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French Pages [239] Year 2007
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COLLECTION DIRIGÉE PAR MICHEL ESPAGNE E l i a s Canetti, Heiner
O. A g a r d .
Müller,
E Baillet.
F r i e d r i c h S c h i l l e r , S. F o r t . Arthur
Schnitzler,
Bertolt
Brecht,
Alfred Günter Wolfram
Dôblin,
M. Vanoosthuyse.
Grass,
T. S e r r i e r .
von Eschenbach,
P a u l Celan, Heinrich
J. Le R i d e r . E Maier-Schaeffer.
Heine,
M.-A. Maillet.
Rainer
Maria
Rilke,
Franz
Kafka,
E Bancaud.
Johann
R. P é r e n n e c .
A. L a u t e r w e i n .
Friedrich
K. W i n k e l v o s s .
Herhart,
C. M a i g n é .
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Hans
Blumenberg par Jean-Claude Monod
BELIN 8, rue Férou - 75278 Paris cedex 06 www.editions-belin.com
Photo de couverture:
© Photo Suhrkamp
Verlag
Le code de la propriété intellectuelle n'autorise que « les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective» (article L. 122-51 ; il autorise également les courtes ciiations effectuées dans u n but d'exemple ou d'illustration. En revanche «toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, sans le consentement d e l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite» [article L. 122-4], Ut loi 95-4 du 3 janvier 1994 a confié alt C.EC. (Centre français de l'exploitation du droit de copie, 2 0 , rue des Grands Augustins, 7 5 0 0 6 Paris), l'exclusivité de la gestion d u droit de reprographie. Toute photocopie d'oeuvres protégées, exécutée sans son accord préalable, constitue u n e contrefaçon sanctionnée par les articles 4 2 5 et suivants du C o d e pénal. © É d i t i o n s Belin 2 0 0 7
ISSN 1 7 6 0 - 3 8 8 9
ISBN 9 7 8 - 2 - 7 0 1 1 - 3 6 1 3 - 4
Sommaire 7
INTRODUCTION
Impulsions théoriques : la phénoménologie historique et l'anthropologie des techniques symboliques
17
Chapitre 2
Parcours dans la métaphore
35
Chapitre 3
La lumière de la vérité, le monde comme livre
66
Histoire des effets et symbolisation : le malentendu copernicien
95
Chapitre 1
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9
La modernité entre illégitimité théologique et auto-affirmation rationnelle
116
Des transformations du concept de réalité et de leurs conséquences poétiques 146 et rhétoriques 165 Le mythe au travail Temps de la vie, temps du monde et temps de la théorie
183
Sous-textes politiques
205
CONCLUSION
218
ABRÉVIATIONS UTILISÉES
223
NOTES
225
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
235
Introduction
Dans l'introduction à s o n recueil Wirklichkeiten in denen wir leben (Les réalités dans lesquelles nous vivons), Hans Blumenberg rappelle q u e la formule « il y a plus d'un m o n d e » a suscité u n e grande excitation d a n s le courant des Lumières, d e p u i s Fontenelle. C'est qu'elle apparaissait « comme la plus forte contradiction à l'encontre de la métaphysique théologique, qui devait tirer du concept de création l'unité du monde et pouvait en appeler à cet égard à Platon et Aristote, qui avaient trouvé dans la pluralisation du cosmos par Démocrite une destruction de la raison et l'avaient maîtrisée ». Si l'on cherchait maintenant u n e formule p o u r les découvertes qui ont provoqué u n e agitation philosop h i q u e analogue au xx e siècle, on pourrait avancer celleci : « n o u s vivons d a n s plus d'un m o n d e ». « On peut lire cela comme la métaphore absolue pour les difficultés que nous rencontrons de façon croissante à rapporter à la réalité quotidienne de notre expérience et de notre capacité de compréhension ce qui est "réalisé" dans les régions devenues autonomes de la science et des arts, de la technique, de l'économie, du système de formation et des institutions confessionnelles, et ce qui est "offert" au sujet dans les limites que constituent son monde de la vie et son temps de vie pour lui permettre de saisir simplement dans quelle mesure il "appartient" déjà à tout cela de façon inséparable. 7
HANS BLUMENBERG
C o m m e n t e r en détail cette longue phrase impliquerait de «déplier» u n e part importante de la pensée de Blumenberg : la notion de « m é t a p h o r e absolue», le rapport entre le « temps de la vie » et un temps métaindividuel qui l'englobe, mais aussi la réflexion sur le rapport entre le développement scientifique m o d e r n e et les capacités d'intégration d'un sujet, la question de la pluralité des m o n d e s en tant que problème cosmologique que l'on retrouverait transposée, au xx e siècle, comme u n e question interne au savoir dans la prolifération de ses « régions » spécialisées et des ontologies différentielles qui s'y articulent, mais aussi c o m m e une question « sociale » ou civilisationnelle portant sur la capacité de sommation d'une expérience déployée dans les champs devenus autonomes de l'art et de la politique, de la religion et de la science, - qui p e u t encore se rêver encyclopédiste ? Ne s o m m e s - n o u s pas voués à une dispersion totale, à u n savoir minuscule et parcellaire, à un éclatement des expériences en autant de « m o n d e s » incommunicables et étanches les u n s aux autres? La question ne doit-elle pas d'ailleurs être radicalisée pour être posée au sein de chaque champ, de chaque espace de l'expérience : la physique grecque, la physique newtonienne sont-elles encore intelligibles au physicien c o n t e m p o r a i n ? Lauditeur actuel de La Passion selon Matthieu, éloigné par quelques siècles de sécularisation du climat théologique dans lequel Bach a élaboré son chef-d'œuvre, peut-il en «recevoir» autre chose qu'une perception amoindrie par la perte de son « s e n s » religieux originel? Les philosophèmes du passé ne sont-ils pas travestis par le complexe de coordonnées intellectuelles et de croyances qui forment notre horizon, p r o f o n d é m e n t différent de celui d a n s lequel les Grecs anciens, les Pères de l'Église, les penseurs de la Renaissance ou m ê m e les philosophes que l'on tient pour les «pères» de la modernité ont élaboré des notions que 8
INTRODUCTION
n o u s m a n i o n s sans avoir t o u j o u r s conscience de l'histoire sédimentée qu'elles c h a r r i e n t ? Et p o u r finir, si personne n'est plus en m e s u r e d'effectuer la sommation du savoir, l'entreprise savante a-t-elle encore u n sens ? H a n s Blumenberg aurait peut-être récusé pour luim ê m e la qualification d'esprit encyclopédique, mais l'ampleur d e ses c h a m p s d'investigation et d'intérêt en fait assurément l'un des rares esprits du XXe siècle à propos desquels u n e telle désignation ne paraît pas tout à fait dénuée de sens. Si l'on a été tenté d'appliquer, à son propos, l'image de la « g a l a x i e » 2 ou l'idée que son esprit aurait précisément contenu « des m o n d e s » 3 , c'est assurément parce q u e la pluralité d e s domaines abordés, depuis la genèse de la révolution copernicienne jusqu'à l'esthétique de Mallarmé, s'accompagne d ' u n e cohérence dans la démarche qui évite à la pluralité de devenir dispersion pure. Mais avant d'entrer dans cet univers de pensée, rappelons quelques d o n n é e s biographiques à propos d ' u n philosophe encore p e u connu du public français. H a n s Blumenberg est né en 1920 à Lübeck, u n e ville où la Passion selon saint Matthieu de Bach était j o u é e chaque année d a n s la cathédrale. Son père était marchand d'art (sacré et profane). Il reçut u n e éducation catholique, mais sa mère étant d'origine juive, il s'est découvert juif - Halbjude, «demi-Juif», selon la terminologie nazie - avec l'arrivée des nazis au pouvoir et les lois raciales de Nuremberg. On interdit alors au j e u n e Blumenberg de prononcer le discours de congé p o u r le semestre d'été de 1939, c o m m e cela aurait d û lui échoir en tant que « meilleur élève » (après discussion avec la direction du lycée, Blumenberg est autorisé à écrire le discours, mais n o n à le lire). Après avoir obtenu le baccalauréat, Hans Blumenberg n'a pu intégrer l'Université de son choix, mais il a pu poursuivre des études supérieures dans des institutions catholiques : il a étudié 9
HANS BLUMENBERG
la philosophie scolastique et néothomiste, u n semestre à l'Académie de philosophie et de théologie de Paderborn, u n semestre à l'École supérieure de philosophie et de théologie de Francfort. Il a cependant dû interrompre ces études en 1941. Un industriel (Heinrich Dràger) lui a proposé du travail et l'a protégé un temps, mais il n'a pas pu éviter que Blumenberg soit envoyé d a n s un camp de travail de l'Organisation Todt 4 , dont il réussit à s'enf u i r ; il trouva alors refuge dans u n e famille de Lübeck hostile au régime (il épousera d'ailleurs la fille de ses protecteurs à la fin de la guerre). De ce temps de vie caché, c o m m e n t ne pas entendre un écho m é t a p h o r i q u e dans le dernier grand livre de Blumenberg, Sorties de caverne (Höhlenausgänge), qui envisage les cavernes comme des lieux obscurs et protecteurs où les premiers h o m m e s trouvèrent refuge quand leur visibilité les menaçait ? Un court curriculum vitae (Lebenslauf) accompagne sa « dissertation » soutenue à Kiel en 1947 sous le titre Beiträge zum Problem der Ursprünglichkeit der mittelalterlich-scholastischen Ontologie (Contributions au problème de l'originalité de l'ontologie médiévale-scolastique), Blumenberg y note ceci : «J'ai dû interrompre mes études en 1941, et j'ai continué à travailler en privé jusqu'en 1943, en particulier dans le domaine de la philosophie médiévale. Ensuite j'ai obtenu un emploi dans l'industrie. Après la fin de la guerre, j'ai repris mes études philosophiques à l'Université de Hambourg, surtout avec Ludwig Landgrebe, jusqu'à leur terme. » (p. 108). Après la dissertation sur l'ontologie médiévale, Blumenberg soutint sa thèse d'habilitation sur « La distance ontologique. Une recherche sur la crise de la phénoménologie de Husserl» (1950), sous la direction de l'ancien assistant de Husserl, Ludwig Landgrebe. Il enseigna ensuite à Hambourg (1958), Giessen (1960), 10
INTRODUCTION
Bochum (1965) et de 1970 à sa retraite (en 1985), à l'Université de Munster. Blumenberg fut également l'un des fondateurs, avec n o t a m m e n t Hans Robert Jauss et Wolfgang Iser, du groupe de recherche, actif à partir de 1963, Poetik u n d Hermeneutik, d o n t les travaux sur l'histoire de la réception devaient avoir u n retentissement considérable dans le c h a m p des études esthétiques; il dirigea avec Jürgen Habermas et Dieter Henrich la collection « T h e o r i e » des éditions Suhrkamp, entre 1964 et 1967. Uimage qui s'est imposée de Blumenberg est celui d'un h o m m e secret ( c o m m e le n o t e E J. Wetz, n o u s savons beaucoup par lui, mais peu de lui), plongé d a n s sa caverne-bibliothèque, hostile à toute médiatisation de sa personne, ne d o r m a n t que six nuits par semaine, peut-être p o u r rattraper le temps perdu, n o t a m m e n t le temps d'étude et de pensée dont l'avait privé le régime nazi, mais prenant le temps de déployer une œ u v r e sinueuse, complexe, à l'écriture « torrentielle » (Gianni Vattimo), et libre vis-à-vis des courants philosophiques c o m m e des idéologies qui o n t d o m i n é le xx e siècle. Uœuvre de Blumenberg échappe en effet aux classifications usuelles. Elle présente u n tour n o n systématique, parfois proche de l'aphorisme, mais certains de ses ouvrages majeurs obéissent à u n e structure argumentative développée et complexe, toujours liée à u n e considérable matière historique et «culturelle». Ses racines plongent d a n s la phénoménologie, mais sur u n m o d e qui assume progressivement de plus en plus nettement la volonté de transgresser l'interdit jeté par Husserl sur u n e « anthropologie » inspirée de sciences positives que la phénoménologie, d a n s son geste inaugural, met hors circuit en tant qu'éléments du m o n d e naturel. Son érudition et son goût pour « l'histoire des problèmes » le rapprochent d'une tradition académique allemande d o n t les fleurons au XXe siècle sont sans d o u t e les ouvrages de 11
HANS BLUMENBERG
Cassirer (La philosophie des Lumières, Individu et cosmos à la Renaissance), mais son intérêt pour le mythe et la métaphore l'ont conduit à développer u n e approche propre de l'animal symbolicum. Son exploration de l'histoire des sciences, en particulier de la révolution copernicienne, est inséparable de son intérêt p o u r la question a p p a r e m m e n t « littéraire » du rôle de la métaphore dans la pensée, et ses investigations esthétiques se prolongent toujours en un questionnement sur ce qu'on peut appeler les ontologies de la « réalité » dans leur variation historique, telle q u e les œuvres d'art en subissent et en déterminent parfois les effets. On peut distinguer trois ou quatre grandes catégories parmi lesquelles se laissent à peu près distribuer les ouvrages qu'il a publiés de son vivant : 1) Un premier ensemble concerne les travaux sur les métaphores et leur rôle dans l'histoire de la pensée, depuis Paradigmes pour une métaphorologie (Paradigmen zu einer Metaphorologie) (1960) jusqu'à Sorties de caverne (1989). Pourquoi parler de métaphore d a n s ce dernier cas ? Le « mythe de la Caverne » d u livre VII de Ja République apparaissait en effet déjà au chapitre 7 des Paradigmes, Blumenberg le situant alors « dans "le royaume intermédiaire" entre mythos et logos : la caverne c o m m e théâtre d'un événement originaire est enracinée et consacrée dans la tradition mythique » 5 . Sorties de caverne prolonge l'analyse, mais dépasse le cadre d'une étude de la métaphore et de l'allégorie de la caverne, de Platon à nos jours, pour faire d e la caverne u n « lieu » décisif de la préhistoire mais aussi, par ses déplacements dans l'imaginaire, de l'histoire humaine. Naufrage avec spectateur (1979) peut être compté dans cette série, puisque l'ouvrage se propose d'analyser le voyage en mer c o m m e métaphore du Dasein ; Blumenberg y a ajouté un chapitre qui ne porte pas sur cette métaphore précise, mais constitue u n e « Perspective sur 12
INTRODUCTION
u n e théorie de l'inconceptuabilité » qui représente un jalon fondamental d a n s son élaboration du statut philosophique de la métaphore. Mais c'est sans d o u t e La Lisibilité du monde (Die Lesbarkeit der Welt) (1981) qui constitue l'exemple le plus abouti d'un travail sur u n e « m é t a p h o r e absolue», celle de la lisibilité du m o n d e c o m m e porteuse d ' u n programme et d'une promesse de connaissance d'une totalité de sens. 2) Une seconde problématique centrale réside dans l'approche de la genèse et du sens des « Temps m o d e r n e s » , de leur auto-représentation (c'est-à-dire de leur représentation au sein de philosophies de l'Histoire qui o n t contribué à construire l'idée des Temps modernes c o m m e rupture d'époque et « nouveau commencem e n t » ) , des perceptions du « t o u r n a n t d'époque» et du rôle, à ce titre, de d e u x éléments culturels hétérogènes : la « souche » chrétienne (à travers la thèse d e sécularisation) et la révolution copernicienne. Les d e u x ouvrages décisifs sont à cet égard La Légitimité des Temps modernes (Die Legitimität der Neuzeit, première édition en 1966), et La Genèse du monde copernicien (Die Genesis der kopernikanischen Welt, 1975). 3) La réflexion sur la m é t a p h o r e incluait déjà u n e interrogation sur les rapports entre mythe et métaphore, que Blumenberg a par la suite développée d a n s ce q u ' o n peut appeler une philosophie de la culture. Celle-ci comprend le Travail sur le mythe (Arbeit am Mythos, 1979), qui est indissociable d'une réflexion sur la quête de « significativité » du m o n d e , mais elle se prolonge en u n e méditation continuée sur le rôle des techniques symboliques et matérielles, sur les effets de sécurisation et d'angoisse liés au progrès de la science et de la technique. Louvrage aphoristique Le Souci traverse le fleuve contient à ce titre des éléments essentiels pour u n e théorie de la culture et p o u r u n e réflexion s u r l'actualité techno-scientifique. 13
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4) Un thème constant, et transversal, est enfin celui des interprétations du temps, dans sa double dimension de temps de la vie individuelle et du temps du monde, l'Histoire constituant la catégorie intermédiaire entre ces deux temporalités. Cette interrogation trouve sa forme achevée dans Temps de la vie et temps du monde (Lebenszeit und Weltzeit, 1986). Mais le problème de la mesure du temps par le mouvement des astres, et du rapport entre ce temps «relatif» et u n éventuel temps «absolu», était au cœur des réflexions de la physique classique (chez Newton, Clarke, Leibniz...), et il est présent à ce titre dans La Genèse du monde copernicien, tandis que la possibilité d'interpréter l'Histoire sur le modèle du développement d'une vie individuelle, et le lien entre cette possibilité et une pensée du Progrès, sont des éléments de la discussion sur les origines de l'idée de Progrès à laquelle La Légitimité des Temps modernes a apporté sa pierre. Peut-on trouver u n e unité sous-jacente à ces champs de recherche apparemment disjoints? Certains commentateurs, c o m m e F.-J. Wetz 6 , estiment que le fil caché de l'ensemble tiendrait dans l'idée (et la formule) d'un « absolutisme de la réalité » insupportable, contre lequel l'humanité aurait tenté d'élaborer différentes procédures de mise à distance, par l'opération mythique, par l'objectivation scientifique, par la domination technique... Et toutes ces procédures connaissent des complications, des déplacements... Un autre thème transversal (qui n'est sans doute qu'une variante et une extension du premier), aux yeux d'Odo Marquard cette fois, est l'étude de la façon dont les h o m m e s auraient cherché à se « décharger de l'absolu » (Entlastung vom Absoluten) : « les hommes ne supportent pas l'absolu. Ils doivent - sous les formes les plus variées - créer une distance à son égard», et la culture est « un travail sur cette distance » 7 . Labsolu et les multiples figures d'un «absolutisme» intenable varient selon les ouvrages : il peut recouvrir «l'absolu14
INTRODUCTION
tisme théologique» d'un Dieu conçu sur u n mode qui rend impraticable la connaissance ou qui rend vaine l'action (dans La Légitimité des Temps modernes), «l'absolutisme du Livre » sacré contre lequel la science m o d e r n e fait j o u e r la métaphore du livre de la Nature (dans La Lisibilité du monde), ou bien il peut s'agir de «l'absolutisme de la réalité» déjà cité, d'une réalité indifférente aux souhaits et au sort de l'homme, et qu'il s'agit alors de doter de structures d'ordre (dans La Genèse du monde copernicien) ou de « p e u p l e r » de puissances mythiques (dans Travail sur le mythe). Cette reconstitution de la « pensée fondamentale » qu'on retrouverait jusqu'à Sorties de caverne (avec l'idée de la caverne protectrice contre l'absolu de la mort) est séduisante et n o u s semble partiellement juste. Mais le paradoxe est qu'une des « p e n s é e s fondamentales» de cette pensée est que l'essentiel se j o u e dans les détours, d a n s les digressions, dans les chemins de traverse de la culture. Et si nous devions formuler à notre tour l'hypothèse d'un fil conducteur d e l'œuvre, ce serait alors celui-ci : par quels tours et détours s'opèrent les donations de sens, historiquement variées et déterminées (du m y t h e à la physique, du cosmos au code génétique, etc.), à travers lesquelles l'humanité a «fait parler» u n e réalité muette ? Ce petit livre ne prétend nullement rendre c o m p t e de tous les méandres, de tous les aspects de cette œ u v r e efflorescente ; il ne constitue qu'une présentation et u n e introduction à quelques thèmes centraux de la pensée de Blumenberg, en m ê m e t e m p s q u ' u n e tentative p o u r la «localiser» dans le c h a m p de la pensée contemporaine, c'est-à-dire aussi p o u r identifier sa singularité. Pour ce faire, nous alternerons u n e exposition des grandes lignes des œuvres les plus construites (en u n style argumentatif suivi) et u n traitement plus « musical » des « t h è m e s et variations » de ses écrits : car si Blumenberg 15
HANS BLUMENBERG
a toujours valorisé la digression, le prisme des formules, des anecdotes, des maximes qui ont leur histoire souvent riche en surprises, en d é t o u r n e m e n t s et en renversements (les métamorphoses de la servante de Thrace en sont u n exemple remarquable), il faut le suivre dans quelques-uns de ses tours, détours et retours.
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CHAPITRE 1
Impulsions théoriques : la phénoménologie historique et l'anthropologie des techniques symboliques
La réflexion d e B l u m e n b e r g a reçu ses i m p u l s i o n s t h é o r i q u e s les p l u s m a r q u é e s de trois g r a n d s c o u r a n t s intellectuels de l a n g u e a l l e m a n d e d u d é b u t d u XXe siècle : la p h é n o m é n o l o g i e h u s s e r l i e n n e et ses d é v e l o p p e m e n t s vers u n e réflexion s u r la t e m p o r a l i t é et l'historicité de la p e n s é e , le n é o - k a n t i s m e - et s o n p r o l o n g e m e n t d a n s la p h i l o s o p h i e des f o r m e s s y m b o liques de Cassirer - , la p s y c h a n a l y s e f r e u d i e n n e et ses essais d ' i n t e r p r é t a t i o n de la culture. Mais ce r a p p o r t se d é v e l o p p e c h a q u e fois h o r s de t o u t e o r t h o d o x i e , en p a s s a n t o u t r e les limites q u e se s o n t fixées ces différentes traditions. Ainsi de la p h é n o m é n o l o g i e , d o n t Blumenberg développe et dévoile les difficultés i m m a n e n t e s : quelles s o n t les c o n d i t i o n s réelles de possibilité de l'existence d ' u n e conscience p u r e m e n t « spectatrice » d u m o n d e et d'ellem ê m e ? Cette question g é n é t i q u e était inévitable p o u r la p h é n o m é n o l o g i e , mais embarrassante, dès lors qu'elle impliquait de resituer l'ego t r a n s c e n d a n t a l d a n s le m o n d e , y c o m p r i s d a n s le m o n d e biologique, au risque de f e r m e r l'accès à cette d i m e n s i o n « c o n s t i t u t i v e » d e la 17
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conscience que la réduction phénoménologique avait mise au jour. Est-il possible de rendre compte «biologiq u e m e n t » de la capacité de la conscience à se mettre à distance des choses pour en faire des objets? Rejoignant les débats actuels sur la possibilité d'une naturalisation de l'intentionnalité, Blumenberg répond résolument par l'affirmative, m ê m e si ce parti pris n'a été énoncé et assumé en toute clarté que tardivement d a n s son œuvre - en s'éloignant ainsi de la « crainte de l'anthropologisme » qui habitait Husserl : « ma thèse est la suivante : l'intentionnalité, comme déterminabilité de la conscience qui lui ménage sa capacité à avoir des objets, peut être fondée de façon suffisante sur un fondement anthropologique». (ZSz, p.132) Différentes hypothèses phylogénétiques, tirées de l'histoire de l'espèce h u m a i n e et de spéculations sur les temps préhistoriques, ou ontogénétiques, e m p r u n t é e s à la psychologie, sont ainsi utilisées par Blumenberg, qui tisse les fils d'une nouvelle anthropologie philosophique. Celle-ci s'inscrit dans u n e tradition qui a perduré en Allemagne mais est restée m é c o n n u e en France, et qui tente d'utiliser ou de synthétiser les résultats de recherches en psychologie, en biologie, en éthologie, en archéologie et en anthropologie préhistorique, en ethnologie, les investigations ou les hypothèses sur l'histoire de l'espèce, etc., et de les prolonger par des hypothèses philosophiques : ainsi des travaux d'Erich Rothacker (Anthropologie philosophique [Philosophische Anthropologie], 1964) ou d'Arnold Gehlen (dont L'Homme [Der Mensch], de 1940, est présenté par Blumenberg comme u n ouvrage « fondamental, bien que discutable dans ses intentions», n o t a m m e n t en raison de son «absolutisme des institutions» 1 )- Mais cette anthropologie ne d o n n e pas lieu, chez Blumenberg, à u n e exposition systématique : elle se développe comme 18
1. IMPULSIONS THÉORIQUES...
u n e série d'hypothèses dans le cadre de travaux sur l'histoire des sciences, sur les fonctions d u langage poétique, métaphorique, mythologique, conceptuel, s u r le rapport entre la connaissance et les besoins vitaux... Si cette ouverture à des objets culturels et à des savoirs positifs éloigne Blumenberg de la phénoménologie transcendantale, c'est pourtant bien la réflexion sur ce q u e la p h é n o ménologie n o u s révèle de la situation m o d e r n e de la pensée qui lui a fourni le cadre de sa problématisation première des tâches de la philosophie.
La crise de la phénoménologie et la perte d'évidence du concept moderne de réalité C o m m e on l'a vu, Blumenberg a étudié la p h é n o m é nologie à H a m b o u r g avec Ludwig Landgrebe, un ancien assistant de Husserl, et il put caractériser sa propre démarche philosophique c o m m e u n e « phénoménologie de l'histoire» (WL, Introduction, p. 6; H, p. 549). Ce qu'il entendait par là est complexe à démêler : c'est, en u n sens, l'objet de tout notre ouvrage. Si l'inscription dans la phénoménologie est revendiquée par Blumenberg, elle est aussitôt compliquée par l'attribution d ' u n objet historique qui n'est intervenu, dans le développem e n t de la phénoménologie husserlienne, qu'en u n second temps (la « p h é n o m é n o l o g i e génétique »), et n o n sans perturber u n e entreprise d o n t la vertu première pouvait sembler être sa capacité à redonner à la conscience u n accès aux choses m ê m e s dans leur donation, hors de toute considération de contexte, de tout «filtre» interprétatif, de toute tradition métaphysique déterminée. Retrouver le sens du donné, tel fut bien l'enjeu premier de la phénoménologie, ce qui permit d'y voir u n « nouveau c o m m e n c e m e n t » pour la philosophie et u n retour à la source de toute élaboration d'un logos : 19
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la conscience même. Louvrage Logique formelle et logique transcendantale énonçait clairement l'ambition p h é n o m é n o l o g i q u e : contre la restriction d u logique au domaine formel-mathématique, redéployer u n « logos » ajusté à toutes les opérations de la conscience, y compris dans ses dimensions quotidiennes, obvies. Blumenberg prend au sérieux le souci p h é n o m é n o logique de construire u n e «science du trivial», qui sache recoudre toutes les « couches » des opérations de conscience, dans ses dimensions les plus « évidentes » comme les plus théoriques, en évitant les effets que la technicisation et la spécialisation des sciences ont produits, essentiellement : le décrochage de leurs résultats vis-à-vis d'une conscience qui ne peut plus y reconnaître ses opérations, la perte d'unité du logos. Mais dans ce cadre, Husserl devait rencontrer les énoncés scientifiques c o m m e des objets historiques, et aborder de front le problème de l'historicité scientifique et de sa dépendance vis-à-vis d'une idée déterminée de la science, dans son ouvrage tardif, La Crise des sciences européennes. La thèse d'habilitation (Habilitationsschrift) de Blumenberg, s o u t e n u e à l'Université de Kiel, La Distance ontologique (Die ontologische Distanz), déplace précisément le titre de l'ouvrage tardif de Husserl, pour diagnostiquer u n e « crise de la phénoménologie de Husserl » (c'est le sous-titre de la thèse : « Recherches sur la crise de la phénoménologie de Husserl»), Louvrage rédigé par Husserl entre 1934 et 1937 diagnostique u n e crise mais en exprime peut-être u n e autre, u n e crise qui affecte le projet même du fondateur d e la phénoménologie : « la phénoménologie, rappelle Blumenberg, a fait naître l'espoir que sa façon de philosopher pourrait recréer la cohérence perdue des sciences positives, par la description des transitions et par des explications imagées de la conceptualité». (RST, p. 191) 20
1. IMPULSIONS THÉORIQUES...
Cette « science » d'un nouveau genre devait remédier à la scission entre le m o n d e de la vie dans ses évidences natives et les p r o d u c t i o n s de la théorie, et d'abord les résultats de sciences physico-mathématiques, après le tournant galiléen : ce qui n'était que technique ou langage - la mathématisation - est vu c o m m e u n e vérité plus « objective » que les opérations de la conscience quotidienne et ses préoccupations pratiques (la mesure, l'exactitude), qui fondaient p o u r tant l'opération scientifique elle-même. Mais ce décrochage n'était-il pas inscrit dans la logique m ê m e du développement de la science en tant que visée d ' u n e élucidation toujours plus précise d u monde, la conquête de la précision étant j u s t e m e n t favorisée par l'idéalisation des formes et la mathématisation du réel ? La Krisis de Husserl découvre aussi u n e «crise» interne à la phénoménologie, dans son rapport de dépendance factuelle à l'égard d ' u n projet, d'une histoire qu'il n'est pas possible de mettre entre parenthèses, mais qu'il faut réinvestir par u n e « question en retour » sur l'origine du projet scientifique même, dans son rapport au m o n d e de la vie. La « crise » de la phénoménologie trahit, selon Blumenberg, u n e perte « du sol m ê m e de réalité (Wirklichkeitsboden) de la modernité dans son ensemble» (OD, p. 5) ou dans son projet d'assurer la certitude de soi du sujet par u n e maîtrise de la réalité comme objet, dès lors que le domaine des objets scientifiques a perdu tout lien intuitif avec le m o n d e de la vie. Blumenberg tiendra toujours p o u r nécessaire u n e prise de position, u n e « explication (Auseinandersetzung) avec l'idée de crise de Husserl» (WL, p. 40), quitte à ce que celle-ci se développe sur le mode d'une «critique i m m a n e n t e » . La conférence sur « Monde de la vie et technicisation dans une perspective p h é n o m é n o l o g i q u e » («Lebenswelt und Technisierung unter Aspekten der Phänomenologie », 1963) suggérera ainsi que la technicisation mise en cause par 21
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Husserl n'est pas forcément un processus pathologique, et que son opposition au « monde de la vie » procédait peut-être d'un geste classique d'« exclusion de la technique hors de la légitimité spirituelle de la tradition occidentale» (WL, p. 45) dont le prototype est le rejet rhétorique de toute rhétorique par Platon. Mais en 1950, dans La Distance ontologique, l'explication avec Husserl empruntait l'essentiel de ses éléments aux motifs de rupture avancés par son plus fameux disciple, Heidegger. Blumenberg crédite alors Heidegger d'avoir approfondi la crise de la p h é n o m é n o logie en remontant j u s q u ' a u x racines de la situation historique présente de la pensée, jusqu'à la crise de son rapport à l'être : «cette situation est celle du tournant critique qui a été pris avec la compréhension de l'être des Temps modernes en totalité. Le tournant est marqué de façon prégnante par la crise de la phénoménologie de Edmund Husserl d'où provient la pensée de Martin Heidegger». (OD, p. 5) La crise de la phénoménologie questionnant son origine et son projet scientifiques a m o n t r é la nécessité de poser le problème de l'historicité de la pensée dans sa radicalité, en mettant en question la détermination de la métaphysique c o m m e science de l'être, et par là la fixation de la philosophie - et de la phénoménologie - sur «l'essence» ou sur «l'être nécessaire», sur lequel on peut «faire f o n d » . La «question en r e t o u r » vers l'origine du projet philosophique se transforme alors en déconstruction (Abbau) de l'ontologie traditionnelle, u n e démarche qui révèle tout à la fois la crise historique de la métaphysique qui portait le projet scientifique et « l'embarras » dont témoigne la conscience m ê m e du caractère historique et fini de la pensée. Ainsi, la crise des Temps modernes telle que la c o m p r e n d Heidegger «signifie que l'autocompréhension sans question sur 22
1. IMPULSIONS THÉORIQUES...
laquelle toute une époque se reposait ne se comprend plus elle-même», note Blumenberg (OD, p. 5). Cette perte d'évidence traduirait plus p r o f o n d é m e n t « Vanihilatio du sol de réalité des Temps m o d e r n e s dans son ensemble » : le projet m o d e r n e de certitude scientifique tout entier serait ainsi entré en crise. La crise de la phénoménologie est donc vue c o m m e le s y m p t ô m e d'une crise plus radicale du projet fondateur de la philosophie m o d e r n e remis en jeu par Husserl, à savoir celui d'une compréhension de la réalité c o m m e ensemble d'objets validés par un sujet. C'est à la reconstitution de ce projet et de sa crise q u e s'attachait La Distance ontologique. Blumenberg forge le concept de « distance ontologique » p o u r mettre en évidence « l'espacement » qui préside à la constitution réciproque de l'objectivité et de la subjectivité : le projet cartésien, repris par Husserl, de construction d'une certitude scientifique indexée à u n sujet, suppose u n e mise à distance de l'être, u n e annihilation théorique de l'être qui fait émerger la conscience c o m m e seul pôle de certitude inconditionnée. La conscience émerge, d a n s la réduction p h é n o m é n o l o g i q u e pratiquée par Husserl aussi bien que d a n s les Méditations métaphysiques de Descartes, comme ce qui résiste à toute mise à distance de la vie et de la contingence de ses contenus (le « r e s t a n t » de la néantisation du monde, das Residuum der Weltvernichtung, selon Husserl), elle devient le foyer irrécusable de toute variation imaginaire s u r les objets de la représentation. Mais le cogito étant ainsi posé comme sphère d'une réalité inconditionnée, comme «région de l'essentialité nécessaire» (OD, p. 23), La Distance ontologique suggère que cette position d'une absolue certitude de la conscience a bien p o u r corrélat une perte du monde, dont la coupure entre le monde de la vie et le m o n d e des idéalités physico-mathématiques n'est qu'une expression. 23
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Blumenberg se tient alors au plus près de la problématisation heideggérienne de la modernité : il met en question « la compréhension de soi absolue qui règne dans le projet de certitude des Temps modernes » (OD, p. 107), la perte du sol de certitude qui confère à la question du nihilisme sa « véhémence » présente, et cherche à donner expression à une compréhension de l'être différente de celle dont les pôles constitutifs - «l'espacement » caractéristique de la « distance ontologique » sont « l'objectivité » et « l'insistance » du soi, « la distance entre l'objet (Gegenstand) et la position de soi (Selbststand)» (OD, p. 10). La Distance ontologique débouche ainsi sur le problème de l'expression d'une telle pensée, à laquelle Heidegger cherche u n e réponse dans la poésie. Blumenberg repère ainsi remarquablement des thèmes décisifs auxquels Heidegger consacre de nouveaux développements publiés l'année m ê m e où est présentée cette thèse d'habilitation - si bien que l'introduction de celleci comporte des pages sans doute rajoutées in extremis pour tenir compte de ces essais, n o t a m m e n t «Lépoque des conceptions du m o n d e », (« Die Zeit des Weltbildes », paru dans Holzwege en 1950 2 ). La question du langage philosophique, et de la «métaphorique d'espacement» impliquée par le concept de «distance ontologique», a été posée plus tôt dans le cours de l'étude de Blumenberg, mais comme un «présupposé» dont la thématisation reste encore problématique. O r il s'agit là, c o m m e on le verra, d'un axe essentiel de sa réflexion ultérieure, qui l'écartera de la voie heideggérienne. Les ruptures explicites qu'accomplira ultérieurement Blumenberg avec « l'histoire du déclin » heideggérienne 3 n'empêchent cependant pas que celle-ci ait bien fourni le cadre premier d'une interrogation sur le sens d'une époque qui, tout à la fois, met au premier plan le caractère historique de l'être et veut se concevoir ellem ê m e c o m m e dotée d'une valeur ultime. 24
1. IMPULSIONS THÉORIQUES...
Monde de la vie et technicisation Là encore, la phénoménologie husserlienne est c o m m e u n miroir grossissant p o u r les contradictions internes à la philosophie m o d e r n e de la science : c o m m e n t concilier l'idée d ' u n e « validité ultime » de la vérité scientifique produite par u n temps avec la conscience d e plus en plus aiguë d e la finitude de ses conditions ? Dans ses Essais sur la théorie de la science, Jean Cavaillès avait pointé la tension, chez Husserl, entre u n e philosophie de la conscience et la pensée d ' u n processus scientifique indéfini, sans sujet, à reprendre de génération en génération pour viser u n télos d'élucidation du monde. Blumenberg explore cette m ê m e contradiction dans son magistral essai d e 1963, Monde de la vie et technicisation : « S'il est exact que les Temps modernes ont mis en lumière la conséquence, encore latente dans le concept antique de science, de "l'idée d'une tâche infinie", alors la phénoménologie de Husserl est le sommet extrême de cette prétention infinie dont est chargé un être fini. Le pathos de l'idée d'infinité recouvre une contradiction : la recherche de l'évidence absolue et de la radicalité des fondations et des analyses de sens génétique se met elle-même dans une position illégitime vis-à-vis de la représentation d'une infinité du travail théorique. » (WL, p. 41) Développons les éléments de cette contradiction fondamentale, dont Blumenberg analysera plus avant les dimensions temporelles d a n s Temps de la vie et temps du monde et épistémologiques dans La Genèse du monde copernicien comme dans les chapitres de La Légitimité des Temps modernes consacrés à la réhabilitation de la curiosité théorique. Au départ, Husserl renouait explicitement avec le projet métaphysique d'une «science de 25
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l'être», ou, dans sa reformulation moderne, avec le projet d'une mathesis universalis, - devenue ici science rigoureuse fondée sur la subjectivité transcendantale. Mais ce faisant, Husserl « empruntait » le f o n d e m e n t de son projet à l'idée de science, idée «factuelle» et historique qui contenait une contradiction latente avec le postulat « égologique » de la phénoménologie. Les corrélats d'évidence, de transparence à soi et de c o m m e n c e m e n t absolu attachés à l'horizon cartésien de la subjectivité s'assurant d'elle-même se heurtent à la dimension opérationnelle d'une m é t h o d e scientifique qui se déploie dans u n temps méta-personnel, qui se transmet sur u n m o d e collectif, d a n s la suite des générations. « Toute m é t h o d e veut créer une itérabilité non réfléchie» (WL, p. 42), u n e capacité opérative qui permet d'avancer sans faire retour constamment aux justifications et aux intuitions par lesquelles un sujet isolé devrait (et a d û ) passer pour s'assurer de chaque m o m e n t . En ce sens, comme le montre Blumenberg, les difficultés de Husserl répètent les déceptions des initiateurs de la science m o d e r n e : le Discours de la méthode fut déjà pour Descartes le résultat d'une résignation, d'un renoncement à accomplir dans u n e vie individuelle, dans sa vie, le programme d'une mathesis universalis. Le temps de la science n'est plus le temps du sujet individuel. Mais il faut alors reconnaître q u e la méthode contient déjà un élément de technicisation et de décrochage vis-à-vis de l'idéal réflexif auquel Husserl veut reconduire la rationalité scientifique moderne. La technicisation, en ce sens, « naît de l'écart entre la tâche théorique qui s'avère infinie et les capacités de l'existence h u m a i n e que l'on trouve d o n n é e s d'avance c o m m e une constante» (WL, p. 51). Surtout, il faut admettre que la science moderne, en se développant c o m m e science formalisée, spécialisée et segmentée, n'a fait que creuser u n e séparation nécessaire entre un 26
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idéal de connaissance philosophique attaché au t e m p s d'une vie et u n idéal de connaissance scientifique pensée c o m m e « tâche infinie » nécessairement méta-subjective. Blumenberg s'écarte alors d e Husserl pour considérer qu'il ne s'agit pas d ' u n fourvoiement pathologique d e la science m o d e r n e d o n n a n t lieu à une « rationalité mutilée » q u e seule la philosophie transcendantale sous les traits de la phénoménologie - pourrait remettre sur ses rails. « La séparation de la philosophie et de la science réalisée précisément grâce à l'idée philosophique de la science [.. .1 - était nécessaire et légitime. Ici se forme la critique de la position de Husserl. La perte de sens, dont Husserl a parlé, est en vérité un renoncement au sens inscrit dans la logique de la prétention théorique ellemême. » («Lebensweit... », WL, p. 42) Certes, ce renoncement se paie d'un scepticisme croissant sur les vertus de la science, du « d o u t e si courant sur la science c o m m e facteur d e progrès» ( « E r n s t Cassirer... », WL, p. 167). Mais à la différence de la plupart des philosophes allemands d u xx e siècle qui o n t thématisé « la question de la technique » d a n s son lien avec la science m o d e r n e , Blumenberg tient désormais ce doute n o n seulement p o u r « l é g e r » , mais pour « impraticable, dans la mesure où il ne peut se former toujours à nouveau que d a n s la forme d e la scientificité » (ibid.) : c'est à la science que l'on d e m a n d e d'évaluer les risques d é m o g r a p h i q u e s dus à l'accroissement de la population mondiale rendue elle-même possible par l'amélioration technique des conditions de vie, d'hygiène, de santé. En outre, d a n s l'optique m ê m e de la phénoménologie, il paraît de plus en plus difficile de dissocier quelque chose c o m m e le « m o n d e de la vie » des effets en lui de la science et de la technique : il faut désormais tenir compte de « l'effet en retour de la science sur le m o n d e de la vie» ( « E r n s t C a s s i r e r . . . » , 27
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WL, p. 164) et de la «transplantation mondiale de la science européenne et de la technique à des peuples et à des mondes culturels autrefois exotiques» («Lebensweh... », WL, p. 49). Mais une question retournée vers la phénoménologie consiste à se demander si la forme de pensée détachée, en mesure de mettre entre parenthèses la «réalité» du « m o n d e naturel», n'est pas ellemême un produit tardif de la rationalité scientifique. Dans Le décompte complet des étoiles (Die Vollzähligkeit der Sterne), Blumenberg estime qu'il a fallu que l'univers ait fait l'objet d'une investigation systématique avant qu'un intérêt théorique pour le « monde de la vie » ait pu se faire jour. Et dans le posthume Aux choses mêmes et retour (Zu den Sachen und zurück) qui est encore une discussion de Husserl, il est rappelé que : «le spectateur phénoménologique [...] se fait nonparticipant par une réduction [...]. [Or] le spectateur non-participant est une figure difficile. Il n'est pas le successeur du "bon sauvage", qui ne devait pas encore être pris dans la formation culturelle, mais plutôt le rejeton tardif de l'excès de culture, qui ne supporte plus la charge des conventions et part dans le désert». (ZSz, p. 30)
Vers une anthropologie d e l'animal
symbolicum
La question du rapport entre le m o n d e de la vie et les constructions théoriques et scientifiques devait donc être reprise ; Blumenberg se tourne alors vers ce qu'il repère comme son pendant (contemporain de la phénoménologie husserlienne, à laquelle elle fait d'ailleurs référence) dans le champ du néokantisme : «la théorie des formes symboliques revient [...] vers l'expérience quotidienne, et non plus scientifique», remarque-t-il. [...] Cassirer a voulu voir le "monde 28
1. IMPULSIONS THÉORIQUES...
senti", son phénomène de l'expression, comme fondement de toutes les opérations théoriques et celles-ci seulement comme plein accomplissement de celui-là ». (WL, p. 166) D a n s la perspective de Cassirer, la coupure entre le m o n d e vécu et le m o n d e des idéalités scientifiques est comblée par leur médiation à travers le m o n d e de la culture et des symboles : la classification mythique, « les opérations élémentaires de donation des noms [des dieux] et de construction d e système» (WL, p. 165) doivent être ressaisies dans le cadre d'une anthropologie philosophique ancrée dans le p h é n o m è n e de l'expression (qu'on peut définir comme la « traduction » h u m a i n e des impressions produites par le m o n d e sur la sensibilité). «Le langage, le mythe, l'art et la science sont pour Cassirer des régions de ces "formes symboliques", qui en principe ne font que répéter ce processus primaire de transformation de "l'impression" en "expression".» (« Anthropologische Annäherung... », WL, p. 114) À travers sa propre é t u d e de la métaphore et d u mythe c o m m e élaborations du rapport à la réalité, Blumenberg s'inscrit dans ce sillon d'une approche de l ' h o m m e c o m m e animal symbolicum, mais armé du fil directeur d'une question élaborée d a n s sa discussion d e la phénoménologie, celle d e la distance à l'être : métaphore, mythe et science m ê m e seront vus c o m m e autant de « techniques » de mise à distance de la réalité, u n e distance nécessaire pour m i e u x « saisir » celle-ci et éviter l'effroi que suscite ce q u e Die ontologische Distanz désignait c o m m e son caractère propre tel q u e le saisit la pensée mythique : sa « s u r p u i s s a n c e » . La prise de distance de Blumenberg à l'égard de Husserl et de Heidegger se marque donc d'abord par son insatisfaction face à la considération du monde de la vie et du rôle de la technique dans ces œuvres. Blumenberg 29
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construit en effet u n e conception anthropologique de la «technique», entendue dans son extension la plus large, et qui représente un écart et une originalité de cette pensée, dans le relais même qu'elle offre à u n e réflexion de provenance phénoménologique sur la «technicisation» (dans la ligne de Husserl) et sur le sens premier de la «technê» (dans la ligne de Heidegger). Dans un d e ses premiers articles, qui porte sur le rapport entre Nature et technique en tant que problème philosophique, Blumenberg plaçait déjà la technique au niveau d'une réponse «naturelle» à la déficience biologique humaine 4 , en prenant «technique» dans toute l'extension du grec technê, qui comprend aussi l'art, notamment l'art poétique et rhétorique, les usages réglés du langage; il considérera ultérieurement la religion et le mythe comme techniques, dont la fonction essentielle consiste à créer des relations avec une réalité d'abord innommée et indifférente. Dans son ouvrage bien plus tardif sur le mythe, il suggérera que la possibilité même de concevoir quelque chose comme un « m o n d e » est indissociable d'un certain «art» de la représentation, d'une forme de technique : « avoir un monde est toujours le résultat d'un art, même s'il ne peut être en aucun sens u n e "œuvre d'art totale" » (AM, p. 13). Toutes ces décisions théoriques reviennent à mettre en question certains des gestes de «séparation» originels de la philosophie : expulsion de la rhétorique et de la technique hors de la légitimité philosophique, séparation du logos et du mythos, du concept et de la métaphore. En effet, u n e approche anthropologique de la culture comme expression de l'animal symholicum doit se demander si l'universalité de ces formes culturelles le mythe, la métaphore, la rhétorique, l'outillage technique... - ne renvoit pas à des « b e s o i n s » h u m a i n s fondamentaux, dans l'ordre biologique c o m m e dans l'ordre psychologique, si bien qu'il s'agirait de sorte de « techniques de survie » symboliques. 30
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C'est ici que la réflexion freudienne sur la culture joue u n rôle porteur. Blumenberg fait sien le parallèle entre histoire de l'individu et histoire d e l'espèce, marquées à leur c o m m e n c e m e n t par ce q u e F r e u d désigne c o m m e une c o m m u n e Hilflosigkeit, u n état de détresse originelle - due, p o u r Freud, à la p r é m a t u r a tion de l'être h u m a i n , « moins achevé que [les a n i m a u x ] lorsqu'il est jeté d a n s le m o n d e » . Pour Blumenberg également, u n e anthropologie réaliste doit prendre p o u r point d e départ la faiblesse d e la constitution biologique de l'être h u m a i n , s o n défaut de réactivité, la nécessité où il se trouve d'être longuement « protégé » après sa naissance. « Le manque de dispositions spécifiques de l'homme à un comportement réactif vis-à-vis de la réalité, sa pauvreté instinctuelle, est le point de départ de la question centrale de toute anthropologie : comment cet être peut-il exister malgré son indisposition biologique ? » (« Anthropologische Annäherung... », WL, p. 115) Approchant ainsi la culture à partir de la faible aptitude biologique de l ' h o m m e à l'existence, Blumenberg y voit d'abord u n moyen de survie, si bien que le partage entre u n e « Nature » nécessaire et u n e « culture » ou des « techniques » surajoutées p e r d de sa pertinence. «La première déclaration d'une anthropologie devrait être alors : il n'est pas évident que l'homme puisse exister. [... ] Je ne vois pas d'autre voie scientifique pour une anthropologie que de détruire [...] le supposé "naturel" et de transférer l'"artificialité" (Künstlichkeit) dans le système de fonctions de l'opération humaine élémentaire : "vivre".» 5 Il y a u n e nécessité vitale de l'artifice et d e la technique : cette conclusion est le corrélat de « l'anthropologie d ' u n être auquel m a n q u e l'essentiel » (eines Wesens, dem Wesentliches mangelt). 31
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La théorie blumenbergienne de la culture sera ainsi u n e anthropologie de la prévention, des procédures de « défense » contre des menaces possibles, éventuellem e n t imaginaires, contre «l'absolutisme de la réalité». Cette expression, d o n t on a pu faire le t h è m e a u t o u r duquel la pensée de Blumenberg trouve son point d'unité, n o u s reconduit à Freud. « À l'absolutisme de la réalité s'oppose l'absolutisme des images et des s o u h a i t s » , indique en effet Blumenberg dans Travail sur le mythe (p. 13), en renvoyant au Freud de Totem et tabou. Dans cet ouvrage de théorie de la culture, la «toute-puissance des pensées» apparaissait comme la réponse animiste d'une humanité archaïque face à u n e réalité non domestiquée et menaçante. Blumenberg d o n n e alors un prolongement original à la réflexion freudienne qui intégrait déjà les problématiques de connaissance et de « figuration » (onirique, fantasmatique, mythique, artistique) à une histoire vitale des pulsions et des nécessités biologiques d'adaptation de l'espèce : outre le «travail d u rêve», il faut compter avec le «travail du m y t h e » , et d o n n e r toute son ampleur à l'opposition séminale entre absolutisme des images-souhaits et absolutisme de la réalité. En regard de l'article de 1964, « Concept de réalité et possibilité du r o m a n » («Wirklichkeitshegriff und Möglichkeit des Romans»), qui distingue plusieurs concepts de réalité, on peut se demander lequel d'entre eux est ici mis en j e u . Il s'agit à l'évidence du concept de réalité qui « tire son orientation de l'expérience de la résistance » 6 , c o m m e ce qui oppose un factum brutum à la projection des souhaits - et des illusions - du sujet. Le vocabulaire politique de l'absolutisme suggère u n rapport de forces, c o m m e l'idée de « s u r p u i s s a n c e » . Le mythe brise l'absolutisme en introduisant de la pluralité : la première partie de Travail sur le mythe s'intitule «La division archaïque des pouvoirs», où Blumenberg 32
1. IMPULSIONS THÉORIQUES...
voit u n e opération première du mythe. Le m y t h e « p e u p l e » la réalité d e forces à p r o p o s desquelles o n peut raconter des histoires, q u e l'on peut convoquer ou conjurer. La réalité extérieure cesse donc d'être « s a n s lien» avec nous, ab-solue. Cette division d e l'être en domaines relevant d e puissances divines diverses est l'essence du polythéisme p o u r Blumenberg : là où il y a « des » dieux, la réalité, la N a t u r e cessent d'être des puissances monolithiques et inaccessibles, on p e u t jouer u n dieu contre u n autre, on peut «diviser» le pouvoir. D a n s cette perspective, le mythe apparaît c o m m e Abbau, « déconstruction » de l'absolutisme d e la réalité, travail d'introduction de la division dans l'unité chaotique, travail de séparation et d'élaboration d ' u n e réalité d'abord terrifiante. La notion de « travail d u mythe » déplace vers le mythe la théorisation freudienne du travail psychique, développée à partir de l'analyse du « travail du rêve » et du « travail de deuil ». Le rêve, notait Freud, opère par déplacements et condensations des éléments de la vie diurne déformés sous l'effet du désir; le travail de deuil « élabore » la douleur, fait accepter la perte, réorganise le m o n d e . . . De même, pour Blumenberg, le travail du mythe met à distance la terreur primaire à travers des images qui la déplacent, mais il connaît u n « processus secondaire » qui fait oublier qu'il a servi, à l'origine, à éloigner la terreur, et qui éloigne celle-ci d'autant plus, en efface jusqu'aux traces. Le mythe lui-même fait oublier qu'il a eu pour fonction de mettre à distance l'angoisse et de « maîtriser » imaginairement la Nature, il se redéfinit peu à peu comme objet esthétique, ludique, littéraire. O n peut parler à cet égard d'un « fonctionnalisme » de Blumenberg : mythe, métaphore, etc., sont universels parce qu'ils ont, à l'origine, u n e « fonction vitale » précisément cette (ap) préhension du m o n d e qui éloigne la terreur face à l'être anonyme, au chaos. 33
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«La terreur qui a retrouvé la voie du langage est déjà s u p p o r t é e » (AM, p. 41). Lart, le mythe, la religion, l'ensemble des médiations symboliques ont, p o u r Blumenberg, répondu à une nécessité vitale, au m ê m e titre q u e la construction d'outils et que les premiers m o u v e m e n t s h u m a i n s de recherche d'un « refuge » p o u r une vie quotidienne protégée, et n o t a m m e n t : de fuite vers les cavernes. Le texte sur « l'approche anthropologique de la rhétorique » souligne cette volonté de placer la métaphore au niveau d'un « existential », pour parler c o m m e Heidegger : « Le rapport humain à la réalité est indirect, embarrassé, hésitant, sélectif et avant tout "métaphorique" » (WL, p. 115). Lactivité qui consiste à déplacer des propriétés d'un objet à u n autre, à parler d ' u n e chose mieux connue p o u r parler d'une autre, moins connue, à n o m m e r ce qu'on ne connaît pas ou ce dont on craint de (ne pas pouvoir) parler à partir de n o m s déjà en circulation n'est pas u n e activité subalterne, décorative; elle participe d'un travail de l'intelligence dont participent aussi bien le mythe que la science, la création poétique que l'appréhension philosophique du monde. La théorie blumenbergienne de la culture sera ainsi une anthropologie des procédures de « défense » contre des menaces possibles, éventuellement imaginaires, contre «l'absolutisme de la réalité». Cette approche invite à réhabiliter des éléments traditionnellement subordonnés par la métaphysique à la présence pleine et univoque du sens, ou « mal vus » par certaines formes de rationalisme philosophique, sans p o u r autant renoncer à l'orientation fondamentalement « élucidatrice » de la philosophie.
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CHAPITRE 2
Parcours dans la métaphore
La p h i l o s o p h i e p o s e en effet u n idéal de logos clair, d'expression a d é q u a t e des c h o s e s ; mais d a n s quelle m e s u r e cet idéal implique-t-il u n rejet de l'élément m é t a p h o r i q u e si s o u v e n t e m p l o y é p a r la p h i l o s o p h i e , et de l'arrière-plan m y t h o l o g i q u e d'où elle s'est d é t a c h é e e n l'intégrant (dès l'utilisation d u m y t h e d'Er le P a m p h y lien p a r Platon) p l u t ô t qu'en le « d é p a s s a n t » ? La p h i l o s o p h i e peut-elle se passer d e m é t a p h o r e ? N'est-elle p a s p l u t ô t u n e réflexion incessante a u t o u r d e certaines m é t a p h o r e s o b s é d a n t e s ? De telles q u e s t i o n s , centrales d a n s la p h i l o s o p h i e d e p u i s N i e t z s c h e (au m o i n s ) , obligent à revenir sur les partages originels de la philosophie : partage entre logos et mythos, mais aussi rejet ( r h é t o r i q u e ?) de la r h é t o r i q u e . C o m m e n t p e n s e r le s t a t u t de la m é t a p h o r e , aussi bien d a n s l'histoire d e la p e n s é e p h i l o s o p h i q u e et scientifique q u e d a n s son r a p p o r t au « m o n d e de la vie », e n r e n o n ç a n t au télos d ' u n langage p u r e m e n t « exact » et d o n t la perfection consisterait à être « s a n s i m a g e s » , mais s a n s r e n o n c e r p o u r a u t a n t à u n e certaine visée d e « p o l y s é m i e c o n t r ô l é e » , selon la f o r m u l e p a r laquelle B l u m e n b e r g d é t e r m i n e la « p o é t i q u e i m m a n e n t e » au langage p h i l o s o p h i q u e et à s o n idée d e v é r i t é ? Et q u e devient la m é t a p h y s i q u e u n e fois q u e les m é t a p h o r e s 35
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reviennent au premier plan d'une philosophie qui considère son histoire et y constate la présence constante, transversale et insurmontable de métaphores ?
La philosophie et son langage : tâches d'une métaphorologie Lintérét pour la métaphore est aussi vieux que la philosophie : Aristote rapprochait la capacité typiquem e n t philosophique à «voir le m ê m e » , à repérer des ressemblances, de la faculté d'inventer des métaphores 1 . Mais l'attention au langage a j o u é de façon (auto) critique dans la philosophie, au xix e siècle (avec Nietzsche, n o t a m m e n t ) et au xx e siècle. U n certain discours sur le m o n d e ou sur l'être est apparu, rétrospectivement, c o m m e u n e sorte de jeu sur les limites du dicible, dont le contenu véritable n'était livré q u e par u n sous-jeu de connotations et d'images d'arrière-plan. La pensée de Blumenberg s'inscrit pour u n e part dans ce travail critique. La dernière phrase des Paradigmes pour une métaphorologie présente ainsi la métaphorologie comme u n e réponse à la fin de la métaphysique : « la métaphysique nous est apparue souvent c o m m e des métaphores prises au pied de la lettre ; la disparition de la métaphysique redonne à la métaphorique sa place » (P, p. 193; trac), fr., p. 169). On pourrait aussi traduire : «rappelle la métaphorique à sa place», voire «remet la métaphorique à sa place », mais en français, l'expression a quelque chose de péjoratif. Or de quelle place s'agit-il ? D'une place de premier plan ? La métaphorologie, en tant que retour critique sur l'histoire de la métaphysique, prend-elle la place qu'une métaphysique naïvement confiante en son langage aurait perdue, précisément par un défaut de réflexivité sur le langage dont témoigne la philosophie c o m m e «critique du langage» (Sprachkritik) et métaphorologie? Faut-il 36
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
alors conclure que le déclin d e la métaphysique ne laisserait à la philosophie d'autre voie q u ' u n e exploration d e son passé comme p h é n o m è n e de langue? N o u s reviendrons sur ces problèmes d'interprétation de la portée de la métaphorologie d a n s sa relation avec la métaphysique et sa « perte » éventuelle. Mais il faut d'abord revenir au principe m ê m e de l'entreprise : « S'il peut et s'il doit y avoir quelque chose comme une métaphorologie, notera Blumenberg, c'est alors contre le mépris traditionnel de tout élément rhétorique par la philosophie depuis Platon. » (ZSz, p. 190) Mais peut-il et doit-il y avoir quelque chose c o m m e une métaphorologie? La question a été soulevée en France, dans les années soixante-dix, n o t a m m e n t par Jacques Derrida ; mais celui-ci conclut à l'impossibilité d'un tel discours, sans m e n t i o n n e r l'entreprise qui portait déjà ce n o m et qui avait cours depuis plus de dix ans, en Allemagne.
Possibilité ou impossibilité d'une métaphorologie? Le point de départ est proche d a n s les d e u x cas : Derrida se propose d'examiner, dans «La mythologie b l a n c h e » , «la métaphore d a n s le texte philosophique» (c'est le sous-titre de l'article de 1971 paru d a n s Poétique, repris dans Marges) ; de son côté, la m é t a p h o rologie de Blumenberg se concentre sur le discours philosophique : au début des Paradigmes, Blumenberg évoque la prétention cartésienne à u n «accomplissement d e la terminologie », u n « état final » d u discours philosophique dans lequel celui-ci serait « p u r e m e n t "conceptuel" au sens strict : tout peut être défini, d o n c tout doit aussi être défini, il n'y a plus rien de logiquement "provisoire"... » (P, p. 7 ; trad. fr., p. 7). Mais d a n s 37
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l'écart qui n o u s sépare de cet accomplissement, le « logiquement provisoire», comme la morale provisoire, s'avère durer ; la persistance des métaphores indique « le caractère cartésiennement provisoire de la situation historique m o m e n t a n é e de la philosophie, qui doit se mesurer à l'idéalité régulatrice du p u r logos». (P, p. 10; trad. fr. p. 10). La notion d'idéalité régulatrice est empruntée à Kant : il s'agit d'un point focal imaginaire, un but idéal que l'on doit viser tout en sachant qu'on ne l'atteindra jamais. Cette référence suggère que, p o u r Blumenberg, la philosophie doit bien maintenir u n certain idéal de clarté, d'univocité ou du moins de «plurivocité maîtrisée» (kontrollierte Mehrdeutigkeit)2. Mais s'il s'agit d'un idéal régulateur, il faut admettre que, de fait, la métaphore fait partie intégrante d u discours philosophique, et qu'elle traverse son histoire d e part en part. Même l'idée d'une pensée « p u r e » , p u r e m e n t conceptuelle, s'exprime, « se projette » sous forme métaphorique (pureté, transparence, etc.). Mais on rencontre alors le paradoxe central de tout discours sur la métaphore, qui faisait précisément conclure Jacques Derrida à l'impossibilité de toute métaphoro-logie : «j'essaie de parler de la métaphore, de dire quelque chose de propre ou de littéral à son sujet, de la traiter comme mon sujet mais je suis, par elle, si on peut dire, obligé à parler d'elle more metaphorico [...] Même si je décidais de ne plus parler métaphoriquement de la métaphore, je n'y arriverais pas, elle continuerait à se passer de moi pour me faire parler, me ventriloquer, me métaphoriser Blumenberg confirmerait-il ce cercle à son corps défendant puisqu'il utilise aussitôt une série de métaphores pour définir la tâche de la métaphorologie ? « La métaphorologie cherche à approcher l'infra-structure (die Substruktur) de la pensée, le soubassement, le bouillon de culture (die Nährlösung) des cristallisations 38
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
systématiques... » (P, p. 13). Mais pourquoi u n discours philosophique sur la métaphore devrait-il proscrire l'usage de métaphores ? Ce serait présupposer leur invalidité philosophique, leur incapacité à éclairer la philosophie dans sa tâche réflexive, là où Blumenberg fait évidemment le pari inverse.
Une discipline auxiliaire de l'histoire des concepts La métaphorologie de Blumenberg s'est développée d'abord c o m m e retour sur l'histoire de l'usage et de la conception des métaphores dans le discours philosophique. Ce fait autorise un discours qui trouve sa possibilité d a n s la volonté principielle de la philosophie de se comprendre elle-même : mais il ne faut pas en conclure, par u n e radicalisation typique du geste déconstructionniste, qu' « u n de ses produits tente en vain d e comprendre sous sa loi la totalité d u champ auquel il appartient » 4 . Il s'agit plutôt de ne pas laisser j o u e r sans réflexion un élément « instituteur » d u discours philosophique, de faire retour sur ses opérations. La m é t a p h o rologie est alors définie c o m m e u n e « partie de la tâche d'une histoire des concepts », elle doit être u n e Hil/sdisziplin, u n e «discipline auxiliaire de la philosophie q u i cherche à se comprendre elle-même à partir de s o n histoire et à accomplir son objectivation » (P, p. 111; trad. fr. (modifiée), p. 101). En suivant les déplacements de sens d'une métaphore, elle d o n n e à voir des changements d e conception d u m o n d e , des constellations d e sens historiquement déterminées. Ainsi, à travers la métaphore de la vérité c o m m e lever de Soleil ou de la refondation de la philosophie suivant les plans d ' u n urbanisme rationnel, on peut repérer des variations d e «style», d'époque, plus nettement peut-être que par l'étude des seuls concepts. 39
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La métaphorologie, en ce sens, semble d é t o u r n e r le regard de la singularité d'un auteur vers des systèmes d'image qui le dépassent, mais elle peut par là m ê m e faire ressortir cette singularité en repérant les véritables points d'inflexion. « On trouve chez chaque penseur des métaphores qui semblent plus appartenir à son époque qu'à lui-même. Elles permettent parfois de jeter un regard sur l'arrièreplan de ses questions et de ses décisions sur les choses. Si elles le font entrer dans l'horizon de son époque [.. .1, ces métaphores restent néanmoins instructives par les déplacements et les déformations qu'on peut encore leur faire subir et qui permettent d'appréhender la force d'une individualité face à la généralité. » (SF, p. 123) En ce sens la métaphorologie constitue la voie d'accès à u n e « autre » histoire de la philosophie et de la pensée en général, y compris de la pensée scientifique, plus axée sur l'histoire des concepts que s u r l'opinion des auteurs, mais capable de saisir des discontinuités, des ruptures, des déplacements souvent inaperçus des auteurs eux-mêmes. Mais que vise alors la métaphorologie ? À « élucider» les embarras de la philosophie par rapport à son passé et à son langage, en souscrivant à son idéal régulateur de pureté conceptuelle, ou à mettre en lumière les limites structurelles de ce projet, de cet idéal ? C'est ici le caractère de «discipline auxiliaire» de l'histoire des concepts qui devait être mis en question par Blumenberg, au fil du développement de l'entreprise métaphorologique. Comme on l'a vu, la métaphorologie se présente essentiellement, au départ, c o m m e u n e (sous-) partie de l'histoire des concepts, u n e branche dans l'étude du discours philosophique et scientifique. Larticle « La Lumière c o m m e métaphore de la vérité» («Licht als Metapher der Wahrheit ») rend ainsi perceptible, de façon très fine, des évolutions dans le concept m ê m e de vérité 40
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
à travers les transformations de l'usage de la m é t a p h o r e de la lumière ou de la comparaison d e la découverte d e la vérité avec u n « lever de Soleil » (voir chap. 3). D a n s l'article paru en 1971, à nouveau d a n s Archiv für Begriffsgeschichte (Annales pour une histoire des concepts), intitulé «Considérations s u r la m é t a p h o r e » , Blumenberg soutient l'orientation scientifique de la métaphorologie vers l'univocité : «la métaphorologie [...] accepte la tendance à l'univocité d u discours scientifique » 3 . La fonction de la m é t a p h o r e qui est ici prise en vue est définie en ces termes : « assurer à u n concept h e r m é n e u t i q u e son univocité ou soutenir des tentatives de correction d'un concept qui n'est pas encore assuré » 6 . Il s'agit donc d'une sorte de travail d'approximation, de précision d u sens d'un concept par l'homogénéisation du langage qui l'entoure, par l'orientation c o m m u n e du discours qui oriente la compréhension. Cette visée de clarification et d'univocité accrue reconnue à la métaphore écarte Blumenberg, c o m m e cela a été souvent noté, de théories plus « esthétiques » de la métaphore qui veulent précisément préserver la plurivocité c o m m e horizon indépassable, et qui prennent p o u r n o r m e plutôt la richesse esthétique que la visée « terminologique »-scientifique dans laquelle Blumenberg, lui, s'inscrit alors, m ê m e s'il la met en cause dès les premières pages des Paradigmes et avec u n e radicalité croissante par la suite. Dès le départ, cette perspective n'implique pas d'assigner à la métaphore u n rôle unique, celui d'auxiliaire p o u r la connaissance conceptuelle qui devrait nécessairement t o u j o u r s prendre le relais. Lintroduction de Paradigmes souligne en effet : « la métaphorologie [... ] veut aussi faire saisir avec quelle "audace" l'esprit s'anticipe lui-même d a n s ses images et c o m m e n t dans l'audace de la conjecture s'ébauche son histoire» (P, p. 13; trad. fr., p. 12). Il y a là u n e autre dimension, projective, conjecturale, u n e 41
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hardiesse de la métaphore : celle-ci est à la fois « avant » le concept (comme substructure, soubassement, milieu où s'élaborent et se décantent les concepts) et « en avant» du concept, permettant des « s a u t s » d a n s l'hypothèse, des intuitions de sens qu'il faudra travailler, élucider, et qu'on n'élucidera peut-être jamais tout à fait. Un exemple fameux de «passage» de saut permis par une métaphorisation qui est indissociable d ' u n travail de saisie conceptuelle se trouve a u x origines mêmes du discours scientifique-cosmologique grec. Thaïes de Milet « traduit » la vision mythique selon laquelle tout est entouré d'Okeanos, d'océan, et viendrait de lui, dans le principe physique-cosmologique selon lequel tout serait né d'un élément, l'eau. La métaphore est u n e étape vers le principe abstrait, l'élément physique (eau) u n e première approche du « p r i n c i p e » causal de la physique. Blumenberg notera à ce propos dans le texte « Perspective sur une théorie de l'inconceptualisable » (« Ausblick auf eine Theorie der Unbegrifflichkeit ») : «si cette "traduction" de Thalès de Milet est si riche de conséquences, c'est parce qu'elle introduit u n principe qui peut être pris c o m m e réponse à u n e q u e s t i o n » (ÄMS, p. 201). Ensuite, l'élément sera abandonné, mais on conservera la recherche d'un « principe » générateur : le concept de causalité, de principe physique d'une série de transformations, a pris la place de la métaphore provisoire qui avait permis le passage à u n discours explicatif; la métaphore joue ainsi u n rôle crucial dans le «passage» de la cosmologie mythologique aux prémisses d'une cosmologie scientifique. Blumenberg ne nie donc pas que les métaphores puissent constituer des formulations provisoires, des sortes d'esquisses, d'intuitions qui pourront être précisées, définies, conceptualisés plus avant. Considérer les métaphores c o m m e des « r u d i m e n t s sur le chemin du 42
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mythos au logos » est déjà u n e manière de leur reconnaître u n e certaine légitimité dans le discours philosophique, et renvoie à u n e fonction q u e les métaphores j o u e n t s û r e m e n t d a n s l'histoire des concepts et d u discours philosophique ou scientifique. «Les métaphores, écrira encore Blumenberg, s o n t en ce sens les fossiles d'une couche archaïque d u processus de la curiosité t h é o r i q u e » 7 . La curiosité s'aventure d a n s l'inconnu en tâtonnant, elle d o n n e des n o m s provisoires, à partir de ce qu'elle connaît déjà, à ce qu'elle découvre à peine et qu'elle éprouve d'abord quelque embarras à décrire avec précision, d a n s toute la clarté de déterminations qui n'apparaîtront q u e peu à peu. Blumenberg ajoute : « au service de l'histoire des concepts, la métaphorologie a répertorié et décrit les embarras qui surviennent en amont de la construction de concepts, dans l'entourage du noyau dur de la déterminabilité claire et significative... » 8 . Mais ce n'est là q u ' u n e première approche, q u ' u n aspect d e la métaphorologie ; il faut compléter la théorie. D'une part, parce que « la métaphore peut aussi être u n e forme tardive » 9 , y compris d a n s l'histoire scientifique. Lexemple cité par Blumenberg est celui de la « perte de réalité du molécularisme au xix e siècle». Uidée d e Laplace que la microstructure de la matière serait c o m m e la répétition d e la macrostructure de l'univers, susceptible d'une application de la dynamique d e Newton, est ici significative d ' u n e « réalisation » erronée de ce qui est en fait u n e métaphore. Les analogies de procédures d'analyse d o n n e n t lieu à u n « réalisme » trompeur, p o u r ce qui devrait rester métaphorique : ces métaphores auxquelles ne correspond pas u n e réalité physique, mais qui permettent de mettre en forme, d e construire u n e image, u n système de signes avec lequel on peut penser u n état de choses d o n n é . 43
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Dès les Paradigmes, Blumenberg se demandait si son étude des transitions « de la métaphore au concept » n'était pas marquée par « u n schéma d'évolution assez primitif» (P, p. 142; trad. fr., p. 127). Il intègre donc à sa typologie des histoires de métaphores u n parcours inverse : « d u concept à la m é t a p h o r e » . Il n'en d o n n e alors qu'un exemple, mais, souligne-t-il, « le poids historique de cet élément écarte l'objection », puisqu'il s'agit de la réinterprétation métaphorique de la cosmologie copernicienne dans les Temps modernes. En effet, c'est « l'histoire des effets » (Wirkungsgeschichte) du copernicanisme qui confère à la « place » de l'homme d a n s l'Univers et au « déplacement » copernicien u n « sens » qui fait de la position centrale de l'homme et de sa « perte » un événement de valeur métaphorique et métaphysique - précisément la métaphore de son « détrônem e n t » , de son expulsion d'une position éminente qui est en fait u n produit rétroactif, une reconstruction ex eventu. «[...] Le géocentrisme n'est devenu un théologoumène qu'à travers Copernic et sa réforme, de façon comparable aux impulsions de l'histoire des dogmes chrétiens, qui sont sortis des "hérésies" et ont conduit à des définitions qui ont été sanctionnées après coup comme orthodoxes [...] » (P, p. 146; trad. fr., p. 130) La révolution copernicienne est interprétée c o m m e si la « place » cosmique de l'homme devait encore « signifier » quelque chose quant à sa « valeur », la métaphore vient ainsi se greffer sur le concept neutre de « place » en le surinvestissant d'un sens métaphysique, alors qu'en unifiant ontologiquement le cosmos, elle aurait pu être le «signe de la fin des signes» (on reviendra sur ce « m a l e n t e n d u copernicien», auquel Blumenberg a consacré plusieurs essais). Enfin et surtout : il y a des métaphores qui semblent résister à toute traduction conceptuelle, qui hantent le 44
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
discours philosophique conceptuelle.
le plus soucieux
de
clarté
Aux limites du concept : la métaphore absolue Un exemple est celui des m é t a p h o r e s spatiales utilisées à p r o p o s de l'intuition d u temps, n o t a m m e n t chez Kant. Cet usage inspire à Blumenberg une question, dans «Perspective sur une théorie de l'inconceptualisable » : « Est-ce q u e la représentation d u fluxus temporis, du flux du temps, est u n e m é t a p h o r i q u e nécess a i r e ? » (ÄMS, p. 197). Il croise ici u n questionnement p e r m a n e n t de Bergson : est-ce qu'on peut se passer de métaphores spatiales q u a n d on parle d u temps ? La notion décisive est celle de « métaphore absolue», sans doute l'un des apports principaux de la métaphorologie. Citons la définition qu'en d o n n e Paradigmes pour une métaphorologie : « Que ces métaphores doivent être appelées absolues signifie seulement qu'elles s'avèrent résistantes face à la prétention terminologique, qu'elles ne peuvent pas être résolues en conceptualité, mais non qu'une métaphore ne puisse être respectivement remplacée, suppléée ou corrigée par une autre, plus exacte. » (P, p. 12 ; trad. fr. (légèrement modifiée), p. 11-12) C'est en ce point que s'élabore u n e « paradigmatique » des métaphores absolues, cherchant à en cerner les grands types et à en définir les critères. Q u e peut-on citer à titre de métaphores absolues? Celles q u i « d o n n e n t au m o n d e u n e structure, représentent le tout de la réalité, q u e l'on ne p e u t jamais connaître par expérience mais que l'on ne p e u t jamais ignorer n o n plus » (P, p. 20). Lu ni vers comme polis, cité, dont o n peut chercher les lois, la constitution, les règles 45
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de f o n c t i o n n e m e n t ; le m o n d e comme théâtre, c o m m e horloge, c o m m e être vivant, comme organisme... : les cosmologies usent de «métaphores absolues», y compris les cosmologies scientifiques de l'âge classique, par exemple. D'une manière générale, les métaphores absolues d o n n e n t un «accès à la totalité», qui resterait, sinon, irreprésentable, mais que n o u s ne p o u v o n s manquer d'interroger en tant que n o u s « y » s o m m e s pris. La « lisibilité du m o n d e » c o m m e « métaphore p o u r le tout de l'expérimentable » a à cet égard valeur de paradigme (et Blumenberg y a consacré u n livre entier) : elle fixe u n cap imaginaire à la connaissance, m ê m e si cette totalité n'est accessible à a u c u n sujet, et est en ce sens « au-delà » des conditions de l'expérience. La m é t a p h o rologie complète ici la théorie critique de la connaissance : il y a des objets q u e n o u s ne p o u v o n s pas connaître mais que n o u s ne p o u v o n s pas ne pas poser c o m m e horizons d'une connaissance totale - « le m o n d e » est de ceux-là. « Les métaphores absolues répondent à ces questions supposées naïves, principiellement sans réponse, dont la pertinence réside simplement en ce qu'elles ne sont pas éliminables, parce que nous ne les posons pas, mais nous les trouvons posées d'avance au fondement de l'être-là (im Daseinsgrund). » (P, p. 23 ; trad. fr., p. 23-24) Cette formule est de celles qui suscitent la perplexité de certains lecteurs, n o t a m m e n t issus de la tradition analytique : est-ce q u e cela a u n sens de parler de questions que « nous » ne posons pas, mais que « trouvons » posées im Daseinsgrund, à la racine de l'être? Lexpression porte peut-être la marque de la pensée de Heidegger, avec laquelle Blumenberg, à l'époque des Paradigmes, prend quelques distances, mais avec laquelle il n'a pas encore opéré la r u p t u r e critique dont témoignent des écrits plus tardifs. On peut penser au thème d'une question qui nous serait « adressée » par 46
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l'être m ê m e , et qui ouvrirait l'être au questionnement que le Dasein retourne vers lui, selon cette structure q u e Heidegger caractérise c o m m e Geschick, « e n v o i » , d a n s les textes des années cinquante. Mais les développements m ê m e s sur l'herméneutique d e la facticité, des années vingt, abordent quelque chose de proche de la formule des Paradigmes : on ne s'interroge qu'à partir de quelque chose qu'on trouve déjà là, d a n s la situation, à partir d ' u n e facticité qui est celle d ' u n d o n n é , d'une situation porteuse de ses propres questions. Être là sans y avoir été p o u r rien porte inévitablement à chercher les « raisons » à ce sans-raison, ce sans-fond, - appel au q u e s t i o n n e m e n t qui est structurellement inscrit dans le fait d'être là et de pouvoir le penser. Sur ce point, Blumenberg n'a sans d o u t e jamais démenti l'idée d'une « insistance » de questions q u e le positivisme peut déclarer mal posées, mais qui ne continuent pas moins de « se » poser. La m é t a p h o r e absolue a ici u n e fonction théorique : elle d o n n e accès au t o u t ; elle d o n n e u n e orientation, u n cadre - ce qui importe est plutôt l'ensemble des opérations q u e ces métaphores rendent possible. Ainsi, de la m é t a p h o r e de la cité appliquée à l'Univers, s'ensuit l'idée des « l o i s » (législation) cosmiques, d u « c e n t r e » de l'univers, etc. Mais la métaphore absolue a également u n e fonction pragmatique, en ce sens qu'elle indique et induit u n e certaine attitude : on le comprend par l'analyse q u e Blumenberg propose de la « docte ignorance » de Nicolas de Cues. Si la métaphore se porte ainsi aux limites de ce qui peut faire l'objet d'une saisie conceptuelle, elle peut s c i e m m e n t viser u n e sorte d'au-delà du concept, tenter d e d o n n e r à saisir les limites de toute «saisie» h u m a i n e , conceptuelle, porter le langage à son point de r u p t u r e logique, vers l'insaisissable et l'inconceptualisable. Blumenberg parle alors de Sprengmetaphorik, de 47
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métaphorique explosive ou de métaphore d'éclatement, rassemblant des éléments contradictoires qui rendent impossible u n e visualisation ou u n e «saisie» bien arrêtée, Lexemple privilégié par Blumenberg est alors celui de la métaphore utilisée par Nicolas de Cues p o u r d o n n e r à penser Dieu sans prétendre le circonscrire d a n s un concept ou u n e intuition : le cercle où courbe et droite coïncident, la coïncidence des opposés, - images visant à distendre l'intentionnalité qui les vise et à faire percevoir les limites de la faculté h u m a i n e de conceptualisation. La Sprengmetapher vise ainsi à « m o n t r e r » que son objet ne peut et ne doit pas être représenté, est hors d'atteinte d'un entendement et d'une imagination humaines. La métaphore explosive « convient » au Dieu de la théologie négative ou de certains mystiques, dans la mesure où il s'agit précisément d'indiquer l'excès de Dieu par rapport à toute capacité h u m a i n e de représentation, et d'induire par là une attitude, celle de la docte ignorance, l'ignorance qui se connaît et s'accepte c o m m e telle avec humilité, ou celle de l'extase mystique, qui ne d o n n e accès à Dieu que par u n e « sortie de soi » et u n e non-maîtrise. « Il apparaît ici que la "vérité" même de la métaphore explosive, telle que nous cherchons à l'élaborer pour la métaphore absolue, est essentiellement pragmatique : elle induit une attitude, un rapport qui sont désignés avec une grande généralité comme "mystiques", et chez le Cusain spécifiquement comme docta ignorantia, comme ce non-savoir qui se "sait" lui-même comme indice de la disproportion (Übetgtösse) de son objet, et qui se détourne de la science scolastique comme sousestimation de cet objet. » (P, p. 183; trad. fr., p. 161) Cette ouverture sur le sens de la métaphore absolue a d e u x effets : d'une part, elle incite à s'interroger sur les rapports entre la métaphore et la m é t a p h y s i q u e ; de l'autre, il est clair qu'à travers elle, la métaphorologie 48
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
déborde largement la fonction d'auxiliaire de l'histoire des concepts. Llessai « Perspective s u r une théorie d e l'inconceptualisable », placé c o m m e chapitre supplémentaire de Naufrage avec spectateur, marque n e t t e m e n t cet élargissement. « Une métaphorologie, si elle ne veut pas se restreindre à l'opération de la métaphore dans la construction de concepts, mais veut avoir pour fil directeur la prise en considération du monde de la vie, ne peut manquer de déboucher sur l'horizon plus vaste d'une théorie de l'inconceptualisable. » 10 La métaphorologie s'émancipe en quelque sorte d e son orientation vers la Begriffsbildung, l'histoire de la formation des concepts, p o u r scruter le rapport des métaphores au « m o n d e de la vie ». Mais avant d'interroger cette double ouverture vers le m o n d e de la vie et vers l'inconceptualisable, il faut observer que les remarques de Blumenberg sur le rapport entre Metaphorologie et Begriffesgeschichte suivent aussi l'histoire complexe de la mise en œuvre d u projet auquel la revue Archiv für Begriffsgeschichte était consacrée : préparer le terrain p o u r un dictionnaire historique des concepts. C'est dans ce cadre (et d a n s cette revue), rappelons-le, que Blumenberg a avancé s o n esquisse d'une métaphorologie c o m m e nécessaire complément d'une histoire des concepts; or il s'est d'abord heurté à u n e fin de non-recevoir. Lors de la parution du premier tome d u Dictionnaire historique de philosophie (Historisches Wörterbuch der Philosophie), dirigé par Joachim Ritter, celui-ci écartait expressément, dans l'avant-propos, la suggestion de Blumenberg d e consacrer certaines « entrées » à des métaphores : « Ce n'est pas d'un cœur léger que le comité éditorial a renoncé à inclure des métaphores et des tournures métaphoriques dans la nomenclature du Dictionnaire, alors qu'il était clair à nos yeux que, comme H. Blumenberg 49
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l'a montré, les métaphores qui résistent à leur dépassement (Auflösung) dans la conceptualité ont "une histoire en un sens plus radical que les concepts" et conduisent vers le "soubassement de la pensée" qui est la "solution nutritive des cristallisations systématiques". I... ] La raison de ce renoncement fut qu'avec cela on en demanderait trop au Dictionnaire, dans l'état actuel des recherches dans ce champ, et qu'il valait mieux laisser de côté un domaine auquel on ne rendrait pas justice plutôt que de se contenter pour lui d'une improvisation insuffisante. » u Blumenberg réagit à cet argumentaire dans le texte «Considérations sur la métaphore», paru dans les Annales pour une histoire des concepts en 1971 : «l'extension de la recherche en histoire des concepts dans la métaphorologie ne doit pas être vue seulement comme l'ouverture d'un chapitre spécifique, dont l'abandon signifie que l'on se décharge d'une tâche supplémentaire risquée», réplique-t-il à Ritter. Croire que cette tâche serait subsidiaire revient en fait, estime Blumenberg, à endosser la «préférence cartésienne pour l'univocité», là où l'aveu même de Ritter selon lequel il n'aurait pas renoncé « d'un cœur léger » à l'inclusion des métaphores marque cependant u n e conscience, historiquement incontournable, des limites de cet idéal, par contraste avec le grand Dictionnaire des concepts philosophiques (Wörterbuch der philosophischer Begriffe) antérieur, celui de Rudolf Eisler (1899, 4 e éd. 1927-1930), dont l'Historisches Wörterbuch ne devait être au départ, comme le rappelle Ritter, qu'une actualisation. Or l'entreprise d'Eisler s'ancrait sans complexe dans une inspiration positiviste comtienne, dont Ritter notait le caractère daté : «la philosophie parvient à son accomplissement, pour Eisler, dans la mise en forme (Ausbildung) de la science positive, et l'ensemble des méthodes, concepts et problématiques qui ne se transforment pas en science et 50
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
ne peuvent s'y insérer sont pour cette raison voués à retomber dans le passé d'une existence seulement historique »12. Cet aveu de distance vis-à-vis du positivisme marque, pour Blumenberg, une transformation profonde dans la conscience des effets d e l'historicité sur la nature de la philosophie, toute l'entreprise d'histoire des concepts (Begriffsgeschichte) étant l'expression d'une conscience historique « retournée » réflexivement vers la philosophie. «Le nouveau dictionnaire, note Blumenberg, doit contenir la tension qui est née entre, d'un côté, le pôle du cartésianisme transformé en théorie de la science et en nouvelle logique, et, de l'autre, la philosophie qui se conçoit elle-même historiquement et sans laquelle ni la recherche d'histoire des concepts ni les attentes qu'elle suscite ne seraient compréhensibles. » 13 Le refoulement des métaphores au profit d u pôle d u cartésianisme transformé laisse ainsi à l'écart n o n seulem e n t la conscience historique réflexivement accrue d e la philosophie du xx e siècle, mais aussi ses avancées épistémologiques : l'insistance de la philosophie du langage sur « la réalité langagière de la philosophie » (pour citer le titre du premier article publié par Blumenberg), mais aussi sur la pluralité légitime des régimes d e langage ; la prise en considération du « m o n d e de la vie » c o m m e « objet » dont le m o d e de donation appelle u n e saisie par esquisses, par comparaisons, approches, saisies d'aspects, etc. Bref, tout ce souci de la philosophie contemporaine, de Husserl à Wittgenstein, de se tenir à la hauteur de « l'imprécision » essentielle d u m o n d e vécu, aurait dû trouver u n écho dans le Dictionnaire historique de philosophie par l'élargissement au j e u de la métaphore. En effet, la métaphorologie « permet de reconnaître l'univocité du résultat c o m m e appauvrissement (Verarmung) à partir d ' u n arrière-plan imaginatif et 51
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d'un fil conducteur d a n s le m o n d e de la vie ». Une telle vision pointe vers u n e « direction opposée » au processus de construction d'univocité comme télos de l'activité pensante, où le m o n d e de la vie est pris c o m m e point de départ seulement contingent-relatif d'une idéalisation et d'une instrumentalisation qui « construira » le sens ; cette contre-vision souligne la légitimité d'une pensée qui « habite » le m o n d e et sa texture sensible, et pour laquelle la plurivocité de l'être est le fait fondamental. On peut également rapprocher ces notations du souci de Paul Ricoeur, d a n s La Métaphore vive, de refuser la restriction de la notion de vérité aux seuls énoncés logiques et scientifiques, au profit d'une «vérité métaphorique » qui explorerait précisément les dimensions de Yln-der-Welt-Sein ou de la Lehenswelt, tout ce qui rend le m o n d e «habitable». Il n'est pas sûr que Blumenberg parlerait d'une « vérité métaphorique » distincte d'une vérité littérale (une option refusée, dans son fameux article de 1978, « What Metaphors Mean», par Donald Davidson 1 4 , p o u r qui la métaphore est le produit d'un usage imaginatif des mots, n o n la manifestation d'un « s e n s » second, différent du sens littéral, et manifestant u n e « vérité » d'un genre particulier - mais la conclusion de Davidson est radicale puisqu'en ce sens, il estime que toutes les métaphores sont/cmsses, ce qui ne signifie pas qu'elles soient dénuées d'intérêt ou d'un pouvoir de faire voir les choses autrement), mais il évoque bien, de son côté, u n e «vérité de la m é t a p h o r e » conçue c o m m e u n e « vérité à faire », en d é t o u r n a n t u n e formule de MerleauPonty 1 5 . Cinterprétation qu'avance Blumenberg de la « vérité » de la métaphore est en effet essentiellement « pragmatique » ou « pragmatiste », en ce sens que la métaphore d o n n e un cadre pratique, définit des orientations fondamentales : « [les métaphores absolues] indiquent donc au regard historique les certitudes, les conjectures, les jugements 52
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
de valeur fondamentaux et porteurs à partir desquels se sont régulés les attitudes, les attentes, les actions et les omissions, les espérances et les déceptions, les intérêts et l'indifférence d'une époque. »' 6 U n e question c o m m e « qu'est-ce que le m o n d e ? » est à la fois trop vaste et trop imprécise p o u r pouvoir être posée au c o m m e n c e m e n t de toute entreprise théorique et pour « vouloir » être réglée « avant toute autre », mais en un sens, elle doit bien avoir reçu des éléments implicites de réponse, qui se sont précisément déposés dans les métaphores directrices d ' u n e « pragmatique de la connaissance». « Ce qu'est le monde à proprement parler [eigentlich] cette question, dont on peut le moins décider, est en même temps la question qui n'est jamais indécidable et par conséquent toujours-déjà décidée. Que le monde soit un "cosmos" fut une des décisions constitutives de notre histoire intellectuelle, [...] filée dans les métaphores du monde-polis, du monde-organisme, du monde-théâtre et du monde-horloge. » (P, p. 26-27 ; trad. fr., p. 26) E n guise de supposition phénoménologique, ne pourrait-on penser q u e les concepts renvoient au m o n d e des idéalités, aux constructions méthodiques de la science, tandis que les m é t a p h o r e s renverraient au m o n d e de la vie ? Ce serait là u n e partition é v i d e m m e n t simpliste, trop stricte, et Blumenberg s'est d'ailleurs intéressé p o u r une très large part au rôle des métaphores dans l'histoire des sciences. Reste q u e les métaphores permettent sans d o u t e u n e expression plus «approximative», par esquisses, retouches, comparaisons, qui épouse bien u n e certaine éidétique du m o n d e de la vie tel q u e Husserl le caractérisait - justement par l'imprécision, la fusion d'horizons... Autant qu'avec Husserl, c'est avec Heidegger q u ' u n e confrontation serait nécessaire pour mesurer les e n j e u x 53 '
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spéculatifs de la métaphorologie. C o m m e on l'a vu plus haut, la dernière phrase des Paradigmes présente la métaphorologie c o m m e une réponse à la fin de la métaphysique : « La métaphysique nous est apparue souvent comme des métaphores prises au pied de la lettre ; la disparition [ou la perte, l'amenuisement, l'effacement, Schwund] de la métaphysique rappelle la métaphorique à sa place. » (P, p. 193; trad. fr., p. 169) Si « histoire de l'être » il y a, elle se manifeste peutêtre - ou « se dispense » p o u r parler c o m m e Heidegger moins dans u n e succession d'époques reflétées dans la métaphysique que d a n s l'évolution de grandes constellations métaphoriques, qui se tiennent à l'arrière-plan des métaphysiques elles-mêmes et les nourrissent. On voit que la métaphorologie ne serait alors pas u n e mince révision non seulement de l'histoire de la philosophie et de ses méthodes, mais de l'interprétation de la nature m ê m e de la philosophie dans son lien avec un « être » qu'elle n'a jamais pu exprimer que par un réseau croisé de métaphores et de concepts. On peut dire ainsi qu'il n'y a pas seulement des conditions métaphysiques au déploiement de la science moderne, c o m m e Heidegger a voulu le montrer à propos du « projet mathématique » de la science galiléo-cartésienne et de ses présupposés quant à l'entente de l'être c o m m e objet que le sujet doit « assurer » dans son objectivité ; il y a aussi des conditions métaphoriques au déploiement de la métaphysique : toute métaphysique est « portée » par des métaphores qu'elle ne peut justifier pleinement et qui irriguent u n e conceptualité qui se développe aussi en métaphores secondaires, filées, par où se construit la cohérence d'un système d'interprétation du monde. Il ne faut d o n c pas seulement dire qu'il y a de l'indécidable, mais bien que l'indécidable est à la racine de l'ensemble des propositions qui pourraient 54
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
faire l'objet d'une décision q u a n t à leur vérité ou à leur fausseté. Si, d'un côté, certains concepts sont indissociables d'une série de métaphores que leur emploi entraîne « l o g i q u e m e n t » , d'un autre côté, dans la philosophie moderne, on constate des m o m e n t s où des philosophes posent que tel ou tel concept est n o n figurable : la liberté selon Kant, l'être selon Heidegger - si le terme de « c o n c e p t » convient ici, ce que Heidegger met en d o u t e . . . On aurait alors affaire à des concepts infigurables, et que, là encore, leur statut d e condition, d'arrière-plan de toute expérience, constitue en point aveugle de toute la conceptualisation qui se développe à partir d'eux. S'agissant de l'Être cependant, Blumenberg ne cache pas u n e certaine irritation face au statut qu'il revêt d a n s le discours plein de mystère de l'ontologie f o n d a m e n tale. Dans plusieurs textes, Blumenberg d o n n e des éléments d'une critique de l'opération heideggérienne a u t o u r de l'être, articulée à une pensée de l'histoire c o m m e occultation de cette étrange « question » qui n e peut recevoir de réponse. « L'astuce, note-t-il d a n s sa "Perspective sur u n e théorie de l'inconceptualisable", consiste à affirmer qu'il serait superflu d'y répondre [... ] [dans la mesure où] n o u s posséderions déjà la réponse, n o u s ne consisterions m ê m e en rien d'autre qu'en la possession de cette réponse ». Mais ce dispositif ne serait pas satisfaisant sans le théorème supplémentaire de l'inauthenticité de l'existence, déplacée ultérieurement vers la théorie d u retrait de l'Être, qui permet d'expliquer p o u r q u o i cette réponse est en m ê m e temps occultée. La pointe critique de la métaphorologie contre la « pensée de l'Être» est double : elle suggère que l'on ne p e u t comprendre ou feindre de c o m p r e n d r e la « question de l'Être » qu'en procédant à des substitutions imaginaires, à des métaphorisations que la pensée de l'Être interdit p o u r t a n t c o m m e réductions de l'être à l'étant; c'est de 55
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cette tension m ê m e q u e naît le sentiment d'une question abyssale ; « d'une p r o f o n d e u r plus abyssale qui celle qui existe entre intuition et concept, entre métaphore et formule». Mais en m ê m e temps, Heidegger lui-même n'a eu d'autre moyen d'évoquer cet être en retrait q u e d'inventer des métaphores (comme la «clairière») tout en récusant le concept de métaphore 1 7 . Quelles q u e soient la portée et les conséquences que Blumenberg conférait dans les Paradigmes à cette idée d'une «disparition (Schwund) de la m é t a p h y s i q u e » dont il est difficile de déterminer si, à l'époque, elle empruntait ses motifs à une approche positiviste, à u n e inspiration nietzschéenne ou encore heideggérienne - il semble ultérieurement s'être détaché du thème d'un déclin irréversible de la métaphysique. Ainsi u n e réévaluation de la constance du besoin de métaphysique transparaît-elle peut-être d a n s Le Rire de la servante de Thrace. Cavant-dernier chapitre du livre développe u n e critique du « renversement » heideggérien de l'anecdote du philosophe tombé dans le puits et m o q u é par la servante : u n renversement de principe du rapport au public, à l'utilité et à l'accessibilité de la philosophie, dans lequel la moquerie populaire devient le critère de la justesse de l'attitude du philosophe - « la philosophie, écrit Heidegger, est cette pensée dont par nature on ne peut rien faire et d o n t les servantes nécessairement rient» 1 8 . Blumenberg retraduit cette prétention avec distance et ironie : « on reconnaît celui qui comprend [la question de l'être] au fait que personne ne le comprend. Il se tient là comme le factum brutum qui a échappé à toute quête d'approbation et de consensus. D'où le pluriel des servantes : toutes sont devenues des rieuses» 19 . Mais le risque est grand, aux yeux de Blumenberg, de conférer à l'inaccessibilité un label de profondeur, le risque d'une « arrogance » foncièrement étrangère à 56
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
l'esprit de la phénoménologie, sinon de la philosophie : Blumenberg contraste cette prétention avec le souci husserlien d ' u n e validation intersubjective constante des assertions du p h é n o m é n o l o g u e , et il y voit l'expression d'une rupture des liens avec les Lumières 2 0 et leur souci d'une raison publique. «La chute du philosophe est devenue le critère de ce qu'il se trouve sur la b o n n e voie. » C o m m e n t ne pas songer ici à l'auto-critique d e la «grosse bêtise» de Heidegger (l'adhésion au nazisme), dansL'nexpériencede la pensée, qui se convertit immédiatement en apologie de soi : « Qui pense g r a n d e m e n t il doit se tromper grandement » ? Q u a n t à la fin de la métaphysique ( d o n t il faut cependant rappeler que p o u r Heidegger, elle est à entendre aussi bien c o m m e son accomplissement), Blumenberg émet u n doute quant à l'effectivité de la prétention de la pensée de Heidegger de se tenir au-delà de ce qui a porté ce n o m : «poser la question de l'essence de la chose signifie interroger le fond de cette chose à laquelle il s'agissait de retourner, comme il était dit dans le manifeste fondateur de la phénoménologie. Cela ne devait en aucun cas devenir de la métaphysique [...] Pourtant, cela est rapidement devenu de la métaphysique ». (RST, p. 193) Si cette notation a u n e portée critique face a u x prétentions heideggériennes, elle n'implique pas p o u r autant u n e condamnation de la métaphysique traditionnelle et de la continuation de la pratique de la métaphysique c o m m e telle, d o n t Blumenberg situe alors l'impulsion d a n s le « m o n d e de la vie » m ê m e : « la métaphysique de type traditionnel, fondée par Aristote - même si ce n'est pas celui-ci qui l'a nommée ainsi - transgresse toujours une limite : mais si elle poursuit le questionnement, c'est qu'elle est soumise à une pression qui reçoit son énergie du monde de la vie, de ce à quoi on ne peut renoncer... ». (RST, p. 193) 57
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Pas plus que le fait de poser des questions qui excèdent les possibilités de réponse scientifique n'est alors c o n d a m n é par Blumenberg, la transgression métaphysique des limites du questionnement par rapport aux possibilités de validation des réponses ne semble pas ici être considérée c o m m e u n e pratique vouée à la disparition. Un certain renouveau très actuel de la métaphysique pourrait bien lui donner raison.
Le verre à mouches de Wittgenstein Cette critique de l'ontologie fondamentale rapproche Blumenberg d'une certaine « critique du langage » philosophique, que l'on peut faire remonter à Nietzsche et qui s'est prolongée, sur un autre mode, dans le positivisme logique ou chez Wittgenstein. De fait, dans les Paradigmes, Blumenberg prenait acte d'une certaine critique du langage comme élément constitutif de la situation présente de la philosophie. « Notre situation est caractérisée par le programme positiviste d'une critique résolue du langage dans sa "fonction directrice" p o u r notre pensée. » (P, p. 24 ; trad. fr. p. 24) La métaphorologie participe, en u n sens, du programme d'une « critique du langage » qui a effectivement animé la philosophie, depuis différentes sources, c o m m e le positivisme logique, auquel renvoie ici aussitôt Blumenberg avec le nom d'Ayer, dans u n e parenthèse. Ayer, auteur en 1936 de Language, Truth and Logic, avait publié et rédigé, en 1959, l'introduction d'un recueil de textes fondateurs du positivisme logique, Logical Positivism (New York, Macmillan/Free Press, 1959), q u e Blumenberg avait probablement lu : on trouve dans l'introduction d'Ayer la citation de Wittgenstein sur le piège (ou la bouteille, ou le verre) à mouches, d o n t Blumenberg fera grand cas d a n s Sorties de caverne, et le recueil contient le fameux texte de 58
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
Carnap sur le dépassement de la métaphysique par l'analyse critique du langage, où l'idée d'un renvoi vers l'art de questions q u e la métaphysique prétendait traiter par des arguments et des raisonnements se trouve exposée (avec la fameuse comparaison des métaphysiciens avec des musiciens sans talent), et où Nietzsche est évoqué favorablement, à la fois p o u r avoir eu le plus grand talent artistique et p o u r avoir su éviter la prétention de la métaphysique à se d o n n e r pour autre chose q u ' u n e création de l'imagination, à présenter de fausses « r a i s o n s » p o u r ce qui échappe à la juridiction de la raison. Avec cette caractérisation de la « situation » épistémique de son temps, Blumenberg s'inscrit partiellement dans ce « p r o g r a m m e » , p o u r sa dimension de critique du langage comme condition d'une lucidité philosophique. l'intérêt p o u r l'arrière-plan imaginaire des pensées peut aussi revêtir u n e dimension d e vigilance critique face à des connotations qui forment u n e logique sous-jacente à u n propos réfléchi : Blumenberg souligne ainsi la «nécessité d'une métaphorologie de la Kulturkritik qui, q u a n d elle n'a pas son propre jargon, a d u moins son propre arrière-plan imaginaire» (SF, p. 136). Le contexte de cette remarque renvoie à l'utilisation d'un vocabulaire organiciste appliqué à l'histoire et à la société, en l'occurrence par le sociologue H a n s Freyer. Mais o n peut aussi y voir u n e allusion à Heidegger, d o n t A d o r n o avait décrypté le «jargon de l'authenticité», ce qui se confirme à la lecture de plusieurs passages m a r q u a n t la distance de Blumenberg vis-à-vis des prétentions de la Kulturkritik philosophique lorsqu'elle place le philosophe en position de s u r p l o m b et d'extériorité absolue par rapport à u n « c o m m u n » . Mais c'est un m ê m e souci d'élucidation qui porte la fameuse étude, menée par Blumenberg, des connotations et des suggestions attachées au concept de «sécularisation», et qui 59
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inspire encore son étude des effets métaphoriques de la révolution copernicienne dans l'interprétation de soi de l'homme moderne. Chaque fois, des malentendus sont mis au j o u r ; mais en m ê m e temps, des histoires sont ainsi racontées. Et Blumenberg n'a cessé de souligner l'importance qu'il y a à raconter des histoires - depuis l'âge des cavernes même, u n e activité où s'est joué, sans doute, quelque chose de décisif d a n s le processus d'hominisation. Aussi fait-il de ces récits des aventures de la réception d'une métaphore ou d'une anecdote l'instrument d'une relecture vivante de l'histoire de la pensée. De fait, la différence est évidente entre u n e « philosophie» e n t e n d u e au sens d'un ensemble d e positions métaphysiques et un type de réflexion c o m m e celle de Blumenberg, essentiellement faite de commentaires sur d'autres textes et largement consacrée aux variations des arrière-plans intellectuels qui donnent aux concepts et aux images leurs significations successives. Faut-il penser q u e c'est là le lot d'une pensée « post-métaphysique», qui se sait prise dans u n langage sédimenté d'histoire(s) et qui ne peut donc se d o n n e r pour tâche que d'éclairer à rebours les discontinuités du travail d'interprétation du m o n d e ? C'est en tout cas une voie bien différente de celle qu'a prise le néopositivisme logique qui a eu tendance à reconduire le rejet ou la subordination de la métaphore, tenue pour imprécise, vague, n o n définie, et donc à l'exclure autant que laire se pouvait d'un langage philosophique dont la norme devait être scientifique. Par là, le « positivisme » peut revêtir d e u x autres caractères, rejetés cette fois par Blumenberg : la philosophie tend à être conçue c o m m e simple synthèse des résultats de la science ; et cette vision est souvent sous-tendue par u n e interprétation (qu'on peut dire « c o m t i e n n e » , Comte étant d'ailleurs en bonne place d a n s la liste des prédécesseurs du positivisme logique dressée par Carnap) de l'histoire comme 60
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
m o u v e m e n t progressif faisant passer d'un « état » à u n autre, si bien que l'ordre de la théologie puis de la métaphysique, comme celui d u «fétichisme» ou d e la mythologie, pourraient être renvoyés à un passé révolu, à u n e « enfance » de l'humanité. Il ne s'agit là que d ' u n e corrélation tendancielle, mais elle met en j e u l'inscription d u positivisme dans le programme « terminologique » de la philosophie (tout peut être défini, tout doit être défini) q u e Blumenberg met en question - et qui a été m i s en question dans l'histoire m ê m e du positivisme logique, lorsque Neurath admit l'impossibilité de construire u n langage pur à partir d'énoncés protocolaires 21 . On peut mettre en question cette visée p o u r d e u x motifs essentiels : d'une part, parce qu'il est d o u t e u x q u e la philosophie doive nécessairement procéder toujours par définitions, c o m m e Kant l'avait observé; et d'autre part, parce q u e m ê m e lorsqu'elle procède par définitions, u n e certaine indéfinissabilité ou opacité première d e m e u r e ( c o m m e le relève Pierre Hadot à propos de « l'ordre géométrique » de Spinoza). Mais refuser ces dernières dimensions du positivisme ou d'une certaine forme de positivisme (la constitution du langage scientifique, sur modèle axiomatique, en n o r m e exclusive, la réduction de la philosophie à u n e mise en forme des résultats d e la science, la vision d ' u n e histoire-progrès renvoyant les formes de pensée pré- ou n o n scientifiques à u n passé révolu et sans valeur autre qu'historique) n'implique pas de rejeter en bloc toute inscription dans u n e certaine forme de positivisme, et n o t a m m e n t pas d ' a b a n d o n n e r ses vertus critiques (la critique du langage en tant qu'il exerce des effets n o n perçus sur la pensée, le souci de s'en tenir a u x d o n n é e s et de ne pas postuler d'entités métaphysiques). Précisément cette combinaison entre, d ' u n côté, u n e inscription première dans le programme positiviste d'une critique du langage, et, de l'autre, le refus résolu 61
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du mépris métaphysique ou scientiste vis-à-vis des formes d'expression pré- ou n o n scientifique et l'interrogation sur les limites du langage, installait Blumenberg dans u n e proximité certaine avec le « s e c o n d » Wittgenstein. Wittgenstein peut être vu, en effet, comme le philosophe du langage le plus proche de ce rapport complexe au positivisme et à la critique de la métaphysique que Blumenberg a lui-même entretenu, mais son n o m n'apparaît pas encore dans les Paradigmes. Il est cependant remarquable qu'un des premiers philosophes français (et collaborateur du Dictionnaire historique de Philosophie de Ritter) à s'être intéressé aux Paradigmes et à les avoir cités dès 1962, Pierre Hadot, l'ait précisément fait dans u n article sur Wittgenstein, en rapprochant la démarche des deux philosophes, dans «Jeux de langage et philosophie » 22 . La question qui justifie ce rapprochement aux yeux d'Hadot était essentiellement celle des limites de « ce qui peut se dire », du langage, à la fois en tant que langage conceptuel ouvrant à la nécessité de métaphores que Blumenberg n o m m e alors « a b s o l u e s » , et en tant que langage en général. Et de fait, Wittgenstein deviendra bientôt une référence explicite et centrale chez Blumenberg : il apparaît dans le texte de 1966, «Situation de discours et poétique i m m a n e n t e » (« Sprachsituation und immanente Poetik», ÄMS, p. 125), à propos de l'illusion du langage privé, mais surtout dans l'ouverture vers u n e théorie de l'inconceptualisable (« Perspective sur u n e théorie de l'inconceptualisable ») et dans le chapitre « Dans la bouteille à m o u c h e s » («Im Fliegenglas ») de Sorties de caverne (chap. VI de la 7 e partie), précisément sur le thème de la critique du langage et de la tâche du philosophe. Blumenberg cite ici la fameuse proposition 4.0031 du Tractatus : «Aile Philosophie ist "Sprachkritik" » ( « t o u t e philosophie est "critique du langage" » 2 3 ). Mais toute la question est de savoir quel sens et quelle portée il 62
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
convient de donner à cette critique. commente ainsi cette proposition :
Blumenberg
« [... ] cette affirmation ne signifie pas un scepticisme primaire vis-à-vis des opérations du langage. Celles-ci sont au contraire si impressionnantes que c'est leur magie même qui accapare » 24 . La critique philosophique du langage s'exerce d'ailleurs, surtout chez le « second » Wittgenstein, à l'encontre des « enchantements » auxquels cède le langage philosophique lorsqu'il d o n n e des « images » inadéquates des processus ou des faits perceptifs, langagiers, etc. Et le travail « thérapeutique » d e la philosophie tel q u e le conçoit le second Wittgenstein consiste largement à substituer à u n e description ou à u n e « i m a g e » trompeuse u n e autre description, u n e image plus c o n f o r m e à la réalité et à la simplicité des faits. Blumenberg s'est assurément rapproché de cette vision, mais d a n s l'article de 1971, «Considérations sur la m é t a p h o r e » , il marquait les limites de toute « critique du langage » : « "Histoire" au singulier est une métaphore absolue, l'un de ces grands mots du royaume des substantifs, qui nous créent les grands problèmes et les métaphysiques qui y correspondent. Aucune critique du langage (Sprachkritik) ne paraît en mesure d'aider à obtenir leur évitement. » 25 Le désir de forger des énoncés sur des totalités inconnaissables (Blumenberg énumère ensuite «la vie», «le soi» (das Selbst), «le m o n d e » ) résiste à la critique philosophique du langage. D'un côté, Blumenberg semble vouloir prendre acte de cette résistance et de la puissance des «trop grandes questions». Mais d'un autre côté, il a travaillé aussi à débusquer les formes subtiles du substantialisme historique, et l'on trouvera assurément chez Blumenberg u n e dimension de vigilance, voire de soupçon de la philosophie moderne vis-à-vis de son propre langage. 63
HANS BLUMENBERG
« [ . . . ] Nous avons utilisé u n e image, u n e comparaison (ein Gleichnis), et maintenant cette image nous tyrannise», notait Wittgenstein dans ses Remarques philosophiques. Blumenberg voit dans l'image wittgensteinienne du «verre à m o u c h e s » u n e de ces comparaisons obsédantes par lesquelles Wittgenstein essayait précisément d'exprimer la tyrannie d'une image sur la pensée ; « l'emprisonnement comme image et l'emprisonnement dans l'image sont l'un et l'autre des aspects de la métaphore de la mouche dans le verre» 26 . Voir dehors sans pouvoir sortir, viser sans pouvoir atteindre : i m m a n e n c e de l'optique, transcendance de l'haptique. «La transparence du verre [...] présente le monde, comme il est ; et cependant par une caractéristique décisive, la "réalité" de ce qui est vu dans la transparence se présente comme inatteignable, impossible à savourer, impossible à toucher - et ainsi comme non saisie. » (H, p. 777) Blumenberg reconstitue l'image du verre à m o u c h e s et l'évolution des tâches de la philosophie telles que Wittgenstein les a respectivement présentées dans le Tractatus puis dans sa « seconde » philosophie, celle des j e u x de langage : le langage comme ensorcellement dont la philosophie subit les effets et d o n t elle peut « réduire » les effets en reconduisant les mots vers leur usage quotidien. La philosophie c o m m e « critique du langage » doit-elle être comprise, suivant u n e formule devenue fameuse que Blumenberg utilise ici, c o m m e «art de la résignation» 2 7 ? le renoncement à la métaphysique par d é n o u e m e n t des problèmes liés à la tendance à prendre au pied de la lettre certaines métaphores n'est-il pas aussi le dernier mot de Blumenberg? Mais Blumenberg confronte alors le verre aux m o u c h e s aux ambitions 64
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE
portées par la plus vieille image de l'ambition philosop h i q u e : la sortie de caverne. Les tentatives pédagogiques de Wittgenstein se faisant instituteur dans u n e école primaire (Volksschule) de montagne doivent-elles être interprétées comme u n e volonté para-platonicienne d ' « éducation du peuple » (Volksbildung) ? La volonté du philosophe de se « mettre à la disposition » d u peuple a u n e portée éthique, politique, civique, mais on peut parfois y s o u p ç o n n e r u n e sorte de désir de sortir d ' u n e n f e r m e m e n t dans la pensée ou dans la « c a v e r n e » d'une philosophie qui ne serait plus que langage sur du langage, des « phrases sur des phrases au lieu de phrases sur des choses » - la retraite dans u n cabanon, l'enseig n e m e n t à des écoliers des montagnes perdues, l'engagement dans l'armée, tout, ne serait-ce q u e pour sortir du verre à m o u c h e s et croire toucher d u doigt, u n instant, u n e réalité alors pensée c o m m e ce qui résiste à la pensée, mais aussi c o m m e ce qui peut mettre fin à son obsédant b o u r d o n n e m e n t .
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CHAPITRE 3
La lumière de la vérité, le monde comme livre
Le p r o g r a m m e ouvert par les Paradigmes a-t-il été tenu ? P o u r le vérifier, il faut parcourir les essais qui o n t repris, après cet effort de délimitation de l'objet et de d é t e r m i n a t i o n des m é t h o d e s , l'étude de m é t a p h o r e s particulières. Si ces textes o n t f r é q u e m m e n t u n e orientation historique, é v e n t u e l l e m e n t érudite, m a r q u é e , il ne s'agit j a m a i s d ' u n l u x e digressif, mais d ' u n effort p o u r saisir les d i s c o n t i n u i t é s qui restent s o u v e n t m a s q u é e s par la c o n s t a n c e des termes, tels que « r é a l i t é » , « m o n d e » , « N a t u r e » , etc. O n a p u , à cet égard, r a p p r o c h e r cette e n q u ê t e s u r les « h o r i z o n s de sens » d u souci heideggérien de dessiner d e s « é p o q u e s » de la m é t a p h y s i q u e et de d o n n e r à e n t e n d r e , n o t a m m e n t , l'irréductibilité de la c o m p r é h e n s i o n g r e c q u e de l'être à son a p p r o c h e m o d e r n e ; mais on trouve en m ê m e t e m p s chez Bluinenberg u n e réflexion critique sur la n o t i o n d ' é p o q u e telle qu'elle apparaît chez Heidegger c o m m e u n « fait a b s o l u » 1 et s u r l'illusion des « f i g u r e s f o n d a t r i c e s » a u t o u r desquelles « l'histoire de l'être » t o u r n e entièrem e n t ( c o m m e Descartes o u , d a n s u n e m o i n d r e m e s u r e , Galilée), u n e nette prise de distance avec la c o m p r é h e n sion de cette histoire c o m m e « d é c l i n » . O n a pu égalem e n t r a p p r o c h e r sa relecture de l'histoire de la p e n s é e 66
3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE
occidentale des archéologies discontinuistes de Foucault ou de T h o m a s K u h n , et d ' u n e certaine relativisation historique des prétendues « constantes » de la philosophia perennis. Mais la pointe relativisante, incontestable, du propos de Blumenberg est toujours équilibrée par u n e interrogation sur les hypothèques de questions léguées par la tradition, m ê m e lorsqu'on ne dispose plus des moyens traditionnels d'y répondre, et son objection à la thématique k u h n i e n n e des « changements de paradigme » c o m m e discontinuités est précisém e n t qu'elle surévalue l'effet de rupture par rapport à u n e continuité dont elle risque de m a n q u e r les transform a t i o n s discrètes. De même, d'ailleurs, si l'on peut voir dans ces enquêtes u n e dimension de réhabilitation des « éléments s u b o r d o n n é s » par la métaphysique ou par u n e certaine tradition rationaliste - le mythe, la métaphore, la rhétorique - , cette réévaluation n e débouche pas sur une indistinction entre philosophie et littérature, la « p o é t i q u e i m m a n e n t e » de la philosophie étant plutôt orientée par u n souci de « polysémie maîtrisée » (selon une formule déjà citée de l'article « Situation de discours et poétique i m m a n e n t e » ) , là où la poésie est plus libre par rapport à la visée d'univocité que la philosophie partage en partie avec la science. La métaphorologie assume ainsi une certaine visée d'élucidation, mais fait place à la métaphore et à la rhétorique c o m m e m o d e s légitimes et, sur certains plans, « suffisants » d'élucidation.
Une première esquisse : la lumière comme métaphore de la vérité Larticle « La lumière c o m m e métaphore d e la vérité» («Licht als Metapher der Wahrheit»), 1957, est sous-titré : « En a m o n t de la construction de concept 67
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philosophique » (« Im Vorfeld der philosophischen Begriffsbildung»). Blumenberg se situe ici dans le «Vorfeld», c'est-à-dire « e n a m o n t » , dans le «glacis», le domaine qui précède, ou, en termes stratégiques, le « terrain avancé » de la formation d ' u n concept philosophique (la vérité). Il s'agissait alors pour Blumenberg de montrer « c o m m e n t les transformations d'une métaphore fondamentale [celle de la lumière) sont l'indice de changements dans la compréhension d u monde et du soi» (ÄMS, p. 140). Larticle rend ainsi perceptible des évolutions et des ruptures dans le concept m ê m e de vérité à travers les transformations de l'usage de la métaphore de la lumière, ou de la comparaison de la découverte de la vérité avec u n « lever de Soleil ». Arrêtons-nous à quelques stations de ce parcours. La philosophie antique développe u n e approche de la lumière c o m m e d o n n é e : « la vérité est la lumière de l'être même [... ] Lêtre comme lumière, cela signifie : l'être est auto-présentation de l'étant. C'est pourquoi la connaissance, dans sa forme la plus haute, procède du regard tranquille et sans contact, de la Théorie». La lumière de l'être est à contempler, à admirer par u n h o m m e connaissant qui est essentiellement Théoretikos, contemplateur de ce qui se déploie devant lui, et d'abord : du Ciel. Lignorance peut être alors pensée comme privation d'une lumière « naturelle » mais perdue (c'est l'image de la caverne de Platon), privation qui n'est pas imputable à l'être mais aux déficiences humaines (à la chute de l'âme dans le corps, selon Platon et toute une tradition néoplatonicienne chrétienne) ; un processus d'éducation, de paideia, est nécessaire pour «retrouver» le jour authentique où les choses apparaissent en pleine lumière : la métaphorique de la lumière se développe alors en plusieurs niveaux de «visibilité», avec la métaphore de l'œil de l'esprit qui « voit » les idées. 68 J,
3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE
Dans l'épistémologie moderne, la confiance envers ce qui se montre fait place à l'idée que l'attention doit être dirigée, qu'il faut démêler le vrai de l'erreur par un travail, précisément, d'orientation de la lumière vers les points obscurs. Blumenberg cite ici Bacon et Descartes c o m m e fondateurs de l'idée m o d e r n e de méthode, p o u r laquelle « le d o n n é n e se tient plus dans la lumière, mais il doit être éclairé sous un aspect déterminé » (ÄMS, p. 170). On voit ainsi comment la nouvelle idée de la vérité c o m m e objectivation implique l'activité d ' u n sujet, le « libre choix» d'une «perspective» détermine maintenant le concept de vision. Mais ces grandes scansions doivent être « compliquées » par d'autres éléments ; par exemple, par l'opposition entre, d'un côté, la métaphysique de la vision, telle que la philosophie grecque la construit et la transmet à la scolastique, via le néoplatonisme et l'aristotélisme ; et de l'autre, une approche biblique d'une Vérité qui se d o n n e à entendre et n o n à voir - u n e opposition que Luther a particulièrement soulignée, précisément contre la philosophie, qui surévaluerait le visible, la vision, la présence : la vérité théologique se transmet par la voix et l'oreille, par la révélation d'une Parole, d'un Verbe, par la foi en des choses invisibles. Mais d'autres évolutions sont encore à prendre à compte, qui engagent la compréhension des cycles de la lumière naturelle, du jour et du Soleil : lumière et obscurité sont prises dans une approche cosmologique et physique historiquement évolutive, liée à des systèmes scientifiques d'explication des mouvements des astres ou de l'optique. Ainsi, la métaphore du lever de Soleil n'aura pas le même sens chez Giordano Bruno et, ultérieurement, dans la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle, et l'idée de vérité qui est exprimée à travers elle n o n plus. En effet, l'apparition de la vérité garde, chez Bruno, à l'arrière-plan, l'idée d'une cyclicité, d'une suite d'alternances de jours et de nuits; le lever de Soleil de la vérité n'est pas encore 69
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porteur, ici, de la représentation d'un «avènement» de la lumière qui chasserait définitivement l'obscurité et son équivalent social, l'obscurantisme (cf. LW, p. 143). Lidée des Lumières fait de l ' A u f k l ä r e r , de l'homme des Lumières, un « acteur » de l'Aufklälrung, quelqu'un « q u i propage les Lumières», par où la lumière rentre dans le domaine des choses à accomplir, elle cesse d'être vue comme simplement « naturelle » : il faut éclairer la Nature elle-même, « la vérité ne se montre pas, elle doit être montrée», relève Blumenberg (ÄMS, p. 169). Mais un pas de plus et la lumière deviendra u n « effet », l'effet de dispositifs optiques qui excluent tendanciellement la possibilité d'une libre circulation du regard. Blumenberg évoque « u n e optique de la préparation [...] qui [...] prépare à l'homme m o d e r n e toujours plus de situations dans lesquelles d o m i n e u n e optique contrainte (eine Zwangsoptik) » (ÄMS, p. 171), u n e nouvelle organisation du visible qui finit paradoxalement par former u n e nouvelle caverne. La conclusion de l'article prenait alors une tonalité critique inattendue : « l'homme auquel la lumière technique de "l'éclairage" [lllumination] octroie, sous les formes les plus variées, une optique soumise (eine fremdwillige Optik), est l'antipode historique de l'antique contemplator caeli et de sa liberté de contempler». (ÄMS, p. 171) Cette dévalorisation d ' u n m o n d e ambiant m o d e r n e dominé par l'artificialité technique, et contrasté avec la liberté antique de contempler le cosmos, sera mise en question par Blumenberg, dès les années soixante, comme expression d'un platonisme latent qui consiste à rejeter la technique hors de la légitimité intellectuelle. Peut-on n'aborder que l'effet de manipulation de l'éclairage, sans évoquer l'effet d'élargissement du cosmos c o n n u rendu possible par l'instrumentation technique qu'étudie La Genèse du monde copernicien, l'optique transformée par le télescope ? 70
3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE
En revanche, la thématique d e la lumière c o m m e élément permettant de relire transversalement l'histoire de la pensée européenne réapparaîtra à de multiples points de l'œuvre de Blumenberg. O n trouve une résurgence intéressante dans Le Souci traverse le fleuve : le concept de « lumière intérieure » est détourné par u n artiste singulier, El Greco, qui en fait un principe purement intérieur, opposable à la lumière naturelle Blumenberg relate l'anecdote d'un visiteur invitant El Greco à sortir de son atelier aux rideaux tirés « si étroitement qu'on distinguait à peine les objets » p o u r apprécier les premiers rayons de Soleil de la saison, et essuyant ce refus du Greco : la lumière d u jour dérangeait sa lumière intérieure. C o m m e l'observe Blumenberg, « bien que le langage de la lumière intérieure soit une structure métaphorique centrale de la métaphysique chrétienne, cette lumière ne peut plus être ramenée à un conflit d'ordre religieux. Ce n'est pas la lumière intérieure de la Grâce qui s'opposerait à celle de la Création. La lumière intérieure, mise en péril par celle de l'extérieur, est celle du monde personnel du peintre, qui s'oppose à ce monde étranger de Dieu, là dehors... ». (SF, p. 194) Là où u n e telle opposition pourrait recouper u n e valorisation théologique de l'invisible et de la voix intérieure de l'âme contre le visible et ses prestiges séducteurs, elle sert bien plutôt au Greco à distinguer d e u x régimes de visibilité : la visibilité naturelle, offerte par la lumière du jour, d o n t il se cache d a n s son atelier obscur, et la visibilité des figures « d é f o r m é e s » q u e n'éclaire que sa propre « lumière intérieure ». Or « celui qui créa la première grande déformation de toutes les choses naturelles» ne justifiait pas ainsi la singularité d e sa vision par u n « génie » particulier de créateur, mais au contraire en invoquant la lumière naturelle, il se réclame d'un principe présent en chacun. Q u e l'artiste s'appuie, 71
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p o u r défendre l'autonomie de son art, sur certains schèmes théologiques, n'est un procédé ni rare ni isolé : Kantorowicz a bien montré, de son côté, que les passages de saint Paul sur l'homme inspiré par l'Esprit Saint, le nomos empsuchos, que nul ne peut contredire, ont été transférés à la Renaissance n o n pas seulement vers le Pape, mais aussi vers l'artiste, qui revendiquait ainsi une forme de «souveraineté». Un complément mythologique à la métaphorologie de la lumière apparaîtra dans Travail sur le mythe, avec la figure du « Lichtbringer », celui qui a apporté la lumière à l'humanité, Prométhée. En effet, « si l'Aufklärung a vu préfigurer dans le vol du feu par Prométhée sa propre tâche historique, celle de donner la lumière à l'humanité contre l'être et la volonté de ses anciens dieux, l'échec des Lumières jusque dans l'abaissement de leurs prétentions devait pouvoir s'exprimer dans le langage du mythologème de Prométhée. Le porteur de lumière tombe dans la pénombre». (AM, p. 644) Blumenberg suit ici la transformation du mythe chez Nietzsche, mais on pourrait s'intéresser aussi à la mise en question du « prométhéisme » des Temps modernes que l'on trouve dans certaines critiques de la technique et de la science, comme hyhris d'auto-suffisance humaine, par où l'excès de lumière aurait préparé l'espace aveuglant du désert. La métaphorologie constitue ici u n e (sous-) partie de l'histoire des concepts, u n e branche dans l'étude du discours philosophique et scientifique qui permet de rendre compte de son extension réelle et de ses transformations d'arrière-plan : «la représentation selon laquelle le logo s philosophique aurait "surmonté" le mythos pré-philosophique a restreint notre champ de vision de l'extension ( U m f a n g ) de la terminologie philosophique ; à côté du concept au 72
3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE
sens strict, qui est rempli par une définition et une intuition pleine, il y a un vaste champ de transformations mythiques, le périmètre des conjectures métaphysiques, qui se sont déposées dans une métaphorique pluriforme. Ce champ avancé (Vorfeld) du concept est plus plastique, dans son "état d'agrégat", plus sensible à l'inexprimé, moins dominé par des formes de tradition établies» 2 . Mais ces dimensions de plasticité, de transformation libre, de sensibilité à l'inexprimé ne recouvrent q u ' u n e part d e la fécondité des métaphores, comme on l'a vu ; et au chapitre des « m é t a p h o r e s absolues», Blumenberg a exemplifié son propos par l'étude d'une des plus remarquables d'entre elles : le m o n d e c o m m e livre.
La lisibilité du monde Dans les Paradigmes, Blumenberg évoquait évidemm e n t à plusieurs reprises la métaphore du Livre d e la Nature, mais en renvoyant à son traitement dans l'ouvrage classique d'E. R. Curtius sur la littérature europ é e n n e et le Moyen Age latin 3 , ainsi qu'à u n e étude « e n c o r e inédite» de l'éditeur des Annales pour une histoire des concepts (Archiv für Begriffsgeschichte), qui avait accueilli la publication des Paradigmes, Erich Rothacker 4 . La lisibilité du m o n d e est u n e « métaphore p o u r le tout de l'expérimentable ». Si Blumenberg y a consacré un livre entier (La Lisibilité du monde, 1981), c'est q u ' o n peut percevoir à travers ses variations d'usage u n e histoire de l'idéal de connaissance et de ses mutations, depuis la métaphysique grecque j u s q u ' a u x espoirs placés dans le « d é c h i f f r e m e n t » d e l'ADN. Or u n tel « souhait » de lisibilité (le terme Wunsch est omniprésent dans cet ouvrage) n'est pas u n «besoin sorti de la Nature, c o m m e l'est celui de la magie d'obtenir u n 73
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pouvoir sur des forces non maîtrisées » (LW, p. 9) - en effet, si l'on a pu constater l'existence de pratiques magiques dans toutes les sociétés connues du passé, l'idée de lisibilité d u m o n d e est en revanche le produit d'une histoire particulière, au-delà m ê m e de la restriction évidente qui en exclut a priori les sociétés dites « sans écriture ». « Faire du monde une expérience telle que celle dont on peut être redevable à un livre ou à une lettre, ne présuppose pas seulement l'alphabétisme, pas seulement la préformation des souhaits d'accès au sens par l'écrit et le livre, mais aussi l'idée culturelle du livre même, dans la mesure où il n'est plus un simple instrument d'accès à autre chose. » (LW, p. 10-11) Blumenberg s'attache donc à reconstituer les conditions de formation de cette «idée culturelle du livre». Les questions « négatives » ont u n e valeur heuristique dans cette perspective : par exemple, on peut se demander pourquoi l'idée d'un «déchiffrement» du monde n'était pas pertinente (et n'est pas présente textuellement) dans le m o n d e grec, où le mot et, en u n sens, l'objet «livre» existaient pourtant. Par là, on aborde sous un angle inédit une question récurrente de l'histoire des sciences : celle du non-avènement d'une physique mathématisée dans la Grèce ancienne. Cette question a reçu u n e acuité particulière du fait que le postulat fondateur de la science moderne énoncé par Galilée, « la Nature est écrite en langage mathématique», avait bien un aspect pythagoricien et platonicien : la réalité intelligible est, éminemment, mathématique. Mais l'idée d'un m o n d e «à déchiffrer» est, quant à elle, étrangère à Platon, précisément parce qu'elle présuppose u n e application au monde de la métaphore du Livre qui n'est pas de provenance grecque, pour la bonne raison que l'objel-livre n'a pas, dans le monde grec, valeur d'unité de sens constituée comme lieu de 74
3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE
vérité. Le papyrus, la tablette, sont dévalués, il ne s'agit que d e supports p o u r des traces. La possibilité de voir dans le livre u n e appréhension et u n e métaphore du tout, une « totalité de sens » capable d'énoncer et d'enclore les structures d u monde, est liée à l'apparition de ce q u e Blumenberg appelle le « singulier-collectif du Livre sacré », formé par l'ensemble de ce q u e l'on appelle aussi les Écritures : mais précisément, le singulier marque u n e unité de sens et de révélation, là où «les Écritures» portent la marque, plus « h u m a i n e » , d'une pluralité de foyers d'élaboration. Blumenberg e m p r u n t e la notion et le terme de «singulier-collectif» à son collègue du groupe Poetik u n d Hermeneutik, Reinhart Koselleck, qui l'employait pour marquer la singularité d u concept m o d e r n e d'Histoire, comme ensemble des histoires politiques, civilisationnelles, etc., censées former, depuis la transformation de la conscience du temps d a n s les Temps modernes, « u n e » Histoire dotée d'une direction et d'un sens 5 . Blumenberg suggère d e son côté que c'est d'abord le singulier-collectif du logos déposé en Un livre, du Livre sacré c o m m e lieu où est déposée u n e Vérité, qui s'est reflétée sur les concepts de Nature ou d'Histoire. Mais si le judéo-christianisme ouvre ainsi la possibilité de la métaphore d u m o n d e c o m m e livre, il semblait la fermer aussitôt en posant « l'absolutisme d u Livre » : « l'absolutisme du livre empêche son utilisation métaphorique pour le m o n d e » (LW, p. 34) ; la Bible contient tout, et dès lors prétendre lire d a n s la Nature u n contenu de vérité sans la médiation de l'écrit sacré est dénué de sens. Telle est l'une des problématiques centrales de La Lisibilité du monde : aussitôt que le livre a été « autonomisé en u n e expérience propre de la totalité, c o m m e c'est exemplairement le cas dans l'épopée grecque ancienne ou dans le Livre des livres, l'expérience du livre entre en rivalité avec l'expérience du m o n d e » (LW, p. 11). La lisibilité du monde retrace l'histoire de cette rivalité et de ses racines. 75
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Mais d'emblée, la question de la complexité du statut du livre, de l'écrit, est soulevée par Blumenberg à propos du Dieu biblique : « le Dieu biblique est, depuis les tables autographes du Sinai, un Dieu qui écrit, ou du moins, un Dieu qui laisse écrire» (LW, p. 31). Cette manifestation pose aussitôt problème : «si [le Dieu du Livre saint) voulait écrire ou parler, en quelle langue le ferait-il alors ? Si c'est dans la sienne alors il est peu probable que nous puissions jamais le comprendre. Si c'est dans la nôtre - que pourrait-il alors nous révéler, qui ne serait pas déjà nôtre, déjà dans le Livre de la Nature, ou seulement un petit bout de la sorte et du type de celui-ci? » (LW, p. 31) La réponse biblique se trouverait dans u n e certaine affirmation supplémentaire d'illisibilité du dessein de Dieu, comparable à l'obligation faite à Mo'ise de ne pas regarder Dieu en face. Lorigine chrétienne de la métaphore d u livre du m o n d e se trouve chez Augustin, d a n s l'allégorèse du Psaume 45 : « que la page divine soit pour toi un livre afin que tu l'entendes; que le cercle du monde soit pour toi un livre, afin que tu le voies. Seuls ceux qui connaissent les lettres lisent les écrits ; dans le tout du monde, même l'ignorant (idiota) lit». 6 La thématique des « d e u x livres » se trouve ainsi non seulement posée, mais élaborée théoriquement par Augustin, d a n s u n double souci : créer u n lien avec les cosmologies antiques mais marquer u n e distance à l'égard de l'émanalisme néoplatonicien et des mythes gnostiques dualisant les créateurs. Il faut admettre à la fois que Dieu n'a pas seulement écrit ou dicté le livre de la révélation, mais est d'abord l'auteur de l'autre livre, le Livre de la Nature, et qu'il s'agit dans les deux cas d'untim esse auctorem (selon la formule d u deuxième 76
3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE
concile de Lyon de 1274), aussi bien p o u r les d e u x Testaments q u e pour les d e u x livres. Mais d'autre part, il faut éviter q u e les secrets de création de Dieu ne soient conçus c o m m e une voie de connaissance sacrée, c o m m e la clé d'une connaissance du créateur à partir de sa création. O n retrouve ici u n schéma développé d a n s La Légitimité des Temps modernes : « s'il n'y a pas p o u r Augustin d'authentique connaissance de la Nature, c'est u n e conséquence annexe de son rejet de la Gnose » 7 . N o u s ne suivrons pas ici, avec Blumenberg, les reprises et déplacements d e la métaphore des d e u x livres, parfois compliquée et raffinée par u n e métaphorique des images et des reflets, chez divers auteurs chrétiens, c o m m e Bonaventure, et son interrogation sur s o n absence chez T h o m a s d'Aquin. Lessentiel est ailleurs, dans la construction d ' u n e rivalité entre livre sacré et livre du m o n d e , qui a d o n n é ultérieurement à « l'empirie théorique des Temps modernes » s o n caractère propre : celle-ci n'est pas « la chose la plus naturelle du m o n d e », mais bien la contreinstance opposée à l'autorité du Livre ou de quelques livres (ceux d'Aristote en particulier), mais dans u n rapport qui empruntait souvent à cette autorité des instruments de légitimation de sa tâche et de son recours au livre de la Création, c'est-à-dire la Nature elle-même. En effet, d'un côté, c o m m e d a n s La Légitimité des Temps modernes mais sous un autre angle, Blumenberg évoque les réflexions de certains Pères de l'Église c o n d a m n a n t la recherche « empirique » et scientifique en tant qu'elle détournerait du savoir essentiel, celui qui porte sur le salut. Mais en m ê m e temps, le m o n d e c o m m e création divine est pensable c o m m e œuvre, produit à propos duquel il est tentant de poser la question de ses «secrets de fabrication», d'autant plus que l'entendement singularise la créature h u m a i n e . Celle-ci n'est-elle donc pas vouée, par prévenance divine 77
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même, à chercher à « c o m p r e n d r e » le m o n d e qui se d o n n e à voir et qu'elle cherche, aiguillonnée par u n e curiosité qui ne saurait être entièrement égarante, à « lire » ? La compréhension n'est-elle pas h o m m a g e à la création divine et à son ingéniosité, contemplation intellectuelle de l'harmonie intelligible et de la beauté suprême de la Création, à savoir la beauté cachée aux yeux et accessible à l'esprit? La naissance de la science moderne coïncidera ainsi avec la métaphorisation de la Nature c o m m e livre écrit en langage mathématique : u n nouveau p r o g r a m m e de déchiffrement est inscrit dans cette métaphore. « La métaphore du Livre de la Nature dévoile son contenu rhétorique seulement c o m m e paradoxe dans son axe de poussée (Stossrichtung) contre la scolastique » (LW, P- 58). Paradoxe, dans la mesure où la métaphore du livre, appliquée à la Nature, est dirigée « contre le livre c o m m e symbole ( I n b e g r i f f ) de l'érudition stérile» (LW, p. 64). Dans cette orientation, « u n rôle nouveau est joué par l'opposition entre le personnel de ce m o n d e des livres, des clercs et des moines, et le m o n d e des laïcs de la bourgeoisie urbaine qui arrivent à la conscience de leur valeur et qui, non initiés à la lecture et hostiles aux in-folio, veulent voir formulée leur intelligence du m o n d e » (LW, p. 58). Paradoxalement encore, les tenants laïcs de la « science nouvelle » reprennent la métaphore du livre de la Nature d'une tradition mystique-méditative - Blumenberg cite u n beau texte de Guillaume Du Vair, futur évêque de Lisieux (1556-1621) : « ce fut, à mon avis, une belle réponse que Socrates écrit avoir été faite par ce bon ermite, saint Antoine, à un philosophe qui lui demandait comme il pouvait demeurer en solitude sans livre : "je n'ai, dit-il, pas faute de livres ; mon livre, c'est le monde ; mon étude, c'est la contemplation de la Nature ; j'y lis jour et nuit la gloire de mon Dieu ; mais je n'en puis trouver le bout" »8. 78
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La contemplation de la Nature ne vise ici qu'à méditer la gloire de Dieu, mais u n e c o m m u n e cible rhétorique et scolastique permettait la translation du thème, opposant cette fois au savoir excessivement livresque et fondé s u r l'autorité des anciens, qui étaient p o u r t a n t des païens, n o n p l u s l'expérience intérieure et la spiritualité contemplative des mystiques, mais l'expérience de la Nature c o m m e livre ouvert par Dieu à l'intelligence. Cependant, « ce sont seulement les réflexions sur l'absence de contradiction entre la révélation et la connaissance de la Nature, qui ont trouvé leur expression dans la lettre du 21 décembre 1613 de Galilée à son élève et ami Castelli, bénédictin et professeur de mathématiques à Pise, comme dans le traité dédié à la grande-duchesse Christine de Toscane, qui ont conduit Galilée, par souci de comparabilité, à traiter également la Nature sur le mode d'un texte et à prendre ainsi à son service la métaphore polémique pour soi». (LW, p. 72) Si le livre sacré a besoin d'une herméneutique, le déchiffrement du Livre de la Nature implique peut-être lui aussi u n e connaissance particulière, celle des figures («les angles, cercles et autres figures g é o m é t r i q u e s » ) sans lesquelles il ne serait pas possible d'en c o m p r e n d r e un m o t . « Ce qui unit Kepler et Galilée est la supposition fondamentale que la langue des mathématiques n'est pas seulement un moyen auxiliaire qu'utilise l'esprit humain pour présenter les relations entre les choses de la Nature, mais le langage du Dieu géomètre même. » (LW, p. 74-75) Cependant, ce p r o g r a m m e de déchiffrement scientifique se construit d a n s u n e tension tantôt larvée, tantôt ouverte avec la pratique du commentaire du Livre et des Anciens, en tant q u e l'expérimentation et le déchiffrem e n t du Livre de la Nature prétendent découvrir des 79
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«vérités nouvelles» directement : le pathos m o d e r n e de la fraîcheur de l'expérimentation tournée contre le savoir purement livresque et érudit fournit ici u n ressort polémique, j o u a n t sur le m o d e de lecture respectivement adéquat aux deux «Livres». Les stratégies, de conciliation ou d'affrontement, sont variées au début des Temps modernes. Justifier le codage, par le Créateur, des lois de cette Nature qui s'offre aux regards mais qui doit être déchiffrée, est possible dès lors que l'on travaille simultanément à présenter ces vérités comme conciliables avec les vérités révélées : savoir naturel et savoir surnaturel se distribuent en d e u x livres différents, qu'il faut parfois corriger à la marge. La «science nouvelle» peut faire valoir qu'en révélant la perfection mathématique des lois du mouvement, elle « p r o u v e » qu'une intelligence ordonnatrice a présidé à la formation de l'Univers : u n e possibilité apologétique. Mais inversement, les normes de la rationalité more geometrico peuvent être appliquées au Livre sacré suivant ce que Blumenberg désigne c o m m e « l'herméneutique i m m a n e n t e » pratiquée par u n Spinoza (LW, p. 103). Celle-ci est marquée par d e u x découvertes qui transforment la métaphorique du livre : l'unité de la Bible est redécomposée, c'est-à-dire en l'occurrence dispersée suivant l'ordre de sa composition historique ; ensuite, sa constatation du «besoin de rendre lisibles m ê m e des textes qui ne sont pas chiffrés et qui ne relèvent pas de degrés subtils d'abstraction» (LW, p. 101). La pluralisation de la Bible est ici liée à son historicisation, qui revient à considérer ses parties comme renvoyant à des m o m e n t s déterminés, n o n seulement d a n s les événements qu'elles relatent, mais aussi dans leur rédaction et dans la relation entre auteurs et lecteurs. « Lauteur, quand bien même il serait le prophète inspiré par Dieu, dont Spinoza ne nie pas au moins la possibi80
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lité, ne pourra dire ce qu'il a à dire que sous la contrainte particulière de la clarté (Deutlichkeit) de ses représentations liées à son temps et dans sa langue. 11 n'y a pas de langue pour tous les temps et pour tout temps, bien que Spinoza place encore des prétentions relativement élevées dans la constance de la langue hébraïque. Mais ce n'est pas Dieu qui parle cette langue, ce sont les prophètes. » (LW, p. 102) O r dans cette approche d o n t il tire les conséquences radicales, Spinoza, estime Blumenberg, est conduit à mettre en question n o n seulement l'unité d u livre sacré mais sa possibilité m ê m e : « aucune révélation ne pourrait révéler à l'homme ce qui lui est complètement étranger, et aucune ne pourrait avoir lieu autre part que dans les têtes des contemporains parlant la même langue, et sous les conditions qui s'ensuivent». (LW, p. 103) N o n seulement il est ici r é p o n d u négativement à la question de la contribution des écritures sacrées à l'intelligence du Livre de la Nature, mais c'est bien plutôt à partir de la c o m p r é h e n s i o n du Livre de la Nature, tel que l'envisage l'Éthique en partant de l'axiome de l'identité entre Nature et Dieu, q u e l'on p e u t rendre lisible ce qui est énigmatique dans le livre sacré. Néanmoins, u n rôle est bien reconnu au livre sacré : celui de «faire valoir le droit de Dieu à être obéi», les tables de la loi étant « adaptées à u n état encore enfantin de l ' h u m a n i t é » (LW, p. 105), là où la loi d e la Nature (et d e Dieu) inscrite d a n s les c œ u r s sera explicitée par la connaissance et recevra f o r m e universelle. « Les c o m m a n d e m e n t s bibliques n'apparaissent c o m m e droits et principes qu'aussi longtemps qu'il n'est pas possible d'expliquer leur f o n d e m e n t a u t r e m e n t » (LW, p. 104). Au-delà de la critique biblique, en constituant u n savoir a u t o n o m e vis-à-vis de la sanction biblique, la science m o d e r n e a bien fait valoir sa capacité propre à 81
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interroger le (livre du) m o n d e , tout en faisant peut-être miroiter, par l'emprunt d'une métaphore qui avait aussi u n e fonction émancipatrice et polémique, la promesse d ' u n «sens» que la rationalité scientifique a peut-être plutôt p o u r effet réel de dissoudre. La lisibilité du monde est à ce titre u n e enquête répondant à l'irritation de Blumenberg face à des slogans courants de la Kulturkritik contemporaine sur la «perte de s e n s » : il faut tenter de dissiper le vague de tels discours en réalisant u n e typologie de ce qui a été attendu, en termes de « s e n s » , d a n s le passé. Lambition de déchiffrement des secrets du m o n d e et de l'humanité n'a-t-elle pas été reprise a u j o u r d ' h u i non plus par la physique, mais par ce qui peut apparaître comme le programme de déchiffrement le plus chargé d'enjeux de la science actuelle : le code génétique, le déchiffrement du génome ? Blumenberg y consacre les dernières pages de La Lisibilité du monde. Mais avant d'en venir à ce point, il faut suivre le parcours dans ses détours, qui en font encore toute la richesse. Si, d a n s le matériau convoqué par u n e étude de la métaphore de la lisibilité, une très large place est d o n n é e aux programmes scientifiques qui s'y sont articulés, on ne saurait en exclure la part proprement poétique et littéraire, qui n'est pas un « à côté » de l'histoire qu'entreprend de retracer Blumenberg. Un renversement spectaculaire s'y opère en effet : le livre c o m m e métaphore du m o n d e cède la place, dans le romantisme tardif, au m o n d e c o m m e objet devant aboutir à... un livre. On a affaire là, non pas à « l'absolutisme du Livre » en son sens théologique, précédemment aperçu, mais à u n e forme extrême de «l'absolu littéraire», pour reprendre le beau titre d'un recueil des grands textes du romantisme allemand réalisé par Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe 9 .
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Le romantisme c o m m e n c e pourtant avec u n e tout autre version de la métaphore, d'inspiration plus panthéiste : « L h o m m e n'est pas seul à p a r l e r » , proclame ainsi Novalis, « l'univers aussi parle - tout parle - des langages infinis» (Le Brouillon universel, Matériaux pour une Encyclopédie [Das Allgemeine Brouillon. Materialen zur Enzyklopädistik], 1798/99, cité dans LW, p. 234). O r cette parole aurait été oubliée, et « le fait d'avoir ôté le langage au m o n d e (die Entsprachlichung der Welt) est p o u r Novalis un crime de son époque, le pur éloignement de son origine» (LW, p. 234). On a ici u n discours prototypique s u r la « perte de sens » : si « le m o n d e est en fait u n e c o m m u n i c a t i o n - u n e révélation de l'esprit», Novalis ajoute que «le temps n'est plus où l'esprit de Dieu était c o m p r é h e n sible. Le sens du m o n d e a été p e r d u » 1 0 . Mais cette déploration est doublée d ' u n projet atypique d'une encyclopédie des langages infinis, qui se formule alors en u n e multitude d'expressions enthousiastes et paradoxales : «idéalisme m a g i q u e » , «mystique grammaticale», promesses d ' u n nouvel «âge d'or» d a n s lequel la poésie aura pris toute son ampleur parce q u e le m o n d e sera lui-même vu c o m m e u n roman : « le genre h u m a i n tout entier deviendra finalement poétique. Nouvel âge d ' o r » 1 1 . La capacité de réentendre le m o n d e apparaît liée à u n « art d'écrire des livres » qui lui-même « n'a pas encore été découvert. Mais qui est sur le point de l'être » 12 . Le devenu-illisible va redevenir lisible grâce à u n nouvel art d'écrire qui s'annonce ici. Mais cette mystique panthéiste veut également engager le christianisme dans sa préparation de l'âge d'or, ce qui implique de tenir la Bible p o u r inachevée : s'inscrivant d a n s l'espace ouvert par le Lessing de Léducation du genre humain et son annonce d ' u n « n o u v e l évangile» 1 3 , Novalis fait ici également écho à Friedrich Schlegel et à sa représentation d u « m o n d e inachevé», mais il ne se
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contente pas d'annoncer, comme Schlegel, u n e nouvelle Bible - « t o u t e l'Histoire est évangile» 1 4 . À travers la correspondance entre Novalis et Schlegel, Blumenberg montre la tension présente dans la conception romantique du livre absolu, qui hésite entre le modèle (privilégié par Novalis) d'une Encyclopédie qui contiendrait la physique aussi bien que l'Histoire (la Nature étant elle-même « un index systématique encyclopédique ou un plan de notre esprit» 1 5 ), et le modèle de la Bible, d o m i n a n t p o u r Schlegel : celui-ci veut « fonder u n e nouvelle religion, ou plutôt aider à l'annoncer, car elle viendra et triomphera aussi sans moi ». Pourquoi Blumenberg consacre-t-il tant d'attention à ce qui peut apparaître comme u n épisode limité de l'histoire littéraire? Parce que dans cette esthétique romantique ont été fixées les mesures « p o u r la rivalité du livre et de l'univers p o u r l'esthétique de l'avenir - et aussi bien encore p o u r les traitements ironiques, négatifs et les abdications à l'endroit de cette esthétique» (LW, p. 244). Mais d'autre part, la métaphore du livre fait apparaître ici u n e hésitation lourde d'enjeux futurs pour toute esthétique quant à u n e « décision f o n d a m e n tale [...] : la décision sur le fait de savoir si l'opération essentielle de la création à effet esthétique doit être située chez ses producteurs ou chez ses récepteurs» (LW, p. 300). Lidée de Novalis q u e toute vie est un roman, et que chacun devrait finalement devenir le poète de sa vie, se porte aux limites de ce problème : «l'absurdité qui apparaît si tous écrivent [est] qu'ils ne puissent alors plus écrire p o u r p e r s o n n e » (LW, p. 301). À cette figure limite s'ajoute celle du «livre sur rien », dont Flaubert écrit dans u n e lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852 qu'il serait ce qu'il aspire à faire : «un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style [...] un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du 84
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moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut» 1 6 . Qu'il y ait là u n e variante ironique du livre absolu des romantiques n'est pas d o u t e u x pour Blumenberg : « le livre sur rien est le livre absolument autarcique ; il n'a besoin de rien q u e de lui-même » 17 , il a aboli son rapport de dépendance à u n objet-monde, rompu avec toute mimé sis, mais son intérêt vient précisément de ce qu'il nie, le « rien » est l'inversion de l'absolu. « C'est là qu'on reconnaît son rattachement à la métaphorique du monde comme livre : si le monde avait été une communication de Dieu à ses créatures, la perte de cette fonction devait laisser derrière soi les gestes vides de la signification, le monde comme livre sur rien. » (LW, p. 304) Faut-il s'étonner alors de voir ressurgir chez Flaubert les figures jumelles et antagonistes qui s'affrontaient chez Novalis et Schlegel, mais là encore sous une forme exténuée et parodique : la Bible, celle de saint Antoine, réservoir d'images, et l'Encyclopédie, entreprise menée ad absurdum par Bouvard et Pécuchet l'encyclopédie comme farce... ? Lultime variation sur le livre absolu est fournie, dans le chapitre sur «le livre-monde v i d e » , par les réflexions de Mallarmé (et d e Valéry sur son maître) en direction du Livre : «J'irai plus loin, je dirai : le Livre, persuadé qu'au f o n d il n'y en a q u ' u n , tenté à son insu par q u i c o n q u e a écrit [...] » («Autobiographie», lettre de Mallarmé à Verlaine, 16 novembre 1885). Mais le projet mallarméen d u Livre donnera lieu finalement au p o è m e éclaté Un coup de dés, et le rêve du Grand Œ u v r e trouve refuge dans le fragment romantique : « Prouver par les portions faites que ce livre existe, et q u e j'ai c o n n u ce q u e je n'aurai pu accomplir.» («Autobiographie », cité par Blumenberg, LW, p. 325). Opiniâtrement, Blumenberg soulève la m ê m e question qu'à propos des 85
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romantiques allemands : « Si u n e expression ( A u s d r u c k ) devait être trouvée au sens du m o n d e , sur qui pourraitelle alors encore faire impression (Eindruck), dans la forme de sa lisibilité accomplie? » (LW, p. 325). Pas u n mot sur le lecteur, sinon celui par lequel Mallarmé déjà se séparait du livre en le livrant à l'impersonnalité de son destin : « Impersonnifié, le volume, autant qu'on s'en sépare comme auteur, ne réclame approche d e lecteur. » (Quant au livre, cité in LW, p. 324). Le paradoxe du livre absolutisé est qu'il n'a plus besoin de lecteur. Qu'il existe suffit à son auteur, qui adopte l'attitude d'un créateur de monde, du moins dans les versions du créateur qui voient celui-ci se désintéresser de sa créature une fois celle-ci créée. Le scepticisme de Blumenberg sur le livre absolu ne renvoie pas seulement à son souci d'une esthétique de la réception, donc au « lecteur implicite » impliqué d a n s toute écriture (ce lecteur dont parlait son collègue et co-fondateur du groupe Poetik u n d Hermeneutik, Wolfgang Iser) ; il renvoie aussi à l'idée qu'il n'y a pas plus de Livre final q u e de fin au mythos, il y a seulement des actes littéraires de proclamation de la fin du mythe et d'achèvement du Livre, là où le mythe et les livres continuent autant que dure u n m o n d e à dire - ce qui fournit à Travail sur le mythe sa conclusion sous la forme de la question : « Pourquoi u n m o n d e devrait-il continuer à exister, s'il n'y avait plus rien à dire ? » (AM, p. 689) La science contemporaine, de son côté, n'a-t-elle pas a b a n d o n n é la métaphorique de la lisibilité, du m o n d e comme livre, qui n'intéresserait plus dès lors que l'historien de la science classique? Il faut plutôt constater qu'en certaines de ses branches les plus dynamiques, la science contemporaine a réactivé et c o m m e diffusé la métaphorique de la lisibilité et a m ê m e semblé, p o u r la première fois, lui d o n n e r u n e correspondance objective précise. Dans les derniers chapitres de La Lisibilité du 86
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monde, Blumenberg évoque en effet le code génétique, passé du rang de métaphore (dans les hypothèses développées par Schrödinger en 1943, lorsque le physicien abordait la question « What is Life ? ») à celui de modèle ou d e « s c h é m a hypothétique » (LW, p. 376). Dans son évocation de la réflexion initiale de Schrödinger, Blumenberg, fidèle à lui-même, soulève la question : «Si Schrödinger voyait l'ensemble des facteurs génétiques dans le noyau de la cellule comme une écriture chiffrée, qui était alors le lecteur métaphoriquement inévitable de son texte ? Il est du plus haut intérêt que le physicien ait eu recours pour cela à une vieille figure de parade de sa discipline, bien que celle-ci n'ait pu affirmer sa validité au siècle de la statistique du mécanisme des quanta : le démon de Laplace. » C'est q u e cette figure d ' u n e intelligence totale du m o n d e « qui n'était q u ' u n concept-limite de la capacité opératoire d'une physique déterministe », trouvait ici u n nouvel espace dans l'idée qu'à partir d'un état chromosomique quelconque, le d é m o n de Laplace devait pouvoir prédire tout autre état de ce système au moyen de comparaisons différentielles, en a n n u l a n t le facteur temps, puisque ces états pouvaient être aussi bien passés qu'à venir. Or une telle vision revenait à faire de l'écriture chiffrée du génome un système fermé, là où le code génétique n o u s apprendra plutôt « que t o u t cela est possible, mais aussi qu'autre chose aurait encore été possible, parce qu'il y a le nucléotide et sa combinatoire » (LW, p. 408). O n reviendra sur les effets de cette combinatoire qui e m p ê c h e le déterminisme physicaliste de reprendre ses droits dans l'interprétation d u code génétique. Il faut noter plutôt que chez Schrödinger, « l'introduction d e la métaphore de l'écriture n'avait atteint [...] qu'une fonction illustrative, et n o n u n e signification t h é o r i q u e » (LW, p. 381). 87
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Or u n approfondissement de l'hypothèse allait donner une tout autre consistance à la métaphore. Ainsi Erwin Chargaff rapporte l'impression faite sur lui par la lecture d ' u n e communication d'Avery sur sa découverte de la constance génétique des transformations d'un p n e u m o c o c c u s à l'échelon non seulement d'un individu, mais de la lignée descendant de lui : «je vis alors devant moi les contours obscurs des c o m m e n cements d'une grammaire de la biologie » (cité par Blumenberg, LW, p. 380). Eoption ouverte au chimiste était ici de tenter d'atteindre « la composition chimique de la multiplicité des propriétés héréditaires non pas à travers u n e multiplicité équivalente de substances distinctes, mais à travers la variabilité de l'ordonnancement de quelques substances» (LW, p. 381). Chargaff perçut cette possibilité et rapporta l'activité biologique des acides nucléiques à des séquences spécifiques d'éléments toujours identiques, à savoir u n triplet des quatre nucléotides connus. O n voit alors c o m m e n t la métaphore de la lisibilité devient tout autre chose qu'une illustration : « Cette fois, pour la première et l'unique fois, le procédé de l'écriture trouva une correspondance précise dans la Nature : présenter une multiplicité presque infinie de variations de signification avec un petit nombre d'éléments. » (LW, p. 381) C o m m e l'écrit Jacques Monod, qui est une des sources de la présentation par Blumenberg de l'histoire du déchiffrement du code génétique 1 8 , « le code génétique est écrit dans un langage stéréochimique dont chaque lettre est constituée par une séquence de trois nucléotides (un triplet) dans l'ADN spécifiant un acide aminé (parmi vingt) dans le polypeptide» 19 . La métaphore profonde : 88
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« les constituants universels que sont les nucléotides d'une part, les acides aminés d'autre part, sont l'équivalent logique d'un alphabet dans lequel serait écrite la structure, donc les fonctions associatives spécifiques des protéines. Dans cet alphabet, peut donc être écrite toute la diversité des structures et des performances que contient la biosphère. » 20 O n peut ainsi parler d e la reproduction à chaque génération cellulaire d'un « texte écrit sous forme de séquence de nucléotides d a n s l'ADN, qui assure l'invariance de l'espèce» (Ibid.). Mais la métaphorique d e la lisibilité (qui appelle u n lecteur) et d u code (qui appelle u n déchiffrement), n e comporte-t-elle pas alors, c o m m e souvent, u n risque d'hypostase a n t h r o p o m o r p h i q u e (LW, p. 385) ? Les biolochimistes et les généticiens d é j o u e n t généralement ce risque en déplaçant l'accent : code il y a dans la mesure où u n n o m b r e très limité d'éléments d o n n e la « clé » des configurations diverses qui résultent de leur combinatoire. Mais le code « n'appelle » pas son déchiffrement au sens d ' u n finalisme métaphysique qui se réintroduirait par la biologie là où on l'aurait perdu d a n s la physique. Le développement de la science détruit ainsi impitoyablement « les éléments anthropotropes » t o u j o u r s c o n t e n u s dans ses justifications (LW, p. 408). La métaphore de la lisibilité a ainsi été simultanément ou successivement utilisée et déconstruite par ses utilisateurs scientifiques : « on peut observer dans la biochimie et la génétique comment le progrès théorique déconstruit à nouveau (wieder abbaut) les constructions métaphoriques intermédiaires dont il s'est servi avec tant de succès. » (LW, p. 405) Il est significatif à cet égard que d a n s son ouvrage La Logique du vivant, François Jacob instaure u n e distance à l'égard des concepts clés d e la biochimie d o n t il vient d'exposer la genèse et la puissance : 89
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« aujourd'hui, le monde est messages, code, informations. Quelle dissection demain disloquera nos objets pour les recomposer en un espace neuf? Quelle nouvelle poupée russe en émergera? »21 Mais avant cette relativisation d e la métaphorique du code, au nom de l'avenir de la science qui réserve d'autres « d é c o u p e s » , il est clair q u e les p r o m o t e u r s de la biologie de l'hérédité ont eux-mêmes mis en garde contre une mécompréhension finaliste : la biologie du code génétique ne d é b o u c h e sur a u c u n finalisme consolateur, elle représenterait plutôt le crépuscule des dieux. C o m m e le note encore François Jacob : « l'être vivant représente bien l'exécution d'un dessein, mais qu'aucune intelligence n'a conçu. Il tend vers un but, mais qu'aucune volonté n'a choisi. Ce but, c'est de préparer un programme identique pour la génération suivante. C'est de se reproduire. » 22 C o m m e le formule à son tour Blumenberg, « toute l'évolution n'apparaît que c o m m e le procédé compliqué du protozoon pour raffiner sa technique d'auto-conservation». Mais d'autre part le principe d'entropie (le second principe de la thermodynamique) suggère que « la vie a elle-même u n e tendance interne à retourner à son état de départ dans le pseudopode, sinon dans l'inorganique, et à se révéler ainsi comme la grande exception qui aurait présumé de ses forces et qui serait finalement insupportable p o u r elle-même» (LW, p. 403). La vie c o m m e immense détour vers... rien. Le principe d'entropie est, pour Blumenberg, ce qui se prête le mieux à l'idée d'une destruction scientifique des illusions consolatrices p o u r l'homme : « ce n'est pas la théorie astronomique du système solaire, [... ] ni la théorie de l'évolution biologique, ni la théorie de l'inconscient et de l'incapacité pour le moi de le maîtriser, mais l'astrophysique et l'application du deuxième principe de la thermodynamique à la totalité 90
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du cosmos qui a provoqué la destruction des illusions résiduelles.» (SF, p. 172) Lidée de la « m o r t par la chaleur », de la destruction inéluctable des conditions de la vie sur la Terre, pose une limite au développement de l'espèce et donc à la perpétuation de sa mémoire. Il n'existe p l u s rien q u e l'on puisse faire « p o u r t o u j o u r s ». Cette vision d'une vie c o m m e oasis provisoire, vouée à disparaître, est celle d'un rationalisme dégrisé, et peutêtre «post-métaphysique» 2 3 . Dans ses conséquences pratiques « anti-éternitaires », elle débouche nécessairement sur la question, soulevée par Hans Jonas et disputée plus récemment, en Allemagne, par Peter Sloterdijk et Jürgen Habermas, des ressources d ' u n e pensée post-métaphysique face à la manipulabilité accrue du vivant humain ouverte par le progrès de la génétique et de ce que Blumenberg n o m m e ici la « biotechnique ». S'en tenant à son fil directeur, Blumenberg se demande « si la métaphorique de la lisibilité n'a pas stimulé, sinon légitimé la poussée fatale vers la mise à disposition biotechnique» de l'humain (LW, p. 399). C'est à son collègue, admirateur admiré, Hans Jonas, q u e Blumenberg se réfère ici lorsque celui-ci s'interrogeait sur le fait qu'au «décodage du mécanisme génétique» succéderait la volonté d'un rewriting du texte, avec tout ce q u e peut comporter d'inquiétant l'idée q u e quelquesuns, même ou surtout armés des meilleures intentions, ne souhaitent «prendre en main l'évolution» humaine. Blumenberg se demande si cette inquiétude ne fait pas nécessairement jouer un «regard en arrière vers l'ancien Livre de la Nature en tant q u e texte de la création déposé par Dieu avec un caractère de sacrosainteté définitive» (LW, p. 398-399). Ce seraient alors deux métaphoriques de la lisibilité qui s'affronteraient : le Livre de la Nature c o m m e création définitive, d'un h o m m e à l'image de Dieu qui se défigurerait et commettrait u n sacrilège s'il 91
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cherchait à s'auto-transformer ; et la lisibilité du code comme ce qui, une fois déchiffré, permet de nouvelles combinaisons, des créations inédites. Or, comme le note Blumenberg, la perspective que l'homme prenne sa propre évolution en main, et dans le contexte allemand en particulier, fait naître u n soupçon essentiel, le soupçon qu'est cherchée par là «la création du s u r h o m m e » (LW, p. 399). Sans préciser extensivement sa propre position, on peut penser que Blumenberg se tiendrait à distance aussi bien de l'interdit fondamentaliste jeté sur toute amélioration de la santé h u m a i n e à l'aide des biotechnologies que sur l'optimisme béat quant aux effets forcément bénéfiques de leur développement. Il indique ainsi : « il faut bien distinguer entre le sacrilège et la pesée objective des chances et des risques» (LW, p. 399). Toute approche de l'humanité comme produit de l'évolution doit en tout cas garder à l'esprit le paradoxe fondamental qu'avait rappelé Darwin lui-même dans La Descendance de l'homme et qui ruinait les formes de « darwinisme social » qu'on a prétendu tirer par la suite d'une application indue des théories de l'évolution à la sphère sociale : « le système organique résultant du mécanisme de l'évolution devient "homme" par le fait qu'il se dérobe à la pression de ce mécanisme, en lui opposant quelque chose comme un corps fantômal. C'est la sphère de sa culture, de ses institutions, et même de ses mythes» (AM, p. 183). Ce parcours dans l'histoire de la métaphore du livre du m o n d e laisse de multiples questions ouvertes. Certes, on retrouve dans La Lisibilité du monde quelque chose de l'apport de La Légitimité des Temps modernes, à quoi nous reviendrons plus loin : la capacité à restituer les conditions et les impulsions qui ont d o n n é son style particulier à la science moderne, dans son rapport complexe avec les impulsions et les empêchements, les 92
3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE
limites et les interdits liés à la philosophie antique et à la religion chrétienne. Ici, ce n'est plus l'impulsion négative fournie à la volonté de savoir m o d e r n e par la c o n d a m n a t i o n chrétienne d e la curiosité théorique et par l'autodestruction de la théologie comme source de connaissance du m o n d e qui est mise en lumière; c'est plutôt l'émulation concurrentielle qu'offrait le Livre c o m m e totalité où seraient déposées les clés de l'existence du monde. Ainsi doit être évitée la naïveté qui voudrait, selon u n e formule déjà citée, q u e « l'empirie théorique des Temps modernes [soit] quelque chose c o m m e la "chose la plus naturelle du m o n d e " » (LW, p. 11) : la connaissance de la réalité a pris u n pli particulier du fait de la métaphorique de la lisibilité du m o n d e , qui a bien ses racines dans u n e culture du Livre. Le désir de « déchiffrer » le m o n d e n'est pas, c o m m e tel, un «besoin naturel» (LW, p. 10), - à la différence, estime Blumenberg, de la magie ou de l'activité mythopoétique, qui constituent u n e forme d'« interprétation » du m o n d e ou qui, dans le cas de la magie, traduit u n désir de maîtrise des forces naturelles mais qui ne revêt pas universellement cette f o r m e spécifique qu'a revêtue, dans les civilisations du Livre, le désir de savoir. Dans le premier chapitre de La Lisibilité du monde, Blumenberg énumérait différentes visions possibles de la réalité : ce qui reste quand o n a laissé derrière soi « la sphère du souhait et de l'imaginaire », ou bien la « masse plastique d ' u n ensemble de choses disponibles », ou bien encore le vestibule du musée esthétique, ou encore «l'écriture sur le m u r du r i e n » . . . Ces images énigmatiques, mais derrière lesquelles on pourrait reconnaître de grandes options métaphysiques, ont u n statut incertain, q u e l'ouvrage sur la lisibilité d u m o n d e tente justement d'élucider : « dans ces métaphores, il ne s'agit pas de vérités ultimes, d'ontologies, d'histoires de l'être ou de métaphysique. 93
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Nous aurions plutôt affaire avec elles à de l'interprétable, qui précède autre chose, coordonne et colore d'autres états de choses [...]» Blumenberg parle alors, en une formule qui marque bien l'espace qu'explore la métaphorologie, d ' u n e « indéterminabilité déterminée » : « aucune expérience ne se meut jamais dans un espace de pure indétermination, pas plus que dans un pur accomplissement linéaire des relations causales de ses objets. La métaphorique de l'expérimentabilité du monde a affaire à cette indétermination déterminée [bestimmte Unbestimmtheit] pour laquelle vaut le paradigme de la "lisibilité". » (LW, p. 16) Il n'est guère d o u t e u x que dans l'intérêt de Blumenberg pour la métaphore du Livre de la Nature, les fameuses formules de Galilée sur le langage mathématique de la Nature n'aient joué u n rôle d'aiguillon, prolongeant sa discussion infinie de la Krisis de Husserl, où la mathématisation galiléenne de la Nature occupe le centre de l'analyse du tournant objectiviste de la science moderne. En ce sens, autant que d a n s la suite des analyses des Paradigmes sur la cosmologie métaphorisée, La Lisibilité du monde se situait d a n s l'approfondissement cle questions ouvertes par l'étude m o n u m e n t a l e consacrée par Blumenberg aux conditions et aux effets de la révolution copernicienne.
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CHAPITRE 4
Histoire des effets et symbolisation : le malentendu copernicien
« Qu'est-ce qui a fait paraître C o p e r n i c représentatif, significatif, ou p o u r utiliser u n e expression u s é e : " s y m b o l i q u e " de la c o n s c i e n c e d e soi de l ' é p o q u e ? » 1 Linterrogation de B l u m e n b e r g , d a n s l'article « C o p e r n i c d a n s la conscience d e soi d e s Temps m o d e r n e s » , p e u t s u r p r e n d r e , d a n s la m e s u r e où peu d ' é v é n e m e n t s intellectuels paraissent dotés d ' u n e p o r t é e c o m p a r a b l e au b o u l e v e r s e m e n t qu'a pu r e p r é s e n t e r l ' a b a n d o n d u g é o c e n t r i s m e . S'il f a u t c h e r c h e r u n s y m b o l e d e l'époque m o d e r n e , ne trouve-t-on p a s d a n s cette rectification scientifique d e l'illusion ( c o s m o l o g i q u e , t h é o l o g i q u e et m é t a p h y s i q u e ) selon laquelle la Terre, et d o n c l ' h o m m e , seraient au centre de l'Univers, u n geste q u ' o n est b i e n f o n d é à tenir p o u r significatif d ' u n c h a n g e m e n t radical d ' é p o q u e , de « m o n d e » h i s t o r i q u e ? Il faut p l u t ô t s'interroger s u r l'écart entre le c o n t e n u scientifique d'origine et les i n t e r p r é t a t i o n s s y m b o l i q u e s . En effet, rappelle B l u m e n b e r g : « La réforme astronomique de Copernic est un événement de l'histoire des sciences de la Nature dont la signification est clairement limitée pour le progrès ultérieur de la connaissance astronomique. Très tôt, il a été observé que l'on ne devait pas surévaluer l'avantage 95
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théorique offert par le système copernicien par rapport à celui de Ptolémée. [...] À ce sujet, l'histoire de l'astronomie montra que seul un problème de construction partiel du cosmos complet avait été traité par Copernic. Mais l'événement avait son potentiel historique spécifique. Chomme des Temps modernes crut avoir appris par Copernic quelque chose sur lui-même et sur sa position dans l'Univers. » 2 Les travaux que Blumenberg a consacrés à l'histoire de la révolution copernicienne, à sa genèse et à sa réception, explorent tout ce jeu d'écarts, d e déplacements, de reprise, de traduction métaphorique et métaphysique d'une « réforme » de l'astronomie qui, par ailleurs, modifiait l'idée m ê m e de « modèle » du cosmos c o m m e le statut de sa «significabilité ». Ce travail, d'abord développé dans u n e série d'articles, puis synthétisé dans la somme La Genèse du monde copernicien (Die Genesis der kopernïlianischen Welt), prolonge sa recherche sur les processus de métaphorisation (et sur le rapport entre métaphore et métaphysique), mais il constitue aussi une étude exemplaire d'histoire de la réception (scientifique, philosophique, littéraire m ê m e . . . ) , avec ce qu'elle comporte de malentendus (parfois féconds), de retournements, de reconstructions.
Abaissement de l'homme ou triomphe de la raison? Lune des caractéristiques les plus frappantes de cette histoire est q u e la « leçon » tirée de la révolution copernicienne a fait l'objet d'interprétations diamétralement opposées, c o m m e si des thèses métaphysiques avaient cherché dans cette figuration la confirmation scientifique de leur vérité. « Rabaissement et l'élévation de l'homme peuvent ainsi également avoir pris leur départ du dévoilement 96
4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION...
copernicien. Mais le rapport de légitimation est rendu douteux par une telle ambivalence. Il semble bien plutôt que les interprétations et les valorisations opposées de l'homme se soient simplement servies de cet événement copernicien pour leurs propres confirmation, figuration et triomphe. » D'un côté, en effet, Copernic a été peu à peu célébré comme l'acteur d'une percée sans égale de l'esprit humain, capable de «faire tourner les astres» et de déplacer les sphères, l'un de ceux qui auraient permis le triomphe de la raison dans la compréhension du cosmos (au-delà de toutes les réserves auto-imposées par l'idée de « modèle » tel q u e Ptolémée le comprenait encore) et, par là, l'un de ceux qui auraient rappelé l'une des destinations de l'humanité. Blumenberg évoque u n e multiplicité de textes qui jalonnent cette célébration, depuis l'inscription sur le m o n u m e n t consacré à Copernic à Thorn jusqu'à Goethe. La deuxième direction d'interprétation attribue à la révolution copernicienne u n gain d e lucidité sur soi de l'humanité, qui a dû passer par u n e « humiliation de l ' h o m m e » , détrôné d u centre de l'Univers et relégué à une position excentrique, insignifiante - l'évocation par Freud des « trois humiliations » 3 a ici valeur de paradigme, mais on trouve également dans cette ligne la réflexion de Nietzsche 4 s u r « l'auto-rapetissement » scientifique (et la «volonté d'auto-rapetissement») de l ' h o m m e post-copernicien... L'interprétation de la révolution copernicienne en termes de rupture héroïque et de destruction d ' u n e «illusion narcissique» de nature théologique procède largement, p o u r Blumenberg, d'un effacement des intentions coperniciennes. « L'interprétation du nouveau système du monde comme un abaissement de l'homme fut possible essentiellement pour la raison suivante : les présupposés métaphysiques et cosmologiques de Copernic étaient 97
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tombés dans l'oubli, tandis que, dans le même temps, la connaissance astronomique croissante de la proportion du corps terrestre par rapport au tout de l'Univers et ainsi l'excentricité de l'homme pénétraient de façon toujours plus effrayante dans la conscience. » 5 Cette conscience du caractère infime d e la surface occupée par l'homme dans l'infinité est un grand thème de la métaphysique classique, mais on la projette à tort sur l'histoire de la réception immédiate de Copernic. Si on la situe d a n s le cadre de la réflexion développée par l'école de Constance sur l'histoire d e la réception, la recherche de Blumenberg sur la révolution copernicienne présente d'abord u n geste important à titre méthodologique, explicité dans la deuxième partie de La Genèse du monde copernicien, intitulée « Ouverture de la possibilité d'un Copernic » : c'est la thèse de l'inséparabilité de « l'histoire des effets » (Wirkungsgeschichte) et de « l'histoire des conditions » (Vorgeschichte). Notre compréhension des sources elles-mêmes dépend de l'histoire de la réception : c o m m e le dit Blumenberg d'une formule qui rappelle le cercle herméneutique, la réception des sources crée les sources de la réception. Lhistoire des conditions, en effet, n'est pas équivalente à la recherche des « précurseurs », des signes avant-coureurs ; elle vise à mettre au jour des transformations qui ont rendu possible l'entreprise de Copernic mais aussi son potentiel d'effets. « La stricte séparation de la "pré-histoire" et de l'histoire des effets a été, dans ce cas précis, confirmée par l'apparence selon laquelle l'œuvre de Copernic serait un tel corps étranger à son environnement intellectuel que les violentes réactions de son rejet par les puissances dominantes, jusqu'aux destins de Giordano Bruno et de Galilée, déterminent la typique de son effet. Mais cela est, précisément, faux. La sensibilité de la réaction au copernicanisme au début du xviic siècle a des présup98
4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION...
posés d'un nouveau genre, qui n'existaient pas au moment de l'événement copernicien et durant sa préparation telle qu'on peut la reconstituer biographiquement. »6 Ce que n o u s croyons savoir des effets d u copernicanisme est en effet largement déterminé par s o n interprétation tardive, qui ne recoupe pas d u tout les intentions de Copernic et le milieu intellectuel (le « n o o t o p e » , c o m m e dit Blumenberg) d a n s lequel ont germé sa « réforme » de l'astronomie et sa réception première. La vision rétrospective de Copernic comme «révolutionnaire » intentionnel est devenue u n e représentation usuelle : Copernic aurait déplacé la Terre, et d o n c l'homme, de sa situation de « centre du m o n d e », ce qui constituait u n e r u p t u r e violente avec l'anthropocentrisme d'origine religieuse. Dans u n e telle lecture, les réactions tardives (du xviie siècle) de l'Église deviennent la clé de l'événement. Mais on projette ainsi les condamnations de Bruno et Galilée par l'Église, c o n d a m n a t i o n s d'ailleurs elle-même réinterprétées (comme o n le verra) sur Copernic. Or, tout d'abord, il n'y avait rien de tel q u ' u n e volonté de « remettre l ' h o m m e à sa place » dans les intentions de Copernic, p o u r plusieurs raisons q u ' u n e « histoire des conditions » relève j u s t e m e n t . La représentation de la place spatiale de la Terre à la fin du Moyen Âge n'était pas du tout «idéale», o n trouvait souvent l'idée qu'elle était en « bas » d u m o n d e , dans u n « cul-de-basse-fosse ». Avant d'attacher une signification révolutionnaire à la mise en cause de l'anthropocentrisme physique, il faut plutôt reconstituer les « transformations de l'anthropocentrisme » avant Copernic (III e section de la d e u x i è m e partie de La Genèse du monde copernicien), transformations qui c o m p t e n t au n o m b r e des conditions de « l'ouverture de la possibilité d'un Copernic ». 99
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Cette transformation, pour le dire vite, consiste en l'abandon d'une vision « réaliste » de la situation « centrale » : l'homme n'est pas physiquement au centre, mais cela n'a pas d'implication quant à sa « v a l e u r » . Au cours de la Renaissance s'est en effet effectuée une « idéalisation » de la situation de « centre du m o n d e » (Weltmitte) : l'homme est au centre du m o n d e n o n pas au sens spatial, mais en un sens spirituel, en tant qu'objet privilégié d a n s l'économie du salut, point d'incarnation de Dieu. On voit, du coup, la fragilité de la représentation des Temps modernes c o m m e « humiliation » scientifique d'un h o m m e que le Moyen Âge chrétien aurait placé au centre du m o n d e par «narcissisme». La théologie chrétienne médiévale tirait de la spatialité plutôt des conséquences négatives, en accord avec une anthropologie théologique largement dominée par le thème de l'humilité, du néant de la créature, etc. - on a pu dire à cet égard que le christianisme médiéval était bien plus « théocentrique » qu'« anthropocentrique ». Lidée d'une relation téléologique entre le géocentrisme et l'anthropocentrisme se trouvait chez les stoïciens, une source philosophique importante pour les Pères de l'Église qui travaillaient à utiliser les ressources de la philosophie à des fins apologétiques. Mais c'était u n point q u e la patristique avait plutôt du mal à reprendre, dès lors que la Terre était vue n o n pas seulement c o m m e « le lieu du Paradis, intégré c o m m e locus congruens homini, c'est-àdire comme le lieu de la plus parfaite coïncidence téléologique, mais qu'elle devait être également le lieu de l'existence h u m a i n e laborieuse, "dé-paradisée", dure et a-téléologique » 7 . C'est sur les réactions tardives à la révolution copernicienne que « repose la conviction générale de la modernité [...], q u e le géocentrisme aurait été défendu et perdu comme u n contenu spécifiq u e m e n t chrétien » 8 . 100
4. HISTOIRE DES EFFETS E T SYMBOLISATION...
Divers penseurs de la Renaissance ont bien plaidé, de leur côté, pour la « dignité de l'homme » et p o u r u n e f o r m e d'anthropocentrisme métaphysique, mais en a n n u l a n t le facteur spatial : la dignité vient d e la pensée, par où la créature c o m m u n i q u e avec le divin, et n o n de la place, qui est dérisoire. D'un côté, l'histoire des effets de la révolution copernicienne est donc largement tissée de malentendus, le plus grand malentendu tenant sans doute à ce qu'on a voulu attribuer u n e signification métaphysique à la « p l a c e » physique de l'homme là où l'approche cosmologique de Copernic s'inscrivait plutôt dans u n e dé-symbolisation d u cosmos. « Copernic avait pu renoncer à la place centrale de l'homme parce qu'il pouvait précisément affirmer [...] la position centrale de la raison humaine. Il avait ainsi remplacé la légitimation de l'homme, certes sensible mais non spécifique, selon sa place dans l'Univers, par une opération certes insensible mais réellement prouvable. » (K, p. 366) En ce sens, l'idée du « centre » est métaphorisée : l'homme est «au centre» de la création d a n s la mesure où il peut la comprendre, et Copernic a suffisament foi dans cette « destination » p o u r abolir la « centralité » physique. Blumenberg déploie toutes les facettes de ce processus de « démétaphorisation » de la cosmologie, recouvert par la métaphorisation ultérieure de l'événem e n t copernicien. Ainsi, « [Copernic] s'était accroché à la formule qui voulait que le monde eût été créé pour nous; mais il voulut introduire pour cette assurance métaphysique une confirmation réelle, à la place de sa confirmation nominale-métaphorique. Copernic sortit de la sphère de la cosmologie métaphorique, il abandonna l'image pour obtenir la chose. Mais dans son effet sur l'histoire intellectuelle, le premier plan sensible de la 101
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métaphore, du signe, nouveau. » (K, p. 366)
a été
toujours stabilisé à
En effet, les interprétations de la révolution copernieienne, en parlant de l'homme « détrôné » de sa place « c e n t r a l e » , de son « h u m i l i a t i o n » , etc., n'ont cessé de rester attachées au réalisme de la métaphore du « centre» et du «décentrement».
La lente émergence de nouveaux principes Mais avant d'examiner ce paradoxe de la réception, l'effet de rupture du copernicanisme doit être lui-même sondé plus avant. Dans la remontée vers les conditions de possibilité de la révolution copernicienne, La Genèse du monde copernicien s'attache aux nominalistes de l'école parisienne d u xiv e siècle, parfois présentés comme les « précurseurs » de Copernic, notamment d a n s les investigations historiques de Pierre D u h e m , d'ailleurs cité par Blumenberg 9 . Mais Blumenberg s'écarte de D u h e m en estimant que celui-ci, en réaction à u n e présentation de l'événement ignorante des mutations discrètes qui l'ont précédé, a construit, de son côté, une image excessivement continuiste des transformations de la théorie. Surtout, précise Blumenberg, la démarche d'histoire des conditions ne consiste pas à reconstituer « la convergence et l'épaississement progressif d'une série de motifs vers une nécessité historique finalement inéluctable », elle ne vise ni à expliquer le fait de l'opération copernicienne, ni à l'inscrire dans u n e quelconque nécessité, mais elle cherche à rendre compte de «sa pure possibilité». Ainsi les nominalistes parisiens du xiv c siècle ne sont-ils pas présentés comme des « p r é c u r s e u r s » de Copernic, dans la mesure où l'orientation de leurs travaux sur le m o u v e m e n t et leur rapport à Aristote sont fondamentalement autres, même si ces travaux ont bien contribué à la possibilité d'un 102
4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION...
Copernic ou à « ce q u i est appelé ici champ de possibilité (Spielraum)»10. Dans u n e perspective t o u j o u r s attentive à déterminer avec précision l'identité et la différence irréductible qui fait la singularité des configurations historiques, Blumenberg remonte vers des débats oubliés et des transformations subtiles au sein de la science et de la théologie médiévales, qui ont lentement et involontairement préparé le terrain à la réforme copernicienne, et il déplace la perception des points décisifs. Historiquement, estime ainsi Blumenberg, les changements les plus difficiles à admettre pour la scolastique tardive et p o u r l'Église n'étaient pas tant l'échange des places entre la Terre et le Soleil que les transformations dans le concept de causalité, les bouleversements attachés à la notion d'infini, l'homogénéisation ontologique du cosmos. U n point essentiel est l'émergence du principe d e conservation d u m o u v e m e n t , dont Blumenberg fait d a n s un article le principe m o d e r n e par excellence : « ce n'est pas q u ' u n nouveau principe rationnel parmi d'autres, c'est le principe de la nouvelle rationalité m ê m e » 1 1 , u n principe qui se répercutera d a n s la physique, la métaphysique, et j u s q u e dans la pensée politique, avec l'idée de « persévérance dans l'être » et d'instinct d e conservation. Ce principe a j o u é un rôle essentiel dans la r u p t u r e avec le principe téléologique qui gouvernait la tradition scolastique. Blumenberg cite à cet égard Dieter Henrich : « La pulsion d'auto-conservation est la contre-instance extrême opposée à toute téléologie anthropologique. Car elle est la seule impulsion subjective au mouvement qui, en vertu de sa définition, n'est orientée vers aucun but. Elle est le précurseur, dans la psychologie, de la force d'inertie de Newton (vis inertiae), qui a définitivement libéré la physique de la téléologie aristotélicienne des "lieux naturels". Les tentatives de fondation de 103
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l'éthique qui ont suivi Hobbes sont toutes tirées de lui.» 12 Avec Hobbes, en effet, mais déjà avec Grotius 1 3 , l'idée apparaît que la raison de se former en société civile, de contracter le pacte civil, n'est pas un désir naturel de socialité, inscrit dans u n e téléologie naturelle qui ferait de l'homme u n animal politique, mais la pure volonté de conservation de soi, chez Hobbes plus spécifiquement le calcul de se préserver de la mort violente. Entre la rationalité de l'Antiquité grecque et la rationalité moderne, la r u p t u r e ne tient pas seulement au passage « d u m o n d e clos à l'Univers infini», selon la formule qui donnait son titre au bel ouvrage de Koyré 14 , mais aussi d'un m o n d e ordonné par u n e téléologie à un m o n d e m û par des mécanismes d'auto-conservation sans but supérieur (traduits de façon frappante par la métaphore hobbesienne de la course d a n s laquelle le seul but est de devancer les autres). Nous laissons ici de côté l'objection qui pourrait être faite dans l'un et l'autre cas à la présentation de cette rupture : la présence de thèses infinitistes et antifinalistes d a n s l'Antiquité, avec l'atomisme de Démocrite et d'Épicure n o t a m m e n t . Ce fait est précisément à l'origine d'un chapitre (III) de la deuxième partie de La Légitimité des Temps modernes sur la question : qu'est-ce qui a d o n n é à ces thèses leur valeur fondatrice p o u r la modernité et leur a laissé un statut marginal d a n s l'Antiquité? De son côté, « la philosophie aristotélicienne ne connaît pas de principe de conservation. Seul le repos absolu se conserve lui-même ; le m o u v e m e n t doit, dans chaque cas et à chaque instant, être expliqué par un facteur causal» 1 5 . Cette vision des choses avait été conciliée avec la théologie chrétienne d a n s la scolastique médiévale. Car dans u n e perspective « chrétienne», le fait de l'auto-préservation ou de l'inertie du m o u v e m e n t posait problème par rapport à l'idée d'une 104
4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION...
« causalité » divine p e r m a n e n t e , qui paraîtrait ainsi, u n temps, superflue (le m o u v e m e n t se prolongeant « de luim ê m e » ) , Lidée m ê m e de lois de la Nature, d'ailleurs, pouvait paraître porteuse d ' u n e telle mise au rencard d'un Dieu actif, dès lors q u e la Nature subsisterait en suivant ses propres lois «nécessaires». C'est la métaphysique classique, avec Hobbes, Spinoza, Descartes et Leibniz, qui a exploré toutes les difficultés et les conséquences théologiques, anthropologiques et physiques de ce t h è m e d e la «possibilité d'un m o n d e qui repose substantiellement en et sur soi », mais Blumenberg en retrouve les premières expressions dans la théologie médiévale des xiiie et xiv e siècles. La c o n n e x i o n entre u n problème de physique (la continuation du m o u v e m e n t , abordée par Aristote dans la Physique) et u n e question théologique - l'action de Dieu dans le m o n d e après l'incarnation, d a n s la tradition chrétienne - constitue l'un des arrière-plans reconstitués par Blumenberg c o m m e ferment p o u r une mise en cause progressive du cadre cosmologique que la scolastique avait réussi à stabiliser, en c o m b i n a n t une image de l'Univers venue de Ptolémée avec u n e théologie de la Création. N o u s ne saurions é v i d e m m e n t reconstituer ici toutes les étapes explorées en détail par le m o n u m e n t a l travail de Blumenberg; n o u s n o u s contentons de quelques indications. U n e difficulté « causaliste » est, en un sens, à la racine m ê m e de la représentation chrétienne d'un Dieu qui s'incarne temporellement puis s'absente : si le christianisme « fait de son Dieu u n h o m m e qui entre d a n s le m o n d e mais le fait aussitôt disparaître à nouveau, sans avoir accompli la destruction et la transformation promises de tout ce qui existe» 1 6 , c o m m e n t continue d'agir u n Dieu absent? La réponse de l'Église se trouve... d a n s l'institution ecclésiale elle-même l'Église « pérégrine » à travers l'Histoire mondaine, selon 105
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les termes d'Augustin, pour assurer le ministère sacré - , et dans les sacrements : « la question du m o d e d'action des sacrements chrétiens n'était pas u n problème marginal, mais le c œ u r de toutes les difficultés provoquées par la particularité historique d u christianisme » 17 . La connexion, a priori surprenante, entre le problème physique de l'inertie et le problème théologique de l'action divine, a été opérée à travers les commentaires des sentences de Pierre Lombard, qui définissait les sacrements comme « instruments de l'action de grâce de Dieu ». Mais, comme dans La Légitimité des Temps modernes, c'est le nominalisme qui est désigné c o m m e u n m o m e n t décisif dans la destruction du « reste d'ordre » cosmique de provenance aristotélicienne. La question de la causalité est alors parfois posée à partir d'une autre entrée biblique, en sa première page m ê m e : dans la Genèse, il est dit qu'au septième j o u r de la Création, Dieu se reposa ; les réalisations des j o u r s précédents ne s'effondrèrent pas pour autant. Jean Buridan en tira des arguments dans lesquels Blumenberg discerne u n e brèche d a n s le système d'explication par la causalité divine, au profit d'une thèse qu'on pourrait dire d'« autonomie relative » du m o n d e : le « besoin p e r m a n e n t de la Nature à l'égard de Dieu » pouvait être au moins partiellement suspendu. «Le commencement des Temps modernes a pu être marqué par l'insistance, devenue aiguë, sur l'épisode biblique presque anecdotique du repos de Dieu après la Création, qui devait être rendu possible par la supposition d'une autonomie d'abord "déléguée" aux puissances du monde. À partir de ce point de départ, on peut anticiper la tendance vers le principe d'inertie vers la supposition de la physique de la conservation, dont le point ultime devait être le renversement de la maximisation de la théologie vers son minimum. » (GKW, p. ] 87) 106
4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION...
La Légitimité des Temps modernes reprendra et développera cet é t o n n a n t schéma : la maximisation de la puissance de Dieu d a n s le nominalisme se renverse en un m i n i m u m dans l'ordre de l'explication. D a n s son commentaire ligne à ligne d u De Caelo d'Aristote, Nicolas d'Oresme, élève de Jean Buridan, avance également u n certain n o m b r e d'objections et de « suspensions » qui o n t participé à la création du « milieu » d'émergence d ' u n Copernic. Ainsi estimet-il q u e rien n e permet de décider si c'est la Terre ou le ciel q u i tourne, que rien n e permet d'affirmer q u e la Terre « tombe vers » le centre de la Terre (la notion de centre de gravitation n'est pas encore en vigueur). On voit bien ici l'écart entre u n récit « nécessitariste » de l'histoire d e s sciences et l'approche de Blumenberg : les « d o u t e s » nominalistes n e « devaient » pas nécessairement aboutir au copernicanisme, mais ils en o n t favorisé la possibilité.
L'auto-affirmation de la raison comme nouveau style scientifique Ainsi resitué d a n s ce q u e Blumenberg, en un style parfois rapproché de l'approche foucaldienne de l'epistémè, appelle la marge, ou, littéralement, « l'espace de jeu » (Spielraum) où la réforme copernicienne a trouvé sa possibilité, on voit que Copernic n e rompt pas avec la tradition là où le croit le plus souvent : il propose u n type de construction du cosmos qui réduit les marges d'inexactitude qu'admettait le système de Ptolémée, et revendique par là u n e efficacité rationnelle capable d'exprimer avec exactitude la réalité physique, là où l'astronomie médiévale avait accepté la relative résignation selon laquelle un modèle astronomique était nécessairement entaché d'approximations et devait se contenter d e «sauver les p h é n o m è n e s » . Or, 107
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« l'astronomie s'était précisément laissée gagner par le doute du Moyen Âge finissant quant au fait que l'homme puisse avoir un accès réel aux plus hauts secrets de la Nature. Déjà Ptolémée avait excusé l'inexactitude de ses constructions sur un mode métaphysique, lorsqu'il expliquait que la raison humaine n'était, par essence, pas à la hauteur de ce domaine d'objets suprême qu'étaient les astres divins [...] Ici, Copernic a rompu avec la tradition et avec le déclin de la foi en la raison et en sa parenté avec l'esprit créateur. » 18 Biographiquement, Copernic n'est a u c u n e m e n t un h o m m e qui opposerait vérité scientifique et foi, mais plutôt u n h o m m e qui voit dans la compréhension du monde par la raison une confirmation d e la parenté de l'esprit h u m a i n avec le Créateur du m o n d e ; il est vrai que cette parenté doit alors s'attester, s'affirmer et se confirmer, et qu'elle ne relève d o n c plus d'une foi tranquille et immédiate : « La prétention de vérité que Copernic a élevée réforme astronomique n'a assurément plus diateté de la confiance et de la foi, mais plutôt de l'autoaffirmation argumentant avec de efforts. » 19
pour sa l'imméle style grands
Ce «style» est si décisif p o u r les rapports entre la science et la métaphysique modernes q u e Blumenberg en fera u n trait essentiel de la modernité, dans La Légitimité des Temps modernes : l'affirmation de soi de la raison. On voit ainsi que l'histoire des effets telle que la conçoit Blumenberg ne consiste pas à dérouler une signification univoque à partir d'un événement-source dont on détiendrait le sens par avance. Elle montre des conséquences imprévues et des intentions oubliées. Cela vaut d'ailleurs aussi pour la réception ultérieure et les réactions qu'on interprète à faux d a n s le cas du rejet de la révolution copernicienne par l'Église : ainsi la 108
4. HISTOIRE DES EFFETS E T SYMBOLISATION...
c o n d a m n a t i o n de Giordano Bruno n e procède-t-elle pas, c o m m e on pourrait l'attendre, d'une réaction à la contestation du géocentrisme - et Bruno n'est pas u n «martyre copernicien». U n e étude des d o c u m e n t s de son procès montre q u e le point saillant n'est pas, p o u r les autorités ecclésiastiques, le fait q u e la Terre perde sa «place centrale» d a n s le système solaire au profit du Soleil, mais la thèse de l'infinité de l'Univers, qui constitue u n e mise en cause indirecte de l'idée d ' u n substrat remarquable où l'événement de l'incarnation prendrait sens - l'infinité dissout la portée de l'événem e n t sacré. Pas de Passion dans l'infini? Létude du procès de Galilée a également fait apparaître que la question d u géocentrisme n'était pas au cœur des argumentations, celle-ci ne lui valant q u ' u n e condamnation au silence qui ne l'empêcha pas d'écrire ses plus f a m e u x Discours. Le point le plus attaqué était encore u n concept unifié de « c o r p s » , qui paraissait incompatible avec le dogme de la transsubstantiation. (Il est vrai q u e certains historiens des sciences tiennent cette insistance sur la question de la définition des corps au détriment de ce qui « n o u s » apparaît c o m m e le point décisif p o u r u n e sorte de m a n œ u v r e de diversion...). Les recherches d e Blumenberg sur la réception d e la révolution copernicienne font d o n c apparaître le décalage entre les intentions de Copernic et l'utilisation d e sa percée théorique comme symbole d'une nouvelle époque : « [un grand nombre d'interprétations (de Goethe à Max Born, de Nietzsche à Freud...)] prennent ce qui est arrivé et a été découvert non pas comme connaissance, non pas comme hypothèse, mais comme métaphore ! Et même comme métaphore absolue, dans la mesure où la transformation du cosmos en modèle d'orientation est prise comme réponse à une question qui n'avait encore jamais pu recevoir une réponse par 109
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des moyens purement théorétiques et conceptuels : la question de la place de l'homme dans le monde, au sens de sa considération et de son caractère d'objet privilégié de la Providence, ou de sa participation périphérique au mouvement de l'Univers.» (P, p. 144; trad. fr. (légèrement modifiée), p. 129) Un jeu de métaphorisation et d'idéalisation de la position de « c e n t r e » a précédé la réforme copernicienne, u n jeu en sens inverse, de re-symbolisation de la place physique l'a suivi. D'où cette remarquable inconséquence de la réception : « La puissance exercée par la révolution copernicienne sur la conscience des Temps modernes se fonde sur le présupposé non-dit, mais d'autant plus agissant, que la Nature détiendrait pour l'homme un énoncé sur sa position dans l'Univers. Sans cette prémisse, toute cosmologie reste anthropologiquement muette et non pertinente. Mais cette condition de possibilité de l'effet copernicien clans les Temps modernes est, de son côté, non copernicienne. » (K, p. 367) En effet, d e m a n d e r à l'espace une signification, pratiquer u n e « allégorèse » de la Nature est une voie que l'héritage copernicien aurait dû, en toute logique, fermer : la révolution copernicienne offrait « la possibilité de se libérer de la tutelle des transcriptions, des signes et des images» (ibid.), elle aurait pu être un «signe de la fin des signes». Mais la conscience moderne s'est laissée fasciner par la dimension sensible du signe cosmologique en se servant de ce premier plan p o u r l'auto-compréhension de l'homme. Linterprétation métaphysique est restée attachée à la métaphorisation de la place de l'homme dans le cosmos; l'histoire de la réception de la révolution copernicienne confirme bien ainsi l'observation qui concluait les Paradigmes : « la métaphysique n o u s est souvent apparue comme des métaphores prises au pied de la lettre ». 110
4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION...
L'époque : une unité illusoire? La mise au j o u r de cet écart entre l'histoire des sciences et son interprétation philosophique, métaphysique et métaphorique, à travers laquelle cherche à s'exprimer aussi u n e r u p t u r e d'époque, a c o n d u i t Blumenberg à poser u n problème plus général, classique mais décisif dans la mesure où il détermine, parfois inconsciemment, la façon dont o n écrit l'histoire, y compris la façon d o n t les philosophes (ré) écrivent l'histoire d e la philosophie et des sciences : qu'est-ce q u ' u n e « é p o q u e » , quel statut d o n n e r à un « c h a n g e m e n t d'époque » ? S'agit-il d'un découpage toujours entaché d'arbitraire, ou d'une illusion de r u p t u r e q u ' u n e sobre recherche historique dissiperait? Vouloir saisir u n changement d'époque d a n s le geste théorique ou pratique d'un « a c t e u r » , Copernic déplaçant le centre de l'Univers, Descartes dégageant u n nouveau f o n d e m e n t au savoir, ou aussi concrètement q u e m y t h i q u e m e n t , Luther placardant ses thèses, r é p o n d sûrement à u n besoin de « significativité » projeté vers l'Histoire, mais ce besoin produit ici aussi des mythes : «la prétendue possibilité de saisir l'histoire dans ses détails prégnants [... ] a des traits mythiques. Laffichage de ses thèses par Luther en 1517, qui fut au départ u n événement académique respectant les règles du jeu du "travail" scolastique, tomba, sous la pression du besoin d'une histoire signifiante, sous la coupe d'une significativité dont on ne saurait plus rendre compte par des faits.» (RM, p. 106) Mais si le registre de la symbolique des ruptures d'époque recourt volontiers à u n registre herculéen, le travail de l'historien vient le plus souvent dissoudre la «significativité intuitive» (RM, p. 107). Il n'y a pas de témoins a u x ruptures d'époque, note Blumenberg dans La Légitimité des Temps modernes : « le t o u r n a n t 111
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d'époque est toujours un lime s imperceptible, qui n'est attaché à a u c u n e date prégnante et à aucun événement m a r q u a n t » (LN, p. 5 4 5 ; trad. fr., p. 533). Faut-il alors se rallier à la vision de l'historien de l'art Wôllflin, dont les travaux contribuèrent à identifier des différences pertinentes entre le classique et le baroque, et qui écrivait pourtant : « Tout est processus, et il est bien difficile de contredire celui qui considère l'histoire c o m m e un flux incessant... » Dans Travail sur le mythe, Blumenberg écrira (dans le contexte, il est vrai, d'une évocation d'Ovide) : « L'histoire déploie le principe de la métamorphose. » C o m m e n t penser des ruptures d a n s une suite de m é t a m o r p h o s e s ? Et quelle place faire aux homologies, aux indices apparents d'une continuité sous-jacente ? Ces questions font l'objet, chez Blumenberg, d'une réflexion au long cours sur l'histoire des systèmes de pensée, incluant aussi bien la réception de la métaphysique grecque par la patristique que l'étude de la « symbolisation » de l'événement copernicien. Elle est aussi le fruit du travail collectif q u e Blumenberg a mené dans le cadre du groupe Poetik u n d Hermeneutik sur l'évolution de la poétique et de l'esthétique. Cette élaboration est faite d'un va-et-vient entre, d'un côté, des essais qui s'attachent à des « m o m e n t s » précis de réception, où l'on voit c o m m e n t u n e forme de pensée « reçoit » des questions d'une tradition antérieure (le christianisme gérant, à travers les Pères de l'Église, la «pression de questions» laissées par la métaphysique antique, la rationalité critique m o d e r n e héritant des questions auxquelles l'eschatologie chrétienne apportait u n e réponse) et s'efforce d'y répondre (même quand elle n'en a pas les moyens) ; et d'un autre côté, des réflexions situées sur u n plan plus général et méthodologique, qui constituent peu à peu u n e véritable contre-philosophie de l'Histoire, ou plus précisément : 112
4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION...
un appareil de concepts destinés à éviter les pièges des grandes philosophies de l'Histoire allemandes, depuis la Geistesgeschichte, « l'histoire de l'Esprit » selon Hegel, jusqu'à l'histoire de l'Être selon Heidegger. E u n des (fameux) co-fondateurs de l'école de Constance, H. R. Jauss, note q u e les concepts mis en place par Blumenberg pour appréhender ces c h a n g e m e n t s permettent de rompre avec «la conception substantialiste d'une tradition qui se perpétue par elle-même» 2 0 , avec u n e «métaphysique de la tradition», p o u r prendre en v u e « le rapport entre p r o d u c t i o n et réception » : la novation perturbe u n « horizon d'attente » constitué, mais tout « nouveau » système de pensée doit prendre en compte un certain héritage, u n e certaine « h y p o t h è q u e » de questions d u système qu'il entend remplacer. Earticle de 1958, «Seuil d'époques et réception» («Epochenschwelle und Rezeption »), souligne qu'il est possible n o n seulement de localiser des « redistributions » à l'intérieur des systèmes formels d'explication du m o n d e , mais aussi d'observer c o m m e n t certaines redistributions confèrent bien à certaines phases « le caractère radical d'un c h a n g e m e n t d'époque » 2 1 . U n grand exemple de réception et de redistribution est fourni à Blumenberg par la « critique et la réception de la philosophie antique d a n s la Patristique », et par la façon dont, à travers elle (ou du moins à travers certains Pères de l'Église), le christianisme gère u n e « p r e s s i o n » de questions et de réponses élaborées par la métaphysique greco-latine 2 2 . Blumenberg y note u n e évolution : le christianisme des premiers temps était essentiellement orienté vers la perspective d'une fin du m o n d e imminente, et cette urgence eschatologique concentrait le q u e s t i o n n e m e n t vers le seul problème d u salut; en revanche, q u a n d il apparut q u e le m o n d e , et le christianisme avec lui, s'avérait « d u r e r » , et que l'Église tendait à s'institutionnaliser dans u n m o n d e culturel donné, il 113
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lui fallut réviser sa vision du « m o n d e », du temps, et de l'environnement de questions, de problèmes, d'interprétations qui caractérisait son espace de développement. « Quand le christianisme commence à laisser des documents, sa phase initiale de critique absolue, l'anticipation eschatologique du dépassement de l'existence du monde, est déjà derrière lui ; celui qui crée des documents s'intègre aux règles du jeu d'un monde prédonné et persistant. Le nouveau met de moins en moins en question le monde en totalité, et le fait de façon toujours plus indéterminée, il prétend de moins en moins être quelque chose de tout à fait Autre et de purement étranger, qui ne pourrait être saisi que par un Oui aveugle; de la négation, on passe à la critique... » 21 Blumenberg observe ainsi la mise à distance de l'imminence eschatologique d a n s l'institutionnalisation de l'Église ; ce processus est parallèle à « un mixte de critique et de r é c e p t i o n » 2 4 de problématiques philosophiques, métaphysiques, de représentations hellénistiques, de tout un ensemble de questions auxquelles on cherche désormais à répondre plutôt qu'on ne leur dénie massivement toute pertinence. Mais chercher à y répondre implique d'importer dans l'espace de pensée « chrétien » des procédés rhétoriques et polémiques qui installent l'Église d a n s le champ culturel où elle doit s'imposer, « concurrentiellement » à d'autres traditions spirituelles. Le christianisme a ainsi peu à peu trouvé le moyen de concilier sa prétention à la nouveauté disruptive avec u n e pensée de la durée des institutions et du « sursis » du m o n d e : là où les premières c o m m u n a u t é s chrétiennes priaient pour la venue immédiate de la fin des Temps (et le retour du Christ), les fidèles prieront bientôt pro mora finis, p o u r un délai, et l'Église antique développera u n e pensée de l'histoire c o m m e intérim au cours duquel l'Église invisible doit « pérégriner » dans le monde. Or « l'invocation de l'histoire est déjà u n renon114
4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION...
cernent à u n e eschatologie aiguë, et m ê m e à u n e conscience prégnante de la nouveauté » 25 . Ces réflexions sur l'accommodation de l'Église et d e l'eschatologie chrétienne à u n contexte impliquant u n e autre approche du temps et de l'Histoire, seront reprises par Blumenberg dans la perspective d ' u n e discussion d e la thèse courante qui fait des philosophies de l'Histoire modernes, en particulier des philosophies d u progrès, de simples variantes sécularisées de l'eschatologie judéo-chrétienne. Mais avant d'examiner ce point, il faut en venir à u n e autre « é p o q u e » d o n t la particularité historique est précisément d'avoir d o n n é u n e importance fondamentale à la notion d'époque : les Temps modernes. S'il faut, de façon générale, refuser le continuisme ou le substantialisme qui « noie » ou d é n i e toute nouveauté et s'adosse t o u j o u r s à des postulats métaphysiques ou théologiques, au profit d'une forme d e « p h é n o m é n o l o g i e historique», cela implique-t-il d'adhérer à l'idée que les Temps modernes seraient la rupture nette et la refondation absolue q u ' u n certain «discours philosophique de la m o d e r n i t é » soutient qu'ils s o n t ?
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CHAPITRE
5
La modernité entre illégitimité théologique et auto-affirmation rationnelle
La réflexion sur l'impact de Copernic d a n s la conscience de soi des Temps m o d e r n e s ouvrait u n vaste c h a m p de réflexion sur cette « c é s u r e » époquale supposée, ses interprétations, sa signification... U n e telle réflexion implique de préciser ce dont les «Temps m o d e r n e s » sont censés se détacher, et à ce titre, il convient de s'interroger sur l'opposition c o m m u n é m e n t admise entre u n Moyen Âge « chrétien » et u n e m o d e r n i t é «séculière» ou « l a ï q u e » . En a m o n t m ê m e d ' u n e détermination d u seuil d'époque, Blumenberg a été conduit à développer u n e méditation continue sur ce q u ' o n p e u t maladroitement appeler la « c u l t u r e » chrétienne, ou plutôt sur les paradoxes q u ' u n e telle expression recouvre : c o m m e n t u n e religion d u salut peut-elle «faire» culture? C o m m e n t u n e eschatologie peut-elle se concilier avec u n m o n d e social et ses institutions, qui perdurent ?
Tensions eschatologiques et tentations gnostiques De ses années de formation d a n s des institutions catholiques, Blumenberg a a s s u r é m e n t gardé u n goût 116
5. LA MODERNITÉ.
pour (et u n e familiarité, qu'il n'a cessé d'approfondir, avec) les controverses centrales d e « l'histoire des dogmes » chrétiens : le statut de l'Incarnation et la possibilité d e la Transsubstantiation, l'interprétation de la Passion comme mise à l'épreuve par soi-même d'un Dieu qui «se vide» jusqu'à expérimenter la mort (la kénose), le problème dunde maluml (d'où vient le mal?), ou la possibilité de « comprendre » et de justifier l'introduction du mal dans la Création d'un point de vue théologique (problème de la théodicée, réponses gnostiques), la tension entre u n e pensée de la Création divine du m o n d e et u n e doctrine du salut centrée sur la Fin du m o n d e . . . Ces problèmes ont u n intérêt et u n e consistance théoriques propres, qu'un athée ou u n agnostique (ce qu'était certainement devenu Blumenberg 1 ) p e u t apprécier d a n s la mesure où ils déploient u n e exigence de cohérence et de « logique » interne, mais aussi dans la mesure où ces questions et ces réponses ont constitué ou occupé des « places » que des pensées séculières tenteront souvent, à leur tour, d'occuper, selon ce schéma de « l'hypothèque de problèmes » et du « réinvestissement de positions » que La Légitimité des Temps modernes a mis au jour. Et sans d o u t e la «judeïté», en quelque sorte imposée à Blumenberg par les nazis, a-t-elle contribué à aiguiser son intérêt p o u r la ligne de fracture entre le messianisme juif et la doctrine chrétienne d u salut, entre les rapports au temps impliqués par l'une et l'autre visions, aussi bien qu'à reprendre le fil d'une sorte de méditation indéfinie sur le messianisme et ses effets qui est comme un lien ténu entre des écrivains, des philosophes «juifs» de langue allemande au xx e siècle, qu'on retrouve dans La Passion selon saint Matthieu (Mathâuspassion) comme dans Travail sur le mythe - Kafka, Rosenzweig, Scholem, Hans Jonas, Benjamin... Cintérêt de Blumenberg s'est porté plus particulièrement vers des positions-limites p o u r la théologie 117
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chrétienne, c o m m e l'hérésie gnostique et le défi qu'elle a représenté pour les Pères de l'Église, ou c o m m e le nominalisme du Moyen Âge tardif et sa théologie de la potentiel absoluta, où Blumenberg voit u n e position d'absolutisation du divin portée à u n point tel qu'il devient impossible d'utiliser Dieu dans l'explication du m o n d e : ce m o m e n t où la théologie prend des positions si extrêmes qu'elle risque de s'annuler et semble appeler, préparer le terrain à u n e pensée laïque ou athée. Centralement marquée par Nietzsche, sa réflexion sur l'histoire du christianisme en éclaire les paradoxes constitutifs d'une lumière crue et fascinée : c o m m e l'observe O d o Marquard, le livre de Blumenberg La Passion selon saint Matthieu est centré sur les derniers m o t s du Fils de Dieu sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu a b a n d o n n é ? » , et cette méditation sur la réception problématique de l'œuvre de Bach est en m ê m e temps une méditation sur le thème nietzschéen de la mort de Dieu, telle qu'elle serait annoncée et énoncée dès les derniers mots de l'Évangile. « Ainsi ce livre tardif de Blumenberg est-il aussi ce qu'étaient déjà ses premiers ouvrages : u n e relance de la question de la théodicée radicalisée, et qui ne trouve pas de réponse. » 2 N o u s verrons en quel sens il est en effet possible de trouver chez Blumenberg u n e reformulation radicalisée de la question de la théodicée. Mais il est aussi possible d'y lire une méditation continuée sur le paradoxe d'un Dieu mort, d'un Dieu qui éprouve la mortalité pour « sauver » les mortels sans les sauver de la mort, d'un Dieu qui ne promet le salut que sur les ruines du m o n d e qu'il a créé. À la dernière page de La Passion selon saint Matthieu, Blumenberg cite u n e phrase de Cioran : « Le destin historique de l'homme est de mener l'idée de Dieu jusqu'à sa fin » - u n e phrase, estime Blumenberg, qui exprime toute l'ambivalence de la « Passion » destructrice (M, p. 307). Phrase écrite en français, et qui joue 118
5. LA MODERNITÉ.
sans d o u t e de l'ambiguïté d u m o t « Passion » selon s o n origine latine, dont Blumenberg relève qu'en allemand, elle se divise e n deux mots : Leiden et Leidenschaft. Souffrance et passion. D a n s sa recension de l'ouvrage du grand théologien protestant Rudolf Bultmann, Histoire et eschatologie (Geschichte und Eschatologie), Blumenberg livrait déjà sa propre interprétation des tensions d e l'apocalyptique juive et de l'eschatologie chrétienne, et des tensions internes à l'eschatologie juive elle-même. Si celle-ci est née « de l'échec d'un peuple acharné à faire s o n histoire dans s o n immanence historique», la théologie postérieure à l'Exil ne pouvait q u e modifier le sens de ses attentes : « le "jour de Yahvé" devint après l'Exil la quintessence de l'accomplissement de rattrapage de toutes les attentes historiques déçues. Le conflit entre Dieu créateur et Dieu de l'Histoire, qui jusqu'alors était resté latent [...] prit ici une acuité véritable, car l'eschatologie signifiait l'atteinte du salut par l'anéantissement du monde » 3. Il y avait quelque chose de paradoxal dans l'idée q u e le salut puisse impliquer la destruction du m o n d e , c o m m e si Dieu devait s u p p r i m e r sa propre création p o u r faire accéder ses créatures au salut. Blumenberg note ici : « seul Marcion en tira les conséquences systématiques». Faire de ce paradoxe le point de départ d ' u n système, c'est l'opération gnostique, d o n t u n e variante une interprétation de Marcion, dont les écrits prêtent à discussion - consiste à dissocier le Dieu de la création du Dieu qui apporte le salut, ou du moins à suggérer qu'un démiurge a pris part à la création et l'a faussée. Ainsi Marcion apporte-t-il u n e réponse à u n problème qu'il a le mérite d'affronter, et que Blumenberg reformule ainsi dans La Passion selon saint Matthieu : « C o m m e n t le m o n d e pourrait-il avoir besoin d e devenir 119
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autre que ce qu'il est en toutes choses, s'il ne doit pas humilier son Dieu? » (M, p. 273) La réponse gnostique est que ce m o n d e n'est que partiellement l'œuvre de Dieu : un démiurge se serait immiscé dans la création, ce qui expliquerait la multitude des m a u x qui caractérisent celle-ci, due à la part d u faux démiurge qui sera démasquée par u n e « discrimination de son œuvre à travers u n transformateur de toutes choses» (M, p. 273). Mais avant de revenir à la solution gnostique, il faut noter que Blumenberg récuse, dans cette présentation des eschatologies juive et chrétienne, leur amalgame : parce qu'elles avaient u n e fonction de compensation pour des attentes historiques déçues, les espérances eschatologiques juives post-exiliques sont des « attentes collectives [qui] peuvent être datées de façon très souple, précisément, peut-être, parce qu'elles maintiennent ainsi u n peuple en vie ; l'individu est certes coimpliqué par elles, mais il n'est pas concerné de façon pressante ». C'est ce qui fait contraste avec l'eschatologie chrétienne : l'attente est ici celle d'un événement imminent, au moins dans les premiers temps de l'Église, si bien qu'elle « isole et pousse chacun vers son souci de salut individuel, mais sans "responsabilité" p o u r qui que ce soit d'autre et pour u n quelconque avenir » 4 . Certes, l'histoire de l'eschatologie chrétienne m o n t r e u n e certaine neutralisation de cette dimension d'imminence, u n e « historicisation de l'eschatologie », comme dit Bultmann, mais ce renvoi de la parousie à un élément f u t u r n'annule pas la différence. Dans La Légitimité des Temps modernes, ces éléments d'histoire des religions du Livre sont rappelés contre la thèse d'une sécularisation de l'histoire sacrée (unifiée) en philosophies de l'Histoire, mais ils se répercutent aussi sur la discussion d'une autre interprétation de la modernité sous le prisme de la théologie : soit l'idée des Temps modernes c o m m e « récidive gnostique ». 120
5. LA MODERNITÉ.
Depuis le xix e siècle, ce n'est pas seulement «l'histoire des d o g m e s » mais la réflexion philosophique et historico-politique allemande qui a fait une place importante et singulière 5 à la Gnose, envisagée essentiellement à partir de la figure d e Marcion - bien que l'appartenance au gnosticisme de cet auteur, qui ne nous est connu qu'à travers ses réfutations, soit contestée. Le lien entre Gnose et Temps m o d e r n e s a ainsi été noué par Voegelin, avec la proposition s u r p r e n a n t e selon laquelle les Temps modernes seraient, à leur insu, u n e reprise de la Gnose. Chez Voegelin, il s'agissait d'abord là d ' u n e thèse politique et polémique contre ce qu'il avait luim ê m e désigné c o m m e les « religions politiques » d u XXe siècle, soit essentiellement le nazisme et le c o m m u nisme, d o n t le trait c o m m u n «gnostique» serait d e d o n n e r du mal une figure identifiable et « expulsable », celle d ' u n e « race » (juive) ou d'une « classe » (bourgeoise) censée tenir les rênes d u m o n d e , et d'organiser u n e vision du m o n d e autour du combat contre cet agent du mal, vision qui prend elle-même l'allure d ' u n « savoir » des principes cachés du cours du monde 6 . Blumenberg ne s'intéresse guère à la dimension politique de la thèse dont il retient la formulation générale (les Temps modernes c o m m e nouvelle Gnose), p o u r l'inclure à titre de variante d a n s sa discussion des thèses de sécularisation - cette fois, c'est u n e hérésie «chrétienne » qui fournit la clé cachée de la modernité. Or si Blumenberg rejette, c o m m e on pouvait s'y attendre, u n e telle interprétation, il y substitue u n e construction n o n moins surprenante : les Temps modernes seraient le deuxième dépassement (Überwindung) de la Gnose, u n dépassement réussi après le dépassement seulement partiel opéré par le christianisme médiéval. Blumenberg emprunte au grand théologien et historien des religions Harnack l'idée q u e le catholicisme a été essentiellement construit contre la Gnose 7 , et 121
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l'applique plus particulièrement au catholicisme médiéval. La Gnose apparaît d'abord, dans cette perspective, comme u n e réponse au «problème du mal» tel qu'on a vu qu'il ne pouvait manquer de se poser au christianisme, dès lors que Dieu était vu comme le Créateur du monde, mais aussi comme son sauveur. Contre « l'imposture fondamentale et indiscernable du cosmos», la Gnose attend le salut d'un Dieu qui n'est pas le créateur, d'une «divinité qui a le droit d'anéantir le cosmos qu'elle n'a pas créé et de prêcher la désobéissance à la loi qu'elle n'a pas donnée » 8 . De cette dissociation procède l'orientation fondamentalement « anti-nomique » et eschatologique de la Gnose, et son caractère profondément hostile, éventuellement subversif, à l'égard de la «loi», du « m o n d e » et de ses autorités spirituelles et politiques, suspectes de servir le faux Dieu, l'empire du mal. En quoi le Moyen Âge peut-il être vu c o m m e u n premier dépassement de la Gnose ? En ce que l'Église du Moyen Âge avait su construire une réponse au défi gnostique, en s'inspirant des réflexions de saint Augustin contre cette hérésie que l'auteur de la Cité de Dieu avait un temps épousée (dans sa forme manichéenne) avant de la combattre. Cette réponse consiste à dire qu'il n'y a ni d e u x Dieux (ou u n Dieu sauveur et démiurge constructeur) ni deux âmes, mais des forces antagonistes en lutte dans l'âme, l'une tendant vers le salut, l'autre vers le monde. Mais surtout, elle objecte que le mal n'est pas le m o n d e c o m m e tel (comme Création) ni comme matière, qu'il n'investit pas l'homme du dehors : il provient de la volonté h u m a i n e marquée par le péché originel. La doctrine du péché originel permet en effet de préserver le Dieu créateur de l'introduction du mal clans le m o n d e , en en reportant la responsabilité sur l'homme, lui-même « s é d u i t » par le serpent. En effet, qui a décidé de l'introduction du mal dans le m o n d e ? L'homme, par l'acte de sa liberté. Mais cette réponse 122
5. LA MODERNITÉ.
contient alors u n e « charge » considérable, dont la modernité travaillera précisément à « décharger » l'homme. Car si la liberté est coupable, peut-elle n o u s sauver? A u c u n e m e n t : la grâce seule sauve, et toute prétention à se sauver soi-même ou à améliorer le m o n d e par l'action est non seulement dénuée de sens, mais hérétique, satanique. Augustin, estime Blumenberg, a donc bien permis à la scolastique médiévale de «préserver» la Création des attaques de la Gnose et de s u r m o n t e r la Gnose, mais le prix de ce sauvetage n'était pas seulement le péché de l'homme, c'était aussi « la résignation que lui imposait sa responsabilité dans l'état du monde : de là le renoncement de l'homme à transformer à son avantage, par l'action, une réalité dont il s'était imputé la défaveur. Eabsence de sens de l'autoaffirmation était l'héritage de la Gnose non surmontée, mais seulement déplacée »9. Combre q u e la Gnose, «déplacée» et non s u r montée, continue de faire planer sur le m o n d e chrétien médiéval, d a n s son souci de décharger Dieu de la responsabilité du mal m o n d a i n en l'imputant à l'homme, tient dans l'absence de tout encouragement à la transformation du m o n d e par l'acte d'une liberté d'emblée coupable. Ce que Temps de la vie et temps du monde appellera « l'étiologie de l'historicité » dans le récit de la chute, porte avec soi u n e perception d'emblée négative de l'action historique. Revenant s u r Augustin, son rapport à la Gnose et les effets du dogme du péché originel dans Travail sur le mythe, Blumenberg notera : « le dogme du péché originel fut le "réinvestissement" de la place fonctionnelle du démiurge, du contre-principe au Dieu étranger ou au Dieu bon. Tout ce qu'Augustin a pu et a dû devenir - le philosophe du traité sur la liberté, le théologien du péché originel et de la grâce élective, le fondateur de la métaphysique de l'Histoire du Moyen Âge - s'enracine non pas tant dans le fait qu'il 123
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avait été jadis gnostique, mais plus précisément dans le fait qu'il a pu le devenir. Et non pas lui seulement, mais la tradition chrétienne elle-même - et ce non par hasard, mais suivant sa logique intrinsèque». (AM, p. 221) Ce « premier dépassement» de la Gnose laisse ainsi des marques profondes dans l'invalidité dont elle frappe l'action mondaine-historique : le ressort polémique des Temps modernes commençants, qui fait de la polémique antichrétienne bien davantage qu'une polémique anticléricale, consistera à dénoncer la paralysie de l'homme qu'entraîne la volonté de le charger de tous les m a u x pour en décharger Dieu. Le «second dépassement» de la Gnose qu'opèrent les Temps modernes consiste à éradiquer ce trait gnostique persistant ou déplacé, qui aboutit t o u j o u r s à identifier le m o n d e au mal, à la «vallée de larmes», à u n règne d o m i n é irréversiblement (jusqu'à la fin des temps) par le mauvais principe, p o u r légitimer une perspective d'amélioration de l'ici-bas, la domination rationnelle et la transformation historique du monde, en investissant la liberté h u m a i n e de la tâche de réaliser cette amélioration. Y a-t-il u n e contradiction entre cette place ménagée par Blumenberg à la Gnose et son refus du théorème de sécularisation, dès lors qu'une hérésie chrétienne semble occuper une place décisive d a n s la construction du projet m o d e r n e ? Il ne n o u s semble pas, puisque cette place est en l'occurrence celle d'un repoussoir, d'une détermination négative : les Temps modernes se construisent bien ici « c o n t r e » u n e dimension gnostique « e n c o r e » présente d a n s le christianisme médiéval, ils n'en «transfèrent» pas le contenu. Or u n e telle représentation, celle d'un « transfert» substantiel, est précisément ce que rejette Blumenberg dans sa première intervention vraiment remarquée dans le débat philosophico-historique : sa critique d u « théorème de 124
5. LA MODERNITÉ.
sécularisation » en tant que « catégorie de l'illégitimité », lancée en 1962 lors d ' u n colloque sur l'idée de progrès, mais préparée par u n e série d'articles et « achevée » d a n s le maître-livre de Blumenberg, La Légitimité des Temps modernes.
La critique du théorème de sécularisation et du substantialisme historique Pourquoi u n ouvrage intitulé La Légitimité des Temps modernes s'ouvre-t-il par u n e longue critique de la catégorie de sécularisation? Et tout d'abord, q u e faut-il entendre par « théorème de sécularisation » ? Il s'agit d'un schéma extrêmement répandu n o n seulement d a n s la philosophie allemande, mais aussi dans la sociologie (d'inspiration wébérienne n o t a m m e n t ) , dans l'histoire du droit, de la littérature, d a n s l'interprétation de l'histoire d e la pensée occidentale en général, et d o n t Blumenberg livre la formule : « Y n'est rien d'autre q u e X sécularisé. » C'est ainsi que, p o u r Hegel, le m o n d e démocratique moderne, en plaçant la subjectivité libre au f o n d e m e n t de l'ordre politique, n'a fait q u e séculariser l'affirmation de la valeur infinie de l'individualité, proclamée abstraitement par le Christ et relayée par L u t h e r ; mais la philosophie de l'Histoire de Hegel elle-même a pu être interprétée c o m m e une « sécularisation» de l'Histoire sacrée chrétienne. Au d e m e u r a n t , selon Löwith, les philosophies de l'histoire modernes, et d'abord les philosophies du Progrès, ne sont qu'une sécularisation de l'eschatologie chrétienne et de sa valorisation de l'avenir, et m ê m e « le matérialisme historique (de Marx) n'est pas autre chose que "du messianisme dans la langue de l'économie politique" ». O n peut citer bien d'autres thèses célèbres qui pointent certains « transferts » du plan religieux ou théologique au plan séculier, au « m o n d e » politique ou social : p o u r Cari 125
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Schmitt, tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l'Etat sont des concepts théologiques sécularisés (à c o m m e n c e r par le concept de souverain) ; d'après Max Weher, la valorisation capitaliste du succès « intra-mondain » dans le métier ou l'entreprise serait une forme sécularisée de la certitude du salut sous le présupposé de la foi réformée en la prédestination 1 0 . Blumenberg s'interroge sur la validité ponctuelle de certaines de ces affirmations mais surtout sur leur succès, sur la généralisation de ce schéma d o n t la valeur explicative reste sujette à caution. Ainsi peut-on soupçonner que le grand succès de la thèse de Weber auprès des théologiens tient à ce qu'elle assure u n e sorte de pérennité cachée à la tradition chrétienne 1 1 , celle-ci conservant toute son importance malgré son déclin apparent - à titre de « facteur » de la formation de la force la plus importante de la modernité selon Weber : le capitalisme. Chez Schmitt, la visée « cryptothéologique » du théorème de sécularisation est plus nette encore : la pensée politique m o d e r n e est placée dans u n e position d'héritière inconsciente des concepts théologiques. D'une façon générale, le théorème de sécularisation place la pensée m o d e r n e en position de Kulturschuld, de «dette » ou de faute culturelle vis-à-vis de cette tradition dont elle prétendait s'émanciper, et qui lui fournirait en fait la substance m ê m e de sa conceptualité. D'où le s o u p ç o n de substantialisme émis par Blumenberg : toute nouveauté, ici, «n'est q u e » la transformation inaperçue de la substance théologique sousjacente. Cette vision postule u n e « constante » qui résiste à toute historicisation, u n e sorte de « f o n d s » ou de « substance » théologique, qui peut dévoiler ses dimensions multiples à travers l'histoire mais reste elle-même l'absolu auquel il est t o u j o u r s possible de référer les transformations de la pensée et du monde. La catégorie 126
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de sécularisation est-elle séparable de ce postulat? O n peut penser q u e oui, mais il est clair que Blumenberg a dévoilé une fonction polémique cachée de la notion, et qu'il a suscité u n besoin de clarification de s o n sens. Dès son compte rendu de l'ouvrage de Bultmann, Histoire et eschatologie (Geschichte und Eschatologie), Blumenberg avait pointé le faible apport explicatif de la notion de sécularisation et sa dimension de suggestion théologique : « Qu'est-ce qui est véritablement exprimé, lorsqu'on dit que l'idée de progrès contient la pensée de l'accomplissement eschatologique "sous une forme sécularisée" ? Ou bien que la vision kantienne de l'Histoire est "une sécularisation moral(ist)e de la téléologie chrétienne de l'histoire, avec son eschatologie" ? [...] Il me semble que l'historien et le philosophe ne peuvent rien expliquer avec lui; seul le théologien, qui présuppose que certains énoncés très précis sont d'origine transcendante, peut reconnaître ou de ne plus reconnaître cette origine dans telles transformations de ces énoncés, dire qu'on a affaire à une "sécularisation", et suggérer ainsi qu'une appropriation illégitime et une dénaturation seraient en jeu. Lhistorien et le philosophe devront demander si des contenus de la compréhension humaine de soi et du monde ne peuvent se réaliser historiquement aussi bien sous une forme religieuse ou mythique que dans une formulation poétique ou théorique, de telle sorte qu'un énoncé philosophique ne doit pas nécessairement être dérivé d'un énoncé théologique équivalent, même si les deux sont apparus dans un même espace historico-culturel. » Ce «aussi bien q u e . . . » montre que Blumenberg récuse le prestige de « l'antériorité » théologique supposée, et souvent discutable : ainsi l'idée de Providence est-elle, dans la culture occidentale, le fruit de la philosophie stoïcienne avant d'être u n élément d ' u n e théologie chrétienne qui a tenté de conférer u n sens au 127
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temps historique à travers elle. Si les généalogies de l'idée de Progrès y cherchent une source « authentiquement théologique», elles ont tendance à se tourner vers le thème messianique et/ou eschatologique ; mais u n e attention au contenu précis de l'apocalyptique juive et de l'eschatologie chrétienne ne peut m a n q u e r d'observer l'écart incommensurable qui les sépare d'une idée d'une Histoire progressant vers le mieux par le m o u v e m e n t immanent de l'action des hommes.
Substance et fonction dans l'histoire La critique de « l'ontologie de l'histoire substantialiste » que véhicule le concept de sécularisation est aussi e n j e u dans le système de concepts q u e Blumenberg met en place c o m m e alternative à ce travers. Le couple de notions que Blumenberg fait jouer ici, fonction versus substance, provient d'un livre d'épistémologie historique de Cassirer : Substance et fonction12. Cassirer y analysait c o m m e n t u n m o d e de pensée substantialiste, dominant d a n s la science antique et classique, a peu à peu laissé place, dans la science moderne, à u n e attention aux relations qui unissent différentes entités, et à u n e analyse des fonctions qu'elles j o u e n t au sein d'un système : « Lidentité à laquelle la pensée tend, par sa propre progression, n'est pas l'identité de choses substantielles absolues, c'est l'identité d'ordre et de correspondances fonctionnels. Or ceux-ci, loin d'exclure la diversité et la variation, leur doivent d'accéder au sol ferme de la détermination [...] La voie ainsi ouverte par la recherche ne consiste nullement à passer de la pluralité à l'unité, du mouvement au repos; l'inverse, c'est-à-dire l'abolition de la constance et de la simplicité des choses perçues n'a pas moins de justification et de nécessité. » 13 128
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Ces analyses d'histoire des sciences ne valent pas seulement, c o m m e on pourrait le penser, pour le d o m a i n e des sciences de la Nature : la science historique aussi p e u t être tentée de substantialiser son objet, et les sciences de la culture peuvent tendre à éliminer le facteur temporel perturbateur pour dégager l'essence d'une culture. D'un côté, Blumenberg a prolongé les analyses de Cassirer sur le terrain m ê m e de l'histoire des sciences. Ainsi la quête, d a n s les théories antiques, de constantes résistant au « f l u x » du devenir - atomes, idées, formes non-temporelles - peut-elle être comprise c o m m e l'expression de la recherche d ' u n apaisement d u processus de connaissance lui-même : là où la science trouve des atomes, elle peut «s'arrêter», calmer l'inquiétude de ses besoins théoriques et convertir l'être en u n espace à (re) décrire. La volonté d e «stabiliser» le devenir se traduit aussi, dans les sciences de l'esprit ou les sciences humaines, par la quête d'archétypes ou d e structures intangibles, par l'invention d'un substrat caché de l'histoire - ce qui constitue plutôt u n e perte qu'une victoire aux y e u x de Blumenberg. La menace qui guette alors est en effet de « rétrécir l'histoire à la simplicité du toujours-le-même » 14 . Le fait q u e des éléments d'époques différentes présentent des homologies frappantes ne doit pas faire conclure à « l'auto-aliénation d'une substance théologique ». Lopposition fonction/substance se réfracte alors (LN, p. 75 ; LTM, p. 74) d a n s l'opposition entre d e u x concepts clés de l'approche blumenbergienne de l'histoire : Umsetzung, « t r a n s p o s i t i o n » , transplantation, déplacement, et Umbesetzung, « réinvestissement » ou «redistribution» dans un système d e fonctions (au théâtre, on parle d'une « nouvelle distribution » lors d'un c h a n g e m e n t d'acteurs p o u r les rôles). La critique du théorème de sécularisation débouche sur la thèse selon laquelle ce qui est trop f r é q u e m m e n t pensé en 129
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termes de transplantation ou de déplacement d'une « m ê m e » substance devrait être appréhendé c o m m e le réinvestissement de certaines « fonctions » ou de certains « r ô l e s » , d a n s u n système de places, de questions et de réponses. Ces discussions méthodologiques ne trouvent cependant leur sens que dans l'application à des exemples précis, où l'histoire intellectuelle revêt des accents polémiques, des j u g e m e n t s sur le « projet » m o d e r n e ou sur les héritages chrétiens, ce que j'ai appelé ailleurs «la querelle de la sécularisation». Un domaine où Blumenberg développe plus particulièrement la discussion du détail, et où se révèlent également les enjeux décisifs de la discussion, est celui des philosophies de l'Histoire, en particulier la discussion avec Karl Lôwith. Les philosophies de l'Histoire modernes sont décrites par Löwith, d a n s son livre classique, paru en 1949 sous le titre Meaning in History15, c o m m e des formes sécularisées des théologies de l'Histoire placées sous le signe de la Providence. Assurément, les philosophies de l'Histoire modernes ont eu souvent u n tour providentialiste : « r u s e de la Nature» chez Kant, « r u s e de la Raison » chez Hegel, loi des trois états chez Comte même, et jusqu'au développement immanent des forces productives qui accouche de la société sans classes... Mais est-ce que cela fait pour autant de ces philosophies les héritières de la théologie chrétienne? La notion de Providence, rapporte Blumenberg, a d'abord été élaborée dans le cadre héllénistique-stoïcien. La Patristique se l'est appropriée, mais son « retour » dans le discours philosophique doit-il alors être tenu pour un «déplacem e n t » ? La conscience diffuse de cet « e m p r u n t » antérieur explique, selon Blumenberg, la préférence d o n n é e à une autre « source » a u t h e n t i q u e m e n t religieuse, cellelà : l'eschatologie ou le messianisme. 130
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Mais Blumenberg entreprend de montrer l'irréductibilité d e l'idée de progrès à quelque « transposition de Yeschaton » ou du Paradis. Son compte rendu de l'ouvrage de Bultmann, Histoire et eschatologie (Geschichte und Eschatologie), posait d'ailleurs déjà le problème : peut-on prétendre à la fois que, d ' u n côté, l'idée d e progrès dans la philosophie des Lumières, qui est u n «ainsi de suite» indéfini, et, de l'autre, l'avènement d e la société sans classes prophétisé par Marx, qui est censée posséder une « validité ultime », sont des « sécularisations du messianisme » - « cela n e doit-il pas n o u s laisser p e r p l e x e ? » 1 6 Dans tous les cas, on méconnaît des différences fondamentales dans la conception d u temps e n j e u : l'eschatologie fixe u n e fin qui p e u t advenir à tout m o m e n t , et qui peut s'annoncer par des événements cataclysmiques-apocalyptiques ; de ce fait, la chrétienté médiévale priait plutôt pro mora finis, p o u r l'ajournement de la fin... Le progrès, d e son côté, tel q u e le conçoivent les grandes philosophies de l'Histoire modernes, voit dans le temps u n facteur d'accroissement des savoirs et/ou des pouvoirs de l'homme, u n e amélioration i m m a n e n t e des rapports avec la Nature, des rapports sociaux... Lune des conditions de possibilité d'une telle représentation a été la valorisation du rôle d u temps dans la découverte de «vérités» nouvelles, n o t a m m e n t au plan astronomique : la découverte de planètes nouvelles grâce à la lunette astronomique, et le « progrès » d a n s la représentation du cosmos grâce à la révolution copernicienne. Il faudrait également évoquer la découverte géographique d ' u n «nouveau m o n d e » , récompensant l'audace de ceux qui s o n t partis « au-delà des limites » posées c o m m e infranchissables, ou la réhabilitation (antichrétienne) de la curiosité (théorique), inscrite au catalogue des vices par Augustin et les Pères de l'Église, la valorisation de l'originalité contre l'imitation des classiques dans la querelle esthétique des
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Anciens et des Modernes... Autant d'éléments qui montrent l'insuffisance radicale du schéma de sécularisation pour rendre compte de la genèse de l'idée de progrès. Pour autant, il ne serait pas faux de dire que les philosophies de l'Histoire ont « pris la place » des théologies de l'Histoire élaborées par Augustin, Joachim de Flore, Bossuet... ni q u e cette volonté de prendre une place a déterminé u n e certaine « p e n t e » théorique de l'idée de Progrès, sa généralisation «sous tous rapports». Blumenberg réintroduit à cet endroit l'idée d'une « hypothèque de questions » qu'une tradition, une époque lèguent aux temps qui suivent, et auxquelles les pensées ultérieures se sentent tenues de répondre, m ê m e ou surtout si elles veulent ou prétendent « dépasser » ce qui précède. Un cas paradigmatique est la situation du christianisme à ses débuts, d a n s un contexte dominé, pour ce qui concerne le m o n d e lettré occidental, par la culture grecque, métaphysique, avec sa systématicité propre, ses questions et ses réponses. Certains Pères de l'Église se sentent tenus de montrer que christianisme répond à toutes les questions q u e se posaient les philosophies grecques. On a là affaire à une sorte de « pression culturelle » qui fait qu'à u n système philosophico-religieux doit s'opposer u n « nouveau » système, alors qu'au départ, l'Évangile n'a rien d'un système et ne consiste qu'en u n enseignement éthique et religieux succinct. De même, les philosophies modernes de l'Histoire constituent des « tentatives de répondre à des questions médiévales avec les moyens post-médiévaux disponibles », et d'abord à la question du « tout de l'Histoire », encadrée par u n c o m m e n c e m e n t absolu et u n e fin significative, - bien qu'une telle question fût en excès par rapport aux critères « critiques » de la rationalité positive, limitée, etc. Mais il « fallait répondre », pour ne pas 132
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rester « en dessous » de l'eschatologie médiévale, p o u r répondre aux « restes de besoins » q u e l'époque précédente laissait derrière elle. La substance intellectuelle des philosophies m o d e r n e s du progrès n'a ainsi rien à voir avec l'eschatologie chrétienne, elle puise dans u n e vision cumulative du savoir, d a n s u n e interprétation d e la vérité c o m m e fille d u temps, dans u n e interprétation de l'amélioration des conditions de vie matérielle, technique, et des rapports sociaux, etc. ; mais la fonction d e ces philosophies de l'Histoire correspondait peut-être aux m ê m e s « b e s o i n s » : faire que le temps paraisse conduire «quelque p a r t » , q u e les actions justes ne soient pas accomplies en vain, que tout soit compté d'une autre manière... Il n'est guère étonnant q u e cette analyse complexe des rapports entre philosophies de l'Histoire et eschatologie ait pris p o u r cible la présentation classique qu'avait fournie Karl Löwith de la relation entre « histoire mondiale » et « histoire du s a l u t » . Le style d'histoire intellectuelle que pratique Blumenberg, méticuleux jusqu'au luxe des nuances d e détail et attentif aux plus subtiles variations, présente en effet u n fort contraste avec celle que pratique Löwith, plus proche, de son côté, d ' u n genre de « g r a n d récit» qui tente de d o n n e r u n sens « continu » à la succession des figures, suivant le modèle hégélien, marqué par la quête d'une formule dialectique qui rendrait compte des tensions de toute l'histoire : ainsi, écrit Löwith, les philosophies de l'Histoire modernes sont « à la fois chrétiennes et antichrétiennes», d a n s leurs présupposés et leurs résultats, ce qui expliquerait leur prétention contradictoire et explosive à inscrire dans l'immanence de l'histoire u n salut collectif de l'humanité. Blumenberg se situe plutôt dans u n e inspiration néo-kantienne, celle de l'histoire des problèmes et des systèmes de pensée, plus sensible aux discontinuités, au déplacement des 133
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contextes, aux évolutions qui font q u ' u n m ê m e concept aura u n sens différent dans tel ou tel cadre, à l'histoire de la réception... La critique du théorème de sécularisation procède précisément de cette sensibilité a u x différences qui s'insurge contre le « ceci n'est que cela » de tant de formules de sécularisation hâtives. Mais par là, Blumenberg a fait émerger u n e controverse bien plus vaste, non dite, aux enjeux philosophiques et politiques bien plus qu'historiques et érudits : le procès en illégitimité des Temps modernes, l'implicite d'une grande partie de la philosophie allemande au xx e siècle. Mais une fois refusé le substantialisme du théorème de sécularisation, est-on conduit à souscrire à la vision des Temps modernes c o m m e pure rupture, tabula rasa absolue, c o m m e le prétend Carl Schmitt dans sa réplique à Blumenberg (la « deuxième » Théologie politique, écrite en 1969) ? Lidée de rupture historique n'estelle pas naïve au regard de ce q u e nous apprend l'objectivation historique, par exemple sur le cas m ê m e de Copernic, dont Blumenberg montre bien qu'il n'est pas aussi « m o d e r n e » qu'on le croirait volontiers, et qu'il n'était a u c u n e m e n t dans ses intentions de «faire époque » ? « Est-ce q u e la validité de la catégorie d'époque et la rationalité de l'objectivation historique doivent entrer en conflit l'une avec l'autre?», se d e m a n d e ainsi Blumenberg (LN, p. 441 ; LTM, p. 434). Lobjectivation historique a tout loisir de faire apparaître, contre les prétentions à la rupture ou au commencement radical, u n e série de transformations discrètes ou de précurseurs cachés qui conduisent à relativiser tout « tournant » radical. Lobjectivation historique brouille ainsi les seuils d'époque en dévoilant la « préparation des Temps modernes » à l'œuvre dans la Renaissance ou dans le Moyen Âge finissant, en allongeant t o u j o u r s plus la liste des « p r é c u r s e u r s » , des anticipations, des découvertes préparées et annoncées. Le m o n u m e n t a l travail 134
5. LA MODERNITÉ.
d'un Pierre D u h e m sur l'histoire de la théorie physique m o n t r e ainsi u n e transformation beaucoup plus sourde et continue de la théorie, qui se révise peu à p e u , jusqu'à u n basculement dont on croit qu'il advient d ' u n c o u p par méconnaissance d u travail continu de la théorie Blumenberg n u a n c e c e p e n d a n t ce qui lui apparaît, chez D u h e m , c o m m e une vision excessivement continuiste. Mais il est vrai que le sens historique, l'érudition critique développés, dans les Temps modernes, par la construction d'une histoire objective et volontiers démystificatrice se retourne ici contre la conscience de soi des Temps modernes, m a r q u é e par la volonté d e « faire époque » et cédant au m y t h e d'origine du pur acte d'auto-création. Blumenberg évoque ainsi « la contradiction entre la conscience de soi de l'époque au m o i n s dans s o n explicitation philosophique, et s o n nivellement t h é o r i q u e » (LN, p. 5 4 7 ; LTM, p. 535). Ainsi, le questionnement « historial » qui se veut radical se fie sans question à u n concept d'époque qu'il omet d'historiciser : il y a bien des « époques d u concept d ' é p o q u e » , note Blumenberg, il faut mesurer ce q u e notre conception de l'époque doit à la prétention des Temps m o d e r n e s à la rupture et à la volonté de « faire » l'histoire... ne serait-ce que p o u r comprendre c o m m e n t nous p o u v o n s utiliser ainsi « les Temps modernes » en position de sujet grammatical. En u n sens, Blumenberg poursuit ici la discussion des approches des Temps m o d e r n e s développées par Husserl et Heidegger. Avec Husserl, la crise des sciences européennes impliquait u n e « question en retour » vers le t o u r n a n t désigné c o m m e crucial p o u r la transformation d u concept de réalité porté par la physique : le tournant galiléen. Heidegger développe de son côté l'image d'une histoire de l'Être qui se dispense en « époques » successives, d o n t la clé est fournie par la métaphysique ; ainsi l'époque m o d e r n e dévoile-t-elle son essence d a n s 135
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la métaphysique de la puissance dont Descartes livre à la fois l'expression métaphysique et le programme technoscientifique : la maîtrise de la Nature objectivée au profit de la volonté du sujet qui se la représente. Le paradoxe de ces approches critiques du tournant m o d e r n e est qu'elles e m p r u n t e n t plus à la vision moderne de l'Histoire qu'elles ne le croient. Blumenberg met en effet en cause « l'idéalisation négative des Temps modernes dans l'histoire de l'Être [Seinsgeschichte] - qui ne partage peut-être avec la conscience de soi des Lumières que de pouvoir désigner dans le Cogito de Descartes le c o m m e n c e m e n t immémorial de l'époque » (LN, p. 220 ; LTM, p. 217). Il y a bien un tour cartésien de la modernité, ou d u discours de la modernité sur elle-même, d a n s la mesure où Descartes est le philosophe qui a d o n n é aux Temps modernes les catégories par lesquelles s'est construite leur première autointerprétation ; renvoi du passé à une obscurité d'où jaillit la nouvelle vérité, mais dont celle-ci ne provient aucunement, doute hyperbolique vis-à-vis de toutes les opinions héritées et refondation de la certitude sur le sujet et la raison. Blumenberg relève dans le Discours de la méthode la métaphore de la vieille ville médiévale, désordonnée et proliférante, anarchique et pourrissante, qu'il faut mettre à bas pour la reconstruire « d e n e u f » , « sur notre propre fonds », sur u n terrain assaini et selon des règles strictes : ce système d'images, qui traverse tout le Discours de la méthode, « montre le "souci" que ses f o n d e m e n t s inspiraient à une époque débutante, essentiellement au regard de tout ce qui lui avait été transmis» (SF; p. 117). Mais l'historien ne doit pas se laisser fasciner par les figures fondatrices et le « m o n o logue du sujet absolu » au point de méconnaître que la situation m ê m e dont parle Descartes est moins le résultat d'une décision pure que le produit d ' u n e crise des f o n d e m e n t s du savoir médiéval tardif. 136
5. LA MODERNITÉ.
Dans quelle mesure faut-il admettre une représentation de la modernité c o m m e l'avènement de la raison à elle-même par u n e r u p t u r e nette avec u n passé renvoyé au préjugé ou à l'obscurantisme, un r e c o m m e n c e m e n t à partir d e rien, u n e reconstruction sur une tabula rasa ? Si «le c o m m e n c e m e n t absolu, qui inaugure l'histoire, s'interdit à lui-même d'avoir u n e histoire» 1 7 , u n e telle représentation va à l'encontre de l'opposition rationnelle au schéma mythique de la creatio ex nihilo. Or, dans le cas des Temps modernes, «l'idée d ' u n c o m m e n c e m e n t absolu [...] est aussi peu rationnelle que n'importe quelle creatio ex nihilo»18, et elle est battue en brèche par l'histoire savante c o m m e par le souci d e rendre justice au passé, par exemple d a n s la volonté du romantisme d e réhabiliter le Moyen Âge. «La restitution d e "l'historicité" déniée n'est pas encore en elle-même u n contre-mouvement à 1'Aufklärung», n o t e Blumenberg 1 9 , elle p e u t apparaître c o m m e l'application des méthodes des Lumières à leur origine. Le romantisme corrige les illusions de l'autofondation, et approfondit paradoxalement l'application de la raison à sa propre histoire tout en « n i v e l a n t » théoriquement l'époque. C'est ainsi en effet q u e la rationalité critique, à travers l'historicisme, nivelle l'époque dont elle est censée être la m a r q u e : il y a de la raison ailleurs, dans le passé, dans la religion, d a n s le « primitif» - les sciences h u m a i n e s ont d'ailleurs largement pris le relais du r o m a n t i s m e dans sa tâche rationnelle de montrer la richesse de toutes les « pensées sauvages » et les rationalités cachées derrière l'apparence de superstition, de préjugé, d'étrangeté « archaïque » ou « exotique ». Sur le plan de l'histoire de la philosophie, il convient de se méfier des « gravures trop bien d é c o u p é e s » et du «besoin en images fortes de ceux qui aimeraient être sujets de l'histoire» (LN, p. 5 3 6 - 7 ; LTM, p. 524-5), besoin qui part à la recherche d'une 137
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incarnation visible d u divorce des esprits et des époques, u n e « figure-limite » : « Colomb et Luther, Copernic et Descartes semblaient proposer u n e telle matérialité», note Blumenberg (LN, p. 5 4 6 ; LTM, p. 534) : ce sont là les figures auxquelles reviennent sans cesse les célébrations des Temps modernes c o m m e les philosophies de l'Histoire, et m ê m e de l'histoire de l'Être. Or, c o m m e pour Copernic, dont Blumenberg fait apparaître l'inscription dans u n champ de problèmes et d'intentions « m é d i é v a l » , la pensée de Descartes peut être largement resituée dans ses rapports avec la scolastique tardive (comme l'ont montré E. Gilson ou J.L. Marion) ou, selon Blumenberg, avec le nominalisme, c o m m e on le verra. Pour prolonger et assurer les Lumières d a n s leur effort inachevé, il faut reconnaître, contre les dénis d'héritage, l'insuffisance de leur compréhension des conditions historiques de l'acte fondateur de la modernité dans son rapport avec un «besoin de certitudes» de provenance théologique et métaphysique. Mais pour Blumenberg, il ne s'agit pas d'opposer cette genèse occultée de la modernité à ses illusions inaugurales pour ruiner la légitimité des Temps modernes : au contraire, cette crise d'origine doit être restituée, dans la richesse même des constructions théologiques qu'elle comporte, pour mieux résister à certaines utilisations (crypto) théologiques et antimodernes des difficultés et des faiblesses liées aux prétentions à l'autofondation dans l'histoire. Blumenberg invite ainsi à se détacher d'une vision du début des Temps modernes comme « m o n o logue d'un sujet absolu», et à comprendre la nouvelle époque commençante c o m m e le «système des efforts déployés pour répondre dans u n nouveau contexte à des questions adressées à l'homme du Moyen Âge», ce qui entraîne de « nouvelles exigences d'interprétation de ce qui avait certes la fonction d'être u n e réponse, mais 138
5. LA MODERNITÉ.
qui ne s'est pas présenté c o m m e telle ou qui s'est m ê m e caché de l'être» (LN, p. 4 4 2 ; LTM, trad. fr., p. 435).
Absolutisme théologique et auto-affirmation humaine : une crise des fondements D'où vient le «besoin de certitudes» qui se manifeste à l'aube des Temps modernes et qui ne paraît plus se contenter de la garantie divine et des réponses chrétiennes et scolastiques aux questions morales, scientifiques et intellectuelles fondamentales? Quelles impulsions ont permis le déploiement de la curiosité théorétique et d e la science de la Nature ? La réponse de Blumenberg p e u t surprendre : ce qui provoque le m o u v e m e n t d'affirmation de soi de la raison est u n e certaine radicalisation théologique de la puissance et de la volonté divine. La deuxième partie de La Légitimité des Temps modernes montre l'effet paradoxal de 1'« absolutisme théologique», qui aurait rendu non seulement possible mais en u n sens nécessaire un m o u v e m e n t réactif d'« autoaffirmation h u m a i n e » . Blumenberg insiste ainsi sur l'importance d u nominalisme à la fin d u Moyen Âge, d a n s la mesure où ce courant de pensée a voulu « p o u s s e r [l'homme] à une capitulation sans condition dans l'acte de foi». Ainsi de la souveraineté absolue de Dieu : volonté insaisissable et opaque, potentia absoluta, le Dieu du nominalisme et ses « décrets » se situent au-delà de toute tentative d e compréhension par l'esprit h u m a i n . Tout ce qui est fait peut être défait, toute loi p e u t être suspendue, nulle garantie ne doit être attendue de Dieu, dont l'entendement est incommensurable au nôtre et d o n t dépend p o u r t a n t entièrement notre salut. O n comprend q u e Blumenberg puisse qualifier le nominalisme de « système d'inquiétude extrême de l'homme par rapport 139
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au i n o n d e » , d a n s Ja mesure où sont détruits tous les appuis et toutes les garanties que l'homme pourrait trouver dans le monde, tant d a n s le domaine du savoir que dans celui des signes de son salut. « Les Temps modernes ont commencé en effet non pas comme époque du Dieu mort, mais comme époque du Dieu caché, du Deus absconditus et un Dieu caché est pragmatiquement presque équivalent à un Dieu mort. » (LN, p. 404; LTM, p. 399) Ainsi la théologie d u nominalisme médiéval tardif, avec son accent mis centralement sur la prédestination et la liberté totale de la volonté de Dieu, identique p o u r nous au hasard, a-t-elle favorisé u n « r a p p o r t de l'homme au m o n d e d o n t la conséquence aurait pu être formulée par le postulat q u e l'homme avait à se comporter c o m m e si Dieu était m o r t » (LN, p. 4 0 4 ; LTM, p. 399). La construction scolastique, qui permettait de concilier le modèle grec du cosmos c o m m e o r d o n n a n c e m e n t divin et l'échelle théologique des créatures, est alors ébranlée. Toute téléologie étant vidée du m o n d e , toute assurance mondaine étant perdue p o u r l'homme, il ne lui reste qu'à s'affirmer dans u n e réalité indifférente, avec ses propres forces. On voit ici se nouer le lien, essentiel à la genèse des Temps m o d e r n e s p o u r Blumenberg, entre « absolutisme théologique » et «auto-affirmation h u m a i n e » : c o m m e l'a observé Odo Marquard, dans l'interprétation de Blumenberg, les Temps m o d e r n e s sont bien théologiquement provoqués, « mais le théologique ne fonctionne pas directement, comme position, mais indirectement, comme trauma : là où Dieu devient celui qui anéantit le monde, le monde doit être défendu sans lui et contre lui (de façon extérieure à la théologie, de façon neutre ou antithéologique) » 20 . 140
5. LA MODERNITÉ.
La dé-divinisation complète de l'univers ouvre aussi u n nouvel espace de jeu p o u r la curiosité h u m a i n e : si « le m o n d e c o m m e création [n'est] plus lisible c o m m e expression de la prévenance divine rapportée à l'homme » (LN, p. 4 0 3 ; LTM, p. 398), il devient possible de l'explorer dans tous ses recoins et dans toute son étendue sans secret. Le microscope et la lunette montreront q u e cette curiosité, considérée comme u n vice par la théologie médiévale d'inspiration augustinienne, p e u t être récompensée par un élargissement de l'Univers connu et légitimeront par là la « nouvelle prétention d e vérité » qu'a établie Copernic. Mais au-delà de la curiosité, n'est-il pas paradoxal de faire reposer la légitimité d'une époque dans s o n r a p p o r t . . . au f u t u r ? Dans la seconde Théologie politique (1969), répondant aux critiques adressées par Blumenberg à son usage du concept de sécularisation, Cari Schmitt pointait la difficulté : l'idée d e légitimité impliquait traditionnellement la référence à u n e source, c'està-dire à u n passé fondateur. C o m m e n t conférer u n e légitimité à ce qui se pose n o n seulement en rupture avec le passé, mais à ce qui veut ou prétend s'auto-fonder ? Y a-t-il u n sens à parler d'une « légitimité par le nouveau » ? Il est clair que p o u r le juriste catholique, il s'agit là d'une sorte d'aberration : Blumenberg, écrit Schmitt, a « mis sur la tête » le concept traditionnel de légitimité. En toute rigueur, ajoute-t-il, il aurait pu et d û parler plutôt de légalité, c'est-à-dire de conformité à u n système (contemporain) de normes, là où la légitimité est indissociable d'une durée, d'une tradition. Mais Schmitt y voit u n signe, un aveu : il reformule ainsi les thèses de Blumenberg p o u r en faire ressortir ce qu'il discerne c o m m e u n e agressivité latente, qui « exprime » bien quelque chose de la modernité : précisément u n e agressivité à l'égard du passé, u n e volonté de faire table rase de la théologie, et m ê m e de refuser tout legs, toute 141
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dette, toute légitimation par la tradition, toute « sécularisation» enfin, c'est-à-dire m ê m e tout héritage ou reprise de la religion sur un autre plan. Schmitt formule ce programme d'émancipation p r é t e n d u m e n t rationnel c o m m e une sorte de surenchère folle dans la novation (en jouant sur le fait q u e Temps modernes se dit en allemand Neuzeit, « temps nouveau ») et d a n s la destruction non seulement de l'ancien, du passé, mais de toutes les traces du passé, - la quête effrénée du novum linit dans le nihil, dans le nihilisme de la négation de tout donné. Voici ce morceau de rhétorique quasi expressionniste : « il n'y a plus que du novum ; toutes les déthéologisations, les dépolitisations, les déjuridicisations r les désidéologisations et autres dé- quelque chose qui vont dans le sens d'une tabula rasa disparaissent ; la tabula rasa se dé-tabularise elle-même, et sombre en même temps que la table ; la science nouvelle, purement mondaine et humaine, est le procès-progrès ininterrompu d'un élargissement et d'un renouvellement du savoir, confinés dans le purement humain et mondain et provoqués par une curiosité humaine sans limites » 21 . La négation des p h é n o m è n e s de sécularisation en tant qu'ils impliqueraient de reconnaître u n e « dette culturelle» aboutirait ainsi à renverser la thèse théologique d'une creatio ex nihilo p o u r d o n n e r lieu à la figure monstrueuse d'une « création du rien c o m m e condition de possibilité de l'autocréation d'une mondanité sans cesse nouvelle » 22 . Cette attaque est paradoxale lorsqu'on considère l'attention de Blumenberg pour le passé, sa valorisation du « retard » comme manière de prendre le temps des détours, de la culture et de la réflexion, par opposition à la valorisation absolue du neuf et de l'accélération qui caractériserait la technique. Sur ce point, Blumenberg n'est pas si éloigné d'une certaine critique schmittienne des «accélérateurs» à tout prix, mais sûrement pas au 142
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point d'adhérer aux philosophies de la contre-révolution qui n o u r r i s s e n t l'attaque des concepts politiques m o d e r n e s d a n s la Théologie politique (Bonald, De Maistre, D o n o s o Cortés). C'est u n e lecture (sans d o u t e sciemment) erronée qui interprète la critique par Blumenberg d u théorème de sécularisation c o m m e aboutissant à la négation de tout héritage et de toute trace d u passé, de toutes les représentations et des schèmes religieux dans la m o d e r n i t é : il s'agit plutôt de m o n t r e r le caractère incertain des hypothèses de sécularisation et les arrière-pensées qui conduisent souvent à les tenir p o u r acquises alors qu'elles ne présentent a u c u n e garantie de vérification. Néanmoins, Blumenberg est ainsi amené par Schmitt à préciser son concept de légitimité, et d'abord à préciser qu'il s'agit d'une légitimité historique, située : on ne parle de légitimité q u e lorsqu'il y a contestation, contestation d'une légitimité, d'une forme, d'un projet - et peut-être quand il y a crise. C'est de la crise de l'absolutisme théologique, porté à l'absurde par la doctrine de la puissance divine absolue, que procède u n « rationalisme h u m a i n » qui tire de soim ê m e sa légitimité : en ce sens, les Temps modernes ont été contraints d'inventer leur propre mode de légitimation, u n m o d e qui consiste m o i n s à indiquer ses sources qu'à faire valoir ses effets. C'est ce m o d e de valorisation par l'effet que Schmitt récuse q u a n d il veut à toute force rapporter le présent politique à des sources théologiques qui seules lui donneraient consistance, mais u n e consistance fragile, parce q u e dérivée.
Une approche différentielle du seuil d'époque Si « le zèle historique a provoqué l'usure des figures fondatrices» (LN, p. 5 4 6 ; LTM, p. 534), si les «prétendues conquêtes spécifiques de la m o d e r n i t é » se s o n t 143
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avérées déjà présentes ou en germe au xm e siècle, voire dans l'Antiquité tardive alexandrine, la coupure d'époque est moins nette, elle ne se réduit pas à u n e date ni ne s'incarne dans u n e figure, mais il ne faut pas p o u r autant renoncer à la saisir «différentiellement», « e n dessous de la surface de la chronologie et des événem e n t s » , écrit Blumenberg (LN, p. 5 4 4 ; LTM, p. 533). En effet, si le seuil d'époque est un limes imperceptible, il y a pourtant bien des « indices qui empêchent l'historien de niveler les événements historiques en u n e uniformité où tout serait toujours pareil, et d o n c l'empêchent de croire à tort que tout peut arriver n'importe q u a n d » (LN, p. 5 3 5 ; LTM, p. 523). Pour saisir cette frontière d'époque, il est nécessaire d'écouter au moins deux témoins : la dernière partie de La Légitimité des Temps modernes s'attache ainsi à approcher le seuil d'époque à travers l'écart entre Nicolas de Cues, qui voit le m o n d e c o m m e le fruit d'une « auto-limitation de Dieu » et Giordano Bruno, qui pense l'univers c o m m e «auto-création de D i e u » . Le rapprochement fait apparaître l'interpolation de l'événement copernicien. les «cadres c o n g r u e n t s » , la c o m m u n a u t é de questions montrent la distance d a n s les réponses : le métaphysicien du xv e siècle tente de saisir u n e dernière fois la réalité dans u n e conceptualité médiévale conséquente, m ê m e si celle-ci implique u n e critique radicale de la scolastique, tandis que le moine errant, du xvi e siècle finissant, célèbre la réalité nouvelle, l'infinité des mondes, se projetant par là « en dehors du Moyen Âge, mais [... ] il n'a pas encore découvert les formules fondamentales de la m o d e r n i t é » (LN, p. 6 4 5 ; LTM, 630). C'est précisément cette position « liminaire » qui fait tout l'intérêt de leurs pensées pour u n e approche de la transformation qui les sépare : « aucun des deux n'a fait époque, aucun des deux n'est fondateur d'époque (Epochenstifter). Pourtant, ils sont 144
5. LA MODERNITÉ.
tous deux remarquables par leur rapport au seuil d'époque. Cette relation ne peut être saisie avec eux ou à partir d'eux, mais par l'interpolation entre eux. [... ] Si l'on met le Cusain [Nicolas de Cues] et le Nolain [Giordano Bruno] côte à côte, il devient aussitôt évident qu'ils ne peuvent avoir été l'un à côté de l'autre. » (LN, p. 555 ; LTM, p. 543) Cette approche « différentielle » d e la modernité et du seuil d'époque fera alors jouer des comparaisons fines p o u r essayer de saisir ce qui fait que Nicolas de Cues est fondamentalement « pré-copernicien » et Giordano Bruno essentiellement «post-copernicien». Le premier cherche à sauver u n e conceptualité médiévale avec des hypothèses qui se tiennent à l'extrême limite d'un langage où Dieu peut s'articuler au m o n d e , d é n o n çant le faux savoir scolastique au profit de la « d o c t e ignorance», tandis q u e le second pense u n Univers infini et homogène, où l'événement de l'Incarnation risque de perdre tout sens privilégié - raison principale pour laquelle il finira au bûcher.
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CHAPITRE 6
Des transformations du concept de réalité et de leurs conséquences poétiques et rhétoriques
Depuis le XVIII e siècle, l'esthétique est d e v e n u e u n e discipline propre, p o u r v u e d ' u n e certaine a u t o n o m i e . Mais cette « entrée de l'art d a n s le d o m a i n e d e l'esthét i q u e » , évoquée par Heidegger d a n s « l ' é p o q u e des "conceptions d u m o n d e " » (Holzwege), et c o m p r i s e c o m m e la traduction d ' u n e a p p r o c h e m a r q u é e par la t h é m a t i q u e m o d e r n e de la subjectivité, s'inscrit d a n s u n e histoire d a n s laquelle la d é t e r m i n a t i o n d e s « fins de l'art» n'est pas séparable de l'évolution des représentations des n o t i o n s d'imitation, de réalité, de possibilité, de fiction... Les a p p o r t s les p l u s nets de Blumenberg à la théorie littéraire et e s t h é t i q u e se s i t u e n t a s s u r é m e n t d a n s les é t u d e s qu'il a consacrées à l'histoire de ces n o t i o n s de « réalité », d e « N a t u r e », d e « création », mais aussi de « t e c h n i q u e » , et à la façon d o n t elles d é t e r m i n e n t en r e t o u r la c o n c e p t i o n de l'art, sa fonction d'imitation, d'idéalisation ou au contraire de «saisie b r u t e » d u « r é e l » , - et par là les n o t i o n s de « r é a l i s m e » , d e « naturalisme », etc. 146
6. D E S TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ...
« L'imitation de la Nature. » Sur la préhistoire de l'idée de l'homme créateur Larticle de 1957 sur « "Limitation de la Nature" ou les antécédents de l'idée de l'homme créateur » (« "Nachahmung der Natur". Zur Vorgeschichte der Idee des schöpferischen Menschen ») explore ainsi la caractérisation de l'art comme «imitation de la Nature», issue de la philosophie grecque, et tente de rendre compte de l'histoire des antécédents et des conditions de l'idée moderne de l'homme comme « créateur » d'une « réalité » artistique nouvelle, non naturaliste. Dans la perspective grecque, note Blumenberg, « t o u t le possible est déjà là, et p o u r l'œuvre de l'homme il ne reste aucune idée n o n réalisée ». D a n s ce contexte, la technê n e peut qu'imiter et « accomplir » ce que la Nature lui montre déjà, et Aristote détermine la poétique à partir du concept de mimesis. « Là où l'étant c o m m e tout est absolu, il ne p e u t y avoir d'"enrichissement" de l'être, m ê m e par Dieu. La volonté n'a pas de puissance d'être ; elle ne peut vouloir que ce qui est déjà. » Blumenberg étudie la façon d o n t cette conception métaphysique de la physis se répercute dans la poétique d'Aristote, et les ruptures qui ont rendu possible l'émergence d'un nouveau concept de réalité, corrélé à l'idée d'une volonté créatrice à partir de rien, et à u n nouveau concept de puissance. Il souligne en particulier la brèche constituée par l'idée du Dieu créateur, qui ne recoupe pas l'image platonicienne du Dieu démiurge créant le m o n d e en « imitant » les idées. «Lhistoire de la destruction et du déracinement de l'idée de mimesis est [...] un processus qui a été inauguré par des idées nouvelles, extérieures, à savoir par des idées théologiques ; non pas la simple idée biblique, mais la nouvelle interprétation de l'être qui a été peu à peu construite à partir d'elle. Il a fallu ainsi que le 147
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concept de toute-puissahce entre en contact avec le concept d'infinité (ce qui n'était pas encore le cas chez saint Augustin) pour que se dessine l'idée d'une "noncongruence entre être et Nature". »1 Blumenberg voit s'opérer cette liaison au xi e siècle, et suit ses effets tels q u e divers théologiens en tirent les conséquences : facticité de ce monde-ci, contingence, puisqu'un autre m o n d e aurait pu être créé et q u e la création de celui-ci parmi u n e infinité de possibles est due à un acte de volonté insondable. C o m m e dans La Légitimité des Temps modernes, Blumenberg s'intéresse en particulier à l'élaboration nominaliste de la notion de potentia absoluta, et s'attarde sur les conceptualisations modernes du « possible » en tant qu'objet du choix de la volonté de Dieu et, à son échelle, de l'homme, chez Descartes et Leibniz. La doctrine leibnizienne des m o n d e s possibles a eu un impact notable sur les théories esthétiques, par exemple dans L'art poétique critique (Critische Dichtkunst) de 1740 de Breitinger, qui fait de la poésie « u n e imitation de la création et de la Nature n o n seulement en tant que réalité, mais en tant q u e possibilité». Le caractère de «possibilité réalisée» de la Nature est accentué d a n s sa dimension « facticielle » et contingente au xix e siècle. Si la Nature perd son aura de modèle, l'art « n'est plus rapporté à u n autre être, exemplaire, il est lui-même cet être exemplaire pour les possibilités de l'homme : l'œuvre d'art ne veut plus signifier quelque chose, mais être quelque chose» (ibld., p. 45). Néanmoins, cette nouvelle conception de l'art, dont Blumenberg trouve u n e expression chez Paul Klee, retrouve les problèmes que son «dépassement de l'idée de mimesis » n'annule pas, mais déplace : ce q u e le créateur crée reste « d e » l'Être, et peut-être «les miroitements infinis d'une figure fondamentale de l'Être». Lart moderne fait signe ainsi vers u n e possible et paradoxale «essentialisation du hasard». 148
6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ...
Larticle de 1964, « Concept de réalité et possibilité du r o m a n » , déplace l'interrogation vers les conditions de possibilité du genre romanesque et sur le concept de « réalité » qu'il implique. « Poser la question de la possibilité du roman comme une question ontologique [...] signifie aussi interroger une nouvelle ambition de l'art, sa prétention non plus à présenter seulement les objets du monde, non plus seulement à imiter le monde, mais à réaliser un monde. Un monde, rien de moins : c'est là le thème et l'ambition du roman. »2 U n e telle prétention aurait été n o n seulement démesurée mais dénuée de sens pour u n e pensée antique référée au modèle d e la Physis, u n ordre naturel et cosmique u n i q u e et nécessaire, vu comme harmonie parfaite que l'activité humaine, technique ou artistique, ne peut chercher qu'à imiter p o u r en approcher la perfection, par la mime sis. ^apparition du roman suppose u n e tout autre conception du possible, de l'homme créateur, de la Nature «inachevée»... u n type de représentations inconcevable sans la césure théologique du Dieu biblique conçu comme volonté créatrice du monde. O n rejoint par là l'article sur l'imitation de la Nature, Blumenberg soulignant à nouveau l'importance p o u r l'esthétique des notions de volonté divine toute-puissante d a n s le choix des possibles et de « m o n d e possible», donc d'une idée de m o n d e comme série parmi d'autres possibles, q u ' u n esprit peut choisir et porter à l'existence... Si u n m o n d e a été créé par Dieu, qui aurait pu en créer d'autres, l'imagination du romancier est libre à son tour de faire varier le monde, à l'infini. Le roman est rattaché par Blumenberg au concept de réalité comme cohérence d'un contexte : «le concept de réalité du contexte des p h é n o m è n e s présente u n e réalité qui n'est jamais définitivement assurée, mais toujours en train de se réaliser et en instance de confirmation». Le roman exprime 149
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exemplairement cet « horizon de consistance ouverte, qui est toujours en attente de nouvelles opérations et de nouvelles mises à l'épreuve», à travers «le malaise et l'insatisfaction qui se font presque toujours sentir dans l'histoire d'un roman » 3 . La « recherche de nouvelles garanties » n'est pas seulement le m o t d'ordre postmédiéval de la philosophie moderne en son instauration « dramatique » par Descartes, elle est aussi latente dans le roman, fruit d'une certaine crise qui transparaît, par exemple, dans le sort ironique et erratique de Don Quichotte en quête d'un monde de valeurs perdu. Dans sa Théorie du roman, Georg Lukacs parlait du roman comme de « l'épopée d ' u n m o n d e sans dieux » 4 . Blumenberg note u n e certaine correspondance entre ses propres thèses et cette formule fameuse : le renouvellement de l'épopée, sa valeur de mesure absolue se sont brisées sur « une compréhension de la réalité pour laquelle le m o n d e était devenu un monde, le cosmos un Universum». Autrement dit, le roman est l'épopée d'un m o n d e qui ne se pense plus comme le seul monde, mais comme un m o n d e possible réalisé, parmi d'autres possibilités, d'autres mondes possibles. Or cette conception de la réalité présuppose u n e théologie de la création bien différente de l'interprétation du cosmos comme ordre parfait en soi, tel qu'il forme l'arrière-plan cosmologique de l'épopée. « Le roman ne pouvait pas être une "sécularisation" de l'épopée après la dédivinisation du monde, au contraire, c'est précisément à la théologisation du monde que remonte sa contingence, la facticité de l'article indéfini, l'afflux des possihilia. »3 Outre le lien entre l'idée d'une création dépendante d'une volonté et d'une puissance de choix et la forme du roman, avec le soupçon d'arbitraire («la marquise rentra à cinq h e u r e s . . . » ) et la fréquence de l'ironie caractéristiques de ce genre, Blumenberg souligne l'importance du thème métaphysico-théologique, devenu aigu à l'âge 150
6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ...
classique, de la non-fiabilité des signes, qui auraient besoin d'une garantie divine : le «concept médiéval de réalité garantie par u n e transcendance » a fait émerger u n soupçon, une crainte dont la forme hyperbolique (méthodiquement mise en jeu, u n e fois encore, par Descartes pour dégager u n nouveau concept de réalité) est celui d'une tromperie universelle, d ' u n m o n d e où les signes ne correspondraient jamais aux choses. À cette dimension de doute, à cette potentialité d'un monde entièrement trompeur, le roman ajoute un approfondissement de l'autoaffirmation moderne de la subjectivité, esthétiquement traduite dans la forme des « r o m a n s polyphoniques», où différentes versions du « monde » se livrent et s'affrontent avec u n degré égal, et indécidable, de plausibilité. O n comprend d o n c m i e u x «la prédominance du roman dans la réalisation des idées esthétiques fondamentales des Temps m o d e r n e s » 6 si l'on voit qu'il se c o n f o r m e à la dimension d'ouverture et de malaise c o n t e n u e dans ce concept d ' u n e réalité indéfiniment en instance de confirmation intersubjective, d o n t l'envers est l'ouverture indéfinie d'un possible angoissant : le roman montre 1' « élargissement du domaine d u possible de l'homme»7. Cette exploration du possible h u m a i n est d'ailleurs ce qui confère au roman sa valeur d'exploration éthique, de réflexion ouverte sur les vies possibles, les choix possibles, le tremblement des normes face aux réalités, etc. Mais c'est aussi d a n s son souci d ' u n certain réalisme, d'un rapport à u n e réalité construite c o m m e u n m o n d e cohérent, q u e l'histoire du roman est significative, j u s q u e dans ses expérimentations-limites : le concept de réalité c o m m e consistance interne et contexte inter-subjectif peut se heurter au concept de réalité c o m m e résistance du d o n n é . Ainsi, d a n s Uhomme sans qualités de Musil, «l'accroissement de l'exactitude du récit conduit à ce que l'impossibilité du récit même trouve sa présentation. 151
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Mais cette impossibilité est éprouvée, de son côté, comme le signe d'une résistance insurmontable de la réalité imaginaire à sa description, et conduit dans cette mesure le principe esthétique relevant du concept de réalité de la consistance immanente vers un point où il se renverse en un autre concept de réalité » 8 . En poussant son principe de description et d'exactitude jusqu'à l'hyperbole où il accentue la limite de l'exhaustivité possible de toute description, le roman ne s'abolit pas, mais atteint une réflexivité ironique. Blumenberg a également abordé de nombreuses œuvres littéraires, sous l'angle de la réception, de la poétique ou de la transformation du mythique dans les formes littéraires modernes (un de ses premiers articles portait ainsi sur « Kéthique et le mythe de l'Amérique chez Faulkner »). Dans Travail sur le mythe, c'est notamment l'Ulysse de Joyce qui fait l'objet d'un commentaire où les conditions de la réception apparaissent dès la conception et la production de l'œuvre : cette « Odyssée de la trivialité », qui joue précisément de la trivialisation du mythe et de sa dimension héroïque, ne peut être véritablement appréciée que par u n public d'herméneutes, capables de déchiffrer ce jeu avec la matrice mythique, où le parcours de pubs en toilettes m i m e sur un m o d e bien différent les étapes d'Ulysse, d'îles en grottes. Ehorizon de la réception de l'œuvre en tant que variation ironique sur le mythe et sur l'impossibilité m o d e r n e du mythe détermine ici sa production. « L'Ulysse [de Joyce] doit être lu contre les prétentions à l'intégration et à l'exhaustion, et il ne peut l'être que par des herméneutes nés. Cependant, c'est là un groupe si important, dans un monde déchargé de l'esclavage par le mécanique, qu'il vaut de plus en plus la peine de n'écrire que pour lui et selon les règles de cette confrérie. Avec Joyce commence une littérature dans laquelle les faiblesses concernant l'habileté classique en 152
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matière d'énonciation poétique, d'invention, de construction, de narration ont été renversées en maestria de l'écriture pour son propre culte (Eigenweihte) : une industrie de production pour une industrie de réception. Ce public professionnel a une disposition pour quelque chose qui n'a été accepté dans l'histoire de l'humanité que dans des conditions cultuelles : l'ennui. » (AM, p. 93) U n complément à l'histoire de la réception de la culture impliquerait sans d o u t e d'ajouter, aujourd'hui, que cette acceptation tend à se dissiper, et qu'en ce sens, la poursuite du processus de sécularisation ruine peutêtre cette disposition qui rendait le public cultivé capable d'accepter de s'ennuyer par dévotion envers l'art.
La Nature comme norme fictive : l'aveu de Rousseau Blumenberg montre bien, à travers ces études, q u e l'histoire culturelle de l'art et de la littérature doit inclure u n e histoire des concepts théologiques qui ont remodelé les idées de « réalité », de « m o n d e », de « puiss a n c e » , d'imagination, de création, etc., de m ê m e qu'elle doit évidemment prendre en vue les évolutions scientifiques et techniques qui ont remodelé l'idée de « n a t u r e » , de « r é e l » , etc. La situation m o d e r n e d ' u n m o n d e ambiant h u m a i n entièrement refaçonné par «l'art» devrait avoir des effets considérables sur la c o m p r é h e n s i o n du sens de l'art, de la rhétorique, de la technique m ê m e : si la c o n d a m n a t i o n traditionnelle de la rhétorique reposait sur u n e conception de la réalité c o m m e « n a t u r e » , et sur l'opposition « res, non verbal » (un trait rhétorique, «l'interdit de toute rhétorique [étant] u n processus r h é t o r i q u e » 9 ) , «les difficultés m o d e r n e s de la rhétorique à l'égard de la réalité résident 153
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en b o n n e part en ceci q u e cette réalité n'a plus de valeur d'appel, parce qu'elle est de son côté le résultat de processus artificiels» 1 0 . C o m m e n t penser la rhétorique sans « dehors » ? La question croise ici la critique q u e Blumenberg a développée de l'approche heidéggerienne de la technique (encore présente d a n s l'article de 1951 « Le Rapport entre technique et Nature comme problème philosophique», «Das Verhältnis vom Technik und Natur als philosophisches Problem ») c o m m e de l'approche husserlienne du m o n d e de la vie. Mais elle invite aussi à reconsidérer le statut des vérités scientifiques : « aussi longtemps que la philosophie a voulu poser des vérités éternelles, des certitudes définitives au moins en perspective, le consensus comme idéal de la rhétorique, l'accord comme résultat de la persuasion obtenu par rétractation, ont paru suspects». 11 Or on peut ici mettre le doigt sur l'un de ces changements qui ont d o n n é à la rhétorique u n e nouvelle importance : l'image de la science s'est modifiée, sa dimension de processus indéfini de révision, de réfutation, de critique l'emporte sur l'image antique d'une théoria accomplie et statique des sphères supérieures de l'être. En ce sens, il faut faire un pas de plus par rapport à Aristote : la rhétorique ne porte pas seulement sur ces affaires humaines contingentes où l'on a affaire à des passions et à un futur ouvert, tout en n'ayant plus lieu d'être lorsqu'on aborde les régions supérieures de l'être que sont le m o n d e supralunaire, les êtres parfaits que sont les astres ou Dieu. Partout où il y a du discours, il y a de la rhétorique, y compris dans la sphère de la connaissance scientifique. Blumenberg souligne ainsi, avec Thomas Kuhn, la dimension rhétorique de tout « paradigme » scientifique (stabilisé dans et par «la rhétorique des académies et des m a n u e l s » ) , tout en marquant la différence entre science et rhétorique par leur rapport respectif au temps : « la science peut 154
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attendre, ou se tient sous la convention de pouvoir attendre, tandis q u e la rhétorique présuppose la contrainte à l'action de l'être déficient c o m m e élément constitutif de sa situation » 12 . U n e autre transformation, qui a conféré ou devrait conférer à la rhétorique u n e valeur cardinale p o u r la pensée contemporaine, tient à la difficulté présente qu'il y a à invoquer, dans le d o m a i n e social ou politique, u n e « nature des choses » ou u n e « Nature » tout court, q u e l'on pourrait opposer au (x) discours ou à la technique c o m m e « revêtements » h u m a i n s et artifices rhétoriques. Uhistoire de la philosophie politique m o d e r n e offre u n e illustration éclatante de ces difficultés. Dans l'article «Approche anthropologique de l'actualité de la rhétorique », Blumenberg évoque la volonté hobbesienne de conférer à la politique des f o n d e m e n t s scientifiques ; on pourrait rappeler à cet égard la dédicace au comte de Devonshire, placée au d é b u t du De Corpore, d a n s laquelle Hobbes dresse u n parallèle entre la nouvelle physique, fondée par Galilée, et la nouvelle science de la société civile, dont le fondateur serait... Hobbes luim ê m e : « la physique est u n e science très récente. Mais la philosophie de la société civile est plus récente encore : elle n'est pas plus ancienne que m o n De Cive»13. Inapplication d e la m é t h o d e résolutivecompositive à la société civile ouvrirait enfin la politique à sa compréhension rationnelle. Et significativement, Blumenberg remarque que d a n s De Cive : « l'une des plus importantes objections contre la démocratie tient à ce que la démocratie ne peut se passer de rhétorique, et par conséquent qu'elle atteint ses décisions davantage à travers les impulsions de l'âme (impetu animi) qu'à travers la juste raison (recta ratio), parce que ses orateurs ne suivent pas la "nature des choses" mais les passions du public » H .
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Blumenberg lit ici Hobbes comme un représentant de l'absolutisme c o m m e «décision» contre l'irrationalité démocratique, mais aussi comme u n représentant de la rhétorique politique de l'antirhétorique : « l'exemple de Hobbes montre que l'antirhétorique est devenue, dans les Temps modernes, l'une des plus importantes figures destinées à prendre sur soi la responsabilité des duretés du réalisme, qui promet d'être la seule voie à la hauteur de la gravité de la situation humaine - ici dans son "état de nature" [...] » 15 Dans le chapitre X du De Cive, la « pathologie hobbesienne de la rhétorique » reconduit explicitement l'agitation des passions à « l'usage métaphorique des m o t s » , ou, en ce qui concerne les conclusions politiques, à une mésinterprétation des métaphores et des figures de la Bible : la métaphore est présentée c o m m e «adaptée aux passions», et par conséquent c o m m e «très éloignée d'une vraie connaissance des choses». On pourrait presque dire que dans le système de Hobbes, la métaphore est la passion du langage, le m o m e n t où celui-ci n'est plus gouverné par la recta ration, mais où les émotions et les passions p r e n n e n t la parole. À cet égard, Rousseau a, comme souvent, repris Hobbes pour le renverser : si les métaphores et les tropes sont u n e expression des passions, alors il faut conclure qu'elles ont été la forme première, «naturelle», du langage : «les premiers mots furent des tropes», «le langage fut d'abord p o é t i q u e » . . . Mais ce n'est pas là un mal pour Rousseau : Hobbes tient l'état de nature pour mauvais parce qu'il y a projeté des passions qui ne peuvent s'être développées que dans u n état social sophistiqué et, aux yeux de Rousseau, perverti : ces sociétés, les nôtres, dans lesquelles des passions mauvaises c o m m e l'envie, le désir de l'emporter, la flatterie, la violence se sont installés dans le c œ u r des 156
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h o m m e s . Dans sa critique d e l'éloignement d'un état h a r m o n i e u x rompu par le désir de possessions vaines, Rousseau combine plutôt, c o m m e l'observe Blumenberg, u n e critique des superfluités d'inspiration épicurienne (les « désirs n o n nécessaires et non naturels ») et u n rejet des dépravations sociales d'inspiration chrétienne-calviniste. À la philosophie épicurienne et à sa reprise chez Lucrèce, Rousseau e m p r u n t e aussi l'image d'une sorte de clinamen historique par où les états d'harmonie et de frugalité originels ont été mystérieusement brisés ; et il colore cette chute d'accents chrétiens, en le dépeignant c o m m e u n e m o n t é e en puissance des passions égoïstes, du désir de domination et de possession terrestre, du mépris du prochain. Mais précisément, la différence avec le statut de la Nature chez Epicure et Lucrèce tient à ce q u e ceux-ci y voyaient u n e normativité immanente, là où l'état de nature peut garder u n statut de n o r m e chez Rousseau, mais seulement c o m m e u n e sorte de fiction et d'artefact rhétorique : « C o m m e n çons par écarter tous les faits... ». O n peut à nouveau mettre le doigt sur u n basculement historique qui explique la valeur centrale conférée à la rhétorique et à la technique d a n s l'anthropologie blumenbergienne de la m o d e r n i t é : il semble impossible d'en appeler à u n état « n a t u r e l » , à u n e « n a t u r e naturelle», parce que, c o m m e le formulait Blumenberg d a n s son article sur la technicisation du m o n d e vécu, la réalité qui n o u s entoure est elle-même de part en part façonnée par «l'art», l'artifice, la technique, si bien que «la Nature a perdu sa valeur d'appel». U n témoignage en est d o n n é par Rousseau lui-même : c'est u n trait typique de la conscience de Rousseau en tant que conscience m o d e r n e et lucide sur les conditions modernes qu'il admette qu'on ne peut corriger les effets de la technique et de la politique modernes par un simple « retour » à u n état naturel qui serait antérieur : on ne peut le faire q u e 157
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par u n e extension de la technique et u n e refondation de la politique. En réponse à la vision négative de l'état de nature de Hobbes, mais aussi, indirectement, à Diderot qui l'accusait de promouvoir un m o u v e m e n t rétrograde vers u n e « b o n n e nature » imaginaire, Rousseau répond : « montrons-lui dans l'art perfectionné la réparation des m a u x que l'art commencé fit à la Nature».
Le principe de raison insuffisante comme axiome de toute rhétorique La légitimation m o d e r n e de la technique a pu s'appuyer, à cet égard, sur u n e métaphore étudiée dans les Paradigmes, celle du « m o n d e inachevé» : si le m o n d e n'est plus cet achèvement en soi que toute technique peut seulement imiter ou aider à s'accomplir au mieux, si le m o n d e est ouvert temporellement et imparfait, la technique peut être considérée c o m m e l'un des instruments de son perfectionnement. « Le "monde inachevé" légitime le vouloir démiurgique de l'homme et appartient à l'histoire des éléments de conscience qui fondent l'époque technique» (P, p. 85). Lidée d'une incomplétude du m o n d e s'oppose à la vision antique d'un univers dont la perfection se miroite dans l'image du cercle et de la trajectoire régulière des astres. Mais elle s'oppose aussi, d'une autre manière, à la construction d'un m o n d e tenu p o u r l'optimum métaphysique et théologique tentée par la théodicée leibnizienne. « Si le monde de l'homme s'accordait avec l'optimisme de la métaphysique de Leibniz, qui pensait qu'il pouvait assigner une raison suffisante même pour le fait que quelque chose existe plutôt que rien [...], alors il n'y aurait pas de rhétorique, parce que ni le besoin ni la possibilité de l'utiliser effectivement n'existeraient. » 16
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Je ne suis pas sûr que cette affirmation de Blumenberg soit parfaitement juste, dès lors que, a u x yeux de Leibniz, la capacité de d o n n e r la raison suffisante de chaque chose et événement particuliers supposait u n e connaissance de la « série » entière du m o n d e , et de la série (infinie) des séries de m o n d e s possibles n o n réalisés, et cette connaissance était, bien sûr, réservée à l'entendement infini de Dieu. Certes, dans l'optique de Blumenberg, l'idée m ê m e d'un e n t e n d e m e n t divin appartenait à u n passé métaphysique révolu, si bien q u e la question du principe de raison suffisante devait sans doute être posée à n o u v e a u x frais, à l'écart des fondations théologiques et métaphysiques du « grand rationalisme » leibnizien. Néanmoins, il faut observer que le principe de raison insuffisante a été, en un sens, préparé et appelé par Leibniz lui-même, q u a n d il notait : « l'art de j u g e r des raisons vraisemblables n'est pas encor bien établi, de sorte que nostre Logique à cet égard est encor très imparfaite, et que n o u s n'en avons presque jusqu'icy que l'art de juger des démonstrations » (Essais de Théodicée, § 28). Et c o m m e le rappelle Blumenberg dans les Paradigmes (p. 129, trad. fr., p. 117) Leibniz œuvra à établir l'étude de ce qu'il appelle les « vérissimilitudes », u n e logica probabilium, ce q u e Pascal travaillait également à créer alors au titre d'une « géométrie d u hasard ». Leibniz pressentait q u ' u n e telle application des probabilités a u x régularités des actions h u m a i n e s dans u n e société pourrait modifier p r o f o n d é m e n t notre vision du droit et de la jurisprudence, à travers u n e transformation de notre appréhension du déterminisme social, du hasard et de la responsabilité individuelle - n o t o n s q u e c'est précisément cet aspect qui fascina Robert Musil dans Lhomme sans qualités, avec le cas du criminel Moosbrugger et l'interrogation qui traverse le roman sur la pertinence qu'il y a à « j u g e r » et à c o n d a m n e r u n h o m m e qui est, en u n sens, le « produit » de la société, 159
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et l'interrogation plus générale sur le sens de l'individualité à l'époque de la connaissance des régularités statistiques sur des actes aussi apparemment « individuels » que le choix du conjoint, le meurtre ou le suicide... Et ce n'est pas u n hasard si Musil fait u n e place importante, dans ce roman sur l'homme moyen et le sentiment d u hasard réglé qui préside à la vie individuelle et collective, au «principe de raison insuffisante » 17 . Précisément, p o u r Blumenberg, la rhétorique traite essentiellement de «raisons probables», de choses et d'événements qui pourraient arriver, et qui arrivent généralement, mais qui pourraient aussi ne pas arriver. Le concept essentiel est ici celui de « vérissimilitude», de wahrscheinlich en allemand, de vraisemblable en français... Tous ces termes portent une ambiguïté essentielle, à laquelle u n chapitre des Paradigmes est consacré. Wahr signilie « v r a i » , et scheinlich signifie «apparent, manifeste», mais peut renvoyer aussi à u n e fausse apparence. Le vrai-semblable peut être vrai, mais peut avoir seulement l'apparence du vrai et n o u s tromper. Il y a cependant une certaine probabilité à ce qu'il soit vrai : Wahrscheinlichkeit peut être traduit par vraisemblance et par probabilité, plausibilité. Il s'agit là d'une catégorie h a u t e m e n t rhétorique, peut-être de la catégorie ontologique de la rhétorique, comme Cicéron l'avait discerné. S'il y a « u n e conception rhétorique de la politique », ce sera donc u n e conception qui, dans le sillage d'Aristote (qui se prolonge jusqu'aux réflexions d'Hannah Arendt sur la démocratie), reconnaît le caractère contingent, ouvert et sujet à interprétations des affaires humaines, et pense q u e le type d'intelligence qui y est approprié n'est pas la construction d'une science ou d'un savoir « supérieur ». Blumenberg oppose ainsi paradigmatiquement u n e conception rhétorique de la poli160
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tique à u n e conception platonicienne de la politique : la vision platonicienne d e la cité idéale ne reconnaît aucun e m e n t le principe d e raison insuffisante, elle veut u n ordre qui soit « a b s o l u m e n t » justifié, et la rhétorique ne peut fournir de telles justifications. La rhétorique ne mérite pas d'être appelée u n e technê, selon le Gorgias, précisément parce, selon Socrate, « elle ne peut rendre c o m p t e de la nature des choses qu'elle administre et ne p e u t expliquer la raison p o u r laquelle elle les administre» (Gorgias, 465a). La rhétorique peut être comparée à u n talent pratique, à la « cuisine », mais n o n à u n e véritable technê c o m m e la médecine, qui repose sur u n e connaissance des choses, en l'occurrence du corps h u m a i n . Un médecin doit connaître « la nature d u patient et la raison du traitement qu'il lui d o n n e » (501a). Certes, le Gorgias évoque en passant la possibilité d ' u n e « vraie rhétorique, n o n de sa forme flatteuse », et dix-sept ans plus tard, d a n s le Phèdre, Platon développera l'hypothèse, le projet et « l'offre » (concurrente et opposée à celle des sophistes) d'une «vraie rhétorique », fondée sur la connaissance d u vrai et du bien, et p o u r cette raison d'autant plus efficace. Mais dans cette perspective, la rhétorique doit t o u j o u r s être maîtrisée en tant q u e moyen de contrôle et de domptage des passions, elle reste s u b o r d o n n é e à la connaissance supérieure d u vrai et du bien, à u n e sophia d'un autre ordre. Il n'y a pas ici de rationalité de la rhétorique : celle-ci n'est pas considérée c o m m e u n authentique m é d i u m d'une rationalité qui pourrait émerger de l'agôn d a n s l'agora. Il s'agit plutôt d'une sorte de courroie de transmission entre les gardiens de la Cité et les citoyens ; et là encore, la vision dépréciative ou s u b o r d o n n é e de la rhétorique s'accompagne d ' u n e vision dépréciative de la démocratie, l'une et l'autre à distance d ' u n e politique qui serait guidée par u n e rationalité supérieure, capable de transcender les désordres de l'irrationalité et 161
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de l'agitation démocratique. Le projet platonicien d'une science de la politique suppose essentiellement, comme l'a observé Henry Joly, q u ' u n « transfert de rationalité fût opéré sur les affaires de la cité et le discours politique, depuis des domaines et des modèles de rationalité existant»18. Joly é n u m è r e ces modèles, littéralement métaphorisés par Platon p o u r devenir les modèles de l'art politique : le modèle médical, le modèle géométriquemathématique, le modèle de l'artisan. En un sens, toute l'opération de la politique platonicienne est u n e opération métaphorique, u n geste de déplacement de modèles de rationalité et de compétence. Dans le cas de la conception rhétorique de la politique, la confrontation des logoi, des raisons et des arguments de chacun, l'affrontement démocratique des points de vue ne sont pas seulement u n e sorte de processus pédagogique par lequel le peuple devrait être conduit à découvrir u n e vérité déjà existante, antérieurement à la discussion ; il n'y a rien au-delà des « techniques de vérité», p o u r utiliser u n e expression de Foucault. Et le principe de raison insuffisante ne se laisse pas dépasser alors dans u n e science de la praxis, u n e sophia qui répondrait aux questions : C o m m e n t dois-je agir? Qu'est-ce q u ' u n e cité b o n n e ? La praxis est rendue à elle-même par le principe de raison insuffisante, qui n'est pas u n renoncement à toute rationalité pratique, mais plutôt la reconnaissance du fait que les affaires humaines sont marquées par u n e opacité partielle et u n e incertitude quant à leur « s e n s » . « Dans le domaine de justification de la praxis de la vie, l'insuffisant peut être plus rationnel que l'insistance sur une procédure qui devrait avoir une forme scientifique, et il est plus rationnel que le fait de couvrir des décisions déjà prises par des justifications scientifiques. » 19 Les formes de rationalité adaptées à la praxis et à la politique supposent q u e n o u s ne connaissons pas la 162
6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ...
raison de tout ce qui arrive ou va arriver, mais cette connaissance limitée ne n o u s empêche pas de discuter de nos propres attentes. C o m m e le note encore Blumenberg, « la rhétorique n'a pas affaire à des faits, mais à des attentes» 2 0 . D e u x notions permettent ainsi de cerner l'essentiel d'une situation rhétorique : défaut d'évidence (Evidenzmangel) et contrainte d'action (Handlungszwang). Uabsence d'évidence traduit le fait que nous ne disposons jamais d'une n o r m e absolument adaptée à u n e situation, q u ' u n e marge subsiste t o u j o u r s entre des n o r m e s générales et une situation concrète : « s e voir d a n s la perspective de la rhétorique signifie être conscient d'être obligé d'agir et de l'absence d e n o r m e s dans u n e situation finie». N o u s s o m m e s voués à agir sans posséder toutes les informations qui seraient requises p o u r disposer d'une vision parfaite de la situation et des conséquences possibles de toute décision - ce qu'il est « b o n » de faire ne se présente pas avec évidence et certitude. Inversement, « une éthique qui part de l'évidence du Bien ne laisse aucun espace pour la rhétorique vue comme théorie et pratique de l'influence sur les relations humaines, sous le présupposé que l'évidence du bien n'est pas disponible » 21 . Léthique platonicienne est antirhétorique dans la mesure m ê m e où elle s'articule à u n e « promesse d'évidence » et à u n e promesse de b o n h e u r à travers la connaissance. Mais sur ce point encore, la modernité tardive se caractérise plutôt par le sentiment qu'une telle sagesse pratique est inaccessible, ou qu'il n'y a pas de science qui réponde à la question de savoir c o m m e n t j e dois me comporter en tant q u ' h o m m e et en tant q u e citoyen, c o m m e le relevait Max Weber en 1917 lors de sa conférence «La science, profession et vocation». 163
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Cela ne livre pas p o u r autant « l'obligation d'agir » dans des situations déterminées au p u r décisionnisme arbitraire : les raisons probables sont des raisons, l'articulation des principes éthiques à des temps et à des lieux particuliers est u n travail de l'esprit qui prend du temps mais qui écarte la pure immédiateté de la décision immotivée. Il y a à cet égard u n paradoxe de la structure temporelle de la rhétorique : d'un côté, la rhétorique est liée à la « contrainte d'action », à l'obligation de faire des choix dans un temps limité. En Grèce ancienne, la rhétorique est étroitement liée à une pratique de parole dans le temps limité d'une plaidoirie ou d'un discours d'orateur, au terme desquels u n j u g e m e n t ou u n e décision devaient être opérés. Mais d'un autre côté, la rhétorique est t o u j o u r s quelque chose qui crée un délai, u n retard, un temps de réflexion; la rhétorique c o m m e n c e par dire : pas de panique, pas de précipitation, m ê m e si la situation est grave et urgente, p r e n o n s le temps de discuter dans des formes. Elle s'oppose ainsi principiellement au pathos décisionniste, et il n'est guère étonnant qu'une pensée politique décisionniste c o m m e celle de Carl Schmitt soit à la fois centrée sur l'état d'urgence et marquée par un rejet du parlementarisme c o m m e perte de temps, paralysie de la décision - le parlementarisme n'est-il pas la forme institutionnalisée de la rhétorique dans nos démocraties? À l'inverse, pour Blumenberg, la rhétorique est certes détour, chemin indirect, mais c'est par de tels détours, comme on l'a vu, que Blumenberg pense l'essence de la culture : prendre son temps p o u r refuser l'action sans raison, le j u g e m e n t sans procès, la procédure expéditive et l'exécution sans délai.
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CHAPITRE 7
Le mythe au travail
Il est r e m a r q u a b l e q u e H a n s B l u m e n b e r g soit à la fois l ' a u t e u r d e La Légitimité des Temps moderne, où il p r e n d à contre-pied certaines f o r m e s de délégitimation p h i l o s o p h i q u e de la m o d e r n i t é , assimilée à u n p u r déclin ou à u n e s i m p l e t r a n s f o r m a t i o n inconsciente d e f o r m e s passées, et l'auteur d e Travail sur le mythe, q u i c o n s t i t u e n o n s e u l e m e n t u n e élaboration t h é o r i q u e m a i s u n e f o r m e de p r o l o n g e m e n t p h i l o s o p h i q u e d e la p e n s é e m y t h i q u e , p u i s q u e B l u m e n b e r g y conçoit p r é c i s é m e n t l'activité m y t h i q u e c o m m e u n « travail » p r o l o n g é p a r son i n t e r p r é t a t i o n p h i l o s o p h i q u e m ê m e . O r u n e pensée d u m y t h e , en Allemagne, d a n s la s e c o n d e moitié d u XXe siècle, rencontre inévitablement la question de la défiguration de la pensée m y t h i q u e opérée par les idéologues nazis, d a n s le sillage de l'ouvrage d e Rosenberg, Le mythe du XXe siècle. Cette défiguration tardive p e u t c o n d u i r e à u n e vision essentiellement ou u n i q u e m e n t négative d u m y t h e , ou de toute appréciation positive d u m y t h e chez des auteurs m o d e r n e s , par u n effet d e rétroaction bien injuste.
Une philosophie du mythe sans évolutionnisme Le souci de d é v e l o p p e r u n e p h i l o s o p h i e d u m y t h e , et p l u s g é n é r a l e m e n t des f o r m e s d'expression n o n scientifiques, s'inscrit m o i n s ici d a n s le sillage de Schelling 165
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(encore que l'auteur de Philosophie de la mythologie soit cité par Blumenberg et que plusieurs points de recoupement puissent être observés entre leurs approches) que du néo-kantisme : « à l'intérieur du néokantisme [est née] une philosophie du mythe - pas seulement du mythe, mais de ces phénomènes d'expression qui ne sont, de leur côté, pas théoriques, pas encore scientifiques». (AM, p. 58) En effet, avec Cassirer, la théorie du concept s'est élargie au mythe et aux formes symboliques ; mais elle l'a fait sur u n mode insatisfaisant p o u r Blumenberg, dans la mesure où le mythe est toujours pensé c o m m e tenant-lieu provisoire et dépassable d'une raison à venir. « La théorie des formes symboliques permettait seulement de corréler les moyens d'expression du mythe à ceux de la science, mais encore dans un rapport historiquement irréversible et avec la prééminence irrémissible de la science - terminus ad quem. » (AM, p. 59) On sait déjà c o m m e n t « c o n t i n u e » l'histoire - vers la science - et c'est cette « suite » qui donnerait au mythe sa valeur : « cette philosophie conçoit le mythique comme la forme par excellence de ces opérations qui sont encore possibles et nécessaires par surcroît pour supporter un monde et vivre dans un monde qui n'a encore aucune théorie», (ibid.) Le problème de cette approche, c'est qu'elle renonce à penser le mythe hors de l'élément du concept et de la théorie, posés comme télos. « Un tel pré-savoir de la fin supposée exclut de thématiser le mythe c o m m e forme d'élaboration de la réalité, authentiquement j u s t e » , souligne Blumenberg. Lévolutionnisme sous-jacent à cette vision est exprimé par le titre de l'ouvrage de l'historien néokantien Nestle, titre qui est un lui-même un morceau de «désinformation classique», estime 166
7. LE MYTHE AU TRAVAIL
Blumenberg : Du mythos Logos). Or, d'une part,
au logos (Vom Mythos
zum
« il devrait être clair que l'antithèse du mythe et de la raison est une invention tardive et funeste, dans la mesure où elle renonce à voir la fonction du mythe celle de dépasser toute l'étrangeté archaïque du monde - comme une chose rationnelle, quelque indigents que puissent paraître ses moyens ». (AM, p. 56) D'autre part, l'expression « d u mythos au logos» renvoie le mythe au passé, et laisse donc le philosophe d é m u n i face à ses manifestations récentes ou présentes, jugées incompatibles avec le développement de la rationalité scientifique : à cet égard, dans le chemin de pensée de Cassirer, il y a u n e ironie amère, note Blumenberg, à ce que son dernier livre (Le Mythe de l'État) soit précisément consacré à ce qu'il ne parvient à penser q u e c o m m e résurgence de l'archaïque, d ' u n archaïsme d o n t , en héritier des Lumières, il avait annoncé le dépassement irréversible. Mais ce q u ' o n a pu appeler le « m y t h e nazi » est irréductible à la résurgence d'anciens mythes, s'il est vrai qu'il investit des productions idéologiques modernes, c o m m e la race et la nation. Or c'est là u n e chose qu'il convient d'analyser dans sa singularité : les mythes modernes se n o u e n t a u t o u r de constructions politiques et scientifiques modernes, et leur efficacité idéologique, exploitée par les forces les plus diverses, a aussi tenu à leur capacité de paraître réintroduire u n e significativité simple dans u n e histoire qui n'était plus gouvernée par les dieux. Sur le versant originellement socialiste ou anarcho-syndicaliste, mais repris par le fascisme : la référence est allée à Sorel et à l'idée d'une sorte d e « minimalisme » mythique repris à des fins de mobilisation - u n conglomérat de souhaits, de projections, d'attentes qui fixe u n « h o r i z o n de sens» et permet la mobilisation des masses vers u n avenir qui doit précisément rester indéterminé. Sur le versant 167
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national (iste) : on privilégie la dimension « locale » des mythes, par opposition aux religions, qui peuvent être « mondiales » - tandis qu'il n'y a pas de « mythe mondial », les mythes sont liés à des peuples, et le projet de régénérer une nation moderne en puisant dans les mythes « fondateurs » du peuple a été un leitmotiv idéologique du nationalisme allemand et de la plupart des nationalismes européens. Ces mésusages, et la violence de leurs effets, invalident l'instrumentalisation politique des mythes dans la modernité, mais on ne saurait en conclure à la nécessaire et inéluctable liquidation de tout mythe ou, pire, à leur disqualification rétrospective. Assurément, cette remythologisation artificielle est précisément ce qui, en particulier en Allemagne, peut rendre inquiétant u n recours intempestif aux ressources de sens du mythe. Dans u n e lecture d'Arbeit am Mythos intitulée « Polla ta deîna, ou c o m m e n t dire l'innommable», Denis Trierweiler affirme à cet égard : «[...] je tiens que ce livre difficile, foisonnant, à la structure improbable, est un livre contre une certaine Allemagne. Contre l'Allemagne de Heidegger et de Gadamer, de Hölderlin lu par eux, l'Allemagne de Jünger et de Carl Schmitt. »' Je ne suis pas sûr q u e l'on puisse unifier sans autre forme de procès « l'Allemagne de Heidegger et de G a d a m e r » , celle de l'auteur de Théologie politique et celle de l'auteur du Travailleur, au-delà du fait qu'à un m o m e n t ou à un autre, mais selon u n e chronologie, des modalités et des degrés très différents, ils ont soutenu des positions ultra-nationalistes, et parfois nationalsocialistes (Blumenberg, j u s q u e dans Travail sur le mythe, ne réserve pas le m ê m e « traitement» à J ü n g e r et à Heidegger, par exemple). Mais l'hypothèse de Trierweiler est intéressante et touche bien u n aspect du livre, à savoir la critique constante du «néo-mythe s i m u l é » , 168
7. LE MYTHE AU TRAVAIL
source des mythologies politiques du nazisme (Blumenberg cite Klages, Chamberlain et l'auteur du Mythe du XXe siècle, Rosenberg), et la convergence des références négatives à l'histoire de l'Être heideggérienne, à l'interprétation schmittienne de la sentence de Goethe « contre un Dieu seul un Dieu », etc. Mais si Blumenberg détruit théoriquement l'intérêt stratégique et politique d'un « m y t h e artificiel», il n'en réhabilite pas moins le mythe comme forme de pensée authentique contre les entreprises qui tendent à la réduire à ses plus funestes réactivations. Travail sur le mythe tente précisément de construire cette pensée du mythe comme forme d'élaboration de la réalité qui a sa « justesse » propre, irréductible à la vérité scientifique, et qui répond à des besoins différents de ceux auxquels répond la science (même si ces besoins peuvent se recouper en partie), si bien qu'elle peut coexister avec u n logos scientifique.
Travail sur le mythe : u n livre d a n s le m y t h e Uun des intérêts de l'ouvrage de Blumenberg sur le mythe tient moins à la théorie qu'il en d o n n e qu'à la modalité même sous laquelle il se d o n n e : « travail sur le m y t h e » , mais en même temps «travail au m y t h e » , au sens où travailler « s u r » le mythe, c'est « y » travailler, l'élaborer théoriquement, c'est y collaborer, se situer dans la continuation d'une réélaboration qui est à l'œuvre dans le mythe lui-même, qui est le travail même du mythe. Sur près de sept cents pages, Blumenberg élabore une matière qui est faite de multiples mythes mais aussi d'interprétations générales et particulières du mythe ou de tel mythe, des théories du mythe et des « mythes du mythe », de reprises littéraires et de variations poétiques, philosophiques, scientifiques sur le mythe, de sa théorie et de sa pratique. 169
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C o m m e on l'a vu plus haut, la notion de « travail du mythe » déplace vers le mythe les thématiques freudiennes du « travail du rêve » ou du « travail de deuil » : le rêve condense, déplace des significations parfois insupportables ou perturbatrices pour la vie psychique du sujet, qui se les approprie en les confrontant à ses désirs inconscients ; le travail de deuil « élabore » la douleur, lui ôte peu à peu son caractère écrasant... De même, le travail d u mythe, selon Blumenberg, met à distance l'angoisse devant le chaos grâce à des images familières, personnifiées, de façon à la diluer dans des récits ; mais ce travail connaît u n « processus secondaire » qui fait oublier qu'il a servi, à l'origine, à transformer « l'angoisse » indistincte en u n e « peur » des dieux moins intense, parce que moins diffuse; on peut s'adresser aux dieux, non au vide. D'un fond de terreur, le mythe tire des formes divines et des récits captivants. La belle illustration que Blumenberg d o n n e de ce processus d'effacement progressif de la terreur jusqu'à l'oubli et à la pure esthétisation est l'image de la naissance d'Aphrodite-Vénus. Aphrodite naît de l'écume, mais parce que dans cette écume il y a la semence d'Uranus qui a été émasculé et dont l'organe sexuel a été jeté à la mer. « Aphrodite naît de l'écume de la terrifiante émasculation d'Uranus - c'est là comme une métaphore de l'opération du m y t h e » , note Blumenberg : d ' u n fond de violence archaïque extrême naît u n e forme belle, rassurante. «Cependant, son travail [celui du mythe], alors, n'est pas à son terme : dans la Vénus Anadyomène de Boticelli, celle-ci s'élève hors de l'écume de la mer, et seulement pour les connaisseurs du mythe à partir du secret de la terrible blessure d'Uranus. [...] Carrière-plan de terreur a été oublié, l'esthétisation accomplie» (AM, p. 45). 170
7. LE MYTHE AU TRAVAIL
Créer de belles formes à partir d ' u n fond archaïque de terreur, cette opération doit être reconstituée dans sa logique et dans ses transformations, et c'est ce qu'entreprend Travail sur le mythe. Dans u n e lecture de Travail sur le mythe restée inédite, Rémi Brague 2 dégageait quelques catégories fondamentales du mythe tel q u e le comprend Blumenberg, exprimées par ce que Brague appelait plaisamment quelques « germanismes absolus » : Bedeutsamkeit, Vieldeutigkeit, Unfragbarmachung, Umständlichkeit. La notion de Bedeutsamkeit (significativité, parfois traduite également par « signifiance ») avait fait l'objet d'un développement dans le maître livre de Heidegger (Être et temps, § 18), qui la tirait lui-même de Dilthey. Blumenberg trouve n é a n m o i n s la plus claire expression du «principe de significativité» (Satz der Bedeutsamkeit) chez Erich Rothacker : « Seul le principe de significativité rend compréhensible le fait q u e les perceptions (Anschauungen) ne sont pas seulement intuitivessensibles (anschaulich), mais sont également pleines de s e n s » , écrivait Erich Rothacker d a n s son ouvrage Vers une généalogie de la conscience humaine3. Blumenberg lui d o n n e sa propre formulation : « [ce principe] signifie que dans le monde culturel de l'homme, les choses possèdent d'autres valorisations pour l'attention et la distance vitale que dans le monde objectif des sciences exactes, pour lesquelles l'investissement subjectif en valeur des phénomènes thématisés va normalement et tendanciellement vers zéro». (AM, p. 77) Dans u n e approche objective, l'espace et le temps sont indifférents à ce qui se produit en eux (AM, p. 115). La raison se heurte ici à l'anonymat et à l'indifférence de la réalité par rapport aux souhaits humains. De m ê m e , « la causalité est, d'une certaine manière, décevante : en tant que principe d e proportionnalité 171
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entre la cause et l'effet, elle exclut la signifiance » (RM, p. 107). Si « le besoin de significativité se fonde sur l'indifférence de l'espace et du temps, sur l'inapplicabilité du principe de raison suffisante p o u r les positions spatio-temporelles » (AM, p. 109), le mythe y répond en brisant l'homogénéité et l'indifférence du temps et de l'espace : il permet de distinguer des lieux et de leur accoler une histoire, de distinguer des temps en leur associant des événements qui ont u n e portée humaine, u n e signification. La significativité, dirigée « contre le caractère insupportable de l'indifférence du temps et de l'espace» 4 , réintroduit u n e structure de souhait dans la réalité, surélève les événements historiques en les reliant aux « spectacula cosmiques simultanés » (AM, p. 119), et met ainsi en correspondance temps humain et temps cosmique. D'où son fréquent recours à la figure rassurante du cercle : « le schéma cyclique a été u n e figure de la confiance dans le m o n d e » . Ainsi du « r e t o u r » d'Ulysse : cercle qui se ferme, durée qui fait sens, espace qui n'a pas été parcouru sans fin, en vain. La significativité (Bedeutsamkeit) implique ellem ê m e l'ambiguïté, la polysémie (Vieldeutigkeit) qui se manifeste d a n s l'incertitude quant au « s e n s » du mythe, indéfiniment interprétable, - de tel ou tel mythe, sans cesse repris et réélaboré, c o m m e celui de Prométhée, par exemple, mais aussi du sens du mythe en général, qui a fait l'objet d'une multiplicité indéfinie d'interprétations : la significativité, note Blumenberg, « implique précisément la plurivocité, qui ne tient pas seulement au potentiel a p p a r e m m e n t inépuisable d'élaboration du mythe, mais aussi à la pluralité des théories sur son origine et sa fonction véritable» 5 . Le travail sur le mythe élabore à son tour sa significativité et développe sa polysémie : Blumenberg relativise ainsi sa propre théorie, qui émet des hypothèses sur la fonction du mythe (la philosophie est largement, d a n s l'optique de 172
7. LE MYTHE AU TRAVAIL
Blumenberg, u n e discipline de l'hypothèse), mais qui sait inscrire ces hypothèses d a n s l'espace ouvert d ' u n e élaboration indéfinie du mythe. Larticle de 1971 « Concept de réalité et potentiel d'action du mythe » se terminait déjà sur cette notation, e m p r u n t é e à Jacob Brucker, à propos d e l'histoire de Prométhée : « mais q u a n t à savoir ce qu'elle signifie, sur cette question o n se dispute à l'infini... » 6 . Cette polysémie, cette ouverture à l'élaboration et à l'interprétation-reprise constituent u n caractère structurel d u mythe : si le mythe pose des questions sur l'homme, il s'agit de questions qui restent sans d o u t e nécessairement sans réponse, mais qu'on ne peut pas ne pas se poser - sur la limite essentielle de l'action individuelle ou des efforts de culture humains, sur la mortalité, etc. Ainsi du sort de Prométhée, déjà évoqué : « l'histoire de Prométhée ne r é p o n d à a u c u n e question sur l'homme, mais elle paraît renfermer toutes les questions qu'on pourrait poser à son propos » 7 . Travail sur le mythe formulera autrement ce thème de la question d a n s le m y t h e : le mythe, écrira alors Blumenberg, ne r é p o n d pas à des questions, il rend inquestionnable (AM, p. 142), «il invente avant q u e la question ne devienne urgente et p o u r qu'elle ne le devienne pas» (AM, p. 219). Ce « rendre-inquestionnable», cette Urtfragbarmachung, s'oppose à la sérialité des réponses théologiq u e m e n t élaborées, résumables en u n credo. Le mythe consisterait en quelque sorte à tenir u n discours profus et narratif p o u r empêcher le questionn e m e n t de prendre la forme d'alternatives théoriques qu'on devrait trancher u n e fois p o u r toutes par « oui » ou par « n o n ». Si, c o m m e le disait Althusser, il y a « u n nécessaire dogmatisme de la thèse», le mythe évite de susciter des questions dont la réponse peut consister en u n e thèse. Sa manière de se dérober, c'est de « faire des complications», ce qui est u n e traduction possible de 173
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YUmständlichkeit. Pourquoi faire simple q u a n d on peut faire compliqué?, dit u n e plaisanterie qui, c o m m e tout mot d'esprit, a son f o n d de vérité : la complication narrative, les tours et détours d u mythe sont u n principe de plaisir, c o m m e le voyage d'Ulysse qui l'entraîne hors de la quotidienneté. « Si l'on cherche u n i n s t r u m e n t descriptif universel p o u r les façons de procéder du mythe, on pourra tenter au moins u n e approche avec l'idée d'Umständlichkeit » (AM, p. 159) : la ruse, le déguisement, la transformation, l'erreur, f o r m e n t la trame favorite des mythes, qui mettent en scène des complications, des égards oubliés, des transgressions punies, des désirs d o n t l'assouvissement passe par des tours et détours. C'est par là q u e le mythe c o m m u n i q u e avec le rite c o m m e avec l'ensemble des procédés visant à agir « par procuration » et substitutions : « le rapport h u m a i n à la réalité est indirect, embarrassé (umständlich), retardé, sélectif et avant tout " m é t a p h o r i q u e " » 8 . Les complications du mythe reflètent les opérations substitutives auxquelles l'humanité a recours p o u r j o u e r avec u n e réalité qu'il s'agit ainsi de fractionner, d'acclimater, de rendre familière - le concept d'absolutisme de la réalité est à l'arrière-plan de cette valorisation de l'Umständlichkeit (AM, p. 159). « L'animal symholicum domine la réalité qui serait véritablement mortelle pour lui, en la représentant et en la déplaçant. [...] l'homme peut non seulement représenter une chose à la place d'une autre, mais il peut aussi faire une chose à la place d'une autre. [...] Le remplacement ritualisé du sacrifice humain par le sacrifice d'une bête, tel qu'il transparaît encore à travers l'histoire d'Abraham et d'isaac, peut avoir été un début. »9 Le rite déplace et re-présente, et c o m m e tel il s'ajoute aux différentes techniques de mise à distance de, et de communication avec, la réalité anonyme. O n peut ainsi relever, avec Bruno Accarino, « la solidarité 174
7. LE MYTHE AU TRAVAIL
conceptuelle [...] qui se stabilise entre les Umstände, les complications, et les Umwege, les digressions ou les d é t o u r s » 1 0 . Laccès indirect à l'objet, le détour typique de la métaphore c o m m e de la rhétorique, constituent u n temps apparemment perdu mais qui laisse le c h a m p p o u r envisager différents aspects, tourner autour de ce qui se présente d'abord c o m m e u n bloc ou c o m m e u n e force opaque : le style m ê m e de Blumenberg, tout en détours et en digressions, se tient en continuité avec sa propre valorisation des détours et des complications.
Irruption du nom dans le chaos de l'innommé Ces complications ne sont pas vaines : elles rendent plus familières des régions étrangères de l'Être. Le m y t h e arrache ainsi des formes sensées à ce qui se d o n n e d'abord c o m m e sans raison et sans rapport à nous, il d o n n e aux choses u n visage. « Irruption du n o m d a n s le chaos de l'innommé » : ce m o t de Rosenzweig, cité par Blumenberg (AM, p. 22), d o n n e son titre au chapitre II de la première partie de Travail sur le mythe : il marque l'opération fondamentale, et fondatrice, du mythe : nommer ce qui, sinon, resterait a n o n y m e et hors de toute prise, p u r chaos. Nommer, c'est déjà avoir prise, suggérer q u ' u n e force naturelle est personnifiée - et peut dès lors être invoquée, priée, influencée par le rituel; cette réalité est alors moins terrifiante et opaque qu'elle n'en avait d'abord l'air : elle devient l'espace d'un jeu ou d'un combat entre des dieux, entre des puissances adverses, plus ou moins favorables ou défavorables a u x h u m a i n s . Le mythe permet ainsi de fractionner « l'absolutisme de la réalité», dit Blumenberg, désignant par là son opacité première, son indifférence aux v œ u x h u m a i n s , sa « s u r p u i s s a n c e » sans partage, mais aussi littéralement, son absence de « l i e n » , le fait que rien 175
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«n'oblige» la réalité à répondre à n o s souhaits ou n o s demandes. Si le mythe « peuple » la réalité de forces à propos desquelles on peut raconter des histoires, celleci cesse d'être « sans lien » avec nous, et en ce sens, le mythe fait u n e brèche d a n s l'absolutisme de la réalité. Le mythe effectue ainsi u n e première Abbau, u n e « déconstruction » de l'absolutisme de la réalité sous son aspect de bloc indivisible - la première partie de Travail sur le mythe s'intitule d'ailleurs « La division archaïque des pouvoirs», division qui est l'essence du polythéisme et de l'opération mythique pour Blumenberg : là où il y a « d e s » dieux, la réalité, la Nature cessent de n'opposer qu'une indifférence aux souhaits humains, on peut j o u e r u n dieu contre un autre, on peut espérer u n retournement du malheur, on p e u t « diviser » le pouvoir en invoquant un recours, u n e force de secours... « Toute confiance envers le monde commence avec les noms à propos desquels on peut raconter des histoires [...] Des histoires sont racontées, pour faire passer quelque chose. Dans les cas les plus bénins mais non les moins importants : le temps. Sinon, et plus gravement : la peur. » (AM, p. 40-41) Faire passer la peur, c'est là, en partie, le travail du mythe. Par son opération, tout est plein de dieux, tout est plein de pensée, tout est plein de n o m s et de formes humaines : le m o n d e se met à « r é p o n d r e » . La théorie du mythe de Blumenberg fait l'hypothèse d'un fond archaïque de « t e r r e u r » hors duquel le jeu même du mythe ne serait pas doté d'un tel enjeu anthropologique : « on ne saurait comprendre la liberté du mythe dans sa spécificité - comme joie de la variation par contraste avec la puissance de la répétition - sans rappeler les frayeurs et les contraintes qu'elle a s u r m o n tées » " . Si le rituel assume la puissance de la répétition, le mythe se situe plutôt du côté de la variation ludique et de la mise à distance de la terreur première. Ce 176
7. LE MYTHE AU TRAVAIL
ludisme l'oppose à la gravité des religions révélées et à leur pente dogmatique. En effet, la transformation, l'appropriation et le d é t o u r n e m e n t , les m é t a m o r p h o s e s sont essentielles au mythe (les Métamorphoses d'Ovide sont peut-être, en cela, le symbole du mythe, qui « déploie le principe de la m é t a m o r p h o s e »), par opposition au dogme aussi bien qu'à la thématique de l'incarnation unique. « Le Satan de la tradition chrétienne est, comme Protée, une hypertrophie du répertoire mythique [...]. Le Diable a sa nature dans l'absence de nature, comme auto-disponibilité à la métamorphose et à l'exhibition des attributs animaux. Il a été trop peu observé qu'il est, dans toute sa constitution, la contre-figure au réalisme substantiel du dogme. Dans la forme de Satan, le mythe est devenu la subversion du monde de la foi dogmatiquement disciplinée. » (AM, p. 158-9) U n e fois devenu h o m m e , le Dieu monothéiste instaure un « s é r i e u x » de l'incarnation incompatible avec la légèreté de la m é t a m o r p h o s e des dieux grecs qui se changeaient en bêtes p o u r enlever des n y m p h e s convoitées. Blumenberg saisit ainsi la spécificité d u mythe en opposant sa plasticité aux exigences théologiques du d o g m e : dans l'article « Concept de réalité et potentiel d'action du mythe », il évoquait déjà « la distance essentielle qu'observe le mythe vis-à-vis de toute espèce de "rigueur" - q u e ce soit la rigueur de la crainte ou de la foi, de l'exactitude ou de la systématicité, de la fidélité au texte ou la rigueur qui exclut simplement la satire et la p a r o d i e » 1 2 ; mais Blumenberg corrige aussitôt cette appréciation en parlant de la rigueur d'une règle du j e u . Dans Travail sur le mythe, il fait droit à u n e forme de rigueur quasi structurale d a n s l'agencement des parties et la substitution des rôles qui caractérisent l'histoire des mythes. Mais le mythe se situe aux antipodes d ' u n e 177
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« authenticité » dogmatique qui sacralise les sources et fixe le « c a n o n » , hiérarchise les locuteurs et les interprètes «autorisés», et exige décisions, renoncements (y compris des « renoncements pulsionnels », tels que ceux que Freud associe à l'interdit d'image de l'Ancien Testament 1 3 ), « c o n v e r s i o n s » ; il est du côté de la variation orale et du jeu, de la réception qui est en m ê m e temps production, de la substitution et de la continuation de l'histoire par changement de ces éléments. La théorie de la réception du mythe se situe ici sur la ligne de cette logique de « t h è m e et variation» (AM, p. 40). Contre toute survalorisation romantique de l'origine, Travail sur le mythe étudie toutes les versions du mythe, y compris les plus récentes : d a n s le cas de Prométhée, ses reprises chez Schelling ou Marx et son application à Napoléon, et d a n s le cas d'Ulysse, sa réécriture chez Joyce en u n e «Odyssée de la trivialité». C o m m e le soulignait déjà l'article de 1971, « en tant qu'objet des sciences de l'esprit, les œuvressources n'ont aucune prééminence par rapport aux résultats de leur influence, parce que et dans la mesure où il n'y a plus de dignité particulière de leur origine [...] La production et la réception sont équivalentes [... ] Quelque chose comme une "reconquête du sens perdu" n'existe pas; on tomberait là [...] seulement dans un mythe de la mythologie. Loriginel reste une hypothèse, dont la seule base de vérification est la réception. » 14 Blumenberg rejoint par là le t h è m e lévi-straussien de « l'inauthenticité radicale » du mythe, de son « bricolage » permanent, et l'idée exprimée par l'auteur des Mythologiques que toutes les versions du mythe ont m ê m e valeur p o u r l'analyse : Sophocle et Freud sur le même pied (Œdipe). C o m m e le père de l'anthropologie structurale, Blumenberg récuse tout privilège de l'antérieur et toute « métaphysique de l'origine » : « le mythe 178
7. LE MYTHE AU TRAVAIL
fondamental (Grundmythos) n'est pas celui qui est d o n n é au début, mais ce qui reste visible à la fin c o m m e ce qui pouvait satisfaire les attentes et les réceptions » 1 5 . Blumenberg ne souscrit pas pour autant à l'approche structuraliste, précisément en raison de l'importance qu'il accorde à l'histoire de la réception : Travail sur le mythe souligne en effet la nécessité d'étudier la réception et la transformation des mythèmes, contre l'approche structuraliste lorsque celle-ci prétend étudier le m y t h e en mettant entre parenthèses le facteur temps. O n ne peut négliger l'historicité de la transformation des éléments ou des personnages mythiques si l'on cherche à interpréter convenablement la signification de certains changements de valeur. « C'est seulement la déterminabilité de l'antérieur et du postérieur qui rend important le fait qu'Apollon, originellement un dieu "corrupteur", soit devenu le dieu solaire-amical, qu'Héphaïstos, divinité des terreurs du feu, soit devenu le protecteur des artisans, que l'ancien dieu de l'orage, Zeus, soit devenu l'ordonnateur du monde, etc. » 16 Il est vrai que dans le cas des mythologies de « sociétés sans écriture » amérindiennes privilégiées par Lévi-Strauss, successions et transformations restent généralement inaccessibles, faute de documents. Mais j u s t e m e n t , Blumenberg s o u p ç o n n e chez l'ethnologue u n renversement des limites imposées à sa situation en idéal épistémologique : « l'impossibilité d'atteindre la p r o f o n d e u r de c h a m p temporelle est convertie, par u n renversement qui n'est pas si rare professionnellement, en idéal de l'opération de connaissance» 1 7 . D'autre part, si l'origine n'a pas de privilège, il est également d o u t e u x que le mythe connaisse u n e fin. O n a vu q u e le projet d'une pensée entièrement conceptuelle ou formalisée, débarrassée de toute métaphore et de tout mythe était lui-même, aux yeux de Blumenberg, u n mythe. Il existe 179
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aussi de nombreuses versions du « mythe de la fin des mythes», d'une raison qui serait parvenue à s u r m o n t e r tout élément figurai, narratif, mythique. Mais chaque fois, l'idée q u e la science ou la raison pourraient éradiquer le mythe s'est avérée illusoire, la science elle-même tendant alors à occuper la place vacante et à créer des mythes de substitution. Le mythe prométhéen a fait l'objet d'une telle appropriation paradoxale : il a pu être utilisé, par Marx n o t a m m e n t , pour désigner le processus par lequel l'homme se ferait entièrement maître de ses conditions d'existence et chasserait, avec le feu de la science et de la technique, les fantômes théologiques et mythologiques des religions et des idéologies. Or la projection d'une telle libération, aux dimensions de l'histoire mondiale, ne pouvait satisfaire aux critères de scientificité modernes, suivant lesquels l'objectivation scientifique porte sur u n domaine de l'être particulier, délimité; le «sens d u devenir» historique ne peut faire l'objet d'une science « totale » sans recourir au mythe. Se raconter u n e histoire qui peut avoir l'étendue du genre h u m a i n entier, investir le temps d'espoirs et de craintes, d'images de l'avenir et du passé, du retour ou de la fin : ces dimensions de la pensée ne trouvent pas de remplissement définitif dans le concept, elles marquent la recherche d'une significativité là où la pensée scientifique n o u s laisse face à du non-significatif, déçoit l'attente d'un «sens éthique du m o n d e » , pour parler c o m m e Max Weber. Par là, Travail sur le mythe communique avec un autre ouvrage majeur de Blumenberg, Temps de la vie et temps du monde (1986), et avec le problème qu'il soulève : la disproportion entre le temps de la vie et le temps du monde, qui menace d'inanité les entreprises humaines, et les «parades» conçues par l'humanité pour remédier imaginairement à cette disproportion, ou pour la masquer. 180
7. LE MYTHE AU TRAVAIL
Le mythe sans fin et le mythe de la fin du mythe S'il faut se débarrasser de l'opposition entre mythos et logos, il ne s'agit pas pour autant, p o u r Blumenberg, de nier u n e certaine différence : « la philosophie a introduit dans le m o n d e , contre le mythe, le questionnement sans f i n » (AM, p. 287). En ce sens, la philosophie rend toujours questionnable, là où le mythe c o n t o u r n e les questions p o u r produire des récits, également « s a n s fin». Cette différence permet à Blumenberg d'évaluer sur u n mode critique certaines constructions philosop h i q u e s qui visent également, en confusion avec le mythe, à « rendre inquestionnable » : « la métempsychose de Schopenhauer, l'éternel retour de Nietzsche, [...] l'histoire de l'Être de Heidegger avec son anonymus qui parle sont autant d'efforts pour satisfaire au paradigme imposé par le mythe fondateur de l'idéalisme. » (AM, p. 319) Ce paradigme consiste à construire un récit total de l'Histoire qui rassemble toutes les mutations et ruptures comme autant de variantes d'un Unique substantiel, p o u r lequel le nom de Dieu n'est plus disponible. Il faut alors «poser à la place des anciens n o m s un nouveau titre abstrait jusqu'à l'extrême : le moi, le monde, l'Histoire, l'inconscient, l'être » (AM, p. 319). À partir de ce nom, u n récit total devient possible, sous la forme d'un thème et de variations. « D e tels projets sont totaux précisément en tant qu'ils font passer l'envie de questionner plus avant, et d'inventer autre chose. » (AM, p. 319) La philosophie de Blumenberg se présente au contraire c o m m e u n e entreprise de réouverture permanente des problèmes dans laquelle la déconstruction des prétendues « constantes » de la « nature h u m a i n e » s'accompagne d'une conscience aiguë de la précarité des progrès et de la fragilité des réalisations humaines 181
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- l'expérience du j e u n e «demi-Juif» dans ce pays d'immense culture qu'est l'Allemagne est sans d o u t e aussi déterminante, ici, q u e son travail sur l'histoire de la pensée. « Il n'y a pas de triomphes définitifs de la conscience sur ses abîmes : la culture [Bildung], la rationalité, les Lumières signifient moins ce qui a été accompli une fois de manière radicale et peut être accompli une fois pour toutes, que, bien plutôt, l'effort que l'on peut constamment redéployer afin de dépotentialiser, découvrir, dénouer, retransformer e n j e u . » (RM, p. 41) Sur ce point, l'adhésion de Blumenberg à u n e forme de rationalisme se veut précisément quitte des illusions d'un rationalisme évolutionniste qui ne voit pas qu'il cède à son tour à la volonté de rassurer l'humanité par la projection d'une nécessité bienveillante. Ce rapport dégrisé à la raison se retrouve d a n s le jugement qui transparaît sur le mythe : Travail sur le mythe marque l'admiration de Blumenberg p o u r l'inventivité dont témoignent les mythes et sa défiance vis-à-vis de ce qui, dans la modernité, a des allures de « mythe forgé », non de reprise et de variation du mythe mais de substitut au mythe et de tentative de retrouver l'atmosphère « enchantée » qui est supposée avoir présidé à sa naissance. Il n'y a pas plus de paradis p r é m o d e r n e perdu que de triomphe définitif de la raison.
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CHAPITRE 8
Temps de la vie, temps du monde et temps de la théorie
L u n des é l é m e n t s d o n t traite la s t r u c t u r e de s o u h a i t d u m y t h e est, c o m m e o n l'a vu, le t e m p s l u i - m ê m e , en faisant en sorte qu'il ne soit pas u n principe de p u r e d i s p e r s i o n s a n s retour, mais u n t e m p s signifiant, - d ' u n e significativité qui e m p r u n t e bien s o u v e n t la s y m b o l i q u e d u cercle. Le retour d'Ulysse est à cet égard le s y m b o l e de l'opération de d o n a t i o n de s e n s de l'épopée, q u i s'écarte sans d o u t e d u m y t h e par l ' i m p o r t a n c e accordée au m o u v e m e n t erratique de l'individu, à sa q u ê t e p o t e n tiellement infinie - e n q u o i elle a n n o n c e le r o m a n et s o n c o n c e p t de réalité s a n s a u t r e garantie q u e le r e c o u p e m e n t i n d é f i n i des perspectives - mais lui m é n a g e e n c o r e u n r e t o u r ; Ulysse a u r a résisté au c h a n t de sirènes, P é n é lope n e défera pas s a n s fin s o n ouvrage. La m é t a p h o r e d u voyage est bien ici celle d ' u n e e x p é r i e n c e risquée, mais elle se c o m b i n e avec u n e figure cyclique p o u r éviter la perte de t o u t repère et d e toute « patrie » : le t e m p s fait boucle. L a p p r o c h e d u t e m p s à travers ses m é t a p h o r e s histor i q u e m e n t variées n'est pas le d e r n i e r m o t d e B l u m e n berg à ce sujet : la q u e s t i o n d u t e m p s a été c e n t r a l e m e n t t h é m a t i s é e d a n s son ouvrage de 1986, Temps de la vie et 183
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temps du monde (Lebenszeit und Weltzeit), mais c o m m e le montre la première partie de cet ouvrage, elle était sans doute nécessairement appelée par l'inscription première de sa pensée dans la phénoménologie. En effet, le concept d'intentionnalité, par lequel Husserl définit la conscience c o m m e conscience de quelque chose, présuppose le temps. « Sans la constitution du temps il n'y aurait pas de conscience "de quelque chose" », note Blumenberg (ZSz, p. 22), si bien qu'on peut dire que : « le temps est la forme de réalisation de la conscience comme intentionnalité. Intentionnalité veut dire que j'ai à faire avec et que je suis orienté vers ce que je ne suis pas moi-même. Inévitablement, alors, la définition de la conscience comme intentionnalité, acceptée dans la phénoménologie, devait tôt ou tard entraîner avec soi la position centrale de la thématique du temps et placer celle-ci sous le principe suprême selon lequel la conscience serait essentiellement impossible sans conscience du temps». (ZSz, p. 122) Dans la pensée de Husserl, cette centralité s'est manifestée à travers les Leçons pour une phénoménologie sur la conscience intime du temps, et les développements ultérieurs de la phénoménologie, n o t a m m e n t chez Heidegger, ont encore radicalisé cette « priorité » de la question, plaçant ainsi la finitude et l'affection par l'objet parmi les dimensions constitutives du Dasein. De son côté, Blumenberg s'attarde plutôt sur le fait que le temps est présupposé par la structure de la conscience de quelque chose, en tant que celle-ci a des objets sans les être, et q u e son c h a m p de perception et d'affection a toujours u n horizon. « C'est sur elle que repose le fait que l'objet est toujours plus et par suite absolument autre que la conscience qui s'occupe de lui. En dernière exécution : qu'il y a un monde. » (ZSz, p. 125) 184
8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS DU MONDE.
Cet enchaînement masque cependant u n e n o n congruence, avec le passage d u temps de la conscience au t e m p s du m o n d e : assurément, le m o n d e est ce qui fait q u e la conscience s'éprouve dans des vécus successifs et, en ce sens, il est ce qui rend possible la temporalité de la conscience ; mais en tant qu'il dévoile des objets qui viennent se présenter à elle, le temps d u m o n d e déborde le temps de la conscience. O n peut en dire autant de la vie : tout « vécu » de conscience présuppose la vie; la vie bénéficie d'un « s u p p l é m e n t de temps » par rapport à tout vivant. Mais la vie elle-même n'est q u ' u n m o m e n t dans le temps cosmique. O n se heurte alors à u n problème classique de la métaphysique : y a-t-il du temps avant la vie, c'est-à-dire avant qu'une conscience puisse déterminer un avant et u n après? La conscience présuppose le temps, mais l'idée du t e m p s ne présuppose-t-elle pas la conscience ? En parlant du « t e m p s du m o n d e » , Blumenberg semble répondre d'emblée par la négative, mais Temps de la vie et temps du monde s'intéresse à u n autre problème : plus l'homme, sortant de la sphère des besoins immédiats et de la recherche du plus court temps entre le désir et sa satisfaction, prend conscience d'un écart entre son p r o p r e temps de vie et le temps d u monde, plus il se met en quête d ' u n « temps d u m o n d e » , c o m m e c'est le cas d a n s la métaphysique, d a n s la théologie du temps ou, sur u n tout autre mode, d a n s la physique et la métaphysique modernes, plus il est renvoyé à la finitude de sa propre temporalité, au temps de la « vie » dans sa non-congruence et sa disproportion d'avec le temps cosmique. Ces « ciseaux du temps » sont la source d'une angoisse dont Pascal a d o n n é la plus fameuse expression, mais d o n t Blumenberg détecte d'autres traductions, parfois inconscientes, dans les efforts p o u r rapprocher le temps du m o n d e du temps d'une vie 185
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humaine. Lune des grandes médiations, dans cette perspective, est l'Histoire. « [La philosophie de l'Histoire] implique ou suppose la conviction qu'il est encore possible de parler d'un tout de l'Histoire, ou bien, après que cette prétention même a été atteinte par le doute, au moins d'une pluralité de "touts" dans l'Histoire. Cette variante est possible à partir de différentes unités, par exemple si les "époques" sont considérées comme des unités exclusives les unes des autres, ou si les "civilisations" sont comprises comme des organismes répétant projectivement un temps de vie. Le prix à payer pour que des tels espaces de sens fermés les uns aux autres puissent être contenus dans l'Histoire est le relativisme anthropologique de ces formations, leur défaut d'intégrabilité à un tout. » (LuW, p. 86)
Les vertus du retard Lapproche phénoménologique n'exclut pas chez Blumenberg (qui assume toute l'hérésie de ce geste) u n e approche biologique et psychologique des faits de conscience. Dans l'ordre d'une anthropogenèse qui a de plus en plus intéressé Blumenberg, la capacité de « d i s t e n s i o n » , d'écart prolongé, marque tout à la fois le caractère de « dérangement » de la conscience par rapport à la logique biologique brute du stimulus et de la réponse, et la condition d'une vie psychique développée. « La conscience naît à travers un dérangement de la fonctionnalité proche, par construction d'un système de connaissance lointaine et, en lui, des retards possibles favorables. La conscience naît par gain de temps et elle est simultanément l'instrument de son utilisation. Ce qui naît, ce sont des décisions au lieu de réactions. » (ZSz, p. 122). 186
8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS D U MONDE.
Prendre son temps p o u r en gagner, en termes relatifs ( p o u r aller plus vite) c o m m e absolus ( p o u r rester en vie) : tel pourrait être le « d é t o u r » caractéristique de la conscience par rapport à l'immédiateté de l'instinct chez cette «créature méfiante par essence» qu'est l'homme, selon Nietzsche. « La rhétorique est à l'égard de la structure temporelle des actions la quintessence du retard. La complication (Umständlichkeit), l'imagination procédurale, la ritualisation impliquent un doute quant à l'idée que la liaison la plus courte entre deux points serait aussi le chemin humain entre eux. w1 Par un effet de redoublement, Blumenberg détermine la « réflexion » elle-même c o m m e u n « dérangement » de la vie de la conscience : « la réflexion est u n dérangement de la subjectivité. [...] Elle montre au sujet le sujet, certes en évidence, mais n o n en transparence (Reinheit)» (ZSz, p. 339). O n est ici tenté de prendre à notre tour u n certain « retard » d a n s l'exposition, en relevant q u e ce thème du dérangement et du retard traverse l'œuvre de Blumenberg. O n remarquera ainsi q u e Blumenberg approche la métaphore elle-même c o m m e « dérangement » : « [ . . . ] la métaphore constitue d'abord u n dérangement. [...] Elle introduit u n élément hétérogène qui renvoie à u n autre contexte que le contexte présent » 2 . Cette hétérogénéité frappante, ou cette « anormalité » par rapport au contexte, n'est cependant q u ' u n p h é n o m è n e premier ce q u e Paul Ricoeur a approché, d a n s La Métaphore vive, en termes d ' « impertinence sémantique » - , q u e la qualification de l'expression c o m m e métaphore rétablit d a n s u n e «normalité supérieure», selon u n e formule que Blumenberg e m p r u n t e à Husserl. «[...] Lélément d'abord destructeur [...] est intégré à l'intentionnalité par une astuce de réinterprétation. 187
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^explication du corps étranger exotique comme "simple métaphore" est un acte d'auto-affirmation : le dérangement est qualifié comme aide. » (Ausblick, ÄMS, p. 194; NS, p. 95) Les dérangements deviennent supports pour de nouvelles opérations qui sont autant de détours sans lesquels la vie ne « s'attarderait » pas sur elle-même, ne se « théoriserait » pas. La métaphore p r e n d ainsi place parmi les dérangements qui se traduiront finalement par un enrichissement, un supplément de sens ou de plaisir. Tout ce qui a u n e valeur prend du temps : Le souci traverse le fleuve souligne que la culture, ou la civilisation, sont indissociables d'un certain art de prendre son temps, de ménager des détours (qu'on pense simplement aux rapports a m o u r e u x . . . ) : «le m o n d e acquiert u n sens à travers les détours (Umwege) que la culture (Kultur) trace en lui » (SF, p. 137 ; trad. fr., p. 154). O n retrouve ici le thème de YUmständlichkeit, de cette « complication » active qui semble chercher les détours et se plaire à arriver en retard p o u r trouver, en route, autre chose que ce qui était prévu. Dans l'ordre littéraire, on ne s'étonnera donc pas de rencontrer, au détour de certaines pages de Blumenberg, l'ombre de Proust. Lune de ces apparitions est d'autant plus remarquable qu'elle survient dans u n e note où Blumenberg use de la rare et, p o u r nous, décisive formule de « phénoménologie de l'histoire » : « le concept-titre de "temps perdu" éveille l'attention d'une phénoménologie de l'histoire, pour autant qu'il puisse y avoir quelque chose de tel. D'un côté, remarque Blumenberg, le temps est toujours perdu. De l'autre : le procédé qui cherche à regagner le temps perdu agit précisément pour cette raison comme une tentation irrésistible. Peut-être d'abord en liaison avec le rôle historique de la raison : elle aurait perdu tout le 188
8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS D U MONDE.
temps qui précède sa domination à travers l'Aufklärung. » (H, p. 19, note) Suivant son style digressif, on p e u t avoir l'impression q u e Blumenberg ne cite ici le titre de Proust q u e pour passer à u n e problématique fort différente de celle qui h a n t e l'auteur de À l'ombre des jeunes filles en fleur : celle d u temps qui aurait précédé l'avènement de la raison et qui aurait été perdu en un sens trivial, gaspillé, en p u r e perte, sans rendement. U n e des faiblesses d e l'Aufklärung, pointées par Blumenberg, aura précisément été cette volonté de présenter ce qui l'a précédée c o m m e obscurité complète, au risque de faire de s o n propre avènement u n miracle, en contradiction avec ses critères de rationalité. Si la raison est native en l'humanité, c o m m e n t expliquer le « retard » de son avènement historique? La réponse de l'Aufklärung est insatisfaisante, p o u r Blumenberg, précisément en tant qu'elle substitue au principe rationnel d'une explication fonctionnelle u n e imputation à u n groupe, une logique du complot : un complot des prêtres et des rois. Mais p o u r reprendre le fil : dans sa note de Sorties de caverne sur le temps perdu, Blumenberg contraste ces deux visions du « temps perdu » ; l'une, qui s'exprime sous la p l u m e de Voltaire : « n o u s sommes v e n u s tard en tout. Regagnons le temps perdu » ; l'autre, celle de Proust, étrangère à ce « p r o g r a m m e de rattrapage», et chez qui la perte ne renvoie pas à u n déficit du m o m e n t passé par rapport au m o m e n t présent, mais à la structure du temps d a n s chacun de ses moments, et n'est compensée par rien d'autre que par le souvenir et l'écriture qui cherchent à faire revivre le temps perdu. À l'approche esthétique du temps perdu s'oppose ici l'approche politico-historique, qui tente de construire u n e ligne de valorisation sur le vecteur du temps. Q u ' u n e telle entreprise soit vaine ressort de la réflexion de Blumenberg; le paradoxe est que cette mise au j o u r 189
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n'a rien d' « antimoderne » ou de réactionnaire chez lui. C'est plutôt d'une mise en conformité de la rationalité avec ses propres exigences qu'il y va dans cette considération sobre du temps, et de l'écart indépassable entre temps du m o n d e et temps de la vie qui s'y manifeste. O n ne s'étonnera pas, dès lors, que la formule « recherche du temps perdu » resurgisse, en français, d a n s Temps de la vie et temps du monde, où elle reçoit sa plus forte extension : « la recherche du temps perdu n'est pas u n cas à part esthétique; le souvenir suit l'homme à mesure de son étrangeté à soi. Le temps lui arrache la possession de sa conscience de soi, son identité, son expérience, finalement soi-même. Memoria désigne le centre de la dispute (Auseinandersetzung) entre temps de la vie et temps du m o n d e » (LuW, p. 301). Mais la recherche nous introduit aussi à quelque chose c o m m e une p h é n o m é nologie de la mémoire en tant que p h é n o m è n e qui articule à la conscience la rétention d'un temps vécu sur le mode intersubjectif : « Memoria est aussi quelque chose comme la rétention intersubjective du temps de la vie» (LuW, p. 301). Blumenberg déplace ainsi du côté de l'intersubjectivité une catégorie élaborée par Husserl dans ses Leçons pour une phénoménologie sur la conscience intime du temps. « Elle n'est pas infinie, ajoute-t-il, mais sa finitude ne peut être représentée c o m m e déterminée : q u a n d s'éteint définitivement le souvenir de quelqu'un qui a été l à ? » C o m m e dans l'ouvrage de Husserl, à la rétention répond la protention, à laquelle Blumenberg trouve également un correspondant intersubjectif : u n e protention intersubjective, qui réside dans « le souhait, l'attente du sujet individuel, de ne pas être oublié» (LuW, p. 301). Le temps de la conscience, de la vie, suppose ainsi, dans sa rétention et dans sa protention, un monde, et un temps du m o n d e : le temps ne se rend pas sensible dans les choses, il n'est pas u n e ajjectio rerum, comme le notait Spinoza, mais Blumenberg
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estime q u e Spinoza aurait dû ajouter : Tempus est affectio hominum (LuW, p. 240). Mais Spinoza ne l'a pas dit parce q u ' u n e telle affirmation relèverait plutôt d ' u n e transformation dans le concept d'Histoire, caractéristique des « Temps modernes » auto-désignés, c'est-à-dire du m o m e n t où u n e nouvelle époque s'est d o n n é e à penser elle-même à travers u n nouveau concept d e temps. « L h o m m e ne fait pas l'Histoire. Il fait le tempo de l'Histoire. Et ce deuxième principe est, dans sa validité, d é p e n d a n t du premier» (LuW, p. 242). Dès lors q u e l'histoire est pensée c o m m e u n processus qui a sa logique propre et où le temps est u n facteur d e dynamisation, « le sujet de l'histoire, dont la fonction s'épuise en u n dérangement retardateur ou en une accélération active, est entièrement déterminé par son objet, encore inconnu jusque-là, "l'Histoire" » (LuW, p. 247). LHistoire telle que la pensent les philosophies de l'Histoire m o d e r n e distribue les sujets en progressistes et réactionnaires, en accélérateurs et en retardateurs de l'Histoire. C o m m e Leo Strauss et Carl Schmitt, Blumenberg doute assurément qu'il n'y ait que des vertus à l'accélération des processus et à la réduction des sujets à leur rapport à une Histoire qui devient l'instance de partage du bien et du mal ; c o m m e eux, il marque sa défiance à l'égard des philosophies m o d e r n e s de l'histoire qui prétendent en posséder le sens c o m m e le d é m o n de Laplace pourrait déterminer l'avenir à partir d'un état d o n n é du m o n d e (LuW, p. 247). Néanmoins, contrairement à Carl Schmitt et à Leo Strauss (de façon plus subtile dans le second cas), il évite précisément d'endosser l'un des rôles dévolus en partage, en l'occurrence celui d u «retardateur» anti-moderne, adepte, dans le cas de Schmitt, de la contre-révolution dans toutes les sinistres variantes qu'elle a c o n n u e s au xx e siècle, ou, dans le cas de Strauss, d'un « r e t o u r » à la tradition 191
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largement mythifiée comme recours anti-moderne. Il s'agit bien plutôt de mettre à distance l'objet-Histoire, pour agir en vertu de critères de pensée et d'action qui ont leur validité en eux-mêmes, sans s'en remettre au « jugement » de cette instance que seul un déplacement romantique de l'activisme révolutionnaire a constitué en tribunal du monde.
La science victime de son succès : la déception de la mathesis universalis et le doute comme résultat « La grande énigme de ce millénaire finissant est et restera peut-être le dégoût grandissant de la science» (SF, p. 81). Ce dégoût diffus né d'un sentiment mêlé d'omniprésence et de vide, de saturation et de non-sens, est tout autre que le dégoût actif du savoir professé par certains philosophes cyniques de l'Antiquité, comme l'étonnant Bion de Borysthène évoqué par Blumenberg dans Le Rire de la servante de Thrace\ celui-ci passa d'école philosophique en école philosophique adverse : « afin d'élever en summum de la théorie le fait de se passer de théorie [...]. Ce n'est pas sa curiosité théorique qui l'avait fait passer par toutes les écoles, mais son désir de faire du mépris qu'il professait pour elles, sans exception, l'expérience d'une vie» (RST, p. 46). Une vie consacrée à la démolition systématique de toutes les théories - au profit d'une impassibilité qui préfère « abandonner les vérités à elles-mêmes » et attendre de la Nature qu'elle vous procure le nécessaire : ce programme n'est peut-être pas totalement étranger à l'exaspération couramment ressentie devant la sophistication de la science et de ses produits. Une tentation cynique est-elle le pendant logique d'une lassitude devant la science ? Peut-être 3 . 192
8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS DU MONDE.
Une mutation fondamentale de l'idée de théorie rend cependant tout parallèle avec la configuration antique hasardeux : «rendre la vie n o n point possible, mais heureuse : telle devait être, depuis l'Antiquité, l'apport de la théorie» (LN, p. 266; LTM, p. 260). Le cynisme antique pouvait être u n e machine de guerre contre cette idée, il n'en était pas moins u n e doctrine qui cherchait à rendre heureux par la théorie... de la préférabilité de l'absence de théorie. Dans l'histoire de la science européenne, u n décrochage s'est opéré entre le développement scientifique recherché pour lui-même et l'eudémonie, l'attente d'un b o n h e u r procuré par la contemplation théorique. Le fruit tardif de ce décrochage est «la destruction du lien entre u n e motivation, portée par le monde vécu, de l'état d'esprit théorique et sa réalisation dans les conditions d'effectivité de la science m o d e r n e » (LN, p. 266; LTM, p. 260). Lespoir que le savoir rendra l'homme heureux et libre demeure cependant toujours à l'arrière-plan, notamment sous la forme renouvelée que lui ont donné les Lumières. Mais précisément, dans ce renouvellement, u n présupposé essentiel a disparu : l'accès de l'individu à u n e part des connaissances suffisantes p o u r bénéficier d'une compréhension scientifique de la totalité de la réalité. « Ce présupposé seul, que l'individu peut disposer de la vérité en sa totalité, pouvait maintenir et m ê m e renouveler l'antique définition de la théorie comme condition de l'eudémonie» (LN, p 274; LTM, p. 267-8). S'il reste présent en partie chez Descartes, cet espoir est abandonné déjà chez Bacon : « chez Francis Bacon, se dessinait une notion du bonheur humain qui sépare la théorie et l'existence accomplie ; en effet, il limite la connaissance nécessaire à ce qui est exigé pour dominer la réalité naturelle». (LN, p. 274; LTM, p. 268) Mais d a n s cette configuration, comme dans les conséquences de l'idée de méthode, « il n'est plus exigé 193
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que le sujet de la théorie et le sujet de la vie heureuse soient identiques» (LN, p. 2 7 4 ; LTM, p. 268). Ce serait là l'une des sources du malaise contemporain face au développement indéfini de la science. La revendication du droit à u n e curiosité illimitée n'a plus la force de provocation qu'elle détenait au c o m m e n c e m e n t des Temps modernes, d a n s sa volonté d'affranchissement des tutelles ecclésiales et des limites extrinsèques au savoir, et l'expression «possession de la vérité» ne d o n n e plus lieu qu'à des usages ironiques (LN, p. 273; LTM, p. 267). Quoi qu'il en soit, la distance qui n o u s sépare m ê m e de Kant pour la détermination d ' u n horizon imaginaire de la connaissance et des « fruits » de la moralité est bien exprimée dans les premières pages de La Lisibilité du monde par la « t r a n s f o r m a t i o n » que Blumenberg fait subir au fameux « catalogue kantien des grandes questions ultimes». À la place de la question « Q u e pouvons-nous c o n n a î t r e ? » , l'expérience et «la déception face à ce qui est sorti de la connaissance produite condui [sen] t à demander » plutôt : « Qu'étaitce au juste que n o u s voulions connaître ? » Et cela produit aussi u n e transformation de l'autre question fondamentale du canon, « Q u e n o u s est-il permis d'esp é r e r ? » , u n e transformation qui fait inévitablement se demander : « Qu'est-ce que n o u s étions censés avoir le droit d'espérer? » 4 Notons que Blumenberg voit dans le dégoût relatif p o u r la science (sans doute mêlé d'une fascination sur laquelle il reste un peu trop discret, nous semble-t-il) u n e énigme là où u n e certaine philosophie d'inspiration romantique voit u n e évidence, qu'elle partage : la science déçoit, et elle fait l'objet de procès de plus en plus radicaux. Aux yeux de Blumenberg, il entre u n e certaine «légèreté», dans ce procès qui oublie de mentionner, par exemple, que les effets de la surpopulation sur l'environnement sont l'envers d'une « explosion de la 194
8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS DU MONDE.
d é m o g r a p h i e » dont les conséquences peuvent être, à terme, inquiétantes, mais d o n t bien peu de gens aujourd'hui, et c'est heureux, assumeraient de tirer la conclusion qu'il aurait mieux valu q u ' u n e partie de la population mondiale n'accède pas à l'existence : « Où et selon quels critères, aurait-on dû laisser les gens mourir en supprimant les possibilités de sauvetage reconnues selon la seule compétence du savoir, en refusant son dévoilement - pour assurer la survie des mères et des nourrissons, lors des innombrables maladies et épidémies [...]?» (SF, p. 82) Ce problème des effets incontrôlables et pervers de développements maîtrisés et bénéfiques de la science est, en effet, particulièrement visible dans l'exemple des progrès de la médecine et de ses conséquences sur la démographie, qui ont à leur tour des conséquences écologiques, sociales et économiques redoutables. Blumenberg a souvent approfondi ce paradoxe : « la médecine est devenue depuis longtemps plus puissante que ne peuvent se le permettre nos sociétés, m ê m e prospères. Son potentiel s'accroît à perte de vue » (SF, p. 239). Or, c o m m e le confirment l'émergence récente du thème de la lutte des générations et l'importance sociale et politique qu'a revêtue, de manière inattendue, u n «dossier» aussi peu exaltant que le « problème des retraites » et de leur financement dans les pays riches, il semble que ce développement risque de se produire «à la charge de l'avenir» : « u n jour, note Blumenberg, les vies prolongées étoufferont les vivants. 11 n'y a pas de point d'arrêt. Personne ne pourrait décider où et comment le fixer ». Et d'ajouter cette sombre remarque : « la vieillesse deviendra u n cauchemar, si les plus jeunes se refusent à la s u p p o r t e r » (SF, p. 239). Nous s o m m e s loin de tout optimisme béat quant aux effets de la science, mais les inquiétudes de Blumenberg ne le conduisent jamais à instruire u n procès global de la science moderne : « n o u s 195
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ne pouvons vivre sans la science, note-t-il d a n s La Légitimité des Temps modernes. Mais cela m ê m e est largement un effet de la science » (LN, p. 265 ; LTM, p. 259). Si l'on peut imputer la surpopulation de la planète a u x effets de la science, on doit logiquement lui imputer le fait qu'un nombre immense d ' h o m m e s vit aujourd'hui u n e durée de vie qui est également dépendante de la science. Les « conséquences incalculables » de la neutralisation du principe darwinien de survival of the fittest - neutralisation que louait Darwin lui-même comme le m o m e n t réversif de l'évolution de l'humanité, capable et soucieuse de protéger les plus faibles en son sein, à l'inverse de ses « héritiers » eugénistes - interdisent les « réponses trop faciles » et les « conclusions univoques » quand à notre rapport de dépendance à l'égard d'une science qui «va jusqu'à intégrer la compétence des conséquences de ses conséquences, car c'est elle qui tire la sonnette d'alarme» 5 sur les dangers que provoquent l'exploitation technique des ressources et la pollution (avec l'écologie scientifique), la surpopulation (avec la démographie), etc. Les menaces d'eugénisme ou d'extermination appuyés par les m o y e n s de la science font partie des cauchemars modernes dans lesquels celle-ci se fait l'instrument de la destruction d'êtres qu'elle a contribué à faire vivre. Mais les tensions liées au progrès médical et scientifique ne sauraient conduire, pour Blumenberg, à u n e disqualification philosophique de l'instance scientifique. La limite de toutes les argumentations qui imputent à la science la plupart des maux du m o n d e contemporain est qu'elles doivent bien admettre qu'il n'est guère envisageable de dépasser ces m a u x par u n e sorte de black ont opéré sur la science et sur ses résultats, et qu'il est plus crédible d'envisager ce dépassement en s'appuyant sur des instruments scientifiques et techniques 196
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plus élaborés. «Dès lors que la science a produit tant d'effets, bons ou mauvais, d a n s le monde, elle reste la seule à pouvoir encore être l'instrument pour se s u r m o n t e r elle-même» (SF; p. 86). Le discours d u dernier Heidegger sur la « clôture » de l'ère d e domination scientifico-technique de l'étant laisse certes miroiter l'étrange figure d ' « u n dieu », qui « seul, pourrait n o u s sauver», mais cette prophétie renvoie, aux yeux de Blumenberg, à une vision des choses qui n'est guère compatible avec notre concept courant de réalité.
Le soupçon de non-sens Le dégoût ou la méfiance envers la science peuvent également être abordés historiquement ou généalogiq u e m e n t , en les rapportant aux espoirs investis dans la science m o d e r n e à ses débuts. Un idéal se tenait en effet à l'arrière-plan des philosophies de la connaissance du début des Temps m o d e r n e s : celui d'une mathesis universalis. Un tel objectif devait être atteignable, p o u r Descartes, dans le temps d'une vie individuelle. C'est u n point sur lequel la modernité tardive a fait place à u n e perception du temps et de la science tout à fait différente de celle des fondateurs de la philosophie moderne. « Lénoncé : "nous en savons aujourd'hui davantage sur le monde qu'aucune autre époque auparavant, mais ce 'nous' ne veut pas dire 'je' ", cette phrase implique une déception essentielle. » (LuW, p. 159) La conscience de la finitude et de la contingence, autant que l'image de la science c o m m e un processus de destruction des erreurs et de production de doute plus que c o m m e u n e source de certitude, ont accru le hiatus entre la vie individuelle, y compris celle du savant (Blumenberg évoque à cet égard la conférence de Max 197
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Weber, «La science, prolession et vocation»), et la science c o m m e processus indéfini, d o n t le progrès n'est plus vu c o m m e celui d'un m o u v e m e n t vers u n e connaissance totale. « La science ne remplit plus la vie de l'individu, parce qu'il n'est partie prenante à son progrès qu'épisodiquement, il entre dans son cours de façon contingente et en sort de façon contingente, touché par le non-sens de l'âge de la retraite, de la mort... » (H, p. 719). Mais ne faut-il pas élargir le cadre d'une telle interrogation, comme le faisait Max Weber lui-même, en estim a n t que le doute grandissant sur le « s e n s » de la science s'insérait d a n s un doute général produit par le processus de désenchantement du m o n d e ? Le paradoxe était alors que la science, qui avait contribué à désenchanter le m o n d e par sa démarche « empirico-rationnelle » et sa réduction de tout « sens éthique du m o n d e » au profit d'une mise au j o u r des enchaînements causaux, devait être elle-même « d é s e n c h a n t é e » , là où elle avait pu être investie un temps d'espoirs « t o t a u x » . C'est alors peut-être l'interrogation sur la signification, non pas de la sécularisation au sens où l'abordait Blumenberg, mais des temps «post-chrétiens», qui ressurgit sous un autre angle : celui de la contribution du christianisme au sentiment présent d'une Sinnlosigkeit - absence de sens, littéralement, mais aussi absurdité, non-sens. Dans u n e brillante section de Le souci traverse le fleuve, Blumenberg s'interroge en effet sur le « soupçon de n o n - s e n s » , d'absurdité, qui hante le m o n d e contemporain d a n s son ensemble. Méfiant à l'égard des généralités sur la « perte de sens», qui suggèrent q u e quelque chose a été perdu qui n'a peut-être jamais existé sous la forme dont on prétend qu'elle a été p e r d u e (tous les fondamentalismes, suggère Blumenberg, j o u e n t sur cette croyance), Blumenberg estime cependant que 198
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« ce qui est descriptible, c'est la naissance d u s o u p ç o n de non-sens. Kère post-chrétienne a une culture de la contingence. Elle est marquée par l'idée fondamentale que ce qui est n'est pas forcé d'être» (SF, p. 65). Q u e la création d u m o n d e repose sur la décision d ' u n e volonté, éventuellement insondable, suggère qu'il aurait très bien pu ne pas être, et qu'il est « révocable » à tout m o m e n t . Il ne s'agit certes là que d'une ligne de développement possible d u christianisme ou de « l'aprèschristianisme », car la doctrine de la Création a pu être également développée en réponse radicale à la question de la raison d'être des choses - toute chose ayant été voulue par Dieu, rien n'est sans raison. Si le principe de raison leibnizien a porté à son achèvement cette perspective de rationalisation de la création, le principe de raison insuffisante, érigé par Blumenberg en principe cardinal d'une rhétorique elle-même constituée en pratique révélatrice de traits h u m a i n s f o n d a m e n t a u x , appartient sans doute ainsi à la culture postchrétienne, nourrie d'un autre versant, l'idée ou l'énigme de la révocabilité du m o n d e , l'annonce de sa disparition. C o m m e n t se fait-il q u e le m o n d e , créé par Dieu, pût être digne de disparaître? Cette contradiction, Blumenberg n'a cessé de l'explorer en revenant sur les réponses augustinienne, gnostique, etc. Mais il pointe en l'occurrence les dangers de la vision du non-sens de ce m o n d e ci : le désir de le faire disparaître, au profit d'un autre m o n d e où la « perte de sens » serait effacée et compensée - «la culture de la contingence est u n e culture de la possible colère contre le m o n d e » (SF, p. 67). C'est cette colère qui inspire ce qu'Éric Voegelin a désigné c o m m e les nouvelles formes de gnosticisme dans les Temps m o d e r n e s : des formations idéologiques qui peignent u n tableau apocalyptique du m o n d e existant et indiquent u n e voie de salut collectif qui passerait d'abord par la destruction totale de ce monde-ci. Blumenberg a 199
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discuté cette interprétation des « récidives gnostiques » d a n s les Temps modernes, mais il partageait assurément l'inquiétude de Voegelin face aux potentialités destructrices d'une certaine « colère contre le m o n d e » comme effet secondaire d ' u n e culture de la contingence. La Légitimité des Temps modernes était déjà u n e invitation à déconstruire les trop grandes attentes suscitées par l'eschatologie, qui se retournent en colère contre le monde. Et cette perspective conduit à construire u n e image « déflationniste » de la philosophie elle-même, ou de sa tâche telle que Blumenberg la présente n o t a m m e n t d a n s Le souci traverse le fleuve et d a n s Sorties de caverne, mais telle qu'il en affinait aussi ailleurs la conception « t h é r a p e u t i q u e » en étudiant Épicure, Nietzsche ou Freud : la philosophie constitue dans cette perspective un instrument de réduction des espérances impossibles à satisfaire et d'évitement des colères impossibles à soulager. C'est sans doute Wittgenstein qui forme, à cet égard, la figure la plus proche du « dernier » Blumenberg, celui qui écrit, dans Sorties de caverne : « la philosophie s'avère être un art de la résignation. Elle contient l'énergie des grandes espérances, dont la déception peut conduire à un renversement vers la colère contre ce m o n d e » (H, p. 791). Cette vision dégrisée de la philosophie implique u n e révision modeste de ses fins : « la clarté philosophique, telle que Wittgenstein la postule, n'est pas une manière de se débarrasser de tout doute, ce n'est pas non plus la promesse d'une absence totale de contradiction ; c'est plutôt la réduction des prétentions et des normes mêmes, un raccourcissement de l'idéalisation» 6 . Pour prévenir les dérives gnostiques et « colériques » ou fanatiques des plaintes contre la « perte de sens», il faut ainsi se demander ce que peut signifier « sens » dans de telles configurations et procéder généa200
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logiquement : «l'exigence de sens» qui se traduit par des questions telles q u e celle du « sens du m o n d e » ou du « sens de la vie » a été créée, estime Blumenberg, « à la périphérie de la culture de la contingence » (SF, p. 68). Dissoudre l'illusion de ce « s e n s » et de sa perte, telle serait alors la véritable « thérapeutique » qu'une pensée post-métaphysique, et post-chrétienne, devrait opposer à u n soupçon de non-sens qui est moins u n e question qu'une plainte, laquelle appelle moins u n e réponse qu'une consolation. Mais cette consolation, le philosophe n'a pas à l'offrir. Il peut tout au plus montrer que «l'absence de sens» présente, sous certains aspects, certains avantages : « peut-être ne devrions-nous pas seulement cultiver la colère que n o u s inspire l'absence de sens de ce monde, mais aussi entretenir u n peu de cette crainte qu'engendre la possibilité qu'il puisse être un j o u r parfaitement sensé» (SF, p. 91). Dans u n tel monde, les souffrances ne devraient-elles pas paraître elles-mêmes justifiées et les malheureux coupables de leurs m a l h e u r s ? ^inconvénient de toutes les théodicées est qu'elles tendent à faire de la souffrance un « mauvais m o m e n t à passer » en vue d'un plus grand bien, ou u n mal nécessaire, sur u n mode qui ne peut être reçu par les individus concernés, dans le doute tout à fait fondé qui peut naître q u a n t à la rationalité ou à la justice supérieure d u tout ou du processus censé «dépasser» ces maux individuels. Et dans les Temps modernes, l'expression d'un tel doute a pu être littéralement criminalisée d a n s le cadre des États qui se présentaient comme les instruments d'une réalisation du sens de l'Histoire. Il faut d o n c peut-être se réjouir de « l'absence de sens de l'Histoire» (SF, p. 92) si l'on observe c o m m e n t les prétentions à en connaître le sens ont produit la tendance à « avancer » la date du tribunal ultime pour tenir ici-bas le procès de ceux qui paraissaient douter qu'il fut son seul sens possible. 201
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La congruence entre temps de la vie et temps du monde comme délire politique La réflexion de Blumenberg sur le rapport entre temps du monde et temps de la vie est l'occasion inattendue d'aborder un m o m e n t de l'Histoire particulièrement traumatique, aussi bien dans sa propre vie que dans l'histoire européenne : le IIIe Reich. La deuxième partie de Temps de la vie et temps du monde évoque 1'« ouverture des ciseaux du temps » : la perception croissante d'un écart abyssal entre temps de vie individuelle et temps de vie cosmique, qui menace de réduire à néant tout « sens » vécu, mais aussi toute entreprise collective, tout «destin» historique. Or «dans le cas limite de la paranoïa, la seule et unique vie qui échoit à quelqu'un devient la condition pour la réalisation d'une donation de sens historique et politique, de telle sorte que l'échec de son but vital peut produire l'échec du sens du m o n d e » - pour u n e telle paranoïa, Blumenberg estime qu'il faudrait radicaliser la catégorie freudienne de narcissisme et parler d'un « narcissisme absolu », et si l'on se demande si u n tel narcissisme a jamais existé, Blumenberg estime qu'il y en a eu au moins un exemple : Hitler, n o t a m m e n t dans les dernières semaines de sa vie. Blumenberg s'appuie sur différents témoignages et documents qui traduisent l'obsession hitlérienne du temps, ou du «peu de temps» dont disposerait l'Allemagne pour accomplir son destin historique, et qui marquent la tournure apocalyptique que devait revêtir l'idée, puis l'évidence croissante, d'un échec de l'entreprise : « n o u s ne capitulerons pas, jamais», aurait ainsi déclaré Hitler à l'adjudant von Below après l'échec de l'offensive des Ardennes, « nous pouvons disparaître. Mais nous emporterons le monde avec nous » 7 . La langue allemande a cette ambiguïté : l'expression rapportée par von Below est ici « wir werden ein Welt mitnehmen», ce qui peut se traduire aussi bien, en
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l'occurrence « n o u s emporterons u n m o n d e » ou «le m o n d e » . Blumenberg estime que «l'article indéterminé avant "monde" laisse dans l'indéterminé l'étendue de ce qui doit être entraîné dans sa c h u t e » . Quoi qu'il en soit, la dimension « cosmique » de l'événement trahit bien u n e constante du délire hitlérien : « la résolution de coordonner temps de la vie et temps du monde implique l'idée d'une politique à caractère définitif - qu'il s'agisse d'abord de la victoire comme, par la suite, de la défaite. De l'Histoire il peut être décidé une fois pour toutes » 8 . Toute la pensée de Blumenberg est dirigée contre u n e telle idée : l'Histoire est indéfiniment ouverte à l'invention, et toute prétention d e la figer dans u n éternel r e c o m m e n c e m e n t ou de « fixer son sort » u n e fois p o u r toutes est démontée c o m m e u n e illusion. Le ressentim e n t contre le temps n'est pas par hasard au principe de la vision paranoïaque du dictateur nazi : «c'est la tragédie des Allemands», confie Hitler en 1945, « q u e n o u s n'ayons jamais assez de temps. N o u s s o m m e s t o u j o u r s pressés par les circonstances. Et si n o u s n o u s tenons ainsi sous la pression du temps, c'est parce q u e n o u s m a n q u o n s d'espace » g . Lorsqu'il expose les motifs de son activisme frénétique, Hitler avance le fait que les fuites vers l'horizon infini de la philosophie de l'Histoire ou de la religion lui étaient fermées : «je m e tiens au contraire sous le c o m m a n d e m e n t d u destin de devoir tout accomplir à l'intérieur d'une courte et u n i q u e vie d ' h o m m e » 1 0 . C'est là u n e des différences décisives avec le rapport au temps qu'a pu entretenir une autre figure politique étudiée par Blumenberg (mais dans Travail sur le mythe) : Napoléon. Et n o u s retrouvons ici l'article indéterminé : « Hitler n'avait pas de monde. C'est pourquoi il utilise le terme avec l'article indéterminé. Là-dessus se fonde 203
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aussi le fait qu'il ne connaisse pas le concept de gloire, sous lequel Napoléon avait entièrement placé l'idée du politique. Penser à la gloire, parler de la gloire, c'est renvoyer à la pérennité du monde, et cela suppose un concept de monde sans implications eschatologiques. » u C'est à travers l'idée d'un horizon de monde que l'on parvient à relativiser sa propre vie, ou à la valoriser sur un m o d e où le narcissisme (présent dans le désir de gloire) n'implique pas que le m o n d e , son avenir et son existence même, soient dépendants de son propre destin (où l'on passe au narcissisme absolu). Au contraire, le désir de gloire a pour condition que le m o n d e (et « l'œuvre » accomplie en lui, qui y subsiste comme trace) « m e » survive. Inversement, l'expérience de la tentative de réduction violente du temps de la vie au temps du m o n d e devrait n o u s guérir de la tentation de toute politique qui prétendrait faire tomber d a n s l'Histoire des décisions cosmiques.
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CHAPITRE 9
Sous-textes politiques
La p e n s é e de B l u m e n b e r g n'est d e t o u t e évidence p a s d'abord politique, elle n ' a c c o r d e pas u n e place centrale à la politique, et c'est m ê m e u n e c h o s e qui a p u n o u r r i r u n certain m a l e n t e n d u : lorsque, d a n s Le Discours philosophique de la modernité, J ü r g e n H a b e r m a s cite f a v o r a b l e m e n t La Légitimité des Temps modernes c o n t r e les tableaux a p o c a l y p t i q u e s d e la m o d e r n i t é q u i o n t h a n t é « la discussion p h i l o s o p h i q u e de la m o d e r n i t é » , y c o m p r i s « à g a u c h e » (chez H o r k h e i m e r et A d o r n o , voire chez F o u c a u l t ) , ne « récupère-t-il» p a s u n e p e n s é e f o n c i è r e m e n t étrangère au souci h a b e r m a s sien d e r e p r e n d r e le f l a m b e a u d e la m o d e r n i t é politique c o m m e « tâche inachevée » ? Lécart des perspectives est évident : B l u m e n b e r g n e d é f e n d la légitimité d e s Temps m o d e r n e s q u e contre le procès e n illégitimité qui leur est fait à travers le théor è m e d e sécularisation, mais il n e p r é s e n t e p a s les Temps m o d e r n e s c o m m e l ' a v è n e m e n t d ' u n e raison c o m m u n i cationnelle ou d ' u n espace p u b l i c se libérant d e s e m p r i s e s traditionnelles. La légitimité d e s Temps m o d e r n e s est u n e légitimité référée à u n e situation d e crise, c'est la légitimité historique d ' u n e r é p o n s e à u n e crise donnée - il fallait trouver les m o y e n s de dépasser la crise d e l'absolutisme t h é o l o g i q u e , de dégager de n o u v e a u x f o n d e m e n t s p o u r le savoir et l'action, rien d e m o i n s , rien de plus. P o u r t a n t , intituler u n ouvrage La 205
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Légitimité des Temps modernes n'est assurément pas u n geste innocent dans le contexte de la philosophie allem a n d e du xx e siècle. Et ce l'est d'autant m o i n s que ce livre, comme d'autres de Blumenberg, est parsemé d'attaques directes ou voilées contre ce qu'on peut appeler les philosophies du déclin et du pathos de l'origine, n o t a m m e n t Heidegger et Schmitt, qui sont aussi deux des plus grandes figures intellectuelles allemandes à s'être engagées en faveur du régime national-socialiste. Blumenberg associe d'ailleurs parfois étroitement ces d e u x pensées : « ce n'est pas un hasard si la dualisation, dans l'analytique du Dasein, de la vie une dans l'authenticité et l'inauthenticité fut contemporaine de celle qui oppose l'ami et l'ennemi dans Der Begriff des Politischen de Carl Schmitt, chez qui l'un est existentiellement quelque chose de différent de l'autre
Violence du décisionnisme Dans La Légitimité des Temps modernes, u n chapitre est consacré à u n e discussion de la théologie politique schmittienne. Cette discussion est appelée par le fait que l'on trouve chez Carl Schmitt « l'expression la plus forte du théorème de sécularisation » : « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés». Nous avons abordé ailleurs ce débat 2 , crucial pour la mise au jour, par Blumenberg, du substantialisme historique latent derrière le théorème de sécularisation : « l'origine » théologique supposée est présentée c o m m e indépassable, au-delà des variations de surface. Mais la théologie politique schmittienne montrerait bien plutôt comment des ressemblances de surface occultent des différences profondes dans les contenus de pensée politique. 206
9. SOUS-TEXTES POLITIQUES
La discussion à laquelle Blumenberg soumet la théorie schmittienne n'est cependant pas limitée à la m é t h o d e et aux présupposés du théorème de sécularisation. Elle s'élargit en u n e réflexion sur le décisionnisme et ses rapports avec le rationalisme. D'un côté, note Blumenberg, le rationalisme m o d e r n e peut se fonder sur des « mécanismes » impersonnels, des lois, des fonctions, c'est là sa force... et sa limite. Car il devient plus difficile, dans cette perspective, de valoriser l'action transformatrice de la volonté. Or à l'inverse, le décisionnisme, et de manière plus générale tout volontarisme, a nécessairement besoin d'un sujet, fût-il fictif. « C'est pourquoi, ajoute Blumenberg, il a besoin de personnes, fussentelles juridiques. La figure du décisionnisme ne va pas sans u n "souverain", ne fût-il que métaphorique» (LTM, p. 109). En effet, si on la place la décision au c œ u r de la politique, il faut absolument u n e personne qui puisse décider en dernière instance. Et si l'on veut q u e la décision d ' u n h o m m e (d'un roi, d ' u n président...) soit audessus de toute contestation possible, qu'elle mette absolument fin à la discussion, si l'on veut que le souverain soit déclaré absolu, infaillible, etc., u n e théologie métaphorique peut être d'un certain secours. O n dira q u e le roi est comme Dieu, qu'il a les m ê m e s attributs « dans son d o m a i n e » , qu'il n'a personne au-dessus de lui, qu'il est la source des lois mais qu'il n'est lié par aucune loi, que sa volonté est intrinsèquement juste et bonne. Autant d'énoncés qui traversent l'histoire politique européenne, depuis l'idée grecque de nomos empsuchos, de «loi incarnée», reprise par les royautés hellénistiques et par les institutions romaines impériales (la lex animata) j u s q u ' a u x théories modernes de l'absolutisme (dont certaines constituent explicitement la contestation de la volonté du roi en « b l a s p h è m e » , Jacques I e r présente ainsi celle-ci comme u n e expression d' « athéisme polit i q u e » ) . . . pour ne rien dire du Führerprinzip. Hitler est 207
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d'ailleurs évoqué dans une note qui clôt le chapitre « Théologie politique I et II » de la réédition de La Légitimité des Temps modernes, ce qui n'est sûrement pas anodin. Blumenberg y cite Campanella citant Aristote qui aurait parlé de la religion comme invention politique. Blumenberg rapporte alors u n mot de Hitler : «par malheur, nous avons u n e fausse religion», - d'après les critères politiques du nazisme, le christianisme n'est pas la vraie religion, la religion du peuple allemand. Cependant, note Blumenberg, dans les Temps modernes, on a généralement cherché à éviter ou à masquer « le cynisme d'une "politique théologique" déclarée». Et il suggère alors que p o u r éviter ce cynisme d'une politique théologique, d'une sacralisation du souverain, le théoricien politique - c'est Schmitt qui est ici évidemment visé peut faire comme si le théologique préexistait et était simplement «sécularisé», alors qu'on aurait bien plutôt affaire à un usage instrumental de métaphores utiles pour réinstituer un décisionnisme absolu dans les Temps modernes, pour reconstruire la fiction d'une volonté infaillible, d'une loi animée, etc. Derrière la discussion méthodologique, érudite, le débat devient ici extrêmement vif, et dur, et politique. Mais les allusions les plus dures sont renvoyées, chez Blumenbeg, en note : ainsi de cette idée de la théologie politique comme théologie métaphorique qui cache, se cache peut-être à elle-même son cynisme en recourant à la fiction de la sécularisation. Blumenberg suggère q u e Schmitt ne croit pas vraiment au caractère authentiquement théologique de la théologie politique, et en prend pour signe le fait que Schmitt ait recours à l'utilisation «stratégique» des analogies entre Dieu et le souverain par les penseurs de la contrerévolution, et à la figure plutôt théâtrale du Deus ex machina, d'un «Dieu de cape et d'épée» qui surgit pour faire changer le cours mécanique des actions - ce qui témoigne d'un «sérieux» théologique amoindri. Schmitt 208
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serait en s o m m e dans u n e position proche de celle des théoriciens machiavéliens qui approchent la religion c o m m e moyen rhétorique de duper le peuple et d'assurer l'ordre - au profit d'un prince qui eut en l'occurrence le pire visage possible, celui de Hitler. La discussion avec Schmitt implique enfin u n e lecture politique de l'Histoire européenne. Dès la première version de La Légitimité des Temps modernes, en effet, Blumenberg conteste implicitement la thèse, développée par Schmitt d a n s Le Nomos de la terre, d ' u n e heureuse neutralisation des guerres confessionnelles au profit des guerres entre États souverains : Blumenberg parle de la « correspondance en miroir de l'absolutisme politique vis-à-vis de l'absolutisme théologique». Il suggère ainsi que la constitution d e l'État absolu, au xvn e siècle, n'a finalement fait q u e déplacer le problème : de la division confessionnelle en factions intraétatiques, animées par des convictions «absolues» et d o n n a n t lieu à une hostilité absolue, on passe à l'opposition, elle-même absolue, entre des États nationaux « i n t é g r é s » . Les États projettent la catégorie d'hostilité absolue sur les autres États, vers l'extérieur. «La catégorie du rapport ami-ennemi absolus a été déplacée vers les conflits des États nationaux en train de s'intégrer», note Blumenberg 3 . Or chez Schmitt, ce processus d'externalisation des conflits, le passage des guerres civilesconfessionnelles aux guerres entre États-nations était décrit (du moins après-guerre, les textes du milieu des années trente sur l'ennemi absolu r é s o n n e n t de tout autres échos) c o m m e u n e sorte de progrès : Schmitt estime q u e les conflits inter-étatiques de l'âge classique étaient, en quelque sorte, désabsolutisés, régulés par le jus publicum Europaeum, le droit des gens, chaque État reconnaissant l'autre, l'ennemi était distingué du criminel, et la question de la «juste cause» ou de la «guerre j u s t e » était neutralisée au profit de la «guerre 209
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en f o r m e » . On peut discuter de la réalité historique de cette « domestication » de la guerre à l'âge classique, mais en tout cas il est clair, p o u r Blumenberg, au milieu du xx c siècle, que les États-nations m o d e r n e s ont également fait la démonstration expérimentale de ce que pouvait avoir d ' h u m a i n e m e n t insupportable l'absolutisme politique. Cette expression doit sans doute être prise ici au sens le plus large, couvrant en particulier la forme du nationalisme extrême qui a engendré les guerres mondiales. Donc le transfert des conflits absolus de l'interne vers l'externe, des guerres civiles vers les guerres inter-étatiques ne résout rien. Blumenberg évoque ainsi le « m o m e n t où le règlement des crises externes commença à supplanter en mortalité toutes les possibilités des crises internes et se disqualifia ainsi en tant qu'alternative » 4 . Autrement dit, l'unification nationale contre un ennemi extérieur n'est pas une bonne alternative à la conflictualité interne - après deux guerres mondiales, nous le savons aussi d'expérience : « Trois siècles après q u e l'État national a pris les qualités p s e u d o m o r p h e s de l'instance absolue, il apparaît clairement q u e la projection de la catégorie d'inimitié sur le rapport entre les États n'a plus de chance de succès». Blumenberg plaide ainsi pour u n e désabsolutisation de la politique, de l'État-nation, de la souveraineté, pour u n e continuation du travail de désabsolutisation philosophique de la politique : cet officium m o d e r n e implique « de détruire toujours à nouveau la qualification absolue des situations politiques c o m m e un anachronisme ». On a là un contre-principe à la valorisation schmittienne de la «clarification des f r o n t s » qui dénonçait dans le libéralisme u n e politique de dépolitisation par neutralisation des conflits « absolus » et d'évitement p e r m a n e n t de la confrontation qui « ferait la décision ». Dans un de ses rares textes directement politiques, « Concept de réalité 210
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et théorie de l'État » (« Wirklichkeitsbegriff und Staatstheorie»), Blumenberg souligne les mérites de la rhétorique comme pratique de langage ne présupposant pas que la vérité et le Bien seraient connus et disponibles, et substituant les joutes oratoires aux affrontements armés. Or le pathos décisionniste méconnaît « l'avantage de la substitution [...] des proclamations aux décisions» 5 . Une critique plus vive encore, si l'on en suit les détours, vise Schmitt dans le court texte intitulé «La lenteur de la raison ». Blumenberg y note : « A le pouvoir celui qui peut faire des exceptions précisément là où elles paraissent impossibles» (EMS, p. 151). Ce qui pourrait apparaître comme u n e glose de la fameuse définition du souverain dans la Théologie politique (« est souverain celui qui décide de l'état d'exception ») intervient ici aussitôt après la glaçante citation «joviale» de Gôring : « Qui est Juif, je le détermine. » Et quelques pages après une discussion de la caractérisation du politique, chez Carl Schmitt, par la distinction de l'ami et de l'ennemi (EMS, p. 146). Blumenberg rappelle ainsi la potentialité d'arbitraire monstrueux et autosatisfait de ce pouvoir souverain de décision, célébré par Schmitt, s'il n'est pas encadré par des règles universelles qui marquent les limites qu'aucune « hostilité » politique n'autorise à franchir.
De la Distance ontologique à la distance à l'égard de «l'ontologie fondamentale» Comme on a déjà eu l'occasion de l'apercevoir, la figure et la pensée de Heidegger occupent une place centrale dans la réflexion de Blumenberg, mais si celleci se situait pratiquement dans son sillage à l'époque de La Distance ontologique, elle a connu un mouvement de... distance croissante, et un rapport de plus en plus critique à « l'histoire de l'être ». 211
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Dans La Distance ontologique, la référence à Heidegger jouait c o m m e dégagement d ' u n nouvel horizon hors d'une certaine «crise» de la pensée moderne de la subjectivité, dont le corrélat serait u n e appréhension potentiellement nihiliste de la réalité, et dont la phénoménologie husserlienne aurait éprouvé sur soi, une nouvelle fois, les limites. La relation entre le maître et le disciple hérétique restera un des points focaux de l'intérêt de Blumenberg pour ce m o m e n t décisif de la pensée contemporaine, mais son appréciation de cette relation a connu u n e évolution manifeste. Certes, il y a quelque chose d'incontournable d a n s le souci d'historicisation appliquée à la pensée et au langage de la philosophie, manifesté par Heidegger comme prolongement d'une démarche p h é n o m é n o l o gique d'absence des présupposés - c o m m e n t se fier alors sans question aux concepts légués par u n e tradition ininterrogée ? Dans Temps de la vie et temps du monde, l'historicisation de la question de l'être m ê m e est appréhendée comme un effet intellectuel de la crise de l'entre-deuxguerres : déjà, « la brèche de la guerre de 1914 avait mis fin à [la] p e r m a n e n c e statique et modifié la situation p o u r les questions du type de celles du sens de l'être » (LuW, p. 92). « D a n s la découverte de la connexion entre les concepts de sens, d'être, de temps et d'Histoire, la philosophie de Heidegger est u n e expression de la Première Guerre mondiale» (LuW, p. 93). Ce qui est remarquable ici, c'est la façon dont la transformation de la perception du temps de la vie individuelle se répercute sur celle du temps du m o n d e : « La transformation ressentie pour le temps de la vie, que ce soit sur le m o d e du destin ou de la fatalité, fut eo ipso normative p o u r le temps du m o n d e » (LuW, p. 93). Si « l'histoire de l'être » peut apparaître c o m m e u n e «obscure spéculation», on peut cependant y reconnaître u n e conclusion cohérente 212
9. SOUS-TEXTES POLITIQUES
avec les prémisses et les conclusions d'une recherche qui se refuse le recours aux « vérités éternelles » de la métaphysique et de la théologie et tente de penser ensemble l'être et le temps : «[...] l'histoire de l'être (Seinsgeschichte) de Heidegger [...] est sortie du fait que la problématique de Être et temps visant le sens de l'être n'avait pas pu conduire à une réponse universellement valable. Il n'y avait pas quelque chose de tel que la compréhension de l'être du Dasein, de tout temps» (LuW, p. 93). Blumenberg a également maintenu le sentiment d'une puissance descriptive et « réaliste » plus grande d u côté de Être et temps que du côté des écrits du fondateur de la phénoménologie, d o n t la condamnation des analyses heideggériennes de la quotidienneté, du souci, etc., c o m m e u n e retombée d a n s « l'anthropologie », n'est guère suffisante. Au demeurant, estime Blumenberg dans Temps de la vie et temps du monde, «le retour du " m o n d e de la vie" d a n s le discours de Husserl, au plus tard en 1928, procédait de la nécessité de prendre u n e position nommable vis-à-vis de l'œuvre de son disciple » (LuW, p. 17), avant de préciser : « Ce n'est pas seulement et d'abord la thématisation du monde de la vie qui marquait la rivalité factuelle avec le disciple, mais l'introduction de ce thème dans le rapport thérapeutique à la grande "crise" de l'humanité européenne et de ses sciences. » Blumenberg rapproche en effet ce geste de « la promesse cryptique de poser enfin la "question de l'être" et de connaître le chemin pour y répondre » (LuW, p. 18). Mais cette description m ê m e de la « p r o m e s s e » heideggérienne marque assez le scepticisme de Blumenberg q u a n t à la «question de l'être», tout c o m m e sa m e n t i o n , dans les Paradigmes, de la «perte de l'idylle ontologique présocratique » imputée par Heidegger au 213
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concept platonicien de vérité paraît déjà chargée d'une distance ironique 6 . La question de l'être devrait son statut abyssal à u n e occultation presque originaire, qui fait de « l'histoire de l'être » u n e pensée du déclin d o n t seul pourrait n o u s sauver la sortie d'un « oubli » (de l'être) aux allures de chute. Combien de mythes se tiennent ici à l'arrière-plan ? Le refus, dans Travail sur le mythe, d'accorder un privilège quelconque à l'origine, aux versions supposées « premières » de tel ou tel mythe, est lui aussi clairement dirigé contre u n e survalorisation romantique du passé. Or u n e telle attitude est latente, et parlois patente, dans l'approche de l'Histoire de Heidegger : « Le commencement est ce qu'il y a de plus puissant », lit-on dans Introduction à la métaphysique de 1935, et Blumenberg cite significativement « s o n heure la plus m a l h e u r e u s e » , celle où il prononça le «Discours de rectorat», en mai 1933 : «le c o m m e n c e m e n t est allé tomber dans notre futur [... ] De son lointain, il n o u s enjoint d'égaler à nouveau sa grandeur » 7 . Lappel à u n lointain c o m m e n cement qui serait la source d'une régénération présente et future n'est pas étranger à la remise de soi du philosophe entre les mains du tyran porteur d'une prétention à égaler le temps du peuple et le temps du monde. Déconstruire ce mixte de nostalgie et de promesse grandiloquente, le pathos d'une «historicité f o n d a m e n t a l e » , c'est alors travailler à u n e vision de l'histoire plus sobre, et à une approche plus prudente de la capacité d'agir en elle sans croire pouvoir la « faire » sur le m o d e « poïétique» qui inspirait alors le discours tragico-politique du «Discours du rectorat». Larticle de 1969, « Concept de réalité et théorie de l'État», opposait u n e conception rhétorique de la politique à une conception platonicienne, p o u r laquelle le Bien est connu et doit être imposé à la foule des citoyens aveugles. Le « rejet de la rhétorique hors de la 214
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légitimité intellectuelle de l'Occident» aurait ici p o u r corrélat la tentation « tyrannique » de la philosophie, de Platon à Heidegger, et il est significatif, à cet égard, q u e Heidegger ait cherché à légitimer sa collaboration avec la tyrannie en s'appuyant sur des citations détournées de la République. La critique de Blumenberg à ce propos se précise dans le chapitre de Sorties de caverne consacré aux « accidents » de la réception du mythe de la caverne. Blumenberg y rappelle certes la polarité constitutive du rapport de Heidegger à l'histoire de la philosophie : s o n opposition au néo-kantisme qui, en l'occurrence avec l'ouvrage de Natorp sur la « doctrine des idées » chez Platon, construisait u n e systématisation de la pensée platonicienne de l'idéalité de façon à en faire l'annonce de la compréhension kantienne des catégories, systématisation logiciste qui laisse de côté tout élément mythique. Dans son essai sur « La doctrine d e la vérité chez P l a t o n » , Heidegger opère u n geste strictement inverse : il réhabilite le mythe (la caverne) en l'isolant de tout système mais en lisant à m ê m e sa narrativité la transformation de son concept de vérité. « Ce procédé renverse ce q u e Natorp avait fait : il retient et isole ce que ce dernier avait laissé tomber et "dé-systématise" ce qu'il avait "démythologisé" » (H, p. 729). Les déformations qui en résultent sont différentes, mais n o n m o i n s dommageables, et bien davantage lorsqu'elles d o n n e n t lieu, en 1933, à un d é t o u r n e m e n t d'une phrase devant u n parterre d'uniformes d o n t Blumenberg note malicieusement q u e l'orateur pouvait attendre qu'ils ignorent suffisamment le grec p o u r ne pas douter de la validité de la traduction proposée : ailes Grosse steht im Sturm... C o m m e n t traduire en français cette traduction allemande du grec ? Si l'un des sens de Sturm est bien « a s s a u t » - ce qui conduisit Jean-Pierre Faye, reliant le terme ici utilisé en clôture du « Discours du rectorat » à son emploi par le m o u v e m e n t national-socialiste et ses
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«sections d'assaut», à proposer de traduire : « t o u t e grandeur est dans l'assaut» - le sens le plus c o m m u n du terme est « orage », « tempête » : « tout ce qui est grand se tient d a n s l'orage». Une telle traduction du passage de La République (497d9) de Platon est-elle possible? Elle ne l'est, remarque Blumenberg, qu'à traiter le texte c o m m e u n fragment présocratique, c'est-à-dire à condition de le transformer en fragment en faisant le vide - le silence - a u t o u r de lui, en l'abstrayant de son contexte. Selon Blumenberg, « l'orage » ici invoqué relève d'un « kitsch théâtral » adapté à la rhétorique du « combat » et de la « volonté de puissance » alors en vogue, et nullem e n t du texte de Platon. Car de quoi s'agit-il dans ce passage de La République? D'un questionnement de Socrate sur le point d e savoir c o m m e n t u n e polis qui aurait a b a n d o n n é la philosophie pourrait ne pas être vouée au déclin - denn alles Grosse ist hinfällig, traduit à son tour Blumenberg, «car toute grandeur est fragile». Blumenberg parle alors d'une « falsification de la sentence (Spruch) de Platon [...] moins à travers la traduction que par le silence sur le c o n t e x t e » . La question ici débattue est en effet de savoir si « la philosophie pouvait [...] être transformée en paideia des chefs de la Cité [...] de façon à ce que la polis reste assurée de son existence dans la d u r é e » (H, p. 731). Lherméneutique heideggérienne assume alors une « violence » à l'égard du texte dont sa propre interprétation de la «vérité» chez Platon doit apporter la légitimation, en tant qu'elle dénie au concept de vérité c o m m e adéquation sa validité originelle - u n tel concept ne serait né que d a n s le déclin de l'idée première de vérité qui continue à scintiller au début du livre VII de La République. « C'est avant tout la fonction de contrôle de la philologie pour la compréhension du texte qui était brisée » par un type de lecture qui va alors librement chercher dans le texte ou dans u n e « étymologie douteuse » de quoi alimenter son 216
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interprétation du déclin. Blumenberg suit alors dans le détail c o m m e n t la présentation heideggérienne de la caverne de Platon contient u n certain n o m b r e d'inexactitudes ou de silences significatifs. Ainsi rien n'est dit d u feu de la caverne, ce d o n t Blumenberg dégage les conséquences en termes d'analytique du Dasein : « en d'autres termes, il n'y a pas d'"image" (Abbild) du Soleil, et avec lui du "bien" même, dans la caverne. [... ] La caverne suffit à caractériser l'essence de la "quotidienneté" du Dasein, dans laquelle le "on" est "présent" (vorhanden) comme ombre projetée des prisonniers à l'intérieur » 8 . Dès lors, la paideia racontée par Platon ne p e u t provenir que de la «vision "extatique" du Soleil», paradoxalement favorisée par l'aveuglement m ê m e : « l'œil aveuglé est en m ê m e temps disposé p o u r l'être, dans la mesure m ê m e où il est devenu indisposé p o u r l'étant» 9 . Ce qui, chez Platon, relevait d ' u n « comparatisme ontologique » (les images des choses et leur idée, leur f o r m u lation c o m m u n e , publique, et leur compréhension véritable) est ainsi, a u x yeux de Blumenberg, « sacrifié » au profit d'une « ontologie négative » : « la condition fondamentale p o u r la possibilité de comprendre le réel comme réel, écrit ainsi Heidegger d a n s son interprétation de Platon, est de regarder le Soleil, de sorte que l'œil de la connaissance devienne solaire ». Les multiples critiques adressées par Blumenberg à « l'ontologie fondamentale » de Heidegger permettent aussi de dessiner, en creux, les contours d'une pratique de la philosophie qui se méfie des « p r o f o n d e u r s indisponibles » où résiderait l'essentiel. Il n'y a pas de sens caché à tous qui ne se révélerait qu'à l'œil brûlé de celui qui ne veut regarder que l'astre le plus brûlant. Il n'y a que des élucidations progressives et partielles, chemins d'une paideia toujours recommencée.
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Conclusion
Coeuvre de Blumenberg invite à u n e lecture patiente, qui se laisse emporter dans les détours de la culture, d a n s les carrefours des discours et dans les volutes du style, qui ne sont pas ici tenues pour insignifiantes. Sa manière de sillonner inlassablement l'histoire de la pensée européenne, plutôt que de construire des réponses à des problèmes philosophiques intemporels, a nourri son image de penseur « p o s t - m é t a p h y s i q u e » , investi d a n s l'histoire et sceptique face aux prétentions d'une philosophia perennis. O n a parfois rapproché cette pensée, p o u r cette raison (et pour leur contemporanéité, puisque c o m m e Richard Rorty l'a relevé, La Légitimité des Temps modernes est paru la même année q u e Les Mots et les chose s), de celle de Foucault et de sa conception de l'histoire des savoirs c o m m e systèmes de pensée qui se succèdent sans représenter l'exploration continuée d'une sphère d'objets : bien plutôt les « objets » du savoir « bougent-ils » avec le savoir lui-même, avec ses lignes de partage entre les choses, les éléments, les signes, avec ses pré-décisions q u a n t à la délimitation des champs d'objet, avec les « modèles » projetés pour interpréter tel domaine d'objet et qui sont eux-mêmes pris dans une histoire (l'exemple le plus frappant étant assurément celui des « m a c h i n e s » qui fournissent l'image totale du « c o s m o s » ou de la nature). Par ailleurs, Blumenberg partage assurément avec Foucault u n e forme d'exigence « nominaliste » en histoire, le refus de postuler des 218
CONCLUSION
constantes de la pensée ou des substances cachées, des « p r o f o n d e u r s » inaccessibles mais secrètement agissantes, c o m m e l'observe Jean Greisch à propos de la « critique voilée » de l'herméneutique de la tradition gadamérienne que l'on trouve d a n s la refonte de La Légitimité des Temps modernes, en réponse au compte rendu de Gadamer qui défendait la « d i m e n s i o n de sens caché » portée par la notion de sécularisation : le présent serait plus riche que la conscience q u e n o u s en avons. Blumenberg situe alors son angle d'attaque sur le plan méthodologique des garanties, de la charge de la preuve de ce qui est avancé par les proliférantes hypothèses de sécularisation, mais il vise également le postulat d ' u n inatteignable où résiderait l'essentiel, quelque chose qui est allégué comme décisif p o u r l'histoire mais c o m m e dépassant tout savoir positif possible, toute représentation, etc. Il y a bien des questions et des réponses, mais ce sont p o u r Blumenberg des configurations historiques changeantes, ce qui le rapproche du refus foucaldien de l'idéalisme historique et de sa quête d'un méta-Sujet garant d'unité. « Nous allons devoir nous affranchir de l'idée qu'il y aurait un canon fixe de "grandes questions" qui attisent, à travers l'histoire, la curiosité humaine, et qui motivent l'interprétation du monde et de soi » (LTM, p. 76). La déconstruction des p r é t e n d u e s « c o n s t a n t e s » et des canons immuables dans l'histoire de la pensée p e u t apparaître c o m m e u n e illustration de l'effort en direction d ' u n e « p h é n o m é n o l o g i e de l'Histoire», qui s'interdit de postuler des pôles éternels, et se m o n t r e attentive à la fois aux déplacements et aux réinvestissements, aux ruptures et aux persistances. Par ce dernier biais, Blumenberg s'est intéressé à u n p h é n o m è n e q u e l'approche foucaldienne, en termes de « discontinuités » d o n t les causes restaient inexpliquées, laissait d a n s 219
HANS BLUMENBERG
l'ombre : les p h é n o m è n e s de perduration, l'hypothèque des problèmes et des questions qu'une configuration de savoir ou u n système d'interprétation du m o n d e laissent derrière eux, u n e fois leur validité mise en doute. L'histoire que pratique Blumenberg se meut essentiellement dans le dédale des textes, et u n e certaine mélancolie n'en est pas absente : la bibliothèque est devenue, p o u r l'homme de culture contemporain, tout aussi « inépuisable » q u e le m o n d e d o n t ces textes ont voulu éclairer un aspect. Le renoncement à l'encyclopédie est appelé par la multiplication m ê m e des encyclopédies. D'une manière générale, les progrès de la science m o d e r n e ont toujours été l'envers de « réductions » d a n s l'ambition de savoir : renoncement au principe de finalité, mise hors jeu de la substance, abandon du fantôme d'une exactitude absolue ou d ' u n déterminisme total au profit d'une « exactitude capable de tolérer ses propres inexactitudes ». Ainsi, ajoute Blumenberg, « le savoir des temps modernes a été rendu possible par un savoir de ce que n o u s ne p o u v o n s pas savoir et par la concentration qu'il a entraînée sur un domaine clairement délimité» (LTM, p. 566). En complétant la théorie critique de la connaissance par u n e métaphorologie, Blumenberg a d o n n é u n nouveau statut à cet effort de délimitation et au « r e s t a n t » , aux questions sans réponse pour lesquelles les métaphores absolues fournissent des «points d'orientation» et un langage. Savoir que n o u s ne p o u v o n s pas développer un savoir sur certains objets ne n o u s interdit pas d'en parler, n o u s n'avons pas le choix entre le positivisme et le mysticisme muet, et entre le discours objectif et la réserve sur l'indicible, il y a place p o u r la philosophie et pour la métaphorologie. De même, la «conviction que le progrès théorique est infini » et « l'impossibilité d'indiquer ou de se représenter [son] accomplissement» n'ont a u c u n e m e n t « m i s 220
CONCLUSION
fin à l'impulsion de la volonté théorique» (LTM, p. 561). Le souhait d'un déchiffrement du m o n d e continue d'aiguillonner l'entreprise scientifique et peut-être philosophique, serait-ce sur u n m o d e inavoué et inconscient, et m ê m e si l'image d'un texte u n i q u e s'est effacée au profit de celle d'une multitude de niveaux textuels appelant chacun leur mode particulier de déchiffrement. Lenthousiasme qui accompagne toute nouvelle découverte scientifique, et en particulier les promesses d u « déchiff r e m e n t du g é n o m e » , en est u n signe : le scepticisme m o d e r n e se heurte toujours à la prégnance du souhait de déchiffrement. Et chez Blumenberg lui-même, le scepticisme s'accomplit en se mettant en doute : « en tant q u e sceptique, j'hésite à d o n n e r raison sans hésitation au sceptique» (Löwen, p. 31). Critique vis-à-vis des « trop grandes attentes » qui ont subsisté des eschatologies et dénaturé les philosophies de l'Histoire m o d e r n e comme vis-à-vis des illusions métaphysiques attachées à la vision de la science m o d e r n e à ses débuts ( n o t a m m e n t comme ambition d'une mathe sis universalis et d ' u n e objectivation complète du langage), Blumenberg a pu définir la philosophie c o m m e « art de la résignation » ; mais il a par ailleurs, sur son versant anthropologique, défini l ' h o m m e c o m m e un être qui a besoin de consolation ou, d a n s l'ouvrage p o s t h u m e Description de l'homme (Beschreibung des Menschen)1, c o m m e u n être qui voudrait avoir été voulu. Mais on ne refait le m o n d e qu'en pensée, et ce « v œ u » restera «inconsolable». Reste l'immensité des récits destinés à le consoler, d o n t il faut accueillir les ruses et saluer l'infinie inventivité. Ainsi cet art de la résignation est-il en m ê m e temps u n gai savoir, u n salut adressé aux créatures mythologiques et à l'effort théorique qui n'ont cessé de peupler ou de sonder le vide du ciel.
221
Abréviations utilisées
Œuvres de Hans Blumenberg AM
: Arbeit
ÄMS
am Mythos
: Ästhetische
(Travail
und
sur le
mythe).
metaphorologische
Schriften
(Écrits
esthétiques
et
métaphorologiques). EMS
: Ein mögischles
Selbstverstdndnis
(Une
: Die Genesis
der kopernikanischen
possibilité
de compréhension
de
soi). GKW
Welt
(La Genèse
du monde
coper-
nicien). H : Hûhlenausgdnge
(Sorties
K : « Kopernikus
im
compréhension
caverne).
de soi des Temps
LN : Die Legitimität LTM
de
Selbstverständnis
der Neuzeit
: La Légitimité
des
der
Neuzeit
modernes (La Légitimité
Temps
» (« Copernic
dans
la
»).
modernes,
des Temps
trad.
modernes).
fr. de Die Legitimität
der
Neuzeit. LW : Die Lesbarkeit LuW M
: Lebenszeit
der Welt
: Mathduspassion
NS : Naufrage
(La Lisibilité
und Weltweit
(Temps
(La Passion
avec spectateur,
OD : Die ontologische P : Paradigmen
zu einer
selon
trad.
Distanz
du
monde).
de la vie et temps saint
fr. de Schißbruch
(La Distance
Metaphorologie,
du
monde).
Matthieu). mit
Zuschauer.
ontologique). trad.
fr. de Paradigmes
pour
une
métaphorologie. RM : La Raison spotential RST
: Le Rire
kerin.
Eine
SF : Le souci WL
du mythe,
des Mythos
trad.
de la Servante
Urgeschichte traverse
: Wirklichkeiten
fr. de « Wirklichkeitsbegriff
und
Wirkung-
». de Thrace,
der
le fleuve, trad. in denen
trad.
fr. de Das Lachen
der
Thra-
Theorie.
wir
fr. de Die Sorge geht leben
(Les
Réalités
über den
dans
Fluss.
lesquelles
nous
vivons). ZSz : Zu den Sachen
und zurück
(Aux
choses
mêmes
et
retour).
223
Notes
Introduction 1. W L , p . 3 . 2. R é m i B r a g u e , « L a g a l a x i e B l u m e n b e r g », Le Débat, 186.
n° 83, 1995, p. 173-
3. « L e s M o n d e s d e H a n s B l u m e n b e r g » , d o s s i e r d e la r e v u e Archives philosophie,
de
c o o r d o n n é p a r J e a n - C l a u d e M o n o d , vol. 67, été 2 0 0 4 ( 2 ) .
4. C r é é e p a r F r i t z T o d t , a l o r s Reichsminister für Rüstung und Kriegsproduktion ( m i n i s t r e d e l ' O r g a n i s a t i o n e t d e la P r o d u c t i o n d e g u e r r e ) , c e t t e o r g a n i s a t i o n a v a i t la c h a r g e d e s p l u s g r a n d e s o p é r a t i o n s d e c o n s t r u c t i o n d u r a n t la S e c o n d e G u e r r e m o n d i a l e ( i n f r a s t r u c t u r e s r o u t i è r e s , l i g n e s d e f o r t i f i c a t i o n - c o m m e le m u r d e l ' A t l a n t i q u e - , u s i n e s d ' a r m e m e n t e t jusqu'aux camps de concentration...). 5. P, p . 1 1 3 ; t r a d u c t i o n f r a n ç a i s e p . 1 0 3 . 6. C ' e s t le c a s d e F J . W e t z d a n s sa m o n o g r a p h i e Hans Blumenberg Einführung, H a m b o u r g , Junius, 1993.
-
zur
7. O d o M a r q u a r d , « E n t l a s t u n g v o m A b s o l u t e n », i n F. J. W e t z & H. T i m m ( d i r . ) , Die Kunst des Überlebens, F r a n c f o r t / M a i n , S u h r k a m p Verlag, 1 9 9 9 , p. 20.
Chapitre 1 1. Ä M S , p . 4 1 5 . L o u v r a g e D e r M e n s c h e s t é g a l e m e n t é v o q u é e t d i s c u t é d a n s le p o s t h u m e Zu den Sachen und zurück, p o u r sa c r i t i q u e d e l ' i d é e q u e la c o n s c i e n c e s e c a r a c t é r i s e r a i t e s s e n t i e l l e m e n t p a r la r é f l e x i o n , a u p r o f i t d e l ' i d é e q u ' e l l e se d é f i n i t p a r l a « p r o t e n s i o n » , l ' a n t i c i p a t i o n d e l ' a v e n i r (p. 1 4 7 - 1 5 0 ) . 2. M a r t i n H e i d e g g e r , « D i e Z e i t d e s W e l t b i l d e s » , i n M a r t i n H e i d e g g e r , Holzwege, F r a n c f o r t - s u r - l e - M a i n , K l o s t e r m a n n V e r l a g , 1 9 4 9 ; t r a d . fr. W. B r o k m e i e r , « L é p o q u e d e s " c o n c e p t i o n s d u monde™ », i n Chemins qui ne mènent nulle part, P a r i s , G a l l i m a r d , 1 9 6 2 . C e t e x t e r e p r e n d u n e c o n f é r e n c e p r o n o n c é e par Heidegger en 1938.
225
HANS BLUMENBERG
3. D ' u n e f a ç o n g é n é r a l e , les t e n a n t s d ' u n e c r i t i q u e r a d i c a l e d e la m o d e r nité, d é v e l o p p é e d a n s les a n n é e s vingt à s o n p l u s h a u t d e g r é d ' é l a b o r a t i o n p h i l o s o p h i q u e p a r H e i d e g g e r (à u n m o i n d r e d e g r é p a r C a r l S c h m i t t , G e h l e n o u J ü n g e r ) o n t c e r t a i n e m e n t j o u é u n r ô l e d é c l e n c h e u r d a n s la p r o b l é m a t i s a t i o n p a r B l u m e n b e r g d e la m o r p h o l o g i e e t d e la l é g i t i m i t é d e s T e m p s m o d e r n e s , m a i s b i e n t ô t à titre d'adversaires t h é o r i q u e s (et, e n s o u s texte, politiques). 4. « E n t a n t q u ' ê t r e d o n t l ' e x i s t e n c e n ' e s t p a s p r o t é g é e p a r la c o n v e n a n c e o r g a n i q u e à s o n e n v i r o n n e m e n t mais q u i est p l u t ô t c o n t r a i n t à u n m o d e d ' ê t r e fait d ' a u t o a f f i r m a t i o n e t d ' a u t o p r o d u c t i o n d e ses c o n d i t i o n s d ' e x i s t e n c e , l ' h o m m e m e t e n a v a n t la t e c h n i q u e c o m m e r é p o n s e à sa p r o b l é m a t i q u e d ' e x i s t e n c e s p é c i f i q u e . L h o m m e est u n ê t r e t e c h n i q u e ; la r é a l i t é t e c h n i q u e est l e s u b s t i t u t à u n d é f a u t d e sa c o n s t i t u t i o n n a t u r e l l e » (« D a s V e r h ä l t n i s v o n N a t u r u n d T e c h n i k a l s p h i l o s o p h i s c h e s P r o b l e m » in Ä M S , p. 2 5 4 ) . 5. H a n s B l u m e n b e r g , « A n t h r o p o l o g i s c h e . . . », a r t . cit., p . 4 1 5 . 6.
Hans
Blumenberg,
«Wirklichkeitsbegriff
und
Möglichkeit
R o m a n s », d ' a b o r d p a r u d a n s H a n s P e t e r J a u s s ( d i r . ) , Nachahmung
und
des Illu-
sion, M u n i c h , 1 9 6 4 ( P o e t i k u n d H e r m e n e u t i k 0 , p. 9 - 2 7 , r e p r i s d a n s Ä M S p . 4 7 - 7 3 , ici p . 5 3 .
Chapitre 2 1. A r i s t o t e , Poétique,
1459a.
2. H a n s B h n n e n b e r g , « S p r a c h s i t u a t i o n a n d i m m a n e n t e P o e t i k » , i n W o l f g a n g Iser ( d i r . ) . Immanente digma
der Moderne,
Ästhetik
- ästhetische
Re/lexioti. Lyrik
als
Para-
M u n i c h , 1966 (Poetik u n d H e r m e n e u t i k , 2), repris
d a n s ÄMS, p. 125. 3. J a c q u e s D e r r i d a , « l . e r e t r a i t d e la m é t a p h o r e » , i n Psyché,
Paris, Galilée,
1 9 9 4 , p. 6 4 - 6 5 . 4 . J a c q u e s D e r r i d a , « L a m y t h o l o g i e b l a n c h e . I.a m é t a p h o r e d a n s le t e x t e p h i l o s o p h i q u e » , P o é t i q u e 5, 1 9 7 1 , r e p r i s d a n s M a r g e s de la philosophie, Paris, Les É d i t i o n s de M i n u i t , 1972, p. 261. 5. H a n s B l u m e n b e r g , « B e o b a c h t u n g e n a n M e t a p h e r n », Archiv für sgeschichte,
Begriff-
15, 1 9 7 1 , p. 1 9 1 .
6. Ibid. 7. « A u s b l i c k a u f e i n e T h e o r i e d e r U t i b e g r i f f l i c h k e i t », Ä M S , p . 1 9 3 8. Ibid., p . 2 0 2 . 9. Ibid., p. 2 0 3 , 10. Ibid., p . 1 9 8 . 11. J o a c h i m R i t t e r , « V o r w o r t » , H i s t o r i s c h e s W ö r t e r b u c h d e r P h i l o s o p h i e , B ä l e / S t u t t g a r t , S c h w a b e & C o . , 1 9 7 1 , p . V11I-1X. 12. J o a c h i m R i t t e r , « V o r w o r t » , a r t . cit., p. V
226
NOTES
13. H a n s B l u m e n b e r g , « B e o b a c h t u n g e n . . . », a r t . c i t é , p . 1 6 2 . 14. D o n a l d D a v i d s o n , Enquêtes
sur la vérité
et l'interprétation,
t r a d . fr.
15. S u r c e t e m p r u n t , v o i r n o t r e p o s t f a c e à H a n s B l u m e n b e r g , pour une métaphorologie, p . 1 8 1 , n o t e 1.
Paradigmes
P. E n g e l , N î m e s , é d . J . C h a m b o n , 1 9 9 3 .
16. P, p . 2 5 , t r a d . fr., p . 25. 17. Voir à c e s u j e t l ' a r t i c l e c l a s s i q u e d e J e a n G r e i s c h , « L e s m o t s e t l e s r o s e s . La m é t a p h o r e c h e z H e i d e g g e r » , Recherches giques,
philosophiques
et
théolo-
1 9 7 3 (57), p. 433-456.
18. M a r t i n H e i d e g g e r , c i t é p a r B l u m e n b e r g , RST, p . 1 9 1 - 1 9 2 . 19. RST, p . 2 0 2 . 2 0 . Ibid., p . 2 0 2 et p . 2 0 4 . 2 1 . Voir à c e s u j e t N S , p . 9 0 e t suiv. 2 2 . P i e r r e H a d o t , « J e u x d e l a n g a g e et p h i l o s o p h i e », Revue de métaphysique et de morale, n ° 6 7 , 1 9 6 2 , p . 3 3 0 - 3 4 3 , r e p r i s d a n s P i e r r e H a d o t , Wittgenstein et les limites du langage, P a r i s , V r i n , 2 0 0 4 , p . 8 3 - 1 0 3 ( s u r l e s Paradigmes d e B l u m e n b e r g , v o i r p . 9 1 - 9 2 ) . 23. O n t r o u v a i t u n e i d é e a n a l o g u e c h e z N i e t z s c h e ( t o u t c o m m e la f o r m u l e d ' u n e m é t a p h y s i q u e d é p o s é e d a n s la g r a m m a i r e s e r e t r o u v e r a i t c h e z l e s deux auteurs), mais précisément, une analyse métaphorologique m o n t r e la d i f f é r e n c e d e s d e u x a n a l y s e s : W i t t g e n s t e i n ( T r a c t a t u s logico-philosophieus, 4 . 0 0 2 ) p a r l e d ' u n t r a v e s t i s s e m e n t (Verkleidung, qui peut aussi s i g n i f i e r « r e v ê t e m e n t », c e q u e la r é f é r e n c e d e B l u m e n b e r g à « l ' é p a i s s e u r » p o u r r a i t s u g g é r e r ) d e la p e n s é e p a r le l a n g a g e , là o ù c h e z N i e t z s c h e , la m é t a p h o r e d u filet (Netz) é t a i t e n c o r e s u f f i s a n t e : « à la d i f f é r e n c e d e l ' é p a i s s e u r d u t r a v e s t i s s e m e n t ( o u d u r e v ê t e m e n t ) d e la p e n s é e , le f i l e t a des mailles à travers lesquelles o n p e u t se faufiler o u d u m o i n s p o u v o i r a p e r c e v o i r d e s c h o s e s » (H, p. 776).
24. H, p. 777. 25. H a n s B l u m e n b e r g , « B e o b a c h t u n g e n . . . », a r t . c i t é , p . 1 6 8 . 26. H , p. 777. 2 7 . Ibid., p . 7 9 1 .
Chapitre 3 1. « L é p o q u e a p p a r a î t c o m m e u n fait a b s o l u [ . . . ] , elle e s t n e t t e m e n t d é l i m i t é e , e n d e h o r s d e t o u t e l o g i q u e , d a n s u n e d e s t i n é e e r r a t i q u e et n ' a u t o rise e n f i n d e c o m p t e , m a l g r é o u p e u t - ê t r e à c a u s e d e s o n p a t h o s d o m i n a t e u r (Herrschaftspathos) i m m a n e n t , q u e ce q u e "l'histoire d e l'être" r é s e r v e à l ' h o m m e s e u l e m e n t : la s o u m i s s i o n » ( L N , p . 2 2 0 ; t r a d . fr., p. 2 1 7 ) . 2. H a n s B l u m e n b e r g , « L i c h t a l s M e t a p h e r d e r W a h r h e i t », Ä M S , p . 1 3 9 . 3. E. R. C u r t i u s , Europäische Literatur und l a t e i n i s c h e s M i t t e l a l t e r , B e r n e , Francke, 1948. O n notera q u e dans De la grammatologie, J a c q u e s Derrida
227
HANS BLUMENBERG
s e r é f è r e é g a l e m e n t a u m ê m e c h a p i t r e d e l ' o u v r a g e d e C u r t i u s s u r « le s y m b o l i s m e d u l i v r e » , q u i d é c r i t s e s m é t a m o r p h o s e s « d e Phèdre à C a l d e r o n » , jusqu'à cette inversion qui produit u n e «nouvelle considérat i o n p o u r le l i v r e » (De la grammatologie, Paris, Les É d i t i o n s de M i n u i t , 1 9 6 7 , p. 2 7 ) . M a i s D e r r i d a e s t i m e q u e « c e t t e m o d i f i c a t i o n , si i m p o r t a n t e s o i t - c l l e e n e f f e t , a b r i t e u n e c o n t i n u i t é f o n d a m e n t a l e », à s a v o i r u n e o p p o sition entre u n e écriture e n t e n d u e en un sens métaphorique, c o m m e l a n g a g e n a t u r e l o u d é p o s é p a r Dieu d a n s l'âme, et l ' é c r i t u r e h u m a i n e , toujours dévaluée. 4. S u r p r i s q u e R o t h a c k e r n ' a i t f o u r n i a u c u n e i n d i c a t i o n s u r c e t t e é t u d e l o r s d e la p r é s e n t a t i o n , p a r B l u m e n b c r g , d e s o n e s q u i s s e d e m é t a p h o r o l o g i e e n 1 9 5 8 d e v a n t la c o m m i s s i o n p o u r la r e c h e r c h e e n h i s t o i r e d e s c o n c e p t s , o ù il m e n t i o n n a i t les e x e m p l e s d e la l e t t r e , d e l ' é c r i t e t d u l i v r e , B l u m e n b e r g se d e m a n d a si sa m e n t i o n c o m m e i n é d i t d a n s la b i b l i o g r a p h i e d u r e c u e i l d e R o t h a c k e r Mensch lind Geschichte ne renvoyait pas à u n simple projet n o n réalisé d e l'auteur. L é t u d e p a r u t à titre p o s t h u m e : E r i c h Rothacker, D a s «Buch der Natur». Materialerl und Grundzätiiches zur Metapherngeschichte, B o n n , B o u v i e r , 1 9 7 9 . B l u m e n b e r g e n d i s c u t e la t e n e u r . . . e t les l i m i t e s d a n s LW, p . 14. 5. B l u m e n b c r g r e n v o i e à ce c o n c e p t d e K o s e l l e c k n o t a m m e n t d a n s LW, p. 2 4 0 . Voir R e i n h a r t K o s e l l e c k , Le futur passé. Contributions à la sémantique des temps historiques, t r a d . fr. J. et M . - C . H o o c k , P a r i s , É d i t i o n s d e l'EHESS, 1990. 6. S a i n t A u g u s t i n , Ennaratio
in Psalmum
XLV 6-7, c i t é p a r B l u m e n b e r g , LW,
p. 4 9 . 7. H a n s B l u m e n b e r g , LW, p. 5 0 . 8. G u i l l a u m e D u Vair, De la sainte philosophie, paru a n o n y m e m e n t en 1 5 8 5 , r é é d . G . M i c h a u t , P a r i s , 1 9 4 5 , cité p a r B l u m e n b e r g , LW, p. 5 8 - 5 9 (note). 9 . Uabsolu littéraire : théorie de la littérature de l'idéalisme r e c u e i l l i s , p r é s e n t é s e t t r a d u i t s p a r J . - L . N a n c y et P h . Paris, Éditions d u Seuil, 1978.
allemand, textes Lacoue-Labarthe,
10. N o v a l i s , c i t é p a r B l u m e n b e r g , LW, p . 2 5 6 . 11. N o v a l i s , Aufzeichnungen B l u m e n b e r g , l.W, p . 2 3 7 . 12. N o v a l i s , Blüthenstaub,
a a s dem
Sommer
und Herbst
1800,
cité par
F r a g m e n t 1 1 4 , cité p a r B l u m e n b e r g , p . 2 5 5 .
13. O n n o t e r a q u e I.'Éducation du genre humain d e L e s s i n g e s t é g a l e m e n t é v o q u é e p a r B l u m e n b e r g d a n s Arbeit am Mythos, à titre d e r é p o n s e a u p r o b l è m e d e la c o m p a t i b i l i t é e n t r e l'idée d ' u n a v è n e m e n t h i s t o r i q u e d i s r u p t i f d e VAufklärung e t la p r o c l a m a t i o n d ' u n i v e r s a l i t é d e la r a i s o n : «LÉducation du genre humain d e I . e s s i n g c o m m e p r e m i e r s t a d e ( V o r s t u f e ) de t o u t e s les p h i l o s o p h i e s d e l'Histoire idéalistes, était u n m y t h e total v i s a n t la r é c o n c i l i a t i o n d e 1 'Außldrung avec l'histoire c o m p l è t e de l'human i t é , i n t r o d u i t e e n t o u t c a s n o n c o m m e u n e h i s t o i r e d o m i n é e et i r r a t i o n n e l l e , m a i s c o m m e le m û r i s s e m e n t d e la r a i s o n » ( A M , p . 2 1 7 ) .
228
NOTES
14. N o v a l i s , c i t é p a r B l u m e n b e r g , LW, p . 2 3 9 . 15. N o v a l i s , c i t é p a r B l u m e n b e r g , LW, p . 2 5 6 . 16. G u s t a v e F l a u b e r t , l e t t r e à L o u i s e C o l e t , 1 6 j a n v i e r 1 8 5 2 , Correspondance, t. 2, P a r i s , G a l l i m a r d , coll. « B i b l i o t h è q u e d e la P l é i a d e » , 1 9 8 0 , p . 31. 17. LW, p . 3 0 4 . 18. Le Hasard
et la nécessité
e s t c i t é p a r B l u m e n b e r g , LW, p . 4 0 6 e t suiv.
19. J a c q u e s M o n o d , Le Hasard relle de la biologie
moderne,
et la nécessité,
essai sur la philosophie
natu-
Paris, É d i t i o n s d u Seuil, 1970, r é é d . 1973, coll.
« P o i n t s » , p. 143. 2 0 . Ibid., p . 1 3 8 . 2 1 . F r a n ç o i s J a c o b , La Logique
du vivant.
Une histoire
de l'hérédité,
Paris,
G a l l i m a r d , 1 9 7 0 , p . 3 4 5 . C e t t e f o r m u l e f a i t é c h o à la v i s i o n d e l ' h i s t o i r e d e la s c i e n c e d u v i v a n t p r é s e n t é e d a n s l ' i n t r o d u c t i o n : « il n ' y p a s u n e o r g a n i sation d u vivant, m a i s u n e série d'organisations emboîtées les u n e s d a n s les autres, c o m m e d e s p o u p é e s russes. Derrière c h a c u n e s'en c a c h e u n e a u t r e » (p. 2 4 ) . 22. Ibid., p . 10. 23. S u r la q u a l i f i c a t i o n d e p e n s e u r p o s t - m é t a p h y s i q u e , c o n t r e b a l a n c é e p a r celle d ' « a n t i - r é d u c t i o n n i s t e » , Einführung,
v o i r F J. W e t z , Hans
Blumenberg
-
zur
op. cit., p . 1 8 2 .
Chapitre 4 1. H a n s B l u m e n b e r g , « K o p e r n i k i m S e l b s t v e r s t ä n d n i s d e r N e u z e i t » , Akademie der Wissenschaften und der Literatur in Mainz. Abhandlungen der geistes- und sozialwissenschaftlichen Klasse, J a h r g a n g 1 9 6 4 , n ° 5 , M a y e n c e , 1 9 6 5 , p . 3 3 9 - 3 6 8 , ici p . 3 4 6 . 2. Ibid., p . 3 4 6 . 3 . Voir S i g m u n d F r e u d , Leçons d'introduction à la psychanalyse, dans Œuvres Complètes, t. XIV, t r a d . c o l l e c t i v e , P a r i s , PUF, 2 0 0 0 , p . 2 9 5 ; B l u m e n b e r g c i t e é g a l e m e n t l ' e s s a i « U n e d i f f i c u l t é d e la p s y c h a n a l y s e » , Œuvres Complètes, t. XV, t r a d . c o l l e c t i v e ( l é g è r e m e n t m o d i f i é e ) p . 4 6 ( E i n e Schwierigkeit der Psychoanalyse, W W 1 2 , p . 6 e t suiv.) : « l a p o s i t i o n c e n t r a l e d e la t e r r e é t a i t p o u r l u i [ l ' h o m m e ] u n e g a r a n t i e p o u r s o n r ô l e d o m i n a n t d a n s l ' u n i v e r s et p a r a i s s a i t e n b o n a c c o r d a v e c s o n p e n c h a n t à s e s e n t i r l e m a î t r e d e ce m o n d e . L a d e s t r u c t i o n d e c e t t e i l l u s i o n n a r c i s s i q u e e s t l i é e p o u r n o u s a u n o m et à l ' œ u v r e d e N i c o l a s C o p e r n i c . . . L o r s q u ' e l l e trouva u n e r e c o n n a i s s a n c e universelle, l ' a m o u r - p r o p r e h u m a i n c o n n u t sa première humiliation, l'humiliation cosmologique». Dans «Kopernikus i m S e l b s t v e r s t ä n d n i s d e r N e u z e i t », B l u m e n b e r g a j o u t e q u e p o u r F r e u d , « l ' e f f e t n é g a t i f c o n t i e n t sa g u é r i s o n ; l a p e r t e d ' i l l u s i o n c o p e r n i c i e n n e , d a r w i n i e n n e e t p s y c h a n a l y t i q u e s o n t d e s g a i n s d e c i v i l i s a t i o n , d a n s la m e s u r e o ù il s ' a g i t d ' u n e " é v o l u t i o n d e l ' h u m a n i t é v e r s u n e r é s i g n a t i o n l u c i d e " ( W W 13, p . 4 2 4 e t suiv.). » Et d e c i t e r u n e l e t t r e d e 1 9 2 8 à R. D y e r
229
HANS BLUMENBERG
Bermett, d a n s laquelle F r e u d écrit : « j e n e v o u d r a i s pas fixer c o m m e b u t q u e l e s h o m m e s d o i v e n t d e v e n i r d e s d i e u x et la t e r r e le ciel. C e l a s o n n e t r è s " v i e u x j e u " , et n e t o u c h e p a s j u s t e . N o u s a u t r e s , h o m m e s , n o u s s o m m e s rivés à notre n a t u r e animale, n o u s ne p o u r r o n s j a m a i s devenir s e m b l a b l e s a u x d i e u x . La t e r r e e s t u n e p e t i t e p l a n è t e , elle n e s e p r ê t e p a s à d e v e n i r 'le ciel' ». 4. N i e t z s c h e , Généalogie
de la morale.
Ht 1 ' d i s s e r t a t i o n , § 2 5 .
5. H a n s B l u m e n b e r g , « K o p e r n i k i m S e l b s t v e r s t ä n d n i s d e r N e u z e i t » , a r t . cité, p. 347. 6 . G KW, p . 1 5 0 - 1 5 1 . 7. P, p . 1 4 7 ; t r a d . fr., p . 1 3 1 . 8. Ibid. 9. G KW, p . 1 6 2 . 10. G K W , p. 1 9 3 . 11. H a n s B l u m e n b e r g , « S e l b s t e r h a l t u n g u n d B e h a r r u n g . Z u r K o n s t i t u t i o n d e r n e u z e i t l i c h e n R a t i o n a l i t ä t », Akademie ratur
der Wissenschaften
und der
Lite-
in M a i n z , n ° 11, M a y e n c e , 1 9 7 0 , r e p r i s d a n s H a n s E b e l i n g ( d i r . ) ,
Subjektivität
und Selbsterhaltung,
F r a n c f o r t - s u r - l e - M a i n , S u h r k a m p Verlag,
1 9 7 6 , p . 1 4 4 - 2 0 7 , ici p . 1 4 6 . 12. Ibid., p. 1 4 4 . 13. G r o t i u s , Le Droit de la guerre
et de la paix,
Prolégomène.
14. A l e x a n d r e K o y r é , Pu monde clos à l'univers infini, é d i t i o n en a n g l a i s , B a l t i m o r e , 1 9 5 7 ) .
Paris, P U E 1962 (lri'
15. G K W , p. 1 6 7 . 16. G K W , p. 1 7 3 . 17. G K W , p . 1 7 3 - 1 7 4 . 18. K, p. 3 4 9 . 19. Ibid. 2 0 . H . R. J a u s s , « C h i s t o i r e d e la l i t t é r a t u r e : u n d é f i à l ' h i s t o i r e l i t t é r a i r e » , i n Pour une esthétique de la réception, trad. d e l'allemand par C l a u d e Maillard, préf. d e J e a n Starobinski, Paris, G a l l i m a r d , coll. « T e l » , 1990, p. 78. 21. H a n s B l u m e n b e r g , « E p o c h e n s c h w e l l e u n d R e z e p t i o n » , Rundschau, 6 ( 1 9 5 8 ) , p . 1 0 1 e t suiv.
Philosophische
2 2 . H a n s B l u m e n b e r g , « K r i t i k u n d R e z e p t i o n a n t i k e r P h i l o s o p h i e in d e r Patristik. Strukturanalysen zu einer M o r p h o l o g i e der T r a d i t i o n » , Studium Generale, 1 2 , 1 9 5 9 , r e p r i s d a n s ÄMS. 2 3 . « K r i t i k u n d R e z e p t i o n . . . », i n Ä M S , p . 2 4 . Ibid., p . 2 8 8 . 25. Ibid., p. 2 7 8 - 9 .
230
267.
NOTES
Chapitre 5 1. D a n s s o n o u v r a g e s u r B l u m e n b e r g , ( H a n s Blumenberg zur Einführung, H a m b o u r g , J u n i u s , 1993, p. 1 6 8 - 1 6 9 ) , W e t z n o t e q u e d a n s u n texte d e 1 9 5 4 s u r K a n t , c o m m e n t a n t l e t h è m e n i e t z s c h é e n d e la m o r t d e D i e u , B l u m e n b e r g n e voulait pas exclure l'éventualité d ' u n retour d u divin. Mais u n e telle a t t e n t e s e r a d é c l a r é e i n c o m p a t i b l e a v e c u n e p e r c e p t i o n m o d e r n e d e la r é a l i t é d a n s le t e x t e d e 1 9 7 1 s u r « h i s t o i r e d e s e f f e t s e t p o t e n t i e l d ' a c t i o n d u m y t h e » . La r u p t u r e a v e c la p o s s i b i l i t é d ' u n e « r e l i g i o n d ' a p r è s l a m o r t de D i e u » s'énonce encore... au d é t o u r d ' u n e critique d e Heidegger et d e ses « a t t e n t e s » i n d é t e r m i n é e s . 2. O d o M a r q u a r d , « E n t l a s t u n g v o m A b s o l u t e n », a r t . cit., p . 2 1 - 2 2 . 3. H a n s B l u m e n b e r g , r e c e n s i o n d e Geschichte und Eschatologie, (parue d a n s Gnomon, 1 9 5 9 ) , t r a d . fr. J . - C . M o n o d , « Histoire et eschatologie. Une r e c e n s i o n d e l ' o u v r a g e d e B u l t m a n n » , Archives de philosophie, vol. 6 7 , é t é 2004, p. 301. 4.
Ibid.
5. O n t r o u v e les p r i n c i p a u x t e x t e s - j a l o n s d e l ' h i s t o r i o g r a p h i e a l l e m a n d e d e la G n o s e ( B a u r , B o u s s e t , H a r n a c k . . . ) d a n s K u r t R u d o l p h ( d i r . ) , Gnosis und Gnostizismus, D a r m s t a d t , W i s s e n s c h a f t l i c h e Buchgesellschaft, 1975. Voir a u s s i J . T a u b e s ( d i r . ) , G n o s i s und Politik, Religionstheorie und Politische Theologie, t. 2, M u n i c h / V i e n n e , F i n k / S c h ö n i n g h , 1 9 8 4 . 6. Voir É r i c V o e g e l i n , La nouvelle science du politique, S e u i l , 2 0 0 0 , e t la p r é f a c e d e S y l v i e C o u r t i n e - D e n a m y .
Paris, Éditions d u
7. L N , p . 1 4 3 ; t r a d . f r . , p . 1 4 1 ; cf. A M , p . 2 1 9 - 2 2 0 . 8 . L N , p . 1 4 2 ; t r a d . fr., p . 1 4 0 . 9 . L N , p . 1 4 9 ; t r a d . fr. ( m o d i f i é e ) , p . 1 4 7 . 10. D a n s la t r a d u c t i o n f r a n ç a i s e d e Die Legitimität der Neuzeit, p. 18, ce p a s s a g e s u r W e b e r est r e n d u i n c o m p r é h e n s i b l e : «die kapitalistische Bewertung des Erwerbserfolges», la v a l o r i s a t i o n c a p i t a l i s t e d u s u c c è s d a n s le m é t i e r o u l ' e n t r e p r i s e , é t a n t t r a d u i t p a r « l a t a x a t i o n c a p i t a l i s t e d u p r o d u i t d u travail » : o n n e voit pas d u t o u t c o m m e n t cette m y s t é r i e u s e « t a x a t i o n » p o u r r a i t ê t r e « la s é c u l a r i s a t i o n d e la c e r t i t u d e d u s a l u t ». 11. H a n s B l u m e n b e r g , « Histoire et eschatologie. d e B u l t m a n n » , a r t . cit., p . 2 9 9 - 3 0 3 .
Une recension de l'ouvrage
12. Substance et fonction a été traduit en français a u x Éditions de Minuit d a n s u n e collection ( « L e s e n s c o m m u n » ) dirigée p a r Pierre Bourdieu, q u i s'y réfère d'ailleurs assez f r é q u e m m e n t p o u r r é c u s e r l'essentialisme d e certaines analyses sociologiques. 13. E r n s t C a s s i r e r , Substance et fonction. Éléments pour une théorie du concept, t r a d . fr. P i e r r e C a u s s a t , P a r i s , L e s É d i t i o n s d e M i n u i t , 1 9 7 7 , p. 3 6 6 - 3 6 7 . 14. L N , p . 1 2 6 ; t r a d . fr. ( m o d i f i é e ) , p . 1 2 4 . 15. K a r l L ö w i t h , Meaning chichte und Heilsgeschehen,
in History, 1949, version allemande WeltgesStuttgart, W. K o h l h a m m e r , 1 9 5 3 ; traduit e n
231
HANS BLUMENBERG
f r a n ç a i s p a r M a r i e - C h r i s t i n e Challiot-Gillet, Sylvie B ü r s t e l et J e a n - F r a n ç o i s K e r v é g a n , Histoire
et salut,
Paris, Gallimard, 2002.
16. H a n s B l u m e n b e r g , « H i s t o i r e et e s c h a t o l o g i e . U n e r e c e n s i o n d e l ' o u v r a g e d e B u l t m a n n » ( p a r u e d a n s Gnomon, 1 9 5 9 ) , a r t . cit., p . 3 0 2 . 17. L N , p. 1 5 9 ; L T M , p . 1 5 7 . 18. L N , p. 1 6 0 ; L T M . p . 1 5 7 . 19. L N , p. 1 6 0 ; L T M , p . 1 5 7 . 20. O d o M a r q u a r d , « A u f g e k l ä r t e r P o l y t h e i s m u s - a u c h e i n e p o l i t i s c h e T h e o l o g i e ? », i n J a c o b T a u b e s ( d i r . ) , G n o s i s und Politik, op. cit., p . 8 1 . 2 1 . C a r l S c h m i t t , Theologie
politique,
t r a d . fr. J e a n - L o u i s S c h l e g e l , P a r i s ,
G a l l i m a r d , 1 9 8 8 ( é d . o r i g i n a l e 1 9 6 9 ) , p . 180. 22. Ibid., p . 1 8 0 .
Chapitre 6 1. H a n s B l u m e r n b e r g , « " N a c h a h m u n g d e r N a t u r " . Z u r V o r g e s c h i c h t e d e r Idee des s c h ö p f e r i s c h e n M e n s c h e n » , ÄMS, p. 36. 2.
Hans
Blumenberg,
«Wirklichkeitsbegriff
und
R o m a n s » , in H a n s R o b e r t J a u s s ( d i r . ) , Nachahmung
Möglichkeit und Illusion
des
(Poetik
u n d H e r m e n e u t i k 1), r e p r i s d a n s Ä M S , ici p . 6 1 . 3. Ibid., p. 7 1 . 4. G e o r g L u k a c s , D i e Theorie des R o m a n s , B e r l i n , C a s s i r e r , 1 9 2 0 , p . 8 4 , La Theorie du roman, t r a d . fr. J e a n C l a i r e v o y e , P a r i s , G a l l i m a r d , coll. « T e l » , 1 9 8 9 , p. 8 4 . 5. H a n s B l u m e n b e r g , «Wirklichkeitsbegriff R o m a n s » , r e p r i s d a n s Ä M S , ici p. 6 1 .
und
Möglichkeit
des
6. Ibid., p . 7 2 - 7 3 . 7. Ibid., p. 73. 8. Ibid., p. 6 9 . 9 . H a n s B l u m e n b e r g , « A n t h r o p o l o g i s c h e . . . », a r t . cit., W L , p . 1 3 2 ; Ä M S , p. 4 2 9 . 10. Ibid., W L , p . 1 3 3 ; Ä M S , p . 4 3 0 . 11. W L , p . 1 1 2 ; Ä M S , p . 4 1 2 . 12. W L , p . 1 1 3 ; Ä M S , p . 4 1 3 . 13. l l o b b e s , « É p î t r e d é d i c a t o i r e à m o n s e i g n e u r le c o m t e d e D e v o n s h i r e », De Corpore, c i t é p a r P i e r r e - F r a n ç o i s M o r e a u , Hohbes. Philosophie, science, religion, P a r i s , PUF, coll. « P h i l o s o p h i e s », 1 9 8 9 , p . 1 0 8 . 14. « A n t h r o p o l o g i s c h e . . . », W L , p . 1 3 0 , Ä M S , p . 4 2 7 - 4 2 8 . 15. Ibid., W L , p . 1 3 2 , Ä M S , p . 4 2 9 . 16. W L , p . 1 2 4 - 1 2 5 , Ä M S , p . 4 2 3 . 17. Voir à ce s u j e t J a c q u e s B o u v e r e s s e , L'homme probable : Robert Musil, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire, C o m b a s , é d i t i o n s d e l'éclat, 1 9 9 3 , c h a p . II et III.
232
NOTES
18. H e n r y Joly, Le Renversement
platonicien,
Paris, Vrin, 1 9 7 4 , p. 3 8 1 .
19. H a n s B l u m e n b e r g , « A n t h r o p o l o g i s c h e . . . », W L , p . 1 2 5 ; Ä M S , p . 4 2 3 . 20. W L , p. 1 2 8 - 1 2 9 ; ÄMS, p. 426. 2 1 . W L , p . 1 0 7 ; Ä M S , p. 4 0 8 .
Chapitre 7 1. D e n i s T r i e r w e i l e r , « P o l l a t a detna o u c o m m e n t d i r e l ' i n n o m m a b l e . U n e l e c t u r e d ' A r b e i t am Mythos », Archives de philosophie, vol. 6 7 , é t é 2 0 0 4 , p. 2 5 4 . 2. R é m i B r a g u e , « E s s a i d e l e c t u r e d'Arbeit am Mythos », c o m m u n i c a t i o n à la j o u r n é e d ' é t u d e « Travail d u m y t h e e t m é t a p h o r e s d e la r a i s o n : l e s m o n d e s d e H a n s B l u m e n b e r g » , org. p a r J e a n - C l a u d e M o n o d à l'École N o r m a l e S u p é r i e u r e , P a r i s , le 19 m a r s 2 0 0 3 . 3. E r i c h R o t h a c k e r , Zur Genealogie des menschlichen B o u v i e r , 1 9 6 6 , « Satz der Bedeutsamkeit », p . 4 4 - 5 2 .
Bewusstseins,
Bonn,
4. A M , p . 1 1 0 . 5. H a n s B l u m e n b e r g , Wirklichkeitsbegriff und Wirkungspotential des Mythos (« C o n c e p t d e r é a l i t é e t p o t e n t i e l d ' a c t i o n d u m y t h e », a b r é g é e n W W M ) , a r t i c l e i n i t i a l e m e n t p a r u d a n s M . F u h r m a n n ( é d . ) , Terror und Spiel (Poetik und hermeneutik, t. 4 ) , 1 9 7 1 , r e p r i s d a n s Ä M S , p . 3 6 2 ; t r a d . fr. R M , p . 7 3 . 6. W W M , p . 4 0 5 ; R M , p . 1 5 5 (la t r a d u c t i o n f r a n ç a i s e - « B r u c k n e r »
-
c o m p o r t e ici u n e f a u t e d e f r a p p e o u u n l a p s u s m u s i c a l ) . 7. W W M , p . 3 6 0 ; t r a d . f r „ p . 7 0 . 8 . « A n t h r o p o l o g i s c h e . . . », W L , p . 1 1 5 ; À M S , p . 4 1 5 . 9 . « A n t h r o p o l o g i s c h e . . . », W L , p . 1 1 6 - 1 1 7 , Ä M S , p . 4 1 6 . 10. B r u n o A c c a r i n o , «Nomadi e no», i n A n d r e a B o r s a r i ( d i r . ) , Hans Blumenberg. Mito, metafora, modernitä, B o l o g n e , il M u l i n o , 1 9 9 9 , p . 3 0 6 , c f . a u s s i A n d r e a B o r s a r i , t «antinomia anthropologica », i n id., p . 4 0 9 e t suiv. 11. W W M , i n Ä M S , p . 3 5 8 - 9 ; t r a d . fr. R M , p . 6 7 . 12. W W M , i n Ä M S , p . 3 7 1 ; t r a d . fr. R M , p . 9 0 . 13. W W M , i n Ä M S , p . 3 3 8 ; t r a d . fr. R M , p . 2 8 . B l u m e n b e r g f a i t r é f é r e n c e à l ' o u v r a g e d e F r e u d Lhomme Moise et la religion monothéiste. S u r ce l i v r e et ses r é c e n t e s r e l e c t u r e s ( Y e r u s h a l m i , D e r r i d a . . . ) , voir n o t r e article « M o ï s e e t le t r o u b l e d e l ' o r i g i n e » , Esprit, d é c . 1 9 9 6 , p. 1 9 7 - 2 0 3 . 14. W W M , i n À M S , p . 3 5 1 ; t r a d . fr. ( l é g è r e m e n t m o d i f i é e ) , R M , p . 5 3 . 15. A M , p . 1 9 2 . 16. A M , p . 3 0 0 . 17. A M , p . 3 0 1 .
233
HANS BLUMENBERG
Chapitre 8 1. H . B l u m e n b e r g , « A n t h r o p o l o g i s c h e . . . », W L , p . 1 2 1 - 1 2 2 , Ä M S , p . 4 2 0 . 2. H. B l u m e n b e r g , « A u s b l i c k . . . », a r t . cit., Ä M S , p . 1 9 4 ; t r a d . fr. NS, p . 9 4 . 3. S u r la p l a c e d u « k u n i s m e » et d u « c y n i s m e » d a n s la c o n s c i e n c e c o n t e m p o r a i n e , v o i r l'essai c o n t e s t a b l e m a i s s t i m u l a n t d e P e t e r S l o t e r d i j k , Critique de la raison cynique, t r a d . fr. H a n s H i l d e n b r a n d , P a r i s , C h r i s t i a n B o u r g o i s , 1 9 8 7 ( é d . o r i g i n a l e S u h r k a m p Verlag, 1 9 8 3 ) e t l e s a n a l y s e s d e J a c q u e s Bouveresse, q u i f o n t p a r t i e l l e m e n t é c h o à celles d e B l u m e n b e r g ( e t , s u r u n m o d e c r i t i q u e , à celles d e S l o t e r d i j k ) , d a n s Rationalité et cynisme, P a r i s , L e s É d i t i o n s d e M i n u i t , 1 9 8 4 . 4. LW, p. 10. 5. L N , p . 2 6 4 ; L T M , p . 2 5 8 . 6. H , p . 7 9 0 . 7. L u W , p. 8 0 . 8 . L u W , p. 8 3 . 9 . Hitlers 1945,
politische
Testament.
Die Bormman-Dihtate
vom Februar
und
April
H a m b o u r g , 1 9 8 1 , ici 1 4 f é v r i e r 1 9 4 5 , c i t é d a n s L u W , p . 8 2 .
10. Ibid., 2 5 f é v r i e r , c i t é p a r B l u m e n b e r g , L u W , p . 8 3 . 11. L u W , p . 8 4 .
Chapitre 9 1. H. B l u m e n b e r g , D i e Vollzähligkeit
der
Sterne,
Francfort,
Suhrkamp
Verlag, 1 9 9 7 , c h . XIII, p . 3 4 8 . 2. Voir J e a n - C l a u d e M o n o c l , La Querelle Blumenberg,
de la sécularisation,
de Hegel
à
P a r i s , V r i n , 2 0 0 2 , n o t a m m e n t p. 1 5 4 e t suiv.
3. L N , p. 1 0 0 ; L T M , p . 9 9 . 4. L N , p. 1 0 0 ; LTM, p. 99. 5. H . B l u m e n b e r g , « W i r k l i c h k e i t s b e g r i f f u n d S t a a t s t h e o r i e » , Monatshefte,
Schweizer
4 8 , 1 9 6 8 , p . 29.
6. P, p. 4 5 , t r a d . fr., p . 4 1 . 7. M a r t i n H e i d e g g e r , LAuto-affirmation
de l'Université
allemande,
t r a d . fr.
G . G r a n e l , T o u l o u s e , T E R , 1 9 8 7 , p. 2 1 , cité p a r B l u m e n b e r g , RST, p. 13. 8. I I , p . 7 3 7 . 9. II, p. 7 3 8 .
Conclusion 1. H . B l u m e n b e r g , Beschreibung des Menschen, F r a n c f o r t , S u h r k a m p Verlag, 2 0 0 6 . N o u s n ' a v o n s p u t e n i r c o m p t e p o u r le p r é s e n t essai d e c e t i m p o r t a n t é c r i t « a n t h r o p o l o g i q u e » p o s t h u m e , p a r u à la fin d e l ' a n n é e 2 0 0 6 .
234
Bibliographie sélective
Ouvrages de Hans Blumenberg 1947 Beiträge zum Problem der Ursprünglichkeit der mittelalterlich-scholastischen Ontologie, Kiel [Thèse de doctorat inédite]. 1950 Die ontologische Distanz. Eine Untersuchung über die Krisis der Phänomenologie Husserls, Kiel [Thèse d'habilitation inédite]. 1965 Die Kopernikanische Wende, Francfort, Suhrkamp Verlag. 1966 Die Legitimität der Neuzeit, Francfort, Suhrkamp Verlag. Réédition entièrement refondue, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1988 (Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft ; 1268) ; traduit par Denis Trierweiler, Marc Sagnol et Jean-Louis Schlegel, La Légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de philosophie», 1999. 1975 Die Genesis der kopernikanischen Welt, Francfort, Suhrkamp Verlag (Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft; 352). 1979 Arbeit am Mythos, Francfort, Suhrkamp Verlag. Schifßruch mit Zuschauer. Paradigma einer Daseinsmetapher, Francfort, Suhrkamp Verlag (Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft ; 289) ; traduit par Laurent Cassagnau, Naufrage avec spectateur. Paradigme d'une métaphore de l'existence, Paris, LArche, 1994. 1981 Wirklichkeiten in denen wir leben. Aufsätze und eine Rede, Stuttgart, Reclam (Reclams Universalbibliothek; 7715). 235
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Œuvres posthumes 1997 Die Vollzähligkeit der Sterne, Francfort, Suhrkamp Verlag. Ein mögliches Selbstverständnis. Aus dem Nachlass, Stuttgart, Reclam (Reclams Universalbibliothek; 9650). 1998 Gerade noch ein Klassiker. Glossen zu Fontane, Munich, Hanser. Lebensthemen. Aus dem Nachlass, Stuttgart, Reclam (Reclams Universalbibliothek; 9651). Begriffe in Geschichten, Francfort, Suhrkamp Verlag. 1999 Goethe zum Beispiel, Francfort, Insel. 2000 Die Verjährbarkeit des Philosophen, Francfort, Suhrkamp Verlag. 2001 Löwen, Francfort/Main, Suhrkamp Verlag. Ästhetische und metaphorologische Schriften, sélection et postface d'Anselm Haverkamp, Francfort, Suhrkamp Verlag. 236
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
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Éditions de textes choisis C U E S von Nicolaus (Nicolas de Cues), Die Kunst der Vermutung, textes choisis et présentés par Hans Blumenberg, Bremen, Schünemann, 1957 (Sammlung Dietrich ; 128). GALILEI Galileo (Galilée), Sidereus Nuncius (Nachricht von neuen Sternen). Dialog über die Weltsysteme (Auswahl). Vermessung der Höhle Dantes. Marginalien zu Tasso, textes choisis et présentés par Hans Blumenberg, Francfort, Insel, 1965 (Sammlung Insel I).
Articles de Hans Blumenberg traduits en français 1947 «Das Recht des Scheins in den menschlichen Ordnungen bei Pascal », Philosophisches Jahrbuch 57, p. 413430, traduit par Mira Koller et Dominique Seglard, « Le droit de l'apparence dans les ordres humains selon Pascal», Droits. Revue française de théorie juridique, 20 (1994), p. 167-182. 1959 Recension de Geschichte und Eschatologie par Rudolf Bultmann, parue dans Gnonom 31, p. 163-166 ; traduit par J.-C. Monod, « Histoire et eschatologie. Une recension de l'ouvrage de Bultmann», Archives de Philosophie, vol. 67, été 2004 (2), p. 299-303. 1960 «Paradigmen zu einer Metaphorologie», Archiv für Begriffsgeschichte 6, p. 7-142; réédité en volume : Paradigmen zu einer Metaphorologie, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1998 ; traduit par Didier Gammelin, postface de Jean-Claude Monod, Paradigmes pour une metaphorologie, Paris, Vrin, 2006. 237
HANS
BLUMENBERG
1971 « Wirklichkeitsbegrifl und Wirkungspotential des Mythos », Poetik und Hermeneutik 4, « Terror und Spiel », Munich, Fink Verlag, p. 11-66 (et p. 527-549 pour la discussion) ; repris dans Ästhetische und metaphorologische Schriften, p. 327-405 ; traduit par Stéphane Dirschauer, La Raison du mythe, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de philosophie», 2005. 1987 « Das Sein - ein MacGuffin », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 27 mai 1987; repris dans Ein mögliches Selbstverhältnis. Aus dem Nachlass, Stuttgart, Reclam, (Reclams Universal-Bibliothek Nr. 9650), p. 157-160; traduit par Laetita Darmon, « IX:Ire, un MacGuffin», Esprit, n° 1, janvier 2005, p. 179-181.
Littérature secondaire BEHRENBERG Peter, Endliche Unsterblichkeit : Studien zur Theologiekritik Hans Blumenbergs, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1999. BORSARI Andrea (dir.), Hans Blumenberg. Mito, metafora, modernità, Bologne, il Mulino, 1999. BRIENT Elizabeth, The Immanence of the Infinite : Hans Blumenberg and the Threshold to Modemity, Washington DC, Catholic University of America Press, 2002. HEIDENREICH Felix, Mensch und Moderne bei Hans Blumenberg, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2005. H U N D E C K Markus, Welt und Zeit : Hans Blumenbergs Philosophie zwischen Schöpfungs- und Erlösungslehre, Würzburg, Echter, 2000. M O N O D Jean-Claude, La querelle de la sécularisation de Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002. MÜLLER Oliver, Sorge um die Vernunft : Hans Blumenbergs phänomenologische Anthropologie, Paderborn, Mentis Verlag, 2005. STOELLGER Philipp, Metapher und Lebenswelt : Hans Blumenbergs Metaphorologie als Lebenswelthermeneutik und ihr religionsphänomenologischer Horizont, Tübingne.J. C. B. Mohr, P Siebeck, 2000.
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W E T Z Franz Josef, Hans Blumenberg zur Einführung, Hambourg, Junius, 1993. W E T Z Franz Josef et T I M M Hermann (dir.), Die Kunst des Überlebens. Nachdenken über Hans Blumenberg, Francfort/Main, Suhrkamp Verlag, 1999.
Articles consacrés à Hans Blumenberg en français Archives de Philosophie, numéro spécial, dirigé par JeanClaude Monod, «Les mondes de Blumenberg», vol. 67, 2004 (2), avec des contributions de Remo Bodei, Olivier Agard, Denis Trierweiler, Anselm Haverkamp, Jean Greisch. BRAGUE Rémi, «La galaxie Blumenberg», Le Débat, n° 83, 1995, p. 173-186. FOESSEL Michael, «La nouveauté en histoire. Hans Blumenberg et la sécularisation», Esprit, n° 7, juillet 2000, p. 43-50. FOESSEL Michael, « Les origines controversées de la philosophie de l'histoire : Hans Blumenberg et Karl Löwith», Esprit, n° 2, février 2003, p. 168-175. M O N O D Jean-Claude, « La promesse entre religion et politique. Le débat Löwith-Blumenberg», in C R É P O N Marc, LAUNAY Marc de (dir.), La Philosophie au risque de la promesse, Paris, Bayard, 2004, p. 125-148. M O N O D Jean-Claude, « Lusage des métaphores dans la philosophie du XXEsiècle », Esprit, n° 6, juin 2005, p. 26-42. REVAULT D'ALLONES Myriam, « Sommes-nous vraiment "déthéologisés" ? Carl Schmitt, Hans Blumenberg et la sécularisation des Temps modernes», Les Études philosophiques, Puf, n° 1, 2004, p. 25-37. REVAULT D'ALLONES Myriam, « Ce que disent les modernes : sécularité ou sécularisation ? », in FOESSEL Michael, KERVEGAN Jean-François, REVAULT D ' A L L O N E S Myriam (dir.), Modernité et sécularisation. Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt, Leo Strauss, Paris, CNRS éditions, 2007, p. 45-60.
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Q U E S N E Philippe, « Réinvestissement : une nouvelle histoire ? », in FOESSEL Michael, KERVEGAN Jean-François, REVAULT D'ALLONES Myriam (dir.), Modernité et sécularisation. Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt, Leo Strauss, Paris, C N R S éditions, 2007, p. 93-105. TRIERWEILER Denis, « Un autisme de la réception. À propos de la traduction de La légitimité des Temps modernes de Hans Blumenberg en France», Esprit, n° 7, juillet 2000, p. 51-62.
Imprimé en France par Dupli-Print - Domont (95) N° d'édition : 003613-01 - N° d'imprimeur : 8 5 4 3 1 Dépôt légal : août 2007