Gouverner par les livres: Les Légendes dorées et la formation de la société chrétienne (XIIIe-XVe siècles) 9782503592947, 2503592945

La Légende dorée de Jacques de Voragine constitue à n'en pas douter une oeuvre centrale et incontournable de la lit

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French Pages 336 Year 2021

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Table of contents :
Remerciements
Préface
Introduction
La Légende dorée ici et là
Prendre la mesure de la Légende dorée
La pluralité des Légendes dorées
Usages pragmatiques et vies des écrits
Révolution scripturaire et révolution pastorale
Méthodes et champ d’études
Première partie: La Légende dorée comme compilation
Préambule
Polémiques modernes autour de la Légende dorée
Chapitre 1: Poétique de la compilation médiévale
La disqualification paradoxale de la compilation à l’époque moderne
Les images médiévales de la compilation
Bonaventure et le compilateur comme bricoleur
Une description aristotélicienne de la compilation
Finalités et utilités de la compilatio
Chapitre 2: Les vertus de la compilation dans la Légende dorée de Iacopo da Varazze
Les vertus épistémiques du témoignage
Peut-on se fier à un compilateur ? La compilation comme principe anti-sceptique
Les vertus éthiques de l’exemple
La compilation et la conversion de saint Augustin
Les vertus théologiques d’un légendier
Fragmentation et corpus de reliques textuelles
La compilation, la Toussaint et la communion des saints
Totalité et infini de la sainteté
Deuxième partie: La Légende dorée comme recueil
Préambule
Les pérégrinations européennes d’un manuscrit de la Légende dorée
Chapitre 3: Identité et intégrité de la Légende dorée
De quoi la Légende dorée est-elle le nom ?
La Légende dorée serait-elle un genre littéraire ?
Jacques de Voragine, label et marque de fabrique ?
La Légende dorée, un réseau de coopérations ?
Une œuvre en forme de constellations
La ductilité de la Légende dorée
Chapitre 4: Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils
Recueils et miscellanées – problèmes terminologiques et enjeux historiographiques
Hypertextualité, pluritextualité, supertextualité
Continuer à compiler la Légende dorée
Assemblage et mutualisation de compilations
Stratigraphie de la compilation
Compilation de compilations
Compilation in esse et compilation in fieri
Compilations en latin et en langues vernaculaires
Les montages textuels autour de la Légende dorée : essai de typologie fonctionnelle
La Légende dorée : modes d’emploi
Compléments et suppléments de la Légende dorée
Actualisations et mises à jour liturgiques
Extensions d’un outil de travail
Activations de la Légende dorée
Munitions pour une arme doctrinale
Personnalisation et appropriations de la Légende dorée
Polyvalences de la Légende dorée
Troisième partie: La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles
Préambule
Des saints, des ailes, des avions (et une autruche)
Chapitre 5: Les Légendes dorées ou comment s’entretenir avec les saints ?
Comment chanter la louange des saints ?
Comment prier et organiser les offrandes ?
Comment honorer les saints ? La relique paradoxale de saint Thomas apôtre
Comment ménager l’attente et susciter l’espoir ?
Comment domestiquer le temps ?
Comment réduire le temps purgatoire ?
Comment recomposer l’histoire ?
Forger des communautés par-delà le temps
Chapitre 6: La mobilisation des communautés textuelles de la Légende dorée
L’édification de l’Église et du fidèle
L’appropriation de la Légende dorée dans les autres ordres religieux
Promotion du saint et implantation locale de la Légende dorée
Traduction et plurilinguisme dans les manuscrits de la Légende dorée
La Légende dorée et la formation pastorale de la société
La Légende dorée, la méditation et la « mémoire de la béatitude future »
Conclusion
Bibliographie
Index manuscriptorum
Index sanctorum et festorum
Index personarum
Noms médiévaux et modernes
Auteurs de la littérature secondaire
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 9782503592947, 2503592945

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GOUVERNER PAR LES LIVRES

BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE CULTURELLE DU MOYEN ÂGE 20 Collection dirigée par Nicole Bériou et Franco Morenzoni

GOUVERNER PAR LES LIVRES Les Légendes dorées et la formation de la société chrétienne (xiiie-xve siècle)

Florent Coste

F

Ce livre a été publié avec l’aimable aide du laboratoire LIS (Littératures, Imaginaire, Sociétés, EA7305) et du pôle TELL (Temps, Espace, Lettres, Langues) de l’Université de Lorraine.

© 2021, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2021/0095/45 ISBN 978-2-503-59294-7 e-ISBN 978-2-503-59295-4 DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.122103 ISSN 1782-3390 e-ISSN 2295-0397 Printed in the EU on acid-free paper.

À la mémoire de ma mère et de mon père

Reme rciements

Ce livre est le fruit de la réécriture d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Bourgogne en 2013. J’ai eu la grande chance d’y travailler sous la direction bienveillante de Jean-Marie Fritz qui a toujours su me prodiguer une grande liberté intellectuelle et me former aux exigences fondamentales de la recherche. C’est à lui que mes premiers remerciements s’adressent spontanément. Nicole Bériou, Florence Bouchet, Daniel Russo et Jean-Yves Tilliette ont tous les quatre accepté de composer le jury de cette thèse et leurs remarques ont permis de frayer des pistes inexplorées, de pointer des angles morts et d’éclairer des points restés obscurs dans une version antérieure de ce travail. Je tiens à leur exprimer toute ma reconnaissance. Entre les balbutiements initiaux de cette thèse et la réécriture de ce livre, Stéphane Gioanni et Pierre Savy, directeurs des études de la section Moyen Âge de l’École française de Rome, ont toujours témoigné d’une disponibilité, d’une attention et d’un soutien formidables et m’ont offert des conseils à tout point de vue décisifs. Bien des ami.e.s ont émaillé la longue éclosion de ces quelques pistes de recherche et de réflexion de leur conseils informels de lecture et de discussions emballées. Je compte parmi elles et eux Anne-Laure Blusseau, Paul Costey, Arnaud Fossier, Édouard Gardella, Nathalie Koble, Thomas Mondémé, Éric Monnet, Amandine Mussou, Olivier Quintyn. Au moment d’achever ce livre, je mesure comme leurs précieuses contributions amicales m’obligent désormais. Enfin, Nicole Bériou et Franco Morenzoni ont bien voulu accueillir ce volume dans la collection de la Bibliothèque d’Histoire Culturelle du Moyen Âge. Je tiens à leur exprimer toute ma gratitude pour l’ensemble de leurs conseils qui ont permis d’améliorer substantiellement ce travail jusqu’à son ultime finition. Alain Boureau a très aimablement accepté de préfacer ce livre. J’en suis particulièrement honoré après tant d’années de recherches passées sur une œuvre à laquelle ses travaux m’ont initié, puis sans cesse éclairé et secouru.

P r éface

Quel est cet être étrange et familier, la Légende dorée, qui, depuis des siècles, poursuit une existence continue et mobile ? Le livre de Florent Coste nous retient d’en faire un objet historique singulier et simple, de le qualifier par une catégorie, de le cantonner dans une fonction unique ou dans le contexte génois de la fin du xiiie siécle. Certes, depuis une trentaine d’années, une philologie rigoureuse, notamment grâce à Paolo Maggioni, a pu délimiter le corpus initial constitué par Jacopo da Varazze, repris et révisé par lui dans les années 1290. Mais la Légende dorée échappe aux dénominations univoques, en les multipliant. Aucun paratexte n’émane de son « auteur » : elle semble relever de l’innommé. Or, dans le droit romain, un contrat innommé existe : c’est un contrat qui ne relève pas des catégories reconnues et réglementées, tout en ayant sa valeur de contrainte juridique, évaluée par un juge et non par les codifications. La légende mérite alors d’être sans nom, selon une qualité mystiquement attribuée à Dieu. La Légende dorée s’offre comme une œuvre ouverte, au sens où l’entendait Umberto Eco dans les années 1960 ; en effet, pour F. Coste, « elle est une structure modulable, modulaire, combinable, extensible. » Pourtant, l’auteur ne se laisse pas fasciner par les chimères formalistes ou narratologiques. Les catégories de l’acte narratif ne lui servent qu’à construire de très fécondes typologies qui ouvrent, balisent et élaguent la forêt des manuscrits. Il importe alors de saisir ensemble un texte et ses usages dans les traces archéologiques des recueils et des manuscrits qui l’ont véhiculé. La matière fait sens et le sens s’incarne dans la matière. Un des grands acquis de ce travail est d’articuler précisément la philologie, l’analyse textuelle et l’histoire sociale de l’écrit. En effet, l’analyse du support textuel rejaillit en retour sur l’interprétation comme le montrent les riches analyses détaillées de chapitres-pivots, comme ceux qui traitent de la Toussaint ou de la Dédicace de l’église. Une masse considérable d’environ cent-quarante manuscrits documente cette interaction. Entre cent exemples, on rencontrera l’histoire minutieuse du manuscrit Reg. lat. 534 du Vatican, qui passa au xve siécle par les mains annotatrices d’un notable du Forez, Louis de la Vernade : son itinéraire politique, familial et spirituel se construit et se déchiffre selon les échos que renvoie le texte, qui prend place dans une bibliothèque de vie. On a là une occurrence de la remise en cause par l’auteur, dans toute sa deuxième partie, de la notion passive de collections ou de recueils aléatoires. Cette déconstruction avait été précédée, dans la première partie, d’une analyse du phénomène de la compilation, dégagée des connotations péjoratives qui s’y sont agrégées depuis la Renaissance, au profit du mythe de la création : un subtil parallèle

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p r é face

avec la dispersion et la collecte des reliques des saints illustre bien l’interaction entre le livre et ses usages. La dernière partie assemble ces résultats en une synthèse qui développe et illustre l’orientation générale et le titre de cette recherche : Gouverner par les livres. Les Légendes dorées et la formation de la société chrétienne. Gouverner s’oppose, bien entendu, à inculquer ou contrôler : il s’agit d’explorer « la capacité du légendier à s’imposer comme une interface de traduction entre la communion des saints, la communauté des fidèles et leurs recteurs » et d’approfondir ainsi la notion de « communauté textuelle », lancée par Brian Stock : un texte considéré comme sacré ou propice au sacré engendre une organisation humaine dans une relation problématique de compatibilité avec les autres ressorts sociaux. Le livre touche un point fondamental des interrogations médiévales : quels sont les fondements d’une communauté ? En apportant ses réponses sur le rôle spirituel et culturel de la communion des saints, matérialisée dans la lecture du légendier, F. Coste achève son ouvrage sur cette constitution communautaire, et l’on pourrait poursuivre cette histoire en notant les lectures qui induisent d’autres communautés : je pense en particulier aux dissensions textuelles sur les légendes de saint François qui fondent des communautés antithétiques à partir du xiiie siécle. Je pense aussi à un retour aux doctrines aristotéliciennes sur le bien commun immanent. Au xive siécle, Oresme tint des propos fermes contre la pauvreté volontaire dans les commentaires de sa traduction des Politiques d’Aristote. Et, auparavant, il avait utilisé de façon muette la Légende dorée pour une citation ironique par Julien l’Apostat du verset de Luc qui recommandait à ses disciples l’abandon de tous leurs biens ; Julien narguait ainsi les chrétiens qu’il dépouillait. Se poursuivait ainsi la pluralité générative des légendes, si fortement analysée dans ce livre. Alain Boureau

I nt roduction

La Légende dorée ici et là Gênes, 1298 – La cité marchande de Gênes perd en Iacopo, frère dominicain de son état, non seulement un de ses plus importants archevêques, mais aussi un des plus fervents défenseurs de ses intérêts et de sa paix intérieure. Les contours d’une vie consacrée à concilier fonctions politiques et ministère de la Parole ont été bien esquissés1. Sa nomination comme archevêque de Gênes en 1292 par le pape Nicolas IV n’a fait qu’entériner une situation de fait : il n’a eu de cesse de cultiver un attachement profond à cette ville marchande. Il participa à la translation de reliques, comme la tête d’une des vierges compagnes de sainte Ursule conservée initialement au couvent de Cologne et ramenée en Ligurie. Il donna également à un couvent de sœurs dominicaines à Gênes un doigt de saint Philippe détaché par ses soins et d’abord honoré à Venise. Il noua également un lien fort avec la population génoise, en obtenant l’absolution de ceux de ses marchands qui avaient été excommuniés pour avoir cultivé des échanges commerciaux avec les Siciliens. Par une prise de parole solennelle, il se chargea de garantir une paix à même de mettre fin aux conflits qui tiraillaient la cité entre différentes factions. Son sens de la diplomatie et de la négociation fut mis à rude épreuve lorsque, convoqué à Rome à la demande de Boniface VIII, il fut chargé de prolonger l’armistice entre Gênes et Venise qui étaient en ce temps les deux plus puissantes cités marchandes de la Méditerranée. En ce sens expert des paroles, séculière et sacrée, Iacopo da Varazze n’eut de cesse d’exploiter la force de la prédication à des fins de mobilisation identitaire et fédératrice, de célébration solennelle ou de pacification civique. C’est que ses productions sont dans leur



1 Pour davantage d’éléments biographiques : C. Casagrande, « Iacopo da Varazze », in Dizionario Biografico degli Italiani, 62, 2004, p. 92-102 ; version française disponible [en ligne] [URL : http://www.sermones. net/content/la-vie-et-les-oeuvres-de-jacques-de-voragine-op] ; N. Bériou, « Jacques de Voragine », dans Dictionnaire du Moyen Âge, éd. A. de Libéra, C. Gauvard et M. Zink (éd.), Paris, 2002, p. 738 ; R. Rhein, Die Legenda Aurea des Jacobus de Voragine : die Entfaltung von Heiligkeit in Historia und Doctrina, Cologne-Weimar, 1995 ; G. Airaldi, Iacopo da Varagine tra santi e mercanti, Milan, 1988 ; G. Farris et B. T. Delfino (éd.), Atti del I Convegno Internationale di Studi su Iacopo da Varagine (Varazze, 13-14 avril 1985), Varazze, 1987. On peut se reporter également à J. Quétif et J. Échard, Scriptores ordinis Prædicatorum, Paris, 1719, t. i, p. 454-459. Voir plus récemment, autour la personnalité complexe de Iacopo da Varazze dans le contexte de la cité de Gênes : S. A. Epstein, The Talents of Iacopo da Varagine. A Genoese Mind in Medieval Europe, Ithaca – Londres, 2016. Par commodité, on utilisera Iacopo da Varazze pour identifier biographiquement le compilateur dominicain et de manière à ne pas le confondre avec le surnom qui lui a été donné ( Jacques de Voragine) et qui fait quasiment partie du titre du légendier : La Légende dorée de Jacques de Voragine. Cf. infra p. 126-130.

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ensemble construites autour de la prise de parole, comme autant de déclinaisons des usages spécifiques du verbe. On compte ses collections de sermons parmi les plus importantes du Moyen Âge, auxquelles s’ajoutent son Liber Marialis (directement consacré à la prédication), sa Chronica Januensis (dans une veine plus civique et citadine) ainsi que ses textes hagiographiques (à l’instar de sa Vie de saint Syr). Et bien sûr, une « legenda sanctorum » qui, s’imposant prodigieusement à travers l’Europe sous le titre de Legenda aurea, a bien souvent occulté ses autres productions. Marseille, 1333 – Trente-cinq ans après Gênes, la ville de Marseille perd elle aussi son évêque en la personne d’Adémar Ameilh. Chanoine puis sous-chantre à Albi en 1319, ce dernier devient trésorier de la Chambre apostolique, puis évêque de Marseille le 8 mars 13242. Par testament en date du 20 juillet 1329, il fonde un anniversaire perpétuel à Sainte-Cécile d’Albi. Il lègue son manuscrit des Flores sanctorum – c’est le titre que l’on assigne dans le sud de la France à une version de la Légende dorée –, ainsi que des livres liturgiques à la chapelle Saint-Jean de l’église de Montels qu’il a fait édifier avec son cousin. Conservés dans le ms. 51 de la Bibliothèque municipale d’Albi, ces Flores sanctorum constituent un volume épais, dépourvu de décoration, mais qui vient démentir la faible diffusion du légendier dans cette partie méridionale de la France, à laquelle on a longtemps cru. Un ex-dono, consignant son décès sur le feuillet de garde, atteste la pratique du don de livres en vue de la fondation d’un obit. Quarante ans environ après le décès de son compilateur, la Légende dorée est, désormais, de ces livres si précieux qu’ils étanchent, dans une transaction indissolublement économique et sacrée, un désir de mémoire et un espoir de salut, auxquels la communauté des desservants de la cathédrale d’Albi contribuera par sa convocation dans les offices. De l’autre côté de la mort, la lecture de la Légende se prescrit et s’organise, pour resserrer les liens entre les morts et les vivants, et le légendier devient une pièce versée dans ce que J. Chiffoleau a judicieusement appelé la « comptabilité de l’au-delà »3. Arezzo, 28 mars 1459 – Piero della Francesca s’attelle à peindre une grande fresque à San Francesco, l’église des franciscains d’Arezzo, au moment même où Filippo Lippi et Andrea Mantegna achèvent leurs cycles picturaux, respectivement à Prato et à Padoue. Comme Agnolo Gaddi à Santa Croce à Florence un siècle avant, il s’agit de rendre justice à un thème de prédilection des franciscains, celui de la Légende de la Croix. Piero della Francesca s’appuie à ce titre sur les deux chapitres de la Légende 2 Cf. Le Scriptorium d’Albi. Les manuscrits de la cathédrale Sainte-Cécile (viie-xiie siècles), éd. M. Desachy, Rodez, 2007 ; N. Pousthomis-Dalle, « Le décor du manuscrit des Flores sanctorum de la bibliothèque monastique de Sorèze », Livre et bibliothèques (xiiie-xve siècle), Cahiers de Fanjeaux, 31 (1996), p. 441-469 ; A.-M. Genevois, J.-F. Genest et A. Chalandon, Bibliothèques de manuscrits médiévaux en France. Relevé des inventaires du viiie au xviiie siècle, Paris, 1987, 2, no 7 ; M.-H. Jullien de Pommerol et J. Monfrin, Bibliothèques ecclésiastiques au temps de la papauté d’Avignon, t. ii, Inventaires de prélats et de clercs français, Paris, 2001 (Documents, études répertoires 61 ; Histoire des bibliothèques médiévales 12), p. 102. Sur la charge de trésorier pontifical dont Adémar Ameilh démissionne seulement en 1333, à la veille de sa mort, cf. V. Theis, Le Gouvernement pontifical du Comtat Venaissin vers 1270-vers 1350, Rome, 2012 (Collection de l’École française de Rome 464). 3 J. Chiffoleau, La Comptabilité de l’au-delà. Les hommes, la mort et la religion dans la région d’Avignon à la fin du Moyen Âge, Paris, 2011 (Bibliothèque de l’évolution de l’humanité) , [1ère édition, Rome, 1980].

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dorée de l’Invention et de l’Exaltation de la Croix, pour dépeindre une vaste épopée où l’histoire humaine, de la mort d’Adam jusqu’à Constantin, semble innervée par les racines du bois de la Croix, tout en la colorant d’évocations profanes de scènes de cour et de bataille. Mais Francesco Bacci, commanditaire de la fresque, vient de mourir en ce 28 mars. Son fils Giovanni, en prenant son relais, laisse intervenir dans le programme iconographique le cardinal Bessarion. Diplomate expérimenté, personnage éminent de la Curie romaine, il n’a eu de cesse d’affûter ses arguments pour en finir avec le Schisme et défendre l’unité des deux Églises d’Orient et d’Occident. En 1459, depuis un an protecteur de l’ordre franciscain, il se voit donner la relique de la Vraie Croix des mains de Grégoire Mammas, patriarche de Constantinople. Celui-ci l’avait lui-même reçue de l’avant-dernier empereur d’Orient, Jean VIII Paléologue, au service duquel le jeune Bessarion s’était placé. L’intervention de Bessarion auprès de Piero infléchit considérablement la signification de la fresque dans le sens d’une unité des Églises d’Orient et d’Occident, célébrée dans la rencontre de la reine de Saba et de Salomon. Son influence est telle que la Légende dorée se relit et se projette sur les murs arétins comme un fervent plaidoyer pour l’unité des Églises et pour la croisade, en écho à la menace ottomane qui sourd plus fortement depuis la chute de Constantinople4. Venise, 24 avril 1459 – Quelques semaines plus tard, un moine camaldule, Fra Mauro, achève une mappemonde (mappa mundi) sur un parchemin d’environ deux mètres carrés, qui tente de promouvoir les voyages d’explorations en dressant un panorama des connaissances sur ce qui n’est pas encore l’Ancien Monde. Assisté d’un navigateur et cartographe, Andrea Bianco, connu aussi pour son Atlas, il travaille sous l’égide d’une commission nommée par le roi Alphonse V du Portugal. À une époque où aucun Européen ne connaissait encore ni l’Océan Indien, ni l’Afrique australe, Fra Mauro collecte des informations livresques et dépeint, avec une exactitude qui lui vaut le titre de « geographus incomparabilis », une vue surplombante de la Création. Dans ce document hybride de textes et d’images, Fra Mauro nourrit sa description de la Nubie en Afrique de toponymes tirés de sources textuelles diverses. Il trouve l’un d’eux, « Nabader », dans le chapitre de saint Matthieu de la Légende dorée de Iacopo da Varazze, selon lequel l’évangéliste aurait prêché dans cette cité5. La légende cartographique et la légende hagiographique se mêlent intimement, et l’histoire du salut vient configurer de l’intérieur l’espace de la Création, tout autant que les connaissances que les premiers explorateurs cultivent de ce monde bientôt en expansion. Bologne, circa 1475 – Giovanni Garzoni, laïc de son état, est de ces humanistes qui cultivent des compétences tant dans la médecine et la physique qu’il enseigne à l’Université de Bologne, que dans l’art oratoire. Sa culture large et transversale, reconnaissable à sa bibliothèque, lui permet d’affronter la logique aristotélicienne

4 C. Ginzburg, Indagini su Piero. Il Battesimo, il ciclo di Arezzo, la Flagellazione di Urbino, Turin, 1981 (Microstorie 1). 5 Sur la représentation de l’Orient par Iacopo da Varazze, cf. F. Fonio, « L’‘orientalisme’ dans la Legenda aurea de Jacques de Voragine », Cahiers d’études italiennes, 21 (2015), p. 121-147.

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autant que de se ressourcer aux textes cicéroniens ou ovidiens. Élève de Lorenzo Valla, il forme à la rhétorique des étudiants séculiers et des novices dominicains, dont un certain « frater Hyeronimus », que l’on connaîtra plus tard sous le nom de Savonarole. Chaînon essentiel dans la transmission humaniste des savoirs, il se lance dans une entreprise de réfection stylistique de la littérature hagiographique, en exerçant ses élèves à la paraphrase (par réintroduction du discours direct et par une simplification syntaxique des légendes). C’est précisément la Légende qui lui sert, ainsi qu’à ses élèves, de support pédagogique à ces exercices de grammaire6. Une nouvelle carrière s’ouvre pour la Légende à la Renaissance, celle de manuel pour faire l’apprentissage du latin. Paris, 2 juin 1493 – Depuis la chute de Constantinople, qui a marqué la fin d’un équilibre géopolitique millénaire, se tournent vers l’Orient de nouveaux regards à la fois avides et craintifs face à la menace ottomane. Quarante ans plus tard, Antoine Vérard, libraire parisien, confectionne pour la troisième fois depuis 1491 une édition de la Légende dorée dans la traduction qu’en propose Jean de Vignay. Comme souvent, à la demande de l’un de ses clients, il destine au roi Charles VIII un exemplaire unique de présentation. À la place du prologue de Jean de Vignay, Antoine Vérard y insère une dédicace au souverain, dont son client est probablement l’auteur. Cette dédicace qui exalte les rois de France dans leur défense de la foi catholique est rehaussée par une grande miniature qui représente Charles VIII et Anne de Bretagne agenouillés l’un et l’autre sur un prie-Dieu, le premier entouré d’une assemblée de saints masculins dont Charlemagne et saint Louis, la seconde parmi ses suivantes. Par-delà une homologie flatteuse entre la Cour Céleste et la cour de France, saint Louis qui n’apparaît pas traditionnellement dans l’iconographie de la royauté française (à la différence de Charlemagne), s’affirme ici, autant dans l’image de la miniature que dans le texte de la dédicace, comme le vecteur d’une propagande pour stimuler quelque projet de croisade dont il fut en son temps l’un des défenseurs les plus zélés. Le roi Charles VIII nourrissait en effet des ambitions sur le royaume napolitain, sur lequel il entendait faire valoir son héritage angevin. La dédicace et la miniature s’inscrivent dans cette perspective : la conquête napolitaine doit être le tremplin d’une nouvelle croisade. Au sein de tractations politiques qui peuvent engager le destin de cette royauté, la Légende dorée s’immisce comme un support privilégié qui engage à infléchir le cours de la politique du Royaume, dans les pas de la salvation dépeinte par Iacopo da Varazze7.





6 Garzoni déclare à propos de Iacopo da Varazze : « Sum autem vehementer admiratus cum fratrem nescio quem Iacobum voraginem et litteraturæ et omnis doctrinæ indoctum, tam egregiam, tam nobilem, tam præstantem provinciam sibi suscipiendam duxerit. Sed relinquendus cum ignorantia sua. » (cité par A. Knowles Frazier, Possible Lives. Authors and Saints in Renaissance Italy, New York, 2005, p. 193, n. 117 ; « Les Augustins patrons d’un humaniste laïc ? Le cas de Giovanni Garzoni de Bologne », dans Humanistes, clercs et laïcs dans l’Italie du xiiie au début du xvie siecle, éd. C. Caby et R. M. Dessì, Turnhout, 2012 (Collection d’études médiévales de Nice 13), p. 199-213. 7 M. Okubo, « Antoine Vérard et la transmission des textes à la fin du Moyen Âge », Romania, 125 (2007), p. 434-480.

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Montereale, 1599 – Dans le Frioul de l’époque moderne, Domenico Scandella, dit Mennochio, meunier de son état, père de onze enfants, chargé de quelques responsabilités administratives dans les villages qui entourent Montereale, affirme que l’Impératrice, dont le cortège vient de passer devant lui, est supérieure à la Vierge Marie elle-même. Pour avoir soutenu d’autres propos hérétiques sur le Christ et défendu une cosmologie métissée de croyances paysannes, il subit les foudres de l’Inquisition et brûle sur le bûcher. L’enquête menée à cette occasion d’abord par l’Inquisition, puis par Carlo Ginzburg a décortiqué méticuleusement sa vie, sondé ses opinions et inspecté ses lectures. Parmi elles, on présume compter le légendier de l’archevêque de Gênes dans la traduction italienne qu’en propose Nicolò Malerbi, dont Mennochio livre une interprétation pour le moins personnelle de l’épisode de la Dormition de la Vierge livré dans le chapitre sur l’Assomption. Si l’impératrice est supérieure à la Vierge, c’est en effet, selon lui, que cette dernière, loin de connaître autant d’honneurs ici-bas, était d’une misérable condition et a vu son corps maltraité par un prêtre lors de sa dormition. Le meunier omet que ce dernier, puni de son affront, voit sa main desséchée et soudée au lit de la Vierge. Point de guérison miraculeuse pour le meunier qui passe la Légende au filtre de son idiosyncrasie et mobilise le récit marial compilé par le dominicain ligure pour justifier sous le feu de l’interrogatoire sa cosmogonie8. Jiangzhou, Chine, circa 1630 – L’évangélisation n’est désormais plus tant l’œuvre des frères mendiants que celle de la Compagnie de Jésus. Alors que la dynastie Ming connaît ses dernières années, plusieurs jésuites se succèdent en Chine pour convertir à la foi chrétienne : Giulio Aliena (1582-1649), Nicolas Trigault (1577-1628), puis Alfonso Vagnone (1566-1640). L’entreprise de conversion de ce jésuite italien s’accompagne également, selon ce qui pourrait paraître une légende n’ayant rien à envier à celles de la compilation dominicaine, d’un cycle de prédication durant quinze années, débouchant, sur une conversion de huit milles néophytes. Avec Matteo Ricci et Diego Pantoja, il confectionne dans le même temps une Explication de la doctrine chrétienne (Tianzhu jiaoyao jielüe 天主教要解略), qui expose aux catéchumènes le Notre Père, l’Ave Maria, le Décalogue, le Credo, le septénaire des péchés, les vertus cardinales et théologales. Cette politique volontariste d’édition et de magistère de la parole passe également par la composition d’une sélection typologique de vies de saints qui puise abondamment dans la Légende dorée et dans le Flos sanctorum de Pedro de Ribadeneira, pour les traduire en cantonais sous le titre de Tianzhu shengjiao Shengren xingshi (聖人行實)9. Sous bien d’autres latitudes que celle de la Ligurie de son compilateur, la plus grande œuvre hagiographique du Moyen Âge est encore, quatre siècles après sa confection, l’un des bréviaires de la croyance chrétienne ; sans doute moins utilisée pour inciter à la pénitence et à la confession de fidèles, elle devient à la fois l’une des premières œuvres occidentales imprimées à circuler massivement en Chine à l’époque moderne et l’un des vecteurs d’une politique évangélisatrice

8 C. Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier du xvie siècle, Paris, 1980. 9 Handbook of Christianity in China. 635-1800, éd. N. Standaert, Leyde, 2019 (Handbook of Oriental Studies), v.1, p. 610-611 et p. 618-619.

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visant à traduire et à introduire auprès de néophytes des concepts catholiques dans une culture impregnée de confucianisme10.

Prendre la mesure de la Légende dorée Les éclats d’événements rapidement rassemblés ici frappent dans leur simple alignement : d’une part, la Légende dorée s’impose comme un carrefour culturel qui se distribue sur des réalités historiques, sociales, géographiques hétérogènes ; d’autre part il est difficile de ne pas suivre le constat d’Aviad Kleinberg pour qui « en peu de temps, la Légende dorée devint quelque chose qui allait de soi […], un patrimoine culturel au-delà de toutes les considérations habituelles de qualité »11. Risquant d’être aveuglante, l’évidence du légendier dominicain ne saurait toutefois occulter la complexité de cet objet qui tend à déborder, avec une régularité qui ne laisse pas d’étonner, les frontières, les époques et les classes sociales. Tel est bien le premier aspect déconcertant de cette œuvre qui fut « l’une des expressions les plus stupéfiantes de la révolution narrative du Moyen Âge tardif »12. D’une durée de vie exceptionnelle comme d’une réception d’ampleur, la Légende est un livre si diffusé qu’il en est diffus. La présente étude voudrait affronter ce paradoxe par lequel la Légende dorée allie l’homogénéité de sa diffusion (la continuité de sa tradition) à l’hétérogénéité des formes, parfois fort dissemblables, qu’elle prend. Tous les ingrédients semblent réunis pour former un objet culturel fascinant et si hors norme qu’il est difficile d’en prendre la mesure. Quelques données statistiques confirment au besoin cette impression. Barbara Fleith a recensé environ mille cent manuscrits latins de la Légende, conservés sur trois continents13. On dénombre également quelques quatre-vingt exemplaires manuscrits en langue d’oïl, répartis en quatorze versions différentes14. Les versions néerlandaises sont également particulièrement

10 L. Sher-shiueh, « Saints, Demons, and Penance. A Preliminary Study of Alfonso Vagnone’s Chinese Translation of Legenda Aurea in Ming China », Logos and Pneuma, 32 (2010), p. 199-223 ; Idem, « The Golden Legend : Alfonso Vagnoni’s Chinese Translation of the Legenda Aurea in Late Ming China », Studies in Translation History (Fanyishi yanjiu), 1 (2011), p. 17-54. 11 A. Kleinberg, Histoires de saints. Leur rôle dans la formation de l’Occident, Paris, 2005 (Bibliothèque des histoires), p. 296. 12 Ibidem. 13 B. Fleith, Studien zur Überlieferungsgeschichte der lateinischen Legenda aurea, Bruxelles, 1991 (Subsidia Hagiographica 72). « È difficile trovare sulla carta geografica un punto dell’Europea occidentale che disti più di cinquanta chilometri da una località dove sia conservato almeno un manoscritto del leggendario di Iacopo da Varazze. » (G. P. Maggioni, Ricerche sulla composizione e sulla trasmissione della Legenda aurea, Spolète, 1995 (Biblioteca di Medioevo Latino 8), p. 63). 14 Vies médiévales de Marie-Madeleine, éd. O. Collet et S. Messerli, Turnhout, 2008 (Textes vernaculaires du Moyen Âge 3). Selon F. Duval, Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève, 2007 (Textes littéraires français 587), à l’intérieur du domaine d’oïl, seuls la Bible historiale, la Somme le roi et le Testament de Jean de Meung dépassent en nombre de témoins la Légende dorée.

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nombreuses, avec cent quinze témoins subsistants15. Dans l’Italie médiévale, un rapide sondage dans la Biblioteca Agiografica Italiana montre que la Légende dorée, en se disséminant, a fourni une très grande partie de la matière hagiographique en langue italienne16. Ce sont au total mille quatre cents manuscrits dans toutes les langues de l’Occident médiéval dont il faudrait établir la notice. Entre 1500 et 1560, les typographes ont produit trente-cinq éditions en France17, tandis que dans l’Italie du xvie siècle, quarante-quatre éditions de la Légende ont vu le jour18. Cet éparpillement de versions manuscrites ou imprimées du légendier témoigne d’un foisonnement déconcertant d’acteurs et d’objets, intriqués dans des interactions socioculturelles et politiques complexes qui conditionnent l’existence hautement plastique de cet objet textuel médiéval. Aujourd’hui, sa diffusion se poursuit dans ce nouveau media qu’est l’ebook, puisque la SISMEL a mis en vente en 2016 sous format .epub et .pdf des chapitres de la dernière traduction italienne coordonnée par Giovanni Paolo Maggioni et Francesco Stella, faisant de la Légende dorée sans doute l’un des tout premiers textes médiolatins à connaître une commercialisation digitale19. On le sait, le terme italien voragine, signifiant « gouffre », est rapidement venu former le pseudonyme du frère dominicain ligure pour qualifier l’immensité de ses connaissances. Cependant le compilateur de la Légende dorée semble justifier en une autre manière le surnom que la tradition lui a attribué a posteriori : d’admirable, l’abysse qu’est la Légende dorée tend un piège redoutable au chercheur imprudent qui prétendrait accéder à une vue surplombante et l’embrasser d’un schème unique et englobant de lecture20. Telle est sans doute la rançon du succès que fait payer pareil objet textuel au chercheur contemporain : il ne suffit pas de constater le succès dans l’histoire des textes, moins encore de le mobiliser comme principe explicatif. Pas plus que le talent ou le génie, le succès n’offre des explications crédibles pour l’histoire des textes, dont le cours est

15 J. Robbe, « Liste des manuscrits des traductions néerlandaises de la Legenda aurea de Jacques de Voragine », OPVS, 2011 [URL : http://www.opvs.fr/sites/default/files/Joost-Robbe_Liste-des-mssLA-neerlandais_1107.pdf]. 16 P. Mariani, I codici italiani della Legenda aurea : committenza e fruizione di una raccolta agiografica, tesi di dottorato, Università degli Studi di Firenze, 1998 ; Biblioteca agiografica italiana : repertorio di testi e manoscritti, secoli xiii-xv, éd. J. Dalarun et L. Leonardi, 2003 (Archivio Romanzo 4). 17 B. Dunn-Lardeau et D. Coq, « Deux éditions lyonnaises de la Légende Dorée », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 44 (1982), p. 623-635 ; B. Dunn-Lardeau, « Fifteenth and Sixteenth Century Editions of the Légende Dorée », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 47 (1985), p. 87-101. 18 L. Pagnotta, Le edizioni italiane della Legenda Aurea (1475-1630), Florence, 2005. 19 Pour l’occasion, la Légende dorée a été redistribuée sous forme de plusieurs grappes thématiques : Storia di Natale, Storia di dodici apostoli (più due) e di un precursore, Strane storie di donne, draghi e diavoli, Storie di grandi santi, Storie di Maria e di Gesù, Storie del deserto, storie malvagie, storie strane. Cf. par exemple l’introduction de G. P. Maggioni, « Strane storie. Storie malvagie e storie dal deserto », à l’ebook Iacopo da Varazze, Legenda aurea : Storie dal deserto, storie malvagie, storie strane, Florence, 2016. Si c’est là un type de transformations que le légendier a pu connaître dès le Moyen Âge, ces regroupements de nouvelles séquences thématiques témoignent assurément d’un projet éditorial de vulgarisation et d’accessibilité du texte qui n’est pas indigne de la politique du livre dominicaine. 20 P. Chiesa, « Annegare fra i manoscritti. La Legenda aurea di Iacopo da Varazze », Venticinque lezioni di filologia mediolatina, Florence, 2016, p. 99-103.

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fondamentalement incertain et contingent ; loin d’être un principe explicatif, le succès est d’abord un phénomène historique à expliquer, qui demeure fondamentalement aveuglant pour l’historien aspirant à en écrire l’histoire. La longévité littéraire de la Légende dorée transcende si bien les époques et leurs critères d’évaluation respectifs qu’il convient de rester prudents quant aux jugements esthétiques qu’elle pourrait susciter. Du reste, ce n’est pas la modération qui caractérise les formes d’évaluation dont le légendier de Iacopo da Varazze fait l’objet. Comme peu d’autres œuvres médiévales, il a été pris entre le marteau de la réduction positiviste et l’enclume de l’exaltation apologétique : d’un côté, un mépris souverain pour un instrument d’abêtissement général de consciences superstitieuses, qui plus est desservi par de piètres qualités littéraires21 ; de l’autre, une fascination, notamment au sein de cercles symbolistes passablement élitaires à la fin du xixe siècle, pour le latin d’un autre temps et les croyances folkloriques qu’elle colporte, mais emblématiques d’une foi naïve, surannée et capable de déplacer les montagnes. Pour penser convenablement le succès d’une œuvre comme la Légende dorée à l’écart de ces deux tendances excessives et peu éclairantes, il convient de suspendre toute forme de jugement esthétique sur des qualités qui lui seraient prêtées et de se dispenser des explications soit par la popularité – la Légende dorée qui serait au fondement d’une religion populaire – soit par le prestige – l’or qu’on plaque assez rapidement sur le légendier de Iacopo da Varazze22. L’historiographie de la Légende, durant ces dernières décennies, peut schématiquement s’articuler en quatre séquences, qui ont inscrit cette œuvre hagiographique dans des contextes progressivement de plus en plus larges. D’abord, le début des années 1980 marque pour la Légende dorée l’amorce d’une nouvelle carrière scientifique : soustraite au préjugé tenace de faiblesse stylistique, d’invraisemblance et de naïveté épistémique, le légendier bascule du côté d’une littérature savante et théologique23, marquée par la lutte contre les hérésies et la reconquête pastorale ; au contact du renouveau historiographique des exempla médiévaux au xiiie  siècle, l’œuvre de Iacopo da Varazze révèle alors la mécanique complexe de combinatoire structurale qui préside à sa composition et à la formalisation d’une « anthropologie scolastique »24.

21 J. P. Nicéron évoque avec la Légende dorée une œuvre « pour laquelle notre siecle plus éclairé a un souverain mépris. » (Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres dans la République des Lettres, t. XIV, Paris, 1730, p. 186. 22 Ce n’est probablement qu’au xixe siècle, quand le champ littéraire se constitue à proprement parler de manière autonome, que le prestige est devenu un indicateur inversement proportionnel à la popularité : la contradiction entre valeur commerciale et valeur artistique s’avivant, on pouvait alors définir la canonisation d’une œuvre – l’attribution d’un statut canonique – à la combinaison d’une popularité décroissante et d’un prestige croissant. Cf. P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, 1998 ; F. Moretti, « Le canon et l’archive », La Littérature au laboratoire, Paris, 2016 (Theoria incognita), p. 233-234. 23 S. L. Reames, The Legenda aurea. A Reexamination of its Paradoxical History, Madison, 1985 ; et avant elle, L.-J. Bataillon, « Iacopo da Varazze e Tommaso d’Aquino », Sapienza, 32 (1979), p. 22-29. 24 A. Boureau, La Légende dorée. Le système narratif de Jacques de Voragine († 1298), Paris, 1984 ; C. Brémond, J. Le Goff et J.-C. Schmitt, L’Exemplum, Turnhout, 1982 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental 40) ; C. Brémond, La Logique du récit, Paris, 1973 (Poétique).

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La reconnaissance de son statut de compilation – une technique d’écriture où l’ordre dominicain excelle – permet, au début des années 90, de mettre de l’ordre dans la tradition manuscrite du légendier et de dresser une première cartographie de sa diffusion25. Telle est la condition pour lancer le chantier de l’édition de la Legenda aurea ; pour remplacer la vieille édition de Theodor Graesse traversée d’insuffisances et d’erreurs26, Giovanni Paolo Maggioni propose, avec une méthodologie néo-lachmanienne, une édition critique, resserrée autour de cent soixante-dix-huit chapitres, déclinée en deux versions (l’une dans les années 1260, l’autre dans les années 1290) et fondée sur un nombre réduit de manuscrits dont on peut penser en droit qu’ils se situent au plus près des intentions évolutives de Iacopo da Varazze27. Le travail philologique d’élucidation des sources révéla alors le traitement des sources du compilateur que ce dernier était28, les dettes qu’il contractait envers les légendiers dominicains de Jean de Mailly et de Bartolomeo da Trento29, le travail de mobilisation et de coordination d’une équipe de scribes autour de l’archevêque de Gênes, ainsi qu’une certaine stylisation des légendes sous forme de sermons modèles rapidement utilisables dans la prédication. Plus qu’une œuvre personnelle d’un frère génois, ce sont d’abord toute l’identité collective de l’ordre dominicain et toute sa théologie de la sainteté qui y sont fixés. Ces nouvelles perspectives historiographiques à la fin des années 9030 encouragent à considérer la Légende dorée comme l’un des rouages essentiels du système de mass

25 B. Fleith, Studien zur Überlieferungsgeschichte ; Eadem, « La Legenda Aurea. Destination, utilisateurs, propagation. L’histoire de la diffusion du légendier au xiiie et au début du xive siècle », in Raccolte di vite di santi dal xiii al xviii secolo. Strutture, messaggi, fruizioni, éd. S. Boesch Gajano, Fasano di Brindisi, 1990, p. 41-48 ; Eadem, « Le projet d’édition critique de la Legenda aurea », dans Legenda aurea-La Légende dorée (xiiie-xve siècle), éd. B. Dunn-Lardeau, Le Moyen Français, 32 (1993), p. 49-52. 26 Jacobi a Voragine, Legenda aurea vulgo Historia Lombardica dicta, éd. Theodor Graesse, Dresde et Leipzig, 1846. 27 Iacopo da Varazze, Legenda aurea. éd. G. P. Maggioni, Florence, 1998 (Millennio medievale. Testi 3) (désormais éd. Maggioni) ; on peut se reporter également à l’édition assortie d’une traduction italienne : Iacopo da Varazze, Legenda aurea, con le miniature dal codice ambrosiano C 240 inf., éd. G. P. Maggioni, trad. G. Agosti, C. Bottiglieri, M. Fucecchi, F. Stella, Florence, 2007 (Edizione nazionale dei testi mediolatini. Serie II 9). Cf. également G. P. Maggioni, « Dalla prima alla seconda redazione della Legenda aurea. Particolarità e anomalie nella tradizione manoscritta delle compilazioni medievali », Filologia mediolatina, 2 (1995), p. 259-278 ; Idem, « Diverse redazioni della Legenda aurea, particolarità e problemi testuali », La critica del testo mediolatino, éd. C. Leonardi, Spolète, 1994, p. 365-380. 28 La traduction de l’édition de la Pléiade a permis d’approfondir et d’affiner encore le traitement des sources par le compilateur génois. Cf. Jacques de Voragine, La Légende dorée, éd. A. Boureau, M. Goullet, P. Collomb, L. Moulinier et S. Mula, Paris, 2004 (Bibliothèque de la Pléiade 504). Désormais trad. Boureau. 29 Bartolomeo da Trento, Liber epilogorum in gesta sanctorum, éd. E. Paoli, Florence, 2001 (Edizione nazionale dei testi mediolatini. Serie I 1) ; Jean de Mailly, Abbreviatio in gestis et miraculis sanctorum. Supplementum hagiographicum, éd. G. P. Maggioni, Florence, 2013 (Millenio medievale. Testi 21). Sur les liens étroits entre ces trois légendiers, cf. G. P. Maggioni, « La trasmissione dei leggendari abbreviati del XIII secolo », Filologia mediolatina, 9 (2002), p. 87-107 ; Idem, « Parole taciute, parole ritrovate. I racconti agiografici di Giovanni da Mailly, Bartolomeo da Trento e Iacopo da Varazze », Hagiographica, 10 (2003) p. 183-200. 30 Ce dont rend compte le précieux volume De La Sainteté à l’hagiographie. Genèse et usage de la Légende dorée de Jacques de Voragine, éd. B. Fleith et F. Morenzoni, Genève, 2001 (Publications romanes françaises 229).

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communication without print31, dont on sait grâce à David d’Avray combien il est caractéristique de la prédication médiévale d’après le concile de Latran IV. Parce qu’elle dispose et organise une matière prédicable et facilement réemployable dans la parole vive du sermon32, la Légende dorée ne concerne plus seulement les hagiologues ; Iacopo da Varazze endossait définitivement les habits du prédicateur influent, et son légendier doit se lire dans une étroite connexion avec ses collections de sermons abondamment diffusés jusqu’à l’époque moderne33. La conclusion logique en est l’entreprise toujours en cours d’édition des sermons de Iacopo da Varazze qui méritent une édition critique fiable : avec d’abord le cycle du Carême34, ensuite avec l’édition électronique de la collection De sanctis et De tempore35. Sur de tels acquis, les années 2010 ouvrent logiquement un renouveau des études sur la carrière vernaculaire de la Légende dorée. Il fallut rendre compte, après l’édition de la version de Jean de Vignay révisée par Jean Batailler36, de la précocité et de la diversité des versions translatées auxquelles cette dernière faisait de l’ombre. Plusieurs ouvrages se sont chargés d’étudier, en opérant des coupes transversales dans les légendiers en langue vernaculaire, des dossiers de saints déterminés – sainte Geneviève, sainte Marie-Madeleine, saint Dominique, saint François – pour en évaluer la dynamique foisonnante des traditions hagiographiques ; ils ont permis de mieux prendre la mesure des nombreuses traductions en français médiéval dont la Légende dorée a très rapidement fait l’objet37. Le programme de

31 D. d’Avray, Medieval Marriage Sermons. Mass Communication in a Culture without Print, Oxford, 2001. 32 G. P. Maggioni, « Chastity Models in the Legenda Aurea and in the Sermones de Sanctis of Jacobus de Voragine », Medieval Sermon Studies, 52 (2008), p. 19-30 ; Idem, « How to Preach the Golden Legend : The legend of St. George and the legend of the Cross in the Sermons De Sanctis of James de Voragine », in Paper for Leeds 19th Medieval Congress, Hagiography Society, Lundi 9 Juillet 2012. 33 Jacobi de Voragine archiepiscopi Januensis O. P. Sermones aurei in omnes totius anni dominicas, Quadragesimam et præcipua sanctorum festa…, éd. R. Clutius O. P., Cracovie, 1760 (l’édition originale est publiée apud Iohannem Christophori, 1611). 34 Iacopo da Varazze, Sermones Quadragesimales, éd. G. P. Maggioni, Florence, 2005 (Edizione nazionale dei testi mediolatini. Serie I 8). Cette même série est consultable en transcription de l’édition Clutius, et sans les notes de l’édition critique de G. P. Maggioni sur le site http://sermones.net/thesaurus/index. php. Cf. également G. P. Maggioni, « Studio preliminare sulle raccolte di sermoni De sanctis di Iacopo da Varazze. Problemi di autenticità delle macrovarianti », Filologia mediolatina, 12 (2005), p. 227-247. 35 L’ensemble des éditions, des travaux, des présentations est accessible dans la plateforme et base de données sermones.net ; cf., dans l’attente de l’édition à venir, P. Stoppacci, « Introduzione allo studio critico dei Sermones de tempore di Iacopo da Varazze », Medieval Sermon Studies, 57 (2013), p. 49-76 ; G. P. Maggioni, « The Volumen Breve and the Volumen Diffusum of Iacobus de Voragine’s Sermones de Sanctis : Their Mutual Relations, Manuscript Traditions and Tables of Contents », Filologia mediolatina, 21 (2014), p. 247-324. 36 Jacques de Voragine, La Légende dorée. Édition critique dans la révision de 1476 par Jean Batallier d’après la traduction de Jean de Vignay (1333-1348) de la Legenda aurea (c. 1261-1266), éd. B. Dunn-Lardeau, Paris, 1997 (désormais éd. Dunn-Lardeau). 37 P. Tylus, Légendes dominicaines dans la littérature française médiévale. Tradition manuscrite, transformations, diffusion, accueil, Cracovie, 2007 ; La Vie de sainte Geneviève. Cinq versions en prose des xive et xve siècles, éd. A. Bengtsson, Stockholm, 2006 ; O. Collet et S. Messerli, Vies médiévales de Marie-Madeleine ; N. Bériou, « Saint François dans l’œuvre de Jacques de Voragine », Religion et communication. Un autre regard sur la prédication au Moyen Âge, Genève, 2018 (Titre courant), p. 461-488.

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recherche ERC OPVS (Old Pious Vernacular Successes, 2010-2015) a, quant à lui, permis de stabiliser le corpus des légendiers français issus et dérivant de l’œuvre de Iacopo da Varazze et de verser les notices fiables des manuscrits sur la base de données Jonas38. De la même manière, la bonne connaissance que la communauté scientifique a désormais de l’original latin, doublée de la constitution de la Biblioteca Agiografica Italiana, ont donné une impulsion salutaire à l’étude par une équipe dirigée par Lino Leonardi et Jacques Dalarun de la tradition italienne du recueil de vies de saints39. On a pu ainsi remarquer que, malgré son caractère complexe et fragmentaire, les traducteurs italiens du légendier s’épargnent un rapport servile au modèle latin, se montrent économes en latinismes et témoignent par conséquent d’une conscience vive des enjeux d’accessibilité des savoirs et des récits colportés par le légendier40. En dépit de la présentation rapide et schématique qui en est faite ici, l’histoire de la Légende dorée ne s’achève pas avec ces grandes entreprises éditoriales, qu’elles soient d’ores et déjà couronnées de succès ou encore en cours et pleines de promesses. Au contraire, elles ne font qu’ouvrir de nouvelles perspectives de travail, en offrant des repères stables et des balises utiles à l’enquête au long cours qu’exige une œuvre si singulière par sa durée de vie. Les obstacles et les défis auxquels doivent faire face les philologues chevronnés qui se confrontent à l’œuvre de Iacopo da Varazze sont d’ailleurs révélateurs de sa capacité à se transformer tout en faisant persister son identité, dans une subtile dialectique du même et de l’autre. Tels sont bien la source d’étonnement et le point de départ du présent livre : le maintien de l’identité de cet étrange objet textuel se fait-il malgré ou grâce aux multiples altérations qui émaillent son histoire ? Pourrait-on attribuer sa fascinante durée de vie à sa plasticité textuelle ? Et si tel est le cas, comment comprendre cette logique de ductilité textuelle qui régit les vies médiévales de la Légende dorée ?

38 Piloté par G. Veysseyre et accessible en ligne [URL : http://www.opvs.fr], le projet ERC s’est consacré également au Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Digulleville, aux Vitæ Patrum, aux Meditationes vitæ Christi de Pseudo-Bonaventure, à La Somme le Roi de Frère Laurent, à Das Büchlein der ewigen Weisheit de Henri Suso. Cf. les corpus Opvs et Hagiographie sur la base de données JONAS [URL : http://jonas.irht.cnrs.fr/]. 39 On compte dans le projet LAI (Legenda aurea in Italiano) D. Dotto, G. De Dominicis, L. Ingallinella, R. Tagliani, Z. Verlato, G. P. Maggioni. Cf. S. Cerullo, « L’edizione critica del volgarizzamento toscano trecentesco della Legenda Aurea », dans Actes du xxviie Congrès international de linguistique et de philologie romanes, éd. R. Trachsler, F. Duval, L. Leonardi, Nancy, 2013, p. 25-35 [URL : http://www2.atilf.fr/cilpr2013/ actes/section-13/CILPR-2013-2013-Cerullo.pdf] ; Eadem, « Il volgarizzamento toscano trecentesco della Legenda aurea. Appunti e prolegomeni per un’edizione critica », Studi di filologia italiana, LXXIII (2015), p. 233-298. 40 S. Cerullo, « La traduzione della Legenda aurea », in Tradurre dal latino nel Medioevo italiano. Translatio studii e procedure linguistiche, éd. L. Leonardi et S. Cerullo, Florence, 2017 (MediEVI 13), p. 69-119.

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La pluralité des Légendes dorées Prendre acte de la pluralité des Légendes dorées consiste d’abord à se garder de considérer la compilation hagiographique comme une œuvre unitaire scellée par un auteur individuel, à un moment donné de l’histoire, en un unique projet éditorial. Le risque est grand de l’anachronisme qui consisterait à projeter des catégories littéraires ou des raisonnements esthétiques sur une œuvre parfaitement étrangère à un tel mode d’existence. Comme le précise Giovanni Paolo Maggioni, si le médiéviste sait bien que ses croyances littéraires et ses habitudes herméneutiques ne sont pas opératoires sur ses corpus mouvants, alors la Légende dorée est à plus forte raison susceptible d’aviver ses embarras méthodologiques : l’idée selon laquelle un seul et unique auteur, dans des circonstances spatio-temporelles bien précises, compose d’un seul trait et de manière définitive son œuvre propre ne représente pas toujours fidèlement la complexité de la composition et de la transmission de l’œuvre médiévale : une reconstruction qui établit un auteur unique et bien précis semble en fait ne pas correspondre du tout aux méthodes de composition de la compilation des dominicains du xiiie siècle, où l’auteur se limite à l’insertion dans son propre travail du texte des autres et où la présence d’une pluralité de rédactions semble être davantage la norme que l’exception. Ainsi l’on en vient à parler presque toujours de tradition ouverte, où il est évident que les cas sont bien différents de la situation « classique », qui prévoit un seul original duquel dérivent d’une façon ou d’une autre tous les témoins41. Telle est donc la première raison qui justifie de parler des Légéndes dorées au pluriel : du vivant même de Iacopo da Varazze, le légendier a connu plusieurs versions. Cependant, on l’a vu d’emblée, entre Occident et Orient, entre Venise et Paris, entre la campagne du Frioul et celle d’Ombrie, entre dominicains, franciscains et jésuites, entre clercs et laïcs, entre savants, notables et paysans, et de la fin du xiiie siècle jusqu’au début du xviie siècle, l’histoire laisse de multiples traces d’une Légende qui semble non seulement s’être éloignée de son contexte lombard et dominicain d’origine, mais avoir connu une carrière littéraire tumultueuse et riche des milieux qu’elle a traversés et des transformations que ces derniers lui ont fait connaître. En ce sens, on s’intéressera bien moins à l’individu Iacopo da Varazze qu’à la foule des lecteurs, des utilisateurs et des acteurs qui, sur deux siècles, ont contribué aux vies multiples et parallèles de la Légende dorée de Iacopo da Varazze. Cependant, à qui juge bon de se perdre un temps dans les catalogues et les fonds d’archives conservant la Légende dorée pour repartir humblement des exemplaires manuscrits laissés à la consultation, vient progressivement l’idée qu’il est nécessaire d’étendre un peu plus encore ce constat de la pluralité des Légendes dorées : variété des formes et des formats matériels bien sûr, diversité enrichie des contenus, pluralité des langues – parfois au cœur de mêmes manuscrits plurilingues –, multitude d’acteurs impliqués dans

41 G. P. Maggioni, « Dalla prima alla seconda redazione della Legenda aurea. Particolarità e anomalie nella tradizione manoscritta delle compilazioni medievali », p. 259. Je traduis.

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sa confection, multiplicité des contextes d’usages et des configurations sociales impliquant le légendier. Profitant d’un vertueux mouvement de balancier rendu possible par la connaissance désormais solidement établie des premières versions latines du légendier, et gageant que sa pluralité (matérielle, textuelle, linguistique, sociale) n’est pas tant une anomalie qu’une opportunité pour l’historien, l’enquête menée ici entend mesurer et comprendre les mutations qu’a connues durant deux siècles le légendier au sein de manuscrits où le sanctoral élaboré par le dominicain génois a été démembré, recomposé, recompilé, redistribué, rebranché à d’autres corpus et à d’autres œuvres. En se focalisant sur la variété des aspects du légendier, on voudrait considérer sa capacité à s’adapter aux contextes qu’il traverse comme un facteur explicatif de sa diffusion massive. Si l’on peut même supposer qu’une œuvre se diffuse d’autant plus à une échelle globale qu’elle peut muter au gré des échelles locales où elles circulent et à la faveur de ses capacités à s’y implanter42, on peut concernant la Légende dorée avancer l’hypothèse suivante : dans une fragile conciliation de son identité comme œuvre d’une part et de la pluralité déconcertante de ses manifestations d’autre part, elle semble à la fois suffisamment stable pour se diffuser en continu, construire son universalisme et propager la trame générale du sanctoral médiéval, et suffisamment souple pour trouver des remèdes à son obsolescence et s’adapter à la grande diversité de contextes d’usages, de contrées, d’époques, d’espaces linguistiques qu’elle peut ainsi traverser. Le philologue au gré de ses visites en archives peut tout aussi bien se trouver face à des situations où la Légende dorée est facilement reconnaissable et d’autres fois à des cas où elle peine à émerger de la masse de textes dans laquelle elle a été redistribuée. La première impression de sa conservation, voire de sa perpétuation en dépit du temps, n’enlève rien au constat de ses multiples mutations et déclinaisons. C’est pourquoi l’on tient à envisager les Légendes dorées dans leur étonnante capacité à se diffracter tout en restant elles-mêmes.

Usages pragmatiques et vies des écrits Ce n’est pas le seul paradoxe dont le légendier de Iacopo da Varazze est la source. L’œuvre dominicaine installe l’historien et le philologue entre deux positions méthodologiques extrêmes. D’un côté, l’œuvre catéchétique semble s’imposer avec toute l’efficace de la « culture des vainqueurs », et l’évangélisation ne laisse pas la moindre place aux accommodements des fidèles condamnés au mutisme. D’un autre, comme Carlo Ginzburg le rappelait à propos de Mennochio, un lecteur de la Légende dorée peut tout à fait en faire n’importe quoi, prendre ses libertés, transiger avec le sens délivré, exercer ses pleines facultés d’interprétation au risque

42 On pense ici aux travaux très inspirants de l’anthropologue des rumeurs à l’ère de la globalisation, J. Bonhomme, « Les numéros de téléphone portable qui tuent. Épidémiologie culturelle d’une rumeur transnationale », Tracés, Contagions, 21 (2011), p. 125-150 ; Idem, Les Voleurs de sexe. Anthropologie d’une rumeur africaine, Paris, 2009 (Librairie du xxie siècle).

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du contresens43. Semble s’installer une alternative entre une vision idéaliste qui laisse croire qu’une doctrine se diffuse directement et sans médiations matérielles et sociales et une conception idiosyncrasique qui fait la part belle à l’extrême arbitraire des usagers : soit on cède à la tentation absurde de réduire l’histoire de la Légende dorée à une conjoncture unique et transposable invariablement à d’autres contextes (au risque de méconnaître son histoire mouvementée qu’on considérerait au mieux comme une longue suite d’anomalies, de mésinterprétations et de déviances) ; soit on prend acte de l’émiettement de ses versions (au point de douter de l’existence d’un substrat commun, de ne pas pouvoir penser la continuité d’une tradition, et de se disperser en d’infinies études de cas monographiques). Ce dilemme entre deux positions intenables est définitoire et programmatique de l’histoire culturelle aussi bien de la philologie, auxquelles il s’impose de penser une voie moyenne entre un pouvoir unilatéral accordé au texte sur son lecteur et le pouvoir démiurgique attribué au lecteur sur le texte. Faute de pouvoir se réduire aux explications trop simples par le talent ou par le succès, la propagation de la Légende à travers l’Europe médiévale et moderne releva moins d’un impérialisme culturel, d’un matraquage catéchétique ou d’un martèlement idéologique, imposant par le haut des cadres homogènes aux lecteurs servilement placés sous la coupe d’une Église toute-puissante, que de déclinaisons circonstanciées au gré des contextes, où d’autres usagers ont pris le relais de la recréation et témoigné de leurs capacités de transformation et d’adaptation du message transmis. Cependant, la tâche n’est pas aisée que celle de documenter les usages de la Légende dorée, et très rares sont les sources qui pourraient témoigner directement de son efficacité. On trouvera certes, ça et là, des recommandations de lecture. Ainsi, du recteur du collège de Conche, Richard de Bazoques qui, en 1390, propose une liste de références bibliographiques que l’étudiant doit consulter. À travers une énumération reflétant les programmes d’enseignements universitaires, il classe les livres qu’il possède ou qu’il a lus selon un ordre méthodique (de la philosophie naturelle ou morale à la poésie et à la littérature, en passant par le droit et la chirurgie). Dès lors la Légende dorée côtoie dans cette bibliothèque idéale, au rayon « De theologia », l’Histoire scolastique de Pierre le Mangeur et le Livre des propriétés de Barthélemy l’Anglais, mais aussi Joachim de Flore, Hugues de Saint-Victor ou la correspondance d’Abélard et d’Héloïse44. À quelques années de là, dans le même Quartier Latin, Jean Gerson écrit à l’attention de Pierre d’Ailly, son successeur à la chancellerie de l’Université une lettre similaire, mais bien plus révélatrice des troubles d’une Église qui cherche à se réformer par une bonne formation des évêques et des prélats (pro instructione episcoporum et prelatorum et tocius ecclesie reformacione). Pour peu que chacun prenne à cœur la cura animarum qui lui incombe et cherche à inspirer un comportement digne, il importe de se consacrer à la lecture d’œuvres recommandables, au nombre desquelles on compte : la Regula Pastoralis, le Manipulus curatorum, les Vitae Patrum et

43 « […] le filtre de la mémoire de Menocchio transformait le récit de Voragine en son contraire » (C. Ginzburg, Le Fromage et les vers, p. 73). 44 A. Vernet, « Les livres de Richard de Bazoques », dans Études médiévales, Paris, 1981, p. 500-529.

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les Legende sanctorum45. De quoi apprendre à se départir des tendances répréhensibles aux jeux, à la débauche, aux gestes impudiques, à la parole surnuméraire et à tous les autres péchés de la langue. De telles recommandations ne s’arrêtent pas à la frontière qui sépare clercs et laïcs. Quelques années plus tard, en effet, entre 1392 et 1394, un homme parvenu au crépuscule de sa vie enseigne à sa nouvelle épouse, à peine âgée d’une quinzaine d’années, les rudiments de la vie domestique. L’ensemble de ses conseils forment le Mesnagier de Paris où le légendier fait partie des bonnes lectures recommandées aux femmes46. Encore ne s’agit-il ici que de bibliothèques idéales qui offrent une indication indirecte de la pénétration de l’œuvre de Iacopo da Varazze dans la société médiévale, et l’on doit prendre garde à ne pas prendre une prescription d’usage pour un usage réel ou une trace d’efficacité. On pourrait bien sûr se saisir de ses réemplois dans d’autres textes – dans d’autres compilations d’exempla comme l’Alphabetum narrationum d’Arnold de Liège ou le Ci nous dit, dans des sermons, comme ceux de Iacopo da Perugia, de Remigio dei Girolami ou de Johannes Nider47, dans des œuvres plus narratives et littéraires comme les Contes de Canterbury de Chaucer ou le Miroir de l’Âme pécheresse de Marguerite de Navarre, ou encore dans des œuvres picturales comme le cycle de la sainte Croix déployé par Piero della Francesca dans la chapelle Brancacci à Arezzo48. Une telle perspective tend toutefois à réduire le légendier à l’état de source ou au statut d’hypotexte et, par voie de conséquence, à désincarner à l’excès les processus par lesquels elle oriente et organise le cours de l’action ordinaire chez ses lecteurs et ses usagers. C’est perdre ainsi une partie de la « vie des écrits » – vie matérielle, documentaire et pratique, faite de nouveaux usages capables de lui assigner de nouvelles fonctions. Comme le rappelle Paul Bertrand, les écrits sont vivants et ils doivent cette foisonnante historicité aux mouvements de

45 E. Vansteenberghe, « Un programme d’action épiscopale au début du xve siècle », Revue des sciences religieuses, 1939, p. 21-47 : « […] qui archidiaconos ceterasque personas ecclesiasticas sed potissime decanos, curatos et alios curam animarum habentes sua scire officia et diligenter facere coherceant, eosque servata morum reverenti honestate ad studium sacrorum voluminumn qualia sunt Pastorale Gregorii et ejus Omelie, Vite Patrum et eorum Collaciones que sepius relegende sunt, Legende Sanctorum et Manipulus curatorum, Vita Christi de recenti composita, libelli quoque devocionum, quatenus in agendis instruantur et ocium, quod comessacionum, potaciorum, ludorum, sermonum inutilium, impudiciciarumque ac ceterorum viciorum periculosa occasio est evitetur, edoceant. » (p. 41). 46 Le Mesnagier de Paris, éd. G. E. Brereton et J. Mackay Ferrier, trad. K. Ueltschi, Paris, 1994 (Lettres Gothiques), i, 3, l. 1366-1374, p. 128-129 : « Car le sens naturel que Dieu vous a donné, la voulenté que vous avez d’estre devote et bonne vers Dieu et l’eglise, les predicacions et sermons que vous orrez en vostre perroisse et ailleurs, la Bible, la Legende Doree, l’Apocalice, la Vie des Peres et autres pluseurs bons livres en françois que j’ay, dont vous estes maistresse pour en prendre a vostre plaisir, vous donra et atraira parfondement le remenant, au bon plaisir de Dieu qui a ce vous vueille conduire et entalenter. » 47 C. Delcorno, « La Legenda aurea dallo scritorio al pulpito », Exemplum e letteratura tra medioevo e rinascimento, Bologne, 1989, p. 79-101, ici p. 93-94 ; J. W. Dahmus, « A medieval preacher and his sources : Johannes Nider’s use of Jacobus da Voragine », Archivum Fratrum Prædicatorum, 58 (1988), p. 121-176. 48 D. Arasse, « Piero della Francesca, peintre d’histoire ? », dans Décors italiens de la Renaissance, Paris, 2009, p. 32-65.

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resémantisation, de recomposition, de parasitage et de mutation qu’ils connaissent et qui en font de nouveaux objets opératoires49. Pour comprendre la durable implantation de la Légende dans la société médiévale, la prudence impose plutôt de repartir, par le bas, des pratiques mêmes de l’écrit et du livre qui l’incarnent. La Légende dorée apparaît précisément au moment où l’Occident médiéval tire profit de la révolution documentaire qu’il a connue, marquée comme on sait par un accroissement quantitatif des écrits, la rationalisation de leur production, une accentuation de la literacy avec des écrits plus accessibles et des usagers plus compétents dans le traitement de l’information50. Pour essayer de saisir cette vie longue et tumultueuse de la Légende dorée, il convient de s’intéresser à la manière dont l’acteur médiéval était capable à son endroit de s’en emparer et de se concentrer par conséquent sur les prises (au sens ergonomique du terme) qu’elle donne à son utilisateur. Ses manuscrits peuvent laisser entrevoir, quoiqu’imparfaitement encore, comment elle fait croire, fait dire, fait faire, à la condition de les considérer comme des objets textuels51, immergés dans un champ d’actions où ils font eux-mêmes l’objet de pratiques et où se déversent précisément leurs multiples sens. La perspective est à ce titre instrumentale, pragmatique et écologique, dans le sens où l’on propose de reconstruire, à partir de l’environnement manuscrit de la Légende dorée et des usages possibles qu’elle suggère, le cadre général d’actions qu’il enclenche et dans le cours desquelles il s’inscrit52.

Révolution scripturaire et révolution pastorale Quand on s’intéresse à la literacy au Moyen Âge, on en vient à se demander comment un écrit est en mesure d’influer et d’infléchir l’organisation sociale et de mettre en rapport des individus, des groupes ou des générations différentes. Il convient donc d’identifier les types de rapports sociaux que la Légende dorée

49 P. Bertrand, Les Écritures ordinaires. Sociologie d’un temps de révolution documentaire (1250-1350), Paris, 2015, chap. 1 « La vie des écrits » et chap. 2 « Les écrits vivants ». 50 P. Cammarosano, Italia medievale : struttura e geografia delle fonti scritte, Rome, 1991 ; Pragmatische Schriftlichkeit im Mittelalter. Erscheinungsformen und Entwicklungsstufen, éd. H. Keller, K. Grubmüller et N. Staubach, Münich, 1992 ; J.-C. Maire-Vigueur, « Révolution documentaire et révolution scripturaire. Le cas de l’Italie médiévale », Bibliothèque de l’École des chartes, 153 (1995), p. 177-185 ; F. Menant, « Les transformations de l’écrit documentaire entre le xiie et le xiiie siècle », dans Écrire, Compter, Mesurer. Vers Une Histoire des rationalités pratiques, éd. N. Coquery, F. Menant et F. Weber, Paris, 2006, p. 34-50 ; I. Lazzarini, « De la révolution scripturaire du Duecento à la fin du Moyen Âge : pratiques documentaires et analyses historiographiques en Italie », dans Le Moyen Âge dans le texte, éd. B. Grévin et A. Mairey, Paris, 2016, p. 277-294. 51 P. Chastang, « Archéologie du texte médiéval. Autour de travaux récents sur l’écrit au Moyen Âge », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2 (2008), p. 245-269. 52 J. J. Gibson (The Ecological Approach to Visual Perception, Boston, 1979) définit l’affordance comme cette capacité ergonomique d’un objet à suggérer intuitivement les modalités de sa prise en main. Tout objet est par définition relationnel et instaure un jeu de négociation entre l’inventivité non infinie de son usager et les contraintes offertes par l’objet.

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aménage. Comme on l’a vu, l’historiographie récente suit à propos du légendier une trajectoire cohérente : on a reconnu le rôle prépondérant joué par les frères prêcheurs dans la maîtrise des outils de l’écrit et dans la mise au point de compilations lisibles, pratiques et efficaces ; on a dans le même temps inscrit la compilation hagiographique dominicaine dans le vaste champ de la prédication, non plus comme texte ou comme matière, mais comme outil et instrument aidant la prise de parole pastorale ; il est encore un pas à franchir dans le prolongement de cette perspective : en considérant plus généralement que la compilation de Iacopo da Varazze a été aussi décisive pour organiser et consolider une gamme plus vaste d’actions relevant du gouvernement des âmes. La pastorale désigne une forme de pouvoir tout à fait singulière dans l’histoire de l’Occident53. Il s’agit d’une notion théologique, élaborée au sein de l’Église, qui permet de rapporter de manière hiérarchique une unité institutionnelle (diocèse, paroisse, etc.) à celui qui la dirige (évêque, prêtre, etc.) et qui assigne ce dernier à une triple fonction : d’enseignement (catéchèse, doctrine), de sanctification (par administration de la vie sacramentelle) et de gouvernement (en assurant l’unité de l’Église)54. Ce rapport de pouvoir a connu différentes extensions de son domaine d’intervention : élaborée dès les premiers monachismes par des règles qui servaient à conduire cette vie de perfection, inédite (qualitativement), mais réduite (quantitativement), la pastorale a considérablement dilaté son champ d’application durant toute l’histoire du christianisme. On doit même considérer comme une contribution essentielle du concile de Vatican II le basculement d’une pastorale cléricale à une pastorale ecclésiale impliquant les laïcs, définie comme l’accomplissement de la mission christique par l’ensemble de l’Église, et non seulement par le clergé. Au xiiie siècle, sur fond de la vague en cours de l’évangélisme et de l’apparition des hérésies, l’avènement des ordres mendiants inaugure l’un de ces moments où les contours du champ d’intervention pastoral sont en voie de redéfinition. Les dominicains, tout particulièrement, ont rapidement considéré comme leurs priorités absolues la sollicitude propre à la cura animarum ainsi que la conquête de fidèles vigoureusement disputés aux hérétiques – ce qu’ils nomment les lucra animarum. Ils ont ainsi contribué à considérer l’ensemble des laïcs comme les bénéficiaires de cette configuration faite d’obéissance et de direction spirituelle qui liait auparavant 53 Certes d’autres cultures non occidentales ont pensé le pouvoir « comme une affaire de bergerie », pour reprendre l’expression de M. Foucault (Sécurité, Territoire, Population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, 2004 (Hautes études), p. 134) ; cf. A.-G. Haudricourt, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, 2 (1962), p. 40-50. 54 P. Barrau, « Pastorale », dans Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, t. XII, 1ère partie, Paris, 1984, col. 376-387. Dans le lexique foucaldien, le pastorat résulte du « débordement de dispositifs chrétiens […] au-delà de la communauté des fidèles et du clergé » (A. Skornicki, La Grande Soif de l’État. Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris, 2015 (Essais), p. 141). La notion désigne ainsi un mode de gouvernement à la fois bienveillant et interventionniste, s’exerçant sur un groupe mouvant, non territorialisé, destitué de son autonomie et requérant d’être guidé vers son propre salut. Ph. Büttgen (« Théologie politique et pouvoir pastoral », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 5 (2007), p. 1129-1154) évoque également des « reprises » de la question du pastorat. Cf. également J. Dalarun, Gouverner c’est servir. Essai de démocratie médiévale, Paris, 2012.

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l’abbé aux moines55. Les frères prêcheurs se positionnent opportunément pour répondre aux exigences d’une conjoncture où se fait sentir la nécessité de réformer les institutions de la vie spirituelle en restaurant l’Évangile comme la norme de toute vie56. Leur succès et leur capacité à s’imposer au cœur du xiiie siècle comme des pasteurs d’un genre nouveau et à incarner l’autorité d’une loi vivante57 tiennent sans doute à l’homogénéité de leur formation pastorale et à la standardisation des outils écrits leur permettant d’accomplir un office doté d’une portée universaliste. Pour diriger les consciences et les corps vers le salut, tout en les préservant des ornières nombreuses et menaçantes du péché et de la perdition, il fallait imposer une voie unique et une médiation incontournable : s’imposant dans une politique de la pénitence, médiatisée par la confession et la prédication, les mendiants ont à cet égard mis au point une industrie pastorale où les livres constituaient autant de leviers de ce gouvernement renouvelé et redéployé qui cherche à guider, avec zèle, sollicitude et méticulosité, les actions humaines vers un Bien commun. Or, parmi les productions théologiques, sacramentelles, pénitentielles, parmi les collections de sermons et de décrétales, et parmi tout ce que l’on peut regrouper sous le terme commode des pastoralia58, on ne saurait minimiser le rôle des compilations hagiographiques : une fois inscrite dans la perspective du gouvernement pastoral des âmes, la Légende dorée doit non seulement être considérée comme l’un des rouages essentiels d’un système de communication de masse, distribuant des patrons formels utiles au prédicateur et des exemples de conduite édifiants pour le fidèle, mais aussi comme une manière d’instituer plus largement des « formes de vie » – pour reprendre une expression chère aux règles franciscaines comme à la pensée contemporaine. Il est à cet égard bon de ne pas minimiser la force de l’écrit : les formes de vie religieuses fondent leur normativité sur des stabilisations écrites patiemment élaborées et interminablement incorporées dans la lecture qu’on en fait dans la vie qu’elles régulent ; aussi, dans le cadre du monachisme comme dans celui de la pastorale aux laïcs, la forma désigne-telle comme un support écrit cadrant, façonnant et organisant les modalités pratiques d’une vie commune. Se situant à l’exacte intersection d’une révolution scripturaire et d’une révolution pastorale, la Légende dorée connait une carrière suffisamment longue et prolifique pour laisser observer ses multiples insertions dans la vie de ses publics

55 Je me permets de renvoyer à F. Coste, « Le silence des agneaux. La normativité pastorale à la lumière de la prédication mendiante sur le Bon Pasteur ( Jean, 10, 11) aux xiiie et xive siècles », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 129-121 (2017), p. 123-142 [URL : http://journals.openedition.org/ mefrm/3509]. 56 Un diagnostic fait à l’époque par le très lucide Jacques de Vitry, cf. à ce sujet, M. Lauwers, « Sub evangelica regula. Jacques de Vitry, témoin de l’évangélisme de son temps », Évangile et évangélisme (xiie-xiiie siècle), Cahiers de Fanjeaux, 34 (1999), p. 171-198. 57 P. Napoli, « Ratio scripta et lex animata. Jean Gerson et la visite pastorale », dans L’Écriture des juristes (xvie-xviiie siècles), éd. L. Giavarini, Paris, 2010, p. 131-151 ; Idem, « Après la casuistique : la règle vivante », dans Aux Origines des cultures juridiques européennes. Yan Thomas entre droit et sciences sociales, éd. P. Napoli, Rome, 2013 (Collection de l’École française de Rome 480), p. 189-207. 58 L. E. Boyle, « Summæ confessorum », dans Les Genres littéraires dans les sources théologiques et philosophiques médiévales. Définition, critique et exploitation, Louvain-la-Neuve, 1982, p. 227-237.

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et ses différentes modalités d’action. La question est donc bien celle de l’insertion et de l’emploi de l’écrit dans le gouvernement de l’existence59. « Gouverner par les livres »60, telle est donc la finalité à laquelle répond vraisemblablement la Légende. Si elle s’avère un des leviers du gouvernement pastoral du dernier Moyen Âge, on comprend alors qu’elle ne se limite pas à fournir au lecteur d’alors et à l’historien d’aujourd’hui une cartographie des « mentalités », une représentation idéalisée ou idéologique de la vie sociale, ou seulement une mise en récit d’éléments de croyance orthodoxes. En réalité, la Légende dorée prend part à un ensemble des techniques et des pratiques de discours dévolues à ce gouvernement des âmes. À ce titre, elle contribue à la formation de la société chrétienne au double sens du terme – d’une part en en instruisant individuellement les fidèles (en se chargeant de leur paideia, en faisant leur Bildung, en s’occupant de ce que les théologiens médiévaux appellent leur informatio) et d’autre part en les intégrant collectivement au sein de communautés de croyances et de pratiques.

Méthodes et champ d’études En ce sens, une étude des mutations du légendier de Iacopo da Varazze entre la France et l’Italie du dernier Moyen Âge peut apporter une contribution non négligeable à une histoire de la pastorale médiévale. Une telle entreprise revient pour ainsi dire à induire de la composition d’une boîte à outils ce dont est capable d’accomplir l’ouvrier qui en fait usage. Pour observer les emplois de cet équipement essentiel au gouvernement des âmes qu’est la Légende dorée, il convient de prendre acte de la pluralité de l’œuvre et de travailler sur un corpus large de manuscrits composites et miscellanées, conservés principalement en France et en Italie, qui organisent autour d’elle de nouvelles conditions de lecture, en y assemblant d’autres textes capables de révéler les significations qu’elle peut prendre de manière locale et circonstancielle. La Légende dorée prise ainsi dans son contexte manuscrit se montre dans les conditions matérielles d’un environnement intertextuel empiriquement observable, motivé comme tel par ses copistes et ses lecteurs et chargé de significations non contingentes. À dire vrai, de tels manuscrits auraient tendance à être négligés par une enquête philologique plus soucieuse d’identifier des témoins proches d’une copie peu corrompue et de reconstruire une œuvre littéraire telle qu’elle aurait été originalement conçue par son auteur. Sans en contester l’importance ni l’apport, l’histoire tentée ici se vient modestement compléter de pareilles approches, en se mettant en quête de Légendes dorées à fort coefficient de variation et de transformation. S’il est vrai que

59 Pour une critique des usages contemporains du franciscanisme, cf. J. Dalarun, « L’avis des autres », Critique, no 836-837 (2017), p. 109-121 ; F. Coste, « Formes de vie et normes de l’écrit. Comment instituer une observance ? », dans Formes de vie, éd. E. Ferrarese et S. Laugier, Paris, 2018, p. 225-238. 60 Le titre de ce livre s’inspire ouvertement du travail de l’historien des statistiques, A. Desrosières, Gouverner par les nombres. L’argument statistique II, Paris, 2008 (Sciences sociales).

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les médiévistes ont désormais une vision claire de ce qu’est la Légende dorée (avec ses cent-soixante-huit chapitres, ses deux versions, son ancrage dominicain et son articulation serrée à la prédication), s’il est vrai également que cette bonne connaissance s’est opportunément matérialisée dans des éditions redoutablement fiables et précieuses tant en latin qu’en traduction française, il est indéniable aussi que, dans l’immense corpus de manuscrits qui la conservent en latin comme dans les langues vernaculaires européennes, il existe une Légende dorée en un sens beaucoup large : bricolée, supplémentée, assemblée à d’autres textes dont le voisinage peut éclairer la signification et le fonctionnement, c’est une Légende dorée à laquelle ont collaboré, en vertu même des effets dynamiques et créateurs de la technologie de reproduction du manuscrit, des scribes, des copistes, des lecteurs et des usagers qu’il est judicieux de ne pas soupçonner d’emblée de corrompre le texte. Aussi le propos est-il ici d’explorer de manière raisonnée ce vaste ensemble de manuscrits dont la Légende dorée a été le noyau ou la base (au sens culinaire et pâtissier du terme) et qui n’en restent pas moins des témoins précieux de l’histoire tumultueuse de ses usages61. En considérant l’environnement textuel comme un bon indicateur des pratiques de lecture, une telle enquête présente plusieurs vertus : l’une d’entre elles est certainement de permettre de relire dans le détail certains chapitres de la Légende dorée en les rétroéclairant à la lumière des textes qui lui ont été ajoutés à sa périphérie. Il s’agit par conséquent d’allier une sociologie historique du livre médiéval à une histoire du gouvernement de l’Église, sur fond d’une réflexion d’ordre poétique et textuel capable de combler notre relatif déficit descriptif et catégoriel face à des objets textuels qui se situent au Moyen Âge à la frontière incertaine entre la compilation et le recueil. Pour répondre à la question de l’efficacité morale et de la normativité pastorale de la Légende dorée, en se conformant à cette perspective pragmatique d’observation des usages et des pratiques textuelles, il s’agit de décliner notre démonstration en trois étapes, qui, en faisant varier le curseur de la contextualisation, intégreront le légendier dans des échelles de plus en plus larges. La première partie de ce livre – La Légende dorée comme compilation – s’intéresse au nœud problématique qui a suscité à l’égard de la Légende dorée autant la fascination que la plus polémique des exaspérations : à savoir son statut de légendier compilé et

61 On tire les bénéfices d’approches qui, se fondant sur une relative suspicion pour la philologie jugée traditionnelle, se sont recentrées sur la codicologie des manuscrits. Elles se laissent appeler « nouvelle philologie », « nouvelle codicologie », « new medievalism » ou encore « philologie matérielle ». Cf. The New Philology, Speculum, éd. S. G. Nichols, 65/1 (1990) ; Towards a Synthesis, Essays on the New Philology, éd. K. Busby, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1993 ; The Whole Book. Cultural Perspectives on the Medieval Miscellany, éd. S. G. Nichols et S. Wenzel, Ann Arbor, 1996 ; S. G. Nichols, « New Challenges for the new medievalism », in Rethinking the new medievalism, Baltimore, 2014, p. 12-38. Ces approches tentent de reconnaître aux acteurs et aux opérations de la mise en recueil et de la mise en livre au Moyen Âge des capacités de création et de resémantisation, mais demeurent tributaires, pour évaluer la valeur d’un témoin, de son inscription dans le système de la tradition. Sur le rôle des copistes et des lecteurs comme acteurs de la tradition, cf. Fra autore e lettore. La filologia romanza nel xxi secolo fra l’Europa e il mondo, éd. R. Antonelli, P. Canettieri, A. Punzi, Critica del testo, XV/3 (2012) ; R. Antonelli, « Filologia materiale e interpretazione », Moderna, X/2 (2008), p. 13-19 ; L. Leonardi, « Filologia della ricezione. I copisti come attori della tradizione », Medioevo romanzo, Per una filologia della ricezione, XXXVIII/1 (2014), p. 5-27.

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abrégé. Les difficultés sont encore grandes pour décrire correctement le fonctionnement de tels objets textuels, tout comme pour ne pas réduire la compilation à une simple manière de composer des livres. La compilation au Moyen Âge, et particulièrement pour les ordres mendiants, est une manière productive et collective d’écrire, de penser et de croire. Tel est sans doute l’un des facteurs explicatifs du succès et de la longévité d’une œuvre qui, en se déconnectant de ses origines et en s’autonomisant des intentions premières de son compilateur, s’est ouverte et disposée à d’autres usages et remplois. La deuxième partie considère la Légende dorée non plus comme compilation, mais comme un centre organisateur de livres qui contiennent d’autres textes – La Légende dorée comme recueil. En se focalisant sur sa plasticité, on se rend rapidement compte qu’elle est capable d’agréger autour d’elle, avec une connectivité et une polyvalence tout à fait étonnantes, une grande quantité de textes. La Légende dorée n’est plus seulement une compilation hagiographique ou une œuvre dominicaine, elle est aussi le nom qu’on donne à un genre de recueils à fonction pastorale, une formation discursive enrichie de la foule des interventions de nouveaux acteurs (copistes, lecteurs, compilateurs, auteurs). La troisième partie du livre – La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles – s’intéresse à la portée pratique et sociale des aménagements textuels dont elle fait l’objet dans les manuscrits composites et les miscellanées. À travers eux sont mis au point des outils au service de l’enseignement pastoral et catéchétique, ainsi que des leviers de mobilisation de la troupe des fidèles prédisposés au gouvernement des âmes. Il en va de la sorte autant de la formation religieuse du sujet que de la formation sociale d’une Église qui, placée sous la houlette du Bon Pasteur, se laisse guider par lui. À travers ces recueils de la Légende dorée se laissent observer les différents types de « communautés textuelles » qui se forment autour d’eux62. En progressant ainsi du texte compilé au livre, puis du recueil au champ d’action qu’il organise dans son rayon immédiat, cet ouvrage soutient la thèse suivante : capable de persister dans son identité, tout en voyant son intégrité considérablement fluctuer au gré du temps, des usages et des nécessités, la Légende dorée fait preuve, tout au long de son histoire, d’une souplesse qui fait non seulement le gage de son succès, de son efficacité, de sa longévité, mais qui se trouve aussi et plus fondamentalement au principe d’une pastorale de l’écrit conciliant une normativité universaliste à destination du peuple chrétien et un souci casuistique de l’âme individuelle.

62 La notion de « communauté textuelle » est élaborée par B. Stock, The Implications of Literacy. Written Language and Models of Interpretation in the Eleventh and Twelfth centuries, Princeton, 1983.

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Première partie

La Légende dorée comme compilation

Il y a quatre façons de faire un livre. Celui qui écrit les mots des autres, sans rien y ajouter, ni rien y modifier, on l’appelle simplement scribe. Celui qui écrit les mots des autres en y ajoutant, mais non pas de son propre fonds, on l’appelle compilateur. Celui qui écrit les mots des autres et aussi des mots qui sont de lui, mais en laissant la part belle à ceux des autres, tandis que les siens propres ne sont que des annexes destinées à les éclairer, celui-là, on l’appelle commentateur, et non auteur. Celui qui écrit les mots des autres et aussi des mots qui sont de lui, mais de façon que ses propres mots constituent la part la plus importante, tandis que ceux des autres ne constituent que des annexes, à titre de confirmation, on l’appelle auteur. (Bonaventure de Bagnoregio, Commentaria in quatuor libros Sententiarum, Opera Omnia, éd. PP. Collegii a S. Bonaventura, Ad Claras Aquas Quaracchi, t. i, 1882, p. 14, prœmium, quaestio iv) Écrire, c’est d’une certaine façon fracturer le monde (le livre) et le refaire […] le Moyen Âge, lui, avait établi autour du livre quatre fonctions distinctes : le scriptor (qui recopiait sans rien ajouter), le compilator (qui n’ajoutait jamais du sien), le commentator (qui n’intervenait de lui-même dans le texte recopié que pour le rendre intelligible) et enfin l’auctor (qui donnait ses propres idées, en s’appuyant toujours sur d’autres autorités) […]. C’est qu’en fait la vision critique commence au compilator lui-même : il n’est pas nécessaire d’ajouter de soi à un texte pour le « déformer » : il suffit de le citer, c’est-à-dire de le découper : un nouvel intelligible naît immédiatement ; cet intelligible peut être plus ou moins accepté : il n’en est pas moins constitué. (Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, 1966, p. 76-77)

P r éambule

Polémiques modernes autour de la Légende dorée

Mantoue, vers 1500 – Dans sa grande piété, Giovan Battista Spagnuoli, humaniste carmélite (1447-1516), consacre six Parthenices à des figures féminines de martyrs comme Agathe, Lucie ou Cécile. Dans la Secunda Partenica consacrée, elle, à sainte Catherine et qu’il dédicace à Bernardo Bembo, il s’arrête, non sans consternation, sur l’étymologie aberrante que donne Iacopo da Varazze du prénom Catherina. Sans contester la piété de l’auteur de la Legenda auea, on ne peut en revanche guère le créditer de quelque talent littéraire ou philologique, tant il n’apparaît pas maître de ce qu’il dit et tant sa piètre connaissance des langues le pousse à propager des interprétations fantasques et des étymologies corrompues. Son avis, sans appel, vient écorner la réputation de la Légende dorée : à en croire l’humaniste, la geste des saints aurait subi tant de déformations et de distorsions au fil de sa tradition qu’il est impossible de la lire sans rire ni éprouver quelque dégoût1. Cette attaque inaugure une série de polémiques qui culminent dans le contexte des Réformes et de la préparation du concile de Trente. La contestation du culte catholique des saints semble s’accompagner sinon d’une dévaluation, du moins d’une fragilisation de la Légende dorée, dont les principaux détracteurs s’appellent, parmi d’autres, Juan Luis Vivès, Melchior Cano ou Claude d’Espence. Anvers, 1531 – Paraît chez le libraire Michiel Hillien le De disciplinis de Juan Luis Vivès, célèbre humaniste espagnol qui fourbit des attaques polémiques contre la scolastique, son rapport aux Anciens et ses techniques de travail. L’humaniste a le projet de refondre la littérature pédagogique humaniste, dans le sillage d’Érasme et de Guillaume Budé. Il s’agit d’abord de congédier ces recueils d’autorité et de rappeler



1 « Nominis eius etymologia depravata est a quodam qui eum librum composuisse dicitur cui legenda aurea titulus est. Fuit enim vir ille (judicio meo) pius quidem, sed nequaquam satis litteratus, pius inquam quod divina congesserit, illiteratus vero quoniam grecis vocabulis latinam, latinis grecam, hebraicis mixtam, nulli veram, omnibus confusam, obliquam, contortam falsamque dederit interpretationem. […] adeo delirus, adeo incompos fuit, ut nesciret etiam, se nescire, quæ diceret. Quod, si fortasse cuiquam plus equo videbor excandere, precor mihi veniam non negari, si mereor ; nam cum considero hinc factum esse, ut sanctorum vite contemptui pateant : ut sine risu vel stomacho legi non possint. […] Non igitur Catharina universorum ruina sicut ille fabulatus est interrpetratur : sed vel a catharos quod est purus : vela a catharizo purifico : vel a catareo defluo : vel a cata et riax quodem rivus vox illa deflectitur. » (G. B. Spagnuoli, Parthenice Catharinaria Fratris Baptiste Mantuani : ab Ascensio familiariter exposita, Jean Petit, Thielman Kerver, Georg Wolf, 1500, fol. 2rv). Cf. trad. Boureau, p. 975 ; éd. Maggioni, cap. clxviii, p. 1205, § 1-2 : « Katherina dicitur a catha, quod est universum, et ruina quasi universalis ruina. »

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que les connaissances de seconde main sont aussi de second ordre2. Contestant la façon dont les sources historiques ont été corrompues par des auteurs qui ont délibérément déformé les faits à des fins particulières de glorification du passé, Vivès réclame non seulement de purger l’histoire des multiples fables qui l’ont entachée, mais surtout de réhabiliter un style authentiquement latin. La Légende dorée est l’une de ses premières cibles : N’est-il pas scandaleux que cette liberté de mentir se soit également insinuée dans l’histoire sacrée ? ou pour mieux dire, qu’elle soit ouvertement introduite ? […] Dans la rédaction des actes des saints, où tout aurait dû être exact et parfait, la vérité ne fut pas davantage respectée : chaque vie était racontée différemment, au gré des dispositions de l’auteur, en sorte que les sentiments seuls dictaient l’histoire. Quelle histoire indigne des saints, et d’hommes chrétiens, que cet ouvrage qu’on appelle la Légende dorée ! Du reste, je ne sais pourquoi il est ainsi nommé, alors que son auteur a une bouche de fer et un cœur de plomb. Que peut-il y avoir de plus repoussant que ce livre3 ? Il serait anachronique de voir en Vivès quelque précurseur du positivisme moderne, attendant des vies de saints qu’elles livrent une description véridique des faits. Son reproche porte davantage sur le sensationnalisme qui préside à cette geste des saints, si exagérée et incroyable qu’il en devient impossible d’édifier de quelque manière que ce soit. Les motifs idéologiques, loin de se situer au premier plan, semblent indissolublement mêlés à des motifs méthodologiques, philologiques et stylistiques. La polémique ne porte donc pas seulement sur telle conception de la sainteté, mais sur les techniques qui président à la composition des actes des saints, à la construction de leur fiabilité et de leur crédibilité, en somme sur le rapport laxiste de l’auteur à son texte. En effet le mensonge s’est propagé dans une histoire sacrée, qui s’écrit « au gré des dispositions de l’auteur », ouvre la brèche à l’expression des sentiments, privilégie d’invraisemblables monstruosités au récit d’authentiques miracles4. Vivès pointe donc du doigt la compilation comme une technique d’écriture



2 « Il vaut beaucoup mieux se faire une opinion sur les écrits des grands auteurs d’après ce qu’on en a lu, que de se reposer sur leur seule autorité et toujours tout admettre sur la foi d’autrui. » (T. Vigliano, « Le De disciplinis de Jean-Louis Vivès : critique et rémanence du principe d’autorité », Renaissance and Reformation / Renaissance et Réforme, 2011, 34 (3), p. 15-45). 3 « Quale est in res sacras hanc quoque licentiam mentiendi irrepsisse, seu potius aperte esse inuectam : […] Nec in actis Sanctorum scribendis maior est ueritatis custodia, in quibus omnia oportebat esse exacta, et absoluta, unusquisque eorum acta scribebat, ut in quemque erat affectus : ita ut animus historiam dictaret, non ueritas. Quam indigna est Diuis et hominibus Christianis illa sanctorum historia, quæ legenda aurea nominatur, quam nescio cur auream appellent, quum scripta sit ab homine ferrei oris, plumbei cordis. Quid foedius dici potest illo libro ? » [ J. L. Vivès, De disciplinis. Savoir et enseigner, t. i, De causis corruptarum artium, éd. et trad. Tristan Vigliano, Paris, 2010 (Le miroir des humanistes 13), I, 2, p. 92-93]. 4 M. Cano, Opera, Bassano, 1746 : « Justissima est Ludovici (Vives) querela de historiis quibusdam in ecclesia confictis. Prudenter ille sane ac graviter eos arguit, qui pietatis loco duxerint mendacia pro religione fingere. Id quod et maxime periculosum est, et minime necessarium. Mendaci quippe homini ne verum quidem credere solemus. Quamobrem qui falsis atque mendacibus scriptis mentes mortalium concitare ad Divorum cultum voluere, hi nihil mihi aliud videntur egisse, quam ut veris propter falsa adimatur

P ré amb u l e

rivée et adossée à un rapport trop souple et trop lâche aux autorités, qui perturbe de la sorte la transmission de la vérité. Son statut de compilation et l’empreinte stylistique qu’elle implique sont clairement visés ici, parce qu’elle se prête à des interventions, des intrusions et des déformations du compilateur, propices à une dérive fictionnelle des textes manipulés. Paris, 1543 – Docteur de la faculté de théologie de Paris, Claude d’Espence est un haut dignitaire ecclésiastique qui représente l’Église française durant le concile de Trente. Pourtant son statut ne le prémunit pas de certaines attaques. Certes Espence publie chez le célèbre libraire lyonnais, Jean de Tournes, une Consolation en adversité qu’il offre à la fille de François Ier, Marguerite de France, mais qui n’est autre qu’une traduction des Tessaradecas consolatoria de Martin Luther. Le texte est condamné six ans plus tard par la Faculté. Claude d’Espence cultivait une certaine promiscuité idéologique et doctrinale avec les thèses réformées. Il est vrai que le contexte de la Réforme avait libéré un espace de parole, pour les prédicateurs, qui les exposait aux condamnations de la Faculté. Il prêcha autant la justification par la foi que l’abolition du célibat des prêtres. Mais il commit, surtout, l’erreur de reprendre la thèse selon laquelle la Légende dorée de Iacopo da Varazze n’était qu’une légende de fer remplie de mensonges et d’affabulations. On le força à se rétracter dans la chaire où il avait tenu ses propos. Certains chroniqueurs du xviiie siècle affirmèrent même que son avis sur le recueil lui coûta sa place au collège des cardinaux5. Anvers, 1643 – Plus d’un siècle après que Vivès a lancé ses attaques contre la Légende dorée, Jean Bolland voit éclore les premiers résultats de son entreprise consistant à poursuivre l’œuvre monumentale du père Héribert Rosweyde : faire l’archéologie de textes à présent oubliés et remettre de l’ordre dans la foisonnante tradition hagiographique. Les deux premiers volumes de janvier des Acta sanctorum viennent de paraître. La méthode employée par Bolland est de placer pour chaque jour du calendrier la liste des saints correspondants, classés dans l’ordre chronologique, d’élaborer la liste des saints rejetés parce que trop douteux ou parce que plus adaptés à une autre date (praetermissi et in aliam diem reiecti), puis d’associer à chaque saint une sylloge critique. Parce qu’ils introduisent une nouvelle manière de traiter l’histoire, les



fides, et quæ severe ab auctoribus plane veracibus edita sunt, ea etiam revocentur in dubium. » (p. 330) ; « negare non possumus, viros aliquando gravissimos, in divorum præsertim prodigiis describendis, sparsos rumores et excepisse, et scriptis etiam ad posteros retulisse. Qua in re, ut mihi quidem videtur, aut nimium illi sibi, aut fidelium certe vulgo indulserunt : quod vulgus sentiebant non tantum ea facile miracula credere, sed impense etiam flagitare. Itaque signa nonnulla, et prodigia sancti quoque memoriæ prodiderunt, non quo ea libenter credidissent, sed ne deesse fidelium speculum exemplorum inscriibitur : nec historiæ etiam ejus, quæ Legenda aurea nominatur. In illo enim miraculorum monstra sæpius, quam vera miracula legas : hanc homo scripsit ferrei oris, plumbei cordis, animi certe parum severi et prudentis. » (p. 52-53). 5 J. de Launoy, Regii Navarræ gymnasii Parisiensis historia, t. i, Paris, 1677, p. 704-705 ; J. P. Nicéron, Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres dans la République des Lettres, t. xiii, Paris, 1730, p. 186-190 ; J. A. de Thou, Histoire universelle depuis 1543 jusqu’en 1607, t. ii, 1734, p. 623-624 (année 1555). Cf. la synthèse proposée par S. L. Reames, The Legenda aurea. A Reexamination of its Paradoxical History.

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volumes des Acta sanctorum ont un écho retentissant à travers le monde savant6. À la mort de Jean Bolland, en 1665, huit volumes sont parus, la suite de la collection ne fera que se placer sous son égide et son héritage. Contrairement à ce à quoi on pourrait s’attendre, alors que le terrain paraît pourtant miné par des générations d’humanistes et que le légendier de Iacopo da Varazze ne connaît plus les faveurs de l’imprimerie dans l’ombre portée de Mombritius, Bolland se distingue par une prise de position très forte en faveur de la Légende dorée dans la Préface des Acta sanctorum7. Face aux condamnations sévères contre un culte des saints désuet, aux miracles invraisemblables et exacerbant la superstition chez son lectorat, Jean Bolland excuse les faibles qualités stylistiques du compilateur dominicain par la sûreté et la piété de son jugement. Ce moment où éclatent ces polémiques humanistes autour de la Légende dorée marque sans doute le point de contact entre la fin de sa carrière médiévale et le début de sa carrière scientifique. Il est intéressant par ailleurs de remarquer combien toutes les attaques modernes contre le légendier dominicain, loin de porter unanimement sur des points de doctrine, de théologie ou d’orthodoxie, se laissent réduire à des conséquences, toutes jugées fâcheuses et déplorables, imputables à la pratique médiévale de la compilation : indigence stylistique, fragilité philologique, profusion d’invraisemblances, impuissance à persuader, faire croire ou édifier. Il semblerait donc que ce soit quand la compilation a cessé d’être une pratique légitime et compréhensible que la Légende dorée ait entamé sa carrière d’objet d’histoire, tout en s’attirant des jugements peu charitables. Sa trajectoire historiographique est donc indissociable d’un problème tout à la fois stylistique, philologique, littéraire et poétique. Il importe par conséquent de s’engager dans une reconstruction historique et compréhensive des procédés de cette pratique de l’écrit, qui engage autant des questions formelles qu’idéologiques. Cette partie consacrée à la compilation dans la Légende dorée s’intéressera à la fois à l’opus et au modus operandi, à la pratique d’écriture et à l’objet textuel qui en résulte. Le premier chapitre cherche à rassembler les éléments nécessaires à une poétique compréhensive de la compilation au Moyen Âge. Le second chapitre se consacre à reconstituer ce que les humanistes ne semblaient plus saisir et à comprendre pour ainsi dire comment prêter une forme de productivité aux opérations de compilation dans la Légende dorée et quelles en sont les vertus propres pour une telle entreprise hagiographique, homilétique et pastorale. 6 R. Aigrain, L’Hagiographie : ses sources, ses méthodes, son histoire, Bruxelles, 2000 (Subsidia Hagiographica 80), p. 333 ; G. Philippart, « L’hagiographie comme littérature : concept récent et nouveaux programmes », Revue de sciences humaines, 251 (1998), p. 1-29, ici p. 17. 7 « Ludovicum Vivem semper permaximi feci, singulari eruditione, gravitate, prudentia virum ; planeque illi assentior, præstantissimos Divorum actus accuratius debuisse, quam vulgo factum sit, mandari litteris. Sed quod Legendæ illius auctori ita maledicit, ut virum sanctum et sapientem plumbei cordis, oris ferrei appellet, id sane miror, in homine præsertim gravi et moderato. Hauserat id fortassis a Desiderio Erasmo præceptore suo, severissimo Aristarcho, qui nullum prope scriptorem intactum et non censoriam virgam notatum præteriit, hoc etiam ridiculus quod ea arroserit sæpe quæ nec intelligebat nec didicerat. Fuerit Jacobus stylo minus compto, ut illa erant tempora, at erat non modo doctus et pius, sed prudentia judicioque singulari, ut quam probabilia essent quæ scriberet, Vive Erasmoque melius potuerit judicare. » (AASS, Jan. Præfatio generalis, p. xxb).

C ha pit re 1

Poétique de la compilation médiévale

Notre considération pour la compilation tourne largement au mépris. On ne peut guère sous-estimer le biais introduit par notre disqualification moderne de la compilation qui obère probablement la lecture de la Légende dorée. Au contraire, il importe, en guise de préalable, de saisir les termes et les motivations de cette dévaluation. En se reportant au Littré ou au Trésor de la langue française, on comprend rapidement l’acception péjorative qui entoure le substantif « compilation » et le verbe « compiler ». « Livre fait d’emprunts, et de ce fait sans originalité propre », dont la principale caractéristique est probablement d’être « indigeste », la compilation marque un défaut de critique1. Le Dictionnaire de l’Académie posait, déjà en 1694, les jalons de ce mépris, en la considérant avec une tournure restrictive comme un stade sous-développé de l’écriture : « Ce livre n’est qu’une compilation »2. Aussi la compilation est-elle l’antonyme tant de la création littéraire moderne3 que de la production scientifique légitime, relevant plus du larcin et du trafic que d’une œuvre digne de ce nom. Loin d’être récente, cette connotation remonte en réalité au latin classique, qui a durablement associé la compilation au pillage, au vol, au détournement frauduleux, voire à toute action consistant à dépouiller – à l’instar d’un pillage de temple4. Du reste, le Moyen Âge occidental lui-même n’a pas toujours eu une conception positive et méliorative de la compilation. Isidore de Séville et Huguccio de Pise se font d’ailleurs les relais de cette acception5 : la compilation serait une pratique à éviter et

1 Le Trésor de la Langue Française cite Viollet-le-Duc : « ‘Présenter comme innovations hardies quelques éléments compilés sans critique, cela fait sourire’ (Entretiens sur l’archit., 1872, p. 112) ou Anatole France, ‘L’ouvrage […] n’est qu’une indigeste compilation, un recueil de textes assemblés sans art ni critique’ (A. France, Rabelais, 1924, p. 19). » 2 Dictionnaire de l’Académie française, 1694 (1ère édition), p. 239 : « Compilation. s. f. v. Recueil, amas de plusieurs choses mises en corps d’ouvrage. Ce livre n’est qu’une compilation. » 3 « Quand nous aurons tout imité, copié, plagié, traduit et compilé, qu’y a-t-il là de romantique ? Il n’y a rien de moins nouveau sous le ciel que de compiler et de plagier. » (A. de Musset, Lettres de Dupuis et Cotonet, 1836, p. 667). 4 Cf. N. Hathaway, « Compilatio : from plagiarism to compiling », Viator, 20 (1989), p. 19-44, ici p. 22-26 ; P. Bertrand, Les Écritures ordinaires, p. 103-105. 5 Huguccio de Pise, Derivationes, éd. E. Cecchini et G. Arbizzoni, Florence, 2004 (Edizione nazionale di testi mediolatini 11), P87, 23-24 : « (23) et componitur compilo, -as, idest contundere vel rapere, furari, exspoliare ; Oratius (Sat. 1, 1, 78) ‘ne te compilent’ ; proprie quidem compilare est aliena dicta suis intermiscere. »

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à prohiber, semblable au geste de l’artisan qui consiste à mixer, broyer et piler des pigments – image que reprend Firmin le Ver dans son dictionnaire de 14406.

La disqualification paradoxale de la compilation à l’époque moderne Comme on a pu le constater avec la Légende dorée qui en a fait les frais, c’est particulièrement à l’humanisme que l’on doit les attaques les plus sévères contre la compilation. Plusieurs facteurs l’expliquent : la redécouverte des auteurs anciens doit s’accompagner d’une remise en ordre dans la multitudo librorum ; à cela s’ajoute la naissance de la philologie qui, en s’instituant comme science, cultive une véritable suspicion à l’endroit des recueils médiévaux ; pour assurer la réforme éducative qui en découle, il s’impose de mettre au point des techniques adaptées de prises de note, d’extraction et de compilation (ars excerpendi), qui supposent de donner congé aux compilations scolastiques ; qui plus est, le rapport de vénération à l’antique implique, on le sait, une forme d’æmulatio dont les effets sont clairement individualisants. Pétrarque est sans doute le plus éloquent porte-parole d’une telle tendance : Il y a des hommes qui n’osent rien écrire par eux-mêmes, mais ne cessent pas de vouloir écrire pour autant ; ils se font alors les commentateurs des œuvres d’autrui, comme des gens ignorants de l’architecture qui assumeraient la tâche de blanchir les murs pour se faire une réputation qu’ils ne sauraient obtenir ni par eux-mêmes, ni par autrui. […] Quelle peut être aujourd’hui la foule des commentateurs – des fossoyeurs – de l’œuvre d’autrui, le Livre des Sentences serait le premier à le dire, lui qui a dû subir mille de ces artisans7. Ce violent congé donné aux laborieux commentateurs scolastiques, qui s’est accompagné d’un point de vue paléographique d’une réappropriation humaniste de l’écriture caroline, repose sur plusieurs ambiguïtés qu’il convient d’exhiber. Pétrarque emploie le verbe « écrire » selon deux valences grammaticales différentes : il y a « écrire quelque chose comme un livre » (dans sa forme transitive) et « écrire tout court » (dans sa forme intransitive). Ceux qui s’attirent les foudres du mépris pétrarquien sont précisément ceux qui, bien que sans objet ou projet d’écriture, ne

6 P. Chastang, « Conclusions. La compilation. Séminaire de l’École doctorale d’histoire de Paris I », Hypothèses, 2010, p. 87-89. 7 Pétrarque, Mon Ignorance et celle de tant d’autres, trad. J. Bertrand et C. Carraud, Grenoble, 2000, p. 164165 : « Sunt qui nichil per seipsos scribere audeant et scribendi avidi, alienorum expositores operum fiant, ac velut architectonice inscii, parietes dealbare suum opus faciant et hinc laudem querant, quam nec per se sperant posse assequi, nec per alios, nisi illos in primis et illorum libros, hoc est subjectum cui incubuere, laudaverint, animose id ipsum, et immodice, ac multa semper yperbole. Quanta vero sit multitudo – aliena dicam exponentium, an aliena vastantium ? – Hac presertim tempestate, Sententiarum liber, ante alios, mille tales passus opifices, clara, si loqui possit, et querula voce testabitur. » (Pétrarque, Opere latine, éd. A. Bufano, Turin, 1987, ii, p. 1114). Cité par É. Anheim, « L’individu, l’écriture et la prière. Une lecture de Pétrarque », dans L’Individu au Moyen Âge. Individuation et individualisation avant la modernité, éd. B. M. Bedos-Rezak et D. Iogna-Prat, Paris, 2005, p. 187-209, ici p. 192 et n. 11.

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se départissent pas de leur intention d’écrire, ceux qui compilent, mais sans objet ni finalité, dans une activité aussi frénétique que laborieuse qui se vide, à terme, de tout son sens8. Ils restent, pour reprendre la distinction de R. Barthes, de simples écrivants qui n’ont pas les moyens de leur ambition d’être des écrivains9. Le rude clivage que Pétrarque instaure se fonde également sur une métaphore architecturale permettant d’opposer l’intelligence de l’architecte qui a pensé l’ensemble de l’édifice dans sa structure profonde et la superficialité de l’artisan qui se contente de rénover la façade, pour chercher pignon sur rue et en tirer une gloriole usurpée. L’absence d’audace de l’écrivant médiéval se double d’une quête de renommée d’autant moins légitime. Le geste de Pétrarque est aussi fondateur d’une posture qui prétend à la singularité : l’artiste fait brutalement front à la « foule » de « mille de ces artisans ». La possibilité d’une écriture au fond collaborative, coopérative et cumulative lui est devenue inintelligible. Il n’en reste finalement que peu pour critiquer l’ambition démesurée des auteurs de s’arracher aux traditions intertextuelles qui les produisent. Geste topique, donc, d’une Renaissance humaniste qui s’affranchit des « repetasseurs de vieilles ferailles latines » et de « l’antonomatic matagrabolisme de l’Eclise romaine »10, ce mépris croissant pour le compilateur n’entraîne paradoxalement en rien une disparition des compilations. Au contraire, plus nombreuses, plus massives et au moindre coût de production grâce à l’imprimerie, les compilations semblent bien plutôt victimes d’une sous-exposition ou d’un contre-jour, dans lequel les nouveaux héros de l’histoire littéraire les ont progressivement jetées. Car l’époque moderne ne marque pas un coup d’arrêt dans la filière de production des compilations, mais une mutation dans la gestion de l’information (information management11). En plus des exigences philologiques nouvelles, la réorganisation des savoirs et la technique de reproduction mécanique de l’imprimé participent à l’essor du genre des miscellanées et des sylves, qui se distinguent des encyclopédies par une moindre structuration et par une esthétique assumée de la variété, de la discontinuité et du désordre récréatif, comme en témoignent la Miscellaneorum centuria prima d’Ange Politien parue en 1489 ou la Sylva seu miscellanea



8 Telle est la fonction de l’épizeuxe de Voltaire : « Au peu d’esprit que le bonhomme avait, l’esprit d’autrui par supplément servait ; il entassait adage sur adage, il compilait, compilait, compilait… » (Voltaire, Le Pauvre diable, Paris, 1760, p. 13). 9 R. Barthes, « Écrivains et écrivants », dans Essais critiques, Paris, 1964, p. 154-161. Dans le Convivio, Dante opère une distinction axiologique seulement analogue en apparence, entre le philosophe (statut qu’il réserve aux auteurs antiques) et les philosophants (filosofanti) qui désignent les intellectuels de la Faculté des Arts (par contraste avec les écoles tenues par les frères mendiants) et dont l’activité de commentaire, par nature seconde, est intégrée et subordonnée à la pratique de la disputatio. Cf. Dante Alighieri, Convivio, dans Opere, t. ii, éd. M. Sangata, G. Albanese, G. Fioravanti, C. Giunta, D. Quaglioni, C. Villa, Milan, 2014, II, xii, 5-7, p. 300-302. 10 F. Rabelais, Le Tiers Livre, éd. P. Michel, Paris, 1966, prologue, p. 69 et xxii, p. 290. Le matagrabolisme est un néologisme, ironique on s’en doute, mimant les élucubrations scolastiques et sorbonicoles des maîtres qui épluchent des choses vaines dans leurs disputes théologiques. 11 A. Blair, Too Much to Know. Managing Scholarly Information Before the Modern Age, New Haven – Londres, 2010. Le livre a été récemment traduit en français : Tant de choses à savoir. Comment maîtriser l’information à l’époque moderne, préf. R. Chartier, trad. B. Krespine, Paris, 2020 (L’Univers Historique).

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observationum linguae latinae de Wilhelm von Grevenbroich12. On constate en effet une inflation quantitative des compilations, à l’instar du Polyanthea de Domenico Nani Mirabelli (1503) ou du Magnum Theatrum de Laurent Beyerlinck (1631) qui connaissent entre le début du xve siècle et la première moitié du xviie siècle un nombre substantiel de versions révisées et supplémentées. C’est pourquoi, devant de tels objets mi-littéraires mi-savants et dont la durée de vie paraît considérablement extensible, il convient d’une part de prendre garde à toute attribution auctoriale, tant ces deux dernières œuvres résultent d’une constante collaboration de plusieurs acteurs – on en vient à compter au xviie siècle pas moins de sept compilateurs sur la page de titre du Polyanthea, tandis que cinq contributeurs s’affairent sur le Theatrum magnum, avec, derrière Beyerlinck, Theodor et Jacob Zwinger, Conrad Lycosthenes et Antoine Hieratus. D’autre part, un regard jeté, avec Ann Blair, sur le nombre de mots des compilations médiévales et modernes s’avère instructif : quand un Manipulus florum contient des dizaines de milliers de mots, le Polyanthea en compte quatre-cent-trente-mille ; et pour les compilations exceptionnellement massives, quand les Specula de Vincent de Beauvais forment un ensemble de quatre millions et demi de mots, le Magnum Theatrum en rassemble une dizaine de millions. Par ailleurs, le régime de l’imprimé autorise révisions, actualisations, et rééditions : vingt-six éditions pour le Polyanthea, de sorte que le nombre de mots en 1619 dans une édition lyonnaise en vient à être multiplié par six ; le Polyanthea s’actualisera en un Polyanthea nova, puis en un Polyanthea novissima¸ de la même manière que nos logiciels informatiques connaissent aujourd’hui des versions mises à jour ou updated 2.0, 3.0, etc. Enfin une dernière inflexion se fait sentir dans la posture du compilateur. Le contexte des Réformes, en appelant à un retour à la lettre biblique sur fond d’une hiérarchie réorganisée des autorités, incite le compilateur à se mettre au service du bien commun et de l’édification du fidèle par un compte-rendu et une sélection plus neutres encore. Tous s’accordent à inviter le lecteur à exercer de lui-même son propre jugement critique sur les extraits sélectionnés13. Le xviiie siècle des Lumières approfondit ce paradoxe d’une compilation à la fois omniprésente et toujours en état de disgrâce. Le commerce des libraires n’assiste pas seulement à l’éclosion de nouveaux auteurs, dont le succès est du reste parfois à relativiser (Montesquieu, Voltaire, Diderot). Fleurissent par légion des volumes souvent baptisés De l’Esprit ou Tableau philosophique de… produits par des imprimeurs, en quête tant de profit commercial que de notoriété. Les polygraphes bibliophiles à l’initiative de telles compilations et qui font feu de tout bois comptent ainsi dans leur rang le marquis de Paulmy, homme d’État, mais dont la bibliothèque, forte de plus de 52 000 volumes, vient aujourd’hui garnir les rayons de celle de l’Arsenal à Paris. La tendance est pourtant d’affubler certains d’entre eux du titre de « fripier le plus actif de notre littérature » (La Harpe vise ici Joseph de La Porte) ou du « plus vil des scélérats » (Voltaire s’en prend ici à l’abbé Sabatier de Castres, auteur d’un Tableau

12 D. de Courcelles (éd.), Ouvrages miscellanées et théories de la connaissance à la Renaissance, Paris, 2003 (Études et rencontres 12). 13 A. Blair, Too Much to Know, p. 177.

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philosophique de l’esprit de Voltaire). Une lettre persane de Rica se fait l’écho du dédain pour ces profanateurs des tombeaux littéraires et ces bricoleurs aussi habiles que peu scrupuleux14. Dans le même temps, l’entreprise collaborative de l’Encyclopédie n’en constitue pas moins une œuvre de compilation qui ne manque pas d’en vanter les mérites. Elle œuvre précisément à la construction d’un espace public reposant sur de nouvelles sociabilités savantes15. D’où vient alors la condamnation ? L’opprobre porte, sans nul doute, sur une corruption morale doublée d’une escroquerie économique, sur une absence absolue de scrupule chez les compilateurs à satisfaire une quête du profit sur le dos d’écrits qui ne sont pas d’eux. Le malaise, du moins l’inconfort, est tel que ces compilateurs modernes en quête de légitimité éprouvent un besoin de saturer leur préface de justifications16. Si l’avènement technologique de l’imprimé se double de l’émergence de nouveaux circuits de financement de ces livres-bibliothèques, la question financière devient polémique, et jusqu’à l’incandescence, durant un xviiie siècle où l’œuvre littéraire s’affirme comme l’expression métonymique d’un auteur propriétaire de ses idées17.

Les images médiévales de la compilation Malgré l’inévitable contre-jour moderne qui se porte sur eux, qu’en est-il des compilateurs médiévaux ? Pour préciser quel pourrait être leur statut au Moyen Âge,

14 « De tous les auteurs, il n’y en a point que je méprise plus que les compilateurs, qui vont, de tous côtés, chercher des lambeaux des ouvrages des autres, qu’ils plaquent dans les leurs, comme des pièces de gazon dans un parterre. Ils ne sont point au-dessus de ces ouvriers d’imprimerie qui rangent des caractères, qui, combinés ensemble, font un livre où ils n’ont fourni que la main. Je voudrais qu’on respectât les livres originaux, et il me semble que c’est une espèce de profanation de tirer les pièces qui les composent du sanctuaire où elles sont, pour les exposer à un mépris qu’elles ne méritent point. » (C. de Montesquieu, Lettres persanes, Œuvres complètes, t. i, Naples, 2004, lettre 64, De Paris, le 8 de la lune de Chahban 1714, p. 304). 15 La reconnaissance ne se fait toutefois qu’à demi-mot, après force réticences : l’article « Abrégé » la considère comme « un des premiers fruits de l’ignorance & de la fainéantise », mais qui reste cependant utile à ceux qui les ont faits, qui ont déjà lu les originaux, qui n’ont pas d’accès facile aux textes, tandis qu’on doit à ces compilations abrégées la conservation des auteurs antiques qui auraient, autrement, sombré dans les ruines de l’histoire ; l’article « Critique » dresse pour sa part le portrait de ces premiers philologues (Du Cange, Mabillon entre autres) qui sont déjà et rien d’autre que des compilateurs ; l’article « Journaliste » le définit comme un compilateur d’extraits, dont l’appréciation ici formulée résume parfaitement l’état d’esprit général : « un homme de cette espece ne feroit jamais rien si les autres se reposoient [mais] ne seroit pourtant pas sans mérite. » Reste que la participation d’un journaliste au progrès ne peut s’inscrire que dans l’œuvre collective d’une société de savants. Cf. D. Diderot et J. D’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, CD-ROM, Marsanne, Redon, 2003. 16 M. Brot, « Écrire sans écrire : les compilateurs du xviiie siècle », Littérales 37 (2006), p. 87-103. 17 La Lettre sur le commerce des libraires de Diderot a de ce point de vue joué un rôle crucial en affirmant la primauté de l’œuvre immatérielle et des idées qu’elle colporte, comme l’a montré R. Chartier, « Épilogue : Diderot et ses corsaires », dans Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (xie-xviiie siècle), Paris, 2005, p. 177-192.

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il importe de revenir à la manière dont les compilateurs médiévaux se présentaient eux-mêmes. S’il s’agit d’un acte implicite à l’époque wisigothique avec l’entreprise encyclopédique d’Isidore de Séville ou au début du xie siècle avec le Decretum de Burchard de Worms, la compilation gagne en dignité et en lettres de noblesse avec le Décret de Gratien et les Sentences de Pierre Lombard, qui marquent un tournant décisif, simultanément dans l’ordre du savoir théologique et canonique et dans celui des pouvoirs du Moyen Âge central et bientôt grégorien18. Le xiiie siècle peut être considéré comme une rupture dont paraît assez symptomatique l’inflation de paratextes préfaciels qui, en développant les topiques de justification mises en place çà et là durant les siècles précédents, dissocient la compilation de ses acceptions péjoratives. D’aucuns ont ainsi pensé que la compilation devint alors un genre à part entière19, voire une industry fournissant aux plus fameux compilateurs – Hugues de Saint-Cher, Vincent de Beauvais ou Iacopo da Varazze – l’aide d’équipes de compilateurs de moindre envergure, mais à leur service20. Dans ces paratextes, les médiévaux désignent généralement les compilations de deux manières – soit par la métonymie, en désignant le contenant par son contenu ou le travail et son résultat, soit en utilisant des termes métaphoriques21. La métaphore technique selon laquelle le compilateur serait une sorte d’artisan manipulant des matériaux hétérogènes est sans doute la moins présente, tout au moins dans la littérature latine. Isidore de Séville précise dans ses Étymologies que compilare revient, finalement, à piler à la main des pigments dans un creuset, pour les y mixer (praemiscere) – portrait du compilateur sous les traits d’un alchimiste, que Huguccio de Pise reconduit dans ses Derivationes22. Toutefois la métaphore

18 I. Illich, Du Lisible au visible. Sur l’art de lire de Hugues de Saint-Victor, Paris, 1991, p. 121, n. 16, et tout particulièrement la synthèse de J. Fontaine, Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne wisigothique, Paris, 1959. 19 A. J. Minnis, « Late Medieval discussions of compilation and the role of the compilator », Beiträge zur Geschichte der deutschen Sprache und Literatur, 101/3 (1979), p. 385-421 ; Idem, « Nolens auctor sed compilator reputari : The Late-Medieval Discourse of Compilation », dans La Méthode critique au Moyen Âge, éd. M. Chazan et G. Dahan, Turnhout, 2006 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge 3), p. 47-63. 20 M. B. Parkes, « The influence of the concepts of ordinatio and compilatio », in Medieval Learning and Literature. Essays presented to Richard W. Hunt, éd. J. J. G. Alexander et M. T. Gibson, Oxford, 1976, p. 138. 21 J. Hamesse, « Le vocabulaire des florilèges médiévaux », dans Méthodes et instruments du travail intellectuel au Moyen Âge. Études sur le vocabulaire, éd. O. Weijers, Turnhout, 1990, p. 228-229. 22 Huguccio de Pise, Derivationes, P87, 23-24 : « (24) et hinc hic compilator, qui aliena dicta suis permiscet, sicut solent pigmentarii in pila diversa mixta contundere ; hoc scelere accusabatur Oratius ab emulis suis, cum quosdam versus Homeri transferens suis permiscuisset, et cum compilator veterum diceretur ab emulis ille respondit magnarum esse virium clavam Herculi extorquere de manibus ; unde idem Oratius ‘ne me compilasse putes’. » ; « Compilator, qui aliena dicta suis præmiscet, sicut solent pigmentarii in pila diversa mixta contundere. Hoc scelere quondam accusabatur Mantuanus ille vates, cum quosdam versus Homeri transferens suis permiscuisset et compilator verterum ab æmulis diceretur. Ille respondit : magnarum esse virium clavam Herculi extorquere de manu » (Isidore de Séville, Etymologiarum siue Originum libri XX, éd. W. M. Lindsay, Oxford, 1911, X, 44).

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minérale et architecturale est aussi un schème d’opposition clivant qui peut se retourner contre le compilateur. On a vu que Pétrarque assimilait l’auteur-artiste (au sens moderne du terme) à l’architecte qui pense l’intégralité de son œuvre et de ses matériaux constituants, et ce en forçant le contraste avec le laborieux compilateur qui se satisfait de quelque ravalement de façade. Comme on peut le lire dans la littérature quodlibétique, la métaphore architecturale servait aux maîtres scolastiques de l’Université pour affirmer, dans une division du travail intellectuel, la suprématie spéculative de la construction de l’édifice du savoir par rapport aux simples ouvriers que sont les pasteurs et qui les réemploient sans en questionner la constitution23. Défendant son statut de compilatrice dans le Livre de fais et bonnes mœurs du sage roy Charles V, Christine de Pizan s’empare de ce schème en en inversant la polarité : Ilz pourroient dire : « Ceste femme-cy ne dit mie de soy ce que elle explique en son livre, ains fait son traittié par procès de ce que autres auteurs on(t) dit à la lettre » ; de laquel chose à ceulz je puis respondre que tout ainsi comme l’ovrier de architeture ou maçonnage n’a mie fait les pierres et les estoffes, dont il bastist et ediffie le chastel ou maison, qu’il tent à perfaire et où il labeure, non obstant assemble les matieres ensemble, chascune où elle doit servir, selon la fin de l’entencion où il tent, aussi les brodeurs, qui font diverses divises, selon la soubtivité de leur ymaginacion, sanz faulte ne firent mie les soyes, l’or, ne les matieres, et ainsi d’aultres ouvrages, tout ainsi vrayement n’ay je mie fait toutes les matieres, de quoy le traittié de ma compilacion est composé ; il me souffist seulement que les sache appliquer à propos, si que bien puissent servir à la fin de l’ymaginacion, à laquelle je tends à perfaire24. En se positionnant comme ouvrier ou comme tisseuse qui « labeurre » – on notera au passage le jeu sur les identités genrées –, Christine ne semble pas prête à minimiser sa tâche qui est d’assembler, de coudre, voire de suturer une matière préformée. Si les pièces semblent du reste s’appeler les unes aux autres et se placer dans leur locus respectif (« chascune où elle doit servir, selon la fin de l’entencion où il tent », dans une veine très aristotélicienne), il est à la charge du compilateur de se donner une image du placement le plus idoine et le plus respectueux des pièces qu’il manipule. En aucun cas, l’« ymaginacion » ne consiste ici, comme on le dit couramment aujourd’hui, à broder sur les faits, pour injecter de la fiction dans l’histoire relatée. Toute humble et industrieuse qu’elle soit, l’activité d’articulation qu’elle entend mener n’en cultive pas moins une ambition de perfection. Ce travail passe pourtant également aux yeux de Christine de Pizan pour un « labour d’estudes » qui consiste à cultiver la littérature, comme « une

23 E. Marmursztejn, L’Autorité des maîtres. Scolastique, normes et société au xiiie siècle, Paris, 2007 (Histoire), p. 46-56. 24 Christine de Pizan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, ii, 21, éd. S. Solente, Paris – Genève, 1977, t. i, p. 190-191.

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sorte de jardin, où chacun, auteur ou lecteur […] peut respirer l’odeur des idées et cueillir son bouquet »25. Car c’est bien là l’autre métaphore majeure qu’on utilise au Moyen Âge pour penser la compilation : celle des fleurs et de leur cueillette, celle de la defloratio et du florilegium26. Métaphore pluriséculaire, s’il en est, et fondatrice, pour longtemps, d’une « esthétique de la cueillette »27, dont la paternité revient à Sénèque dans une célèbre Lettre à Lucilius. Certains compilateurs médiévaux, comme Thomas d’Irlande dans le prologue de son Manipulus Florum, citent dans son intégralité le philosophe stoïcien : Imitons donc les abeilles qui volètent de-ci de-là, butinant les fleurs propres à produire le miel, puis disposent, arrangent en rayons tout leur butin. Ce que nous avons récolté au cours de nos diverses lectures, séparons-le – car ce qu’on sépare se conserve mieux. Puis, il faut appliquer toute notre intelligence à rassembler ces multiples trouvailles pour leur donner une seule et même saveur, de façon que, même si la source de tel emprunt apparaît nettement, il apparaisse tout aussi nettement que l’emprunt n’est point une reproduction du modèle28. Il importe de remarquer combien semble déjà en place la topique de la double opération de disjonction et de conjonction à l’œuvre dans la compilation : toute récolte suppose une extraction et un rassemblement. Ici se loge toute la productivité d’un florilège : du butinage surgit le miel, de la cueillette résultent le bouquet (manipulus florum), le collier ou la guirlande. Toujours est-il que tantôt les uns insistent sur la première opération, quand les autres valorisent la seconde, à l’instar de James le Palmer dans son immense encyclopédie, l’Omne Bonum29 ou plus tôt, à la manière de Sicard de Crémone dans le prologue de sa Chronique Universelle : J’ai cueilli dans les champs de l’esprit les fleurs des mots […] et je m’efforce maintenant de les unir en un seul corps, tressant ce que j’avais cueilli en une petite guirlande30.

25 F. Bouchet, Le Discours de la lecture, p. 166. 26 G. Melville, « Zur ‘Flores – Metaphorik’ in der Mittelalterlichen Geschichtsschreinbung. Ausdruck eines Formungsprinzips », Historisches Jahrbuch, 90 (1970), p. 65-80. 27 Pour reprendre l’expression judicieuse de F. Bouchet, Le Discours de la lecture, chap. 4. 28 « Apes ergo nobis imitandi sunt qui vagantur et flores ad mel faciendum carpunt deinde quicquid attulerunt disponunt ac per favos digerunt. Ita inquit quecumque ex diversa lectione congessimus separare debemus. Melius enim distincta servantur. Deinde ad debitam facultatem ingenii in unum saporem varia illa libamenta ordinare ut etiam si apparuerit unde sumpta sint, aliter tamen esse quam unde sumpta sint appareant. » (R. H. Rouse et M. A. Rouse, Preachers, Florilegia and Sermons : Studies on the Manipulus florum of Thomas of Ireland, Toronto, 1979, Appendice 2, p. 236-237). Cf. en amont Sénèque, Lettres à Lucilius, lxxxiv, 3-5, éd. F. Préchac et H. Noblot, Paris, 1957. 29 « Gaudeant viri utique literati dum diversorum flores camporum a tot et tantis agricolas seminatos et per totum mundum ut fructuosos segetes inmarcessibiliter excrescentes, in unum et eundem locum viderint congregatos » (L. Freeman Sandler, Omne Bonum. A 14th Century Encyclopedia of Universal Knowledge, Londres, 1996, p. 176). 30 Sicard de Crémone, Chronica, éd. O. Holder-Egger, MGH, SS 31, Annales et Chronica Italica Ævi Suevici 79, 1903, 4-10 : « velut ex rationabilibus campis flosculos verborum decerpens […] in unum corpus coaugmentare satago, decerpta in serti fasciculum redigendo. »

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La métaphore est du reste si puissante qu’elle finit par se lexicaliser et pénétrer durablement dans les titres des collections d’extraits médiévales : outre le Florilegium angelicum, on compte les Flores paradysi, le Liber florum, les Libri deflorationum ou le Floretum31. Aussi, quoiqu’anonyme et refusant le titre d’auteur (harum siquidem sententiarum non auctor sum), le compilateur se présente en train de cueillir des fleurs dans les prés (sed velut ex pratis florum collector, unde et Librum florum hunc esse nominandum decerno), quand il n’offre pas une plus vivante mise en scène de son exploration, à la manière de Thomas d’Irlande : Je suis entré dans le champ, et j’y ai cueilli […] les épis des œuvres originales ; […] de ces multiples épis, j’ai rassemblé le tout avec brièveté comme en un bouquet arrangé selon l’ordre alphabétique à la manière des concordances32. Elle fait bien naturellement l’objet de variations intéressantes, comme le montre le compilateur franciscain des Flores temporum dans son prologue : J’ai noté avec brièveté les années et les époques de tous les rois des Romains, non à leur louange, mais en l’honneur et à la gloire des saints qui furent leurs contemporains, pour que des épines des princes terrestres surgissent en abondance les roses célestes et les lys paradisiaques des saints. C’est pour cette raison que j’ai appelé ce petit ouvrage Flores temporum33. L’historiographe ne présente pas ici son travail comme une simple cueillette à partir d’un champ de fleurs donné, mais, en inversant la métaphore, comme un arrangement fondé sur la logique du contre-exemple et valorisant par contraste les saintes fleurs qui se dégagent de la masse des « mauvaises herbes ». L’ordonnance du bouquet sacré tranche sur la composition d’un autre bouquet, profane, feuillu et hérissé d’épines. De plus la métaphore passe évidemment dans les langues vernaculaires. Le Trésor de Brunetto Latini en est un net témoin : Et si ne di je pas que le livre soit estrais de mon povre sens ne de ma nue science ; mais il ert aussi comme une bresche de miel coillie de diverses flours, car cist livres est compilés seulement des mervilleus dis des autours ki devant nostre tans ont traité de philosophie, cascuns selonc çou k’il en savoit partie ; car toute ne la

31 R. H. Rouse et M. A. Rouse, « Florilegia of patristic texts », dans Les Genres littéraires dans les sources théologiques et philosophiques médiévales, Louvain-la-Neuve, 1982, p. 165-180. 32 « […] agrum intravi et ibidem originalium spicas […] collegi ; […] hic breviter quasi in unum manipulum ex diversis spicis collectum secundum ordinem alphabeti more concordanciarum collegi. » (R. H. Rouse et M. A. Rouse, Preachers, Florilegia and Sermons. Studies on the Manipulus florum of Thomas of Ireland, Appendice 2, p. 236). 33 « Omnium regum Romanorum tempora et annos breviter annotavi, non ad eorum laudem, sed ad sanctorum eisdem contemporaneorum gloriam et honorem, ut inter spinas principum terrenorum celice rose pullulent et lilia paradisiaca beatorum. Et ob hoc presens opusculum ‘Flores temporum’ nuncupavi. » (Flores temporum, éd. O. Holder-Egger, MGH, SS24 Supplementa Tomorum, 1879, col. 231A).

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puet savoir hons terriens, pour çou ke philosophie est la rachine de qui croissent toutes les sciences ke hom puet savoir34. La topique des flores et de la defloratio traverse les genres littéraires et les domaines linguistiques35 et ne s’éteint pas à l’automne du Moyen Âge, ni du reste durant la première modernité – il suffit, pour s’en persuader, de lire les préfaces de Sylvius au Polyanthea ou de Zwinger au Theatrum Magnum. Car la diversité interne des compilations modernes est la garantie d’un plaisir esthétique dispensé à tous et selon le goût de chacun : il faut extraire pour distraire. Ces compilations à caractère encyclopédique sont autant de jardins publics riches de fleurs de tous horizons, locales comme exotiques, qui peuvent offrir de nombreuses vertus médicinales36. Il est aussi intéressant de suivre le réemploi qu’en fait Montaigne, pour saisir l’inflexion donnée à cette métaphore par l’humanisme. Comme les abeilles, il s’agit bien de « pilloter deçà delà les fleurs », mais pour produire son propre miel qui « n’est plus thin ny marjolaine » : ainsi les pieces empruntées d’autruy, il les transformera et confondera, pour en faire un ouvrage tout sien, à sçavoir son jugement37. La collection de la diversité, loin d’être nécessairement une fin en soi, ne se charge de sens pour l’humaniste qu’à raison du mouvement d’appropriation authentique dont elle fait l’objet et qui l’embrasse. La mise en regard des positions respectives de Brunetto Latini et de Montaigne est instructive et révélatrice : là où le Florentin rechigne, par humilité, à se poser en source unique de son livre et reconnait plutôt que son miel est d’une fabrication composite, l’humaniste français incline à souligner que le miel est un produit transformé dont il est difficile d’identifier les composants et que cette transformation de produits raffinés est le signe de l’appropriation par un sujet singulier. Ces métaphores végétales, si elles plongent leurs antiques racines dans des champs médiolatins et vernaculaires où le partage moderne du savant et du littéraire n’a que peu de sens, médiolatin comme vernaculaire, sont, on le voit, modulées et déclinées au gré des rapports que l’auteur entend instaurer avec la tradition et les autorités. En revanche, sur fond de cet imaginaire commun de la compilation florale, émerge, dans le contexte universitaire médiéval, une conception plus strictement savante qui témoigne bien de l’impossibilité de concevoir le compilateur comme un auteur, entendu comme source unique et impulsion fondamentale du texte.

34 Brunetto Latini, Li Livres dou Tresor, éd. P. G. Beltrami, Turin, 2007, I, i, 5, p. 6 ; cf. également, J. Maurice, « Brunetto Latini compilateur », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 23 (2012), p. 173-189. 35 À propos du genre de la nouvelle, cf. N. Labère, « Cueillir, garder, augmenter : l’ordre du recueil dans la nouvelle », dans « De Vrai humain entendement ». Études sur la littérature française de la fin du Moyen Âge offertes en hommage à Jacqueline Cerquiglini-Toulet, éd. Y. Foehr-Janssens et J.-Y. Tilliette, Genève, 2005, p. 99-117. 36 A. Blair, Too Much to Know, p. 185-187. 37 Montaigne, « De l’institution des enfants », Essais, éd. A. Thibaudet et M. Rat, Paris, 1962, I, xxvi, p. 151.

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Bonaventure et le compilateur comme bricoleur On peut s’arrêter sur la source la plus souvent mobilisée par les médiévistes et reprise par Roland Barthes lui-même que l’on a cité plus haut en épigraphes de cette partie38. Le théologien franciscain Bonaventure de Bagnoregio fait une distinction très éclairante dans son Commentaire aux sentences de Pierre Lombard : Il y a quatre façons de faire un livre. Celui qui écrit les mots des autres, sans rien y ajouter ni rien y modifier, on l’appelle simplement scribe. Celui qui écrit les mots des autres en y ajoutant, mais non pas de son propre fonds, on l’appelle compilateur. Celui qui écrit les mots des autres et aussi des mots qui sont de lui, mais en laissant la part belle à ceux des autres, tandis que les siens propres ne sont que des annexes destinées à les éclairer, celui-là, on l’appelle commentateur, et non auteur. Celui qui écrit les mots des autres et aussi des mots qui sont de lui, mais de façon que ses propres mots constituent la part la plus importante, tandis que ceux des autres ne constituent que des annexes, à titre de confirmation, on l’appelle auteur39. Bonaventure propose une typologie graduée, qui distingue différents degrés d’interventions de l’écrivant dans son écrit : d’une part, on ne saurait concevoir de solution de continuité entre le compilateur, le commentateur et l’auteur ; d’autre part, l’auteur ne tient à aucun moment un discours absolument original, mais au contraire étroitement adossé à des autorités : qu’on soit scriptor ou auctor, on écrit toujours les « mots des autres ». Le critère de cette typologie réside dans la pondération et la hiérarchisation des autorités dans l’écrit, de sorte qu’il serait impropre d’opposer dos-à-dos auteur et compilateur, comme deux activités littéraires dont l’une serait pleinement respectable, en regard d’une autre absolument méprisable. Une telle distinction, à défaut de faire autorité, paraît

38 Quatre ans après Critique et vérité, Roland Barthes insistera : « Quant à l’écrit, il n’est pas soumis, comme aujourd’hui, à une valeur d’originalité ; ce que nous appelons l’auteur n’existe pas ; autour du texte ancien, seul texte pratiqué et en quelque sorte géré, comme un capital reconduit, il y a des fonctions différentes ; 1° le scriptor recopie purement et simplement ; 2° le compilator ajoute à ce qu’il copie, mais jamais rien qui vienne de lui-même ; 3° le commentator s’introduit bien dans le texte recopié, mais seulement pour le rendre intelligible ; 4° l’auctor, enfin, donne ses propres idées mais toujours en s’appuyant sur d’autres autorités. […] Ce que par anachronisme nous pourrions appeler l’écrivain est donc essentiellement au Moyen Âge : 1° un transmetteur : il reconduit une matière absolue qui est le trésor antique, source d’autorité ; 2° un combinateur : il a le droit de ‘casser’ les œuvres passées, par une analyse sans frein, et de les recomposer […]. » (R. Barthes, « L’Ancienne Rhétorique. Aide-mémoire », dans Œuvres Complètes, iii, Paris, 2002 [1970], p. 544). 39 « […] Quadruplex est modus faciendi librum. Aliquis enim scribit aliena, nihil addendo vel mutando ; et iste mere dicitur scriptor. Aliquis enim scribit aliena addendo, sed non de suo ; et iste compilator dicitur. Aliquis scribit et aliena et sua, sed aliena tamquam principalia, et sua tamquam annexa ad evidentiam ; et iste dicitur commentator, non auctor. Aliquis scribit et sua et aliena, sed sua tamquam principalia, aliena tamquam annexa ad confirmationem ; et talis debet dici auctor » (Bonaventure de Balneoregio, Commentaria in quatuor libros Sententiarum, Opera Omnia, éd. PP. Collegii a S. Bonaventura, Ad Claras Aquas Quaracchi, t. i, 1882, p. 14, prœmium, quæstio iv).

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toutefois opératoire, comme l’atteste explicitement Barthélemy l’Anglais dans son Livre des propriétés des choses : Dans ces livres, j’ai peu ou rien mis du mien, mais tout ce qui y est, je l’ai pris des livres authentiques des saints et des philosophes, et je l’ai rassemblé, compilé brièvement40. En 1458, David Aubert prétend également dans le prologue adressé à Jean de Créquy dont il se dit le « serviteur » s’être dispensé de toute intervention dans les Croniques et conquestes de Charlemaine qu’il compile : Pour quoy mon dit tresredoubté seigneur […] m’a chargié de curieusement enquerir et viseter pluseurs volumes tant en latin comme en françois, en tous lieux ou j’en pourray bonnement recouvrer, et en tirer et extraire ce qui servoit a mon pourpos, pour les assambler en ung livre. Et la raison y est bonne selon mon advis. Car il luy sembloit que l’ystoriografeur qui compilla les croniques de France n’en fist point assez ample declaration, veu les innumerables proesses, haultes conquestes et grans entreprises que il acheva victorieusement par sa vaillance et parfait sens […]. Non obstant, je n’ay point presumé y adjouster, de mon propre, chose que je n’aye lue, veu et trouvé ; mais l’ay fait le mieulx que j’ay peu, selon la maniere que cy après sera discutée qui vouldra lire plus avant41. Quand le compilateur élabore une collection de textes, le verbe latin qui caractérise le mieux son travail est en effet colligere, qu’il faut moins entendre au sens de composer ou de cueillir que de rassembler. C’est-à-dire : établir des liaisons entre des textes naguère éparpillés et désormais coexistant dans l’espace commun du livre. Il s’agit bien de se priver de toute prétention à une œuvre personnelle42. Vincent de Beauvais le précise dans le prologue de son Liber apologeticus dans la topique de l’humble compilateur : surtout que cette œuvre n’est tout simplement pas la mienne, mais plutôt celle de ceux-là qui ont fourni la matière dont elle est faite. Car du mien, il n’y a pratiquement rien, ou si peu ; cette œuvre est la leur par l’autorité, elle est la mienne par la seule organisation des parties43. 40 « In quibus de meo pauca vel quasi nulla apposui, sed omnia quæ dicentur de libris authenticis sanctorum et philosophorum, excipiens sub brevi hoc compendio pariter compilavi » (cité par H. Meyer, Die Enzyklopädie des Bartholomäus Anglicus. Untersuchungen zur Überlieferungs- und rezeptiongeschichte von De proprietatibus rerum, Münich, W. Fink, 2000, p. 24 ; je cite la traduction de B. Ribémont, Le Livre des propriétés des choses. Une encyclopédie du xive siècle, Paris, Stock, 1999, p. 57). 41 Croniques et conquestes de Charlemaine, éd. R. Guiette, Bruxelles, vol. 1, 1940, p. 14, cité par F. Bouchet, Le Discours sur la lecture en France, p. 148. 42 J. Hamesse, « Le vocabulaire des florilèges médiévaux », p. 221 : « À cette époque, en ce qui concerne les florilèges, le verbe colligere n’est pas utilisé dans le sens de composer. Le compilateur ne rédige pas une œuvre personnelle sur la base de lectures faites précédemment. Il ne fait pas de synthèse ; il se contente simplement de rassembler des extraits d’autres auteurs et de les mettre à la disposition de ceux qui désirent s’en servir. » 43 « cum hoc ipsum opus utique meum simpliciter non sit, sed illorum potius ex quorum dictis fere totum illud contextui. Nam ex meo pauca, vel quasi nulla addidi. Ipsorum igitur est auctoritate, nostrum autem sola partium ordinatione. » (Vincent de Beauvais, Libellus apologeticus, Préface au Speculum

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Tout écrire est déjà un lire ; tout lire produit un écrire. L’auteur est déjà un lecteur travaillant une matière qui n’appartient à personne ; tout lecteur est en puissance un producteur de sens44. Derrière ces chassés-croisés de l’écriture et de la lecture s’affirme un processus d’écriture qui ne s’entame jamais ex nihilo : faire c’est refaire ; écrire c’est toujours réécrire ; on n’écrit qu’en brisant et recombinant – en proposant une lecture ou de nouvelles conditions de lecture d’un discours toujours déjà présent. Le compilateur est de ces professionnels de l’intertexte qui pratiquent le copier-coller et dont l’intelligence et la liberté tiennent précisément à la brisure pertinente. Le processus de création, une fois dégonflé de ses mythologies romantiques, se résume à des opérations de bris (casser la trame de la tradition) et de découpage (procéder à une sélection de nouvelles entités textuelles), qui demeurent des conditions suffisantes à une productivité poétique. Comme en témoigne le topos de la cueillette, les compilateurs médiévaux conçoivent explicitement leur travail comme l’articulation de ces deux opérations. Derrière le verbe compilare qui s’affirme au xiiie siècle se cachent deux étapes de travail. La première relève d’une extraction analytique : il s’agit de ponctionner, de cueillir, d’extraire, de découper, de décontextualiser un fragment de texte, citation, extrait ou schème conceptuel (en latin : deflorare, excerpere, decerpere, excipere, efflorare, legere) ; la seconde étape réside dans une redisposition synthétique : il s’agit de greffer, d’agencer, de recoller, de recontextualiser dans un milieu textuel nouveau, où l’extrait peut s’auréoler de significations nouvelles (en latin : in unum corpus redigere, uno volumine coartare, in unum congerere, colligere sub uno compendio)45. Loin d’être spécifique à la littérature médiolatine, cette double opération d’analyse et de synthèse ne manque de se manifester également dans les collections de romans de chevalerie en prose. Rustichello da Pisa qui se trouve sans doute à l’initiative de plusieurs de ces compilations arthuriennes a quelques formules laissant entendre d’une part que la compilation, tout en relevant du treslaiter

maius de Vincent de Beauvais : réfraction et diffraction, éd. S. Lusignan, Montréal – Paris, 1979, chap. 3, p. 119 ; Vincent de Beauvais et le Grand miroir du monde, trad. M. Paulmier-Foucart, Turnhout, 2004 (Témoins de notre histoire), chap. 4, p. 153). On retrouve cette même solubilité du Je auctorial dans un Nous de la tradition au sein d’une saillie pour le moins décapante de Pascal : « M. Pascal disait de ces auteurs qui, parlant de leurs ouvrages, disent : mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc., qu’ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux, ajoutait cet excellent homme, de dire : notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur. » (Vigneul-Marville, Mélanges de littérature et d’histoire, II, Rouen, 1700, p. 203 ; Bossut en a fait un fragment, dans Pascal, Œuvres, t. 2, La Haye, 1779, p. 534). 44 Il est bon de remarquer que le lecteur partage avec l’auteur la capacité de collecter et de collectionner, c’est-à-dire d’exercer dans la lecture ses capacités de synthèse. Ce que confirme l’étymologie d’Isidore de Séville : « lector, a colligendo animo que legit, quasi collector » (Isidore de Séville, Etymologiarum siue Originum libri XX, X, 154). 45 M.-A. Polo de Beaulieu, « L’émergence de l’auteur et son rapport à l’autorité dans les recueils d’exempla », dans Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, éd. M. Zimmermann, Paris, 2001, p. 175-200.

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(dont on ne saurait dire s’il s’agit de traduire une source latine ou d’opérer un transfert d’usage d’un livre vernaculaire) touche simultanément à un travail de sélection (d’aventures foisonnantes, plus que de sources multiples) et à un geste de redisposition de ces épisodes dans une macrostructure capable d’assimiler et d’entrelacer une pluralité de fils narratifs46. Cette dialectique de l’hétérogène et de l’unitaire semble avoir quelque chose du bricolage – de l’exercice d’une certaine ruse inventive et créatrice dans un espace contraint par un nombre réduit de moyens disponibles47.

Une description aristotélicienne de la compilation Une reconfiguration importante des savoirs s’enclenche à la faveur de l’importation des ouvrages d’Aristote (traduits du grec au latin, en passant par l’arabe) entre 1150 et 1280. Le rapport aux savoirs s’en trouve alors profondément et durablement modifié, aussi bien du point de vue de la méthode que du contenu : la rumination monastique se voit recouverte par un nouvel esprit d’enthousiasme et de curiosité qui se doit d’ingérer de nouveaux savoirs48. L’ensemble des autorités et des régimes argumentatifs se rééquilibre par de nouvelles stratégies d’assimilation, au sein de formes littéraires inédites comme la disputatio, qui se nourrit à la source de recueils de sentences et de florilèges. Ce recours massif à l’argument d’autorité tend dès lors à conférer un nouvel intérêt à la compilatio – technique de confection de bases de données textuelles et citationnelles que l’on peut interroger par des index de plus en plus sophistiqués. Bernard Guenée a pointé une mutation essentielle du genre historiographique, qui a considéré la compilation comme une forme reconnaissable et un procédé recommandable en tant que tels49. Ce constat peut être étendu au-delà du seul genre des chroniques et on ne saurait déconnecter la 46 « Et maistre Rusticiaus de Pise, li quelz est imaginés desovre, conpilé ceste romainz, car il en treslaité toutes les tresmervillieuse novelles qu’il truevé en celui livre et totes les greingneur aventures ; et traitera tot sonmeemant de toutes les granz aventures dou monde. » (Il romanzo arturiano di Rustichello da Pisa, éd. F. Cigni, Pise, 1994, § 1.3 ; Paris, BnF, fr. 1463, fol. 1ra). Pour de plus amples commentaires, cf. C. Lagomarsini, « Il mestiere del compilatore : la prosa arturiana di Rustichello da Pisa », in La prosa medievale. Produzione e circolazione, éd. M. Gaggero, avec la collaboration de F. Pilati, Rome – Bristol, 2020, p. 87-102. 47 Le bricolage a été un moyen de penser le syncrétisme en sociologie des religions. Cf. R. Bastide, « Mémoire collective et sociologie du bricolage », L’Année sociologique, 21 (1970), p. 65-108 ; A. Mary, Le Bricolage africain des héros chrétiens, Paris, Cerf, 2000 ; Idem, « Bricolage afro-brésilien et bris-collage post-moderne », dans Roger Bastide ou le réjouissement de l’abîme, éd. P. Laburthe-Tolra, Paris, 1994, p. 85-98. Cf. également C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, 1962, p. 32. 48 C. König-Pralong, Avènement de l’aristotélisme en terre chrétienne, Paris, 2005 (Études de philosophie médiévale). 49 B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident Médiéval, Paris, 1980, p. 212 : « La compilation n’est pourtant pas, au xiie siècle, une méthode de composition nouvelle. Les savants en usaient depuis longtemps. Mais c’est au xiie siècle qu’elle devint plus consciente et plus réfléchie. Le rêve de tout érudit fut alors d’apparaître comme un parfait compilateur. Car la compilation était la construction par quoi l’érudition se réalisait pleinement. »

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compilation des nouveaux contours assignés à la figure de l’auteur par la théorie des quatre causes du Stagirite : Le facteur le plus important qui préside aux nouvelles conceptions du rôle de l’auteur et des formes littéraires réside dans la nouvelle méthode de pensée et les techniques d’étude que les universitaires de la fin du Moyen Âge tirent d’Aristote. Parmi de nombreuses autres influences déterminantes, les commentateurs étaient intimés à adopter et développer un prologue fondé sur les théories aristotéliciennes de la causalité50. Il est judicieux d’épouser les cadres de ce nouveau mode de pensée, qui a infiltré, et pour longtemps, les Universités et les studia mendiants au xiiie siècle, pour comprendre l’irréductibilité de la compilation médiévale à une forme dévaluée d’auctorialité. Les quatre causalités d’Aristote permettent de décrire l’opération d’écriture comme l’interaction entre une pluralité d’instances et de remettre en perspective le compilateur au sein d’un réseau éclaté de causalités multiples. Bonaventure importe ainsi la distinction aristotélicienne entre causes matérielle, formelle, efficiente et finale, pour décrire la production du Livre de la Sagesse, qu’il va se charger de commenter. Quatre causes de cette œuvre nous sont indiquées, à savoir la cause efficiente qui découle de la personne qui parle, en disant : « Aimez » ; la cause formelle, à savoir le mode d’action, indiqué par « la lumière » ; la cause matérielle qui est exprimée par le nom de « sagesse » et la cause finale qui peut s’entendre eu égard à la relation du locuteur à la personne à laquelle il destine son discours, puisqu’il est dit : « vous tous qui menez les peuples »51. Un texte est à la confluence de quatre causes : celui qui le réalise, la manière de le réaliser, l’objet qu’il représente, et ce pour quoi ou pour qui il est destinée. L’auteur, en tant que causalité efficiente, est en ce sens largement mis en minorité. Cependant le raffinement se poursuit, en même temps que la réduction du champ d’application de l’auteur humain tel que nous tendons à le concevoir aujourd’hui. Bonaventure subdivise la causalité efficiente au sein du Livre de la Sagesse en trois modes : modus inspirantis, modus invenientis, modus compilantis, associés respectivement à Dieu, Salomon et Philon le Juif. Au plus haut niveau se trouve la cause efficiente effective, la pure inspiration, qui ne jaillit que de source divine. Dieu, de cette manière, livre une compréhension à l’auctor humain, puisque toute sagesse vient de Dieu. Ensuite il y a

50 « The single most important impulse behind the new conceptions of authorial role and literary form was the new method of thinking and techniques of study which late-medieval scholars derived from Aristotle. Among many other influences and implications, commentators were encouraged to adopt and develop a prologue based on Aristotelian theories of causality. » (A. J. Minnis, Medieval Theory of Authorship, Londres, 1984, p. 75). 51 « Quatuor causæ hujus operis innuntur, scilicet causa efficiens ex persona, quæ loquitur dicens : Diligite ; formalis, id est modus agendi, per lumen innuitur ; materialis nomine sapientiæ exprimitur ; finalis ex ordine seu comparatione loquentis ad personam, ad quam sermo dirigitur, intelligi potest, cum dicitur : Omnes, qui præestis populis. » (Bonaventure de Balneoregio, « Prœmium commentari in Sapientiam », Opera Omnia, éd. PP. Collegii a S. Bonaventura, t. vi, Ad Claras Aquas Quaracchi, 1893, p. 108, 4).

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la cause efficiente, par la voie de l’inventio, qui s’exprime à travers Salomon. Le Livre de la Sagesse a en effet été compilé à partir de ses propos. La dernière cause efficiente s’exerce par la voie de la compilatio, à savoir Philon le Juif, qui a rassemblé les propos du roi. De sorte qu’à Dieu, la source de toute auctoritas, viennent s’adjoindre deux instances : l’auctor humain, véhicule du contenu de ses textes et le compilator des dires de l’auctor humain52. S’il faut bien reconnaître que l’auctor doit se scinder dans ses dimensions divine et humaine, on ne saurait omettre le compilator qui rassemble leur force et leur propos au sein d’un livre qu’il contribue à faire advenir, sans s’arroger les mérites de l’inventio. C’est ce que laisse entendre un historiographe comme Jean de Saint-Victor dans son Memoriale historiarum, quand il précise qu’il ne reste que « hujus operis compilator, non inventor », se limitant au rôle d’arrangeur travaillant à la dispositio de la matière compilée53. Richard Fishacre, dans son premier Commentaire des Sentences, reconduit également cet éclatement des causes efficientes. Selon lui, on peut considérer qu’il y eut plusieurs causes efficientes à l’œuvre dans les Saintes Écritures, pour autant qu’on considère qu’elles ont été les instruments d’une cause efficiente principale qui les transcende, comme le calame l’est pour le scribe54. Si l’on tente d’appliquer une telle subdivision des causes efficientes à une œuvre comme la Légende dorée, les conséquences sont aussi nombreuses que considérables : la personne de Iacopo da Varazze n’est plus qu’un acteur parmi une foule d’autres facteurs efficients qui collaborent à produire la compilation et au nombre desquels on compte des générations de copistes, le panthéon des autorités compilées et toute la cohorte des saints dont ces dernières parlent. On le comprend, les causalités aristotéliciennes garantissent une vision fine et complexe du processus d’écriture, où l’auteur n’est pas le seul acteur, et où tous les acteurs peuvent être considérés comme des coopérateurs. Cette lecture aristotélicienne du processus d’écriture ne se réduit en rien à quelque artifice

52 « De primo notandum, quod triplex est causa efficiens hujus libri : prima per modum inspirantis, scilicet Deus ; unde Iob trigesimo secundo : Inspiratio Omnipotentis dat intelligentiam ; item Ecclesiastici primo : Omnis sapientia a Domino Deo est, sicut omnia essentia ab eius essentia, et ab eius veritate omnis veritas, et ab eius bonitate omnis bonitas. ‘Primum enim in unoquoque genere eorum quæ post ipsum sunt, causa est’ (Metaph. II, text. 4) ; et omne perfectum a perfecto causatur, secundum Bœthium. Secunda causa efficiens per modum invenientis est ipse Salomon ; unde in ecclesiastica historia ‘omnia antiquorum chorus librum, qui Sapientia intitulatur, Salomonis esse dixerunt’. Unde liber ipse Sapientia Salomonis inscribitur, et more ecclesiastico lectionibus de hoc libro sumtis præmittitur : Dixit Salomon filiis Isræl, quia scilicet de eius sententis liber iste compilatus fuit. Proxima causa efficiens per modum compilantis fuit Philo, sapientissimus Iudæorum, qui temporibus Apostolorum fuit, ut refert ecclesiastica historia ; qui ab amore sapientiæ Philo non immerito est appelatus. Rabanus etiam librum istum potius asserit non a Salomone, ut putatur, sed a Philone, sapientissimo Iudæo, fuisse conscriptum, id est compilatum. » (Ibid.). 53 M. Chazan, « L’usage de la compilation dans les Chroniques de Robert d’Auxerre, Aubri de Trois-Fontaines et Jean de Saint-Victor », Journal des Savants (1999), p. 261-294. 54 « Licet ergo aliquid sacræ Scripturæ videatur Moyses scripsisse, aliquid similiter prophetæ, aliquid evangelistæ, aliquid apostoli, tamen non ipsi, sed per Deus per eos et scripsit et locutus est tamquam principalis efficiens per instrumentum. Unde Psalmus non se scriptorem sed calamum scriptoris dicit. » (R. J. Long, « The science of theology according to Richard Fishacre, edition of the prologue to his commentary on the sentences », Mediæval Studies, 34 (1972), p. 71-98, ici p. 88).

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conceptuel convenu et plaqué sur une réalité que, nous, nous aurions mieux compris qu’eux. Il importe de mesurer combien la discontinuité est en réalité profonde avec les conceptions modernes de l’auteur. Si l’on se reporte au Dictionnaire de l’Académie de 1694, à ceux d’Estienne (1539) ou de Richelet (1680), une formule canonique revient pour qualifier l’auteur comme « celui qui est la cause première de quelque chose ». Les théories modernes de l’auteur reviennent probablement à permettre l’imputabilité individuelle d’une œuvre, en réduisant la production d’une œuvre à une causalité unique. En plus d’évacuer les déterminants extérieurs à l’individu écrivant, cette formule copulative « dessine le profil surprenant d’un acteur qui n’agit pas »55, ou pour le dire en d’autres termes : réduit l’auctorialité à un statut soustrait à toute théorie de l’action56. Ce serait en somme une erreur dommageable de réduire la question auctoriale à celle des causes efficientes, voire à une seule cause efficiente. Pour l’intellectuel médiéval, une œuvre écrite résulte d’un faisceau complexe et éclaté de causalités, qui connecte étroitement et sans solution de continuité l’intervention de l’auteur humain à d’autres impulsions causales. Pour se doter d’une compréhension riche de la création médiévale, il convient donc de faire intervenir les autres causalités aristotéliciennes : formelle, matérielle et finale. Plus encore qu’en s’imaginant une pluralité de causes efficientes œuvrant à la Légende dorée, si on se met à intégrer les autres causalités, on voit alors disparaître Iacopo da Varazze dans cette foule qui se presse et se coordonne autour de l’écrit médiéval. Résultat d’une longue « chaîne d’écritures » mobilisant une pluralité d’acteurs57, la Légende dorée est le produit polygraphique d’une énonciation plurielle, la sédimentation de plusieurs strates d’écriture, dont le compilateur a seulement essayé d’améliorer la lisibilité et d’optimiser l’organisation du savoir et l’administration de la croyance. La Légende dorée apparaît alors comme le nœud où converge et se coordonne un faisceau d’acteurs, dont l’auteur qu’on lui associe – Iacopo da Varazze – n’est qu’une instance minoritaire. Il apparaît utile à cet égard de lire la littérature hagiographique non pas seulement comme une littérature qui parle des saints (dont l’objet est les saints), mais comme une littérature qui parle aux saints, une littérature qui organise la communication des fidèles auxquels elle s’adresse avec les saints. Et c’est précisément cet usage social de l’écrit comme médiation qui doit mériter toute notre attention.

55 B. Fraenkel, « Le terme auteur en français : analyse lexicographique d’un terme fossile », Mots, 77 (2005), p. 109-125. 56 Eadem, « Pour une théorie de l’auteur dans une théorie de l’action », dans Apparitions de l’auteur, éd. C. Hayez et M. Lisse, Francfort, 2005, p. 37-62. 57 Eadem, « Enquêter sur les écrits dans l’organisation », dans Langage et travail. Communication, cognition, action, éd. A. Borzeix et B. Fraenkel, Paris, 2001, p. 231-255 ; É. Anheim, « La normalisation des procédures d’enregistrement comptable sous Jean XXII et Benoît XII (1316-1342) : une approche philologique », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 118/2 (2006), p. 183-201 ; P. Chastang, « Conclusions », p. 86 ; É. Anheim et P. Chastang, « Conclusion. L’écriture infinie : écrire l’histoire au Moyen Âge », dans L’Écriture de l’histoire au Moyen Âge. Contraintes génériques, contraintes documentaires, éd. É. Anheim, P. Chastang, F. Mora-Lebrun, A. Rochebouet, Paris, 2015, p. 360.

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Finalités et utilités de la compilatio L’une des quatre causalités semble plus essentielle et plus sensiblement structurante dans le métadiscours des compilateurs dans leurs prologues : il s’agit de la cause finale. On peut entendre la cause finale d’une œuvre comme le rapport qui lie le locuteur aux personnes à qui elle est destinée58. Hugues de Saint-Cher, dans le prologue de son commentaire à l’Évangile de saint Marc, adopte les cadres aristotéliciens, pour définir simplement la cause finale par un verset de Jean. La cause efficiente est Marc lui-même, ou la grâce de Dieu, […] la cause matérielle est le Christ et ses œuvres ; la cause formelle, à savoir le mode d’action, c’est en peu de mots beaucoup de profondeur ; la cause finale est indiquée par Jean quand il dit en xx, 31 : « ces choses ont été écrites, pour que vous croyiez, et que croyant, vous ayez une vie. »59 Telle est la cause finale des Évangiles : l’impératif de la conversion et du salut, qui détermine rétroactivement le processus d’écriture, et dans une proportion qu’on peut juger au moins aussi importante que l’objet de la représentation (la cause matérielle). En vertu de cette finalité de l’édification, les destinataires s’imposent d’emblée comme partie prenante et coopérateurs du processus de création. En un sens qui met au défi nos conceptions contemporaines, une œuvre consiste en partie au moins dans la réponse finaliste et incertaine qu’elle adresse à son public et les usages fondamentalement indéterminés qu’il est susceptible d’en faire. C’est ainsi que les finalités de la compilation sont régulièrement exposées dans les prologues pour en affirmer l’utilitas, au nom du profit, des bienfaits ou du salut que la compilation peut prodiguer60. Le compilateur n’écrit certes rien d’original, comme le lui reprochera Pétrarque, mais il continue de donner du sens à son entreprise d’écriture au nom des services qu’il rend à ses destinataires et des ressources qu’il met à leur disposition. Ce n’est en rien dévaluer les compilations que de reconnaître les enjeux pragmatiques (et non seulement prosaïques) qui y président. De ce point de vue, il est essentiel de ne postuler aucune solution de continuité entre ces compilations savantes ou littéraires et les écrits pragmatiques ou documentaires (cartulaires, formulaires, registres, censiers, rentiers, etc.). Au contraire, on doit mesurer la valeur de toutes ces compilations à leur force instrumentale, à ce qu’elles permettent de faire, à la manière dont leur traitement des données en fait de bons outils de gestion, d’administration, d’organisation et de prise de décision. Un bon

58 « Causa vero finalis intelligi potest ex ordine personæ loquentis ad illos, ad quos dirigitur sermo » (Bonaventure de Balneoregio, « Prœmium commentari in Sapientiam », p. 109). 59 « Causa efficiens est ipse Marcus, vel gratia Dei, […]. Causa materialis est Christus, et opera ejus. Causa formalis modus agendi, multus enim est in sententiis, sed paucus in verbis. Causa finalis assumitur Jo. 20. g. ubi dicitur : Hæc autem scripta sunt, ut credatis, et ut credendo vitam habeatis. » (Postilla Hugonis de Sancto Charo, N. Pezzana, Venise, 1703, vol. 6, p. 90). 60 A. Nadeau, « Faire œuvre utile. Notes sur le vocabulaire de quelques prologues dominicains du xiiie siècle », dans Lector et compilator. Vincent de Beauvais, frère prêcheur : un intellectuel et son milieu au xiiie siècle, éd. S. Lusignan et M. Paulmier-Foucart, Grâne, 1997 (Rencontres à Royaumont 9), p. 77-96.

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exemple pourrait se trouver dans l’enrôlement de l’écrit dans la mise en place de l’office de l’Inquisition : l’écrit a été considéré comme un instrument fondamental dans la lutte menée par les frères prêcheurs contre l’hérésie, dans la mise en place de procédures homogènes, dans l’organisation des dépositions, dans l’uniformisation du gouvernement et dans l’unification doctrinale sous l’égide d’un pouvoir pontifical centralisé. L’exercice du pouvoir inquisitorial acquiert son efficacité par sa gestion d’écrits standardisés et concaténés, en sorte qu’on ne doit par exemple postuler aucune solution de continuité entre Bernard Gui inquisiteur et Bernard Gui compilateur61. Une telle perspective pragmatique n’est pas moins essentielle pour nos compilations hagiographiques et pastorales, que l’on doit juger aux marges de manœuvre qu’elles dégagent et aux capacités d’action qu’elles déploient. La question de l’utilitas des compilations n’est guère explicitement présente chez Iacopo da Varazze (à l’exception du prologue de ses Sermones de tempore62), mais elle apparaît sporadiquement dans les colophons des manuscrits de la Légende, qualifiée d’opus perutilis63. L’utilitas, loin de s’épuiser dans l’utilité, réfère à la fois aux facilités pratiques qu’autorisent ces collections livresques, aux prises ergonomiques qu’elles disposent dans la manipulation du savoir, à leurs finalités plus nobles qu’elles s’assignent et aux contours ouverts de leur public. Elle constitue à cet égard un nœud essentiel des compilations où se déterminent des destinataires, des fonctions et des usages possibles de ces œuvres et qu’il importe en ce sens de démêler. Il est vrai que les compilations répondent à un besoin et tentent de résoudre des contraintes pratiques élémentaires que l’on peut résumer à ceci : le temps manque ; il faut donc lire plus rapidement – statim invenire comme le rappellent les index médiévaux64. Le compilateur préfère la brevitas contre les tentations bavardes de la prolixitas, si l’on en croit Thomas de Pavie dans le prologue de ses Gesta Imperatorum

61 Sur l’œuvre hagiographique de Bernard Gui, cf. A. Dubreil-Arcin, Vies de saints, légendes de soi : l’écriture hagiographique dominicaine jusqu’au Speculum sanctorale de Bernard Gui (1331), Turnhout, 2011 (Hagiologia 7). 62 « Et quoniam Ordinem Prædicatorum Dei sum miseratione professus, ideo ad beati Dominici postulanda suffragia, devotus assurgo, ut ipse apud Dei misericordiam exorare dignetur, quatenus præsens opusculum, et ad laudem suam dirigat, et ad legentium utilitatem convertat, et mihi ad meritum provenire concedat. » (Iacopo da Varazze, Sermones aurei, éd. R. Clutius, Augsbourg – Cracovie, 1760, t. i, p. 2). 63 Milan, Biblioteca Braidense, AE.XII.27, fol. 370v : « Reverendi fratris Iacobi de Avoragine de legendis sanctorum opus perutile hic finem habet scriptum per me Zenonem de Pegoraris anno ab incarnatione Domini 1493, die XI septembris. » ; Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, B.5.36 : « Reverendi Fratris Iacobi de Avoragine de legendis Sanctorum opus perutile hic finem habet Venetiis per Antonium de Strata de Cremona, et Marcum Catanellum Schalvicolam socios summa cum diligentia impressum. Anno ab Incarnatione Domini 1480. Cal. Jullii inclyto Ioanne Mocenico Venetorum Principe. » 64 Cf. R. H. et M. A. Rouse, « Statim invenire : Schools, Preachers and New Attitudes to the Page », in Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, éd. R. L. Benson, G. Constable et C. D. Landham, Oxford, 1982, p. 201-225 [repris dans in Authentic Witnesses : Approaches to Medieval Texts and Manuscripts, Notre Dame, 1991, p. 191-219]. Les Flores paradysi cherchent à accélérer la consultation du manuscrit : « Ut autem in hoc opera […] utilitas multo amplior proveniret, universum hoc opus pro diversa alphabeta distinximus per que singule sententie concordate inveniri brevi compendio et facillimo possent. » (R. H. Rouse et M. A. Rouse, « Florilegia of patristic texts », p. 175).

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et Pontificum65. La condition humaine, faible et faillible, s’en mêle également et appelle des remèdes, aussi insatisfaisants soient-ils : la mémoire humaine est en effet défaillante (memoria labilis)66 ; les livres, eux, sont innombrables (multitudo librorum) ; les auteurs originaux formeraient même un océan, où le lecteur risque de s’égarer comme en haute mer, s’il ne s’équipe pas d’un recueil de citations aisé à parcourir et à manipuler, à la façon d’une carte pour conserver ses repères et s’orienter67. Vincent de Beauvais résume d’ailleurs ces trois contraintes avec lesquelles la compilation doit composer : Il y a tant de livres, une telle multitude, le temps de la vie est si bref et la mémoire si faible, que l’esprit humain ne peut s’approprier tout ce qui a été écrit. Pour ces raisons, moi, le plus petit frère des dominicains, qui ai depuis longtemps et assidûment consulté et lu avec application beaucoup de livres, j’ai choisi, selon mes possibilités, des extraits de presque tous les livres que j’ai lus, œuvres de docteurs chrétiens et des auteurs païens, poètes et philosophes, et aussi des historiens de l’un et de l’autre bord ; j’ai réuni et mis en ordre ces extraits sous forme de compendium en un seul ensemble68. 65 « Scripturi gesta imperatorum sublimium nec non et pontificum Romanorum brevitatem ac prolixitatem devitare concupimus, eo quod brevitas nimis nubilum obscuritatis inducit et famem desideriumque sciendi non minuit, set incendit […] et ipsa prolixitas nimia, debito moderamine non frenata, fastidium legentibus sepe parit, quia et nimium famescente superfluus cibus sumptus nauseam generare probatur. » (Thomæ Tusci Gesta Imperatorum et Pontificum, éd. E. Ehrenfeuchter, MGH, SS22, p. 483-528, ici p. 490, cité par B. Roest, « Compilation as Theme and Praxis in Franciscan Universal Chronicles », in Pre-modern Encyclopaedic Texts, éd. P. Binkley, Leyde – New York – Cologne, 1997, p. 214-225, ici p. 217). 66 La formule est topique, en tête du prologue par exemple des Sermones Aurei de Iacopo da Varazze : « Umanis labilisque vitæ decursus salubri eruditione admonet. » Jean de Saint-Victor le rappelle dans la version A du Memoriale Historiarum : « Labilis est hominum memoria ut sapientes testantur et quilibet experitur. Visa enim et audita faciliter excidunt a memoria nec ab aliquo longo tempore possunt adeo firmiter retineri ut eorum semper, quando voluerit, celeriter recordetur, nisi scripti recordatione vel vive vocis repetitione juvetur. Propter quod antecessores nostri provide gesta hominum digna memoria pro se ipsis scripserunt et scripta posteris reliquerunt. Nunc quoque hystoriophili qui in audiendo ac legendo hystorias et gesta antiquorum insignia delectantur, in quibus, inquam, historiis seu gestorum narrationibus multimode reperiuntur differentie quantum ad personas, tempora et loca, bene indigent aliquo scripto de hiis, cujus inspectione possint eorum que in diversiis hystoriis legerunt vel a diversis audierunt narrari facilius memorari. » (cité par I. Guyot-Bachy, « Les prologues du Memoriale Historiarum de Jean de Saint Victor », Journal des Savants (1993), p. 235-254, ici p. 251). 67 « Cum enim librorum originalium pelagus sit quasi mare magnum et spaciosum quod a quolibet investigari non possit, michi utilius videbatur pauca doctorum dicta in promptu habere quam si multa quidem homo transcurreret et illa ad manum non haberet, iuxta documentum Senece : Cum multa percurreris unum excerpe quod illa die concoquas : certis enim ingeniis nutriri et immorari oportet. Siquis velit aliquid trahere quod in animo fideliter sedeat, fragilis enim est memoria et rerum turbe non sufficit (Seneca, Ad Lucilium, 84). » (R. H. Rouse et M. A. Rouse, Preachers, Florilegia and Sermons, p. 236-237). 68 « Quoniam multitudo librorum et temporis brevitas, memorie quoque labilitas non paciuntur cuncta que scripta sunt pariter animo comprehendi, michi omnium fratrum minimo plurimorum libros assidue ex longuo tempore revolventi, ac studiose legenti, visum est tandem accedente eciam maiorum suorum consilio, quosdam flores pro modulo ingenii mei electos ex omnibus fere quos legere potui, sive nostrorum id est catholicorum doctorum, sive gentilium scilicet philosophorum et pœtarum et ex utrisque historicorum in unum corpus voluminis quodam compendio » (Vincent de Beauvais, Libellus apologeticus, De causa suscepti operis et eius materia ; M. Paulmier-Foucart, Vincent de Beauvais et le Grand miroir du monde, p. 149).

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En somme, contre la dispersion, le rassemblement ; contre l’évanescence, la fixation ; contre le foisonnement, la synthèse. Les compilations constituent sans doute le moyen que la culture médiévale a mis au point sinon pour dominer, du moins pour maîtriser, interroger et se repérer dans la surabondance des données conservées et livrées par la tradition. Cependant, on ne se limite pas toujours à des justifications d’ordre pratique, et on allègue des raisons quasiment d’ordre anthropologique. En lisant le prologue du Miroir des curés, on pourrait s’étonner que le compilateur anonyme justifie son entreprise en se référant à la double déchéance, et de l’orgueilleux Lucifer, et d’Adam et Ève : Et par Eve fist Adam le commandement de Dieu trespassser, pour laquelle inobedience Adam nostre premier pere avoec toute sa lignie fut du Royalme du Ciel et de Paradis terrestre forvigies et de tous ces biens deseure dis prives, tellement que l’omme par le dit pechiet en est en cest val de misere devenus mortels. Et en son entendement devenus si ignorans et obscurcis que sans le inspiration de Dieu, ou par l’aprinse de la sainte escripture, il ne poet estre enlumines pour revenir aux biens desquels par nostre dit Pere sommes desherites. Par quoy ie me suy adonnes de faire ung miroir prins hors de la sainte escripture auctentique meismement pour les cures dont l’entendement de tous ceuls qui le liront et orront puist estre enluminiez de cognoistre et de faire le bien et de refuser le mal, pour tellement leur vie mener qu’il puissent par les bonnes euvres le Royalme du Ciel conquester et a la joie permanable venir, a laquelle nous amaine le Pere, le Filz et le saint Esperit69. Cela paraît cependant moins surprenant quand on conçoit la compilation comme la compensation, nécessaire quoiqu’insuffisante, à la disqualification cognitive de l’espèce humaine à la suite du péché originel. Remédiant aux incapacités humaines, l’entreprise compilatoire plonge ses racines jusqu’aux fondements de l’anthropologie chrétienne : la compilation s’impose comme un mode de connaissance capable de rassembler les données qu’une seule intelligence humaine n’a plus les moyens de connaître directement et d’appréhender par elle-même. Il s’agit donc d’une opération cognitive de coordination du savoir dont il importe de rendre compte de la nature fondamentalement collective. Que la compilation soit le reflet d’une épistémologie sociale70 et la réponse à une situation cognitive de faiblesse anthropologique, le clerc picard Richart de Fournival en fournit une claire confirmation en justifiant l’entreprise compilatoire de son Bestiaire d’amour par la défense d’une conception sociale et transhistorique de la connaissance : Toutes gens desirrent par nature a savoir. Mais pour che que nus ne puet tout savoir, ja soit che que chascune chose puist être seue, si couvient que chascuns

69 Cambrai, Bibliothèque Muncipale, ms. 210, fol. 1v. 70 Par épistémologie sociale, on entend une théorie de la connaissance comme ensemble collectif et partagé de croyances et de savoirs qui tend à rompre avec les présupposés individualistes de la philosophie des sciences traditionnelle. Cf. A. Bouvier et B. Conein, L’Épistémologie sociale. Une théorie sociale de la connaissance, Paris, 2007 (Raisons Pratiques).

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sache aucune chose, et che que li uns ne set mie, que li autres le sache, si que tout est seu en tele maniere qu’il n’est seu de nului a par lui, ains est seu de tous ensamble. Mais il est ensei que toutes gens ne vivent mie ensanle, ainsi sont li un mot avant que li autre naissent. Et chil qui ont esté cha en arriere ont seu tele chose que nus ne saroit orendroit s’on ne le savoit par les anchiens. Et pour che Dieus, qui tant aime home qu’il le veut pourveoir de canques mestiers li est, a donné a home une vertu de forche d’ame qui a a non memoire71. Individuellement l’homme ne serait pas en mesure de prendre en charge tout le savoir ; c’est pourquoi il lui faut déléguer certaines connaissances et certaines tâches à d’autres ; ainsi s’organise une division sociale du travail cognitif par laquelle on compte sur d’autres pour assurer la mise en partage et la maîtrise des savoirs ; pourtant, cela ne saurait suffire encore : la communauté des savants n’est jamais totalement actualisée, ni pleinement mobilisée en synchronie ; il faut par conséquent pouvoir aussi compter sur les communautés savantes passées qui ont transmis des savoirs. Pour que le savoir ne s’éparpille pas et se transmette avec quelque stabilité, quelque continuité et quelque pérennité, il est nécessaire de pouvoir compter malgré la dispersion des communautés savantes en synchronie et en diachronie, sur cette faculté de collaboration et de mise en partage transhistorique des savoirs qu’on appelle mémoire et par laquelle on externalise le travail de capitalisation des connaissances. Il importe par conséquent de considérer ces compilations comme les instruments de la mémoire, pour peu qu’on ne réduise pas cette dernière à une simple faculté individuelle et qu’on la considère au contraire comme le ciment de l’épistémologie sociale de la société médiévale. Une autre tendance dans la rhétorique de la justification qui traverse les prologues de compilations médiévales est de souligner l’étendue de ses usages possibles et l’ampleur de sa polyvalence. Les grandes compilations médiévales, qu’elles aient des ambitions encyclopédiques ou pastorales, cultivent une conscience manifeste des multiples missions qu’elles peuvent se donner et des nombreux usages qu’elles peuvent revêtir. Le Florilegium Duacense en constitue une confirmation claire : florilège à sections d’auteurs, composé dans la seconde moitié du xiie siècle à l’abbaye de Clairvaux, il est organisé en quatre parties (les œuvres augustiniennes, la littérature patristique sur chacun des livres bibliques, la littérature patristique hors commentaires bibliques, et quelques poètes chrétiens et auteurs classiques). Il est remarquable que le prologue s’attache à corréler étroitement sa variété interne à la diversité des publics et à la multiplicité des usages et des effets qu’il pourrait avoir sur chacun d’eux : C’est pourquoi ce livre aide l’esprit rude à s’instruire, l’esprit prudent à s’exercer, l’esprit tiède à s’enflammer, et l’esprit faible à se fortifier ; ici le malade trouvera les moyens de se soigner, le sain de se défendre, le fatigué de se restaurer, l’affamé de se nourrir, le studieux trouvera de quoi se stimuler, et le paresseux de quoi se

71 Richart de Fournival, Bestiaire d’amours et la response du Bestiaire, trad. G. Bianciotto, Paris, 2009 (Champion Classiques Moyen Âge), p. 154, l. 1-13.

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délecter ; le simple y lira ce qu’il peut comprendre et le pauvre ce qui a pu être écrit72. Des lecteurs aux tempéraments opposés, aux attentes spécifiques et aux besoins particuliers, pourront donc trouver leur compte dans une collection disposant des parcours de lecture tout à fait différents. Dans une moindre mesure, la diversité de la matière même des Miroirs explique la variété des emplois que l’on peut en faire. Vincent de Beauvais distingue deux axes fonctionnels, l’un en vue de la connaissance privée de Dieu, l’autre dans la perspective plus professionnelle et publique de la prædicatio, de la lectio et de la disputatio dans le milieu des Universités et des studia : Car j’en suis en effet certain – j’ai confiance dans le Seigneur – cette œuvre sera d’une grande utilité, pour moi et pour qui la lira avec application et sympathie, non seulement afin de connaître Dieu en lui-même et à travers ses créatures visibles et invisibles, et par là l’aimer, et afin d’amener le cœur à l’esprit de charité à travers les paroles de feu et les exemples de tant de saints, mais encore afin de prêcher, lire, disputer, résoudre les questions et d’une façon générale pour traiter de tout genre de matière dans chacun des arts73. Alors même que sa compilation d’exempla est moins encyclopédique que l’entreprise de Vincent de Beauvais, Étienne de Bourbon fait, dans le prologue de son Tractatus de diversis materiis predicabilibus, éclater plus encore le spectre des usages en en établissant la liste étourdissante. Il s’agit en effet pour lui de : compiler les autorités et assembler leurs arguments […] pour instruire les hommes, les avertir et les inciter à craindre et à prendre garde contre les maux à venir, et en cela à renoncer au péché et tendre vers le Bien, à faire sincère pénitence des fautes commises, à repousser avec force les tentations, à persévérer dans le Bien, à vivre honnêtement et à agir avec discernement, à discerner le bien du mal, à préférer et à donner la priorité aux biens les plus nobles et les plus propices au salut, à réfléchir, croire et ressentir correctement, à se rappeler et à reconnaître

72 « Habeat ergo hinc rudis animus quo se erudiat, prudens quo se exerceat, tepidus quo se inflammet, pusillus quo se confortet ; sumat hinc etiam eger quo curetur, sanus quo custodiatur, fessus quo recreatur, esuriens quo pascatur ; legat studiosus, legat fastidiosus, iste ut incitetur, ille ut delectetur ; legat simplex quod per se intelligat, habeat pauper quod scribere valeat. » (Douai, Bibliothèque Municipale, 285, fol. 1r ; cité par B. Munk-Olsen, « Les classiques latins dans les florilèges médiévaux antérieurs au xiiie siècle », Revue d’histoire des textes, 9 (1979), p. 47-122, ici p. 56). Je traduis. 73 « Certus sum enim et confido in domino, hoc ipsum opus non solum mihi sed et omni studiose et affectuose legenti non parum utilitatis afferre, non solum ad deum per se et per creaturas visibiles et invisibiles cognoscendum ac per hoc diligendum et cor suum in devotione caritatis multorum sanctorum ignitis sentenciis et exemplis excitandum et attendendum, verum eciam ad predicandum, ad legendum et ad disputandum, ad solvendum, necnon et generaliter ad unumquodque fere materie genus artis cuiuslibet explicandum. » (Vincent de Beauvais, Libellus apologeticus, De utilitate operis et apologia actoris ; Vincent de Beauvais et le Grand miroir du monde, p. 152). Le Pharetra, qu’on a longtemps attribué à Bonaventure, s’inscrit dans ce même cadre universitaire : « Ordinavi, ut quæ ad meditationem, prædicationem, disputationem ibidem essent utilia, levius reperirentur. » (cité par R. H. Rouse et M. A. Rouse, « Florilega of patristic texts », p. 175).

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avec fréquence les bienfaits de Dieu, à connaître, à aspirer et à aimer les biens, en ce qu’ils sont plaisants à goûter, à porter avec patience devant Dieu les maux de la peine présente, à mépriser les biens vains et passagers, à tendre avec ardeur vers les biens de l’éternité, à les chercher avec insistance et prudence […]74. Un tel programme est de nature plus pastorale que gnoséologique75 : il cherche moins à connaître Dieu qu’à se donner les moyens de conquérir le salut et, par le truchement de la prédication dominicaine, à conduire les conduites, avec tout ce que cette tâche totale implique d’ampleur. S’inscrivant ainsi dans le cadre de la cura animarum, l’utilitas de ces livres prend-elle la dimension d’un remède thérapeutique ou d’un bienfait médicinal, comme le rappelle Humbert de Romans dans son Expositio Regulæ B. Augustini : La sagesse céleste est pour ainsi dire une source qui s’écoule du ciel à travers les canaux que forment les livres. […] Mais hélas ! il est des hommes de religion qui manifestent un grand souci et réalisent d’importantes dépenses pour obtenir un aqueduc par lequel viendra la source d’eau matérielle dans leur maison et qui permettra de purger la crasse du corps, d’irriguer les jardins et de se procurer toutes sortes de commodités en fréquentant différents ateliers ; mais qu’ils témoignent d’autant de soin à l’égard du conduit de la sagesse céleste, c’est-à-dire les livres, grâce auxquels la crasse des péchés est purgée, grâce auxquels les cœurs sont irrigués pour contribuer au bien et duquel proviennent d’aussi différentes qu’innombrables bienfaits76 ! Les dominicains doivent en effet vraisemblablement leur succès à leur projet qui réside dans un soin prodigué au fidèle, au moins égal à celui conféré aux livres qui traçaient la route de son salut. Rodéric de Cerrato s’inscrit dans la perspective de ses prédécesseurs dans le prologue du Vitas sanctorum : pour exciter et inciter les fidèles

74 « […] compilare auctoritates et connectere rationes auctoritatibus ut homines instruerent, monerent, moverent et promoverent ut mala futura metuerent et caverent, et per hoc a peccatis recederent et bonum appeterent, et de malis commissis veraciter peniterent, tentaciones viriliter repellerent et ut in bonum perseverarent, honeste viverent, discrete agerent, ut discrete bonum a malo eligerent, ut meliora bona et saluti viciniora aliis preeligerent et preponerent, ut recte intelligerent, crederent et sentirent, ut Dei benificia frequenter recolerent et recognoscerent, ut bona prout sunt bona gustando saperent, appeterent et amarent, ut mala pene presentis patienter propter Deum ferent, transitoria et vana bona contemnerent, eterna bona ardenter appeterent, instanter et prudenter quererent […] » (Étienne de Bourbon, Tractatus de diversis materiis predicabilibus. Prologus, prima pars, De dono timoris, éd. J. Berlioz et J.-L. Eichenlaub, Turnhout, 2002 (CCCM 124), p. 13-14). Je traduis. 75 A. Nadeau, « Faire œuvre utile », p. 88-90. 76 « Sapientia cœlestis est sicut fons qui de cœlo venit per canale librorum. […] Sed heu ! sunt aliqui religiosi qui magnam sollicitudinem apponunt, et magnas expensas faciunt ad habendum aquæductum per quem veniat fons aquæ materialis in domum suam ad purgandum sordes corporeas, ad irrigandum hortos, ad commoditates multas habendas per singulas officinas : et de conductu sapientiæ cœlestis per quam sordes purgantur peccatorum, corda ad omne bonum proferendum irrigantur, et singulares utilitates innumerabiles proveniunt, libris scilicet, parum curant ! » (Humbert de Romans, « De libris divinis procurandis », Expositio Regulæ B. Augustini, dans Opera de vita regulari, éd. J. J. Berthier, Turin, 1956, I. p. 419-420, je souligne). Je traduis.

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à la dévotion, il faut fournir la matière nécessaire aux prédicateurs et les prémunir d’un déficit de ressources, dont ils ne doivent pas pouvoir s’excuser77. La politique des âmes s’adosse donc à une politique des livres, dont les ressorts éditoriaux visent à capter un public élargi. Le dominicain pisan Domenico Cavalca, qui assortit son travail de compilateur à une entreprise fondamentale de vulgarisation et de traduction, le laisse bien entendre, tantôt quand il présente sa traduction des Vitæ patrum pour les rendre accessibles et utilisables, par-delà les barrières sociolinguistiques qui séparent les lettrés et ceux qui ne savent pas le latin (sanza gramatica) : considérant que, de tous les livres que j’ai trouvés, ce livre très pieux, qui s’intitule Vita patrum, contient des exemples – rivalisant de beauté et d’excellence – de la vie pleine de perfection des saints Pères du passé, qui étaient la véritable lumière du monde, je l’ai traduit dans la langue vernaculaire comme on le voit ci-dessous, afin que non seulement les lettrés, mais aussi les laïcs qui ne maîtrisent pas le latin puissent les comprendre et en faire usage78. Empruntant conventionnellement une humilité topique du compilateur et minimisant la part de son propos, Domenico Cavalca se limite à reconnaître son rôle dans la traduction, la simplification et l’organisation de la matière, tout en s’effaçant devant les mots des saints qu’il faut louer et dont il faut tirer profit. Je prie désormais quiconque lit cet ouvrage, que ce qu’il y trouve de bon, ce soit à Dieu et aux saints qu’il en attribue les sentences et les autorités que je dispose et reproduis ici. Je ne mets rien ou peu de moi, si ce n’est que je rassemble divers livres, que je mets en ordre certains chapitres de divers écrits, ainsi que les propos des saints sur le sujet, et je les mets en langue vulgaire au service de ceux qui ignorent le latin et qui néanmoins sont tenus à la patience. Comme je l’ai dit, les

77 « Vitas sanctorum, nimia prolixitate descriptas ac variis voluminibus dispersas, quorum festa ecclesia colit vel quorum hystorias fides fidelium recipit, breviter et succincte eligens utilia, in uno volumine perstringere curavi, explosis coloribus purpuratis quatinus prolixitas mater tedii lectorem non retrahat, brevitas alliciat, utilitas inducat, color rhetoricus non obducat, et predicatoribus vero ad predicandum de sanctis non desit materia, et ad excitandam devotionem fidelium devota inveniantur exempla, clericos quoque inopes ad habendum vitas sanctorum inopia non excuset. » (A. Dondaine, « Les éditions du Vitas sanctorum de Rodéric de Cerrato », in Sapientiæ procerum amore, éd. T. W. Köhler, Rome, 1974, p. 225-253). Ses formules se rapprochent en cela de celles Jean de Mailly dont le prologue de son Abrégé des gestes et des miracles des saints stipulent : « Cum plurimi sacerdotes sanctorum passiones et uitas non habeant et ex officio suo eas scire et predicare debeant, ad excitandam fidelium deuotionem in sanctos eorum maxime uitas qui in kalendariis annotantur succincte perstringimus, ut et libelli breuitas fastidium non generet et parochiales presbiteros librorum inopia non excuset. Si quis autem uitam sui patroni non hic inueniat non sit ei graue si illam alibi totam querat. » ( Jean de Mailly, Adbreviatio in gestis et miraculis sanctorum, éd. G. P. Maggioni ; Abrégé des gestes et miracles des saints, trad. A. Dondaine, Paris, Cerf, 1947, p. 23). 78 « […] considerando io che fra tutti li libri, ch’io mai trovassi, questo libro devotissimo, che si chiama Vita patrum, contiene bellissimi exempri ed excellenti della perfecta vita de’ santi antichi padri, li quali veramente furono luce del mondo, abbolo come di sotto si mostra recato in volgare, adciò che non solamente li licterati, ma etiandio le persone secolari e sanza gramatica lo possano intendere e trarre utilitade. » (Domenico Cavalca, Vite dei santi padri, Florence, éd. C. Delcorno, Florence, 2009, p. 467468). Je traduis.

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propos et les jugements qui composent cette œuvre ne sont pas de moi, mais sont ceux des saints ; mais chacun les loue et en tire des bénéfices. La mise en ordre et la traduction, d’une certaine manière, sont de mon fait […]79. Par ailleurs, le prédicateur lui-même ne saurait omettre que les sermons qu’il a compilés et rassemblés s’adressent non seulement aux frères de sa communauté et aux fidèles auxquels ces derniers s’adressent, mais aussi aux saints, dont il sied de faire la louange pour s’attirer efficacement leurs faveurs et leur intercession. Giovanni da San Gimignano précise dans le Quaresimale : Cela m’a conduit en effet à compiler ces sermons grossiers, à l’usage et au profit des simples frères et en l’honneur et pour la gloire de Jésus Christ et de sa bienheureuse Mère, ainsi qu’en révérence des saints, le bienheureux père Dominique et le bienheureux Gimignano patron de mes terres d’origine, afin que grâce à leurs éternels suffrages Dieu nous récompense par des dons dans la gloire des cieux. Ainsi soit-il80. Cela implique de tirer deux conséquences. D’abord, les compilations se structurent en fonction de destinations à fonds multiples : derrière l’usager premier qu’est le clerc ou le prédicateur, se trouve certes le fidèle, à qui cependant la parole ne s’arrête, ni ne se destine pas. Ensuite la parole du prédicateur vise à le mobiliser et le fédérer dans une parole commune qui rend honneurs et louanges aux saints dont les suffrages s’adressent eux-mêmes à Dieu lui-même. Aussi ces destinations enchâssées sont plus nombreuses qu’on ne croit et ne se limitent pas aux seuls humains ; elles instituent un commerce circulaire de la parole avec les saints : on donne la parole aux saints ; on parle des saints, on parle aux saints en les honorant et en chantant leur louange ; ils parlent et intercèdent pour celles et ceux qui leur ont adressé leurs prières, de

79 « Ora prego chi quest’opera legge che cio che di buono ci trova, attribuisca a Dio e a’ santi le sentenze e autoritadi, delle quali qui pongo e scrivo, che io da me niente o poco ci metto, se non è in quanto raccolgo da diversi libri, e reco ad ordine di certi capitoli di diverse scritture, e detti di santi sopra la predetta materia, e recogli in volgare per utilità di quegli che non sanno grammatica, pur niente meno sono tenuti ad esser pazienti. Come dunque ho detto, la sentenza delle parole e i detti di quest’opera non è mia ; ma di santi, e pero ciascuno la lodi e traggane frutto. L’ordinare le parole, e volgarizzare in alcun modo è mio ; […]. » (Domenico Cavalca, Medicina del cuore, éd. G. Bottari, Milan, 1838, p. 3). Je traduis. 80 « Hoc enim me induxit ad istos quamvis rudes sermones compilando ; ad utilitatem simplicium fratrum et ad honorem et gloriam Yesu Christi et beatissime Matris eius, ad reverentiamque sanctorum beatissimi patris Dominici et beati Geminiani terre originis mee patroni, ut eorum nos Deus suffragiis eternis remuneret donis in gloria celesti. Amen. » Je traduis. Giovanni da san Gimignano utilise une formule semblable dans ses Sermones de tempore : « Et quoniam in nonnullis fratrum prædicatorum conventibus laudabilis consuetudo servatur ut scilicet in Adventu Domini die quolibet predicetur, de figuris et prophetis quibusdam veteris testamenti que dictum presignaverunt adventum, inter ipsas adventus dominicas sermonem feriarum numerum aliquos sermones inserui, ad laudem et gloriam Christi et gloriose Matris eius et beati patris nostri Dominici de quorum confisus suffragiis ista compilavi ut scivi de imperite dictis in eis veniam a legentibus expetens et ut si quid ex eis utilitatis exceperint mihi, qui satis indigeo, orationum suarum suffragiis recompensent. » (L. Pellegrini, I manoscritti dei predicatori, Rome, 1999 (Dissertationes historicæ XXVI), p. 292).

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sorte qu’il convient bien d’admettre que ces compilations en sont des nœuds ou des courroies de transmission décisives. Au terme de ce parcours rapide et encore fort incomplet, mais rendu nécessaire par le grand silence et l’absence de métadiscours de Iacopo da Varazze sur les justifications présidant à sa propre entreprise de compilation hagiographique, il a paru nécessaire de comprendre le discours médiéval de la compilation à travers les informations disponibles dans les prologues de ces livres-bibliothèques. Il importe de retenir notamment combien les aspects pragmatiques président pour l’homme médiéval à la confection de ces bases de données médiévales : elles se définissent elles-mêmes par toute la gamme de leurs usages ; elles signifient proprement tout ce que l’on peut en faire. Non seulement elles répondent à des contraintes élémentaires, tout en se portant à la hauteur d’enjeux nobles, mais, plus fondamentalement, elles révèlent une organisation sociale et transhistorique de la capitalisation du savoir et de la circulation de la parole. Elles répondent en somme à la nécessité élémentaire d’accroître la lisibilité des livres et du monde. La compilation ne saurait être, pour reprendre les mots qu’employait Lévi-Strauss à propos de la pensée sauvage, « seulement la prisonnière d’événements et d’expériences qu’elle dispose et redispose inlassablement pour leur découvrir un sens ; elle est aussi libératrice, par la protestation qu’elle élève contre le non-sens »81. Elles instituent des ordonnancements et instaurent des classements dans la déconcertante prolixitas des savoirs disponibles, elles dessinent et mettent au point des circuits de la parole entre le monde des humains et celui des saints. Reste que rendre compte de l’autoportrait construit par les compilateurs euxmêmes ne saurait en soi suffire. Pour révélatrice qu’elle soit, l’auto-représentation des compilateurs qui relève de l’histoire culturelle82 n’est qu’une première étape invitant à explorer les opérations et les manipulations que Iacopo da Varazze fait subir à la tradition, bref à observer la productivité poétique et les effets de la Légende dorée comme compilation.

81 C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, p. 36. 82 Étude menée par exemple par R. H. et M. A. Rouse : « The words that the florilegist chooses to express the activity of compilation reveal something of his attitudes and inconscious assumptions. » (R. H. Rouse et M. A. Rouse, « Florilegia of patristic texts », p. 169) ; « We wish students of medieval vernacular literature might more frequently pause to wonder, ‘What do the words compilation and ordination mean, anyhow ?’ More important still, they might ask, ‘Do the concepts that these terms represent have any relation at all to the way real people made real books in the fourteenth and fifteenth centuries ?’ » (« Ordinatio et compilatio revisited », in Ad litteram. Authoritatives Texts and Their Medieval Readers, éd. M. D. Jordan, K. Emery, Notre Dame, 1993, p. 113-134, ici p. 128).

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Les vertus de la compilation dans la Légende dorée de Iacopo da Varazze

Si l’on s’accorde à reconnaître une forme d’utilité et de productivité à la compilation, est-il possible de l’observer à l’œuvre dans la Légende dorée ? Constatant le silence total de Iacopo da Varazze sur l’importance de la compilation, le chapitre qui s’ouvre tente d’observer ce que la compilation pourrait faire à ceux qui l’utilisent. Loin de la réduire à un simple traitement de textes, la Légende dorée semble prêter quelques vertus à la compilation : sa première vertu est épistémique (elle conforte et garantit les croyances qu’elle véhicule) ; sa deuxième vertu est éthique (elle pousse à mieux agir et présente des exemples auxquels se conformer) ; sa dernière vertu est théologique (elle intègre la communauté des usagers directs et indirects au sein de l’assemblée ecclésiale).

Les vertus épistémiques du témoignage On a pu aisément le constater, c’est un geste topique de la part d’un compilateur que de ne jamais se présenter comme l’auteur de son discours et de se dévaluer devant les autorités qu’il assemble. Cette vertu d’humilité est essentielle pour comprendre le pouvoir heuristique de la compilation, et la manière dont elle produit des savoirs et raffermit les croyances. La compilation est une pratique d’écriture dont la nécessité s’éprouve par son défaut constitutif. On compile au Moyen Âge lorsqu’on ne peut ni produire par soi-même, ni laisser l’inspiration et la révélation produire à sa place : c’est alors qu’on se lance dans une enquête exploratoire d’écrits antérieurs pour les rassembler dans une unité synthétique inédite conférant à ces strates discursives une nouvelle intelligibilité. Cette tripartition entre inspiratio, inventio et compilatio, déjà présente dans les prologues bonaventuriens, réapparaît dans le prologue de la Satirica Ystoria du franciscain Paolino da Venezia, quoique légèrement décalée. L’historien (scriptor ystoriarum) ne peut pas accéder à la connaissance commune des histoires et des faits accomplis par la seule invention (inventio), parce qu’en elles-mêmes, ces choses n’existent pas telles qu’elles pourraient se présenter à l’intellect ; il ne convient pas davantage d’attendre la révélation (revelatio), là où suffit le labeur humain assisté de l’aide ordinaire de Dieu. Il reste alors un

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troisième mode de connaissance qui est de se fier au savoir (eruditio) des auteurs, en s’attachant à mettre en ordre (ordinare) les récits des hauts faits accomplis1. Ce qui paraît être trois causes efficientes pour Bonaventure devient sous la plume de l’historiographe trois modes de connaissances disjoints et non superposables : emprunter l’une des voies exclut de passer par les autres. En l’occurrence, les événements passés auxquels se consacre l’historiographie, désormais évanouis, échappent à l’interprétation des données empiriques par l’intellect, et ne sont pas suffisamment cruciaux pour mériter l’intervention divine de la révélation. En effet l’historien ordinaire ne peut acquérir la connaissance des histoires et des événements passés par l’observation (inventio), parce que les faits ne sont plus visibles pour se présenter à l’intellect, pas plus qu’il ne le peut par la révélation (revelatio), là où le travail humain suffit avec l’aide ordinaire de Dieu. La connaissance de l’histoire ne peut par définition s’opérer qu’indirectement, par la médiation et la reproduction des livres. Il ne reste pour accéder à la connaissance qu’une troisième voie, à savoir les témoignages écrits (eruditio scribendorum), en se contentant de mettre de l’ordre dans les gestes de l’histoire. Le prologue du Miroir des curés abonde en ce sens : la compilation est le mode de connaissance qui reste à l’humanité, quand l’inspiration lui fait défaut2. La compilation repose dès lors sur une épistémologie du témoignage, pour la simple raison que le sujet médiéval humain, dont l’intellect limité est comme cerclé d’une chair faillible, n’a le plus souvent pas d’autre choix que de se fier aux témoignages de tiers3. On peut convoquer, à des fins de clarté, la définition élémentaire et analytique du témoignage, que Paul Ricœur propose dans La Mémoire, l’histoire et l’oubli. Le témoignage (1) livre l’assertion d’une réalité (« voilà ce qui s’est passé »), (2) que certifient l’autodésignation du sujet témoignant (« j’y étais ») et (3) une mise en situation du dialogue (« croyez-moi »), (4) avec l’ultime possibilité de confrontation à d’autres témoignages (« si vous ne me croyez pas, demandez à quelqu’un d’autre »)4. Mais, pour utile et instructive qu’elle paraisse, cette formalisation ne suffit pas à épuiser la richesse éthique et épistémologique du témoignage – particulièrement dans le christianisme médiéval.

1 « Et scriptor ystoriarum communis cognitionem ystoriarum et rerum gestarum habere per inventionem non valeat, quia nec res ipse in se extant ut presentari intellectui valeant, nec revelationem expectare deceat ubi cum Dei communi auxilio humanus labor sufficit. Relinquitur quod iuxta tercium modum qui est per eruditionem scribendorum acquirat noticiam, […] satagente gestarum rerum ystorias ordinare. » (Paolino da Venezia, Satirica Ystoria, cité par I. Heullant-Donat, « Entrer dans l’histoire. Paolino da Venezia et les prologues de ses chroniques universelles », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 105/1 (1993), p. 381-442, ici p. 440). 2 Cambrai, Bibliothèque Municipale, 210, fol. 1vb. 3 Voir, en guise de contrepoint, la formulation proprement moderne d’un Rousseau qui forge un sujet si autonome et si maître de lui-même, par la vertu d’une Raison omnipotente, qu’il peut tout bonnement se dispenser des témoignages des tiers : « Il me faut des raisons pour soumettre ma raison. […] Le témoignage des hommes n’est donc au fond que celui de ma raison même, et n’ajoute rien aux moyens naturels que Dieu m’a donné de connaître la vérité » ( J.-J. Rousseau, La Profession du vicaire savoyard, éd. B. Bernardi, Paris, 1996, p. 101). 4 P. Ricœur, La Mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, 2000 (L’ordre philosophique), p. 204-206.

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Loin d’être un pis-aller de la connaissance, le témoignage constitue un mode de connaissance tout à fait valable et recommandable pour l’épistémologie de l’Occident médiéval, pour ne pas dire la pierre angulaire des savoirs ordinaires. Cette atmosphère de confiance fut installée, à plus d’une reprise, par Augustin d’Hippone qui constitue l’autorité médiévale en la matière : Assurément, pour les choses qui ne sont pas à portée de nos sens, ne pouvant les connaître par notre propre témoignage (nostro testimonio), nous en cherchons d’autres témoins (alios testes), et nous y ajoutons foi lorsque nous croyons qu’elles ne sont pas, ou n’ont pas été, loin de leurs sens5. Pour peu qu’on distingue judicieusement croyance, opinion, et savoir, accorder une place digne de ce nom à la croyance dans l’épistémologie n’est pas le signe d’une vulnérabilité ou d’une crédulité particulière. De sorte que l’homme vit de témoignages, qui confèrent un socle nécessaire à toute connaissance, ou à défaut une consistance suffisante. Le témoignage permet de déléguer, partager et de faire circuler les savoirs, au sein d’une nécessaire division du travail cognitif. Non seulement il ne semble pas nécessaire de fonder toute connaissance sur l’évidence empirique, mais en se privant de témoignages, notre connaissance serait sévèrement amputée et s’égarerait dans un doute primordial remontant jusqu’au fait même de notre venue au monde de chacun : Qu’on n’aille pas croire non plus que nous refusons de dire que nous savons les choses apprises par le témoignage d’autrui. Autrement, nous ne savons pas qu’il y a un Océan ; nous ne savons pas qu’il y a des terres et des villes, que leur renom a rendus très célèbres ; nous ne savons pas qu’il y a eu des hommes et qu’ils ont accompli des œuvres que la lecture des historiens nous fait connaître ; nous ne savons pas les nouvelles qui nous viennent chaque jour de toutes parts, et qui sont confirmées par des indices concordants et s’attestant mutuellement (contestantibus) ; enfin, nous ne savons pas où ni de qui nous sommes nés ; en tous ces points, nous nous fions au témoignage d’autrui6. Les positions augustiniennes sur la connaissance ordinaire font précisément autorité pour dispenser le fidèle des dérives sceptiques et fournir une assise solide au mode même de transmission de la foi religieuse. En effet les enjeux changent de nature, dès lors qu’on ne cherche plus seulement à évaluer la force du témoignage,



5 Augustin d’Hippone, De civitate Dei, éd. B. Dombart et A. Kalb, Turnhout, 1955 (CCSL 48), XI, iii : « nam si ea sciri possunt testibus nobis, quæ remota non sunt a sensibus nostris siue interioribus siue etiam exterioribus (unde et præsentia nuncupantur, quod ita ea dicimus esse præ sensibus, sicut præ oculis quæ præsto sunt oculis) : profecto ea, quæ remota sunt a sensibus nostris, quoniam nostro testimonio scire non possumus, de his alios testes requirimus eis que credimus, a quorum sensibus remota esse uel fuisse non credimus. » 6 Augustin d’Hippone, De Trinitate, éd. W. J. Mountain et Fr. Glorie, Turnhout, 1968 (CCSL 50A), XV, xii, 21 : « absit etiam ut scire nos negemus quæ testimonio didicimus aliorum ; alioquin esse nescimus oceanum ; nescimus esse terras atque urbes quas celeberrima fama commendat ; nescimus fuisse homines et opera eorum quæ historica lectione didicimus ; nescimus quæ quotidie undecumque nuntiantur et indiciis consonis contestantibus que firmantur ; postremo nescimus in quibus locis uel ex quibus hominibus fuerimus exorti, quia hæc omnia testimoniis credidimus aliorum. »

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mais à devenir soi-même témoin, et témoin de Dieu, à l’instar du martyr chrétien, et ces questions d’ordre épistémique prennent un tout autre relief, quand les histoires compilées le sont par un hagiographe intéressé au témoignage même dont sont porteurs les martyrs. Ces figures majeures du sanctoral (et notamment de celui de la Légende) doivent nécessairement intéresser qui chercherait à évaluer les connaissances produites par l’écriture de la compilation hagiographique et la reconduction des témoignages qui y président. Le martyr est étymologiquement un « témoin » d’un événement qui le précède – en vertu d’un emprunt de la langue latine à la langue grecque7. Par une appropriation et une transposition du vocabulaire juridique des tribunaux romains, le christianisme naissant a fait du martyr le témoin de la mort et de la résurrection du Christ – celui qui rend témoignage publiquement du mystère de l’Incarnation. S’il fut dans les premiers moments du christianisme un moyen de médiatiser le christianisme de manière spectaculaire sous l’Empire, quand les fidèles ne pouvaient mobiliser des inscriptions monumentales et des bâtiments pour exister institutionnellement, le terme fut chargé de porter de nouvelles significations avec les évolutions de la société alto-médiévale8. Si pour Tertullien, « le sang des martyrs est semence des chrétiens »9 et à ce titre à la source de l’émancipation publique de la religion du Christ, Grégoire le Grand dans ses Dialogues considère les moines comme les nouveaux martyrs, qui intériorisent les souffrances et les supplices sous la forme d’une ascèse du renoncement. Sous ces variations sémantiques, le martyr reste pourtant témoignage et reconduction du témoignage d’un événement qui le précède : le martyr fonctionne, à la fois de manière rétrospective et prospective, comme un signe tourné vers le passé et comme un relais projeté vers l’avenir. Ainsi Grégoire le Grand précise dans cette perspective la grande utilité des martyrs pour notre vie morale, non sans quelque réminiscence du premier sens judiciaire des Romains. Tu instaures tes témoins contre moi, et tu multiplies ta colère, et les peines combattent contre moi ( Job, 10, 7). Ils sont en effet les témoins de Dieu ceux qui, par l’exercice du saint Esprit, témoignent que les récompenses de la vérité suivront les élus. C’est



7 Les lexicographes médiolatins s’accordent et se reprennent entre eux. Isidore le rattache à la figure du témoin : « Martyres græca lingua, Latine testes dicuntur, unde et testimonia Græce martyria nuncupantur. » (Isidore de Séville, Etymologiæ, VII, ii, 1) ; Huguccio de Pise, Derivationes, M32, p. 733 : « Hic et hec martir -ris grece, latine dicitur testis, unde et testimonia grece martiria dicuntur. […] ideo testis dicitur quia propter testimonium Christi passiones sustinuit et usque ad mortem pro veritate certavit. » ; Giovanni Balbi, Catholicon, Westmead, 1971 [1460], v. Martir, § 1 : « Martir, iris, generis omnis, grece, latine dicitur testis, unde testimonia grece martiria dicuntur ; inde testis dicitur quia propter testimonium Christi passiones sustinuit et usque ad mortem pro veritate certavit ; et inde hoc martirium, rii, cruciatus martiris vel locus vel templum martiris, quia in memoria martiris sit constructum vel quia sepulchra ibi sunt sanctorum martirium. » Cf. G. Cremascoli, « Il lessico della santità nel Catholicon di Giovanni Balbi », Hagiographica, 17 (2010), p. 189-206, ici p. 199 et suiv. 8 Cf. I. Heullant-Donat et C. Castelnau de l’Étoile, « Le martyre : état des lieux », dans Le Martyr(e). Moyen-Âge, Temps modernes, éd. M. Belissa et M. Cottret, Paris, 2010, p. 11-23. 9 Tertullien, Apologeticum, éd. É. Dekkers, Turnhout, 1954 (CCSL 1), 50, 59.

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pourquoi aussi, ceux qui ont souffert – nous le savons bien – pour la vérité, nous les appelons du mot grec martyrs, c’est-à-dire témoins. […] Mais le Seigneur établit ses témoins contre nous lorsqu’il multiplie la vie des élus contraire à notre dépravation pour nous en faire le reproche et pour nous instruire. Contre nous donc ses témoins sont établis, parce que tout ce qu’ils font est opposé aux ardeurs de notre dépravation. […] Le Seigneur établit ses témoins contre nous car il nous montre pour nous corriger que d’autres accomplissent les bonnes actions que nous-mêmes négligeons d’accomplir ; de cette façon, si ses préceptes ne nous enflamment pas, ces exemples du moins voudraient nous réveiller, et, dans son désir de droiture, notre âme ne trouvera de difficile pour elle rien de ce qu’elle voit parfaitement accompli par d’autres. Et il arrive que, en considérant les biens de la vie d’autrui, nous craignions plus sévèrement les dommages de notre propre vie ; et il est patent que nous sommes poussés par le poids d’un reproche d’autant plus grand que nous distinguons à quelle grande distance des gens de bien nous sommes maintenant10. Dans son commentaire sur Job, Grégoire affirme que le martyr témoigne contre les hommes : si le témoignage que le martyr porte de la vie du Christ se retourne dans un second temps contre la vie peccamineuse et imparfaite du chrétien, il s’avère être un excellent étalon, une règle dit-il11, susceptible de mesurer l’écart entre la vie ordinaire et la vie sainte. En ce témoignage réside par conséquent une invitation à s’instruire et à se corriger : « par la sainte Écriture, la vie subtile des saints est exposée devant nous, et ce que nous devons faire et dans quelle quantité nous devons le faire, est défini par leur discernement qui nous est bien montré. »12 Tout témoignage reproduit et produit : il représente un événement et par là même il cherche à modéliser les événements à venir. En dressant un pont testimonial entre 10 Grégoire le Grand, Moralia in Job, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1979 (CCSL 143), 9, 59, 89, p. 519-520 : « Instauras testes tuos contra me et multiplicas iram tuam ; et pœnæ militant in me. Testes enim Dei sunt, qui per exercitium sancti operis testantur quæ electos secutura sint præmia veritatis. Unde hos quoque quos pro veritate passos agnoscimus græco eloquio martyres, id est testes, vocamus. […] Sed testes suos contra nos Dominus instaurat, cum electorum vitam pravitati nostræ contrariam ad arguendos non instruendosque multiplicat. Contra nos ergo testes illius instaurantur quia cuncta quæ agunt studiis nostræ pravitatis adversa sunt. […] Testes itaque suos contra nos Dominus instaurat quia bona quæ facere ipsi neglegimus, hæc ad correptionem nostram fieri ab aliis demonstrat. Ut qui præceptis non accendimur, saltim exemplis excitemur atque in appetitu rectitudinis nil sibi mens nostra difficile æstimet quod perfecte peragi ab aliis videt. Et fit plerumque ut cum alienæ vitæ bona conspicimus, nostræ sollicitius damna timeamus ; et eo patescat quanto post pondere animadversionis impetimur, quo nunc a bonorum moribus longe discrepamus. » Je traduis. 11 « Super hanc enim terram linea tenditur, quando electæ unicuique animæ ad sumendam uiuendi regulam patrum præcedentium exempla monstrantur, ut ex illorum uita consideret quid in suis actibus seruet, quatenus respecto justi limitis tramite, nec infra minima neglegens deficiat ; nec ultra maxima superbiens tendat ; nec minus conetur explere quam sufficit ; nec plus arripiat quam accepit, ne aut ad mensuram quam debet non perveniat, aut eamdem mensuram deserens, extra limitem cadat. » (Grégoire le Grand, Moralia in Job, 28, 11, 26-27). 12 « Ut ergo hujus terræ mensura servetur, super eam divinitus linea tenditur ; quia ut nostra opera, vel minora proficiant, vel maiora moderentur, per sacra eloquia subtilis ante nos sanctorum vita expanditur ; et quid nobis quantum que agendum sit ostensa illorum discretione definitur. » (Ibid.).

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vie du Christ et vie du pécheur, l’histoire des martyrs se fait édifiante13. Le martyr, forme extrême du témoignage, se donne en caution d’une vérité qui le dépasse et le traverse. L’acte de langage qu’est le témoignage se loge donc au cœur de l’éthique que charrient l’hagiographie, et, à sa suite, la compilation. Au sein d’une concaténation de relais, le martyr est un passeur, relayé par son hagiographe, relayé lui-même par le compilateur, et chacun d’entre eux est tiré en avant par la force même du témoignage, par sa cause14. Ces réflexions préalables peuvent être utiles, si l’on mesure bien que la figure du martyr occupe une place essentielle dans l’économie symbolique de la Légende dorée. Pour Alain Boureau, le légendier s’organise sur un système hiérarchisé et segmentaire de la sainteté : au premier degré se trouvent les témoins qui se conforment à une perfection non active et proposent leur exemple aux chrétiens ; plus haut viennent les défenseurs qui protègent les chrétiens des assauts de l’ennemi ; enfin au dernier degré s’affirment les prédicateurs, paradigmes d’une sainteté active et offensive. Ainsi les défenseurs sont aussi des témoins, et les prêcheurs aussi des défenseurs et des témoins. Le témoignage est à la racine de toutes les formes de sainteté – comme sa condition absolument nécessaire15. Si au sein de la Légende la figure du martyr recouvre dans la diachronie une diversité de personnages, la problématique conserve une permanence synchronique dans l’histoire du salut : des Innocents et de saint Étienne, jusqu’à Thomas Becket et Pierre de Vérone, sans manquer d’en revenir à l’exception vétéro-testamentaire des saints Maccabées16, le statut de martyr constitue la pierre angulaire de l’exemplarité morale du saint. Jouissant d’une certaine prérogative au sein de la Légende dorée aux côtés de celle du prédicateur, la figure du martyr trouve ses parangons dans les premiers temps apostoliques, avec saint Étienne qui fut, à en croire l’étymologie qu’en donne Iacopo da Varazze, « couronne, comme origine des martyrs » et « norme, comme modèle et comme règle pour ceux qui souffrent »17. Il incarne, qui plus est, le vrai témoignage 13 Dans le direct sillage d’Augustin d’Hippone, cf. Léon le Grand, Tractatus septem et nonaginta, éd. A. Chavasse, Turnhout, 1973 (CCSL 138A), 85, l. 14-15 : « Ad erudiendum Dei populum nullorum est utilior forma quam martyrum. Eloquentia sit facilis ad exorandum ; sit ratio efficax ad suadendum, validiora tamen sunt exempla quam verba. » 14 « Quomodo sequitur ? Intende iudicio meo, deus meus et dominus meus, in causam meam. Non in pœnam meam, sed in causam meam ; non in id quod me cum habet latro commune, sed in illud quod beati qui persecutionem patiuntur propter iustitiam. Hæc enim causa discreta est. Nam pœna similis est bonis et malis. Itaque martyres non facit pœna, sed causa. » (Augustin d’Hippone, Ennarrationes in psalmos, éd. É. Dekkers et J. Fraipont, Turnhout, 1956 (CCSL 38), 34, II, 13). 15 A. Boureau, La Légende dorée. Le système narratif de Jacques de Voragine, p. 182-184 ; « Les structures narratives de la Legenda Aurea : de la variation au grand chant sacré », dans Legenda aurea. Sept siècles de diffusion, éd. B. Dunn-Lardeau, Paris – Montréal, 1986, p. 57-76. 16 « Sunt autem quatuor rationes quare ecclesia de istis Machabeis licet ad inferos descenderint sollempnizat. Prima est propter prerogativam martyrii ; quia enim inaudita supplicia ultra sanctos veteris testamenti passi sunt, ideo privilegiati sunt ut eorum passio merito celebretur. » (éd. Maggioni, cap. cv, p. 699, § 3-5 ; trad. Boureau, p. 568). 17 « Fuit enim corona, id est principium martyrum in novo testamento sicut Abel in veteri ; fuit etiam norma, id est exemplar et regula aliis patiendi. […] Est ergo corona propter principium martyrii, norma propter exemplum patiendi et bene vivendi […]. » (éd. Maggioni, cap. viii, p. 78, § 2-6 ; trad. Boureau, p. 61).

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contre les faux témoins produits par les juifs qui l’accusèrent de blasphème18. Juste derrière le Protomartyr, saint Laurent n’est pas en reste pour surpasser tous les autres martyrs19. Mais ne perdant rien de son actualité, le martyr se réincarne et se renouvelle dans les figures de saint Thomas de Cantorbéry qui subit les foudres des Plantagenêts20 ou de saint Pierre martyr qui ne faiblit jamais dans l’éradication de l’hérésie lombarde21. Par principe, le martyr accomplit pleinement l’imitatio Christi, par la référence explicite de ses supplices à la Passion22. Iacopo da Varazze précise du reste que les trois fêtes qui suivent la Nativité, celles de saint Étienne, saint Jean et des saints Innocents, sont ainsi placées, car « l’Église réunit ainsi, selon leur degré de dignité, tous les genres de martyres dont la naissance du Christ martyr a été la cause. »23 Dès lors, par cet acte d’anamnèse, le martyr se charge d’une utilité salutaire. Inspirant le zèle de la foi (à l’instar des Maccabées24) et exhortant à lui ressembler (à l’instar de saint Laurent25), le martyr est un exemple, comme l’affirme plus personnellement Iacopo da Varazze dans le chapitre de la Toussaint : De notre point de vue à nous, […] les martyrs nous ont été donnés en effet comme exemples pour le combat : « Toi le chrétien, dit Chrysostome, tu es un soldat plein de mollesse si tu penses pouvoir vaincre sans combat, triompher sans lutte ; exerce tes forces avec courage, bats-toi sans pitié, et fais de cette lutte ton combat ; examine le pacte, fais attention à ta condition, apprends les règlements

18 « Invidentes igitur Iudei et eum superare et convincere cupientes, triplici modo eum vincere aggressi sunt, scilicet disputatione, testium productione et tormentorum illatione. » (éd. Maggioni, cap. viii, p. 79, § 19 ; trad. Boureau, p. 62). 19 « Notandum quod passio sancti Laurentii inter ceteras sanctorum martyrum passiones excellentissima videtur esse in quatuor […]. Primo in passionis acerbitate, secundo in effectu sive utilitate, tertio in constantia sive fortitudine, quarto in mirabili pugna et modo victorie. » (éd. Maggioni, cap. cxiii, p. 765, § 198-199 ; trad. Boureau, p. 619). 20 « Passus est sanctus iste pro ecclesia et in ecclesia, in loco sacro et tempore sacro, inter manus sacerdotum et religiosorum, ut patientis sanctitas et persequentium crudelitas ostendatur. » (éd. Maggioni, cap. xi, p. 106, § 48 ; trad. Boureau, p. 85). 21 « In ipsa autem die sui martyrii confessor, martyr, propheta et doctor quodammodo esse promeruit. » (éd. Maggioni, cap. lxi, p. 426, § 64 ; trad. Boureau, p. 341). 22 « Eius quoque passio veneranda dominice passioni multum similis fuisse videtur. Christus enim passus est pro veritate quam predicabat, Petrus pro veritate fidei quam defendebat ; Christus passus est ab infideli populo Iudeorum, Petrus ab infideli turba hereticorum ; Christus in paschali tempore crucifigitur, Petrus eodem tempore martyrium patitur […]. » (éd. Maggioni, cap. lxi, p. 426-427, § 72-75 ; trad. Boureau, p. 341). 23 « Secunda ratio est ut sic ecclesia omnium martyrum genera secundum gradum dignitatis in simul adunaret, quorum quidem martyrii Christi nativitas causa fuit. » (éd. Maggioni, cap. viii, p. 86, § 116 ; trad. Boureau, p. 68). 24 « Tertia est propter exemplum patiendi ; proponuntur enim in exemplum fidelibus ut scilicet horum constantia ad zelum fidei animentur et ad patiendum pro lege evangelii sicut illi pro lege Moysi fortius accingatur. » (éd. Maggioni, cap. cv, p. 700, § 11-12 ; trad. Boureau p. 568). 25 « Quarto fecit eum imitatione insignem. Unde Augustinus : ‘Hec totius causa passionis, propter quam morti est additus sanctus vir ut sui similes essez ceteros hortatetur.’ » (éd. Maggioni, cap. cxiii, p. 768, § 235-236 ; trad. Boureau p. 622).

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de cette milice : il s’agit du pacte que tu as signé, de la condition que tu as acceptée, de la milice dans laquelle tu as été enrôlé. Tous ont combattu sous ce pacte, tous ont vaincu dans cette condition, ont triomphé dans cette milice. » Tels sont les propos de Chrysostome26. L’insertion par le compilateur de cette vigoureuse interpellation de Chrysostome n’est pas indifférente. Le martyr formule une puissante injonction à affronter l’adversité, à affirmer son juste comportement, à se raffermir dans son engagement. Au revers de l’acte de mémoire, le témoignage du martyr est une exhortation à se fortifier dans le présent. Exemple vivant qui prévaut sur tout discours, le martyr crée par conséquent le désir mimétique. Ainsi à propos de Laurent : Et il nous faut l’imiter pour trois raisons, et d’abord à cause du courage avec lequel il supporta l’adversité, d’où ces paroles d’Augustin : « Pour instruire le peuple de Dieu, rien n’est plus utile que la figure des martyrs. Car si l’éloquence qui fléchit facilement offre un moyen efficace de convaincre, les exemples ont toutefois plus de force que les mots, et l’action instruit plus que la parole. »27 Si l’on n’omet pas que le compilateur, sans être hagiographe, recueille les témoignages du fonds hagiographique chrétien, on peut raisonnablement affirmer que la compilation tire directement sa force morale des vertus testimoniales de l’hagiographie et, plus en amont encore, de l’Écriture sacrée. Une chaîne testimoniale se met ainsi en place, qui intrique le premier maillon testamentaire au maillon hagiographique, puis au maillon de la compilation. Dans cet emboîtement de témoignages, une compilation qui, à l’instar de la Légende dorée, fonctionne comme un hypertexte hagiographique, se fait témoignage au cube, de sorte qu’une bonne part de la force morale et exemplaire de la Légende dorée tient à cet acte de langage au cœur de l’écriture testimoniale. En témoignant, on ne rend pas seulement justice aux événements passés, on cherche à doter le témoignage d’un effet perlocutoire et à le placer sur un plan non plus seulement factuel, mais d’emblée normatif. C’est que la présentation hagiographique du martyr relève d’un acte de langage caractérisé par une double orientation : vers le passé christique et vers une réalité présente qu’il entend modéliser. Sans doute la compilation apporte-t-elle une plus-value essentielle, en satisfaisant au quatrième critère exhibé par Ricœur : la demande de confirmation. Parce qu’elle ne se contente pas de reconduire un témoignage, mais de rassembler dans un jeu d’échos harmonieux 26 « Ex parte nostris duplex est utilitas, quia dati sunt nobis in exemplar ad certandum. Chrysostomus : ‘Tu christiane, delicatus es miles, si putas te posse sine pugna vincere, sine certamine triumphare ; exerce vires fortudine, dimica atrociter, in prelio isto concerta ; considera pactum, conditionem attende, militiam nosce ; pactum quod spopondisti, conditionem quam accessisti, militiam cui nomen dedisti. Hoc enim pacto cuncti pugnarunt hac conditione universi vicerunt, hac militia triumpharunt.’ Hec Chrysostomus. » (éd. Maggioni, cap. clviii, p. 1107-1108, § 119-124 ; trad. Boureau, p. 895-896). 27 « In tribus autem se nobis imitabilem exhibet. Primo in adversorum forti perpessione. Unde Augustinus : ‘Ad erudiendum dei populum nullorum est utilior forma quam martyrum. Eloquentia facilis ad exorandum fit ratio efficax ad suadendum, validiora tamen sunt exempla quam verba et plus est opera docere quam voce.’ » (éd. Maggioni, cap. cxiii, p. 768, § 237-240 ; trad. Boureau, p. 621-622).

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plusieurs témoignages convergents, on comprend que le principe de corroboration auquel préside la compilation participe d’un renforcement mutuel des témoignages, et non de leur affaiblissement ou de leur usure. La mise en réseau textuelle pratiquée par le compilateur entraîne à la fois une solidarité des témoins et une consolidation réciproque des témoignages.

Peut-on se fier à un compilateur ? La compilation comme principe anti-sceptique Pourtant des constructions textuelles comme la Légende dorée paraîtraient pour le moins fragiles et hasardeuses au fidèle chrétien, si l’on ne voyait pas le témoignage doté d’une robustesse épistémologique plus grande encore. Que le témoignage soit fiable, qu’on puisse s’appuyer dessus pour étayer sa leçon de morale, qu’on puisse aisément considérer que la connaissance demeure irréductible à l’appréhension directe et empirique des faits, Augustin fournit une aide substantielle pour le démontrer. La dépendance envers les témoignages n’est en réalité pas le symptôme d’une faiblesse, si l’on en croit par exemple le rapport de Iacopo da Varazze à propos de saint Pierre martyr, qui dans son enfance réfutait son oncle suspect d’hérésie et « préférait dire ce qu’il avait lu et croire ce qui était écrit. »28 Il n’est aucune déficience dans la déférence que l’on puisse cultiver envers les livres ou les témoignages. Certes, donc, la raison ne s’aliène pas en se fiant à l’autorité de témoins, mais la compilation, à aligner, accumuler, croiser des témoignages qui sont bien loin d’être toujours de première main, n’est-elle pas condamnée à faillir dans son engagement à certifier les actes des saints ? Ne contribue-t-elle à perdre en fermeté en reconduisant des témoignages au troisième, quatrième ou cinquième degré ? Pour tout dire, n’est-elle pas un édifice voué à vaciller sur des fondements aussi incertains ? En guise de réponse, la Légende dorée pourvoit son lecteur d’un exemplum quasi réflexif, où la compilation se trouve thématisée comme une manière authentique de croire. Iacopo da Varazze emprunte et rejoue une mise en scène où se trame et se cristallise une controverse autour de la question du scepticisme. L’exemple est, pour cette démonstration, d’autant plus précieux que le compilateur génois semble se caractériser par un certain effacement et la compilation par une relative innocuité. La reprise de sa source est presque littérale, mais ses effets n’en sont pas moins éloquents quant au mode de formation des croyances auxquelles le compilateur contribue. Il s’agit du chapitre de la Vie de saint Grégoire, et particulièrement de sa conclusion, que Iacopo da Varazze emprunte fidèlement à la Vie de Grégoire par Jean Diacre – en l’abrégeant toutefois. Extrait non dénué d’intérêt, et livrant, de l’intérieur de la Légende dorée, une crise épistémique qui déjoue par avance les

28 « Ipse vero puer se potius velle dicere sicut legerat affirmabat et sicut scriptum erat se potius credere velle dicebat. » (éd. Maggioni, cap. lxi, p. 421-422, § 13 ; trad. Boureau, p. 337).

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critiques de superstition et de crédulité que l’humanisme a maintes fois adressées à l’encontre de la compilation : Jean Diacre, qui a compilé la Vie de saint Grégoire, raconte que, tandis qu’il rédigeait et compilait cette nouvelle version, il lui sembla qu’un homme revêtu de ses insignes sacerdotaux venait se placer à côté de lui à un moment où il s’était endormi en écrivant à la lumière d’une lampe. L’homme portait un vêtement de dessus très blanc et si fin qu’il laissait transparaître le noir de la tunique qu’il portait en dessous. Il s’approcha et ne peut s’empêcher de pouffer de rire. Comme Jean lui demandait pourquoi un homme d’une fonction aussi digne riait de manière aussi débridée, il dit : « Parce que tu écris sur des morts que tu n’as jamais vus vivants. » Jean lui rétorqua : « Même si je ne l’ai jamais vu en face, j’écris de lui des choses que j’ai lues. » Et l’autre : « À ce que je vois, tu as fait ce que tu as voulu, et moi je n’aurai de cesse de faire ce que je pourrai. » Et il lui éteignit sa lampe et lui fit une telle peur que Jean cria comme s’il l’égorgeait. Grégoire apparut aussitôt, accompagné de saint Nicolas à sa droite, et du diacre Pierre à sa gauche ; il lui dit : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? » Et comme l’adversaire se cachait derrière les rideaux du lit, Grégoire prit de la main du diacre Pierre le grand flambeau qu’il paraissait tenir, et il lui brûla le visage en le noircissant comme celui d’un Éthiopien. Et une toute petite étincelle tomba sur son habit blanc en la brûlant en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, et il apparut alors tout noir en tout son corps. Pierre dit à saint Grégoire : « Nous l’avons suffisamment noirci » et Grégoire lui répondit : « Nous ne l’avons pas noirci : nous n’avons fait que montrer qu’il était noir ! » Et ils s’en allèrent en laissant derrière eux une grande lumière29. À travers cet extrait, Iacopo da Varazze ne sollicite donc qu’une seule source, la Vie de saint Grégoire par Jean Diacre30. Point de montage ou de recomposition d’une unité textuelle à partir de fragments éparpillés. L’emprunt que fait Iacopo da Varazze de ce texte obéit aux règles les plus élémentaires de la compilation. Le passage découpé

29 « Narrat Iohannes Diaconus, qui vitam beati Gregorii compilavit, quod dum vitam eius conscriberet et compilaret quidam vir sacerdotaliter insignitus ei dormienti et ad lanternam, ut sibi videbatur, scribendi astitit, cui desuper candidissima et adeo tenuissima vestis erat, ut eius raritate nigredo subterioris tunice appareret. Hic proprius accessit et inflatis buccis risum continere non potuit. Cumque Iohannes eum interrogaret cur vir gravioris officii sic dissolute rideret, ait : ‘Quia tu scribis de mortuis quos viventes nunquam vidisti.’ Cui Iohannes : ‘Etsi illum non noverim facie, tamen de illo scribo que didici lectione’. At ille : ‘Tu, inquit, ut video, sicut voluisti fecisti et ego que facere potero non cessabo’. Moxque illi lumen lanterne extinxit et adeo ipsum perterruit, ut vehementer exclamans putaret se ab illo gladiis iugulatum. Moxque Gregorius affuit comitante secum dextrorsum beato Nicolao, sinistrorsum vero Petro diacono eique dixit : ‘Modice fidei, quare dubitasti ?’. Cumque post cortinam lecti adversarius latitaret, Gregorius ex manu Petri diaconi magnam facem quam tenere videbatur arripiens eiusque flammis os faciemque ipsius exurens ad instar Ethiopis denigravit. Quedam autem scintilla parvissima cadens in eius vestem candidam ipsam dicto citius conflagravit et sic nigerrimus totus apparuit. Dixitque Petrus beato Gregorio : ‘Satis denigravimus eum’. Cui Gregorius : ‘Nos illum non denigravimus, sed nigrum fuisse monstravimus’. Sicque ibidem multo relicto lumine abierunt. » (éd. Maggioni, cap. xlvi, p. 304, § 272-286 ; trad. Boureau, p. 243). 30 Jean Diacre, Vita s. Gregorii Magni, PL75, col. 59-242, ici IV, col. 241, § 100.

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est un bloc intégralement importé, puis réécrit par abréviation par le compilateur dominicain. Ce dernier emprunte ce passage à la toute fin de la Vie du saint compilée par Jean Diacre. Il n’y a donc pas ici de déplacement dans l’économie symbolique du texte : ce passage est reconduit dans la même position que dans son contexte initial, à la fin, à l’endroit stratégique de la conclusion. Il faut donc examiner d’abord le passage de Jean Diacre, pour éventuellement voir si par les vertus de la compilation sa signification n’en aurait pas été ensuite renégociée, le peu d’altérations dont fait l’objet la lettre du texte initial ne garantissant pas que sa signification en soit maintenue et conservée. La fonction du passage de Jean Diacre est manifestement conclusive et adressée à son destinataire : le compilateur hagiographe se met en scène dans son propre travail dans l’optique précise d’en garantir la crédibilité. Pris dans une confrontation avec une figure diabolique de la tentation du doute, le compilateur reçoit le secours et la caution du saint venu lui-même entouré d’autres saints. À en croire la figure diabolique – on croirait rétrospectivement entendre Juan Luis Vivès qui reprochait au compilateur d’écrire arbitrairement et de laisser croire les pires superstitions – la compilation s’expose à la possibilité de l’invention capricieuse et de l’affabulation subjective. Cette figure commet le double péché théologique et épistémique de cultiver une suspicion systématique envers les témoignages : comment Jean Diacre pourrait-il être un témoin fiable s’il ne garantit pas la crédibilité des témoignages qu’il compile par la vérification, dirait-on, empirique ? Comment peut-il accréditer des événements auxquels il n’a pas assisté ? Aux yeux de cet avocat du diable sceptique, on ne peut croire que ce qu’on voit, le témoignage n’est pas transitif : le témoin d’un témoin d’un événement ne peut pas se prétendre le témoin de ce même événement ; la compilation n’est qu’un témoignage indirect, médiatisé, appauvri, inéluctablement invalidé. C’est que la blancheur empiriste cache la noirceur d’un soupçon porté jusqu’au systématisme. La controverse semble perdue pour le compilateur qui demeure sans voix, jusqu’à l’intervention miraculeuse du saint qui le conforte dans son entreprise après l’avoir accusé d’avoir douté. Le compilateur ne traite pas en réalité d’une histoire, profane, parmi d’autres ; il compose une histoire sacrée, dont, au fond, il n’est pas besoin de témoin direct et contemporain, en ce qu’elle concerne, d’une manière absolument décisive, tout le monde ; en une telle matière, le premier témoin d’un événement sacré ne jouit d’aucune précellence par rapport au simple lecteur des récits passés31. Au demeurant, l’irruption miraculeuse du saint place l’hagiographe et son objet dans

31 Cf. V. Descombes, « Le présent, l’actuel, le simultané et le contemporain », Le Raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, Paris, 2007 (La couleur des idées), p. 144-148 : « [L’événement profane et l’événement sacré] ont lieu dans l’histoire, et donc en présence de contemporains qui vont les raconter tels qu’ils les ont vus. Mais seul le contemporain de l’événement profane possède un privilège sur les générations de la postérité : c’est lui qui a été invité et qui a assisté à la fête de l’empereur, c’est lui qui a pu en goûter les plaisirs, c’est lui qui a vu et qui a entendu, ce n’est pas nous. En revanche, dans le cas d’un événement qui consiste dans l’irruption de l’éternel dans le temps, ou du divin dans l’humain, le contemporain immédiat n’a rien vu de plus que nous, nous qui n’avons pas matériellement assisté à l’événement sacré (mais qui pouvons y croire). Quand l’événement considéré est un événement décisif pour tous, il n’est de contemporains qu’indirects. » (p. 146-147).

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une situation de contemporanéité inédite. Là où s’égare l’intervenant diabolique, c’est de vouloir soumettre l’histoire sacrée, non à son propre régime – celui de la croyance –, mais au régime de l’histoire profane – celui de la preuve (empirique). Par un renversement des positions diaboliques qui accable le soupçon de soupçons, la compilation est valorisée en creux comme un acte de confiance et de foi envers la tradition. Le doute ne saurait ébranler les autorités qui se corroborent entre elles, à l’instar de Grégoire qui reçoit l’appui et le soutien de saint Nicolas et de saint Pierre. Loin d’avoir à être dénigrée par rapport à l’expérience directe et au témoignage visuel, la compilation est un mode d’écriture indissociable d’une croyance en les livres et en ce qu’ils relatent. Ce miracle de la visite vient conforter l’entreprise du compilateur, de sorte que le texte construit de l’intérieur ses propres conditions de crédibilité. Le compilateur s’auto-désigne comme témoin, et cet extrait fonctionne de manière métatextuelle comme le témoignage de tous les témoignages, qui garantit rétroactivement la valeur des autres informations compilées en amont. Quels sont désormais les bénéfices que peut tirer Iacopo da Varazze de la reprise de cette crise épistémique ? Quel est l’apport de cette réitération d’un témoignage redoublé ? Avant toute chose, la compilation du récit de Jean Diacre implique qu’il soit introduit dans l’économie du texte-cible (la Légende). Iacopo da Varazze place alors une cheville où il thématise le travail de Jean Diacre comme compilateur – c’est l’unique fois dans le légendier. Ensuite, en reconduisant le face-à-face du compilateur et du saint, Iacopo da Varazze légitime assurément son propre travail, en se réappropriant le procédé de légitimation du compilateur Jean Diacre. Compilation de compilations, la Légende dorée se pare d’ancestrales cautions, sans s’exposer à affaiblir la force d’un témoignage répété et retraité. Tout a l’apparence de quelque « téléphone arabe » d’ordre hagiographique où inévitablement, à force de médiations, la déformation du message se double d’une déperdition du sens. Rien n’est pourtant moins vrai : la répétition est non seulement conservation, mais perpétuation, extension et amplification de la force pragmatique initiale du passage. La réécriture n’est pas remaniement, intervention déformante qui rompt petit à petit le lien avec les origines du texte32. L’opération, insignifiante et presque indiscernable dans les apparences de la lettre, n’est pas sans effet dans l’esprit : par cette simple transposition et contraction, Iacopo da Varazze s’inscrit dans une chaîne de la compilation, le long de laquelle la force édifiante du message ne cesse de s’entretenir – contrairement à ce que peut affirmer l’avocat du diable, le témoignage est transitif. À l’image de la sainte délégation qui accompagne Grégoire, le compilateur Iacopo da Varazze pratique l’intertextualité comme une stratégie de délégation certifiée de l’information. Voilà peut-être ce que n’avait pas compris Vivès : la compilation n’est pas pour les « homme[s] de peu de foi », elle est avant toute chose un exercice éthique de la foi en vertu duquel l’inscription dans

32 Cf. La Réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval : transformations formelles et idéologiques, éd. M. Goullet et M. Heinzelmann, Ostfildern, 2003. Les auteurs ont remis en perspective les approches philologiques anciennes (en termes de remaniements). Ils ont ainsi renouvelé l’approche des textes hagiographiques en termes de réécriture, notion dont l’intérêt est de ne pas préjuger de la qualité du texte réécrit en fonction de la plus ou moins grande distance qui le sépare d’un original, ou d’un Urtext.

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une tradition de croyances est indissociable d’une culture des pratiques du texte, où les frontières du lire et de l’écrire sont foncièrement ténues. Si l’on repasse par la définition livrée par Paul Ricœur, Jean Diacre lui-même y souscrit en partie. Il avance d’abord un certain nombre d’informations concernant saint Grégoire. En ce qui concerne la deuxième condition d’auto-désignation du sujet testateur, les nuances s’imposent : acquiesçant à demi-mot à l’accusation du diable, Jean Diacre avoue qu’il n’a pas assisté à ces miracles dont il fait la relation et semble dès lors ne pas remplir cette deuxième condition. C’est précisément l’irruption du saint – pourtant objet de son discours – de l’intérieur du métatexte hagiographique, qui, en faisant, en tant que telle, événement, certifie le récit : en vertu d’un étonnant principe de garantie réciproque, l’objet du témoignage vient témoigner du témoin, il le conforte et le certifie en lestant son intention de vérité d’un courage épistémique. Façon de rappeler également que le miracle n’est pas un événement unique et définitivement révolu, mais qu’il peut être réitérable. Dès lors, la compilation est un acte d’écriture testimonial pleinement garanti qui tire sa robustesse interne de la solidarité du témoin et du témoignage. En se mettant en scène dans le face-à-face au saint dont il rédige la vie, le compilateur au premier degré ( Jean Diacre) se désigne lui-même comme témoin fiable, dans cette adresse conclusive à son lecteur, et Iacopo da Varazze, en témoignant d’un témoin, tire sa force du soutien que procure au premier l’objet du témoignage. Ce dont on peut créditer ici Iacopo da Varazze, c’est de remplir la dernière condition que posait Ricœur, à savoir la confrontation à d’autres témoignages. En effet le compilateur dominicain manipule plus d’une autre source avec la Vie composée par Jean Diacre : alors qu’à l’échelle du chapitre de saint Grégoire, il consolide cette dernière par des emprunts à d’autres autorités (Paul Diacre, Grégoire le Grand lui-même, etc.), à celle du recueil c’est toute une bibliothèque de sources qu’il met à la disposition des frères prédicateurs et de ses lecteurs. On peut donc présumer que, par une stratégie de récupération de Iacopo da Varazze, les mêmes garanties du témoignage de Jean Diacre ne s’appliquent pas seulement aux informations que ce dernier colporte, mais s’étendent désormais à l’ensemble des textes que le frère prêcheur compile dans la Légende. Ce recueil hagiographique fonctionne alors comme une archive collectant autant de témoignages qui se confortent mutuellement et qui, ainsi réinscrits dans une nouvelle série textuelle, se chargent de significations nouvelles.

Les vertus éthiques de l’exemple La compilation est une pratique d’écriture qui recueille humblement et a posteriori les témoignages d’événements exemplaires. Loin de toute morale abstraite, kantienne dirait-on aujourd’hui, reposant sur la démonstration a priori de préceptes, elle empile exemples et témoignages pour édifier. Cependant, avant de s’interroger sur la puissance normative de cette écriture cumulative de l’exemplum, il est sans doute bon de rappeler que la Légende dorée convoque deux traditions de l’exemplum à la croisée desquelles elle se situe : celle, d’abord, des vies antiques des hommes

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illustres (que saint Jérôme va retraiter et christianiser et qui servira de creuset à l’hagiographie médiévale) ; celle, ensuite, de l’exemplum populaire du quidam qui vaut essentiellement par la mise en situation qu’il opère. La Légende dorée tresse au sein de chaque Vie ces deux traditions33 : à l’exemplum du saint illustre (en nom propre) succèdent les exempla (en noms communs) qui témoignent dans la vie ordinaire d’un fidèle anonyme des incursions merveilleuses du saint. L’exemplum qui suit directement la Vita du saint devient un relais de transition entre le fidèle et le saint. Cet entrelacs participe, en grande part, de la complexité du fonctionnement moral de la Légende, qui, à mi-chemin entre une éthique de l’admiration et une éthique de l’imitation, met le destinataire à distance d’un modèle doté pourtant d’un puissant effet d’entraînement34. Pour qu’une compilation édifiante fonctionne, il faut donc supposer que l’exemple demeure plus efficace d’un point de vue moral que quelque loi plaquée de manière surplombante. Là encore, Grégoire, en bon père de la littérature exemplaire chrétienne, fournit de judicieuses explications passées presque topiques, selon lesquelles « en général les exemples touchent le cœur plus que les raisonnements »35. Grégoire insiste en effet à plusieurs reprises pour affirmer la plus grande vivacité d’une loi incarnée et incorporée dans un exemple, au point du reste de pouvoir évoquer une théorie de l’exemple comme « réalisation concrète et pratique de la parole »36 : Comme souvent l’exemple de fidèles convertit plus le cœur des auditeurs que la parole des prédicateurs, je veux vous raconter une histoire toute récente ; en l’écoutant, vos cœurs éprouveront une crainte d’autant plus vive que l’écho leur vient de plus près. Car nous ne racontons pas des événements d’un passé lointain, mais nous rappelons des événements dont les témoins existent et se souviennent d’y avoir pris part37.

33 P. von Moos, Geschichte als Topik. Das rhetorische Exemplum von der Antike zur Neuzeit und die historiæ im Policraticus Johanns von Salisbury, Hildesheim – New York – Zürich, 1996, p. 81-112. 34 Déterminant pour le fonctionnement moral de la Légende, l’exemplum l’est tout autant quant au succès de la compilation. La faible présence d’exempla dans les sermons universitaires à destination des clercs montre bien que les exempla étaient destinés aux laïcs. Aussi leur présence dans le légendier de Voragine en fait aussi un livre dont les laïcs pourront s’emparer comme ses ultimes destinataires et usagers. 35 Grégoire le Grand, Homiliæ in Ezechielem prophetam, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1971 (CCSL 142), ii, hom. 7, 97 : « Plus enim plerumque exempla quam ratiocinationis uerba compungunt, et cum prædicator dicit quales alii in coniugio uel in continentia uel in prædicatione erga omnipotentis dei amorem in nouo testamento fuerint, uel alii quales in ueteri, porta quæ loquitur ternos ex utroque latere habere se thalamos ostendit. » 36 B. Judic, « Grégoire le Grand et la notion d’exemplum », dans Le Tonnerre des exemples. Exempla et médiation culturelle dans l’Occident médiéval, éd. M.-A. Polo de Beaulieu, P. Collomb et J. Berlioz, Rennes, 2010, p. 131-142, ici p. 142. 37 Grégoire le Grand, Homiliæ in evangelia, éd. R. Étaix, Turnhout, 1999 (CCSL 141), 38, 15, p. 373-374 : « Sed quia nonnumquam mentes audientium plus exempla fidelium quam docentium verba convertunt, volo vobis aliquid e proximo dicere, quod corda vestra tanto formidolosius audiant, quanto eis hoc de propinquo sonat. Neque enim res longe ante gestas dicimus, sed eas de quibus testes exsistunt, eis que interfuisse se referunt memoramus. »

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L’impact, pour ne pas dire le choc sensible, provoqué par l’exemple ne résume pas toute son efficacité. Une morale toute de ratiocination ne parviendrait guère mieux à cheminer sur les voies du perfectionnement : Certains sont plus embrasés d’amour pour la patrie céleste par des exemples vivants que par des énoncés. Très souvent, en tout cas, l’esprit de l’auditeur trouve un double avantage dans les exemples des Pères, car il se sent embrasé d’amour pour la vie future par la comparaison de ses devanciers, et s’il estime être quelque chose, il s’humilie en apprenant que d’autres ont agi mieux que lui38. La puissance d’entraînement de l’exemple naît de l’étalonnage de l’être (imparfait et perfectible) et du devoir-être (parfait) : un regard rétrospectif, mesurant l’écart béant qui sépare l’un et l’autre, produit comme un appel d’air, projetant le fidèle dans l’aspiration d’un perfectionnement. Pour le saint pape, cette préséance de l’exemple dans une morale d’édification pratique (plus exempla quam verba) repose en réalité sur une anthropologie de l’Incarnation : dans le cadre du réalisme spirituel de Grégoire, il n’est pas d’accès concevable à l’intelligible sans le sensible39. C’est donc par l’exemple des autres que le sujet peut s’abîmer en lui-même pour s’acheminer et se conformer aux modèles40. Détour extérieur, l’exemple est en réalité un raccourci efficace pour mieux se réformer en son intérieur et effectuer en son sein une conversion de l’intériorité (une metanoia). Iacopo da Varazze le rappelle en expliquant qu’on fête particulièrement la conversion de saint Paul « par l’exemple qu’elle représente pour inciter le pécheur, quelque grave que soit son péché, à ne jamais désespérer du pardon, car la grâce dont jouit Paul après sa conversion fut aussi grande que sa faute »41. La conversion de saint Paul est en effet paradigmatique, parce que procédant au retournement paroxystique du loup en

38 Grégoire le Grand, Dialogues, éd. A. de Vogüé, Paris, 1978 (SC 260), I, prologue, 9 : « Et sunt nonnulli quos ad amorem patriæ cælestis plus exempla quam prædicamenta succendunt. Fit uero plerumque in audientis animo duplex adiutorium in exemplis patrum, quia et ad amorem uenturæ uitæ ex præcedentium conparatione accenditur, et iam si se esse aliquid æstimat, dum de aliis meliora cognouerit, humiliatur. » 39 Voir les remarques sur la conversion chez Grégoire le Grand, dans C. Dagens, Saint Grégoire le Grand. Culture et expérience chrétienne, Paris, 1977. 40 Grégoire le Grand, Homiliæ in Ezechielem prophetam, ii, hom. 3, § 18 : « Et sunt in ea permulta, quæ ita iuxta litteram mentem ædificant, ut per hoc quod exterius agitur audientis mens interius trahatur. Ibi quippe inuenimus prædicamenta operis et exempla uirtutis, ibi iubetur quid agere etiam corporaliter debemus, ibi hoc quod ad operandum præcipitur in sanctorum uirorum ac fortium actione monstratur, ut postquam nos apertiora præcepta atque exempla iustorum ad bonam operationem instruunt, tunc ad limen interius, id est ad intellectum mysticum intimæ contemplationis, tendamus, si possumus, pedem mentis. » 41 « Primo propter exemplum, ut nullus quantumcumque peccator desperet de venia quando tantum in culpa talem postmodum conspicit fuisse in gratia. » ; « Premièrement par l’exemple qu’elle représente pour inciter le pécheur, quelque grave que soit son péché, à ne jamais désespérer du pardon, car la grâce dont jouit Paul après sa conversion fut aussi grande que sa faute. » (éd. Maggioni, cap. xxviii, § 4, p. 198 ; trad. Boureau, p. 162).

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l’agneau42. Il ne semble à cet égard guère exister de meilleur viatique à la conversion qu’un exemple de conversion.

La compilation et la conversion de saint Augustin On comprend alors pourquoi, par récursivité43, tout récit de conversion demeure, lui aussi, empreint d’autres récits, antérieurs, de conversion. On saisit également qu’en ce moment suprêmement intime et intérieur qu’est la conversion, interviennent pourtant des adjuvants extérieurs. C’est ici que la compilation joue un rôle central dans la force pastorale de l’hagiographie, et particulièrement de la Légende dorée. Un premier exemple suffit à comprendre que le récit de conversion compte autant, sinon plus que la conversion elle-même, qu’il charge de toute son exemplarité. On connaît bien le synopsis de la Vie de saint Alexis : fils brillant qui quitte le lit conjugal le soir de ses noces et qui renonce aux honneurs de ce monde, Alexis revient, anonyme parmi sa famille, pour vivre comme dernier des serviteurs, réduit à vivre sous l’escalier de la maison. Dix-sept années se passent avant qu’il n’expire, avec, serré dans la main, un papier recueillant l’ensemble de sa vie et provoquant la reconnaissance (l’anagnorisis). Il passa ainsi dix-sept ans dans la maison de son père, sans être reconnu. Lorsqu’il vit en esprit que la fin de sa vie était proche, il demanda du papier et de l’encre et mit par écrit tout le déroulement de son existence. […] S’approchant, le pape prit le papier, que le défunt laissa aussitôt échapper et il le fit lire devant tout le peuple et à la foule assemblée, y compris le père lui-même. En entendant cela, Euphémien resta interdit, en proie à une extrême douleur ; il perdit connaissance et tomba par terre. Lorsqu’il fut un peu revenu à lui, il déchira ses vêtements, se mit à arracher ses cheveux blanchis, à tirer sa barbe et à se déchirer lui-même […]44. Le récit autobiographique est celui d’une conversion poussée si loin qu’elle rend Alexis méconnaissable : l’infériorité qui lie le serviteur à sa famille bascule subitement en une supériorité du saint par rapport aux serviteurs de ce monde. L’essentiel réside cependant dans le spectaculaire effet de rupture narrative produit par le double usage public du récit écrit : il n’est pas de solution de continuité entre la lecture du récit 42 « Augustinus super hoc verbum : ‘Occisus agnus a lupis fecit agnos de lupis. Iam parat se ad obediendum qui prius seviebat ad persequiendum.’ » (éd. Maggioni, cap. xxviii, § 14-15, p. 198-199 ; trad. Boureau, p. 162). 43 On entend par « récursivité » qu’une telle proposition est d’autant plus vraie pour n, qu’elle l’est pour n-1. 44 « Decem et septem igitur annis in domo patris sic ignotus permansit. Videns ergo per spiritum quod appropinquaret terminus vite sue, cartam cum atramento petiit et totum ordinem vite sue ibidem conscripsit. […] Et accedens pontifex cartam de manu accepit et ille eam sibi statim dimisit ; fecitque eam legi coram omni populo et multitudine et patre ipsius. At Euphemianus hoc audiens nimio timore conturbatus obstupuit et factus exanimis resolutisque viribus in terram decidit. Cum vero ad se aliquantulum rediisset, vestimenta sua scidit cepitque canos capitis sui evellere, barbam trahere atque semetipsum discerpere ac super filii sui corpus corruens exclamabat. » (éd. Maggioni, cap. xc, § 38-58, p. 623-624 ; trad. Boureau, p. 506-507).

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à l’intérieur de la vita, la mise en récit hagiographique du récit et la republication à laquelle procède le compilateur Iacopo da Varazze. Une triple loi est à l’œuvre ici, de transitivité, de mimétisme et de récursivité : l’effet interne du récit d’Alexis sur sa famille doit produire un effet similaire sur le lectorat de la vita, puis de la Légende qui la reprend ; la réaction du père qui se déchire lui-même, comme ôtant une apparence vaine et mondaine, doit provoquer le déchirement du lecteur ; le récit de la conversion de la foule auquel procède l’hagiographe n’est en définitive qu’un dérivé du récit de la conversion d’Alexis. Le récit hagiographique tire son propre fonctionnement de celui du récit qu’il répète. Et de même la compilation hagiographique à l’endroit de sa source hagiographique. Il existe cependant une autre conversion, et non des moindres, qui, reconduisant les mêmes mécanismes, fournit une vue synoptique sur la force de l’exemple et les vertus éthiques de la compilation : celle de saint Augustin. Plusieurs compilateurs de recueils d’exempla ont au xiiie siècle justifié à l’endroit stratégique du prologue45 leur démarche de rassemblement des textes en mobilisant l’un des épisodes de cette conversion, narrée dans le livre viii des Confessions46. Les neuf premiers livres des Confessions décrivent la trajectoire tortueuse d’une conversion faite de résistances, d’obstacles et de rechutes. Cependant le livre viii, jalonné par trois paliers critiques, en constitue le point culminant avec l’ultime décision du jardin de Milan. Tiraillé par le remords et l’hésitation, Augustin rencontre Simplicianus, l’un des modèles de son maître Ambroise. Augustin lui avoue avoir lu des ouvrages platoniciens traduits par un ancien rhéteur : Victorinus. Ce dernier, d’abord païen, est devenu un fervent chrétien. Simplicianus raconte alors comment Victorinus finit par se convertir en privé à la lecture des Saintes Écritures. Simplicianus lui demande de ne pas se contenter d’une foi intime et secrète. Victorinus, réticent, doute que les murs de l’Église suffisent à faire les chrétiens, mais finit par proclamer haut et fort sa foi sur les conseils de Simplicianus auprès d’une assemblée qui exulte de joie à sa conversion. Le récit ébranle Augustin, qui se plonge dans la lecture de Paul. Survient plus tard Ponticianus. Découvrant sur la table les Épîtres de saint Paul,

45 J. Berlioz et M.-A. Polo de Beaulieu, « Les prologues des recueils d’exempla », dans Les Prologues médiévaux, éd. J. Hamesse, Turnhout, 2000 (Textes et Études du Moyen Âge 15), p. 275-321. 46 Cf. P. Courcelle, Recherches sur les Confessions de saint Augustin, Paris, 1950 ; J.-M. Le Blond, Les Conversions de saint Augustin, Paris, 1950 ; M. G. Mara, « La ‘Conversione’, le ‘Conversioni’, l’‘Invito alla conversione’ nell’VIII libro delle Confessioni », in Le Confessioni di Agostino d’Ippona, iii, Libri VI-IX, Palerme, 1985, p. 71-87 ; Congresso internazionale su S. Agostino nel XVI centenario della conversione, Roma, 15-20 settembre 1986 : atti, 3 vols, Rome, 1987 ; Le Confessioni di Agostino (402-2002) : bilancio e prospettive. XXXI Incontro di studiosi dell’antichità cristiana, Roma, 2-4 maggio 2002, Rome, 2003 ; Augustine’s Confessions : Critical Essays, éd. W. E. Mann, Lanham, 2006 ; P. von Moos, Geschichte als Topik, p. 97-100. Jean Bolland ne manque pas de se rapporter également à l’épisode de la conversion d’Augustin pour justifier de l’utilité de l’histoire sacrée dans la Præfatio des Acta Sanctorum : « Quis cum eorum audit commemorari facinora, non inflammatur æmulandi cupiditate ? Quid hic duos illos memorem agentes in rebus, qui Trevitis vix inspectam S. Antonii Abbatis vitam, illico ipso die secuti sunt exemplum ? Quid amborum sponsas, quæ posteaquam hoc audierunt, dicaverunt etiam ipsæ virginitatem Deo ? Quid illos S. Augustini æstus animi hæc narrante Pontiano, quos ipse lib. 8 Confession. Cap. 7 indicat ? » (AASS, Jan., Præfatio, Occasio scriptionis, p. xiii).

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il raconte les miracles accomplis par saint Antoine et relate la conversion de deux agents de l’Empire ébranlés par la lecture de la Vie de saint Antoine et qui revêtent l’habit monastique. Troublé, Augustin tergiverse pourtant encore. Dans le jardin de Milan, accompagné de son ami Alypius, il entend une voix d’enfant qui lui intime : « Prends et lis ». Il saisit le premier livre à disposition, l’Épître aux Romains de saint Paul, et achève cette sinueuse conversion, en prenant à témoin Alypius et sa mère Monique qui exultent dans son sillage. Comme Victorinus, Augustin en passe par la confession publique – geste qui consiste à faire la vérité « devant de nombreux témoins » et que reconduit l’écriture même des Confessions47. Trois compilateurs d’exempla se fondent sur cet épisode pour penser leur propre travail48. Étienne de Bourbon, inquisiteur et prédicateur du couvent dominicain de Lyon, semble le premier à mobiliser, dans le prologue de son Traité des différentes matières prédicables (Tractatus de diversis materiis prædicabilibus, 1250), cette conversion comme un paradigme de la compilation d’exempla. Humbert de Romans, retiré quelques années plus tard dans le même couvent après une riche carrière administrative et politique au sein de son ordre, lui emboîte le pas dans son Traité de l’abondance des exemples (1263-1277). Enfin le dominicain Arnold de Liège s’inscrit dans le sillage de ses prédécesseurs dans l’important recueil compilé selon l’ordre alphabétique, l’Alphabet des récits (Alphabetum narrationum, 1298-1304). Il affirme dans son prologue : J’ai appris par l’exemple des anciens Pères que beaucoup ont été mis sur le chemin des vertus par les récits édifiants et les exemples. Le bienheureux Augustin, parlant de lui-même, rapporte que, Pontien ayant récité en sa présence la Vie du bienheureux Antoine, aussitôt il s’enflamma du désir de l’imiter. Puisque les récits et les exemples de cette sorte sont retenus plus facilement par l’intelligence, s’impriment plus fermement dans la mémoire, et sont volontiers entendus par de nombreux auditeurs, il est très utile et expédient que les hommes voués à l’office de la prédication, parcourant la terre pour le salut de leur prochain, aient en abondance de tels exemples pour les utiliser au profit de toutes les sortes d’hommes, soit dans la prédication, soit dans les conversations familières49.

47 Augustin d’Hippone, Confessionum libri xiii, éd. L. Verheijen, Turnhout, 1981 (CCSL 27), X, i, 1 : « volo eam facere in corde meo coram te in confessione, in stilo autem meo coram multis testibus. » 48 L’enquête est confirmée par une recherche menée dans la banque de données ThEMA (Thesaurus Exemplorum Medii Ævi) hébergée par le GAHOM (Groupe d’anthropologie historique de l’Occident médiéval, de l’École des hautes études en sciences sociales) qui indexe les exempla provenant de cinquante-deux recueils différents. 49 « Antiquorum Patrum exemplo didici nonnullos ad virtutes inductos fuisse narrationibus edificatoriis et exemplis. Refert enim de se ipso beatus Augustinus quod, Pontiano vitam beati Anthonii coram eo recitante, ad imitandum statim exarsit. Narrationes siquidem hujusmodi et exempla facilius intellectu capiuntur et firmius memorie imprimuntur et a multis libentius audiuntur. Utile igitur et expediens nimis est viros predicationis officio deditos, proximorum salutem per terram discurrendo querentes, exemplis talibus habundare quibus modo in predicationibus communibus, modo in locutionibus familiaribus ad omne genus hominum salubriter utantur. » (Arnold de Liège, Alphabetum Narrationum, éd. C. Ribaucourt

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Le compilateur discerne dans le récit une stimulation puissante à l’imitation. Le fidèle sera face au prédicateur, comme Augustin face à Ponticianus qui narre la Vie de saint Antoine. Le récit exemplaire est doté d’un pouvoir incitatif direct. Humbert de Romans, pour légitimer, lui aussi, son travail de compilation dans le prologue de son Traité, est sensible à d’autres aspects du récit d’Augustin : Puisque les exemples émeuvent plus que les discours, d’après Grégoire, et se font mieux comprendre et s’enracinent mieux dans la mémoire ; puisqu’ils sont volontiers écoutés par beaucoup et attirent, grâce au charme qu’ils exercent, bien des gens à assister aux sermons, il faut que ceux qui se consacrent à la prédication abondent d’exemples de cette sorte […] Il ne faut certainement pas dédaigner ce procédé d’enseignement et de prédication, puisqu’il a une force évidente […]. Augustin fut davantage poussé à la conversion par l’exemple de Victorinus que lui raconta Simplicianus et par les exemples de l’admirable conversion de saint Antoine ermite, qu’il conservait au fond de son cœur, plutôt que par les sermons de saint Ambroise, que par les prières et les larmes de sa mère, que par le fouet de la maladie, comme cela apparaît dans sa légende50. D’une part, si Humbert insiste également sur la force performative du récit à entraîner le fidèle dans ses pas, il souligne ainsi avec la référence grégorienne explicitée plus haut que tout récit vaut mieux qu’un raisonnement trop général qui est moins efficace (plus exempla quam verba). D’autre part, en évoquant la conversion de Victorinus narrée par Simplicianus, Humbert se montre plus fidèle à la structure complexe des Confessions. Attentive à l’enchâssement des récits qui s’y joue, sa relecture met sur le même plan deux étapes isomorphes entre elles : le récit de Simplicianus et le récit de Ponticianus relèvent d’une même structure. Car, à lire les Confessions, c’est moins la Vie d’un saint exemplaire que le récit d’une conversion provoquée par la lecture d’un tel texte qui provoque une nouvelle conversion. L’épisode des Confessions est, d’abord, un récit de récits de conversion, et par voie de conséquence, un récit de conversion par des récits de conversion. Loin d’être premières, elles ne cessent de s’en remettre à un récit toujours antérieur qui narre une conversion provoquée par un livre. Du reste, à l’emboîtement des récits répond un enchâssement des figures d’autorité (Augustin s’en remet à Simplicianus, maître de son maître saint Ambroise). Augustin confie la charge du récit à des narrateurs délégués (Simplicianus et Ponticianus), qui sont autant de médiations digressives et dramatiques. Une expérience de conversion est riche des expériences adjacentes de conversion.

et E. Brilli, Turnhout, 2015 (CCCM 160), prologus, p. 3). Cf. C. Ribaucourt, « Pour parler des femmes », dans Prêcher d’exemples : récits de prédicateurs du Moyen Âge, éd. J.-C. Schmitt, Paris, 1985, p. 107-120, ici p. 108 ; J. Berlioz et C. Ribaucourt, « Images de la confession dans la prédication au début du xive siècle : l’exemple de l’Alphabetum narrationum d’Arnold de Liège », dans Pratiques de la confession, des pères du désert à Vatican II. Quinze études d’histoire, éd. Groupe de la Bussière, Paris, 1983, p. 95-115. 50 Humbert de Romans, Tractus de dono timoris (Tractus de habundantia exemplorum ad omnem materiam), éd. C. Boyer, Turnhout, 2008 (CCCM 218), p. 5 ; Le Don de crainte ou l’Abondance des exemples, trad. C. Boyer, Lyon, 2003, p. 25.

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Étienne de Bourbon, dont sont vraisemblablement tributaires Arnold et Humbert, en livre une vision plus détaillée encore, dans son prologue : Les exemples incitent et les hommes simples et incultes et pour ainsi dire ceux qui ne manquent ni de finesse ni de subtilité à se convertir et à bien agir. Comme le montrent par exemple la conversion et le cheminement du bienheureux Père et mon maître, saint Augustin. À son propos, on lit dans le livre de sa Vie que rien ne parvenait à le pousser à devenir chrétien : ni les prières et les larmes de sa mère, ni les voyages de celle-ci par terre ou par mer pour le poursuivre, ni sa très grave maladie, ni les sermons de saint Ambroise qu’il entendait tous les dimanches. Ce furent les exemples des saints, vus ou entendus, qui le convertirent. Avec ses compagnons Alypius et Nébridius, venus avec lui d’Afrique, il se mit à réfléchir sur la voie du salut. Dieu lui indiqua d’aller trouver Simplicianus dont il avait entendu beaucoup de bien. Il lui rapporta ses égarements. Simplicianus lui rapporta l’exemple de Victorinus : il avait bien connu ce rhéteur romain, dont l’éclat de ses ouvrages lui avait valu une statue sur le forum romain ; il s’était mis à lire la Bible et à la scruter ; il disait à Simplicianus dans le secret de l’intimité qu’il était déjà chrétien ; l’amour du Christ l’emporta sur l’amour de ses amis ; il voulut être baptisé en public. À l’étonnement de Rome, à la joie de l’Église, il professa sa foi et reçut le baptême. À ce récit, Augustin brûla de l’imiter. Arriva de l’Afrique un certain Ponticianus, qui parla devant Augustin et ses compagnons de la Vie de saint Antoine, moine d’Égypte. À ces mots, Augustin se lamentait et affligeait son âme. Il dit à Alypius : « Quoi ! Nous supportons cela ! Des ignorants se dressent, emportent le ciel, et nous, avec notre science, nous sommes plongés dans l’enfer. » L’esprit troublé, il se retira sous un figuier où il pleura d’abondance. Puis, avec Alypius, et son fils donné par Dieu, il revint à Milan où ils se firent baptiser par saint Ambroise51. Ce travail d’abréviation du livre viii (via la Vie de saint Augustin de Possidius) dégage de nouvelles perspectives. Plusieurs similitudes lient ces trois conversions successives. D’abord on assiste en effet à un aller-retour constant entre l’oral et l’écrit, la parole et le livre, la conversation et la lecture : la lecture appelle le témoignage oral d’un adjuvant qui provoque un retour au livre du protagoniste principal. Les livres ne sont efficaces que si l’on témoigne déjà de leur force52. C’est aussi une articulation forte qui se fait entre public et privé et qu’illustre un Victorinus hésitant. Confesser sa foi, c’est se l’avouer et l’assumer en public, se reconnaître comme fidèle et membre d’une communauté croyante. Loin d’un acte solipsiste, une conversion constitue une transformation socialisée, communautaire et entérinée par une reconnaissance publique. La mobilisation de cet épisode dans le métadiscours des compilateurs repose donc sur trois raisons.

51 Étienne de Bourbon, Tractatus de diversis materiis praedicabilibus, p. 13-14. Je traduis. 52 B. Stock, « Reading and Conversion », Augustine the Reader. Meditation, Self-Knowledge, and the Ethics of Interpretation, Cambridge, 1996, p. 75-111.

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D’abord la conversion d’Augustin, c’est l’exemplum de l’exemplum. Comme l’affirme Brian Stock en des termes wittgensteiniens, dans le récit même de sa conversion, Augustin livre une réflexion, fondamentale pour l’anthropologie chrétienne, sur les transformations d’un « jeu de langage » en une « forme de vie » : en sa conversion, il convertit un livre en une manière de vivre53. Pour inciter à la conversion, un récit qui en rend compte vaut bien mieux que quelque raisonnement implacable. Le narratif, d’emblée normatif, semble plus efficace que le spéculatif : le récit de l’imitation enjoint lui-même à l’imitation. Peut-on de la sorte mieux inspirer les prédicateurs mendiants et les compilateurs qui s’en servent comme d’instruments de lecture ? Ensuite, cet épisode, une fois réécrit, modélise la situation d’interlocution entre le fidèle et le prédicateur. La conversion de saint Augustin nous l’indique, le récit n’a de force qu’à travers l’expérience énonciative et narrative qui en rend compte. Les prédicateurs se saisissent du récit augustinien comme d’un paradigme de leur pratique : le compilateur lui indique aussi les diverses manières de s’inscrire dans une tradition légitimante d’autorités. Il n’est pas simplement fournisseur d’énoncés, mais aussi générateur d’une parole qui prend en charge ces énoncés. Enfin la mobilisation de la conversion de saint Augustin légitime la nécessité de répéter de manière sérielle les récits dans une nouvelle unité livresque. C’est une image du fonctionnement de la compilation qui est livrée en ce livre viii aux compilateurs. Ils y voient de quoi motiver la reprise et la délégation de récits qu’ils pratiquent eux-mêmes. Leurs propres écrits, loin de simples canaux de transmission, s’inscrivent dans une chaîne de production de la parole pastorale. Il leur revient de relancer l’enchâssement des discours rapportés et de connecter leurs destinataires à cette chaîne de l’imitation qu’ils prolongent54. Il n’est donc pas de solution de continuité entre la conduite spirituelle d’imitation et l’écriture de la compilation. Compiler c’est reconduire et reconstruire des autorités en leur conférant une valeur prescriptive et exemplaire. Répondant aux mêmes usages pastoraux que les recueils d’exempla, les légendiers de l’ordre dominicain accordent nécessairement une place singulière à la Vie de saint Augustin. Autorité de premier choix, l’évêque d’Hippone s’avère être aussi l’auteur de la Règle adoptée par l’ordre55. À la vita proprement hagiographique pauvre en récits miraculeux56, Iacopo da Varazze ajoute, avec une liste commentée de ses œuvres, une biographie d’auteur. Pour le compilateur, cette légende constitue, à l’instar de celle de saint Grégoire, le miroir reflétant d’autant l’image d’une sainteté auctoriale et d’une authenticité réelle qu’elle intime le compilateur à une grande humilité. Pourtant ce chapitre représente, plus particulièrement pour lui, l’opportunité de

53 B. Stock, « Reading and Conversion », p. 111. 54 K. F. Morrison, « I Am You ». The Hermeneutics of Empathy in Western Literature, Theology and Art, Princeton, 1988, p. 73. 55 Un manuscrit du corpus ajoute la Règle de saint Augustin aux côtés de la Légende dorée : Rouen, Biblothèque Municipale, 1426 (U65), fol. 237-239. 56 E. Colledge, « James of Voragine’s Legenda sancti Augustini and its Sources », Augustiniana, 35 (1985), p. 281-314 ; S. L. Reames, « Saint Augustine and the Holy Life », The Legenda Aurea : A Reexamination, p. 135-163.

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présenter la conversion augustinienne à travers les récits et les lectures qui l’ont provoquée : Simplicianus et Victorinus, Ponticianus et Antoine. « Ces exemples enflammèrent Augustin au point de lui inspirer un trouble lisible sur son visage. »57 Si, comme souvent, Iacopo da Varazze suit l’un de ses prédécesseurs, Bartolomeo da Trento58, tout en retournant directement aux sources que ce dernier mobilise, il retarde la scène du jardin de Milan et du Tolle ! Lege !, en intercalant les longues lamentations d’Augustin au discours direct, pourtant largement postérieures dans l’économie de la source augustinienne59. L’effusion précipite une prise de conscience dramatisée, faisant écho à la nécessaire contrition qui garantit à partir du xiiie siècle un sincère repentir du pénitent60. Iacopo brise donc la linéarité du récit par un effet dilatoire et s’abîme dans l’intériorité torturée du pénitent. La recomposition du fil narratif permet de s’arrêter de manière spectaculaire sur les résistances du moi qui finissent par céder. Cet écart du compilateur exemplifie selon toute vraisemblance les détours par lesquels doit passer le fidèle : pour accéder à la confession de foi, puis à la confession de louange, on doit en passer d’abord par la confession pénitente et l’aveu des hésitations et des remords. C’est en réalité en dehors de la Légende dorée que l’on comprendra mieux ce que Iacopo da Varazze a souhaité y mettre. L’un des sermons de Iacopo témoigne plus encore de son habileté à redisposer les éléments du récit et leur conférer une nouvelle lisibilité. Il constitue une des possibilités d’emploi du chapitre, comme l’une de ses lectures possibles. Dans ce sermon qui dresse un portrait de saint Augustin, avant, pendant et après sa conversion, Iacopo da Varazze propose cette réinterprétation du tournant augustinien : Deuxièmement, des exemples lui furent présentés, à savoir ceux d’Ambroise, de Simplicianus, de Victorinus, d’Antoine et d’autres saints. L’exemple d’Ambroise le disposa à la conversion. En effet, saint Augustin assistait tous les dimanches à la prédication de saint Ambroise, et Ambroise l’accueillait comme un père, en se conduisant à son égard avec clémence. Sa mère même voyait pour ainsi dire en saint Ambroise l’ange de Dieu, consciente qu’elle était que grâce à lui, son fils devait se convertir, ce qui se produisit. L’exemple de Simplicianus le disposa à adopter une sainte vie. Augustin se tourna alors vers lui et lui rapporta ses actions, et parce que ce mode de vie était convenable, il chercha à l’embrasser ; il voyait en effet que l’Église était pleine de clercs, bons et moins bons, Simplicianus lui enseigna cependant la voie du salut. L’exemple de Victorinus le disposa à l’imitation. Alors que Simplicianus lui racontait, comme il se trouve dans le même livre, comment Victorinus, philosophe de Rome, avait mérité une statue en son honneur sur le forum et de quelle manière il s’était rendu chrétien, Augustin brûla du désir de

57 « Horum exemplis Augustinus vehementer exarsit […]. » (éd. Maggioni, cap. cxx, p. 845, § 72 ; trad. Boureau, p. 684-685). 58 Bartolomeo da Trento, Liber epilogorum in gesta sanctorum, cclxxxii, p. 259. 59 Trad. Boureau, p. 685 ; éd. Maggioni, cap. cxx, p. 845-846, § 73-93. 60 P. Nagy, Le Don des larmes au Moyen-Âge. Un instrument spirituel en quête d’institution, ve-xiiie siècle, Paris, 2000.

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l’imiter et commença à pousser de profonds soupirs. L’exemple d’Antoine le disposa à l’avidité des choses célestes. En effet on trouve au même endroit que, tandis qu’un certain soldat du nom de Pontianus était venu d’Afrique et avait raconté la vie et les miracles d’Antoine l’ermite, Augustin se mit à gémir61. Iacopo recompose le récit d’Augustin comme une trajectoire jalonnée de témoignages qui lui permettent d’approfondir sa vie spirituelle. Ces paliers successifs d’exemplarité font graduellement progresser Augustin de la conversion à l’avidité des choses célestes. Le compilateur fournit une réinterprétation pastorale du sujet augustinien et du conflit des volontés : dans ce cheminement tortueux, on ne saurait avancer sans se laisser diriger par le témoignage des autres et par leurs biographies connexes, comme si l’accès à ses autres-je passait par des je-autres. Toute conversion s’accomplit dans le récit qui en rend compte, parce qu’elle requiert la narration et la réflexivité ainsi permise, pour cliver un soi révolu et congédié d’une part et un soi renouvelé par sa propre révolution interne (metanoia) d’autre part. Le converti se situe à l’exacte jonction entre un soi désormais méconnaissable (origine d’un mal à sublimer) et un soi encore difficile à reconnaître (champ d’action du salut divin). Le récit autobiographique de conversion repose en ce sens sur un paradoxe grammatical : qui pourrait donc se convertir ? Parle-t-on de l’homme révolu, qu’il ne le peut pas ! Parle-t-on de l’homme rénové, qu’il l’est déjà ! Le sujet, toujours acteur et témoin de sa propre conversion, absorbé dans le moment de sa nouvelle naissance, ne peut formuler ces deux énoncés inarticulables que sont « je naquis » et « je mourus » et qu’il ne peut que vivre62 ; ne pouvant regarder et raconter sa conversion en train de s’accomplir, il doit en passer alors par les conversions extérieures et adjacentes pour se donner à lui-même une image. Dans la conversion, soi-même se figure nécessairement comme un autre, et, par voie de conséquence, tout récit autobiographique de conversion est foncièrement hétérobiographique63. Le texte de conversion est le moment de réflexivité où le sujet pose, pour la regarder, sa rupture intérieure. Inscrit dans une compilation qui en relaie le récit, il devient une pressante invitation à se glisser dans ses pas. Il se dote d’une force exemplaire 61 Iacopo da Varazze, Sermones aurei, t. ii, De s. Augustino episcopo et doctore. Sermo ii : Aufer rubiginem de argento, et egredietur vas purissimum, p. 279 ; cf. RLS, t. iii, « Jacobus de Voragine », p. 261, no 522. Je traduis. 62 L. Marin, « Échographies », dans Saint Augustin. Dossier H, éd. P. Ranson, Paris, 1988, p. 295-311 : « Pour mourir dans le récit de ma vie, il faut, à l’inverse, que l’énoncé de l’événement de ‘ma’ mort, comme sa séquence ultime, soit écrit par un autre ou par moi-même simulant cette position d’altérité. Pour mourir, c’est le récit de l’autre qui me cite à la place de la dernière séquence d’un récit déjà achevé. L’énoncé de ma naissance est une citation ‘authentique’ d’un autre, que je m’approprie et l’énoncé de ma mort est une citation ‘fictive’ de moi, dont je m’exclus. » (p. 296). 63 « Tout converti est acteur et témoin de sa propre conversion. Le récit de conversion n’est pas extérieur à la conversion, il en est même un constituant à part entière et essentiel, l’occasion d’un réveil, d’un sursaut de réflexivité. Toute conversion attestée est par là même racontée, inscrite dans l’intrigue d’un drame. Au moment même où elle s’effectue, elle se retarde inlassablement. En même temps, elle doit passer par le recours à d’autres conversions, tout récit de conversion est hétérobiographique. » (P.-A. Fabre, « Conversion – historiographie », dans Dictionnaire des faits religieux, éd. R. Azria et D. Hervieu-Léger, Paris, 2010, p. 188-190).

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et mute en injonction à la conversion. Tout récit de conversion vient toujours après un récit qui le provoque, et vient toujours avant un récit qu’il entend provoquer. La conversion d’un sujet n’est jamais tout à fait la sienne, sans cesse dépossédée qu’elle est par celles qui l’ont inspiré autant que par celles qui se l’ont réappropriée. Il y a, semble-t-il, toujours dans une conversion l’exemple de la conversion d’un autre, et il y a toujours en elle les germes de conversion futures64. Les Confessions relèvent moins d’une expérience véridique à prendre pour argent comptant que d’une modélisation narrative et théologique de la conversion65, dont le raffinement et l’acuité ont contribué à affecter en retour les manières d’éprouver toute conversion. Si le récit augustinien fut fondateur de l’anthropologie de l’Occident médiéval, c’est donc en raison des réécritures et des enrichissements dont il a fait l’objet jusqu’au seuil de l’humanisme66. On ne saurait en ce sens sous-estimer le puissant effet modélisateur d’un tel récit, compris comme un cadre contribuant à la formation du sujet médiéval. L’essentiel n’est pourtant pas là : si les compilateurs mendiants justifient leur propre entreprise en s’y référant, c’est probablement que la compilation rejoue, pour eux, ce mouvement augustinien par lequel la vie s’en remet aux livres pour décider de sa propre orientation – mouvement paradoxal s’il en est, où le sujet consent à l’hétéronomie pour s’émanciper de manière autonome. La conquête d’une vie pleinement libérée de ses attaches anciennes passe donc par une hétéronomie constitutive. La conversion augustinienne est le parangon de cette hétérobiographie, en vertu de laquelle le fidèle médiéval conforme son propre récit au récit d’un autre, hétérobiographie qui est précisément à l’œuvre dans toute compilation didactique et exemplaire comme la Légende dorée. En témoignant de témoignages et en faisant le récit de récits, le compilateur incite aussi son lecteur à conformer sa vie aux vies des autres. Dans une compilation, mise en récit et mise en série vont nécessairement de pair : le récit hagiographique est l’exemplaire d’une longue série dépendante du modèle christique ; dans le temps même où le sujet élabore le récit de sa vie, il devient l’exemplaire d’un modèle, saint, qui lui est extérieur. 64 J.-P. Martin, « L’instant qui décida de ma vie. Ou de la conversion comme forme de littérature », Poétique, no 161/1 (2010), p. 21-36 : « De tels récits [de conversion] peuvent avoir valeur d’exemple. Ils recèlent une force de contagion : racontée inlassablement, suscitant comme un désir mimétique, la scène primitive n’a plus qu’à être rejouée par d’autres acteurs. La conversion est en quelque sorte intertextuelle. » (p. 24). 65 K. F. Morrison, Conversion and Text. The Cases of Augustine of Hippo, Herman-Judah, and Constantine Tsatsos, Charlottesville, 1992 ; J.-C. Schmitt, La Conversion d’Hermann le Juif : autobiographie, histoire et fiction, Paris, 2003 (Librairie du xxie siècle), p. 70-77. 66 Pétrarque, Lettres familières, II, Livres iv-vii, éd. U. Dotti, trad. A. Longpré, Paris, 2002, vi, 4, 13 p. 294295 : « Je ne peux cependant m’empêcher d’ajouter maintenant un exemple que tu connais très bien. À Augustin qui hésitait depuis bien longtemps sur la voie à suivre furent utiles l’exemple d’Antoine l’Égyptien et celui du rhéteur et martyr Victorinus, de même que la conversion soudaine de ces deux agents spéciaux près de Trèves ; quand Pontianus, le soldat de l’empereur, lui en eut fait le récit – tu as les paroles d’Augustin lui-même dans le huitième livre de ses Confessions, si ma mémoire est bonne –, il dit : ‘Je brûlai du désir de l’imiter ; et c’était bien là le but de son récit’. Voici donc ma ligne de conduite, que je dois répéter souvent à cause de ceux qui me critiquent : je vois en effet que beaucoup de gens ont été stimulés à la vertu par les exemples, je sens ce qu’ils produisent en moi et j’espère que la même chose arrivera aux autres. » Cf. É. Luciani, Les Confessions de saint Augustin dans les lettres de Pétrarque, Paris, 1982, p. 211-219.

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Nos compilateurs, d’Étienne de Bourbon à Iacopo da Varazze, ressaisissent le souci de soi augustinien dans le cadre de la cura animarum, de la charge des âmes, qui incombe aux prédicateurs et aux confesseurs mendiants après Latran IV. Ils chargent la conversion augustinienne d’enjeux aussi renouvelés que fondamentaux. L’usage pastoral de la conversion de saint Augustin doit mener à une double réflexion, indissociablement poétique et éthique, littéraire et morale, qui conduit des Confessions à la confession. Par le système de délégation narrative qu’il instaure, l’exemplum devient l’instrument d’un interventionnisme spirituel qui cherche à provoquer une « proclamation de vérité »67 : il déclenche une introspection pénitentielle, provoque une parole biographique et génère une identité narrative intercalée entre la faute (reconnue) et la miséricorde (à venir)68. Au cœur de cette mécanique d’extorsion de l’aveu, c’est un gouvernement pastoral qui se trame, alliant bienveillance et suspicion, assujettissement et subjectivation, pour produire des vérités cachées69. Dans les interstices de la compilation s’est logée une conception morale du sujet chrétien, qui, tout en étant assujetti par des modèles auxquels il doit docilement se conformer, est poussé à sa propre prise en main. Loin de toute infantilisation ou de toute mise sous tutelle, mais loin aussi de toute naissance du sujet moderne, de puissants instruments de subjectivation sont, peut-être ici, à l’œuvre dans cette éthique chrétienne de l’hétéronomie70.

Les vertus théologiques d’un légendier Cette hétéronomie plonge en réalité ses racines dans l’idée que la vie morale ne peut être qu’encadrée dans l’environnement social et sacré qui est celui de l’Église. On peut alors souscrire à l’idée que, plus que de simples vertus morales, la compilation recèle des vertus théologiques, en ce sens qu’elle porte, sous la plume de Iacopo da Varazze, une vision des choses divines et que, réciproquement, la sainteté affecte en profondeur le fonctionnement de la compilation. Elle serait, en définitive, une pratique d’écriture qui s’imposerait, non par défaut d’inventivité ou de créativité, mais positivement, au nom de la figuration théologique de la sainteté et de l’Église. La canonisation, avant de devenir la procédure raffinée et presque bureaucratique qu’a analysée André Vauchez entre xiiie et xve siècles71, signifie

67 J.-Y. Tilliette, « Saint Augustin entre Moïse et Jean-Jacques ? L’aveu dans les Confessions », dans L’Aveu. Antiquité et Moyen Âge. Rome, 1986 (Collection de l’École française de Rome 88), p. 147-168. 68 P. Legendre, L’Amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, 1974, p. 152 ; A. Hahn, « Narrative Identity and Auricular Confession as Biography-Generators », in Self, Soul and Body in Religious Experience, éd. A. I. Baumgarten, J. Assmann et G. G. Stroumsa, Leyde, 1998, p. 27-52. 69 M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population : Cours au Collège de France, 1977-1978, p. 128-193. 70 On peut définir la subjectivation, à la suite de Michel Foucault, comme le processus par lequel l’individu se constitue comme sujet, partant qu’une morale ne se limite pas aux actions qu’elle prescrit et s’étend aux différentes manières de se positionner comme sujet moral et de se soucier de soi. 71 A. Vauchez, La Sainteté aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1988 (BEFAR 241).

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d’abord l’inscription à valeur normative dans un catalogue72. La construction de la sainteté a d’emblée et directement rapport avec une écriture de la collection73. Compiler une Vie de saint, c’est pour ainsi dire reconduire la canonisation et doter, par le pouvoir instituant de l’écriture, les fragments textuels d’une autorité d’autant plus forte74. Qui plus est, la compilation s’affirme sans doute comme l’outil le plus performant de constitution et de rassemblement d’une communauté sacrée : en effet, le terme collectio signifie également l’assemblée sociale, et il n’est pas étonnant par exemple que l’Ecclesia soit définie et conçue dans la littérature canonique comme la collectio catholicorum75. Les présupposés théologiques et ecclésiologiques de la compilation méritent donc d’être exhumés, en tant que conditions élémentaires de l’adhésion du fidèle à un corps socialisé de croyances : d’abord en établissant une homologie entre collection de textes et collecte des reliques, ensuite en soulignant le rôle nodal du chapitre de la Toussaint dans la figuration de l’ensemble de la sainteté. Ces deux éléments contribuent à démontrer que toute une pensée théologique du corpus innerve la compilation de Iacopo da Varazze. Fragmentation et corpus de reliques textuelles

Les compilateurs médiévaux cultivent une conscience aiguë de la dispersion textuelle qui menace la tradition et qui justifie leur entreprise de collecte. Cependant, un compilateur de légendier comme Iacopo da Varazze se confronte, qui plus est, à un objet lui-même victime de dispersion : le saint, fragmenté et morcelé, se démultiplie d’abord à travers les territoires, selon une logique générative du sacré en vertu de laquelle le tout est toujours et intégralement présent dans ses parties76 ; mais il retrouve ensuite sa dignité ici-bas, en voyant ses reliques rassemblées. Le corps du saint et le

72 C’est du reste l’objet très explicite de la demande de saint Adrien dans la Légende dorée : « Adrien se précipita alors parmi eux en disant : ‘Comptez-moi (annotate me) parmi eux, car je suis chrétien moi aussi.’ » (trad. Boureau, p. 744 ; éd. Maggioni, cap. cxxviii, p. 918, § 12). 73 Sur la polysémie du terme « canon », comme critère, modèle, règle, liste, cf. les remarques de J. Assmann, La Mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, trad. D. Meur, Paris, 2010 (Collection historique), p. 93-116. 74 Voir les nuances apportées par J. Goody, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, trad. C. Maniez, Paris, 2007 dans son chapitre « La canonisation dans les traditions écrites et orales », et la lecture qu’en propose A. MbdojTouye, « Pouvoirs de l’écriture », Frontières de l’anthropologie, Critique, no 680-681 (2004), p. 77-88. 75 Gratien, Decretum. Concordia discordantium canonum, éd. E. Friedberg, Graz, 1959, pars III, De consecratione, dist. I, c. viii ; « Item Nykolaus Papa Clero et Plebi Nonensis Ecclesiæ. Ecclesia, id est catholicorum collectio, quomodo sine apostolicæ sedis instituetur nutu, quando iuxta sacra decreta nec ipsa debet absque preceptione Papæ basilica nouiter construi, que ipsam catholicorum intra semet amplecti cateruam dinoscitur ? » Je souligne. 76 On touche ici à un rapport entre tout et parties propre au sacrement eucharistique. Voir, par exemple, les propos de Jean Golein dans le chapitre du Saint Sacrement des Festes nouvelles : « Quelle chose peut estre plaine de plus grant admiracion qu’est ce saint sacrement ou que le pain et le vin sont convertis substancielement ou propre corps de Jhesucrist ! Et pour tant Jhesucrist y est contenuz soubz espece de pain et de vin. Cil est mengiez et receuz des loyaulx chrestiens, maiz pour tant n’est il point delacere ne despecie, ains demeure tout entier en chacune des partiez, car se ce sacrement estoit

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corps de la tradition sont pris dans un même double mouvement, à la fois centrifuge et centripète, de disjonction et de conjonction, dont on a vu préalablement qu’il était au fondement de l’écriture compilatoire77. Il existe donc un lien direct entre corps des saints et corpus textuel, qui ne relève pas d’une surinterprétation oiseuse et anachronique. Selon Humbert de Romans, les reliques et les livres méritent l’un et l’autre la même dévotion et la même déférence. Tout comme les os qui sont les reliques des saints sont conservés avec tant de révérence qu’on les enveloppe dans la soie et qu’on les enferme dans l’or et l’argent, il est condamnable de voir les livres qui renferment tant de sainteté conservés avec si peu de soin78. Les prédicateurs, rompus qu’ils sont à l’exégèse, se permettent aussi d’opérer de telles comparaisons, à l’instar du dominicain Giovanni da San Gimignano, qui, dans le prologue de ses Sermones de tempore, établit un double parallèle entre l’épisode de la multiplication des pains dans l’Évangile de Jean (6, 12-13), la construction fragmentaire et compilée des sermonnaires : S’il nous appartient de ramasser (colligere) les restes (reliquias) des nourritures terrestres, pour qu’elles ne périssent pas, comme le dit l’apôtre Jean ( Jean, 6) : Ramassez les morceaux qui sont restés pour que rien ne se perde, nous devons bien plus encore rassembler (colligere), par la mémoire des Écritures et au sein d’un sermon utile, cette nourriture qui ne périt pas mais qui demeure dans la vie éternelle, à savoir les fragments (fragmenta) du verbe divin afin qu’ils ne dépérissent pas79. Une même logique de conservation et de rassemblement préside à l’édification de sanctuaires et à celle de compilations pastorales et hagiographiques : qu’il s’agisse de la Parole ou du corps d’un saint, ce sont toujours des éclats de sacralité80. Aussi n’est-il guère surprenant de trouver dans la Légende dorée des exemples d’écrits thaumaturgiques. Le plus illustre d’entre eux serait sans doute la lettre du Christ à Abgar, qu’un enfant devait lire du haut des murailles de la ville d’Édesse pour la

divisez en mille parties, en chacune partie seroit le propre corps de Nostre Seigneur tout entier. » (Paris, BnF, fr. 184, fol. 411rb ; Paris, BnF, fr. 242, fol. 321ra ; Paris, BnF, fr. 243, fol. 400va ; Paris, BnF, fr. 416, fol. 265rb). 77 Sur le traitement du corps dans la Légende, cf. M.-C. Pouchelle, « Représentations du corps dans la Légende Dorée », Ethnologie Française, Langages et images du corps, 6/3-4 (1976), p. 293-308. 78 « Proinde si reliquiæ de ossibus alicuius sancti cum tanta reverentia custodiuntur ut involvantur sericis et includantur in auro et argento, quam reprehensibile est ut libri in quibus est tanta sanctitas tam viliter custodiantur. » (Humbert de Romans, Expositio regulæ B. Augustini, p. 424). 79 « Si cibi corporalis reliquias colligere iubemur ne pereant, dicente Christo apostulis Jo. VI : Colligete que superaverunt fragmenta ne pereant multo magis cibus qui non perit sed permanet in vitam eternam, id est divini verbi fragmenta sermonum utilium debemus per scripture memoriam colligere ne labantur. » (I manoscritti dei predicatori, p. 292). 80 A. Boureau, La Légende dorée. Le système narratif de Iacopo da Varazze, p. 70-74. Cf. également G. Klaniczay, I. Kristóf, M.-P. Gaviano, « Écritures saintes et pactes diaboliques. Les usages religieux de l’écrit (Moyen Âge et Temps modernes) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 4-5 (2001), p. 947-980.

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libérer de ses menaces81. Le confirmerait également la légende de saint Barnabé qui fut enterré avec l’Évangile de saint Matthieu doté du pouvoir de guérison : L’Évangile de Matthieu, qu’il avait écrit de sa main, fut trouvé en l’an du Seigneur 500 avec les ossements de saint Barnabé. Ce dernier l’emportait avec lui, et en le posant sur les malades, il les guérissait immédiatement, tant par la foi de Barnabé que par les mérites de Matthieu82. Du reste, on pourrait remarquer que certains évangéliaires médiévaux sont eux-mêmes construits comme des reliquaires, sertis de pierres précieuses, comme des réceptacles dépositaires du Verbum dei83. Le livre ne consiste en rien d’autre qu’un reliquaire qui accueille et enferme une trace du saint des saints. Dans cet échange de qualité entre le livre vivant et le corps livresque84, l’écriture contribue à une représentation, au sens d’une présentification non iconique, non figurative et indicielle, à la manière de vestiges partiels d’une totalité évanouie et à venir. Il devient alors somme toute logique de comparer le fonctionnement d’un sanctuaire composé de plusieurs reliques à celui d’une compilation hagiographique : la relique tout comme la légende partagent la commune caractéristique de la trace faisant office du saint85. Or, si les saints s’exposent lors de leur martyre à voir briser, fracturer et disperser leur corps, le compilateur manipule des reliques textuelles et conjure ce mouvement centrifuge d’éparpillement par un geste de rassemblement et de constitution d’un corpus de texte. Organisateur, il confère une unité organique à un ensemble démembré de textes. Le chapitre de saint Jacques l’Intercis représente le point culminant de la torture dans la Légende dorée : doigt après doigt, membre après membre, le saint subit une amputation, qui est à chaque fois l’opportunité d’une profession de foi. Aussi annonce-t-il à ses bourreaux qui viennent de lui ôter ses deux bras et sa jambe droite que « Le Seigneur [l]e revêtira d’une chair nouvelle »86. Dès lors, il n’est pas

81 Éd. Maggioni, cap. v, p. 62, § 170-172 et cap. clv, p. 1081-1082, § 36-46 ; trad. Boureau, p. 48 et p. 873-875. 82 « Eius autem evangelium anno domini D quod manibus suis scripserat cum ossibus beati Barnabe repertum est. Quod quidem evangelium sanctus Barnabas secum ferebat et super infirmos illud ponens omnes tam fide Barnabe quam merito Mathei continuo liberabat. » (éd. Maggioni, cap. cxxxvi, p. 964, § 113-114 ; trad. Boureau, p. 781). 83 Voir par exemple l’Évangéliaire de Reims, d’origine slave, rehaussé de pierres précieuses et d’un fragment de la vraie Croix, dit également le « Texte du Sacre » et conservé à la cote Reims, Bibliothèque Municipale, 255. Cf. L. Léger, Notice sur l’évangéliaire slavon de Reims, dit Texte du sacre, Reims, 1899. Thiofrid d’Echternach rappelle que le nom du saint fonctionne une relique, dont les effets peuvent être similaires à l’invocation du nomen domini. Cf. Thiofrid d’Echternach, Flores epytaphii sanctorum, éd. M. C. Ferrari, Turnhout, 1996 (CCCM 133), 3, 1. 84 F. Gabriel, « Collectionner les saints : hagiographie, identité et compilation dans les collections nonbollandistes (xvie-xviie siècles) », Oxford French Studies, 65/3 (2011), p. 327-336, ici p. 332. 85 Sur ce paradigme indiciaire, voir les propositions fondatrices de C. Ginzburg, Mythe, Emblème, Trace : Morphologie et histoire, trad. M. Aymard, C. Paoloni, E. Bonan, M. Sancini-Vignet et M. Rueff, Paris, 2010. 86 « Carnem novam me dominus induet […]. » (éd. Maggioni, cap. clxx, p. 1223, § 106 ; trad. Boureau, p. 992). Sur le motif de l’excoriation et de la conversion comme changement de peau, cf. N. Bériou, « Pellem pro pelle ( Job 2, 4). Les sermons pour la fête de saint Barthélemy au xiiie siècle », Micrologus, La pelle umana, 13 (2005), p. 267-284 (repris dans Religion et communication. chap. xi).

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indifférent que la tête du saint une fois tranchée, Iacopo da Varazze orchestre un effet de clôture à travers le rassemblement de ce corps démembré : Quand il eut dit cela, un des bourreaux approcha et lui trancha la tête. Alors des chrétiens vinrent secrètement, prirent son corps et l’ensevelirent avec honneur. Il souffrit le cinquième jour des calendes de décembre87. La fin du chapitre de saint Vincent abonde dans le sens de la démonstration de manière plus éloquente encore. Iacopo da Varazze consacre une grande partie de son chapitre à creuser la disproportion entre la spirale démesurée de la férocité de Dacien, le gouverneur commanditaire des supplices, et la constance sereine et impassible du saint sur qui les tortures demeurent inefficientes. Quand Vincent expire enfin, libéré par la palme du martyre, Dacien décide alors de se défouler sur le corps du martyr : Sur ordre de Dacien, son corps fut exposé en pleine campagne et livré en pâture aux oiseaux et aux bêtes, mais il fut aussitôt protégé par la garde des anges et entièrement préservé des bêtes ; enfin un corbeau, sous le coup de la voracité, chasse d’un coup d’ailes d’autres oiseaux plus grands que lui, par ses morsures et ses croassements mit en fuite un loup qui accourait, puis on le vit s’immobiliser, à la vue du saint corps, saisi d’admiration devant la garde assurée par les anges. À cette nouvelle, Dacien […] fit donc lester sa dépouille d’une énorme pierre et la fit jeter à la mer, afin que, n’ayant pas pu être détruite par les bêtes sur la terre ferme, elle soit au moins dévorée par les monstres marins au fond de l’eau. Des matelots allèrent donc noyer le corps dans la mer, mais il regagna le rivage plus vite qu’eux ; sur sa propre révélation, il fut trouvé par une dame et d’autres gens, qui l’ensevelirent avec les honneurs88. Comme pour passer le baume apaisant sur les blessures infligées au saint, le corps une fois réduit à l’état de relique requiert généralement une nouvelle enveloppe corporelle que la chasse d’or ou d’argent, le tombeau de marbre, la crypte et l’église fraîchement dédicacée viennent opportunément lui proposer. Ici pourtant, le saint jouit d’une forme de protection prodiguée par quelque service d’ordre angélique, auquel se surajoute le montage laudatif élaboré par Iacopo da Varazze (ici en italique) : Augustin dit de ce martyr : « Saint Vincent a vaincu dans ses paroles, ses tortures, sa confession, sa tribulation, brûlé et noyé il a vaincu, vivant et mort il a vaincu. » Et ailleurs : « On torture Vincent pour qu’il s’exerce, on le flagelle pour qu’il s’instruise, on le bat pour qu’il se fortifie, on le brûle pour qu’il se purifie. » Dans sa Préface, Ambroise dit également de lui : « On torture Vincent, on le bat, on le flagelle, on le brûle, mais son esprit resté invaincu pour le saint nom ne vacille pas, car il subit la brûlure du zèle plus que du fer, il est lié davantage par la crainte de Dieu que par celle du siècle, il voulut plaire à Dieu plus qu’à la place publique, il a préféré mourir au monde plutôt qu’au Seigneur. » Et encore Augustin : « Devant nos yeux

87 Trad. Boureau, p. 992 ; éd. Maggioni, cap. clxx, p. 1223, § 114-116. 88 Trad. Boureau, p. 146-147 ; éd. Maggioni, cap. xxv, p. 177-178, § 62-67.

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s’est déroulé le prodigieux spectacle : un juge inique, un bourreau sanguinaire, un martyr invaincu, un combat entre la cruauté et la piété. » Et Prudence qui vécut au temps de Théodose l’Ancien, qui commença à régner en l’an du Seigneur 387, dit que Vincent répondit à Dacien : « Tourments, cachots, ongles, lame crissant dans les flammes, et même la mort, peine ultime, ne sont que jeu pour les chrétiens. » Alors Dacien dit : « Attachez-le, tordez-lui les bras, écartelez-le dans tous les sens, jusqu’à ce que l’assemblage de ses os craque membre après membre, et qu’à travers ses plaies béantes on voie son foie palpiter. » Le soldat de Dieu riait, et à ces mains sanguinaires reprochait de ne pas enfoncer leurs ongles de fer assez profondément dans ses membres89. Quelques remarques s’imposent sur ce tissu de citations. Le récit s’achève ici sur une inhumation qui constitue aussi un point d’arrêt du récit. Iacopo insère alors dans la trame du récit une succession de quatre citations juxtaposées empruntées à Augustin et à Ambroise, puis une citation de Prudence qui rend compte du dialogue entre le martyr et son bourreau, opérant ainsi un rebroussement dans la ligne narrative. Les citations d’Augustin et Ambroise insérées en rafales constituent des cautions redondantes qui contribuent au martèlement superlatif de la louange. À la limite du degré zéro de la compilation, les autorités mobilisées semblent s’accumuler et proposer des variations infimes, sans apport réel de contenu, tandis que les seules interventions du compilateur se réduisent à démultiplier des chevilles (du discours direct) à même de garantir l’intelligibilité du texte et de marquer l’hétérogénéité interne du chapitre. Ensuite, sur un court espace textuel, ces autorités patristiques clôturent le récit du supplice de saint Vincent : elles ont la fonction synthétique, monumentale et épidictique de ramasser le récit en quelques mots. Les citations contractent la matière textuelle située en amont et en livrent une condensation mémorisable qui convertit le narratif en normatif. À cela s’ajoute, enfin, un effet de liste, produit par l’entassement d’éléments textuels qui se corroborent mutuellement et résorbent les fractures. La juxtaposition et l’énumération servent un empilement qui, couche après couche, se charge de contrer la méticulosité de la décomposition et de poser les articulations entre des fragments faisant désormais corps. En ce sens, les compilateurs de légendiers ne procèdent pas à un geste différent de ces premiers chrétiens qui rassemblaient les fragments éparpillés du corps du saint. L’homologie est même frappante : face à l’éclatement d’un corpus textuel, ils opèrent un geste centripète de rassemblement dans l’unité du livre. La compilation consiste à recueillir et à se recueillir au sein de l’entité ecclésiale. Une deuxième situation se présente toutefois, dès lors que le corps du saint ne subit pas l’épreuve du martyre, mais celle, non moins redoutable, du temps, de laquelle il sort pourtant pleinement triomphant. Le corps du saint, imputrescible, s’affranchit des contingences terrestres. L’effet narratif produit est nécessairement celui d’une ellipse, comme le montre la légende de sainte Marie-Madeleine : Un prêtre qui était venu la voir la trouva enfermée dans sa cellule ; à la demande qu’elle lui en fit, il lui tendit un vêtement, alors, s’en étant revêtue, elle alla avec 89 Trad. Boureau, p. 147 ; éd. Maggioni, cap. xxv, p. 178-179, § 68-77. C’est moi qui souligne.

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le prêtre à l’église où, après avoir reçu la communion, les mains tendues dans une prière, elle mourut en paix à côté de l’autel. Du temps de Charlemagne, c’est-à-dire en l’an du Seigneur 769, Girard, duc de Bourgogne, ne pouvant avoir d’enfant de son épouse, distribuait largement ses biens aux pauvres et construisait beaucoup d’églises et de monastères. Après avoir donc fait construire le monastère de Vézelay, il envoya dans la ville d’Aix, en accord avec l’abbé dudit monastère, un moine accompagné d’une suite honorable, pour en rapporter, si cela était possible, les reliques de sainte MarieMadeleine. Ce moine arriva donc à Aix, et trouva la ville détruite de fond en comble par les païens ; le hasard lui fit trouver un tombeau, dont les sculptures de marbre prouvaient que le corps de sainte Marie-Madeleine se trouvait à l’intérieur : l’histoire de la sainte était en effet sculptée d’une façon admirable sur le tombeau lui-même90. En premier lieu, il convient de souligner que la relique soustraite au tempus edax témoigne de la continuité d’un sacré, effectif par-delà les discontinuités de l’histoire profane. Une irréductibilité du spirituel travaille souterrainement l’histoire derrière les multiples fluctuations du temporel. Par son rayonnement continu et son inaltérable odeur de sainteté, la relique enclenche pour le fidèle un saut dans le temps, une « hétérochronie »91 qui connecte le temps du fidèle à celui de l’éternité et construit les possibilités d’une discipline de la mémoire. Car, d’une manière plus spécifique à cet épisode, le corps retrouve l’ultime intégrité, en se fondant dans le corps de l’Église par le biais de la communion. La scène de la mutilation se retrouve comme reportée et rejouée, au moment où on veut en faire la translation. La destruction de la ville d’Aix est un réel substitut de la mutilation corporelle du martyr. Au milieu des ravages saillit pourtant un objet intègre. De cet arrière-plan de ruines – vestige d’un ordre temporel destiné au provisoire et à la poussière – se détache un facteur inaltérable de stabilité et de permanence : le tombeau de Marie-Madeleine. Certes les dommages païens ne se portent plus seulement sur le corps chrétien, mais à l’échelle macroscopique de la cité, mais le contraste continue au fond d’être le même : de même que l’enveloppe corporelle n’est finalement que peu de choses au regard de l’esprit qui anime un simple fragment d’os, de même le paysage d’une cité en ruines ne compte que peu face à la permanence minérale d’un tombeau sacré. À travers cet épisode de translation, Iacopo da Varazze remobilise, comme souvent, Jean de Mailly pour en approfondir la tradition et revenir directement aux sources déjà employées92. Il précise ainsi que le moine, dont il élude le nom, identifie facilement le tombeau par le biais d’une inscription sur le tombeau qui fait le récit 90 Trad. Boureau, p. 519 ; éd. Maggioni, cap. xcii, p. 639, § 164-169. 91 Cf. B. Dunn-Lardeau, Le Voyage imaginaire dans le temps : du récit médiéval au roman postmoderne, Grenoble, 2009 : « Tel que nous le concevons, le concept d’hétérochronie fictionnelle désigne la coprésence volontairement instituée par un écrivain, et clairement marquée, entre des époques historiques distinctes qualitativement éloignées et entretenant une relation signifiante. » (p. 12). 92 Jean de Mailly, Abrégé des gestes et des miracles des saints, p. 247 ; Adbreviatio in gestis et miraculis sanctorum, cap. lxxxxiiii, p. 239-240, § 54-58.

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de la sainte. La relique s’accompagne d’un récit, tandis que le récit fonctionne lui aussi comme un vestige, une trace qui fait signe vers une présence du sacré. Quand la relique autorise une lecture de l’histoire du saint, le livre est, de son côté, une relique qui autorise une forme de dévotion. Et le transfert d’usage en quoi consiste la translation de reliques est aussi au principe même du réemploi hagiographique auquel procède notre compilateur. En définitive, la compilation puise ses motivations et ses procédés dans une théologie de la relique, pour la raison précise que le texte comme la relique ne sont que des parties connectées métonymiquement à un tout, le saint. Cependant, il ne faudrait pas omettre que lui-même est membre d’une totalité que le légendier se doit, également, de figurer ; et probablement que la compilation, telle que la pratique Iacopo da Varazze, puiserait ses ressources dans une théologie de la communion des saints. La compilation, la Toussaint et la communion des saints

La question initiale à laquelle tout recueil doit répondre est de savoir comment organiser le divers pour donner à voir une totalité. Une compilation repose ainsi sur un projet sans cesse contrarié : elle cultive l’ambition de complétude et la conscience de l’excès qui le précède, tiraillée qu’elle est par le désir contradictoire et complémentaire de copia et de brevitas, de faire long tout en faisant bref93. Le sacré abonde tant qu’il ne peut se circonscrire en une œuvre, ni même en ce monde, comme le rappelle l’épilogue de l’Évangile de Jean (21, 25) : Il y a encore beaucoup d’autres choses que Jésus a faites ; si on les écrivait une à une, le monde lui-même, je crois, ne saurait contenir les livres qu’on en écrirait94. Il en est de même, avec la littérature hagiographique : la compilation participe, on le sait, d’une écriture de la liste et cherche à cataloguer (à canoniser) une réalité qui ne saurait pourtant s’épuiser95. Pour figurer la multitude de la sainteté, il conviendrait par conséquent de greffer au recueil un et cætera. Telle est la solution adoptée par Iacopo da Varazze afin de résoudre le problème de la multitudo sanctorum dans le chapitre de la Toussaint de la Légende dorée. Ce chapitre joue un rôle nodal et programmatique de la postérité du recueil. Pour justifier l’institution de la fête, plusieurs raisons sont alléguées par Iacopo da Varazze, qui ont en commun de référer à la faiblesse de la condition humaine – et a fortiori à la condition même du compilateur.

93 F. Gabriel, « Collectionner les saints », p. 331. 94 Et un compilateur comme Paolino da Venezia se réfère directement à cette idée dans sa Satirica historia : « Ideo ex innumeris quasi voluminibus electissima tamen collegimus, exemplo illius sublimis theorici qui evidentiora de Christo scribens in fine Evangelii sui ait : ‘multa alia fecit Ihesus que’ non sunt scripta in libro hoc : ‘que si scribantur per singula, nec ipsum arbitror mundum capere eos, qui scribendi sunt, libros.’ » (I. Heullant-Donat, « Entrer dans l’histoire. Paolino da Venezia et les prologues de ses chroniques universelles », p. 440). 95 A. Boureau, La Légende dorée. Le système narratif de Iacopo da Varazze, p. 213-225.

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La première raison tient en effet à ce que l’humanité est trop faillible pour espérer enclore et totaliser l’ensemble de la sainteté : Nous ne pouvons pas célébrer la fête de chaque saint, en raison de la multiplicité des saints, qui sont nombreux, voire quasiment indénombrables, en raison de notre manque de force, car nous sommes sans force, faibles et inférieurs à la tâche, en raison aussi de la brièveté du temps, car le temps même n’y suffirait pas. […] c’est pourquoi l’Église a ordonné avec raison que, ne pouvant pas célébrer une fête pour chaque saint en particulier, nous les honorions une fois tous ensemble de manière générale96. La seconde raison tient à ce que l’humanité n’est pas moins faillible pour rendre pleine justice à chacun des saints : Troisièmement, cette fête a été instituée en expiation de nos négligences. Car, bien que nous ne célébrions la fête que d’un petit nombre de saints, cependant nous célébrons souvent ce petit nombre avec trop de négligence, et nous oublions bien des choses par ignorance ou négligence97. On ne peut pas évoquer tous les saints, mais qui plus est, on ne peut guère dire tout ce qu’il conviendrait à propos de chacun d’eux. Surabondante, la sainteté est partiellement ineffable, en intension (specialiter : chacun est une réalité trop profonde et trop insondable) et en extension (communiter : tous forment une cohorte trop nombreuse)98. La condition temporelle et ignorante de l’humanité entraîne fatalement tant les négligences de la parole que les défaillances de la mémoire99. Iacopo da Varazze, sans s’afficher comme le plus réflexif ou le plus explicite des hagiographes dominicains, est sans doute le plus sensible à la condition même de son écriture, aux possibilités et aux impossibilités qu’elle implique. Il n’est guère surprenant de constater cette profession d’humilité de l’historien sacré, condamné à l’incomplétude.

96 « Non enim possumus omnium sanctorum festa agere tum propter sanctorum multiplicitatem, quia multi et quasi infiniti sunt, tum propter nostram infirmitatem, quia infirmi et debiles sumus nec ad hoc sufficere possemus, tum propter temporis brevitatem, quia etiam tempus non sufficeret. […] ideoque ecclesia rationabiliter ordinavit ut quia omnium sanctorum singulariter festa facere non possumus, saltem omnes generaliter et insimul honoremus. » (éd. Maggioni, cap. clviii, p. 1101, § 22-24 ; trad. Boureau, p. 890). 97 « Tertio instituta est propter negligentiarum expiationem. Licet enim paucorum sanctorum festa agamus, adhuc tamen illa pauca negligenter sepe agimus et multa ibidem per ignorantiam vel negligentiam omittimus. » (éd. Maggioni, cap. clviii, p. 1104, § 79-80 ; trad. Boureau, p. 893). 98 Voici la reformulation que Iacopo da Varazze propose dans ses Sermones : « Secunda causa institutionis sumitur a parte nostræ insufficientiæ. Sancti enim sunt quasi infiniti, et quia non possemus omnium Sanctorum festum specialiter facere, hodie facimus communiter. » (Iacopo da Varazze, Sermones aurei, t. ii, In festo omnium sanctorum. Sermo i. Mementote qualiter salvi facti sunt patres nostri, p. 336 ; RLS, t. iii, « Jacobus de Voragine », p. 264, no 568). 99 Là encore Iacopo étoffe l’amplitude de son lexique dans son sermon : « Tertia ratio sumitur a parte nostræ negligentiæ. Nos enim sæpe festa Sanctorum negligenter egimus, aut propter humanam fragilitatem, aut propter ignorantiam, et oblivionem, aut propter negligentiam, et remissionem, aut propter negotiorum secularium nimiam occupationem. » (Ibid.).

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Un saut qualitatif n’en reste pas moins à opérer pour passer de la laborieuse accumulation des vies de saints par le compilateur à la saisie de leur totalité. Aussi la Fête de tous les saints vient-elle pallier ces coupables oublis de la tradition. Comme l’espace où l’on range moins l’inclassable que ce qui n’a pas encore trouvé provisoirement sa place, comme la marge qui compense une mémoire trop oublieuse, le chapitre de la Toussaint inaugure une percée de l’infini dans l’espace fini de la compilation. Il constitue pour ainsi dire un expédient compensatoire destiné à franchir ce fossé, à la fin précise de signifier une totalité que la compilation ne peut pourtant embrasser, de la même manière qu’un et cætera viendrait à la fois clore et ouvrir une liste. En effet, devant une compilation comme la Légende dorée envisagée comme liste non exhaustive d’exemples canoniques, le lecteur est placé face à la même ambiguïté logique que pose le signe etc. On peut en effet interpréter ce signe de plusieurs manières. La première manière le réduit à une façon économe d’abréger une liste de cas ou d’objets que l’on pourrait étendre – sans pourtant le faire, faute de temps, de moyen, de place par exemple. Le etc. signifie en ce cas l’impossibilité de qualifier tout ce que l’on devrait énumérer, comme un pis-aller visant à clore une liste qu’il serait fastidieux de boucler. La seconde manière d’interpréter le etc. consiste à le considérer comme un signe de généralité indiquant qu’on peut continuer à appliquer une certaine description à d’autres cas possibles, sans pouvoir prétendre dire lesquels. Selon cette perspective, une proposition générale n’est pas réductible à une conjonction de propositions singulières : plutôt qu’un aveu d’impuissance, le etc. propose une règle de fonctionnement sériel à réinvestir sans cesse et à appliquer sur de nouveaux cas100. Avec ce chapitre de la Fête de tous les saints, un immense signe et cætera vient s’apposer à la Légende dorée, à la manière de la formule permettant de poursuivre une série mathématique, ou du module interne au logiciel hagiographique qui le dispose à accueillir de nouvelles mises à jour ; et telle la soupape assurant indéfiniment la pérennité et l’actualité du recueil, ce chapitre contribue à la construction d’un monde à la fois en équilibre permanent et en potentielle expansion. C’est là le principe génératif qui participe de l’incessante actualité du recueil et qui a autorisé l’adjonction de nouvelles légendes et l’intégration de nouvelles pièces textuelles, dont la suite de ce livre va tenter de rendre compte. Comme l’écrit fort judicieusement Frédéric Gabriel : Parallèlement à une rhétorique de l’exemplarité, ces collections [hagiographiques] sont en perpétuelle réécriture et réédition, et par là même, en perpétuelle multiplication, à l’image des saints eux-mêmes, multiplicité en expansion mais formant un seul Corps mystique101. Le chapitre de la Toussaint ne s’inscrit par conséquent pas au même rang que les autres chapitres dans le plan de la Légende dorée. Il occupe une position architectonique absolument cruciale pour le fonctionnement général de la compilation. Iacopo da

100 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophique, 5. 2523 : « Le concept des applications successives d’une opération est équivalent au concept ‘et cætera’ » (p. 78). 101 F. Gabriel, « Collectionner les saints », résumé.

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Varazze se reporte au chapitre de la Fête de tous les saints confectionné par Bartolomeo da Trento qui présente l’avantage de proposer deux figurations de la totalité de la sainteté (la première partie sur la dédicace du Panthéon à Rome manifeste une circularité suggestive, tandis que la vision, qui le conclut, vision de la procession de la Vierge par le gardien de Saint-Pierre, propose une hiérarchisation de cette totalité). L’archevêque de Gênes scinde ce chapitre-source en deux parties pour en faire respectivement le début et la fin de son propre chapitre, au cœur duquel il injecte en bon prédicateur une arborescence de distinctions (comme la hiérarchie des saints : vierges, apôtres, martyrs, confesseurs). L’exemplum final de la vision de la procession offre, ainsi, par une transposition du théologique dans le narratif, une ressaisie synthétique de son exposé. La vision s’articule en deux temps : d’une part la vision brute telle qu’y assiste le gardien et la vision commentée par l’ange qui identifie chacun des protagonistes, de la Vierge Marie et Jean-Baptiste jusqu’au purgatoire. Si l’on plonge dans la dimension microscopique de la réécriture, on constate que Iacopo da Varazze opère des choix lexicaux ni triviaux, ni contingents, mais au contraire significatifs et stratégiques. Le tableau qui suit met en regard le texte source de Bartolomeo et le texte de Iacopo da Varazze sur la vision brute du gardien : Bartolomeo da Trento, Liber Iacopo da Varazze, Legenda aurea, cap. epilogorum, cap. cccxxxiii, p. 328, l. 29-55 clviii, p. 1111-1112, § 187-201

Volens igitur Deus ostendere quantum hoc statutum sibi placuisset, sequenti anno ejusdem festi custos ecclesie sancti Petri, ex devotione omnia altaria visitans et omnium sanctorum implorans suffragia, rediit ad altare sancti Petri, ubi anima ejus angelo rapitur et vidit regem regum in sublimi throno sedentem, et omnes angeli stabant in circuitu ejus.

Quod autem in hac die omnes sancti ad intercedendum pro nobis universaliter conveniant, ostenditur in quadam visione que sequenti anno ab hujus sollempnitatis institutione contigisse narratur. Cum enim in hac die custos ecclesie sancti Petri ex devotione omnia altaria circuisse et omnium sanctorum suffragia implorasset et demum ad altare sancti Petri redisset, ibi paululum conquiescens extra se rapitur et ecce, vidit regem regum in sublimi solio consistentem et omnes angelos in ejus circuitu commorantes.

Et ecce Virgo in dyademate inenarrabili venit, quam innumerabiles virgines, continentes et vidue sequebantur. Huic rex assurexit et juxta se fecit sedere.

Tunc virgo virginum in dyademate prefulgenti advenit, quam innumerabilis multitudo virginum et continentium sequebatur. Huic rex protinus assurexit et posito solio juxta se sedere fecit.

Precucurrit quidam quasi in birro camelico et hunc sequebatur exercitus antiquorum.

Post hoc advenit quidam vestitus de pilis camelorum quem sequebatur multitudo venerabilem seniorum.

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Bartolomeo da Trento, Liber Iacopo da Varazze, Legenda aurea, cap. epilogorum, cap. cccxxxiii, p. 328, l. 29-55 clviii, p. 1111-1112, § 187-201 Procedit alius in ornatu papali et venerabilis Deinde advenit et alius pontificali habitu aliquorum cohors hunc sequebatur. decoratus quem aliquorum cohors in habitu consimili sequebatur. Post hunc innumerabilis diversorum militia, et post hanc omne genus hominum : mirabilis multitudo et omnes regem adoraverunt.

Postea vero processit innumerabilis militie multitudo. Post quos advenit turba diversarum gentium infinita. Omnes igitur ante regis solium advenerunt et ipsum flexis genibus adorarunt.

Is autem qui in ornatu papali venerat more Romano matutinas inchoavit.

Is autem qui in pontificali habitu erat, matutinas ceteris prosequentibus inchoavit.

Ab angelo custodi exponitur Virginem in prima acie matrem Dei esse pre ceteris honoratam et honorandam, quam cohors diversarum feminarum merito sequebatur, circumstantes angelos, in birro Johannem cum patriarchis et prophetis, papaliter ornatum Petrum cum condiscipulis, militiam martyres, reliquam turbam confessorum. Qui omnes Deo pro honore eis a mortalibus exhibito gratias agerent et orarent pro orbe.

Angelus autem qui predictum custodem ducebat eidem visionem exposuit, asserens virginem in prima acie matrem dei esse, vestitum de pilis camelorum Iohannem baptistam cum patriarchis pariter et prophetis, pontificali habitu ornatum Petrum cum ceteris apostolis, milites martyres, turbam reliquam confessores. Qui ideo omnes ante regem venerunt ut pro honore sibi hac die a mortalibus exhibito gratias agerent et pro orbe universo orarent.

Cette comparaison permet d’éclairer les préférences lexicales de Iacopo da Varazze. En lieu et place des termes militia et exercitus employés à trois reprises par Bartolomeo, le prédicateur génois surimpose ceux de cohors, turba, et multitudo, déchargés de connotations militaires et plus évocateurs d’une foule moins rangée et plus foisonnante. Les effets de martèlement et de recouvrement sémantique deviennent assez remarquables : innumerabilis diversorum militia devient par exemple, sous la plume de Iacopo, innumerabilis militie multitudo, et innumerabiles virgines se transforme en innumerabilis multitudo virginum. Ainsi lissé sur l’ensemble de l’exemplum, le vocable de la multitude se systématise, insistant davantage sur les limites figuratives que pose cette sainte totalité en mouvement si difficile à circonscrire, ou tout au moins figurant l’infini dans la totalité.

Totalité et infini de la sainteté Si l’on perçoit à travers ces dernières analyses que l’on dispose ici précisément d’une image du corpus de la Légende, on doit en conclure que son fonctionnement textuel

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comme compilation est indissociable de son fonctionnement éthique et épistémique en vue de l’édification du fidèle et non moins inséparable de son fonctionnement théologique au service de la figuration de la sainteté. Une homologie étroite lie le travail d’empilement et d’assemblage des sources et l’opération de canonisation et de rassemblement des saints. Totalité intrinsèquement ouverte, la Légende dorée s’appuie sur une architecture symbolique à même d’inscrire l’infini de la sainteté dans la finitude du livre. En d’autres termes, le légendier dominicain est ouvert continûment à la possibilité de son extension et de son amplification, en pouvant se maintenir toujours comme Légende dorée. Telle est la paradoxale identité textuelle de ce légendier qui est capable de s’accroître à identité constante et qui, de son état de compilation imparfaite mais perfectible, va devenir, à force d’ajouts et d’additions, de suppléments et de compléments, d’aménagements et de transformations, un recueil volontiers accueillant à une multitude de textes et dont se sont emparés les hommes du Moyen Âge pour mettre au point tantôt un légendier plus performant, tantôt un instrument de travail efficace pour la prédication, tantôt une somme de confesseur, tantôt un recueil pieux pour des laïcs.

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Deuxième partie

La Légende dorée comme recueil

P r éambule

Les pérégrinations européennes d’un manuscrit de la Légende dorée

Cité du Vatican, octobre 1690 – Pietro Ottoboni, octogénaire fraîchement élu pape sous le nom d’Alexandre VIII, verse dans les fonds de la Bibliothèque Vaticane celle de la Reine Christine de Suède, dont il vient de faire l’acquisition après la disparition de cette dernière. À la suite de son abdication en 1654, elle s’était exilée de son ancien royaume et s’était convertie au catholicisme. Elle avait rejoint en décembre 1655 Rome où, entre le palais Farnese et le palais Corsini, elle mena jusqu’à la fin de sa vie un intense mécénat1. On connaît bien cette grande figure culturelle qui dialogue aussi bien avec René Descartes qu’avec Gabriel Naudé, d’ailleurs chargé d’organiser pour la Reine une bibliothèque qui soit à la mesure de son rayonnement intellectuel. Si la bibliothèque de Christine est saccagée au moment de son abdication, elle se disperse au gré de son trajet entre Stockholm et Rome, durant lequel elle marque des arrêts – à Anvers par exemple, où l’on dresse le catalogue de son fonds (aujourd’hui conservé dans le ms. Vat. lat. 8171 de la Biblioteca Apostolica Vaticana). La bibliothèque de la Reine a été tenue par des libraires singulièrement actifs, qui menaient des campagnes massives d’achats. Elle s’enrichit considérablement d’une partie non négligeable de la bibliothèque d’Alexandre Petau († 1672) et de son père, Paul Petau († 1614) : acquise en partie en 1650, elle ne comptait pas moins de quarante-mille volumes, dont mille-cinq-cents manuscrits issus de collections humanistes, de collèges universitaires et de la dilapidation huguenote qu’avaient connue certains monastères durant les guerres de religion en France2. Le fonds de la Reine Christine a ainsi concentré des témoins manuscrits aux trajectoires sinueuses et qui ont connu plusieurs vies. Parmi ce qu’on appelle les Petaviana du fonds de la Reine Christine, on compte une Légende 1 Cf. Cristina di Svezia e Roma, éd. B. Magnusson, Stockholm, 1999. 2 La bibliothèque d’Alexandre Petau se disperse en plusieurs temps (notamment en 1650, 1698, 1707 et 1720) et ainsi dans diverses villes et capitales d’Europe. L’acquisition par la Reine Christine du ms. Reg. lat. 534 qui appartenait alors aux Petau se fait en 1645 sans doute par l’intermédiaire de Claude Sarrau en France et d’Isaac Vossius en Suède, érudit chargé de l’administration de la bibliothèque de la Reine, cf. K. A. de Meyier, Paul en Alexandre Petau en de geschiednis van hun handschriften (voornamelijk op grond van de Petau-handschriften in de Universiteitsbibliotheek te Leiden), Leyde, 1947 ; E. Nilsson et P. Vian, « I manoscritti latini della regina Cristina alla Biblioteca Vaticana : storia, stato e ricerche sul fondo », in Cristina di Svezia e Roma, p. 143-162 ; S. Lecouteux, « Sur la dispersion de la bibliothèque bénédictine de Fécamp. Partie 1 : identification des principales vagues de démembrement des fonds », Tabularia « Études », 7 (2007), p. 1-50 ; Bibliothèques de manuscrits médiévaux en France : relevé des inventaires du viiie au xviiie siècle, éd. A.-M. Genevois, J.-F. Genest et A. Chalandon, Paris 1987, no 1464-1475 ; M. Peyrafort-Huin, La Bibliothèque médiévale de l’abbaye de Pontigny (xiie-xixe siècles) : histoire, inventaires anciens, manuscrits, Paris, 2001, p. 176-177.

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dorée qui, avant d’avoir transité de la Suède au Vatican et d’être désigné par la côte Reg. lat. 534, a suivi d’autres pérégrinations tumultueuses. Montbrison, avril 1437 – Avant qu’il ne passe dans la bibliothèque des Petau via celle de Claude Fauchet, c’est Louis de la Vernade qui fait l’acquisition de ce manuscrit de la Légende dorée. Le légendier fut commandité par un évêque au début du xive siècle et son écriture autant que sa décoration signalent une origine languedocienne, voire spécifiquement toulousaine3. Dans le geste du collectionneur qui marque son patrimoine de son empreinte et de son statut, il laisse une note de possession sur le manuscrit : Ceste legende auree est a moy Loys de la Vernade chevalier conseiller et chambellan du roy et de monseigneur le duc de Borbon ; laquelle je achetay des hoirs de feu Me Odart Clepier president en Borbon ou moys davril mil cccc. xxxvii4. La personne à qui achète Louis de la Vernade – Odart Clepier – est un clerc originaire du Forez dont on sait qu’il fut conseiller du duc Jean I de Bourbon (en 1412), chanoine du diocèse de Lyon (au mois de septembre de la même année), prévôt de Thiers en Auvergne en 1427 et président de la chambre des comptes de Moulins dans le Bourbonnais dans les années 1426-1431. Né en 1408, Louis de la Vernade, quant à lui, vient vraisemblablement de la même région et d’un semblable milieu socioprofessionnel. Issu d’une famille à fortes culture et formation juridiques5,





3 P. Cherubini, « Un manoscritto occitanico della Legenda Aurea con note di bottega in volgare (Reg. lat. 534) », Miscellanea Bibliothecæ Apostolicæ Vaticanæ, XIII (2006), p. 119-166. L’explicit indique une commande épiscopale : « Finito libro reddatur gracia Christo. Hoc opus exigi. Sit gloria Regi Celive Regine laus cum sanctis sine fine. » (Cité du Vatican, Bibliotheca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534, fol. 242) Un examen paléographique permet en effet d’identifier une écriture gothique élégante sous la forme de textuales formatæ d’aire méridionale, tandis que des notes d’atelier en langue d’oc qui jalonnent les marges (Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534, fol. 30-96) semblent provenir d’un atelier d’enluminures occitan qui a dû bénéficier de collaborations et d’échanges avec les cours voisines des comtes de Barcelone et de la couronne d’Aragon (P. Cherubini, « Note occitaniche di bottega dell’inizio del secolo xiv in un codice della Legenda aurea (Reg. lat. 534) », Cultura Neolatina. Rivista di filologia romanza, LXXI (2011), p. 87-122). L’appareil iconographique des initiales historiées s’appuie quant à lui sur des cadres architectoniques surmontés de flèches inspirées du gothique occitan qui rayonne autour de Toulouse (cf. P. Cherubini, « Un manoscritto occitanico della Legenda Aurea », p. 135-142). Sur l’ornementation des manuscrits toulousains de cette période, cf. M. A. Bilotta, « Images dans les marges des manuscrits toulousains de la première moitié du xive siècle. Un monde imaginé entre invention et réalité », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 121/2 (2009), p. 349-359 ; eadem, « Nouvelles considérations sur un manuscrit toulousain du Décret de Gratien reconstitué », dans Le Livre dans la région toulousaine, éd. S. Cassagnes-Brouquet et M. Fournié, Toulouse, 2010, p. 77. Sur le cycle original et complet d’enluminures de ce manuscrit, cf. C. Maillet, La Parenté hagiographique (xiiie-xve siècle), d’après Jacques de Voragine et les manuscrits enluminés de la Légende dorée (c. 1260-1490), Turnhout, 2014 (Histoires de famille. La parenté au Moyen Âge 15), p. 372-378. 4 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534, fol. 254ra. Le manuscrit, avant d’appartenir aux Petau (« Alexander Pauli filius Petavius senator Parisiensis », fol. 2r), fut sans doute la possession de Claude Fauchet, humaniste et historiographe d’Henri IV. 5 On trouve en effet une trace intéressante d’un de ses possibles ancêtres : en 1266 et 1268, Guiglielmo de Varneto (ou de Vernato) de Monte Brixano voit l’achat d’un de ses codices consigné dans le cartulaire de l’université de Bologne (Chartularium studii bononiensis, vol. v, p. 245-246, DXXIV (1827) ; vol. viii, DLXXXIII, 3237, p. 281), ainsi qu’une autre figure : « Aichino de Verneto de Monte Bruxone » qui fait

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Louis de la Vernade est docteur en droit et devient juge ordinaire du Forez dans les années 1440. Dès ce moment, il va accumuler un certain nombre de charges dans sa région natale : chambellan du duc Jean II (en 1448 et 1457), lieutenant général du duc en Forez et Beaujolais, Président du comté du Forez (en 1457), chancelier du Bourbonnais à plusieurs reprises entre 1460 et 1473, président du Grand Conseil du duc et lieutenant général des finances du Forez en 1473. Actif dans une région qui se situe au point de contact linguistique entre le domaine d’oïl et le domaine d’oc, Louis de la Vernade est parfaitement indiqué pour cumuler par la suite des responsabilités dans le sud de la France après sa nomination par le roi comme premier président du parlement du Languedoc à Toulouse en 1467 puis entre 1469 et 1470. En mars 1486 ou 1487, il figure ainsi parmi les onze commissaires qui mettent en place les États de Montpellier. Le 30 septembre 1473, il devient président du Grand Conseil du duc et lieutenant général des finances du Forez, ainsi que seigneur du Beaujolais. De 1473 à au moins la fin 1476, il apparaît comme chancelier du Forez et gardien du sceau ducal. Ce parcours politique solide et riche témoigne d’une vie faite de voyages incessants entre la Bourgogne, le Bourbonnais, le Forez et, au-delà, dans les contrées occitanes. Là aussi, de telles charges et de telles responsabilités laissent supposer un patrimoine libraire conséquent. Grâce aux marques de possession qu’il laisse, il est possible de reconstituer au moins de manière parcellaire sa bibliothèque qui dessine une culture littéraire et politique remarquable, à cheval entre le manuscrit et l’imprimé, le vernaculaire et le latin, le profane et le sacré. Les relations politiques de Louis lui font enrichir sa bibliothèque d’imprimés. Jean II, duc de Bourbon, comte de Clermont, lui offre un exemplaire italien de la Divine Comédie en avril 14546, tandis que Jean Fust lui fait présent en 1466 d’un incunable de grande qualité, imprimé à Mayence, du De Officiis de Cicéron7. Louis cultive un goût pour l’histoire politique avec le manuscrit du fonds latin de la Bibliothèque nationale de France à la cote 6219. Daté de 1453, il se compose de différents textes sur la ville d’Amboise et sur l’Anjou : un Liber de compositione castri Ambasiæ, une Chronica de gestis Consulum

l’acquisition d’un codex le 12 avril 1268 (vol. 8, CCCLXXVIII, 3635, p. 184). 6 L. Delisle, Le Cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque Impériale, Paris, 1868, t. I, p. 168. 7 Cicéron, De Officiis, Mayence, Fust et Schöffer, 1466, in-4°. Sous la souscription de l’imprimeur, Louis écrit : « Hic liber pertinet michi Ludovico de la Vernade, Militi, Cancellario Domini mei Ducis Borbonii et Alvernie, ac Presidenti Parlamenti lingue Occitanie, quem dedit michi Io. Fust supradictus, Parisiis, in mense Iulii, Anno Domini M.CCCC.LXVI, me tunc existente Parisiis pro generali reformatione totius Francorum regni. » L’exemplaire, passé dans la bibliothèque d’Alexandre Petau, est conservé à Genève (Bibliothèque de Genève, Ca 395*). Cf. Œuvres historiques et littéraires de Léonard Baulacre, recueillies et mises en ordre par Edouard Mallet, I, Genève-Paris, 1857, p. 328-329 ; P. Lambinet, Origine de l’imprimerie d’après les titres authentiques : l’opinion de M. Daunou et celle de M. Van Praet ; suivie des établissements de cet art dans la Belgique et de l’histoire de la stéréotypie ; ornée de calques, de portraits et d’écussons, I, 1810, p. 215 ; A. Lökkös, Les Incunables de la Bibliothèque de Genève. Catalogue descriptif, Genève, 1982, no 154, p. 97. On ne trouve par ailleurs aucune trace de Louis de la Vernade dans les Petavania conservés à Genève dans le fonds Ami Lullin, selon H. Aubert, « Notices sur les manuscrits Petau conservés à la Bibliothèque de Genève (fonds Ami Lullin) », Bibliothèque de l’École des chartes, 70 (1909), p. 247-302 et 72 (1911), p. 279-313. François Avril (« Le destinataire des Heures ‘Vie à mon désir’: Simon de Varie », Revue de l’Art, n° 67 (1985), p. 33-44, n. 69) mentionne un Caton qui lui aurait également appartenu et qui serait conservé à Vienne.

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Andegavensium et les Gesta Ambasensium dominorum8. Par ailleurs, en matière de littérature religieuse, la Bibliothèque municipale de Caen conserve à la côte 33 un autre manuscrit qui fut la propriété de Louis : un exemplaire du Manipulus Florum, le recueil de citations patristiques compilé par Thomas d’Irlande9. La Bibliothèque de l’Arsenal à Paris recueille certains manuscrits qui furent la propriété de notre gentilhomme du Forez, avant de passer par la bibliothèque du collège de Navarre. Le ms. 553 de la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris est un recueil de quatre-vingt-dix-huit feuillets de papier, que Louis de la Vernade a commandé à Thomas Poyet, le précepteur de ses enfants, en 1451, et qui contient le Libellus Samuelis Iudei super adventu Christi (fol. 1-20) traduit de l’arabe en latin par le dominicain Alphonse Bonhomme, ainsi que le Liber Petri Alphonsi Yspani contra Iudeos et Sarracenos (fol. 20-98)10. Le ms. 722 de la Bibliothèque de l’Arsenal contient pour sa part le Sophilogium de Jacques le Grand, frère de l’ordre des Augustins. L’ex-libris au fol. 134 indique que Louis de la Vernade l’a acheté à Toulouse en 147111. Comme en témoignent les nombreuses annotations marginales, il a puisé dans ce florilège de citations une multiplicité de savoirs qui relèvent de la politique, de la poétique, de la logique, de l’astrologie, de la géométrie, de la morale et où se croisent les sources patristiques et les auteurs antiques que sont Cicéron, Lactance, Sénèque… Il possédait, probablement, un Roman d’Athis et Prophilias d’Alexandre de Paris sous la forme d’un manuscrit de 277 feuillets conservé à Stockholm (Kungliga biblioteket, Vu 16). En tous les cas, la signature d’un « Loys de la Vernade », datée de 1495, semble être celle de son fils, qui meurt le 3 janvier 1499, mais qui a pu hériter de ce manuscrit de son père. Copié par Jehan Clart de Fontenoy en 1299, le manuscrit passa, après celles de La Vernade, dans les mains de Claude Fauchet, humaniste connu pour avoir fréquenté le cercle de

8 S. Maddalo, « Unus Deus, una fides, unum baptisma. Il rogo dei libri : ragioni e momenti di un tema iconografico », dans Medioevo : immagini et ideologie, éd. A. C. Quintavalle, Milan, 2005, p. 198-210, ici p. 209-210, n. 39. Au fol. 83 du manuscrit, on lit le colophon suivant : « Hunc librum scripsit Bartholomeus Cornuti notarius de s. Baldomeri ad opus mei Ludovici de la Vernade militis et presidentis forensis ac consiliarii regii a. d. 1453 » (Colophons de manuscrits occidentaux des origines au xvie siècle, Fribourg, 1965, I, p. 218, 1743). 9 On lit au fol. 111 : « Ce livre nommé liber florum, me dona à Lion mon houste messire Pre Sorel, sacristain de St-Étienne de Lion, au mois de juillet mil CCCC LXJ. Loys de La Vernade. Et, longtemps depuys, recueilly en vente par maistre Jehan du Chastel, théologien l’Université de Paris. » Sur cette œuvre, cf. R. H. Rouse et M. A. Rouse, Preachers, Florilegia and Sermons : Studies on the Manipulus florum of Thomas of Ireland, Toronto, 1979 (Pontifical Institute of Mediæval Studies, Studies and texts 47). 10 Louis de la Vernade laisse cette trace au fol. 98v : « Liber iste pertinet michi Ludovico de la Vernade, militi, quem scribi feci per manum magistri Thome Poyeti, prioris Iursacii [ Joursey, Loire] ac instructoris Karoli et Ludovici de la Vernade, filiorum meorum, die et anno suprascriptis. » Cf. H. Martin, Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque de l’Arsenal, I, Paris, 1885, p. 418 ; C. Samaran et R. Marichal, Catalogue des manuscrits en écriture latine, portant des indications de date, de lieu ou de copiste, I, Paris, 1959, p. 97. 11 On lit au fol. 134r : « Hunc librum emi Tholose a quodam librario, certo precio convento et realiter soluto, ego Ludovicus de La Vernade, miles, primus presidens parlamenti lingue occitane, et cancellarius domini mei ducis Borbonnii et Alvergnie, in mense augusti, anno Domini M°CCCC°LXXI-Ludovicus de La Vernade. » Le manuscrit a appartenu préalablement à Pierre de Foix, cardinal-évêque de Lescar et archevêque d’Arles, mort en 1464 et dont on retrouve les armes dès le fol. 1. Cf. H. Martin, Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque de l’Arsenal, II, Paris 1886, p. 63.

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Ronsard et avoir été l’historiographe de Henri IV, puis dans celles de la famille Petau, avant d’arriver en Suède, où la Reine Christine l’abandonna après son abdication et son exil12. Il est donc probable que cette Légende dorée du fonds de la Reine ait suivi une trajectoire parallèle et accompagné ce roman jusque dans la bibliothèque de Fauchet avant d’intégrer les Petaviana. Si on peut largement présumer que la bibliothèque de Louis ne se limite pas à ces manuscrits, et qu’elle vient probablement s’enrichir, conformément à sa formation, d’ouvrages de droit canon ou civil, Louis de la Vernade se distingue aussi par son usage des livres, ses lectures soutenues et sa pratique régulière de l’annotation marginale. Si on retrouve par exemple des traces écrites de ses lectures dans le Manipulus Florum conservé à Caen ou dans les marges du Sophilogium de l’Arsenal où prolifèrent des mots recopiés, des gloses rapides, des citations retranscrites ou des résumés ramassés, aucun de ses manuscrits n’est aussi intensément annoté que celui de la Légende dorée aujourd’hui conservé dans le fonds de la Reine Christine à la Bibliothèque Apostolique Vaticane. D’abord, sur le verso du feuillet 255, Louis de la Vernade a déposé une longue note à caractère autobiographique partiellement lisible où l’on apprend que le premier décembre d’une année difficile à identifier (peut-être en 1442), Louis a eu une fille du nom de Jacqueline (morte à Rome). Il eut un autre fils, Amédée, son troisième, et Jean qui fut stratifer (palefrenier). Un quatrième fils du nom de Louis, comme le père docteur en loi, est diacre en 1480 à l’église de Notre-Dame de Montbrison et juge et chantre pour la cause des pauvres du Forez. Ensuite, le gentilhomme du Forez laisse une annotation finale qui témoigne d’une attention à l’ensemble du recueil, y compris à des légendes moins centrales qu’il n’a pas annotées. Louis de la Vernade procède en effet au relevé et à l’énumération de tous les saints nobles qui se trouvent dans le légendier de Voragine, associés à la foliotation respective de leur chapitre13. Cette note à vocation synoptique constitue un acte

12 Li Romans d’Athis et Procelias. Édition du manuscrit 940 de la Bibliothèque municipale de Tours, éd. M.-M. Castellani, Paris, 2006 (Classiques français du Moyen-Âge 150) ; Illuminated Manuscripts and Other Remarkable Documents from the Collection of the Royal Library, Stockholm. Catalogue of an Exhibition, Stockholm, 1963, p. 28 ; M.-A. Geffroy, Notices et extraits des manuscrits concernant l’histoire ou la littérature de la France qui sont conservés dans les bibliothèques ou archives de Suède, Danemark et Norvège, Paris, 1855, p. 81. 13 Cité du Vatican, Bibliotheca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534, fol. 254r col. B. Il s’agit d’une annotation qui vient compléter la colonne B sans en respecter la réglure. Les saints indexés à la foliotation ne sont pas classés dans leur ordre d’apparition dans le légendier : « sancti et sancte qui fuerunt nobiles in hoc seculo | Item beata Lucia folio ix Item beata Anastasia f. xiiii | Item beata Agnes f. xxxii Item beatus Sebastius miles f. xxxi | Item beatus Vincentius f. xxxiii Item Paula f. xxxvii | Item Amandus f. xlix Item Gregorius papa f. lii | Item Longinus miles f. lvii Item Secundus miles f. lxix | Item Ambrosius f. lxx Item Georgius tribunus f. lxxiii | Item Vitalius miles f. lxxvi Item Gordianus f. lxxxxiii | Item Nereus et Achileus f. eodem Item Pancracius f. eodem | Item Pancrassius f. lxxxxiiii Item Vitus puer lxxxxvii | Item Cyricius filius Iulite f. lxxxxviii Item Iohannes et Paulus f. ci | Item Theodora f. cxi Item Margarita f. cxiii | Item Alexius f. cxiii Item Magdalena f. cxv | Item Martha f. cxxvi Item Germanus f. cxxvii | Item Donatus f. cxxxviii Item Bernardus f. cl | Item Savinianus et Saviniania f. c lxiii Item Lupus f. clxv | Item Egidius f. clxvi Item Gorgonius et Dorothea f. clxx | Item Prothus et Iacinthus f. clxxi Item Iohannes Crysostomus f. clxxiii | Item Eufemia f. clxxvi Item Lambertus f. clxxvi | Item Mauricius (et) socium f. (c)lxxviii Item Ieronimus f. clxxxviii | Item Margarita f. clxxxxii Item Crisantus f. c. lxxxxvii | Item Ursula f. c.lxxxxviii

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singulier d’écriture qui organise au sein d’un manuscrit épais ses futurs parcours par des regroupements thématiques, où se manifestent les goûts du lecteur pour une noblesse sainte14 et où se joue aussi la décisive conciliation du statut nobiliaire qu’il conquiert et affiche et d’une certaine forme de salut. Enfin, au fil du légendier, il est possible de suivre certains déplacements de Louis de la Vernade et d’en entrevoir les motivations. Quand ce dernier annonce dans les marges du chapitre de saint Augustin que fui in Papia et multas audivi missas propre sepulchrum Beati Augustini in conventu et in ecclesia ipsius sancti intra cittadellam15, on peut penser qu’il s’agit de la mission que lui confie en 1442 le comte Charles de Bourbon pour exposer au pape une demande de financement et une concession d’indulgences pour la réfection du clocher de Notre-Dame de Montbrison alors ravagé par un incendie accidentel. Louis de la Vernade n’a alors que trente-quatre ans16. Avec constance, Louis éprouve le besoin d’indiquer qu’il a visité telle église ou de localiser des reliques que mentionne le compilateur : l’abbaye de Charroux, le corps de saint Vincent Ferrier tout juste canonisé en 1455 (que le notable forézien prend pour le martyr espagnol homonyme mort en 304), le doigt de saint Jean-Baptiste à Saint-Jean-de-Maurienne, l’église Saint-Léonard de Corbie, une église du monastère de Saint-Maurice d’Agaune dans le Chablais, ou la place de Grève à Paris où, selon la légende du miracle des Billettes relatée par la Légende dorée, on brûla un Juif usurier pour avoir profané une hostie17. Il montre également une manie récurrente consistant à identifier des lieux ou à traduire les toponymes latins employés dans le légendier. Ainsi le chapitre de l’Assomption rapporte que l’évêque de la ville de Chartres s’était protégé contre l’armée du duc des Normands qui assiégeait la ville avec la tunique de

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Item Quintus f. cci | Item Heustacius f. eodem Item Martinus miles f. ccix | Item Helizabet f. ccxii Item Cesilia f. ccxvii | Item Clemens f. ccxix Item Catherina f. ccxxii | Item Iacobus intercisus f. ccxxv Item Ludovicus rex francorum f. ccxli | Item sancta Maria mater christi f. lxxxxiiii Item Leonardus f. c | Item Anathasius (sic) Item Eligius | Item beata Genovea Item Mathias apostolus f. li. » Sur les rapports entre noblesse et sainteté, cf. A. Vauchez, La Sainteté aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, p. 204-215. Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534, fol. 162vb. M. Relave, « L’église paroissiale de Saint-André de Montbrison et le prieuré de Savignieu en 1423 – Indulgences concédées en vue de l’achèvement de l’église Notre-Dame de Montbrison en 1423 et 1442 », Bulletin de la Diana, XV (1906), p. 54. « Carosium credo quod est abbatia de Charroux, quam fundavit Carolus Magnus, et ibi fertur preputium Christi fore, quod vidi » (Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534, fol. 27v ; éd. Maggioni, cap. xiii, § 173-182) ; « Corpus Beati Vincencii iacet in civitate Castrensi, in ecclesia Predicatorum retro altari maiori, quod vidi » (fol. 36v ; éd. Maggioni, cap. xxv, § 1-44) ; « Nota quod contingit Parisius aux Billet(ets) de corpore Christi in cacabo per Iudeum misso, quod comburi non potuit. Vidi in ecclesia parrochiali sancte Iohannis in Greve Parisius » (fol. 149r ; éd. Maggioni, cap. cxv, § 291) ; « Fui in Papia et multas audivi missas propre sepulchrum Beati Augustini in conventu et in ecclesia ipsius sancti intra cittadellam » (fol. 162vb ; éd. Maggioni, cap. cxx, § 379) ; « Vidi digitum in sancto Iohanne de Morianne inter Alpes, in patria Sabaudie » (fol. 165va ; éd. Maggioni, cap. ccxi, § 160) ; « Et nunc sanctus Mauricius en Chableys vocatur, ubi religiosi sunt, et in eo fui et tenui ensem quo sucisa fuerunt capita » (fol. 180va ; éd. Maggioni, cap. cxxxvii, § 26) ; « De alio Leonardo apud corbiacum cuius ecclesia fui » (fol. 197rb ; éd. Maggioni, cap. cli, § 75).

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la Vierge. Louis de la Vernade précise ainsi : Vestis Marie que est in civitate Carnotensi18. Ce souci d’indexer des reliques à des lieux se retrouve également dans la lecture que fait Louis du chapitre de la Décollation de Jean-Baptiste, où il est précisé que la tête du Précurseur passa de Constantinople au Poitou. Louis annote alors : Pictavis capud Iohannis Baptiste19. Ainsi identifie-t-il le toponyme latin Abriacensis, où la seconde apparition de saint Michel a eu lieu, par sa traduction française en marge « Layne / Avranches ». De même fait-il avec la ville de Trecasina évoquée dans la Vie de saints Savinien et Savine, pour expliciter dans la marge de petit-fond : idest Troys en Champanhe20. Ou, quand Iacopo évoque la région de Pannonia dans les chapitres de saint Martin ou de saint Jérôme, Louis s’empresse d’inscrire : Pannonia nunc dicitur Ungaria21. Cet effort de localisation et de glose topographique par un lecteur voyageur nourrit la construction d’une cartographie dévotionnelle fondée sur les repères fournis par la Légende. Comme Louis n’a pas encore trente ans quand il en fait l’acquisition, la compilation de Iacopo da Varazze a pu se prêter à un double usage : l’accompagnant tout au long de sa vie, elle lui permet de consigner les voyages spirituels au fur et à mesure de leur déroulement, en même temps qu’elle l’incite à se déplacer vers différents lieux de culte évoqués par l’archevêque de Gênes. Livre central de la bibliothèque de Louis, la Légende dorée s’infléchit au fil de la vie de son propriétaire sous la forme d’un guide de pèlerin22, et si les marges de la Légende deviennent les modestes archives d’une piété en construction, le lecteur complète de sa propre main le légendier lui-même déjà supplémenté23, pour lui faire épouser les spécificités de son environnement dévotionnel, en copiant une Vie des Dix mille Martyrs du mont Ararat d’Anastase le Bibliothécaire (fol. 1r-2v), récit de soldats romains qui ont préféré la crucifixion à l’apostasie24. Un si grand nombre de martyrs présente l’avantage de faire proliférer des reliques à travers toute l’Europe, à Prague, Vienne, Cologne ou Rome, ainsi que dans la cathédrale du Puy-en-Velay, non loin de Montbrison dans le Forez de Louis de la Vernade, où est vénérée une relique de saint Acace, le chef de cette armée romaine. Si Louis réaménage son manuscrit,

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Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534, fol. 147rb ; éd. Maggioni, cap. cxv, § 132. Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534, fol. 165r ; éd. Maggioni, cap. cxxi, § 146. Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534, fol. 166ra ; éd. Maggioni, cap. cxxiv, § 8.  Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534, fol. 187ra ; éd. Maggioni, cap. cxlii, § 17 ; fol. 221ra, éd. Maggioni, cap. clxii, § 8. 22 Les guides de pèlerin forment une littérature précieuse pour organiser la logistique et le déplacement du pèlerinage. Cf. C. Vogel, « Le pèlerinage pénitentiel », Revue des sciences religieuses, 38 (1964), p. 113-156. Cf. Les Errances de frère Félix, pèlerin en Terre sainte, en Arabie et en Égypte, éd. J. Meyers et M. Tarayre, 5 t., Paris, 2013-2017 (Textes littéraires du Moyen Âge) ; Un Guide français de Terre sainte, entre Orient latin et Toscane occidentale, éd. G. Giannini, Paris, 2016 (Recherches littéraires médiévales 21). 23 À la suite de la Légende dorée, on peut lire aux fol. 242v-246r la Vie de Louis IX roi de France, aux fol. 246v-249r l’épitomé de la Vie de saint Éloi, aux fol. 249r-252r la Vie de sainte Geneviève, aux fol. 252v-253r le Sermon sur la conception de la Vierge Marie par Anselme et aux fol. 253v-254r la notice sur saint Athanase évêque d’Alexandrie de l’écriture gothique issue de la main du premier et principal copiste du manuscrit. 24 AASS, V, Juin, p. 151.

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c’est certes pour compléter la déficience de la Légende, mais plus particulièrement pour s’en servir comme d’un guide de ses propres pratiques dévotionnelles. Le cas des lectures de Louis de la Vernade révèle bien les vies multiples qu’un manuscrit de la Légende dorée peut connaître et toutes les dimensions qu’il peut prendre durant cette carrière littéraire : de Toulouse à Rome, en passant par le Forez, Paris et Stockholm, ce légendier destiné à un évêque s’est transformé en une archive dévotionnelle d’un laïc cultivé, amateur de compilations, en quête de modèles de noblesse autant que d’orthodoxie religieuse, et qui vient trouver dans l’histoire sainte des repères spatiaux, moraux et sociaux. Il est remarquable que ces nouveaux usages assignés à la Légende dorée se manifestent à travers les nombreuses strates d’écriture qui enveloppent le légendier primitif, tant à l’échelle du folio qu’à celle du manuscrit tout entier. Ce sont de tels feuilletages textuels à la périphérie de la Légende dorée qui vont intéresser cette seconde partie. En observant l’environnement manuscrit du légendier – considéré non plus comme compilation unitaire, mais comme recueil –, il est possible de reconstituer des fragments de sa carrière littéraire et d’exhiber les nouveaux usages qui lui ont été assignés ou dont il s’est paré au fil de ses pérégrinations. Le chapitre 3, intitulé « Identité et intégrité de la Légende dorée », cherche à comprendre comment un lecteur médiéval identifiait un légendier de Iacopo da Varazze et se confronte au paradoxe philologique d’une œuvre qui peut conserver son identité tout en voyant son intégrité textuelle substantiellement altérée (par des ajouts, des recombinaisons ou des suppressions). C’est l’occasion de souligner que le statut de compilation du légendier en fait une structure ouverte et souple invitant à confectionner à partir de lui un recueil étoffé. Le chapitre 4, intitulé pour sa part « Polyvalences de la Légende dorée, à travers ses miscellanées », dresse la typologie des opérations qui déterminent le fonctionnement des miscellanées de la Légende dorée et les liaisons entre le légendier et les pièces périphériques qui s’y adjoignent ou s’y greffent.

C ha pit re 3

Identité et intégrité de la Légende dorée

Quelle fut la perception de la Légende dorée par un lecteur médiéval ? Comment reconnaissait-il une Légende dorée ? Et qu’identifiait-il comme Légende dorée ? Afin de reconstituer les conditions et les critères avec lesquels le lecteur médiéval identifie l’œuvre hagiographique de Iacopo da Varazze, il convient de s’immerger dans la pensée textuelle des médiévaux, ce qui exige de se défaire un temps d’un rapport philologique aux textes que l’on pourrait être tenté de considérer comme une norme intemporelle et anhistorique. Si l’on peut dire sans risque que la Légende dorée allait de soi au Moyen Âge, cela ne veut pas dire qu’elle reposait sur une définition stabilisée faisant consensus pour l’homme médiéval, loin de là. Cela signifie encore moins que la définition que l’on pourrait en donner au Moyen Âge corresponde à celle sur laquelle la communauté savante aujourd’hui s’est accordée. Il est vrai que la Légende dorée est désormais un objet scientifique dont on possède une définition claire et dont des éditions critiques ont contribué à fixer les critères d’identification : 1. on peut l’attribuer à un auteur, issu d’un milieu culturel et intellectuel spécifique : Iacopo da Varazze, un dominicain d’origine génoise ; 2. elle appartient à un genre spécifique – les collections abrégées de vies de saints, les legendæ novæ ; 3. elle obéit à une composition propre – son économie générale, d’ordre liturgique ou per circulum anni, progresse de l’Avent à la Dédicace de l’Église, selon un tempo dicté par une subdivision du temps calendaire en quatre parties ; 4. cette compilation hagiographique se caractérise aussi par ses composants : elle compte un total de cent-soixante-dix-huit chapitres, ponctué par ailleurs localement d’une Chronique des Lombards (saint Pélage) et d’une Vie de Mahomet (saints Barlaam et Josaphat) ou de séquences internes grâce auxquelles il est possible parfois de la reconnaître : les Vies de pénitentes (Marie-Madeleine, Marie l’Égyptienne, Pélagie, etc.), les Vies des Pères (saint Macaire, saint Pasteur, saint Jean abbé, etc.), les Vies des ennemis du Christ distribuées dans d’autres chapitres (Néron, Judas, Hérode, Julien l’Apostat parmi les principaux). 5. elle répond à quelques fonctions différentes qu’elle s’assigne ; sa visée fondamentale est de fournir des ressources pour la prédication et de donner une matière fiable à lire sur la vie des saints. Or l’expérience médiévale de la Légende dorée n’est pas réductible à ces quelques critères, aussi solides et fondés qu’ils puissent paraître. Ce qu’on appelle Légende dorée et qu’on identifie comme tel grâce au travail accumulé de la meilleure philologie ne correspond pas toujours à l’expérience ordinaire que le lecteur médiéval faisait de

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cet objet textuel. En effet, d’une part, les conditions de production, compliquées, incertaines, coûteuses, propres à la manuscriture médiévale empêchent de concevoir la notion d’œuvre comme une forme de tout achevé ; d’autre part, en ce qui concerne les conditions d’usage et de réception, le bon sens oblige à rappeler qu’un homme ou une femme au Moyen Âge n’avait guère l’occasion au cours de sa vie de lire plusieurs exemplaires d’un même livre, moins encore de comparer et d’étalonner les différentes versions qu’il a lues ou entendues : la variance a beau être un phénomène proprement médiéval, elle nous apparaît de manière plus directe à nous, modernes, qu’elle ne le faisait aux lecteurs du Moyen Âge. Ceux-ci ne lisaient ou n’entendaient sans doute dans leur vie qu’une seule version de tel ou tel texte et n’étaient pas directement confrontés à la dissémination des variantes et des récritures, à moins qu’ils ne fussent copistes ou collectionneurs1. De la sorte, ce qui se présentait à un lecteur médiéval comme une Légende dorée était tenu d’une manière générale pour telle. Un laïc d’origine picarde du xiiie siècle et un frère mineur lombard du xive siècle ont pu considérer, chacun de leur côté, qu’ils ont lu, vu ou entendu la Légende dorée, alors que les objets qu’ils ont eu l’occasion de manipuler peuvent avoir différer en bien des points, en taille, en qualité, du point de vue de la langue, bien sûr, mais aussi substantiellement en termes mêmes de contenu. Sans doute pourra-t-on arguer que, dans une telle hypothèse, ces versions doivent en toute probabilité partager au moins quelque dénominateur commun (un noyau minimal de textes partagés). Reste qu’on ne peut pas réduire l’expérience médiévale de la Légende dorée à la seule lecture de son texte, ni considérer les critères de l’authenticité philologique ou de l’intégrité textuelle comme suffisants pour statuer fermement sur son identité. Il importe donc de se rendre compte que l’homme médiéval pouvait savoir ce qu’est la Légende dorée, sans se reposer sur de tels critères. Et ce qu’affirmait Paul Zumthor de l’œuvre médiévale en général vaut tout à fait pour le légendier dominicain en particulier : L’« œuvre » flotte, s’entoure moins de frontières que d’un halo où se produisent d’incessantes mutations2. Parce qu’elle repose sur une stricte conception textuelle, la vérité des philologues se contente de fournir des outils stables sur lesquels se fonde et s’entend une communauté savante, elle n’a du reste pas la prétention ni l’ambition de rendre pleinement compte de l’expérience des lecteurs médiévaux. Et s’il existe une Légende dorée qui est plus que ce qu’en pensent les philologues, c’est notamment parce que son statut de compilation autorise des formes d’accroissement, de supplément, de révision, de réaménagement dues aux interventions d’autres compilateurs (postérieurs ou

1 P. Moran, « Le texte médiéval existe-t-il ? », dans Le Texte médiéval. De la variante à la recréation, éd. C. Le Cornec-Rochelois, A. Rochebouet, A. Salamon, Paris, 2012 (Cultures et civilisations médiévales 54), p. 22-23. 2 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, 2000 [1972], p. 92.

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de second degré). De telle sorte que cette multiplicité de textes que la philologie tend à écarter de son examen constitue pour ainsi dire le « bruitage interne » d’une œuvre moins achevée qu’en train de se faire, d’une production en cours plutôt qu’une essence3. Ce chapitre entend montrer qu’il existe une Légende dorée au sens large, qui dépasse l’acception philologique que l’on pourrait en avoir et déborde le projet auquel Iacopo da Varazze l’assignait ; pour cela, ce mode d’existence étendu et extensif conduit à examiner un nombre accru de manuscrits, à l’intérieur desquels le légendier ne se trouve pas dans une situation de splendide isolement.

De quoi la Légende dorée est-elle le nom ? Ce que nous, modernes, appelons la Légende dorée ne correspond pas tout à fait à ce que le lecteur médiéval appelle « Légende dorée ». C’est pourquoi il paraît utile de se demander de quoi la Légende dorée est le nom et de douter que l’œuvre pourrait s’attacher, par quelque lien naturel et robuste, à l’étiquette qui la qualifie. Il n’est en effet pas exclu que ce qu’on appelle des Légendes dorées sont de ce point de vue des objets flous, vagues et loin d’être univoques et circonscrits par des frontières nettes. La position telle qu’énoncée ici paraît donc assez nominaliste : on commence par douter qu’il existe une entité, un archétype, une représentation transcendant les manuscrits, et à l’aune de laquelle on pourrait les étalonner pour déterminer s’ils sont ou non une Légende dorée. Une chose n’est nécessairement attachée de manière solide et consistante au nom qui la qualifie. C’est plus vrai encore pour les objets textuels médiévaux. L’illusion rétrospective tend le piège de son schématisme : d’une part un titre, fût-il moderne, est un ensemble complexe et variable d’éléments caractérisant une œuvre (titre secondaire, sous-titre, indication générique, libraire et imprimeur, etc.)4 ; d’autre part, on ne doit pas surestimer l’importance que la culture médiévale du manuscrit accordait au titre : on s’en dispensait le plus souvent, par indifférence ou par déférence envers ses prédécesseurs5. Trois situations doivent par conséquent être envisagées : d’abord le titre qualifie adéquatement l’œuvre ; ensuite une même œuvre peut avoir plusieurs titres ; enfin un même titre peut qualifier deux œuvres différentes au moins. Ce sont plutôt les deux dernières situations que présente la Légende dorée. Il importe d’abord de remarquer que la « Légende dorée » n’est pas toujours le titre de la Légende dorée. Dans la tradition latine de l’œuvre, on peut relever quelques titres parmi les plus récurrents : legenda sanctorum, legendæ sanctorum, 3 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, p. 94. 4 Cf. G. Genette, Seuils, Paris, 1987 (Poétique), p. 59-106. Ses propositions fournissent moins une typologie exhaustive et systématique qu’une idée de la diversité des situations que proposent les titres d’œuvres littéraires, dans laquelle il est toutefois possible de mettre un peu d’ordre grâce à des éléments de définition. 5 B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, p. 200-201 ; P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, p. 92-93.

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vita sanctorum, vitæ sanctorum, legenda aurea, legenda nova, historia lombardica, flores sanctorum et passionnale6. Cette variabilité des titres de la Légende demeure du reste pleinement entérinée dans le titre affiché par le ms. 2° Cod. 77 de la Staatsbibliothek d’Augsbourg, qui révèle l’existence de deux types d’intitulés de chaque côté des Alpes : Legende sanctorum per circulum anni extracte ac abbreviate per fratrem Jacobum de Voragine ordinis prædicatorum et citramontani vocant hunc librum Voraginem, ultramontani vero historiam Lambardicam. Ensuite, l’un de ces titres ne qualifie pas toujours une Légende dorée. Émile Mâle le remarquait il y a longtemps déjà, quand il voyait dans la Légende dorée, par quelque effet d’antonomase, « un titre commode qui désigne tous les recueils de vies de saints en usage au Moyen Âge »7. On ne peut pas lui donner tout à fait tort, au vu des quelques exemples d’identification erronée. Un conservateur de la fin du xixe siècle appose un peu rapidement à la mine sur le contreplat du ms. 9 de la Bibliothèque municipale d’Épinal, un « Légende dorée », sur ce qui n’est qu’une version vernaculaire de l’Abrégé des gestes et des miracles des saints de Jean de Mailly et qu’on appelle traditionnellement à la suite de Paul Meyer le « Légendier liturgique ». Disculpons toutefois le conservateur en alléguant les circonstances atténuantes d’une connaissance encore imparfaite de la Légende dorée. Reste que le bibliothécaire ou le lecteur médiévaux ne sont pas non plus indemnes de tout reproche. Ainsi, en 1380, à la suite de la mort de Charles V, Philippe le Hardi fait réaliser un inventaire des fonds du Louvre qui mentionne six exemplaires de la Légende dorée (items 907 à 912). Toutefois l’un d’eux, le no 909, est ainsi qualifié : « Legende Doree, couverte de soie ynde a queue, a II fermoirs, et y sont toutez les Viez des Sains selon Vincent, donnee au Roy par Gilet »8. Formidable situation que celle-ci, où le titre « Légende dorée » en vient à désigner aussi des œuvres qui ne sont pas de Iacopo da Varazze, en l’occurrence ici : le Speculum historiale de Vincent de Beauvais ! De même, le manuscrit BnF, fr. 412 constitue un légendier, copié en 1285, imposant et de grand luxe, mais loin de contenir une Légende dorée au sens strict ; il assemble un Légendier C (au sens de Paul Meyer), un Bestiaire d’amour de Richart de Fournival et sa réponse. Cela n’a pas empêché un bibliothécaire du xve siècle d’inscrire que « Ceste legende dorée est au duc de Nemors, conte de la Marche. » Plus intéressant encore, la catégorie de Légende dorée constitue aussi pour les copistes médiévaux une catégorie sinon relativement vague, du moins pourrait-on dire accueillante. D’abord la revendication du titre ne garantit pas un respect scrupuleux et littéral de la source latine qu’est le légendier dominicain : la séquence hagiographique 6 B. Fleith, Studien zur Überlieferungsgeschichte der lateinischen Legenda aurea, p. 26. 7 É. Mâle, L’Art religieux du xiiie siècle en France : étude sur l’iconographie du Moyen Âge, Paris, 1898, p. 355. 8 Cet inventaire se trouve dans Paris, BnF, Baluze 397. Il s’appuie sur l’inventaire de Giles Mallet réalisé en 1373 (Inventaire ou catalogue des livres de l’ancienne bibliothèque du Louvre, fait en l’année 1373 par Gilles Mallet, garde de la dite bibliothèque, Paris, 1836, p. 53). Cf. L. Delisle, Recherches sur la librairie de Charles V, Paris, 1907, p. 23-24.

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du manuscrit Paris, BnF, fr. 1534, fol. 19-85 s’affilie explicitement à la Légende dorée, respecte l’ordre liturgique des quatre-vingt chapitres sélectionnés, mais accomplit sur eux des remaniements profonds. Le cas du légendier copié par la bénédictine Jeanne de Malone en 1477 à Saint-Victor-de-Huy est tout aussi instructif : si elle puise bien dans une Légende dorée de Jean de Vignay assortie des Festes nouvelles de Jean Golein, elle injecte en elle une dizaine de vies de saints flamands et wallons, ainsi que des textes de direction spirituelle empruntés au Miroir des curés. Le colophon du manuscrit stipule : L’an LXXVII fut fait et acomplis par sour Johanne de Malone cest Legent Doré manant a Sains Victore. Dit per son ame Requiescat in pace. Amen9. Quoiqu’on agrège beaucoup de nouveaux éléments textuels à une base qui est bien la Légende dorée au sens strictement philologique du terme, le légendier peut continuer à se voir accolé le titre de « Légende dorée ». Plus symptomatique encore du caractère très générique de cette appellation, le ms. 1390 de la Biblioteca Riccardiana. Il s’agit d’un légendier autographe daté de 1461 et copié par un marchand florentin nommé Giovanni Cherichi10. Une analyse macrostructurelle du manuscrit ainsi qu’une étude détaillée de ses variantes ont permis de montrer qu’il constituait un volgarizzamento rattaché à une famille de légendiers franco-italiens copiés à Gênes par des prisonniers pisans à la fin du xiiie siècle et qui assemblent un Légendier A et des chapitres de la Légende dorée11. Giovanni Cherichi laisse en tête du manuscrit un prologue où, désignant sa source, il explique avoir effectué son travail de traducteur à partir d’un codex inconnu intitulé « la storia aurea » qui se trouvait être « parte in latina e parte in gallica lingua », puis d’avoir accompli le passage



9 Il s’agit du manuscrit Leyde, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, BPL 46A. Cf. M. Thiry-Stassin, « Les légendiers en prose française écrits dans la Belgique actuelle : le cas du Leiden BPL 46A (Huy) et du BRB II 2243 (Namur) », Le Moyen Français, 46-47 (2000), p. 563-575 ; Eadem, « Une Vie de saint Gondulphe chez Jean d’Outremeuse et chez Johanne de Malone : une question de variantes », dans Jeux de la variante dans l’art et la littérature du Moyen Âge : mélanges offerts à Anna Drzewicka, éd. A. Bartosz, K. Dybeł et P. Tylus, Cracovie, 1997, p. 67-77 ; Eadem, « Johanne de Malone : une rédactrice atypique de vies de saints (Leyde, BPL 46A) », Hagiologia, 3 (2005), p. 507-521. 10 Giovanni Cherichi est par ailleurs l’auteur du Livre du gentil chevalier Philippe de Madien di Perrinet Dupin, qui est une continuation en prose du Florimont sur la geste de Philippe de Macédoine. 11 Les trois manuscrits géno-pisans sont : Lyon, Bibliothèque Municipale, 866 ; Tours, Bibliothèque Municipale, 1008 ; Modène, Biblioteca Estense, α.T.4.14. Sur le manuscrit lyonnais, cf. Livre della Vie des sainz apostres. Un légendier d’apôtres en scripta franco-italienne, ms. Lyon, Bibliothèque municipale, 866, éd. J.-P. Perrot, Chambéry, 2006 ; sur le manuscrit de Tours, cf. P. Meyer, « Notice du ms. 1008 de la Bibliothèque de Tours », Bulletin de la société des anciens textes français, 23 (1897), p. 39-74 ; F. Cigni et G. P. Maggioni, « La Legenda Aurea tra modelli e traduzioni. Una storia testuale e alcune questioni filologiche », Filologia Mediolatina, 17 (2010), p. 269-295 ; pour l’édition des légendes mariales en pisan dans le manuscrit de Tours, cf. F. Cigni, « Un volgarizzamento pisano della Legenda Aurea di Iacopo da Varazze (ms. Tours, Bibliothèque Municipale, n. 1008) », Studi mediolatini e volgari, 51 (2005), p. 59-129 ; F. Zinelli, « Au carrefour des traditions italiennes et méditerranéennes. Un légendier français et ses rapports avec l’Histoire ancienne jusqu’à César et les Fait des Romains », in L’agiografia volgare. Tradizioni di testi, motivi e linguaggi, éd. E. De Roberto et R. Wilhelm, Heidelberg, 2016, p. 63-131.

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« di lingua gallica in lingua toscana »12. Aussi peut-on, au regard des rapports lâches qui lient le légendier de Iacopo da Varazze et ce légendier issu de longues opérations de remontage et de traduction, que la « Légende dorée » fonctionne comme une étiquette désignant surtout un légendier de grandes dimensions13. Que la vérité des philologues ne soit pas la vérité des lecteurs médiévaux ne saurait en définitive surprendre. En revanche, il est utile de signaler deux points : d’abord la « Légende dorée » semble dans les cas mentionnés ici fonctionner comme une antonomase – comme la marque Frigidaire a fini par fournir un nom commun synonyme de réfrigérateur, elle est un nom propre utilisé comme un nom commun, une marque désignant toute une classe d’objets similaires ; d’autre part, il est bien sûr remarquable que tous ces cas d’inadéquation entre les légendiers et leurs titres concernent des manuscrits en langue vernaculaire ; sans doute le travail d’adaptation en langue d’oïl ou en italien introduit-il une distance avec le modèle latin au point de libérer des marges d’intervention.

La Légende dorée serait-elle un genre littéraire ? Quand on se focalise sur le contenu du légendier pour y isoler un critère d’identification, on remarque facilement qu’à l’intérieur de sa trame calendaire coexistent et se mêlent ainsi l’historiographie, la prédication, l’exégèse, la littérature didactique des exempla, l’exposé doctrinal et liturgique, etc. Cette diversité générique tient à la variété des sources qu’embrassent le compilateur et son équipe de copistes et participe d’une richesse qui tend à déborder tout critère d’identification. Or, d’une manière générale, le genre est la principale voie d’entrée empruntée par le lecteur pour accéder à un texte : il s’agit de la catégorie la plus utile à l’identification et à la prise en charge d’un texte. Bien sûr, les codifications génériques à disposition sont inadaptées et bien souvent anachroniques, tandis que celles d’origine médiévale demeurent rares, nébuleuses ou flottantes. Même s’il est aisé de raccrocher la Légende dorée à la littérature des vies de saints, il demeure difficile de circonscrire

12 Florence, Biblioteca Riccardiana, 1390, fol. 1r : « Prolago di questo libro tratto dalla Storia aurea, di linghua ghallica in linghua toschana per Iohanni Cherichi cittadino fiorentino. Suole agli animi gientili essere a noia il riposo della mente a chagione che l’ozio ne viene a nasciere, il quale è dannevole alla anima e al chorpo ; per la quale chosa, dappoi che io scrittore ebbi dato refrigerio al lasso core delle antiche storie ricerchare e vicitare e in quelle più tempo hocupare, e dopo molto tenpo in esse messo, considerari esere tenpo perduto in quanto alla anima, avegnia Iddio che la mente alquanto ne pigliassi conforto, io mi proposai per detta ragione di vicitare la sacra e santa iscrittura, nella quale trovai uno libro chiamato la Storia aurea. Ed essendo parte in latina e parte in gallicha lingua, missi mio ingiegnio doverlla in nostra toschana linghua ridurre. » Cf. L. Ingallinella, « Notizia sulle fonti francesi del leggendario volgarizzato da Giovanni Cherichi », Medioevo romanzo, XXXVIII/1 (2014), p. 170-181 ; F. Zinelli (« Au carrefour des traditions italiennes et méditerranéennes. Un légendier français et ses rapports avec l’Histoire ancienne jusqu’à César et les Fait des Romains ») pointe des phénomènes d’écrasement des traces du dialecte pisan déposées initialement dans le texte en langue d’oïl et leur remplacement par le dialecte florentin du volgarizzatore. 13 F. Zinelli, « Au carrefour des traditions italiennes et méditerranéennes », p. 84.

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rigoureusement la Légende dorée à une classe générique, qui soit significative pour le lecteur médiéval – dont on peut supposer par ailleurs qu’il n’organisait pas son espace littéraire en ayant à l’esprit une nomenclature fixe de cases génériques. Cette indétermination générique de la Légende dorée se manifeste notamment par une certaine volatilité dans les bibliothèques médiévales (qu’elles soient mendiantes, universitaires ou laïques). Le classement d’une bibliothèque révèle des rapprochements génériques et des airs de famille entre les œuvres ainsi archivées. À titre d’exemple, l’inventaire de la bibliothèque du couvent augustin d’York, établi en 1372 montre deux legendæ sanctorum (no 551 et no 556), embrassées par des Gestæ Britonum, un Speculum hystoriale de Vincent de Beauvais, l’Historia ecclesiastica d’Eusèbe et celle, scolastique, de Pierre le Mangeur. Cette grappe de littérature historiographique est suivie de sermons, parmi lesquels se détachent des Sermones Januensis (de Iacopo da Varazze), une Somme des vices et des vertus de Guillaume Peyraut et des volumes de distinctions (de Jean Bromyard, OP)14. Dans le couvent dominicain de Padoue, la compilation de l’archevêque de Gênes se trouve en tête du huitième banc, aux côtés de sermons de sanctis, d’une Bible, de Vies des Pères, des Dialogues de Grégoire. Plus tard, l’inventaire de 1459 fait état de deux Légendes, l’une en tête du septième banc consacré à la prédication, l’autre en tête du dernier banc avec plusieurs sommes des vices, un Manipulus Florum ou encore les Chroniques des papes de Martin le Polonais15. Le trouble de l’identification tient donc à une incertitude d’ordre générique. Que devient maintenant la Légende dorée, quand, à ses côtés, dans l’espace du manuscrit considéré lui-même comme une bibliothèque, apparaissent non pas d’autres vies de saints, mais par exemple, comme on le verra au chapitre suivant, des sommes et des livrets de confesseur16, la poésie mariale de Gautier de Coinci et de Rutebeuf17, des Voies d’Enfer et de Paradis18, ou des prophéties19 ? L’identité hagiographique de

14 K. W. Humphreys, The Friars’ Libraries, Londres, 1990, p. 140. 15 L. Gargan, Lo studio teologico e la biblioteca dei domenicani a Padova nel Tre e Quattrocento, Padoue, 1971 (Contributi alla storia dell’Università di Padova 6), p. 215-218 et p. 236-239. 16 Trente, Biblioteca Comunale, 1789-1790 (cf. Manoscritti agiografici latini di Trento e Rovereto, éd. A. Degl’Innocenti, D. Frioli, P. Gatti, Florence, 2005 (Quaderni di Hagiographica 3), p. 151-162) : le manuscrit se dote, en tête de ses deux volumes, d’une pièce annexe qui est une version écourtée de la Summula Remundi, que Maître Adam (Adamus Alderspacensis) a compilée et abrégée, sous forme versifiée, à partir de la Summa de penitentia de Raymond de Peñafort ; le ms. Ottob. lat. 223 de la Biblioteca Apostolica Vaticana dispose à côté de la Légende dorée le livret de confesseur d’Hugues de Saint-Cher, Confessio debet esse et celui de Pseudo-Jean Rigaud, Cum ad sacerdotes. Cf. infra, p. 269-271. 17 Charleville-Mézières, Bibliothèque Municipale, 271 s’adjoint les services de deux textes mariaux (Gautier de Coinci, Les Miracles de Nostre Dame, t. 4, Genève, 1970 (Textes littéraires français), p. 580-584, II Pr. 37 ; Rutebeuf, Œuvres Complètes, éd. M. Zink, Paris, 2001 (Lettres Gothiques), p. 1018 et sqq.) ; cf. A. BondéelleSouchier, Bibliothèques de l’Ordre de Prémontré dans la France de l’Ancien Régime, t. i, Répertoire des abbayes, Paris, 2000, p. 68-81 ; t. II : Édition des inventaires, Paris, 2006, p. 90 et sqq. 18 Le ms. fr. 1534 de la BnF ajoute aux côtés de la Légende une version dramatisée d’une Voie d’enfer et de Paradis anonyme contenue initialement dans le ms. BnF, fr. 1543. Cf. infra, p. 275-277. 19 Le ms. Lat. IX 9 (125) de la Biblioteca Nazionale di San Marco à Venise fait graviter autour de la Légende une prophétie d’inspiration pseudo-joachimite intitulée Vaticinum Sibillæ Erithreæ (dans sa version longue, et dont on trouve l’édition dans O. Holder-Egger, « Italienische Prophetieen des 13 Jahrhunderts I », Neues Archiv, 15 (1889), p. 155-173. Cf. infra, p. 225.

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l’œuvre perd-elle en consistance à force de se diluer ainsi dans les recueils liturgiques, pénitentiels ou pastoraux ? Au lieu de considérer ces pièces annexes comme des éléments exogènes perturbateurs de l’œuvre centrale du manuscrit, il est assez profitable d’inverser le questionnement, en repartant de l’échelle du manuscrit et de se demander comment la Légende dorée peut y fonctionner comme un centre irradiant et organisateur. La position ancienne mais forte d’Alain Boureau continue de paraître intéressante : selon lui la Légende dorée est un univers génératif, exposé à la possibilité de son expansion et au maintien de son identité20. Générativité, que faut-il entendre par là ? Que la Légende dorée est à elle seule un principe de production qui gouverne d’autres créations littéraires et les attire à elle. La permanence de son identité, loin de bloquer des variations dans l’arrangement des pièces qui la composent, tend au contraire à les susciter et à stimuler de manière matricielle la production de nouveaux textes dans sa périphérie ou dans son prolongement. En ce sens, l’ouverture de la Légende dorée à de multiples combinaisons textuelles se couple à sa fécondité matricielle. Elle est la pierre angulaire à laquelle de nombreuses pièces textuelles, plutôt brèves, viennent s’arrimer. Une telle affirmation suppose alors de renoncer à statuer sur son identité générique avec la prétention d’être définitif. Il est à cet égard remarquable que le terme même de Legenda aurea est loin d’être majoritaire parmi les quelques six-cents titres que l’on peut recenser (à raison seulement de 9% environ) au regard des 30% que représente legenda sanctorum21. Ce dernier titre possède un pouvoir couvrant considérable et quasiment coextensif à sa classe générique et dispose l’œuvre à une ouverture essentielle, y compris aux erreurs d’identification. On pourrait même transposer la thèse de Zumthor qui proposait de considérer la Chanson de Roland non pas comme une occurrence de la chanson de geste ou de l’épopée médiévale, mais de manière dynamique comme un genre à part entière, c’est-à-dire comme un ensemble de probabilités de variantes qui s’incarnent dans différentes versions (O le manuscrit d’Oxford, V4 le manuscrit de Venise, etc.)22. Pourrait-on appliquer cette thèse en apparence contre-intuitive à d’autres œuvres comme la Légende dorée ? En dépit de ses nombreuses versions, la Chanson de Roland conserve une unité qui n’est pas garantie par une identité auctoriale, mais par une communauté thématique et le sentiment de continuer une tradition – critères plutôt vagues on en conviendra. Cependant, pourquoi alors ne pas se contenter de considérer simplement la Chanson de Roland comme une simple occurrence de l’épopée médiévale, et la Légende dorée comme une simple occurrence de l’hagiographie dominicaine ? Parce que, dans l’un

20 « La Légende dorée est composée comme un univers de signification, achevé et complet, où chaque élément renvoie à la totalité, univers qui rend compte de tout, qui trace une origine et une fin, univers où tout est dit et où tout chrétien trouve sa place, univers génératif cependant puisque la Légende dorée peut s’étendre et se compléter. » (A. Boureau, La Légende dorée. Le système narratif de Jacques de Voragine († 1298), p. 14). 21 Ce relevé est fondé sur le recensement et le dépouillement de B. Fleith, Studien zur Überlieferungsgeschite der lateinischen Legenda aurea. 22 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, p. 93-94.

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et l’autre cas, il serait impossible de réduire l’œuvre à une occurrence isolable, et, faudrait-il rajouter, particulièrement à l’occurrence archétypale qui se situerait au sommet de l’arbre stemmatique23. Ces observations correspondent bien aux œuvres médiévales qui s’incarnent dans des objets tous différents, et ce qui est vrai pour une Chanson de Roland dont on conserve neuf témoins complets ou fragmentaires, l’est encore plus pour le Lancelot24 ou pour l’immense famille des témoins de la Légende dorée, dont le statut de compilation l’ouvre du reste à de multiples mutations et variantes. Pour qualifier ce mode d’existence des œuvres médiévales, Gérard Genette propose de parler d’« œuvre d’immanence plurielle », à savoir « un genre que l’usage, pour telle ou telle raison dont il est seul juge, a décidé de tenir pour une œuvre. »25 La compilation de Iacopo da Varazze a été l’échantillon le plus représentatif de sa classe, les legendæ sanctorum ou les legendæ novæ. Elle a, pour ainsi dire, exclu tous ses concurrents ( Jean de Mailly, Bartolomeo da Trento, Bernard Gui, Rodéric de Cerrato, etc.), ou du moins les a placés durablement dans son ombre. En ce sens, les legendæ sanctorum ne seraient rien d’autre que la Légende dorée, et réciproquement. Matrice textuelle, la Légende est une œuvre qui a, pendant un temps, incarné et épuisé tous les possibles de son propre genre, genre auquel elle se substitue ni plus ni moins, pour la bonne et simple raison que Iacopo da Varazze n’a pas simplement confectionné une œuvre performante et promise au succès, mais a aussi trouvé une formule ou une « façon de faire » facilement adaptable en contextes, qui lui garantit d’être toujours une Légende dorée, quand bien même les différences littérales priment sur les ressemblances. Pour mieux comprendre l’assimilation de la Légende dorée à un genre et les conséquences que l’on devrait en tirer, on pourrait proposer une autre analogie : la Légende dorée est un concept similaire à celui d’une couleur. Chercher le substrat du bleu, le « bleu en soi », est une quête vaine qui n’empêche pourtant pas de s’accorder sur ce qui est bleu et ce qui ne l’est pas26. Toutes les choses bleues sont unifiées par l’existence d’un nuancier qui propose un dégradé riche et presque infini (du clair au foncé, du bleu marine au bleu cyan, du lavande à l’indigo). Il en va peut-être de même avec la Légende dorée : des Légendes dominicaines aux franciscaines, des Légendes françaises aux italiennes, des Légendes latines aux vernaculaires, des Légendes cléricales à celles à l’usage des laïcs, etc., se dresse une palette continue qui témoigne d’une diversité extensible, soumise à la créativité surprenante et à l’actualité palpitante de l’histoire des hommes et qui rappelle incidemment qu’il n’est pas possible de faire passer une frontière nette entre deux Légendes dorées, comme entre un chou et une

23 G. Genette, L’Œuvre de l’art, Paris, 2010 [1994], p. 321. 24 P. Moran, « Le texte médiéval existe-t-il ? », p. 17. 25 G. Genette, L’Œuvre de l’art, p. 321. 26 « Maintenant que répondrions-nous à la question ‘Qu’est-ce que le bleu clair et le bleu foncé ont en commun ?’? À première vue la réponse semble évidente : ‘Ce sont toutes les deux des teintes de bleu.’ Mais c’est vraiment une tautologie. » (L. Wittgenstein, Cahier bleu et Cahier Brun, Paris, 1996 (Bibliothèque de philosophie), p. 212) ; « Dire que nous utilisons le mot ‘bleu’ au sens de ‘ce que toutes ces teintes ont en commun’ ne dit rien de plus en soi sinon que nous utilisons le mot ‘bleu’ dans tous ces cas. » (L. Wittgenstein, Cahier bleu et Cahier Brun, p. 214).

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carotte. Je ne peux pas définir la Légende dorée in abstracto, pas plus que je suis en mesure de définir ce qu’est le bleu ou de compter cette couleur dans une pièce. Je suis capable en revanche de compter les objets bleus dans cette pièce, et pour cela, il me faut pouvoir m’appuyer sur un échantillon de bleu27. En ce qui concerne cette enquête, ce sont les philologues qui fournissent un échantillon fiable de la Légende dorée, à l’aune duquel il est possible de parcourir la tradition manuscrite et d’explorer la vaste gamme des Légendes dorées. Pour s’entendre sur une définition, toute provisoire, d’une œuvre, on emploie bien des échantillons (un manuscrit ou une édition) et des définitions ostensives – définitions pragmatiques et contextuelles, mais soumises à de multiples réinterprétations28.

Jacques de Voragine, label et marque de fabrique ? Cette ambiguïté fondamentale de la Légende dorée n’est pas sans conséquence sur le statut flottant du nom propre « Jacques de Voragine ». La grande qualité scientifique de l’édition de la Légende dorée dans la prestigieuse collection La Pléïade s’est accompagnée de son intégration, de son institutionnalisation, voire de sa canonisation au sein d’un catalogue où elle côtoie bien des Œuvres complètes d’auteurs modernes – ce qui n’est pas sans poser problème. Il est en effet périlleux de considérer que Jacques de Voragine est à la Légende dorée ce que Marcel Proust est à la Recherche du temps perdu. Le simple survol du Repertorium de Barbara Fleith fait rapidement prendre conscience de la pluralité, de l’instabilité, voire de la volatilité des désignations du légendier et de celui qu’on croit être son auteur. Le nom propre d’auteur n’est pas une donnée naturelle ou une évidence factuelle et intemporelle. Un tel propos semble plus vrai encore, concernant une compilation médiévale. Il n’y a probablement rien de scandaleux à affirmer que la Légende dorée n’est pas de Jacques de Voragine, au même titre que Madame Bovary est de Gustave Flaubert. De ce point de vue, on peut même penser qu’au regard de leur variété, les noms d’auteur qu’on lui attribue n’ont pas pour visée de faire référence à une personne réelle à qui on pourrait imputer les propos qu’il tient, mais à faciliter l’identification du manuscrit, voire de lui conférer quelque aura d’auctoritas. Le nom propre du frère prêcheur ne joue pas le rôle que l’on peut assigner au nom d’auteur dès l’avènement de la littérature moderne, celui de principe moteur et unificateur gouvernant la création de l’intérieur ou celui d’un signataire auquel on peut imputer des propos et capable d’en répondre. « Jacques de Voragine » ne réfère donc qu’imparfaitement à Iacopo da Varazze. Il ne s’agit pas tout à fait d’un pseudonyme, car il ne joue pas le rôle que joue Émile Ajar pour Romain Gary : précisément, le frère Iacopo ne se cache pas derrière lui pour assurer une certaine vie publique. « Jacques de Voragine » est une construction

27 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, 2004 (Bibliothèque de philosophie), § 72-74, p. 67-69. 28 Ibidem, § 28-30, p. 41-43. On fera par exemple un usage différent d’un échantillon de violet, selon qu’on le rapporte à une gamme de bleu ou à une gamme de rouge.

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a posteriori qui ne relève pas d’un geste intentionnel et revendiqué. Si Iacopo reste bien sûr l’acteur à l’initiative et à la coordination de ce légendier qui prendra plus tard le nom de Légende dorée, les médiévaux ne conçoivent cependant pas l’écriture comme le résultat du travail d’un seul acteur et imputable à lui seul – il conviendra d’y revenir. L’écriture, en particulier en matière religieuse et théologique, est un acte où interviennent, se croisent et se superposent la grâce et l’inspiration de l’Esprit saint, la finalité de l’édification, les autorités mobilisées, etc. Vincent de Beauvais ne dira-t-il pas dans le prologue de son Speculum Majus qu’il n’est à certains égards pas de lui et qu’il peut tout au plus s’arroger le titre d’arrangeur29 ? C’est pourquoi il semble assez naturellement contraire à la mission du compilateur d’afficher son nom ou de figer son œuvre ainsi. Thomas d’Irlande ne refusa-t-il pas d’apposer son nom à son Manipulus Florum, affichant paradoxalement son retrait30 ? « Jacques de Voragine » est donc un nom propre dépourvu de référent individuel. À quoi réfère-t-il en ce cas ? Le constat s’impose : les manuscrits sont jalonnés d’attributions diversement modulées. D’abord, à même les manuscrits, on précise un prénom, Jacobus, mais aussi parfois Bartholomeus (probablement du fait d’une confusion avec le Liber epilogorum in gestis sanctorum de Bartolomeo da Trento). Ensuite on précise une provenance généralement génoise (natione Januensis, « Jacques de Jennes ») ou lombarde, en référence à la région ou à la province dominicaine dont Jacques provenait et a été le maître, ainsi que, et surtout, en référence à la chronique qui, logée dans le chapitre de saint Pélage, déploie une histoire des Lombards. Il est même arrivé que le marqueur lombard de la Légende dorée soit si puissant qu’il efface le nom de Jacques de Voragine : dans le ms. 641 de la Bibliothèque Universitaire de Giessen, la provenance de l’Italie septentrionale du légendier semble se contaminer au nom d’auteur, puisque le légendier est intitulé Petri Lombardi vitæ sanctorum et attribué à Pierre Lombard, le maître à l’origine du Livre des Sentences dont l’autorité incontestable a été le socle de l’enseignement universitaire médiéval31. Enfin, les manuscrits sont assez nombreux à recevoir des titres, qui se limitent à rappeler que la compilation a été confectionnée par Jacobus de Voragine ordinis fratrum Predicatorum, par « frere Jaques de Jennes de l’ordre des prescheurs » (Paris, BnF, fr. 243, fol. 2rb) ou « un frere prescheur, qui frere Jacques de Gennes avoit nom » (Paris, BnF, fr. 23114, fol. 1r). Est-il possible d’effacer davantage l’individualité déjà toute hypothétique d’un auteur, derrière la signature collective d’une communauté de vie religieuse ?

29 « Non autem dico hoc sanctorum patrum vel eciam ceterorum actorum veterum scriptis presumptuose derogando, nostrumque iactanter et inaniter extollendo, presertim cum hoc ipsum opus utique meum simpliciter non sit, sed illorum pocius ex quorum dictis fere totum illud contexui, nam ex meo pauca vel quasi nulla. Ipsorum igitur est auctoritate, nostrum autem sola parcium ordinatione. » (Vincent de Beauvais, « De utilitate operis et apologia actoris », Libellus Apologeticus, Préface au Speculum maius de Vincent de Beauvais : réfraction et diffraction, éd. S. Lusignan, Montréal – Paris, 1979, p. 118-119). 30 « Tu ergo lector ora pro collectore et utere quesitis cum labore alieno et gaude de inventis sine labore proprio. » Une variante ajoute : « Nomen autem collectoris subticere, ne collectio vilesceret cognito collectore » (R. H. Rouse et M. A. Rouse, Preachers, Florilegia and Sermons. Studies on the Manipulus florum of Thomas of Ireland, Appendix 2, p. 238). 31 B. Fleith, Studien zur Überlieferung, no 230.

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Aussi la désignation de Iacopo da Varazze comme « frère de l’ordre des frères prêcheurs » ne permet pas d’individualiser la personne à qui on pourrait imputer l’œuvre dont elle est responsable, mais de pointer une méthode dans l’agencement des textes et des traditions qui est aussi celle de tout un ordre religieux et que bien des copistes vont par la suite revendiquer ou s’approprier. Derrière « Jacques de Voragine » qui semble fonctionner comme un marqueur institutionnel se cache plutôt la participation non individualisante à un collectif qui excellait dans la diffusion maîtrisée des récits pieux. À en observer les incipits, les manuscrits de la Légende ne laissent pas de décorer leur prologue d’une initiale historiée présentant un frère dominicain en train de prêcher un livre à la main. C’est dire combien le frère dominicain bien souvent anonymisé derrière l’habit noir et blanc propre à son ordre désigne moins l’archevêque de Gênes que tout frère issu de la communauté dominicaine sur le point de s’emparer de sa production pour nourrir sa prise de parole publique. La grande diversité des noms d’auteurs attribués aux légendiers qui intéressent cette enquête participent d’un rattachement à un site de production et à un savoir-faire dominicain dans la maîtrise encyclopédique des savoirs. Que signifie alors la préposition « de » (du moins le génitif latin ainsi traduit par cette préposition) quand nous évoquons la Légende dorée de Jacques de Voragine ? La question n’est pas incongrue en dépit des apparences, car s’y loge la source de nombreux malentendus sur le procédé de confection du légendier. S’il est certain que l’édition dans la collection de la Pléiade a entériné la transformation de l’usage moderne du nom « Jacques de Voragine », en l’intégrant dans le panthéon des grands auteurs, la préposition « de » ne témoigne ni d’une propriété intellectuelle, ni d’une publication (ou publicisation) qui vise à rendre Jacques responsable de son texte. Elle ne relève bien évidemment pas plus d’une signature qui est loin encore de jouer au Moyen Âge le rôle que nous lui connaissons32. Jacques de Voragine est un nom simplement et trivialement utilisé comme un moyen d’identification, non d’une personne, mais d’un objet. Ce prénom, à valeur d’auctoritas, assure « une fonction en quelque sorte publicitaire »33 : fétiche brandi et affiché pour conférer une valeur d’usage au manuscrit, il s’agit aussi d’une marque de fabrique déposée, d’une patte stylistique, d’un label générique, à peu près équivalents au TM (trademark) accolé aujourd’hui à certains des produits de consommation. Déconnecté de tout état civil ou de toute notice biographique, désindexé de toute signature individuelle, « Jacques de Voragine » remplit une « fonction-auteur », en ce sens que cette étiquette permet de classifier et de regrouper des textes placés sous une même garantie de qualité ; il fonctionne comme le gage d’une expertise des dominicains dans la production de la littérature pastorale, fondée sur une certaine organisation des savoirs et des bibliothèques, sur une conception pratique et ergonomique du livre (compilé, abrégé, pratique, maniable), sur une bonne intégration de ces livres dans une industrie massive de la prédication et de la confession. En ce sens, il y a la même distance entre Iacopo da Varazze et Jacques de Voragine qu’entre le nom

32 B. Fraenkel, La Signature. Genèse d’un signe, Paris, 1992 (Bibliothèque des Histoires). 33 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, p. 85.

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d’état civil d’un designer, d’un artisan ou d’un grand cuisinier et la marque déposée qui porte son nom (Philippe Starck ou Paul Bocuse par exemple). Michel Foucault remarquait qu’on peut être « l’auteur de bien plus qu’un livre : d’une théorie, d’une tradition, d’une discipline à l’intérieur desquelles d’autres livres et d’autres auteurs vont pouvoir à leur tour prendre place » Appelons-les, d’une façon un peu arbitraire, « fondateurs de dicursivité ». Ces auteurs ont ceci de particulier qu’ils ne sont pas seulement les auteurs de leurs œuvres, de leurs livres. Ils ont produit quelque chose de plus : la possibilité et la règle de formation d’autres textes. En ce sens, ils sont fort différents, par exemple d’un auteur de romans, qui n’est jamais, au fond, que l’auteur de son propre texte. Freud n’est pas simplement l’auteur de la Traumdeutung ou du Mot d’esprit ; Marx n’est pas simplement l’auteur du Manifeste ou du Capital : ils ont établi une possibilité indéfinie de discours34. Que Jacques de Voragine représente à l’hagiographie ce que Freud est à la psychanalyse, on en trouve une confirmation, il me semble, hautement symptomatique dans le fait qu’à la Renaissance, un libraire florentin Piero Morosi propose sur son registre de vente un « leggendario santi antivoragine » de manière à rompre avec la manière traditionnelle de faire des légendiers35 : une telle labellisation repose sur la transformation du terme Voragine (nom commun institué en nom propre) en un adjectif, auquel on a ajouté un préfixe pour en dériver un antonyme ; or on ne peut pas créer l’antonyme d’un nom propre, sans en avoir probablement fait un nom commun (par la voie d’une antonomase) ; « Voragine », loin d’être un nom propre désignant en creux l’auteur, le compilateur ou le coordinateur de la Légende dorée, fonctionne alors comme un label auctorial, dont on se réclame ou qu’on répudie, une manière d’écrire, de travailler et de s’organiser dans la tradition des vies de saints. Bien d’autres noms que l’on prend pour des auteurs individuels et individualisables de la littérature médiévale peuvent fonctionner de la même manière ainsi comme des marques de fabrique, derrière lesquelles d’autres individus vont s’abriter pour cautionner leur entreprise d’écriture – à l’instar de Robert de Boron qui joue un rôle semblable pour la fiction vernaculaire du Graal au xiiie siècle. Il s’avèrerait impertinent d’utiliser Jacques de Voragine comme un simple nom d’auteur derrière lequel on pourrait lire le projet d’une œuvre ou une intention qui viendrait cimenter et verrouiller cette dernière dans sa permanence. Il serait tout autant périlleux de projeter le format de l’œuvre unifiée et cadenassée par une intention imputable à un unique individu. Il convient alors désormais d’opérer non seulement une distinction nette et heuristique entre l’individu Iacopo da Varazze (dont on peut récrire la biographie) et Jacques de Voragine en tant que marque de fabrique (dont on cherche ici à explorer l’histoire qu’elle ouvre), mais aussi de considérer la Légende

34 M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans Dits et écrits, t. i, 2001 [1969], p. 832. 35 L. Pagnotta, Le edizioni italiane della Legenda aurea (1475-1630), p. 13 et nt. 14. Sur Piero Morosi, cf. P. F. Gehl, « Libri per donne. Le monache clienti del libraio fiorentino Piero Morosi », in Donna, disciplina, creanza cristiana dal xv al xvii secolo, éd. G. Zarri, Rome, 1996 (Temi e testi 36), p. 67-82.

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dorée de manière généreuse et extensible comme un canevas ouvert mais structuré, employable et manipulable, auquel coopèrent et collaborent plusieurs autres acteurs.

La Légende dorée, un réseau de coopérations ? Alors qui œuvre à la Légende dorée ? La compilation résulte d’une coopération entre une pluralité d’acteurs qu’on ne peut pas ne pas inclure dans le processus de production et dont il importerait, si l’on en avait les moyens, de cartographier les interactions. C’est une pratique d’écriture qui bouscule en effet le partage rigide de l’écrire et du lire et qui chevauche la frontière très moderne séparant nettement le processus de production et l’opération de reproduction. En premier lieu, dans le cas de la Légende dorée, son compilateur n’agit pas seul, il est entouré d’une équipe de copistes lui fournissant probablement des compilations rudimentaires et préparatoires rassemblant les sources qu’il va ensuite plus finement lisser et réélaborer. Iacopo da Varazze a travaillé avec le meilleur des bibliothèques dominicaines, où il a puisé à des sources qui étaient elles-mêmes des sommes de seconde main – celles de Jean de Mailly, de Bartolomeo da Trento, de Pierre le Mangeur, d’Étienne de Bourbon, de Guillaume d’Auxerre, de Prévostin de Crémone, etc. Autrement dit, la Légende dorée est une super-compilation située au bout d’une chaîne de traitement textuel, le long de laquelle les voix discrètes et à demi effacées des compilateurs successifs laissent passer la tradition tout en la réélaborant. Aux côtés de Iacopo da Varazze, il faut compter parmi les acteurs coopérant au bon fonctionnement de son légendier, les compilateurs, réels ou de parchemin, qui l’accompagnent en amont dans son travail. En second lieu, une compilation répond à une exigence de mise à disposition de textes, demeurant ouverte à des lectures non prévues qui l’excèdent par principe. En effet, l’énonciation plurielle d’une compilation laisse entendre les autorités sélectionnées, redécoupées et recadrées qu’il convoque. La compilation est d’abord une entreprise d’organisation raisonnée et de cadrage normatif des lectures, un texte à énonciateurs multiples occupé à orchestrer les voix, anonymes ou non, qui s’expriment à travers la tradition. Aussi, quand on dit lire la Légende dorée de Jacques de Voragine, en réalité on lit surtout ses sources, à travers le travail d’arrangement du compilateur, qui fait office, en définitive, d’« archilecteur » ou de « lecteur implicite »36. Le compilateur est un lecteur qui a laissé la trace exacte d’une lecture idéale. Cette organisation écrite de l’expérience de la lecture à laquelle concourt la Légende dorée n’implique pas une passivité ou une innocuité du compilateur : la citation d’Ambroise de Milan, l’extrait d’Augustin d’Hippone ou l’exposé de Grégoire le Grand que mobilise le compilateur dominicain peuvent tout à fait servir à autre chose que l’intention initiale qu’y avait déposée l’autorité en question, en telle sorte

36 M. Riffaterre, Essais de stylistique structurale, Paris, 1970 et La Production du texte, Paris, 1979 (Poétique) ; on pourrait également parler de « lecteur implicite », à la façon de W. Iser, The Implicit Reader, Baltimore, 1974.

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que la reproduction à l’identique de sources textuelles n’exclut pas qu’elles puissent se charger d’un sens nouveau, une fois les fragments assemblés et insérés dans un nouveau réseau textuel. Autrement dit, soutenir l’intervention non nulle et non transparente du compilateur ouvre la voie à la reconnaissance des réaménagements d’autres acteurs après lui. Aussi, au regard des enchevêtrements entre le lire et l’écrire qui sont à l’œuvre dans toute compilation, conviendrait-il de considérer non seulement le copiste, mais aussi les lecteurs comme des auteurs37. De même que Iacopo da Varazze a pris le relais de compilateurs qui l’ont précédé, de même l’entreprise du dominicain génois est loin de constituer le terme de cette longue chaine d’écriture : elle appelle au contraire à être prolongée et continuée par une foule d’acteurs, soit en faisant l’objet d’une traduction (comme l’a fait parmi tant d’autres le frère de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, Jean de Vignay), soit en se trouvant complétée (à l’instar de Jean Golein qui greffe à la traduction de Jean de Vignay une série de chapitres complémentaires et actualisés, appelée les Festes nouvelles), soit encore en étant combinée à d’autres textes (quand un copiste associe la Légende dorée à d’autres fragments, d’autres ensembles de fragments, d’autres compilations, voire d’autres œuvres unitaires)38. Il reste néanmoins possible d’ouvrir encore le champ des acteurs intervenant dans la Légende dorée. L’insertion d’une vie de saint dans un légendier répond souvent à un intérêt simple : il s’agit d’assurer la promotion du culte du saint en question, et ce sont des communautés d’intérêt, religieuses et/ou locales, qui y travaillent le plus souvent. L’acte de compilation vient en ce sens conclure une série d’actions cultuelles de dévotion et de promotion : l’intégration d’une vie de saint au catalogue général des saints, loin de se réduire à un pur acte littéraire ou à une simple opération textuelle, n’est pas sans conséquence sur les pratiques religieuses. Cela est particulièrement palpable avec la promotion de la fête du saint Voult en France, dont témoigne son apparition dans les Festes nouvelles. On s’accorde en effet aujourd’hui pour y voir l’écho d’un lobbying communautaire des Rapondi, une influente famille de banquiers et de

37 L. Canfora, Le Copiste comme auteur, Toulouse, 2012 ; E. Kennedy, « The scribe as editor », dans Mélanges de langue et de littérature du Moyen âge et de la Renaissance offerts à Jean Frappier, Genève, 1970, p. 523-531 ; R. Rosenstein, « Mouvance and the editor as scribe : trascrittore traditore ? », Romanic Review, 80 (1989), p. 157-171 ; E. H. Reiter, « The reader as author of the user-produced manuscript : reading and rewriting popular latin theology in the late Middle Ages », Viator, 27 (1996), p. 151-169 : « Questions of the nature of texts, how they were read, and particularly when, how, and by whom they were created are more problematic in the case of manuscripts than of printed books, whether modern or early modern. The search of origins, for a single creative force behind a text, is fruitless in the case of medieval treatises – particularly anonymous one – that often underwent significant rewriting at the hands of copyists. Because of how it was produced, the medieval manuscript text is always dynamic rather than static, process rather than product […]. » (p. 151, je souligne). 38 Cela peut inclure ainsi les possesseurs du livre dans lequel on a puisé, comme dans Paris, BnF, fr. 20330 qui greffe une série de vingt-trois nouveaux chapitres par la formule suivante « Ci commmencent li saint qui sont pris ou livre sire Mathieu de Fuer. » (fol. 357va). La plupart de ces auteurs demeurent fatalement anonymes. Sur ce phénomène, cf. O. Collet, « L’anonymat dans les traductions médiévales françaises de la Legenda aurea », dans L’Anonymat dans les arts et les lettres au Moyen Âge, éd. S. Douchet et V. Naudet, Aix-en-Provence, 2016 (Senefiance), p. 85-94.

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marchands toscans à la cour de Charles V, ainsi qu’une réponse aux besoins d’une diaspora lucquoise fraîchement installée à Paris et organisée autour d’une confrérie du Volto santo dont les statuts l’enjoignent de mener chaque mois une procession en l’honneur de l’image acheiropoïète et d’écouter un sermon sur l’un des miracles du crucifix – il se trouve que la Feste nouvelle du saint Voult en contient précisément treize39. Aussi les textes hagiographiques se branchent sur des réseaux d’intérêts où il peut être judicieux de replacer l’auteur et les scribes, quitte à les mettre en minorité. Au-delà des promoteurs humains de tel ou tel culte, il importe de compter également les saints parmi les acteurs qui coopèrent au légendier. Le titre legenda sanctorum si souvent associé à la compilation de Iacopo da Varazze est plus ambigu qu’il n’y paraît. Le génitif dit certes l’objet à propos duquel on compile un livre, mais il dit aussi que les sancti sont à la fois les actores, les auctores, les auctoritates des acta ici compilés. La réécriture hagiographique partage en effet avec la translation de reliques le projet d’un transfert d’usages, en vue d’une légitimation politique, d’une relocalisation cultuelle, d’une affirmation identitaire ou d’une appropriation territoriale. On ne saurait ainsi déconnecter les fonctions de l’écrit hagiographique des logiques sociales qui président à ses usages, moins encore des modes mêmes d’existence du saint : les Vitæ offrent des substituts de la présence des saints dont ils retracent la biographie. Le manuscrit hagiographique ne propose pas en effet seulement du saint une représentation littéraire, pour ainsi dire de parchemin. Il le rend effectivement présent, il le manifeste d’une manière qui ne diffère foncièrement en rien des dispositifs cultuels destinés à le présentifier – comme une icône, un autel ou un reliquaire. Autrement dit, une legenda sanctorum ne se limite pas à une représentation des saints comme objet littéraire, mais consiste plus spécifiquement en une « présentification » des saints comme des puissances agissantes (au sens d’une re-présentation qui fait office de son objet)40. Comme on l’a vu à propos des vertus théologiques de la compilation, le compilateur ne procède pas avec les fragments de la tradition qu’il rassemble dans un corpus d’une manière différente aux chrétiens qui rassemblaient les restes des corps des martyrs dans des reliquaires ; et les saints se manifestent dans un légendier d’une manière similaire à leur mode de présence dans n’importe quel autre objet liturgique qui officie à leur épiphanie (un autel ou un reliquaire). Dans les deux cas, ce sont des éclats de sacré qui sont amenés à faire 39 H. Maddocks, « The Rapondi, the Volto Santo di Lucca and Manuscript illumination in Paris ca. 1400 », in Patrons, Authors and Workshops. Books and Book Production in Paris around 1400, éd. G. Croenen et P. Ainsworth, Paris – Dudley – Louvain, 2006, p. 91-122 ; J.-C. Schmitt, « Cendrillon crucifiée. À propos du Volto santo de Lucques », dans Le Corps des images. Essai sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, 2002 (Le Temps des images), p. 217-271. On peut lire la Légende du saint Voult dans Paris, BnF, fr. 184, fol. 415vb ; Paris, BnF, fr. 242, fol. 324v ; Paris, BnF, fr. 243, fol. 404va ; Paris, BnF, fr. 416, fol. 299vb. 40 Sur ces notions de présentification ou de re-présentation, cf. J.-P. Vernant, « De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence », dans Image et signification. Rencontres de l’École du Louvre, Paris, 1983, p. 25-37 ; Idem, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, 1996 : « La présentification est l’action ou l’opération par laquelle une entité appartenant au monde invisible devient présente dans le monde visible des humains » ; E. H. Gombrich, L’Art et l’illusion. Psychologie de la représentation picturale, trad. G. Durand, Paris, 2002 ; Idem, Méditations sur un cheval de bois et autres essais sur la théorie de l’art, trad. G. Durand, Paris, 2003.

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corps. Voilà pourquoi, on s’en souvient, un théoricien aussi zélé de la pastorale que le dominicain Humbert de Romans rappelle les soins et les honneurs qu’on se doit d’accorder au livre, « tout comme les os qui sont les reliques des saints. » Si le maitre général de l’ordre des frères prêcheurs déplore là la négligence dont le livre risque de faire l’objet, ce souci de conservation ne vise toutefois pas à le couper jalousement de son environnement extérieur pour en faire un produit de luxe. Bien au contraire, les mendiants cultivent, conformément à leur règle de vie, une certaine méfiance envers la curiositas, la preciositas ou la puerilis pulchritudo des livres trop ornés41 ; pour autant, ce relatif dépouillement du livre dominicain n’empêche pas de le considérer comme un réceptacle de sacralité avec lequel on peut entrer en relation avec révérence et vénération. C’est un point que l’on peut appréhender concrètement, quand on se confronte aux prières qui suivent parfois les légendes et qui mobilisent l’auditoire ou le lectorat, pour s’adresser à leur intercesseur : la situation d’interlocution propre à un texte hagiographique déborde amplement le type de communication littéraire propre aux œuvres modernes (un lecteur silencieux dans un rapport herméneutique à une œuvre dont l’objet représenté reste muet)42. Les épopées ou les romans, qu’ils soient modernes ou médiévaux, ne sont pas des interfaces de dialogue avec les personnages dont ils racontent l’histoire, à l’exacte différence des vies de saints qui aménagent les conditions d’une interaction avec le saint. Pour emprunter un terme à l’anthropologue de l’art Alfred Gell, les saints contribuent pleinement à l’agency de la Légende43 et s’intègrent à un réseau complexe (nexus) d’acteurs coopérant à l’œuvre et mettant largement en minorité ce qu’on appelle maladroitement « l’auteur » de la Légende dorée. Un dernier acteur doit compter dans l’œuvre de la Légende dorée : le livre lui-même, qui bien qu’inerte et inanimé n’est pas dépourvu d’une certaine capacité d’action. Un exemple probant est offert par le légendier conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon, à la côte 866, qui compte plusieurs caractéristiques intéressantes. Il s’agit d’abord de l’un des légendiers en langue d’oïl copié par des prisonniers pisans à Gênes à la fin du xiiie siècle. Le manuscrit est certes un légendier A – un chapelet de dix-sept chapitres consacrés notamment à la vie des apôtres – et non à proprement parler une Légende dorée. Il appartient cependant à un groupe de manuscrits hagiographiques vernaculaires qui associent la même séquence du Légendier A à des chapitres de la Légende dorée (Tours, Bibliothèque Municipale, 1008 ; Modène, Biblioteca Estense Universitaria, α.T.4.14). Par ailleurs, on sait que cet atelier de production pisan en milieu carcéral a reproduit au moins une Légende dorée latine à Gênes du vivant de Iacopo da Varazze, puisque la Biblioteca Ambrosiana en conserve une qui possède un colophon daté d’un prisonnier pisan appelé Nerius Sanpantis44. Enfin ce légendier 41 « Pulchritudo enim est puerile quid, quia pueri delectantur in litteris floridis et varie depictis, et huiusmodi pulchritudinem præferentibus. » (Humbert de Romans, Expositio Regulæ B. Augustini, dans Opera de vita regulari, p. 448). 42 Cf. infra p. 195 et suiv. 43 A. Gell, L’Art et ses agents. Une théorie anthropologique, trad. O. Renaut et S. Renaut, Bruxelles, 2009. 44 Milan, Ambrosiana, M 76 sup., fol. 297r : « Expliciunt legende conpilate a frare Iacobo de Varagine episcopo Ianue de ordine fratrum prædicatorum. Nerius Sanpantis pisanus carceratus Ianue me scripsit. »

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vernaculaire est probablement resté à Gênes dans le couvent de San Domenico, avant d’entrer en possession de propriétaires certainement vénitiens, puisqu’une marque de possesseur indique sur un feuillet de garde un Bernard de Gênes qu’on peut identifier à un frère dominicain du xve siècle passé lector sententiarum à Milan, lector biblicus à Pavie et professeur de théologie en 145145. L’important pour la présente démonstration est qu’on lit à la fin de ce manuscrit lyonnais le colophon dit du prisonnier : Li prison qui moy escrit Puisse aler avec Jhesu Crist Et tuit cil qui moy legiront Et que cestui livre exgarderont Puissent en paradis aler Sans encombrement trover46. Le livre s’exprime à la première personne (« qui moy escrit », « qui moy legiront ») et adresse sa prière au bénéfice du prisonnier qui l’a fabriqué (« li prison ») et des lecteurs attentifs (« tuit cil qui moy legiront et que cestui livre exgarderont »), tandis que la rime escrit/Crist contribue à corréler l’activité scribale à une forme de rédemption. Sans tomber dans une forme d’animisme de toute façon peu adapté au monde médiéval, l’occasion est donnée ici de remarquer que le livre constitue, malgré son statut d’objet, un point d’énonciation et d’action qui rend des services aux acteurs impliqués dans sa fabrication, sa création et sa consommation.

Une œuvre en forme de constellations Repartons de la théologie de la sainteté et des difficultés qu’elle pose à figurer le saint. Ce dernier est un exemplaire (une occurrence conforme) d’un même modèle, il en est une instanciation et une actualisation ; de là découlent et l’intertextualité et l’hypertextualité propres à l’écriture hagiographique47. Cette hypertextualité

45 « Epistole sancti Pauli in francisco Domini Gerardini et Bernardi di Janua, p(retio) VI s(olidorum). » ; sur ce Bernard de Gênes, cf. L. Airaghi, « Studenti e professori di S. Eustorgio in Milano dalle origini del convento alla metà del xv secolo », Archivum Fratrum Prædicatorum, 54 (1984), p. 355-380, ici p. 366. 46 Lyon, Bibliothèque Municipale, 866, fol. 96v. On retrouve des colophons similaires dans d’autres manuscrits géno-pisans : une Histoire ancienne jusqu’à César (Florence, Biblioteca Riccardiana, 3892, fol. 230va), un Lancelot en prose (San Lorenzo del Escorial, Real Biblioteca del Monasterio, P.II.22, fol. 142v) et des Tresor de Brunetto Latini (Paris, BnF, fr. 726 et fr. 1113 ; San Lorenzo del Escorial, Real Biblioteca del Monasterio, L.II.3, fol. 163rb). Cf. F. Zinelli, « I codici francesi di Genova e Pisa », Medioevo romanzo, XXXIX/1 (2015), p. 82-127 ; L. Soriano Robles, « French Manuscripts of the Lancelot en prose preserved in Spain and Portugal », in Medieval Francophone Literary Culture Outside France : Studies in the Moving World, éd. N. Morato et D. Schoenaers, Turnhout, 2019 (Medieval Textes and Cultures of Northern Europe), p. 141-164. 47 M. Goullet, « Une typologie des réécritures peut-elle éclairer la nature du discours hagiographique ? », Hagiographica, vol. 10 (2003), p. 109-122, ici p. 120.

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hagiographique a donc une assise théologique profonde. Grégoire le Grand en fournit une métaphore aussi belle qu’heuristique dans les Moralia in Job : Que signifient ces Pléïades scintillantes au nombre de sept, sinon l’ensemble des saints ? Ne sont-ils pas là, dans les ténèbres de la vie présente, pour nous éclairer de la lumière de la grâce septiforme de l’Esprit ? Du commencement du monde à la fin, ils ont été envoyés à différentes époques, si bien que, joints les uns aux autres sous un certain aspect, ils sont dispersés sous un autre. Comme il a été dit plus haut, les étoiles des Pléïades sont unies par leur proximité, mais elles ne se touchent pas. Elles sont toujours groupées et cependant chacune d’elles répand séparément les rayons de sa lumière. De même, les saints qui parurent et prêchèrent à l’une ou l’autre époque, sont à la fois séparés, chacun d’eux offrant sa propre vision, et unis, tous ayant même intention. Ils brillent ensemble, parce qu’unique est l’objet de leur prédication, mais ils ne se touchent pas, parce qu’ils sont répartis en des époques distinctes48. La voûte céleste laisse perplexe avec ses myriades d’étoiles dont les scintillements paraissent à la fois lointains et extraordinairement proches les uns des autres. Fort heureusement, on ne se contente pas d’égarer son regard à travers ces scintillements, on exerce ses compétences cognitives de reconnaissance, on se repère en projetant des formes apprises et partagées antérieurement, regroupant chacun de leurs points scintillants distants de plusieurs années-lumière au sein de constellations (une casserole, une couronne, une croix, un cygne, etc.). De même, à en croire Grégoire le Grand, les saints paraissent-ils isolés dans leur époque, dans leur géographie cultuelle, dans les problématiques de leur temps. Cet ancrage particulariste ne les empêche pourtant pas de décliner de manière incarnée la problématique universaliste de la perfection chrétienne, de sorte que les saints changent de visage selon le recul pris par l’observateur. Cette double lecture (pointilliste ou ensembliste) convient particulièrement à la Légende dorée et encourage à poursuivre l’analogie : chaque saint, tout isolé qu’il demeure dans sa singularité, fait signe vers des regroupements possibles ; de même chaque chapitre de la Légende dorée jouit certes d’une autonomie suffisante pour justifier une lecture discontinue, un déplacement ou une omission, mais converge aussi vers l’ensemble de l’histoire sainte et du recueil qui cherche à figurer la cour céleste des saints. En ce sens, peut-être est-il aussi difficile de circonscrire une œuvre comme la Légende dorée que d’enclore la voûte céleste dans des limites précises.

48 « Quid enim micantes Pleiades, quæ et septem sunt, aliud quam sanctos omnes denuntiant ? Qui inter præsentis vitæ teneras Spiritus septiformis gratiæ nos lumine illustrant ? Qui ab ipsa mundi origine usque ad eius terminum diversis temporibus ad prophetandum missi, iuxta aliquid sibi coniuncti sunt, et iuxta aliquid non coniuncti ? Stellæ enim Pleaides, sicut supra dictum est, vicinitate sibi coniunctæ sunt, tactu disiunctæ. Simul quidem sitæ sunt, et tamen lucis suæ viritim radios fundunt. Ita sancti omnes aliis atque aliis ad prædicandum temporibus apparentes, et disiuncti sunt per visionem suæ imaginis, et coniuncti per intentionem mentis. Simul micant, quia unum prædicant, sed non semetipsos tangunt, quia in diversis temporibus partiuntur. » (Grégoire le Grand, Moralia in Job, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1979 (CCSL 143B), XXIX, 31, 68, p. 1481-1482).

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Cependant, à l’intérieur de l’une comme de l’autre, il est possible de procéder à des regroupements et des arrangements. Du reste, Iacopo da Varazze fournit explicitement un double fondement à cette vision de la sainteté et au fonctionnement de son recueil. La compilation hagiographique participe d’une écriture de la liste et cherche à cataloguer – à canoniser – une réalité qui ne saurait pourtant s’épuiser. Pour figurer la multitude de la sainteté, il conviendrait, comme on l’a déjà noté plus haut, de greffer dans le cercle même du recueil un immense et cætera, à l’instar d’une sorte de règle de généralité indéfiniment applicable pour ouvrir et clore à la fois cette liste et pour assurer la complétude et l’incomplétude du recueil49. Telle est la solution adoptée par le compilateur dominicain dans le chapitre, absolument nodal et programmatique, de la Toussaint de la Légende dorée, pour assurer la figuration problématique de la multitudo sanctorum. À la fin précise de justifier l’institution de la fête, Iacopo donne une raison précise : les hommes, et en premier lieu le compilateur, sont trop faillibles pour espérer enclore et totaliser l’ensemble de la sainteté. La sainteté résiste à toute saisie verbale, tant elle est inépuisable d’un point de vue intensionnelle (on ne pourrait énumérer tous les traits de la vie d’un seul saint) et illimitée d’un point de vue extensionnelle (dénombrer les saints est une gageure)50. À l’aune de cette vision multitudinaire de la sainteté, la compilation semblerait foisonnante, éclatée et en expansion infinie. C’est pourtant sans compter le chapitre conclusif de la Dédicace de l’Église qui propose d’apposer un principe architectonique à l’intérieur de la Légende dorée à la manière d’une charpente lui conférant sa solidité et sa solidarité internes51. L’ecclésiologie rappelle à l’envi que l’église bâtiment n’est pas une partie, ni une fraction de l’institution ecclésiale, mais une instanciation métonymique : dans une église, il y a toute l’Église52. De même que les reliques instancient tout le saint, de même les fragments textuels compilés, chargés d’une valeur métonymique, ne cessent de renvoyer à l’unité globale du chapitre consacré au saint, et de même le chapitre lui-même, en vertu de l’hypertextualité propre à la littérature hagiographique, fait signe vers l’unité du recueil, et par voie de conséquence, vers celle de l’Église. De même que c’est toujours l’Église qui est présente en chaque église, c’est toujours la Légende dorée qui est présente dans les vies de saints qui s’y ajoutent même après sa composition. Et si la sainteté est une multitude en expansion, mais toujours formant un seul même Corps mystique, alors le légendier traversé par des tentations inflationnistes ne cesse de former un même corpus textuel. En ce sens, la compilation de Iacopo da Varazze, comme permet de le penser l’expérience de pensée du bateau de Thésée, est une collection qui se maintient dans son identité en dépit de la flagrante variation de son nombre.

49 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophique, Paris, 1993 (Tel), 5. 2523, p. 78. 50 Cf. supra chap. 2, p. 93 et suiv. 51 Cf. infra chap. 6, p. 238 et suiv. 52 Cf. D. Iogna-Prat, La Maison-Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris, 2006 (L’Univers Historique).

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Ce mélange de robustesse et de souplesse, propre à la figuration de la sainteté, fait tout le nœud problématique de ce questionnement, il avive le caractère éminemment contre-intuitif de ce paradoxe philologique et fournit sans doute une explication à toutes ces équivocités rencontrées au moment de l’identification. Il est vrai parfois qu’un nom d’auteur, un plan ou une configuration, la présence de telles ou telles unités ou une provenance assez univoque du légendier constituent quelques-uns des éléments qui permettent de reconnaître et d’identifier çà et là des cas relativement simples de Légendes dorées. Et pourtant, on le voit aussi, on ne saurait disposer de règle absolue, ni de critères solides de type auctorial, thématique, liturgique, organisationnel, etc., de sorte qu’il est possible d’être en présence de Légendes dorées qui ne possèdent pas de propriétés définitoires de la Légende. Il est donc peut-être à envisager que ce ne soient pas des propriétés intrinsèques ou des critères nécessaires et suffisants qui puissent faire la différence de manière décisive pour identifier un manuscrit, ni former ce quelque chose de commun à tous les cas envisagés. Se trame par conséquent une autre tension, plus complexe encore, entre unité et pluralité. La Légende dorée est-elle une œuvre unitaire (legenda sanctorum) ou une œuvre à l’éclatement constitutif (legendæ sanctorum) ? Comment la décrire : comme un ensemble de parties (solidaires) ou comme un ensemble de parties (disjointes) ? La question n’est même pas tranchée par la science hagiologique, puisque la tâche, d’emblée difficile, de dénombrer les saints et les textes hagiographiques qui prolifèrent pour chacun d’eux est a fortiori compliquée par le fonctionnement des légendiers latins. Ainsi, la Légende dorée est indexée dans la Bibliotheca Hagiographica Latina sous le numéro BHL9035, tandis que cent-dix de ses chapitres figurent tout de même dans le répertoire sans porter de numéro propre à la différence de cinquante-quatre autres chapitres (par exemple, la Vie de saint Dominique porte le numéro BHL3130)53. Hésitation révélatrice s’il en est de la double lecture possible de la Légende : soit comme totalité, soit ensemble composite ; soit à l’échelle macroscopique, soit à l’échelle microscopique. En sus de cette auctorialité pluralisée et diffractée, son statut de compilation expose l’œuvre à toute une gamme d’opérations et d’interventions (par les multiples copistes, commanditaires et lecteurs) qui en changent sinon la nature, du moins l’allure : commutations, adjonctions, actualisations de chapitres, extensions de textes non hagiographiques, etc. Toute pensée du recueil et de la compilation suppose de se demander si les parties suffisent à identifier le tout et dans quelles limites il est possible de circonscrire ce tout. En l’état, deux approches de la composition de la compilation peuvent être écartées : l’une, atomiste, qui se contenterait de décomposer le tout complexe en la somme de ses unités simples, s’égarerait dans une définition de la Légende, trop analytique et quantitative, et pour tout dire insensible aux liaisons qui la travaillent – les notices de catalogues délivrent bien malgré elles une telle image de la Légende ; à l’extrême opposé, envisager une stricte subordination hiérarchique des parties par le tout laisserait entrevoir une Légende dorée sertie dans sa cohérence, sans aucune

53 M. Trigalet, « Compter les livres hagiographiques. Aspects quantitatifs de la création et de la diffusion de la littérature hagiographique latine (iie-xve siècle) », La Gazette du livre médiéval, 38 (2001), p. 1-13.

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latitude pour le déplacement ou l’omission d’un chapitre ou d’une partie – ce que la vie d’un manuscrit autorise bien naturellement. Une approche non réductionniste offrirait davantage de garanties, en ce qu’elle permettrait de voir que l’unité du tout transforme les parties qui le composent et que les relations symboliques entre les parties priment sur ces dernières. Il conviendrait de trouver un moyen terme qui concilie sans préjudices une supériorité du tout sur les parties et une relative autonomie de ces dernières par rapport à la totalité qui les embrasse. Quelques exemples simples suffiront : il existe de petits légendiers dont la caractéristique est de redoubler le travail d’abrègement qu’avait déjà mené Iacopo da Varazze. La Légende dorée conservée à l’Angelica à Rome (Rome, Biblioteca Angelica, 2254) constitue un légendier abrégé de quarante-six chapitres, qui ne conservent de la partie temporale que Nativité, Épiphanie, Résurrection du Seigneur, Invention de la Croix, Fête de tous les saints, et ne consacre que deux chapitres à Marie (avec une poignée de miracula parfois ponctionnés du légendier et ajoutés à sa fin). Inversement, l’inflation de chapitres est très fréquente, pour ne pas dire monnaie courante, comme le montrent de manière paroxystique les versions imprimées de la Légende : la première édition italienne de la Légende compte ainsi deux-cent-quarante-cinq chapitres (soit déjà soixante-dix de plus que la version initiée par Iacopo da Varazze), pour en contenir quatre-cent-trente en 163054. Inutile de préciser qu’on serait bien en peine de fixer un seuil en-deçà ou au-delà duquel un manuscrit ne possède plus le nombre de chapitres nécessaire ou suffisant pour en faire une Légende dorée. Le gonflement quantitatif de son corpus interne, certes favorisé par l’imprimerie, s’explique par la nécessité d’incessantes actualisations hagiographiques, d’un sanctoral en expansion et d’une demande croissante d’intercessions. À défaut de se fier à la présence des unités qui composent la Légende dans une approche atomiste, son plan pourrait constituer un autre critère d’identification assez ferme, en ce sens que la charpente perdurerait au-delà des variations de matériaux employés – l’approche serait par conséquent holiste. Le légendier est subdivisé en quatre temps, dans un cycle calendaire qui va de l’Avent comme premier avènement du Christ enfant au second Avent du Christ Juge55. Pourtant bien des manuscrits obéissent à d’autres économies générales qu’on ne peut guère exclure d’un corpus de Légendes dorées. Certains reclassent les chapitres de la Légende selon la typologie des saints : le ms. 271 de la Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières, issu de l’abbaye de Belval, redispose l’ensemble en commençant par le temporal, puis les apôtres, puis les martyrs et enfin les vierges dans un légendier typologique ; d’autres, comme le manuscrit franco-italien 1008 de la Bibliothèque Municipale de Tours, qui contient en outre quatre épisodes mariaux, le Légendier A, et une Navigation de saint Brendan en italien, redistribuent les chapitres de la Légende selon un partage entre sainteté masculine

54 L. Pagnotta, Le edizioni italiane della Legenda Aurea, p. 11. 55 Sur l’ordinatio adoptée par Iacopo da Varazze, cf. A. Boureau, « Barthélemy de Trente et l’invention de la ‘legenda nova’ », in Raccolte di vite di santi dal xiii al xviii secolo. Strutture, messaggi, fruizioni, éd. S. Boesch Gajano, Fasano, 1990, p. 23-39.

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et sainteté féminine56. D’aussi nombreuses combinatoires empêchent de faire de l’ordinatio adoptée par Iacopo da Varazze une condition suffisante ou nécessaire d’identification. En une telle perspective, le légendier se laisse appréhender comme un assemblage ouvert et déverrouillé, extensible et non saturable, de modules – entendus comme des unités identifiables comme telles, aux fonctions spécifiquement dédiées et plus ou moins hiérarchisées. En ce sens il est possible de présenter la Légende dorée comme un ensemble textuel composite certes, mais modulable et modulaire. Modulable, parce qu’il est possible de modifier le positionnement d’un module, en assouplissant voire en outrepassant le cadre imposé par la liturgie, et sans perturber le fonctionnement du légendier. Modulaire, ensuite, parce qu’elle contient un certain nombre de parties ni homogènes, ni équivalentes, mais asymétriques et spécialisées, qui fonctionnent parallèlement et indépendamment des autres : la Légende participe de différents quartiers de la littérature médiévale, qui sont autant de dimensions qu’il est possible localement de minorer ou de majorer, d’accentuer et d’activer. Une compilation, modulaire, ne laisse dès lors aucune place à une intentio operis (comprise comme la possibilité de livrer une interprétation corroborée par plusieurs parties d’une œuvre stabilisée). Car cette cohérence interne est manifestement remise en jeu et retravaillée par les frontières en expansion d’une œuvre aussi mouvante que la Légende dorée. Un recueil tend à élargir le champ d’interprétation des œuvres qu’il contient en leur faisant subir extensions, dilatations, inflations, etc.

La ductilité de la Légende dorée On le voit au terme de ce chapitre, la Légende dorée est un objet qui résiste à nos catégories traditionnelles d’analyse des textes et des œuvres littéraires. Portant d’une manière presque inadéquate un titre élogieux mais générique, de fait plus proche d’être un genre ou une matrice qu’une œuvre à proprement parler, produite et reproduite par des collectifs qu’on cache à demi derrière un label auctorial assurant bien sa fonction de légitimation, la Légende dorée ne s’adosse ni à une identité auctoriale, ni à une empreinte stylistique – entendue dans un sens moderne comme une manière singulière de se positionner et de se distinguer par des jeux d’écarts dans la langue ou le discours57. Les paradoxes textuels et philologiques auxquels on fait face ici touchent plus généralement au problème de l’écrit : on peut le répéter sans garantie que son sens

56 Cf. notamment sur ce manuscrit supra nt. 11, p. 121; pour l’édition de la version pisane de la Navigatio sancti Brendani, cf. Navigatio sancti Brendani, éd. J. Galy, Édition critique de la version italienne contenue dans le manuscrit 1008 de la BM de Tours, Thèse de IIIe cycle, 2 vol., Nice, 1973. 57 Par opposition, on peut souligner que le style au Moyen Âge est aux antipodes de toute forme d’individualisation et doit son excellence à l’adoption de formes et de formats collectifs et impersonnels, cf. B. Grévin, « Les paradoxes d’une ‘individuation’ stylistique : l’écriture du latin médiéval (xiie-xive siècle) », dans L’Individu au Moyen Âge. Individuation et individualisation avant la modernité, éd. B. M. Bedos-Rezak et D. Iogna-Prat, Paris, 2005, p. 101-118.

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n’en soit conservée, car reproduit dans des contextes variables, il peut y prendre une signification possiblement différente ; décroché du contexte de production qui l’a vu naître, l’écrit ne porte pas, ni ne transmet avec lui les intentions dont il s’est vu chargé ; au contraire, et sans pour autant être ambivalent, indécidable ou suspendu dans une indétermination fondamentale, il se dispose à de multiples usages qui le prennent en charge et décident d’en renégocier le sens58 ; aussitôt décontextualisé, il se réinscrit, toujours et inévitablement, dans un réseau d’autres textes dont il se différencie ou se rapproche et où il se pare de nouvelles significations59. Autrement dit, le texte, détachable de l’intention initiale qui a présidé à sa confection, peut prendre en charge des intentions multiples sur lesquelles l’auteur n’a plus les moyens d’exercer le moindre contrôle, ni le moindre monopole. Pourtant, malgré l’absence d’une instance intentionnelle qui viendrait placer dans l’œuvre le programme des réalisations qui en découlent comme une colonne vertébrale articule un corps, malgré sa disponibilité fondamentale à de nouveaux usages, malgré les distorsions dont elle peut faire l’objet et que l’on va tenter de mieux comprendre désormais, la compilation de Iacopo da Varazze reste la Légende dorée : elle ne se disperse pas en une myriade de légendiers tous plus singuliers les uns que les autres ; la Légende dorée se maintient et persiste dans l’histoire des textes en modulant ses apparences et en déclinant des aspects nouveaux ou empruntés. Cette alliance de robustesse et de souplesse ne manque pas d’étonner : la matière de la Légende dorée est faite de cet alliage du même et de l’autre, et l’on doit probablement comprendre sa carrière littéraire médiévale et moderne en empruntant la terminologie de la physique des matériaux pour lui prêter la propriété de la ductilité – c’est-à-dire la capacité à rester soi-même tout en changeant de forme. Et pour ne rien concéder aux incertitudes dans lesquelles ces paradoxes pourraient laisser, on propose dans le chapitre suivant d’observer de manière raisonnée ce qu’il advient du légendier dominicain à travers son environnement manuscrit.

58 Sur le débat houleux entre John Searle et Jacques Derrida autour de l’itérabilité, cf. J. Searle, Pour Réitérer Les Différences. Réponse à Derrida, Combas, 1991 (Tiré à part) ; J. Derrida, Limited inc., Paris, 1990. 59 Cf. G. Spiegel, « History, Historicism and the Social Logic of the Text in the Middle Ages », Speculum, 65 (1990), p. 59-86 ; et P. Chastang, « Archéologie du texte medieval. Autour de travaux récents sur l’écrit au Moyen Âge », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2 (2008), p. 245-269, ici p. 248-249.

C ha pit re 4

Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils

La Légende dorée, telle qu’elle se donne à lire dans les fonds des bibliothèques et des archives, a une consistance beaucoup plus éclatée et un aspect beaucoup plus hétéroclite que ce que les éditions critiques laissent imaginer. Elle se caractérise par un mode d’existence tout à fait contre-intuitif pour les esprits modernes : elle est une structure modulable, modulaire, combinable, extensible, dont la souplesse et la plasticité lui garantissent souvent d’être toujours une Légende dorée, quand bien même les différences littérales priment sur les ressemblances avec le corpus défini originalement par Iacopo da Varazze. De là l’hypothèse de ce travail confortée au fil des archives : une compilation comme la Légende dorée se caractérise par une grande capacité d’accueil et par un puissant appel d’air dont ses lecteurs et usagers se saisissent pour lui donner une nouvelle vie ; autrement dit, d’un point de vue documentaire, elle est une œuvre prenant la forme d’un volume homogène, composée pour recueillir et collecter les informations fournies par d’autres œuvres, mais dont l’une des « propriétés » réside dans sa capacité à muter en miscellanées ou en volumes composites organisés. Une telle situation implique d’opérer un glissement de la question de la compilation à celles du recueil et des miscellanées. Un tel déplacement permettra au sein de ce chapitre d’observer la Légende dorée dans son environnement manuscrit, de mesurer sa connectivité avec d’autres textes et d’établir une typologie des liaisons qui les unissent.

Recueils et miscellanées – problèmes terminologiques et enjeux historiographiques L’intérêt que l’on porte ici aux recueils et aux miscellanées de la Légende dorée s’inscrit dans une tendance historiographique désormais bien enracinée qui a fait du recueil manuscrit une unité d’observation pertinente et précieuse pour l’histoire textuelle, littéraire et culturelle1. Avant de prendre l’exacte mesure des enjeux qui entourent ces



1 A. Petrucci, « Dal libro unitario al libro miscellaneo », Tradizione dei classici (1986), p. 173-187 ; R. JansenSieben et H. Van Dijk (éd.), Codices miscellanearum. Archives et bibliothèques de Belgique, 60 (1999) ; Il codice miscellaneo. Tipologie e funzioni, éd. E. Crisci et O. Pecere, Segno e testo, 2 (2004) ; Le Recueil au Moyen Âge, Le Moyen Âge central, éd. O. Collet et Y. Foehr-Janssens, Turnhout, 2010 (Texte, codex et contexte 8) ; Le Recueil au Moyen Âge. La fin du Moyen Âge, éd. T. Van Hemelryck et S. Marzano, Turnhout, 2010 (Texte, codex et contexte 9).

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questions de la compilation et du recueil, il est utile de faire le point sur la terminologie souvent flottante de typologies libraires au demeurant elles-mêmes incertaines. D’un point de vue codicologique, on peut distinguer le volume homogène (qui contient une seule unité codicologique) et le volume composite (qui contient plusieurs unités codicologiques). Le volume homogène se divise lui-même entre le livre unitaire (qui contient un texte d’un seul auteur) et les miscellanées (qui contiennent plusieurs textes, soit selon un plan – il est organisé ; soit sans plan – auquel cas il est dit hétérogène). Le volume composite peut être organisé (si des intentions identifiables et reconnaissables ont présidé à l’assemblage des unités codicologiques) ou factice (dans le cas où les liaisons entre unités codicologiques sont accidentelles ou externes aux textes mêmes)2. Entre le livre unitaire et le volume factice se dessine une zone d’investigation de la pluritextualité qui rassemble sans solution de continuité miscellanées organisées, miscellanées hétérogènes et volumes composites organisés et où la Légende dorée compte bon nombre de témoins intéressants pour en saisir les usages. La typologie libraire des manuscrits pluritextuels qui se développe tout particulièrement au xiiie siècle sous l’effet de nouvelles cultures de l’écrit vernaculaires, universitaires, scolastiques et religieuses décrit des unités matérielles où les copistes médiévaux, en effectuant des regroupements textuels et en formant des corpus inédits, opèrent des reconfigurations dans l’économie des savoirs et des genres3. Loin de se réduire à des contenants ou des récipients sans incidence sur leurs contenus, on doit probablement considérer ces miscellanées comme des miroirs matériels où se reflètent, en vertu de la cohérence qui les innerve, des logiques intellectuelles en train de s’affûter et des corpus littéraires en voie de stabilisation4. Ces logiques de la collection sont particulièrement remarquables dans les corpus des littératures romanes. Ainsi Geneviève Hasenohr a utilement distingué trois catégories de recueils : le recueil organique (conçu dès l’origine comme une entité intellectuelle, afin de donner naissance à l’objet manufacturé conforme au projet de l’auteur), le recueil cumulatif (fruit du rassemblement d’entités textuelles réalisées indépendamment du projet de recueil pour être rassemblées dans un second temps) et le recueil factice (réalisé pour des raisons triviales de conservation, par des collectionneurs et bibliophiles modernes, sans nécessité de réelle liaison intellectuelle entre les pièces)5. Keith Busby a opportunément souligné qu’un 2 M. Maniaci, Terminologia del libro manoscritto, Rome, 1996, p. 76 et p. 210-211. 3 On peut ainsi proposer de penser le recueil comme une performance (entendue dans son sens anglo-saxon). Cf. A. Butterfield, « Épilogue », dans Le Recueil au Moyen Âge. Le Moyen Âge central, p. 269-278 : « To think of the recueils as performances gives us a way of interpreting them as active forms of instruction or entertainment, rather than merely post-hoc rearrangements of already existing works. » (p. 277). 4 L. Mainini, « In unum corpus. Libri, sillogi testuali e culture duecentesche », Studj romanzi. Nuova serie, X (2014), p. 373-428 ; Idem, « Interroger un corpus de manuscrits. Structures, constantes et exceptions dans les livres miscellanés du xiiie siècle », Scriptorium, 70 (2016), p. 365-371. 5 G. Hasenohr, « Les recueils littéraires français du xiiie siècle : public et finalité », dans Codices Miscellanearum, Archives et bibliothèques de Belgique, éd. R. Jansen-Sieben et H. Van Dijk, 60 (1999), p. 37-50, ici p. 38-39. Ian Short, pour sa part, requalifie le recueil organique de « recueil intégral » parce qu’un seul scribe confectionne un seul livre, conçu et reçu comme tel ; il adosse donc l’organicité du recueil à la continuité

Chapitre 4 : Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils

texte médiéval – particulièrement en langue vernaculaire – circule rarement seul et de manière autonome, mais plutôt accompagné, avec une régularité et une fréquence qui méritent qu’on s’y interroge, d’autres textes au contact desquels il se positionne et négocie son identité, aussi provisoire soit-elle6. S’il est vrai qu’en découlent parfois d’étonnantes situations de coexistence intertextuelle et d’interférences dans les typologies génériques7, il est difficile de contester que le plus souvent le recueil est donc un atelier où l’on voit la littérature en train de se faire et qu’un tel objet de recherche impose de se décentrer par rapport à une philologie de l’auteur et d’adopter une philologie du copiste (du manuscrit ou encore de la réception)8. La question du recueil a particulièrement intéressé les spécialistes de littératures en langue vernaculaire. En tant qu’instrument de collecte et de rassemblement, les miscellanées ont en effet constitué un vecteur de promotion essentiel pour les littératures romanes qui développent par là des consciences génériques, qu’il s’agisse de formes brèves comme la lyrique, les lais ou les fabliaux ou de formes généralement plus longues comme les chansons de geste ou les romans de chevalerie9. Quant aux vies de saints, les travaux de Pamela Gehrke, dans Saints and scribes, ont insisté, à travers des études de cas qui mutualisent codicologie et critique littéraire, sur la plasticité et la souplesse de pièces hagiographiques vernaculaires inscriptibles dans des manuscrits répondant à des finalités des plus variées : promotion de valeurs aristocratiques ou d’idéaux ascétiques, stimulation de la vertu d’obéissance comme

paléographique de l’objet et par conséquent à des critères d’intentionnalité et d’auctorialité (I. Short, « L’avènement du texte vernaculaire : la mise en recueil », dans Théories et pratiques de l’écriture au Moyen-Âge, éd. E. Baumgartner et C. Marchello-Nizia, Littérales, 4 (1988), p. 11-24). 6 K. Busby, Codex and Context. Reading Old French Narrative in Manuscripts, 2 vol., Amsterdam, 2002. 7 Voir par exemple les travaux de F. Gingras, « Le bon usage du roman : cohabitation de récits profanes et de textes sacrés dans trois recueils vernaculaires de la fin du xiiie siècle », in The Church and Vernacular Literature in Medieval France, éd. D. Kullmann, Toronto, 2009, p. 137-156 ; Idem, « Mise en recueil et typologie des genres aux xiiie et xive siècles : romans atypiques et recueils polygénériques (Biausdous, Cristal et Clarie, Durmart le Gallois et Mériadeuc) », dans Le Recueil au Moyen Âge, p. 91-111 ; Idem, « Décaper les vieux romans : voisinages corrosifs dans un manuscrit du xiiie siècle (Chantilly, Condé 472) », Études françaises, 42/1 (2006), p. 13-38. 8 Dans les études romanes, le débat oppose une tradition plus anglo-saxonne et située dans le sillage de ce qu’on appelle la New Philology et centrée sur l’échelle du manuscrit (K. Busby, « Codex, context, continuation », Medioevo romanzo, XXXVIII/1 (2014), p. 28-44 ; S. G. Nichols, « New challenges for the New Medievalism », Rethinking the New Medievalism, Baltimore, 2014, p. 12-38) à une tradition fortement représentée en Italie et attachée à une approche reconstructive et néo-lachmanienne pour qui une philologie du manuscrit n’implique pas de renoncer à une approche généalogique et stemmatique (L. Leonardi, « Filologia della ricezione : i copisti come attori della tradizione », Medioevo romanzo, XXXVIII/1 (2014), p. 5-27). 9 Sur les recueils vernaculaires, cf. A. Varvaro, « Élaboration des textes et modalités du récit dans la littérature française médiévale », Romania, 119/473-474 (2001), p. 1-75 ; M. L. Meneghetti, « Sistema dei generi e/o coscienza del genere nelle letterature romanze medievali », Medioevo romanzo, XXXVII/1 (2013), p. 5-23 ; D. De Robertis, « Problemi di filologia delle strutture », in La critica del testo. Problemi di metodo ed esperienze di lavoro, Rome, 1985, p. 383-401.

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viatique de rédemption, définition de modèles spirituels à destination de laïcs bourgeois, etc10.

Hypertextualité, pluritextualité, supertextualité En proposant de se focaliser sur des manuscrits pluritextuels de la Légende dorée, on opère une autre inflexion, cette fois, dans les recherches hagiologiques. Ces dernières ont connu au début des années 2000 un renouvellement considérable, quand il ne fut plus possible de se satisfaire des approches philologiques anciennes en termes de remaniements, qui dévaluaient par principe la qualité du texte réécrit en fonction de la distance le séparant d’un original ou d’un Urtext. En réévaluant l’écriture hagiographique comme un phénomène de réécriture par lequel un texte nouveau (un hypertexte) vient s’écrire au-dessus d’un texte ancien (un hypotexte), ces recherches ont accru l’intérêt pour les témoins au motif qu’ils sont bas dans le stemma et se sont donnés des clés de compréhension et d’interprétation essentielles pour comprendre l’historicité, la mouvance et la circulation de la littérature des vies de saints11. Pour équiper cette nouvelle histoire des textes hagiographiques, Monique Goullet a puisé notamment dans les typologies de la transtextualité et de l’intertextualité élaborées par Gérard Genette12. En regard de cette nouvelle histoire de l’hagiographie, aux acquis incontestables et précieux, qui s’intéresse en diachronie à des chaînes de réécriture longues et multidirectionnelles, on propose de s’intéresser à des questions de pluritextualité, c’est-à-dire de coexistence en synchronie de plusieurs textes dans un même ensemble codicologique. Il s’agit ainsi de questionner les techniques d’assemblage d’unités textuelles au sein du recueil. Considéré comme un supertexte, il peut abriter des relations soit égalitaires entre des unités textuelles (microtextes) de même niveau (comme on le voit dans des recueils de lais ou de fabliaux par exemple), soit hiérarchiques entre un centre (un macrotexte) et des périphéries (des microtextes)13. C’est davantage à cette dernière configuration que la Légende dorée se conforme, d’une part parce que le légendier est déjà par lui-même une entité pluritextuelle faisant coexister une grande variété de textes, d’autre part parce qu’il est assez rapidement susceptible de s’associer dans ses bords extérieurs à de nouvelles pièces textuelles. Aussi n’y a-t-il 10 P. Gehrke, Saints and Scribes, Medieval hagiography in its manuscript context, Berkeley – Londres –Los Angeles, 1993 (UCP Publications in modern philology 126). 11 La Réécriture hagiographique. Transformations formelles et idéologiques, éd. M. Goullet et M. Heinzelmann, Ostfildern, 2003 ; M. Goullet, Écriture et réécriture hagiographiques. Essai sur les réécritures de Vies de saints dans l’Occident latin médiéval (viiie-xiiie s.), Turnhout, 2005 (Hagiologia 4). 12 M. Goullet, « Une typologie des réécritures peut-elle éclairer la nature du discours hagiographique ? », Hagiographica, 10 (2003), p. 109-122 ; G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, 1982 (Poétique). 13 P. Divizia, « Testo, microtesto, macrotesto e supertesto : per una filologia dei manoscritti miscellanei », dans Actes du xxviie Congrès international de linguistique et de philologie romanes (Nancy, 15-20 juillet 2013), éd. R. Trachsler, F. Duval, L. Leonardi, Nancy, 2017, p. 105-114 [URL : http://www2.atilf.fr/cilpr2013/ actes/section-13/CILPR-2013-2013-Divizia.pdf].

Chapitre 4 : Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils

pas de solution de continuité entre le processus textuel de compilation et le processus de confection du livre, ni entre le compilateur et le copiste. Au regard du volume textuel qu’il représente, le légendier dominicain s’impose généralement comme le centre organisateur du recueil manuscrit autour duquel gravitent de nouvelles pièces de taille plus modeste. Un niveau minimal et élémentaire, qui peut servir de point de départ, est celui d’un péritexte donné et constitué comme tel qui vient s’intégrer au corpus de la Légende : on ajoute la Legenda minor de sainte Claire d’Assise (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteus, 33 sin. 2, fol. 149ra-150va, BHL 1817) ou la Legenda Major de Bonaventure de Bagnoregio (Lonato, Fondazione Ugo da Como, 151, fol. 304va-309ra) pour donner dans le manuscrit une coloration franciscaine à la compilation dominicaine qui lui sert de base14. La logique qui y préside répond à d’évidentes raisons de simplicité et de commodités : le copiste (ou le commanditaire) à l’œuvre dans le manuscrit ajoute à une compilation une unité textuelle du même type et du même niveau que celles que cette dernière mobilise ; il exploite toutes les potentialités de la compilation préexistante pour intégrer et assimiler en son sein la pièce annexe. Toutefois cela ne doit pas occulter des mécanismes bien plus complexes et bien plus révélateurs du large spectre des combinatoires possibles : les textes qui se greffent à la Légende dorée ne sont pas toujours des unités textuelles de petite taille, aussi circonscrites et stabilisées ; il s’agit parfois d’ensembles plus nébuleux et moins ordonnancés de textes brefs, voire de notations informelles ; les relations qui traversent le recueil manuscrit n’attachent pas toujours de manière asymétrique un macrotexte à un ou plusieurs microtextes, tandis que se trouvent parfois associées des œuvres longues ou d’autres compilations qui coexistent en tant que telles dans le manuscrit avec le légendier, généralement abrégé, remembré, réaménagé, dans des relations plus équilibrées (de sorte qu’il y est difficile de distinguer macrotexte et microtextes). Plus rares sont les cas où la Légende dorée occupe une position minoritaire et périphérique dans des miscellanées15. On le voit, la gamme des combinaisons qui peuvent présider au caractère composite et compilé des manuscrits de la Légende dorée, particulièrement étendue, peut révéler des niveaux élevés de sophistication, et il apparaît à cet égard nécessaire de tenter de dresser une typologie. 14 I manoscritti datati delle province di Brescia, Como, Lodi, Monza, Brianza, Varese, Florence, 2014 (Manoscritti datati d’Italia 24), no 35, p. 62. 15 Un cas d’autant plus symptomatique que rare se présente dans le manuscrit franciscain conservé à Naples (Biblioteca Nazionale Vittorio Emanuele III, VIII.B.33), qui associe les Fioretti (fol. 1-117v) à une série essentiellement apostolique de chapitres de la Légende (fol. 119-179). On met de côté les cas où un chapitre de la Légende dorée est extrait et isolé, comme dans le manuscrit Pluteus, 12 sin. 12 de la Biblioteca Medicea Laurenziana de Florence, daté de 1465 et d’origine émilienne, le copiste Gandolfo degli Abati di Modena adjoint à la Cité de Dieu (fol. 1-218) un fragment du chapitre de saint Augustin de la Legenda Aurea (fol. 219-223), qui, décontextualisé hors du cadre calendaire et privé de sa vocation pastorale, pourvoie la Cité de Dieu d’une notice biobibliographique dont la dimension épidictique, essentielle à l’hagiographie, vient ici conforter l’auctoritas du manuscrit et de l’œuvre. Cf. R. E. Guglielmetti, I testi agiografici latini nei codici della Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence, 2007 (Quaderni di Hagiographica 5), no 110, p. 485-486.

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Continuer à compiler la Légende dorée Assemblage et mutualisation de compilations

Un premier seuil d’élaboration consiste à greffer à la compilation hagiographique une autre compilation préexistante et d’un genre différent. Le ms. 166 de la Bibliothèque Municipale d’Avranches fait précéder la Légende dorée d’une généalogie, hybride de textes, d’images et de schémas, qui court de la naissance d’Adam à la mort de saint Jean l’Évangéliste. Manifestement, le copiste ici à la manœuvre reprend une œuvre qui compilait toutes les connaissances disponibles sur les lignées et les maisons bibliques et sur les ancêtres du Christ, en l’occurrence la Chronica genealogica de Pierre de Poitiers. Il construit ainsi, à travers un texte diagrammatique, une vue synoptique sur l’histoire de l’Ancien Testament. Cette association des œuvres de Iacopo da Varazze et de Pierre de Poitiers demeure assez rare et assez instructive : alors que cette arborescence généalogique précède plus usuellement l’Histoire scolastique de Pierre le Mangeur, ce montage révèle assez nettement combien le manuscrit ici étudié cherche à mutualiser deux ressources qui drainaient et mettaient en ordre respectivement une masse considérable de connaissances et tire, en partie du moins, la Légende vers le genre historiographique. Le rapprochement permet, qui plus est, d’instaurer une continuité entre le temps vétéro-testamentaire (schématisé par Pierre de Poitiers) et le temps postérieur à l’Incarnation (dépeint par Iacopo da Varazze). C’est une même logique qui travaille le ms. 1010 de la Bibliothèque Municipale de Tours : à la Légende dorée on ajoute la Chronique des papes de Martin le Polonais ; la soudure s’effectue d’autant mieux que les deux compilateurs dominicains puisent dans des sources similaires16. Il en va de même avec le ms. lat. 5397 de la BnF, qui adjoint à la Légende la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse, pour accumuler de nouvelles fables et de nouveaux exempla aux côtés de ceux que thésaurise Iacopo da Varazze. Là aussi, la connexion semble autorisée, voire favorisée par la présence de la légende de saints Barlaam et Josaphat – digne représentante de la veine médiévale de la narration orientalisante au sein du légendier17. Stratigraphie de la compilation

Pourtant le péritexte associé à la Légende peut résulter, lui-même, de plusieurs phases d’écriture par compilation. Le péritexte devient alors une compilation au degré 2, 3, … n – tant il paraît difficile de mettre un coup d’arrêt à la traçabilité des textes et à l’expansion de telles réécritures. On peut donc pousser assez loin l’archéologie des péritextes autour de la Légende. Un cas paraît tout particulièrement exemplaire : deux manuscrits tridentins (Trente, Biblioteca comunale, 1789 et 1790) constituent les tomes de la Légende, en tête desquels ont été collées et réparties deux parties de

16 Cf. infra, chap. 6, p. 232, n. 96. 17 Cf. M. Uhlig, Le Prince des clercs. Barlaam et Josaphat ou l’art du recueil, Genève, 2018 (Publications Romanes et Françaises 268).

Chapitre 4 : Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils

la Summula Remundi de Maître Adam (Alderspacensis ou Teutonicus). Cet objet livresque propose une solution intéressante et performante à la question de savoir comment mutualiser, dans un minimum d’espace, deux œuvres aussi conséquentes que la Summa de casibus de Raymond de Peñafort et la Légende de Iacopo da Varazze. L’association ne devient possible, et le montage potentiellement performant, qu’à la condition d’abréger l’une des deux œuvres. La solution adoptée est de recourir à une petite somme de confesseur versifiée à des fins mnémotechniques, mais recompilé à partir de celle de Raymond de Peñafort : la Summula Remundi de Maître Adam. Or sa version greffée en tête de la Légende a fait l’objet d’un sérieux élagage par rapport aux versions que l’on peut en connaître aujourd’hui18. Les manuscrits tridentins imposent deux strates supplémentaires d’abréviation, doublées d’une transmodalisation de la Summa. Si l’on ajoute que Raymond de Peñafort et Iacopo da Varazze – qui comptent parmi les plus grands compilateurs du xiiie siècle – ont eux-mêmes effectué un travail de compilation à partir de compilations antérieures, ce sont trois, voire quatre strates d’écriture compilée qui s’accumulent et s’enchainent pour produire le péritexte et le texte apparaissant aujourd’hui dans les volumes tridentins. En ce sens, deux filières textuelles les alimentent parallèlement , guidées l’une et l’autre par des tempi de compilation décalés. L’ensemble constitue dès lors une compilation de pièces elles-mêmes compilées en deux fronts parallèles, mais décalés, d’abréviations. Le ms. 535 de la Biblioteca del Sacro Convento d’Assise obéit à ce même principe, quoique d’une manière plus raffinée et plus étagée. Ce manuscrit composite assemble trois unités codicologiques : la première contient des sermons de sanctis ; la deuxième des sermons dominicales et de sanctis ; la troisième forme une Légende dorée, associée à des extraits de l’Histoire des Lombards de Paul Diacre et des Dialogues de Grégoire le Grand. Après inspection de la composition des deux sermonnaires, on peut défendre l’hypothèse que les deux premières unités codicologiques qui les enserrent puisent dans des collections de sermons présentes dans le fonds du Sacro Convento, ponctionnées et redistribuées dans ce manuscrit19. Pour peu qu’on mesure par ailleurs que sont à l’œuvre, à l’intérieur de chaque sermon, des processus complexes de compilation, à la croisée de l’exposé doctrinal, du commentaire exégétique et du récit exemplaire, on touche alors à un objet manuscrit qui résulte, au moins, de cinq phases identifiables de compilation. Compilation de compilations

On a considéré jusqu’ici des témoins manuscrits comme des assemblages de compilations qui, juxtaposées, suivent des évolutions spécifiques. On doit pourtant 18 Faute d’édition, on se reporte à Summula clarissimi iuris consultissimique viri Raymundi demum revisa ac castigatissime correcta brevissimo compendio sacramentorumque altissima coniplectens mysteria, Cologne, Heinrich Quentell, 1506. 19 On peut en effet tracer les provenances de quelques-uns de ses sermons dans les manuscrits Assise, Biblioteca del Sacro Convento, 432 (RLS, t. vii, 1976, p. 111-137) ; Assise, Biblioteca del Sacro Convento, 474 ; Assise, Biblioteca del Sacro Convento, 505, fol. 9r-79r (RLS, t. viii, p. 48-51), et la Collectio generalis Fratrum Minorum (RLS, t. vii, p. 11-16, présente dans Paris, BnF, lat. 15958, fol. 256va-286v).

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envisager des situations où les compilations ne forment plus des unités stables et où leurs éléments constitutifs sont redistribués au sein d’une nouvelle entité textuelle. Cas singulier à bien des égards dans le corpus d’étude, le ms. 1008 de la Bibliothèque Municipale de Tours en offre une illustration éclairante : il s’agit là d’un manuscrit franco-italien qui aligne des épisodes mariaux de la Légende traduits en italien, une version amplifiée du Légendier A, le sanctoral de la Légende traduit en langue d’oïl (selon un partage entre sainteté masculine et sainteté féminine) et la Navigatio sancti Brendani en italien. Trois opérations sont donc nécessaires à la confection d’un tel manuscrit : la mise en pièces de l’ordonnancement initial de la compilation hagiographique ; la translation de ces pièces ; et leur redistribution au sein d’un légendier qui finit quasiment par fonctionner de manière typologique (Marie, apôtres, sanctoral). C’est l’une des vertus d’une compilation que de n’être pas cimentée dans un agencement qui serait définitif et de s’exposer à la brisure de son économie interne. Elle contribue à livrer, à la manière d’une boîte de pièces de construction, un éventail assez étendu de combinaisons. Dès lors, à l’intérieur d’un même manuscrit, les ressources de deux compilations peuvent se mêler, se croiser et s’hybrider, dans un ordonnancement particulier. Ce ne sont là que des blocs textuels redisposés d’une manière spécifique, dans des assemblages à peu près inédits, presque uniques et rarement reproductibles comme tels. On peut en effet combiner ces trois modes de compilation : il est tout à fait possible de mutualiser plusieurs compilations, de les recompiler une nouvelle fois et d’en redistribuer les extraits au sein d’une unité textuelle stabilisée comme telle. En ce sens, on rassemble et fusionne les jeux de textes proposés par plusieurs compilateurs, et on les redistribue au sein d’un jeu plus vaste – comme une super-compilation ou une compilation au carré où les entités textuelles mobilisées et issues des compilations de premier degré ne sont que partiellement identifiables comme telles et où ne sont plus reconnaissables comme telles les sous-compilations assemblées. On franchit là, à l’évidence, un degré supplémentaire de complexité et de sophistication. Le ms. 210 de la Bibliothèque Municipale de Cambrai est un candidat crédible pour illustrer une telle configuration. Le manuscrit enserre le Miroir des curés, qui, non content de proposer une translation des vies de la Légende dorée, les intègre dans un vaste manuel à l’attention des pasteurs, pour prodiguer le soin des âmes qui leur incombe. Dès lors, à la matière hagiographique désormais traduite se mêlent des exposés doctrinaux (issus du Compendium theologie de Thomas d’Aquin), des nomenclatures élaborées, propres aux sommes de confesseur (et notamment à la Somme le roi de Frère Laurent) et des récits exemplaires (extraits des Vitæ Patrum). La liste des sources du Miroir des curés est loin d’être exhaustive, mais on compte, là, parmi les plus importantes et les plus riches compilations pastorales de la fin du Moyen Âge, rassemblées en une seule entité. L’opération de compilation, menée à un degré considérable de finesse et de profondeur, porte non plus sur des macrostructures ou des segments entiers des compilations sources, mais, à une échelle plus réduite, sur les chapitres ou les épisodes qu’elles fournissent. De la sorte, le Miroir des curés vaut pour une œuvre à part entière, où, par quelque effet de fondu ou de patine, les compilations qui lui servent d’hypotextes finissent par y être presque entièrement

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diluées. Il n’est plus de compilation périphérique, ni de compilation centrale, au sein d’un objet total qui rassemble et fond en une seule entité textuelle englobante une somme de confesseur, un légendier, un abrégé de théologie et une autre œuvre narrative. Compilation in esse et compilation in fieri

L’ensemble des remarques qui précèdent tend à montrer que la compilation n’est jamais une opération arrêtée et qu’elle encourage en son aval ou en son bord extérieur, de multiples opérations de traduction, de fragmentation, de redistribution. La raison en est que les péritextes compilés du corpus forment des compendia ou des adbrevationes instituées comme tels : la Disciplina clericalis, la Chronologia de Pierre de Poitiers ou la Chronica de Martin le Polonais peuvent ainsi être considérées comme des compilations in esse. En contrepoint, un manuscrit du corpus, issu de Santa Croce à Florence, exemplifie à merveille la dimension processuelle de la compilation : le manuscrit Pluteus, 36 sin. 6 de la Biblioteca Laurenziana. Aux côtés de la Légende dorée, de la Vie de saint François par Bonaventure et de celle de saint Alexandre de Fiesole, un frère franciscain greffe une nouvelle unité codicologique où il construit un florilège thématique d’extraits moraux et doctrinaux. Telle est la liste des entrées rubriquées qui se trouvent en tête de feuillet : Ista originalia extraxi de quodam libro beati Augustini de vera innoncentia (fol. 288r) ; De caritate (fol. 288v) ; De fide (fol. 289r) ; De ob(edient)ia (fol. 289v) ; De paupertate (fol. 290r) ; De castitate, vel de virginitate (fol. 290v) ; De patientientia (sic) (fol. 291r) ; De tribulatione (fol. 291v) ; De reliquentibus mundum (fol. 292r) ; De abstinentia (fol. 292v) ; De helemosina (fol. 293r) (vierge) ; De penitentia (fol. 293v) ; De sacramento eucharistie (fol. 294r) ; De oratione (fol. 294v) ; De confessione (fol. 295r) ; De amore eterno et de gloria beatorum (fol. 295v) ; De judicio finali (fol. 296r) ; De penis inferni (fol. 296v) ; De morte et de brevitate vitæ presentis (fol. 297r) ; De contritione et de lacrimis (fol. 297v) ; De superbia (fol. 298r) (vierge) ; De avaritia (fol. 298v) ; De luxuria (fol. 298bisr) ; De invidia et de gula (fol. 298bisv) ; Originalia super diversas materias (fol. 299r) ; De abstinentia (fol. 300r) (non rubriqué) ; De scientia (fol. 301r) (non rubriqué) La consultation de ce manuscrit donne le sentiment d’observer un lieu de travail intellectuel et de lire un cahier de notes ouvert et encore en friche. La sélection thématique opérée laisse apparaître deux grappes thématiques : la première (de l’innocence à l’aumône) sert de marqueur identitaire pour les frères mineurs qui consultent le manuscrit sur les bancs de Santa Croce ; la seconde (de la pénitence à l’abstinence) semble rassembler des ressources utiles au ministère pastoral mené à l’endroit des fidèles. Par ailleurs, l’absence de schémas de réglure, les variations d’encre, ainsi que le déséquilibre entre des entrées saturées et d’autres demeurées vierges prouvent que le franciscain à l’œuvre ici recompose une brève compilation d’extraits, à la faveur des braconnages et des trouvailles satisfaisantes qu’il fait dans les florilèges qu’il peut consulter à Santa Croce. Ce florilège obéit donc, à mi-chemin entre improvisation et concertation, à une

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logique progressive et cumulative de capitalisation d’extraits à des fins utiles : c’est un work in progress, une compilation in fieri. L’identification des citations recopiées s’avère parfois difficile, compte tenu de la relative liberté que prend le copiste avec les auctoritates et des distorsions probablement introduites par les florilèges qu’il compulse en amont. Cependant l’ensemble demeurant inachevé et incomplet prouve avec netteté que le travail compilatoire, loin de s’arrêter à quelque moment que ce soit, constitue bien davantage un encouragement à lire et à écrire et que ces manuscrits forment des objets particulièrement vivants et dynamiques. Compilations en latin et en langues vernaculaires

Ces considérations sur la continuation de la compilation ne peuvent faire l’économie de la variable linguistique. On l’a fréquemment souligné : parmi la petite quinzaine de versions de traductions de la Légende dorée, une traduction calquant scrupuleusement et littéralement le texte latin comme celle de Jean de Vignay est une exception, quand bien même elle demeure représentée par un nombre important de témoins. La traduction du légendier de Iacopo da Varazze dans les légendiers vernaculaires s’accompagne la plupart du temps d’autres interventions relevant d’un travail de réaménagement et de remaniement. Et si ces remaniements de légendiers sont manifestes en langue d’oïl, ils le sont plus encore avec les légendes hagiographiques en italien médiéval : il suffit de compulser le catalogue de la Biblioteca Agiografica Italiana de J. Dalarun et L. Leonardi pour prendre la mesure de la fragmentation et de la pulvérisation des chapitres de la Légende dorée dans des manuscrits relevant davantage de florilèges et de miscellanées religieuses, où l’intégrité du légendier est loin d’être respectée, mais qui n’en constituent pas moins des vecteurs de sa tradition20. Il est probable que le passage à la langue vernaculaire donne davantage de marges de manœuvre et de liberté à un traducteur qui se montre plus interventionniste qu’un copiste plus servilement tenu de reproduire une source latine : alors que les ajouts de vies de saints sur une Légende dorée latine s’inscrivent généralement plutôt dans le cadre rigide fourni par le calendrier initial (comme des compléments ou des suppléments juxtaposés à une structure plus verrouillée), dans le cas des légendiers en langue d’oïl, le modèle latin s’éloigne et devient plus souple, plus malléable, moins autoritatif, sa structure liturgique s’ouvre et avec elle s’accroît ainsi le coefficient d’intervention des copistes-traducteurs-remanieurs. On constate à cet égard soit des formes de redistribution typologique de la matière hagiographique (comme le manuscrit Tours, Bibliothèque Municipale, 1008 déjà évoqué), soit des croisements qui tressent ou brassent la Légende dorée tantôt avec le Légendier A (selon l’appellation de Paul Meyer), tantôt avec la version translatée de l’Abrégé de Jean de Mailly surnommée le « Légendier liturgique »,

20 S. Cerullo, I volgarizzamenti italiani della « Legenda aurea ». Testi, tradizioni, testimoni, Florence, 2018 (Archivio Romanzo 34), p. 63 et suiv.

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comme c’est le cas avec Paris, BnF, fr. 20330. Ces remarques sont également valables pour les légendiers volgari qui adoptent une structure encore plus nettement ouverte et disponible21. Par exemple, le légendier volgarizzato Chigiani L.V.175 conservé à la Biblioteca Apostolica Vaticana intercale une séquence hagiographique de treize courts chapitres (en grande partie extraits de la Légende dorée) entre d’une part quatre vies diversement longues (Vie et passion de saint Clément (fol. 1r-10rb), Vie de saints Barlaam et Josaphat (fol. 11ra-106ra), Vie de saint Joseph (fol. 107ra-122ra), Vie de saint Tobie (fol. 122ra-128vb)) et d’autre part une Medicina del Cuore de Domenico Cavalca (fol. 196ra-273vb). Pour les translateurs italiens, les légendiers latins constituent probablement moins une source à reproduire en tant que telle, qu’une mine textuelle ou un gisement hagiographique où puiser selon leurs besoins. Faut-il en conclure à un affaissement de l’usage rituel et liturgique du texte hagiographique au profit d’une lecture davantage laïque, sinon privée, du moins domestique des vies de saints ? Cela reste à démontrer et déborde le cadre de la présente démonstration. Conviendrait-il de faire intervenir des facteurs sociolinguistiques ou relevant de géographies ecclésiastiques différenciées qui permettraient d’expliquer une situation de diglossie différente (entre une langue italienne davantage placée sous le joug de la langue haute et grammatisée qu’est le latin ecclésiastique par rapport à une langue d’oïl en revanche plus autonomisée) ? Cela n’est pas improbable. Toujours est-il que les langues ne sont pas sans influence sur la ductilité des légendiers et l’ouverture des miscellanées hagiographiques.

Les montages textuels autour de la Légende dorée : essai de typologie fonctionnelle Les modalités d’articulation entre texte et pièces annexes peuvent répondre à plusieurs fonctions qu’on propose de présenter, à titre d’hypothèses, sous forme de typologie. On peut distinguer sept relations fonctionnelles entre la Légende dorée et les pièces qui l’environnent dans l’espace du manuscrit : [1] Une pièce adjointe fonctionne comme mode d’emploi quand il formule des consignes explicites de lecture du texte et propose d’améliorer l’ergonomie du livre. [2] Elle fait office de complément ou supplément quand, entraînant le volume vers une forme d’inflation quantitative, elle vise à combler certaines lacunes, plus ou moins dommageables du texte, auquel elle s’adjoint.

21 Z. Verlato (« Vicende di uomini e di libri. Due note tipologiche per la storia del libro agiografico volgare », dans Santi, santità e agiografie nell’Italia settentrionale. Percorsi letterari e storico-artistici tra Medioevo e età moderna, éd. S. Albonico et N. Bock, Pise, 2017 (Quaderni della Sezione di Italiano dell’Università di Losanna), p. 93-122) le constate aussi bien pour la Légende dorée que pour le volgarizzamento des Vitæ Patrum.

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[3] Un texte se présente comme une actualisation ou mise à jour, quand l’œuvre qui lui sert d’appui se révèle révolue ou périmée et qu’il s’agit de le mettre au goût du jour ou de lui conférer une nouvelle pertinence ou actualité. [4] Le texte ajouté à la Légende dorée fonctionne comme une extension, quand il vient répondre à un besoin local d’optimisation de la performance du texte (le texte et le péritexte se différencient comme le général et le particulier, comme le global et le local). [5] La pièce périphérique peut participer à l’activation de certaines fonctionnalités, tacites ou mises en sommeil, du texte, quand elle accentue un aspect secondaire ou encourage un usage mineur de la Légende dorée à laquelle elle se rattache. [6] Les pièces ajoutées au légendier peuvent être considérées comme des munitions quand elles viennent renforcer la Légende dorée en lui fournissant des ressources prêtes à l’emploi pour l’intervention du pasteur. [7] Certaines interventions textuelles autour du légendier correspondent, enfin, à des formes d’appropriation, qui n’ont rien d’ornemental ou de décoratif, mais qui relèvent plutôt d’un souci de projection de l’identité (individuelle ou collective) de l’usager sur le manuscrit (le texte et le péritexte s’opposent comme la standardisation et la personnalisation, l’universel et le communautaire). Pour théoriques qu’elles paraissent ici, ces catégorisations permettent d’évaluer, avec une relative finesse, les combinatoires de pièces détachées qui se trament dans chaque manuscrit et de relever le défi imposé par leur plus ou moins grande sophistication. En dressant le panorama des montages textuels possibles, on espère mettre un peu d’ordre dans la compréhension que l’on peut élaborer des miscellanées hagiographiques. La Légende dorée : modes d’emploi

Il arrive bien souvent qu’un outil dont le fonctionnement paraît initialement obscur nécessite un mode d’emploi, un ensemble de consignes et de recommandations qui circonscrivent ce qu’il est possible et impossible de faire avec. Voilà qui définit un outil, en lui assignant certaines fonctionnalités. Il paraît étonnant d’avoir besoin d’un mode d’emploi pour lire un livre. À moins que ce livre – la Bible, une volumineuse somme, etc. – offre précisément des résistances à son lecteur, par son volume, son obscurité ou son caractère sacré, et qu’il soit nécessaire de lui adjoindre des pièces annexes, ou d’autres volumes, à même d’en faciliter l’accès et d’en éclairer la pratique régulière. Tel est le besoin qu’ont ressenti les écoles cathédrales, les Universités et les studia mendiants entre la fin du xiie siècle et le xiiie siècle – besoin d’une meilleure éducation de leurs ouailles et, partant, d’une meilleure formation du clergé. Pour offrir les garanties d’un développement de la prédication et de l’exploitation morale des savoirs, en particulier théologiques, une nouvelle culture de l’écrit, du livre et du savoir a dû se mettre en place : affirmation d’une culture de la compilation et développement d’outils pour les rendre plus praticables, division des textes en chapitres, développement de tables des matières, apparition de concordances, autant

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d’instruments de travail pour parcourir, avec une assiduité toute pragmatique, les Sentences de Pierre Lombard et la Bible elle-même22. Nouveaux besoins, nouveaux livres, nouvelle pensée : ces développements parallèles affectent bien logiquement la littérature mendiante destinée à nourrir la structure du sermo modernus ouverte à toutes les amplificationes. La Légende dorée qui est d’abord conçue ad usum prædicatorum n’a pas échappé à cette évolution profonde. Ainsi voit-on émerger aux confins du légendier plusieurs index et tables qui jouent précisément ce rôle de didacticiel ou de tutoriel de bases de données, en apprenant au lecteur à guider son regard selon des exigences économiques de rentabilité, en l’aidant à se repérer dans la masse textuelle compilée par Iacopo da Varazze, en balisant l’espace des lectures possibles et en anticipant les interprétations de l’usager. D’un degré de sophistication et d’une taille tout à fait variables, certaines semblent être des unica imparfaits et confectionnés ad hoc par le copiste ou le lecteur, tandis que d’autres sont si performantes qu’elles circulent en plusieurs exemplaires dans une étroite connexion à la Légende. Par leur différence, elles fournissent, à chaque fois, de précieuses informations sur les inférences que tire (ou doit tirer) le lecteur de son parcours du texte. Comme le rappelle Serge Lusignan : La méthode de l’indexation alphabétique des textes […] est d’usage courant depuis le xiiie siècle et de nombreuses études lui ont été consacrées. Il y a cependant place encore pour des travaux qui analysent la structure d’un index médiéval et le sens qu’il ajoute au texte qu’il accompagne23. « Plus qu’un simple répertoire de notabilia »24, ces textes qui fournissent une propédéutique à la lecture résultent d’un travail de sélection et d’interprétation. On doit les soumettre à un triple questionnaire. D’abord comment fonctionne le système d’indexation et de renvoi à la Légende et avec quelle précision ? La relation au volume hagiographique est-elle serrée et étroite ? Ou est-elle si distendue que la table peut circuler et s’adapter à d’autres manuscrits ? Si le classement n’est pas alphabétique, assemble-t-il des grappes thématiques ou doctrinales ? Quelle est la distribution des entrées, entre celles très développées et celles plus ponctuelles ?

22 R. H. Rouse, « L’évolution des attitudes envers l’autorité écrite : le développement des instruments de travail au xiiie siècle », dans Culture et travail intellectuel dans l’Occident médiéval, éd. G. Hasenohr et J. Longère, Paris, 1981, p. 115-144 ; Idem, « La diffusion en Occident au xiiie siècle des outils de travail facilitant l’accès aux textes autoritatifs », dans L’Enseignement en Islam et en Occident au Moyen Âge, Paris, 1977, p. 115-147 ; R. H. Rouse et M. A. Rouse, Preachers, Florilegia and Sermons ; « Statim invenire. Schools, preachers and the new attitude on the page » ; plus récemment, O. Weijers, « Les index au Moyen Âge sont-ils un genre littéraire ? », dans Fabula in tabula. Una storia degli indici dal manoscritto al testo elettronico, éd. C. Leonardi, M. Morelli, F. Santi, Spolète, 1995, p. 11-22 ; Eadem, « Les instruments de travail au Moyen Âge, quelques remarques », dans Les instruments de travail à la Renaissance, éd. J.-F. Gilmont et A. Vanautgaerden, Turnhout, 2010 (Nugæ humanisticæ sub signo Erasmi 10), p. 17-36. 23 S. Lusignan, « Lire, indexer et gloser : Nicole Oresme et la Politique d’Aristote », dans L’Écrit dans la société médiévale, Textes en hommage à Lucie Fossier, éd. C. Bourlet et A. Dufour, Paris, 1993, p. 167-181, ici p. 168. 24 P. Mariani et F. Morenzoni, « Quoniam sicut dicit Ysidorus. Les tables médiévales de la Légende dorée », dans De La Sainteté à l’hagiographie, p. 194.

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Ensuite, l’index couvre-t-il l’ensemble de la Légende, et si tel n’est pas le cas, quels sont les chapitres balayés par l’index ? En inspectant leur organisation, la façon dont ils quadrillent la Légende dorée, et les zones qu’ils laissent inexplorées, on peut tirer des renseignements de leur fonctionnalité et de l’usage qu’ils assignent à la Légende dorée. Si plusieurs épisodes sont embrassés par une même entrée, l’index opère des rapprochements et des recoupements qui exhibent des gisements intertextuels, alors qu’un même épisode exploité par plusieurs entrées rappelle au pluralisme interprétatif et à la polyvalence rendues possibles par le légendier de Iacopo da Varazze. Enfin, pour chaque entrée, sous quelle forme grammaticale apparaît l’information extraite du texte légendaire ? En fonction de leur degré de raffinement syntaxique, chaque lemme peut être considéré comme une micro-lecture synthétique d’un épisode de la Légende. Ainsi un mode d’emploi peut-il enrichir le texte, ou au contraire en contrôler et verrouiller l’interprétation. Dans une belle étude sur la table d’Isidore dont on reprend ici l’essentiel des observations et des commentaires25, Franco Morenzoni et Paolo Mariani recensent des manuscrits de la Légende dorée dotés d’un index : Paris, BnF, lat. 5403 ; Padoue, Biblioteca Universitaria, 611 ; Cambridge, Pembroke College, 240 et Paris, BnF, lat. 13754. À cette liste, on est en mesure d’ajouter deux autres manuscrits de la Légende (Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 7592 et Dijon, Bibliothèque Municipale, 647). Enfin la table d’Isidore présente dans plusieurs manuscrits (Amiens, Bibliothèque Municipale, 462 ; Reims, Bibliothèque Municipale, 1384 ; Paris, BnF, lat. 9730 ; Paris, BnF, Nouv. Acq. Lat. 775 et Dijon, Bibliothèque Municipale, 221) est sans doute celle qui a connu un si franc succès qu’elle se retrouve traduite dans la version vernaculaire de Jean de Vignay, révisée de Batailler et imprimée par Barthélemy Buyer26. D’origine dominicaine, dans le Nord de l’Italie, datable du xiiie siècle et n’étant pas de Pierre de la Palude comme le laisse croire le manuscrit d’Amiens27, elle a aussi circulé dans les cercles cisterciens et franciscains. Destinée à se diffuser sur un cahier indépendant et à faciliter les « pulcre narrationes » de Iacopo da Varazze, elle incite à un double usage de la Légende, pour la lecture (collective ou privée) et pour la prédication. Elle subdivise les chapitres en segments pointés par des lettres A, B, C, D, etc. auxquels on renvoie dans l’index avec le numéro du chapitre. Un tel système est suffisamment complexe pour entraîner, au moment de sa reproduction, des déphasages entre index et chapitres et provoquer un taux assez élevé d’erreurs dans l’indexation. Les entrées assez développées, dont on comprend d’emblée le sens, révèlent un travail conséquent de conceptualisation. Cette table fait le choix de limiter toute référence explicite à un saint en particulier, pour l’abstraire sous les termes génériques de vir sanctus ou servus Dei. Mobilisant ainsi très peu les passages historiques, chro 25 P. Mariani et F. Morenzoni, « Quoniam sicut dicit Ysidorus ». 26 Éd. Dunn-Lardeau, p. 1195-1265. 27 « Explicit tabula super Legendas sanctorum, edita a quodam fratre ordinis Predicatorum, et creditur fuisse dominus frater Petrus de Palude, patriarcha Ierosolimitanus. Deo gratias. – Consummata fuit hec scriptura anno Domini moccclixo, xvia die octobris, hora prime. » (Amiens, Bibliothèque Municipale, 462, fol. 212vb).

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nologiques ou géographiques de la Légende, elle sélectionne de manière privilégiée anecdotes, miracles, interprétations doctrinales ainsi que tout passage auquel on peut adjoindre une leçon morale. Cette grille de lecture appliquée à la compilation légendaire tend, dès lors, à transformer la matière narrative en un archipel d’exempla. Les principales entrées sont Sanctus (quarante-deux items), Virgo Maria (trente-cinq), Christus (trente), Servus Dei (vingt-neuf), Demon (vingt-six), Diabolus (douze). Une certaine insistance est placée sur les vertus (fides, castitas, constantia, caritas, humilitas) et les vices, notamment à caractère sexuel (luxuria, concupiscentia, fornicatio), ainsi que sur les institutions ecclésiales et liturgiques. Les pistes de lecture sont si bien fléchées et surveillées qu’on peut y voir « en quelque sorte un petit dictionnaire de théologie pratique »28. Le ms. 611 de la Biblioteca Universitaria de Padoue contient un index qu’une note au fol. 10v qualifie de « tabula distinctionum »29. Le regroupement alphabétique se double à l’intérieur de chaque lettre d’un rangement selon l’ordre d’apparition. Sur ses trois-cent-vingt-deux entrées encloses dans trois colonnes, allant de Adveniendi opportunitas à Valde boni dicuntur tres, la table privilégie le contenu doctrinal à la matière narrative de l’hagiographie et recherche des distinctions – art dans lequel Iacopo da Varazze excellait. Par ailleurs les lemmes sont précisés dans les marges de la Légende comme autant de signaux incitant à guider le lecteur qui passe de la table au légendier. Comme le remarque Franco Morenzoni30, il s’agit sans doute d’une version de table préexistante dont l’adaptation au manuscrit a été inachevée. Le ms. lat. 5403 de la BnF contient une Légende dorée du xve siècle, précédée d’une table écrite par le même copiste et intitulée « tabula brevis de quibusdam materiis huius voluminis » (fol. 351ra-352vb). Brièveté confirmée par ses quatre-vingtdouze entrées qui courent de Ave Maria à Usurarius, pour formuler des entrées aux phrases explicites et achevées, mais renvoyant d’une manière ténue aux chapitres de la compilation31. Parmi des entrées à dominante hagiographique et doctrinale se détachent singulièrement des informations historico-géographiques portées par des entrées comme Albinus, Burgundia, Franci. Le ms. 647 de la Bibliothèque Municipale de Dijon est une Légende dorée, provenant de Cîteaux, achevée entre 1304 et 1305, et de part et d’autre de laquelle se trouve un index en lettres cursives sur deux colonnes (sur un quaternion entre les fol. 2v-7v : de Adventus à Luxuria-luxuriosus ; et sur un ternion entre les fol. 323vb-329vb : de Luxuria à vivere-vita). L’entrée cystercius confirme de manière relativement univoque une provenance institutionnelle, d’autant que certains aspects dominicains de la Légende sont particulièrement minorés (il n’y a pas d’entrée prædicatio). Quant à l’organisation, le classement alphabétique n’est pas scrupuleusement respecté, chaque entrée est 28 Paolo Mariani et Franco Morenzoni, « Quoniam sicut dicit Ysidorus. », p. 200. 29 Le copiste place l’annotation marginale suivante à côté de la légende de saint Nicolas : « Deficiunt tria miracula. Require superius post tabulam distinctionum » (Padoue, Biblioteca Universitaria, 611, fol. 10v). 30 Paolo Mariani et Franco Morenzoni, « Quoniam sicut dicit Ysidorus. », p. 177. 31 « Predicatio : despuit quandoque suam quis predicationem quando vilipenditur, super sancto Forseo. Predicatio : convertit sanctam Pelagiam, ut dicitur in eius vita. Idem de sancto Augustino, vide super eius vita » (Paris, BnF, lat. 5403, fol. 352va).

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indiquée en marge par une double barre (||), et chaque nouvelle lettre également par un nouveau signe. Certaines entrées font l’objet de renvois à d’autres entrées. Les entrées les plus fournies sont crux, dyabolus, luxuria, mors, peccatum, princeps, religiosus, sanctus, tandis que les légendes de saint Blaise, de saint Hilaire, de saint Basile et de saint Pasteur semblent particulièrement mobilisées et surreprésentées, eu égard à leur place dans l’économie de la Légende. Certains personnages bénéficient de leur propre entrée : Ihesus et Antechristus bien évidemment, mais aussi Iudas, Iohannes evangelista, Magdalena, Mahometus. Par ailleurs, les entrées rassemblent des variantes lexicales d’un même paradigme, comme : Bellare – bellum ; Crudelis – crudelitas ; Eligere – electio – eligendus ; Septem – septenarius ; Usura – usurarius. La présence d’entrées sous la forme de verbe à l’infinitif la distingue des autres tables déjà mentionnées, et programme la lecture moralisante du légendier : sur leur base, la table tire en effet une morale d’action ferme et explicite adoptant la construction « Il est bon de… » ou « Il est mal de… »32. Le ms. Vat. lat. 7592 conservé à la Biblioteca Apostolica Vaticana constitue un cas décalé, en ce que son index assimile explicitement la Légende à un recueil d’exempla. Intitulé « Exempla sanctorum », copié par une main différente du légendier, avec une bâtarde réduite et ramassée, il déborde le schéma de réglure initial sur les marges supérieure et inférieure. Il occupe, entre les fol. 405va-407va, huit colonnes densément balisées par environ cent-trente entrées thématiques rubriquées en rouge, soutenues visuellement par de petits pieds-de-mouche rudimentaires, mais selon un ordre alphabétique pour le moins fluctuant. En effet les entrées se répètent parfois (de peregrinis) et se regroupent souvent par agglutination thématique (de advocato, de accusato falso, de testatione ; de elemosyna, de usuris ; de memoria mortis, de morte peccatorum, de desiderio mortis, de bona morte ; de oratione, de oratione justi, de oratione prolixa, de oratione pro dampnato, de oratione pro justi, de oratione pro defunctis). Comme on le voit, l’abstraction du contenu de la Légende est soutenue par des entrées obéissant à la structure thématique introduite par la préposition de. La lecture sous-jacente à cet index est d’autant plus empreinte de questions morales et pastorales qu’aucune entrée sur l’institution des fêtes n’est à remarquer (à la différence du manuscrit dijonnais ou de la table d’Isidore) et que la thématisation des vices et des péchés se double de nombreuses considérations sur le salut et la mort, sur fond de quelques entrées sacramentelles (de celebratione misse, de horis dicendis). Les lemmes les plus substantiels sont de advocato, de amore dei, de confessionis revelatione, de celebratione misse, ainsi que, de manière plus étonnante, de societate mulierum et de colloquio mulierum. Les entrées établissent des renvois assez rudimentaires et sommaires aux légendes du recueil33. 32 Dijon, Bibliothèque Municipale, 647, fol. 324rb : « Monasterium : de Amando : ‘malum est et prohibitum impedire fundari monasteria’ ; de Egidio : ‘bonum est edificare monasteria’ » 33 Par exemple : « de abstinentia : quantum valet abstinentia. Exemplum in vita sancti Pauli exceptis festis » (Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 7592, fol. 405va) ; « de castitate : castitatis virtus commendabilis est. Exemplum in vita beate Anastasie. Item in vita beati Antonii et in vita beate Agnetis. » (fol. 405vb).

Chapitre 4 : Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils

À certains égards, les index de la Légende, qu’ils soient plus ou moins développés, rassemblent des propositions de lecture et enclenchent des mécanismes de consultation et de regroupement thématique, qui orientent au moins partiellement la lecture. Si ces index peuvent à cet égard être comparés dans la structure des entrées qu’ils proposent et nourrir une lecture thématique de la Légende dorée, deux remarques s’imposent sur ces modes d’emploi : d’une part, les index encadrent les parcours de lecture, enrichissent la Légende d’un surplus de significations et de commentaires, indiquent au lecteur où, comment et quoi chercher et facilitent ses repérages ; d’autre part, s’ils tendent à faire fonctionner le légendier en recueil d’exempla, ces index favorisent des parcours de lecture qui ponctionnent dans la compilation à la recherche de petits épisodes et de brèves séquences narratives en lesquelles elle tend à la pulvériser. Un mode d’emploi ne suffit pas toujours à définir un outil et s’avère même la plupart du temps assez dispensable pour des outils usuels et rudimentaires, dont la seule prise en main permet de comprendre ce qu’on peut en faire. Il convient donc d’envisager le fonctionnement des autres pièces annexes aux manuscrits étudiés ici. Compléments et suppléments de la Légende dorée

À plus d’un titre, il est tentant de considérer tous les péritextes envisagés ici comme des compléments. Encore serait-il opportun de distinguer avec nuance un complément et un supplément. Nombre de péritextes se présentent sous la forme de compléments à un corpus de la Légende dorée que le copiste considère comme déficient : ses additions se présentent ainsi comme une compensation venue combler des lacunes, comme une forme de rapiéçage appliqué aux trous laissés par Iacopo da Varazze, ou par la copie prise pour exemplaire. En revanche, si le corpus de la Légende dorée est considéré comme satisfaisant, mais qu’on lui ajoute de nouvelles pièces hagiographiques, on peut parler d’un supplément. L’adjonction devient alors un appendice cumulatif. Le supplementum constitue presque un genre à part entière dans la littérature hagiographique, et de nombreuses versions modernes de la Légende dorée se qualifient de Supplementum Voraginis à l’instar du légendier imprimé d’Hilarion de Milan, publié en 1494 par Jacques Sannazar34. En définitive une pièce complémentaire s’inscrit dans une continuation et une articulation plus serrée à un corpus de la Légende dorée, jugé coupable de plusieurs déficiences qu’elle vient compenser ou réparer. Ces distinctions ne sont pas inutiles à la lumière des chevilles que laissent les copistes pour justifier l’insertion de pièces annexes venant préciser les modalités d’articulation au légendier. Le tableau suivant montre qu’à pièces périphériques équivalentes ou similaires, l’articulation à la Légende dorée peut adopter des modalités pour le moins variables.

34 A. Knowles Frazier, Possible lives, p. 425-431.

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Cheville

Titre Manuscrit

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Péritextes

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Amiens, Bibliothèque Municipale, 462 Legenda sanctorum

Milan, Biblioteca Trivulziana, Cité du Vatican, Biblioteca 536 Apostolica Vaticana, Vat. lat. 7592 Legendarius

« Hic in fine presentis legendarii sunt notate alique legende sanctorum et sanctarum qui deficiebant « Supplementa in Legendario a quo presens precedentium » legendarius exemplavi […] (fol. 201v) quod de tempore et tempus meas pervenerunt ad manus pro ut infra apparebit ac vita multorum sanctorum patrum » (fol. 188rb)

Vitæ sanctorum

« Hic finiunt vite sanctorum ordinarie secundum hunc librum | Hic incipiunt vite sanctorum extraordinarie iuxta hunc librum » (fol. 1v, d’une main du xve siècle, postérieure à la copie)

Sainte Barbe ; Conception de la Sainte Vierge ; sainte Léocadie vierge ; sainte Eulalie vierge ; saint Paul de Narbonne ; De l’attente de la Vierge Marie ; saint Honoré d’Arles, archevêque ; saint Valérien évêque et confesseur ; Saint Macaire ; saint Moïse ; saint Thomas d’Aquin ; De la saint Arsène ; saint Agathon ; consécration de saint Thomas saints Barlaam et Josaphat ; d’Aquin ; saint Benoît abbé ; Du saint Pélage ; saint Marcellin ; dimanche des Rameaux ; De saint Marius ; saint Anastase ; la Cène du Seigneur ; Pilate ; Les quarante martyrs ; saint Second ; sainte Engrâce Saint Apollinaire ; saint Anicet ; saint Soter ; et ses martyrs ; saint Marien ; saint Pierre saint Caïus ; saint Clet ; Une vierge d’Antioche ; De la apôtre saints Alexandre, Évence et Couronne du Seigneur ; De la Théodule ; saint Boniface ; Trinité ; Du Corps du Christ ; sainte Potenciane ; saint De la fête de saintes MarieÉleuthère ; saint Jean pape ; Jacobé et Salomé ; saint Antoine saint Érasme ; saint Antoine confesseur ; sainte Anne ; confesseur. sainte Marie-aux-neiges ; De la Transfiguration du Seigneur ; sainte Claire vierge ; saint Louis d’Anjou ; saint Antonin martyr ; saint François confesseur ; saint Narcisse évêque ; sainte Affre ; sainte Élisabeth vierge ; saint Macaire

Chapitre 4 : Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils

Ces chevilles placées par les copistes ne sont certes pas fréquentes : l’usage est plutôt de juxtaposer les vies de saints à la suite de la Légende sans plus de précisions, à la faveur de quelque saut de ligne ou de quelque feuillet vierge. Pour autant, prises ensemble, elles demeurent très instructives, car elles laissent entrevoir les multiples modalités de connexion du texte aux pièces annexes. Dans le cas du ms. 462 conservé à la Bibliothèque Municipale d’Amiens, les légendes sont ajoutées comme un surplus irrémédiablement hors-série, alors que dans le manuscrit franciscain, conservé à la cote 536, à la Biblioteca Trivulziana de Milan, le péritexte ambitionne de combler les trous du légendier. Émerge ici un travail quasi critique de collation entre plusieurs exemplaires manuscrits. Par un geste en ce cas bien moins moutonnier que l’addition de suppléments, le copiste s’efforce par exemple de rechercher et de restituer des vies qui font défaut. Le ms. Vat. lat. 7592 de la Biblioteca Apostolica Vaticana serait sans doute à placer dans le premier cas de péritextes supplémentaires, en ce que la cheville du copiste sert de point de bascule et apporte, sur un légendier qui semble saturé par son ordre propre, des pièces qui lui demeurent extérieures et difficiles à assimiler – ce dont témoigne l’opposition des adjectifs ordinarie/extraordinarie, adossant deux systèmes de rangement hétérogènes l’un à l’autre. Les légendiers vernaculaires, loin d’être en reste, adoptent un fonctionnement similaire : le ms. 812 de la Bibliothèque Municipale de Cambrai assemble à un légendier fortement calqué sur une Légende dorée purgée de son temporal une petite collection additionnelle de vies de saint que le copiste introduit de la sorte : S’ensuient aultrez vies de sains pour adiction a ledite legende35. Une telle cheville, en mettant l’accent sur l’idée de suite et celle d’addition, institue les pièces adjointes comme des suppléments. Un bon exemple de complément hagiographique serait la Vie de sainte Barbe (sancta Barbara), pour le moins récurrente dans les manuscrits36. Elle apparaît dans la périphérie de la Légende, non parce qu’elle aurait été canonisée trop fraîchement pour l’archevêque de Gênes à qui elle aurait échappé : il s’agit d’une martyre du iiie siècle que Grégoire le Grand vénérait déjà de son temps, dont le culte a connu une certaine expansion dès l’époque de Iacopo da Varazze, mais que ce dernier a négligée. Un tel cas se distingue de la Vita d’un saint comme saint Thomas d’Aquin ou de saint Louis : leur canonisation étant postérieure à la confection du légendier dominicain, la présence de leur Vitæ autour de la Légende dorée passe plutôt pour une actualisation ou une mise à jour. De même la Vie de saint Antoine confesseur (de Padoue) canonisé en 1232 aurait sans doute eu sa place dans le légendier : du moins

35 Cambrai, Bibliotèque Municipale, 812, fol. 358va. 36 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Ottob. lat. 223, fol. 259v-261v ; Venise, Biblioteca Nazionale di San Marco, Z. L. CCCLII, fol. 326rb-327rb ; Paris, Mazarine, 1717, fol. 225va-226vb ; Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Calci, 33, fol. 357-359 ; Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 7592, fol. 265rv ; Padoue, Biblioteca Universitaria, 611, fol. 329va-331ra ; Lille, Bibliothèque Municipale, 350 (454), fol. 170r. La Vie de sainte Barbe est parfois intégrée dans le corpus même du légendier (Cambrai, Bibliothèque Municipale, 811, fol. 16ra, Lille, Bibliothèque Municipale, 795 (452), fol. 193rb, Cambrai, Bibliothèque Municipale, 210, fol. 101va).

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c’est ce que laissent croire les copistes qui la lui greffent (Milan, Biblioteca Trivulziana, 536, fol. 201vb-202ra ; Milan, Ambrosiana, I 233 inf., fol. 281r-287r ; Lille, Bibliothèque Municipale, 383 (453), fol. 247va). La cheville entre le légendier et son complément peut simplement tenir en une note marginale, comme dans le ms. lat. 5397 de la BnF : il s’agit d’une Légende dorée dont la vraisemblable origine méridionale ou agennaise se reconnaît à l’insertion des Vies de sainte Foy (BHL 2935), saint Caprais (BHL 1558) et saint Phébade confesseur d’Agen, et à laquelle on a assorti également des exempla de la Disciplina Clericalis ; à la suite du chapitre de la Dédicace de l’Église, on trouve une Vie et des Miracles de saint Marc (fol. 239va-245va, BHL 5281) plus complets que la version qu’en offre Iacopo da Varazze, à laquelle une note marginale au chapitre de saint Marc (fol. 68vb) renvoie par la précision suivante adressée au lecteur : In fine libri invenietis plenius de sancto Marcho evangelista vitam et miracula. L’optique est ici de compenser les excès de l’adbreviatio et de compléter les lacunes auxquelles la compilation est fatalement conduite par cette finalité économique. Ainsi peut-on lire l’adjonction des Vies des Pères à la Légende dorée dans le ms. E.19 de l’Archivio San Pietro de la Biblioteca Apostolica Vaticana (fol. 262-289) comme une manière d’étoffer et de se greffer sur la sélection opérée par Iacopo da Varazze à la fin de son légendier avec les cinq chapitres consacrés à saint Pasteur, saint Jean abbé, saint Moïse abbé, saint Arsène abbé et saint Agathon abbé. Il arrive que le travail de supplémentation ou de complémentation soit plus difficile à observer et sujet à conjectures, quand c’est un manuscrit entier qui vient s’ajouter à une Légende dorée contenue dans un autre manuscrit. F. Dolbeau en a relevé un cas tout à fait intéressant avec le légendier de l’abbaye cistercienne de Notre-Dame de Loos (Lille, Bibliothèque Municipale, 216 (450)). Tandis que sa première partie commence par un traité sur les exemptions de Jacques de Therinis (fol. 1-83), le De Oculo Morali de Pierre de Limoges (fol. 86-137) ainsi que l’Epistola du rabbin Samuel traduite de l’arabe en latin par Alphonse Bonhomme (fol. 143-159), sa partie hagiographique se présente comme une legenda quorumdam sanctorum venant compléter sans exigence d’exhaustivité un volume antécédent dont on peut présumer avec F. Dolbeau qu’il s’agit d’une Légende dorée37. On doit considérer également qu’une pièce additionnelle sert de complément sous différents aspects : compléments apportés à la matière hagiographique, mais aussi doctrinale, liturgique ou pastorale, de la Légende dorée. Les compléments liturgiques sont assez fréquents dans les recueils sélectionnés à travers des chapitres annexes comme les De ramis palmarum et De cena Domini : il s’agit précisément de

37 « Incipit prologus in legenda quorumdam sanctorum. Sicut dicitur in psalmo : In memoria eterna erit iustus (Ps. 111,7). Sanctorum igitur precedentium debet memoria in cordibus fidelium permanere, ut ipsos per vite sanctitatem imitantes ad vitam perpetuam valeant pervenire. Quorumdam itaque sanctorum gesta mirabilia ad laudem domini nostri Iesu Christi ipsorumque pariter intendo adjuvante domino explicare, ut sic eterne memorie commendentur in cordibus devotorum. Explicit prologus. » (F. Dolbeau, « Les prologues de légendiers latins », dans Les Prologues médiévaux, Turnhout, 2000 (Textes et Études du Moyen Âge 15), p. 393 ; Lille, Bibliothèque Municipale, 216 (450), fol. 159).

Chapitre 4 : Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils

solennités fêtées bien avant la composition de la Légende, mais négligées par Iacopo da Varazze38. Tous les chapitres sur la Trinité présents dans ces recueils participent également de l’ambition de combler les manques du légendier dominicain. En effet, ce dernier omet toute évocation de la Trinité – alors que l’archevêque de Gênes y consacre trois sermons de tempore – pour la raison judicieusement invoquée par Jacques Le Goff selon laquelle la Légende est essentiellement centrée sur le mystère de l’Incarnation (dédoublée en un cycle temporal et en un cycle sanctoral)39. Aussi, quand un copiste vient compléter le légendier dominicain par des textes trinitaires, on doit considérer que le fil directeur du mystère de l’Incarnation qui opère dans la compilation constitue un prisme de lecture restrictif qui appelle une plus grande largeur de vue : c’est le cas avec l’office de la sainte Trinité greffé au fol. 302v du ms. I 233 inf. de l’Ambrosiana à Milan ou entre les fol. 326ra-327rb du ms. Vat. lat. 7592 de la Biblioteca Apostolica Vaticana. En revanche, l’adjonction de miracula mariaux peut être considérée comme un supplément. Présents en tête du ms. 107 Scaff. VI de la Biblioteca Antoniana de Padoue, ces fragments de littérature miraculaire méritent un traitement particulier et différencié des exempla des saints de rang inférieur. Par-delà la dévotion d’exception que le christianisme médiéval lui accorde, et en particulier les dominicains qui se placent sous sa protection, la Vierge Marie occupe une place centrale dans la Légende dorée, avec quatre chapitres en son honneur (Purification, Annonciation, Assomption, Nativité). C’est qu’à travers des miracles sotériologiques, la Mère de Dieu n’intercède pas simplement comme les autres saints : au centre d’une nouvelle économie de salut dérogatoire où sa tendre protection maternelle fait valoir sa force, elle arrache in extremis le pécheur dont le sort paraît scellé par les démons et l’appareil de la Justice divine. Là où le quadrillage des vices et des vertus et les cartographies de l’enfer et du purgatoire laissent entrevoir une mécanique régulière et normée du salut qui ne force pas à l’optimisme, la figure mariale introduit, précisément, cette singulière bouffée d’espérance. Le sentimentalisme qui teinte alors cette dévotion mariale par principe d’exception appelle sans doute un désir de copia que manifestent précisément ces adjonctions de miracula. Ils ne viennent pas combler un déficit de la Légende, mais plutôt étancher un besoin exubérant de consolation dans la quête de la salvation, voire, dans le cas du manuscrit padouan, se poster à l’initiale du légendier pour marquer, de manière inaugurale, de leur empreinte les trajectoires de la rédemption que trace Iacopo da Varazze. À ce titre, le miraculum marial fait office, dans le giron du légendier, de supplément. À contrecourant de cette propension au gonflement textuel, on ne saurait pourtant oublier que la Légende dorée demeure d’abord une adbreviatio par définition travaillée 38 On en trouve la présence dans le ms. 68 de la Bibliothèque Municipale d’Autun, greffant à la suite du légendier des sermons du xiie siècle, fournissant un exposé doctrinal adéquat sur la Cène, les Rameaux et la Transfiguration du Seigneur (fol. 280r-290v) ; on retrouve également quelques feuillets sur le dimanche des Rameaux (Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Ottob. lat. 223, fol. 257r-259r) ; le ms. Vat. lat. 7592 de la Biblioteca Apostolica Vaticana ajoute parmi une vingtaine de textes additionnels deux chapitres sur les Rameaux et la Cène du Seigneur, respectivement aux fol. 316-319 et aux fol. 319-320. 39 J. Le Goff, À La Recherche du temps sacré. Jacques de Voragine et la Légende Dorée, Paris, 2011, p. 161-163.

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par une exigence de brevitas. Cette ambition, propre aux legendæ novæ, de stabiliser et de rendre aisément accessible une tradition textuelle exerce un double effet tout en tension : celui de compenser les manques produits par un certain laconisme, sans contrevenir à l’exigence toujours active de brevitas. Aussi le souci de la brièveté continue-t-il d’innerver les péritextes que le légendier dominicain attire autour de lui : le défi est celui de compléter, mais sans outrepasser les limites déjà définies par l’œuvre hagiographique ou par le manuscrit qui la contient ; il s’agit de concilier une exigence de complétude et un souci d’économie. De la sorte, il n’y a pas lieu de s’étonner de voir satellisées autour de lui des formes de littératures brèves, en particulier gnomiques, et de florilèges qui viennent compléter le fonds d’auctoritates dont dispose déjà le pasteur utilisant le manuscrit40. Le ms. Pluteus, 36 sin. 6 de la Biblioteca Medicea Laurenziana à Florence présente à cet égard un cas tout à fait intéressant et déjà entrevu plus haut. Il s’agit d’un florilège thématique de citations, pris dans une unité codicologique distincte, posé après la Légende dorée et la Vie du saint évêque Alexandre de Fiesole, entre les folios 284-302 d’un manuscrit composite : derrière des apparences de négligence et de variations formelles, son classement semble mûrement concerté, puisque pour chaque thème est réservé un feuillet. Si les variations matérielles de l’écriture se font sentir sur fond d’une relative continuité paléographique, le manuscrit, provenant du couvent de Santa Croce, a vraisemblablement supporté sur le long cours le travail de plusieurs frères mineurs. Certains feuillets intitulés par une entrée rubriquée sont en effet vierges, ou faiblement remplis. Demeuré inachevé, le travail de compilation se voulait donc évolutif. Les thèmes sélectionnés imposent une grille de lecture à la fois monastique et pastorale, qui classe les citations des auctoritates (saint Augustin, saint Anselme, saint Jérôme, saint Grégoire, etc.) selon les vices et les vertus (de caritate, de fide, de obedientia, de castitate, de superbia, de avaritia, de luxuria, de invidia et de gula), selon les perspectives de la rédemption (de amore eterno et de gloria beatorum, de judicio finali, de penis inferni, de morte et de brevitate vitæ presentis), ainsi que selon les moyens d’y accéder (de abstinentia, de helemosina, de penitentia, de confessione, de oratione, de sacramento eucharistie). Petite compilation sommaire qui ne bénéficie pas des subtils arrangements et des liaisons raffinées dont Iacopo da Varazze est capable, ce florilège s’impose ainsi comme un complément d’extraits venu en appoint de l’instrument pastoral des frères mineurs. Vivier d’extraits patristiques et doctrinaux, la Légende dorée catalyse autour d’elle des regroupements de citations qui ne sont plus classées selon l’ordre calendaire, mais selon des classements thématiques relatifs aux piliers notionnels de la pastorale. Il arrive toutefois que des textes pleinement constitués issus de la littérature gnomique viennent graviter auprès du légendier. Parmi la Règle de saint Augustin, la Lettre de Pilate à Tibère, et un court texte sur la pénitence d’Adam après le péché originel, la Légende dorée conservée dans le ms. 1426 (U65) de la Bibliothèque Municipale de Rouen compte pour autre péritexte les Disticha Catonis (fol. 239-241v). Texte fondamental de la pédagogie médiévale, ce recueil de sentences morales de la fin du 40 Cf. R. H. Rouse et M. A. Rouse, « Florilegia of patristic texts ».

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iiie siècle sert de socle à la lecture dans le cursus scolaire et couple mémorisation des principes moraux d’une part et exercices d’écriture et de grammaire d’autre part41. Les Disticha de ce manuscrit se composent de la manière suivante : quarante distiques héxamétriques pour le livre I ; dix vers de préface, et trente-et-un distiques pour le livre II ; une préface de quatre vers et vingt-quatre distiques pour le livre III ; une préface de quatre vers et quarante-neuf distiques pour le livre IV. L’ensemble est précédé d’une Épître au fils et de cinquante-huit Breves Sententiæ. Soit, par conséquent, la version du Cato magnus (le Cato parvus se limite de l’Épître et des Sentences). À cheval entre règles de grammaire tacites et règles de conduite explicites, ce texte contribue à valoriser la lecture, à exalter le silence, ainsi qu’un usage approprié et pertinent de la parole – rien n’aurait su mieux convenir aux moines de l’abbaye de Saint-Ouen qui possédaient le manuscrit. Actualisations et mises à jour liturgiques

Pour favoriser l’implantation du légendier et pour garantir son utilisation dans un contexte cultuel et liturgique donné, on peut lui associer un calendrier. Il en active les potentialités liturgiques, en vue, notamment, d’un usage comme lectionnaire dans un chœur. On peut mentionner deux manuscrits conservés au Vatican qui sont ainsi précédés d’un calendrier : il s’agit du ms. Borghese, 3 (avec un calendrier à l’usage du diocèse de Cambrai) et du ms. Reg. lat. 485 (dont le calendrier est à l’usage du diocèse de Langres et plus précisément de saint Jean-de-Losne). Toutefois ces deux recueils fonctionnent différemment en raison de leur codicologie respective : le premier assemble le calendrier sur une unité codicologique distincte, greffée a posteriori, tandis que le second inscrit calendrier et légendier dans une continuité codicologique et paléographique. Le premier cas participe donc d’une réassignation liturgique dans un culte précis, tandis que le second relève plutôt d’une spécification du champ d’application de la Légende, qui est contemporaine de la copie. Par ailleurs, les additions de vitæ ou de chapitres à la Légende dorée, bien que faisant légion, ne peuvent toutes être logées à la même enseigne. Il convient de discriminer avec attention et prudence des fonctionnements circonstanciés : un manuscrit qui ajoute une Vie de Claire d’Assise ne peut être assimilé à un manuscrit qui ajoute des épisodes de la Vie des Pères, ou une lettre pontificale sur l’institution d’une nouvelle fête42. Le critère décisif tient aux inscriptions, différenciées ici, dans le temps de l’histoire sacrée. À la différence d’autres, certaines pièces additionnelles de type hagiographique peuvent être considérées comme des actualisations qui viennent

41 B. Munk Olsen, L’Étude des auteurs classiques latins aux ixe au xiie siècles, t. i, Paris, 1982, p. 61-86 (chap. VII) ; t. iv, 1ère partie, 2009, p. 249-252. 42 Deux manuscrits de la Légende dorée contiennent de la documentation pontificale : Paris, Arsenal, 997-998, fol. 208 (avec la bulle du concile de Bâle pour la confirmation de l’Immaculée conception) et Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Ashburnham, 1270, fol. 217 (une lettre d’Eugène IV pour l’institution de la fête du saint Sacrement) ; d’un autre côté, la Vie de Claire d’Assise est présente, par exemple, dans quelques manuscrits étudiés ici : Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Palat. lat. 848, fol. 286-289 ; Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteus, 33 sin. 2, fol. 149-150.

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rénover et mettre à jour la legenda sanctorum qui leur sert de support. Après tout, telle est bien l’ambition d’actualité des hagiographes qui viennent, après Iacopo da Varazze, refondre son travail. La Légende dorée, reposant sur un fonds hagiographique à l’universalisme daté, ou perçu comme tel, ne peut en définitive fonctionner que si elle accueille les vies des derniers saints en date. On voit donc resurgir, dans des manuscrits sur bien des points distincts, les mêmes vies de saints, à l’instar de la vita dominicaine de saint Thomas d’Aquin ou celle de sainte Scolastique. La dominance de manuscrits français septentrionaux explique par ailleurs qu’on retrouve avec une régularité qui ne laisse pas d’étonner les vies de sainte Geneviève, de saint Éloi ou de saint Louis roi et confesseur : il en va d’une adaptation du légendier au contexte cultuel de la France. Les Festes nouvelles confectionnées par Jean Golein à la suite de la traduction de la Légende par Jean de Vignay président, comme leur nom l’indique, à rénover d’une part et à franciser, d’autre part, le fonds liturgique du légendier. Les adaptations vernaculaires de la Légende selon Jean de Vignay sont généralement contenues dans des manuscrits provenant du Nord de la France, tandis qu’on peut facilement assigner à la France méridionale des manuscrits qui contiennent la Vie de saint Louis d’Anjou évêque de Marseille. Cela dit, la seule présence d’une légende n’est pas une donnée univoque pour déterminer origine et provenance d’un manuscrit. Le ms. Reg. lat. 534 de la Biblioteca Apostolica Vaticana constitue à cet égard un excellent contre-exemple : manuscrit occitan, plus spécifiquement toulousain, à en croire une analyse paléographique et iconographique, il adjoint une Vie de saint Louis roi et confesseur à la Légende, puis, dans un second temps, les Vies de sainte Geneviève, saint Éloi et le sermon de Pseudo-Anselme sur la conception de la Vierge. On peut comprendre l’insertion de la Vie de saint Louis comme un écho à son petit neveu saint Louis d’Anjou, évêque de Toulouse et de Marseille, mort en 1297, mais canonisé vingt ans plus tard par Jean XXII. Ces mises à jour ne concernent pas exclusivement le sanctoral et touchent aussi aux socles mêmes de la liturgie. Le xiiie et le xive siècles ont été travaillés par des tendances de réforme liturgique visant à promouvoir de nouvelles fêtes, comme celle de l’Immaculée conception (qui porte la Vierge Marie au rang d’exception en la soustrayant au péché originel) ou comme la fête du Corpus Christi (Fête-Dieu ou fête du saint Sacrement). Le manuscrit Ashburnham 1270 de la Laurenziana, par exemple, inscrit à la suite de la Légende la lettre sur l’indulgence de la Fête-Dieu initialement mise en place par le pape Urbain IV et confiant à Thomas d’Aquin la composition de l’office de cette fête. Cependant, la réception globale d’une telle liturgie devient significative à partir de 1311. Le ms. 1385 de la Bibliothèque Municipale de Reims contient ainsi une note intéressante du xive siècle sur le saint Sacrement, probablement pour assurer un ajustement sur les modalités de l’action liturgique et combler le déficit de matière dont la Légende dorée fait preuve sur la question eucharistique43.

43 « De S. Sacramento. Pains sains, pains vis, pains biaus, pains nés qui descendis dou ciel et donnes la vie au monde, vien en mon cuer et me purefie de toute ordure de char et de esperit, entre en m’ame et me saintefie dedens et dehors, et me soies escus et garde continuele de mon cors et de m’ame ; boute arrier de moi tous les agais des anemis, et me garni si de vertus dedens et dehors que je puisse parvenir en ton

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En revanche, pour la promotion de l’Immaculée conception, il a semblé pertinent à plusieurs copistes d’ajouter une pièce périphérique à la Légende dorée, qui offrait des réponses satisfaisantes à ce problème théologico-liturgique ; il s’agit d’un sermon attribué à tort à Anselme de Cantorbéry qui fait le récit de plusieurs miracula anglais et français, et qui décide de l’institution de la fête44. Deux manuscrits greffent ces récits miraculeux au terme du légendier. Le ms. Reg. lat. 534 de la Biblioteca Apostolica Vaticana se voit adjoint a posteriori des vies de sainte Geneviève et de saint Éloi, puis ce sermon écrit d’une bâtarde, après la Vie de saint Louis (par une première main en littera textualis qui s’est également chargée de la Légende dorée). Le ms. Calci, 33 de la Biblioteca Medicea Laurenziana à Florence est un recueil homogène d’origine cartusienne qui intercale le sermon d’Anselme entre la Vie de sainte Barbe et des textes en l’honneur de l’évêque Hugues de Lincoln. À la différence du manuscrit du Vatican, où l’ajout relève plutôt d’une stricte mise à jour, le manuscrit cartusien vise une pleine reconnaissance du culte à la Vierge auquel l’ordre des Chartreux est particulièrement attaché45. Ainsi voit-on le texte relié au plan de la Légende par une manicule et une note dans la marge inférieure du fol. 15v entre les chapitres de saint Nicolas et de sainte Lucie. Deux manuscrits parisiens ne se contentent pas d’un tel bricolage et insèrent à même la compilation hagiographique le texte de pseudo-Anselme, entre les fêtes de saint Nicolas, saint Ambroise, et sainte Lucie46. Enfin, le sermon pour l’Immaculée conception se manifeste également dans les versions vernaculaires de la Légende, au travers de la translation qu’en propose Jean Golein pour les Festes nouvelles, adjointes à la version de Jean de Vignay47. Manifestant des configurations textuelles moins singulières et uniques que régulières et stabilisées, ces montages semblent reposer sur le présupposé selon lequel la Légende est dépositaire de toutes les institutions festives et liturgiques de la chrétienté et qu’on peut intervenir sur elle pour en accroître la pertinence liturgique dans un

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roiaume, ou quel on ne te connoit par mistère ne par sacrement, si comme on fait en ce monde mortel, mais on t’i voit et connoit face à face. Adonc serai je saoules de mervilleuse et precieuse viande, sans jamais avoir fain ne soif. En cel roiaume a XII merites qui ne puelent faillir : c’est biautés sans laideur, joie sans pleur, santez sans doleur, seurtez sans peur, repos sans labeur, franchise sans asservir, jonesse sans enviellir, plantez sans faillir, clartez sans oscurcir, pais sans rioter, vie sans finer, viande sans enfler ; en celle joie nous welle conduire et mener qui pour nous se laissa pener. Amen » ; « Pains mout joieus, amoureus, gracieus, glorieus, savoureus, honnourable, profitable, agreable, delitable et perdurable » (Reims, Bibliothèque Municipale, 1385, fol. 335r). Sur les débats doctrinaux autour de l’Immaculée conception, cf. M. Lamy, L’Immaculée Conception : Étapes et enjeux d’une controverse au Moyen-Âge : xiie-xve siècle, Paris, 2000 et en dernier date, quoique limitée à l’espace germanique, l’étude de R. Gay-Canton, Entre dévotion et théologie scolastique. Réceptions de la controverse médiévale autour de l’Immaculée conception en pays germaniques, Turnhout, 2011 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge 11). Y. Gourdel, « Le culte de la Très Sainte Vierge dans l’Ordre des Chartreux », dans Maria. Études sur la Sainte Vierge, éd. H. du Manoir, Paris, 1952, t. ii, p. 625-678. Paris, Bibliothèque Mazarine, 1736, fol. 10ra-11vb et Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 997, fol. 14va-16ra. Le texte stipule d’ailleurs qu’il convient de fêter l’Immaculée conception le 6 des ides de décembre. Cf. Pseudo-Anselme de Cantorbéry, Sermo de Conceptione beatæ Mariæ, PL 159, col. 319-324. Paris, BnF, fr. 184, fol. 374ra ; Paris, BnF, fr. 242, fol. 290r ; Paris, BnF, fr. 243, fol. 365vb ; Paris, BnF, fr. 416, fol. 213ra.

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contexte donné48. Assurant une meilleure inscription liturgique, ces ajustements temporels et calendaires visent en tout état de cause à conserver et à entretenir une certaine pertinence du légendier. Extensions d’un outil de travail

À ce stade de ces tentatives typologiques, il n’est pas inutile d’opérer quelques distinctions fines. À l’instar d’un logiciel informatique, il est non seulement possible de mettre à jour un texte, mais aussi de lui associer une extension. Comme une actualisation, une extension ne peut pas fonctionner de manière autonome : pas plus qu’on ne peut actualiser quelque chose qui n’est pas révolu, on ne peut étendre quelque chose qui n’est pas perçu comme restreint ou limité. On peut toutefois distinguer actualisation, continuation et extension, dans la mesure où une extension s’inscrit certes dans le prolongement de l’œuvre centrale, mais à ceci près que la couture ne s’opère pas le long d’un fil narratif. À la différence d’une expansion qui relève d’un accroissement global d’un objet, une extension constitue une amélioration apportée localement et destinée à accroître la performance du texte initial. Il s’agit, avec une extension textuelle, d’optimiser certaines potentialités précises d’une œuvre, comme l’aurait fait l’extension architecturale d’une église sous la forme d’une chapelle ou d’une abside. Dans le vocabulaire technique de l’informatique, les modules d’actualisation (update) se distinguent des modules d’extension (plugin), par le fait que les premiers sont généralement produits par l’entreprise auteure du logiciel, tandis que les seconds viennent se greffer au logiciel, sans être issus de la même maison mère (de la même manière qu’une suite est composée par l’auteur de l’œuvre initiale à la différence d’une continuation d’origine allographique). L’extension fait office de prothèse (elle est exogène) plutôt que de greffe. Si une extension contribue à maximiser la performance et l’efficacité d’un outil en spécifiant son champ d’action, il semble, à la lumière du corpus à l’étude, que, rapportée à la Légende dorée, une extension a tendance à engendrer deux fonctionnalités voisines : le légendier se spécialise, par-delà sa fonction initiale de recueil de matières prédicables, en manuel de curés ou en somme de confesseur. Le terme de somme de confesseur (summa confessorum) peut leurrer le médiéviste : contrairement aux apparences, il ne qualifie pas des œuvres aux atours massifs et architecturés, comme la scolastique a pu y habituer. Il s’agit, en réalité, d’une littérature dont l’hétérogénéité s’illustre dans les frontières pour le moins poreuses entre summæ pœnitentiæ, summæ confessorum, summæ de casibus, summæ confitendi, traités de pénitence et livrets de confesseurs49.

48 Un cas extrême d’adaptation à finalité strictement liturgique se trouve dans un manuscrit provenant de Worms conservé à la Bibliothèque Apostolique Vaticane, Palat. lat. 477 qui s’intitule « Lectiones in officiis matutinalibus de sanctis per circulum anni legende. » Il s’agit d’une refonte intégrale de la Légende dorée dans un lectionnaire au format imposant à usage liturgique qui réintercale dans chaque chapitre consacré au saint et tiré du légendier dominicain des lectiones patristiques d’Augustin, de Bède, etc. 49 Cf. P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique et manuels de confession au Moyen-Âge. xiie-xvie siècles, Bruxelles, 1962 (Analecta mediævalia namurcensia 13) ; ainsi que L. E. Boyle, « Summæ confessorum », dans Les Genres littéraires dans les sources théologiques et philosophiques médiévales, p. 227-237.

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Pourtant, durant le xiiie siècle, quelques innovations la distinguent des productions du xiie siècle relatives à la pénitence. Raymond de Peñafort introduit d’une part une rupture, en introduisant la méthode casuistique et en recouvrant par le droit canon la théologie morale qui avait jusque-là cours comme principe d’organisation. D’autre part, le centre de cette littérature réside désormais dans la promotion de la figure du prêtre, détenteur du pouvoir des clés et seul arbitre dans ses missions de réconciliation et de dispense de la grâce – ainsi qu’on peut le sentir chez Alain de Lille et tout particulièrement chez Thomas de Chobham. Enfin, un effort d’organisation se manifeste dans l’adoption du septénaire des péchés capitaux et du Décalogue (comme y insistent principalement au xiiie siècle Thomas de Chobham et Guillaume Peyraut) comme autant de grilles totalisantes aidant le confesseur à encadrer son interrogatoire, à quadriller la vie spirituelle du fidèle, à débusquer le péché selon des étapes suivies méthodiquement50. Une telle uniformisation entraîne, sur cette pente du légalisme, un raffermissement conceptuel du péché défini en lui-même et relativement aux autres péchés, loin des méandres psychologiques qu’Abélard a voulu prendre en compte avec l’intentionnalité du pécheur51. Sur les acquis de ces innovations, il n’est ainsi pas impossible de trouver de courtes compilations aisément transportables qui vont accompagner le confesseur dans son ministère de pénitence. Robert Grosseteste compose un De modo confitendi et pænitentias iniungendi tandis que des Summulæ entérinent le succès de la Summa de casibus penitentialis de Raymond de Peñafort, en en contractant la matière ou en la réorganisant : Bérenger de Frédol ne compile que les livres de la Summa consacrés aux laïcs dans une Summula, titre que propose également plus tard le dominicain Antoine de Florence ; Jean de Fribourg produit un Libellus quæstionum casualium pour faciliter l’accès et la consultation de la Summa qui faisait autorité52. Deux manuscrits du corpus d’études se distinguent par l’adjonction, à la suite de la Légende, de tels outils. Le ms. Ottob. lat. 223 de la Biblioteca Apostolica Vaticana greffe au légendier une série de vingt-sept compléments hagiographiques, un Liber confessionum, que son incipit « Confessio debet esse » permet rapidement d’identifier comme le traité d’Hugues de Saint-Cher53, ainsi que la Summa pœnitentiæ fratrum prædicatorum attribuée à Pseudo-Jean Rigaud et reconnaissable à son incipit : « Cum ad sacerdotem pro peccatis confitendis peccator accesserit, dicat sacerdos, ‘Dominus vobiscum.’ » Cette petite somme prend l’apparence d’un interrogatoire ou d’une formulaire guidant le confesseur face au pécheur dans l’examen des péchés et dans

50 Cf. C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, Paris, 2009. 51 J. Longère, « Quelques summæ de pœnitentia à la fin du xiie siècle et au début du xiiie siècle », dans Actes du 99e congrès national des Sociétés savantes, vol. i, Paris, 1977, p. 45-58. 52 P. Michaud-Quantin, « La Summula in foro pœnitentiali attribuée à Berenger Fredol », Studia gratiana, 11 (1967), p. 146-167 ; L. E. Boyle, « The Summa confessorum of John of Freiburg and the popularization of the moral teaching of  St. Thomas and of some of his contemporaries », in St. Thomas Aquinas (1274-1974). Commemorative studies, éd. A. A. Maurer et al., vol. ii, Toronto, 1974, p. 245-268. 53 P. Michaud-Quantin, « Deux formulaires pour la confession du milieu du xiiie siècle », Recherches de théologie ancienne et médiévale, 31 (1964), p. 43-62, et notamment p. 52-57.

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l’administration du sacrement de la pénitence privée54. Cette littérature des pastoralia, nécessairement répétitive, ne redoute pas les redondances et les chevauchements, pas plus que ce manuscrit du fonds Ottoboni ne craint de juxtaposer des ressources – de la même manière qu’il arrive d’associer deux outils aux mêmes fonctionnalités dans une boîte à outils ainsi plus complète, plus utile et plus performante. D’autre part, les deux volumes de la Légende conservés à la Bibliothèque communale de Trente (aux cotes 1789 et 1790) sont chacun précédés d’un bifolio densément noirci par les vers recompilés de la plus rare Summula Remundi de maître Adam (Adamus Alderspacensis). Cette petite somme, dont peu de manuscrits sont aujourd’hui conservés et sur laquelle la bibliographie est malheureusement très lacunaire, connut un succès sans doute ténu mais durable jusqu’à l’époque moderne, puisque les libraires allemands en proposèrent des éditions commentées et affublées de gloses interlinéaires55. D’origine germanique et d’obédience cistercienne, ce maître de théologie de la première moitié du xiiie siècle constitue probablement une exception (qu’il reste encore difficile à expliquer) à la domination des mendiants sur le domaine du sacrement de pénitence. Le possesseur du xve siècle de ces deux manuscrits tridentins, l’évêque de Trente Jean de Hinderbach (dont l’épiscopat s’étend de 1465 à 1486), propose une sélection succincte et condensée de ce qui fut déjà une compilation de la Somme de Raymond de Peñafort. Une comparaison avec les éditions modernes du texte permet de confirmer qu’outre la versification, dont les vertus sont ici certainement mnémotechniques, il conserve la structure d’interlocution à l’adresse du pécheur (dont témoigne l’usage de la deuxième personne du singulier), pour opérer des coupes claires dans la Summula, en redistribuer la matière et ne conserver que les passages qui lui semblent sinon fondamentaux, du moins très directement utiles. Enfin, la présence récurrente de passages de la Somme le Roi de Frère Laurent56, avant ou après certaines adaptations françaises de la Légende, mérite qu’on s’y arrête un instant : composée à la demande de Philippe le Hardi en 1279 par un frère dominicain prénommé Laurent, cet ouvrage, se présentant presque comme une somme des vices et des vertus, marque durablement le paysage de la littérature didactique médiévale, et s’infiltre profondément dans le lectorat laïc du Moyen Âge. Il confirme l’étroite articulation qui s’instaure durant toute la fin du Moyen Âge entre hagiographie et pastorat57. Les passages compilés autour de la Légende concernent de manière systématique les principaux péchés, le Credo et l’administration des sacrements pour le fidèle. Il s’agit également de préciser le domaine de juridiction du ministère du prêtre, de ce qu’il peut et ne peut pas faire. La tirant du côté de la confession plutôt que de la prédication, la pièce textuelle ajoutée ouvre, alors, la Légende à une nouvelle 54 J. Goering et P. J. Payer, « The Summa penitentie Fratrum Predicatorum : A Thirteenth-Century Confessional Formulary », Mediæval Studies, 55/1, (1993), p. 1-50. 55 Cf. Summula clarissimi iuris consultissimique viri Raymundi demum revisa ac castigatissime correcta brevissimo compendio sacramentorumque altissima coniplectens mysteria, Cologne, Heinrich Quentell, 1506. 56 Frère Laurent, Somme le roi, éd. A.-F. Labie-Leurquin et É. Brayer, Paris-Abbeville, 2008. 57 On en retrouve traces dans les versions dites du Miroir des Curés de la Légende dorée (Lille, Bibliothèque Municipale, 795 (452) ; Cambrai, Bibliothèque Municipale, 210 ; Paris, Bibliothèque de l’Institut, 12).

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situation d’interlocution : le face-à-face interindividuel de la conversation plutôt que l’interaction du prédicateur à son public. En ce sens, ces manuscrits qui semblent devenir des manuels complets de curés ou de confesseurs contribuent aussi à formaliser et à codifier l’expérience missionnaire du clerc. Un bon exemple est à cet égard fourni par le ms. Rossiani, 624 de la Biblioteca Apostolica Vaticana. Il s’agit d’un codex non composite associant une Légende dorée (fol. 1-139v) et un ensemble de textes sacramentels et pastoraux : un opusculum de modo preparandi ad celebrandum missam (fol. 156v-165vb) ; un traité De confessione détaillant les œuvres de miséricorde, les sacrements de l’Église, les sept dons, les péchés mortels, les huit béatitudes, les douze articles de la foi, etc. (fol. 172ra-177ra) ; un tractatus de generibus peccatorum (fol. 178-186va) ; un feuillet sur les origines de l’ordre des Chartreux (fol. 186vb-187rb) ; un traité sur les dix commandements (fol. 189ra-198rb) ; une Conscientiæ examinatio (fol. 198va-203rb) qui revient sur les sept péchés et la forma absolutionis. Le tout est entrecoupé par des florilèges d’autorités (fol. 187va-188vb ; fol. 203v). Du côté des manuscrits vernaculaires, si pour ce qui est du domaine d’oïl on puise dans la Somme le Roi pour « customiser » la Légende dorée en manuel de confesseur, on peut retenir de l’autre côté des Alpes deux cas de légendiers en italien qui s’associent à des traités de pénitence. En premier lieu, il est bon de retenir le ms. Chigiani L.V.175 de la Bibliothèque Apostolique Vaticane, qui entoure un volgarizzamento de la Légende d’une série de vies longues placée en tête de manuscrit (saint Clément, saints Barlaam et Josaphat, saint Joseph et saint Tobie) et de la Medicina del Cuore de Domenico Cavalca en queue de codex. En second lieu, le ms. Palat. 97 de la Biblioteca Nazionale Centrale de Florence fait suivre dans un codex de la seconde moitié du xve siècle le légendier d’un volgarizzamento de l’Interrogatorium confessionum du franciscain observant Niccolò da Osimo (fol. 191rb-244ra), puis du Libro de vizi et delle virtù de Bono Giamboni (fol. 245ra-264ra). Pour autant, il serait périlleux de conclure, sans plus d’éléments, à un véritable basculement fonctionnel, car il ne semble pas possible de pointer une différence décisive entre ces Légendes dorées aux allures de sommes de confesseur bricolées et les légendiers qui, en se parant de textes doctrinaux sur l’office ecclésiastique, tendent à ressembler à des manuels de curés. Le ms. 872 de la Bibliothèque Municipale d’Arras associe à la Légende un Stella clericorum, court traité anonyme à succès du xiie siècle nourri de la théologie parisienne de Pierre le Mangeur et Pierre le Chantre, qui se charge d’exalter autant la vocation du prêtre pasteur que le combat contre la négligence spirituelle58. La seule distinction possible serait encore celle de l’usage : un légendier adossé à une somme de confesseur s’adresserait vraisemblablement au premier chef aux clercs, qui se tournent ensuite vers les laïcs, tandis que celui qui s’affuble de

58 Stella Clericorum, éd. E. H. Reiter, Turnhout, 1997 (Toronto Medieval Latin Texts). Ce petit traité émerge précisément entre les conciles de Latran III et de Latran IV, période que Leonard E. Boyle a considérée comme le creuset d’un renouveau de la littérature pastorale. Cf. L. E. Boyle, « The Inter-conciliar period 1179-1215 and the beginnings of pastoral manuals », in Miscellanea Rolando Bandinelli, papa Alessandro III, éd. F. Liotta, Sienne, 1986, p. 45-56.

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traités théologico-canoniques semblerait réservé à un usage clérical interne. Encore n’est-elle pas décisive, tant les porosités sont nombreuses dans cette littérature des pastoralia59, mais ce n’est pas un des moindres effets de tels montages que de condenser dans l’espace de recueils composés de la Légende dorée les matériaux utiles à un lectorat clérical. Cette dernière participe dès lors d’une littérature pédagogique dont la destination est à double fond et qui vise à éduquer d’abord les clercs, pour mieux former ensuite les laïcs. Assortie de pièces pastorales et pénitentielles dont la variété est un atout, la Légende dorée constitue par conséquent le cœur d’un manuscrit qui fonctionne comme une boite à outils pour le pasteur. Activations de la Légende dorée

Par-delà compléments et suppléments d’une part qui participent d’une inflation du fonds hagiographique du légendier, par-delà extensions, actualisations et mises à jour d’autre part qui accroissent quantitativement l’objet greffé sans le modifier foncièrement dans sa nature, on peut évoquer des ajouts périphériques de pièces dont la fonction est d’activer un type spécifique de lecture de la Légende dorée dans un contexte déterminé. Le texte greffé dilate la gamme des usages possibles du texte, lui donne de nouvelles applications ou le pousse à fonctionner de telle ou telle manière, en l’insérant dans tel ou tel contexte d’usages. On doit considérer certaines pièces annexes à la Légende dorée comme des « activations », en ce qu’elles viennent enclencher des compétences locales ou circonscrites du légendier. Tel chapitre de la compilation, mis en sommeil, voire sous-exploité, se voit ainsi connecté à une pièce annexe qui en augmente ou maximise tout le potentiel. Un cas à cet égard intéressant consiste dans le montage de péritextes prophétiques aux côtés du légendier dominicain. Le ms. lat. IX, 9 de la Biblioteca Nazionale di San Marco à Venise est un codex de papier composé au xve siècle d’une lettre humanistique ronde. Il contient la seconde partie de la Légende dorée (de la Décollation de saint Jean-Baptiste à la Dédicace de l’Église), suivie d’une Vie de saints Eugénie, Prote et Hyacinthe, d’une Prophétie de la Sybille d’Érythrée et d’un sermon d’un frère augustin prénommé Grégoire sur les prophètes et les sibylles. Cette prophétie peut être identifiée comme le Vaticinum Sibillæ Erithreæ dans sa version longue60. Ce texte décrit le drame eschatologique d’un affrontement allégorique entre un lion, un aigle, un ours et un dragon, que seul l’agneau départagera en montant sur le trône. Longtemps considérée comme un commentaire de Joachim de Fiore sur un oracle de la Sibylle d’Érythrée, cette prophétie appartient à une tradition pseudo-joachimite, qui a encore cours au

59 Cf. l’arborescence présentant une vue synoptique des pastoralia selon L. E. Boyle, « Summæ confessorum », p. 231. 60 On en trouve l’édition dans O. Holder-Egger, « Italienische Prophetieen des 13 Jahrhunderts I », Neues Archiv, 15 (1889), p. 155-173 (version longue) et « Italienische Prophetieen des 13 Jahrhunderts II », 30 (1904-1905), p. 328-335 (version courte).

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xve siècle dans des miscellanées apocalyptiques61. De plus le genre, qui vient se manifester ici autour de cette Légende dorée, bénéficie en effet d’un cours certain à Venise dans des cercles fascinés par les visions apocalyptiques62. Domenico Morosini, un patricien de la Sérénissime dont l’accession à la magistrature de Doge a échoué de peu, commande notamment plusieurs manuscrits à Andrea Garzoni, d’abord frère franciscain qui va ensuite passer une partie de sa vie de bénédictin à Murano à compiler des écrits eschatologiques avant sa mort en 147763. On en retrouve la trace dans le ms. Lat. III, 177 de la Marciana à Venise qui contient un Liber de magnis tribulationibus in proximo futuris, un Tractatus de Antichristo, plusieurs autres prophéties, ainsi qu’une inscription de son abbé Victor de Trévise qui témoigne des qualités de copiste d’Andrea Garzoni64. En comparant le manuscrit de la Légende avec celui-ci, on remarque de nombreuses similarités dans les jambages de l’humanistique ronde, dont on retrouve régulièrement l’empattement dans le manuscrit hagiographique. Il est donc vraisemblable que la copie ait été effectuée dans l’un des monastères de Murano, par Garzoni lui-même. Au demeurant, on ne peut oublier que la Légende, si elle dépeint la grande geste des saints, s’ouvre sur un propos eschatologique savamment disposé dans le chapitre d’ouverture de l’Avent, lequel se clôt sur un Jugement dernier. Iacopo da Varazze ne confère de sens au passé de l’histoire sacrée qu’à l’horizon d’un futur eschatologique. La greffe de la prophétie à la Légende ne peut donc s’autoriser et « prendre » que dans le chapitre de l’Avent. Là où d’autres codices vont accentuer les aspects mariaux, doctrinaux ou historiographiques du légendier, ces pièces prophétiques s’appuient sur le propos eschatologique délivré par l’archevêque de Gênes, pour lui offrir une caisse de résonance et en amplifier la force visionnaire. L’ajout d’une pièce périphérique de la Légende peut par ailleurs infléchir l’économie symbolique du manuscrit, en minimisant peut-être l’une des fonctions que la compilation s’assigne – la prédication par exemple – et en mobilisant plus vivement d’autres dimensions du légendier. C’est ainsi que plusieurs montages manuscrits contribuent à favoriser une lecture en forme de méditation spirituelle, qui s’éloigne sans doute des projets initiaux du compilateur génois. Le ms. fr. 1534 de la BnF contient par exemple, après la réécriture vernaculaire du légendier, une Voie d’enfer et une Voie de paradis (respectivement aux fol. 86ra-118vb et aux fol. 118vb-139rb) – il s’agit d’une version dramatisée d’une Voie d’enfer et de Paradis anonyme contenue 61 On pense notamment, en plus des manuscrits mentionnés par Oswald Holder-Egger, aux témoins suivants : Manchester, John Ryland Library, 48, Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 3822 ou encore Cambridge, Corpus Christi College, 138. Cf. M. Rhodes James, A Descriptive Catalogue of the Latin Manuscripts in the John Rylands Library at Manchester, Cambridge, 2011. 62 B. McGinn, « Circoli giochimiti veneziani », Cristianesimo nella storia, 7 (1986), p. 19-39. 63 R. Rusconi, « Ex quodam antiquissimo libello », in The Use and Abuse of Eschatology in the Middle Ages, éd. W. Verbeke, D. Verhelst, A. Welkenhuysen, Louvain, 1988 (Mediævalia Lovaniensia), p. 441-472. 64 Venise, Biblioteca Nazionale di San Marco, Lat. III, 177, fol. 42v : « Ego D. Victor Trivisanus Abbas predicti monasterii testem perhibeo per presentes annotationes ipsum d. Andream fuisse virum integri sensus et prudentie singularis ac memorie approbande natum prosapia Garzonum civium venetorum laudabilium. Quem etiam constat primum fuisse fratrem ordinis minoribus venerabilem demum cum dispensationem factum monachum egregium sancti benedicti. »

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dans le ms. fr. 1543 de la BnF65. Ces deux textes participent à tirer le légendier du côté du genre des « Pèlerinages de l’âme », tel que Rutebeuf, Guillaume de Digulleville ou Jean de le Motte ont pu en faire bénéficier la littérature médiévale66. La connexion aux côtés de la Légende est loin d’être absurde ou impertinente quand on sait que le légendier décompose l’année et l’histoire humaine en quatre temps : réconciliation et pérégrination, déviation, réconciliation et pérégrination. En ce sens, cette adjonction contribue à accentuer sensiblement la description que délivre la Légende dorée de la vie humaine sous les traits d’une peregrinatio – avec tout l’augustinisme dont Iacopo da Varazze est capable. Elle met ainsi en récit les exposés doctrinaux sur les vices et les vertus67 à travers les tribulations d’un clerc tiraillé entre les prosopopées de Superbia et Humilitas, de Gulositas, d’Accidia, de Luxuria, d’Invidia, de Desesperatio puis, de Confessio, Spes, Caritas, etc. Comme une forme de transposition iconographique des fresques de Giotto à la chapelle de l’Arena pour Enrico Scrovegni qui articulent, elles aussi, un Jugement dernier (sur la façade intérieure), des portraits de saints (sur les bandeaux ornementaux qui traversent la voûte dans sa largeur), les Vies d’Anne et Joachim, de la Vierge Marie et du Christ (sur les parois latérales), et la galerie des vices et des vertus (à leur base), ce manuscrit offre et dispose tous les éléments d’un grand drame chrétien, qui, à défaut d’être joué dans l’espace public, peut en tous les cas nourrir une lecture en forme de méditation. À cet égard, dans le fonds des vies de saints qui se sont greffées à la Légende dorée, la Vie de saint Brendan joue un rôle tout à fait à part, dans la mesure où elle ne propose pas tant un modèle de vie moralement exemplaire qu’un morceau de littérature de voyage vers des îles merveilleuses de paradis. Deux manuscrits vernaculaires de la Légende dorée l’ont fait suivre du récit d’une version de la Navigatio sancti Brendani : il s’agit d’une part du manuscrit déjà évoqué conservé à la Bibliothèque Municipale de Tours, à la côte 1008, qui offre une version pisane du récit (fol. 214ra-227vb)68 ; d’autre part le légendier vernaculaire du Grand séminaire du Puy-en-Velay introduit en toute fin de manuscrit une version en langue d’oïl de « la vie de monseigneur saint Brandain […] qui moult est deliteuse a oir a cors et ames » (fol. 385vb-400va). Il est remarquable que ce récit hagiographique qui n’a pas été retenu par Iacopo da Varazze circule dans une version plus longue que les chapitres de la Légende dorée et tend ainsi à se retrouver en toute fin de légendier, soit de manière casuelle, soit de manière signifiante pour boucler le parcours des

65 Cf. F. Pomel, Les Voies de l’au-delà et l’essor de l’allégorie au Moyen Âge, Paris, 2000 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge 57). 66 S. Wenzel, « The pilgrimage of life as a medieval genre », Mediæval Studies, 35 (1973), p. 370-383 ; F. Bar, G. Hasenohr, G. Keith et A. Micha, « Voies de Paradis », dans Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, éd. G. Hasenohr et M. Zink, Paris, 1992, p. 1489-1491. 67 Une rubrique latine l’intitule : « Speculum mundiale de vitiis et de virtutibus » (Paris, BnF, fr., 1534, fol. 118vb). 68 Navigatio sancti Brendani, éd. J. Galy.

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vies de saints dans une vision du paradis auxquels eux ont pu accéder69. Le texte fonctionne ainsi moins comme un instrument revigorant de mise en demeure morale, mais comme une vaste peinture de paysages sollicitant l’imagination du lecteur pour se figurer dans le cadre d’une méditation spirituelle l’état de béatitude auquel il aspire. Un autre cas, plus singulier encore, permet d’activer une certaine lecture de la Légende. Deux manuscrits du corpus se voient affectés d’un texte court et inédit intitulé l’Inflammatorium pœnitentiæ : Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 485 (fol. 581r-586) et Dijon, Bibliothèque Municipale, 221 (fol. 187va-188vb). Le texte de courte dimension a probablement circulé en étroite association avec le légendier dominicain qu’il a utilisé comme un véhicule de diffusion. Hors de cette configuration répétée, on retrouve trace de ce texte dans deux manuscrits à la charnière du xiiie siècle et du xive siècle (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteus, 25, 3, fol. 346ra-354rb et Naples, Biblioteca Nazionale Vittorio Emanuele III, VII.G.44, fol. 123r-128v) et un autre manuscrit largement postérieur (Troyes, Bibliothèque Municipale, 1615, fol. 52r-54r), qui ont permis d’en produire l’édition70. S’il est difficile d’avancer davantage d’hypothèses sur un éventuel auteur, ce texte s’inscrit indubitablement dans une psychologie de l’imagination d’origine cistercienne et dans la tradition de l’exercice spirituel et ascétique, qui, par une stimulation de l’activité fantasmatique, vise à mener l’esprit vers les contrées du repos éternel et de l’intarissable abondance. Pour contrer la lassitude des jours et des nuits, endiguer le flot de la négligence qui emporte le moine, pour réveiller ceux dont la foi est frappée par la fatigue et le manque de ferveur, ce texte dépeint un paysage d’harmonie, de symétrie et d’opulence, dans la plus pure tradition du locus amœnus. Nombreux sont en effet ceux qui, manquant de ferveur dans la foi, sont accablés par le lourd fardeau de la pénitence, si bien que, par lassitude, les heures, les jours et les mois leur paraissent durer des années entières. Quant à ceux qui, fervents dans la foi, se montrent pénitents et accomplissent des œuvres dignes de la pénitence, bien peu de jours se passent sans que l’ampleur de leur amour ne leur fasse apparaître assurément que la Jérusalem Céleste s’élève au-dessus de leur cœur. Pour cette raison, par l’œuvre de la grâce divine, je présenterai cette nouvelle création du monde conçue en esprit, avec les mots très simples et clairs que Le Seigneur a utilisés. J’espère, qu’en la contemplant, l’âme, tirée de l’engourdissement et de la négligence, choisisse pendant cent ans et plus non

69 La version latine du texte a bénéficié d’une édition récente : Navigatio sancti Brendani : alla scoperta dei segreti meravigliosi del mondo, éd. G. Orlandi et R. E. Guglielmetti, Florence, 2014 ; sur la question du merveilleux dans la Navigation de saint Brendan, cf. G. Orlandi, « L’isola paradisiaca di San Brendano, in America o vicino a casa ? », Itineraria, 1 (2002), p. 89-112 ; S. Menegaldo, « La Navigation de saint Brendan et le merveilleux. Propositions pour la définition d’un genre », dans Motifs merveilleux et poétique des genres au Moyen Âge, éd. F. Gingras, Paris, 2015 (Civilisation médiévale), p. 127-147. 70 Je me permets de renvoyer à F. Coste, L’Inflammatorium pœnitentiæ. Le vice de l’acédie et les vertus de l’imagination, Genève, 2019 (Publications romanes et françaises 269).

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seulement de vivre recluse dans un cloître, mais aussi d’être plongée dans le feu de la matière, plutôt que de se priver du plaisir de la description d’un monde, jusqu’à être pleinement convaincue, qu’après dix années passées, elle a joui d’une gloire et de charmes, qui ne sont que l’ombre de l’éternelle gloire céleste71. Le tout forme une hypotypose superlative, qui cherche à saturer le regard du lecteur de puissants chromatismes et à l’éblouir de l’éclat des pierres précieuses sertissant les édifices architecturés de cet univers lié par la plus parfaite charité et la plus complète abondance. Le propos semble bien d’endiguer l’acédie qui peut frapper le moine de sa torpeur et de son engourdissement psychique, de libérer l’imagination incarcérée dans un corps fatigué, pour la relancer dans la conquête du salut. Il s’agit donc, par une telle méditation, d’exercer, d’attiser et d’exciter les facultés requises également par la lecture des Vies de saints qui ouvrent elles aussi des fenêtres sur le paradis. À ce titre, la présence de ce court texte qui stimule la pénitence semble préparer une lecture plus efficace des Vies de saint que compile Iacopo da Varazze. L’Inflammatorium pœnitentiæ cherche à activer les compétences fantasmatiques de projection du lecteur, ce qu’accomplit aussi à sa manière la Légende avec l’appui de certains chapitres qui invitent également à se figurer le paradis – si l’on pense par exemple à la vision dans le chapitre de saint Patrick d’une « très belle cité, brillant admirablement d’or et de pierres précieuses » à laquelle parvient un pénitent après avoir traversé un pont périlleux au-dessus d’un vaste fleuve de feu72. Munitions pour une arme doctrinale

Il est aussi des péritextes qui semblent fournir des « munitions » à la Légende dorée. Dans le langage du droit romain, « munir » une loi, c’est lui adjoindre une protection qui enclenche une peine ou une sanction, c’est en ce sens ouvrir un champ d’action et lui conférer un pouvoir réformateur et transformateur de la réalité73. On

71 « Multi enim sunt qui ex defectu fervoris fidei in tantum onere penitentiæ fatigantur ut eis horæ dies et menses anni singuli præ lassitudine videantur, utpote super quorum corda celestis Jerusalem non ascendit præ cujus amoris magnitudine dies perpauci ferventibus in fide et penitentia existentibus et fructus dignos penitentiæ agentibus non est dubium viderentur. Ideoque divina præbente gratia, quandam mundi novam fabricam mente conceptam verbis prout Dominus dederit planioribus et facilioribus explicabo. Contemplatione cujus spero quod torpentium et negligentium animus excitatus ante eligeret centum vel pluribus annis non solum in claustro recludi, sed etiam in globo materialis ignis immergi quam amœnitate mundi describendi privari, dum tamen certus esset quod post decimos annos transactos absque dubio illius mundi gloria et jocunditate que tantum umbra est celestis gloriæ perpetuo fruerentur. » (F. Coste, L’Inflammatorium pœnitentiæ, p. 56-57). 72 Trad. Boureau, p. 257 ; éd. Maggioni, cap. il, p. 324-325, § 42-47. 73 Munio, is, ire signifie en latin terrasser, dresser un rempart, protéger ; munitio, onis renvoie au sens propre à une fortification, une barrière, une protection à ce qui n’en a originellement pas ; une acception vieillie dans la langue française donne au verbe munir la signification de « approvisionner en armes, affermir, rendre fort, pourvoir de moyens de défense ». Dans le droit romain, l’adjectif sanctum est ainsi souvent associé à munitium ; il n’y a pas de sanctitas sans munitio. Sur le droit romain des munera, cf. Y. Thomas, « Droit domestique et droit politique à Rome », Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, t. 94/2 (1982), p. 527-580 ; Idem, « À propos du parricide. L’interdit politique et l’institution du sujet »,

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peut considérer que des pièces textuelles viennent s’ajouter à la Légende dorée pour la fortifier et lui donner une plus grande force de loi et pour la fortifier dans son usage principal qui est le sien, à savoir la prise de parole publique du prédicateur. C’est dans une telle perspective que l’on peut lire l’association de la Légende dorée aux conclusions du chapitre général franciscain de 1282 (tenu à Strasbourg), dans le ms. Vat. lat. 10188 de la Biblioteca Apostolica Vaticana (fol. 315v). Il ne s’agit rien moins que du premier chapitre général de l’ordre des frères mineurs, après la promulgation par Martin IV de la bulle Ad fructus uberes, qui libéra l’espace de la confession et de la prédication pour les mendiants, sans les contraindre à obtenir quelque autorisation que ce soit de la part des prélats locaux, et qui inaugura, surtout, la phase d’offensive épiscopale contre les nouveaux ordres religieux74. Cette nouvelle liberté n’en nécessitait pas moins de circonscrire et de baliser à nouveau ce champ élargi du pastorat, en n’étendant pas le privilège pontifical jusqu’aux cas réservés (aux évêques). Par l’ensemble des constitutions adoptées dans ce chapitre, tant sur les offices liturgiques, que sur quelques tenants et aboutissants des peines d’excommunication75, la Légende dorée se dote peut-être ici de recommandations pratiques, aidant le pasteur dans le quotidien de son ministère, quoiqu’à un degré de sophistication moindre qu’avec un livret de confesseur, à connaître les types d’offices que requièrent les fêtes du sanctoral. La pièce textuelle ainsi greffée au légendier balise et circonscrit avec rigueur un champ d’application et d’intervention pour l’utilisateur du manuscrit. Plus largement, on ne peut manquer de souligner la conception hautement pragmatique et agonistique que les mendiants se faisaient du livre, et si l’on doit entendre que la Légende dorée se voit équipée de munitions, c’est au sens où le lecteur y trouvera, y compris dans des manuscrits non spécifiquement mendiants, un arsenal d’armes discursives disponibles et employables. De ce point de vue, il est essentiel de rappeler que le livre a été de manière très volontariste reconçu par les ordres mendiants comme une arme. En effet, le climat agonistique qui oppose l’ordre dominicain aux mouvements hérétiques contribue à concevoir le livre comme une arme autant défensive qu’offensive que le frère prêcheur brandit contre le diable et ses complices hérétiques. Humbert de Romans ne se prive pas de le rappeler : Les autorités qui sont rassemblées dans les livres sacrés sont comme des armes, qui nous permettent de nous défendre et d’attaquer l’Ennemi. […] les saints hommes qui ont fait vœu de religion doivent donc toujours avoir des livres

L’Inactuel, 3 (1995), p. 167-189 ; ainsi que les remarques de B. Karsenti, « Loi et sanction. L’Isolierung de Yan Thomas », dans Aux Origines des cultures juridiques européennes : Yan Thomas entre droit et sciences sociales, éd. P. Napoli, Rome, 2013 (Collection de l’École française de Rome 480), p. 235-248, ici p. 242. 74 Sur la bulle de Martin IV, cf. Y. Congar, « Aspects ecclésiologiques de la querelle des Mendiants et des séculiers entre la seconde moitié du xiiie siècle et le début du xive siècle », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 36 (1961), p. 35-151 ; P. Glorieux, « Prélats français contre religieux mendiants. Autour de la bulle : Ad fructus uberes (1281-1290) », Revue d’histoire de l’Église de France, 11/52 (1925), p. 309-331. 75 La version du chapitre général présent dans Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 10188 se trouve dans : G. Abate, « Gli statuti del capitolo generale di Strasburgo (1282) secondo un antico codice umbro », Miscellanea Francescana, 30 (1930), p. 79-81.

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sacrés qui leur sont en tout lieu indispensables […], parce qu’ils peuvent ainsi se procurer les nourritures élémentaires de l’âme et dès qu’ils le souhaitent brandir les armes de la spiritualité contre les assauts de l’Ennemi76. Plus tard, en 1288, le chapitre provincial des frères prêcheurs d’Avignon s’en fait le relais explicite : Parce que les livres sont nos armes et que sans eux, nous serions sans recours pour prêcher ou confesser, nous demandons aux prieurs et aux autres frères de travailler à multiplier les livres dans les armoires communes77. Ce registre belliqueux ne saurait étonner, quand on sait que les frères prêcheurs se figurent comme des milites Christi. Ainsi, Humbert de Romans, d’un parallèle remarquable, compare les bellatores amateurs de romans et les oratores qui s’inspirent, eux, des modèles de l’immense geste chrétienne des saints dans le combat contre les ruses du diable (fallaciæ demonum). Les livres sacrés racontent les hauts faits des hommes de courage : de même que les soldats de ce siècle écoutent et lisent volontiers les romans, dans lesquels ils trouvent les gestes honorables d’anciens soldats, de même les soldats du Christ lisent volontiers ces premiers livres, pour que les faits qui y sont racontés les disposent à les accomplir. Selon Grégoire, les Écritures, en racontant les gestes des saints, intiment les cœurs infirmes à les imiter78. Cet appel constant à se confronter à l’adversité peine naturellement à se faire entendre, à huit siècles d’écart, alors que chaque manuscrit dominicain est précieusement conservé dans le silence de nos archives. Cependant on ne peut faire l’économie de la logique, toute pragmatique, de la réforme morale qui préside à la confection de

76 « Auctoritates quæ sumuntur de libris sacris sunt quasi arma quibus defendimus nos et impugnamus inimicum. […] Debent ergo viri sancti religiosi semper habere libros divinos ubique sibi pernecessarios, […] quia inde possunt habere alimenta animarum suarum, et quia inde possunt quandocumque volunt arma spiritualia sumere ad inimicorum impugnationem. » (Humbert de Romans, Expositio regule Beati augustini, dans Opera de vita regulari, t. i, « De libris divinis procurandis », p. 421). 77 « 9. Item, cum arma nostra sint libri et sine libris nullus ad predicationem vel confessionum audienciam securus exponatur, monemus priores et fratres alios quod libros in armario communi multiplicare laborent ; et nullus prior, vel eius vicarius, libros armarii vendere vel alienare presumat nisi forte pro aliqua magna utilitate, aut necessitate, vel maiori parti conventus aliud videretur ; et si fieret aliqua distractio, priori provinciali scribere teneantur ; libri etiam fratrum defunctorum ponantur in armario, si ad hoc apti fuerint, vel commutentur in libros alios, vel dentur pauperibus fratribus quos sciverint indigere, nisi forte esset tanta conventus necessitas quod iudicio seniorum essent aliqui distrahendi. » (Chapitre provincial tenu à Avignon, 22 juillet 1288, Acta capitulorum provincialium ordinis Fratrum prædicatorum, éd. C. Douais, Toulouse, 1894, p. 319). Cf. P.-A. Armagier, « Le livre chez les Prêcheurs », dans Études sur l’ordre dominicain, xiiie-xive siècles, Marseille, 1986, p. 53-78. 78 « […] in libris sacris narrantur gesta virorum fortium ; et ideo sicut milites mundi audiunt et legunt libenter romancios, in quibus inveniuntur probitates antiquorum militum, ita et milites Christi libenter legunt in istis libris, ut ex gestis inventis in eis animentur. Gregorius : scriptura narrat gesta sanctorum et ad imitationem provocat corda infirmorum. » (Humbert de Romans, Expositio regule Beati augustini, dans Opera de vita regulari, t. i, « De commendatio sacre lectionis », p. 430).

Chapitre 4 : Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils

compilations comme la Légende dorée. L’écueil serait ainsi de céder à la réduction patrimoniale du livre, de la même manière qu’on peut être tenté de vider l’image médiévale de sa substance en la déconnectant de son lieu de culte. On pourrait à cet égard paraphraser les propositions séminales de Jérôme Baschet à propos de l’image-objet et affirmer, concernant les Légendes dorées, qu’« une part de l’efficacité des [textes]-objets tient sans doute à l’interaction entre les significations qu’ils configurent et les situations pratiques dans lesquelles ils les engagent »79. Aussi un livre comme la Légende dorée est avant tout un objet matériel chargé de significations contextuelles, qui n’a rien d’inerte et duquel surgit au contraire un vibrant appel à quitter les bancs de la bibliothèque pour transformer, dans une dynamique de réformes et de luttes, une réalité peccamineuse, dont le couvent préserve pourtant chaque frère en le préparant à ce contact. Cette ouverture pragmatique de la Légende dorée paraît observable dans des manuscrits rassemblant des bouts de la chaine de traitement textuel qui transforment des exempla, des autorités, des récits hagiographiques en sermons modèles ou qui présentent en somme des sources pastorales sous la forme d’un produit plus fini pour la performance du prédicateur. Certes, rares sont les associations symétriques et équilibrées entre un légendier et un homéliaire complet au sein d’un même manuscrit. De ce point de vue, la bibliothèque du Sacro Convento d’Assise conserve (à la côte 535) un manuscrit composite très intéressant, pour tout dire exceptionnel, qui fait précéder la Légende dorée de deux unités codicologiques recueillant un ensemble de cent vingt-huit sermons. Des recherches permettent, sans surprise, d’identifier des sermons d’origine franciscaine. Si certains ne sont pas recensés dans le Repertorium de Johannes Baptist Schneyer, ce dernier permet de comprendre qu’un frère mineur a pris l’initiative de puiser dans les ressources locales du couvent (des sermons de Jean de La Rochelle ou des collections franciscaines anonymes, mais aussi des dominicains comme Thomas de l’Isle (de Insula) ou Thomas d’Aquin) pour confectionner une collection personnalisée de sermons. Elle peut être datée d’après 1322, année où Thomas de l’Isle devient dominicain et qui servira de terminus post quem. On constate par ailleurs que les sermons épousent, en particulier dans la deuxième unité codicologique, l’ordre de la liturgie et l’ordinatio calendaire de la Légende. Il n’est pas un saint qui fasse l’objet d’un sermon et qui ne soit pas aussi évoqué dans la Légende. D’autre part, la première série de sermons (de la première unité codicologique) témoigne de l’attention portée à la hiérarchie de la sainteté (avec une série de vingt-huit sermons classés de manière typologique sur les apôtres, les martyrs, les confesseurs, puis les vierges). En somme, la compilation entremêle sermones de tempore et sermones de sanctis dans une configuration cyclique de la liturgie. Preuve supplémentaire que la copie des sermons s’est déroulée selon la finalité pratique de la prédication, favorisant les échos et l’assemblage cohérent avec la Légende. Le petit format du manuscrit (au regard d’un demi-périmètre légèrement supérieur à 320 mm) le confirme au besoin. Le double acte de copie cherche donc à se caler sur la structure de la Légende dorée, pour que sermons et hagiographie fonctionnent de manière couplée, et que les 79 J. Baschet, L’Iconographie médiévale, Paris, 2008 (Folio Histoire), p. 155.

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premiers puisent dans la seconde des ressources narratives. Dans ces conditions, la collection de sermons adjointe au texte en constitue une réalisation concrète, comme un produit dérivé et transformé, de sorte que le rapport hiérarchique s’inverse : les pièces additionnelles placent le légendier sous leur dépendance80. Depuis longtemps au Moyen Âge, la frontière n’est pas nette entre légendier et homéliaire81, et un tel manuscrit invite à reconsidérer la compilation hagiographique sous l’angle d’une nette spécification de son usage en vue de la prédication. Une autre forme de munition fournie à destination du prédicateur peut se trouver dans l’index de proverbes adjoint au ms. 550 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris. Il s’agit, inscrit à la suite d’une Légende dorée standard copiée par deux mains, d’un index alphabétique, tenant sur douze folios (fol. 282-294), d’environ quatre-cents proverbes français auxquels sont associés des interprétations exégétiques latines ou des prædicabilia. Les notules latines adjointes aux proverbes vernaculaires prouvent que cette table des proverbes s’adresse à des litterati cléricaux en besoin d’outils de prédication, d’autant que les lectures moralisatrices sont rapidement repérables. On sait que le proverbe est essentiel à la confection du sermon, parce qu’élément de la doxa, il constitue une forme de sagesse sinon universelle, du moins partagée par l’auditoire, et à ce titre favorable à la fixation et à la mémorisation du message pastoral. Les prédicateurs eux-mêmes en recommandaient l’usage comme Jacques de Vitry82 : ces signes de connivence président en effet à une bonne captatio de l’auditoire sans doute rétif au martèlement des doctrines et distinctions83. Ainsi, pris parmi tant d’autres, un proverbe sur les corneilles est l’occasion de glisser un jeu de mot sur le croassement de l’oiseau et le cri coupable de l’usurier qui repousse toujours son remboursement au lendemain (Cras, cras ; demain, demain) et de citer l’Écclésiaste. A tart crie la corneille quant li laz la tient par le col. Corvus usurarius qui clamat Cras cras reddam. Ecc. Ne dicas amico tuo vade et revertere et cras dabo tibi84.

80 Cf. S. Wenzel, « Sermons collections and their taxonomy », The Whole Book. Cultural Perspectives on the Medieval Miscellany, éd. S. G. Nichols et S. Wenzel, Ann Arbor, 1996, p. 7-21. 81 F. Dolbeau, « Naissance des homéliaires et des passionnaires. Une tentative d’étude comparative », dans L’Antiquité tardive dans les collections médiévales : textes et représentations, vie-xive siècle, éd. S. Gioanni et B. Grévin, Rome, 2008 (Collection de l’École française de Rome 405), p. 13-35. 82 « Il faut tantôt blâmer tantôt complimenter, viser moins à la beauté des sermons qu’à l’édification des âmes, se mettre à la portée du vulgaire et employer beaucoup de proverbes, de traits d’histoire, d’exemples, surtout quand l’auditoire est fatigué et commence à s’endormir […]. Croyez-en un expert. » (cité par A. Lecoy de la Marche, La Chaire française au Moyen âge, spécialement au xiiie siècle d’après les manuscrits contemporains, Paris, 1886, p. 57 et 251). Cf. M.-A. Polo de Beaulieu, « Usages et fonctions des proverbes dans le Ci nous dit », dans Le Tonnerre des exemples. Exempla et médiation culturelle dans l’Occident médiéval, éd. J. Berlioz, P. Collomb, M.-A. Polo de Beaulieu, Rennes, 2010 (Histoire), p. 345-365, ici p. 346. 83 Sur les rapports entre proverbes et prédication, C. Buridant, « Les proverbes et la prédication au Moyen Âge. De l’utilisation des proverbes vulgaires dans les sermons », dans La Richesse du proverbe. Le proverbe au Moyen Âge, éd. F. Suard et C. Buridant, Lille, vol. i, 1984, p. 23-54 ; F. Morenzoni, « Les proverbes dans la prédication du xiiie siècle », dans Tradition des proverbes et des exempla dans l’Occident médiéval Die Tradition des Sprichwörter und exempla im Mittelalter, éd. H. O. Bizzarri et M. Rhode, Berlin – New York, 2007 (Scrinium friburgense 24), p. 131-149. 84 Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 550, fol. 282va.

Chapitre 4 : Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils

Ou encore, la table associe l’énoncé gnomique à sa leçon tout en renvoyant à un exemplum : Qui tot covoite tot pert. Ut Lucifer Adam. Divites sæculi qui volunt honorare ova et obolum in præsentem vitam habent et in vitam futuram pauperes erunt in regnum celorum. Historia Exemplum de cane qui videbat umbram casei in aqua85. Si l’on veut accéder au salut et aux richesses promises par le Seigneur, il ne faut pas se préoccuper des choses de ce monde et au contraire se détourner des biens temporels qui ne sont que des ombres et des leurres. Ainsi doit-on aussitôt y associer l’exemplum, fort bien connu des prédicateurs, du chien qui portait dans sa gueule un fromage et qui passant sur un pont, vit le réflet du fromage dans l’eau, ouvrit la gueule, sauta dans l’eau, perdit son fromage et finit par se noyer86. On voit donc là se mettre en place des chaînes de traitement textuel qui transforment des énoncés moraux toujours suspects d’être généraux en préceptes plus applicables, plus concrets, mieux scénarisés et mieux adressés à leur auditoire potentiel. Cette table de proverbes témoigne donc d’un travail pour équiper la Légende dorée d’un arsenal de ressources classées et opératoires afin de cibler précisément le fidèle qui est le destinataire final du propos pastoral. Personnalisation et appropriations de la Légende dorée

Une dernière fonction des pièces périphériques ajoutées à la Légende dorée est d’y apposer une marque distinctive, et parfois autographe, à même de personnaliser ou de s’approprier le volume. Ainsi le recueil porte, avec l’histoire sacrée dépeinte par la Légende et les péritextes qui l’accompagnent, la double ambition de connecter le destin local d’une communauté d’individus et l’histoire globale de l’humanité. Les péritextes de mises à jour participent, assez logiquement, d’un meilleur enracinement dans un territoire cultuel ou au sein d’une communauté, on aura l’occasion d’y revenir dans le détail. À la manière de signes reconnaissables, ils tempèrent le légendier universaliste d’une couleur locale ou de l’identité d’une communauté religieuse. Ainsi peut-on considérer certaines pièces hagiographiques comme des textes qui viennent se brancher sur la Légende, pour la réserver à un usage communautaire déterminé : des Vies des grands saints franciscains (saint Antoine ou sainte Claire) font basculer le recueil dominicain dans la communauté des frères mineurs ; dans le cas du ms. Pluteus, 33 sin. 2 de la Biblioteca Medicea Laurenziana de Florence, l’opération est, du reste, double : on omet la Vie de saint Pierre de Vérone (comme un marqueur de l’identité dominicaine du légendier qu’on désactiverait), pour la recouvrir par la Legenda minor de Claire d’Assise. Plus intéressante encore, 85 Ms. cit., fol. 290va. 86 F. C. Tubach, Index exemplorum, Helsinki, 1969, no 1699 ; Jean Gobi Junior, Scala cœli, éd. M. A. Polo de Beaulieu, Paris, 1991, p. 111 ; on retrouve l’exemplum dans les sermons de Ranulphe de la Houblonnière (Paris, BnF lat. 16481, Sermo 122, fol. 203rb ; N. Bériou, La Prédication de Ranulphe de la Houblonnière. Sermons aux clercs et aux simples gens à Paris au xiiie siècle, Paris, 1987 (Collection des Études Augustiniennes. Série Moyen Âge et Temps modernes 16-17), sermon 11, p. 137).

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la greffe de la Vie et des Miracles de Pierre de Morrone (futur Célestin V) assigne les légendiers contenus dans les mss. 469 et 997-998 de la Bibliothèque de l’Arsenal de Paris, à l’usage de l’ordre des Célestins qu’il a fondé. Un effet secondaire d’une telle inflexion identitaire est d’entraîner une distorsion importante dans l’usage dominicain de l’hagiographie : au regard des faibles activités pastorales des Célestins, la littérature hagiographique, sans être négligée, se trouve réservée à un usage plus spirituel destiné à nourrir la méditation par les modèles des saints87. Le péritexte ainsi greffé s’impose alors comme un marqueur identitaire et communautaire : le ms. Vat. lat. 10187 de la Biblioteca Apostolica Vaticana adjoint à la Légende deux Vies de frères Servites de Marie (saint Joachim et saint Jacques de Sienne) et réserve ainsi le manuscrit à l’usage du couvent de cet ordre à San Giacomo da Foligno ; le manuscrit Calci, 33 de la Laurenziana à Florence obéit à une logique similaire, en plaçant la Vie et la Translation du saint évêque Hugues de Lincoln, pour proposer une version cartusienne d’un légendier qui appartenait à la Chartreuse de Calci à Pise. Le ms. 535 de la Biblioteca del Sacro Convento à Assise ajoute, après la double série de sermons et la Légende dorée, trois extraits issus de l’Histoire des Lombards de Paul Diacre qui forment une notice sur le Mont-Cassin (fol. 403rb-404)88. La greffe peut légitimement prendre pour trois raisons : notice sur le sanctuaire de saint Benoît, père du monachisme, venant s’ajouter aux séries hagiographiques de la Légende, tout autant que complément à la Chronique lombarde contenue dans le chapitre du pape Pélage du légendier, ce court texte recompilé résulte toutefois aussi d’un geste de copie à vocation identitaire visant à inscrire, dans la prestigieuse lignée des fondations monastiques, le couvent d’Assise où se négocient, à la fin du xiiie siècle mendiant, une profonde rénovation de la figure du moine et une forme de relève dans la tradition spirituelle et monastique. Aux côtés de ces appropriations collectives se détache tout un ensemble d’écritures informelles qui viennent graviter autour de la Légende dorée. Fruits d’un lecteur unique, mûries bien après le moment de la fabrication, ces inscriptions sont pour ainsi dire hors calibre et hors-série – en tous les cas, hors de tout schéma de réglure –, d’une encre généralement de faible qualité et d’une bien piètre qualité paléographique. Pour autant, difficilement discernables de marginalia (à l’échelle du livre, et non du folio), elles représentent des interventions sur le manuscrit en elles-mêmes instructives, en dépit de leur faible contenu informationnel. Un bon exemple est fourni par le manuscrit présenté en préambule de cette partie : le ms. Reg. lat. 534 de la Biblioteca Apostolica Vaticana. Aux côtés de la Légende dorée, à laquelle le copiste a déjà ajouté des Vies de saint Louis, puis d’autres saints français, son possesseur du xve siècle Louis de la Vernade a apposé en tête du volume une Vie des Dix mille martyrs dans la version d’Anastase le Bibliothécaire. La légende raconte comment une armée de légionnaires romains chargée de réprimer une révolte en Arménie aux bords de l’Euphrate obtint

87 F. Bérard, « Bibliothèques de Célestins », dans Histoire des bibliothèques françaises, Les bibliothèques médiévales du vie siècle à 1530, éd. A. Vernet, Paris, 2008, p. 382-385. 88 Paul Diacre, Historia Langobardorum, éd. R. Cassanelli, Milan, 1985, iv, 17 ; vi, 2 ; vi, 40 ; Histoire des Lombards, trad. F. Bougart, Turnhout, 1994 (Miroir du Moyen Âge), iv, 17 ; vi, 2 ; vi, 40.

Chapitre 4 : Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils

la victoire après s’être convertie suite à l’apparition d’un ange et vécut une trentaine de jours sur le mont Ararat en se nourrissant de manne céleste, avant d’être lapidée et crucifiée sur ordre de l’empereur. Louis de la Vernade a pu trouver le récit dans le Speculum historiale de Vincent de Beauvais, dans le Catalogus sanctorum de Petrus de Natalibus ou même encore dans des versions augmentées de la Légende dorée du xve siècle. Pourquoi donc s’intéresser à cette légende, alors qu’il possède un légendier déjà fort complet ? Il se trouve que la légende des Dix Mille Martyrs favorise assez naturellement la dispersion dans toute l’Europe de reliques et soutient la circulation du culte entre le Danemark, la Pologne, l’Espagne, le Portugal, la Bretagne et le Forez de Louis de la Vernade, puisque saint Acace se voit consacré un culte autour d’une de ses reliques dans la cathédrale du Puy-en-Velay89. Il en va non seulement d’un effet de personnalisation de la Légende dorée par son lecteur, mais aussi d’un souci de brancher son légendier à son espace cultuel qu’il contribue à aménager. Ces strates d’écriture qui enveloppent la Légende dorée peuvent être encore plus anecdotiques et contingentes. Le copiste en achevant la copie du légendier – ou plus tard bien après la copie le lecteur – découvre les folios laissés vierges d’un cahier encore disponible et les noircit de notations volontiers hétéroclites. Malgré leur apparence dérisoire, ces actes d’écriture sont intéressants en eux-mêmes. Ils peuvent viser à inscrire la petite histoire dans la grande histoire du salut, tout au moins à s’y assigner une position, en plaçant ses repères personnels dans l’histoire universelle. C’est en ce sens qu’on peut comprendre la notation d’événements, comme celle témoignant des tumultes et des violences qui traversent le Cambrésis et le Hainaut suite à la mort de Charles le Téméraire et au retour de la domination française (Arras, Bibliothèque Municipale, 872, fol. 276r-277v). L’histoire événementielle, de surface, se glisse dans les interstices laissés libres à la fin de ces volumes qui révèlent les courants profonds de la Providence. Un manuscrit provenant de Bourges, passé par le Collège de Navarre et aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Mazarine, à la côte 1717, remplit après la Légende dorée (fol. 1ra-220va) une dizaine de feuillets où coexistent des compléments hagiographiques (des Vies de saint Martial, de sainte Barbe, un épitomé consacré à saints Cyr et Julite), un extrait de la Vie des Pères suivi d’un sermon sur la Fête-Dieu après un ramassé de notations historiographiques sur six colonnes, et enfin des notes sur la venue de l’Antéchrist et des incendies survenus à Bourges dans les années 1353 et 1467. Dans la même veine, le ms. 549 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève accumule, de part et d’autre d’une Légende dorée, des notes à caractère chronologique sur l’inondation de la place Maubert en 1373, sur le pontificat d’Alexandre V, puis sur l’histoire du monde, d’Adam au roi Charles le Bel90. Archive et registre certes, le manuscrit de la Légende offre un cadre d’intelligibilité et devient ainsi le support matériel d’un travail de liaisons et de reliaisons entre les événements épars de l’histoire.

89 La « don du roi Lothaire » d’un « reliquaire byzantin, en émail bleu, enrichi de grenats et de saphirs […] qui renferme les restes de saint Acace et de ses compagnons » au trésor de la cathédrale du Puy-en-Velay est mentionné par F. Mandet, Histoire du Velay. Notre-Dame du Puy, Le Puy, 1860, t. 2, p. 170-171. 90 Sur la dimension historiographique de ces opérations d’écriture, cf. infra p. 229.

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D’autres inscriptions, tout aussi informelles et nomades, s’avèrent moins anecdotiques et relèvent de notes très synthétiques et très schématiques sur les fondements du savoir chrétien : parmi tant d’autres, le ms. Vat. lat. 1226 de la Biblioteca Apostolica Vaticana est constitué d’une Légende dorée et d’ajouts marginaux du xve siècle, où se croisent des considérations sur les douze articles de la foi, les douze apôtres, les dix commandements, sur les humeurs et les quatre éléments, avec des fragments de savoir juridique sur la dîme et des propos à la fois liturgiques et météorologiques sur les années de tempête91 ; le ms. 1385 de la Bibliothèque Municipale de Reims met bout à bout, entre les fol. 330-335, des vers mnémotechniques sur les peines infernales, les anges, les sacrements, les cinq sens, les péchés mortels, ainsi que quelques variations sur le nombre 7. Des manuscrits d’origine universitaire connaissent le même type de situation : une Légende dorée conservée à la Bibliothèque de la Sorbonne (à la côte 1234) se voit adjoindre quelques feuillets de notes sur De vera amicitia, De falsa amicitia et De ambitiosis et superbis (fol. 432-433va), tandis qu’un légendier légèrement acéphale et débutant au chapitre de l’Épiphanie du Seigneur voit le dernier feuillet de son dernier cahier noirci d’un petit florilège d’extraits référencés de l’Ethica d’Aristote (Paris, BnF, lat. 5395, fol. 267v). Produit littéraire standardisé, la Légende dorée s’aménage ici au gré des besoins circonstanciés d’individualités qui laissent voir combien elle peut leur fournir le cadre pour des exercices graphiques en quête d’une plus grande intelligibilité à propos des tumultes de ce monde ou en vue de stabiliser une mémoire par trop labile. Reste à comprendre les raisons pour lesquelles le légendier suscite, attire et capte de telles pratiques d’écriture. Une hypothèse simple consiste à penser que le cadre encyclopédique que propose la Légende, et plus encore ses contiguïtés avec le genre historiographique, favorisent et provoquent l’archivage de telles informations. Aide-mémoire à n’en pas douter, dépôt de savoirs et de techniques hétéroclites certainement, la Légende dorée s’expose de la sorte à des exercices d’écriture, de comput, en quête d’un support stable, où consigner ses connaissances, établir des nomenclatures et des typologies, disposer des schémas, organiser sa mémoire et fixer ses croyances. Toutes contingentes et brouillonnes que soient ces notations qui trouvent de l’espace disponible sur ces manuscrits de la Légende dorée, elles témoignent du fait que la compilation hagiographique se place au cœur d’un réseau d’inscriptions qu’elle attire à elle.

Polyvalences de la Légende dorée La variété des montages que l’on peut appréhender à travers ces recueils de la Légende dorée est un bon indicateur de sa polyvalence : liste extensible de Vies de saints, registre de notations historiques, instrument de domestication du temps, somme morale, boite à outils pastorale dont on a chargé d’améliorer la performance, livre de méditation, carnet de pèlerinage ou carte dévotionnelle, la Légende dorée se 91 Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 1226, fol. 181-182.

Chapitre 4 : Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils

prête à une pluralité d’usages qu’on ne doit pas chercher à réduire à l’excès, tant les situations offertes par les typologies manuscrites paraissent riches et particulières. Il peut être profitable de définir rigoureusement la notion de polyvalence en remontant au concept de valence. En chimie, on définit la valence d’un atome par le nombre d’atomes d’hydrogène avec lequel il peut s’associer : ainsi la valence de l’oxygène est égale à deux, alors que l’iode possède une valence de sept. En grammaire, on définit la valence comme l’organisation d’un nombre de places pour des compléments autour d’un verbe et par conséquent par le nombre d’actants que le verbe régit : un verbe impersonnel comme pleuvoir a une valence nulle (« il pleut »), tandis qu’un verbe intransitif comme galoper, qui admet un sujet, mais n’admet pas de complément (« le cheval galope »), est monovalent ; en revanche un verbe transitif indirect comme envoyer a une valence de trois (« Paul a envoyé une lettre à Pierre »), parce qu’il réclame pour former une phrase verbale de lier trois actants (un sujet, un complément d’objet direct et un complément d’objet indirect)92. Définir la valence d’une œuvre comme la Légende dorée c’est essayer de saisir l’étendue de sa connectivité sur deux plans : à un niveau textuel, comme on a pu le voir ici, mais aussi à un niveau social. D’un point de vue textuel, si on ne peut que constater la grande connectivité du légendier qui agrège à lui une foule de textes nouveaux comme anciens, il convient de souligner aussitôt qu’elle demeure cependant non infinie et limitée (à notre connaissance, on ne peut constater par exemple aucune association de la Légende dorée avec de la littérature chevaleresque, de la geste épique ou de la poésie courtoise par exemple). Sans doute éprouve-t-on là quelque chose comme la solidité relative des frontières génériques ou a minima de la force des usages qui explique qu’on ne lise pas des vies de saints et les aventures des chevaliers de la Table Ronde dans le même manuscrit. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une œuvre qui joue un rôle central et organisateur dans des champs génériques aussi vastes que ceux de l’historiographie, de l’hagiographie, de la prédication, de la théologie morale et pastorale, de la théologie spirituelle, au sein desquels elle peut aimanter à elle des œuvres trop courtes ou des notations trop brèves pour trouver à elles seules un support manuscrit. La suite de cette enquête s’attache désormais à comprendre comment les valences textuelles, en plus d’indiquer des usages contextuels de la Légende dorée, enclenchent aussi des valences sociales qui permettent de documenter quelles communautés s’organisent autour d’elle.

92 L’emprunt du concept de valence au vocable de la chimie est dû à C. S. Peirce, « The Logic of Relatives », The Monist, VII/2 (1897), p. 161-217 ; on doit en revanche l’adaptation du concept au champ de la grammaire à L. Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, Paris, 1959. Il a été adapté ensuite en philosophie par F. Jameson, Valences of the Dialectic, Londres, 2009 ou par O. Quintyn, Valences de l’avant-garde. Essai sur l’avant-garde, l’art contemporain et l’institution, Paris, 2015 (Saggio Casino piccolo).

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Troisième partie

La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles

P r éambule

Des saints, des ailes, des avions (et une autruche)

Aix-en-Provence, 1943 – Dans les rayons de la bibliothèque Méjanes, un écrivain-aventurier compulse activement les Acta Sanctorum, ainsi que les pièces d’un procès de canonisation que les Bollandistes y ont reportées. Parmi les quelques qui, au xxe siècle, ne jugent pas l’hagiographie inconciliable avec la littérature – tant avec la valeur esthétique qu’avec une ambition littéraire –, Blaise Cendrars est probablement celui qui assume le plus son goût pour Iacopo da Varazze (qu’il lit dans la traduction de Teodor de Wyzewa) tout comme son admiration pour les talents de conteur du dominicain1. Le saint qui attise tout particulièrement ses recherches dans les colonnes des Acta sanctorum n’est cependant pas dans la Légende dorée. Et pour cause, mort en 1663, Joseph Desa, dit Joseph de Cupertino, est un frère capucin, originaire des Pouilles, aux faibles capacités intellectuelles, mais doté de pouvoirs thaumaturgiques qui lui valent la suspicion de l’Inquisition. Ce qu’on peut retenir de ce modeste capucin tient surtout aux remarquables aptitudes pour la lévitation arrière qu’il manifeste dans des accès de jubilation extatique et qui ne laissent pas de fasciner Cendrars. Dans ce qui deviendra le Lotissement du ciel, un roman moderniste tardif paru six ans plus tard chez Denoël, Cendrars croise le commentaire d’un ouvrage sur la lévitation, un récit autobiographique évoquant son fils, aviateur mort au combat, et une réécriture de la vie de ce saint qu’il entend instituer comme « le nouveau patron de l’aviation » et qu’il présente comme : un as, un précurseur, un recordman, le recordman du vol sans voile et sans moteur, et même en marche arrière ! record qui n’a jamais été battu depuis, malgré les progrès de l’aviation2. Paris, 1913 – Trente ans plus tôt, le même Blaise Cendrars évoque dans Contrastes le paysage de la capitale, sur laquelle « il pleut des globes électriques » et dont, au soleil couchant, « l’aérodrome du ciel est maintenant, embrasé, un tableau de Cimabue. » Parmi les progrès de la civilisation industrielle qui marquent l’entrée dans le xxe siècle, l’aviation progresse si nettement qu’il ne semble pas d’autre moyen pour penser la conquête du ciel que d’emprunter des images au christianisme médiéval et à la 1 A. Gefen, « L’hagiographie, mort et transfiguration d’un genre littéraire. De Flaubert à Michon », in Passé présent. Le Moyen Âge dans les fictions contemporaines, éd. N. Koble et M. Séguy, Paris, 2009 (Æsthetica), p. 55-66, ici p. 61. Cendrars a également formé le projet de composer une Vie de Marie-Madeleine intitulée La Carissima, dont il fait allusion dans le premier volume de ses Mémoires, L’Homme foudroyé, Œuvres complètes, t. v, Paris, 2002 [1945]. 2 B. Cendrars, Le Lotissement du ciel, Œuvres complètes, t. vi, Paris, Denoël, 1961 [1949], p. 357.

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Troisième partie : La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles

peinture primitive italienne. Ainsi dans « Zones », le poème d’ouverture d’Alcools paru également en 1913, Apollinaire évoque comme un vol parallèle du premier aéroplane, d’anges, de Simon le Magicien et d’un Christ en pleine Ascension : Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Énoch Élie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane3 C’est le même poète qui célèbre « l’instrument à voler [qui] se nomme l’avion » et rappelle, à la rime, que « Cette douce parole eût enchanté Villon »4. Surtout, dans les derniers paragraphes des Peintres cubistes, Guillaume Apollinaire ose une comparaison aussi anachronique que lumineuse : De même que l’on avait promené une œuvre de Cimabue, notre siècle a vu promener triomphalement pour être mené aux Arts et Métiers, l’aéroplane de Blériot tout chargé d’humanité, d’efforts millénaires, d’art nécessaire. Il sera peut-être réservé à un artiste aussi dégagé de préoccupations esthétiques, aussi préoccupé d’énergie que Marcel Duchamp, de réconcilier l’art et le peuple5. Cette comparaison clôt le chapitre des Peintres cubistes consacré à Marcel Duchamp, le même qui, s’extasiant devant une hélice, statua la fin de la peinture. L’aéroplane est un nouveau retable, et peut-être le retable du peintre primitif a-t-il bien quelque chose de ces véhicules qui font parcourir des distances insoupçonnées. Rome, 1853-1855 – En un temps où la peinture victorienne se pique d’une nostalgie néoclassique, toujours prompte à idéaliser l’Antiquité et la Renaissance, Frederic Leighton réalise une peinture à l’huile de quelques cinq mètres de long et sur deux mètres de hauteur, intitulée La Madone de Cimabue portée en procession à Florence. Il présente le tableau à la Royal Academy of Arts, et dès le premier jour de l’exposition, la Reine Victoria, sur les recommandations appuyées de son époux, en fait l’acquisition pour quelques six-cents guinées qui permettent à la toile d’intégrer la collection royale d’Angleterre. La procession entourant la Mæstà semble approcher le couvent dominicain de Santa Maria Novella, dont on reconnaît les longues bandes de marbre vertes et blanches en arrière-plan. Autour du retable, le peintre anglais réunit un aréopage de grandes figures artistiques appartenant à ses yeux moins à la fin du Duecento florentin, qu’à une toute première Renaissance qui fascinera la génération suivante des peintres symbolistes et pré-raphaèlites. Ainsi voit-on, précédant le

3 G. Apollinaire, « Zones », Alcools, dans Œuvres poétiques, Paris, 1956 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 40. 4 Idem, « L’Avion », dans Œuvres poétiques, p. 728-729. 5 Idem, Les Peintres cubistes, Paris, 1913, p. 76.

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retable, la tête ceinte d’une couronne de laurier, Cimabue qui tient la main d’un Giotto juvénile. La scène se déroule sous le regard de Dante qui, appuyé sur un mur, tourne le dos au spectateur, ainsi qu’en présence d’un Charles d’Anjou monté à cheval, ancien podestat de cette cité à forte tradition guelfe. Autour de Cimabue, on compte aussi l’architecte Arnolfo di Cambio, les peintres Gaddo Gaddi, Andrea Tafi, Buonamico Buffalmacco et Simone Memmi, ainsi que le sculpteur Nicola Pisano. Ce cortège d’artistes suffit à désigner la source dont s’est inspiré le peintre britannique. Ce sont les artistes dont les chapitres succèdent immédiatement celui de Cimabue dans la célèbre galerie de portraits que Giorgio Vasari compose pour célébrer les artistes de Florence – les Vite de’ più eccellenti architetti, pittori et scultori italiani, da Cimabue insino a’ tempi nostri. Le long tableau de Leighton constitue sans nul doute un hommage appuyé et explicite à ce qu’il considère comme l’acte de naissance de la peinture européenne – une peinture émancipée de l’espace liturgique, en train de s’affranchir de la frontalité de l’icône byzantine et offerte dans toute sa publicité. La comparaison entre la procession de la Mæstà et le monoplane de Blériot paraît bien loin. Florence, 1550 – Les Vite de Vasari paraissent chez l’imprimeur L. Torrentino. L’œuvre est à ce point fondamentale pour l’historiographie de l’art occidental qu’elle représente pour les vies d’artistes à peu près ce que la Légende dorée constitue pour le genre des vies de saint : un socle d’informations à la fois incontournables et douteuses, une compilation de légendes autour d’artistes d’autant plus héroisés et canonisés ; une première forme d’histoire et une institutionnalisation de l’art renaissant. Voici ce que raconte Vasari dans le chapitre consacré à la vie de Cimabue à propos de la procession que pense peindre Leighton : Vint ensuite pour l’église Sainte-Marie-Nouvelle le tableau de Notre-Dame, qui se trouve en haut, entre la chapelle des Rucellai et celle des Bardi da Vernio : l’œuvre est plus grande qu’aucune image peinte auparavant ; à voir certains des anges qui entourent la Madone, on saisit son évolution partielle, de la manière grecque, qu’il pratiquait encore, vers le trait et le style modernes. Comme on n’avait rien vu de mieux jusqu’alors, cette œuvre fut l’objet d’un tel émerveillement qu’elle fut transportée en grande pompe, au son des trompettes, en procession solennelle, de chez Cimabue à l’église et il en reçut beaucoup d’argent et d’honneurs. Un vieux récit que l’on retrouve dans les Mémoires de certains peintres rapporte que, Cimabue étant occupé à peindre ce tableau dans des jardins près de la porte Sainte-Pierre, le roi d’Anjou, Charles l’Ancien, vint à passer par Florence ; entre maintes festivités en son honneur, les Florentins l’emmenèrent voir le tableau de Cimabue, que personne n’avait encore vu ; tous les gentilshommes et dames de Florence en grande liesse affluèrent pour accompagner le roi dans cette visite6.



6 « Fece poi per la chiesa di Santa Maria Novella la tavola di Nostra Donna, che è posta in alto fra la capella de’ Rucellai e quella de’ Bardi da Vernia ; la qual opera fu di maggior grandezza, che figura che fusse stata fatta insin a quel tempo ; et alcuni Angeli che le sono intorno, mostrano, ancor che egli avesse la maniera greca, che s’andò accostando in parte al lineamento e modo della moderna, onde fu questa opera di tanta maraviglia ne’ popoli di quell’età, per non si esser veduto insino allora meglio, che da casa di Cimabue fu con molta festa e con le trombe, alla chiesa portata con solennissima processione,

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Troisième partie : La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles

On comprend mieux d’où surgit la figure de Charles d’Anjou dans le tableau de Leighton. Reste que Vasari commet là une fâcheuse erreur d’attribution dont hériteront le peintre victorien, Apollinaire et les surréalistes. Le tableau qui fut installé dans la chapelle des Bardi puis dans celle des Rucellai dans la partie droite du transept de l’église dominicaine n’est pas du tout l’œuvre de Cimabue, mais un retable du peintre siennois Duccio di Buoninsegna – retable qu’on désigne aujourd’hui comme la Madone Ruccelai et qui se trouve exposé dans la Galerie des Offices. Qu’il s’agisse de ce tableau qui fut destiné à l’église dominicaine de Santa Maria Novella, on en trouve la confirmation dans les petits médaillons de saints qui ceignent la Vierge à l’enfant dans l’encadrement et parmi lesquels on compte le grand saint dominicain du Duecento, saint Pierre de Vérone, saint fondateur de la confraternité des Laudesi – commanditaire en 1285 du tableau au Duccio7. Pise, circa 1280 – De l’atelier de Cimabue sort bien une Mæstà aux anges, une Vierge à l’Enfant dont le Duccio s’inspirera comme modèle pour la Madone Rucellai. Cette Mæstà de Cimabue est destinée à être installée derrière le maître autel principal de l’église San Francesco de Pise. La Mæstà frappe par son imposant hiératisme, non moins que par l’étonnante suspension de la scène représentée : des anges entourent la Vierge Marie sur son trône ; sous l’apparence d’un disque doré pesant, leur auréole est soutenue par des supports métalliques noirs ; ils empoignent et portent le trône – meuble lourd, ouvragé et richement orné mais défiant la gravité. Dix années plus tard, Giotto installera son Saint François recevant les stigmates au sein de la même église dans le transept gauche à quelques chapelles du chœur. Il s’agit là d’un tableau autrement plus dynamique fondé sur un jeu de diagonales traversantes et de lignes obliques, bien loin de la frontalité de Cimabue : la cambrure de François, presque ravi dans l’extase, épouse la posture du Christ séraphinique qui plane au-dessus de lui ; la figuration de cette imitatio Christi est rehaussée par le paysage montagneux dont la ligne de crête traverse le panneau de part en part. Malgré leurs différences respectives, le Saint François de Giotto est orienté, dans l’économie liturgique de l’église franciscaine, vers la Mæstà de Cimabue à laquelle il renvoie avec révérence. Aujourd’hui, ces deux panneaux sont exposés dans la même salle du Louvre, où une muséologie décontextualisante les institue comme un point d’entrée dans le renouveau de la peinture occidentale ou comme l’avènement du régime de l’image moderne. En réalité, dans leur disposition initiale, ces deux panneaux demeurent irréductibles à de simples images ou à de simples peintures. Entre le flottement

et egli perciò molto premiato et onorato. Dicesi, et in certi ricordi di vecchi pittori si legge, che mentre Cimabue la detta tavola dipigneva in certi orti appresso porta S. Piero, che passò il re Carlo il vecchio d’Angiò per Firenze, e che fra le molte accoglienze fattegli dagli uomini di questa città, e’ lo condussero a vedere la tavola di Cimabue, e che per non essere ancora stata veduta da nessuno, nel mostrarsi al Re vi concorsero tutti gli uomini e tutte le donne di Firenze, con grandissima festa e con la maggior calca del mondo. » (Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, éd. A. Chastel, Paris, 1981-1989, vol. 2, p. 22). 7 V. Fineschi, Memoria istoriche che possono servire alle vite degli uomini illustri del Convento di Santa Maria Novella dall’anno 1221 al 1320, Florence, 1790, p. 19 ; F. Wickhoff, « Über die Zeit des Guido von Siena », Mitteilungen des Instituts für Österreichische Geschischtsforschung, X, 2 (1889), p. 244.

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du trône de la Vierge à l’enfant et l’expérience extatique d’un saint qui imite un Christ ailé et prêche par ailleurs aux oiseaux, il importe de comprendre que ces panneaux, loin de se limiter à livrer des représentations à l’œil d’un spectateur, fonctionnent comme des véhicules qui offrent l’expérience d’un transport à ceux qui les regardent ou comme des viatiques qui ont « cette vertu d’ouvrir les ciels mobiles »8. Qu’il s’agisse des œuvres de Cimabue ou du Duccio, ces retables ont bien quelque chose de la fusée ou de la capsule médiévales, et en les comparant à des aéroplanes, Apollinaire fut sans doute beaucoup plus proche de la vérité que cette historiographie téléologique de l’art héritée en droite ligne de Vasari qui tend à réduire platement ces tableaux à des images et que matérialisent encore aujourd’hui les dispositifs muséaux contemporains en les plaçant au seuil de la peinture occidentale9. La Légende dorée est sans doute exposée aux mêmes types de réduction : comme ces retables qu’on considère trop vite comme des peintures, on lit trop hâtivement le légendier comme un recueil de textes, alors que cet objet textuel est aussi une interface qui vient organiser les relations des hommes aux saints. Il est certain que les récits de saints en train de voler ou en état de lévitation ne manquent pas et rappellent que ces saints sont précisément des médiations actives dont la mort n’est d’ailleurs jamais qu’un passage (un transitus, un trespassement) entre ciel et terre. On pense, par opposition à Simon le magicien, anti-saint voltigeur et usurpateur que Pierre et Paul font lourdement chuter en plein vol, à Marie-Madeleine qui, au crépuscule de sa vie, « se trouvait exhaussée de deux coudées au-dessus du sol, debout au milieu des anges et priant Dieu les mains étendues »10, à sainte Élisabeth honorée par des oiseaux sur le faîte d’une église et que le compilateur interprète comme « des anges envoyés par Dieu pour emporter son âme au ciel et honorer son corps par de célestes jubilations »11, à la Vierge Marie elle-même, apparaissant à longueur d’exempla comme « une forme féminine entourée d’une foule d’anges »12, mais se trouvant elle-même admise au ciel, environnée des chœurs des anges, escortée des troupes des archanges, prise dans la jubilation des trônes, emmenée dans l’allégresse des dominations, ceinte du cortège des principautés, entourée par les applaudissements des puissances […] accompagnée par les hymnes des chérubins et embrassée de toutes parts dans les chants ineffables des séraphins13.

8 G. Apollinaire, « L’Avion », dans Œuvres poétiques, p. 729. 9 Cf. A. Nagel, Medieval Modern. Art ouf of time, New York, 2012, chap. 4 ; J.-P. Antoine, « Un moderne médiéval », Critique, no 803/4 (2014), p. 369-383 ; E. Dospel Williams, « Concordance des arts », La Vie des idées (31 mai 2013) [URL : http://www.laviedesidees.fr/Concordance-des-arts.html]. 10 Éd. Maggioni, cap. xcii, p. 638, § 152-153 ; trad. Boureau, p. 518. 11 Éd. Maggioni, cap. clxiv, p. 1172, § 249 ; trad. Boureau, p. 947. 12 Éd. Maggioni, cap. cxv, p. 787, § 137 ; trad. Boureau, p. 637. 13 Éd. Maggioni, cap. cxv, p. 791, § 183 ; trad. Boureau, p. 640.

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Troisième partie : La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles

D’ailleurs les anges eux-mêmes jouent un rôle décisif dans la théologie de la sainteté que vulgarise la Légende dorée, eux qui « portent nos âmes vers le ciel » et « sont les ambassadeurs de nos prières auprès de Dieu »14. Cela met en exergue un autre point : de même que les retables sont des connecteurs par lesquels s’opère un transit entre les fidèles et les cieux, de même les légendiers hagiographiques, irréductibles aux récits qu’ils recueillent et compilent, sont des objets socialement actifs qui fonctionnent comme des courroies de transmission entre l’ici-bas et l’au-delà. Les ailes des chérubins et les ailes de l’avion ont ceci en commun qu’elles contractent les espaces, créent des points de passage et aident à transcender les distances et les appartenances. Il convient à cet égard de lire la littérature hagiographique dont la Légende dorée est le parangon comme une interface qui réaménage la géographie du salut et fraie des chemins d’accès jusqu’aux saints et à Dieu. [E]n effet par nous-mêmes nous ne pouvons obtenir le salut, et c’est pourquoi nous avons besoin des intercessions des saints ; pour mériter leur aide, il est juste que nous devions les honorer15. Si l’on prend au sérieux l’économie symbolique de la sainteté et le commerce de prières et d’intercessions sur lequel elle repose, il est alors essentiel de considérer la Légende dorée non seulement comme un texte condensant des histoires divertissantes ou des leçons à prêcher, mais comme un objet qui vient normer les relations sociales entre les hommes et les saints. De ce point de vue, le chapitre que Iacopo da Varazze consacre aux Litanies majeures et mineures ramasse bien des détails instructifs sur la connexion entre les humains et les saints qui requièrent des chants, des prières et des processions16. Le compilateur dominicain rappelle que, selon Maître Guillaume d’Auxerre, il est deux raisons à l’institution de la fête des Litanies mineures (dite des Rogations) : d’abord, comme le Christ en montant au ciel a dit « Demandez et il vous sera donné », l’Église doit demander avec plus de confiance ; deuxièmement, l’Église jeûne et prie afin de se libérer de la chair par la macération de cette même chair, et pour se donner des ailes par l’oraison ; car l’oraison est l’aile de l’âme qui vole vers le ciel, pour suivre librement le Christ qui y est monté nous ouvrir le chemin, et qui a volé sur les ailes des vents ; car un oiseau doté de peu de plumes et de beaucoup de chair ne peut pas bien voler, comme cela est manifeste dans le cas de l’autruche17.

14 Éd. Maggioni, cap. cxli, p. 999 ; trad. Boureau, p. 809. 15 Éd. Maggioni, cap. clviii, p. 1101-1102, § 29-30 ; trad. Boureau, p. 890. 16 A. Vauchez, « Liturgie et culture folklorique : Les Rogations dans la Légende Dorée », dans Les Laïcs au Moyen Âge, Paris, 1987, p. 145-156. 17 Éd. Maggioni, cap. lxvi, p. 475, § 40-41 ; trad. Boureau, p. 377.

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Au contraire d’une autruche clouée à terre, le fidèle plus volatile et léger saura s’envoler à grands coups d’ailes (d’oraisons et de jeûnes). Comme souvent, les saints montrent la voie dans le sillage de l’Ascension du Seigneur qui a ouvert les portes du ciel. Les saints, par leur manière de vivre et leurs désirs, habitent dans le ciel, comme le disait l’apôtre : Notre vie est dans les cieux. L’âme du juste est au ciel en raison de ses œuvres continuelles, car de même que le ciel est animé d’un mouvement continu, de même les saints se meuvent continuellement dans les bonnes œuvres18. Le projet de cette troisième et dernière partie est d’enquêter sur les réaménagements que connaît la Légende dorée dans son environnement manuscrit et les connexions qu’elle permet d’établir entre les humains et les saints. Pour mesurer cette force sociale de la Légende dorée, le chapitre 5 se consacre aux manières par lesquelles les manuscrits du légendier laissent entrapercevoir les fondements d’une ecclésiologie et montrent comment l’ensemble des fidèles se mobilise dans l’Église. Le chapitre 6 étudie comment la Légende dorée engendre et structure des interactions entre ses usagers directs et indirects et comment elle organise et mobilise autour d’elle différents types de « communautés textuelles », soit à l’échelle d’un ordre religieux, soit à celle d’un territoire local de culte.

18 Éd. Maggioni, cap. lxvii, p. 488, § 119-121 ; trad. Boureau, p. 387.

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C ha pit re 5

Les Légendes dorées ou comment s’entretenir avec les saints ?

La facilité est de croire que l’hagiographie est une forme de littérature qui parle des saints. Rien n’est pourtant plus réducteur, car les saints, loin de n’être que des objets de la représentation hagiographique, ne sont pas que des personnages littéraires ou des êtres de parchemin. L’hagiographie constitue aussi une littérature où parlent les saints et qui parle aux saints ; et il est important de prendre au sérieux cette affirmation élémentaire. Les vies de saints conservent d’abord les traces écrites de la présence des saints, elles en recueillent les paroles – à l’instar des Apophtegmes des Pères du Désert. Cependant cette parole du saint encore active sonne toujours d’une force intemporelle, car, quoique biologiquement mort, le saint reste socialement vivant1. Les saints ne sont pas des personnages d’une histoire, ce sont des agents de l’histoire où ils continuent d’œuvrer et de parler. Ils font des nœuds et des plis dans le fil de l’histoire et organisent de la sorte le télescopage anachroniste de temporalités différentes. Il serait inutilement fastidieux de recenser les exempla où les saints apparaissent au fidèle bien après sa mort. Il n’est qu’à penser simplement au chapitre des Sept Dormants dans la Légende dorée : sept chrétiens d’Éphèse échappent à la persécution de Dèce en se réfugiant dans une caverne ; Dèce les y enferme et ils y subissent le martyr. Trois siècles plus tard si l’on en croit la légende, ou plutôt deux siècles selon Iacopo da Varazze qui a refait les calculs, ils se trouvent ressuscités avec le sentiment léger de se réveiller d’une simple nuit de sommeil et peinent à reconnaître la ville d’Éphèse ; mais après avoir converti la foule admirative à la résurrection de la chair, ils décident de s’endormir à nouveau jusqu’au Jugement dernier2. Ce sont ces effets d’hétérochronie qui font du saint une figure jamais révolue, toujours anachronique, sans cesse actualisable et qui requiert d’entretenir sa relation à lui, notamment comme le fait le compilateur en prenant soin de la parole des saints au sein du légendier qu’il assemble.





1 E. Hallam, J. Hockey et G. Howarth, Beyond the Body : Death and Social Identity, Londres, 1999. Les auteurs dressent un tableau à double entrée organisé selon un partage entre vivant et mort et une distinction entre social et biologique. À côté des êtres vivants biologiquement et socialement, des êtres morts biologiquement et socialement, il existe des êtres vivants biologiquement, mais morts socialement (une personne frappée d’un coma végétatif ou une personne proprement mise au ban) ou des êtres morts biologiquement, mais vivants socialement (comme une relique). 2 Éd. Maggioni, cap. xcvii, p. 670-675 ; trad. Boureau, p. 543-547. La légende des Sept Dormants aide B. Dunn-Lardeau à définir l’hétérochronie comme la « coprésence volontairement instituée par un écrivain, et clairement marquée, entre des époques historiques distinctes qualitativement éloignées et entretenant une relation signifiante. » (Le Voyage imaginaire dans le temps, p. 12).

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Troisième partie : La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles

Ensuite, non contente de donner la parole aux saints, cette littérature s’adresse également à eux. On a pris l’habitude de réduire la littérature hagiographique à une gamme limitée d’actes de langage : certes divertir, instruire, enseigner et corriger ; plaire et édifier en somme3, autant d’actes de langage par lesquels les humains forgent du lien social entre eux, pour ainsi dire horizontalement et de manière mondaine. Pourtant, il est important de ne pas négliger que l’hagiographie porte aussi des actes de langage et d’écriture dont les saints sont des agents, des destinataires, des bénéficiaires à part entière : louer, prier, chanter. Le discours hagiographique participe, à cet égard, de la famille des paroles rituelles qu’il faut considérer à l’aune d’une anthropologie pragmatique du langage4. Le discours hagiographique est un carrefour où transitent des paroles, des vivants aux morts, puis des morts aux vivants. Il mobilise et fédère un public pour organiser une interlocution collective avec des acteurs non-humains et pour faciliter, de la prière et l’offrande à l’intercession, un commerce réciproque de services attendus, différés et rendus. L’acte de langage principal de toute littérature ressortissant à la sainteté médiévale excède toute forme de « faire croire » schématisée, de manière un peu trop fonctionnaliste et mécaniste, à l’inoculation d’une même croyance dans l’esprit de plusieurs individus. La croyance produite, loin de ne tenir qu’en un énoncé ou en un état mental logé chez l’acteur qu’on cherche à convertir, réside plutôt dans un ensemble de pratiques partagées et de relations sociales normées et cadrées entre des médiateurs humains et des instances non-humaines. Toute une économie est impliquée ici, avec ce qu’elle suppose de loyauté, de confiance, d’attentes, d’obligations, de bénéfices et de bienfaits5, et l’on doit probablement escompter que des livres aussi nodaux que la Légende dorée dans la culture médiévale ont précisément joué un rôle crucial dans l’organisation, l’entretien, la consolidation et l’aménagement de cet espace commun d’interactions et de transactions. Le « faire croire » hagiographique relève en ce sens d’une mobilisation dans un acte collectif de langage adressée à un ou plusieurs saints et qui se décline dans un premier temps dans la célébration et la louange pour s’attirer de manière propitiatoire les faveurs du saint, puis dans un second temps dans la prière où se formulent la requête et l’attente. Il convient donc de ne pas limiter l’acte de langage hagiographique aux affaires mondaines, pour l’envisager comme une communication qui transcende les seules relations humaines. Probablement doit-on juger de manière générale de la force d’une œuvre à sa puissance de mobilisation, et de ce point de vue, la Légende dorée peut être légitimement considérée comme l’une des interfaces médiévales les plus ambitieuses pour fédérer les fidèles et orchestrer leur parole commune adressée à des entités qui les transcendent et qu’ils révèrent et honorent. On l’a considérée à raison comme le 3 F. Laurent, Plaire et édifier. Les récits hagiographiques composés en Angleterre aux xiie et xiiie siècles, Paris, 1998 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge 45). 4 Cf. Paroles en actes, éd. J. Bonhomme et C. Severi, Cahiers d’anthropologie sociale, 5 (2009). 5 Dans les actes de la Table ronde toujours aussi fondamentale consacrée à cette question du faire croire, cf. les conclusions de M. de Certeau, « Une pratique sociale de la différence : croire », dans Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du xiie au xve siècle, Rome, 1981 (Collection de l’École française de Rome 51), p. 363-383.

Chapitre 5 : Les Légendes dorées ou comment s’entretenir avec les saints ?

chaînon d’une industrie pastorale de la communication de masse, pour la raison qu’elle est étroitement chevillée aux circuits de production de la prédication dans laquelle elle est destinée à se déverser. Cela n’implique aucunement que ce discours public sur la foi qui circule entre humains soit exclusif et incompatible avec d’autres formes de parole plus verticales et tournées vers les saints. Au contraire, on doit probablement considérer le travail du prédicateur comme une éducation à la prière, une forme de stratégie de juste orientation des fidèles vers les saints, une opération préparatoire de mobilisation de la communauté des fidèles préludant à la communication avec les saints, le Christ ou Dieu. Les continuités sont par conséquent fortes, et les enchevêtrements nombreux entre le discours hagiographique, la parole de la prédication, celle de la prière et plus généralement celle de la liturgie6. La Légende dorée raconte à bien des reprises comment le fidèle peut communiquer et comment il doit s’adresser aux saints, aux anges ou à la Vierge. L’enquête sur les pourtours textuels et l’environnement manuscrit de la Légende dorée montre volontiers combien la Légende dorée se situe au cœur d’un tel réseau de prières, de litanies, de louanges, de recours et de requêtes lisibles à la périphérie du légendier. Les copistes et les utilisateurs qui aménagent et « customisent » le légendier de Iacopo da Varazze y introduisent une gamme étendue d’actes de langage destinés à entretenir leur amitié avec les saints qui sont eux-mêmes les amis de Dieu7. Le présent chapitre propose ici d’étudier quelques-unes de ces opérations.

Comment chanter la louange des saints ? Un légendier, irréductible à la narration hagiographique, ne compile pas seulement des événements et les récits qui en rendent compte. Qu’importe qu’ils soient véridiques et attestés ou invraisemblables et fictionnels, ils répondent le plus souvent à d’autres objectifs que celui, trop simple et pour tout dire trop moderne, d’informer et de raconter. L’hagiographe est plus qu’un historien au sens moderne du terme : il propose avec la matière qu’il rassemble un spectre large d’actes de langage qui consistent à bénir, louer, prier, espérer, faire pénitence, etc. Ce constat, Paul Veyne le formulait déjà à propos des mythes antiques qu’il n’a pas manqué de rapprocher du reste, à plus d’une reprise, de la Légende dorée : Le mythe chez Pindare ne remplit pas une fonction sociale, n’a pas pour contenu un message ; il joue ce que la sémiotique appelle depuis peu un rôle pragmatique : 6 Cf. Prédication et liturgie au Moyen Âge, éd. N. Bériou, F. Morenzoni, 2008 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge 5) ; Prier au Moyen Âge. Pratiques et expériences (ve-xve siècles), éd. N. Bériou, J. Berlioz et J. Longère, Turnhout, 1991 ; La Prière en latin, de l’Antiquité au xvie siècle : formes, évolutions, significations, éd. J.-F. Cottier, Turnhout, 2006 (Collection d’études médiévales de Nice 6). 7 Cf. la conclusion de N. Bériou, « L’intercession dans les sermons de la Toussaint », dans Religion et communication, chap. viii, p. 263-291 ; G. Philippart, « L’hagiographie, histoire sainte des ‘amis de Dieu’ », dans Hagiographies. Histoire internationale de la littérature hagiographique latine et vernaculaire en Occident des origines à 1550, t. iv, éd. G. Philippart, Turnhout, 2006 (Corpus Christianorum. Hagiographies 4), p. 13-40.

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Troisième partie : La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles

il établit une certaine relation entre les auditeurs et le poète lui-même. La littérature ne se réduit pas à un rapport de cause ou d’effet avec la société, et la langue ne se réduit pas davantage à un code et à de l’information : elle comporte aussi une illocution, c’est-à-dire l’établissement de divers rapports spécifiques avec l’interlocuteur ; promettre ou ordonner sont des attitudes irréductibles au contenu du message ; cela ne consiste pas à informer d’une promesse ou d’un commandement. La littérature ne réside pas tout entière dans son contenu ; quand Pindare entonne l’éloge des héros, il ne délivre pas à ses auditeurs un message relatif à leurs valeurs et à eux-mêmes : il établit avec eux une certaine relation où lui-même, poète à qui les mythes sont ouverts, occupe une position dominante. Pindare parle de haut en bas, et c’est bien pour cela qu’il peut décerner des éloges, honorer un vainqueur, l’élever jusqu’à lui. Le mythe instaure une illocution de l’éloge8. De même les prédicateurs mendiants ne composaient pas leurs sermons dans le but exclusif de convertir ou de fortifier la foi. Il s’agissait aussi de rassembler le peuple des fidèles et de le mobiliser dans une prière adressée aux saints pour obtenir les bénéfices de leur intercession. À cet effet, le sermon devait porter les éloges adressés, au nom de toute la collectivité, aux saints. Bien des prologues de sermonnaires le rappellent, à l’instar de celui d’Aldobrandino Cavalcanti qui dégage six raisons de louer les saints : Et à ce propos, notons qu’il y a six raisons de chanter les louanges des saints. Premièrement, parce qu’à travers eux, nous louons Dieu, de la même manière qu’on recommande l’artiste à travers l’œuvre dont il est l’auteur. […] Deuxièmement, parce que nous sommes enjoints, par les Écritures, de le faire. […] Troisièmement, nous méritons beaucoup de louanges, en nous obligeant à les louer. […] Quatrièmement, parce que nous sommes embrasés par une telle dévotion. […] Cinquièmement, parce qu’ainsi, nous nous défendons contre nos ennemis. […] Sixièmement, parce qu’en les louant pour obtenir satisfaction, nous nous attirons les bienfaits de Dieu9. Giovanni da San Gimignano défend sans surprise ce même impératif pastoral, en commentant un verset de l’Écclésiaste et en insistant autant sur la distance qui sépare les hommes des saints et qui contribue à leur exemplarité que sur la proximité qui permet toutefois de les imiter : Louons ces hommes illustres, nos pères, dont nous sommes la race. (Eccl. 44). Ce verset nous préconise de nous adonner aux louanges des saints et de prêcher leur 8 P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, 1983, p. 30-31. 9 « Et circa hoc nota quod VI sunt cause quare ipsos beatos debemus laudare. Prima causa est quia in ipsis ipsum Deum laudamus, sicut in commendatione alicuius operis commendatur artifex qui fecit illud. […] Secunda est quia ad hoc frequenter in scripturis monemus. […] Tertia est quia ipsos debito modo laudando multum meremur. […] Quarta quia ex hoc devotionem inflammamur. […] Quinta est quia per hoc ab inimicis custodimur. […] Sexta causa est quia ipsos laudando ad impetrandum pro nobis divina beneficia provocamus. » (L. Pellegrini, I manoscritti dei predicatori. p. 286-287).

Chapitre 5 : Les Légendes dorées ou comment s’entretenir avec les saints ?

éloge, non seulement parce qu’ils furent des hommes aux vertus remarquables ou qu’ils furent pleins de l’éclat du Dieu de gloire, mais, aussi, parce qu’ils sont nos pères, dont il nous convient d’imiter le salutaire exemple. C’est pourquoi, selon l’Ecclésiaste, nous devons louer ces hommes illustres […]10. On sait comme la théologie morale et pastorale a cherché à discipliner l’usage de la parole face à l’apparition de discours concurrents coupables des fameux « péchés de la langue » et combien elle a cherché à instituer une prééminence de la parole du prédicateur face à celle, plus aisément fallacieuse, des marchands, des jongleurs, des artiens ou encore des avocats11. Cette discipline critique de la parole a pour revers une éthique positive des actes de langage, qui ne cantonnent pas la prédication à une parole de correction et de conseil. Le frère prêcheur pisan Domenico Cavalca vante, dans les Frutti della lingua – pendant positif du Pungilingua, son traité sur les péchés de la langue – les bienfaits engendrés par un bon usage de la langue. Si le fidèle peut faire preuve de charité dans le conseil, la correction et la prédication à l’attention du prochain, si à son propre endroit c’est d’une parole orgueilleuse et bavarde dont il convient de se prémunir, la famille d’actes de langage qui régissent un rapport juste à Dieu relève plutôt de la prière, de la louange et de la gratitude : Une partie de la prière consiste à se délecter en Dieu, à le louer et à le remercier […]. À la louange de Dieu nous invite et nous conduit chaque créature, parce qu’en eux et à travers eux nous faisons la connaissance et l’expérience de sa bonté ; je veux dire par là que nous devons le louer à travers les créatures comme le Suprême Créateur qui les a conçues ; et comme seigneur libéral, puisqu’il nous donne ce qu’il a fait. Et en ce qui concerne cet aspect, nous devons le louer selon le proverbe qui dit que l’œuvre rend hommage au maître, ce qui veut dire que la qualité du maître se reconnaît à l’œuvre qu’il a faite ; nous le voyons, quand en regardant une belle peinture, nous en louons le peintre, et en remarquant une belle écriture, nous en louons le rédacteur, et ainsi de toutes les autres opérations12. Il n’est guère étonnant de retrouver de semblables explications dans les Sermones de Iacopo da Varazze, qui classe schématiquement des actes de langage plus ou moins vertueux ou répréhensibles selon une géographie divine (Enfer, Terre, Ciel). Si la

10 « Laudemus viros gloriosos parentes nostros in generatione sua (Eccl. 44). Sanctorum insistere laudibus et eorum predicare preconia proposita scriptura nos admonet. Non solum quia viri fuerunt virtutibus conspicui vel quia sint gloriosi Dei claritate repleti, sed etiam quia parentes nostri, quorum nos exempla salubria condecet imitari. Ergo laudemus inquit viros gloriosos et cetera. » (L. Pellegrini, I manoscritti dei predicatori, p. 295). 11 C. Casagrande et S. Vecchio, Les Péchés de la langue, Paris, 1991 (Cerf Histoire), p. 110-112. 12 « Parte e spezie di orazione si è dilettarsi in Dio, e lui lodare e ringraziare […]. A lodare Iddio c’invita, ed induce ogni creatura ; perocchè in esse, e per esse conosciamo e proviamo la sua bontà ; cioè, volgio dire, che per le creature lo dobbiamo lodare come sommo artefice, che le fece ; e come Signore cortese, che poichè le fece a noi le dona. E quanto è per lo primo rispetto, lo dobbiamo lodare secondo quel proverbio, che dice : L’opera loda il mæstro, ciò vuol dire che la bontà del mæstro si conosce all’opera che fa ; come veggiamo, che vedendo la bella dipintura, lodiamo lo dipintore, per la scrittura lo scrittore, e cosi dell’altre operazioni. » (Domenico Cavalca, Frutti della lingua, Milan, 1837, cap. xiii, p. 93-94).

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langue pratiquée en Enfer est le mensonge et le blasphème et celle en usage sur Terre reste bien trop attachée à parler des biens et des richesses, « la langue de la province céleste est en effet de louer et de bénir Dieu » (Est enim idioma provinciæ cælestis Deum laudare et benedicere)13 : Deuxièmement [au jour de l’Ascension] on parle de nouvelles langues. Dieu fit en effet trois provinces, l’une au Ciel, l’une sur Terre, l’autre en Enfer. La langue de la province céleste est toute de louanges adressées à Dieu, la langue terrestre consiste à traiter des biens et des richesses, mais celle qu’on pratique en Enfer se résume au mensonge et au blasphème. En effet, quand quelqu’un avait l’habitude de parler la langue de la province terrestre toute la journée en traitant de ce bas monde, ou quand il se pliait à la langue infernale en mentant et en dénigrant, et qu’après s’être converti, il mette à prononcer la langue de la province céleste en louant Dieu et en édifiant son prochain, alors celui-là parle une langue neuve14. La vie du fidèle consiste en ce sens, par exemple au moment de l’Ascension, à apprendre un nouvel idiome qu’il ne pratique pas en ce bas-monde. En d’autres termes, irréductible à un simple registre ou une seule modalité du discours, la louange adressée aux saints participe d’une quête de salut et constitue un acte de langage fondamental auquel la prédication et l’hagiographie, irréductibles l’une et l’autre à une morale du conseil ou du reproche, tendent à éduquer15. Il semble donc légitime d’attendre de la Légende, dont on sait qu’elle constitue un répertoire de prædicabilia, qu’elle obéisse à une telle illocution de la célébration et de la glorification. Tout du moins peut-on l’observer de deux manières : soit à l’échelle d’un chapitre, soit à l’échelle du légendier, au sein duquel certaines sources déterminées enclenchent cet acte de langage. D’abord Iacopo da Varazze mobilise une source particulière pour chanter les louanges des saints : les Præfationes de saint Ambroise. À lire par exemple la Vie de sainte Agathe, on remarque que le compilateur, parvenu au terme de son chapitre, colle en bloc l’extrait ambrosien : De cette vierge, Ambroise dit dans sa Préface : « Ô la vierge heureuse et illustre, qui, fidèle à la louange du Seigneur, a mérité que son martyre illustre son sang. Ô l’illustre et glorieuse vierge, illustrée par une double gloire qui au milieu des

13 Iacopo da Varazze, Sermones aurei, t. ii, In die pentecostes. Sermo v, Ignem veni mittere in terram, p. 189 ; RLS, t. iii, « Jacobus de Voragine », no 455, p. 256. 14 « Secundo linguis loquuntur novis. Deus namque tres provincias fecit, scilicet cælestem, terrestrem et infernalem. Idioma provinciæ cælestis est Deum laudare : terrestris idioma est de divitiis tractare : infernalis vero, mentiri et blasphemare. Quando enim aliquis consueverat loqui idioma provinciæ terrestris tota die de terrenis tractando, vel quando quis consueverat loqui idioma provinciæ infernalis mentiendo et detrahendo, et conversus incipit loqui idioma provinciæ cælestis Deum laudando et proximum ædificando, iste loquitur linguis novis. » (Iacopo da Varazze, Sermones aurei, t. ii, In die ascensionis domini. Sermo vi. Literaliter atque spiritualiter præposita verba explanantur, p. 180 ; RLS t. iii, « Jacobus de Voragine », no 446, p. 256). Je traduis. 15 Cf. C. Veyrard-Cosme, « Éloge du saint, louange de Dieu dans la littérature hagiographique médiolatine », Lalies, 24 (2004), p. 7-36.

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âpres tourments s’est distinguée par toutes sortes de miracles et, forte d’une aide mystique, a mérité d’être guérie par la visite de l’apôtre ! Les cieux ont reçu l’épouse du Christ, et ses membres mortels resplendissent d’un culte glorieux, tout comme le chœur des anges a proclamé la sainteté de son âme et la libération de sa patrie. »16 Il en va de même avec le chapitre de saint Sébastien, à la différence que la préface, ainsi importée, permet de tutoyer le Seigneur dans une prière qui en glorifiant le martyr appelle à sa mansuétude : Dans sa Préface, Ambroise dit : « Seigneur vénérable, le sang versé par le saint martyr Sébastien pour confesser ton nom à la fois manifeste tes merveilles – car tu introduis la force dans la faiblesse –, fait progresser notre zèle à ton égard, et par la prière offre son aide aux faibles. »17 La convocation de cette source ambrosienne date de la seconde rédaction de la Légende dorée dans les années 1290 et ne se limite pas à ces deux chapitres18. Le collage en fin de chapitre paraît certes assez brutal, et la discontinuité assez marquée, puisque Iacopo da Varazze n’a effectué aucun lissage particulier. Une lecture attentive fait cependant remarquer que les præfationes jouent un double rôle. D’une part, en vertu de leur aspect ramassé, de leurs formules superlatives, et de leur positionnement terminal, elles participent d’un effet de résumé, fort utile pour une adbreviatio comme la Légende dorée et pour le moins profitable d’un point de vue mnémotechnique. D’autre part, l’effet de clôture met le lecteur en disposition d’adresser au saint et à travers lui au Seigneur une louange efficace. En ce sens, les relations entre la partie narrative et la partie laudative de la légende sont mutuelles : la louange redispose le discours historique dans le discours épidictique ; et en retour, par un effet d’encadrement, chaque événement de sa vita se relit dans la perspective de la célébration encomiastique. Non content d’être l’excellent narrateur que l’on sait, Iacopo da Varazze met ainsi son lecteur en disposition de rendre gloire aux saints. La légende se met au service d’un nouvel acte de langage : laudare. Le compilateur dominicain a cependant recours à une tout autre stratégie dans le chapitre de saint Martin, dont la dispositio s’avère singulière en regard des autres chapitres de la Légende. Cette vita, pour le moins nodale dans le sanctoral chrétien, est bien connue grâce à Sulpice Sévère. C’est sans doute la raison pour laquelle Iacopo 16 Éd. Maggioni, cap. xxxix, p. 261, § 105-108 ; trad. Boureau, p. 209-210. 17 Éd. Maggioni, cap. xxiii, p. 168, § 111-112 ; trad. Boureau, p. 139. 18 Les præfationes clôturent les chapitres de saints Martin, Clément, Agnès, Gervais et Protais, Jean et Paul, Apollinaire, Nazaire et Celse, Euphémie, Maurice et ses compagnons : éd. Maggioni, cap. clxii, p. 1153, § 223-231 ; cap. clxvi, p. 1201, § 246-249 ; cap. xxiv, p. 173, § 73 : cap. lxxx, p. 539, § 50-53 ; cap. lxxxii, p. 555, § 59-61 ; cap. xciii, p. 645, 37-43 ; cap. xcviii, p. 680, § 57-67 ; cap. cxxxiv, p. 953, § 38-41 ; cap. cxxxvii, p. 969, § 64-68 (respectivement trad. Boureau, p. 928-929, 973, 143, 431-432, 446, 523-524, 552, 773, 785). Les præfationes sont également intercalées au cœur des chapitres de saints Vincent, Georges, Hippolyte, Augustin : éd. Maggioni, cap. xxv, p. 178, 71-72 ; cap. lvi, p. 397, § 110-114 et 131-132 ; cap. cxiv, p. 777, § 59-62 ; cap. cxx, p. 859, § 279-280 (respectivement trad. Boureau, p. 147, 317-318, 629, 695).

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da Varazze a opté pour une présentation qui accorde un primat à la rhétorique et à la pragmatique de l’éloge. Après un récit en archipel, à la fois linéaire et discontinu, et avant l’évocation du dies natalis de saint Martin, le compilateur jalonne son chapitre d’anaphores laudatives qui sont autant d’amorces pour compartimenter et sérier des exempla édifiants. Grande fut l’humilité de Martin. Ainsi… (Fuit autem beatus Martinus multe humilitatis. Nam…) Grande fut la considération dont il jouissait. Ainsi… (Multe dignitatis, quia…) Grande fut la justice dont Martin faisait preuve. Ainsi… (Multe justitie. Cum enim…) Grande fut sa patience. Ainsi… (Multe patientie. Tantam enim…)

Baiser du lépreux ; choix du trépied, plutôt que de la chaire Visite des apôtres ; visite des saints

Sulpice Sévère, Vita Martini, XVIII ; Dialogues, II, 1 Dialogues, II, 1

Privilège du prêtre sur l’empereur

Vita Martini, 4-6

Martin docile face aux soldats

Grande fut son assiduité à prier. Ainsi… (Multe assiduitatis in orando, quia…) Grande fut l’austérité qu’il exerçait sur lui-même. Ainsi (Multe austeritatis in se ipso. Enim…) Grande fut la compassion qu’il témoignait aux pécheurs. Ainsi… (Multe compassionis erga delinquentes quia…) Grande fut sa bonté envers les pauvres. Ainsi… (Multe pietatis erga pauperes. Enim…) Grande fut sa puissance à chasser les démons. Ainsi… (Multe potestatis erga demones pellendos. Enim…) Grande fut sa subtilité pour reconnaître les démons. Ainsi… (Multe subtilitatis erga eos cognoscendos. Enim…)

Pratique régulière de la prière

Vita Martini, XXVI, 5, XXVII, 1-2 ; Dialogues, II, 3 Vita Martini, XXV, 3-4

Refus de la paillasse fournie qui s’embrase

Sulpice Sévère, Lettre à Eusèbe, 10-15

Dialogue accusateur avec le diable

Vita Martini, XXII, 3-5

Don de la tunique au pauvre

Dialogues, II, 1

Exorcisme de la vache

Dialogues, II, 3

Confrontation avec le Vita Martini, XXIV, diable qui usurpe les traits 309 du Christ

À bien des égards, une telle construction emprunte beaucoup à celle des sermons : le propos se compartimente et se hiérarchise pour progresser des vertus propres au saint, à sa lutte contre les démons, en passant par ses bienfaits pour le prochain. Il ne s’agit plus ici, comme avec les præfationes, d’importer un bloc textuel pour recolorer la légende d’une pragmatique de la louange, mais de refaçonner l’architecture interne du chapitre dans la seule perspective de la célébration.

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À l’aune de ces quelques exemples, on comprend que le compilateur ne manque pas de ressources techniques pour ajouter à ses sources des effets pragmatiques de célébration et créer ainsi de nouveaux actes de langage comme la louange. Les copistes, quant à eux, bénéficient également de quelques marges de manœuvre pour amplifier le chant de la louange que prépare la Légende dorée. Le manuscrit Calci, 33 conservé à la Biblioteca Laurenziana de Florence est un légendier cartusien, provenant de la Chartreuse de Calci à Pise. Au légendier dominicain occupant les 382 premiers feuillets ont été adjoints la Vie que Girard de Cambrai consacre à saint Hugues d’Avalon, évêque de Lincoln (fol. 387r-389r, BHL 4022), le récit de sa translation (fol. 389-391, BHL 4024), le tout introduit par un hymne ad laudem sancti Ugonis19. Avec les dix-sept quatrains qui le composent, le lecteur est engagé à chanter les louanges d’un évêque pasteur capable de guérir les lépreux et qui s’imposa comme une norma doctrinæ. La dix-huitième strophe conclut cette pièce chantée avec l’oraison à saint Hugues dont le destinataire est Dieu (et non le saint) et qui lui rend grâce d’avoir paré et magnifié ce dernier dans l’excellence20. Si, doté par Dieu des meilleurs mérites, le saint illumine les fidèles de ses vertus qui constituent une puissante et exemplaire invitation à cette excellence, l’oraison fait ici remonter la louange au saint et vient fermer le circuit vertueux de leur communication. D’autres manuscrits proposent d’accompagner le légendier dans la liturgie en l’augmentant, sans doute sur les quelques feuillets disponibles d’un cahier entamé, de quelques pièces périphériques destinées à chanter les louanges d’un saint : ainsi d’un hymne pour le sacrement de l’eucharistie dans un manuscrit de la Biblioteca Ambrosiana à Milan21 ou l’office de saint Georges détaillant ses lectiones dans le ms. lat. 12592 de la BnF (fol. 150r-157r). De telles prolongements liturgiques confirment bien les continuités qui lient la lecture hagiographique avec le chant de louange et d’intercession. Reste que plus généralement le fait de copier une vie dans un légendier et l’acte d’écriture qui y préside peuvent non seulement favoriser, mais constituer à proprement parler une action de grâce. Un manuscrit catalan du xve siècle étudié par Geneviève Brunel-Lobrichon en donne une probante confirmation : 19 Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Calci, 33, fol. 391ra. 20 « Deus qui beatum Hugonem confes|sorem tuum atque pontificem eminen|tia meritorum et claritate signorum | Excellenter ornasti : concede propitius | Ut ejus exempla nos provocent ; et | Virtutes illustrent. Per Dominum nostrum Jhesum | Christum filium tuum : qui tecum vivit et regnat | In unitate spiritu sancti : per omnia sæcula sæculorum | Amen. » (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Calci, 33, fol. 391va). 21 « Ave Jhesu Chruste, verbum Patris, filius virginis, agnus Dei, salus mundi, hostia sacra, verbum caro, fons pietatis. Ave Jhesu Christe, splendor Patris, princeps pacis, ianua celi, panis vivus, virginis partus vas deitatis. Ave Jhesu Criste, laus angelorum, gloria sanctorum, visio pacis, deitas integra, homo verus, flos et fructus virginis matris. Ave Jhesu Christe, laus celi, pretium mundi, gaudium martirum, angelorum panis, cordis iubilus, rex et sponsus virginitatis. Ave Jhesu Christe, via dulcis, virtus vera, vita perhennis omnium. » (Milan, Biblioteca Ambrosiana, A 98 sup., fol. 297vb).

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le manuscrit San Lorenzo del Escorial, Real Biblioteca del Monasterio, M.II.3 est une compilation originale de textes pieux et de légendes hagiographiques puisées dans la Légende dorée, où l’on trouve également une Vie de saint Louis d’Anjou en catalan et adaptée de celle de Jean de Orta (fol. 114-119). Cette insertion s’explique par le fait que le petit neveu de saint Louis, au tempérament très franciscain, est fait otage en Catalogne en échange de la libération de son père Charles II. La Vie en question décrit par le menu la captivité catalane où il s’illustra par son mode de vie très proche de celui des frères mineurs et s’achève par un « véritable cantique d’action de grâce pour les royaumes de France, de Sicile et de Hongrie »22. Ce panégyrique, pour reprendre les mots de G. Brunel-Lobrichon, prend tout son sens, si l’on considère qu’il fut composé pour célébrer la paix conclue entre le Royaume d’Aragon et les Anjous, dont on attribue les mérites au saint canonisé en 1317. Ce cas fortement contextualisé aux marges du présent champ d’étude rappelle pourtant combien une vie de saint est en elle-même une forme d’hommage. Jean de Vignay ne conçoit pas du reste autrement son travail dans le prologue qu’il adjoint à sa traduction de la Légende dorée : Si depri le glorieux Pere de paradis qu’il lui plaise a moy donner sens, temps et espace de parfaire deuement ceste œuvre commencée si que ce soit a la louenge de son glorieux nom et de toute la court celestielle ; et au profit de l’ame de moy et a l’edificacion de tous ceulx et celles qui ce livre lyront et orront23. Si l’entreprise d’écriture, de compilation ou de translation s’inscrit donc dans une transaction dont on peut espérer en retour tirer des bénéfices ou des « profits » spirituels, il est essentiel de prendre la pleine mesure de la dimension efficace et pragmatique qu’on prête aux actes de langage qui innervent les légendiers. On se tromperait sans doute à réduire les hagiographes médiévaux à des historiens seulement épris de vérité, mais travaillant avec de modestes moyens ; l’objet de leurs recherches et de leurs réécritures n’est pas un être ordinaire, mais un saint à

22 « Canten e alegren se los benaventuras regnes de Frrança, de Scicilia e de Ungria, del ort dels quals aquesta molt blancha e neta flor de liri es exida, don se goyg e alegria la ciutat de Tholosa dotada de tant excellent pastor e prelat e advocat continuu devant la presencia de nostre Senyor Deu. Verament beneventurada es tu cuitat de Marsella, qui has merescut que sies feta cambre e habitacio de tant precios, excellent tresor come es lor cors de aquest glorios bisbe mosenyor sent Loys […]. » (G. Brunel-Lobrichon, « Les saints franciscains dans les versions en langue d’oc et en catalan de la Legenda aurea », dans Legenda aurea. Sept siècles de diffusion, éd. B. Dunn-Lardeau, Paris – Montréal, 1986, p. 103-115, ici p. 111, n. 40). Plus généralement, sur les Légendes dorées occitanes que cette étude n’a fait qu’effleurer, cf. sur la version A la mise au point de F. Zinelli, « La Légende dorée catalano-occitane. Étude et édition d’un nouveau fragment de la version occitane A », dans L’Occitan. Une langue du travail et de la vie quotidienne du xiie au xxie siècle, éd. J.-L. Lemaitre et F. Vielliard, Ussel, 2009, p. 263-350 et sur la version B, cf. Jacobus de Voragine, Die altokzitanische Version B der « Legenda aurea ». Ms. Paris, Bibl. nat., n. acq. fr. 6504¸éd. M. Tausend, Tübingen, 1995 (Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie 262). En dernière date, J. Gesiot, « La Legenda aurea in catalano e la sua tradizione manoscritta : un’ipotesi ricostruttiva », Medioevo romanzo, XLII/2 (2018), p. 400-432. 23 Paris, BnF, fr. 242, fol. Ava.

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qui l’on doit rendre honneur et hommage. Un hagiographe du xe siècle, Hucbald de Saint-Amand, revendiquait déjà cette priorité de la louange sur l’exigence de vérité : Quand la matière fait défaut, nous ne faisons rien de contraire à la foi catholique, si nous disons quelque chose en l’honneur d’un saint24. La compilation des sources et des traditions qui président à la narration hagiographique s’autorise donc à injecter des éléments seulement vraisemblables, voire franchement inventés et fictionnels, pour autant qu’ils se prêtent à l’usage principal de la célébration des saints. On comprend par conséquent comme bien des manuscrits de la Légende dorée vont être retravaillés pour préparer et orchestrer les actions de prière que les fidèles doivent aux saints.

Comment prier et organiser les offrandes ? La Légende dorée ne manque pas de récits de prière pour sensibiliser ses lecteurs et son public indirect aux bonnes manières de l’accomplir et aux bienfaits que l’on peut en tirer, alors même que la question est débattue âprement, depuis longtemps et encore pour longtemps, de connaître l’utilité des prières de suffrage. Le légendier ne rentre pas dans la subtilité de ces débats théologiques souvent délicats et tend plutôt à souligner, par exemple dans le chapitre de la Commémoration de tous les fidèles défunts, que les prières consolident les liens entre les vivants et les morts et qu’avec l’aumône, le jeûne et l’oblation de l’hostie, les prières sont autant de secours utiles et agréables aux défunts. Iacopo da Varazze relaie un récit de morts-vivants bienveillants, selon lequel un homme qui avait l’habitude de dire un psaume au bénéfice des morts se trouvait poursuivi par des ennemis dans un cimetière et fut protégé par les morts qui sortirent de leur tombe armés des outils de leur profession25. D’autre part, les saints et tout particulièrement la Vierge Marie, pour peu qu’on les honore adéquatement, constituent de secourables médiations qui prient aussi pour les hommes, ce que ne manque pas de rappeler le célèbre miracle de Théophile, ce vidame qui, après avoir conclu un pacte avec le diable pour conserver sa charge, regretta vite son reniement et que la Vierge Marie fit rentrer en grâces auprès de son Fils26. Si une compilation hagiographique guide dans le bon usage de la prière, elle peut aussi inversement fustiger des pratiques magiques et condamner ceux qui s’y complaisent. Ainsi dans le Miroir des Curés, qui constitue une somme croisant un légendier, une collection de sermons et une somme de confesseur, on y critique

24 « Materia non apparente, si quid ad honorem beati diximus, ut vera fatear, extra fidem catholicam fecimus. » (BHL 4447), cité par F. Dolbeau, « Les hagiographes au travail : collecte et traitement des documents écrits (ix-xiie siècles) », dans Manuscrits hagiographiques et travail des hagiographes, éd. M. Heinzelmann, Sigmaringen, 1992, p. 49-76, ici p. 55, n. 40. 25 Éd. Maggioni, cap. clix, p. 1120, § 104-105 ; trad. Boureau, p. 907. 26 Éd. Maggioni, cap. cxxvii, p. 912-913, § 152-160 ; trad. Boureau, p. 738-739.

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la méconnaissance des articles du Credo et la pratique déréglée d’oraisons qui en découle : Je croy en Dieu, le Pere tout puissant, le createur du ciel et de la terre. Contre cestui article font tout chilz qui croient en sorceries et en devinemens et en enchantemens par lesquelles choses on convoite a scavoir ce que advenir doibt ou on quiert a scavoir ou a retrouver les choses perdues ou emblees. Ou on desire avoir remede des maladies par conjurations entre lesquelles on entremelle les noms des deablez […]. Ou qu’il mellent herbes en disant prieres et oroisons et croient pour ce de saver les malades27. L’important est de saisir, à la lumière des sources hagiographiques28, combien les prières ne sont pas que des paroles, moins encore des paroles en l’air, et consistent plutôt en des actions où se mêlent mots, gestes, postures, intentions, convictions, engagements et qui prétendent peser sur le cours de la réalité29. C’est pourquoi la prière doit être considérée comme une forme d’offrande dans un commerce tout à fait réel avec les puissances célestes, comme le rappelle le chapitre de l’Épiphanie du Seigneur, à propos des dons faits par les rois mages à Jésus : l’or signifie l’amour, l’encens la prière, la myrrhe la mortification de la chair. Et nous devons faire ces trois offrandes au Christ. […] L’encens signifie l’âme très dévote, car il est signe de dévotion et de prière (le Psaume dit : Que ma prière monte comme l’encens)30. Il est alors nécessaire d’examiner comment par l’entremise de la prière la Légende dorée introduit ses usagers dans des circuits de services et de bénéfices31. Un légendier substantiellement supplémenté, conservé à l’Archive capitulaire de Barcelone laisse à cet égard une indication extrêmement intéressante sur son legs par un certain Guillaume de Muntells en 1360 et les prescriptions d’usage qui l’accompagnent32. 27 Cambrai, Bibliothèque Municipale, 210, fol. 1vb-2ra. 28 P. Henriet, La Parole et la prière au Moyen Âge, Bruxelles, 2000. 29 Au-delà du volume Prier au Moyen Âge. Pratiques et expériences, voir le passionnant traité De modo orandi corporaliter sancti Dominici contenu dans le ms. Rossiani, 3 de la Biblioteca Apostolica Vaticana ; cf. J.-C. Schmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, 1990 (Bibliothèque des histoires), p. 309 sqq. 30 Éd. Maggioni, cap. xiv, p. 139-140, § 147-156 ; trad. Boureau, p. 115-116. 31 Sur la sainteté comme nœud de relations de service, relevant autant de la croissance économique que du salut de l’âme, cf. E. Kelley, C. Turner Camp (éd.), Saints as Intercessors between the Wealthy and the Divine. Art and Hagiography among the Medieval Merchant Classes, Londres, 2019. 32 « Die sabbati intitulata VI kalendas octobris anno Domini 1360, discretus Guillelmus de Muntellis beneficiatus in sede barchinonense legavit et obtulit Domino Deo ad honorem sanctissimæ crucis beateque Eulalie, virginis et martiris Christi, istum librum vocatum flores sanctorum, et quod sit et maneat in perpetuum in choro uel in truna vel in alio aliquo loco patenti sedis Barchinonensis ; et quod omnes clerici possint legere et studere in supradicto libro et quod orent ad Deum, quod huius libri donatio sit in remedium animæ sue et in remissionem libri omnium peccatorum suorum et omnium fidelium defunctorum. Ita tamen quod numquam vendatur nec aliquo modo alienetur, sed semper sit et maneat aliquo loco supradictorum. » (Barcelone, Archivo Capitolar, 105, fol. 11). Je remercie vivement Fernand Peloux de m’avoir signalé et transmis ces informations à propos de ce manuscrit qu’il a déniché.

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Solidement placés dans l’espace cathédral et d’ailleurs encore aujourd’hui équipés de sa chaîne, ces Flores sanctorum font d’une part l’objet d’une donation solennelle, qui les soustrait à tout échange et les rend inaliénables ; d’autre part, cette donation vise le salut de l’âme et la rémission des péchés des clercs qui en font usage ; enfin le légendier est installé comme un support de lecture et d’étude, mais aussi institué comme un point d’appui énonciatif qui encourage les clercs à tourner leurs oraisons vers Dieu. Un exemplum dans la Légende dorée issu de la Vie de saint Benoît donne l’occasion de mesurer encore autrement l’importance que la prière recouvre. Le fondateur du monachisme arrive au crépuscule de sa vie. Il se fit porter à l’oratoire, et là, il protégea son départ avec le corps et le sang du Seigneur. Et tandis que les mains des disciples soutenaient ses membres affaiblis, les mains levées au ciel, il rendit son dernier souffle parmi les mots de la prière. Le même jour, deux frères, l’un demeurant dans sa cellule, l’autre séjournant au loin, eurent connaissance de cette mort par une même et unique révélation. Ils virent en effet un chemin jonché de tapis et brillant d’innombrables lampes, qui, du côté de l’orient partait de la cellule de saint Benoît et se dirigeait vers le ciel. Un homme éclatant, à l’allure vénérable, qui se trouvait au-dessus de cette scène, leur demanda pour qui était ce chemin qu’ils voyaient. Quand ils dirent qu’ils ne savaient pas, il leur répondit : « Ceci est le chemin par lequel l’aimé du Seigneur, Benoît, est monté au ciel. »33 L’oratoire est un chemin, la prière trace des voies et fraie des passages, et à cet égard on peut affirmer sans risque que la Légende dorée s’impose comme un point de passage et une médiation entre les fidèles et les saints. Cela est plus frappant encore quand le légendier recueille autour de lui des prières et des oraisons qui exaltent la Vierge Marie comme une « porte de Paradis ». Le ms. 271 de la Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières, qu’on peut dater autour de l’année 1314, conserve une Légende dorée qui, après un cycle du temporal, classe les saints de manière typologique en apôtres, martyrs et vierges. En tête du manuscrit se trouvent, comme on l’a déjà évoqué, deux poèmes vernaculaires en l’honneur de la Vierge Marie : une prière en l’honneur de Notre Dame de Gautier de Coinci et un Dict des propriétés de Notre Dame de Pseudo-Rutebeuf pour le moins réarrangé34. Ce codex fut l’un de ceux acquis au nom d’une politique de rénovation culturelle menée par l’abbé Baudouin de Beaumont à l’abbaye des Prémontrés de Belval située en Argonne, à la frontière de la Champagne et de la Lorraine : la compilation de Iacopo da Varazze s’inscrit ainsi dans un volontarisme apostolique, dont témoignent également d’autres de ses acquisitions : une Somme de cas de Raymond de Peñafort, une Somme le Roi, une

33 Éd. Maggioni, cap. xlviii, p. 320 § 164-167 ; trad. Boureau, p. 253-254. 34 Sur le développement des prières en langue vernaculaire, cf. A. Stones, « Les prières de Gautier de Coinci, leur distribution et leur réception d’après la tradition manuscrite », dans Le Recueil au Moyen Âge. Le Moyen Âge central, éd. O. Collet et Y. Foehr-Janssens, Turnhout, 2010 (Texte, codex et contexte 8), p. 237-268.

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Somme des vices et des vertus, des collections de sermons, la Postille de Nicolas de Lyre ou le Compendium theologie35. Loin de venir compléter les manques de la Légende dorée, ni même d’alimenter son fonds marial, ces deux textes placés en frontispice viennent apporter plus vraisemblablement un cadrage dévotionnel en plaçant la lecture du légendier sous la protection et la bienveillance de la Mère de miséricorde. Le manuscrit se prête donc, par cette insistance initiale placée sur la figure mariale de la consolation, à une lecture pénitente qui cherche des expédients secourables et l’accès à une voie de salut. Dame resplandissans roine glorieuse, Porte de paradis, pucele gracieuse, Dame sar toutes autres plaisant et deliteuse, Daigne oir ma proiere de t’oreille piteuse. A toi haute pucele, a toi haute roine Doient tuit pecheour secours querre et mecine […]36. Les prières et les oraisons peuvent se déposer à de multiples endroits dans les manuscrits pluritextuels de la Légende dorée. Dans les manuscrits latins, les prières s’infiltrent moins aisément dans les mailles du légendier et tendent à se retrouver soit en tête soit en queue de manuscrit, quand il reste quelques colonnes vierges au copiste37. Dans les manuscrits vernaculaires, dont la structure plus ouverte laisse l’initiative aux copistes, les prières peuvent en revanche s’introduire au cœur de leur trame calendaire. On peut relever par exemple dans un légendier provenant de l’Italie septentrionale – Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Ashburnham, 395 – l’insertion de deux prières qu’une femme dévote se présentant comme « indigna ançilla » adresse à Marie-Madeleine « fontana de lagreme » (fol. 23v-26r) et à l’apôtre Pierre « pastore de le pegore de Dio » (fol. 26r-27r)38. D’autres fois, la prière s’adresse à toute la communion des saints, comme dans le légendier volgarizzato de la Riccardiana qui a largement puisé dans la compilation de Iacopo da Varazze et où une longue oraison insérée au milieu des vies de saint débute ainsi : Ici commence une sainte oraison dans laquelle on demande l’aide de tous les saints qui sont inscrits dans ce livre et de tous les autres saints du paradis.

35 A. Bondéelle-Souchier, Bibliothèques de l’Ordre de Prémontré dans la France de l’Ancien Régime, t. i, Répertoire des abbayes, Paris, 2000 (Documents, études, répertoires 58 ; Histoire des bibliothèques médiévales 9/1), p. 68-81 ; t. ii : Édition des inventaires, Paris, 2006 (Documents, Études, Répertoires 58/2 ; Histoire des bibliothèques médiévales 9/2), p. 90 et suiv. 36 Charleville-Mézières, Bibliothèque Municipale, 271, fol. 1ra. Cf. Gautier de Coinci, Les miracles de Nostre Dame, t. iv, p. 580, II Pr. 37. 37 Lonato, Fondazione Ugo da Como, 151, fol. 311v-313v. 38 Z. Verlato, Le vite di Santi del codice Magliabechiano XXXVIII.110 della Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze. Un leggendario volgare trecentesco italiano settentrionale, Tübingen, 2009, p. 157-160. Ces deux prières ne sont pas reconduites et reprises dans le manuscrit Magliabechiano XXXVIII. 110 de la Biblioteca Nazionale Centrale de Florence dont la configuration hagiographique puise par ailleurs dans le ms. Ashburnham 395 de la Biblioteca Medicea Laurenziana.

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Jésus Christ, notre puissant Seigneur en toutes choses et rédempteur du monde, pour le salut de l’espèce humaine tu vins en ce monde pour racheter les pécheurs par ton sang très saint et préiceux, tu reçus notre oraison et nos prières et avec elles, pleins que nous sommes de tous les péchés et d’iniquité, nous te demandons ton aide. Et nous prions tous les saints et les saintes qui sont inscrits dans ce livre avec tous les autres saints du paradis, qui doivent, pour les misérables que nous sommes, présenter leurs prières à toi, par qui, dans ta miséricorde, leur très saints mérites et prières chassent tous les péchés que nous avions en nous39. Plus systématique encore, le légendier massif conservé dans le ms. 795 (452) de la Bibliothèque Municipale de Lille provenant du chapitre de Saint-Pierre de Lille est une compilation complexe mutualisant le Légendier liturgique, la Légende dorée et des extraits de la Somme le Roi. Sa riche décoration de quelques cent-cinquante miniatures à l’aquarelle tend à occulter une autre de ses remarquables caractéristiques, à savoir que chaque vie en langue vernaculaire est suivie d’une oraison en latin40. Incontestablement, toutes ces prières, pour variées qu’elles soient en langue, en format, en intensité, qu’elles soient centrales ou au contraire marginales dans l’économie du codex, énonciations tantôt soignées et travaillées, tantôt contingentes et fragiles à la lisière d’un manuscrit41, dans leur ensemble, ces oraisons introduisent un cadre dialogique qui rappelle incidemment qu’un légendier est une interface active qui parle des saints et parle aux saints ; elles construisent ou rejouent des transactions sociales et des rapports hiérarchiques entre des acteurs qui, en se livrant à ce commerce de paroles, s’engagent et s’obligent ; elles révèlent également que la Légende dorée est un connecteur par lequel passent plusieurs de ces canaux de communication entre les hommes et les saints, entre les vivants et les morts, ainsi qu’au sein de la société humaine et de l’Église : Dans l’Occident médiéval, la prière était tout à la fois un échange entre le fidèle et Dieu, une reconnaissance de la supériorité de Dieu et une sorte de ciment

39 « Qui si incomincia una santa oraçione nella quale sa domanda laiutorio di tutti i santi che sono scritti in questo libro, e di tutti gli altri santi di paradiso. Giesu Christo nostro sengnore potente in tutte le cose e riconpratore del mondo. Il quale per saleute dell’umana gieneraçione venisti in questo mondo per ricomprare i peccatori del tuo santissimo e precioso sangue, ricevi le nostre oraçion, e i nostri preghieri co i quali noi pieni di tutti i pecchati e d’iniquitadi adomandiamo il tuo aiuto. Et preghiamo tutti i santi e sante che sono scritti in questo libro con tutti gli altri santi di paradiso, cheglino debbiano dinançidate horare per noi miseri a che tu misericordioso per gliloro santissimi meriti e preghieri sidiscaccino dannoi tutti i pecchati nostri. » (Florence, Biblioteca Riccardiana, 1276, fol. 69rb). Je traduis. 40 Ainsi après le chapitre de saint André : « Cum pervenisset beatus Andreas ad locum ubi crux parata erat exclamavit et dixit O bona crux diu desiderata et jam concupiscenti animo preparata secure et gaudens venio ad te ita et tu exultans suscipias me discipulum ejus qui pependit in te magister meus. Dilexit Andream dominus in odorem suavitatis. ORO. Majestatem tuam domine suppliciter exoramus ut sicut ecclesie tue beatus Andreas apostolus extitit predicator et rector ita apud te sit pro nobis perpetuus intercessor per Christum dominum nostrum. Amen. O sancte Andreas ora pro nobis peccatoribus. Amen. » (Lille, Bibliothèque Municipale, 795 (452), fol. 9vb-10ra). 41 L. Viallet, « Le salaire de la plume. Prières de notaires et de copistes à la fin du Moyen Âge (xive-xvie siècles) », dans La Prière en latin, p. 291-314.

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social permettant à la caritas de lier les membres de l’Ecclesia. Vecteur de liens personnels, verticaux et horizontaux, fondant hiérarchies et solidarités, la prière était constitutive du lien social42.

Comment honorer les saints ? La relique paradoxale de saint Thomas apôtre Si on en vient à considérer que les légendiers sont des interfaces et des médiations organisant une interaction avec les saints, il faut alors affronter une question délicate : comment peut-on prétendre sérieusement dialoguer avec des saints qui présentent, comme on l’a déjà dit, la caractéristique d’être biologiquement morts mais socialement vivants ? Pour résoudre ce problème, on propose de s’attarder sur l’étude d’un épisode hagiographique particulier qui constitue, au reste, un dossier relativement bien connu des médiévistes – la légende du Prêtre Jean. C’est par l’entremise d’un miraculum de l’apôtre Thomas que se fraie une voie pour l’histoire du Prêtre Jean dans le corpus hagiographique latin et français. Cet épisode n’a toutefois pas connu une grande fortune dans les circuits de la littérature des vies de saints, probablement en raison de son caractère apocryphe et manifestement légendaire. Or c’est précisément cet aspect fictionnel qui lui permet de condenser d’une manière schématique toutes les leçons que l’on peut tirer des récits hagiographiques quant à la bonne manière de traiter les saints. À partir du xiie siècle et jusqu’au xve siècle, l’Occident médiéval se met à rêver à un souverain oriental et chrétien capable de prendre les forces musulmanes à revers. Le contexte des Croisades, puis les inquiétudes des États latins en Terre Sainte stimulent le fantasme géopolitique d’un souverain, à la fois pacificateur et capable de concilier en sa seule personne le spirituel et le temporel. La légende s’incruste au xiie siècle à la faveur de la mention d’un Prêtre Jean dans la Chronique d’Otton de Freising et de la circulation d’un faux – la lettre en latin du Prêtre Jean adressée à l’empereur Manuel Ier Comnène. Ce document qui connaît une grande fortune détaille par le menu les merveilles gouvernant sa cité orientale et les ambitions militaires du Prêtre pour récupérer le Saint-Sépulcre43. La localisation du royaume du Prêtre Jean demeure relativement incertaine, tout au long du Moyen Âge, entre l’Inde et l’Éthiopie – qui sont des toponymes eux-mêmes 42 M. Lauwers, « La prière comme fonction sociale dans l’Occident médiéval (ve-xiiie siècles) », dans La Prière en latin, p. 227. 43 La lettera del Prete Gianni, éd. G. Zaganelli, Parme, 1990 (Biblioteca medievale) ; plus récemment les sources relatives au Prêtre Jean ont été rassemblées dans Prester John : The Legend and its Sources, éd. K. Brewer, Farnham, 2015 (Crusade Texts in Translation). Sur la dimension utopique de la légende du Prêtre Jean, cf. J.-P. Albert, « Le roi et les merveilles. À propos de la légende du Prêtre Jean », Rêver le roi, Cahiers de littérature orale, 29 (1991), p. 17-45 ; G. Zaganelli, « Contradiction et conciliation en utopie : la lettre du Prêtre Jean », dans Requiem pour l’utopie, éd. C. Imbroscio, Pise, 1986, p. 19-34 ; H. Franco, « La construction d’une utopie : l’empire du Prêtre Jean », Journal of Medieval History, 23/3 (1997), p. 211-225 ; I. Bejczy, La Lettre du Prêtre Jean. Une utopie médiévale, Paris, 2001 ; M.-P. Caire-Jabinet, « La lettre du Prêtre Jean. De la création d’un faux à la genèse d’une utopie », dans En Quête d’utopies, éd. C. Thomasset et D. James-Raoul, Paris, 2005 (Cultures et civilisations médiévales), p. 111-133.

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assez flottants. La légende est cependant si puissante qu’elles structurent les attentes des chroniqueurs, des cartographes et des voyageurs : à divers titres, Jacques de Vitry, Guillaume de Boldensele, Jean de Mandeville, Marco Polo tendent à situer le royaume du côté de l’Inde, tandis que Jacques de Vérone ou Niccolò da Poggibonsi la placent plutôt vers l’Éthiopie. La croyance ancienne en l’évangélisation indienne de saint Thomas contribue cependant à fixer pour un temps le royaume du Prêtre Jean en Inde. Deux documents étayent de manière concordante cette hypothèse : la tradition du Prêtre Jean est relayée d’abord par une lettre d’Eudes de Saint-Rémi qui rapporte un miracle posthume de saint Thomas non loin de la cité d’un archiepiscopus Indiæ44 ; le De adventu Patriarchæ Indorum ad Urbem sub Calisto Papa II livre plus encore de détails sur les merveilles de la cité et les miracles entourant l’apôtre45. Ces deux documents font le récit de la visite à la cour du pape Calixte II d’un prélat indien, nommé Jean, qui aurait dressé le tableau mirifique de sa cité, Hulna, non loin d’un sanctuaire dédié où le corps intégral de saint Thomas apôtre serait conservé et s’animerait une fois par an, au moment de sa fête. Avec ce sanctuaire mitoyen de sa cité, le Prêtre Jean offre, à près d’un millénaire d’écart, une vision pure et fulgurante d’un temps apostolique qui aurait maintenu son actualité. Il s’échafaude le scénario théologico-politique d’une chrétienté des origines, qui se serait préservé loin des corruptions de l’histoire et dont l’authenticité aurait tenu à son contact avec les premiers temps apostoliques. La relique totale de saint Thomas joue à cet égard un rôle essentiel dans la mise en contact de deux temps historiques discontinus. Cette légende relatant les honneurs reçus par la relique de saint Thomas pourrait être à la base des Miracula sancti Thomæ in India et filtre dans la collection dite du Pseudo-Abdias, à la source de laquelle viennent s’abreuver en récits sensationnels les compilateurs des legendæ novæ. Pourtant Iacopo da Varazze ne reconduit pas la légende du miracle de saint Thomas, qu’il juge probablement apocryphe46. Il aurait pu suivre sa source principale, l’Abbreviatio in gestis et miraculis sanctorum de Jean de Mailly, qui reprend bien le miracle de saint Thomas47. Aussi cette légende passe en langue d’oïl avec la translation du légendier de Jean de Mailly que Paul Meyer baptise le « Légendier liturgique »48. Elle se retrouve également dans des 44 Prester John and its sources, éd. cit., p. 39-40. 45 Prester John and its sources, éd. cit., p. 30-33. 46 R. Gounelle, « Sens et usage d’apocryphus dans la Légende Dorée », Apocrypha, 5 (1994), p. 189-210 ; B. Fleith, « Die Legenda aurea und ihre dominikanischen Bruderlegendare : Aspekte der Quellenverhaltnisse apokryphen Gedankenguts », Apocrypha, 7 (1996), p. 167-191 ; G. P. Maggioni, « La littérature apocryphe dans la Légende dorée et dans ses sources immédiates. Interprétation d’une chaîne de transmission culturelle », Apocrypha, 19 (2008), p. 146-181. 47 Jean de Mailly, Abbreviatio in gestis et miraculis sanctorum, cap. v « De sancto Thoma apostolo », p. 28-29, § 108-126 ; Abrégé des gestes et des miracles des saints, p. 46-48. 48 P. Meyer, « Notice sur un légendier français du xiiie siècle classé selon l’ordre de l’année liturgique », Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques, t. 36/1 (1899), p. 1-69 ; « Notice d’un légendier français conservé à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg », Notices et extraits des manuscrits de la bibliothèque nationale et autres bibliothèques, t. 36/2 (1899), p. 677-721.

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miscellanées qui ont recombiné la matière du Légendier liturgique avec d’autres cycles hagiographiques ou d’autres ensembles dévotionnels : c’est ainsi qu’un manuscrit conservé à la Bibliothèque municipale de Lille, à la côte 795 (452) collationne cette légende aux abords apocryphes dans une trame qui reste globalement celle de la Légende dorée et à laquelle il ajoute une dizaine de pièces issues de la Somme le Roi (fol. 577vb-599vb)49. On livre là le cœur du miracle de saint Thomas du manuscrit lillois, en le corrigeant localement avec certains des témoins que l’on a pu consulter (Épinal, Bibliothèque intercommunale Épinal-Golbey, 9 ; Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 587 ; Lille, Bibliothèque municipale, 202 (451) ; Paris, BnF, fr. 988) An l’an de grace mil et xliii, li pueples de la terre d’Ynde avoient esleu .i. patriarche, li quele vint en Costantinoble pour recevoir son pallion et mit a venir .i. an [des ianvier]. Quant il ot ilec demoré un pou de temps, il fu noncié au legat de Rome, et li apostoles Kalistes qui lors estoit i anvoia de ses legaz et quant il vinrent en Constantinoble, il troverent le patriarche et li demanderent de l’estat de l’eglise de Rome. Et il leur dit ce qu’il avoient demandé et cil lui. Quant li patriarche oi que Rome estoit li chiez de sainte Eglese, il dit que il iroit avec les legaz a Rome et [reconteroit] en Ynde les costumes qu’il verroit. Quant il vint a Rome, il anquist quanqu’il avoit proposé et on li dit. Et lors il reconta en la cort dou Lateran que la citez dont il estoit patriarche estoit appelee Ulne et estoit chiez et dame de toutes les citez de la terre d’Ynde, et tenoit de siege .iiii. iornees et li mur estoitent si [espez] que .ii. charotes peussent suis auler coste a coste. Et si ont plus de haut que li plus haute tors de Rome. Et .i. fluves de paradis qui est appelez Phison cort parmi celle cité. On trove dedans se flueve grant plante d’or et de pierres preciouses. Defors la cité dont li patriarches a parlé ci devant est une montaingne environnee de moult parfonde aigue, et en ce mont est l’eglise ou li cors saint Thomas est l’apostre et ou il gist. Antor cele aigue sunt .xii. abbaies en l’eneur des .xii. apostres, dont li moinne font chacun ior le servise nostre Seingneur. An l’eglise saint Thomas ne puet nuns antrer an tot l’an fors que a .i. termine .viii. iors devant la feste et .viii. iours apres. Et lors tote cele grans aigue descroit, et tuit cil qui antrer i voulent i antrent. Le ior de la feste i viennnent li patriarche et tuit li evesque qui de for leur sunt an vestement d’evesque, despandent il la fiertre dou saint apostre qui est d’argent et les chaines a quoi ele pant. Lors

49 La tradition manuscrite du récit du miracle de saint Thomas en langue d’oïl comprend par conséquent neuf représentants : Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Palat. lat. 1959, fol. 60v-64v ; Épinal, Bibliothèque intercommunale Épinal-Golbey, 9 (76), fol. 7rb-9rb ; Leipzig, Universitätsbibliothek, Bibliotheca Albertina, 1551, fol. 69v-71v ; Lille, Bibliothèque municipale, 202 (451), fol. 21r-25r ; Lille, Bibliothèque municipale, 795 (452), fol. 49r-52v ; Londres, British Library, Add. 15231, fol. 3v-6v ; Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 3706, fol. 18r-25r ; Paris, BnF, fr. 988, fol. 21ra-24rb ; Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 587, fol. 39vb-41va. Anne-Françoise Leurquin et Marie-Laure Savoye, « Notice de ‘Vie et miracles de saint Thomas, Anonyme’ », Base Jonas-IRHT/CNRS, http://jonas.irht.cnrs.fr/ oeuvre/2222.

Chapitre 5 : Les Légendes dorées ou comment s’entretenir avec les saints ?

puet on veoir le cors saint Thomas tot droit sus ses piez aussi cum s’il estoit vis. Et devant lui pant une lampe d’or pandue a chaines d’argent qui n’est alumee c’une fois l’an, et toz iors art san amenuisemant de la clarté dou baume dou ele est ploinne. De cel baume sunt gari tuit li malaide. Il prannent aussi cum vous avez oi le cors de l’apostre et an chantant et loant nostre Seigneur et l’assient et afaitent a grant reverance en une cheire d’or, et on le voit de tel samblant et de tel forme et de tel meniere com il estoit quant il vivoit. Sa face est ausi cum une estoille reluisans, si chevol sunt blonde et lonc iusques es espaules, sa barbe est rouse et crespe et non pas longue. Il est touz biaus a esgarder sa vesteure est aussi fresche et aussi antiere com [s’il] l’eust le iour vestue. Quant li apostres est assis en sa cheire an tel meniere come vous avez oi et li patriarches a la m[e]sse chantez, il s’agenoille devant l’apostre et li offre sor la platine d’or le cors nostre Seigneur. Et li apostres par miracle le prant a sa main destre et le tant a touz ces qui communier se veulent. Et lors avient que se aucuns mescreans ou aucuns qui soit am poichié mortel s’approche de lui, il trait sa main a soi et la clot, ne puis il ne l’euvre devant que cil se repant, ou il muert anqui de mort subite. Et saichiez que en cele cité ne puet durez nuls mescreans. Quant li servises nostre Seingneur est parfaiz et li corps saint Thomas est remis an sa fiertre a grant reverance, lors issent tuit fors de l’eglise et s’an vont et la grans aigue revient a son termine aussi cum ele fuet. De ses origines légendaires et latines jusqu’à sa version vernaculaire, le récit est en effet particulièrement révélateur du fonctionnement à la fois matériel et intentionnel d’une relique. C’est probablement parce qu’il est apocryphe, légendaire, fictionnel – et en ce sens libéré des contraintes de la tradition et de la référentialité –, que cet épisode s’autorise à ramasser, d’une manière qui le rend exemplaire et symptomatique, tous les mécanismes propres à la littérature hagiographique qui contribuent à doter une relique d’une intériorité et à la faire fonctionner comme une médiation. Que peut-on retenir de cet épisode ? D’abord un paysage. Au milieu d’un lac se dresse donc une montagne, au sommet de laquelle se tient une église consacrée à saint Thomas. Tout autour de ce lac sont disposés douze monastères en l’honneur des apôtres. L’église de saint Thomas reste inaccessible tout au long de l’année, sinon dans un intervalle de huit jours avant et après la fête du saint. Le niveau de l’eau du lac décroit alors miraculeusement pour dégager un passage jusqu’à l’église de saint Thomas, où s’organise alors un rituel tout à fait original. Ensuite un spectacle. Le patriarche, à la tête d’une foule d’officiants et de pèlerins, prend le corps du saint et l’assoit, à côté de l’autel, sur une chaire en or. Ayant toutes les apparences d’un être vivant, parfaitement intègre, à l’abri de toute senescence, l’apôtre célèbre même l’office eucharistique pour les fidèles, mais referme sa main dès qu’un infidèle se présente. Enfin, l’épisode se caractérise par une relique intègre et intégrale. Cela compte pour beaucoup dans la légitimation du christianisme du Prêtre Jean : un lien direct se tisse entre le patriarche qui tend le corps du Christ au corps entier de son apôtre, dans une célébration parfaite du Mystère eucharistique. Plus fondamentalement, cette complétude de la relique brouille

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considérablement les limites du vivant et du mort. Si bien sûr ne manquent pas les cas de saints dont le corps a été intégralement conservé, plus rares sont ceux où le corps s’anime ainsi, sans revenir pleinement à la vie. Aussi le statut de ce saint Thomas oscille-t-il entre une momie animée, un automate eucharistique doublé d’un détecteur d’infidèles et un mort-vivant doté sinon d’une certaine autonomie, du moins de quelque réactivité. D’une manière générale, au sein de la littérature hagiographique et miraculaire, le corps une fois réduit à l’état de relique appelle une nouvelle enveloppe corporelle que la châsse d’or ou d’argent, le tombeau de marbre, la crypte ou l’église fraîchement dédicacée viennent opportunément lui conférer. Le reliquaire s’impose comme un nouveau corps gage de permanence et de stabilité, par lequel s’achève le cycle de ses tribulations mondaines et où il trouve sa juste place, son locus. Il est particulièrement remarquable dans cette légende de saint Thomas d’une part que le récit ne dissocie jamais cette entité morte-vivante de la configuration où elle prend place, et d’autre part que les manières d’entourer le corps se redoublent à travers la topographie concentrique qui enveloppe le sanctuaire : aux seuils formés par la châsse, la chaire, l’autel et l’édifice s’ajoutent l’île formée par la montagne ceinte par les eaux, le lac lui-même et la ceinture des douze monastères. Avec la crue et la décrue des eaux, c’est alors tout un écosystème qui se met en action autour de la relique, et dont elle est pour ainsi dire sinon le moteur, du moins le cœur vivant50. Enfin, cette distribution de l’espace contribue à organiser les égards dont bénéficie la relique et à orienter les flux de fidèles qui entourent vers l’église de saint Thomas, pour y converger dans un mouvement centripète51. C’est avant tout une communauté qui, en accomplissant une gamme d’actions normées avec déférence, révérence et pertinence, donne vie au corps de saint Thomas. Tout objet, qu’il soit utilitaire ou non, est relationnel en ce qu’il propose des prises et se présente comme une interface. Or, en en changeant l’enveloppe, on en renouvelle la puissance relationnelle et on entretient les liens qui nous y attachent52. Ainsi va la vie sociale des choses53. Les récits hagiographiques présentent des situations

50 Sur les manifestations environnementales et naturelles des reliques, cf. E. Bozòky, « Les traces et empreintes des saints et des reliques dans les légendes hagiographiques médiévales », dans Pour Une Anthropologie historique de la nature, éd. J. Lamy et R. Roy, Rennes, 2019, p. 329-346. 51 Ce mouvement d’encerclement et de convergence est encore plus net et explicite dans le De adventu Patriarchæ Indorum : « […] sed patriarcha, quicumque fuerit, ad celebranda sacra mysteria locum et ecclesiam istam non nisi semel in anno cum circumquaque venientibus populis ingreditur. Namque apostolicæ festivitatis appropinquante die, octo diebus ante illam totidemquem post illam, habundantia illa aquarum montem prædictum circueuntium ita tota decrescit, quod fere an ibi aqua fuerit non facile discernatur, unde ibi undique concursus fit populorum, fidelium ac infidelium, de longe venientium, atque omnium male habentium […]. » (Prester John and its sources, éd. cit., p. 31, § 28-29). 52 T. Bonnot, L’Attachement aux choses, Paris, 2014. 53 The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspectives, éd. A. Appadurai, Cambridge, 1986 ; F. Santos-Granero, The Occult Life of Things. Native Amazonian Theories of Materiality and Personhood, Tucson, 2009.

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souvent contre-intuitives de la vie intérieure des objets qu’on peut mettre sur le compte de mentalités et du folklore. Une approche moins coûteuse et exotique gage que le coefficient de vitalité des reliques dépend de leur connectivité et qu’on ne peut dissocier la sacralité de certains objets des manières de les façonner et des façons qu’ont les humains d’entretenir des relations avec eux ; il en va à cet égard des saints comme des morts ordinaires : ils gagnent en existence à mesure qu’on s’y attache et qu’on prend soin d’eux. De ce point de vue, il est utile de se demander de quoi les récits médiévaux relatifs aux reliques sont la source. Comme le montre avec beaucoup de netteté ce miracle de saint Thomas greffé à un légendier vernaculaire mutualisant la Légende dorée et le Légendier liturgique, il ne suffit probablement pas de les réduire à des écrans narratifs sur lesquels se projettent des mentalités, des représentations, des conceptions d’un autre temps un peu trop crédule. Bien souvent, ces textes mettent en récit des épreuves sur les bonnes et les mauvaises manières à employer à l’égard des reliques, et à ce titre, ils définissent, à destination de leur lectorat, les conventions établissant les actions pertinentes qui conditionnent une vie propre des reliques. En conséquence de quoi, ces sources narratives représentent les reliques en plusieurs sens : elles en livrent certes une image ; elles en tiennent parfois aussi lieu et peuvent en constituer un substitut ; mais enfin et surtout, si « les morts font de ceux qui restent des fabricateurs de récits »54, ces narrations s’impliquent activement dans cette fabrique du divin pour donner un peu plus de vie et de présence aux objets sacrés qu’elles décrivent. Le récit hagiographique participe donc d’une éducation non seulement morale, mais toute pratique et sociale : en plus d’inciter à admirer ou à imiter les saints, il apprend aussi à les honorer, à les entretenir, à en prendre soin. Ces égards s’inscrivent très prosaïquement dans un échange de bons procédés dont la question est désormais de savoir quand en arriveront les bienfaits en retour.

Comment ménager l’attente et susciter l’espoir ? Cette question du temps est absolument essentielle pour un légendier dont la construction est calendaire. Il n’est qu’à se reporter au prologue de la Légende dorée pour en prendre la mesure : La totalité du temps de la vie terrestre (universum tempus presentis vite) se divise en quatre : temps de l’égarement (deviatio), de la rénovation ou du rappel (renovatio), de la réconciliation (reconciliatio) et de la pérégrination (peregrinatio)55.

54 V. Despret, Au Bonheur des morts, Paris, 2015 (Les empêcheurs de tourner en rond), p. 24 ; la sociologue ajoute : « Les morts ne le sont vraiment que si on cesse de s’entretenir avec eux, c’est-à-dire de les entretenir. […] Si nous ne prenons pas soin d’eux, les morts meurent tout à fait. » (p. 13-14). 55 Éd. Maggioni, prologus, p. 3, § 1 ; trad. Boureau, p. 3.

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Dès la première phrase de la Légende dorée, le compilateur se démarque nettement de ses prédécesseurs, Jean de Mailly et Bartolomeo da Trento, compilateurs respectifs de l’Abbreviatio in gestis sanctorum et du Liber epilogorum in gestis sanctorum : ni première personne du singulier ou du pluriel, ni revendication d’un principe d’écriture, ni justification de la nouvelle entreprise hagiographique (pour satisfaire une requête personnelle ou au nom de son utilitas)56. Les premiers mots du prologue – Universum tempus… – sont en revanche symptomatiques et programmatiques d’une volonté de faire du temps sa priorité et de l’embrasser dans sa globalité aux échelles imbriquées de la journée, de l’année, de l’histoire. À l’intérieur d’un cadre si total, il n’est personne qui ne soit affranchi du temps, ni personne qui ne soit concerné par le texte. Le temps s’impose d’ores et déjà comme le garant thématique et structurel de l’universalité de la Légende dorée. La principale originalité de la Légende dorée réside de ce fait dans son traitement du temps de l’année liturgique dans une totalité signifiante. L’attaque se fait ainsi d’emblée par un tableau du temps de l’année liturgique, où Iacopo da Varazze élabore un schéma articulant le temps biblique, la période liturgique de célébration par l’Église et les lectures qui rapportent l’histoire biblique. Le temps de l’égarement (deviatio) a commencé avec Adam, après qu’il s’est égaré loin de Dieu, et il a duré jusqu’à Moïse (durat usque ad) ; l’Église rend présent (representat) ce temps entre la Septuagésime et Pâques. C’est pourquoi on lit (legitur) alors le livre de la Genèse, qui rapporte l’égarement de nos premiers parents57. L’actualisation liturgique dans le calendrier s’intercale entre le temps biblique et le livre biblique qui l’évoque. Ce primat de la liturgie s’exerce donc sur la lecture des Écritures58 : on ne comprend pas l’histoire testamentaire, si on ne la « performe »

56 Pour un commentaire des prologues de Jean de Mailly et de Bartolomeo da Trento, cf. G. P. Maggioni, « Parole taciute, parole ritrovate. I racconti agiografici di Giovanni da Mailly, Bartolomeo da Trento e Iacopo da Varazze » ; ainsi que F. Dolbeau, « Les prologues des légendiers latins ». 57 Trad. Boureau, Ibid. ; éd. Maggioni, prologus, p. 3, § 2. 58 On sait que les dominicains nourrirent une véritable préoccupation pour la liturgie en général et en particulier pour leur ordre. L’ordre dominicain connut, après une phase d’expansion rapide de sa fondation en 1216 jusqu’aux années 1240, une phase de stabilisation. La grande diversité initiale de la liturgie au sein de l’ordre devait être unifiée (outre le besoin d’un office propre, les déplacements, les enseignements, les études, et la tâche apostolique exigeaient une cohérence rituelle leur permettant de se démarquer des clergés locaux). La démarche est entamée dès le chapitre de Bologne en 1244 (sous le généralat de Jean le Teutonique qui demande aux définiteurs du chapitre suivant d’apporter avec eux les rubriques et les coutumiers relatifs au bréviaire nocturne et diurne, au graduel et missel). Le chapitre de Cologne en 1245 nomme une commission de quatre frères des quatre provinces les plus représentatives de l’ordre (France, Angleterre, Lombardie, Allemagne) qui se réunit à Angers pour corriger et uniformiser la liturgie en réduisant le plus possible les dépenses. Jusqu’en 1251, la commission ne parvient pas à se mettre d’accord, en raison des nombreuses réclamations qui affluent. Ce n’est qu’à l’élection d’Humbert de Romans à la tête de l’ordre que la donne change. En 1256, onze ans après le début de la commission, les Prêcheurs adoptent un office commun, selon un ordonnancement qui n’a rien d’original, mais qui demandait un travail soutenu de compilation. Cf. A.-É. Urfels-Capot, « Le sanctoral du lectionnaire de l’office », dans Aux Origines de la liturgie dominicaine, Le manuscrit Santa Sabina XIV L 1, éd. L. E. Boyle et P.-M. Gy,

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pas liturgiquement. Iacopo da Varazze réitère ensuite ce modèle et étend ce patron aux autres époques de l’humanité (renovatio, reconciliatio, peregrinatio). Le compilateur génois continue sa présentation en enchâssant ces temps liturgiques dans les temps naturels des saisons et de la journée qui s’enchaînent de manière fluide59 :  

Saisons

Journée

Égarement / Deviatio Rappel / Renovatio Réconciliation / Reconciliatio Pérégrination / Peregrinatio

Hiver Printemps Été Automne

Nuit Matin Midi Soir

Par cet enchevêtrement de temps naturels et de temps culturels, des strates superposées de temps historiques (histoire de la Bible, histoire de l’homme) sont saisies par des rythmes et des systèmes de computs encastrés (temps liturgique et saisonnier de l’année, temps de la journée). Les cycles naturels des saisons symbolisent celui de la liturgie de l’année (de l’Avent à Pâques, et de Pâques à l’Avent), tandis que celui des jours s’y enchâssent60. On peut raisonnablement affirmer que la Légende dorée mobilise la liturgie pour gérer l’attente à laquelle le fidèle est fatalement tenu – attente de bienfaits en retour de sa fidélité, attente d’un salut, attente du Jugement dernier. Pascal Collomb a mené une enquête fouillée sur l’utilisation de la liturgie, dans le cadre de l’explication doctrinale que Iacopo da Varazze fournit de certaines pratiques rituelles et que le lecteur médiéval affectionne du reste particulièrement61. Au-delà d’une telle exploitation de l’exposé liturgique au service de la démonstration édifiante, on doit souligner la convocation régulière et la pénétration notable du fonds antiphonaire dans le tissu légendaire qu’élabore patiemment le prédicateur génois. Le chapitre de l’Avent est à cet égard assez instructif sur les modulations énonciatives qui résultent de l’intrication des antiennes dans l’explication du double avènement passé et futur du Seigneur. Selon le compilateur dominicain, le Christ vient pour guérir la maladie universelle : L’Église dans les sept antiennes qui sont chantées avant la nativité du Seigneur montre la diversité de la maladie humaine et demande pour chaque forme morbide le remède d’un médecin. Car, avant la venue du Fils de Dieu en sa

Rome, 2004 (Collection de l’École française de Rome 327), p. 319-353 ; M. B. Parkes, « The compilation of the dominican lectionary », in Literarische Formen des Mittelalters : Florilegien, Kompilationen, Kollektionen, éd. K. Elm, Wiesbaden, 2000, p. 91-106. 59 Éd. Maggioni, p. 4, prologus, § 11-12 ; trad. Boureau, p. 4. 60 A.-J. Surdel, « Temps humain et temps divin dans la Legenda Aurea et dans les mystères dramatiques (xve siècle) », dans Le Temps et la durée dans la littérature au Moyen Âge et à la Renaissance, éd. Y. Bellenger, Paris, 1986, p. 85-102. 61 P. Collomb, « Les éléments liturgiques de la Légende dorée : tradition et innovations », dans De La Sainteté à l’hagiographie, p. 97-122.

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chair, nous étions ignorants ou aveugles, passibles de peines éternelles, esclaves du diable, liés par la mauvaise coutume du péché, enveloppés de ténèbres et exilés de la patrie pour en avoir été chassés. C’est pourquoi nous avons besoin d’un docteur, d’un rédempteur, d’un libérateur, d’un guide, d’un éclaireur et d’un sauveur62. Chaque état morbide de la condition humaine appelle une action de salut. Aveugles, les hommes ont besoin d’un docteur ; exposés aux peines éternelles, ils ont besoin d’un rédempteur, etc. Iacopo exploite à cet effet les ressources liturgiques de l’Avent, en associant à chacun de ces stades une des sept antiennes en Ô dans une orchestration lyrique qui ne manque pas d’impressionner63 : C’est parce que nous étions ignorants et que nous avions besoin d’être instruits par Lui, que nous gémissons ainsi, dès la première antienne : « Ô Sagesse, toi qui es sortie de la bouche du Très-Haut… viens nous enseigner la voie de la prudence. » Mais il ne nous serait guère profitable d’être instruits si nous n’étions rachetés ; nous demandons donc qu’Il nous rachète quand nous gémissons dans la seconde antienne : « Ô Adonai, chef de la maison d’Israël… viens, ouvre-nous les bras pour nous racheter. » Mais à quoi nous servirait-il d’avoir été instruits et rachetés, si nous demeurions captifs après le rachat ? Nous demandons donc à être libérés lorsque nous gémissons ainsi dans la troisième antienne : « Ô racine de Jessé… Viens nous libérer ; ne tarde plus. » Mais à quoi servirait-il à des captifs d’être rachetés et de bénéficier d’une libération, s’ils n’étaient pas effectivement délivrés de toute entrave, afin d’être maîtres d’eux-mêmes et de pouvoir aller librement où ils veulent ? Il nous serait de peu de profit qu’il nous rachetât et nous libérât, s’il nous maintenait enchaînés. Nous demandons donc à être délivrés de tous les liens du péché lorsque nous gémissons ainsi, dans la quatrième antienne : « Ô clef de David… Viens et libère de leurs prisons les captifs enchaînés qui croupissent dans les ténèbres et l’ombre de la mort. » Mais ceux qui ont longtemps séjourné en prison ont les yeux enténébrés et ne peuvent avoir claire vision ; c’est pourquoi il nous reste, après la libération, à recevoir la lumière, afin de voir où nous devons aller. Nous gémissons donc ainsi, dans la cinquième antienne : « Ô Orient, splendeur de lumière éternelle, viens et illumine ceux qui croupissent dans les ténèbres et l’ombre de la mort. » Mais à quoi bon avoir été instruits, totalement libérés de nos ennemis, puis ramenés à la lumière, si nous devions être sauvés ? C’est pourquoi nous demandons à être sauvés dans les deux antiennes suivantes, en

62 Trad. Boureau, p. 6-7 ; éd. Maggioni, cap. i, p. 12-13, § 4. 63 CAO, vol. iii, no 4081, 3988, 4075, 4010, 4050, 4075 et 4025. Cf. A.-G. Martimort, L’Église en prière. Introduction à la liturgie, Paris, 1983, t. iv : « Ces antiennes, que l’Église Romaine chantait déjà au temps de Charlemagne, ne sont pas seulement une synthèse du plus pur messianisme de l’Ancien Testament : à travers les images anciennes de la Bible, elles énumèrent les titres divins du Verbe Incarné et leur Veni est porteur de toute l’espérance actuelle de l’Église. En elles la liturgie de l’Avent atteint sa plénitude. » (p. 110).

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disant : « Ô Roi des nations… viens sauver l’homme que tu as formé à partir du limon. » Puis : « Ô Emmanuel… viens, Seigneur, notre Dieu, pour nous sauver. » Dans la première nous demandons le salut des nations. C’est pourquoi nous disons : « Ô Roi des nations. » Dans la seconde, nous demandons le salut des juifs, à qui Dieu avait donné sa loi. C’est pourquoi nous disons : « Ô Emmanuel, toi notre guide et législateur… »64. Se met ici en place un montage particulièrement raffiné, qui articule d’abord à chaque maladie un remède, puis à chaque remède une antienne ainsi qu’un remède aux effets plus puissants et plus profonds. Le compilateur explicite de la sorte la relation de nécessité qui lie chacun de ses états, au sein d’une série d’avancées graduelles, que l’on peut schématiser ainsi : O Sapientia que ex ore altissimi prodisti… veni ad docendum Ignorantes O Adonai et dux domus Israel… veni ad redimendum Obligati O Radix Jesse… veni ad liberandum penis eternis Servi dyaboli O Clavis David… veni et educ vinctum de domo Peccati vincti O Oriens… veni et illumina Obvoluti O Rex tenebris gentium, veni salva hominem, O Emmanuel, veni ad salvandum Exules a patria Doctor Redemptor Liberator Eductor Illuminator Salvator

Le passage est construit sur un approfondissement graduel du salut de l’homme (si l’on est instruit, il faut aussi être racheté, puis libéré, etc.). Cela est d’autant manifeste que les initiales des antiennes (S, A, R, C, O, R, E) placées en acrostiche et lues de manière régrédiente (de la dernière à la première) laissent apparaître la phrase « ero cras », « je serai là demain »65 : pour peu qu’on sache lire à rebours le temps humain, l’attente tend donc vers la certitude de sa résolution. La linéarité des syntagmes liturgiques se trouve ainsi traversée orthogonalement par un message crypté annonçant une venue. Chaque antienne est de la sorte un palier qui marque une conscience à chaque fois plus claire de l’imminence de la venue du Christ et préfigure un événement qui la dépasse. À la diagonale du texte, une nouvelle

64 Éd. Maggioni, cap. i, p. 13, § 25-37 ; trad. Boureau, p. 7. 65 Cf. la notice du chapitre de l’Avent, dans trad. Boureau, p. 1067, note 9.

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parole surgit à proprement parler, telle l’armature garantissant la solidarité entre les montants d’une échelle du salut que le chant liturgique s’attache à suggérer et à gravir. Même si on lui doit ici de lui restituer son lyrisme et sans doute sa force spirituelle, ce n’est pas déshonorer ce grand compilateur qu’est Iacopo da Varazze que de supposer qu’un tel montage des antiennes dans ce scénario de la rédemption n’est pas de sa composition et puise à une source antérieure. Les différents éditeurs de la Légende dorée n’ont pas réussi à identifier la source où Iacopo da Varazze a puisé cette matrice liturgique de l’Avent. Alors même que, quelques années après l’archevêque génois, Guillaume Durand dans son Rationale divinorum officiorum réalise lui aussi un commentaire liturgique sur ces antiennes de l’Avent66, la recherche de la source de la Légende dorée dans les traités de liturgie qui lui sont antérieurs s’avère infructueuse67. C’est en réalité du côté de la prédication, et bien des années avant l’activité de Iacopo da Varazze, que l’on retrouve trace de ce scénario antiphonaire de l’Avent. Jean de La Rochelle injecte en effet ce chant de l’attente dans l’arborescence de l’un de ses sermons de l’Avent. Ce même sermon se trouve par ailleurs dans un manuscrit déjà étudié ici, d’origine franciscaine et conservé à Assise, qui a la remarquable caractéristique d’adapter un homéliaire complet et organisé en fonction de la Légende dorée auquel il s’associe68. Cette trame désirante au lyrisme contrôlé était donc déjà disponible avant 1245, date de la mort de Jean de La Rochelle. Le sermon du théologien franciscain se construit en quatre parties, pour répondre à la question de savoir qui attendait le Seigneur. Les anges désiraient la venue du Seigneur en tant que docteur et instructeur, les rois et les prophètes y voyaient un rédempteur et un libérateur, les hommes restés dans les limbes en attendaient qu’il

66 « Quarto, quia ipse antiphone notant desiderium, tam antiquorum patrum expectantium primum Salvatoris adventum quam modernorum expectantium secundum. Omnes ergo sunt secundi toni, in signum quod secundum expectamus adventum. Et adverte quia ille que habent in principio verba pertinentia ad divinitatem pertinent ad eos qui expectant primum, ut ‘O Sapientia’ et ‘O Adonay’. Adonay autem interpretatur Dominus, quia dominatur cuncte creature, vel quia omnis creatura dominatui ejus servit. Ille vero que habent verba pertinentia ad humanitatem pertinent ad expectantes secundum, ut ‘O Radix Yesse’ et ‘O Clavis David’. Sunt etiam quedam que utrique conveniunt, ut ‘O Rex gentium’, nam Dei Filius dicitur rex secundum divinitatem, juxta illud : Deus judicium tuum regi da etc. ; et etiam secundum humanitatem, juxta illud : Domine in virtute tua letabitur rex etc. » (Guillaume Durand, Rationale divinorum officiorum, éd. A. Davril et T. M. Thibodeau, Turnhout, 1998 (CCCM 140A), 6, 11). 67 Les recherches s’avèrent infructueuses dans les principales ressources liturgiques mobilisées par Iacopo da Varazze : Amalaire de Metz, Liber de ordine antiphonarii, Opera liturgica omnia, éd. J. M. Hanssens, t. iii, Cité du Vatican, 1950 (Studi e testi 140) ; Sicard de Crémone, Mitrale, PL213, col. 437-539 ; Jean Beleth, Summa de Officis Ecclesiasticis, éd. H. Douteil, Turnhout, 1976 (CCCM 41-41A) ; Prévostin de Crémone, Tractatus de Officis, éd. J. A. Corbett, Londres, 1969, i, 4. 68 Assise, Biblioteca del Sacro Convento, 535, fol. 80rb-81va ; RLS iii, p. 703, 2. Cf. J.-D. Rasolofoarimanana, « Étude et édition des sermons de l’Avent de Jean de La Rochelle O.M. (3 février 1245) », Archivum Franciscanum Historicum, 98/1-4 (2005), p. 41-149.

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restaure et illumine ; quant aux Juifs et aux Gentils, ils espéraient un sauveur69. Jean de La Rochelle distribue alors les antiennes dans ces quatre parties du sermon et explique pourquoi l’Église les chante70. La ressemblance est cependant plus frappante encore entre le chapitre de l’Avent de la Légende dorée et un sermon que Federico Visconti prononce à Noël (in Natali Domini) devant Sinibaldo Fieschi, dont il est chapelain et qui est appelé à accéder au trône de saint Pierre comme le futur Innocent IV (en 1243)71. Cette convergence entre le légendier dominicain, le sermon du prélat pisan et celui du maître franciscain tend à orienter notre enquête non seulement avant les années 1240, mais aussi vers Paris, où Jean de La Rochelle exerça une influence dans l’enseignement de la théologie à l’Université et où Federico Visconti s’est formé à la faveur de deux séjours d’étude, comme en témoigne son goût pour les maîtres qui exercent dans la capitale capétienne. Plus encore que Paris, c’est du côté du couvent des frères prêcheurs de Saint-Jacques que l’on doit regarder, et tout particulièrement du côté de l’exégèse de Hugues de Saint-Cher dont Federico Visconti admirait le tranchant72. En inspectant la version longue de la Postille mise au point par le futur cardinal dominicain, on retrouve ainsi la source exacte de Federico Visconti et par conséquent celle que Iacopo da Varazze a pu se procurer par l’entremise du réseau de l’ordre des frères prêcheurs. Le raisonnement d’Hugues de Saint-Cher est le suivant : les Pères ont attendu le Seigneur, sous les traits d’un doctor, d’un redemptor, d’un liberator, etc. (Primum Patres expectabant Dominum ut Doctorem, … ut Redemptorem… ut Liberatorem…). Le tableau suivant permet de comparer les présentations de la première antienne respectivement par l’exégète dominicain, le prédicateur pisan et l’archevêque de Gênes.

69 « Desideratus a superioribus fuit, a prioribus, ab inferioribus, a posterioribus. ¶ A superioribus, scilicet angelis ut doctor et instructor. ¶ A posteriobus scilicet regibus et prophetis, ut redemptor et liberator ; ¶ ab inferioribus et ab illis qui erant in limbo, ut reductor et illuminator ; ¶ a posterioribus, Iudeis et gentibus ut saluator. » ( J.-D. Rasolofoarimanana, « Étude et édition des sermons de l’Avent de Jean de La Rochelle O.M. († 3 février 1245). Œuvres inédites », p. 87-88). 70 « Desiderabant enim sapientiam, quam exprimit ecclesia cum cantat : ‘O sapientia, quæ ex ore altissimi prodisti a fine usque ad finem attingens. Veni ad docendum nos viam prudentie’. Prudentia, qua docentur angeli per Verbum dei est via redemptionis, que ignota erat eis ante incarnationem […]. » ( J.-D. Rasolofoarimanana, « Étude et édition des sermons de l’Avent de Jean de La Rochelle O.M. († 3 février 1245). Œuvres inédites », p. 88). 71 « Et ibi notandum quod antiqui patres exspectabant Jesum Christum ante primum adventum, non tantum ut redemptorem, sed etiam septem modis qui per septem antiphonas que cantantur ante Natale Domini exprimuntur […]. Primo expectabant eum suavem idest pacificum doctorem suum : pacificum quoad vite sue ingressum, unde, ipso nato, cantaverunt angeli : Gloria in excelsis Deo ; doctorum quoad vite sue progressum, Os. X (10, 12) : Tempus requirendi Dominum, cum venerit qui docebit vos justitiam ; Jœl II (2, 23) : Dabit nobis doctorem justitie. Idcirco prima incipit : ‘O Sapientia’, et sequitur ‘suaviter disponens omnia, veni ad docendum nos’ » (Les Sermons et la visite pastorale de Federico Visconti, archevêque de Pise (1254/1257-1277), éd. N. Bériou, Rome, 2001 (Sources et documents d’histoire du Moyen Âge 3), Sermon xv, 6, p. 461). 72 L’influence intellectuelle de l’exégète dominicain sur Federico Visconti est étudiée par N. Bériou, « Federico Visconti, disciple de Hugues de Saint-Cher », dans Hugues de Saint-Cher († 1263), bibliste et théologien, éd. L.-J. Bataillon, G. Dahan et P.-M. Gy, Turnhout, 2004 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge 1), p. 253-272.

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Hugues de Saint-Cher

Federico Visconti

Iacopo da Varazze

Et notandum, quod antiqui Patres expectabant Dominum. Primo ut Doctorem. Osee 10 d. Tempus autem requirendi Dominum cum venerit : qui docebit vos justitiam. Unde quasi jam post adventum ejus dicit Jœl 2 f. Exultate et lætamini in Domino Deo vestro : quia dedit vobis Doctorem justitiæ. Hoc primum desiderium exprimitur in adventu, in primo O, quod est, O Sapientia : Ubi habetur in fine : Veni ad docendum nos viam prudentiæ. Et sumitur in Luca 1 g. ubi dicitur Ad dandam scientiam salutis plebis ejus, etc. Hoc autem primum O sumitur de Ecclesiastici 24 a73.

Et ibi notandum quod antiqui patres exspectabant Jesum Christum ante primum adventum, non tantum ut redemptorem, sed etiam septem modis qui per septem antiphonas que cantantur ante Natale Domini exprimuntur […]. Primo expectabant eum suavem idest pacificum doctorem suum : pacificum quoad vite sue ingressum, unde, ipso nato, cantaverunt angeli : Gloria in excelsis Deo ; doctorum quoad vite sue progressum, Os. X (10, 12) : Tempus requirendi Dominum, cum venerit qui docebit vos justitiam ; Jœl II (2, 23) : Dabit nobis doctorem justitie. Idcirco prima incipit : « O Sapientia », et sequitur « suaviter disponens omnia, veni ad docendum nos. »

Quia igitur ignorantes eramus, ideo ab ipso doceri indigebamus et ideo statim in prima antiphona clamamus : « O Sapientia que ex ore altissimi prodisti, etc. Veni ad docendum nos viam prudientie. »

73 Cf. Postilla Hugonis de Sancto Charo, vol. ii, p. 103, col. 2 (Psaume xxxviii). Voici la suite du commentaire d’Hugues de Saint-Cher : « Secundo expectabant eum, ut Redemptorem. Psalm. 110. Redemptionem misit Domino populo suo. Bursa, in qua reposita fuit ista redemptio, fuit Beata Virgo : Et significatur in secundo O, quod est, O Adonai. Et sumitur in Judith ultim. c. Qui Moysi in igne flammæ rubi apparuisti : Ecce redemptio in bursa : Unde subjungit : Veni ad redimendum nos in bracchio extento. Tertio ut Liberatorem a Limbo. Zach. 9. c. Tu vero in sanguine Testamenti cui eduxisti vinctos de lacu, in quo non erat aqua. Quod significatur in tertio O, quod est, O radix Jesse. Et sumitur in Isa. 11. a. Et in fine subjungitur : Veni ad liberandum nos, etc. Quarto ut Liberator ab carcere peccatorum. Threnorum. 3. f. Lapsa est in lacum anima mea : posuerunt super me lapidem. Hoc desiderium exprimitur in quarto O, quod est, O clavis David : Et sumitur in Isa. 22. g. Et subjungitur ibi : Veni, et educ vinctum de domo carceris, sedentem in tenebris, et in umbra mortis : Et sumitur in Isa. 42. b. Ubi dicitur : Dedi te in fœdus populi, et in lucem Gentium ; ut aperires oculos cæcorum, et educeres de conclusione vinctum, de domo carceris sedentes in tenebris. Quinto, ut illuminatorem cordium. Luc. 2. e. Quod parasti ante faciem omnium populorum, lumen ad revelationem gentium, etc. Hoc exprimitur in quinto O, quod est, O Oriens : et sumitur in Zacch. 6. d. Et ibi subditur : Et splendor lucis æternæ. Et sumitur de Sapient. 7. d. Et subjungitur : Veni, et illumina sedentes in tenebris, et in umbra mortis : Et sumitur in Isa. 9. a. Psalm. 111. Exortum est in tenebris lumen rectis corde. Sexto, ut Protectorem contra hostes. Isa. 19. b. Mittet eis Salvatorem, et Propugatorem, qui libereret eos : Hoc petitur in sexto O, quod est : O Rex gentium : Et subjungitur : Et desideratus eorum. Et sumitur de Aggai ultim. b. Et in fine dicitur : Veni salvare hominem : etc. Sicut ergo antiqui Patres Dominum expectaverunt venturum in carne ; ita et nos expectamus venturum ad judicium, ut Remuneratorem et Salvatorem : Quod petimus in septimo O, quod est, O Emanuel, rex, et legifer noster, etc. Veni ad salvandum nos, etc. »

Chapitre 5 : Les Légendes dorées ou comment s’entretenir avec les saints ?

De là, plusieurs résultats méritent d’être relevés. En premier lieu, on mesure comme Federico Visconti désigne de manière univoque sa source exégétique, en reprenant in extenso deux références scripturaires aux livres prophétiques (Os., 10 ; Ioel, 2) comme le fait exactement Hugues de Saint-Cher. En second lieu, on n’avait jusque-là aucune trace tangible de la convocation de la Postille de l’exégète dominicain dans la Légende, alors même que sa forte influence sur les générations suivantes de frères prêcheurs est désormais bien connue et documentée74. On doit donc ajouter la Postille du dominicain parisien au contingent imposant de sources avec lesquelles Iacopo da Varazze travaillait et ne pas exclure sans doute non plus le Commentaire aux Sentences de ce dernier. En troisième lieu, on aperçoit non seulement les sources du compilateur génois, mais on mesure aussi tout son effort de réécriture. En ponctionnant l’essentiel de l’armature du développement de la Postille, l’archevêque de Gênes cherche à mettre en sourdine le ton docte de l’exposé doctrinal et à conférer davantage de fluidité et de vivacité à cette partition, en effectuant une éloquente modulation énonciative. Sur l’exposé de chaque antienne, Iacopo da Varazze procède à deux opérations par rapport à la source exégétique. D’une part, là où Hugues de Saint-Cher sature son exposé de références scripturaires, le dominicain ligure allège sa source de ces explications digressives qui cassent la trame scénaristique du salut et étouffent le chant liturgique de l’attente. D’autre part, là où l’exégète utilise un passif impersonnel relativement déssèchant, Iacopo extrait et généralise la première personne du pluriel issue des antiennes. Ces antiennes à la grande force lyrique et incantatoire étaient chantées aux vêpres des derniers jours de l’Avent. Pour conserver la vitalité de cet usage, il ne cite pas les antiennes dans leur intégralité et ne conserve qu’une même ossature syntaxique qui renforce l’impression litanique et met en valeur l’attente propitiatoire d’une venue : O + vocatif, épithète du vocatif, […] impératif de venire, etc. En réaménageant et en épurant le texte des antiennes, le compilateur s’affaire ici à renforcer le double sentiment d’attente et d’imminence. Il renforce de la sorte une structure énonciative d’interlocution et d’interpellation (Veni ad nos), pour mobiliser par un effet plus participatif et inclusif son lectorat en vue d’un chant déclamé à l’unisson. L’emprunt de Iacopo s’investit, en contexte hagiographique, qui plus est au seuil du légendier, d’une signification spécifique résonnant dans l’ensemble du recueil : le compilateur opère la fusion entre le chant, l’interprétation et le récit, entre la liturgie, l’exégèse et l’histoire. L’hagiographie appartient, on le sait, à l’écriture de l’histoire. Ce qui la distingue des autres genres historiographiques, et le compilateur dominicain montre là qu’il l’a fort bien compris, c’est qu’indissociable d’une compréhension exégétique du temps, elle indique, par une tension désirante, la destination et la finalité des trajectoires dont elle rend compte dans un chant du salut. Enfin – et c’est l’essentiel pour la présente démonstration – derrière le recadrage énonciatif de l’exposé doctrinal au sein d’une dramaturgie lyrique de l’attente, on est en mesure d’entrapercevoir,

74 L.-J. Bataillon, « L’influence de Hugues de Saint-Cher », dans Hugues de Saint-Cher († 1263), bibliste et théologien, p. 497-502.

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Troisième partie : La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles

avec le manuscrit d’Assise qui assemble à la Légende dorée un sermon de Jean de La Rochelle sur les antiennes de l’Avent, l’ampleur de la chaîne de traitement textuel, qui draine et réélabore des sources, depuis l’exégèse jusqu’à la prédication, en passant par le cadre hagiographique.

Comment domestiquer le temps ? Loin d’être immédiatement satisfaite, la tension désirante propre à la période de l’Avent suppose, tout autant que les prières adressées aux saints, de canaliser l’impatience dans l’attente et d’entretenir la confiance dans l’intercession. On peut lire dans la Medicina del Cuore de Domenico Cavalca qui fait suite à un légendier volgarizzato partiellement tiré de la Légende dorée (Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Chigiani, L.V.175, fol. 196ra-273vb) que l’impatience est une infirmité si grave qu’elle tue l’âme et que c’est au contraire seulement par la patience que l’homme a la pleine et entière possession de son âme75. Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’une œuvre en forme de calendrier liturgique commence avec le chapitre de l’Avent par une scène de Jugement dernier, pas davantage qu’un fidèle puisse entrer dans une église en passant sous un tympan qui représente la même scène. Le Jugement dernier n’est pas en lui-même une borne située à la limite extrême de la ligne du temps, il représente plutôt un point de vue à partir duquel réévaluer le présent, une perspective d’où chacun se ressaisit, conscient qu’il est comptable de ses propres actes. Dans le cadre temporel défini par la Légende dorée, la vita præsentis forme une communauté temporelle unifiée par cette perspective universelle du Jugement. À l’aune de ce point de vue, quand bien même appartenant à des époques différentes, tous les hommes sont contemporains, quand bien même ils appartiennent à des époques différentes ; et ils sont contemporains, dans la mémoire et dans l’attente, d’un double événement sacré (passé et à venir). La misère de la condition humaine l’exige, et Iacopo da Varazze la représente précisément de la sorte dans son légendier : de part et d’autre d’un présent fait de tribulations se répondent un passé lacéré par le péché et un futur qui suscite la crainte. Iacopo da Varazze lui-même en livre en tête de l’un de ses sermons sur le verset Jean 10, 11 (Ego sum Pastor Bonus) une synthèse efficace : Dans la vie présente, nul ne doit chercher les louanges, venant ni de soi-même, ni d’un autre. La raison en est que si l’on songe à son passé, on verra de nombreux événements, dont on doit tirer de la peine ; si l’on pense à l’avenir, on verra sur le point de se présenter des événements que l’on doit redouter ; si l’on pense au présent, on trouvera beaucoup de moments de faiblesse, qui méritent honte et humiliation. Comment l’homme doit-il donc se louer et

75 Domenico Cavalca, Medicina del Cuore, prologo, p. 1-2.

Chapitre 5 : Les Légendes dorées ou comment s’entretenir avec les saints ?

chercher les louanges, lui qui se cause tant de peine, de crainte et de honte (ou d’humiliation)76 ? Le constat implacable s’impose d’une condition humaine foncièrement misérable et déficiente, dans les trois dimensions du temps (hier, aujourd’hui et demain). La pastorale est aiguillée par l’attente d’une libération, à mi-chemin entre l’espoir qu’elle suscite et la crainte de ne pas y accéder qui la tiraille incessamment, bref par une historicité tournée vers une fin des temps. Alors même que les prophètes ne viennent pas fournir les rangs du personnel de la Légende dorée, c’est dans une telle perspective que l’on peut comprendre la greffe de textes à caractère prophétique à la suite du légendier. Un manuscrit de la Biblioteca Nazionale di san Marco de Venise (125, Lat. IX, 9) adjoint à la Légende (fol. 1r-88r), une Vie de sainte Eugénie (fol. 89r-96r) (BHL 2666), la prophétie intitulée Vaticinum Sibillæ Erithreæ (fol. 96v-99r), ainsi qu’un sermon élaboré par un ermite de Saint-Augustin sur les sybilles et les prophètes qui ont annoncé l’Incarnation (fol. 99r-100r). L’ensemble du manuscrit forme un système de figuration cherchant à articuler le temps entre les deux Avents du Christ. Le récit du Vaticinum propose une relecture cryptée de l’histoire par le biais d’un bestiaire symbolique et balaie cette dernière depuis la chute de Troie et la fondation de Rome jusqu’à la fin des temps : ainsi des figures temporelles comme Constantin ou Charlemagne, dépeints sous les traits de lions77, ainsi de l’empereur Frédéric symbolisé par un aigle78, ainsi des papes figurés par des coqs79, etc. Reste pourtant que ces figures temporelles, aussi impressionnantes qu’elles paraissent, s’effaceront derrière la figure de Agnus Dei – désignation traditionnelle, depuis l’Apocalypse de saint Jean, du Christ, comme figure de l’innocence sacrifiée, de la rectitude et de la justice. Son premier Avent comme agneau céleste a lieu à l’époque où deux lions fiers et courageux, César et Pompée, s’affrontent, avant qu’un taureau porteur de paix, Octave, ne mette

76 Iacopo da Varazze, Sermones aurei, éd. cit., t. i, Dominica ii. post pascha. sermo i. Qui verus pastor, qui mercenarius, qui lupus, et quæ oves, complectens, p. 117 ; cf. RLS, t. iii, « Jacobus de Voragine », p. 226, no 65 : « Ego sum Pastor bonus. In præsenti vita nullus debet seipsum laudare, nec velle laudari ab alio ; Et ratio est, quia si cogitat tempus suum præteritum, videbit quod multa fecit, unde debet dolere : si futurum, videbit imminere multa, unde debet timere : si præsens, inveniet multos in se defectus, pro quibus debet erubescere et se humiliare. Quomodo igitur homo debet se laudare, et velle laudari, qui habet causam tanti doloris et timoris et ruboris sive humiliationis ? ». 77 Pour la figure de Constantin : « Venient autem dies, quibus uirtus mundationis illustretur in aquis, et leo monarchus convertetur ad agnum, qui orbem illustret et regna subvertat. » (Venise, Biblioteca Nazionale di San Marco, Lat. IX, 9 (125), fol. 96v ; « Italienische Prophetieen des 13 Jahrhunderts I », éd. O. Holder-Egger, Neues Archiv, no 15 (1889), p. 155-173, ici p. 160) ; pour la figure de Charlemagne : « Porro leo fortissimus ab occidente rugiet coloris celestis, maculatus auro, cuius capita V pedesque quingenti. Irruetque in bestiam et conteret uires eius. Caudam vorabit bestie, pedes et capud omnino non ledet. Hinc morietur leo, hinc confortabitur bestia, regnabit et vivet, usque dum abhominatio veniat. Etc. » (ms. cit. fol. 97r ; éd. cit., p. 163). 78 Pour Frédéric Barberousse : « Et veniet aquila habens capud unum et pedes LX, cuius color sicut pardi, pectus sicut vulpis, et cauda sicut leonis, et dicet : ‘pax’, ut pacifice capiat. » (ms. cit. fol. 97v ; éd. cit., p. 165). 79 À l’instar de saint Sylvestre : « Gallus ovis accubans modicis leonis spolio vestietur, nigrum convertetur in rubrum. » (ms. cit. fol. 96v ; éd. cit., p. 160).

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fin à leurs désordres80. Cependant l’important dans cette figure inoffensive de l’agneau demeure que, prenant le dessus sur ce bestiaire politique des violences temporelles, elle se charge de conduire à l’unification de son troupeau : Après l’abomination [de l’Antéchrist], sera révélée la vérité et sera connu l’agneau auquel les lions et les royaumes se soumettront ; et tous les enfants de la terre seront rassemblés, pour ne former qu’un seul troupeau mené par une seule houlette ; et ce temps sera doux81. Mais avant d’espérer une telle unité, la prophétie se doit de s’achever sur la scène du Jugement dernier, où l’agneau apparaît en figure vengeresse et inflexible, sur son trône de terreur, pour discriminer les mérites des péchés et juger les bons élevés à sa droite et les méchants abandonnés au gouffre des enfers82.

Comment réduire le temps purgatoire ? Tels qu’ils sont évoqués dans la fresque des temps dépeinte sous la coordination de Iacopo da Varazze, ces sentiments mêlés d’incertitude et d’angoisse dans les tribulations de l’existence ne trouvent sans doute pas de meilleure caisse de résonance que dans l’espace-temps du Purgatoire. D’un tel lieu, aussi officiel et codifié soit-il, surgissent des interrogations légitimes qui vont agiter la théologie scolastique à partir du xiiie siècle : est-il un lieu de passage et une médiation nécessaire à l’accès au salut ? Est-il au contraire un obstacle qui s’interpose entre l’homme et un Dieu et qui cristallise un éloignement du divin ? Le purgatoire est lourd d’enjeux d’un point de vue pastoral, parce qu’il « introduit une intrigue dans l’histoire individuelle du salut […] [qui] se poursuit au-delà de la mort »83 – une intrigue d’autant plus mobilisatrice qu’elle se refuse précisément au regard, tout en ménageant la possibilité de l’infléchir et de peser sur elle par les suffrages aux morts. Dans une position tout à fait orthodoxe, Iacopo da Varazze en expose avec force méticulosité la mécanique dans le chapitre de la Commémoration des morts, à la suite de celui de la Toussaint. Il est toutefois intéressant de noter que pour Iacopo da

80 « Exinde duo leones fortissimi aput campos Emathios concertabunt, unusque superrrugiet altero devorato. Inde taurus pacificus sub leoni mugitu mundi climata sub tributo concludet. Cuius diebus agnus celestis veniet de quo inferius distinguemus. » (ms. cit. fol. 96v ; éd. cit., p. 159). 81 « Et post abhominationem revelabitur veritas, cognoscetur et agnus, cui leones et regna colla submittent ; et erunt universi terrigene convenientes in unum, ut unum ovile subeant et virga regantur in una ; et modicum tempus erit. » (ms. cit. fol. 97r ; éd. cit., p. 163). 82 « Tunc apparebunt cuncti reges et principes et videbunt agnum in throno terribili, ut retribuant universis, hec erit divitis inopisve discretio, set examinatio meritorum. Tunc scelera patefient, tunc timor et tremor horrorque voraginis, que demonstrabitur in vindictam, concutiet universos, ut dentibus strideant et oculis lacrimentur. Extendentque manus ad preces, nec erit agnus flexibilis, set horribilis in vindictam. In conspectu eius ignis et tonitrua, merita cum peccatis ; a dextris eius benedictio, maledictio procedet a leva. Iudicabit autem bonos et malos, ut illos sursum elevet, hos autem in sortem demonum voret avernus. » (ms. cit. fol. 99r ; éd. cit., p. 173). 83 J. Le Goff, La Naissance du purgatoire, Paris, 1981, p. 390.

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Varazze, le Purgatoire constitue moins un espace qu’une situation et une orientation dans la dimension du temps : Car la certitude de ceux qui se trouvent dans la patrie céleste est sans attente ni crainte : ils n’attendent pas cette vie future, puisqu’elle est bien présente pour eux, pas plus qu’ils ne craignent de la perdre plus tard. Quant à la certitude de ceux qui sont en chemin, elle est de nature inverse. Or la certitude de ceux qui se trouvent au purgatoire est d’un degré intermédiaire. En effet, elle se mêle à une attente, puisqu’ils sont en attente de la vie future, et elle est dépourvue de crainte, puisqu’ils savent qu’ils ne peuvent plus pécher, du fait que leur libre arbitre a été affermi. Ils ont encore une autre consolation, quand ils croient que des secours leur sont adressés84. Selon le degré de progression sur le chemin qui mène à la Patrie Céleste, le rapport au temps du fidèle varie. L’individu qui appartient encore à ce monde est travaillé par une incertitude fondamentale : son futur, loin d’être acquis, suscite la crainte, parce que son passé comme son présent demeurent foncièrement fragiles et appellent confession, contrition et miséricorde. Inversement, les habitants de la Patrie Céleste connaissent un sentiment de certitude absolue quant à leur avenir, précisément parce qu’acquis, le futur est coextensif à leur présent. Le Purgatoire se trouve dans une situation intermédiaire, tant géographique que temporelle : s’il n’y a plus lieu de trembler de son passé, ni de son présent, le fidèle est tout en tension vers le futur du salut, plongé dans l’attente que s’achèvent les rudes épreuves de la purgation, qui s’interposent entre lui et sa rédemption. Par la forme même du raisonnement qu’il adopte, Iacopo da Varazze exemplifie et rend justice à la situation spécifique du Purgatoire : il définit ce lieu, comme un milieu entre le point de départ et la destination, c’est-à-dire à la fois comme un lieu de transit entre deux extrémités dont il se distingue et comme un point de contact qui emprunte à chacune d’entre elles85. Il n’est qu’une simple différence de degré entre la disposition psychologique propre au Purgatoire et la certitude garantie dans la Patrie céleste. Il n’en reste pas moins qu’une forme d’attente traverse le Purgatoire, non sans air de famille avec l’attente d’ici-bas. Iacopo da Varazze cherche ainsi à qualifier le Purgatoire à la fois comme un point de passage et un seuil d’attente qui lient et séparent ici-bas et au-delà. Cette absence de solutions de continuité semble être plus largement la condition de possibilité d’une commune mesure entre l’ici-bas et le purgatoire : autrement dit,

84 Trad. Boureau, p. 903-904 ; éd. Maggioni, cap. clix, p. 1116, § 44-49. 85 Pour affirmer ce statut intermédiaire du Purgatoire, le Miroir des curés puise à la Somme Le Roi et recourt à d’autres procédés en superposant trois distinctions : enfer/purgatoire/paradis ; douleur/peine/joie ; péché mortel/péché véniel/bonnes œuvres. « En infer verras tu plus de doleurs que on ne porroit deviser. En purgatore plus de paine que on ne pouroit endurer. En paradis plus de ioies que on ne porroit desirer. Enfers t’enseignera comment dieux venge pechie mortel. Purgatore te monstrera comment dieu venge pechie veniel. En paradis tu verras vertus et bonnes euvres comment elles sont guerredonnees haultement. » (Cambrai, Bibliothèque Municipale, 210, fol. 12rb ; Frère Laurent, La Somme le Roi, chap. 40, p. 175-176, § 55-60).

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non seulement les secours et les suffrages offerts ici-bas sont efficients et effectifs dans le Purgatoire, mais qui plus est, obéissent à une certaine proportionnalité. Si le temps humain et le temps purgatoire ne sont pas par conséquent incommensurables, il est possible de maîtriser et de dicter un tempo à ce dernier, en vertu d’une rationalité liturgique que Iacopo da Varazze expose en ces termes : Pour la constitution de ces secours, l’Église a coutume d’observer une triple série numérique de temps : le septième jour, le trentième jour et l’année ; la raison en est donnée dans le Mitrale sur les offices. On observe le septième jour afin que les âmes parviennent au sabbat du repos éternel, ou bien afin que leur soient remis tous les péchés commis dans leur vie, qui se déroule selon un cycle de sept jours, ou encore afin que soient remis les péchés commis avec leur corps, qui est composé de quatre humeurs (le sang, la bile noire, le flegme et la bile jaune) et leur âme, qui est composée de trois puissances (la mémoire, l’intellect et la sagesse ou volonté). On observe le trentième jour, parce que le nombre trente multiplie la dizaine par trois, afin que soit purgé en eux tout ce qu’ils ont commis contre la foi en la Trinité et en transgression du Décalogue. On observe l’année, afin qu’ils puissent passer des années de calamité aux années d’éternité. De même que nous célébrons l’anniversaire des saints en leur honneur et pour notre profit, de même nous célébrons l’anniversaire des défunts pour leur profit et pour notre dévotion86. À l’échelle de la semaine, du mois et de l’année, un tempo de la purgation peut s’organiser et se fonder sur des réalités anthropologiques intangibles : le septénaire, le Décalogue, la Trinité, la quadruple composition humorale du corps et les trois facultés de l’esprit. Autant de cadres qu’une rationalité du comput, agile en additions et multiplications, investit pour chiffrer, quantifier et exposer le purgatoire à une régularité numérique. En somme, pour le domestiquer et consolider le lien entre les vivants et les morts et entre l’ici-bas et l’au-delà, « s’installe un temps variable, mesurable et plus encore manipulable »87. Il n’en reste pas moins qu’une incertitude travaille foncièrement le temps présent, au point de former la fibre même de l’existence mondaine, acculée entre un passé accusatoire, un présent faillible et un futur à conquérir. Cette incertitude muera en une inquiétude fébrile, pour ne pas dire une angoisse incandescente que manifesteront plus tard le caractère obsessionnel des messes et la démultiplication frénétique des suffrages qu’a étudiés Jacques Chiffoleau précisément comme les symptômes paradoxaux d’un lien de plus en plus ténu et désenchanté entre l’humain et le divin et d’une solidité éprouvée des mécanismes d’intercession88. 86 Éd. Maggioni, cap. clix, p. 1126-1127, § 197-201 ; trad. Boureau, p. 912-913. 87 J. Le Goff, La Naissance du Purgatoire, p. 391. 88 Cf. J. Chiffoleau, « Sur l’usage obsessionnel de la messe pour les morts à la fin du Moyen Âge », dans Faire croire, p. 235-246 ; « Ce qui était en cause en effet dans les très nombreuses mesures prévues par les testaments, ce n’était pas seulement la construction et l’entretien d’une memoria, si importante socialement […]. C’était aussi et peut-être surtout la capacité des rites à donner aux morts un avenir enviable (le Paradis, une sortie rapide du Purgatoire), à leur assurer le salut par les œuvres et donc

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Toujours est-il que le temps présent, minée par une incertitude essentielle, est propice à l’interrogation. Il n’est pas inutile à cet égard d’inspecter le ms. 383 (453) de la Bibliothèque Municipale de Lille (provenant du chapitre cathédral de SaintPierre de Lille) et les traces écrites qu’il a laissées au bord extérieur du légendier. Le copiste intercale en effet entre le plan du légendier et le légendier lui-même une courte quæstio sur l’action des démons dans le Purgatoire : sont-ils ceux qui infligent les peines ? La question mérite d’être posée, à des fins d’éclaircissements, pour fournir au prédicateur une position autorisée. Le copiste rend compte de deux opinions en présence, mais penche pour une réponse positive, s’accordant en cela à Iacopo da Varazze, pour qui « cette purgation et cette punition sont accomplies par les mauvais anges et non par les bons anges. » Ce type de quæstio, pour mineur et singulier qu’il paraisse, n’en exemplifie pas moins, et avec une certaine efficacité, l’ambiguïté du positionnement humain : tiraillé que l’on peut être entre un doute intrinsèque et le désir de maîtrise qui en découle, on peut déplacer le purgatoire sur le chemin qui sépare l’ici-bas du paradis. Ici, la quæstio, en corroborant la position du dominicain ligure qui fut aussi celle de son prédécesseur Étienne de Bourbon, contribue à accentuer encore l’« infernalisation du Purgatoire ».

Comment recomposer l’histoire ? Une rationalité du temps se met donc en place au sein des Légendes dorées, portée par une ambition de totalisation qui subordonne toutes les temporalités à la perspective ultime du Jugement et qui contribue à disposer les jalons d’une narrativité pastorale du salut. Dès lors, il est peu étonnant que, pour parachever ce travail de subordination des temporalités, le compilateur puisse avec une telle aisance insérer dans son légendier l’écriture historiographique de la chronique dans le chapitre de saint Pélage, dans lequel on reconnaît traditionnellement la chronique des Lombards. Il n’est pas nécessaire de revenir en détail sur la composition et le contenu de la chronique pélagienne. Stefano Mula a consacré à ce chapitre un article nécessaire et désormais indispensable à la bonne compréhension de la Légende dans son intégralité89. À part et presque singulière, la chronique des Lombards n’occupe en rien une position marginale. Bien au contraire, elle a même parfois provoqué une

à faire vivre encore des échanges profitables avec l’au-delà, à entretenir des liens forts avec Dieu, à soutenir la croyance dans l’économie du salut. » (La Comptabilité de l’au-delà. p. xxvii) ; « Même si l’on veut aujourd’hui ne pas les qualifier d’obsessionnelles, voilà sans doute pourquoi la réitération et l’accumulation incroyables des prières et des messes pouvaient à la fois manifester une sorte de triomphe de l’intercession et révéler, dans leur multiplication même, quelques doutes sur la nature et la sûreté des relations qu’elles étaient censées créer, sur la solidité des liens entre les hommes et les puissances célestes » (Ibid., p. xxxiv) ; cf. Idem, « Quantifier l’inquantifiable. Temps purgatoire et désenchantement du monde (vers 1270-vers 1520) », dans Le Purgatoire. Fortune historique et historiographique d’un dogme, éd. G. Cuchet, Paris, 2012 (En temps et en lieux 38), p. 37-71. 89 S. Mula, « L’histoire des Lombards. Son rôle et son importance dans la Legenda aurea », dans De La Sainteté à l’hagiographie, p. 75-95.

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requalification intégrale du légendier sous le titre de l’Historia Lombardica. C’est dire la centralité symbolique d’un tel chapitre qu’on considère pourtant souvent comme un excursus. De fait l’insertion de l’historiographie, de prime abord incongrue dans un légendier, ne constitue en rien une intrusion, si elle s’inscrit dans un projet global qui consiste à placer sous la tutelle du temps sacré un temps profane qui sonne foncièrement creux90. En effet, la Légende dorée imprime avec force, au regard de la pérennité du temps sacré, l’idée de la précarité et de la vacance de l’Empire, en disqualifiant la figure de Frédéric II resté sans successeur et dont la mort misérable semble implacablement découler de la destruction des églises à laquelle il s’adonne au fil de ses conquêtes91. C’est pourquoi une même logique, sous-jacente mais impérieuse, préside à l’écriture de l’histoire et à l’eschatologie dans la Légende : Iacopo da Varazze ne cherche toujours qu’à capter dans l’histoire des signes monstrueux, c’est-à-dire faisant l’annonce et la démonstration d’une vérité à venir. On lit, dans la chronique des Lombards, au cœur de la succession des Empereurs, des notations où se mêlent l’attente et l’inquiétude du compilateur, et qui vont des naissances d’un porcelet à face humaine, d’un poussin à quatre pattes, d’un monstre à deux corps (l’un humain, l’autre canin) jusqu’au dérèglement climatique et naturel (pluies de pierres carrées et nuées de corbeaux portant des charbons ardents et incendiant les maisons)92. 90 « L’histoire humaine n’est qu’une partie minime de l’histoire du salut, elle est instable et se clôt sur la vacance de l’empire. C’est sur la faillite de l’histoire humaine que s’achève la chronique pélagienne, mais non la Légende dorée. Iacopo da Varazze vivra encore longtemps après la réélection d’un empereur, mais c’est cette image qui reste gravée, ære perennius, dans son texte. Comme un bon publicitaire d’aujourd’hui, Jacques fournit à son public une image forte, et bien sûr forcée et partisane, qui véhicule au mieux l’idée qu’il faut avoir confiance dans le temps divin, et non dans le temps humain. » (S. Mula, p. 93) ; « Il s’agit donc non seulement d’un répertoire d’exempla, d’un recueil de vies de saints, de ce point de vue peu différent des ouvrages de ses prédécesseurs Jean de Mailly et Barthélemy de Trente, mais d’une œuvre historique, où l’histoire profane est soumise à l’histoire du salut, représentée non pas par une série d’épisodes fondamentaux, mais par les vies exemplaires des hommes et des femmes de Dieu. Comparée à l’histoire du salut, l’histoire des hommes ne donne qu’une piètre impression d’instabilité, symbolisée par les mots qui ferment le chapitre, ‘sedes imperii usque hodie vacat’. » (S. Mula, p. 95). Cf. trad. Boureau, p. 1041 ; éd. Maggioni, cap. clxxvii, p. 1282, § 406. Sur l’idée de la vacance de l’Empire, voir M. Schmidt-Chazan, « L’idée d’Empire dans le Speculum historiale de Vincent de Beauvais », dans Lector et compilator. Vincent de Beauvais. Intentions et réceptions d’une œuvre encyclopédique au Moyen Âge, p. 253-284. 91 Trad. Boureau, p. 677 ; éd. Maggioni, cap. cxix, p. 836, § 104-109. 92 Éd. Maggioni, cap. clxxvii, p. 1280-1281, § 362, § 364, p. 1281, § 389-390 ; trad. Boureau, p. 1039-1040. On peut se reporter à cet égard aux annotations que Claude Pirusset, un curé de la paroisse de Ceyzérieu, dans le diocèse de Genève, a apposées à un manuscrit de la Légende dorée conservé à Lausanne. À l’évocation d’une naissance monstrueuse racontée dans la chronique des Lombards, il ajoute ceci : « Dans la paroisse de Cully et de Béon, dans un village qui s’appelle château Cully, est né un corps qui avait deux têtes, quatre bras, quatre tibias, le sexe d’une femme. Le corps était divisé de la ceinture vers le bas et de la poitrine vers le haut. Il a été baptisé par le seigneur Monet, vicaire du seigneur Pierre régis, chanoine de Sion, l’an du Seigneur 1435, le cinquième jour de mai. Cet endroit se trouve en Savoie, dans le diocèse de Genève, dans le décanat de Ceyzérieu, près de Seyssel, à deux lieues en descendant vers le bas, à la fin de la montagne à droite. Le dit monstre a vécu pendant vingt heures ou un peu plus. Et ce fait a été vu par plusieurs hommes dignes de foi. Gl. Pirusset, curé de Céyzérieu, dans le diocèse de Genève, dans le décanat du même diocèse. » Cf. F. Morenzoni, « La Légende Dorée d’un curé du xve siècle du diocèse de Genève », Zeitschrift für schweizerische Kirchengeschichte, 98, 2004, p. 22.

Chapitre 5 : Les Légendes dorées ou comment s’entretenir avec les saints ?

Cette tendance à subordonner le temporel au spirituel et à intégrer l’anecdote au sein d’une logique historique globale semble expliquer qu’autour des Légendes dorées qui composent le corpus d’études, pullulent, non sans quelque régularité, des écritures historiographiques, ou tout du moins relatives à la notation d’événements historiques. Deux situations se présentent en la matière. Soit le copiste ajoute, au prix de quelques modifications et quelques recompositions, une œuvre préexistante : c’est ainsi que, dans un souci de compléter la chronique des Lombards, plusieurs manuscrits ajoutent, en tête ou en queue du volume, et non sans quelques altérations, une Chroniques des papes de Martin le Polonais (Tours, Bibliothèque Municipale, 1010, fol. 182ra-220v), une autre chronique des papes vulgarisée à partir de la chronique des Lombards, mais venant clore le manuscrit (Florence, Biblioteca Riccardiana, 1254, fol. 299va-305vb)93 ou une Chronologia de Pierre de Poitiers (Avranches, Bibliothèque Municipale, 166, fol. 5ra-10vb). Soit il s’agit de greffer autour du manuscrit des inscriptions à caractère historique moins calibrées et moins formatées, dans un spectre très large qui va de la chronologie (Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 549, fol. 162 ; Reims, Bibliothèque Municipale, 1385, fol. 331v et fol. 335v) à la notation d’événements historiques plus ou moins anecdotiques (Paris, Bibliothèque Mazarine, 1717, fol. 224ra-225va ; Arras, Bibliothèque Municipale, 872, fol. 276r-277v ; Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 549, fol. I ; Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534, fol. 254v). Que l’on se confronte à l’un ou l’autre cas, c’est toujours la façon d’inscrire le temps historique dans la Légende dorée qui se trouve mis en question. Un premier type de configuration textuelle consiste donc en l’adjonction de pièces préexistantes dans l’entité du recueil manuscrit. Un exemple simple peut se trouver dans le corpus des adaptations vernaculaires de la Légende : le manuscrit conservé à la Biblioteca Franzoniana de Gênes, à la côte 56, commence par un compendium historiographique narrant l’histoire du monde jusqu’à la naissance du Christ (fol. 1-89) qui semble préparer d’autant mieux son attelage à la Vie et aux Miracles de la Vierge Marie (fol. 89-124) et à un volgarizzamento ligure de la Légende

93 Cf. T. de Robertis et R. Miriello, I manoscritti datati della biblioteca Riccardiana di Firenze, Florence, 1999, no 42, p. 25. Cette version toscane de la Légende dorée, copiée entre 1394 et 1396 par Antonio di Guido Berti, a été éditée par Arrigo Levasti dans un travail peu fiable et très interventionniste d’un point de vue ecdotique : J. da Varagine, Legenda aurea. Volgarizzamento toscano del Trecento, éd. A. Levasti, 3 t., Florence, 1924-1926. Cf. S. Cerullo, « L’edizione critica del volgarizzamento toscano trecentesco della Legenda Aurea » ; Eadem, I volgarizzamenti italiani della « Legenda aurea », p. 119-138. Le manuscrit 1254 de la Riccardiana n’est qu’un témoin d’un volgarizzamento florentin du xive siècle dont on compte d’autres attestations plus ou moins complètes : Oxford, Bodleian Library, Canoniciano it. 267 ; Florence, Biblioteca Provinciale dei Frati Minori, Fondo Giaccherino, I.F.2 ; Sienne, Biblioteca Comunale degli Intronati, I.II.3 ; Oxford, Bodleian Library, Canoniciano it. 266 ; Florence, Biblioteca Riccardiana, 1276 ; Florence, Biblioteca Riccardiana, 1388 ; Venise, Biblioteca Nazionale di San Marco, It. V. 18 (5611). On trouvera une description détaillée des manuscrits dans S. Cerullo, « Il volgarizzamento toscano trecentesco della Legenda aurea. Appunti e prolegomeni per un’edizione critica », Studi di filologia italiana, LXXIII (2015), p. 233-298. Sur la question de l’usage hagiographique de la prose, cf. S. Cerullo et R. Tagliani, « Tradizione e ricezione della prosa agiografica, con un caso di studio : il volgarizzamento fiorentino della Legenda Aurea », in La prosa medievale. Produzione e circolazione, p. 115-148.

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dorée (fol. 124-322)94. L’extraction et la redisposition des chapitres mariaux permet d’assurer la suture chronologique entre la pièce historiographique et la compilation hagiographique. Toutefois l’adjonction d’un nouveau texte n’obéit pas nécessairement à un projet de continuité des temps, comme le montre l’intégration de la Chronique des Papes de Martin le Polonais (dit aussi de Troppau ou Oppaviensis)95. Il s’agit d’abord d’une œuvre dominicaine et contemporaine de la Légende, composée par un frère qui, depuis sa ville de naissance de Troppau, a accédé aux plus hautes dignités, en devenant pénitencier et chapelain du pape dans les années 1260 et 1270. D’autre part, Martin adopte une organisation dans la Chronicon pontificum et imperatorum qui cherche à inscrire dans l’espace même de la page un parallèle entre temporel et spirituel : le dominicain met en effet en regard sur chaque double page vies des papes (page de gauche) et vies des empereurs (page de droite), à raison de cinquante lignes pour cinquante ans, et d’une ligne par an. Si un tel mode de présentation ne se perpétue guère, et tout particulièrement dans les manuscrits de la Légende ici sélectionnés, cette vision de l’histoire, en instituant la cité de Rome comme son épicentre, peut venir opportunément nourrir, au point de s’y greffer, les perspectives historiques de la Légende autour d’une concurrence du temporel et du spirituel et d’une prédominance de ce dernier. Enfin, il s’agit, comme le célèbre légendier, d’une compilation qui cherche moins l’originalité que l’efficacité de son enseignement : au regard des sources que Martin mobilise, on ne doit guère s’étonner de lire des passages communs à la Chronique et à la Légende dorée96. Autant d’éléments qui assurent une relative compatibilité des deux œuvres dans l’espace d’un même manuscrit. Les deux œuvres partagent bien naturellement un nombre considérable de personnages, mais leur organisation respective favorise une certaine complémentarité : là où Iacopo da Varazze mobilise les personnages selon l’ordre liturgique, Martin les dispose selon une mise en ordre chronologique. La perspective messianique du temps dans la Légende dorée perd-elle en signification et en importance, une fois combinée à une œuvre suivant le temps linéaire 94 L. Cocito et G. Farris, Manoscritto franzoniano 56, Gênes, 1990-1995 ; S. Cerullo, I volgarizzamenti italiani della « Legenda aurea », p. 83-88. 95 Autour de Martin le Polonais et de sa chronique, cf. W.-V. Ikas, « Martinus Polonus’ Chronicle of the Popes and Emperors. A Medieval Best-seller and its Neglected Influence on English Medieval Chroniclers », The English Historical Review, 116 (2001), p. 327-341 ; Idem, « Neue Handschriftenfunde zum Chronicon pontificum et imperatorum des Martin von Troppau », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 58 (2002), p. 521-537 ; Idem, Martin von Troppau (Martinus Polonus), O.P. (gest. 1278) in England. Überlieferungs- und wirkungsgeschichtliche Studien zu dessen Papst- und Kaiserchronik, Wiesbaden, 2002 (Wissensliteratur im Mittelalter 40). 96 Au titre de quelques exemples qui appelleraient une enquête bien plus fouillée, on peut remarquer que, comme Iacopo da Varazze, Martin relaie l’histoire de l’enfantement monstrueux par Néron d’une grenouille qui est ensuite caché à la vue de tous (Martin Oppaviensis, Chronicon pontificum et imperatorum, éd. L. Weiland, MGH Scriptorum 22, Hanovre – Hahn, 1872, p. 400 ; trad. Boureau, p. 458-459 ; éd. Maggioni, cap. xcii, p. 638, § 224-251 ; Tours, Bibliothèque Municipale, 1010, fol. 189ra) ; il mobilise également, depuis le récit d’Innocent III, le récit de la chute d’une statue à Rome, dont Romulus avait affirmé qu’elle ne tomberait pas tant qu’une vierge n’aurait pas enfanté (Martin Oppaviensis, Chronicon pontificum et imperatorum, p. 408 ; trad. Boureau, p. 54-55 ; éd. Maggioni, cap. vi, p. 69-70, § 94-99 ; Tours, Bibliothèque Municipale, 1010, fol. 186vb).

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et chronologique ? Rien n’est moins sûr. Au regard de la signification plutôt large de la vita præsentis pour l’archevêque de Gênes, l’ordre liturgique de la Légende, s’il permet certes de se situer dans une économie synchronique du salut, n’aide pas à se positionner de manière diachronique entre le début et la fin des temps et à savoir incidemment que saint Ambroise est le contemporain de Barlaam et Josaphat, de qui il est séparé de cent-vingt-et-un chapitres dans le légendier97. C’est donc assouvir un désir de maîtrise des temps que de donner les moyens au lecteur du manuscrit de compter le nombre d’années qui le sépare de l’origine du monde, de la fondation de Rome ou de la naissance du Christ. Autrement dit, les montages manuscrits qui associent Légende et Chronique n’obéissent pas seulement à quelque compatibilité textuelle ou à un souhait de mutualiser deux œuvres à succès et complémentaires, mais cherchent proprement à établir une concordance des temps. Parmi les miscellanées de la Légende dorée que cette enquête a pu étudier, le ms. 166 de la Bibliothèque Municipale d’Avranches propose la concrétisation la plus originale d’un montage de type historiographique. En tête de la Légende dorée, ce manuscrit du Mont saint-Michel place une « chronologia ab Adam ad Christum » de Pierre de Poitiers (fol. 5-10), qui balaie successivement les époques des patriarches, des juges, des rois, des prophètes, des prêtres jusqu’à l’Incarnation et la mort de Jean l’Évangéliste. Les derniers feuillets permettent donc d’orchestrer incidemment quelques échos avec le personnel de la Légende, qu’il s’agisse par exemple des apôtres (fol. 10v) ou des funestes Hérodiens (fol. 10r)98. Cependant, le plus intéressant ici pour la démonstration réside dans l’acte même d’écriture produit par le copiste ici à l’œuvre, Jean Tartivint99. Le dispositif qu’il met en place se propose de mêler intimement textes et images, pour contrer l’incommensurable prolixité de l’histoire et concentrer en quelques feuillets les éclats presque impraticables qui se sont éparpillés dans les ouvrages d’histoire. En ce sens, comme le confirme le prologue qui en emprunte tous les codes littéraires, l’entreprise relève de la compilation historiographique : il s’agit de s’adresser à un public sinon large, tout au moins ouvert (a studiosis […] et omnibus legentibus) et de rassembler les récits historiques en un seul document (in unum opusculum redigere), à des fins d’utilitas et de memoria, une vue synoptique qui s’offre aisément au regard (subjectam oculis formam) de manière moins fastidieuse et plus divertissante (oblectatio animi), et ce sans transiger avec une incontestable

97 « Hiis temporibus floruit in India Iosaphat, filius regis, heremita factus, et Barlaam, qui ipsum convertit. Floruit et Apollinaris Antiochenus in scripturis sacris eruditissimus, quem beatus Ieronimus reverenter audivit. Beatus Ambrosius Mediolani ordinatur episcopus. » (Martin Oppaviensis, Chronicon pontificum et imperatorum, p. 416 ; Tours, Bibliothèque Municipale, 1010, fol. 193ra). 98 La Légende dorée de la bibliothèque du chapître de la cathédrale de Reims déjà mentionnée ajoute au milieu de nombreuses notes à caractère pastoral et après la chronologie à l’usage de Reims une généalogie d’Hérode, aujourd’hui dégradée et difficile à déchiffrer dans son intégralité (Reims, Bibliothèque Municipale, 1385, fol. 335v). 99 On sait de lui qu’il copia également le De Vita sanctorum patrum de saint Jérôme : « Explicit liber beati Ieronimi presbyteri de vita sanctorum patrum. Iohannes Tartivint scripsit istum librum. » (Avranches, Bibliothèque Municipale, 164, fol. 254v).

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Troisième partie : La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles

exigence de vérité (studui ut nichil de veritate hystorie detruncarem)100. Reste que ce diagramme tantôt arborescent, tantôt tabulaire, tantôt textuel, mobilise et hybride toutes les ressources graphiques de la ligne écrite pour figurer et schématiser la lignée humaine101. Le tout repose sur des choix graphiques d’une complexité variable : parfois, on passe de deux à six colonnes sur le même feuillet ; et s’il arrive que la lignée se dévide simplement pour scinder la page en deux, des schémas plus complexes développent des lignées parallèles, disséminent des ramifications horizontales, voire installent des cadres architecturés et des arcs de plein cintre pour mémoriser les maisons royales d’Israël102. En fait, le retour d’une pulsion chronologique ne contrevient en rien à l’économie symbolique de l’histoire sacrée dépeinte par la Légende qui demeure le foyer principal d’énergie de cette dernière. C’est que la foi chrétienne appelle comme naturellement une histoire universelle et universaliste qui embrasse les temps ab initio seculi usque ad finem – ainsi que Vincent de Beauvais concevait son Speculum historiale103. Aussi la conquête du salut, quoiqu’incertaine, du salut présuppose-t-elle une maîtrise des temps qui se manifeste tant par l’obsession de la datation que par le souci de la périodisation (distinctio temporum) et par une « fièvre computistique »104. La chronique universelle médiévale est éminemment sensible à l’urgence d’estimer le temps historique et d’y intégrer les époques les plus reculées. Sans doute les théologiens médiévaux se défendent-ils de vouloir deviner les intentions divines. Il leur faut pourtant apprécier la longueur du parcours accompli pour savoir où en est arrivée l’Humanité, donner aux fidèles des raisons d’espérer, les prévenir des dangers auxquels ils doivent s’attendre avant la parousie, interpréter les signes annonciateurs105. 100 « Considerans hystorie sacre prolixitatem necnon et difficultatem scolarium quoque circa studium sacre lectionis maxime illius que in hystorie fundamento versatur negligentiam, quoque quorumdam ex inopia librorum imperitie sue solacia querentium volentiumque quasi in sacculo quodam memoriter tenere narrationes hystoriarum temptavi seriem sanctorum primum a quibus per Leviticam et Regalem tribum Christi originem habuit. Cum eorum operibus in unum opusculum redigere quodam fastidientibus prolixitatem propter subiectam oculis formam animi sit oblectatio. Et a studiosis facile possit pre oculis habita memorie commendari. Et omnibus legentibus utilitas conferri. In quo quidem laborem non facilem imo negotium vigiliarum plenum assumpsi. Cum brevitati secundum datam formam ita studui ut nichil de veritate hystorie detruncarem. Scilicet ab Adam inchoans, per patriarchas, iudices, reges, prophetas, et sacerdotes eis contemporaneos usque ad Christum finem scilicet nostrum ordinem perduxi. » (Avranches, Bibliothèque Municipale, 166, fol. 5r). 101 T. Ingold, Une Brève Histoire des lignes, Paris, 2011, chap. iv « La lignée », p. 143-162. 102 Sur les rapports entre mémoire et figuration architecturale, cf. M. Carruthers, Machina Memorialis, Paris, 2002 (Bibliothèque des Histoires). Sur la chronologie de Pierre de Poitiers et ses innovations graphiques, cf. C. Klapisch-Zuber, L’Ombre des ancêtres. Essai sur l’imaginaire médiéval de la parenté, Paris, 2000, chap. 6 « Les rouleaux du temps », p. 121-137. 103 Sur l’écriture de l’histoire chez Vincent de Beauvais, voir M. Paulmier-Foucart, « Histoire ecclésiastique et histoire universelle : le Memoriale temporum », dans Lector et compilator. Vincent de Beauvais. Intentions et réceptions d’une œuvre encyclopédique au Moyen Âge, p. 87-110. 104 B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, p. 152, et plus largement p. 147-152. 105 C. Klapisch-Zuber, L’Ombre des ancêtres, p. 141.

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Ces intérêts pour la datation s’incarnent assez diversement dans les manuscrits de la Légende dorée et parfois à leur frange extrême. La pratique la plus élémentaire est de dater le temps présent. C’est ainsi que procède le propriétaire du ms. 549 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, Nicolas de Custure, inscrivant à la suite du légendier une chronologie dont les principaux jalons sont le déluge, les naissances d’Abraham, de Moïse, du Christ, et les règnes de Clovis, Charlemagne et Hugues Capet106. Le ms. 1385 de la Bibliothèque Municipale de Reims insère, quant à lui, au milieu de notes pastorales et doctrinales éparpillées sur les sacrements, les peines d’enfer, les vertus, les vices ou les bonnes œuvres une chronologie à l’usage de Reims, soucieuse de dater la mort de saint Martin, le baptême et la mort de Clovis, et plus particulièrement la vie de saint Rémi107. Le ms. 1717 de la Bibliothèque Mazarine à Paris introduit après la Légende et quelques pièces hagiographiques annexes un court texte agglomérant des extraits de chroniques sur le royaume des Francs (de Dagobert à Charlemagne), sur six colonnes environ (fol. 224ra-225va). Si la logique consiste ici à positionner avec précision l’histoire locale dans l’histoire globale du Royaume de France et du salut, dans les deux cas exposés, un même besoin s’exprime : celui d’établir des continuités et de se repérer. Bien sûr, les ambitions peuvent être bien moins systématiques et surplombantes, et les événements annotés plus ponctuels et moins significatifs. Il n’en reste pas moins que le geste de la consignation à même le manuscrit conserve la même valeur et se charge des mêmes fonctionnalités. Le ms. 549 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris fait mention des événements météorologiques exceptionnels (« L’an mil CCC LXXIII | […] | Fut plaine la place Maubert de Saine »), tout comme de l’élection et de la mort du pape Alexandre V, « lequel fut cordelier et maistre en theologie à Paris » et « morut le IIIe jour de may l’an mil CCCCX ». Le ms. 872 de la Bibliothèque Municipale d’Arras explicite les motivations qui travaillent de telles inscriptions. Au sein de miscellanées particulièrement hétéroclites, le copiste se fait

106 « Anni ab origine mundi usque ad presenti anni : M CCCC IX : VIM VIC IX | Ab origine mundi usque ad diluvium ; IIM IIC XLIIII | Ab diluvis usque ad nativitatem Abrahe : IXC XLII | Ab nativitate Abrahe usque ad nativitate Moysi ; IIIIC XXV | Ab nativitate Moysi usque ad nativitate David : IIIIC IIIIXX VI | Ab nativitate David usque ad transmigrationem Babilonis VC IIIIXX VI | Ab inico(rum) transmigrationis usque ad nativitatem Christi VC IIIIXX VI | Ab nativitate Christi usque ad Clodovicum regem qui fuit primus rex francorum qui intravit galliam et fugavit romanos et regnum dilatavit : IIIIC XXXII | Ab Clodovico predicto usque ad Karol(in)us magnus : IIIC XII | Ab Karolo magno usque ad Hugone cappeti : IIC XX | Ab Hugone Hugone (sic) predicto ad Karolus regem presentem : IIIC IIIIXX XII . » (Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 549, fol. 162r). Nicolas de Custure, chanoine de son état, fait mention de son achat au fol. 161vb : « Ego Nicholaus de Custura, canonicus Silvanectensis, emi istam Legendam deauratam Parisius, secunda die maii anni ccccmi quinti, in presencia magistri Johannis Bufeti, precio octo scutorum auri, quos solvi. » 107 Reims, Bibliothèque Municipale, 1385, fol. 331v : « Ab incarnatione Domini usque ad obitum beatissimi Martini, anni quadrigenti quadraginta tres. Ab incarnatione Domini Domini usque ab baptismum Clodovci, regis Francorum, anni quingenti quadraginta duo. Ab incarnatione Domini usque ad transitum Clodovci anni quingenti quinquaginta sex. Ab incarnatione Domini usque ad transitum S. Remigii, anni quingenti septuaginta quinque compuntantur. B. Remigius fuit electus in pontificem Remensem xxii° etattis sue anno, et fuit regens archiepiscopatum septuaginta quatuor annos. »

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l’écho des tensions qui opposent, après la mort de Charles le Téméraire en 1477, le duché de Bourgogne et le Royaume de France dans la région du Hainaut : Memoire soit que l’an 14C septante noef, au mois d’aoust, le samedi ainsi comme a quattre heures aprés disner, Maximilien duc en Haustrice, le espeux de Marie fille au duc Charles de Valloix, se trouva avoec ses nobles tant de Allemaigne et comme avuec cheulx des pays de madame Marie, contre les Franchois, emprés Terrouwane, prés d’ung villaige qui se appelle Eschuineghatte, dont M. Descordes estoit cappitaine avec les Franchois, dont les Francois perdirent de VIII a X milles francs archiers et aulcuns chevaulcheurs ; et les Bourghognons perdirent leurs vivendiers et une petite quantité d’aultres gens de gherre. Mons. Phelippes de Ravenstain, lequel faisoit le avant garde, s’en fuit, lui et les siens ; et le duc Maximilien, duc en Austrice, demorra francq en la jornee, accompaingné de M. le conte de Remmon et de plusieurs autres seigneurs avoec les Flamans, et donnerent la cache aux Franchois plus de XX liewes108. Qu’importe la signification, toute relative ici, du contenu informatif délivré, qu’importe que le copiste semble céder aux sirènes de l’Empire et tourner le dos au joug du royaume de France, le geste même de la consignation est davantage riche de sens (« Memoire soit que… »). Il témoigne d’une tendance à considérer la Légende comme une archive, c’est-à-dire comme un support des plus concrets où peut se déposer la trace d’une existence qui se sait évanescente et où elle peut trouver un certain sens. Une volonté s’exprime à travers l’emploi de la plume de prendre de la hauteur ou du recul, voire de surmonter les événements dont le cours emporte pourtant chaque homme.

Forger des communautés par-delà le temps Parce qu’elle sert à s’entretenir avec les saints de manière différée, la Légende dorée est assurément un instrument de domestication et de régulation du temps, fonctionnalité que viennent confirmer et renforcer toutes les pièces se greffant aux miscellanées étudiées ici : généalogies, chronologies, chroniques, questions, tables, schémas ou simples notations, etc. À des titres divers, ces pièces satellisées ou articulées par le légendier répondent au même besoin de contrôler le temps dans la relation au saint : ménager l’attente, compter le temps qui reste, maîtriser les délais d’un salut qui ne vient pas encore et qu’on continue de chercher, synchroniser des événements épars dans une même trame de sens où donner une place à son existence. Ces actes d’écriture tendent en définitive à établir une continuité rassurante du temps et de la tradition et par conséquent à forger des communautés entre les saints et les hommes qui transcendent leur seul présent. Le chapitre suivant se charge à cet égard de saisir et circonscrire les diverses communautés textuelles qui se fédèrent autour de la Légende dorée. 108 Arras, Bibliothèque Municipale, 872, fol. 277r.

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La mobilisation des communautés textuelles de la Légende dorée

La pluralité des Légendes dorées tient à celle des communautés qui se sont emparées d’elles et qui, par l’usage qu’elles en font, s’articulent autour d’elles. Ce dernier chapitre voudrait se consacrer à la vie sociale de la compilation hagiographique, dont la variété des manifestations et des configurations manuscrites peut indiquer plus largement quels collectifs se forment dans son environnement. La souplesse et la plasticité du légendier de Iacopo da Varazze lui ont ouvert une carrière étonnante et tumultueuse. Il devient rapidement une structure textuelle accueillante qui organise dans son pourtour des réseaux différents. Pour décrire cette productivité sociale des textes et pour comprendre comment la forme d’un texte peut nous en dire un peu de la forme de vie qu’elle génère1, on propose d’avoir recours au concept ancien de « communauté textuelle » que Brian Stock a élaboré au tout début des années 80, mais dont l’extrême fécondité heuristique n’a pas toujours été exploitée. Il permet de qualifier l’usage de certains textes qui ont pour fonction de « structurer le comportement interne des membres du groupe et de lui procurer une solidarité face au monde extérieur »2. Si, selon l’anthropologie de l’écrit dans le sillage de Jack Goody ou de David Olson, on peut corréler la performance de l’usage de l’écrit (la literacy) à la qualité de l’organisation d’une société (l’écrit favorise la comptabilité et la gestion prévisionnelle d’une économie, la mémoire des archives et des lois, l’émergence d’une administration, voire d’un État)3, on peut observer selon Brian Stock avec plus de précisions et de détails comment les textes fonctionnent parfois des points d’articulation ou des pivots sociaux fondateurs de micro-sociétés organisées autour de la compréhension commune et de l’interprétation de ce même script. L’usage des textes de saint Bernard dans la vie cistercienne ou la formula vivendi – ce petit document décrivant les premiers temps de la vie des disciples de François d’Assise –, devenant la forma vitæ, puis la Règle pour l’ordre des franciscains constituent à cet égard de probants exemples4. On pourrait souligner avec Stock que certains cercles hérétiques ou dissidents structurent leurs conduites, se solidarisent par l’usage d’un texte précis et contre le monde alentour,

1 Sur l’utilisation contrôlée de la notion de forme de vie dans l’étude des textes, je me permets de renvoyer à F. Coste, Explore. Investigations littéraires, Paris, 2017 (Forbidden Beach), p. 147-192. 2 B. Stock, The Implications of Literacy, p. 90. 3 J. Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, 1979 (Le sens commun) ; D. R. Olson, L’Univers de l’écrit. Comment la culture écrite donne forme à la pensée, Paris, 1998. 4 Sur le rôle instituant de l’écrit et l’acception de la forma comme moule écrit servant à gouverner, je me permets de renvoyer à F. Coste, « Formes de vie et normes de l’écrit. »

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dont ils aspirent à se distinguer, voire à se séparer5. Un exemple contemporain de ce concept se trouverait de manière pertinente dans le Petit Livre rouge qui organisa précisément des communautés textuelles maoïstes se rapportant et s’identifiant à lui. Comme dans le cas des mouvements spirituels organisés autour d’une figure charismatique et médiatrice qui a le pouvoir de motiver et de mobiliser des groupes issus de l’usage identitaire de textes donnés, on doit prêter à ces derniers un fort pouvoir organisateur et ré-organisateur qui conduit à favoriser l’autoperception collective et la mobilisation sociale. Le concept de « communauté textuelle » revient donc à se demander si on peut doter les textes d’un pouvoir causal sur le social qui soit fort au point de produire et d’instituer des liens sociaux. Qu’en est-il de la Légende dorée de ce point de vue ? Comment parvient-elle à fonder des groupes ou à instituer des relations sociales ? En quoi est-elle le nœud organisateur de réseaux sociotextuels ? Parce qu’elle est construite et charpentée par le chapitre conclusif de la Dédicace de l’Eglise, la Légende dorée constitue une métaphore idéale de la communion des saints autant qu’une métonymie de l’assemblée universelle des fidèles. On peut donc la considérer comme une structure inclusive textuellement et socialement. Le propos du présent chapitre est de montrer que les différents types de modulation et de déclinaison dont elle fait l’objet sont propres à ajuster cette ecclesia à des échelles aussi différentes que celle d’un ordre religieux, d’un couvent, d’un évêché, d’une aire régionale, d’une catégorie sociale, etc. Les redimensionnements textuels que connait la Légende dorée offrent de bons indicateurs sur les nouvelles morphologies sociales dans lesquelles elle s’insère. Ce sont alors toutes les communautés textuelles qu’elle semble mobiliser autour d’elle que l’on propose ici d’étudier.

L’édification de l’Église et du fidèle La Légende dorée, tout particulièrement telle qu’elle se révèle dans ses recueils et miscellanées, est travaillée par des actes de langage qui relèvent de la louange et de la prière, mêlés de désir, d’attente, d’espoir. Elle en organise également la performance en lui fournissant le cadre favorable à cette mobilisation collective dans le langage – à savoir l’église qui constitue précisément la tribune et l’autel d’où s’énonce cette adresse collective6. Les pages qui suivent se consacrent par conséquent à l’ecclésiologie sous-jacente de la Légende dorée, qui tend à rendre indissociables la construction matérielle et liturgique d’une ecclesia, la formation d’une assemblée en son sein et l’édification morale et spirituelle du sujet qui y prend part. Il est bon de le souligner de prime abord, les saints eux-mêmes sont des métonymies de l’Église. Pour justifier le « caractère précieux de leur corps » dans le chapitre de la

5 Pour une lecture de l’œuvre de Pierre Jean de Olivi en termes de communauté textuelle, cf. S. Piron et A. Montefusco, « In vulgari nostro », Oliviana, 5 (2016) [URL : http://journals.openedition.org/ oliviana/904]. 6 Dans La Parole et la prière au Moyen Âge, P. Henriet a très bien montré le rôle absolument décisif que joue la prière dans l’éclosion clunisienne d’une construction ecclésiologique au fondement des autres relations sociales.

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Toussaint, Iacopo da Varazze enchaîne bout à bout quatre métaphores empruntées à Jean Damascène et qu’il cautionne en collant immédiatement une citation de ce dernier, de Paul ou de Jean Chrysostome : les saints sont le cellier de Dieu (promptuarium), le temple du Christ (templum), le vase de parfum spirituel (alabastrum) et les fontaines divines (fontes divini)7. Appuyée comme souvent par une rythmique énumérative et anaphorique, la succession de métaphores propose plusieurs possibilités figuratives, mais qui partagent le même sème du récipient et du contenant : les saints agglutinent de manière figurée les sèmes d’un espace clos, réservé, protégé, mais qui exalte à divers degrés ce qu’il contient : le cellier et le temple sont des enceintes réservées et coupées de l’extériorité ; puis, tandis que le vase est un contenant qui met en valeur le contenu, la fontaine est une contenant qui se laisse déborder par le jaillissement de son contenu. Le degré d’ouverture sur l’extériorité va donc croissant. Du cellier et du temple jusqu’au vase et à la fontaine, Iacopo da Varazze construit une gradation qui va du recueillement à l’efflorescence. C’est dire comme le saint renvoie, par-delà lui-même, à la communauté ecclésiale, pour en épouser de manière coextensive les contours. En ce sens, l’individu moralement authentique s’accomplit en se fondant dans la société que représente l’Église militante. L’imitation des saints à laquelle le fidèle est puissamment invité à travers la compilation de Iacopo da Varazze le conduit à devenir membre de la communauté ecclésiale : qu’importe le démembrement des corps, pourvu qu’ils deviennent membres d’un ordre supérieur ! Par ailleurs, l’hagiographie a presque naturellement trait à la fondation et à la consécration d’églises. La présence résiduelle et médiatisée du saint dans ses reliques est un facteur déterminant de l’implantation, de la légitimation et de l’institution d’une église au sein d’un territoire8. Ainsi la translation et la déposition de reliques participent par métonymie à la sacralisation de l’espace ecclésial9. Les sources hagiographiques montrent d’une manière générale la superposition sur l’ædificatio matérielle et architecturale de l’église de sa consecratio sacramentelle, symbole de l’édification d’une communauté. Les légendes du sanctoral regorgent de récits de construction, et un premier constat s’impose de ce point de vue : Iacopo da Varazze évacue systématiquement le détail architectural et ne se livre jamais à une description de bâtiments, sinon imaginaires et stéréotypés10. Le rassemblement dans la compilation des différents récits de fondation participe à leur lissage et à leur homogénéisation.

7 Éd. Maggioni, cap. clviii, p. 1103-1104, § 54-78 ; trad. Boureau, p. 892-893. 8 Le rite de la dédicace au xiiie siècle est le résultat de l’agglutination de plusieurs traditions antérieures, aménageant un protocole liturgique long et complexe, dont l’introduction des reliques dans l’autel constitue une étape fondamentale. Pour plus de détails sur ce « spectacle multisensoriel », cf. P. de Puniet, « Dédicace des églises », dans Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, t. iv, 1920, col. 374-405 ; A.-G. Martimort, « Le rituel de la consécration des églises », La Maison-Dieu, Revue de pastorale liturgique, 63 (1960), p. 86-95 ; D. Iogna-Prat, La Maison-Dieu, p. 265-277. 9 Cf. J. Michaud, « Culte des reliques et épigraphie. L’exemple des dédicaces et des consécrations d’autels », dans Les Reliques. Objets, Cultes, Symboles, éd. E. Bozòky et A.-M. Helvétius, Turnhout, 1999 (Hagiologia 1) ; et plus largement, E. Bozòky, La Politique des reliques, de Constantin à saint Louis. Protection collective et légitimation du pouvoir, Paris, 2006. 10 Comme par exemple dans la légende du Purgatoire de saint Patrick, éd. Maggioni, cap. XLIX, p. 321-325 ; trad. Boureau, p. 255-257.

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On en trouve une illustration éclairante dans l’épisode de l’assassinat des saints Simon et Jude, suivi de la construction d’une église en l’honneur des deux martyrs : Voyant cela, les prêtres se précipitèrent sur les apôtres et les tuèrent aussitôt. Au même moment, alors que le ciel était très serein, il y eut tant d’éclairs que le temple fut brisé à trois endroits et que deux de ces magiciens furent réduits en charbon par un coup de foudre. Le roi fit transporter les corps des apôtres dans sa ville et en leur honneur il édifia une église d’une admirable grandeur11. Iacopo abrège de manière bien lapidaire la source dont il s’inspire ici, le Liber Epilogorum de Bartolomeo da Trento qui détaille, lui, le processus de construction : Après trois mois, le roi ordonna de confisquer tous les biens des pontifes, et transféra les corps des apôtres dans sa cité. Et durant trois années, il construisit une basilique octogonale, dont chaque côté mesurait cent pieds, haute de cent vingt pieds, et faite de carrés de marbre découpés. Il fixa sur la chambre funéraire des plaques d’or et il posa au milieu le tombeau en argent, dans lequel il ensevelit les apôtres dans la gloire12. En même temps qu’il abrège les textes, le compilateur génois semble rester indifférent à la description du bâtiment sacré pour épurer les églises et n’évoquer que leur trait le plus schématique. Dès lors, on comprend qu’un saint n’a pas vocation à s’imposer en architecte ou bâtisseur. Comme l’atteste la légende de l’apôtre Thomas qui, à défaut d’être un authentique architecte, se fait passer pour tel, afin d’infiltrer en Inde le milieu païen régnant et de le convertir, soit il est question d’une architecture temporelle et terrestre, niveau que le saint dépasse et transcende ; soit il s’agit d’une architecture spirituelle, divine et céleste, auquel cas le saint n’est que trop humain pour participer à l’édification de quelque Jérusalem Céleste13. En tant que motif narratif, la construction d’églises est le résultat de la prédication du saint14, qui marque également le paysage de la destruction ou de la ruine du

11 Éd. Maggioni, cap. CLV, p. 1086, § 126-128 ; trad. Boureau, p. 879 : « Quod videntes pontifices in apostolos irruerunt et eos protinus trucidarunt. In ipsa autem hora, cum nimia esset serenitas, tanta fulgura exititerunt ut templum ipsum trifarie scinderetur et illi duo magi in carbones ictu fulminis verterentur. Rex autem corpora apostolorum ad urbem suam transtulit et in eorum honorem ecclesiam mire magnitudinis fabricavit. » 12 Bartolomeo da Trento, Liber epilogorum in gesta sanctorum, cap. cccxxx, p. 326-327 : « Post tres menses rex confiscari jussit omnia bona pontificum, et corpora apostolorum in suam transtulit civitatem. Et per tres annos fabricavit basilicam octo angulorum, quorum quilibet erat centum pedum, altitudo vero centum et viginti, ex quadratis et sectis marmoribus. Cameram vero aureis laminis affixit et in medio sarcophagum ex argento instituit, in quo apostolos cum gloria sepelevit. » 13 Éd. Maggioni, cap. v, p. 58, § 76-87 ; trad. Boureau, p. 44-45 : « Ignoras quod nihil carnale, nihil terrenum gestiunt qui cupiunt habere in celestibus potestatem ? […] Innumerabilia sunt in celo palatia ab initio seculi preparata que fidei pretio et elemosinis comparantur. Divitie autem vestre ad illa vos antecedere possunt, sequi vero omnino non possunt. » 14 Dans le chapitre de saint André : éd. Maggioni, cap. ii, p. 28, § 90 ; trad. Boureau, p. 21 ; dans le chapitre de la chaire de saint Pierre : éd. Maggioni, cap. xliv, p. 272, § 38 ; trad. Boureau, p. 217 ; dans le chapitre de saint Georges : éd. Maggioni, cap. lvi, p. 394, § 69-70 ; trad. Boureau, p. 315.

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temple païen15. Le motif reste à dire vrai assez commun dans l’hagiographie, si l’on se rappelle l’engouement destructeur que saint Martin déchaînait contre les temples païens selon Sulpice Sévère16. À d’autres moments, la logique s’inverse : la conversion de l’enceinte participe à la conversion du peuple, comme le montre la consécration du Panthéon à Rome en église chrétienne dans le chapitre de la Toussaint, fête dont Iacopo da Varazze justifie l’institution par la dédicace d’une église à tous les saints17. Là encore un tel motif s’enracine dans une politique de réaffectation que le pape Grégoire semblait appeler de ses vœux dans sa célèbre lettre à Mellitus18. Malgré l’élan bâtisseur qui entoure les saints, l’hagiographie présente également les églises chrétiennes sous le jour un peu moins favorable de la ruine. Saint François, à la demande d’un crucifix du Christ, restaure l’église de saint Damien. Il confie ensuite son argent au prêtre de l’église, qui le refuse, redoutant la colère des parents du saint. Ce dernier jette alors l’argent, « sans plus de considération que si c’était de la poussière », opposant la solidité et la stabilité des murs d’une église à la labilité fiduciaire et toujours vacillante des valeurs terrestres19. C’est encore le songe d’Innocent III montrant l’église du Latran au bord de la ruine, que saint Dominique étaie de ses épaules et sauve de l’effondrement20. C’est enfin un exemplum racontant comment un prêtre s’est vu confier la charge de restaurer une église, en épousant, à la demande du pape, l’image de sainte Agnès qui s’y trouvait21. De diverses manières, le saint participe à une restauration matérielle autant qu’à une reformatio institutionnelle et morale. Enfin, quand il ne s’agit pas simplement d’agrandir les églises pour accueillir de nouvelles reliques et les pèlerins venus les honorer22, les translations de reliques sont souvent prétextes dans la Légende dorée à une vague frénétique de construction sur fond d’affirmation d’identités communautaires. Outre la légende de saint Augustin, dont les reliques laissent dans le sillage de leur translation entre Gênes et Pavie tout un archipel d’églises, ce sont le vol et la translation des reliques de saint Marc à Venise

15 Dans le chapitre de saint Jean l’Évangéliste : éd. Maggioni, cap. ix, p. 92, § 74-93 ; trad. Boureau, p. 73 ; dans le chapitre de saint Julien : trad. Boureau, p. 172 ; éd. Maggioni, cap. xxx, p. 211, § 26-29 ; dans le chapitre de saint Clément : éd. Maggioni, cap. clxvi, p. 1200, § 228-230 ; trad. Boureau, p. 971-972 ; dans le chapitre de l’Exaltation de la sainte Croix : éd. Maggioni, cap. cxxxi, p. 931-932, § 17-32 ; trad. Boureau, p. 754. 16 J.-C. Schmitt, « Les superstitions », dans Histoire de la France Religieuse, t. i, Des dieux de la Gaule à la papauté d’Avignon, éd. J. Le Goff et R. Rémond, Paris, 1988, p. 443. 17 Dans le chapitre de la Fête de tous les saints : éd. Maggioni, cap. clviii, p. 1099-1101, § 3-19 ; trad. Boureau, p. 889 ; dans le chapitre de la Dédicace de l’Église, éd. Maggioni, cap. clxxviii, p. 1285, § 43-50 ; trad. Boureau, p. 1044. 18 D. Iogna-Prat, La Maison-Dieu, p. 38 : « À la table rase pratiquée par beaucoup s’oppose souvent une pratique de réaffectation d’édifices païens au culte chrétien et même de récupération des objets […]. » 19 Éd. Maggioni, cap. cxlv, p. 1017-1019, § 26-29 ; trad. Boureau, p. 822-823. 20 Dans le chapitre de saint Dominique : éd. Maggioni, cap. cix, § 57, p. 722 ; trad. Boureau, p. 586. Après ce songe, Innocent III confirme l’ordre de saint Dominique. Iacopo da Varazze s’inspire de l’un des hagiographes de saint Dominique, Constantin d’Orvieto, mais Thomas de Celano fait de saint François le protagoniste du même rêve. Giotto s’en inspirera, on le sait, dans ses fresques de la basilique supérieure San Francesco à Assise. 21 Dans le chapitre de sainte Agnès : éd. Maggioni, cap. xxiv, p. 173, § 64-66 ; trad. Boureau, p. 142-143. 22 Dans le chapitre de saint Martin : éd. Maggioni, cap. clxii, p. 1152, § 208-214 ; trad. Boureau, p. 928 ; dans le chapitre de saint Léonard : éd. Maggioni, cap. cli, p. 1055, § 36-39 ; trad. Boureau, p. 852-853.

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qui semblent symptomatiques des questions en jeu ici23. En témoigne l’atmosphère de secret total dans laquelle se déroule la translation. Ceux qui avaient caché les reliques dans la colonne d’une église meurent cependant sans avoir transmis le secret de leur localisation. Alors qu’on tente de retrouver les reliques à force de processions solennelles et propitiatoires, le pilier qui les cache se démantèle, les pierres de la colonne s’ouvrent, laissant apercevoir à nouveau les reliques perdues et scellant une alliance nouvelle entre le saint patron et la ville. Concrétion ponctuelle d’un passé ancestral, l’église noue et fédère selon différentes modalités une communauté ; elle scelle les liens de l’institution ecclésiale par-delà les disparités territoriales et connecte le temps du quotidien et l’histoire de la communauté humaine à la grande Histoire du salut. Par sa récurrence, le motif narratif de la construction dans la Légende entend donc signifier les enjeux communautaires qui gravitent autour de lui. Signe commémoratif scellant la fraîche conversion ou la durable fidélité d’une communauté envers son patron, l’église y fonctionne activement comme un point d’ancrage et de restauration d’un présent nécessairement défectueux dans un passé sacré et prestigieux, comme une interface entre l’homme et le saint (un lieu qui, marquant certes leurs différences respectives, signale pourtant l’horizon de leur rencontre). Espace de médiation et de conversion, elle s’affirme plus que jamais comme un seuil sacré (à la fois limite et passage), où considérations matérielles, symboliques et communautaires demeurent inextricables. C’est ce que montre également le chapitre liturgique clôturant le légendier, dont le statut est éminemment ambigu et qu’il appartient de clarifier : ajouté au moment de la seconde rédaction des années 1290, le chapitre de la Dédicace de l’Église occupe une place à part, puisqu’il n’appartient ni au sanctoral relatif aux saints, ni au temporal relatif à la vie du Christ et de la Vierge Marie. La Légende dorée se distingue à cet égard des autres légendiers de l’époque. Si Jean de Mailly ne s’attarde pas sur ce point liturgique dans son Abrégé des Gestes et des Miracles des saints, le Liber Epilogorum in gesta sanctorum de Bartolomeo da Trento consacre bien un chapitre à la Dédicace de l’Église, sans lui confier cependant le privilège de clore24, tandis que le Liber notitiæ sanctorum Mediolani fait précéder les notices hagiographiques de listes d’églises consacrées dans le diocèse de Milan à chaque saint évoqué25. Le contraste avec la Légende dorée en devient alors saisissant : d’une part Iacopo da Varazze, loin de privilégier l’aspect potentiellement local du rite, se hisse au niveau global de toute la chrétienté, en proposant un chapitre déconnecté de toute attache territoriale et valable pour toute église ; d’autre part, au regard de cette vocation universaliste de la Légende, le placement du chapitre de la Dédicace en fin de recueil mérite d’être examiné : est-il simplement et trivialement repoussé en

23 Dans le chapitre de saint Augustin : éd. Maggioni, cap. cxx, p. 860-861, § 298-308 ; trad. Boureau, p. 697 ; dans le chapitre de saint Marc : éd. Maggioni, cap. lvii, p. 403-405, § 64-83 ; trad. Boureau, p. 322. 24 Bartolomeo da Trento, Liber Epilogorum in gesta sanctorum, cap. cccxlvi, p. 346 : « Dedicatio ecclesie a sanctis patribus inter summas festivitates in canone scribitur et, quia infra hec festa sanctorum de quibus nunc agimus multarum ecclesiarum dedicationes celebrantur (precipue Rome apostolorum Petri et Pauli et apud Tridentium cathedralis ecclesie et fratrum meorum Predicatorum et aliarum ecclesiarum, licet hic ponere aliqua de preminentia hujus sollempnitatis. » 25 Liber notitiæ sanctorum Mediolani, éd. M. Magistretti et U. Monneret de Villard, Milan, 1917.

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fin de recueil tel un appendice, faute de s’intégrer pleinement à l’économie du recueil ? Ou fonctionne-t-il de manière significative comme un épilogue ? Et si tel était le cas, le motif de la construction et de la consécration contribue-t-il à une articulation entre construction matérielle et édification d’une communauté de croyances, en somme à la vocation pastorale de la Légende26 ? En répondant à ces quelques questions, à travers une analyse du chapitre de la Dédicace de l’Église et de son rôle dans l’architectonique de la Légende dorée, il est possible de montrer que la compilation, dont on sait qu’elle s’appréhende par une tropologie architecturale, participe d’une édification dans son double sens de construction et d’instruction. Selon le chapitre final de la Légende dorée, si la fête de la Dédicace est célébrée inter alias festivitates, à côté des autres fêtes, il faut en traiter tout de même breviter, parce que l’Église la célèbre solennellement. Son statut se révèle pour le moins ambigu : elle occupe une place annexe, à proprement parler sans rapport, ni lien, et cependant elle n’est ni négligeable, ni accessoire, parce que l’ecclesia est ici à la fois celle qui est célébrée et celle qui célèbre, tout en même temps sujet et objet de l’action liturgique. Iacopo le justifie : on célèbre la dédicace, « puisque double est l’Église – ou le temple – matérielle et spirituelle », autrement dit parce que, comme l’indique aussi le sanctoral, l’architecture matérielle est l’image d’une assemblée spirituelle (ecclesia), construite, charpentée et cimentée autour de pierres angulaires. En somme, les croyances qui fédèrent la communauté sont pour ainsi dire scellées et fixées dans la pierre. Le chapitre de la Dédicace adopte une forme en arborescence très élaborée, suivant la technique de confection des sermons, à partir d’une distinction première entre église matérielle et église spirituelle. Le compilateur consacre les quatre cinquièmes du chapitre au temple matériel détaillant précisément les raisons et les modalités de la dédicace, la conclusion du chapitre étant réservée au temple spirituel. Il interprète à plusieurs reprises le rite de consécration comme un ensemble d’actions inscrites dans le sillage de la vie du Christ : les quatre croix tracés aux quatre coins de l’autel sont comme les quatre parties du monde réconciliées grâce au Christ, les sept aspersions d’eau figurent les sept effusions de sang du Christ (circoncision, oraison, flagellation, couronnement de la tête, perforation de ses mains, crucifixion de ses pieds, la blessure au flanc par la lance), le triple tour fait autour de l’église signifie le triple trajet du Christ (Incarnation, Passion, Résurrection), etc.27. Pour le moins symboliquement chargé, le rite participe et engage dans la vie du Christ. L’église devient un espace normatif requérant de la part du fidèle et du prêtre un comportement juste et fondé sur des vertus essentielles : en effet les gestes de la consécration « représentent les vertus que doivent posséder ceux qui approchent de l’autel »28.

26 La double édification (matérielle et spirituelle) se fonde sur la polysémie du terme ecclesia, qui avant toute chose signifie l’assemblée. Ce motif est principalement issu de Paul, I Cor, 3, 16 et II, Cor, 6, 16, mais c’est à saint Augustin qu’il est revenu d’en activer toute la richesse liturgique et théologique, notamment dans son Sermo 336 in dedicatione ecclesiæ, PL38, col. 1471-1475. 27 Éd. Maggioni, cap. clxxviii, p. 1288, § 103, p. 1291, § 156-157 et p. 1289, § 125-127 ; trad. Boureau, p. 1048, p. 1049 et p. 1050. 28 « Hec autem representant ea que debent habere illi qui ad altare accedunt. » (éd. Maggioni, cap. clxxviii, p. 1288, § 104 ; trad. Boureau, p. 1047).

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À plus d’une reprise, la Légende dorée mobilise des autorités directement adressées aux clercs déviants, comme Jean Chrysostome pour fustiger la souillure des prêtres maculés, ou saint Bernard pour stigmatiser l’inconvenance des prêtres qui alliaient le « plus haut siège avec la vie la plus basse »29. Du reste, à la question de savoir qui peut profaner le temple, il associe trois profanateurs Jéroboam, Nabuzardam et Antiochus à trois vices des clercs : la cupidité du clerc plus soucieux de vider la bourse du fidèle que d’extirper le vice, la gourmandise des clercs adorant le Dieu Ventre, l’orgueil des prêtres épris de domination plutôt que d’utilité. Au revers de ces trois profanateurs, l’archevêque de Gênes adosse trois consécrateurs et leur associent trois vertus : Moïse et l’humilité, Salomon et la sagesse, et Judas Maccabée et la confession de la vraie foi30. Sous la description liturgique de la Dédicace de l’Église se donne à lire toute une charte éthique du bon et du mauvais comportement dans l’espace sacré. Cependant, l’hagiographe ne réserve pas ses conseils au seul personnel clérical, considérant aussi l’église comme la figuration d’une société modèle. L’église adopte une dispositio materialis conforme aux membra de l’Église. Il convoque pour cela un sermon d’Hugues de Saint-Victor qu’il attribue, induit en erreur par sa source, à Richard de Saint-Victor, mais qu’il recopie assez fidèlement. L’église se décompose en trois espaces enchâssés (allant du plus sacré au moins sacré, le sanctuaire, le chœur et le corps), chacun étant indexé aux trois types de membres : les vierges, les continents et les époux. Il est du reste assez remarquable qu’à quelques années près de la seconde rédaction de la Légende dorée, Guillaume Durand dans son Rationale mobilise cette même source, attribuée également à Richard de Saint-Victor, pour décrire l’église comme un corps, l’autel étant la tête, le transept les bras et les mains et le corps du bâtiment représentant le reste du corps humain31. Autrement dit, cet extrait est une ressource pour signifier l’église comme représentation de l’Église, et à travers cette dernière, comme une société organiciste, c’est-à-dire à la fois holiste, hiérarchisée et tendue vers la sainteté32. Toutefois, cette mobilisation de la source 29 « Chrysostomus : ‘Clerici nullam debent habere maculam neque in verbo neque in cogitatu neque in facto neque in opinione, quia ipsi sunt pulchritudo et virtus ecclesie ; et si mali fuerint, totam deturpant ecclesiam’ » et « Bernardus : ‘Monstruosa res est sedes prima et vita ima, gradus supremus et status infimus, vultus gravis actus levis, sermo multus fructus nullus, ingens auctoritas et animi instabilitas’. » (éd. Maggioni, cap. clxxviii, p. 1290, § 143-144 et 151 ; trad. Boureau, p. 1049, p. 1050). 30 Trad. Boureau, p. 1053-1055 ; éd. Maggioni, cap. clxxviii, p. 1294-1295, § 206-234. 31 « Dispositio autem ecclesie materialis modum humani corporis tenet. Cancellus namque, sive locus ubi altare est, caput representat, crux ex utraque parte brachia et manus, reliqua pars ab occidente quicquid corporis superesse videtur. Sacrificium altaris vota significat cordis. Sed et secundum Ricardum de Sancto Victore dispositio ecclesie triplicem statum in Ecclesia significat salvandorum ; sanctuarium enim ordinem virginum, chorus continentium, corpus conjugatorum. Strictius enim est sanctarium quam chorus et chorus quam corpus quia pauciores sunt virgines quam continentes et isti quam conjugati ; sacratior quoque est locus sanctuarii quam chorus, et chorus quam corpus, quia dignior est ordo virginum quam continentium, et illorum quam conjugatorum. » (Guillaume Durand, Rationale Divinorum Officiorum, I, i, 14, p. 17). 32 Une source que connaissait bien Iacopo da Varazze affirme : « en outre nous fut procuré le spectacle désiré et souhaité par nous tous : fêtes de dédicaces dans chaque ville, consécrations d’églises récemment construites, assemblées d’évêques réunis à cette fin, concours de fidèles venus de loin et de partout, sentiments d’amitié des peuples pour les peuples, union des membres du corps du Christ en une seule harmonie d’hommes assemblés. » (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, t. iii, éd. G. Bardy, Paris, 2003 (SC 55), X, 3, 1-4, p. 80-81).

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victorine par Iacopo da Varazze n’est pas inédite et date de la confection des Sermones aurei. Le tableau qui suit compare la source avec les deux textes du frère prêcheur qui la convoquent et permet de mettre à jour, dans sa diachronie, son travail de réélaboration par le compilateur dominicain. Hugues de SaintVictor, Sermones33

Iacopo da Varazze, Sermones Aurei34

Iacopo da Varazze, Legenda aurea35

Fundamento autem ædificationis posito, membra distinguuntur, quæ sunt sacrarium, et chorus, et navis : de quibus sic dicit Ricar. de S. Victor.

Qui etiam designantur in dispositione materialis ecclesie, sicut ostendit Richardus de Sancto Victore.

Sacrarium significat ordinem virginum ; chorus, ordinem continentium ; navis, ordinem conjugatorum.

Sacrarium Ecclesiæ significat ordinem Virginum, Chorus vero significat ordinem continentium, sed navis significat ordinem conjugatorum.

Nam sanctuarium significat ordinem virginum, chorus ordinem continentium, corpus ordinem conjugatorum.

Strictius namque est sanctuarium quam chorus, et chorus quam navis, et pauciores sunt virgines quam continentes, et continentes quam conjugati.

Strictius namque est sacrarium quam chorus, et chorus quam navis : sic pauciores sunt virgines, quam continentes, et continentes quam conjugati.

Strictius est sanctuarium quam chorus et chorus quam corpus, quia pauciores sunt virgines quam continentes et isti quam conjugati.

Sacratior est etiam locus sanctuarium quam chorus, et chorus quam navis. Sic dignior est chorus virginum quam ordo continentium, et dignior ordo continentium quam conjugatorum.

Sanctior etiam est locus Sacrarii quam chorus, et chorus quam navis : sic etiam dignior est chorus virginum, quam ordo continentium, et continentium quam conjugatorum.

Sanctior est etiam locus sanctuarii quam chorus et chorus quam corpus, quia dignior est ordo virginum quam continentium et continentium quam conjugatorum. Hec Richardus.

33 Hugues de Saint-Victor, Sermones, Sermo Primus, In dedicatione ecclesiæ historice, PL 177, col. 902B. 34 Iacopo da Varazze, Sermones aurei, De dedicatione ecclesie, sermo I, p. 336 ; RLS, t. iii, « Jacobus de Voragine », p. 265, no 594. 35 Éd. Maggioni, cap. clxxviii, p. 1291, § 160-163 ; trad. Boureau, p. 1050-1051.

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Troisième partie : La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles

On compte donc deux phases de traitement de la source victorine par Iacopo da Varazze. Le choix des termes utilisés par lui paraît ici assez symptomatique d’une volonté d’articuler de la manière la plus serrée hagiographie et Dédicace de l’Église. On constate en effet que dans le sermon de la Dédicace, Iacopo se montre très fidèle à la lettre de Hugues, témoignant ainsi, et malgré l’erreur d’attribution de l’auteur, que la source qu’il a utilisée est assez fiable et sans variantes sur la portion de texte qui est la nôtre – ce qui rend dans le chapitre de la Légende dorée les micro-variations sémantiques d’autant plus saillantes et significatives. Ainsi, dans le légendier, il remplace sacrarium par sanctuarium, et navis par corpus. On peut supposer que ces petits décalages reflètent un positionnement discret, mais non trivial de la part du compilateur hagiographe qui veut homogénéiser et lisser son propos et son vocable. Certes sanctuarium et corpus sont respectivement et individuellement synonymes de sacrarium et de navis (il dit dans son sermon comme pour expliciter une métaphore par un terme technique : « Corpus sive navis Ecclesiæ »). Toutefois la première paire corps/sanctuaire est davantage motivée en elle-même, en particulier pour s’articuler et se greffer au recueil hagiographique. Autrement dit, il ne choisit pas seulement de mettre sanctuarium à la place de sacrarium, et corpus à la place de navis ; il opte pour la paire sanctuarium/corpus au détriment de la paire sacrarium/navis. Ces deux variations, aussi minimes qu’elles puissent paraître, témoignent d’une volonté de faire résonner le chapitre de la Dédicace avec le questionnement global du recueil autour de la sainteté. Aux détours de ces deux mots remplacés, un propos ecclésiologique et politique se glisse subtilement : quand le corps remplace la nef, c’est aussi l’image d’un vaste espace basilical qui s’efface au profit d’une conception plus organiciste du Corps mystique. Le compilateur s’efforce de transformer la liturgie de la consécration en un guide pratique et de convertir la charpente symbolique de l’église en un terrain d’accomplissement de la sainteté. Il ne réduit pas par conséquent le chapitre de la Dédicace au descriptif un peu sec d’un protocole liturgique, mais le moralise, dans une tonalité très pastorale, en vue de l’édification des fidèles. Ainsi ajoute-t-il, au moment d’évoquer une autre étape du rite de la consécration, l’inscription en croix des alphabets grec et latin : En ce temple du cœur est inscrit un alphabet spirituel, ou une écriture spirituelle. Cette écriture qui y est inscrite est triple et comprend les injonctions en vue de l’action, les témoignages des bienfaits divins, la mise en accusation de nos propres péchés36. Ce que décline ici Iacopo da Varazze, ce sont à proprement parler les trois fonctions rhétoriques de l’écriture hagiographique : l’incitation à une action, qui est prescrite (dictamina), modélisée et inscrite dans une perspective divine (testimonia), exigeant un retour sur soi, via la confession (accusatio). Rien n’est

36 Éd. Maggioni, cap. clxxviii, p. 1297, § 274-275 ; trad. Boureau, p. 1056 : « scribitur in hoc templo cordis spirituale alphabetum, sive spiritualis scriptura. Hec autem scriptura que ibi scribitur triplex est, scilicet dictamina faciendorum, testimonia divinorum beneficiorum, propriorum accusatio delictorum. »

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pire que la parole abondante qui ne porterait pas ses fruits (sermo multus nullus fructus)37 ; mieux vaut, bien au contraire, la charpenter dans le souci de l’économie et de l’efficacité et en vue de l’impérieuse nécessité du salut des âmes. La Dédicace de l’Église serait en somme une partition liturgique, pour ainsi dire une strate primaire d’écriture sur laquelle viennent se superposer, comme en palimpseste, l’écriture au second degré de l’hagiographe et celle, au troisième degré, du prédicateur. Iacopo da Varazze ne met pas seulement à disposition ce qu’il faut faire, il indique aussi dans quel cadre et dans quelle perspective il convient de le faire : l’église a été, est, sera un lieu de réalisation de la sainteté. Ce qui intéresse le compilateur, en bon frère prêcheur, n’est pas tant de raconter des histoires que de les raconter en vue de réformer le fidèle. Le chapitre de la Dédicace de l’Église joue à cet égard le rôle d’un seuil qui engage les fidèles sur la voie de la sainteté patiemment tracée par le compilateur tout au long de son recueil. La sainteté induit en effet une logique existentielle et morale que n’a cessé de décrire Iacopo : inscription de Dieu dans l’histoire via l’Incarnation (temporal) ; inscription corporelle de la foi, au risque du martyre et du stigmate (sanctoral). Le chapitre de la Dédicace s’attache à figurer cette dernière étape du cheminement du fidèle vers la sainteté : l’inscription, la dépossession et la sublimation de son corps dans le Corps transcendant de l’Église. Il y a lieu de s’étonner de ce chapitre qui porte, à la hauteur des saints, un objet sacré paradoxal, personnalise un édifice sacré et cherche à réformer en conséquence la personne même du fidèle38. En d’autres termes, dédicacer l’église, c’est construire les conditions de possibilité d’incarner tous les récits exemplaires et normatifs des légendes. Le compilateur dominicain anthropomorphise l’église, pour mieux fondre le fidèle dans l’espace sacré et la communauté qui lui est coextensive. Au sein de ce volume vivant et vibrant, le fidèle se meut et se repère, tel un corps happé par un Corps qui le dépasse, comme enveloppé de toutes parts par des strates de récit qui le guident et l’orientent. Par l’inscription du récit dans les éléments qui le composent, le lieu de l’église, loin d’être statique, devient un espace dynamique qui renouvelle les possibilités de récits (de conversion, de confession, de pénitence, etc.). Tout à la fois espace et collectif, l’église est donc un système socio-cosmique, hiérarchique et intégrateur, où l’individualité du sujet pénitent s’encastre pour retrouver le sens de sa propre existence. Ce chapitre dont la place était en apparence loin d’être assurée dans l’économie symbolique du recueil se verrait donc assigner la tâche bien particulière de le clore, mais encore de l’achever et de l’accomplir à la façon d’une clé de voûte – entendue comme la dernière pierre portée à l’édifice qui en garantit la stabilité par le report cinétique des forces sur les piliers et les fondements39. De même que l’église est un 37 Éd. Maggioni, cap. clxxviii, p. 1290, § 151 ; trad. Boureau, p. 1050. 38 D. Iogna-Prat, « Célébrer l’église, réformer la personne : la fête de la dédicace d’église dans La Légende dorée de Iacopo da Varazze », Médiévales. Réforme(s) et hagiographie, 62 (2012), p. 123-134 ; et plus largement, Idem, « Édification personnelle et construction ecclésiale », L’Individu au Moyen-Âge, p. 247-269. 39 La notice du chapitre de la Dédicace de l’Église, dans trad. Boureau, p. 1487, évoque, à côté de l’hypothèse d’un appendice consacré à la Dédicace, la possibilité de faire du chapitre un « épilogue ecclésiologique qui accentue la dimension permanente de l’Église comme institution consacrée et séparée. »

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espace hiérarchisé et symboliquement saturé, autour duquel l’univers prend sens et s’organise, de même le chapitre consacré à l’Église organise rétroactivement le recueil dans la perspective d’un acheminement pratique et concret vers la sainteté. Dès lors un dernier pas reste à franchir : le recueil tout entier figurerait une église idéale traçant entre le seuil initiatique du Jugement Dernier (dépeint dans le chapitre de l’Avent) et la clé de voûte de la Dédicace la trajectoire du fidèle-lecteur le long d’une galerie d’icônes hagiographiques. Alain Boureau soutenait que Iacopo da Varazze avait trouvé pour organiser son recueil (ordinatio) une formule adéquate et à haut rendement symbolique. À l’aune des présents développements, on ne saurait le contredire40. La compilation, en tant que mode d’organisation et de construction textuel, participe activement à l’appréhension raisonnée et architecturale de l’église, en important les matériaux d’une tradition liturgique plurielle et en mobilisant et exploitant les quelques termes techniques présents ici à des fins morales. L’église se construit alors de la superposition, de l’agencement et du montage de citations (faisant office de pans textuels) et de schèmes conceptuels (servant de chevilles articulant la charpente du discours). La compilation lui permet d’adopter une vision analytique et surplombante de l’espace ecclésial, et soutient une logique architectonique des textes et de l’espace. On pourrait croire à l’aune de la vision de la multitudo sanctorum que cultive Iacopo da Varazze que sa compilation est un ensemble foisonnant, éclaté et en expansion. C’est pourtant sans compter le chapitre conclusif de la Dédicace qui propose de structurer la Légende dorée de l’intérieur, en lui apposant la charpente à même de lui conférer sa solidité et sa solidarité internes. À l’instar de bien des églises médiévales, la compilation de Iacopo da Varazze est une collection qui se maintient dans son identité en dépit de la variation de son nombre, des réfections, des extensions tardives et des montages anachroniques dont elle peut faire l’objet. Les fragments textuels compilés, à l’instar des reliques, sont chargés d’une valeur métonymique et ne cessent de renvoyer à l’unité globale du saint, en même temps que le saint lui-même, par le principe hypertextuel de la littérature hagiographique, fait signe vers l’unité du recueil et vers celle de l’Église. De la sorte, les pratiques d’écriture propres à la compilation et les techniques morales d’édification qui leur sont adossées sont socialement encastrées dans la communauté de l’Église. Aussi la Légende dorée paraît-elle solidement charpentée d’une manière qui n’enlève rien à son extensibilité et à sa capacité d’accueil, tout en offrant une structure sociale et communautaire générale – l’Ecclesia et la communion des saints.

L’appropriation de la Légende dorée dans les autres ordres religieux Les prétentions et les ambitions universalistes de la Légende dorée n’expliquent que partiellement son efficacité considérable et son succès sur le temps long. Ce n’est 40 A. Boureau, « Barthélemy de Trente et l’invention de la ‘legenda nova’. »

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pas seulement parce qu’elle visait à englober le meilleur de la sainteté chrétienne qu’elle a connu une telle diffusion. Dit autrement, son universalisme n’est pas une garantie suffisante de son efficacité et de son succès. On s’en convaincra en remarquant que toute universaliste qu’elle se prétende, la Légende demeure une œuvre de son temps, à laquelle on reproche, à l’instar de Bérenger de Landorre et Bernard Gui du sein même de l’ordre des frères prêcheurs, sa rapide péremption, son insuffisante actualité ou sa trop drastique abbreviatio. Serait-elle si excessivement universaliste qu’on devrait l’aménager et y adjoindre de nouvelles légendes pour l’adapter aux contextes locaux ? La tentative de Bernard Gui sous la férule de Bérenger de Landorre constitue à part entière un programme concerté de réforme du légendier de Iacopo da Varazze. Toutefois, en regard de cette démarche volontariste, les légendiers supplémentés qui ont utilisé la Légende dorée comme un support semblent avoir compris que ni actuelle, ni inactuelle, ni pérenne et suffisamment résistante au temps, la Légende dorée conserve pourtant la propriété d’être facilement actualisable et aménageable et qu’il était relativement commode de la remodeler et de l’adapter. On en trouve un exemple à la fois simple et saillant dans l’usage et l’appropriation culturelle dont la Légende fait l’objet par les ordres religieux (autres que l’ordre des frères prêcheurs) qui ont voulu y laisser leur empreinte et jouer sur sa capacité d’implantation. La vie d’un saint indexé à un culte déterminé fonctionne à cet égard comme une ancre qui arrime le manuscrit à ce contexte dévotionnel déterminé par une histoire et une memoria communautaires (la Vie de sainte Claire d’Assise est une cheville fixant la Légende dans la memoria franciscaine). La vie additionnelle au catalogue fixé par Iacopo fonctionne à la façon d’un puissant marqueur et oriente l’inscription institutionnelle du manuscrit. Il n’est pas étonnant que l’autre grand ordre mendiant, celui des frères mineurs, ait abondamment utilisé le légendier dominicain41. On peut facilement imaginer cependant que les disciples de saint François d’Assise ne se soient pas contentés du chapitre que Iacopo da Varazze lui a consacré ou de l’absence de Vies de saint Antoine de Padoue, pourtant canonisé en 1232 ou de Claire d’Assise canonisée en 1255. Pour remédier à cela, il était simple de franciscaniser le légendier en lui adjoignant les vies complémentaires de leurs saints patrons, qui peuvent présenter l’intérêt d’être officielles et validées par l’ordre : il peut s’agir d’insérer dans l’immédiate suite du légendier la Legenda major de Bonaventure de Bagnoregio (Lonato, Fondazione Ugo da Como, 151, fol. 304va-309ra) ou la Legenda minor de Claire d’Asssie (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteus, 33 sin. 2, fol. 149ra-150va, BHL 1817 ; le manuscrit provient de Santa Croce). À d’autres moments, l’ajout peut s’inscrire dans la trame calendaire du légendier, comme en témoigne la Légende dorée provençale qui accueille la Vie de saint Antoine confesseur de Padoue dans sa version occitane

41 L’inventaire de la bibliothèque du couvent franciscain de Sienne en 1481 fait par exemple état de quatre legendæ sanctorum sur ses bancs, cf. K. W. Humphreys, The Library of the Franciscans of Siena in the Late Fifteenth Century, Amsterdam, 1978, 383-286, p. 86.

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(Paris, BnF, fr. 9759, fol. 209-210)42 ou au contraire bousculer plus substantiellement la configuration originelle du légendier, comme le montrent les miscellanées hétérogènes que conserve le ms. 529 de la Biblioteca Casanatense à Rome : il s’agit d’un montage complexe d’unités codicologiques de petit format, qui intercale au milieu d’une Légende dorée par ailleurs mutilée une Vie de saint Antoine confesseur (fol. 20-22v ; BHL 592), une Vie de sainte Claire (fol. 35r-36v, BHL 1877), ainsi que des fragments de documentation capitulaire franciscaine (fol. 25r-28v). Au-delà de bricolages aussi radicaux destinés à des manuscrits portables et aussi itinérants que leurs possesseurs, on trouve également à la Biblioteca Nazionale de Naples des manuscrits franciscains issus du couvent de San Bernardino de L’Aquila et construits à partir de la Légende dorée, comme ce manuscrit en italien qui porte un échantillon réduit de vies apostoliques à la périphérie des Fioretti (Naples, Biblioteca Nazionale Vittorio Emanuele III, VIII.B.33, fol. 119-179). On retrouvera également d’autres manuscrits hagiographiques mendiants, marqués eux aussi de l’identité de la communauté religieuse qui les a commandés et utilisés. Le ms. Vat. lat. 10187 de la Bibliothèque Vaticane est issu du couvent de San Iacopo da Foligno tenu par l’ordre des Servites de Marie ; il fait suivre le légendier dominicain de deux vies de confesseurs de cet ordre approuvé en 1249 par Innocent IV. Le principe d’une telle addition est à la fois d’ordre spatial et institutionnel : l’ordre des Servites forme un ordre mendiant qui mène un apostolat volontaire et qui peut bien puiser dans les ressources des frères prêcheurs ou mineurs, particulièrement quand les outils sont aussi performants que la Légende dorée. Il paraît dès lors fondé de s’emparer du légendier dominicain pour fourbir les armes de la prédication active à laquelle les Servites s’adonnent, tout autant que de le personnaliser, afin d’inscrire dans la lignée héroïque des plus grands saints du christianisme les deux confesseurs servites à savoir : la Vie et les Miracles de saint Joachim de Sienne de l’ordre des Servites (fol. 271v-276r) (BHL 4285, 4286) et celle de saint François de Sienne de l’ordre des Servites (fol. 276v-284v) (BHL 3139), dont l’humilité le conduisait à se déconsidérer, non seulement au regard des grands, mais même auprès de celui des enfants et des plus faibles43. On perçoit aisément la stratégie mise en œuvre ici : le légendier dominicain sert de base et de support pour consigner les vies de saints de l’ordre, mais cette opération permet d’introduire le saint dans un sanctoral à vocation et à portée universelle. Cette logique de promotion du saint d’un ordre religieux avec les outils élaborés par un autre ordre est-elle valable également pour les ordres monastiques, dont l’observance paraît éloignée de l’apostolat volontariste des ordres mendiants ? La Légende dorée pouvait-elle donc intéresser des cisterciens ou des bénédictins ? S’il 42 G. Brunel-Lobrichon, « Les saints franciscains dans les versions en langue d’oc et en catalan de la Legenda aurea ». 43 « Quid plura ? Humilitatis ipsius testes fratres exsistunt singuli. Tam profundæ siquidem humilitatis fuit, ut non solum maiorum et æqualium, sed omnium, etiam puerorum, se minimum æstimaret. » (Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 10187, fol. 279rb ; Christophe de Parme, « Legenda beati Francisci Senensis, ordinis Servorum BMV », dans Analecta Bollandiana, 14 (1895), p. 167-197, ici p. 180).

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existe des versions cisterciennes du légendier, provenant de Cîteaux par exemple, sur lesquelles on reviendra plus bas44, on a déjà évoqué deux compilations hagiographiques conservées à la Bibliothèque de l’Arsenal de Paris (aux côtes 469 et 997-998) et ayant appartenu aux Célestins – cet ordre érémitique fondé au milieu du xiiie siècle par le moine molisan Pierre de Morrone. Le manuscrit 469 assemble à une Légende dorée qui s’achève sur la Vie de saint Dominique (fol. 1ra-254ra), la Vie et les gestes de saint Pierre de Morrone par Pierre d’Ailly (fol. 240-250rb, BHL 6751) et les Miracles du même saint (fol. 250va-254ra, BHL 6737). Volumineux, massif, d’un demi-périmètre proche des huit-cents millimètres, il semble se prêter plutôt à la lectio collective, peut-être au réfectoire. Commandités par le prieur célestin Guillaume Romain à la fin du xve siècle, les manuscrits 997 et 998 sont deux tomes d’un légendier qui s’achève sur un florilège de sermons et de textes pieux provenant d’autres ordres monastiques, comme un sermon cartusien sur la vraie dévotion (fol. 172ra-179rb) ou un sermon d’Adam de Prémontré sur la sagesse de l’Écriture (fol. 191vb-195rb)45. On compte également plusieurs Légendes dorées cartusiennes, dont les configurations manuscrites sont d’un haut intérêt. Pour obtenir un légendier à coloration cartusienne, il paraît suffisant aux Chartreux d’ajouter au bout d’une Légende dorée la Vie et Translation de saint Hugues de Lincoln, accompagnées d’hymnes déjà étudiés46 ; il est également possible d’introduire des éléments de la Vie de Bruno de Cologne (canonisé seulement au xvie siècle) dilués au récit des origines de l’ordre (Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Rossiani, 624, fol. 186vb-187rb) dans une compilation qui mutualise la sélection hagiographique de Iacopo da Varazze et des traités sur la confession, la messe, les dix commandements ou les sept péchés capitaux. Dans une veine similaire, le ms. 1173 de la Bibliothèque Municipale de Grenoble est le deuxième tome d’une Légende ayant appartenu à la bibliothèque de la Chartreuse Notre-Dame de Portes dans le Bugey. Le volume commence à la fête de saint Jean-Baptiste pour se parachever sur un florilège sur la messe (fol. 327-333), les Méditations sur la Passion de Bernard de Clairvaux (fol. 334-340), et un sermon sur les obligations de la vie cartusienne (fol. 340-346). Assurément il faut peu de modulations à la Légende dorée pour la réserver à l’usage interne d’un ordre monastique. Ces réglages et ces montages textuels sont relativement élémentaires. La logique à l’œuvre ici est assez simple : adaptation contextuelle à un public usager, intégration 44 Dijon, Bibliothèque Municipale, 221 ; Dijon, Bibliothèque Municipale, 647, dont le colophon précise : « Hic liber scriptus fuit apud Cystercium anno Domini millesimo CCC° IIII° decimo kalendas marcii. Expliciunt legende sanctorum vel passionale adbreviatum. Scriptorem gratum faciat Deus atque beatum et sibi primatum tribuat deleatque ratum amen. Scribere qui fecit hunc librum non malefecit ille diu duret post mortem sydera curet amen. Hunc de Gillento C. scripsit non pede lento quem Deus in celis tradat manibus Michælis amen. » (fol. 323v). Cf. C. Samaran et R. Marichal, Catalogue des manuscrits en écriture latine, portant des indications de date, de lieu ou de copiste, t. vi, 1968, p. 207 ; Y. Zaluska, Manuscrits enluminés de Dijon, Paris, 1991 (Corpus des manuscrits enluminés des collections publiques des départements), p. 223-224, 228-229. 45 « Explicit secunda pars Legende Auree, quam fecit fieri R. P. F. G. Romani, existens prior monasterii Celestinorum Beate Marie Celestinorum de Parisius, anno Domini m° cccc° lxii° » (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 998, fol. 209vb). 46 Florence, Biblioteca Medicea Laurenciana, Calci 33, fol. 387r-389r (BHL 4022) et fol. 389-391 (BHL4024).

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Troisième partie : La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles

du saint dans le vaste cycle calendaire, participation à la grande histoire sainte. Ces mécanismes laissent entrapercevoir bien le paradoxe de cette œuvre qui, bien que rapidement périmée et un peu trop généraliste, peut pourtant survivre dans sa forme par des modulations, des aménagements et des réassignations.

Promotion du saint et implantation locale de la Légende dorée Une grande partie de la carrière littéraire de la Légende dorée, au Moyen Âge et au début de l’époque moderne, se résume à ces phénomènes d’accroissement, d’agglomération, d’accrétion de pièces rajoutées, posant ainsi la question de savoir si cela a changé sa nature ou non. Ce sont autant de procédés qui sont susceptibles d’optimiser la valeur d’usage et l’ergonomie du légendier et d’augmenter sa pertinence et sa pénétration dans des contextes et des territoires cultuels donnés. La question de la régionalisation des légendiers et particulièrement de la Légende dorée n’est pas qu’un problème d’histoire locale. En effet, si sa capacité à se décliner en contexte tout en restant elle-même est une garantie d’implantation de la Légende dans des situations, des territoires, des cultes particulièrement différents, la réciproque est aussi vraie : la capacité d’accueil de la Légende à de nouvelles légendes permet à ces dernières d’accorder une place et de promouvoir des saints locaux dans une liturgie générale, de s’insérer dans des circuits et des réseaux de diffusion moins locaux et plus étendus. Une économie de services réciproques lie le légendier et les pièces annexes qui viennent s’y agglomérer : d’un côté l’ajout de saints locaux permet à la Légende dorée de pénétrer dans des territoires cultuels qui auraient pu ne pas se sentir concernés ; de l’autre, ils utilisent le légendier, selon une logique du poisson pilote, pour frayer au-delà du périmètre local auquel on pourrait les assigner, accroître leur rayonnement, intégrer une collection plus ample et circuler avec elle. On pourrait en somme caractériser ce phénomène par une double logique : à la régionalisation de l’universel répond l’universalisation du régional ; et à la stratégie d’implantation (descendante : de l’universel sur le plan du local) fait écho une stratégie de promotion (montante : du local à l’échelle de l’universel). Ces précisions expliquent sans nul doute que la Légende dorée ait pu constituer, pour de nouvelles collections hagiographiques, une base (comme on parle d’une base culinaire ou patissière) à laquelle on a pu ajouter des ingrédients pour l’assaisonner au goût local ou l’agrémenter d’une couleur locale. On repère aisément une coloration locale aux saints supplémentés, comme dans le légendier Vatican, Biblioteca Apostolica Vatican, Vat. lat. 7592 déjà évoqué pour son index : il assemble à une grappe de légendes franciscaines (saint Antoine de Padoue, fol. 332v-335v, BHL 587 ; sainte Claire d’Assise, fol. 341-344, BHL 1815 ; saint Louis évêque et confesseur de l’ordre des frères mineurs, fol. 344-345) plusieurs saints méridionaux qui permettent de l’indexer dans l’Occitanie et peut-être autour de Toulouse : après les Vies de saint Paul de Narbonne (fol. 268r-269v, BHL 6589) et de saint Honoré d’Arles (fol. 270r-308r, BHL 3976), on relève la Vie de saint Antonin martyr (fol. 345-349, BHL 572-573) qui se combine au récit de sa translation à Frédélas (aujourd’hui Pamiers, fol. 349-351, BHL 576), la Vie de sainte Engrâce et ses dix-huit compagnons (fol. 322-323, BHL

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1503), martyrs à Saragosse mais honorés du côté des Pyrénées françaises (confirmant un tropisme catalan de la Légende dorée qui a servi de base textuelle47), ainsi qu’un bref fragment en langue d’oc d’une Vie de saint Yves confesseur. Les légendiers septentrionaux offrent également un cas d’étude tout à fait précieux qui permet une exploration fouillée des opérations et des modulations dont le légendier dominicain peut faire l’objet. Il est vrai, sa mobilisation dans le Nord de la France a été évidemment d’autant plus facile que la Légende compte et intègre dans l’économie initiale de son calendrier quelques saints importants du Nord : saint Vaast (chap. 40, saint mérovingien, évêque d’Arras), saint Amand (chap. 41, évangélisateur de la Flandre, autour de Tournai), saint Fursy (chap. 140, fortement honoré autour de Péronne, dans le diocèse d’Amiens et de Cambrai), autant de vies qui ont certainement favorisé et encouragé la pénétration du légendier dans le Nord de la France. À ce noyau dur, un légendier latin comme Paris, Bibliothèque Mazarine, 1736, provenant par ailleurs de Louvain, va introduire au cœur de l’économie générale du calendrier élaboré par Iacopo da Varazze plusieurs saints honorés dans le Nord : saint Pontien martyr (fol. 33rb-34rb, BHL 6892), sainte Aldegonde (fol. 62rb-63ra, BHL245), sainte Gertrude (fol. 73va-76rb, BHL 3493), et plus spécifiquement des vies du Brabant, comme saint Pléchelme (fol. 145ra-146rb, BHL 6867) ou saint Odulphe (fol. 122ra-123ra, BHL6318). Ces mécanismes de fière promotion locale, voire d’exaltation patriotique sont encore plus manifestes dans la production hagiographique vernaculaire dont A.-F. LabieLeurquin a éclairé le fonctionnement48. Il est bon de retenir simplement que les rapports intertextuels que ces légendiers en langue vernaculaire entretiennent à la Légende dorée sont variables et plus ou moins distendus : si le prisme philologique moderne incline à considérer que ces manuscrits hagiographiques du Nord font de la Légende dorée une source, il n’en reste pas moins que le copiste médiéval est susceptible de ménager une distance variable avec sa source. On peut à cet égard distinguer trois cas. D’abord, ils ne reconnaissent pas, ni n’explicitent cette dette qui demeure cependant visible à l’œil du philologue et de l’hagiologue. Ensuite, ils reconnaissent cette dette et mentionnent le légendier comme source, comme c’est le cas dans plusieurs chapitres du ms. 350 (454) de la Bibliothèque Municipale de Lille (qui évoquent à une dizaine de reprises en fin de chapitre la « légende d’or » ou la « légende dorée »). Reste que de telles citations explicites de la source n’impliquent pas des rapports stables et homogènes à la Légende dorée d’un chapitre à l’autre et peuvent assez fortement fluctuer. Il est

47 Quelques Vies de saints catalans sont insérées dans la trame calendaire de la Légende dorée : sainte Cucupha de Barcelone (fol. 199v-200v, BHL 1997-1999), sainte Eulalie de Barcelone (fol. 57v-58v, BHL 2693 ; fol. 58v-59v, BHL 2697). 48 A.-F. Labie-Leurquin, Les Légendiers en prose française à la fin du Moyen-Âge (région picarde et Flandre française) avec une édition critique de vingt vies de saints, Thèse de 3e cycle, 2 vol., Paris 4, 1985 ; Eadem, « La promotion de l’hagiographie régionale au xve siècle : l’exemple du Hainaut et du Cambrésis », dans Richesses médiévales du Nord et du Hainaut, éd. J.-C. Herbin, Valenciennes, 2002 ; Eadem, « Composition, usage et diffusion du légendier picard », dans Les Manuscrits hagiographiques du nord de la France et de la Belgique actuelle à la fin du Moyen Âge (xive-xvie s.) : fabrication, fonctions et usages, éd. F. Peloux, actes du colloque du 30 novembre 2018 et du 21-22 mars 2019, Turnhout, à paraître.

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symptomatique que le ms. 350 (454) de la Bibliothèque Municipale de Lille offre des vies similaires mais plus développées que le ms. 795 (452) dans lequel il semble pourtant puiser : certaines vies sont clairement empruntées à la version de Jean de Vignay (Vie de saint Barthélemy), d’autres établissent une ressemblance superficielle (les Vies de saint Louis, de sainte Barbe, de saint Albin) avec la Légende dorée dont le traducteur s’inspire (de loin), d’autres vies, enfin, se montrent plus interventionnistes par rapport à la source dominicaine (changement de structure, transformation du récit en sermon, comme le cas de la Décollation de saint Jean-Baptiste)49. Enfin, troisième et dernier cas, bien qu’ils outrepassent et débordent largement le corpus initial de Iacopo da Varazze dans lequel ils puisent, certains manuscrits n’hésitent pas à se désigner comme des Légendes dorées, à l’instar du ms. 383 (453) de la Bibliothèque Municipale de Lille, qui se présente comme une « Légende d’or » ou du légendier copié par la bénédictine Jeanne de Malone qui est active en 1477 à Saint-Victor de Huy (Leyde, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, BPL 46A), manuscrit qui puise dans une Légende dorée de Jean de Vignay assortie des Festes nouvelles de Jean Golein et injecte en elle une dizaine de vies de saints flamands et wallons50. Au regard des rapports fluctuants que les hagiographes du Nord entretiennent avec le légendier dominicain, la question se pose maintenant de savoir ce qu’il convient de faire pour apporter une coloration septentrionale à la Légende dorée et quelles sont les opérations textuelles impliquées qu’on lui fait subir. Le simple ajout de nouvelles vies de saints ne suffit pas toujours, et il importe de travailler à la fois le légendier-cible (en l’aménageant pour accroître sa capacité d’accueil) et les collections sources. Le ms. Mediceo Palatino, 141² de la Biblioteca Laurenziana de Florence est une version de la Légende dorée copiée, si l’on en croit son colophon fort circonstancié, par Jehan des Escohiers, à Arras, en 1399 et divisée en deux tomes au xviiie siècle51. Il s’agit d’une traduction de la Légende dorée qu’on repère également dans d’autres manuscrits, l’un conservé à Cracovie (Biblioteka Jagiellonska, ms. Berol Gall. Fol. 156, identifié par Brenda Dunn Lardeau52) et l’autre de Tournai (Bibliothèque locale et principale de la Ville, 127, signalé par Piotr Tylus). Ces trois

49 Cf. Vies médiévales de Marie-Madeleine, p. 535-545. 50 M. Thiry-Stassin, « Les légendiers en prose française écrits dans la Belgique actuelle : le cas du Leiden BPL 46A (Huy) et du BRB II 2243 (Namur) » ; Eadem, « Une Vie de saint Gondulphe chez Jean d’Outremeuse et chez Johanne de Malone : une question de variantes » ; Eadem, « Johanne de Malone : une rédactrice atypique de vies de saints (Leyde, BPL 46A) ». 51 « Sachant tout cil qui ceste legende liront qu’ele fut parescripte le xiiije du mois d’Aoust, nuit de le assomption de la benoite Vierge Marie, l’an de grasce mil iijc et iiijxx et xix. Et l’escripsi Jehans di Escohiers, demourans [a] Arras en le rue de l’abbeye, entre l’ospital S. Jullien et le rue du Pré. » (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Mediceo Palatino, 141, fol. 330ra). Cf. P. Meyer, « Notice du ms. med.-pal. 141 de la Laurentienne (Vies des saints) », Romania, 33/129 (1904), p. 1-49 ; Vies médiévales de Marie-Madeleine, p. 451-470. 52 B. Dunn-Lardeau, « Étude autour d’une Légende dorée (Lyon, 1476) », Travaux de linguistique et de littérature, 24/1 (1986), p. 257-294 ; cf. Les Manuscrits médiévaux français et occitans de la Preussische Staatsbibliothek et de la Staatsbibliothek zu Berlin. Preussischer Kulturbesitz, éd. D. Stutzmann et P. Tylus, Wiesbaden, 2007 (Staatsbibliothek zu Berlin. Preussischer Kulturbesitz. Kataloge der Handschriftenabteilung Erste Reihe : Handschriften, 5), p. 75-77.

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manuscrits sont marqués linguistiquement par une scripta de l’artois ou picarde, mais, malgré ces airs de famille, leurs construtions diffèrent et divergent légèrement : le manuscrit de Tournai emprunte et colle le prologue de Jean de Vignay, alors qu’il n’en suit pas du tout la traduction pour le reste du légendier et ajoute au canevas original du compilateur dominicain la Vie de sainte Gudule de Brabant ou celle de saint Éleuthère comte de Tournai ; le manuscrit de Florence, lui, retravaille d’abord le chapitre mineur dans la Légende dorée de saint Vaast, évêque d’Arras et de Cambrai, pour en offrir une version indépendante et plus fortement développée ; après quoi, il insère différents saints régionaux selon divers procédés : tantôt en puisant dans le légendier de Jean de Mailly traduit en langue d’oïl – le Légendier liturgique – la Vie de saint Éloi de Noyon, évangélisateur de la Flandre ou celle de saint Lambert de Liège ; tantôt en important d’une autre source la Vie de saint Servais, évêque de Tongres et de Maastricht (qu’on repère également dans les trois légendiers vernaculaires que sont les mss. 210, 811, 812 de la Bibliothèque Municipale de Cambrai et qui n’appartient pas au Légendier liturgique), la Vie de saint Vigor de Bayeux moine de l’abbaye de Saint-Vaast et évêque d’Arras (fêté le 1er novembre et placé avant saint Léonard de Noblat, fêté le 6 novembre) et la Vie de saint Riquier évangélisateur de la Picardie (dans une version différente de celles présentes dans le ms. 811 de la Bibliothèque Municipale de Cambrai et le ms. 795 (452) de la Bibliothèque Municipale de Lille). Témoignant également de la réélaboration nécessaire de la base légendaire fournie par Iacopo da Varazze et de l’ampleur du processus d’appropriation, les deux manuscrits imposants et presque jumeaux que sont les mss. 811 et 812 de la Bibliothèque Municipale de Cambrai constituent des légendiers du Saint-Sépulcre de Cambrai qui se situent au cœur de ce qu’on peut appeler mal commodément le « légendier picard ». On peut les caractériser : d’abord par une élimination partielle ou totale de la partie temporale (la vie du Christ reste présente sur les fêtes du début du cycle calendaire, ce qui n’est pas le cas des fêtes du Carême et de Pâques, de la Toussaint et de la Commémoration des morts, mais sa disparition est complète dans le ms. 812) ; ensuite par une suppression de certains chapitres mineurs du corpus de la Légende, selon une logique assez élémentaire d’économie : afin de gagner de la place, on évacue les chapitres d’une vierge d’Antioche, saint Jean devant la porte Latine, saint Pancrace, sainte Pétronille, saints Prime et Félicien, saints Vit et Modeste, saints Cyr et Julitte, sainte Marine, saint Syr, sainte Théodora, saint Apollinaire, saints Nazaire et Celse, saint Félix, saint Simplice, sainte Marthe, saint Eusèbe, saint Dominique, saint Symphorien, saint Mamertin, saints Gorgon et Dorothée, saints Prote et Hyacinthe, sainte Pélagie, sainte Marguerite, saint Léonard, saints Chrysante et Darie ; en lieu et place de quoi, on insère dans l’économie calendaire un fonds hagiographique français et septentrional : sainte Aldegonde, saint Aubert, saint Vindicien, sainte Waudru de Mons, sainte Gertrude de Nivelles, saint Landelin, saint Vincent de Soignies, saint Géry, etc. (dans le ms. 812, vingt-cinq vies ajoutées en suppléments hagiographiques dans une autre unité codicologique comme saint Aubert ou saint Lucien de Beauvais) ; enfin, dernière étape, on retravaille les vies des saints du Nord déjà présents dans la Légende dorée¸ mais dont on ne semble pas pouvoir se satisfaire : on ôte les versions abrégées de Iacopo da Varazze, on les remplace par des versions amplifiées, dans le cas de saint Amand, saint Fursy, saint Lambert, saint Vaast, saint Macaire.

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Comme on le voit, les ressources hagiographiques septentrionales ne tombent pas du ciel où les saints finissent généralement leur glorieux parcours ; elles circulent par grappes, sous forme de collections pré-existantes ou de séries cohérentes53. Il est à cet égard symptomatique que soit mobilisé le légendier de Jean de Mailly traduit en langue d’oïl, le Légendier liturgique, marqué comme on le sait de cette empreinte française et septentrionale. Les légendiers du Nord ne vont pas se constituer par des ponctions ponctuelles dans l’adaptation vernaculaire de l’Adbreviatio de Jean de Mailly, mais par des emprunts massifs et par l’adoption de suites de chapitres. En mutualisant deux légendiers, on prend le meilleur du plus universaliste et le meilleur du plus « couleur locale », comme y procède le ms. 795 (452) de la Bibliothèque Municipale de Lille qu’on peut tout aussi bien décrire comme un Légendier liturgique et comme un légendier traduisant partiellement la Légende dorée54. Ce n’est pas là une forme d’équivocité ou d’ambiguïté, mais plutôt une illustration parfaite d’un stade si poussé d’élaboration que les matières brassées deviennent presque indiscernables sans une très fine expertise philologique. La vaste gamme de ces aménagements contribue manifestement à optimiser la pénétration du légendier dans un territoire donné. Il en va probablement d’un ajustement du manuscrit, pour le rendre opératoire à une échelle locale et utilisable par une communauté textuelle indexée à un centre d’écriture ou à une communauté graphique (le Saint-Sépulchre de Cambrai par exemple)55, à un évêché (de Tongres pour Jeanne de Malone), à une aire régionale fédérée par son culte des saints (la région toulousaine mordant sur une plus vaste Occitanie et les Pyrénées).

Traduction et plurilinguisme dans les manuscrits de la Légende dorée Une bonne manière de comprendre comment la Légende dorée est en mesure de jouer un rôle de médiation et d’articuler des espaces sociaux hétérogènes et distants est de poser la question des langues dans lesquelles le légendier est rédigé et copié.

53 Voir par exemple les évêques de Tongres que Jeanne de Malone redistribue dans le calendrier de son légendier : saint Jean l’Agneau, évêque de Tongres (Leyde, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, BPL 0046 A, fol. 21ra-24ra) ; saint Monulfe, évêque de Tongres (fol. 26va-28ra) ; saint Gondulfe, évêque de Tongres (fol. 28ra-29rb) ; saint Remacle (fol. 69va-75va) ; saint Théodard, évêque de Tongres (fol. 75va-77v) ; saint Séverin, évêque de Tongres (fol. 119va-119vb). 54 On retrouve ce procédé d’association des deux légendiers dans un manuscrit latin étudié par Cécile Lanéry : confectionné probablement à l’abbaye bénédictine de Saint-Arnoul, le ms. 177 de la Bibliothèque Municipale de Charleville-Mézières ajoute aux chapitres de la Légende dorée des notices empruntées à la rédaction messine du légendier de Jean de Mailly, que le copiste a exploitée méthodiquement, pour épouser les spécificités cultuelles de la Lorraine d’où il provient. « Tout en adaptant la Légende dorée aux particularités du sanctoral messin, [l’éditeur] l’a donc enrichie à la manière d’une summa sanctorum, une sorte d’encyclopédie hagiographique, certainement pas exhaustive, mais directement utilisable par les prédicateurs de la région. » Cf. C. Lanéry, « Hagiographique et prédication. Le légendier CharlevilleMézières, BM, 177 », Analecta Bollandiana, 133 (décembre 2015), p. 282-349, ici p. 290. 55 P. Bertrand, Les Écritures ordinaires, p. 308.

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On s’en convaincra d’abord en rappelant que la traduction est en réalité un enjeu fondamental de la pastorale. En effet, la pastorale médiévale a cherché à résoudre la question de l’accessibilité de la langue d’Église aux rustici qui attendent un sermo simplex. On peut considérer d’ailleurs que la réforme pastorale constitue avant tout un immense effort de traduction, ou d’accroissement de la traductibilité de la doctrine religieuse. Le Canon 9 du concile de Latran IV rappelle qu’il faut s’adresser et s’adapter aux populi diversarum linguarum56, tandis que les statuts synodaux, par exemple de Cambrai en 1278, préconisent de transmettre et de prononcer les sentences d’excommunication en langue vernaculaire, afin qu’elles demeurent pleinement intelligibles à tous57. Plus largement, l’emploi redoublé de l’image dans la pastorale médiévale s’inscrit intégralement dans cette politique de la traduction, quoiqu’elle s’exerce non plus d’une langue à l’autre, mais d’un medium à un autre58. La pastorale de la traduction repose donc sur deux présupposés : on ne peut pas ne pas reconnaître la diversité humaine (sans quoi on se prive de la réception attendue) ; on peut unifier cette pluralité culturelle par une même parole de portée universelle, mais contextuellement déclinée et sous l’effet de laquelle les écarts spatiaux et culturels, qui clivent les différentes parties du monde et de la société, peuvent alors se résorber. En la matière, ce qu’on peut légitimement s’attendre à lire dans la Légende dorée, dans le chapitre de l’Envoi du Saint-Esprit, signe à travers l’épisode évangélique du don des langues l’acte de naissance de la prédication apostolique et comme le rachat de la confusio et de la divisio babéliennes des langues59. Pourtant à lire les développements de Iacopo da Varazze, la reconnaissance de la diversité prime sur 56 « Quoniam in plerisque partibus intra eandem civitatem atque diœcesim permixti sunt populi diversarum linguarum, habentes su buna fide varios ritus et mores, districte præcipimus ut pontifices huiusmodi civitatum sive diœcesum, provideant viros idoneos, qui secundum diversitates rituum et linguarum divina officia illis celebrent et ecclesiastica sacramenta ministrent, instruendo eos verbo pariter et exemplo. » (Les Conciles œcuméniques. Les décrets. De Nicée à Latran V, éd. G. Alberigo, Paris, 1994, Constitutio 9, Concile du Latran IV, p. 512). Ce n’est pas la première fois que dans l’histoire des conciles, on formule de telles recommandations, si l’on se souvient du fameux concile carolingien de Tours en 813 qui préconise une prédication épiscopale et l’usage des langues vernaculaires, rusticam Romanam linguam aut Theodiscam, quo facilius cuncti possint intellegere quæ dicuntur (Concilia ævi Karolini [742-842], éd. A. Werminghoff, MGH II/1, 1906, can. 17, p. 288). 57 Cf. Les Statuts synodaux français du xiiie siècle, t. iv, Les statuts synodaux de l’ancienne province de Reims (Cambrai, Arras, Noyon, Soissons, Tournai), éd. J. Avril, Paris, 1995, 17, p. 106 : « Item precipimus ut in idiomate locorum semel in mense a quolibet ecclesie rectore exponantur omnes articuli synodalium in quibus excommunicationis sententia promulgatur in laicos, ut melius possint dictas sententias evitare. | Tout chil sunt escumigniet per le statut dou senne, kid ou cors Jhesus Crist, u dou cresme, u d’autre sacrement font sorceries. | Tout cil sunt escumigniet per le vertut des status dou senne, ki apres chou qu’il se seront entrafiet coiement, u en main de priestre, se connistront et melleront carnalement, anchois ke li sollempnités dou mariage soit faicte en saincte eglise, s’il ne le font savoir à l’evesque u a l’archediake dedens la quinzaine qu’i l’aront fait […]. » 58 Voir à ce propos les remarques introductives d’A. Kumler, Translating truth. Ambitious Images and Religious Knowledge in Late Medieval France and England, New Haven – Londres, 2011. 59 Pour une lecture de la prédication de la Pentecôte comme un exercice d’auto-légitimation du prédicateur, cf. S. Vecchio, « Les langues de feu. Pentecôte et rhétorique sacrée dans les sermons du xiie et du xiiie siècles », dans La Parole du prédicateur. ve-xve siècle, éd. R. M. Dessì et M. Lauwers, Nice, 1997 (Collection du centre d’études médiévales de Nice 1), p. 255-269.

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l’imposition d’un quelconque universalisme, au point d’en constituer une condition absolument nécessaire. S’agit-il du reflet d’un pragmatisme pastoral de la part d’un archévêque qui cultiverait une attention aiguë aux langues vernaculaires ? Ou ne serait-ce simplement qu’un déploiement scolastique, presque automatique, et en circuit fermé, de distinctions déconnectées de tout ancrage référentiel ? On ne saurait se prononcer avec fermeté. Le Saint-Esprit apparut aussi sous forme de langue pour faire comprendre qu’il était tout à fait nécessaire à ceux qui prêchent. Il leur est de fait nécessaire parce qu’il les fait parler avec ferveur et sans tiédeur, et c’est pour cela qu’il fut envoyé sous l’apparence du feu. […] Ils parlèrent avec confiance et sans faiblesse […]. Ils parlèrent en plusieurs langues, comme l’exigeait la diversité de capacité de leurs auditeurs […]. Ils parlèrent utilement, pour l’édification et le profit de tous […]60. Le pasteur doit donc descendre au niveau de ses ouailles, pour leur parler un langage reconnaissable. Ce plaidoyer raisonné en faveur de la traductibilité des langues rappelle au besoin que la mission apostolique ne relève pas de prime abord d’un déplacement dans l’espace, mais d’un parcours de la parole, à même de briser des idiotismes repliés sur eux-mêmes. Toutefois, ces recommandations normatives ne sauraient laisser croire à la fluidité d’une transmission pastorale sans heurt. Tout est loin de se passer au mieux, et la question de la langue pastorale reste assez polémique. Une pièce annexe du corpus, datant de la seconde moitié du xve siècle, en rend compte : le Dit de l’arbre (Cambrai, Bibliothèque Municipale, 812, fol. 455ra-456ra), avant d’amorcer son enseignement, se livre à une critique en règle des pratiques dévoyées des ordres mendiants. Folie font chil Jacopin, Chil Cordelier, chil Augustin, Et aucuns qui font le prescheur, Quant il ne moustrent le chemin Tel qu’il le treuvent an latin, Sans contrefaire le plaqueur, Ne doubter roy ne empereur, Sy acquerroient il honneur. Mais ly pluiseurs font sur venin Poindre une sy noble couleur Qu’il en traïssent leur seigneur Et le mainent a pute fin61. Se complaisant dans un usage à circuit fermé de la langue de l’Église, qui leur confère une autorité fallacieuse et un monopole illégitime, les ordres mendiants se répanderaient dans des exercices exégétiques, en roue libre, livrés au seul contrôle de leur propre intérêt, et qui produisent, en définitive, de très fâcheuses distorsions du

60 Éd. Maggioni, cap. lxviii, p. 504, § 205-211 ; trad. Boureau, p. 402-403. 61 Cambrai, Bibliothèque Municipale, 812, fol. 455rb.

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message évangélique – contresens si contraires à la mission pastorale qui incombe aux usurpateurs mendiants, qu’ils sont tenus pour des figures de la trahison. De ce point de vue, quelques manuscrits de la Légende dorée peuvent être envisagés comme des tentatives pour tempérer ou combler ces partages sociolinguistiques qui clivent dramatiquement le clergé et l’ensemble des fidèles62. On songe d’abord et bien sûr aux traductions et aux adaptations en langue vernaculaire dont les rares prologues justifient l’entreprise, pour « faire entendre aux gens qui ne sont pas lectrés »63 les vies des saints et pour les translater « de latin en rommant en commun langaige que tous puissent entendre simplement »64. Au-delà de ces déclarations d’intention trop programmatiques et de toute façon trop clairsemées, une première option afin de saisir les inflexions qu’elles apportent peut consister à examiner le comportement des traducteurs vis-à-vis du modèle latin : les enquêtes menées aujourd’hui sur les volgarizzamenti de la Légende dorée tendent à montrer que, malgré leurs spécificités respectives, les translateurs italiens ont en commun d’éviter résolument les latinismes et de s’approprier le modèle latin en le transposant dans la langue vernaculaire, et ce à bonne distance de la démarche du frère hospitalier de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, Jean de Vignay65. Il est loisible d’expérimenter une approche complémentaire consistant à observer le plurilinguisme dans certains manuscrits de la Légende dorée comme autant de procédés visant à établir des points de contact entre des communautés linguistiques distinctes. Assurément l’introduction de prières vernaculaires dans les manuscrits latins (Charleville-Mézières, Bibliothèque Municipale, 271) ou de prières latines dans les manuscrits vernaculaires (Lille, Bibliothèque Municipale, 795 (452)) atteste et suppose par exemple de compétences diglossiques de la part des clercs qui utilisent

62 Se pose de manière marginale ici la question de savoir si la Légende dorée a pu servir de bréviaire de latin pour des pasteurs mal formés et peu à l’aise avec la langue de l’Église, anticipant l’usage du légendier comme support d’exercices stylistiques pour les humanistes et comme manuel d’apprentissage de la lecture à l’époque moderne (P. F. Grendler, Schooling in Renaissance Italy, Literacy and Learning (13001600), Baltimore – Londres, 1989, p. 278-285). Deux manuscrits posent la question : le ms. 1426 de la Bibliothèque Municipale de Rouen associe le légendier notamment aux Disticha Catonis (fol. 239-241v) dont les sentences morales ont été mises au Moyen Âge au service de l’apprentissage de la lecture et d’exercices de grammaire ; le ms. VIII.B.40 de la Biblioteca Nazionale Vittorio Emanuele III de Naples est une Légende dorée de petit format assorti en tête et en queue du Liber Donati (fol. 1-8, fol. 262-266) déployant des conjugaisons et des déclinaisons latines. Servait-il au pasteur à réviser ses fondamentaux en langue latine ? Il convient sans doute de réserver sa réponse avec prudence. 63 Éd. Dunn-Lardeau, prologue de Jehan de Vignay, p. 87-88. 64 Paris, BnF, fr. 23114, fol. 1r. Sur ce manuscrit, cf. B. Ferrari, « La Légende dorée dédiée à Béatrice de Bourgogne : premières hypothèses sur le modèle latin », dans Quant l’ung amy pour l’autre veille : Mélanges de moyen français offerts à Claude Thiry, éd. M. Colombo Timelli et T. Van Hemelryck, Turnhout, 2008 (Texte, codex et contexte 5), p. 403-410 ; Eadem, « La Légende dorée du ms. Paris, BnF, fr. 23114 traduction anonyme pour Béatrice de Bourgogne », dans Le Recueil au Moyen Âge. La fin du Moyen Âge, éd. T. Van Hemelryck et S. Marzano, Turnhout, 2010 (Texte, codex et contexte, 9) p. 125-135. 65 Comme l’a bien montré S. Cerullo (« La traduzione della Legenda aurea » ; I volgarizzamenti italiani della « Legenda aurea ». Testi, tradizioni, testimoni, p. 145-159) qui a notamment travaillé sur trois manuscrits : Oxford, Bodleian Library, Canoniciano it. 267 ; Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Palat. 97 ; Philadelphie, University of Pennsylvania Library, Rare Book and Manuscript Library Collections, It. 434.

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ce genre de manuscrits hagiographiques et se montrent capables de naviguer entre la langue haute du latin et la langue basse vernaculaire66. Il est cependant un cas plus instructif encore sur cette question du plurilinguisme – la Légende dorée pourvue d’un index alphabétique de proverbes à l’usage des prédicateurs (Paris, Biblithèque Sainte-Geneviève, 550, fol. 282r-294). On y dénombre trois-centquatre-vingt-quatorze proverbes dont la majorité peut être indexée au répertoire de Joseph Morawski67 et auxquels sont associés des notules latines qui en déploient les potentialités exégétiques, doctrinales et pastorales. Le classement alphabétique obéit à une logique simple et pratique : l’initiale du proverbe détermine la place du proverbe dans la table ; les regroupements formés par chaque initiale sont séparés de quatre unités de réglure ; à l’intérieur de chaque rubrique, le classement alphabétique n’est pas rigoureusement respecté ; enfin, si certains proverbes apparaissent à plusieurs reprises sous des variantes morphologiques, le commentaire qui en est livré n’en est pas pour autant littéralement reproduit : à la fin manifeste d’éviter les redondances, un proverbe peut donc engendrer des commentaires différenciés – signe qu’il s’agit d’une matière suffisamment malléable pour se prêter à une pluralité d’interprétations et à une multiplicité d’usages. Quelques remarques méritent d’être formulées au sujet de cet index parémiologique. D’abord, le contenu même des notules prouve que cette table des proverbes s’adresse à des litterati cléricaux en besoin de ressources argumentatives pour la prédication. La table présente de manière univoque plusieurs proverbes qu’on peut considérer comme des supports métadiscursifs d’une promotion de la prédication et de la confession, comme le confirment les métaphores relatives à la vie pastorale largement présentes dans la matière proverbiale68. La table arrime à la sagesse populaire un portrait normatif du pasteur, dépeignant par exemple le prédicateur comme un chien dont le régime alimentaire est sain et qui se refuse à manger de la

66 Sur les rapports entre latin et vernaculaire dans la prédication, cf. M. Zink, La Prédication en langue romane avant 1300, Paris, 1976 (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge 4) ; C. Delcorno, « La lingua dei predicatori. Tra latino e volgare », in La predicazione dei frati dalla metà del’200 alla fine del’300. Spolète, 1995, p. 19-46 ; « La predicazione volgare in Italia (sec xiii-xiv). Teoria, produzione, ricezione », Revue Mabillon, 4 (1993), p. 83-107 ; N. Bériou, « Latin and the vernacular. Some remarks about sermons delivered on good Friday during the Thirteenth Century », in Die deutsche Predigt in Mittelalter, éd. V. Mertens et H.-J. Schiewer, Tübingen, 1992, p. 268-284 ; Eadem, « Latin et langues vernaculaires dans les traces écrites de la parole vive des prédicateurs (xiiie-xive siècles) », dans Approches du bilinguisme latin-français au Moyen Âge. Linguistique, codicologie, esthétique, éd. S. Le Briz et G. Veysseyre, Turnhout, 2010 (Collection d’études médiévales de Nice 11), p. 191-206 ; S. Wenzel, Macaronic Sermons. Bilingualism and Preaching in Late medieval England, Ann Arbor, 1994. 67 J. Morawski, Proverbes français antérieurs au xve siècle, Paris, 1925 (Classiques français du Moyen Âge). L’auteur cite d’ailleurs ce manuscrit comme l’un des premiers qu’il ait utilisés pour construire son répertoire, mais escamote totalement la diglossie propre du proverbe en langue d’oïl et de sa notice latine. 68 « Blanche berbiz noire berbiz autant m’est se tu muerz que se tu viz » (Paris, Bibliothèque SainteGeneviève, 550, fol. 284rb) ; « A mol pasteur leus chie laine » (ms. cit., fol. 282va) ; « A petit d’achoison prent li lous le mouton » (fol. 282vb) ; « De contees pe prent lous » (fol. 285vb) ; « En pel de berbiz quen que vels si escriz » (fol. 286rb) ; « En tel pel que li lous vait en tele le covient morir » (fol. 286ra) ; « Noire berbis blanche berbis autant m’est se tu muerz que se tu viz » (fol. 288vb) ; « Se sohez fussent noir, pastorel fussent roi » (fol. 293rb).

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graisse69. Plus généralement, les proverbes servent évidemment de supports à de multiples recommandations à l’attention du fidèle et du pécheur. Ils incitent par exemple diligemment à un contrôle des circuits de la parole : On doit bien savoir a qui l’en parole : Loquitur deo per orationem, sacerdoti per confessionem, proximo per correctionem. Deo humiliter, sacerdoti fideliter, proximo dulciter70. Il s’agit aussi de dénoncer la nocivité des comportements peccamineux, tant à l’endroit de Dieu que du prochain : Ce cuide li lierres que tuit soient si frere : peccator deo furatur animam suam per malam cogitationem et animam proximi per malum exemplum71. Par-delà ces recommandations relativement attendues dans un recueil pastoral, on peut remarquer que dans une grande majorité, et parce qu’il constitue une matière stable et communément partagée sur laquelle prendre appui, le proverbe fait office d’accroche à des versets bibliques et de prétexte à une lecture exégétique. A petite fontaine boit l’en soef. Fons parvus brevis predicatio Rom. Verbum abreviatum faciet dominus. Vel parvus fons doctrina evangelica Hest. Fons parvus currit in fluvium magnum Ecc. Aqua sapientia salutaris potabit eos Ysa. haurietis aquas in gaudio de fontibus salvatoris. Doctrina heretica fons turbatus pede et vena corrupta. Aquæ furtivæ dulciores sunt72. Le proverbe permet d’agréger des citations bibliques au sein d’un réseau sémantique que le prédicateur peut ensuite remobiliser au sein de sa prédication. Cet index de proverbes est également instructif du point de vue de sa diglossie, c’est-à-dire sur sa manière de faire coexister et d’articuler deux langues socialement inégales dont l’une est haute (le latin) et l’autre est basse (la langue d’oïl)73. En ce que les proverbes constituent, pour ainsi dire, des atomes stables et communément partagés (par le prédicateur lui-même), le sens commun (la doxa, l’endoxon) se trouve retraité et déplié par le sens savant des litterati qui viennent le relire à la lumière de l’exégèse. Il s’agit donc d’approfondir la sagesse populaire et vernaculaire, en la traduisant dans la sagesse exégétique et en lui conférant une certaine profondeur doctrinale. Ce montage témoigne par conséquent d’une attention au public que la prédication elle-même tente de capter et de captiver. Ce dispositif fonctionne ainsi comme un circuit de retraitement : du sens profane au sens sacré, du sens commun au sens savant, du savoir dispensé à son questionnement, de la langue vernaculaire à la langue latine, et retour. Un tel document s’avère précieux pour démentir une idée facile selon laquelle la traduction opérée par le prédicateur ne se fait généralement 69 « En lit a chien ne querez ja sayn : Canes (sunt) predicatores qui non comedunt pinguia » (ms. cit., fol. 286va). Sur l’usage des proverbes dans la prédication, cf. supra n. 83, p. 178. 70 Ibidem, fol. 289va. 71 Ibidem, fol. 284va. 72 Ibidem, fol. 282va. 73 Sur la notion de diglossie, cf. C. Ferguson, « Diglossia », Word, 15 (1959), p. 325-340.

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que de haut en bas, du latin au français. On voit ici, au contraire, un prédicateur qui descend d’un échelon sociolinguistique, se met au niveau de son auditoire, cherche à s’adapter à lui, en maîtrisant l’arrière-plan culturel de la langue vernaculaire et en injectant, au risque de la torsion, des éléments latins à caractère biblique ou doctrinal au sein de raisonnements communément admis et stables. Ce type de montage manuscrit place donc la Légende dorée au cœur de tactiques sinon pour créer un terrain linguistique commun, du moins pour installer des interfaces de traduction propres à convertir un sociolecte en un autre. Au-delà de ces configurations sociolinguistiques fondées sur des rapports de force inégalitaires, certains manuscrits de la Légende dorée font coexister les langues dans un plurilinguisme plus équilibré. À la perpendiculaire de rapports verticaux induits par l’index de proverbes, il existe un témoin plurilingue de la Légende dorée d’une valeur documentaire tout à fait exceptionnelle – le ms. 1008 de la Bibliothèque Municipale de Tours. Le manuscrit se compose ainsi : 1. Quatre légendes italiennes sur la Vierge Marie, traduites de la Légende dorée (fol. 2ra-19vb) 2. Légendier A amplifié (fol. 19vb-95rb) 3. Traduction française de la Légende dorée (fol. 98-213rb) 4. La Navigatio Sancti Brendani en volgare pisan (fol. 214ra-227vb), comptant parmi les premiers témoins de prose hagiographique italienne74 Ce manuscrit, siglé T, appartient à une famille de légendiers, qu’on peut elle-même rattacher très précisément à un atelier de production de Pisans prisonniers à Gênes à la fin du xiiie siècle (avec L, Lyon, Bibliothèque Municipale, 866 et M, Modène, Biblioteca Estense universitaria, alfa T.4.14)75. Après la bataille de la Meloria qui consacre la victoire navale de Gênes sur Pise en 128476, une dizaine de milliers de Pisans se trouvent incarcérés et pris en otage, pour certains jusqu’en 1299. Certains d’entre eux organisent un atelier de copie cherchant à subvenir aux nécessités du quotidien et à rembourser la rançon considérable qui pèse sur leur destinée. C’est au sein de ce scriptorium que Marco Polo, défait lui-même en 1298 à la bataille de la Curzola, dicte à Rustichello da Pisa son Divisament dou Monde. On a aujourd’hui une assez bonne connaissance de cette production géno-pisane : les manuscrits sont en grande majorité composés dans une langue d’oïl mâtinée de traits dialectaux de Toscane occidentale et d’Outremer et lisible par une élite laïque 74 Sur ce manuscrit, cf. F. Cigni, « Un volgarizzamento pisano della Legenda Aurea di Iacopo da Varazze (ms. Tours, Bibliothèque municipale, n. 1008) » ; F. Cigni et G. P. Maggioni, « La Legenda aurea fra modelli e traduzioni. Una storia testuale e alcune questioni filologiche ». 75 Sur cette famille de légendiers en français d’Italie, cf. F. Zinelli, « Au carrefour des traditions italiennes et méditerranéennes. Un légendier français et ses rapports avec l’Histoire Ancienne jusqu’à César et les Fait des romains. » De cette tradition francophone de passionnaires en Italie découle un volgarizzamento daté de 1461 et conservé à Florence (Biblioteca Riccardiana, 1390). Le traducteur, un citoyen de Florence nommé Giovanni Chierichi, indique que sa source serait un légendier intitulé « la Storia aurea », « parte in latina e parte in gallica lingua » – signe d’une tradition hagiographique au vif plurilinguisme. Cf. supra n. 12, p. 122. 76 Cf. A. Musarra, La battaglia della Meloria, Rome – Bari, 2018.

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cultivée ; on y trouve reproduite pour l’essentiel une littérature chevaleresque (Tristan, Lancelot, Guiron le Courtois, Compilation arthurienne de Rustichello da Pisa), mais aussi historiographique (Histoire ancienne jusqu’à César, Faits des Romains), didactique et encyclopédique (Trésor de Brunetto Latini, traités d’Albertano da Brescia, etc.)77. Pourtant, au sein de ce corpus se détachent quelques manuscrits à forte coloration morale et pastorale, voire hagiographiques, qui viennent en nuancer la relative cohérence et qui peuvent témoigner d’une connexion serrée de l’atelier avec les milieux mendiants de Pise et de Gênes78. Cela n’a rien d’inexplicable si l’on se rappelle combien les frères se sont impliqués dans la pacification de l’Italie des Communes et dans les tractations diplomatiques présidant à la libération des Pisans79. D’une part les copistes pisans s’exercent dans la cité ligure dont l’archevêque depuis 1292 n’est autre que Iacopo da Varazze. Or un manuscrit de la seconde version latine de la compilation hagiographique contient un explicit sans ambiguïté qui est daté par un prisonnier pisan, Nerius Sanpantis80 ; d’autre part, la bibliothèque du couvent dominicain de Santa Caterina de Pise conserve un manuscrit des Sermones de tempore de Iacopo da Varazze qui est très similaire du point de vue paléographique à la production géno-pisane81. Il est donc vraisemblable que les couvents mendiants aient fourni à l’atelier de copistes prisonniers des modèles et des manuscrits à copier et destinés à leur propre usage, en plus probablement de ressources matérielles ou d’un appui logistique. D’autre part, la même bibliothèque des dominicains pisans conserve un recueil sur lequel un prisonnier prénommé Taddeus a apposé un explicit daté de 128882 : trilingue, le codex compile des sermons de Maurice

77 F. Cigni, « Manuscrits en français, italien, et latin entre la Toscane et la Ligurie à la fin du xiiie siècle : implications codicologiques, linguistiques et évolution des genres narratifs », in Medieval Multilingualism in England, France, and Italy : the Francophone World and its Neighbours, éd. C. Kleinhenz et K. Busby, Turnhout, 2010, p. 187-217 ; F. Fabbri, « Romanzi cortesi e prosa didattica a Genova alla fine del Duecento fra interscambi, coesistenze e nuove prospettive », Studi di storia dell’arte, 23 (2012), p. 9-32 ; Eadem, « I manoscritti pisano-genovesi nel contesto della miniatura ligure : qualche osservazione », Francigena, 2 (2016), p. 219-248 ; sur la scripta de cet atelier, cf. F. Zinelli, « I codici francesi di Genova e Pisa : elementi per la definizione di una ‘scripta’ ». 78 Sur la connexion entre les connexions entre le corpus géno-pisan et la production dominicaine de livres liturgiques et bibliques, cf. M. Veneziale, « Nuovi manoscritti latini e francesi prodotti a Genova a cavallo tra xiii e xiv secolo », Francigena, 5 (2019), p. 197-228 [URL : https://www.francigena-unipd. com/index.php/francigena/article/view/43/46]. À propos de l’intervention des frères prêcheurs sur la tradition du Divisament dou monde de Marco Polo, cf. M. Conte, A. Montefusco, S. Simion (dir.), « Ad consolationem legentium ». Il Marco Polo dei Domenicani, Venise, 2020. 79 A. Vauchez, « Une campagne de pacification en Lombardie autour de 1233. L’action politique des Ordres Mendiants d’après la réforme des statuts communaux et les accords de paix », Mélanges d’archéologie et d’histoire, 78/2 (1966), p. 503-549 ; F. Fabbri, « Romanzi cortesi e prosa didattica ». 80 Milan, Biblioteca Ambrosiana, M 76 sup., fol. 297r : « Expliciunt legende conpilate a fratre Iacobo de Varagine episcopo Ianue de ordine fratrum predicatorum. Nerius Sanpantis pisanus carceratus Ianue me scripsit. » Voir à ce sujet G. P. Maggioni, Ricerche sulla composizione e sulla trasmissione della Legenda aurea ; F. Cigni, « Sulla più antica traduzione francese dei tre trattati morali di Albertano da Brescia », in Le loro prigioni : scritture dal carcere, éd. A. M. Babbi et T. Zanon, Vérone, 2007, p. 35-59. 81 F. Cigni, « Copisti prigionieri (Genova, fine sec. xiii) », in Studi di filologia romanza offerti a Valeria Bertolucci Pizzorusso, Pise, 2006, p. 425-439. 82 « Explicit liber dei Trenta gradi dela ce|lestiale scala et dei due lati che sancto | Jeronimo fé a salute de l’anima. Deo gratias | Taddeus me scripsit in carcere Jan|uentium MCCLXXXVIII » (Pise, Biblioteca Cateriniana, 43, fol. 26v).

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de Sully, une partie du Miroir du monde, un traité intitulé De similitudine et aliis rebus et le plus ancien volgarizzamento des Trenta gradi della scala celestiale – témoignage rare s’il en est du large spectre linguistique où les prisonniers pisans sont capables de naviguer et du profil littéraire où les dominicains puisent leurs sources en matière de théologie morale83. S’il ne fait guère de doute que les manuscrits chevaleresques et civiques de cet atelier de copistes particulièrement polyglottes s’adressent à des élites issues de la militia et appréciant le prestige d’une langue d’oïl véhiculaire, il n’est pas exclu en ce qui concerne les manuscrits géno-pisans à teneur religieuse et spirituelle, qu’ils aient été commandés par des frères prêcheurs génois ou pisans, comme on a pu le montrer plus haut à propos de L (Lyon, Bibliothèque Municipale, 866), pour leur propre usage avec le projet d’accomplir à l’interface des langues latine et vernaculaires l’office pastoral et l’éducation morale de ces franges élitaires de la société communale qui sont, comme on le sait, secouées par des convulsions de violence. Le légendier bilingue de Tours, appartenant à une famille de manuscrits où se croisent des cultures savantes et linguistiques que l’on tend à cloisonner artificiellement, se situe en réalité dans des zones de contact entre un latin savant, clérical et grammatisé, un français international et culturellement valorisé par les élites laïques et un volgare qui se cherche comme langue politique de l’Italie communale84. Il se loge aussi dans des intervalles socioculturels où les milieux mendiants et laïcs, loin d’être séparés, interagissent assez intensément par l’entremise de laïcs convers et de confraternités85. Son bilinguisme témoigne probablement de la part de ses commanditaires et de ses usagers d’un volontarisme à se positionner dans des espaces sociaux plus difficilement accessibles au latin clérical et à dénicher des publics dont l’éducation civique et politique mérite sans doute, selon les frères prêcheurs, d’être subordonnée à une formation morale et spirituelle plus fondamentale. Le plurilinguisme et la diglossie dans les manuscrits miscellanées de la Légende dorée constituent ainsi des indicateurs certes partiels et indirects, mais tout de même révélateurs de la capacité du légendier à s’imposer comme une interface de traduction entre la communion des saints, la communauté des fidèles et leurs recteurs.

83 M. Cambi, « Sul più antico volgarizzamento dei Gradi di s. Girolamo (ms. Pisa, Biblioteca Cateriniana, n. 43) », Medioevi, I (2015), p. 139-166. On compte également un autre manuscrit pratiquant le code-switching français-italien, celui-là chevaleresque, la compilation arthurienne, Paris, BnF, fr. 12599. Cf.  La Queste 12599, Quête tristanienne insérée dans le ms. BnF fr. 12599, éd. D. de Carné, Paris, 2021 (Classiques Français du Moyen Âge) ; D. de Carné, « Un nouveau regard sur la composition et l’organisation du manuscrit BnF, fr. 12599 », Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies, no 36/2 (2018), p. 447-471. 84 Voir sur l’avènement du volgare comme langue rhétorique et politique de l’Italie communale, cf. S. J. Milner, « ‘Le sottili cose non si possono bene aprire in volgare.’ Vernacular Oratory and the Transmission of Classical Rhetorical Theory in the Late Medieval Italian Communes », Italian Studies, 64/4 (2009), p. 221-244. 85 L. Gaffuri, « Prediche a confraternite », in Il buon fedele. Le confraternite tra Medioevo e prima età moderna, éd. G. De Sandre Gasparini, G. G. Merlo, A. Rigon, Vérone, 1998 (Quaderni di storia religiosa 5), p. 53-82 ; M. Gazzini, Confraternite e società cittadina nel Medioevo italiano, Bologne, 2006.

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La Légende dorée et la formation pastorale de la société Il est désormais temps de s’intéresser aux aménagements que la Légende dorée a pu connaître pour améliorer sa portée pastorale et pour se mettre d’autant mieux au service de la prédication et de la confession. L’utilisation de la Légende dorée par les prédicateurs constitue un acquis solide des recherches de ces trente dernières années : la compilation hagiographique s’inscrit dans des circuits de communication élaborés et bien éprouvés par les frères prêcheurs ; sa dépendance aux collections de sermons élaborés par Iacopo da Varazze lui-même est aujourd’hui bien documentée. Les sermons modèles et les legendæ novæ demeurent difficilement dissociables, elles sont les unes et les autres faites pour être remobilisés le long d’une chaine de transformation textuelle qui part de la dévotion des saints et débouche sur l’inculcation d’une connaissance orthodoxe et de conduites éthiques normées. Le nombre s’est par ailleurs accru des prédicateurs aujourd’hui identifiés pour avoir fait un usage sinon explicite du moins visible de la Légende dorée : Bartolomeo da Breganze bien étudié par Laura Gaffuri dans son cycle de sermons sur la Purification de la Vierge Marie86 ; Remigio dei Girolami au début du xive siècle87 ou quelques années plus tard l’ermite de Saint-Augustin Piero Manieri actif à Bergame88 ; le dominicain allemand Johannes Nider dont les Sermones sont moins connus que son Fornicarius qui œuvre à la chasse des sorcières89 ; le frère prêcheur napolitain de la fin du xve siècle comme Gabriele da Barletta, pour n’en citer que quelques-uns90. On sait aussi comme ce sont surtout les modèles argumentatifs et les distinctions en arborescences, plus que les contenus informatifs et les épisodes narratifs, qui intéressent les prédicateurs dans la Légende dorée. Il faut en convenir, Iacopo y excelle grâce à une stylistique isidorienne raffinée et ciselée exploitant les ressources mnémotechiques de l’anaphore, de l’isocolie, des parallèlismes de construction, des jeux sur les désinences morphologiques et sur la prosodie91. Du reste, tout le savoir-faire du prédicateur transparaît déjà dans la compilation hagiographique, non seulement dans les chapitres du temporal, mais aussi parfois dans quelques chapitres du sanctoral. Le chapitre de saint Luc, en raison d’un fonds hagiographique assez maigre, est à cet égard exemplaire d’une manière de diviser et de subdiviser le chapitre en plusieurs niveaux de piliers, de colonnes et de colonnettes, à la manière de l’architecture gothique. 86 Bartolomeo da Breganze, I sermones de beata Virgine (1266), éd. L. Gaffuri, Padoue, 1993 (Fonti per la storia della Terraferma veneta 7) ; L. Gaffuri, « Per una storia della primitiva diffusione della Legenda Aurea : i Sermones de beata Virgine del domenicano Bartolomeo da Breganze († 1270) », Rivista di storia e letteratura religiosa, 27 (1991), p. 223-255 ; Eadem, « Du texte au texte, réflexions sur la première diffusion de la Legenda Aurea », dans De La Sainteté à l’hagiographie, p. 139-145. 87 C. Delcorno, « La Legenda aurea dallo scritorio al pulpito ». 88 S. Donghi, « ‘Legitur enim in legenda quadam’ ; sulle fonti di un predicatore milanese del Trecento », Ævum, 78/2 (2004), p. 541-562. 89 J. W. Dahmus, « A medieval preacher and his sources : Johannes Nider’s use of Jacobus da Voragine ». 90 N. Bériou, « Le Christ pèlerin », Religion et communication, p. 175, n. 46. 91 P. Bourgain, « Les sermons de Federico Visconti comparés aux écrits de Fra Salimbene et Jacques de Voragine », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 108/1 (1996), p. 243-257.

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Cette instrumentalisation de la Légende dorée par la prédication manifeste une destination à double ou triple fond, à un lectorat (direct) et à un public (indirect) : dans un premier temps le lectorat direct des prédicateurs confectionnant des sermons-modèles, dans un second temps les prédicateurs utilisateurs de ces collections qui ont puisé dans la compilation hagiographique, enfin leur auditoire percevant la Légende dorée indirectement à travers le filtre des réélaborations successives dont elle a fait l’objet jusqu’à la performance évanouie du sermon. Le légendier de Iacopo da Varazze constitue par conséquent une médiation essentielle qui permet, organise et facilite la rencontre du prédicateur et de son public. Quelles traces reste-t-il dans les miscellanées de la Légende de ces tentatives pour favoriser cette interaction pastorale ? Sans revenir sur l’index alphabétique de proverbes qui constitue précisément une cheville sociolinguistique entre le recteur et les ouailles qu’il sert, il est bon de signaler que bien des manuscrits du légendier se sont entourés de sermons venus compléter sa matière édifiante ou combler les lacunes doctrinales laissées par Iacopo da Varazze d’un exposé sur le sacrament eucharistique, sur la conception de la Vierge Marie ou encore sur la Cène, les Rameaux et la Transfiguration du Christ92. Ces pièces additionnelles restent cependant déconnectées de la prise de parole publique et fonctionnent, bien qu’intitulées sermons, davantage comme des chapitres à caractère doctrinal parfaitement assimilés à l’économie calendaire du légendier qui finit par tendre vers une encyclopédie religieuse. Deux manuscrits peuvent retenir l’attention, en ce qu’ils mutualisent à proprement parler un légendier et un homéliaire. Du côté des versions latines de la Légende dorée, le ms. 535 de la Biblioteca del Sacro Convento d’Assise (en partie déjà évoqué plus haut) présente un cas intéressant d’aménagement codicologique de deux collections de sermons avec un légendier : sur une première unité codicologique (fol. 1-77), on trouve une série de sermons de sanctis attribués par erreur par Johannes Baptist Schneyer à Jacques de Voragine, qui ont la caractéristique de suivre partiellement un ordre typologique (quatorze sermons sur les apôtres, cinq pour les martyres, six pour un confesseur, trois sur une vierge, avant une série plus diverse et hétéroclite sur de grandes fêtes : saint Jean, saints Pierre et Paul, sainte Marie-Madeleine, Purification de la Vierge Marie, etc.) ; une seconde unité codicologique contient soixante-et-onze

92 Un légendier conservé au Vatican (Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 7592) insère une série de sept sermons sur le Saint Sacrement eucharistique (fol. 327rb-329vb). Le sermon sur la conception de la Vierge Marie de Pseudo-Anselme de Cantorbéry fait le récit de miracula mariaux en France et en Angleterre et est lisible dans plusieurs Légendes dorées (Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534, fol. 252v-253r, Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Calci, 33, fol. 362v-386v, Paris, Mazarine, 1736, fol. 10ra-11vb, Paris, Arsenal, 997, fol. 14va-16ra) ; il est également traduit dans les Festes nouvelles de Jean Golein. Voir Pseudo-Anselme de Cantorbery, Sermo de Conceptione beatæ Mariæ, PL 159, col. 319-324. On retrouve également un sermo de ramis palmarum (Incipit : « Quia ille occursus factus venienti in Iherusalem Domino ») venant combler un déficit de la Légende dorée sur la question : Paris, BnF, Nouv. acq. lat., 1747, fol. 339ra-344va ; Paris, Bibliothèque Mazarine, 1736 (fol. 154vb-156vb). Ce même sermon trouve sa place dans le manuscrit composite ms. 68 de la Bibliothèque Municipale d’Autun (fol. 282vb-285a), au sein d’une unité codicologique contenant une série de quatre sermons (fol. 280-290) sur une homélie attribuée à Origène (fol. 280-282vb), un sermon De cena Domini (fol. 285a-287b), et un dernier De transfiguratione Domini (fol. 287b-289).

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sermones dominicales et de sanctis d’origine franciscaine, principalement attribuable à Jean de La Rochelle (fol. 78ra-178) et organisés selon le cycle calendaire de l’Avent à la fête de saint Luc ; la troisième unité codicologique contient le légendier à proprement parler, avec lequel les sermons semblent fonctionner de concert et en synergie : d’une part, il n’est pas un saint qui ne fasse l’objet d’un sermon et qui ne soit pas aussi évoqué dans la Légende ; d’autre part, le frère mineur qui a copié et assemblé ce codex est aussi la main qui travaille en continu, en annotant par des accolades et des crochets les distinctiones dans les sermones autant que dans la Légende dorée. En ce qui concerne la production en langue d’oïl, le ms. 210 de la Médiathèque de Cambrai constitue un Miroir des curés conçu « pour ceulx qui ont les ames en cure ». Il fait coexister légendier, sermonnaire et somme pastorale dans le même espace manuscrit. Il intercale en effet la matière hagiographique entre deux séquences d’un sermonnaire, allant d’abord de l’Avent à la Pentecôte (première partie, fol. 38-97), rassemblant ensuite les sermons dominicaux après la fête de la sainte Trinité (deuxième partie, fol. 1r-42). À cela s’ajoute le fait que certains sermons puisent eux-mêmes leurs ressources dans la Légende dorée, comme le confirme le sermon qu’on peut y lire sur l’Antéchrist (fol. 40vb-43rb) et qui forme une habile synthèse des savoirs sur le Fils de perdition : on y trouve la trace de l’Aquinate, d’Hugues de Saint-Victor, d’Adson de Montier-en-Der. Reste que la compilation ne se résume pas ici à une juxtaposition de pièces textuelles empruntées à des autorités, et procède également à l’extraction de distinctions de la Légende et à leur habile exploitation par amplification de sa matière. L’Antéchrist : se armera de iiii cornes, cest de iiii manieres de decevoir les gens. ¶ Le premier sera malicieuse exhortations ou enhortement. Car il preschera et dira que le nouvelle loy de Jhesus Crist est malvaise et le destruira le plus qu’il pora. Ses disciples discourront par le monde et prescheront sa venue et empescheront que li sainte escripture ne soit mie veritablement exposée aux crestiens et que nuls docteres ne preschieres ne lo fera prescher aux bons. Sainte Eglise sera si comme morte et endormie. Car vraie foiz et charités faulront. Ses disciples feront samblant par dehors de preudomme, mais en leur predication consilleront ilz les mauls et les erreurs si comme cil qui seront obstinés en tous mauls et gouvernés par le deable, si que leur maistre sera. ¶ Le seconde maniere que Antecrist aura pour decevoir le peuple sera par fauls miraclez lesquels il fera par enchanteries. Il fera parler les ymages et dire choses qui doivent avenir, ainsi que li Glose sur l’Apocalipse dist au xiii° ca°. Il fera le deable en figure de flamme de feu descendre du ciel sus ses disciples publiquement et en le prince du peuple et parleront tous langaiges ainsi que les apostles de Jhesus Crist rechurent le Saint Esperit et parlerent tous langaiges. Mais li disciple de Antecrist se vanteront estre milleur que ne furent le disciple de Jhesus Crist pour ce que en le prince du peuple rechuprent l’esprit, c’est le deable. Et li apostle rechuprent le Saint Esperit en une chambre et nient devant le peuple. Apres Antecrist envoiera ses disciples aval le monde prescher se non ainsi que pardeseure est dit et leur donra pooir de faire miraclez faussement ou non de lui signez il feront que toutes nations et tous peuples aouront l’imaige de le beste, c’est d’Antecrist. Et qui ne le voulra aourer il sera mis a mort, ainsi que l’Apocalipse dist. Nuls ne se poura tenir ne contester qu’il n’aoure l’imaige de le beste fors que ceulx qui seront frans et

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delivrés de la convoitise temporelle et charnele. Il contesteront et seront prouvés par martire et esleis. Apres Antecrist pour plus fort decevoir le peuple et toutes gens il se fera mort et les deables le porteront en l’air si comme il fust montés en ciel et au tiers iour il revenra et par ainsi crera li peuples qu’il soit resuscités de le mort et s’en esmervilleront moult et tous l’aouront et le loeront si comme Dieu. De quoy l’Apocalipse parle en xiii° ca°. Il fera les arbres tantost aussi sechier et le mer tempester et les natures en diverses figures muer. Le Dyable sera par tout en son ayde pour acomplir tous ses desins. ¶ La tierche maniere pour decepvoir le peuple sera par dons. Car le deable lui fera trouver les tresors absconses depuis le commencement du monde par lesquels il attraira pluseurs a lui enfin. ¶ Quartement il constraindra le peuple de croire en lui par menaches, par paines et par tourmens meisment ceulx lesquels il ne porra aultrement vaincre et fera adoncques si grande tribulation au monde que se estre povoit li esleis cheroient en erreur […]93. Il reprend là le cadre fourni par le chapitre de l’Avent du légendier à propos de l’imposture de l’Antéchrist : selon Iacopo da Varazze, l’Antéchrist trompera les gens de quatre façons, par une argumentation rusée, par de faux miracles, par la largesse de ses dons, par les tourments qu’il infligera94. Si l’on reconnait bien cette trame dans le sermon français, le compilateur français précise, à la différence du dominicain génois, que ces techniques déceptives sont autant de stratégies pour cibler une catégorie particulière de personnes : « Car il traira les malvais a lui par dons. Et les bons par tourmens. Et les simples par sa predication et par miracles. »95 Comme on le voit, l’association d’une collection de sermons à un légendier se limite rarement à une simple juxtaposition entre les deux séries de textes. Un dernier type d’aménagement peut consister dans l’introduction de notes homilétiques préparatoires. On en trouve une belle confirmation dans le légendier étudié par Cécile Lanéry, contenu dans le ms. 177 de la Bibliothèque Municipale de Charleville-Mézières et qui se présente comme un « recueil de vies de saints, abrégées pour la plupart, dans lequel les chapitres de la Légende dorée se trouvent mêlés à d’autres notices hagiographiques »96. Au-delà des suppléments hagiographiques qui viennent lui apporter une coloration messine, ce manuscrit se voit renforcé par des notabilia super legendas sanctorum (fol. 199-201) qui destinent de manière univoque le légendier à l’usage de la prédication. Consacrées à de grands saints, les vingt-deux notules se présentent comme des trames de plans listant les principales vertus en trois ou quatre points97. Ces notes prennent donc la forme d’un petit manuel de plans prêts à l’emploi laissant apparaître une armature conceptuelle avec 93 94 95 96 97

Cambrai, Bibliothèque Municipale, 210, fol. 41v. Éd. Maggioni, cap. i, p. 17-18, § 93-107 ; trad. Boureau, p. 11. Cambrai, Bibliothèque Municipale, 210, fol. 42rb. C. Lanéry, « Hagiographie et prédication », p. 282. Ainsi, par exemple, de saint Nicolas : « De sancto Nicholæ episcopo. In beato Nicholao nota quattuor. Primo abstinentiam quia a mamilla ieiunare incepit. Secundo continentiam quia virgines a peccato et obproprio conservavit. Tercio humilitatem quia foribus excubans ecclesie bonis operibus humiliter institit. Quarto caritatem et misericordiam quia omni necessitati misericorditer astitit, ut patet in vita sua : unde in signum misericordie et pietatis tumba eius oleum emittit. » (Ibidem, p. 336).

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peu de renvois explicites aux textes narratifs – ce que le prédicateur peut faire sur le vif en l’alimentant de la matière de la Légende qu’il a précisément à disposition dans le codex – et par ailleurs indépendants des Sermones de sanctis de Iacopo da Varazze. Reste que l’association d’un légendier à une collection substantielle de sermons tend à produire des manuscrits volumineux, en relative contradiction avec l’exigence économique d’abréviation propre à la Légende dorée et aux compilations en général. C’est pourquoi on tend plus généralement à voir attelées à la Légende dorée des sommes de confesseur et se transformer ainsi en encyclopédie à l’usage des pasteurs dans la perspective de l’interaction de la confession. L’examen des miscellanées de la Légende dorée fait en effet ressortir un nombre non négligeable de montages de la compilation hagiographique avec de tels manuels pastoraux. On en trouve là une présentation synoptique : Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Ottob. lat. 223 Trente, Biblioteca Manuscrits latins Comunale, 1789-1790 de la Légende dorée Arras, Bibliothèque Municipale, 872 Paris, BnF, lat. 5628 Cambrai, Bibliothèque Municipale, 210

Manuscrits en langue d’oïl de la Légende dorée

Paris, BnF, fr. 1534 Lille, Bibliothèque Municipale, 795 (452) Leyde, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, BPL 46 A Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Palat. 97

Manuscrits italiens de la Légende dorée Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Chigiani L.V.175

Liber confessionum (Hugues de SaintCher, Confessio debet esse, fol. 311312ra) ; Summa penitentiæ fratrum predicatorum (Pseudo-Jean Rigaud, Cum ad sacerdotem, fol. 312va-320) ms. 1789 : Summula de summa Raimundi, p. 1a-4b ; ms. 1790 : Adamus Alderspacensis, Summula de summa Remundi, p. 1a-4b Stella clericorum (fol. 209vb-226va) Fragments du Compendium theologiæ de Hugues Ripelin de Strasbourg (fol. 1-10) Compendium théologico-morale ex compendio sacre theologie sancti Thome de Aquino ordinis sancti Dominici (fol. 1-38rb) Voies d’enfer et de paradis (fol. 86ra139rb) ; Les dix commandements, La Somme le Roi (fol. 139va-vb) Extraits de la Somme le roi, passés par le Miroir des curés (fol. 577vb-599vb) Combat des vices et des vertus (fol. 182r-186va) ; conseils de vie spirituelle (fol. 1r ; fol. 186v-188v) Niccolo da Osimo, Trattato della vera penitenza (volgarizzamento de l’Interrogatorium confessionum), (fol. 191rb-244ra), muni d’une table (fol. 191ra) ; Bono Gambioni, Libro de vizi et delle virtù (fol. 245ra-264ra). Domenico Cavalca, Medicina del cuore (fol. 196ra-273vb)

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Si ce tableau n’a certainement pas prétention à la recension exhaustive de ces typologies manuscrites, il donne tout de même un aperçu des combinatoires textuelles possibles : [1] première situation majoritaire, on renforce la Légende dorée de traités théologico-moraux de taille moyenne et placés à sa périphérie, à l’instar du Stella Clericorum98, du traité de Cavalca sur la patience, du Libro de vizi et delle virtù de l’intellectuel laïc florentin Bono Giamboni ; [2] on assemble à la Légende dorée une sélection originale et bricolée d’extraits ponctionnés à des sommes plus massives (le Compendium theologiæ de Thomas d’Aquin, celui d’Hugues Ripelin, la Somme le Roi de Frère Laurent) ; [3] dernière possibilité, on greffe au légendier de plus petites sommes directement connectées à la pratique de la confession et à l’administration du sacrement de pénitence, comme la Summula d’Adam Alderspacensis99 ou la Summa penitentiæ fratrum prædicatorum, dont la brièveté et l’usage du vers les rendent aisément mémorisables. L’ensemble de ces configurations manuscrites tend à préparer le pasteur à l’interaction de la confession, en lui fournissant d’abord les nomenclatures essentielles pour diriger la conscience de ses ouailles : les sept péchés capitaux dans toutes leurs branches et ramifications ; les sept vertus ; les cinq sens, qui sont autant de failles par où pénétre le péché ; les dix commandements ; les sept sacrements, etc. Ainsi peut-il quadriller l’existence du fidèle et détecter le péché100. Elles mettent en place également le cadre même du questionnaire, participent à la fabrique de l’aveu et de la pénitence, en poussant à détailler par exemple les circonstances dans lesquelles le péché a été commis101. Elles contribuent ensuite à scénariser de

98 Stella Clericorum, éd. E. H. Reiter, Turnhout, 1997 (Toronto Medieval Latin Texts). Il s’agit d’un court traité conçu entre les conciles de Latran III et Latran IV et au succès durable au Moyen Âge. Sur la fécondité de cette période charnière, cf. L. E. Boyle, « The Inter-conciliar period 1179-1215 and the beginnings of pastoral manuals ». 99 Cette Summula a connu un succès d’estime au Moyen Âge, mais reste imprimée dans l’espace germanique au xvie siècle (cf. Summula clarissimi iuris consultissimique viri Raymundi demum revisa ac castigatissime correcta brevissimo compendio sacramentorumque altissima coniplectens mysteria, Cologne, Heinrich Quentell, 1506). 100 R. Rusconi, « De la prédication à la confession : transmission et contrôle de modèles de comportement au xiiie siècle », dans Faire croire, p. 67-85 ; Idem, « Ordinate confiteri. La confessione dei peccati nelle summæ de casibus e nei manuali per i confessori (metà xii-inizi xiv secolo) », dans L’Aveu. Antiquité et Moyen Âge, Rome, 1986 (Collection de l’École française de Rome 88), p. 297-313 ; Idem, L’ordine dei peccati. La confessione tra Medioevo ed età moderna, Bologne, 2002. 101 « Postea querat de circumstantiis agrauantibus peccatum, que, licet in aliis peccatis sunt inquirende, ut furto, homicidio, et huiusmodi, maxime tarnen in isto. Sunt autem octo, que in istis uersibus continentur. Quid, ubi, quare, quantum, quis, quomodo, quando, Adiuncto quotiens, hec octo non resistens, Quibus obseruet anime medicamina sumens. » (Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Ottob. lat. 223, fol. 313vb ; « The Summa penitentie fratrum prædicatorum », éd. J. Goering, p. 33, l. 130-135).

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manière allégorique la vie morale du fidèle, dans une bataille des vices et des vertus, à la manière d’une psychomachie – que ce soit dans l’œuvre de Bono Giamboni que dans certains légendiers vernaculaires du Nord102 – qui ne cache pas ses similitudes avec des Voies d’enfer et de paradis (Paris, BnF, fr. 1534, fol. 86ra-139rb) ou un Sentier de Paradis (Cambrai, Bibliothèque Municipale, 210, fol. 456) qui se sont associés à des versions de la Légende dorée. L’ensemble de ces textes pastoraux et pénitentiels qui viennent s’agréger à la périphérie de la Légende dorée sont d’une nature extrêmement variable, notamment parce qu’ils présupposent d’articuler et de configurer autour d’eux différents types d’interactions : tantôt la relation asymétrique entre le prédicateur et son auditoire, tantôt la relation hiérarchique du pénitent face au pasteur, tantôt celle non moins frontale de subordination du moine à l’abbé. Le personnage-narrateur du Livre des vices et des vertus de Bono Giamboni chevauche en compagnie de l’allégorie de Philosophie dans un voyage qui les mènera aux Vertus. La première qu’ils rencontrent est la Foi : Diligemment instruit par la Philosophie de tous les articles de la foi, sur lesquels elle savait qu’on m’interrogerait, nous remontâmes à cheval pour finir notre voyage et chevauchâmes jusqu’à atteindre la demeure de la Foi à l’heure de vêpres. Cette demeure était un très vaste palais dont les murs étaient en diamant, finement ornés d’or et de pierres très précieuses ; et là nous descendîmes de cheval et commençâmes à regarder le palais. Et quand nous eûmes longuement regardé, la Philosophie dit : – Que penses-tu de cette demeure ? – Et je dis : – Elle est si merveilleuse et si belle qu’elle me semble être une des demeures du paradis dont j’ai déjà entendu parler maintes fois dans les prêches des Frères103. Une dernière communauté textuelle qui s’organise autour de la Légende dorée mérite à cet égard l’attention de cette étude : le légendier peut servir de support de méditation et d’ascèse spirituelle, au sein d’institutions monastiques, où le moine s’impose comme une avant-garde d’une utopie sociale de la charité et où le cloître n’est rien de moins qu’une préfiguration du paradis.

102 Le fragment du Combat des vices et des vertus se trouve dans le Miroir des curés (fol. 32r-35v), dans une version reprise par la bénédictine Jeanne de Malone (Leyde, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, BPL 46 A, fol. 182r-186v). 103 « Ammæstrato finemente della Filosofia di tutti li articuli de la fede, laonde sape ache sarei domandato, montammo a cavallo per compiere nostra giornata, e cavalcammo tanto ch’a ora di vespero fummo giunti a l’albergo della Fede. E questo era un palagio molto grande, le cui mura eran tutte di diamante, lavorate sottilmente ad oro e con buone pietre preziose ; e ivi smontammo, e cominciammo il palagio a guardare. E quando avemmo assai veduto, disse la Filosofia : – Che ti pare di questa magione ? – E io dissi : – Questa è tanto maravigliosa e bella, che mi pare una de le magioni di paradiso, c’ho già udito a’ fratri molte volte predicare. » (Bono Giamboni, Le Livre des vices et des vertus, éd. C. Segre, trad. S. Trousselard et E. Vianello, Paris, 2013 (Textes littéraires du Moyen Âge 23), p. 76-79).

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La Légende dorée, la méditation et la « mémoire de la béatitude future » L’instruction des fondamentaux catéchétiques de la foi, à laquelle les frères prêcheurs s’attèlent si diligemment à en croire Bono Giamboni, est réputée ouvrir la voie du paradis, d’une manière allégorique qui n’en est pour autant pas irréelle. Dans une semblable perspective, bien des chapitres de la Légende dorée évoquent le paradis se révélant au pécheur qui sait faire pénitence, si l’on songe par exemple à la vision du chevalier Owein dans le chapitre de saint Patrick. Après avoir exploré le lieu souterrain du purgatoire d’un pas ferme, fortifié et soutenu par son credo, Il arriva dans un pré très plaisant où se répandait l’admirable senteur de diverses fleurs. Et voici que lui apparurent deux beaux jeunes gens, qui le conduisirent jusqu’à une très belle cité, brillant admirablement d’or et de pierres précieuses. De sa porte émanait un admirable parfum, qui le ranima tant qu’il lui paraissait n’avoir senti ni douleur, ni puanteur. Les jeunes gens lui dirent que cette cité était le paradis104. Il n’est pas étonnant que le désir de paradis – question hautement pastorale s’il en est105 – se matérialise dans des images de cités aux rutilantes architectures. Le paradis est d’abord le modèle, voire l’utopie d’une communauté idéale. Une courte pièce rimée à la clôture de la Légende dorée du ms. 383 (453) de la Bibliothèque Municipale de Lille concentre, à des fins mnémotechniques, tous les ingrédients de l’aspiration au Paradis : Au paradis, toute chose est belle. Nous devons aspirer à y aller pour quatre raisons. En premier lieu, pour la beauté. En second lieu pour la satisfaction de tous les biens. En troisième lieu en raison de sa plaisante communauté. En quatrième lieu pour la perpétuité des biens qui s’y trouvent. Les moyens pour y parvenir sont au nombre de quatre. Au paradis, le premier moyen est l’humilité contre l’orgueil, car Dieu résiste à l’orgueilleux et rend grâce à l’humble. Le deuxième moyen est la pureté contre la luxure, car rien de charnel n’entrera dans le royaume des cieux. Le troisième moyen est la pauvreté, parce que les vrais pauvres entreront au paradis. Le quatrième moyen est la justice contre les injustes106. Le paradis suscite proprement le désir, par sa beauté, par sa pérennité et par son abondance, qui contribuent à en faire un modèle social de plénitude absolue (comme

104 Trad. Boureau p. 257 ; éd. Maggioni, cap. il, p. 324-325, § 42-47. 105 Voir notamment Envisaging Heaven in the Middle Ages, éd. C. Muessig et A. Putter, Londres, 2007. 106 « In paradyso omnia pulchra sunt. | Ydeo debemus desiderare ire propter quatuor. | Primo propter pulchritudinem, | Secundo propter omnium bonorum sacietatem, | Tertio propter iocundam societatem, | Quarto propter bonorum perpetuitatem | Quatuor sunt media pro perveniendo | In paradyso, primum medium est | Humilitatis, contra superbiam | Quia superbis Deus resistit humilibus | Autem dat gratiam. | Secundum medium est puritas contra | Luxuriam, quia nichil incarnatum intra|bit in regnum celorum | Tertium medium est paupertas. | Quia veri pauperes intrabunt in paradyso | Quartum medium est iusticia contra | Iniustos. » (Lille, Bibliothèque Municipale, ms. 383 (453), fol. 336va).

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l’indique la paronomase à la rime sacietatem/societatem). Pourtant l’accès à ses richesses est conditionné à une inversion paradoxale en vertu de laquelle les pauvres d’aujourd’hui seront les riches de demain. L’évocation de la Jérusalem Céleste et de ses variantes, sous forme de cités de paradis, répond à la finalité essentielle de stimuler la tension vers des espaces sociaux normatifs qui s’imposent comme le terme de la pérégrination de l’existence pastorale. Sur ce point, il n’est pas inutile de rappeler le rôle essentiel et moteur que joue le moine dans l’acheminement vers ces destinations paradisiaques : parce que le moine incarne la préfiguration d’un état social de perfection et d’une vie communautaire régulant les vices individuels, parce que la vie claustrale constitue une anticipation ou une analogie de la vie céleste (pour un Hugues de Fouilloy), la figure monastique fait office par anticipation de citoyen d’honneur de la Jérusalem Céleste (pour un Pierre de Celle) et constitue une médiation inspirante de cette tension vers ces utopies. Comme on l’a vu à plusieurs reprises, deux manuscrits adjoignent à la Légende dorée un court texte anonyme, intitulé l’Inflammatorium pœnitentiæ (Dijon, Bibliothèque Municipale, ms. 221, fol. 187va-188vb et Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 485, fol. 581r-586). Il s’agit d’un exercice spirituel héritier de la psychologie cistercienne d’Alcher de Clairvaux, dont l’objectif est de faire imaginer à son lecteur, un moine frappé de l’acédie, autrement dit d’une panne de désir de rédemption, un monde idéal – nova fabrica mundi mente concepta. Dans la plus pure tradition du locus amœnus, ce monde doux, éclatant et abondant vise à étancher les sens dans un étonnant hédonisme et à satisfaire immédiatement une condition humaine si bien rachetée qu’elle ne ressent plus le manque. Dans un cadre où nature et culture semblent se mêler jusqu’à l’indiscernable, où les sphères célestes entonnent une musique harmonieuse, où l’or et l’ivoire se disputent aux pierres précieuses, Nous décidons pour le reste que les habitants de ce monde seront tous des hommes et des femmes emplis de joie et d’allégresse spirituelles. Ainsi seront-ils beaux comme Absalon, sages comme Salomon, forts et agiles comme Samson. Tous mèneront une vie d’une grande honnêteté, et chacun sera inséparablement lié aux autres dans l’amour le plus parfait et dans la charité la plus pure, de telle sorte qu’il ne pourra pas se lasser de la compagnie de son voisin. Nous voulons au demeurant que le moindre germe de péché soit éradiqué, pour laisser croître toutes les vertus, et ce sans la moindre opposition, ni la moindre résistance de leur corps et de leur âme. Nous voulons que tout leur parvienne sitôt qu’ils en forment le vœu ou le commandent, ayant parfaitement renoncé aux inconvenances en paroles et en actes107.

107 « Ceterum ad complementum gaudii et lætitiæ spiritualis tales fore omnes homines et mulieres hujus mundi habitatores constituimus ut videlicet ita pulcri sint ut Absalon, ita sapientes ut Salomon, ita fortes et agiles ut Sanson, omni insuper morum honestate conspicuos et invicem singuli amore perfectissimo et caritate castissima inseparabiliter colligatos, ita quod unus ex consortio alterius nequeat satiari. Volumus insuper quod in eis omnis peccati fomes radicitus sit extinctus, ad omnium virtutum auctus,

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Troisième partie : La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles

On entraperçoit bien comme cette société doit son caractère tout à fait utopique aux liens sociaux parfaits fondés sur la caritas – principe social fondamental de la société chrétienne à l’anticipation de laquelle le moine contribue par la discipline de son existence. L’important n’est pas ici d’identifier le degré de consistance référentielle et ontologique que l’auteur de l’Inflammatorium pœnitentiæ prête à ce monde issu d’une imagination disciplinée, mais de comprendre sa fonctionnalité : celle de susciter le désir de paradis par l’entremise d’une viva et efficax excitatio, en aidant à s’en construire une représentation mentale. Il s’agit pour ainsi dire d’une maquette mentale mobilisée dans une séance de gymnastique pénitentielle à l’attention d’un moine enlisé dans la torpeur acédique. Ce cadre de la rééducation spirituelle apparaît nettement dans les incessantes sollicitations d’un maître abbé à un lecteur engourdi : Établissons donc d’abord l’ensemble du monde. La Terre du monde entier est plane, dépourvue de reliefs et de collines, et sans le moindre édifice. […] Sur la rive des fleuves, nous disposons depuis leur extrêmité une cité superbe toutes les dix lieues. […] Par ailleurs, nous disposons dans les palais de ces cités des vergers qui se tiennent tout entier derrière un mur qui les ceint d’émeraudes et s’étendent, en longueur et en largeur, sur une lieue. […] Considère donc, ô toi moine paresseux et négligent, considère et fixe, avec le regard de ton esprit, la gloire et les plaisirs que tu as là et auxquels a songé l’âme humaine avec toutes ses limites. Si tu lui as en effet porté un regard pur, tu secoueras sans le moindre doute l’ennui et la torpeur de ton esprit108. L’usage de la première personne du pluriel comme celui de l’impératif dans cette fiction cistercienne sont hautement révélateurs d’une expérience de lecture collective : l’énonciation à caractère pédagogique et propédeutique vise à instaurer une relation à son lecteur, qui est de l’ordre de la vive sollicitation et de l’encouragement appuyé à mobiliser ses compétences fantasmatiques et ses facultés psychiques dans la perspective d’un travail de préparation de l’âme au paradis. Cette interlocution de l’exercice spirituel monastique rend visible ici le type de communauté textuelle monastique que le légendier de Iacopo da Varazze peut venir également animer. Ce sont de telles pratiques de lecture, non loin de la prière et de la méditation, qui permettent de renouer le contact avec

sine difficultate et repugnantia ipsorum animis et corporibus ordinatis. Quibus volumus quod omnia breviter ad votum et nutum ipsorum perveniant, omni indecentia ab ore et actu cujuslibet penitus abdicata. » (F. Coste, L’Inflammatorium pœnitentiæ, p. 70-71, § 65-67). 108 « Primo igitur ponamus totum mundum idest terram totius mundi esse æqualem sine montibus et collibus et sine aliquo ædificio. […] Supra ripam vero istorum fluminium hinc et inde semper ad caput decem leucarum unam civitatem pulcherimam ordinamus. […] Insuper ordinamus quod palatia prædictarum civitatum habeant viridaria retro muro cuncta in circuitu smaragdino quorum longitudino et latitudo per spatium unius leuce protendatur. […] Considera igitur, piger et negligens o claustralis, considera et fige mentis intuitum ad gloriam et jocunditatem quam habes et exiguus humanus animus cogitavit. Si enim ad eam purum duxeris intuitum, procul dubio omne ab animo excuties tædium et torporem. » (Ibidem, § 7, 22, 28, 84-85).

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le divin et de pouvoir accéder à ces régions célestes109. On se situe là à bonne distance d’une lecture divertissante à laquelle l’hagiographie peut par ailleurs se prêter pour un public laïc, et l’on voit plutôt la Légende dorée et les textes qui l’accompagnent engagés dans une éthique ascétique de la lecture fondée sur la lutte contre l’oisiveté110, sur la canalisation méthodique de l’attention et sur la contention vigoureuse de la vie morale et spirituelle. Du point de vue des paysages dépeints, le monde de l’Inflammatorium pœnitentiæ est une image mentale méthodiquement élaborée qui partage certainement un air de famille avec les mondes traversés allégoriquement par les pèlerins des Voies d’Enfer et de Paradis, à ceci près que cet exercice spirituel cistercien (en latin) est pour ainsi dire une fiction non narrative qui n’a pas adhéré au récit du cheminement et du pèlerinage qu’adoptent au contraire les Voies en langue vernaculaire. Dans la Voie de Paradis conservée dans Paris, BnF, fr. 1534 après une Passion (fol. 1ra-19ra) et une réécriture de la Légende dorée en langue d’oïl (fol. 19ra-85vb), le clerc parvenu au terme de sa pérégrination avoue à Caritas, dans la lignée de l’Apocalypse de saint Jean, combien ses sens et ses mots achoppent sur la vision du paradis. Sens humain ne pourroit comprendre La gloire que je suy voiant D’y regarder suy recreant Quar les yelz trestous me bleuissent Et mes esperis aflebissent Quar mes yelx ne sont pas dignes De regarder choses divines

109 À cet égard, l’Inflammatorium pœnitentiæ cultive un air de famille avec des œuvres postérieures comme le Stimulus amoris de Jacques de Milan ou les Meditationes vitæ Christi de Johannes de Caulibus. Sur le rôle de l’imagination dans la méditation, cf. B. Stock, Bibliothèques intérieures, Grenoble, 2012, chap. v et vi. 110 On ne saurait d’ailleurs oublier que Jean de Vignay justifie son entreprise de traduction de la Légende dorée comme un exercice spirituel contre l’oisiveté : « Mon seigneur saint Geronne dit ceste auctorite : ‘fay tous iours aucune chose que le dyable ne te truive oyseux’. Et monseigneur saint Augustin dist ou livre de l’œuvre des moynes que nul homme puissant de labourer ne doit estre oyseux, pour laquelle chose quant j’oy parfait et acompli le Mirouer des Hystoires du monde et translate de latin en francois a l requeste de trespuissant et noble dame ma dame Jehanne de Bourgoigne par la grace de Dieu Royne de France. Je fu tout esbahi a laquelle œuvre faire. Je me mettroye apres si tres haulte et longue euvre comme je avoye faite par devant. Et pour ce que oysivete est tant blasmee que monseigneur saint Bernart dit quelle est mere des trufles, marrastre de vertus et celle qui trebuche les fors hommes en pechie et fait estaindre vertus et nourrir orgueil et fait la voye d’aller en enfer. Et Jehan Cassidore dit que la pensee de celluy qui est oyseux ne pense a autre chose que aux viandres pour son ventre. Et Mon seigneur saint Bernart dit en une epistre quant il nous commendra rendre raison du temps oyseux quelle raison en pourrons nous rendre, quant en oysiverte en en temps oyseux ne cause de mille raison. Et Prospei mesme dit que cil qui vit en oyseuse vie vit en manière de beste mue. Et pour ce que j’ay veu les auctoritez qui blasment et despisent oyseuse vie ne vueil plus estre oyseux, mais me vueil mettre a telle œuvre fere comme j’ay acoustume. Et pour ce que monseigneur saint Agustin dit sur vii pseaume que bonne euvre ne doit pas estre faite par paour de paine maiz par amour de droiture, et que c’est vraye et souveraine franchise. » (éd. Dunn-Lardeau, p. 87).

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Troisième partie : La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles

Quar leur clarté est trop esclisse Je croy ce que l’Appocalice Saint Johan l’appostre nous raconte. Et saint Pol qui en fait son compte C’est ce qui ne peult adviser Ne sens de homme an toy prisier N’oreille ne peult escouter Ne langue dire sans doubter Ne cueur comprendre en sa pensee […]111 Ce paradis ineffable justifie précisément la mise en place de ces dispositifs figuratifs et de méthodes qui exercent l’imagination à dépasser ses limites et ses entraves. C’est ainsi qu’une fois engagée la lutte contre la désespérance à laquelle mènent l’acédie ou la mélancolie, on peut entrevoir le paysage de paix dans lequel vit précisément la communion des saints et que décrit simplement ce grand vulgarisateur qu’est Domenico Calvalca dans la Medicina del Cuore : Mais cette vie bienheureuse n’est que paix, pour cette raison que la volonté est union à Dieu et dans la paix. Le corps est soumis à l’esprit, et tous deux se tiennent en paix. Tous les saints s’aiment en Dieu, sans éprouver ni envie, ni discorde, ni division et jouissent d’une paix totale. Ils ne craignent personne, certains qu’ils sont de ne jamais chuter ni pécher et ils jouissent du plaisir suprême de la sécurité et de la paix112. La Légende dorée, d’abord ressource de prédicateurs actifs et immergés sur le terrain de la lutte contre les hérésies, n’a pas été utilisée uniquement comme un outil narratif pour extorquer l’aveu et provoquer la pénitence du fidèle. Ce que tend à montrer l’environnement manuscrit du légendier de Iacopo da Varazze, c’est que son appropriation par des ordres monastiques moins conquérants et tournés vers la méditation spirituelle l’a transformé en un atelier de domestication de l’esprit et un cadre de configuration de l’âme. Cassiodore le rappelait au vie siècle dans ses Institutions, la lecture constante des vies de saints est un moyen d’entretenir la

111 Paris, BnF, fr. 1534, fol. 137rb ; ce passage constitue une réécriture dramatisée de Paris, BnF, fr. 1543 fol. 145rb : « Mais soens humains ne puet comprendre | La grande Joie que ie veoye | Ne reciter ne le saroie | Ny œil souffrir ne le pooie | Contre le clarté defailloient | Et quant vertus me revenoit | Qui mes en estat tenoit | Avis m’estoit que je veisse | Ce que dit en l’Apocalipse | Sains Jehans c’est cose certane | Je ne vise pas la gloire plaine | De paradis ie ne peusse | N’en moy tant de vertu n’eusse | Je n’en feray ja certain compte | Car aussy que sains Paulz racompte | Yex ne puent telle cose veir | Ne scens de homme ne puet sentir | N’oraille oyr ne puet compter | Ne cuer de homme ne puet monter | La grant gloire ne la grant grace | Qui lassus est qui tous biens passe […]. » 112 « Ma quella beata vita è tutta pace, perciocchè la volontà è unita a Dio, ed è in pace. Lo corpo è soggetto allo spirito, e stanno in pace. Gli santi tutti s’amano in Dio, senza invidia e discordia e divisione, e hanno somma pace. Non temono nimico, e son certi di mai non cadere, nè peccare, e hanno sommo diletto di sicurtà e di pace. » (Domenico Cavalca, Medicina del Cuore, p. 257). On le rappelle, la Medicina del Cuore est présente dans un légendier italien tributaire de la Légende dorée et conservé dans le ms. Chigiani, L.V.175 de la Biblioteca Apostolica Vaticana.

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mémoire de la béatitude future113. À n’en pas douter, pour ce qui concerne la fin du Moyen Âge, la Légende dorée, en vertu notamment des multiples facettes qu’elle a empruntées, a elle aussi considérablement projeté de s’instituer en un viatique vers le paradis – via ducens ad paradisum114.

113 « Et ideo futuræ beatitudinis memores, vitas Patrum, confessiones fidelium, passiones martyrum legite constanter, quas inter alia in epistula sancti Hieronymi ad Chromatium et Heliodoram destinata procul dubio reperitis, quæ per totum orbem terrarium floruere, ut sancta imitatione vos provocans ad cælestia regna perducat […]. » (Cassiodore, Institutiones, éd. R. A. B. Mynors, Oxford, 1937, i, chap. 32, 4, p. 80, l. 21). 114 N. Bériou, Religion et communication, p. 241.

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Conclusion

Casuistique et communication de masse Les paradoxes de l’universalisme pastoral à travers la Légende dorée

Depuis les travaux bien connus de David d’Avray sur la prédication des frères mendiants à propos de la question du mariage, on s’accorde à reconnaître que la pastorale mendiante a élaboré un « système de communication de masse » avant même l’avènement de la technologie de l’imprimé1. Le coup de force accompli est d’ordre médiatique et tient à la mise au point de collections de sermons, de techniques performantes de copie adossées aux réseaux des scriptoria et des studia et à des circuits propres à en assurer une ample distribution. L’une des premières propositions de ce livre a été de compter la Légende dorée dans toute sa pluralité textuelle et matérielle pour un rouage essentiel de cette infrastructure médiatique. Il est important cependant de ne pas céder à la fâcheuse tentation d’imaginer un système de communication de masse comme un espace médiatique par lequel le message se délivrerait de manière uniforme et unilatérale et dans un sens asymétrique et vertical d’un émetteur tout puissant à un public passivement récepteur – ce qui ne manquerait pas de ressembler à notre conception des sociétés de surveillance totalitaire. Après 1984 d’Orwell, on a été enclin à se représenter la propagande de ces types de régime comme un système de matraquage massif et continu d’un même et unique message homogénéisé et standardisé auprès d’une masse indistincte, docile et tenue au silence. Quoiqu’il fût à bien des égards porteur d’une critique incontestablement visionnaire et émancipatrice, cet imaginaire orwellien de l’autoritarisme n’aide pas en réalité à comprendre les techniques de communication de masse, qu’elles soient l’œuvre des pasteurs mendiants ou celles employées désormais durant les campagnes politiques par les entreprises de big data. Ces dernières reposent sur des techniques de traitement des données personnelles et des méthodes de ciblage héritées de l’ingénierie sociale, qui sont d’une extrême granularité et qui visent des micro-communautés par le biais d’une hypermodulation d’un même message (parfois, sous des centaines de milliers de versions différentes). Ces procédés médiatiques fondés sur l’individualisation extrême de contenus pourtant standardisés paraissent surprenants et semblent présager le versant le plus sombre et le plus dystopique du gouvernement numérique et algorithmique de notre existence. Pourtant, il n’y a probablement pas de solution de continuité entre ce gouvernement par les données

1 D. d’Avray, Medieval Marriage Sermons. Mass Communication in a Culture without Print.

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et les statistiques2, les techniques de recensement qui se sont établies à l’époque moderne et contemporaine3 et le gouvernement par les livres édifiants au Moyen Âge auquel s’est consacrée la présente enquête. Il en va à chaque fois de la mise en œuvre médiatique, avec des moyens technologiques certes différents et des modes de saisie variablement puissants, d’une vérité pourtant ancienne et connue depuis bien longtemps des spécialistes de communication, de politique, de rhétorique ou de pastorale : pour gouverner, on doit s’adresser différemment à des publics différents, sans jamais courir en contrepartie le risque d’une pulvérisation extrême de la communauté politique ainsi gouvernée. La tâche est délicate que celle d’imposer une règle pour tous sans sacrifier la singularité de chacun de ceux qui tombent sous sa coupe. N’y aurait-il pas là une antinomie du politique, en apparence indépassable, entre la maîtrise du tout (le peuple) et la saisie du détail (l’individu) ? Si l’efficacité d’un message ne repose pas sur sa standardisation, ni sur son adresse au plus petit dénominateur commun du public, peut-on ne pas le pervertir en le modulant et l’ajustant aux multiples cibles qu’il vise ? Ces questions ne sont vraiment pas une nouveauté de la toute dernière postmodernité, ni l’apanage de notre civilisation technologique et médiatique. Cette impérieuse nécessité d’adapter son discours à la diversité sociale requiert, à bonne distance de toute formalisation excessive, une grande adaptabilité dans l’art de la prédication, comme le rappelle Grégoire le Grand dans le prologue de la troisième partie de sa Règle Pastorale : En effet, il faut adresser ses admonestations d’une manière différente aux hommes et aux femmes. Aux jeunes et aux vieillards. Aux démunis et aux opulents. Aux gens heureux et aux gens tristes. Aux desservants et aux prélats. Aux serviteurs et aux maîtres. Aux savants de ce monde et aux esprits sans finesse. À ceux qui font preuve d’impudence et ceux qui sont capables de réserve. À ceux qui agissent sans retenue et aux pusillanimes. Il faut rappeler à l’ordre différemment ceux qui sont impatients et ceux qui sont patients. Les gens de bonne volonté et les gens pleins d’envie. Les gens simples et les gens impurs. Les gens sains et les gens malades. Il faut admonester différemment ceux qui craignent le fouet et vivent pour cette raison dans l’innocence et ceux qui s’endurcissent dans l’adversité de sorte que le fouet ne les corrige pas. Ceux qui restent dans un silence excessif et ceux qui s’épanchent dans les bavardages. Les paresseux et ceux qui agissent dans la précipitation. Les gens doux et les gens enclins à la colère. Les humbles et les nobles. Les opiniâtres et les inconstants4. 2 A. Desrosières, Pour Une Sociologie historique de la quantification. L’argument statistique I, Paris, 2008 (Sciences sociales) ; plus récemment, A. Supiot (La Gouvernance par les nombres, Paris, 2015) a proposé une analyse de l’emprise croissante du marché comme archétype d’un mode de gouvernement, avec ce qu’il charrie de logiques de quantification et d’objectifs mesurables, au détriment d’un droit juste et social. 3 T. Berns, Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique, Paris, 2008 (Travaux pratiques). 4 « Aliter namque viri, aliter admonendæ sunt feminæ. Aliter juvenes, aliter senes. Aliter inopes, aliter locupletes. Aliter læti, aliter tristes. Aliter subditi, aliter prælati. Aliter servi, aliter domini. Aliter huius mundi sapientes, aliter hebetes. Aliter impudentes, aliter verecundi. Aliter proterui, aliter pusillanimes. Aliter impatientes, aliter patientes. Aliter benevoli, aliter invidi. Aliter simplices, aliter impuri. Aliter incolumes, aliter ægri. Aliter qui flagella metuunt et propterea innocenter vivunt ; aliter qui sic in

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Au début du xiiie siècle, alors qu’il aspire à instituer l’évangile comme une règle de vie universelle pour toute la communauté des fidèles du Christ, Jacques de Vitry ne peut s’empêcher de constater qu’il y a une multiplicité de genres d’hommes et que chacun semble avoir sa manière de suivre sa propre règle. Comment conjoindre cette déconcertante variété de la société qu’un pasteur comme lui doit guider sous la même règle évangélique (sub regula evangelica)5 ? Comment gouverner une société où chaque condition semble se plier à ses propres institutions ? Garant d’une même loi évangélique et porteur d’un universalisme assumé, le pasteur ne peut pourtant accomplir dignement son office s’il ne témoigne pas d’une connaissance fine de la diversité interne des statuts et du jeu structuré des places et des conditions au sein de la société. Voilà pourquoi la prédication ad status est si essentielle selon Jacques de Vitry qui s’inscrit dans l’évident sillage de Grégoire le Grand : En effet il faut prêcher différemment aux gens de grande, modeste et petite condition. Prêcher différemment aux prélats, aux simples prêtres, aux chanoines séculiers et aux autres clercs, aux étudiants, aux moines blancs, aux moines noirs, aux chanoines réguliers, aux frères prêcheurs, aux frères mineurs, aux ermites, aux templiers, aux frères liés à la milice du Christ, aux hospitaliers, aux moniales. Il faut prêcher différemment aux infirmes et aux lépreux, aux affligés, à ceux qui souffrent de la mort de leurs proches. Différemment aux pèlerins et aux croisés, aux princes et aux soldats. Il faut prêcher différement pour les marchands, les bourgeois, les usuriers, les paysans et tous ceux des artisans qui travaillent de leurs propres mains. Autrement aux femmes, à savoir aux vierges, aux veuves et aux épouses. Autrement aux hommes libres et aux serviteurs et serviteuses. Autrement aussi aux enfants6.





iniquitate duruerunt, ut nec per flagella corrigantur. Aliter nimis taciti, aliter multiloquio vacantes. Aliter pigri, aliter præcipites. Aliter mansueti, aliter iracundi. Aliter humiles, aliter elati. Aliter pertinaces, aliter inconstantes. » (Grégoire le Grand, La Règle Pastorale, t. 2, livre III et IV, éd. F. Rommel et R. W. Clement, Paris, 1992 (SC 382), 3, 1). Je traduis. 5 « Habent enim clerici et sacerdotes in seculo commorantes regulam suam et proprias ordinis sui observantias et institutiones. Pari modo proprius est ordo coniugatorum, alius autem viduarum et alius virginum. Sed et milites, mercatores et agricolæ et artifices et alia hominum multiformia genera proprias et a se invicem differentes habent regulas et institutiones secundum diversa talentorum genera a domino sibi commendata, ut, ex personis diversarum facierum et quasi ex variis membris a se invicem propriis officiis multipharie differentibus, sub Christo capite unum corpus ecclesie compingatur, ut tunica polimita verus Joseph induatur et regina varietate circumdata a dextris ejus consistat, que variis mansionibus ad terram promissionis valeat pervenire. » ( Jacques de Vitry, Historia occidentalis, éd. J. F. Hinnebusch, Fribourg, 1972 (Spicilegium Friburgense 17), chap. 34, p. 166 ; Histoire occidentale, trad. G. Duchet-Suchaux, Paris, 1997 (Sagesses chrétiennes), p. 205). 6 « Aliter enim predicandum est majoribus, aliter mediocribus, aliter minoribus. Aliter prelatis, aliter simplicibus sacerdotibus, aliter canonicis secularibus et aliis clericis, aliter scolaribus, aliter monachis albis, aliter monachis nigris, aliter canonicis regularibus, aliter fratribus predicatoribus, aliter fratribus minoribus, aliter heremitis, aliter templariis, aliter fratribus Christi militiæ astrictis, aliter hospitalariis, aliter monialibus. Aliter infirmis et leprosis, aliter afflictis, aliter dolentibus de morte propinquorum. Aliter peregrinis et cruce signatis vel signandis, aliter principibus et militibus. Aliter mercatoribus, aliter burgensibus et feneratoribus, aliter agricolis et aliis qui propriis manibus secundum varias artes operantur. Aliter mulieribus, id est virginibus, viduis et coniugatis. Aliter liberis, aliter servis et ancillis. Aliter etiam pueris. » ( Jacques de Vitry, Sermones vulgares vel ad status I, éd. J. Longère, Turnhout, 2013 (CCCM 255), prologue, p. 7). Je traduis.

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Cette connaissance fine par le prédicateur de la diversité presque éclatée et déconcertante des conditions relève aussi d’une forme d’attention casuistique due à chacune de ses ouailles, qui est à l’image d’un cosmos où la variété ne concède rien à l’ordre et où le Bon Pasteur universel n’oublie pas de prendre soin de chaque personne. De ce point de vue, dans l’un de ses sermons, Giordano da Pisa exalte cette capacité divine et pastorale à pouvoir s’adresser à tous et à chacun, omnes et singulatim7, à concilier exigence universaliste et attention particulariste, à gouverner le monde dans l’ordre en y exerçant un pouvoir individualisant : Si nous prenions en considération une nouvelle fois ce Bon Berger dans sa puissance, nous aurions grande foi en lui, car grande est sa puissance qui régit ceux du ciel et ceux de la terre. […] À travers cela se manifeste comment Dieu est le souverain universel, et comment il est le recteur du monde entier. Voyez combien il prend soin de tout le monde et combien il se soucie de chacun, comme de vous. Pourquoi Dieu crée-t-il tant de différences dans le monde, entre les riches, les pauvres, les forts, les faibles ? Parce qu’il prend soin de tous, car si tous étaient rois, qui ferait le pain et qui travaillerait la terre ? Dieu a ordonné qu’il y ait des riches et des pauvres, pour que les riches soient servis par les pauvres, et les pauvres sustentés par les riches, et cela constitue le gouvernement commun à tous les peuples. […] Tout cela est le grand ordre divin, et à travers tout cela se manifeste clairement qu’il est le berger de l’Univers, le souverain du monde entier, parce qu’il prend soin de chaque peuple, de chaque famille et de chaque individu8. Le défi paradoxal du pasteur est à l’image du monde, divers mais hiérarchisé, différencié mais ordonné. Ce monde qu’il traverse requiert de lui une forme d’acuité dans le traitement spécifique que chacune réclame selon sa place. La somme de pénitence qui suit la Légende dorée conservée dans le ms. Ottob. lat. 223 de la Biblioteca Apostolica Vaticana rappelle à cet égard qu’on ne peut pas toujours appliquer le même remède pour des péchés différents : Que le prêtre plein de discernement prenne garde de ne pas vouloir appliquer le même unique remède à tous les péchés, à la manière de ces misérables prêtres



7 M. Foucault, « Omnes et singulatim. Vers une critique de la raison politique », dans Dits et écrits, t. ii, Paris, 2001 [1979], p. 953-980. 8 « Se noi ancora considerassimo di questo buono pastore la sua potenza, molto ci consideremmo in lui, ch’é tanta la sua potenzia che regge quegli di cielo e quegli di terra. […] In cio si mostra come Iddio è reggitore universale, e com’è reggitore di tutto il mondo. Vedete quanta cura egli ha di tutte le genti, egli ha cura di ciascuna come di te. Perchè fæ Iddio tante diversitadi nel mondo, i ricchi, i poveri, i forti, i deboli ? pero che ha cura di tutti ; chè se tutti fossono re, chei farebbe il pane, chi lavorerebbe la terra ? Ha ordinato Iddio che siano de’ricchi e de’poveri, acciocch’e’ ricchi siano serviti da’ poveri, e i poveri sovvenuti da’ ricchi, e questo è uno comune reggimento d’ogni gente. […] Tutto questo è grande ordine di Dio, e in queste cose si mostra apertamente ch’egli è pastore universale, reggitore di tutto il mondo, perocché ha cura d’ogni gente e d’ogni ischiatta, d’ogni singulare persona. » (Giordano da Pisa, Prediche inedite del B. Giordano da Rivalto dell’ordine de’ Predicatori, recitate in Firenze dal 1302 al 1305, éd. E. Narducci, Bologna, 1867, p. 52-53). Je traduis.

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misérables avares qui prescrivent des messes pour n’importe quel péché […]. En effet ce qui soigne le talon ne soigne pas l’œil9. Il n’y a pas ni de solution toute faite ni de remède universel, et pourtant il faut soigner tout le monde. Au lieu de dispenser à l’aveugle et indifféremment des messes pour n’importe quel péché, le confesseur doit impérativement faire preuve de discernement et tenir compte des circonstances dans lesquelles le péché a été commis. Aussi la pratique de la cura animarum exige-t-elle des pasteurs, anciens comme nouveaux, une diligence dans leur jugement qui n’est pas sans conséquence du point de vue des typologies documentaires : cet art subtil qui repose sur le discernement et la connaissance du social implique de mettre au point une production documentaire elle aussi tout en souplesse, susceptible de s’infiltrer dans toutes les situations et d’y mettre à leur disposition une gamme étendue de ressources diversement employables à la mesure d’un public humain bigarré. Les florilèges et les compilations des pasteurs médiévaux, comme ceux étudiés ici et construits autour de la base qu’est la Légende dorée, doivent leur performance et leur succès à leur capacité à trouver les expédients pour se plier à la diversité des situations de l’existence, à la variété des conditions sociales et de se moduler au gré des circonstances et des nécessités, sans rien concéder pour autant à la perspective universaliste du salut, dont ces compilations pastorales assurent la promotion volontariste. Comme on l’a déjà mentionné, le prologue du Florilegium Duacense exprime la nature foncièrement polyvalente d’une compilation qui donne prise à une multitude d’usages10 : dégrossir l’esprit rustre, enflammer le tempérament tiède, fortifier les faibles, soigner les malades, restaurer ceux que la fatigue accable, nourrir les affamés, etc., chacun y trouvera son compte. On a tenté de montrer tout au long de cette enquête sur la vie tumultueuse de la Légende dorée que l’ars artium qu’est la pastorale a impliqué une production textuelle à caractère pragmatique dont la disponibilité au réemploi et à de nouveaux usages et dont la capacité à épouser avec souplesse les aspérités de ses terrains d’implantation sont à l’image du discernement casuistique attendu du bon pasteur. Les législations synodales exigent de lui une circumspectio pour inspecter les conditions, les circonstances et le contexte qui entourent le péché commis ; d’une manière analogue, il a paru utile de porter un regard environnant et périphérique à ce grand texte pastoral qu’est la Légende dorée (remarquable par sa capacité à se moduler selon ses contextes d’usage) et de livrer dans un même mouvement une interprétation des légendes compilées par Iacopo da Varazze et des textes qui s’y sont ajoutés. Ce n’est pas là qu’une propriété textuelle ou matérielle des manuscrits du légendier, qui devrait n’intéresser que les codicologues, les historiens des textes ou de la littérature ; c’est une caractéristique pour ainsi dire politique du légendier capable de générer autour de lui des relations sociales (entre pasteur et pécheur), des groupes (le couvent d’un ordre religieux) ou



9 « Caveat discretus sacerdos ne velit omni peccato unam et eandem medelam adhibere sicut faciunt quidam miseri et avari sacerdotes qui pro omni peccato missas injungunt […]. Non enim sanat occulum quod sanat calcaneum. » (Summa de penitentiæ fratrum prædicatorum, éd. J. Goering et P. J. Payer, p. 40, l. 257-260). 10 Cf. supra p. 62-63.

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des communautés à plus vaste échelle (l’évêque et son diocèse). En suivant l’aventure textuelle de la Légende dorée entre la France et l’Italie, du xiiie au xve siècle, dans les langues latine, française et italienne, en opérant comme cette enquête a proposé de le faire une traversée du légendier, en tant que compilation d’abord, en tant que recueil ensuite et en tant qu’instrument de formation individuelle et sociale enfin, on a pu comprendre comment la compilation a vécu au fil de ses usages et comment la trame calendaire et légendaire élaborée par Iacopo s’est animée et déclinée avec les manipulations de ceux qui l’ont copiée, traduite, réagencée, réaménagée, bricolée, etc. Ces questions renvoient à un débat à tout le moins clivé entre deux cultures académiques et méthodologiques : d’une part une histoire culturelle soucieuse de rendre compte des textes hagiographiques dans les tumultes de leur mobilité et leur mouvance et une pratique contextuelle des textes dans la lignée de la nouvelle codicologie ; d’autre part une critique textuelle dans la lignée d’une philologie reconstructive et néo-lachmanienne soucieuse de retrouver une identité stable d’un texte, à un moment donné de son histoire, si possible à sa conception11. Assurément l’histoire culturelle de cet objet étrange qu’est la Légende dorée n’aurait pas été rendue possible sans les éditions d’obédience néo-lachmanienne dont elle a bénéficié à la fin des années 90 et au début des années 2000 grâce aux travaux de Paolo Maggioni ; c’est en même temps le signe qu’une philologie qui ne renonce pas à reconstruire les œuvres originales ne constitue pas une finalité scientifique en soi, mais déploie de manière précieuse, en complémentarité avec l’histoire culturelle, de nouveaux moyens de recomposer l’aventure sociale et politique des textes. La connaissance aujourd’hui solidement établie de la Légende dorée telle que Iacopo da Varazze l’a conçue a permis de saisir par contraste tout ce qu’on a pu lui faire, lui apporter, lui retirer. Il a été loisible d’observer comment le principe hautement individualisateur d’un gouvernement pastoral s’est incarné à même le parchemin, la reliure, les cahiers et leurs schémas de réglure dans un vaste corpus aux contours incertains d’objets instables et d’outils combinables. Au début des années 2000, Alain Boureau dégageait quatre usages de la Légende dorée : d’abord elle se mit au service direct de la prédication ou indirect des recueils d’exempla ; ensuite elle servit plus généralement d’encyclopédie religieuse ; par ailleurs elle devint un livre de lecture dévote, individuelle ou collective ; enfin, elle s’imposa comme un objet de luxe apprécié des plus riches lecteurs. La présente enquête ne vient pas complètement bousculer ce cadre général, mais a modestement permis d’entrer davantage dans le détail de cette robuste typologie. On a longtemps évalué l’efficacité de la littérature pastorale médiévale à l’aune du contrôle doctrinal des cadres de pensée formalisés qu’elle aurait appliqué uniformément aux fidèles, que la réglementation synodale visait à généraliser par des enseignements rudimentaires et que le système de formation rôdé et rigoureux des ordres mendiants permettait de transmettre. On a généralement conçu cette politique du faire croire comme une forme d’encadrement catéchétique directement lisible dans la profusion documentaire d’outils – collections de sermons, traités de 11 S. Cerullo, « Il volgarizzamento toscano trecentesco della Legenda aurea », p. 238, n. 13.

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théologie morale, recueils d’exempla, summæ de casibus, etc. On présumait que le pasteur qui les utilisait avait à charge ensuite de les adapter au gré des circonstances, sur le moment, dans l’interaction orale avec le fidèle qui échappait inexorablement à l’observation de l’historien. L’emploi de ces techniques d’endoctrinement ne fait guère de doute. Cependant, cette exigence particulariste d’adaptation aux cas ne fut pas seulement l’affaire des pasteurs sur le terrain et au moment de l’interaction orale ; elle apparaît s’être reportée en amont dans ce qu’on pourrait appeler une pastorale de l’écrit, au cœur même d’outils génératifs, modulables et ductiles que la carrière de la Légende dorée a pu révéler. Cela amène à reconsidérer les rapports de l’oral et de l’écrit dans la pastorale. Un principe de la pastorale chrétienne tient en ceci que, quand il s’agit de réformer des institutions exsangues et des communautés languides, l’intervention du pasteur est souvent requise en tant que lex viva, comme une norme vivante, une règle non pas excarnée dans un écrit, mais au contraire incarnée et incorporée dans une voix puissamment normative et autoritative12. La performance pastorale de la règle ne peut pas cependant se dispenser de la loi écrite qu’elle incarne, ni la remplacer définitivement13. Se noue ainsi un rapport d’imbrication dialectique entre loi dite et loi écrite. Si la parole orale irrémédiablement évanouie échappe à l’historien, en revanche on peut voir ce que la normativité pastorale toute en élasticité, en tempérance, en dispense, en adaptation et en ingéniosité contextuelle à trouver les expédients exigés par les cas14, fait aux outils écrits qu’elle emploie, ainsi qu’aux procédures et aux techniques qu’elle met en place. Sans doute compte-t-on peu d’objets textuels comme la Légende dorée qui aient connu une telle longévité et un tel succès dans l’histoire de la littérature occidentale. À cette question lancinante des raisons du succès de la Légende dorée, qu’on a pu imputer aux talents de son compilateur ou à l’intégration très fluide du légendier dans des circuits de communication échafaudés pour la prédication, on propose ici d’ajouter, de manière complémentaire, que le légendier fut propre à produire de l’obéissance et à faire croire, parce qu’il fut mis au point comme une structure suffisamment souple et solide à la fois pour se plier aux spécificités et aux besoins des cultes locaux. En d’autres termes, son fonctionnement textuel est gage d’un succès social, pour la simple raison que la compilation s’inscrit au sein de réseaux sociaux d’action qu’elle polarise et organise – réseaux entre acteurs humains (le pasteur et ses ouailles, l’abbé et ses moines, le couvent et ses frères, etc.), mais aussi réseaux entre acteurs humains et non-humains (les hommes et leurs saints). La forme qu’a prise au fil de siècles la Légende dorée, si accueillante envers des textes nouveaux, plus actuels, plus pertinents ou plus performants, dit beaucoup des liens sociaux 12 P. Napoli, « Ratio scripta et lex animata » ; P. Napoli, « Après la casuistique : la règle vivante ». 13 Ibidem, p. 204. 14 P. Napoli, « Administrare et curare. Les origines gestionnaires de la traçabilité », dans Traçabilité et responsabilité, éd. Ph. Pedrot, Paris, 2003, p. 45-71 ; M. Vallerani (« Paradigmi dell’eccezione nel tardo medioevo », Storia del pensiero politico, 2 (2012), p. 185-212) montre que l’exception médiévale ne consiste pas toujours en une mise en suspens de l’ordre général du droit, mais plutôt dans une pratique de la dispense.

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qu’elle permet d’engendrer autour d’elle. La métaphore pastorale est ici décisive à la compréhension de la Légende dorée et d’œuvres comparables : elle montre précisément que l’édification, loin de se résumer à l’inculcation de croyances, à l’inoculation de propositions ou même à l’éducation d’individus, relève plutôt de l’institution d’un collectif – à proprement parler un troupeau réuni et guidé par un berger. Il faut en tirer toutes les conclusions en termes d’analyses des textes, et on aimerait insister, au moment de conclure cette enquête, sur cette idée qu’une œuvre n’est pas réductible à un texte, ni à un message, ni même à un corpus de manuscrits, mais constitue à proprement parler l’ensemble des réseaux d’action qu’elle assemble et consiste dans les morphologies sociales qu’elle agrège autour d’elle. Ce que fut la Légende dorée au Moyen Âge : une interface entre les hommes et les saints dont la performance est certainement due aux réglages et aux ajustements qu’on pouvait en permanence lui faire subir pour améliorer le commerce de prières et d’intercessions liant les uns aux autres par-delà la mort.

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Index manuscriptorum

Amiens, Bibliothèque Municipale, 462 : 154, 158-159 Arras, Bibliothèque Municipale, 872 : 169, 181, 231, 235-236, 269 Assise, Biblioteca del Sacro Convento, 432 : 147 Assise, Biblioteca del Sacro Convento, 474 : 147 Assise, Biblioteca del Sacro Convento, 505 : 147 Assise, Biblioteca del Sacro Convento, 535 : 147, 177, 180, 220, 266 Augsbourg, Staatsbibliothek, 2° Cod. 77 : 120 Autun, Bibliothèque Municipale, 68 : 161, 266 Avranches, Bibliothèque Municipale, 164 : 233 Avranches, Bibliothèque Municipale, 166 : 146, 231, 233-234 Barcelone, Archivo Capitolar, 105 : 206 Caen, Bibliothèque Municipale, 33 : 112-113 Cambrai, Bibliothèque Municipale, 210 : 61, 70, 148, 159, 168, 206, 227, 255, 267-269, 271 Cambrai, Bibliothèque Municipale, 811 : 159, 255 Cambrai, Bibliothèque Municipale, 812 : 159, 255, 258 Cambridge, Pembroke College, 240 : 154 Cambridge, Corpus Christi College, 138 : 171 Charleville-Mézières, Bibliothèque Municipale, 177 : 256, 268

Charleville-Mézières, Bibliothèque Municipale, 271 : 207-208, 259 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Archivio San Pietro, E.19 : 160 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Borghese, 3 : 163 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Chigiani, L.V.175 : 169, 224, 269, 276 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Ottob. lat. 223 : 123, 159, 161, 167, 269-270, 282 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Palat. lat. 477 : 166 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Palat. lat. 848 : 163 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Palat. lat. 1959 : 212 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 485 : 163, 173, 273 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 534 :9, 109-110, 113115, 164-165, 180, 231, 266 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Rossiani, 3 : 206 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Rossiani, 624 : 169, 251 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 1226 : 182 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 3822 : 171 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 7592 : 154, 156, 158159, 161, 252, 266 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 8171 : 109

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Index

Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 10187 : 180, 250 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 10188 : 175 Cracovie, Biblioteka Jagiellonska, Berol Gall. Fol. 156 : 254 Dijon, Bibliothèque Municipale, 221 : 154, 173, 251, 273 Dijon, Bibliothèque Municipale, 647 : 154-156, 251 Douai, Bibliothèque Municipale, 285 : 63 Épinal, Bibliothèque intercommunale Épinal-Golbey, 9 : 120, 212 Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Ashburnham 395 : 208 Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Ashburnham, 1270 : 163-164 Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Calci, 33 : 159, 165, 180, 203, 251 Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Mediceo Palatino, 141² : 254 Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteus, 12, sin. 12 : 145 Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteus, 33, sin. 2 : 145, 163, 179, 249 Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteus, 36, sin. 6 : 149, 162 Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteus, 25, 3 : 173 Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, B.5.36 : 59 Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Palat. 97 : 169, 259, 269 Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Magliabechiano, XXXVIII. 110 : 208 Florence, Biblioteca Provinciale dei Frati Minori, Fondo Giaccherino, I.F.2 : 231

Florence, Biblioteca Riccardiana, 1254 : 231 Florence, Biblioteca Riccardiana, 1276 : 209, 231 Florence, Biblioteca Riccardiana, 1388 : 231 Florence, Biblioteca Riccardiana, 1390 : 121-122, 262 Florence, Biblioteca Riccardiana, 3892 : 134 Gênes, Biblioteca Franzoniana, 56 : 231-232 Genève, Bibliothèque de Genève, Ca 395* : 111 Giessen, Universitätbibliothek, 641 : 127 Grenoble, Bibliothèque Municipale, 1173 : 251 Leyde, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, BPL 46 A : 121, 254, 256, 269, 271 Leipzig, Universitätsbibliothek, Bibliotheca Albertina, 1551 : 212 Lille, Bibliothèque Municipale, 202 (451) : 212 Lille, Bibliothèque Municipale, 216 (450) : 160 Lille, Bibliothèque Municipale, 350 (454) : 159, 253, 254 Lille, Bibliothèque Municipale, 383 (453) : 160, 229, 254, 272 Lille, Bibliothèque Municipale, 795 (452) : 159, 168, 209, 212, 254-256, 259, 269 Lonato, Fondazione Ugo da Como, 151 : 145, 208, 249 Londres, British Library, Add. 15231 : 212 Lyon, Bibliothèque Municipale, 866 : 121, 133-134, 262, 264 Manchester, John Ryland Library, 48 : 171 Milan, Biblioteca Ambrosiana, A 98 sup. : 203 Milan, Biblioteca Ambrosiana, I 233 inf. : 160-161

i nd e x manu scri pto ru m

Milan, Biblioteca Ambrosiana, M 76 sup. : 133, 263 Milan, Biblioteca Braidense, AE.XII.27 : 59 Milan, Biblioteca Trivulziana, 536 : 158-160 Modène, Biblioteca Estense universitaria, α.T.4.14 : 121, 133, 262 Naples, Biblioteca Nazionale Vittorio Emanuele III, VIII.B.33 : 145, 250 Naples, Biblioteca Nazionale Vittorio Emanuele III, VIII.B.40 : 259 Naples, Biblioteca Nazionale Vittorio Emanuele III, VII.G.44 : 173 Oxford, Bodleian Library, Canoniciano it. 266 : 231 Oxford, Bodleian Library, Canoniciano it. 267 : 231, 259 Padoue, Biblioteca Antoniana, 107 Scaff. VI : 161 Padoue, Biblioteca Universitaria, 611 : 154, 155, 159 Paris, BnF, Baluze 397 : 120 Paris, BnF, fr. 184 : 95, 132, 165 Paris, BnF, fr. 242 : 95, 132, 165, 204 Paris, BnF, fr. 243 : 95, 127, 132, 165 Paris, BnF, fr. 412 : 120 Paris, BnF, fr. 416 : 95, 132, 165 Paris, BnF, fr. 726 : 134 Paris, BnF, fr. 988 : 212 Paris, BnF, fr. 1113 : 134 Paris, BnF, fr. 1463 : 54 Paris, BnF, fr. 1534 : 121, 123, 171, 269, 271, 275, 276 Paris, BnF, fr. 1543 : 123, 172, 276 Paris, BnF, fr. 9759 : 250 Paris, BnF, fr. 12599 : 264 Paris, BnF, fr. 20330 : 131, 151 Paris, BnF, fr. 23114 : 127, 259 Paris, BnF, lat. 5395 : 182 Paris, BnF, lat. 5397 : 146, 160 Paris, BnF, lat. 5403 : 154-155 Paris, BnF, lat. 5628 : 269

Paris, BnF, lat. 6219 : 111 Paris, BnF, lat. 12592 : 203 Paris, BnF, lat. 13754 : 154 Paris, BnF, lat. 15958 : 147 Paris, BnF lat. 16481 : 179 Paris, BnF, Nouv. acq. fr. 6504 : 204 Paris, BnF, Nouv. acq. lat., 1747 : 266 Paris, Bibliothèque de l’Institut, 12 : 168 Paris, Bibliothèque Mazarine, 1717 : 159, 181, 231, 235 Paris, Bibliothèque Mazarine, 1736 : 165, 253, 266 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 553 : 112 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 722 : 112 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 997 : 163, 165, 180, 251, 266 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 998 : 163, 180, 251 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 3706 : 212 Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 549 : 181, 231, 235 Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 550 : 178, 260 Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 587 : 212 Paris, Bibliothèque de la Sorbonne, 1234 : 182 Philadelphie, University of Pennsylvania Library, Rare Book & Manuscript Library Collections, It. 434 : 259 Pise, Biblioteca Cateriniana, 43 : 263 Puy-en-Velay, Grand Séminaire, sans côte : 172 Reims, Bibliothèque Municipale, 1385 : 164-165, 182, 231, 233, 235 Rome, Biblioteca Angelica, 2254 : 138 Rome, Biblioteca Casanatense, 529 : 250 Rouen, Bibliothèque Municipale, 1426 (U65) : 89, 162, 259 San Lorenzo del Escorial, Real Biblioteca del Monasterio, M.II.3 : 204 San Lorenzo del Escorial, Real Biblioteca del Monasterio, L.II.3 : 134

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Index

San Lorenzo del Escorial, Real Biblioteca del Monasterio, P.II.22 : 134 Sienne, Biblioteca Comunale degli Intronati, I.II.3 : 231 Stockholm, Kungliga biblioteket, Vu 16 : 112 Tournai, Bibliothèque locale et principale de la Ville, 127 : 254-255 Tours, Bibliothèque Municipale, 1008 : 121, 133, 138-139, 149, 150, 172, 262 Tours, Bibliothèque Municipale, 1010 : 146, 231-233

Trente, Biblioteca Communale, 17891790 : 123, 146, 168, 269 Troyes, Bibliothèque Municipale, 1615 : 173 Venise, Biblioteca Nazionale di San Marco, It. V. 18 (5611) : 231 Venise, Biblioteca Nazionale di San Marco, Lat. IX, 9 (125) : 123, 225 Venise, Biblioteca Nazionale di San Marco, Lat. III, 177 : 171 Venise, Biblioteca Nazionale di San Marco, Z. L. CCCLII : 159

Index sanctorum et festorum

Acace et les Dix mille martyrs (saint), martyr : 115, 181 Adrien (saint) : 94 Affre (sainte), martyre : 158 Agathe (sainte), vierge et martyre : 37, 200 Agathon (saint), abbé : 158, 160 Agnès (sainte), vierge et martyre : 113, 201, 241 Albin (saint), éveque : 254 Aldegonde (sainte) : 253, 255 Alexandre de Fiesole (saint), évêque : 149, 162 Alexandre, Évence et Théodule (saints), martyrs : 158 Alexis (saint) : 84-85, 113 Amand (saint) : 113, 156, 253, 255 Ambroise de Milan (saint), évêque, Père et docteur de l’Église : 85, 87-88, 90, 113, 165, 233 Anastase (saint), martyr : 114, 158 Anastasie (sainte), martyre : 156 André (saint), apôtre : 209, 240 Anicet (saint), pape : 158 Anne et Joachim (saints) : 158, 172 Annonciation : 161 Antoine l’ermite (saint) : 86-88, 90-92 Antoine de Padoue (saint), docteur de l’Église : 158-159, 179, 249-250, 252 Antonin (saint), martyr : 158, 252 Apollinaire (saint), évêque : 158, 201, 255 Arsène (saint), abbé : 158, 160 Ascension du Seigneur : 188, 193, 200 Athanase (saint), évêque : 115, Aubert (saint), évêque : 255

Augustin (saint), évêque, Père et docteur de l’Église : 84-93, 95, 114, 145, 155, 201, 241-242 Avent du Seigneur : 117, 138, 171, 217-221, 223-225, 227, 248, 267-268, Barbe (sainte), martyre : 158-159, 165, 181, 254 Barlaam et Josaphat (saints) : 117, 146, 151, 158, 169, 233 Barnabé (saint), apôtre : 96 Barthélemy (saint), apôtre et martyr : 96, 254 Basile (saint), évêque : 156, Benoit (saint) : 158, 180, 207 Bernard (saint), abbé et docteur de l’Église : 113 Blaise (saint), évêque et martyr : 156 Boniface (saint) : 158 Brendan (saint, Navigation de) : 138-139, 148, 172-173, 262 Bruno de Cologne (saint) : 251 Caïus (saint), pape : 158 Caprais (saint), évêque : 160 Catherine d’Alexandrie (sainte), martyre : 37, 114 Cécile (sainte), martyre : 37, 114 Cène du Seigneur : 158, 161, 266 Chrysante et Darie (saints), martyrs : 113, 255 Claire (sainte), vierge : 145, 158, 163, 179, 249-250, 252 Clément (saint), pape et martyr : 114, 151, 169, 201, 241

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Index

Clet (saint), pape : 158 Commémoration de tous les morts : 205, 226, 255 Couronne du Seigneur : 158 Cyr et Julitte (saints) : 113, 181, 255 Dédicace de l’Église : 117, 136, 160, 170, 238-239, 241-244, 246-248 Dominique (saint) : 21, 66, 137, 241, 251, 255 Donat (saint) : 113 Éleuthère (saint) : 158, 255 Élisabeth (sainte), vierge : 114, 158, 191 Éloi de Noyon (saint) : 115, 164, 165, 255 Engrâce (sainte) et ses dix-huit compagnons (martyrs) : 158, 252 Envoi du Saint-Esprit (cf. Pentecôte) Épiphanie du Seigneur : 138, 182, 206 Érasme (saint) : 158 Étienne protomartyr (saint) : 74-75 Eugénie (sainte) : cf. Prote et Hyacinthe (saints) Eulalie (sainte) vierge : 158, 206, 253 Euphémie (sainte) : 113, 201 Eusèbe (saint) : 255 Eustache (saint) : 114 Exaltation de la sainte Croix : 13, 241

Gorgon et Dorothée (saints) : 113, 255 Grégoire (saint), pape, docteur et Père de l’Église : 77-78, 80-81, 89 Gudule de Brabant (sainte) : 255 Hilaire (saint) : 156 Hippolyte (saint) : 201 Honoré d’Arles (saint) : 158, 252 Hugues de Lincoln (saint) : 165, 180, 203, 251 Immaculée conception : voir Marie (Vierge) Innocents (les saints) : 74-75 Invention de la sainte Croix : 13, 138

Félix (saint) : 255 Foy (sainte) : 160 François d’Assise (saint) : 10, 21, 149, 158, 190, 237, 241, 249 François de Sienne (saint) : 250 Fursy (saint), évêque : 253, 255

Jacques de Sienne (saint) : 180 Jacques l’Intercis (saint) : 96, 114 Jean-Baptiste (saint) : 103, 114 Décollation de saint Jean-Baptiste : 115, 170, 251, 254 Jean (saint), abbé : 117, 160 Jean (saint), pape : 158 Jean l’Agneau (saint), évêque : 256 Jean Chrysostome, évêque et confesseur : 113 Jean l’Évangéliste (saint) : 75, 146, 241, 266 Jean devant la porte Latine (saint) : 255 Jean et Paul (saints) : 113, 201 Jérôme (saint) : 113, 115 Joachim de Sienne (saint) : 180, 250 Joseph (saint) : 151, 169, 281 Joseph de Cupertino (saint) : 187 Julien (saint), évêque et confesseur : 241

Geneviève (sainte) : 21, 114-115, 164-165 Georges (saint) : 113, 201, 203, 240 Germain (saint) : 113 Gertrude de Nivelles (sainte) : 253, 255 Géry (saint), évêque : 255 Gervais et Protais (saints) : 201 Gilles (saint) : 113 Gimignano (saint) : 66 Gondulfe (saint), évêque : 256 Gordien et Épimaque (saints) : 113

Lambert de Liège (saint), évêque : 113, 255 Landelin (saint) : 255 Laurent (saint), martyr : 75-76 Litanies majeures et mineures (Rogations) : 192 Léocadie (sainte), vierge : 158 Léonard de Noblat (saint) : 114, 241, 255 Longin (saint) : 113 Louis (saint), roi et confesseur : 114, 159, 164-165, 180, 204, 254

i n d e x sancto ru m e t f e sto ru m

Louis d’Anjou (saint) : 158, 164, 204, 252 Loup (saint) : 113 Luc (saint), apôtre : 265, 267 Lucie (sainte), vierge : 37, 113, 165 Lucien de Beauvais (saint), évêque : 255 Macaire (saint) : 117, 158, 255 Maccabées (saints) : 74-75 Mamertin (saint) : 255 Marc (saint), évangéliste : 160, 241-242 Marcellin (saint) : 158 Marguerite (sainte) : 255 Marie (Vierge) : 15, 103, 115, 138, 148, 161, 172, 189-191, 205, 207, 231, 242, 262 Assomption de la Vierge Marie, Marie-aux-neiges (sainte) : 158, 161, 254 Attente de la Vierge Marie : 158 Immaculée conception de la Sainte Vierge : 115, 164, 266 Nativité de la sainte Vierge Marie : 161 Purification de la Vierge Marie : 161, 265-266 Marie-Jacobé et Salomé (saintes), disciples du Christ : 158 Marie l’Égyptienne (sainte) : 117 Marien (saint) : 158 Marie-Madeleine (sainte) : 21, 98-99, 117, 187, 191, 208, 254, 266 Marine (sainte), vierge : 255 Marius (saint) : 158 Marthe (sainte) : 113, 255 Martial (saint) : 181 Martin (saint) : 201, 202, 235, 241 Mathias (saint), apôtre : 114 Maurice (saint) et ses compagnons : 113, 114, 201 Michel (saint) : 115, 251 Moïse (saint), abbé : 158, 160 Monulfe (saint), évêque : 256 Narcisse (saint), évêque : 158 Nativité du Seigneur : 75, 138, 217 Nazaire et Celse (saints) : 201, 255 Nérée et Achillée (saints) : 113 Nicolas (saint) : 78, 80, 155, 165, 268

Odulphe (saint) : 253 Pancrace (saint) : 255 Pasteur (saint), abbé : 160 Patrick (saint) : 174, 239, 272 Paul (saint), apôtre : 156, 191, 242, 266 Conversion de saint Paul : 83 Paul de Narbonne (saint) : 158, 252 Paule (sainte) : 113 Pélage (saint), pape : 117, 127, 158, 180, 229-230 Pélagie (sainte) : 117, 155, 255 Pentecôte (Envoi du Saint-Esprit) : 257, 267 Pétronille (sainte) : 255 Phébade d’Agen (saint), confesseur : 160 Philippe (saint), apôtre : 11 Pierre (saint), apôtre : 78, 80, 158, 221 Chaire de saint Pierre : 240 Pierre de Murrone (saint) : 251 Pierre de Vérone (saint), martyr : 75, 77, 179, 190 Pléchelme (saint) : 253 Pontien (saint) martyr : 253 Potenciane (sainte) : 158 Prime et Félicien (saints) : 255 Prote et Hyacinthe (saints) : 113, 170, 225, 255 Quadragésime (La) : 20, 255 Quarante martyrs (Les) : 158 Quintus (saint) : 114 Rameaux (dimanche des) : 158, 160-161, 266 Remacle (saint), évêque : 256 Rémi (saint) : 235 Résurrection du Seigneur : 138, 243 Riquier (saint) : 255 Sacrement (saint, ou Fête-Dieu) : 94, 163-164, 181, 266 Savinien et Savine (saints) : 115 Scolastique (sainte) : 164 Sébastien (saint) : 201 Second (saint) : 113, 158

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Index

Sept Dormants (les) : 195 Servais (saint), évêque : 255 Séverin (saint), évêque : 256 Simon et Jude (saints) : 240 Simplice, Faustin et Béatrice (saints) : 255 Soter (saint) : 158 Sylvestre (saint) : 225 Symphorien (saint) : 255 Syr (saint), évêque : 12, 255 Théodard (saint), évêque : 256 Théodora (sainte) : 113 Thomas (saint), apôtre : 210-215, 240 Thomas Becket ou de Cantorbéry (saint) : 74-75 Thomas d’Aquin (saint) : 158-159, 164 Tobie (saint) : 151, 169 Trinité (sainte) : 158, 161, 228, 267 Transfiguration du Seigneur : 158, 266

Ursule (sainte) et les onze mille vierges : 11, 113 Vaast (saint), évêque : 253, 255 Valérien (saint) évêque et confesseur : 158 Vierge d’Antioche (Une) : 158, 255 Vigor de Bayeux (saint), évêque : 255 Vincent (saint), martyr : 97-98, 113, 201 Vincent de Soignies (saint) : 255 Vincent Ferrier (saint) : 114 Vindicien (saint) : 255 Vit et Modeste (saints) : 113, 255 Vital (saint) : 113 Yves (saint), confesseur : 253 Waudru de Mons (saint) : 255

Index personarum

Noms médiévaux et modernes Abélard : 24, 167 Adam (Alderspacensis ou Teutonicus) : 123, 147, 168, 269-270 Adam de Prémontré : 251 Adémar Ameilh : 12 Adson de Montier-en-Der : 267 Alain de Lille : 167 Albertano da Brescia : 263 Alcher de Clairvaux : 273 Alexandre V : 181, 235 Alexandre VIII : 109 Alexandre de Paris : 112 Alphonse V du Portugal : 13 Alphonse Bonhomme : 112, 160 Aliena, Giulio : 15 Amalaire de Metz : 220 Ambrogini, Angelo (dit Ange Politien) : 43 Ambroise de Milan : 85, 87-88, 90, 97-98, 130, 200-201 Anastase le Bibliothécaire : 115, 180 Anne de Bretagne : 14 Apollinaire, Guillaume : 188, 190-191 Aristote : 10, 13, 47, 54-58, 153, 182 Arnold de Liège : 25, 86-88 Arnolfo di Cambio : 189 Aubert, David : 52 Augustin d’Hippone : 62, 64, 71, 74-77, 84-93, 95, 97-98, 130, 149, 162, 166, 176, 243, 275 Bacci, Francesco : 13 Bacci, Giovanni : 13 Barthélemy l’Anglais : 24, 52

Bartolomeo da Breganze : 265 Bartolomeo da Trento (Barthélemy de Trente) : 19, 20, 90, 103-104, 125, 127, 130, 138, 216, 230, 240, 242, 248 Baudouin de Beaumont : 207 Bembo, Bernardo : 37 Bérenger de Frédol : 167 Bérenger de Landorre : 249 Bernard de Clairvaux : 237, 244, 251 Bernard de Gênes, OFP : 134 Bernard Gui : 59, 125, 249 Bessarion : 13 Beyerlinck, Laurent : 44 Bianco, Andrea : 13 Bolland, J. : 39-40 Bonaventure de Bagnoregio : 35, 51, 55, 58, 63, 69-70, 145, 149, 249 Pseudo-Bonaventure : 21 Brunetto Latini : 49-50, 134, 263 Boniface VIII : 11 Bono Giamboni : 169, 270-272 Budé, Guillaume : 37 Buffalmacco, Buonamico : 189 Burchard de Worms : 46 Buyer, Barthélemy : 154 Calixte II : 211 Cano, Melchior : 37 Cassiodore : 276-277 Cavalca, Domenico : 65-66, 151, 169, 199, 224, 269-270, 276 Cavalcanti, Aldobrandino : 198 Cendrars, Blaise : 187 Charles Ier d’Anjou : 189-190

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Index

Charles V : 47, 120, 132 Charles VIII : 14 Charles de Bourbon : 114 Charles le Bel : 181 Charles le Téméraire : 181, 236 Charlemagne : 14, 99, 218, 225, 235 Chaucer, Geoffrey : 25 Cherichi, Giovanni : 121-122, 262 Christine de Pizan : 47 Christine de Suède : 109, 113 Christophe de Parme : 250 Cicéron : 111-112 Cimabue : 187-191 Clepier, Odart : 110 Constantin d’Orvieto : 241 Dante Alighieri : 43, 189 Descartes, René : 109 Diderot, Denis : 44-45 Duccio di Buoninsegna : 190-191 Duchamp, Marcel : 188 Espence, Claude d’ : 37, 39 Estienne, Robert : 57 Étienne de Bourbon : 63-64, 86, 88, 93, 130, 229 Érasme : 37 Eudes de Saint-Rémi : 211 Eusèbe de Césarée : 123, 244 Fauchet, Claude : 110, 112-113 Federico Visconti : 221-223, 265 Firmin le Ver : 42 Flaubert, Gustave : 126, 187 Fra Mauro : 13 France, Anatole : 41 François Ier : 39 Fust, Jean : 111 Gabriele da Barletta : 265 Gaddi, Agnolo : 12 Gaddi, Gaddo : 189 Gandolfo degli Abati di Modena : 145 Gary, Romain (dit Émile Ajar) : 126

Garzoni, Andrea : 121 Garzoni, Giovanni : 13-14 Gautier de Coinci : 123, 207-208 Giordano da Pisa : 282 Giovanni Balbi : 72 Girard de Cambrai : 203 Gratien : 94, 110 Grégoire le Grand : 72-73, 77-78, 81-83, 87, 123, 130, 135, 147, 159, 162, 176, 241, 280-281 Grégoire Mammas : 13 Grevenbroich, Wilhelm von : 44 Guido Berti, Antonio di : 231 Guillaume d’Auxerre : 130, 192 Guillaume de Boldensele : 211 Guillaume de Digulleville : 21, 172 Guillaume de Muntells : 206 Guillaume Durand : 220, 244 Guillaume Peyraut : 123, 167 Guillaume Romain : 251 Henri IV, roi de France : 110, 113 Henri Suso : 21 Hieratus, Antonius : 44 Hilarion de Milan : 157 Hillien, Michiel : 37 Hucbald de Saint-Amand : 205 Huguccio de Pise : 41, 46, 72 Hugues Capet : 235 Hugues de Fouilloy : 273 Hugues de Saint-Cher : 46, 58, 123, 167, 221-223, 269 Hugues de Saint-Victor : 24, 46, 244246, 267 Hugues Ripelin : 269-270 Humbert de Romans : 64, 86-88, 95, 133, 175-176, 216 Innocent III (Lotario dei conti di Segni) : 232, 241 Innocent IV (Sinibaldo Fieschi) : 221, 250 Isidore de Séville : 41, 46, 53, 72, 154, 156 Iacopo da Perugia : 25

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Jacques de Milan ( Jacobus Mediolanensis) : 275 Jacques de Therinis : 160 Jacques de Vérone : 211 Jacques de Vitry : 28, 178, 211, 281 Jacques de Voragine (Iacopo da Varazze) : 11, 13-14, 16-23, 25, 27, 29, 37, 39-40, 46, 56-57, 59-60, 67, 69, 74-75, 77-78, 80-81, 83, 85, 89-91, 93-95, 97, 99101, 103-104, 110, 115-117, 119-121, 123-133, 136, 138, 140-141, 146-147, 150, 153-155, 157, 159-162, 164, 161, 171-172, 187, 192, 195, 197, 199-201, 205, 207-208, 211, 216-217, 220-230, 232, 237, 239, 241-242, 244-249, 251, 253-255, 257, 262-263, 265-266, 268-269, 274, 276, 283-284 Jacques le Grand : 112 James le Palmer : 48 Jean I de Bourbon : 110 Jean II de Bourbon : 111 Jean VIII Paléologue : 13 Jean XXII : 57, 164 Jean Beleth : 220 Jean Bromyard : 123 Jean Chrysostome : 75-76, 239, 244 Jean Damascène : 239 Jean de Créquy : 52 Jean de Fribourg : 167 Jean de Hinderbach : 168 Jean de La Rochelle : 177, 220-221, 224, 267 Jean de le Motte : 172 Jean de Mailly : 19, 65, 99, 120, 125, 130, 150, 211, 216, 230, 242, 255-256 Jean de Mandeville : 211 Jean de Meung : 16 Jean de Orta : 204 Jean de Saint-Victor : 56, 60 Jean de Tournes : 39 Jean de Vignay : 14, 20, 121, 131, 150, 154, 164-165, 204, 254-255, 259, 275 Jean Diacre : 77-81 Jean Gerson : 24, 28 Jean Gobi : 179

Jean Golein : 94, 121, 131, 164-165, 254, 266 Pseudo-Jean Rigaud : 123, 167, 269 Jean Tartivint : 233 Jeanne de Malone : 121, 254, 256, 271 Jehan Clart de Fontenoy : 112 Jehan des Escohiers : 254 Giovanni de San Gimignano : 198 Joachim de Flore : 24, 170 Johannes de Caulibus : 275 Johannes Nider : 25, 265 Lactance : 112 Laurent (Frère) : 21, 148, 168, 227, 270 Leighton, Frederic : 188-190 Léon le Grand : 74 Lippi, Filippo : 12 Louis IX, roi de France (saint Louis) : 14, 115, 158-159, 164-165, 204, 239, 254 Luther, Martin : 39, Lycosthenes, Conrad : 44 Malerbi, Niccolò : 15 Mantegna, Andrea : 12 Manuel Ier Comnène : 210 Marco Polo : 211, 262-263 Marguerite de France : 39 Marguerite de Navarre : 25 Martin IV : 175 Martin le Polonais (dit de Troppau, ou Oppaviensis) : 123, 146, 149, 231-232 Maurice de Sully : 263-264 Memmi, Simone : 189 Montaigne, Michel de : 50 Montesquieu, Charles de : 44-45 Morosi, Piero : 129 Morosini, Domenico : 171 Musset, Alfred de : 41 Naudé, Gabriel : 109 Niccolò da Poggibonsi : 211 Nicolas IV : 11 Nicolas de Custure : 235 Nicolas de Lyre : 208

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Index

Otton de Freising : 210 Pantoja, Diego : 15 Paolino da Venezia : 69-70, 100 Pascal : 53 Paul Diacre : 81, 147, 180 Petau, Alexandre et Paul : 109-111, 113 Pétrarque, Francesco : 42-43, 47, 58, 92 Philippe le Hardi, duc de Bourgogne : 120 Philippe le Hardi, roi de France : 168 Piero della Francesca : 12, 25 Piero Manieri : 265 Pierre Alphonse : 146 Pierre d’Ailly : 251 Pierre de Celle : 273 Pierre de Foix : 112 Pierre de Morrone (Célestin V) : 180, 251 Pierre de Poitiers : 146, 149, 231, 233-234 Pierre de la Palude : 154 Pierre Lombard : 46, 51, 127, 153 Pierre le Mangeur : 24, 123, 146, 169 Pirusset, Claude : 230 Pisano, Nicola : 189 Possidius (de Calame) : 88 Poyet, Thomas : 112 Prévostin de Crémone : 130, 220 Proust, Marcel : 126 Prudence : 98 Rabelais, François : 43 Ranulphe de la Houblonnière : 179 Rapondi, famille : 131-132 Raymond de Peñafort : 123, 147, 167-168, 207 Remigio dei Girolami : 25, 265 Ribadeneira, Pedro de : 15 Ricci, Matteo : 15 Richard de Bazoques : 24 Richard Fishacre : 56 Richard de Saint-Victor : 244 Richart de Fournival : 61-62, 120 Robert de Boron : 129 Robert Grosseteste : 167

Rodéric de Cerrato : 64-65, 125 Rousseau, Jean-Jacques : 70 Rustichello da Pisa (Rusticien de Pise) : 53-54, 262-263 Rutebeuf : 123, 172 Pseudo-Rutebeuf : 207 Sabatier de Castres, Antoine : 44 Sannazar, Jacques : 157 Sanpantis, Nerius : 133 Sarrau, Claude : 109 Savonarola, Girolamo : 14 Scandella, Domenico (dit Menocchio) : 15, 24 Sénèque : 48, 112 Sicard de Crémone : 48, 220 Spagnuoli, Giovan Battista : 37 Sulpice Sévère : 201-202, 241 Tafi, Andrea : 189 Tertullien : 72 Thiofrid d’Echternach : 96 Thomas d’Aquin : 18, 148, 164, 167, 177, 267, 269-270 Thomas de Celano : 241 Thomas de Chobham : 167 Thomas de l’Isle (de Insula) : 177 Thomas d’Irlande : 48-49, 112, 127 Thomas de Pavie : 59 Trigault, Nicolas : 15 Vagnone, Alfonso : 15-16 Valla, Lorenzo : 14 Vasari, Giorgio : 189 Vérard, Antoine : 14 Vernade, Louis de la : 9, 110-116, 180-181 Victorinus : 85-88, 90, 92 Villon, François : 188 Vincent de Beauvais : 44, 46, 52-53, 58, 60, 63, 120, 123, 127, 181, 230, 234 Vivès, Jean Louis : 37-39, 79-80 Vossius, Isaac : 109 Zwinger, Theodor et Jacob : 44

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Auteurs de la littérature secondaire Abate, G. : 175 Agosti, G. : 19 Aigrain, R. : 40 Airaghi, L. : 134 Airaldi, G. : 11 Albanese, G. : 43 Albert, J.-P. : 210 Alexander, J. J. G. : 46 Anheim, É. : 42, 57 Antoine, J.-P. : 191 Antonelli, R. : 30 Appadurai, A. : 214 Arasse, D. : 25 Armagier, P.-A. : 176 Assmann, J. : 93-94 Aubert, H. : 111 Avray, D. d’ : 20, 279 Azria, R. : 91 Barrau, P. : 27 Barthes, R. : 35, 43, 51 Baschet, J. : 177 Bastide, R. : 54 Bataillon, L.-J. : 18, 221, 223 Bedos-Rezak, B. M. : 42, 139 Beltrami, P. G. : 50 Bengtsson, A. : 21 Benson, R. L. : 59 Bérard, F. : 180 Berlioz, J. : 64, 82, 85, 87, 178, 197 Bériou, N. : 7, 11, 21, 96, 179, 197, 221, 260, 265, 277 Berns, T. : 280 Berthier, J. J. : 64 Bertrand, P. : 26, 41, 256 Bianciotto, G. : 62 Bilotta, M. A. : 110 Blair, A. : 43-44, 50 Boesch Gajano S. : 19, 138 Bolland, J. : 39-40, 85 Bondéelle-Souchier, A. : 123, 208

Bonhomme, J. : 23, 196 Bonnot, T. : 214 Borzeix, A. : 57 Bottiglieri, C. : 19 Bouchet, F. : 7, 48, 52 Boureau, A. : 9-10, 18-19, 37, 74-78, 83-84, 90, 94-101, 124, 138, 174, 191-193, 195, 201, 205-207, 215-219, 227-228, 230, 232, 239-248, 258, 268, 272, 284 Bourgain, P. : 265 Bouvier, A. : 61 Boyer, C. : 87 Boyle, L. E. : 28, 166-167, 169-170, 216 Bozòky, E. : 214, 239 Brayer, É. : 168 Brémond, C. : 18 Brereton, G. E. : 25 Brot, M. : 45 Brunel-Lobrichon, G. : 203-204, 250 Buridant, C. : 178 Busby, K. : 30, 142-143, 263 Butterfield, A. : 142 Büttgen, Ph. : 27 Caby, C. : 14 Cambi, M. : 264 Cammarosano, P. : 26 Canettieri, P. : 30 Canfora, L. : 131 Carné, D. de : 264 Carruthers, M. : 234 Casagrande, C. : 11, 167, 199 Castellani, M.-M. : 113 Castelnau de l’Étoile, C. : 72 Certeau, M. de : 196 Cerullo, S. : 150, 231-232, 259, 284 Chalandon, A. : 12, 109 Chartier, R. : 43, 45 Chastang, P. : 26, 42, 57, 140 Chazan, M. : 46, 56, 230 Cherubini, P. : 110

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Index

Chiesa, P. : 17 Chiffoleau, J. : 12, 228 Cigni, F. : 54, 121, 262-263 Clutius, R. : 20, 59 Cocito, L. : 232 Colledge, E. : 89 Collet, O. : 16, 21, 131, 141, 207 Collomb, P. : 19, 82, 178, 217 Conein, B. : 61 Congar, Y. : 175 Constable, G. : 59 Conte, M. : 263 Coq, D. : 17 Coquery, N. : 26 Cottier, J.-F. : 197 Courcelle, P. : 85 Courcelles, D. de : 44 Cremascoli, G. : 72 Crisci, E. : 141 Dahan, G. : 46, 221 Dahmus, J. W. : 265 Dalarun, J. : 17, 21, 27, 29, 150 De Dominicis, G. : 21 De Robertis, D. : 143 Delcorno, C. : 25, 65, 260, 265 Delisle, L. : 111, 120 Derrida, J. : 140 Descombes, V. : 79 Despret, V. : 215 Desrosières, A. : 29, 280 Dessì, R. M. : 14, 257 Divizia, P. : 144 Dolbeau, F. : 160, 178, 205, 216 Dondaine, A. : 65 Donghi, S. : 265 Dotto, D. : 21 Dubreil-Arcin, A. : 59 Dunn-Lardeau, B. : 17, 19-20, 74, 99, 154, 195, 204, 254, 259, 275 Duval, F. : 16, 21, 144 Échard, E. : 11 Eichenlaub, J.-L. : 64 Epstein, S. A. : 11

Fabre, P.-A. : 91 Fabbri, F. : 263 Ferguson, C. : 261 Ferrarese, E. : 29 Ferrari, B. : 259 Ferrari, M. C. : 96 Fineschi, V. : 190 Fioravanti, G. : 43 Fleith, B. : 16, 19, 120, 124, 126-127, 211 Foehr-Janssens, Y. : 50, 141, 207 Fonio, F. : 13 Foucault, M. : 27, 93, 129, 282 Fraenkel, B. : 57, 128 Franco, H. : 210 Freud, S. : 129 Fucecchi M. : 19 Gabriel, F. : 96, 100, 102 Gaffuri, L. : 264-265 Gaggero, M. : 54 Galy, J. : 139, 172 Gargan, L. : 123 Gaviano, M.-P. : 95 Gay-Canton, R. : 165 Gazzini, M. : 264 Gefen, A : 187 Genest, J.-F. : 12, 109 Genette, G. : 119, 125, 144 Genevois, A.-M. : 12, 109 Geffroy, M.-A. : 113 Gehl, P. F. : 129 Gehrke, P. : 143-144 Gell, A. : 133 Gesiot, J. : 204 Giavarini, L. : 28 Gibson, J. J. : 26 Gibson, M. T. : 46 Gingras, F. : 143, 173 Ginzburg, C : 13, 15, 24, 96 Giunta, C. : 43 Glorieux, P. : 175 Goering, J. : 168, 270, 283 Gombrich, E. H. : 132 Goody, J. : 94 Goullet M. : 19, 134, 144

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Gounelle, R. : 211 Gourdel, Y. : 165 Graesse, Th. : 19 Grendler, P. F. : 259 Grévin, B. : 26, 139, 178 Groupe de la Bussière : 87 Guenée, B. : 54, 119, 234 Guglielmetti, R. E. : 145, 173 Guiette, R. : 52 Guyot-Bachy, I. : 60 Hahn, A. : 93 Hallam, E. : 195 Hamesse, J. : 46, 52, 85 Hasenohr, G. : 142, 153, 172 Hathaway, N. : 41 Haudricourt, A.-G. : 27 Heinzelmann, M. : 80, 144, 205 Henriet, P. : 206, 238 Hervieu-Léger, D. : 91 Heullant-Donat, I. : 70, 72, 100 Hockey, J. : 195 Holder-Egger, O. : 48-49, 123, 170-171, 225 Howarth, G. : 195 Humphreys, K. W. : 123, 249 Ikas, W.-V. : 232 Illich, I. : 46 Ingallinella, L. : 21, 122 Ingold, T. : 234 Iogna-Prat, D. : 42, 136, 239, 241, 247 Iser, W. : 130 Jameson, F. : 183 Jansen-Sieben, R. : 141-142 Judic, B. : 82 Jullien de Pommerol, M.-H. : 12 Karsenti, B. : 175 Keller, H. : 26 Kelley, E. : 206 Kennedy, E. : 131 Klaniczay, G. : 95 Klapisch-Zuber, C. : 234

Kleinberg, A. : 16 Knowles Frazier, A. : 14, 157 Koble, N. : 187 Köhler, T. W. : 65 König-Pralong, C. : 54 Kristóf, I. : 95 Kumler, A. : 257 Labère, N. : 50 Labie-Leurquin, A.-F. : 168, 253 Lagomarsini, C. : 54 Lambinet, P. : 111 Lamy, J. : 214 Lamy, M. : 165 Landham, C. D. : 59 Lanéry, C. : 256, 268 Laugier, S. : 29 Launoy, J. de : 39 Laurent, F. : 196 Lauwers, M. : 28, 210, 257 Lazzarini, I. : 26 Le Cornec-Rochelois, C. : 118 Lecoy de la Marche, A. : 178 Le Goff, J. : 18, 161, 226, 228, 241 Lecouteux, S. : 109 Legendre, P. : 93 Léger, L. : 96 Leonardi, C. : 19, 153 Leonardi, L. : 17, 21, 30, 143-144, 150 Levasti, A. : 231 Lévi-Strauss, C. : 54, 67 Lökkös, A. : 111 Long, R. J. : 56 Longère, J. : 153, 167, 197, 281 Luciani, É. : 92 Lusignan, S. : 53, 58, 127, 153 Mackay Ferrier, J. : 25 Maddalo, S. : 112 Maddocks, H. : 132 Maggioni, G. P. : 9, 16-17, 19-22, 65, 74-78, 83-84, 90, 94, 96-99, 101, 114-115, 121, 174, 191-193, 195, 201, 205-207, 211, 215-219, 227-228, 230, 232, 239-247, 258, 262-263, 268, 272, 284

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Magistretti, M. : 242 Maillet, C. : 110 Mainini, L. : 142 Maire-Vigueur, J.-C. : 26 Mâle, É. : 120 Mandet, F. : 181 Maniaci, M. : 142 Mara, M. G. : 85 Mariani, P. : 153-155 Marichal, R. : 112, 251 Marin, L. : 91 Marmursztejn, E. : 47 Martimort, A.-G. : 218, 239 Martin, H. : 112 Martin, J.-P. : 92 Mary, A. : 54 Marx, K. : 129 Marzano, S. : 141, 259 Mairey, A. : 26 Maurice, J. : 50 McGinn, B. : 171 Mbdoj-Touye, A. : 94 Menant, F. : 26 Menegaldo, S. : 173 Meneghetti, M. L. : 143 Messerli, S. : 16, 21 Meyer, H. : 52 Meyer, P. : 120, 121, 150, 211, 254 Meyier, K. A. de : 109 Michaud, J. : 239 Michaud-Quantin, P. : 166-167 Milner, S. J. : 264 Minnis, A. J. : 46, 55 Mombritius, B. : 40 Monfrin, J. : 12 Monneret de Villard, U. : 242 Montefusco, A. : 238, 263 Moos, P. von : 82, 85 Mora-Lebrun, F. : 57 Moran, P. : 118, 125 Morawski, J. : 260 Morenzoni, F. : 7, 19, 153-155, 178, 197, 230 Morrison, K. F. : 89, 92 Moulinier, L. : 19 Muessig, C. : 272

Mula, S. : 19, 229-230 Munk-Olsen, B. : 63, 163 Musarra, A. : 262 Nadeau, A. : 58, 64 Nagel, A. : 191 Nagy, P. : 90 Napoli, P. : 28, 175, 285 Nicéron, J.-P. : 18, 39 Nichols, S. G. : 30, 143, 178 Nilsson, E. : 109 Olson, D. R. : 237 Orlandi, G. : 173 Pagnotta, L. : 17, 129, 138 Paoli, E. : 19 Parkes, M. B. : 46, 217 Paulmier-Foucart, M. : 53, 58, 60, 234 Paulmy, A.-R. de Voyer de : 44 Payer, P. J. : 168, 283 Pecere, O. : 141 Peirce, C. S. : 183 Pellegrini, L. : 66, 198-199 Peloux, F. : 206, 253 Perrot, J.-P. : 121 Petrucci, A. : 141 Peyrafort-Huin, M. : 109 Philippart, G. : 40, 197 Piron, S. : 238 Polo de Beaulieu, M.-A. : 53, 82, 85, 178-179 Pomel, F. : 172 Pouchelle, M.-C. : 95 Pousthomis-Dalle, N. : 12 Puniet, P. de : 239 Punzi, A. : 30 Putter, A. : 272 Quaglioni, D. : 43 Quétif, J. : 11 Quintyn, O. : 7, 183 Rasolofoarimanana, J.-D. : 220-221 Reames, S. L. : 18, 39, 89

i nd e x pe rso naru m

Relave, M. : 114 Reiter, E. H. : 131, 270 Rhodes James, M. : 171 Ribaucourt, C. : 86-87 Ribémont, B. : 52 Richelet, P. : 57 Ricoeur, P. : 70, 76, 81 Riffaterre, M. : 130 Robbe, J. : 17 Rochebouet, A. : 57, 118 Roest, B. : 60 Rosenstein, R. : 131 Rosweyde H. : 39 Rouse, R. H. : 48-49, 59-60, 63, 67, 112, 127, 153, 162 Rouse, M. A. : 48-49, 59-60, 63, 67, 112, 127, 153, 162 Roy, R. : 214 Rusconi, R. : 171, 270 Salamon, A. : 118 Samaran, C. : 112, 251 Sangata, M. : 43 Santos-Granero, F. : 214 Schmitt, J.-C. : 18, 87, 92, 132, 206, 241 Searle, J. : 140 Séguy, M. : 187 Severi, C. : 196 Sher-shiueh, L. : 16 Short, I. : 142-143 Simion, S. : 263 Skornicki, A. : 27 Soriano Robles, L. : 134 Spiegel, G. : 140 Standaert, N. : 15 Stella, F. : 17, 19 Stock, B. : 10, 31, 88, 89, 237, 275 Stutzmann, D. : 254 Supiot, A. : 280 Surdel, A.-J. : 217 Tagliani, R. : 21, 231 Tesnière, L. : 183 Theis, V. : 12 Thiry-Stassin, M. : 121, 254

Thomas, Y. : 174 Thou, J. A. de : 39 Tilliette, J.-Y. : 7, 50, 93 Trachsler, R. : 21, 144 Trigalet, M. : 137 Tubach, F. C. : 179 Turner Camp, C. : 206 Tylus, P. : 21, 121, 254 Ueltschi, K. : 25 Uhlig, M. : 146 Urfels-Capot, A.-É. : 216 Vallerani, M. : 285 Van Dijk, H. : 141-142 Van Hemelryck, T. : 141, 259 Vansteenberghe, E. : 25 Varvaro, A. : 143 Vauchez, A. : 93, 114, 192, 263 Veneziale, M. : 263 Verlato, Z. : 21, 151, 208 Vernant, J.-P. : 132 Vernet, A. : 24, 180 Veyne, P. : 197-198 Veysseyre, G. : 21, 260 Viallet, L. : 209 Vigliano, T. : 38 Vian, P. : 109 Villa, C. : 43 Viollet-le-Duc, E. : 41 Voltaire : 43-45 Weber, F. : 26 Weijers, O. : 46, 153 Wenzel, S. : 30, 172, 178, 260 Wickhoff, F. : 190 Wittgenstein, L. : 102, 125-126, 136 Wyzewa, T. de : 187 Zaganelli, G. : 210 Zaluska, Y. : 251 Zinelli, F. : 121-122, 134, 204, 262-263 Zink, M. : 11, 123, 172, 260 Zumthor, P. : 118-119, 124, 128

331

Table des matières

Remerciements

7

Préface

9

Introduction La Légende dorée ici et là Prendre la mesure de la Légende dorée La pluralité des Légendes dorées Usages pragmatiques et vies des écrits Révolution scripturaire et révolution pastorale Méthodes et champ d’études

11 11 16 22 23 26 29

Première partie La Légende dorée comme compilation Préambule: Polémiques modernes autour de la Légende dorée

37

Chapitre 1: Poétique de la compilation médiévale La disqualification paradoxale de la compilation à l’époque moderne Les images médiévales de la compilation Bonaventure et le compilateur comme bricoleur Une description aristotélicienne de la compilation Finalités et utilités de la compilatio

41 42 45 51 54 58

Chapitre 2: Les vertus de la compilation dans la Légende dorée de Iacopo da Varazze 69 Les vertus épistémiques du témoignage 69 Peut-on se fier à un compilateur ? La compilation comme principe anti-sceptique77 Les vertus éthiques de l’exemple 81 La compilation et la conversion de saint Augustin 84 Les vertus théologiques d’un légendier 93 Fragmentation et corpus de reliques textuelles 94 La compilation, la Toussaint et la communion des saints 100 Totalité et infini de la sainteté 104

334

ta b le de s m at i è r e s

Deuxième partie La Légende dorée comme recueil Préambule: Les pérégrinations européennes d’un manuscrit de la Légende dorée

109

Chapitre 3: Identité et intégrité de la Légende dorée De quoi la Légende dorée est-elle le nom ? La Légende dorée serait-elle un genre littéraire ? Jacques de Voragine, label et marque de fabrique ? La Légende dorée, un réseau de coopérations ? Une œuvre en forme de constellations La ductilité de la Légende dorée

117 119 122 126 130 134 139

141 Chapitre 4: Polyvalences de la Légende dorée à travers ses recueils Recueils et miscellanées – problèmes terminologiques et enjeux historiographiques141 Hypertextualité, pluritextualité, supertextualité 144 Continuer à compiler la Légende dorée 146 Assemblage et mutualisation de compilations 146 Stratigraphie de la compilation 146 Compilation de compilations 147 Compilation in esse et compilation in fieri 149 Compilations en latin et en langues vernaculaires 150 Les montages textuels autour de la Légende dorée : essai de typologie fonctionnelle151 La Légende dorée : modes d’emploi 152 Compléments et suppléments de la Légende dorée 157 Actualisations et mises à jour liturgiques 163 Extensions d’un outil de travail 166 Activations de la Légende dorée 170 Munitions pour une arme doctrinale 174 Personnalisation et appropriations de la Légende dorée 179 182 Polyvalences de la Légende dorée Troisième partie La Légende dorée et la formation pastorale des fidèles Préambule: Des saints, des ailes, des avions (et une autruche)

187

Chapitre 5: Les Légendes dorées ou comment s’entretenir avec les saints ? 195 Comment chanter la louange des saints ? 197 Comment prier et organiser les offrandes ? 205

tab l e d e s mat i è re s

Comment honorer les saints ? La relique paradoxale de saint Thomas apôtre210 Comment ménager l’attente et susciter l’espoir ? 215 Comment domestiquer le temps ? 224 Comment réduire le temps purgatoire ? 226 Comment recomposer l’histoire ? 229 Forger des communautés par-delà le temps 236 Chapitre 6: La mobilisation des communautés textuelles de la Légende dorée L’édification de l’Église et du fidèle L’appropriation de la Légende dorée dans les autres ordres religieux Promotion du saint et implantation locale de la Légende dorée Traduction et plurilinguisme dans les manuscrits de la Légende dorée La Légende dorée et la formation pastorale de la société La Légende dorée, la méditation et la « mémoire de la béatitude future »

237 238 248 252 256 265 272

Conclusion

279

Bibliographie

287

Index manuscriptorum

315

Index sanctorum et festorum

319

Index personarum Noms médiévaux et modernes Auteurs de la littérature secondaire

323 323 327

Table des matières

333

335