. 2
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Philippe J. Bernard
temps. Elle aide à apercevoir pourquoi il ne peut guère y avoir, dans les conditions présentes, d'immigration se déroulant de façon satisfaisante. A ce titre, elle entraîne dans une très large mesure la conviction. Cependant, si elle peut contribuer à susciter des actions visant à corriger les défauts observés et les situations qui sont à leur origine, elle peut aussi avoir un effet inverse. Par cette interrogation, en effet, les analyses et interrogations propres des différents spécialistes se trouvent en quelque sorte renvoyées dos à dos et réadressées à l'heureuse issue d'une solution maximaliste du changement social. Les sociologues ayant noté le désavantage culturel dont souffraient les minorités étrangères, puis aperçu que leur offrir des facilités permettant d'accéder davantage à la vie culturelle du groupe dominant signifiait en fait leur demander d'aliéner une seconde fois leur autonomie et leur personnalité propre, se verront conseiller de reporter leur attente sur une reconstruction à zéro de la société : mais par là même, les efforts qu'ils peuvent entreprendre en faveur d'un renforcement de la base culturelle des groupes dominés risquent de se trouver dépréciés. De la même manière, les économistes s'attachant à découvrir les structures et situations favorisant l'emploi des étrangers dans de mauvaises conditions, les urbanistes étudiant les effets respectifs sur les communautés ethniques des diverses formes de logement et de développement urbain, les médecins et psychologues s'attachant aux facteurs générateurs de tensions, les juristes relevant les textes de lois et pratiques réglementaires favorisant les discriminations risquent de se voir objecter de ne procéder à chaque fois qu'à une analyse partielle, et par là de contribuer plutôt à consolider les situations mêmes qu'ils dénoncent. Que cette dernière appréciation doive être considérée comme vraie ou fausse est affaire de sentiment, mais il reste que son effet peut être de décourager des efforts dont le succès se trouve à l'avance récusé. Cependant, les attitudes et réactions passées en revue ne peuvent encore représenter qu'une réponse partielle au phénomène. En effet, on ne peut se placer du seul point de vue des pays d'immigration. La migration, comme il est bien connu, est le résultat de la mise en regard d'une double situation, celle régnant dans le pays de départ et celle régnant dans le pays d'arrivée, elle dépend de la conjonction d'un push et d'un pull. Bien plus encore que dans le cas des migrations des zones rurales vers les zones urbaines d'un pays, les migrations internationales actuelles sont fonction du moindre développement des
Introduction
: le phénomène
migratoire
5
zones de départ, dont la plupart méritent précisément l'appellation de « sous-développées ». Que les gouvernements des pays concernés tentent de s'opposer à l'émigration ou de l'ignorer (tel a été longtemps le cas au Portugal) ou qu'ils s'efforcent de l'organiser de manière si possible à en accroître les avantages et réduire les inconvénients ne change apparemment pas grandchose à la situation. Celle-ci est en gros à peu près toujours la même. La croissance démographique dans ces pays est rapide, ou l'a été jusqu'à une période récente, lorsqu'elle n'a pas tendu encore dernièrement à s'accélérer. Celle-ci est liée au contact avec les pays avancés, les progrès de l'hygiène amenant une forte chute de la mortalité, et parfois même une légère hausse de la natalité, avant que des changements sociologiques plus profonds liés au processus du développement viennent amener la baisse de cette dernière. De toute façon, le contact avec l'extérieur suscite de nouveaux besoins qui, au départ, ne peuvent pas être satisfaits par la production locale, tandis que les activités traditionnelles — agriculture, artisanat, petites industries —, soit en raison de limitations physiques (quantités de terres disponibles) soit pour des raisons tenant à l'organisation sociale et à celle des marchés, n'offrent pas des emplois nouveaux dans la proportion requise. Il en est d'autant plus ainsi que l'application du progrès technique indispensable au relèvement du niveau de vie demande ou a demandé jusqu'ici plutôt leur diminution. D'autre part, hors de ses zones d'origine, l'industrie moderne trouve généralement difficilement l'environnement qui vient faciliter sa croissance. Dans ces conditions, l'apparition d'un mouvement de migration des pays les moins développés vers les plus développés se comprend. Pour les premiers, l'émigration apparaît comme un pis-aller, mais qui doit permettre de hâter le lancement et d'accélérer la poursuite du développement recherché : les émigrants acquièrent les qualifications que demande l'activité moderne et dont le pays aura besoin à leur retour ; les sommes qu'ils enverront à leurs familles restées au pays aideront celles-ci à vivre et, par la contribution apportée à l'équilibre de la balance des paiements, aideront aux achats d'équipement indispensables au développement national ; la diminution de la pression démographique dans les zones de départ facilitera leur modernisation ; les contacts noués avec un ou plusieurs pays d'immigration faciliteront la mise sur pied d'entreprises commîmes favorables au développement. Que ce schéma corresponde en fait bien mal à la réalité appa-
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Philippe J. Bernard
raît au fil des communications présentées, notamment de celle du Prof. I. Baucic, qui examine le cas de l'émigration yougoslave. En gros, il ressort des études que les meilleurs travailleurs tendent à être conservés par les pays d'immigration, qui leur offrent de plus grands avantages. Ceux qui retournent chez eux n'auront le plus souvent pas acquis de qualification ou n'auront acquis qu'une qualification ne présentant pas beaucoup d'intérêt du point de vue du développement national. Les épargnes des migrants aident à faire vivre les familles restées sur place et à construire des maisons neuves, mais elles ne s'investissent guère dans de nouvelles activités économiques. L'émigration tend à vider les zones de départ de leurs éléments les plus dynamiques et défavorise plutôt leur modernisation. Par ailleurs, la présence dans un pays de travailleurs venant d'un autre pays ne favorise pas nécessairement les relations entre les deux gouvernements concernés et peut même constituer entre eux une pomme de discorde ; en tout cas, la direction que prennent les investissements étrangers d'un pays développé ne paraît nullement liée à l'origine des migrants qu'il reçoit. Rien jusqu'ici ne permet d'affirmer que l'émigration fait réellement avancer plus vite sur le chemin semé d'embûches du développement. La découverte — si découverte il y a — de ces résultats, vient rendre perplexe ceux qui la font. Deux tentations opposées s'offrent dès lors à eux. La première est de mettre en avant le manque d'éducation des habitants des pays d'émigration et les obstacles sociologiques à leur développement. L'autre amène à mettre en cause la forme de développement que connaissent les pays avancés. Selon cette dernière, il n'y aurait sous-développement de certaines zones qu'en raison du développement à leur détriment de quelques autres. Dans le cadre du libéralisme et du jeu des forces aveugles qui l'engendrent, l'apparition de phénomènes de domination et de concentration ne saurait être empêchée. La prise en compte des relations internationales ne fait ainsi que confirmer les uns et les autres dans leurs positions de départ. On se trouve ainsi ramené à la fois au handicap socio-culturel des migrants et aux phénomènes de domination qui tendent à le perpétuer, sans avoir en fait beaucoup avancé dans la voie d'une compréhension scientifique des phénomènes de migration. Si l'on veut s'employer en ce sens, il semble qu'il soit nécessaire d'élargir l'attention en faisant davantage appel aux ressources des diverses sciences sociales, de l'anthropologie à la psychologie et psycho-sociologie. Il convient toutefois de se rappeler à
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: le phénomène
migratoire
7
ce propos, comme on le faisait dernièrement en ce qui concerne la sociologie américaine, qu'aucun progrès conceptuel d'envergure ne semble avoir été accompli dans le domaine des relations interethniques depuis pas mal d'années2. Les quelques indications qui suivent, sans prétendre assurément combler à elles seules cette lacune, ont seulement pour objet de faire apparaître les directions dans lesquelles il pourrait le mieux convenir de se diriger. Le premier ordre de phénomènes qui paraissent devoir être invoqués a trait à la constitution des divers groupes humains. Les études d'anthropologie et d'histoire montrent que les hommes, dans les premiers stades de leur développement social, tendent très généralement à se grouper en tribus, chefferies ou clans, comptant de quelques centaines à quelques milliers d'individus. La caractéristique d'origine de ces groupes est de n'être que des familles étendues, rassemblées sous l'autorité du ou des chefs de lignage, l'objet des diverses règles observées en matière de mariages et d'alliances paraissant avoir très spécifiquement pour but de perpétuer la cohésion du groupe. Plusieurs tribus ou clans voisins peuvent considérer qu'ils font partie d'un même peuple, que la langue et les coutumes en vigueur soient communes ou propres à chacun de ceux-là, et qu'il existe ou non une autorité ou organisation politique commune. La constitution d'unités politiques nouvelles, généralement de plus grande taille, vient compliquer ce schéma. Dans une certaine mesure, limites des groupes ethniques et des collectivités étatiques viennent se superposer. Les peuples et tribus tendent en effet à se maintenir ou constituer en tant qu'unités politiques, tandis qu'à l'intérieur d'une unité politique établie par voie de conquête ou autre forme de domination, la langue et les coutumes du ou des groupes dominants tendent elles-mêmes à la longue à s'imposer, des mélanges ou infiltrations de populations pouvant jouer un rôle dans ce processus. Quelle que soit la situation observée, cependant, et aussi bien chez les peuples sédentaires que chez les nomades, un lien vient exister entre ceux-ci et le territoire qu'ils occupent. Un, ou une série de groupes ethni2. M. Banton, « Race in the American sociological tradition : from Park to Parsons », The Jewish Journal of Sociology (Londres), juin 1974. Sur le même sujet, cf. R. Duchac, La sociologie des migrations aux États-Unis, Paris-La Haye, Mouton, 1974.
8
Philippe J. Bernard
ques apparaissent normalement comme propriétaires d'un territoire donné ; dans beaucoup de tribus décrites par les anthropologues, le chef fait même figure de seul propriétaire du sol, les représentants éventuels d'autres groupes y faisant figure d'étrangers. Les ethnies constituent des communautés « chaudes » à l'intérieur desquelles l'individu trouve l'occasion d'échanges intenses et se sent protégé. On a défini l'appartenance à un peuple par la capacité à communiquer plus efficacement et sur un plus grand nombre de sujets avec les membres du groupe qu'avec l'extérieur 3 . Cette définition s'applique certainement tout autant aux groupes et communautés ethniques qu'aux nations dans le sens contemporain du terme. En général, plus la distance entre les groupes est grande et la différenciation entre les individus qui les composent est marquée, et moins l'on voudra renoncer, de part et d'autre, à l'identification et à la protection qu'assure l'appartenance à un groupe donné, ou seulement risquer de les perdre. Sans doute la compréhension de la différence de l'autre, de son « altérité », n'empêchet-elle pas une connaissance réciproque ; mais les échanges entre individus de groupes différents tendent à être plus limités que les autres, et demandent un plus grand effort, ajustement ou changement de comportement : d'où les résistances et conflits qu'ils peuvent provoquer. La constatation de l'existence de l'autre aide aussi à prendre conscience de sa propre appartenance, et les conflits et compétitions, même et parfois surtout avec des voisins proches, sont une des meilleures occasions qui soient de renforcer la cohésion du groupe. Dans les sociétés dites « avancées », les relations entre les individus et le groupe auquel ils appartiennent tendent à différer quelque peu de ce qu'elles sont ailleurs. Le point essentiel n'est pas tant que les positions sociales y sont moins fixées à l'avance — il est indéniable que dans les sociétés modernes, la condition des uns et des autres reste dans une large mesure déterminée par les accidents de la naissance et de l'éducation — mais que les types caractérologiques sont susceptibles d'exercer une plus grande influence sur les destins individuels 4 . La contrepartie en 3. K. W. Deutsch, Nationalism and social communication. the foundation of Nationality, M.I.T. Press, 1953. 4. A. Kardiner, The psychological frontiers of society, consacrés à « Plainville », États-Unis).
An inquiry into 1945 (chapitres
Introduction
: le phénomène
migratoire
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est que l'intégration des individus dans le groupe est plus délicate et qu'elle peut être affectée par diverses inhibitions ou frustrations. Une des façons pour l'individu de lutter contre celles-ci sera de chercher à s'associer de préférence à ceux qui peuvent lui ressembler et jouer pour lui le rôle d'un miroir venant rehausser l'image de son ego, et ce souvent en portant des jugements négatifs sur ceux qui diffèrent de lui — en particulier les représentants d'autres groupes ethniques5. Les études du comportement animal ont par ailleurs fait référence à une notion à laquelle il peut encore ici être fait appel, celle de domestication. Les espèces domestiquées, c'est-à-dire celles sur lesquelles une volonté extérieure s'est manifestée — et l'homme lui-même en serait un des principaux exemples — apparaissent susceptibles de connaître des variations génétiques beaucoup plus marquées que les autres6 ; en même temps, la place des comportements innés tend à diminuer par rapport à celle des comportements acquis. Par voie de conséquence, la préservation de l'identité physique du groupe paraît beaucoup moins bien assurée que lorsque les comportements innés compliqués que décrivent les spécialistes de l'éthologie président tant aux accouplements qu'aux autres relations des individus entre eux. On conçoit que, pour ce qui concerne les espèces domestiquées, si l'identité du groupe doit être préservée, il soit nécessaire que les comportements innés soient remplacés par des règles précises ordonnant les comportements et transmises aux individus par l'expérience sociale. Les différents groupes humains peuvent être séparés par des distinctions physiques ou autres plus ou moins marquées. On s'accorde généralement à reconnaître que ces distinctions sont, dans une large mesure, le résultat d'un processus de sélection et d'adaptation à des environnements différents. Quelle qu'ait pu être dans le passé la nécessité de ces distinctions, cependant, elles apparaissent aujourd'hui avoir dans une large mesure disparu ou être en voie de disparition. Si donc il y a une nécessité pouvant commander le maintien des différents groupes ethniques tels qu'ils sont aujourd'hui constitués, celle-ci ne peut être que d'ordre sociologique, son effet devant être de contribuer à assurer une intégration aussi bonne que possible de l'individu au 5. Ibid. 6. K . Lorenz, Essais sur le comportement
Seuil, 1972.
animal et humain, Paris, L e
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groupe social. La même idée peut être encore exprimée en disant que ce qui fait l'unité d'un peuple, d'une ethnie, est avant tout l'ensemble des traits groupés sous le terme de « culture » et dont l'exercice est nécessaire à la socialisation. Le second phénomène majeur à prendre en considération dans l'étude des migrations ne fait pas au même degré appel à l'étude d'un passé lointain. Il s'agit de la tendance à l'inégalité et à la concentration géographique des transformations sociales. Cette inégalité ne doit pas être confondue avec l'inégalité politique des différents groupes, c'est-à-dire la domination des uns sur les autres, ni avec celle des dispositions naturelles des individus. Si cette dernière existe et peut être mesurée, ce ne sera que par rapport à certains critères dont la fragilité a souvent été évoquée ; de toute façon elle ne devra être comprise que comme une résultante, une manifestation de l'inégalité des transformations sociales, laquelle apparaît elle-même liée à divers facteurs parmi lesquels interviennent certainement des différences tenant à la fois aux caractéristiques du groupe et à l'environnement. L'inégalité des transformations à laquelle il est fait référence peut prendre de multiples formes. Pourquoi des révolutions intellectuelles ou juridiques se sont-elles produites ici et non ailleurs ? Pourquoi de nouvelles puissances politiques et militaires ont-elles fait leur apparition ici à tel moment, tandis qu'ailleurs se créaient ou disparaissaient tels courants commerciaux, religieux ou artistiques ? La forme moderne la plus visible de l'inégalité des transformations est l'inégalité du développement économique. Le développement économique, comme il est bien connu, a fait son apparition et tend à se poursuivre dans certaines zones et au sein de certains groupes favorisés (avec cette réserve que, comme on a tenté de le démontrer, ces groupes favorisés économiquement parlant auraient souvent à l'origine formé des minorités politiquement défavorisées mais ayant réussi à préserver leur identité) 7 . En se poursuivant, le développement tend à se concentrer au sein de ces zones favorisées, au détriment souvent des moins favorisées qui les entourent. Ultérieurement, sans doute, il peut se propager au sein des zones et groupes voisins, et parfois même, quoique plus rarement, dans les plus éloignés. Mais le phénomène dominant reste celui qui a été désigné par le terme de « polarisation ». 7. E. E. Hagen, The Theory of social change, Dorsey Press, 1962.
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Même lorsque le développement prend place dans les zones et groupes jusque-là peu favorisés, il le fait sous forme de points de concentration, de « pôles de croissance », dont les effets se font sentir, comme ceux des premiers, au sein des zones qu'ils dominent. Que le développement prenne une telle forme n'a rien d'un mystère. La concentration géographique des activités est le résultat des avantages provoqués par leur rapprochement, très généralement plus importants que ceux qui peuvent résulter de leur dispersion. Ces avantages peuvent encore être exprimés en disant que la concentration géographique a pour effet de faciliter les contacts et de maximiser les communications (la ville, a-t-on dit, est « le lieu où l'interaction sociale se développe dans les meilleures conditions ») 8 . On voit ainsi le rapprochement qui s'opère entre les zones de concentration et les groupes ethniques dont il était question plus haut : les uns et les autres apparaissent comme les ensembles à l'intérieur desquels les communications entre individus sont les plus aisées. Dans ces conditions, on comprend que les villes, les grands pôles de l'activité tendent à être situés, sinon toujours à l'intérieur d'un groupe ethnique unique et vaste, du moins au contact de groupes bien définis et entretenant entre eux des communications multiples et aisées. Le développement social apparaît ainsi comme le résultat d'un jeu subtil entre des régions possédant chacune son centre et sa périphérie et exerçant les unes sur les autres des influences inégales, le centre d'une région dominée venant servir de relais à la diffusion des innovations et autres impulsions ainsi qu'à la remontée des réactions et autres informations éventuelles 9 . Un troisième ordre de phénomènes à prendre en considération a précisément à faire avec l'influence que les groupes humains exercent les uns sur les autres. Même s'ils restent distincts, ceux-ci tendent à s'influencer, à dominer ou à être dominés et à s'imiter les uns les autres. Aucun groupe, aucune société ne veut ou ne peut aujourd'hui s'isoler complètement. Autrefois, un tel isolement pouvait être possible dans certaines limites, une de celles-ci étant la taille de 1' « isolât » permettant, génétiquement parlant, à un groupe de se perpétuer. La forme moderne de la civilisation, 8. P. Claval, « La théorie des villes », Revue géographique 1968. 9. J. Friedman, A Theory of polarized development, 1970.
de VEst, 1-2,
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l'intensité des transports et de toutes les formes de contact ne le permettent plus. L'influence exercée par les groupes les uns sur les autres est très fortement asymétrique. Celles des plus avancés sur les autres se fait beaucoup plus sentir que l'influence inverse, la différence dans l'influence exercée pouvant servir précisément à donner une définition de cet avancement. Il a déjà été fait référence à l'influence que les pays dits développés exerçaient sur ceux qui l'étaient moins : modes de consommation et de production, organisation politique, comportement démographique, diffusion des connaissances et des cultures ; toutefois l'influence inverse, moins évidente, est peut-être plus importante qu'il n'apparaît généralement. Si cette influence doit normalement tendre à réduire les disparités, ce ne sera souvent qu'à long terme, et il arrivera généralement que le premier effet des contacts soit plutôt de les accroître — comme en matière démographique, où la poursuite du développement tend à réduire la croissance, mais ses débuts à la stimuler. Des phénomènes de domination risquent aussi de s'installer et, s'il n'y a pas de mouvement dialectique en retour, de cristalliser et d'accroître les premières disparités. A ces phénomènes généraux, qu'il est nécessaire de prendre conjointement en compte si l'on veut saisir la genèse des migrations et des problèmes qu'elles viennent soulever, il faut ajouter un certain nombre de caractéristiques propres à l'immigration actuelle en Europe occidentale ou dans chacun des pays qui la composent. Les migrants de la période précédente, essentiellement ceux venant d'Europe et se dirigeant vers l'Amérique et les autres « pays neufs », partaient généralement sans esprit de retour. Ils pouvaient se déterminer librement dans les pays qui les recevaient, en espérant y gravir plus ou moins bien les différents échelons sociaux. Dans une certaine mesure, une immigration de même nature s'est longtemps dirigée vers la France, le pays d'Europe qui, en raison de sa faible croissance démographique, a le moins contribué à l'émigration outre-mer du 19e siècle et a, dès le milieu du 19* siècle, et davantage encore au 20* siècle, accueilli des immigrants européens ou méditerranéens en pratiquant plus ou moins bien une politique dite « d'assimilation ». L'émigrant d'aujourd'hui, dans les différents pays d'Europe occidentale, n'est de plus en plus, à ses propres yeux, comme aux yeux de ceux chez qui il se rend, qu'un « hôte » passager que
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remplaceront bientôt d'autres de ses frères. Dès lors le phénomène de stratification des différentes communautés et leur isolement en ghettos plus ou moins étanches, qui se développent d'autant plus que les migrations sont plus proches dans le temps et que la distance culturelle entre communautés est plus grande, changent de signification. S'il y a possibilité d'intégration — et c'était le cas aux États-Unis pour toutes les communautés. Noirs mis à part — le phénomène du regroupement sur soi de chacune des minorités n'apparaît, du point de Ame de l'individu, que comme un événement transitoire, lui apportant une certaine protection, et laissant la place à une assimilation et élévation sociale éventuelles. Si cependant il n'y a plus guère d'assimilation et que le choix des migrants n'est qu'entre rentrer chez eux ou faire de façon permanente partie d'une communauté « étrangère », la séparation des communautés apparaît n'être plus que l'accompagnement et la traduction d'une stratification du marché du travail sur une base ethnique. C'est ce que vient souligner en particulier la communication du professeur Albeda. Un tel phénomène, dans la mesure où il est prouvé — car il existe tout de même une certaine mobilité socio-professionnelle des migrants, comme le suggère la communication de MIIe Viguier — est lié sans doute à la facilité des déplacements et des retours et au désir des migrants de rester avant tout en rapport avec leur communauté d'origine ; mais il dénote également l'absence de quelque chose d'analogue à ce qui a été nommé aux États-Unis la « frontière », c'est-à-dire une zone d'appel où des fonctions diverses étaient susceptibles d'être occupées par tous ceux qui voulaient bien y employer leurs forces. Sans être fermées ou moins encore figées, les sociétés européennes actuelles semblent posséder toutes sortes de mécanismes freinant la pénétration des nouveaux venus, sauf précisément en ce qui concerne les positions les moins recherchées. Nous n'ajouterons rien ici en ce qui concerne les phénomènes propres à chacune des communautés de migrants ni à chacun des pays d'immigration, sauf quelques remarques rapides en ce qui concerne la France et qui mériteraient sans doute d'être traitées autrement que sous forme allusive. On notera simplement à ce sujet que la faiblesse de longue date de la pression démographique a permis en France, non pas une faiblesse de la mobilité géographique des nationaux, mais une mobilité assez sélective quant aux emplois à occuper, ceux de la fonction publique et de diverses formes de services étant les plus recherchés. Une classe
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ouvrière ne s'en est pas moins constituée, à la fois nombreuse et d'autant plus cohérente qu'elle s'est formée relativement lentement ; mais il a fallu à chaque fois, dans les temps et lieux où une croissance économique rapide était enregistrée, faire appel à des étrangers pour satisfaire les besoins de main-d'œuvre. L'immigration étrangère avait par ailleurs une autre destination, la société française ayant longtemps constitué pour diverses communautés une terre d'accueil relativement tolérante, leur permettant d'y subsister et de se découvrir des spécialités sans trop se constituer en ghettos séparés du reste de la population 10 . Au cours de la période récente, cette deuxième forme d'immigration s'est assez sensiblement réduite, en même temps que l'origine géographique des migrants se modifiait et que la croissance économique s'amplifiait. De la sorte, les nouveaux migrants n'effectuent de plus en plus que les travaux du bas de l'échelle de la machine industrielle, mais dans une société où, en dépit des dénégations, ceux-ci restent sans doute relativement moins appréciés que ce ne peut être le cas dans quelques-uns des pays voisins. Si l'on veut saisir avec plus de précision la nature des relations s'établissant entre les individus et groupes des différentes communautés, il sera dans chaque cas nécessaire de se livrer à des études analytiques, faisant appel par exemple aux ressources de la psychologie ou psychiatrie sociales et intégrées dans des études d'écologie humaine ou de sociologie urbaine, puisque aussi bien c'est généralement en milieu urbain que s'observent aujourd'hui les contacts interethniques. On arrivera ainsi à voir comment les communautés de migrants se reconstituent et se transforment et comment s'opèrent simultanément ces processus d' « intégration fonctionnelle » et d' « exclusion sociale » dont parle C. C. Almeida. Mais une question générale, déjà évoquée plus haut, peut encore être posée. Elle est de savoir si les conditions dans lesquelles se déroule la vie des travailleurs migrants en Europe occidentale ne doivent pas être avant tout reliées aux conditions de fonctionnement du système existant d'économie privée et de profit communément appelé capitaliste. Nous n'essaierons pas de donner ici une réponse complète à cette question, nous contentant d'observer que les pays capitalis10. Au début du 20" siècle le contingent étranger était fort important dans le secteur tertiaire. Cf. J. C. Bonnet, « L'immigration dans la France contemporaine. Travaux récents et directions de recherches », Les Cahiers d'Histoire, 2, 1974, et Homme et Migrations, Documents, n° 869, 1er octobre 1974.
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tes sont effectivement les seuls à être aujourd'hui le lieu d'une immigration massive — les seuls aussi dont les conditions de vie apparaissent exercer un effet d'attraction sur un vaste nombre d'étrangers. Dans l'unique pays « socialiste » qui a commencé à recruter une main-d'œuvre dans des pays lointains — il s'agit de l'Allemagne de l'Est — les conditions de vie et d'emploi (notamment par l'octroi d'une formation qui puisse être utile après le retour) semblent bien, d'après ce qui a été annoncé, devoir différer quelque peu de ce qu'elles sont ailleurs. On observera néanmoins que les secteurs employant des travailleurs étrangers comprennent les services publics ou domestiques qui ne sauraient être tenus pour des créateurs directs de plus-value. En fait, s'il est un aspect du système politico-économique existant qui doive être plus particulièrement mis en cause pour rendre compte des conditions présentes, c'est son libéralisme réel ou supposé qui doit être désigné. Dans ce système, dont la clé est vue dans l'autonomie des décisions et la fluidité des facteurs de production, la présence de travailleurs étrangers, généralement jeunes et sans famille et aisément mobiles, peut être considérée comme un facteur positif. Mais en un autre sens, l'existence de groupes ethniques se mélangeant mal les uns aux autres apparaît comme génératrice de viscosités et de dysfonctions. Les restrictions juridiques censées protéger les nationaux qui interviennent dans des conditions qui, pour le reste (marché de l'emploi ou du logement) demeurent libérales, en créent d'autres. L'existence de groupes ethniques se mélangeant mal les uns aux autres aggrave ainsi les phénomènes d'inégalité et de domination. C'est pourquoi on peut penser que — à l'intérieur du système existant — toute amélioration des conditions intéressant les travailleurs migrants doivent passer par une correction de ces distorsions, à l'aide d'interventions spécifiques destinées à rétablir l'équilibre et s'appliquant en matière d'emploi, de sécurité, de formation, de logement, de vie culturelle, etc. Tel est, sommairement esquissé, le tableau de fond sur lequel on peut tenter d'apprécier les problèmes que pose l'existence des migrations dirigées vers l'Europe occidentale. Le colloque de juin 1974 où furent présentées les communications rassemblées ci-après ne comportait pas d'ordre du jour restrictif. Il était apparu en effet que les questions politiques, économiques, sociologiques, culturelles, juridiques étaient à un tel point liées qu'il y avait grand intérêt à ce que les points de vue des uns et
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des autres puissent s'éclairer réciproquement. Retenir un thème spécifique aurait d'autre part eu l'inconvénient de ne pas permettre à tous ceux qui avaient quelque chose à dire de s'exprimer comme ils l'entendaient. A tous le moins, il était intéressant que pour ce premier effort — pour ce qui concerne la France, on ne saurait citer sur ce sujet de réunion scientifique récente de cette ampleur — les migrations en Europe occidentale soient étudiées d'un aussi grand nombre d'angles différents qu'il était possible, quitte à ce que prennent place par la suite des réunions plus spécialisées sur tel ou tel thème particulier. On notera toutefois qu'ont eu lieu dernièrement une série de travaux et de réunions internationales suscitées par des organisations internationales (O.I.T., C.E.E., O.C.D.E., O.N.U.), ou des organisations privées (Association de juristes, de syndicalistes, etc.), et à laquelle ont participé des représentants de pays tant d'émigration que d'immigration témoignant, s'il en est besoin, de la sensibilisation des diverses opinions aux problèmes posés par les mouvements de population. Les participants ont été fort nombreux, et les débats du colloque ont été suivis et animés. Un effort a été fait pour donner la parole, non seulement à des chercheurs et analystes, mais aussi à des praticiens des questions d'immigration, venant de France, des autres pays d'immigration européens et des principaux pays d'émigration, ainsi qu'aux principaux intéressés, c'est-à-dire à des travailleurs migrants présents en Europe occidentale, lesquels n'ont pas toujours la possibilité de se faire directement entendre dans des réunions de ce genre. Une matinée entière fut à ce dernier effet réservée à une libre discussion. Les échanges et controverses ont été parfois très vifs. Les juristes se sont ainsi vus pris à partie pour s'attacher aux situations de droit parfois en ignorant les situations de fait, les sociologues ont renvoyé la balle aux économistes qui n'auraient pas suffisamment fait l'analyse des causes structurelles des problèmes suscités par la migration, les médecins ont été mis en cause pour considérer la pathologie des cas qui leur étaient soumis par rapport à une « norme » sociale qu'ils tendraient à accepter telle quelle. Les enseignants et bénévoles attachés à l'œuvre d'élever le niveau de connaissance de la langue et du niveau culturel des migrants ont pu encore se voir reprocher de participer malgré eux à une œuvre d'impérialisme culturel et de diffusion d'un discours de la culture et des groupes dominants, les responsables syndicaux de ne s'intéresser parfois que modérément aux problè-
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mes des migrants. De leur côté les divers services administratifs et les gouvernements et, de façon générale, tous les représentants des pays que l'on dit « d'accueil » n'ont pas manqué d'être critiqués de diverses façons, tandis qu'en retour, des analystes et critiques de divers types se sont vus accusés de ne guère dépasser le stade de la contribution purement verbale. La situation et la politique suivies dans les divers pays de départ n'ont pas été directement mises en cause, mais elles l'auraient sans doute été également si les débats du colloque avaient été davantage orientés en ce sens. Quels qu'aient pu être ces divers propos, cependant, le colloque a permis en dernière analyse de faire apparaître de larges zones d'accord sur l'origine et l'importance des problèmes posés par les migrations et sur les points sur lesquels il importait d'attirer l'attention et d'essayer d'amener des changements ou de provoquer de nouvelles recherches. Les rigueurs de l'édition n'ont pas permis de reproduire toutes les communications. Il a fallu faire un choix, que la qualité des travaux a souvent rendu malaisé. Parmi les communications qui n'ont pu être retenues, on signalera en particulier celle du Dr. Z. Almeida, dont la disparition au début de 1975 a été douloureusement ressentie par tous ceux qui se sont intéressés à la santé des migrants. Le fragment de sa recherche sur les « sinistroses » chez les immigrés, qu'il avait détaché à l'intention du colloque, risquait en effet, pris hors de son contexte, d'être mal interprété par un public en majorité non médical. Parmi les communications développées oralement, et qui donc ne figurent pas dans le volume, on rappellera notamment celle de M. Ernest Glinne, ancien ministre de l'Emploi et du Travail de Belgique qui, en réponse à la question de savoir comment résoudre le problème des contacts entre autorités locales et nationales et communautés d'immigrés, a pu citer l'intéressante expérience belge des conseils consultatifs locaux de la population immigrée. Formés d'abord par cooptation pour environ trois ans, ces conseils, qui sont aujourd'hui une trentaine, sont élus par tous les immigrés. Pouvant recevoir des subventions, et collaborant largement avec les autorités locales, les conseils ont exercé dans bien des cas une influence très positive. Une autre intervention qui vaut d'être rapportée est celle de J. M. Bélorgey, auteur d'un projet de « statut des étrangers » n , dont l'intérêt serait d'obliger les pouvoirs publics à formuler une politique et dont la néces11. Échanges
et projets,
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sité dérive de ce que les étrangers n'ont ni les mêmes droits de fait ni les mêmes préoccupations que les nationaux. Beaucoup de témoignages seraient d'autre part à rapporter. Nous rappellerons seulement ici ceux de M. Nadir, de l'Amicale des Algériens en France, de Mrabet Rachid, travailleur dans la région de Nice, selon lequel le bidonville pourrait être préférable au H.L.M., de A. Ben Lezar, travailleur dans une usine automobile de la région parisienne et l'un des rares immigrés délégués syndicaux, qui demandait notamment l'organisation de cours d'alphabétisation pendant les heures de travail, l'octroi de possibilités de formation en rapport avec les besoins du pays de départ, et une égalité des droits économiques sociaux et syndicaux plus réels, une question sur laquelle insistait aussi A. Bekri. Les débats n'ont pas directement posé la question de savoir quelle pourrait être l'alternative aux migrations, quoique la question n'ait pas manqué d'être évoquée avant le colloque ou en marge de celui-ci. Que se passerait-il s'il n'y avait plus de migrations et si les migrants rentraient chez eux ? Il ne s'agit nullement là, on le sait, d'une question rhétorique : dès novembre 1973, l'immigration de nouveaux travailleurs (sauf en provenance des pays de la C.E.E.) a été suspendue en Allemagne occidentale ; à diverses reprises, inquiet de la situation de ses nationaux, le gouvernement algérien a annoncé la suspension de l'immigration en France ; à son tour, en juillet 1974, le gouvernement français a décidé la suspension provisoire de l'immigration (assortie toutefois de la possibilité d'accorder des dérogations) ; en Suisse, enfin, les électeurs ont eu à deux reprises à se prononcer sur des propositions — qui ont été rejetées — envisageant le retour chez eux de la plupart des migrants. Une des raisons bien sûr de ne pas discuter d'une telle éventualité est qu'il n'y a pas de discussion innocente : envisager ce qui se passerait s'il était mis fin aux migrations ou si celles-ci étaient très fortement ralenties est une façon d'appeler la venue d'un pareil événement, et par là des mesures de contrôle et de discrimination qui en seraient nécessairement l'accompagnement ; la très grande majorité des congressistes étaient par trop opposés à de telles mesures pour prendre le risque de s'avancer en ce sens. D'autre part, chacun sait que la situation susceptible d'entraîner le plus brutalement un reflux des mouvements de migration serait un très fort ralentissement ou retournement de la conjoncture dans les pays d'immigration : or, demander une réduction de l'emploi des étrangers à un moment où intervient un
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ralentissement et peut-être une interruption de la croissance pourrait favoriser une discrimination à l'encontre des travailleurs étrangers à laquelle, dans les divers pays d'immigration, on n'est sans doute déjà que trop enclin. D'ailleurs l'expérience montre que l'immigration clandestine — ou encore irrégulière — dont la communication de C. Sammut montre à quel point elle favorise l'exploitation des travailleurs étrangers, et dont on sait l'importance 12, ne disparaît pas nécessairement lorsqu'interviennent un changement de conjoncture et un renforcement des contrôles (du moins de ceux qui tendent à être aujourd'hui mis en place). La véritable alternative aux migrations serait un développement accéléré des pays de départ, qui ne mettrait pas fin aux mouvements de migration, mais, comme il est par exemple arrivé entre pays de la C.E.E., leur substituerait des échanges plus équilibrés. L'expérience montre toutefois que les retards et décalages ne se rattrapent que lentement et difficilement. Les effets du changement de rapport de forces en cours et qui est lié à la crise pétrolière risquent d'autre part d'être importants, mais leur portée exacte reste encore difficile à prévoir. Les problèmes que pose la présence de travailleurs étrangers dans les pays développés ne sont sans doute pas appelés à disparaître rapidement. Aucune solution miracle ne saurait à cet effet être attendue. Ainsi, un bien plus grand libéralisme dans l'octroi aux résidents étrangers de droits égaux à ceux des nationaux apparaît très nécessaire, tant du point de vue de la justice sociale que pour donner à nos sociétés une assise mieux en rapport avec les principes qu'elles affichent ; l'effort actuellement entrepris en Suède est à cet égard à étudier de près. Mais une politique de cet ordre ne saurait à elle seule mettre fin aux différences culturelles, aux volontés de chacun des groupes en présence de préserver son identité, aux risques d'incompréhension et même de conflits. Ce n'est en fait qu'en avançant dans de multiples directions et grâce à la conjonction de nombreux efforts que les solutions plus satisfaisantes que l'on est en droit d'attendre pourront se dégager. 12. Sur le même sujet, cf. l'article de J. Houdaille et A. Sauvy dans Population, juillet-octobre 1974, et la « Chronique de l'immigration », rubrique régulière de cette revue.
I Déterminants économiques et expériences nationales
Conjoncture économique et politique française dimmigration 1952-1974 JEANNE SINGER-KÉREL
Les travailleurs étrangers représentent une part de plus en plus importante dans la population active de la plupart des pays de l'Europe occidentale — à l'exception de l'Italie où les méridionaux montés au Nord remplissent la même fonction. Puisque les mouvements de ces travailleurs suivent assez fidèlement (quoique avec certains délais et variations) la courbe du cycle des pays importateurs de main-d'œuvre, on serait tenter d'y voir un épiphénomène conjoncturel. En revanche, l'ampleur grandissante du mouvement, sa diffusion dans les divers secteurs économiques et sa pénétration régionale, son adaptation aux changements de structure font penser à un processus plus durable. Phénomène transitoire, passager, intermittent ou continu et permanent ? La crise qui se profile, dont l'envergure et la nature ne semblent pas avoir de précédent depuis la guerre, devrait fournir une réponse. En attendant, dans cet essai, nous voudrions analyser dans un cas précis, celui de la France, le lien entre conjoncture interne et mouvements de travailleurs étrangers ; voir aussi quel rôle la politique gouvernementale joue dans cette évolution. Dans une première partie, notre but est de résumer brièvement ce qui s'est passé au cours des vingt dernières années, d'établir une corrélation entre les diverses phases du cycle français et l'immigration, de percevoir sur une plus longue période, non seulement les changements dans les sources du mouvement, mais son aboutissement dans différents secteurs de l'économie. Ce débordement, à son tour, suggère un passage du quantitatif au qualificatif. Finalement nous avons essayé de reproduire les principales décisions et mesures gouvernementales pour voir si on pouvait en dégager une politique, ou l'esquisse d'une politique, selon les diverses périodes.
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Car il nous a semblé nécessaire de subdiviser les années depuis la guerre en périodes. Débutant en 1952, quand la phase de reconstruction est définitivement terminée, nous en avons distingué trois : la première (1952-1962) est essentiellement dominée par la guerre d'Algérie; la seconde (1963-1968) correspond dans ses grandes lignes à l'ouverture des frontières sur l'Europe et le monde extérieur en général; la troisième (1968 à nos jours) couvre les années de réadaptation après la secousse de mai 1968. Comme toute division chronologique, celle-ci comporte inévitablement de l'arbitraire. Ainsi, la transition de l'économie française du domaine colonial au cadre européen ne s'est-elle pas faite d'un coup avec la fin de la guerre d'Algérie (l'entrée dans le Marché Commun date du début de 1959). Et toute période renferme les prémisses de celle qui sera. Pourtant cet enchevêtrement n'est pas la seule difficulté, ni la plus grave. En matière d'immigration, on se heurte à d'autres obstacles. Pour n'en citer qu'un, les données ne sont pas les mêmes pour les Algériens que pour les autres travailleurs étrangers. Dans le premier cas, nous disposons d'un solde migratoire, dans le second on doit se contenter de suivre la courbe des entrées. Néanmoins, la matière à notre disposition nous a semblé suffisante pour suivre à la fois l'évolution générale du mouvement et ses changements. De plus, les recensements de 1954 et 1968 facilitent une certaine mise au point l .
1. Les statistiques des travailleurs étrangers permanents et saisonniers, soumis à l'obligation d'obtenir une autorisation de travail sont recensées par l'Office National d'Immigration (O. N. I.), et ne tiennent pas compte des Algériens ni des ressortissants des pays de l'Afrique Noire francophone. De plus, il n'existe pas de statistiques des flux de sortie ; des estimations sont faites, mais il est vraisemblable que le taux de sortie est variable selon la conjoncture, la nature de l'immigration et les nationalités. Bien que l'O. N. I. ait cessé, depuis 1970, d'inclure les travailleurs de la C. E. E. dans ses chiffres, nous les avons réintroduits dans la mesure du possible afin de maintenir l'homogénéité des séries. Pour les Algériens, la principale statistique retenue est celle concernant les mouvements des hommes de plus de seize ans, définition plus large que celle de travailleur (mais excluant les femmes actives) et comprenant les « vrais touristes » et les étudiants. Nous n'avons pas tenu compte des mouvements migratoires entre la France et l'Afrique Noire francophone, recensés, comme dans le cas des Algériens, par le ministère de l'Intérieur : le solde de cette immigration s'élevait en 1972 à 7 014 ressortissants. Quant aux statistiques des recensements, elles sous-estiment notoirement le nombre d'étrangers. La sous-évaluation serait de l'ordre de 5 à 6 Cf. O. Rabut, « Les étrangers en France », Population mai-juin 1973, p. 620.
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Conjoncture économique et politique française
Une fois cette description analytique achevée, nous tenterons, dans une seconde partie, d'en tirer certaines conclusions. Elles portent essentiellement sur : a) la primauté de la demande sur l'offre ; b) les motifs et contradictions de la politique officielle ; c) le passage du conjoncturel au structurel. Ce qui nous amène, finalement, à émettre des hypothèses sur la permanence du phénomène et aborder ainsi les problèmes posés par la crise qui s'ouvre.
PREMIÈRE PARTIE : C O N J O N C T U R E , I M M I G R A T I O N ET
POLITIQUE
I . D E LA RECONSTRUCTION A LA FIN DE LA GUERRE D'ALGÉRIE
Sortie définitivement de la reconstruction, l'économie française entre dans le processus que certains ont surnommé « la seconde révolution industrielle », pour souligner l'accélération de la migration des campagnes vers les villes et la nouvelle concentration industrielle, financière et commerciale. Rapidement, cette sous-période va être dominée par la guerre d'Algérie. Celle-ci exerce non seulement un effet indirect sur le problème des travailleurs étrangers — par son emprise sur l'économie — mais aussi une influence directe : rappel du contingent et allongement du service militaire à un moment où le marché du travail est déjà touché par les « classes creuses » ; changements brusques dans le mouvement des Algériens. Vers la fin de cette décennie, l'entrée de la France dans le Marché Commun préfigure et accentue un changement de la politique économique générale 2 . La conjoncture est marquée par deux récessions (1952-1953 et 1958-1959). Les entrées de travailleurs étrangers reflètent assez fidèlement la courbe des offres d'emplois non satisfaites. La politique d'immigration vise tout d'abord à limiter l'emploi des étrangers, mais abandonne ensuite cet objectif.
2. Les exportations vers la zone franc, qui représentaient encore un tiers du total des exportations françaises en 1958, tandis que le Marché Commun naissant n'en absorbait que 22 %, n'en représentaient plus que 13 % en 1968 tandis que la part du Marché Commun s'élevait alors à 43 %.
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A.
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Immigration
1) La récession Pinay (1952-1953) Son effet sur l'emploi devient sensible à l'automne 1952. Les entrées des travailleurs permanents baissent rapidement dès le mois de mai de la même année et ne se stabilisent qu'en 1954 à 1 000 par mois. En deux ans le flux d'immigration s'est réduit de 60 % mais se consolide à un niveau cependant plus élevé qu'au creux du cycle précédent (1949). Cette baisse est variable selon les secteurs. Elle est brutale pour les mines (arrêt total en 1954) et les métaux ; dans l'agriculture (y compris pêche et forestage) qui représente encore 35 % du total des travailleurs introduits et dans le bâtiment (32 %), elle correspond à la moyenne générale. La réduction varie aussi selon les nationalités : les Italiens arrivent moins nombreux et leur part dans le total des travailleurs étrangers permanents descend à 69,4 % ; en revanche le flux des Espagnols et des Portugais se maintient, leur part s'élevant à 12,5 et 3,7 % respectivement. Quant au solde des mouvements des Algériens 3 , qui était passé par un maximum dès 1951, il s'abaissa en 1952 et 1953 ; mais alors que le flux de travailleurs étrangers introduits fléchissait en 1954, le solde migratoire des Algériens progressait de nouveau. L'immigration des travailleurs saisonniers contrôlée par l'O.N.I. ne fléchit qu'en 1954 (de 13 %), mais le nombre d'entrées reste encore bien supérieur à celui enregistré jusqu'en 1951. 2) L'expansion de 1954-1957 L'industrie française progresse à partir de 1954 au rythme annuel de 8 %. Cette expansion ne se répercute sur le marché du travail qu'en 1955 et des goulots d'étranglement sérieux de main-d'œuvre n'apparaissent qu'au cours des deux années suivantes lorsque la
3. Les mouvements des Algériens entre la France et l'Algérie sont dominés par d'amples variations saisonnières. Les plus importants retours vers l'Algérie ont lieu en été (juillet, août), période de congés, et également à l'automne (septembre, octobre), au moment de l'interruption de certains travaux saisonniers (bâtiment, agriculture). Les arrivées massives en France s'effectuent principalement en mars et septembre, après les périodes de vacances.
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ponction opérée par le conflit algérien accentue la pénurie de main-d'œuvre nécessaire aux besoins de l'expansion. L'immigration s'accélère en 1956 pour atteindre un sommet en 1952. En trois ans, le total des introductions de travailleurs permanents a presque décuplé (passant de 12 292 en 1952 à 111693 en 1957). La part relative absorbée par l'agriculture baisse tout d'abord (surtout en 1956, année d'accidents climatiques). Le bâtiment progresse rapidement en 1955 et surtout en 1956 ; il recrute alors plus de la moitié des entrants. La transformation des métaux et plus encore la production des métaux accroissent leur pourcentage. En 1957 cependant, l'agriculture retrouve sa place tandis que baisse la part du bâtiment (reflet des restrictions de crédit adoptée en 1956 pour lutter contre l'inflation). 1957 marque aussi un point culminant pour l'immigration italienne (soit 80 000 Italiens) et l'arrivée en masse des travailleurs espagnols. D'autre part, le nombre d'étrangers non introduits par l'O.N.I. par des procédures régulières et dont la situation est, par la suite, régularisée (la moitié du total des permanents en 1957) est un signe des besoins croissants de l'économie. De même la proportion exceptionnelle d'ouvriers qualifiés (presque la moitié en 1957) reflète aussi les tensions du marché de l'emploi. Les effets de la guerre d'Algérie sur les mouvements migratoires avec la métropole se sont traduits d'abord en 1955 par une diminution du solde migratoire, qui devient presque nul en 1956, et ensuite à partir de 1956 par un net ralentissement des variations saisonnières. En 1957, l'accroissement des arrivées au premier semestre rétablit le solde au niveau de 1952. Quant à l'augmentation assez régulière de l'immigration saisonnière, elle résulte moins de la conjoncture que de changements structurels dans l'agriculture française. 3) La récession de 1958-1959 Ses effets sur le marché du travail ne se font sentir qu'en 1959. Pour les entrées d'étrangers la réduction est brutale (de nouveau 60 % en deux ans), mais elles se stabilisent à un niveau 3,6 fois supérieur au minimum de 1954. La réduction affecte en particulier les Italiens et tous les travailleurs étrangers du bâtiment. Il est symptomatique que, tandis que baissent les entrées de tous les autres groupes de travailleurs immigrés, le nombre de domestiques et d'introduits pour le commerce continue à augmenter. Les ouvriers qualifiés sont relativement épargnés par la récession en
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1958, mais leur proportion se réduit ensuite, mouvement qui durera toute une décennie. Pour les Algériens, la crise politique de 1958 provoquera un excédent des départs de France sur les arrivées. Le solde positif retrouve son niveau de 1957 l'année suivante : le recul était donc temporaire. L'immigration saisonnière n'est pas réellement affectée par la dépression. 4) L'expansion de 1960-1962 Pour l'économie française, la reprise commence vers la fin de 1959. L'immigration, elle, reprend son ascension l'année suivante et dépasse légèrement, en 1962, le sommet de 1957 — le nombre de travailleurs introduits étant alors supérieur de 2,6 fois à celui de 1959. Et ceci, malgré le retour massif en France des « piedsnoirs ». Le changement de pays d'origine des immigrants s'accentue. Les Espagnols dépassent les Italiens parmi les nouveaux arrivants pour la première fois en 1960, tandis que les Marocains et surtout les Portugais apparaissent en nombre. Le pourcentage de régularisations se maintient à un niveau élevé, ce qui est typique pour une période d'expansion. Pour les mêmes raisons, la proportion de contrats anonymes par rapport aux contrats nominatifs déposés par les employeurs auprès de l'O.N.1.4 augmente aussi. Le solde positif des Algériens double en deux ans mais recule ensuite en 1962, une fois encore pour des raisons directement politiques. Finalement, le bond extraordinaire des travailleurs saisonniers s'explique, en grande partie, par des raisons d'origine statistique 5 . 4. Cf. G. Tapinos, « L'immigration étrangère en France depuis 1966 et la nouvelle politique de l'immigration », Chronique de l'immigration. Population, novembre-décembre 1969, p. 1168-1186, pour cet auteur : « seules les offres anonymes témoignent de la part des entreprises, d'une confiance dans le recrutement de l'O. N. I. » et il constate que « les employeurs marquent une préférence pour le recrutement nominatif ». 5. Cf. P. Bideberry, « Bilan de vingt années d'immigration (1946-1955) », Revue françaises des Affaires sociales, avril-juin 1967, p. 7-30 : « L'accroissement brusque de 47 000 saisonniers espagnols que l'on peut constater à compter de 1960 provient de la prise en compte des vendangeurs espagnols dans le Midi de la France. L'importance qu'avait acquise ce mouvement incontrôlé et inorganisé a conduit les deux gouvernement intéressés à créer une procédure prévoyant la souscription de contrats préalables et un contrôle sanitaire et administratif ».
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Entre les recensements de 1954 et 1962 le nombre de salariés étrangers. Algériens inclus 6 est passé de 782 300 à 935 700 (soit une augmentation de 19,6 %). Leur part dans le total des salariés en France s'est élevé de 6,4 % à 6,9%. En 1962, à peu près 9,5 % des étrangers étaient employés dans le secteur primaire (comparé à 14,7 % en 1954), 66,4 % dans le secondaire (64,7 % en 1954) et 23,9 % dans le tertiaire (20,6 % en 1954). Si l'on compare leur évolution avec celle des Français, on constate que les effectifs étrangers ont diminué plus lentement dans l'agriculture, augmenté beaucoup plus vite dans l'industrie et un peu plus rapidement dans le tertiaire. En fin de période, les étrangers représentaient donc 11,5 % du total de la main-d'œuvre salariée dans l'agriculture, 9,5 % dans l'industrie et 6,9 % dans les services (comparés respectivement à 9,5 %, 8,4 % et 3,3 % en 1954). B. Politiques La nécessité de l'immigration pour les besoins de la croissance n'est mentionnée explicitement qu'au cours de la préparation du III e Plan (1958-1961). Les prévisions suggéraient que le mouvement naturel de la population française devrait entraîner jusqu'en 1960 une légère réduction des effectifs totaux de la population active (la pénurie était prévue aussi bien pour les ouvriers spécialisés que pour les ouvriers qualifiés). Les auteurs du rapport général de la Commission de la main-d'œuvre déclarent alors sans ambages : « Le recours à l'immigration doit donc être envisagé non comme un palliatif qui permettrait de résoudre certaines crises passagères, mais comme un apport continu, indispensable aux objectifs du IIP Plan » 7 . Cette nouvelle optique se retrouve dans la pratique. Jusqu'à 1957, le principe de la protection de la main-d'œuvre nationale, explicité par la loi de 1932, trouve encore son application. Alors que la récession économique pèse sur le marché du travail, de nombreux arrêtés sont pris chaque année pour limiter, dans la 6. Le recensement de 1954 n'inclut pas les salariés algériens dans les salariés étrangers ; afin de rendre homogène la comparaison avec le recensement de 1962 nous avons ajouté, aux chiffres de salariés étrangers, ceux des Algériens recensés le 30 juin 1954 dans l'enquête sur les travailleurs nordafricains effectués par les services du ministère du Travail et de la Maind'œuvre. 7. Revue Française du Travail, avril-juin 1958, p. 190.
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plupart des départements, l'emploi de la main-d'œuvre étrangère dans l'agriculture et dans divers commerces ou industries. Très vite, devant les nécessités de l'économie française, l'immigration s'est accrue et diversifiée tant au point de vue des secteurs que des qualifications. Par ailleurs, des sources de recrutement nouvelles se sont révélées nécessaires face à un tarissement des sources traditionnelles, d'Italie d'une part, mais aussi de Belgique pour l'émigration saisonnière. Avec le développement économique, ces pays cessaient d'être fournisseurs d'une main-d'œuvre de plus en plus sollicitée par la concurrence d'autres pays européens, Allemagne et Suisse en particulier. L'ampleur du phénomène fait apparaître la nécessité d'élaborer et d'appliquer une politique active de l'immigration : « cette politique d'immigration est rendue d'autant plus nécessaire que le caractère et la structure de l'immigration ont évolué au cours des années 19561957 » 8 . C'est pourquoi le gouvernement est conduit à prendre diverses mesures souvent à caractère social. Les unes ont pour but le maintien de l'immigration traditionnelle en renforçant la protection des travailleurs émigrés et en développant les avantages sociaux, les autres tentent de régulariser, de contrôler et d'accroître les nouveaux courants migratoires. Diverses conventions sociales conclues au cours des années cinquante tendaient à transformer la législation sociale, fondée en France jusqu'alors sur le principe de territorialité, pour introduire une notion de « personnalité » des droits 9 . Par ailleurs, des facilités étaient organisées pour permettre aux travailleurs étrangers de transférer leurs économies dans leur pays d'origine 10. Avec le développement de nouveaux courants d'immigration, des efforts ont été faits, à la fois pour les contrôler et pour les renforcer. Ainsi, l'obligation était-elle faite à toute personne logeant un étranger 1 1 , à quelque titre que ce soit, de faire une déclaration à la police, tandis que les contrôles étaient mis en place aux frontières. Quant à l'O.N.I., il installait des missions de recrutement, en particulier en Espagne et au Portugal. De plus, pour
8. Revue Française du Travail, avril-juin 1958, p. 194. 9. M. Rezeau, « Les conventions internationales de Sécurité sociale », Revue française des Affaires sociales, avril-juin 1971, p. 321-345. 10. Toutes ces mesures, de même que le recul de l'âge d'admission des travailleurs étrangers allaient, en fait, à l'encontre de la politique démographique et de peuplement poursuivie en France depuis de longues années. 11. Décrets n° 55-1351 du 12 octobre 1955 et 55-1443 du 4 novembre 1955.
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encourager les employeurs à s'adresser directement aux services de l'O.N.I., le montant des redevances forfaitaires que devaient verser les employeurs bénéficiaires de main-d'œuvre étrangère, égal à 100 F en 1949, était ramené, malgré la hausse des prix, à 85 F en 1954 puis à 75 F en 1961 et même à 70 F en 1962 par travailleur immigré des pays d'Europe occidentale. Dans le cas des travailleurs algériens, la politique d'immigration a pris des caractères spécifiques. A partir de 1956, le contrôle a été nettement renforcé par la création en Algérie, à la Direction du Travail et de la Sécurité sociale, d'un bureau chargé d'étudier les problèmes de population et de proposer une orientation à l'émigration de la main-d'œuvre algérienne, en liaison avec la métropole. Une politique d'accueil était mise en œuvre : 1) création d'une société d'économie mixte, la Société Nationale de Construction de Logements (SONACOTRAL) en faveur des travailleurs algériens ; 2) mise en place d'abord d'un comité d'action interministérielle pour les affaires sociales intéressant la population algérienne dans la métropole ; puis en 1958, création du Fonds d'action sociale (F.A.S.) qui allait être chargé de réaliser un programme d'intervention sociale au profit des migrants algériens en France et de leur famille en Algérie (son financement allait être constitué par une majoration mise à la charge des organismes français des prestations familiales payées aux familles restées en Algérie, dont les taux étaient inférieurs à celles versées aux familles françaises). Cette politique, qui cherchait à favoriser et à rationaliser l'émigration algérienne, correspondait à une volonté d'intégration de la communauté algérienne. Lorsque l'Algérie devint indépendante, le gouvernement français tenta d'établir avec elle des liens privilégiés. Les accords d'Évian, en 1962, tout en garantissant la libre circulation entre la France et l'Algérie, accordaient, en principe, aux ressortissants algériens résidant en France les mêmes droits qu'aux nationaux français, à l'exception des droits politiques. De la même manière, en 1960, de nombreuses conventions d'établissement avaient été signées avec les pays correspondant aux anciennes possessions françaises en Afrique. Le principe de libre circulation avait déjà, en fait, été prévu pour les ressortissants des pays du Marché Commun. Cet exemple, cependant, confirme que les courants économiques ne peuvent être artificiellement déterminés par des lois et décrets. Avec l'industrialisation du Nord — et aussi la concurrence allemande et suisse — l'Italie cessait d'être une source importante
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de main-d'œuvre pour la France. Le Traité de Rome n'a nullement précipité une « invasion » de la France par les ressortissants du Marché Commun. Au contraire, pour ses besoins de main-d'œuvre, la France devait se tourner de plus en plus vers d'autres pays d'Europe et hors d'Europe. Aussi les avantages accordés aux nationaux de pays d'ancienne immigration allaient-ils graduellement être étendus aux pays susceptibles de fournir un recrutement nouveau.
I I . DE L'EMPIRE A L'EUROPE ( 1 9 6 2 - 1 9 6 8 )
Pour l'économie française, c'est une période à la fois d'ouverture vers l'extérieur et de restructuration accélérée à l'intérieur, toutes deux faisant partie d'une politique d'ensemble. Mais cette politique, dont la remise en question de la domination du dollar est un élément important, impose au gouvernement français de lutter contre l'érosion du franc. Elle l'amena à mettre en œuvre, en septembre 1963, un plan de stabilisation, plan qui allait perturber le déroulement du cycle. Les mesures présentées par M. Valéry Giscard d'Estaing n'eurent pas l'effet escompté dans l'immédiat et ne se firent sentir qu'avec presque un an de retard (la production industrielle s'abaissa de 2,5 % entre le second trimestre de 1964 et le premier trimestre de 1965). Des mesures d'ordre sectoriel furent alors prises pour encourager l'activité. Toutefois, la récession allemande a freiné la croissance française à l'automne de 1966. Le ralentissement du rythme de hausse des salaires réels et surtout l'accroissement du chômage qui résulte de cette situation ne peuvent évidemment pas expliquer la crise de 1968, mais aident à comprendre la facilité avec laquelle l'insurrection étudiante a trouvé un écho dans la classe ouvrière. La guerre d'Algérie terminée, le général de Gaulle a pu se tourner vers son domaine favori, vers son « grand dessein » de politique étrangère. Ce dessein avait, du moins en théorie, une contrepartie économique. Pour que la France puisse jouer son rôle dans le monde, les grandes entreprises françaises devaient être de taille à se mesurer, sinon avec les géants américains, du moins avec leurs équivalents européens. La concentration économique naturelle allait être encouragée par une « politique industrielle » élevée au rang de doctrine. La restructuration devenait partie intégrante de « l'ardente obligation ». Afin d'atténuer les chocs de ces bouleversements pour les tra-
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vailleurs français, le gouvernement instaura, en 1963, le Fonds National de l'Emploi et, quatre ans plus tard, l'Agence Nationale de l'Emploi. La main-d'œuvre étrangère, elle, disponible et mobile par définition s'insère parfaitement dans le processus de restructuration. Les entrées de travailleurs permanents ayant, pour la seconde fois depuis la guerre, dépassé les 100 000 en 1962, n'allaient plus descendre au-dessous de ce seuil jusqu'en 1968. Deux autres traits sont significatifs pour l'immigration pendant cette période. Premièrement, elle ne suit plus la conjoncture du marché du travail, du moins telle qu'elle s'exprime globalement par les offres et demandes d'emplois non satisfaites. Deuxièmement, les entrées de travailleurs permanents atteignent un record en 1964 et 1965 (plus de 150 000), années où le plan de stabilisation se fait sentir à plein. Ceci n'est pas l'effet du hasard. Les auteurs de ce plan déclarent explicitement qu'il s'accompagne d'une ouverture des frontières aux travailleurs étrangers n . Le but était, évidemment, à la fois d'accroître la mobilité et de faire pression sur les salaires u . Devant l'ampleur de l'immigration, c'est vers 1966-1967 qu'au ministère des Affaires sociales chargé alors de ces problèmes on voit s'esquisser les contours d'une politique destinée à canaliser, contrôler et, si nécessaire, limiter ce mouvement.
12. Cf. la déclaration du Premier Ministre, in Le Monde, 14 septembre 1963. Cf. également Projet de loi de finances pour 1964 : rapport économique et financier n° 549, annexe du procès-verbal de la séance du 1er octobre 1963, p. 30 : « sur le marché du travail, le gouvernement est décidé à favoriser un meilleur ajustement de l'offre et de la demande. Il le fera dans l'immédiat..., en favorisant éventuellement l'entrée des travailleurs étrangers... ». 13. Rappelons qu'avec la grève des charbonnages (1er mars-5 avril 1963), la Ve République affrontait son premier grand conflit social. Cf. aussi M. Massenet, « L'apport de la main-d'œuvre d'origine algérienne au développement économique français », Bulletin S.E.I.D.E.I.S., n° 850, supplément I, 1" février 1962. Dans cette analyse, l'auteur déclarait déjà : « L'expérience montre que la concurrence dans le Marché commun ne sera supportable pour un pays comme la France, dans lequel le coût de la vie tend à augmenter plus rapidement que chez ses concurrents, que si notre pays dispose d'une réserve de main-d'œuvre lui permettant de freiner une inflation salariale dont l'année 1961 a indiqué l'ampleur possible » (p. 23), et plus loin il ajoutait : « cette main-d'œuvre algérienne a le mérite de pouvoir être utilisée dans des zones et dans des branches où sa mobilité vient pallier les inconvénients de la rigidité des structures de la main-d'œuvre en France » (p. 25).
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Dans l'ensemble, l'immigration de travailleurs étrangers augmente sensiblement au cours de ces cinq années. Alors qu'en 1962 et 1963 les entrées s'effectuent à un rythme mensuel de 9 600 personnes, les deux années suivantes elles sont d'un tiers plus élevées (environ 12 800 personnes). Même si une baisse s'amorce alors, le creux de 1968 reste plus de deux fois supérieur au minimum de 1959. L'immigration atteint un nouveau palier. Si, comme nous l'avons vu, les entrées de travailleurs étrangers ne correspondent plus aussi exactement à la conjoncture globale, elles restent très sensibles à l'évolution des différents secteurs. Ainsi, pour le bâtiment, l'expansion rapide se poursuit jusqu'au printemps de 1965, puis une chute brutale se produit sous l'effet de la limitation des dépenses de l'État. Il faut pourtant attendre 1968 pour qu'en chiffres absolus le nombre des travailleurs permanents introduits dans le bâtiment descende au-dessous de celui de 1962. (Il est vrai que pour réagir contre le marasme, le gouvernement a pris, en 1965, quelques mesures pour encourager le bâtiment et les travaux publics). La part des travailleurs du bâtiment dans le total des nouveaux venus, après avoir dépassé 42 % en 1964, revient en fin de période aux environs d'un tiers. Tandis que la part des étrangers se dirigeant vers la production des métaux poursuit la chute amorcée en 1961, reflétant probablement un changement structurel dans la sidérurgie, la part de la transformation des métaux connaît des fluctuations bi-annuelles (baisse, hausse, baisse), qui semblent correspondre à la conjoncture de l'industrie automobile. La part des mineurs, même si elle se redresse faiblement en 1967, est devenue marginale ; sa diminution est liée au plan de réduction des charbonnages adopté en 1960. Il y a aussi, durant ces années, une pénétration des étrangers dans de nouveaux secteurs. Leur nombre s'accroît, par exemple, rapidement dans les « autres industries » et le commerce, et même si la part de ces secteurs baisse ensuite, elle reste en fin de période nettement plus importante qu'au début. L'agriculture, qui de 1959 à 1963 absorbait quelque 7 000 travailleurs par an, accélère son recrutement, pour atteindre 12 000 en 1966, et ensuite le réduit. Mais, la baisse est plus lente et la part de l'agriculture dans le total augmente légèrement. Le brassage des nationalités continue. L'Italie, jadis principal
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fournisseur, n'occupe que le sixième rang en fin de période. La vague espagnole s'épuise (elle contribue pour plus de la moitié en 1962, à peine un cinquième six ans plus tard). Les Portugais arrivent en masse (un tiers du total en 1968). Les Marocains, les Yougoslaves, les Tunisiens, dans cet ordre, jouent un rôle ascendant, les Turcs apparaissent à l'horizon. Il y a aussi une évolution dans la composition sociale des immigrés. En chiffres absolus, manœuvres et ouvriers spécialisés atteignent un maximum annuel en 1964, les domestiques l'année suivante et les ouvriers qualifiés ne cessent de diminuer. Relativement, la proportion des manœuvres croît pendant toute la période pour atteindre 44,6 % en 1968. L'année précédente, ils avaient d'ailleurs dépassé les O.S., dont le pourcentage le plus élevé se situe en 1964. Quant aux ouvriers qualifiés, leur part s'abaisse du quart environ à 18 %. Le nombre des saisonniers augmente rapidement jusqu'en 1965, puis fléchit les deux années suivantes, mouvement qui correspond à celui des saisonniers espagnols, dont la place est de plus en plus prépondérante (plus de 90 % du total). L'agriculture continue à représenter le secteur d'activité primordial (95 %). Cependant, le nombre des riziculteurs et des betteraviers diminue tandis que croît celui des vendangeurs (1967 excepté), et celui des travailleurs des autres activités agricoles. Les événements liés à la fin de la guerre n'ont pas permis de recenser les mouvements des Algériens pour la plus grande partie de 1962. L'année suivante, le solde positif est élevé (43 000), mais il baisse en 1964, et devient même négatif en 1965 (année de l'arrivée au pouvoir du président Boumediene). La pénurie d'Algériens peut expliquer en partie l'afflux exceptionnel d'autres travailleurs étrangers pendant cette période car cette évolution correspond à des entrées massives de travailleurs étrangers dans les secteurs du bâtiment et des métaux, branches à fort recrutement d'Algériens. En 1966, le solde est de nouveau positif mais fléchira encore l'année suivante. Les recensements de 1962 et de 1968 permettent de voir dans une certaine perspective les flux décrits brièvement jusqu'ici 14 . Le total des salariés étrangers (Algériens inclus) employés dans l'économie française s'est élevé de 935 700 en 1962 à 1 158 120 en 14. A condition de se souvenir que le recensement de 1962 a été réalisé en période de haute conjoncture pour l'emploi et celui de 1968 en période de basse conjoncture. 3
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1968 (soit + 23,8 %) ; leur part dans le total des salariés est passée de 6,9 à 7,6 % 1S. En 1968, selon les catégories statistiques devenues traditionnelles, 6,9 % des salariés étrangers étaient employés dans le primaire, 69,35 % dans le secondaire et 23,75 % dans le tertiaire. L'évolution cependant a été très différente pour les Français et pour les étrangers. Le nombre de ces derniers s'est réduit beaucoup plus lentement dans le primaire, a augmenté à un rythme nettement plus élevé dans le secondaire et n'a changé de la même manière que dans le tertiaire. Le résultat est que, en 1968, les étrangers représentaient 14,2 % des salariés de l'agriculture, 11,3 % de ceux de l'industrie et 3,6 % de ceux du commerce et des services. Les recensements confirment les disparités de la qualification des travailleurs français et étrangers en même temps que leur caractère croissant. Ainsi, si en mars 1968, les manœuvres et O.S. étrangers représentaient 69 % du total des salariés étrangers recensés, pour les Français, ces catégories professionnelles correspondaient à 48 % du total. La proportion des travailleurs étrangers s'élevait à 4,03 % parmi les contremaîtres (comparés à 3,73 % en 1962), à 8,67 % parmi les ouvriers qualifiés (7,74 % en 1962) à 10,63 parmi les O.S. (7,86 % en 1962) et à 21,62 % parmi les manœuvres (17,45 % en 1962). Au point de vue régional la concentration du nombre des étrangers actifs s'accentue dans la région parisienne (36,5 % du total des étrangers actifs en 1968, contre 30,1 % en 1962). Par ailleurs, il y a réduction du taux de pénétration des étrangers actifs dans la population active de la Lorraine (8,83 % au lieu de 11,66 % en 1962). Cette région, où le taux de pénétration était le plus élevé en 1954, se situe maintenant après la région parisienne (10,50 %) et la Provence-Côte d'Azur (9,16 %). B. Politiques Le plan de stabilisation, nous l'avons vu, ouvrait consciemment les frontières aux travailleurs étrangers. Le rôle des autorités à ce stade de concurrence européenne pour la main-d'œuvre était
15. Un tiers des nouveaux emplois créés dans l'industrie et le bâtiment entre 1962 et 1968 ont été occupés par des travailleurs étrangers. Cf. Rapport de la Commission Emploi du VI' Plan, t. II, p. 51.
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donc d'assurer des sources stables 16 . D'où les conventions de main-d'œuvre signées en 1963 avec le Maroc, la Tunisie, le Portugal et, deux ans plus tard, avec la Yougoslavie et la Turquie Pour attirer la main-d'œuvre étrangère, il fallait aussi lui consentir certains avantages. Dans ce cadre on peut placer divers accords améliorant les avantages sociaux (par exemple pour les Espagnols : les indemnités pour charge de famille en 1963 ; transfert dans le pays d'origine de la pension vieillesse en 1964, et pour les Algériens, les Portugais, les Tunisiens, les Marocains, en 1965 : prestations familiales et conventions sur la Sécurité sociale). Pour améliorer les conditions de séjour, la compétence du Fonds d'action sociale (F.A.S.)1S, réservée à l'origine aux Algériens, est étendue à tous les travailleurs étrangers. Dans le même ordre d'idées, on peut aussi mentionner les accords prévoyant une formation professionnelle, mesure destinée d'ailleurs principalement à adapter le recrutement de la main-d'œuvre aux besoins spécifiques de l'industrie française. La seule mesure qui, dans ces premières années, semble aller à l'encontre de la ligne générale est la remise en cause de la libre circulation pour les ressortissants des pays d'Afrique Noire 19 et pour les Algériens M , mais 16. Et pourtant on pouvait prévoir à partir de 1964 l'arrivée des classes correspondant au boom de natalité de l'après-guerre. 17. Maroc : accord du 1er juin 1963 - décret n° 63-779 du 27 juillet 1963 (J.O. du 2.8.1963) ; Tunisie : accord du 9 août 1963 - décret n° 63-1055 du 15 octobre 1963 (J.O. du 23.10.1963) ; Portugal : accord du 31 décembre 1963 - décret n° 64-99 du 28 janvier 1964 (J.O. du 4.2.1964) ; Yougoslavie : accord du 25 janvier 1965 ; Turquie : accord du 8 avril 1965 - décret n° 65447 du 10 juin 1965 (J.O. du 15.6.1965). 18. Décrets n° 64-356 du 24 avril 1964 et n° 64-776 du 23 juillet 1964. Les programmes du F.A.S. portent sur le logement des travailleurs étrangers et de leur famille, la préformation et la formation professionnelle, l'action éducative en faveur des jeunes adultes et l'aide sociale destinée à l'adaptation des travailleurs. La loi n° 64-701 du 10 juillet 1964 fixait le cadre des ressources du F. A. S. sous la forme de contributions annuelles des régimes de prestations familiales et d'une partie des cotisations visées à l'art. 274 du Code de l'Urbanisme et de l'Habitation. 19. Des conventions de circulation des personnes ont été signées avec le Mali le 8 mars 1963 (décret n° 63-560 du 30 mai 1963, J.O. p. 2499), la Mauritanie le 15 juillet 1963 (décret n° 64-31 du 11 janvier 1964, J.O. p. 237) et le Sénégal le 21 janvier 1964 (décret n" 64-254 du 14 mars 1964, J. O. p. 1 089) ; l'exigence nouvelle d'un certificat médical servait de moyen de contrôle. 20. Le protocole du 10 avril 1964 place le recrutement sous contrôle d'une mission médicale française en coopération avec l'Office National Algérien de la Main-d'œuvre (O.N.A.M.O.) et prévoit la fixation chaque trimestre d'un contingent par accord entre les gouvernements français et algérien.
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l'application du protocole a pu être tournée par la possibilité maintenue aux Algériens d'entrer en France comme « touristes » 2I . D'ailleurs, la politique générale d'accueillir assez librement les travailleurs étrangers est confirmée par l'attitude des autorités à l'égard des régularisations. Ainsi le nombre de travailleurs régularisés, en augmentation depuis 1959, connut un rythme accéléré de hausse de 1963 à 1965 ; le taux de régularisation, égal en 1962 à 48 % du total des travailleurs permanents introduits, atteint 79 % en 1965. Un changement de politique se dessine vers 1966, dans une conjoncture nouvelle, lorsque le chômage se développe. Il est significatif que lors de la préparation du IVe Plan (1962-1965), il n'y eut pas de groupe de travail « Immigration » ; il y en a un en revanche lors de la préparation du Ve Plan (1966-1970). Le rapporteur constate l'importance de l'immigration spontanée et préconise une politique qualitative aussi bien que quantitative et la mise en place d'un contrôle efficace 22 . Le changement coïncide avec l'attribution de la compétence en matière de travailleurs étrangers au ministère des Affaires sociales. Il ne s'agit pas de supprimer des avantages sociaux. Au contraire. Mais en même temps, on essaye de pénaliser les entrées irrégulières 23 et de rendre l'employeur responsable de la visite médicale obligatoire pour les travailleurs étrangers 24 . De même, la France limite en 1966 unilatéralement le nombre de touristes 21. « En effet, l'O.N.I. qui est chargé de recruter les travailleurs à l'étranger selon les procédures régulières, a vu son champ d'action se réduire progressivement. Devant des cas aigus de pénurie de main-d'œuvre, les pouvoirs publics ont accepté que les immigrants étrangers pénètrent en France sous le couvert d'un titre de tourisme, recherchent ensuite un emploi et sollicitent enfin la « régularisation » de leur situation » (M. Schuman, « La politique française d'immigration », Revue de la Défense nationale, juin 1969, p. 936). 22. Rapport général de la Commission de la main-d'œuvre du Commissariat général du Plan d'équipement et de la productivité. Revue Française du Travail, janvier-mars 1966, p. 310. 23. A partir de janvier 1967, la redevance à l'O.N.I. est doublée pour les travailleurs dont la situation est régularisée. En pratique, c'est souvent le travailleur étranger qui supporte les frais de cette mesure. 24. L'ordonnance du 21 juillet 1967 (.7.0. du 22.7.1967) qui prévoit l'insertion d'un article L. 161 dans le Code de Sécurité sociale, stipule que l'employeur est tenu de rembourser aux organismes de Sécurité sociale les prestations versées si le travailleur étranger engagé ne lui a pas présenté une attestation de visite médicale. Décret d'application n° 68-399 du 29 avril 1968 (J.O. du 5.5.1958).
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algériens25 et renforce les restrictions aux entrées des familles l'année suivante2é. Il n'est certes pas question d'arrêter le courant. Le but est de le maîtriser, pour l'accélérer ou le ralentir, s'il le faut, afin de satisfaire au mieux les besoins de main-d'œuvre des entreprises françaises et servir les buts de la politique économique. L'idée prend forme mais les temps ne sont pas encore mûrs pour son application immédiate27.
I I I . DE LA CRISE DE MAI A CELLE DU PÉTROLE (1968-1973)
L'arrêt de la production en mai-juin 1968 est suivi d'une expansion très rapide, stimulée par une injection de crédits. Les mesures de compression budgétaire accompagnant la dévaluation de 1969 ralentissent ce mouvement et la progression marque une pause au cours de l'été 1970 (particulièrement sensible dans les industries de biens de consommation). Le gouvernement, devant les effets sur l'emploi, est amené à lancer « ime politique d'accompagnement de l'expansion ». Dans les deux années qui suivent, la production reprend sa progression à un rythme plus lent (audessous des prévisions du Plan), mais encore soutenu, surtout en comparaison avec les autres pays occidentaux. L'inconvénient, c'était la montée rapide des prix qui risquait d'annuler les avantages compétitifs de la dévaluation (en partie confortés par les accords de Washington de 1971). C'était aussi, en 1973, le net retournement dans le domaine de l'emploi. L'immigration dans l'ensemble suivit la conjoncture, surtout l'évolution sectorielle. En 1969 et 1970, elle bat tous les records précédents, fléchit les deux années suivantes pour reprendre en 1973. Elle a encore atteint un nouveau palier. La baisse, due en partie au ralentissement de la croissance française, a probablement été renforcée par les mesures de contrôle, l'entrée des 25. Par note diplomatique du 25 novembre 1966 adressée au gouvernement algérien. En contrepartie, il n'y a pas de limitation fixée pour les porteurs de carte O.N.A.M.O. 26. Par circulaire jointe des ministres de l'Intérieur et des Affaires sociales du 27 février 1967, l'examen de demandes pour l'admission des familles algériennes est désormais soumis au Service de la Préfecture et la définition des conditions nécessaires de logement sont explicitées. 27. Remarquons que le taux de régularisations se maintient à un niveau élevé en 1966, 1967 et 1968.
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jeunes sur le marché du travail et un taux plus élevé de l'emploi féminin. La reprise à l'automne 1973, en revanche, n'est peutêtre que provisoire et accidentelle, et doit quelque chose à la régularisation des clandestins (sursis accordé à l'application de la circulaire Marcellin-Fontanet) et peut-être aussi à l'arrêt de l'immigration en Allemagne (arrivées plus importantes de Turcs par exemple). Ces années sont surtout celles de la période de mise en place et de l'application d'un système d'encadrement symbolisé par la circulaire Fontanet. Il est évident que la politique n'était pas entièrement nouvelle, puisque des pas dans la même direction avaient été esquissés depuis le milieu des années soixante. L'objectif, proclamé par les auteurs de cette politique, était de maîtriser le mouvement et, en contrepartie, d'améliorer les conditions déplorables dans lesquelles vivaient les travailleurs immigrés. La nouvelle ligne, nous venons de le voir, n'a pas empêché de nouveaux records d'être battus. Elle n'a même pas essayé. Son but n'est pas d'aller contre le courant, mais de le canaliser et le soumettre ainsi à la politique générale du gouvernement. 1973 se termine par une série de points d'interrogation. Avec le renchérissement de l'énergie et la possibilité de nouveaux conflits monétaires internationaux, les experts français semblent ne pas savoir ce qu'il faut craindre le plus : la menace immédiate d'une inflation galopante ou celle, un peu plus lointaine, d'un chômage massif. C'est dans ce climat incertain que doit s'insérer la nouvelle politique d'immigration. A.
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Le nombre d'entrées de travailleurs étrangers s'accélère rapidement, passant de 7 000 en septembre 1968 à plus de 22 000 en octobre 1969 (maximum mensuel depuis la guerre). Il baisse ensuite pour remonter nettement à partir de juillet 1973. Le bond de 1969 est en grande partie le résultat d'une arrivée massive de travailleurs du bâtiment. La demande de ce secteur faiblit dès l'année suivante et ne se renforce qu'en 1973 ; la part des travailleurs du bâtiment dans le total des nouveaux immigrés revient en fin de période à son niveau du début (environ un tiers). En revanche, les industries de la transformation des métaux absorbent de plus en plus d'étrangers et, excepté un bref fléchis-
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sement en 1971, représentent une part grandissante du total des entrées. Le changement continue aussi quant à l'origine des immigrants. Les Espagnols, encore importants en début de période (plus d'un cinquième) ne jouent qu'un rôle marginal à la fin. La migration portugaise passe par un sommet en 1970 (plus de la moitié) pour descendre très rapidement (un quart seulement en 1973). Cette réduction des Portugais marque d'ailleurs une accentuation de la diversification des nationalités. Les Marocains, les Tunisiens et les Turcs, dans cet ordre, représentent alors plus de la moitié de l'ensemble. Les mouvements des Algériens, pendant cette période, sont perturbés par les accords et désaccords entre les deux pays, ainsi que par la campagne raciste qui se développe en France. Les Algériens arrivent beaucoup plus nombreux en 1970 qu'en 1969, et dépassent d'ailleurs le contingent annuel de 35 000 fixé pour trois ans par l'accord de 1968. L'accroissement plus rapide des retours que des entrées réduit le solde en 19712S. Il baisse encore l'année suivante sous l'effet d'un renforcement des contrôles. En 1973, l'arrêt officiel de l'immigration à l'automne n'a que peu d'effet ; le contingent, fixé à 25 000 en 1971, était presque épuisé et si des travailleurs porteurs de la carte O.N.A.M.O. cessent d'arriver, les mouvements de « touristes » se poursuivent. La migration de travailleurs saisonniers augmente à partir de 1968 pour ne fléchir que très légèrement en 1973. Il est intéressant de noter que depuis 1971 les entrées de saisonniers dépassent chaque année celles des travailleurs permanents. Parmi les saisonniers, la proportion de betteraviers et de riziculteurs continue à diminuer et celle de vendangeurs et d'autres ouvriers agricoles à croître. Il nous a semblé utile d'effectuer ici une rapide analyse sur l'ensemble de la période. Quels ont été les grands traits caractéristiques de l'évolution de vingt années de statistiques d'entrées de travailleurs étrangers ? Derrière l'accroissement du volume et les variations conjoncturelles, on perçoit aussi des changements de structures. Le plus frappant concerne l'agriculture. Elle absorbait plus du tiers du total en début de période et recrute maintenant 28. < Le conflit pétrolier a provoqué une recrudescence des incidents contre les Nords-Africains installés en France... » (Année politique, économique, sociale et diplomatique en France, 1971, p. 203).
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moins d'un dixième. (Cette constatation doit cependant être nuancée. La chute est compensée par l'accroissement des saisonniers travaillant essentiellement dans l'agriculture : ce qui confirme d'ailleurs la transformation du mode de production agricole). L'évolution du bâtiment, quoique brutale, est également significative. Si, dans les années cinquante, en période d'essor, la part du bâtiment dépassait la moitié du total des entrants, aujourd'hui les pointes se situent entre un tiers et 40%. Cette réduction relative s'accompagne d'une montée régulière des industries de la transformation des métaux, du groupe « autres industries » (comprenant le textile, la chimie et les industries du bois) et du commerce. Ces secteurs, peu représentatifs en début de période, correspondent maintenant à presque 40 % du total des nouveaux immigrés. La population étrangère s'adapte à l'économie française mais ne se rapproche pas de sa composition sociale. Au contraire. Si changement il y a, au-delà des variations cycliques, il se caractérise par une proportion grandissante de manœuvres aux dépens des O.S. Ensemble, manœuvres et O.S., représentent en moyenne entre les deux tiers et les quatre cinquièmes du total. Les ouvriers qualifiés se situent, en général, entre le quart et le cinquième. Leurs pointes annuelles, bien supérieures, coïncident avec des tensions particulièrement grandes sur le marché du travail français (on a alors tendance à accorder une qualification supérieure aux travailleurs étrangers). En tout cas, c'est une population presque exclusivement ouvrière. Parmi les nouveaux venus, il reste quelque 2 % en moyenne pour les techniciens, employés, cadres et patrons. Le contraste avec la population française se passe de commentaires 29 . B. Politiques L'action du gouvernement vise à élaborer une politique d'immigration cohérente et surtout à se donner les instruments pour la mener à bien. La mise en place de cette politique est progressive. Déjà, en juillet 1968, un arrêté 3 0 précise les rubriques du registre 29. Cf. J. F. Germe, « L'emploi des travailleurs étrangers », Séminaire d'économie du travail, texte ronéotypé, juin 1973, p. 12-13. L'auteur souligne qu'il ne s'agit que d'une moyenne statistique couvrant une forte hétérogénéité liée aux nationalités. 30. Arrêté du 15 juillet 1968 (/.O. du 31.7.1968).
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spécial sur lequel les employeurs sont tenus d'inscrire les travailleurs étrangers dans les 24 heures qui suivent leur embauche, tandis que les moyens d'intervention de l'O.N.I. sont accrus par un contrôle plus strict des régularisations 31 . Les deux années suivantes, des mesures sont prises, relatives aux ressortissants des anciennes possessions françaises, visant à mieux contrôler leur présence 32 et à limiter la liberté de circulation 33 . Le gouvernement est encouragé dans son action par un avis du Conseil économique et social approuvé par les syndicats, déclarant « la nécessité d'une politique d'immigration » et préconisant une « politique sélective et spécifique » de manière à pourvoir aux besoins de l'économie, tandis qu'une discrimination ethnique est suggérée pour l'effort d'intégration qui ne doit concerner que les nationalités « les plus ouvertes à cette sélection » D e même dans les travaux préparatoires du VIe Plan (1971-1975) où l'accent était mis sur la nécessité d'une politique de l'emploi, une place importante était consacrée aux travailleurs étrangers. Les experts prévoyaient « un certain ralentissement des introductions par rapport aux données récentes » et énonçaient une mise en garde
31. Circulaire du ministère des Affaires sociales du 29 juillet 1968 dite circulaire Massenet. Les autorisations de séjour seront refusées aux étrangers entrés en France par leurs propres moyens dans la mesure où ils sollicitent un emploi susceptible d'être pourvu par la main-d'œuvre locale. Des exceptions sont prévues pour les ressortissants de la C.E.E., les Portugais, les employés de maison et les réfugiés politiques. 32. Circulaire du 31 janvier 1969 du ministre de l'Intérieur précisant les conditions de délivrance du certificat de résidence aux ressortissants algériens résidant en France avant le 1er janvier 1969. 33. Décret du 18 mars 1969 (J.O. du 22.3.1969) portant publication de l'accord entre la France et l'Algérie, relatif à la circulation, à l'emploi et au séjour en France des ressortissants algériens et de leur famille. Décret du 14 avril 1970 {J.O. du 19.4.1970) portant publication des conventions francoivoirienne du 21 février 1970 et décret du 22 avril 1971 (J.O. du 30.4.1971) portant publication d'un accord franco-dahoméen ; tous ces accords sont relatifs à la circulation des personnes. 34. Avis et rapport du Conseil économique et social, « Le problème des travailleurs étrangers », année 1969, n° 7, J.O. du 27.3.1969. Le rapporteur, M. C. Calvez, y préconise « de recourir de préférence à des entrées temporaires de main-d'œuvre, mieux adaptées aux besoins » et l'avis adopté est en faveur d'introductions ne devant « pas retarder la modernisation des équipements ou risquer de créer une concurrence à la main-d'œuvre nationale ou un développement du chômage des étrangers et des nationaux en période de faible conjoncture ».
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contre un « appel incontrôlé à la main-d'œuvre étrangère » capable de provoquer « des problèmes sociaux et politiques importants » 3S . L'élément fondamental de la nouvelle politique, cependant, est fourni par la circulaire Marcellin (24 janvier 1972) dont le but est d'unifier les procédures de délivrance des titres de séjour et de travail. Complétée, elle allait devenir célèbre sous le nom de circulaire Fontanet, qui impose le certificat de travail et la disponibilité d'un logement comme conditions préalables à l'octroi d'une carte de séjour36. Cette politique, visant à réduire l'immigration « spontanée » et à mieux coordonner les arrivées de travailleurs étrangers aux offres d'emploi, non pourvus par la main-d'œuvre existant sur place, n'empêche nullement l'élaboration d'accords internationaux concernant les mouvements de main-d'œuvre. Ainsi, un accord est signé avec la Yougoslavie à propos des saisonniers, tandis que deux accords franco-algériens établissent, puis réduisent le contingent des travailleurs autorisés à entrer en France. Enfin, un protocole signé en 1971 37 avec le Portugal fixe le contingent annuel d'immigrants à 65 000. En établissant un contrôle, il mettait fin au régime d'exception pour les régularisations. En fait, il n'y avait pas de contradiction entre les deux aspects d'une même politique d'encadrement Parallèlement, les autorités préparaient un train de mesures sociales. Elles y étaient poussées par la lumière projetée par une partie de la presse39 sur les conditions déplorables dans lesquelles 35. Rapport de la Commission Emploi du VI' Plan, t. I, p. 7. 36. Circulaire n° 1-72 du 23 février 1972 du ministère du Travail, de l'Emploi et de la Population (non parue au J.O.). L'entrée en vigueur est prévue pour le 18 septembre 1972, par la circulaire n° 18-72 du 5 septembre 1972. De plus toute offre d'emploi destinée à un étranger doit être déposée au préalable auprès de l'agence nationale locale des offres d'emploi, depuis trois semaines au moins, et si l'agence n'a pu pourvoir cette offre, l'O. N. I. est alors chargé du recrutement. En outre, la circulaire de septembre 1972 décide qu'à dater du 16 octobre 1972 « le contrat de travail, qui doit être produit dans le cadre des procédures d'introduction et de régularisation de situation, doit avoir une durée de validité de douze mois ». 37. Décret n° 71-880 du 29 octobre 1971 (J.O. du 31.10.1971), l'entrée en vigueur est fixée au 1" septembre 1971. 38. A noter que dans le cas des Algériens et des Portugais, l'encadrement visait à réduire légèrement le nombre des nouveaux immigrants, sans doute pour limiter le développement de ces deux groupes. 39. N'y est sans doute pas étranger : « l'appel exercé par d'autres pays [contraignant] la France à accroître sa capacité concurrentielle face à l'Allemagne, la Suisse, etc. qui offrent aux travailleurs étrangers des conditions
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vivaient et travaillaient de nombreux immigrants. En 1970, la mort de cinq travailleurs africains asphyxiés dans leur baraquement, puis les scandales révélés au procès de Meulan montrèrent qu'il ne s'agissait pas seulement de « marchands de sommeil » mais d'une véritable traite d'hommes. Parmi les décisions et les déclarations officielles, on peut citer l'attribution au FA.S. de la participation des employeurs à l'effort de construction 40 lorsque ces derniers ne font pas d'effort direct pour le logement de leurs travailleurs étrangers et leur famille ; la promesse faite en février 1970 par M. Chaban-Delmas d'éliminer les bidonvilles dans l'espace de trois ans 41 ; la création d'un groupe de travail au sein de la Commission supérieure de l'emploi, destiné à s'occuper de l'amélioration des conditions de travail et d'existence des travailleurs étrangers (janvier 1972) ; l'approbation par le Conseil des ministres de textes législatifs portant sur la résorption de l'habitat insalubre, la lutte contre les marchands de sommeil, la formation professionnelle et la scolarisation des enfants d'immigrés (février 1972) ; en juillet 1972, le passage d'une loi permettant de réprimer certains délits racistes jusqu'alors impunis, tels que la discrimination dans l'emploi, le logement et la consommation 42 . 1973 fut une curieuse année de transition. D'une part, devant les protestations soulevées par la circulaire Fontanet, le gouvernement fut amené à en reculer temporairement l'application. La circulaire Gorse du 13 juin 1973 autorisait la régularisation, au plus tard le 30 septembre, des clandestins entrés avant le 1er juin 43 . matérielles plus satisfaisantes (salaires, logement, avantages sociaux...) » (Catherine Gokalp, « L'immigration étrangère en France en 1971 », Chronique de l'immigration. Population, novembre-décembre, 1972, p. 1125). 40. Arrêté du 21 décembre 1968 (J.O. du 30.12.1968) et circulaire du 15.4.1969 (non publiée au J.O.). 41. Lors d'une visite effectuée le 12 février 1970 à Aubervilliers, cf. le Monde du 13 juin 1970. Sur l'efficacité de cette politique, cf. Le Monde du 24 janvier 1974, « Bidonville : un pari perdu ». 42. Loi n° 72-546 du 1" juillet 1972 (J.O. du 2.7.1972). 43. La nouvelle circulaire prévoit l'octroi d'un titre de séjour de 3 mois aux immigrés sans travail, et d'une carte de travail valable un an à ceux qui pourraient prouver qu'ils ont bien occupé un emploi depuis un an depuis le 1er juin sur présentation d'un contrat de 6 mois minimum. Le 24 septembre, le ministre du Travail annonce le report du 30 septembre au 31 octobre du délai. A partir du 1™ novembre, la procédure d'introduction anonyme est obligatoire, les introductions nominatives sont admises exceptionnellement (regroupement familial). Les nombreuses régularisations effectuées au troisième trimestre ont alors à nouveau gonflé le total enregistré des entrées de travailleurs permanents, mais sans que soit retrouvé le niveau de 1971.
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Il ne faut cependant pas confondre sursis et nouvelle politique. Ainsi, l'appareil d'encadrement tend à être renforcé par le projet de coordination du réseau national d'accueil aux travailleurs étrangers 44 et par la création d'une commission de la main-d'œuvre étrangère auprès du Comité supérieur de l'emploi 45 . En même temps une loi est votée en juillet pour réprimer les trafics de main-d'œuvre 46 et le Conseil des ministres approuve le 26 septembre un projet de loi assouplissant les conditions à remplir par les étrangers pour devenir délégués syndicaux. D'autre part, une série d'événements ont contribué à changer le climat. En mars, une grève d'O.S. étrangers éclata aux usines Renault. Ce n'était pas la première grève de travailleurs étrangers, mais en paralysant la production, elle a mis en évidence la situation clef détenue parfois par cette catégorie de travailleurs. Trois mois plus tard, un meeting d'Ordre Nouveau contre « l'immigration sauvage » était autorisé par les autorités, malgré son caractère ouvertement raciste. C'était le signal pour une campagne raciste, surtout anti-arabe, à travers le pays. En août, un accident tragique (le meurtre d'un traminot par un dément algérien) permet aux meneurs d'exploiter des sentiments xénophobes et de perpétrer une série d'attentats. Pour protester contre une réaction gouvernementale qu'il jugeait insuffisante, le gouvernement algérien suspendit l'immigration algérienne en France. L'année se terminait tragiquement avec l'attentat à la bombe contre le consulat algérien. Elle se terminait également — la crise du pétrole ayant changé certaines données du problème — dans l'incertitude quant à l'utilisation de l'appareil de contrôle mis en place 47 . Devrait-il ou non servir à restreindre radicalement le flot de travailleurs immigrés ?
44. Circulaire aux préfets du 9 mai 1973. 45. Décret n° 73478 du 17 mai 1973 (J.O. du 18.5.1973). 46. Loi n° 73-608 du 6 juillet 1973 (J.O. du 7.7.1973). 47. L'efficacité de cette politique se constate : 1) par la réduction du taux de régularisation de 82 % en 1968 à 68 % dès 1969 et jusqu'à 45 % en 1972. La remontée de 1973 résulte sans doute de la mise en place des mesures énoncées par la circulaire Fontanet ; 2) par l'accélération plus rapide du nombre de contrats déposés auprès de l'O. N. I. par rapport aux nombres d'entrées de travailleurs étrangers.
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DEUXIÈME
PARTIE
ÉLÉMENTS
POUR
UN
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: DÉBAT
Nous voudrions, dans cette partie, tenter de dégager certaines leçons à partir de l'expérience française des vingt dernières années.
I. LE RÔLE DOMINANT DU PAYS DÉVELOPPÉ
Il n'y aurait évidemment pas de migrations internationales sans pays plus pauvres, fournisseurs de main-d'œuvre. Dans le rapport de forces actuel, cependant, ce sont les pays importateurs qui déterminent l'ampleur du mouvement, sa direction et ses aboutissements. 1) Les avantages des travailleurs étrangers pour les entreprises du pays importateur sont suffisamment connus pour être résumés brièvement. Cette main-d'œuvre est, par sa nature même, disponible, mobile, adaptable aux besoins48 et peu organisée. Du point de vue gouvernemental, elle a l'intérêt additionnel d'arriver essentiellement à l'âge adulte (réduisant ainsi entre autres, les frais d'éducation) et d'être moins chargée de famille que la population autochtone, c'est-à-dire contenant une proportion plus grande d'actifs. Certains entrevoyaient même dans cette curieuse « armée de réserve » du travail, qui disparaît lorsqu'elle n'est plus indispensable, la solution magique pour le problème du chômage. Il reste à prouver, nous le verrons plus loin, si dans ce domaine elle fournit une solution à long terme. 2) La demande dicte l'offre. Le problème se poserait différemment s'il était limité strictement à des relations bilatérales, entre la France et l'Italie par exemple. Mais il s'agit de tout autre chose. Il est vrai que la France n'a pas une position de monopole. Elle doit compter avec la concurrence des autres pays déve48. « U n apport de travailleurs jeunes, non ' cristallisés ' par l'attachement à un métier depuis longtemps expérimenté ou par l'attrait sentimental d'une résidence traditionnelle, augmente la mobilité d'une économie qui souffre des ' viscosités ' auxquelles elle se heurte dans tous les domaines, mais surtout en matière de recrutement de main-d'œuvre » ( M . Massenet, op. cit., P. 24).
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loppés de l'Europe occidentale. Elle est ainsi amenée à multiplier et à étendre de plus en plus loin ses sources d'approvisionnement et, incidemment, à abandonner en pratique sa politique traditionnelle d'intégration, se résignant à l'existence de minorités difficilement assimilables. Pris dans leur ensemble, pourtant, les pays développés gardent leur position dominante et déterminent le flot provenant du réservoir des pays pauvres. Ils la garderont aussi longtemps que l'écart entre les deux groupes restera aussi grand ; autrement dit longtemps encore, à en juger par les taux de croissance de chacun. Seuls de profonds bouleversements politiques et sociaux dans les pays du tiers monde et l'élaboration par eux d'une politique concertée dans le domaine de l'émigration pourrait changer radicalement le rapport de force et, donc, les données du problème. 3) L'offre est soumise aux aléas de la conjoncture et aux changements structurels. La demande ne détermine pas seulement le volume du mouvement. Elle décide aussi des secteurs, des branches et des régions où les travailleurs étrangers seront intégrés et, à un moindre degré, de la qualification de la main-d'œuvre importée. A court terme, c'est le cycle qui influence le solde de l'immigration ; les étrangers viennent chercher du travail et s'en vont s'ils n'en ont pas. Pourtant, si l'on observe le phénomène sur une période de plus de vingt ans, l'image devient plus complexe. Reflétant indéniablement l'évolution du cycle, la vague d'immigrants s'enfle aussi d'elle-même. Elle semble s'élever d'un palier à un autre. Progressivement, elle change aussi de nature : mineurs et sidérurgistes disparaissent ; les permanents agricoles perdent de l'importance ; le bâtiment, toujours primordial, cesse d'avoir le même poids. Le phénomène se diversifie en s'adaptant aux nouvelles structures de l'économie française. Il faut mentionner ici la thèse, assez répandue, selon laquelle l'afflux de travailleurs étrangers freine la modernisation de l'appareil économique. Les travailleurs étrangers, selon cet argument, acceptant de travailler à des bas salaires ou dans des conditions pénibles, permettraient à des entreprises traditionnelles condamnées de survivre à la marge 49 . On oublie généralement d'ajouter 49. « Il faudra ainsi tenir compte, pour notre part, du frein relatif que peut constituer pour la modernisation des équipements de certains, le recours trop aisé à une main-d'œuvre abondante et à des salaires moins élevés » (Rapport du Conseil économique et sociale, cf. C. Calvez, op. cit., p. 316). « Il
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que les capitaux non investis dans ce secteur s'investissent ailleurs. On néglige surtout le fait que la main-d'œuvre étrangère s'adapte aux restructurations et donc en facilite le processus. Pour ne citer qu'un exemple, lorsque l'industrie textile du Nord, pour rentabiliser ses nouveaux investissements, est passée aux trois huitièmes, les étrangers se sont substitués à la main-d'œuvre féminine50. Il est aussi intéressant de noter que la proportion des travailleurs étrangers est exactement la même (17,1 % ) dans ime branche d'activité fortement concentrée (production des métaux) que dans une branche où les entreprises sont relativement petites (extraction des minerais divers et de matériaux de construction)51. Notre propos n'est pas d'analyser la relation entre modernisation et main-d'œuvre étrangère, simplement de suggérer que le problème est beaucoup plus complexe qu'on ne le présente parfois.
I I . POLITIQUE EX POLITIQUES
Dans ce domaine, comme dans d'autres, l'État doit, en principe, défendre les intérêts des entreprises françaises dans leur ensemble. Le principe peut servir de base à l'analyse même s'il recèle des contradictions. L'intérêt des entreprises dans leur ensemble ne veut pas dire celui de chaque entrepreneur et l'intérêt à long terme ne coïncide pas toujours forcément avec l'intérêt immédiat. En négociant, par exemple, un accord sur les travailleurs algériens, le gouvernement doit se préoccuper du pétrole et de sa politique méditerranéenne. L'immigration n'est d'ailleurs qu'un aspect de sa politique. S'il décide de favoriser l'entrée de travailleurs étrangers comme un des éléments d'une politique de restructuration, l'ensemble de cette politique ne plaît pas nécessairement aux petites et moyennes entreprises. En revanche, le gouvernement peut aussi être influencé par des préoccupations
semble donc utile d'éviter que les plus gros bataillons de travailleurs étrangers soient orientés vers des secteurs où ils risquent de perpétuer des structures peu productives qui freinent la croissance globale de l'économie nationale » (Commission de l'emploi du VI' Plan, t. II., p. 84). 50. De même, dans un autre sens, dans les mines, les Marocains, recrutés sur contrat de 18 mois, et travaillant surtout dans le « fond », permettent d'atténuer les réactions de la main-d'oeuvre française aux problèmes posés par la fermeture progressive des mines. 51. Cf. VI' Plan. Rapport de la Commission Emploi, t. II, p. 64.
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immédiates, voire électorales (telles que la xénophobie d'une partie des Français). Il peut aussi exister des contradictions à l'intérieur même de la politique gouvernementale, tel le conflit entre sa politique traditionnelle démographique et assimilationniste, et la ligne nouvelle imposée par les exigences économiques de main-d'œuvre. La première est en faveur d'une immigration stable pouvant conduire à des naturalisations ; la seconde s'intéresse surtout à la disponibilité de la main-d'œuvre et serait, à la limite, en faveur de la rotation des travailleurs étrangers52. Finalement, nous avons vu que le gouvernement peut utiliser la main-d'œuvre étrangère comme moyen pour peser sur les salaires (de la même manière qu'il ouvre les frontières aux marchandises pour peser sur les prix) et nous verrons qu'il peut s'en servir aussi, dans l'espoir de diminuer les tensions sociales, en renforçant chez les autochtones le sentiment d'ascension sociale53. Comment tous ces principes abstraits ont-il été mis en pratique au cours des différentes phases de la politique d'immigration depuis la guerre ? Pour la première période, on est tenté de paraphraser une boutade célèbre et de suggérer que la France a acquis sa nouvelle population étrangère comme l'Angleterre aurait acquis son Empire « dans un moment de distraction ». Tandis que certains se souvenaient encore du chômage des années trente et que d'autres visaient une politique démographique et pensaient aux grands principes d'assimilation, le phénomène changeait de dimensions. La réalité, cependant, est toujours plus complexe qu'une boutade. Si le flot grandit, c'était sous la pression des besoins de l'industrie française. Des velléités de contrôle existaient, mais la situation exigeait autre chose. Avec l'expansion européenne et la concurrrence internationale sur le marché du travail, mieux valait attirer que limiter, « régulariser » plutôt qu'ériger des obstacles. Vers 1966, dans un climat changé par la montée du chômage, 52. Cette contradiction se reflète dans les mesures sociales dont certaines visent à assimiler la population immigrée (par exemple l'effort de scolarisation) tandis que d'autres sont franchement destinées à l'amélioration de l'accueil d'une main-d'œuvre provisoire (par exemple la construction de logements collectifs). 53. « En remplaçant à certains postes des ouvriers français qui sont plus faciles à qualifier dans l'immédiat, les travailleurs originaires d'Algérie opèrent une relève indispensable au succès d'une politique de promotion du travail » (M. Massenet, op. cit., p. 24).
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un effort fut fait pour encadrer et canaliser le mouvement. Après la crise de 1968, l'arsenal juridique était déjà en partie élaboré. Il ne fut pas l'objet de grandes discussions car, pendant l'expansion encouragée par le relâchement du crédit, l'immigration fit un nouveau bond en avant. C'est seulement au moment de la première tentative d'application de la circulaire Fontanet que le débat devint public. On explique généralement le renforcement de la nouvelle politique par une série de raisons. Le gouvernement ne pouvait pas indéfiniment ignorer les campagnes de presse portant sur les conditions de vie des immigrés, les taudis, les bidonvilles, les marchands de sommeil. Il ne pouvait surtout pas rester indifférent aux campagnes xénophobes, racistes menant aux ratonnades et aux assassinats. C'est le moment où il est redevenu à la mode de parler de « seuils de tolérance ». On peut pourtant se demander si l'on ne confond pas, du moins chronologiquement, les causes et les effets et si le renforcement de l'action gouvernementale n'a pas été précipité par la fin de la passivité des travailleurs immigrés. La grève de juin 1968 a été d'une ampleur si exceptionnelle que même des travailleurs étrangers y furent entraînés. L'expérience a dû laisser des traces, puisque les premières grèves importantes de travailleurs étrangers (Girosteel, Pennaroya) ont lieu quelque temps après. Mais c'est probablement la grève des O.S. immigrés chez Renault qui fit penser les employeurs au « Péril italien ». C'est en Italie que depuis quelques années le mouvement ouvrier est devenu le plus dynamique. Les nouvelles formes de lutte adoptées coïncident avec la montée vers le Nord des émigrés du Sud, Siciliens, Calabrais, etc ; on les assimile parfois métaphoriquement aux travailleurs étrangers. Mais ces immigrés sont du pays. Il vont y rester. Et ils ne se contentent plus de leur sort. En France, les travailleurs étrangers apparaissaient comme des « hôtes » temporaires, qui ne s'intéressaient qu'à l'argent et non à des revendications qualitatives. D'où l'alerte après les premiers remous. Nous n'avons pas l'intention d'insinuer que le gouvernement avait inspiré la campagne contre « l'immigration sauvage ». Tel n'était pas le cas. Le gouvernement constate la nécessité de l'immigration et il est même en faveur d'une amélioration des conditions sociales des travailleurs étrangers. Mais il veut contrôler cette immigration. De même que l'idéal du patronat est un contingent étranger qui ne se préoccupe que des salaires, celui du gou-
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vernement serait une légion étrangère de réserve si bien encadrée qu'elle retraverserait les frontières en période de basse conjoncture. Le rêve serait des crises sans réelle augmentation du chômage chez les nationaux.
I I I . D U PROVISOIRE PERMANENT
Imperceptiblement et graduellement, les travailleurs étrangers pénètrent de nouveaux secteurs de l'économie. On les trouve de plus en plus nombreux dans la transformation des métaux, dans la mécanique, dans les « autres industries » et même dans le commerce et autres services. Cette progression dans le « tertiaire », beaucoup plus lente que celle des Français, ne doit pas être confondue avec une promotion : les chiffres montrent bien que la proportion de non-qualifiés n'a nullement diminué ces dernières années. L'extension prouve seulement que de la main-d'œuvre « banale », il en faut partout. Dans l'euphorie du progrès technique des années d'aprèsguerre, bien des mythes sont nés. L'automation allait, sinon éliminer, du moins réduire de manière drastique les travaux durs, désagréables et monotones. Il n'en a rien été. Les travaux qui devaient disparaître sont précisément ceux auxquels les étrangers semblent avoir droit en priorité. Aujourd'hui on serait plutôt tenté de conclure que le développement des méthodes de gestion modernes a étendu le travail parcellaire de l'industrie à divers secteurs du « tertiaire ». Et pourtant le mythe persiste sous des formules telles que « la société post-industrielle ». En France, il serait plus juste de dire post-agricole, puisque l'emploi dans l'industrie ne diminue pas. Au contraire, la migration des campagnes vers les villes permet un accroissement de l'emploi dans l'industrie et une progression plus rapide du « tertiaire ». Ce qui renforce l'illusion d'irne nation de cols blancs, c'est la divergence d'évolution des emplois occupés par les Français et les immigrés. Ces derniers sont présents surtout dans le « secondaire » et ils sont proportionnellement plus nombreux au fur et à mesure qu'on descend l'échelle de qualification. Le terme « tertiaire » est, dans un sens, trompeur. L'accroissement des immigrés dans le secteur, sans changement de qualification, rappelle que, s'il y a des cols blancs dans l'industrie, le commerce et les autres services ont besoin de manutentionnaires, manœuvres et ouvriers spécialisés. Cette lente diffusion des
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travailleurs étrangers dans de nouvelles branches, de même que leur croissance à terme, malgré les contradictions conjoncturelles, montrent jusqu'à quel point ils sont devenus partie intégrante de l'appareil productif. L'image de la bonne et du joueur de guitare comme seuls représentatifs des immigrés n'est même plus valable pour le Dictionnaire des Idées reçues M. Si cette main-d'œuvre disparaissait d'un coup, le bâtiment ne serait pas seul à en pâtir. Les chaînes de montage s'arrêteraient dans l'automobile et d'autres industries seraient paralysées. Les travailleurs immigrés font tellement partie du mode de production et de sa structure qu'ils ne pourraient être éliminés sans une crise majeur. Mais le seraient-ils par une crise ?
E N GUISE DE CONCLUSION : HYPOTHÈSES POUR UNE CRISE
Précipitée par le renchérissement brutal du pétrole, aggravée par une concurrence accrue et les conflits monétaires internationaux, la crise qui se dessine pourrait bien être d'une tout autre nature que toutes les récessions d'après-guerre. Même si cette menace se réalisait, certains pensent qu'elle n'aurait pas l'effet classique sur l'emploi à cause de la présence massive des travailleurs étrangers. Autrement dit, cette crise devrait fournir la preuve de la thèse que les travailleurs immigrés sont aussi une forme d'assurance-chômage. Que les travailleurs immigrés soient les premiers à en souffrir et à partir est plus que probable. Lorsqu'on quitte son pays en quête de travail, on ne reste pas longtemps sans emploi : on part plus loin ou on rentre. Pour que ces départs aient une influence non marginale sur l'emploi des Français, il faudrait que la substitution soit parfaite. Toutes les thèses reposent finalement sur cette prémisse. Il est facile d'imaginer une législation donnant priorité pour tous les emplois aux nationaux. Encore faudrait-il que les Français soient prêts à accepter les salaires et les conditions de travail réservés aux étrangers. Penser à une crise frappant les postes de travail occupés exclusivement par les étrangers est évidemment absurde. Si les secteurs où les immigrés sont nombreux étaient touchés, l'exode serait plus important. Quand le bâtiment ne va pas, le flux de 54. « Émigrés : gagnaient leur vie à donner des leçons de guitare et à faire la salade » (G. Flaubert, Dictionnaire des Idées reçues).
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travailleurs introduit s'en ressent. Pour comprendre le phénomène, prenons l'exemple de l'automobile. Évidemment, si toutes les usines de cette industrie fermaient leurs portes, les travailleurs immigrés, perdant leur emploi, quitteraient le pays. Mais le chômage parmi les ouvriers français augmenterait aussi d'une manière catastrophique. C'est donc le raisonnement par l'absurde. D'autre part, on peut imaginer une réduction des effectifs dans l'automobile, disons de 15 %, limitée aux travailleurs étrangers. Pour cela, il faudrait que les Français, travaillant dans d'autres ateliers et possédant d'autres qualifications, viennent remplacer les immigrés aux chaînes de montage, par exemple. Nous revenons donc à l'hypothèse initiale de substitution parfaite. En théorie, il existe un seuil de chômage au-delà duquel les ouvriers seraient prêts à accepter une déqualification, une baisse de salaire ou une détérioration des conditions de travail. Mais quel est ce seuil ? Il est nécessaire de se rappeler ici le rôle des immigrés dans le processus de production, leur implantation, la proportion élevée parmi eux de manœuvres et d'O.S. Sans entrer ici dans la discussion sur les causes du phénomène, c'est u n fait que les immigrés sont venus occuper les postes les moins bien rémunérés, les plus ingrats, les plus durs, occupations que les Français ont progressivement délaissées. Cette tendance est soutenue par toute une idéologie promettant pour un avenir proche une nation de cols blancs. Pour que les ouvriers français acceptent un renversement de situation et une perte des avantages acquis, il ne suffit pas d'envisager une crise économique profonde ; il semble nécessaire d'y ajouter un bouleversement politique aux conséquences inéluctables. Il paraît donc plus prudent de prévoir le maintien d'une maind'œuvre étrangère substantielle. Quelles que soient les variations immédiates, les travailleurs étrangers continueront à fournir une part importante et indispensable de l'appareil productif. Quelle sera cette part ? A voir la Suisse, où les immigrés représentaient u n tiers de la population active, on pouvait à un moment s'imaginer le retour à une démocratie antique, grecque ou romaine, dans laquelle les producteurs n'avaient pas voix au chapitre et seuls les citoyens géraient les affaires. Nous n'en sommes pas là. Pourtant, la présence de ces « minorités permanentes », qui jouent un rôle important dans la vie économique mais non politique du pays, soulève des problèmes extrêmement sérieux. Les aborder serait ouvrir un tout autre débat.
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économique et politique
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N. B. La rédaction de cette communication a été achevée en avril 1974. Depuis cette date, la politique française d'immigration a été caractérisée par deux facteurs : d'une part, le gouvernement a poursuivi ses efforts pour « contrôler les flux d'immigrations » ; d'autre part la dépression économique, s'étendant à tout le monde occidental, a conduit les autorités françaises à une suspension soudaine de l'immigration. En fait, ces deux politiques se conjuguent puisque la fermeture du robinet est la forme extrême de contrôle des flux. La mesure principale a été prise par le gouvernement le 3 juillet 1974 avec la suspension provisoire de l'introduction des travailleurs étrangers et de leur famille (mesure prorogée en octobre de la même année). L'arrêt n'est pas total. En sont exempts de droit les ressortissants de la C.E.E., les saisonniers et, en principe, les travailleurs algériens, mais non leur famille (en pratique l'arrêt de l'émigration algérienne décidé en septembre 1973 a eu pour conséquence l'interruption en 1974 de l'immigration des travailleurs algériens porteurs de la carte O.N.A.M.O.). D'autre part, le ministère du Travail accorde des dérogations aux mines et à d'autres grandes entreprises, lorsque « les demandes ne pouvaient être satisfaites sur le marché national ». Par ailleurs, en ce qui concerne l'immigration des membres des familles des travailleurs, dont la suspension pouvait paraître contraire aux assurances données, des mesures d'assouplissement furent accordées dès la fin de 1974. Depuis le 1er juillet 1975 (circulaires des 18 juin et 2 juillet), l'immigration des membres des familles peut reprendre régulièrement pour les travailleurs qui résident légalement en France. Dans l'ensemble, cependant, la suspension renforcée par l'état du marché du travail en France, a eu un net effet. En 1974, le total des entrées de travailleurs permanents contrôlées par l'O.N.I. et de travailleurs de la C.E.E. a diminué de 132 000 à 64 000 soit de 51,2%, celui des entrées de saisonniers diminuant de 142 000 à 132 000, soit seulement de 8 %. Au début de 1975, les « entrées » mensuelles de permanents (hors C.E.E.) s'effectuaient au rythme mensuel d'environ 1 300 personnes, 80 % d'entre elles correspondant à des régularisations. Néanmoins, le chômage recensé semble atteindre les étrangers presque dans la même proportion que les Français ; en mars 1975, 8 6 % des bénéficiaires de l'aide publique sont des travailleurs étrangers. Tout en répondant brutalement, comme d'autres pays européens, à une situation exceptionnelle, le gouvernement essaye de se
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préparer à une période présumée plus normale en renforçant sa maîtrise sur les mouvements migratoires. Il faut mentionner dans ce contexte les dispositions privant les ressortissants malgaches (circulaire du 24 octobre 1974) et les ressortissants des États d'Afrique noire (circulaire du 30 novembre 1974), de privilèges dont ils jouissaient jusque-là. Une reprise de l'immigration ne semble être envisagée que dans le cadre d'une politique « programmée et négociée ». Par contre, sur le plan réglementaire, l'arsenal officiel a été légèrement affaibli par un arrêt du Conseil d'État du 13 janvier 1974 annulant en partie les circulaires Marcellin-Fontanet : les étrangers ont à nouveau le droit à la carte de travail sur présentation du certificat d'embauche, mais les autorités gardent la possibilité de refuser du travail dans une profession ou une région s'il y a des difficultés pour l'emploi des Français. Dans l'optique du gouvernement, une plus grande maîtrise de l'immigration doit avoir pour contre-partie un sort meilleur pour les travailleurs étrangers en France. Un plan d'amélioration a été défini le 9 octobre 1974. Quel que soit l'intérêt des 25 points de ce programme d'action, on n'en doit pas moins craindre que le nouveau Secrétaire d'État aux travailleurs immigrés n'ait pas les moyens, surtout financiers, de sa politique. Novembre 1975.
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10,415
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23,125 57,032
29,718
36,957
56,773
188,259
57,365 176,749
56,216
200,086
166,957
159,581
33,951
38,393
44,530
53,365
70,858
152,592 99,082
268,830 44,650
281,582 42,372
308,356 40,604
362,966
450,862
516,676
40,201
39,684
17,974
22,153
29,116 3,331
34,443 3,574
38,835 39,517
21,467 15,038
17,126
72,727
75,293
Poland Portugal Spain Switzerland Tunisia Turkey United Kingdom
—
—
—
4,157
3,549
25,393 3,336
21,324
19,972
20,067
—
Yugoslavia
14,383
14,181
13,510
20,646 13,314
Others
71,292
68,680
66,737
71,181
Total
425,000 10,855 49,653
10,905 60,743 53,184
3,648 22,318
1,621,085 11,602,392 ][,633,410 1,712,602 2,260,281** 2,401,170
Source : Ministère de l'Intérieur. * F.R.G. and G.D.R. ** Since 1962 including Algerians.
Migration
and free
(situation
at 31
1964
1965
1966
movement
of
81
workers
December)
1967
1968
1969
1970
1971
1972
80,673
79,202
78,228
75,456
71,667
67,878
65,508
65,428
64,267
49,415
49,327
48,106
46,949
43,644
42,814
41,777
41,649
41,340
680,857
684,862
678,037
660,553
632,080
611,915
592,737
588,739
573,817
10,526
10,665
10,513
10,656
10,447
10,117
9,664
9,553
9,877
821,471
824,056
814,884
793,614
757,838
732,724
709,685
705,369
689,301
510,000
512,000
515,000
530,000
562,000
608,463
697,316
754,462
798,690
11,353
11,161
11,576
11,771
10,885
10,429
10,190
10,126
9,629
77,347
87,383
102,193
112,479
119,521
143,397
170,835
194,296
218,146
46,817
45,267
30,499
18,372
17,385
17,034
19,456
19,107
18,990
144,972
141,145
133,718
128,187
118,552
113,132
107,369
99,867
95,099
157,394
243,093
270,972
330,000
367,284
479,665
607,069
694,550
742,646
585,210
631,899
638,834
640,116
616,129
616,750
601,095
589,926
571,727
38,108
37,880
37,248
36,850
33,940
33,752
32,154
29,525
29,202
46,749
52,159
62,903
70,274
73,261
89,181
96,821
106,846
119,646
3,726
5,164
5,506
6,942
7,162
8,807
15,027
18,324
24,531
21,799
21,810
21,932
21,172
21,252
22,997
22,703
23,438
22,869
21,831
27,022
34,355
42,830
43,338
51,629
56,091
65,218
68,748
66,525
42,558
72,831
76,729
75,873
129,102
248,416
364,664
368,287
2,553,500 2,683,490 2,753,957 2,821,033 2,824,967 3,055,875 3,393,457 3,673,452 3,775,804
Heinz Werner 00 0 00,
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Some economic consequences of Yugoslav external migrations IVO BAUCIC
Introductory
remarks
1. Economic emigration f r o m Yugoslavia was resumed following the Second World War (in about 1954), and spontaneous, and initially also unauthorized, emigration in search f o r employment and higher earnings increased noticeably in 1962. However, by that time, the Yugoslav political and state leadership had accepted employment abroad as a necessity given the existing socio-economic conditions, and since 1964 the Yugoslav employment service has co-operated increasingly with foreign employers and foreign employment services f o r the organized employment of Yugoslav workers abroad. While pre-war emigration was primarily to overseas countries, post-war migrations have chiefly been to European countries — West Germany, Austria, France, Switzerland and Sweden — although emigration was also resumed to overseas countries, especially Australia and North America. 2. The number of migrants increased particularly after 1965. On the basis of statistical data collected in the countries of immigration, it is estimated that there were 140,000 Yugoslav workers in European countries in 1965; in the following year their number increased to 210,000, in 1969 to 420,000 and in 1971 to 660,000 In 1973 there were about 830,000 Yugoslav workers in European countries and, in overseas countries, about 160,000 new active post-war Yugoslav emigrants. 1. Data and estimates by the Center for Migration Studies of the Institute of Geography of Zagreb University. See: I. Bauiid: ' The effect of emigration from Yugoslavia and the problems of returning emigrant workers', European Demographic Monographs, II, The Hague, 1972.
88
Ivo Baucic
3. When we add the total number of persons who were employed in European countries as of the summer of 1973 and the post-war Yugoslav emigrants in overseas countries (990,000), and compare the figure with the total Yugoslavian population (in mid-1973 an estimated 20,994,000 — source : Yugoslav Statistical Yearbook, 1972), we obtain a foreign migration rate of 4.7 percent. If we add the number of Yugoslav workers employed abroad (990,000) to the total number of persons employed in Yugoslavia in 1972 (4,210,000), we discover that Yugoslav workers employed abroad account for 19 percent of the total number of employed Yugoslavs. For every 100 workers employed in the country, an average of 23.5 are employed abroad. These bare numerical indicators show that foreign migration is an important factor in Yugoslavia's economic and social life. Basic causes of post-war external migrations 4. In order to determine the highly complex causes for the external migrations of Yugoslav workers since the war, one should first recall that at the end of the Second World War Yugoslavia was one of the most undeveloped countries of Europe. Yet while it is true that Yugoslavia, with its special geo-political position between the interests and pressures of two military and polical blocs and with its own course of social and economic development, has not always found the optimum policies for rapid economic growth, it is undeniable that great progress has been made since the Second World War toward setting the once backward agrarian country on the path to industrial development. Shortly before the Second World War less than 6 percent of Yugoslavia's total population was employed (920,000). In the last year of the war employment decreased by one-half (461,000). The almost continual increase in the number of employed workers since the war, however (1,517,000 in 1948, 1,836,000 in 1953, 3,242,000 in 1961, 4,210,000 in 1972) testify to the country's rapid economic development. 5. Post-war Yugoslavia's dynamic social and economic development is clearly observable in the gradual decrease in the ratio of the country's agricultural population to total population. From 1948 to 1971 this ratio decreased from 67.2 to 36.4 percent. During the same period the proportion of active farmers in the country's total working population decreased from 74.2 to 38.5 percent. 6. However, despite this decrease in the ratio of agricultural population to total population, a very large proportion, one of the
Yugoslav external migrations
89
largest in Europe, of Yugoslavia's population still derives its livelihood from farming. This is particularly striking when we consider that only 39.6 percent of the country's total area is arable land (only 101,250 sq. km of Yugoslavia's total area of 255,804 sq. km). Thus there are 73.1 agricultural inhabitants per square kilometre of arable land and only 2.6 hectares of arable per active farmer. In 1961, i.e. before the number of Yugoslav workers going into employment abroad began to increase rapidly, there were as many as 90 inhabitants per square kilometre of arable land, with each active farmer cultivating an average of 2.2 hectares. One should also recall the generally low level of agricultural income; in 1961, active farmers accounted for 56.3 percent of Yugoslavia's total population but for only 23.2 percent of the country's total national income 2 . 7. In trying to understand the reasons for emigration from Yugoslavia, one should bear in mind that despite the fact that the rate of employment of the population increased almost three times between 1948 and 1972, it is still comparatively low. In 1972 an average of only 20.7 percent of Yugoslavia's population was employed. Moreover, in the last ten years, i.e., from 1963 to 1972, there has been a comparatively small increase in the rate of employment - 2.9 in all, from 17.8 to 20.7. The desire among Yugoslavia's agricultural population to give up exacting and decreasingly profitable agricultural activity is growing much faster than is the creation of jobs in non-agricultural activities. 8. Another characteristic of the pattern of Yugoslavian employment since the war has been the magnitude of the oscillations in the rate of increased employment. In point of fact each period during which efforts were made to reform the country's economy was marked by a stagnation in the employment of new workers. Especially important for recent external migrations was the 1965 reform, which led to a decrease in the total number employed in 1966 and 1967. Thus, at the same time as the number of persons seeking employment increased, the number of jobs available decreased. 9. The rate of increase in employment after 1965 did not even provide employment for that part of the population reaching active age, despite the then comparatively low current average employment rate (1965-18.8). Added to this number must be the unem2. Source : Statistidki book), 1969, p. 107.
godiSnjak Jugoslavije
(Yugoslav Statistical Year-
90
Ivo
Baucic
ployed population which had reached active age earlier but could not find employment and the growing numbers of inadequately employed persons in agriculture. 10. Moreover, it was after 1965 that people born during the baby boom of the early post-war years reached active age or completed their schooling 3 . 11. Another equally important cause of Yugoslavian emigration is related to the disparity between the income levels in Yugoslavia and those of the more economically developed countries of Western and Central Europe. Almost one-half of the Yugoslavian emigrants have been attracted to work abroad by the prospect of higher wages. While the average monthly earning of employees in Yugoslavia amounted to about 80 US dollars in 1969, the average monthly income of persons employed in West German industry was about 255 US dollars, i.e., 318 percent more 4 . 12. The attraction of employment abroad is not diminished by the fact that, due to the higher cost of living, the purchasing power of the currencies of immigration countries is considerably below the official exchange rate of the dinar. Thus the migrant who, during his employment abroad, minimizes his living expenses can, on his return to Yugoslavia, take advantage of the higher value of the savings he brings home with him. This acts as a direct stimulant to foreign employment 5 . Moreover, when he buys industrial goods in Yugoslavia with foreign currencies, the migrant is entitled to a price reduction, an additional way in which he can increase the value of his savings from work abroad. Before 1973 the reduction on the price of goods purchased with foreign currencies was 10 percent; since then, different reduction
3. A. Wertheimer-Baletic: ' Some recent tendencies in the trends in the economic structure of the p o p u l a t i o n E k o n o m s k i pregled, No. 1-2, Zagreb, 1969, p. 55. 4. Source: for earnings in Yugoslavia: Yugoslav Statistical Yearbook WO, p. 264; for earnings in Germany: Handbook of Statistics for the Federal Republic of Germany 1970, p. 164. The relation of the US dollar and the West German mark to the dinar, according to the official rates of exchange of the National Bank of Yugoslavia in spring 1973, is 1 US dollar = 16.75 dinars; 1 DM = 5.69 dinars. 5. At the end of 1970 the purchasing power of the German mark was 31.5 percent higher in Yugoslavia than in Germany. After the 20 percent devaluation of the dinar in January 1971, the purchasing power of the mark in Yugoslavia exceeded that in the Federal Republic by 57.7 percent. Source: Ekonomska politika, No. 984, Belgrade, 8 February 1971.
Yugoslav external
migrations
91
rates have been applied to different goods (generally less than 10 percent). 13. When considering the reasons why workers who were employed or could find employment in Yugoslavia left the country, one must not overlook the fact that many of them had no real prospects of obtaining satisfactory housing while working in Yugoslavia. In addition, for a certain number of emigrants the motive for taking employment abroad has been that they saw few possibilities for advancement in their particular jobs or for full utilization of their creative abilities; there are also cases of generally unsatisfactory interhuman relations in individual organizations, etc. These motives for seeking employment abroad are especially prevalent among persons with higher technical qualifications. Structure
of
migrants
14. According to the results of the census taken in Yugoslavia in 1971, women account for 31.4 percent of the total number of Yugoslav migrants 6 . This figure is about the same as that of women in total employment in Yugoslavia (31.8 percent). Numerically the largest age group among migrants from Yugoslavia is 20 to 24 years, a group which accounts for one-quarter of all migrants. As many as 83.3 percent of the migrants are under 40 years of age. On the average, women are much younger than men; 48 percent of the men and as many as 62.3 percent of the women migrants are under 30. Comparison of the proportions of migrants from individual age groups with the proportion of the population of the corresponding age groups in Yugoslavia's total population shows that 11.1 percent of Yugoslavia's population in the 15 to 29 age group are employed abroad. 15. The educational level of Yugoslavian workers employed in foreign countries is generally higher than that of the population as a whole. While the migrants include a smaller proportion of persons who have completed university studies or a secondary school (5.7 per cent as opposed to 8.1 percent for the population as a whole), as many as 16.6 percent of them have completed a school for skilled or highly skilled workers (compared with 9 percent of the total population). Similarly, there is a larger pro6. For a more detailed interpretation of the results of the 1971 census see: I. Bauiic: ' Yugoslav workers abroad according to the 1971 Yugoslav census ' (Summaries in English, French and German), Radovi Instituía za geografiju Sveuiiliita u Zagrebu, Vol. 12; Migration of Workers, Vol. 4, Zagreb, 1973.
Ivo Baucic
92
portion of persons who have completed eight years of elementary school among the emigrants (19.8 percent) than among the country's total population (14.6 percent). Fully 42.1 percent of all migrants have completed an eight-year elementary school, a vocational school, a grammar school or faculty, while in Yugoslavia's total population such persons account for only 32.8 percent. These figures make Yugoslavian emigrants the best educated of all European emigrant groups. 16. Only some 10 percent of Yugoslav external migrants have moved from the status of supported persons to the status of active persons, by taking employment abroad, and about 40 percent of all Yugoslav migrants had jobs in Yugoslavia before leaving. Added to this figure should be those emigrants who, after completing schooling or on reaching active age, did not even try to find employment in Yugoslavia. Although the migrants who went abroad supported by private small holdings may be regarded as having been inadequately occupied, they do include many persons who, in view of the size of their small holdings, could have earned a fairly good living in the existing agro-technical and market conditions of Yugoslavia. Social product of Yugoslav migrants and its
distribution
17. It is difficult to assess the economic significance of the migrant workers in terms of the total social product contributed to the host country and denied to the workers' native country. The absence of foreign workers would cause greater losses in the economy of the country of immigration than the total social product of those workers, and, at the same time the country of emigration is deprived of that same social product from which the country of immigration benefits. However, the contribution of Yugoslav migrants to the social product of the countries of immigration and the distribution of this social product is essential in the evaluation of the economic significance of contemporary Yugoslav migration. 18. To estimate the social product of Yugoslav migrants we shall utilize data from West Germany for 1972, where the majority of Yugoslav migrants are employed. In that country in 1972 the average net monthly earnings of Yugoslav workers was DM 993 (US $ 311.24 per month or $ 3,734 per year) 7 . 7. Source: Gastarbeiter
1973, MARPLAN Vorschungsgesellschaft fur Markt
Yugoslav external
migrations
93
This gives total net earnings of $ 2,837,840,000 for the 760,000 Yugoslav workers employed in other European countries in 1972. 19. The net social product is the net earnings plus the surplus value of work, that is, profits, taxes and fees. The surplus value of work in the industrialized countries of Europe is slightly less than 50 percent of net earnings 8 . This means that Yugoslavian workers abroad realized in 1972 a surplus value of work of approximately 1.4 billion US dollars. The net earnings ($ 2,837,840,000) plus the surplus value of work ($ 1.4 billion) gives a total net social product of roughly 8 4.2 billion or about $ 5,500 per individual worker. 20. Various researchers have shown that Yugoslav workers spend about one-third of their net earnings in their country of employment. This means that of their total net earnings of $ 2,837,840,000, $ 850,000,000 remained in the host country. The workers therefore saved in 1971 about $ 2,000,000. Savings brought into Yugoslavia 21. A portion of the savings which workers send to Yugoslavia to support family members remaining in the country, for various investments or for deposit in Yugoslav banks, is accounted for by the central Yugoslav Bank, Narodna Banka of Yugoslavia. Since 1963, when the first effects of foreign migration were felt and money orders began to the tabulated, the number of these money orders has been growing continually (table I). With the exception of the years 1965 and 1969, the average yearly sum sent by the individual worker to Yugoslavia has grown. This increase is not only a reflection of the ever-increasing savings of the workers who have been abroad for a long period of time, but is also the result of various forms of stimulation in Yugoslavia which induce the workers to bring their earnings home.
und Verbrauch GmbH, Offenbach. The exchange rate at the end of 1972 was 1 US $ = 3.1904 DM. For comparison it should be mentioned that in the same year the average net income of Yugoslavs was 1,676 dinars (US $ 100,05) (source: Statistiöki godiSnjak Jugoslavie, 1973, Savezni zavod za statistiku, Beograd, p. 283). Rate at the end of 1972 1 US $ = 16,75 dinars. 8. Ivo Vinski: ' Zaposlenost', in Aktuelni problemi ekonomske politike i privrednih kretanja Jugoslavije (Contemporary problems of economic policies and tendencies in Yugoslavia), Informator, Zagreb, 1972, p. 201.
Ivo
94
Table I. Money orders sent to Yugoslavia by workers from pean countries 1963-1973
Baucic Euro-
Year
Money orders in millions of US $
Number of workers in Western Europe at mid-year
Average amount of money for each worker in US $
1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969 1970 1971 1972 1973
15.5 30.5 32.2 64.0 89.9 122.3 206.0 440.6 651.6 868.3 1,310.2
90,000 115,000 140,000 210,000 220,000 230,000 420,000 550,000 660,000 760,000 830,000
172 265 230 304 408 531 490 801 987 1,142 1,578
22. The greatest stimulant for bringing in foreign currency to Yugoslavia is the possibility of having a savings account which is kept in foreign currency. To buy abroad and import into Yugoslavia some goods (as, for instance, passenger cars), purchase must be made through a Yugoslav foreign currency savings account 9 . However, citizens have unlimited opportunities to use the funds maintained in Yugoslav foreign currency accounts for travelling and buying abroad for themselves, their friends and members of their families. 23. Yugoslav foreign currency accounts enjoy very favourable interest rates. As of January 1, 1971, an interest rate of 5.5 percent is paid on all deposited funds (a vista) and those deposited under contract for a period of one year; funds deposited for over a year are granted an interest rate of 7.5 percent. In addition to the foreign currency interest, deposits receive interest in dinars at a rate of 0.5 to 1.5 percent. 24. When buying manufactured goods which Yugoslavia imports or produces in insufficient quantities, and for which there is a long delivery delay (such as passenger automobiles), buyers in foreign currency have precedence. 9. It must be kept in mind that in Yugoslavia it is forbidden to own foreign currency not deposited in Yugoslav banks, and only those who have earned foreign currency abroad, or those who have received it as a gift, may deposit it in banks.
Yugoslav external
95
migrations
25. Holders of foreign currency who sell it to banks or agree to leave it in their accounts for a given period of time have a great advantage in obtaining loans in dinars for building apartments or houses, for building or remodeling business premises or for purchasing equipment needed to open or expand business. 26. From the beginning of 1972 holders of foreign currency accounts can buy bonds issued against foreign currency. These are issued in the name of the account holder and are nontransferable. The interest rate and conditions for cashing are stated in advance, and normally the interest rates on foreign currency bonds are higher than on foreign currency accounts. Enterprises may raise foreign currency by issuing bonds, buyers of which are eligible for other benefits. According to some interpretations it is possible to understand under ' other benefits ' employment with the company. Because interest paid on the bonds is not large during the first two years only those enterprises in a position to offer jobs are able to secure foreign currency. 27. All these various incentives for workers to bring foreign currency into Yugoslavia have resulted in a year-to-year growth of both the number of holders of foreign currency accounts and of the total amount of foreign currency on deposit in Yugoslav banks. From 1959, when it became possible to open a foreign currency account, until the end of 1966, 109,000 people opened accounts and deposits totaled $ 35,5 million (table II). Since then the growth of foreign currency holdings has greatly increased, the biggest increase being in 1971. Table II. Increase in the number of holders of foreign accounts and of the funds deposited therein 1966-1972
currency
3
Increase in the course of the year in millions of US $ 4
Percentage increase of savings in the total of money orders 5
Average amount of US $ per holder 6
35.5 53.3 76.7 130.5 262.4 523.2 733.7
17.8 23.4 53.8 131.9 260.8 210.5
19.8 19.2 26.1 29.9 40.0 24.2
326 338 384 412 447 472 472
Year as of Decernber 31
Number of holders
Total in millions US $
1
2
1966 1967 1968 1969 1970 1971 1972
108,809 157,670 199,703 316,473 586,597 1,106,825 1,552,625
Source : Reports of the Foreign currency department of the National Bank of Yugoslavia.
96
Ivo
Baucic
28. The data show that in Yugoslavia as of December 31, 1972, there were 1,552,625 holders of foreign currency accounts. This number significantly surpasses the number of workers who have worked abroad and returned. The difference is accounted for by persons who receive foreign funds as payment or royalties for works published abroad, presents, pensions and similar incomes. In their desire to acquire as much foreign currency as possible, Yugoslav banks have liberalized regulations on the opening of foreign currency accounts and depositing funds therein. Thus it is obvious that these accounts include funds acquired in Yugoslavia through illegal exchange with tourists and foreign-employed workers. In the foreign accounts in Yugoslavia a large amount of money is brought in by tourism. It can also be assumed that a part of the foreign currency income which comes into Yugoslavia is carried in by workers in the form of cash, converted into dinars in Yugoslav banks and tabulated as income from tourism. 29. The increase of funds in savings accounts is represented in the reports of the banks as foreign currency brought into the country by workers employed abroad. From the data it is evident that an ever-increasing number of money orders are coming into Yugoslavia and being deposited in foreign currency accounts (table II, column 5), which means that there exists a danger that part of the incoming foreign currency on deposit will leave the country, individual account holders spending it on foreign goods and services. 30. The impact of the money orders of the workers is best seen in the data concerning the foreign currency expenditures and income of the last eleven years (table III). From 1963 to 1972 foreign expenditures and income have been constantly increasing, but until 1971 the expenditures were greater than the income. A fundamental characteristic of the foreign currency income in the last eleven years is a major change in the income structure. The share of the income from exports in the total income is constantly decreasing: it dropped from 78.3 percent in 1963 to 52.0 percent in 1973 (table III, column 7). And it is becoming more and more difficult to cover the import expenditures by export (column 8). The share of the income from tourism in the total foreign currency income of Yugoslavia has doubled in the period 1963 to 1973, rising from 5.6 to 11.5 percent (column 10). However, the share of the remittances of workers and emigrants abroad in the total foreign currency income shows the highest increase (column 12). In 1963 it amounted to only 4.4 percent, but by 1973 it had
Yugoslav external
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increased to 24.8 percent, which means that it represented onequarter of the total Yugoslav foreign currency income. In 1972 the income from foreign money orders was twice that of tourism. The true value of these workers' money orders can be understood only when the huge investments which necessarily precede the foreign currency income from tourism are kept in mind. It must also be kept in mind that these money orders are the sole foreign currency income source which requires no expenditures. The importance of these money orders from workers and emigrants is especially clear when it is considered that in spite of the fact that in 1972 Yugoslavia achieved a positive balance in international hard currency trade, the total foreign trade deficit at the end of 1972 was greater than US $ 10 billion 10 . The significance of the savings of workers brought into
Yugoslavia
31. Workers savings brought into Yugoslavia, besides alleviating Yugoslavia's unfavourable foreign balance of payments, also represent a significant part of the national income. In 1970, foreign-earned money represented 4.73 percent, and in 1971 6.20 percent, of the Yugoslav national income n . Since personal expenditures represent 60 percent of the national income (in 1971 it was 58.6 percent), the workers' money orders constituted more than 10 percent of the total personal expenditures of the Yugoslav population in 1971. Although the workers send only a smaller portion of their savings into Yugoslavia, these represent a large part of the total expenditure of the Yugoslav population, and the owners of the foreign currency have significantly more purchasing power than the rest of the Yugoslav population; in fact, the purchasing power of the foreign-employed worker is double that of the worker employed domestically 12 . 32. It is evident that when the purchasing power of the population varies among individuals, the structure of personal spending also shows variations. People with less income must necessarily spend a greater percentage of it for the basic necessities.
10. Source: Vjesnik, Zagreb, January 9, 1973. 11. B. Sefer: ' Expenditures, incomes and standard', in Aktuelni problemi ekonomske politike i privrednih kretanja Jugoslavije, op. cit., p. 10. 12. Work in foreign lands is one of the most significant factors in the economic and therefore the social differentiation of the population of Yugoslavia.
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