Gouvernance et pouvoir: Essai sur trois trajectoires africaines: Madagascar, Somalie et Zaïre 273842354X, 9782738423542

Développement, ajustement et gouvernance (la crise d'un concept, de l'ajustement structurel à l'ajustemen

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French Pages 206 [223] Year 2994

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Gouvernance et pouvoir: Essai sur trois trajectoires africaines: Madagascar, Somalie et Zaïre
 273842354X, 9782738423542

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~~ ~~ nOs 7-8 avril 19941

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ISSN 1021-9994 Périodique bimestriel de l' Tweemaandelijks tijdschrift van het Bimonthly periodical of the

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Jean-Claude

WILLAME

GOUVERNANCE ET POUVOIR Essai

sur trois trajectoires

africaines

Madagascar

Somalie Zaïre

Institut Africain-Cedaf Afrika Instituut-Asdoc Bruxelles-Brussel

L'Harma1tan Paris

L'auteur Jean-Claude Wi//ame, Ph. D. de l'Université de Califomie (Berkeley) et ancien professeur à l'Université nationale du Zaire, est aujourd'hui professeur de sciences politiques à l'Université catholique de Louvain et directeur-adjoint de / 'Institut africain-CEDAF à Bruxelles. Il a e.lJêctué de fréquents séjours en Afrique comme évaluateur de projets de développement.

Du même auteur - Patrimonialism and political change in the Congo, Stanford, Stanford University press, 1972. - L'épopée d'Inga. Chronique d'une prédation industrielle, Paris, L'Hannattan, 1986. - "Eléments pour une lecture du contentieux belgo-zaïrois", Les Cahiers du CEDAF, n° 6,1988. - Patrice Lumumba: /a crise congolaise revisitée, Paris, Karthala, 1990. - "De la démocratie "octroyée" à la démocratie enrayée", Les Cahiers du CEDAF, n° 5-6, 1991(Zaïre, années 90, volume 1). - L'automne d'un despotisme. Pouvoir, argent et obéissance dans /e Zaire des années quatre-vingt, Paris, Karthala. 1992.

@Institut Africain-Afrika Instituut, CEDAF-ASDOC, 1994 ISBN: 2-7384-2354-X ISSN : 1021-9994

SOMMAIRE

Introduction

1. Développement, Ajustement et Gouvernance La crise d'un concept De l'ajustement sttucturel à l'ajustement politique L'ajustement politique le mode d'emploi De quelques lacunes méthodologiques

2. Les trajectoires historiques

7

,

11 11 18 30 37

44

Le Zaïre : lIDetrajectoire historique complexe 46 Une "histoire d' hommes forts" .4 Le modèle basilocratique colonial 52 Un "Léviathan mou" 53 Madagascar : la référence monarchique merina 56 Un despotisme asiatique en Afrique 56 Une continuité coloniale ambivalente 62 Somalie: l'anarchie pastorale dans lID "État colonial"évanescent..67 Nomades et marchands 67 Un implant colonial superficiel 73

I

3.Les dérives

politiques et gouvernementales

L'inauthenticitézaïroise "La monarchie"zaïroise Une authenticitéen trompe-l'oeil La prédation-destIiIctiondes appareilsd'État Les errementsdu socialismemilitaire somalien Le "socialismescientifique"somalien Un État contre la société Le retour aux croisadespansomaliennes Les ambiguïtésde la continuitéautocratiquemerina Les annéesd'incertitude D. Ratsirakaet lefanjakana socialiste L'échec dufokon%na socialiste 4. Crises de gouvemementalité

et transitions

Fondements et manifestations de la crise Le Zaïre: une transition sans pilotage Une démocratisation "par le haut" Le retour de l'ethnisme et de l'ethnicité Les ambiguïtés de la société civile La Somalie: le fusil, le clan et l'ingérence La violence politique Le clanisme et ses mutations L'ingérence internationale Madagascar: mobilisation populaire et restauration Une longue crise de légitimité Une mobilisation populaire réussie Le fihavanana contre l'éclatement ethnique

S. Le pouvoir contre la gouvernance ? Bibliographie sélective

II.

79

80 81 83 87 93 94 96 100 103 103 109 115 119 119 126 126 133 137 144 144 150 153 161 161 170 174

181 .196

Des Économistes " Au milieu du XVIIIème siècle. un groupe d'écrivains connu sous le nom de "Physiocrates" ou d"'Economistes" (...) entrèrent en scène.(...). Le passé était pour (ces) économistes l'objet d'un mépris sans borne. (...). Ils étaient en faveur du libre échange des biens et d'un système de laissez-faire et laissez-passer pour le commerce et l'industrie. mais la liberté politique dans le sens plein du terme était quelque chose qui dépassait leur entendement (...). Ils étaient les champions de la forme de tyrannie connue sous le nom de "despotisme démocratique". Ils professaient l'abolition de toutes les hiérarchies. de toutes les distinctions de classe, de toutes les différences de rang et la nation devait pour eux être composée d'individus presque totalement semblables et égaux sans conditions (...). Étant incapables de trouver quelque chose correspondant à l'idéal dont ils rêvaient pour l'Europe contemporaine, nos économistes tournèrent leurs yeux vers l'Extrême..Orient et il n'est pas exagéré de dire qu'aucun d'entre eux (...) ne manqua de proclamer à haute voix leur immense enthousiasme pour la Chine et pour tout ce qui était chinois". Alexis de Tocqueville, L'ancien régime et la Révolution, illème partie. chapitre 3. De l'Histoire "A ceux qui l'étudient comme un phénomène isolé, la Révolution française peut être vue comme une énigme sinistre et sombre. C'est seulement lorsque nous la voyons à la lumière des événements qui l'ont précédée que nous pouvons saisir sa vraie signification. Et, de la même manière, sans une idée claire de l'ancien régime, de ses lois, de ses vices. de ses préjudices. de ses faiblesses et de ses grandeurs, il est impossible de comprendre l'histoire des soixante années qui ont suivi sa chute"

.

Idem, chapitre 8.

INTRODUCTION

La fin de la décennie 1980 et le début de celle de 1990 auront été incontestablement marqués par de lourds orages politiques en Afrique au sud du Sahara. Du Sénégal à Madagascar, du Niger en Afrique du Sud, partout des régimes ont été confrontés à de grandes colères surtout urbaines, à des contestations politiques

(dont le sens n'est pas encore évident), de même qu'à un retour en force de l'ethnicité ou d'autres types de conduites "primordiales" --on songe ici en particulier à la religiosité qui a envahi le champ politique -- et à une implosion des systèmes à parti unique. Les ttajectoires ont été bien sûr fort différentes d'un cas à l'autre. Les outrances et les outtages somaliens, libériens ou angolais ont coexisté avec des évolutions plus calmes, plus ordonnées en apparence et aussi plus ambiguës. Les conférences ou forums nationaux, l'avènement du multipartisme et la tenue d'élections aux résultats parfois retentissants -- on songe ici à celles de la Zambie où un "patriarche" a renoncé au pouvoir ou à celle du Burundi où un séisme politico-ethnique a fait basculer un régime habitué à régner depuis plusieurs décennies -- ont été porteurs de nombreuses espérances. Mais ces "progrès" dans la capacité institutionnelle à gérer des crises et des contraintes sont encore vulnérables: la violence (mais non le terrorisme, il faut y insister) est plus largement répandue que son conttaire. Vue du Nord, l'Afrique est mise à la marge. Occultant d'une manière semi-consciente ses responsabilités directes ou indirectes dans le soutien financier ou autre à des régimes patrimoniaux à la dérive, l'Occident se (re)met à prêcher la "bonne gouvemance", les droits de l'homme, la démocratie bien tempérée dans des situations de pauvreté de plus en plus absolue et, pire, dans des contextes où des pauvres combattent d'autres pauvres. il souhaite conditionner désormais la continuation de son aide aux "progrès" réalisés dans ces domaines. il est donc apparu nécessaire d'examiner d'abord le champ d'un appareillage conceptuel "froid" mis en place depuis le début des années 1980: celui du développement, de l'ajustement structurel et de la gouvernance. Nous avons pensé qu'il était utile d'en expliciter, dans une première partie, les grandes lignes et les évolutions. Car l'Afrique sub-saharienne, plus que tout autre continent, a été à ce titre l'objet de nombreuses expérimentations, souvent conttadictoires d'ailleurs, là où ail-

7

GOUVERNANCE

ET POUVOIR

leurs -- en Asie par exemple -- on a davantagerecouru à du "bricolage"réussi. Plus que jamais, il convient, lorsque l'on aborde le champ de la gouvernementalité et du développement de se réinterroger sur les itinéraires politiques, c'est à dire sur les modes d'être et d'agir du pouvoir dans une Afrique considérée pour elle-même. Pour ce faire, nous avons choisi trois trajectoires spécifiques: celles de Madagascar, de la Somalie et du Zaïre. Nous ne prétendons nullement leur attribuer une quelconque exemplarité. Notre choix a été dans un sens tout à fait subjectif; il a été guidé par une familiarité de longue date avec le terrain (cas du Zaïre), ou par une interpellation précise (celle de la violence politique dont la Somalie constitue une illustration exemplaire) ou encore par le constat d'une transition politique formellement réussie qui n'exclut pas au second degré le maintien probable de mécanismes de domination plus subtils (cas de Madagascar). L'essentiel était de montrer la diversité des héritages, des itinéraires suivis et des trajectoires possibles. Nous pensons qu'il est en effet essentiel que l'Afrique ne soit pas identifiée à un lieu de barbarie, de faim endémique, voire de bestialité sanglante. Telle est en effet l'image que l'on peut retirer des messages émis sur l'Afrique par des media à la recherche du sensationnel et dont beaucoup paraissent mettre de côté les règles les plus élémentaires de la critique historique. Il faut donc tenter de comprendre et cesser de juger. Plus que jamais, il faut rappeler les propos du non-africaniste qu'était Braudel: "Le spectacle actuel le plus excitant pour l'esprit est sans doute celui des cultures "en transit" de l'immense Afrique noire (...). Cette Afrique noire a sans doute, pour tout ramener une fois de plus à la diffusion, raté ses rapports anciens avec l'Égypte et avec la Méditerranée (u.). Mais aujourd'hui, il y a quelque chose de changé (.u) : c'est, tout à la fois, l'intrusion des machines, la mise en place d'enseignements, la poussée des vraies villes, une occidentalisation qui a fait largement brèche, bien qu'elle n'ait certes pas pénétré jusqu'aux moelles (.u) Au fait.,si j'avais à chercher une meilleure compréhension de ces difficiles évolutions culturelles, au lieu de prendre comme champ de bataille les derniers jours de Byzance, je partirais vers l'Afrique noire" 1. Tout au long de cette étude, on s'est efforcé de se tenir à distance des modèles épistémologiques qui veulent accréditer des paradigmes d'absolu universel. Aussi scandaleux que cela puisse paraître, le monde est à plusieurs vitesses comme Aristote avait voulu naguère le démontrer contre les platoniciens dont nous sommes plus que jamais les héritiers sans parfois le savoir. fi faut sans doute en tirer les conclusions dans la lecture que l'on fait des trajectoires de l'Autre même s'il est légitime de nous situer contre ce que nos traditions regarderont comme d'insupportables dérives. Le généticien F. Lintz a bien mis en évidence cette vérité en rapportant un souvenir récent de Jean Bernard. "En 1989, il est invité par des collègues japonais à ouvrir le Congrès japonais de bioéthique. Il y expose ses idées et les positions du Comité national français d'éthique sur les greffes d'organes, la conception médicalement assistée, les thérapies génétiques, etc. L'orateur qui lui succède à la tribune est un dignitaire bouddhiste de rang élevé. Celui-ci commence son intervention en disant 1. Fernand

8

Braudel, Écrits sur l' Histoire, Paris, Flammarion,

1969, p. 313.

INTRODUCTION

qu'il a écouté avec beaucoup d'attention son collègue français, mais que lui, prêtre bouddhiste, il ne connaît pas le jour de sa première naissance, non plus que celui de sa deuxième, de sa troisième... naissance. TIne sait pas non plus les différentes formes animales qu'il a revêtues au cours de ses métempsycoses successives et que, dès lors, toutes ces histoires d'éthique, de génie génétique et de fécondation in vitro etc., cela n'a pour lui, guère d'importance." 2. La même anecdote poUITaitêtre renvoyée à ceux qui se font aujourd'hui les zélateurs généreux des droits de l'homme, de la "bonne gouvemementalité" et de la démocratie en Afrique et qui, pensant en toute bonne foi rapprocher "géographiquement" les cultures tout en confondant parfois causes avec conséquences, mesurent mal leur éloignement symbolique. "Pas mal de cultures partent du postulat d'une inégalité inéluctable des hommes, fait justement observer M. Singleton. Le système des castes est un cas limite qui en dit long de tous les cas qui se trouvent en deçà de cette limite. Le fait qu'ils parlent plus d'Homo Hierarchicus que d' Homo Aequalis ne les rendent pas nécessairement moins respectueux des droits de l'homme que la civilisation occidentale" 3 En outre, il n'est pas sûr que celui à qui l'on dénie les prescrits de la Déclaration universelle des droits de l' homme soit conscient de son état; "il est encore moins évident que, conscientisé à son état, il veuille bien le changer -- surtout dans la direction souhaitée par ses conscientiseurs"4. S'il est vrai que l'Afiique est aujourd'hui politiquement malade, ce n'est pas parce qu'elle ne respecte pas les impératifs "universaux" déîmis par les puissants, mais plus simplement peut-être parce qu'elle ne se retrouve pas dans les ersatz ou les pseudo-éthiques qui se sont substitués à ses trajectoires et à ses systèmes d'actions historiques. Au-delà de ces questions épistémologiques auxquelles les ethnologues nous renvoient aujourd'hui, il y a aussi toute la question de la temporalité et du rythme d'une histoire qui n'est qu'immédiate et partant inachevée. Il faut avoir la modestie de raisonner en termes de potentialités, de possibilités et donc d'imprévu. Dans le domaine du politique, on se laissera moins surprendre par l'étendue des imprévisions "si l'on est accoutumé à penser l'inachèvement, la précarité des systèmes et des situations" 5. L'inédit et l'imprévu ne pourront être abordés que par un repérage des tensions et des complémentarités, du paradoxal et du contradictoire, du trompe-l'oeil et des faux-semblants, des équilibres provisoires et des conflits à de multiples niveaux. Adopter une semblable attitude face à un objet politique non encore identifié revient à refuser tout schéma de pensée qui soit prédéterminé. "Personne ne peut nier, écrivait récemment P. Le Roux, que de grandes catastrophes se sont abattues sur des pays qui détenaient tout le potentiel pour réussir, simplement parce

2. Frédéric lints, "Génétique et diversités", La Revue Nouvelle, n° 3, mars 1993, p. 109. 3. Michael Singleton, "De la connaissance sociologique à la reconnaissance des droits de l'homme", dans Politiques de Population, Études el Documents, N, 4, 1991, p. 63. 4. Idem, p. 62. 5. Pierre Ansat, "U imprévu et l'inédit en politique", dans Gabriel Gosselin et al., Les nouveaux enjeux de l'anthropologie. Autour de Georges Balandier, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 199. 9

GOlNERNANCE ET POlNOIR

que leurs principaux inappropriés" 6 .

responsables

étaient prisonniers

de scbémas de pensée

La "démocratie" et la "bonne gouvernance" ne s'annoncent-elles pas comme les schémas inappropriés de demain ? Force est de constater en tout cas que la manière dont ces exercices conceptuels sont utilisés ~t appliqués suscite un certain malaise dans le monde académique. Dans leur récent ouvrage Governance and Politics in Africa, G. Hyden, Ie "père" de l'économie de l'affection, et M. Bratton doutent que le concept de démocratie puisse être utile dans les analyses comparatives des années 90. Le "particularisme", voire le caractère corporatiste des demandes politiques des protestataires africains, la prééminence d'une élite socio-politique sur des sociétés demeurées agraires, le caractère hétérogène des mouvements de protestation de masse où coexistent divers intérêts urbains contradictoires (sousprolétariat et fonctionnaires privilégiés) forment autant de pesanteurs allant dans le sens opposé à la "démocratie". Si la "bonne gouvernance" continue à inspirer les auteurs, ceux-ci contestent implicitement la nature tronquée d'une gouvernance limitée à la seule spbère étatique; ils mettent aussi l'accent su.r la nécessité d'entreprendre des recberches plus approfondies sur les spécificités culturelles et sur les inter-relations complexes entre le cbamps de l'Etat et celui de la société 7. En déimitive, ce travail s'est voulu un essai dans le sens plénier du terme, un essai nourri de nombreuses incertitudes et de nombreux questionnements (parfois impertinents). Même si l'auteur l'assume dans son intégralité (et dans ses éventuels errements), il doit aussi beaucoup à tous ceux qui réflécbissent sur l'Afrique et dont beaucoup refusent ce que Jean Copans a appelé cette "science politique d'aéroport" 8 qui, non sans arrogance, juge et apprécie désormais les trajectoires africaines à l'aune de concepts politico-juridiques unidimensionnels après les avoir mesurées en termes de P.I.B. ou de balance commerciale.

6. Pieter Le Roux, "Le vol des flamants roses: l'Afrique du Dominique Darbon et al., La République sud-africaine. Etat MSHA, 1993, p. 66. 7. Goran Hyden et Michael Bratton, Governance and Polities Linne Rienner Publishers, 1992, p. 26, 284 et pp. 52-53. 8. Jean Copans, "Mrique noire: la démocratisation au service janvier 1994. 10

Sud des années 1992-2002, dans des lieux, Paris, IFRA-Karthalain Africa, Boulder & London, de quelle démocratie", Esprit,

1 DEVELOPPEMENT,

AJUSTEMENT GOUVERNANCE

ET

1. LA CRISE D'UN CONCEPT

Depuis longtemps l'Afrique s'est trouvée dans l'obligation de s'ajuster. S'ajuster à la civilisation et à la christianisation, s'ajuster à la planification et au développement, s'ajuster à la coopération, s'ajuster aujourd'hui à l'économie de marché... Les années 80, que l'on considère parfois comme des années de rupture, n'ont pas été une exception à cette règle. Elles continuent à se situer dans le grand "cycle du Développement" inauguré par les indépendances africaines et qui a fait depuis lors fortune dans tous les sens du terme. Descendant en ligne directe des impératifs catégoriques coloniaux, le développement a représenté et continue de représenter un poids de centaines de millions de $. Banque de reconstruction internationale et de développement, coopérations bilatérales de développement, fonds de développement, ONG de développement ont charrié des centaines de projets et programmes de développement, des millions de pages, de rapports et de théories sur le développement, des milliers de coopérants oeuvrant pour le développement Aujourd'hui, la saturation est proche et le résultat de cette débauche donnerait plutôt le vertige. Qu'on en juge: entre 1970 et 1989, l'aide publique totale au développement est passée d'une moyenne annuelle d'environ 20 à quelque 45 milliards $ (au prix et taux de change de 1988) alors que le Plan Marshall pour la reconstruction de l'Europe a représenté 70 milliards $ en valeur actuelle. Or l'écart de l'indice du "développement humain" (IDH) n'a cessé de croître entre le Nord et le Sud même si ce dernier a aussi ses "vitrines" de progrès. Non seulement, la plupart des nations du Tiers-Monde sont dans l'incapacité d'assurer le service de leurs dettes tandis que la part des pays les plus pauvres dans le commerce mondial a été divisée par deux entre 1970 et 1990, mais plus d'un milliard d'êtres humains vivent aujourd'hui dans un dénuement total, un enfant sur trois souffre de malnutrition au Sud, un milliard et demi de personnes n'ont pas accès aux services de santé primaire, un milliard d'adultes ne savent ni lire ni écrire, etc. En réalité, "la dilapidation (de

Il!

GOUVERNANCE

ET POUVOIR

l'aide), constatent O. Dolfuss et E. Le Roy, est un scandale éthique, humain et intellectuel avant d'être financier" 1. On l'a sufftsamment dit et écrit, le concept de développement lui-même est problématique 2. Après sa phase de constitution dans les années d'après-guerre marquées par un type de développement keynésien (confiance dans le rôle de l'État planificateur et professionneI), il y eut le temps de la radicalisation (néo-marxisme, dépendantisme, modèle du centre et de sa périphérie...) qui durajusqu'au moment où l'on découvrit que les "périphéries" avaient une dynamique spécifique et autonome par rapport au "centre" 3, puis, depuis le début de la dernière décennie, celui des "gestionnaires" des institutions de Bretton Woods qui exercèrent et exercent encore un leadership doctrinal 4. Aujourd'hui, s'il est vrai que les sciences du développement ont permis de mettre en évidence des questions pertinentes, y compris pour les sociétés industrielles (remise en question du marché comme mode dominant de coordination économique, coexistence de rationalités économiques différentes...) et qu'elles ont induit l'essor de perspectives comparatives parfois stimulantes, on doit aussi reconnaître, comme Hugon le signale, que les évolutions actuelles indiquent "un éloignement du terrain en profondeur et en longue durée", voire des délocalisations vers de nouveaux ''marchés porteurs" 5. En fin de compte, qu'ils soient planificateurs, semi-dirigistes ou néolibéraux, les concepteurs du développement n'ont-ils pas fait de l'objet de leur sollicitude, le Tiers-Monde, un terrain (qu'ils déserteraient finalement) pour toutes sortes d'exercices et d'expérimentations qu'ils n'auraient jamais eu l'audace de tenter d'appliquer dans leur propre pays? Dans ce déploiement d'expertise, on a beaucoup perdu de vue le sens originel du terme "théorie". En grec classique, le "theOTOS"était un émissaire public envoyé par sa cité pour assister aux festivités religieuses dans d'autres cités. Après avoir eu une connotation festive, la "theoTeia" se référa ensuite à un voyage entrepris pour observer différentes contrées, leurs institutions et leurs valeurs. A son retour, le "thtOTOS' était requis de présenter le résultat de ses investigations à l'autorité publique. En un sens, les théoriciens ont d'abord été des anthropologues, des

1. C. Choquet et al., État des savoirs sur le développement. Trois décennies de sciences sociales en langue française, Paris, Karthala, 1993, p. 225. 2. Alors même qu'il connaissait ses premiers succès, le concept était déjà l'objet d'interrogations pertinentes et tout en finesse chez Raymond Aron. Voir à ce sujet, Raymond

Aron et Bert Hoselitz, Le développement socia~ Paris, Mouton, 1965, pp. 87-116. Sur la "crise" contemporaine du concept, voir l'ouvrage récent d'André Guichaoua et Yves Goussault, Sciences sociales et développement, Paris, Armand Colin, 1993, en particulier pp. 34-51. 3. Le signal de ce renversement de perspective a été donné dans l'ouvrage fort contesté à l'époque de Pascal Bruckner, Les sanglots de l'homme blanc. Tiers-monde. culpabilité et haine de so~ Paris, Seuil, 1983. 4. Nous reprenons ici la classification établie par Philippe Hugon dans "Les trois temps de la pensée francophone en économie du développement", dans C. Choquet et al., Op.ciL, pp. 45-60. 5. Idem, p. 62.

12

DEVELOPPEMENT AJUSTEMENT ET GOtNERNANCE

découvreurs du monde extérieur. Beaucoup de plans tirés sur la comète du sousdéveloppement sont bien entendu fort éloignés de cette connotation.

Poursuivons notre jeu du dictionnaire en émettant une seconde observation. Les mcines du terme développer renvoient d'abord à une activité paysanne en usage au XIIème siècle, celle de ''voloper'', c'est à dire d'envelopper

des

balles de blé ("faluppa", en bas-latin, d'où proviendront les mots "emballer" et "déballer"). Développer dans son sens originel sera donc synonyme d'enlever ce qui enveloppe, d'ôter un objet de ce qui l'emprisonne, une signification qui n'a plus cours aujourd'hui. Elle subsiste toutefois dans l'acte du photographe qui "développe" ses photogmphies, c'est-à-dire qui fait ressortir le vrai (la photo) de son apparence (la pellicule), ou éventuellement dans celui du conférencier qui "explique ou expose son argument et en donne plus de détails", qui fait donc, lui aussi, apparaître progressivement une vérité. Avec la montée du capitalisme et probablement dans la foulée du langage militaire -- l'armée développe ses ailes, dit-on parfois -- , le mot a pris une connotation tout autre: développer c'est faire croître, donner de l'ampleur à quelque chose, agmndir. On connaît la suite. Il est regrettable que, dans le cas qui nous occupe, le parler ancien se soit perdu. Car, pour nous limiter au cas africain, objet de nombreuses manipulations "développementalistes", la démarche patiente qui consiste à "ôter l'objet de son enveloppe" est précisément celle qui aurait dû s'imposer dans un univers qui n'a cessé de se dérober aux regards -- et à l'exploitation parfois brutale -- de l'Étmnger. "Et si l'Afrique se développait à notre insu", se demandentavec justesse les auteurs de Besoin d'Afrique. "La tmnsparence, font-il tout aussi judicieusement observer, est une idée neuve en Afrique (car) ce sont les pays de grand soleil qui surtout cultivent l'ombre. Et puis des siècles d'esclavage et de traite, suivis par la colonisation, ellemême suivie par l'autocratie (et le développement NDA) apprennent les vertus de la dissimulation" 6. On pourrait ajouter: et du refus! Parallèlement au "développement", nous sommes aussi interpellés par son alter-ego: l'accumulation, chère à la littémture structuraliste et post-marxiste et qui elle-aussi a la vie dure. Certains continuent en effet à défendre l'idée d'un espace d'accumulation qui se serait accru sous l'impact de la "globalisation" du monde, de son internationalisation et d'une interdépendance généralisée. Soit le gmphique suivant:

6. E. Fottorino, C. Guillemin. E. Orsena, Besoin d'Afrique, Paris, Fayard, 1992,pp. 18,26.

13

GOUVERNANCE

ET POUVOIR

SC lEM E M EP

Sociél6 civile Zone