FREINET À VENCE. Vers une reconstruction de la forme scolaire 275350394X, 9782753503946

Cet ouvrage délivre le sens anthropologique et politique de l'école Freinet de Vence en visant une possible reconst

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French Pages 268 [271] Year 2007

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Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
PRÉAMBULE............................................................................................................. 9
INTRODUCTION.......................................................................................................... 21
Chapitre 1
PRÉMISSES D’ENQUÊTE............................................................................................ 27
Chapitre 2
INTERSTICES...........................................................................................................37
Chapitre 3
INTERFACES............................................................................................................ 51
Chapitre 4
MILIEU D’ENQUÊTE....................................................................................................61
Chapitre 5
MILIEU DIDACTIQUE................................................................................................. 69
Chapitre 6
MILIEU D’INSTITUTIONS, PREMIÈRE....................................................................77
Chapitre 7
MILIEU D’INSTITUTIONS, DEUXIÈME................................................................ 89
Chapitre 8
TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (I)...........................................................109
TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (II).......................................................... 117
TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (III)......................................................... 123
Chapitre 9
CONFÉRENCES........................................................................................................... 133
Chapitre 10
TEXTE LIBRE...........................................................................................................157
Chapitre 11
TRAVAIL INDIVIDUALISÉ.........................................................................................177
Chapitre 12
PLAN DE TRAVAIL: LE GRAPHIQUE.................................................................... 191
Chapitre 13
RÉUNION DE COOPÉRATIVE...................................................................................205
Chapitre 14
REPRISE, CONCLUSION............................................................................................ 219
ANNEXE.............................................................................................................245
BIBLIOGRAPHIE..................................................................................................... 253
INDEX............................................................................................................ 260
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FREINET À VENCE. Vers une reconstruction de la forme scolaire
 275350394X, 9782753503946

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Freinet à Vence

Henri-Louis

Vers une reconstruction de la forme scolaire

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Freinet à Vence Vers une reconstruction de la forme scolaire

PAIDEIA ÉDUCATION, SAVOIR, SOCIÉTÉ Directeurs : Gérard Sensevy et Patrick Rayon Paideia publie des ouvrages centrés sur l’étude des processus éducatifs, formels et informels, à l’oeuvre dans la circulation de savoirs socialement construits.

Ouvrage déjà paru : Gérard Sensevy et Alain Mercier (dir.), Agir ensemble. l’action didactique conjointe du professeur et des élèves, 2007, 230 p.

© Presses Universitaires

de

Rennes

UHB Rennes 2 - Campus de la Harpe 2, rue du Doyen Denis Leroy

35044 Rennes Cedex www.pur-editions.fr

ISBN 978-2-7535-0394-6 dépôt légal au 1er semestre 2007

Henri-Louis Go

Freinet à Vence Vers une reconstruction de la forme scolaire

Presses Universitaires de Rennes

À Freinet, Élise, et Baloule

Pour les soixante et dix ans de l’école Freinet (24 août 1935, 24 août 2005), et pour les vingt-cinq ans de direction de l’école de Carmen Montés (1980, 2005). Je remercie Gérard Sensevy, pour les innombrables conseils éclairés qu’il m’a donnés, pour son amical et stimulant soutien au cours de quatre années d’enquête, à qui je dois un grand nombre des réflexions que contient ce livre. Ces échanges nous furent œuvre de camaraderie. Alain Mercier, auprès de qui j’ai tenté de m’initier à l’analyse des situations de didactique des mathématiques. Les professeurs Jean-Manuel de Queiroz et Michel Fabre, qui m’ont adressé de très intéres­ santes remarques pour la suite de mon travail. Carmen Montés, Brigitte Konecny, Mireille Renard, qui m’ont accueilli à l’école Freinet de Vence avec une gentillesse constante depuis plusieurs années, acceptant, avec une rare humilité, de me laisser étudier tous leurs faits et gestes. Les enfants de l’école, qui ont bien voulu m’adopter dans leur décor. Madeleine Bens-Freinet, pour sa confiance généreuse, et pour sa précieuse amitié.

Préambule

Eécole Freinet de Vence m’apparaît comme une réserve, non seulement au sens d’un lieu affecté à la protection d’êtres que l’on veut conserver, mais encore au sens d’un terri­ toire assigné à un peuple aborigène. Les enfants seraient-ils des indiens, assistant dans le « vif du contemporain1 », à l’extinction de leur mode de vie? À l’orée de cette étude impliquant la vie d’enfance, je voudrais que l’on pût regarder fragilement en soi vers l’obscur de la mémoire entière, en amont de cette phrase unique entamée aux confins de la naissance, vers cette lande de flânerie de l’enfance, que l’on passât sous la surface éclairée de ce que l’on dit maintenant réel, pour rejoindre les dix mille bruissements du non oubli, tel l’ininterrompu bourdon que joue le torrent de montagne, en retour vers les sources de cette épaisseur mélodique. Car voici l’idée qui organise toute l’œuvre pratique de Freinet : l’élève qu’institue la « réserve » conserve l'enfant. Élise Freinet elle-même utilisa cette notion, dans un livre publié en 1974 chez François Maspéro, dont le titre est Eécole Freinet, réserve d’en­ fants. Élise Freinet justifie son titre selon une conception d’éducation écologique comme « milieu favorable à l’espèce ; ainsi en va-t-il des réserves créées pour préserver, chez les animaux en voie de disparition, la continuité des espèces et de leurs caractères nobles » (op. cit. p. 7) ; notons qu’une réserve est une partie de forêt qu’on prend soin de laisser croître en haute futaie. Lécole en général peut être conçue comme un conservatoire où le professeur, dans une attitude “conservatrice” se porte responsable du monde (Arendt, 1972). C’est ce que l’on examinera plus loin. Mais si la réserve est à entendre au sens de conservation (et non de restriction, ou de discrétion), c’est une conservation tournée vers l’avenir, et donc une provision ; il semble que le mot puisse être pris au sens fort s’agissant de l’école Freinet, conservatoire de l’enfance ; Freinet ne sépare pas l’élève de l’enfant, et se présente d’ailleurs lui-même comme un homme ayant conservé sa propre enfance : « mon seul talent de pédagogue est peut-être d’avoir gardé une si totale empreinte de mes jeunes années que je sens, et que je comprends, en enfant, les enfants que j’éduque » (1994, t. 2, p. 120). Cette empreinte est laissée par ce que Deleuze appelle des « blocs d’enfance qui sont des devenirs-enfant du présent » (1991, p. 158), le fouillis de nos sensations dans les transactions du corps et du monde, de nos perceptions, de nos affections, tout cela ne formant pas mémoire, formant au contraire un mouvement vers l’enfance.1 1. Eexpression est d’Alain Badiou : « la philosophie existe si elle prend en charge le vif du contemporain ».

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FREINET À VENCE

Eenfant ne vit-il pas dans cette ondulation simple, cette spontanée raison d’être, cet économe agrandissement de soi, ce souterrain frayage dont encore notre chair frissonne ? N’existe-t-il pas simplement dans l’expérience qu’il fait d’exister ? Eenfant arpente un territoire, un champ, d’un pas aléatoire; et s’il entend parler d’un monde, il le décou­ vre d’abord au contact, posant incidemment autour de lui un regard naïf, un regard pauvre laissant la vision être exactement ce qu’elle est, sans suscription, et marchant de surprise en surprise au rythme saccadé d’un ruisseau qui ne s’emplirait que de lui-même. Sensations vécues, évanescentes, éphémères : nulle indolence, pourtant, dans cet habitus voyageur, dans ce nomadisme que se tisse l’humeur enfantine, mais un vif et labile désin­ téressement, où tout est constamment possible comme le suspens de la marche entre deux appuis à l’instant où rien n’est encore marqué, rien n’est encore tout à fait choisi, la syncope si chère au non éloquent Rousseau (lui ne savait méditer qu’en marchant), lais­ sant les rogues certitudes des assis pour un balancement qui serait d’ailleurs le contraire d’une irrésolution. Mais son incertitude spirituelle, il la suit hardiment, à l’écart des pensées toutes faites et des voies balisées, l’enfant buissonnier, cartographe s’enfonçant dans ce paysage aux tracés ténus, qu’il vit comme une expansion de son propre corps, mais sur le point de s’évanouir dans les choses qu’il perçoit, par un effet de son ouverture au monde, parce que le corps, dit Merleau-Ponty, est « un moi naturel et comme le sujet de la perception » (1945, p. 239). Chacun de nous ne devrait-il pas faire des réserves d’enfance ? À l’école Freinet, tout se passe comme si l’institution s’efforçait de mettre, pour chaque élève, de l’enfance en réserve (pour la vie). Il faudrait imaginer Freinet au milieu de sa « jungle », dit Élise, « au niveau des enfants, baigné comme eux par les élans fugitifs d’une vie instinctive qui est celle de l’enfance, revécue ici, et qui prend de multiples profondeurs: il fait à chaque instant le constat de l’incommensurable puissance créatrice qu’il tente de capter à sa source, avec cette innocence, cette spontanéité et cette justesse qui ressortent de la vérité prodigieuse de la vie. Il saura plus tard en redire la libre venue, la puissance de rayonnement sur le plan d’une pensée abstraite qui est encore tâtonnante, hors du formulé, mais qui n’aura point rompu avec ce monde de sensibilité dont il est, et sera tout au long de sa vie, participant: le monde de l’enfance » (1974, p. 121)2. On pourrait considérer de tels propos comme hagiographiques, traduisant l’admiration d’une épouse pour son mari3; mais le lyrisme, sous la plume d’Élise, me paraît être surtout l’organi­ sation de son enthousiasme pour les vertus de l’enfance, et l’expression de la profonde perception qu’elle en a. Les enfants sont pourtant dans l’ignorance d’un but final de la moralité, d’une source qui serait finale, et unique, du bien ; et l’on qualifie d’hétérono­ mie, dans la tradition classique, cette sorte de condition infra morale des enfants. Il n’est peut-être pas de méditation plus légère que celle qui ravit l’esprit enfantin, toujours 2. Tout le monde appelait Freinet « Freinet » (même si le patronyme était normalement réservé au fils aîné de la famille), personne ne l’appelait par son prénom, pas même sa femme ; quant aux élèves, dont certains étaient orphelins, ils l’appelèrent dès 1935 « papa Freinet ». Cette habitude a été conservée. Elle marque, me semble-til, le rapport affectueux des enfants au pédagogue. On pourrait trouver cela très abusif si les élèves l’appelaient « papa », mais il me semble qu’il faut comprendre « papa Freinet » comme un petit nom. 3. On peut se faire une idée des liens entre Élise et Freinet en lisant l’intéressante correspondance éditée par Madeleine Freinet: Élise et Célestin Freinet, Correspondance, 2004, Paris, PUE

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PRÉAMBULE

balançant entre lui-même et la réalité perçue, toujours prompt à se détourner de luimême, et toujours prêt à s’en retourner en lui-même avec un surcroît d’attention dans un acte d’intuition de la vie qui défierait presque le langage, comme si chacune de ses exclamations formait un hapax. Dans un sens, l’enfant n’a pas d’histoire, il n’a qu’une géographie... Un lacis d’impressions, dont aucune ne serait écartée par l’intervalle d’un surplomb de temps, qui dessine le réseau tout à fait plat de ses points de vue singuliers différentiels, sans promontoires ni belvédères, l’enfant ne se fixant jamais à ce qu’il observe, ne faisant jamais le point : ses yeux partout se nourrissent. Nous verrons, en étudiant cette « réserve d’enfants », se présenter des biens natu­ rels, et la singularité d’une telle école tient d’abord en une sorte de règle imaginée par Freinet, où se tisse la rationalité didactique, en fil de trame épistémologique et fil de chaîne pratique : « Loin d’essayer d’oublier votre enfance, entraînez-vous à la revivre; revivez-la avec vos élèves » (1969, p. 64). Cet appel à revivre l’enfance n’est d’ailleurs pas si original : de nombreux artistes témoignent qu’ils travaillent à laisser venir à la surface non pas leur enfance au sens historique, mais l’état d’esprit enfantin qui demeure inscrit en chacun de nous, et c’est ainsi que le suggère Merleau-Ponty (1969, p. 209) : « Les moyens d’expression de l’enfant, quand ils auront été repris déli­ bérément par un artiste dans un vrai geste créateur nous donneront [... ] la résonance secrète par laquelle notre finitude s’ouvre à l’être du monde et se fait poésie. » C’est donc une reprise délibérée de l’enfance qui sous-tend principalement ce que l’on pourra considérer comme le volontarisme politique de Freinet. 11 dut quitter le service public d’éducation après la fameuse « affaire de Saint-Paul », pour tenter de fonder sa propre école4 ; c’est le 24 août 1935 que fut fondée une « école privée mixte », école « nouvelle », sur leur propriété du Pioulier à Vence acquise en mars 1933, et qui ouvrit le 1er octobre 1935, date de la mise à la retraite, après son congé disciplinaire, de Célestin Freinet. Comme il l’annonçait dans sa revue Eéducateur prolétarien du mois d’octobre 1933, Freinet conçut dès le départ son projet comme un laboratoire dans lequel se précise­ ront les réalisations nouvelles de l’école publique. Au départ, l’école fut pensée comme un phalanstère où s’articuleraient l’enseignement et l’éducation dans une utopie de liberté, ainsi qu’en témoigne Élise Freinet : « Une occasion se présenta sur la commune de Vence : sur une colline vierge envahie par le maquis, une colonie d’émigrés espagnols avait pris pied. Lun d’eux, pris du mal du pays, désirait rejoindre sa province natale et vendre son terrain et la rustique habitation qu’il y avait construite. Le cercle rétréci de ma famille se porta garant de l’achat. Dès octobre 1934, nous entrions dans “notre domaine”. Aucun site ne pouvait nous donner un tel sentiment d’indépendance et de liberté : au loin l’horizon insondable de la mer, les îles de Lérins, les découpes souples de la côte et, le soir, les constellations des lumières de la ville donnant la réplique à celles du ciel... » (1974, p. 23).

4. « ^Instruction Publique », créée le 4 janvier 1828 sous Charles X, a été rebaptisée « Éducation Nationale » sous la présidence d’Albert Lebrun rappelant Gaston Doumergue pour diriger le Conseil après les émeutes des Ligues de droite en février 1934. Pour connaître les péripéties de « l'affaire Freinet », il faut se reporter au livre de Madeleine Freinet Élise et Célestin Freinet, souvenirs de notre vie (2006, Paris, CNDP).

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FREINET À VENCE

Le chemin d’accès au terrain du Pioulier en 1935

Dans ce lieu qu’Élise qualifie de « brousse » vinrent d’abord cinq enfants: « Annie, la première venue (dont la famille juive a été chassée d’Allemagne), a cinq ans, quelques mois seulement de plus que notre propre fille. Son étonnement fut grand quand, pour la première fois, elle vit dans le ciel étoilé le croissant de la lune. Puis vint Boris (sept ans), Juif polonais, Noël (huit ans), fils d’amis parisiens et Pigeon (huit ans), fille de journaliste » (op. cit.) ; ni fratrie, ni classe, ce tout petit groupe d’enfants venait recevoir une éducation conçue par un instituteur rebelle conscient de l’aspect social et politique de l’éducation, et appelant ses camarades à devenir eux aussi des éducateurs d’avantgarde. Nous avons besoin de travailler avec les fils du peuple, déclarait alors Freinet, pourtant « il n’y aura chez nous ni messe rouge, ni éducation communiste systématique, ni catéchisme orthodoxe: nous connaissons trop la vanité et la duperie des mots. Mais nous ferons aimer par-dessus tout l’activité, le travail et la vie3 ». Utopie qui peut avoir l’allure d'une idéologie libertaire, mais ce n’est pas ainsi que l’entend Freinet lui-même: « à ceux qui osent encore dire que nous sommes des utopistes, nous répondrons que les vrais utopistes ce sont ceux qui se payent de mots en face des réalités qu’ils n’osent affronter » (cité par Élise Freinet, 1974, p. 220), et dans un compte-rendu de 1936: « certains orthodoxes, qui ne comprennent pas encore le sens pédagogique et humain de notre confiance en l’en­ fant, croient que notre expérience est d’essence anarchiste. Oui, nous attachons une grande importance au développement individuel mais, nous l'avons dit, nous ne concevons pas ce progrès individuel sans les améliorations décisives du milieu social et politique » (cité par Élise Freinet, 1974, p. 162). Cette allure, et même ce « régime » libertaire de l’école pourrait-

on dire, inspire cependant aux tenants du traditionalisme une impression paradoxalement différente5 6 : « parce que nos enfants sont libres, parce qu’ils s’en vont par les champs et les 5. in : numéro spécial de la revue Léducateur prolétarien d’avril 1935, cité par Madeleine Freinet, Élise et Célestin Freinet, 11, 1997, Paris, Stock, p. 349 (republié au CNDP avec le T. 2 en 2007). Je souligne. 6. Je dis « paradoxalement », parce qu’il est légitime de distinguer, voire d’opposer les doctrines communistes et anarchistes: l’anarchisme refusant de mettre en place un système institutionnel, prônant la libre autodéter­ mination des individus, alors que le communisme suppose la médiation d’institutions réglementant le corps social. Il est intéressant de noter que Freinet ne revendique officiellement ni l'une ni l autre de ces doctrines.

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PRÉAMBULE

sentiers en chantant sereinement des hymnes libérateurs, les timides taxent notre école de communiste. Nous répétons ici, au risque même de déplaire à quelques sectaires, que nous nous refusons toujours à faire le moindre bourrage socialiste et communiste. Mais notre vie est l’expression même de l’idée socialiste qui nous anime » (id. p. 161). Aimer l’activité, le travail, et la vie, cette formule résume bien le projet de Célestin Freinet, conçu dès le début de sa carrière en 1920. Le lien organique unissant pour Freinet le socialisme et la vie est au cœur de l’enjeu que représente pour lui l’éducation. Pour cultiver les vertus de l’enfance, l’instruction des élèves doit être menée sous les auspices d’une « éducation du travail », car « s’il ne peut travailler véritablement, l’enfant use également son potentiel de vie en des activités auxquelles son imagination neuve et fraîche donne toutes les apparences et les vertus du travail qu’il désire7 ». On verra à quel point ce principe engage toute la conception éducative de Freinet. Cela permet de ne pas réduire la philosophie de Freinet à un socialisme radical, conduisant par exemple à ostraciser les enfants qui seraient issus de ce que l’on appelle aujourd’hui “les milieux favorisés” avec l’illusion que de tels enfants n’ont pas besoin de l’éducation scolaire. Ce qui peut frapper le lecteur des œuvres de Freinet, mais aussi le visiteur de l’école Freinet de Vence, c’est la modernité de sa philosophie, ce que j’appellerai son présentisme. Pour Freinet8, l’éducation n’est pas une activité qui enferme l’enfant dans son futur, elle ne porte pas sur cet objet absent qu’est le futur adulte, ou futur citoyen comme l’on dit beau­ coup de nos jours. Léducation est au contraire ce qui intéresse le plus l’enfant à son présent actuel, lui permettant d’effectuer des puissances. Lenfant n’est pas en attente de vivre, il est tout entier engagé dans le processus de croissance de la vie. Est-ce que l’on retrouve ici l’idée spinozienne selon laquelle, dans cette vie, « nous faisons effort avant tout pour que le corps de l’enfance se change » (cité par Zourabichvili, 2002, p. 20)? François Zourabichvili fait appa­ raître l’ambiguïté de cette notion de transformation du corps (et de l’entendement) de l’en­ fant : la transformation est-elle rupture ou perfectionnement ? Y a-t-il hétérogénéité des deux âges de l’enfant et de l’adulte, et du coup l’enfant n’est-il qu’un adulte imparfait (pourtant le corps de l’adulte est un autre corps que celui de l’in/ans), ou bien la même nature persévère-t-elle toujours de l’enfance à l’âge adulte ? François Zourabichvili montre que pour les penseurs scolastiques, l’enfant n’existe en quelque sorte que pour l’adulte, c’est-à-dire l’humain, qu’il est appelé à devenir. Mais pour Spinoza, le corps des enfants est « en état de perpétuel équilibre9 ». Zourabichvili déclare ainsi: « l’enfance n’est pas l’impuissance même - l’impuissance est native - mais l’éclosion progressive, douloureuse, dramatique de la puis­ sance d’agir » (2002, p. 121). Il est alors fort intéressant de penser à la définition que donne Freinet'de la vie comme recherche d’équilibre, ce qu’il appelle l’harmonie10. Zourabichvili présente cette pensée spinozienne de la recherche d’équilibre comme la condition humaine, non seulement dans l’enfance mais tout au long de la vie. Du coup, l’enjeu existentiel de l’enfance (pour l’être humain), c’est de pouvoir en sortir, et c’est là ce que fait l’enfant : « il ne suffit pas de nous humilier nous-mêmes en nous regardant comme de grands enfants, mais il 7. Freinet C„ 1994, t. l,p. 157. 8. Comme pour Dewey, selon qui « l’éducation, c’est tirer du présent tout ce qui sert à la croissance » (2003a, p. 154). 9. Éthique, III, 32, sc. (1990, p. 182). 10. Notamment au début de l’Essai de psychologie sensible, dont je parlerai plus loin.

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FREINET À VENCE

faut encore pour ainsi dire devenir l’enfant que nous étions, avec lequel nous avons rompu sans pour autant cesser de l’être, le figeant même en nous, lui qui n’est que développement, gestation » (2002, p. 127). Eenfance dont parle Freinet, c’est bien cet état dont l’humain, qui est potentiellement présent en l’enfant, a comme instinctivement besoin de sortir. Ainsi, grandir ne peut signifier que se développer, et sortir de l’enfance ne peut signifier rompre radicalement avec elle. On peut alors comprendre la double pensée de Freinet, qu’il s’agit pour l’enfant de croître (en humanité), et qu’il s’agit pour l’adulte (notamment l’éducateur) de la revivre (étant donné qu’on ne peut s’en séparer). Et c’est pourquoi Zourabichvili précise que « ce truisme doit donc être rappelé : coupé de son devenir, l’enfant ne grandit plus. Ce qui veut seulement dire que l’enfant est développement » (id.). Fenfance, le monde de l’enfance dont parlent Freinet et Élise, ne sont donc pas à prendre au sens ontologique : il n’y a pas d’être de l’enfance. Mais l’enfance, et son monde, existent bien en tant que devenir de vie, et impulsion de la puissance d’agir. C’est pourquoi il y a une vérité de l’enfance. On a parfois représenté la philosophie de Freinet comme une philosophie naïve et mélancolique, ou comme une philosophie rêvant de maintenir les enfants dans une sorte d’état adamique parfait, dont l’adulte aurait lui-même la nostalgie, à tel point que l’on a voulu retenir ses techniques d’enseignement en les débarrassant de la philosophie de la vie qui les baigne. Si Freinet nous invite à revivre notre enfance, c’est qu’il ne voit pas de solution de continuité entre l’âge infantile et l’âge adulte: d’un côté l’enfant, loin d’être enfermé dans un état d’enfance, est un être en développement que l’instinct vital pousse à grandir et s’extraire de son impuissance native, d’un autre côté l’adulte, loin d’être accom­ pli dans un état d’adulte, est un être toujours en devenir et en recherche, jamais étranger à sa propre enfance. Freinet est très proche de Dewey et de sa conception des processus. La lucidité de Freinet consiste à rendre l’éducateur conscient qu’il n’y a pas de sagesse aboutie à atteindre, mais un constant effort à assumer pour persévérer, comme un enfant, dans la recherche de ce que Spinoza appelle le pouvoir de comprendre, c’est-à-dire d’agir: « Je ramène à la Force d’âme toutes les actions résultant des affects qui se rapportent à l’Esprit, en tant qu’il comprend, et je divise cette Force d’âme en Fermeté et Générosité ; par fermeté j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce sous le seul commandement de la Raison de conserver son être. Mais par Générosité j’entends un Désir par lequel un individu, sous le seul commandement de la Raison, s’efforce de seconder les autres et de se lier à eux par l’ami­ tié11. » Pour Spinoza, l’enfance est un temps « naturel et nécessaire11 1213 », et le devenir-adulte de l’homme est comme une métanoia permanente. Ce naturel et nécessaire de l’enfance, que l’on rencontre également dans le taoïsme chinois, et c’est au fond ce que pense Freinet, pour qui l’enfance ne saurait être une sorte d’état de carence, mais plutôt un élan naturel de la puissance vers sa propre satisfaction : cela explique l’attention qu’il porte aux enfants dans lesquels il ne voit pas la faiblesse de la vie, mais plutôt sa promesse. Le rôle de l’édu­ cateur est d’enseigner aux enfants ce que peut leur corps, et ce que peut leur esprit, dans leur unité dynamique, en favorisant, à égalité pour tous, cette joyeuse confiance en soi que Spinoza appelait acquiescentia in se ipso11. 11. Éthique III, 59, sc., 1990, p. 205. 12. Ibid V, 6, sc., p. 298. 13. Ibid., III, 55, sc., p. 199-200.

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PRÉAMBULE

Le problème philosophique du comment vivre, et la question de l’éducation se rejoi­ gnent14 d’autant que l’enfance est coextensive à la vie entière. C’est bien tout le projet politique de Freinet de « faire » l’homme. C’est pourquoi Freinet s’engage de toutes ses forces dans l’action, jugeant qu’il faut « tenter le maximum pour que parents, éducateurs, administrateurs et législateurs prennent conscience de cette réalité - trop communément négligée -, qu’ils s’imprègnent de cette interdépendance vitale afin de situer loyalement et logiquement les problèmes - pas exclusivement pédagogiques - qui en découlent » (1994, t. 2, p. 23). Pour Freinet, la fonction de l’éducation ne fait aucun doute, il s’agit de favoriser, par l’organisation d’un milieu riche, l’ascension des individus « vers l’efficience sociale et l’humanité » (id. p. 24), ces deux notions étant strictement interdépendantes pour Freinet dans la mesure où le socialisme est la vérité de l’humanité. Dans la suite du texte, quelques lignes plus loin, il déplore qu’un tel milieu existe, et l’on croit retrouver les plus belles pages du Capital de Marx15 lorsqu’il écrit que ce milieu n’existe pas « dans les familles de travailleurs dominées par la malédiction capitaliste : aridité, à la ville, des taudis, entassement des maisons ouvrières sans air, sans horizon, sans arbres, sans fleurs, sans animaux ; pauvreté, à la campagne, d’un milieu humain et social que ne compense pas toujours l’extrême richesse de la nature. À la ville surtout, les enfants du peuple sont tout à fait comme ces animaux qui, dans les zoos, sont contraints de s’adapter tant bien que mal à un espace réduit, avec un squelette d’arbre, un simulacre de ruisseau et la terre morte et nue ». En effet, il est pour Freinet nécessaire d’offrir un milieu à l’éducation, comme on a constitué, dans le milieu naturel à certaines espèces animales menacées, des espaces pour leur sauvegarde où ces animaux peuvent se développer « dans l’atmosphère qui leur est spécifique. Ce sont ce que l’administration forestière appelle des réserves » (id.). Dans Eéducateur Prolétarien du 10 juin 1935, un dépliant annonce l’ouverture prochaine de l’école. Freinet écrit: « Eécole Freinet sera le domaine des enfants, où tout est étudié et réalisé pour les enfants. » Eécole est une institution sociale, mais rien ne peut paraître plus éloigné de l’enfance, et la perdre de vue de façon plus désolante que certaines pratiques scolaires. Vallès le disait en son temps avec des mots très durs, comme par exemple « le collège moisit, sue l’ennui et pue l’encre ; les gens qui entrent, ceux qui sortent, éteignent leur regard, leur voix, leur pas, pour ne pas blesser la discipline » (2000, p. 59). On pourrait penser que la figure classique d’un tel hiatus entre l’école et l’enfance réside dans l’institution des Classes Préparatoires aux Grandes Écoles, qui accueillent une bonne part de l’aristocratie intellectuelle des étudiants. La conception éducative des classes prépa­ ratoires procède d’une doctrine qui peut sembler postuler des biens intellectuels idéaux, entièrement détachés des intérêts de la vie quotidienne, pouvant les faire apparaître aux yeux de beaucoup comme un luxe inutile. J’ai été élève, dans ces classes préparatoires. Je 14. Kant pensait lui-même : « l’éducation est le plus grand et le plus difficile problème qui puisse être proposé à l’homme » (1990, p. 105), notamment parce que « l’homme est la seule créature qui doive être éduquée » (id. p. 93). 15. « La maison de lumière que, dans Eschyle, Prométhée désigne comme l’un des plus grands cadeaux qui lui ait permis de transformer le sauvage en homme, cesse d’être pour l’ouvrier. La lumière, l'air, etc., ou la propreté animale la plus élémentaire cessent d’être un besoin pour l’homme [...1 l’ouvrier est devenu un enfant laissé à l’abandon. » (1972, p. 100 à 102.)

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me souviens que nous étions six étudiants optionnaires ; pour quatre d’entre nous c’était, en ce début septembre 1976, notre première rencontre avec le professeur de philosophie. Il arriva devant la porte où nous l’attendions, sur la coursive bordée du somptueux feuillage des grands marronniers. Droit, fort élégant dans son costume clair et ses mocassins blancs, il ouvrit la porte de la très petite salle qui nous contenait tout juste. Quelque chose de comique émanait de cette entrée en scène du maître. Mais je me souviens toujours de ses premières paroles, surprenantes, décalées, adressées à de jeunes khâgneux pleins de présomption : « Comme le dit Marx, c’est la division du travail qui a mis un abîme entre un philosophe et un portefaix. » Il ne fallut pas longtemps au professeur pour dégonfler la baudruche philosophique en laquelle avec mes condisciples nous avions investi déjà tant de narcissiques visées. J’ai eu, je dois le dire, la chance inouïe d’entendre un maître refu­ sant de l’être, et c’est là que prit naissance en moi le refus des distinctions oiseuses entre philosophe et professeur de philosophie. Cela fut assez décisif pour la suite de mon orien­ tation intellectuelle, et marqua au sceau du scepticisme mon rapport à toutes les formes, explicites ou larvées, de propos qualifiés par Marx de « mystiques ». On dit bien que des rencontres peuvent nous changer, mais c’est la fonction même de l’institution scolaire d’aménager de telles rencontres. J’ai toujours pensé l’enseignement public comme une acti­ vité visant à produire des transformations calculées chez les élèves. Une opinion libertaire prétend que l’institution scolaire serait en quelque sorte irrémédiablement dogmatique depuis son essence, et contradictoire avec une éducation des élèves à la pensée “libre”. On se demande quels sauveurs inouïs devrions-nous attendre, seuls capables de dispenser à chacun, hors de tout système institutionnel et loin de tout savoir “officiel” la bonne mesure de liberté intellectuelle. Pour moi, cette rencontre avec le professeur vint tout à la fois confirmer, accentuer, et infléchir une formation que plusieurs autres avaient auparavant contribué à déterminer. Il devenait difficile d’adhérer à l’image romantique de l’intellectuel philosophe hors d’âge. Le philosophe pontifiant disparaissait de tout panthéon, et s’ouvrait devant nous la perspective, dans l’étude méthodique, d’une expérience continue de trans­ formation. Je revois ces heures intenses à suivre les cours, à essayer de lutter contre soi, contre l’indolence, ou tout simplement la fatigue, cet internat quasi monacal, des nuits passées à l’étude dans le silence du beau lycée, pour apprendre la modestie dans l’aridité des grands textes, aridité amendée par les lumineuses brèches qu’ouvrait la science du professeur. Nous comprîmes vite que nous étions là dans le Saint des Saints de la culture savante, mais il s’agissait curieusement d’y chercher l’accès à la réalité ! Notre professeur, expliquant Platon, s’en prenait aux littératures « réactionnaires », et dans un haut lieu de l’institution bourgeoise, son intention avait de quoi surprendre. Le discours artiste16, nous disait son Platon, tend à engourdir l’intelligence, il nous étourdit et cultive des troubles dans l’âme ; il ne produit pas l’étonnement, si fécond pour la recherche intellectuelle, mais multiplie les complexités formelles sans fondements dans la réalité, insignifiance érigée en enthousiasme rhétorique, cherchant les beaux effets mais exsangue quant au contenu rationnel, ces littéraires à la tête plus folle que pensante, multipliant les fictions gratuites, nourrissant un fouillis logomachique où tout se mélange à tout sous l’effet de la séduction 16. On connaît les ambiguités de la philosophie platonicienne sur l’art : Platon considère que Part peut être à la fois une discipline des émotions, et une séduction qui égare la pensée.

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poétique... Nous avons tôt découvert que les propos du professeur s’adressaient à nous, jeunes échevelés écervelés. Le Platon qu’il nous montrait alors, c’est celui qui pose la controverse en s’affirmant amateur des divisions et des rassemblements, qui aident à organi­ ser la pensée. Il nous fallait comprendre que l’enquête sur les structures idéales du monde intelligible ne doit rien à une « sagesse divine », si la connaissance s’acquiert par l’exercice de la connaissance. Cette « position » nous fut présentée comme apodictique, comme l’exi­ gence même démonstrative, sans laquelle l’homme se complaît dans de puériles croyances littéraires, entretenues par une pensée aléatoire. Depuis Platon et ses recherches sur les vérités de raison, c’est en effet l’enquête sur la nature même des choses qui est l’opération scientifique légitime : les réalités ne se réduisent pas aux idées que l’on s’en fait. Mais la philosophie ne saurait se réduire non plus au « quidfacti ? », elle doit porter son attention sur les raisons du fait, sur le type d’intelligibilité du savoir et ses méthodes, la liaison non subjective de faits différents. La discursivité critique nous fut enseignée comme un procès, dès son commencement interrogatif à l’endroit des idéologies religieuses ou ésotériques (tel le pythagorisme), qui s’adonnent aux formes incantatoires, manient la conviction, ou pratiquent la mystification idéaliste. Et nous allions saisir l’orientation donnée à cette criti­ que des ambitions logomachiques convenues : la critique philosophique s’exerce, selon une formule cartésienne, ad usum vitae, et philosopher ne doit conduire sous aucun prétexte à calomnier la vie. Étrange découverte donc, en un lieu où est produit le capital symbo­ lique: notre professeur nous invitait, selon ses mots, à « sortir dans la réalité ». Je pense rétrospectivement à ces mots de Freinet: « Seuls des fonctionnaires, régulièrement payés, après avoir philosophé tout un jour dans des salles isolées de la lumière et des bruits du dehors, [... ] ont pu croire à la légitimité des problèmes idéaux qu’ils se forgeaient » ( 1994, t. 1, p. 130). Si mon passage par les classes préparatoires, m’intéressant à la fonction sociale de la pensée, m’a rendu rétif à quelque verbiage, c’est à celui de maîtres à penser qui ne pensent que dans le calme artificiel de leur retrait du monde, et négligent les insuffisances de la réalité : les problèmes forgés par les fonctionnaires ne sont pas nécessairement des problèmes “idéaux”. 11 se trouve que pour présenter ma façon d’enquêter et de sympathiser avec l’école de Vence, ma biographie didactique n’est pas indifférente. Le type d’intérêt que j’ai porté à cette école, comme chercheur, m’impliqua dès le départ à partir de ma propre histoire. C’est assez tôt que s’était dessiné en moi ce que Sartre appelle le choix originel, « cet enga­ gement absolu par quoi chacun de nous décide dans une situation particulière de ce qu’il sera et de ce qu’il est » (1963, p. 21). Le lien avec l’écriture, avec la pensée, je l’ai noué dans l’enfance, et ce lien entretient toujours en moi un certain climat, comme une ancienne loyauté. Il ne s’agit pas de poser une sorte de « puérocentrisme » : toute éducation est par définition altérité à la nature, et à l’enfance, les maîtres devant élever les enfants qui leur sont confiés dans le service public, précisément en les aidant à devenir des élèves. Mais l’œuvre de Freinet me sollicite comme une action menée aux côtés de l’enfance, voulue par un homme qui savait l’immédiate échéance, pour chacun, du choix originel. Je conjecture que cette sincérité est une vertu princeps cultivée à l’école Freinet, se manifestant particulièrement, concernant les maîtresses, sous une forme intense de conscience professionnelle.

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J’avais à l’université de Nice un professeur17 qui s’amusait à déclarer être certain de l’exis­ tence de la conscience au moins en tant que conscience professionnelle. Je prends le terme professeur en un sens générique, pouvant désigner le professeur des universités, le profes­ seur agrégé ou certifié des lycées et collèges, le professeur des écoles (mais aussi l’institu­ teur) ; je préfère ce vocable à celui d’enseignant qui caractérise une catégorie socioprofes­ sionnelle. Notons que professer est la profession par excellence, c’est étymologiquement ce que l’on fait publiquement, devant d’autres (et pour un intérêt général) : du latin «je déclare », avec son préfixe < pro >, < profiteor > «je déclare publiquement » (donnant l’adverbe < professe > «ouvertement », le nom féminin < professio > «déclaration publique officielle », et le nom masculin < professor > «celui qui cultive »). Le professeur est donc bien celui qui, par définition, devra faire preuve de conscience professionnelle, puisque sa fonction sociale, selon Kant (dans ses Pensées sur l’éducation réunies par son élève Rink), est de contribuer au progrès des Lumières : il se doit d’être exemplaire professionnellement. On trouve, comme en écho, la même idée dans le discours de Robespierre à la Convention le 10 mai 1793, par une analogie fondamentale entre le professeur et le politique. Mais on peut également comprendre la fonction du professeur en observant qu’il institue dans la classe un trilogue, chaque fois qu’il diffuse à l’ensemble de la classe les éléments d’un apprentissage concernant un élève particulier. En un sens donc, la conscience profession­ nelle constituera le fil rouge de mon étude, même si j’ai mené cette étude avant tout en tant que chercheur. D’abord parce que je m’interroge sur ma propre pratique de professeur, ensuite parce que j’interroge celle de trois collègues institutrices à l’école Freinet de Vence, enfin et surtout parce que je voudrais montrer l’œuvre elle-même, entreprise par Célestin et Élise Freinet, comme une œuvre de la conscience professionnelle. C’est au titre de cette conscience professionnelle que j’admets d’emblée la définition d’Yves Clôt: « Avoir conscience de ses expériences vécues n’est rien d’autre que les avoir à disposition, à titre d’objet, pour d’autres expériences vécues. La conscience est l’expérience vécue d’expériences vécues. Expérience au carré, elle s’évanouit si elle ne devient pas l’instrument pour vivre d’autres expériences » (2003, p. 15). Eenquête, contre toute attente (n’ayant pas été du tout conçue au départ à cette fin), est devenue elle-même analyseur de mon « vécu » professionnel, je veux dire plus exactement de mon parcours intellectuel (et professionnel). Mais ce décentrement a certainement été facilité par la préoccupation de chercheur qui a été la mienne au cours de l’enquête. À ce titre, le terme de récit conviendrait assez pour nommer mon compte rendu d’enquête, du fait de la « mise en intrigue18 » que j’y opère par mon activité d’écriture. Il ne fait aucun doute que l’enquête vise à constituer l’école Freinet de Vence comme l’objet manifeste (et singulier) étudié. Et c’est bien à ce titre que ma position, lors de cette enquête, est celle du chercheur. Mais il m’est apparu lors de l’enquête un objet d’étude latent, révélé lors de ma réflexion sur la conscience professionnelle19, un « sur-destinataire » dirait Yves Clôt, qui est le « métier », d’autant que je ne cesse d’être membre du collectif des professeurs pendant cette enquête qui m’a ainsi permis de développer mes « explications avec » le métier, défini comme ensemble des problèmes non résolus par les membres d’un 17. Il s’agit du professeur Daniel Charles, qui dirigea ma thèse de philosophie. 18. Je me réfère bien sûr ici aux travaux de Paul Ricœur sur le récit, mais surtout à ceux de Paul Veyne. 19. Que je présente dans les premiers chapitres du présent ouvrage.

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collectif de travail. Le chemin qui m’a conduit à m’expliquer ainsi avec le métier est à la fois suffisamment singulier et crucialement social pour que je décide d’en tracer l’esquisse, dans la forme du récit que j’ai finalement décidé d’adopter pour rendre compte de ma recher­ che. On pourrait trouver curieux que je sois allé mener enquête dans un lieu si marginal, l’école Freinet, à Vence, et douter de la pertinence du lien que je prétends discerner entre les raisons qui m’entraînent à vouloir produire cette monographie, et celles qui se dégagent de mes procédures d’objectivation. Mais c’est précisément la marginalité même de cette école qui a suscité mon approche philosophique et anthropologique du milieu didactique scolaire, stimulant la controverse où seulement se donne à voir le métier. 11 me reste à dire un mot au terme de ce préambule. Je me suis longtemps demandé par où commencer la rédaction de cette enquête ; nous devons avoir une stratégie d’écriture. Si j’avais écouté Gérard Noiriel20, j’aurais prudemment proposé au lecteur d’entrer directement dans le vif du sujet, en économisant tout préalable, car « depuis Hegel, les philosophes n’ont cessé d’écrire des préfaces pour dire qu’il fallait s’en passer » (2005, p. 372). Pour être paradoxal, le point de vue de Hegel sur le début d’un livre n’en est pas moins ancré dans sa philosophie. Pour Hegel, il s’agit de « commencer avec la chose même » ; on pourrait se dire alors que toute préface est inutile. Or, pour ne citer que La science de la logique, Hegel fait précéder chacune de ses éditions (1817, 1827, 1830) d’une préface spécifique, et d’une introduction spécifique. Pour donner un repère, dans la traduction française de Bernard Bourgeois (1979) cet ensem­ ble occupe plus de 65 pages. Pour Hegel, la pensée a ce qu’il appelle un « point de départ » (op. cit. p. 176), dans l’expérience immédiate. 11 serait donc souhaitable, si l’on suit Hegel, de présenter directement ce point de départ, et de commencer par le commencement. On ne peut rien comprendre à Hegel, si l’on ne médite pas la lecture du paragraphe 17 de son introduction de 1830 (op. cit. p. 183), à la lumière de l’ensemble de l’ouvrage: « la philosophie se montre comme un cercle revenant en lui-même, qui n’a aucun commencement au sens des autres sciences, de telle sorte que le commencement est seulement une relation au sujet, en tant que celui-ci veut se décider à philosopher, mais non à la science comme telle ». Noiriel présente d’intéressants arguments pour nous convaincre de la vanité de toute préface. Si, le plus souvent comme dit Noiriel, la préface a pour but de « mettre en valeur l’intérêt du texte » (op. cit. p. 374), c’est que la préface n’est pas un commencement du livre. Et la présentation à la fois descriptive et ironique de ce qu’est la préface d’un livre, entraîne Noiriel à éluder la question principale : comment commence un livre ? Il ne me semble pas que l’on puisse placer au même rang les différentes remarques contenues dans cet article de Gérard Noiriel, qui se veut exhaus­ tif. Lorsqu’il cite Derrida (p. 372), notamment, affirmant que « l’exposition philosophique a pour essence de pouvoir et de devoir se passer de préface », le dogmatisme gratuit atteint son apogée, et l’on ne peut que déplorer dans un tel dogmatisme ce que Jacques Bouveresse appelle une tendance à la privatisation de la pensée21. Au contraire, ce que j’appellerai volontiers l’éthique d’un avant-propos, quelle qu’en soit précisément la forme, consiste à ménager, pour le lecteur, le meilleur accès possible aux préoccupations de l’auteur. À ce titre, il me semble être d’accord 20. Je me réfère à son édition de 2005 de Sur la « crise » de l’histoire, p. 371 à 376, « la préface, ou les scrupules de l’auteur ». Dans ce texte, Noiriel souligne ses réticences à l’endroit de toute préface, mais lui-même augmente son édition 2005 (première édition 1996) d'un avant-propos. Pour être précis, je suppose qu’il faut donc distinguer ce que Noiriel appelle une « préface », et les avant-propos, prologues, ou autres préambules. 21. In Lire Rorty, 1992, « Sur quelques conséquences indésirables du pragmatisme ».

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avec la position de Hegel, pour qui il ne saurait y avoir de début d’une pensée, mais plutôt un processus de commencement. Et ce qui me paraît être la meilleure façon de comprendre un tel processus, c’est de considérer le commencement dans son paradoxe, en faisant ce que Deleuze appelle « une pragmatique » de la pensée écrite, en commençant par le milieu, ce qui signifie de commencer par la chose même. C’est pourquoi j’ai décidé pour ma part de nomadiser, comme son nom l’indique, dans un préambule, puis d’introduire.

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« Pour cette grande et belle tâche, il nous faudrait, bien sûr, des spécialistes détachés, des experts, des hommes de science, des équipes, des laboratoires, mais quelles autorités ministé­ rielles se soucieront jamais d’un mouvement parti de la base et qui marche à contre-courant ? Dans quelle mesure nos efforts de recherche scientifique pourront-ils trouver audience et sympathie auprès des timides essais officiels dont nous enregistrons les premiers pas ? »

Célestin Freinet Séance inaugurale du XXIIe Congrès international de l’ICEM, extrait d’un message de Freinet, absent, enregistré sur bande magnétique (in l'éducateur n° 14 du 15 avril 1966)1

Le livre de référence sur lequel j’appuie mes analyses des pratiques de l’école Freinet de Vence, c’est l’Essai de psychologie sensible de Célestin Freinet. Dans ce livre, que l’on a coutume de considérer, péjorativement parfois, comme un simple livre “de pédagogie” Freinet veut « rejeter le schéma unilatéral, l’abstraction métaphysique, pour faire surgir de l’instant vécu le processus historique dans son double aspect individuel et social » (1994, t. 1, p. 327). Remarque essentielle de Freinet (sur laquelle je reviendrai plus loin), si l’on admet avec Gérard Sensevy que le temps didactique, c’est « le savoir gorgé de temps » (1994). Cette optique s’accompagne dans l’écriture du « souci de rester compréhen­ sible et claV pour la majorité des gens de culture moyenne non scolastique » (id. p. 328). Cette volonté est tout à fait délibérée, même s’il nous avertit que son livre fut écrit pendant le Maquis : « qu’on ne s’étonne donc pas de ne point trouver dans cet ouvrage ni les citations, ni la bibliographie qui sont de règle dans les traités classiques de psychologie. Non pas que je prétende ne rien devoir aux chercheurs en renom et aux ouvriers obscurs dont nous continuons l’œuvre. Mais j’ai écrit ces pages sans le secours direct des livres » (1994, t. 1, p. 327). Aussitôt après, Freinet déclare: « un regret me vient pourtant au moment d’imprimer ce livre, celui de ne pouvoir préciser vis-à-vis des chercheurs qui m’ont précédé une filiation de pensée qui est organiquement incluse dans toutes les démarches de mes idées d’éducateur et de ma personnalité nourrie de bon sens1 1. Déçu et inquiet de l'évolution de l’ICEM, gravement préoccupé par le comportement de ses dirigeants, Freinet cherchait depuis 1965 à tisser des liens avec des universitaires, et voulait créer ce qu’il envisageait d’appeler l’institut Freinet de Vence, totalement indépendant de l’ICEM Sa disparition précoce (8 octobre 1966) ne permit pas à ce nouveau projet de voir le jour. (1CEM signifie Institut Coopératif de l’École Moderne, fondé en 1948 par Célestin Freinet et qui remplace le mouvement de « l’imprimerie à l'école » créé vers 1926 ; la « Coopérative de ( Enseignement Laïc » a fonctionné de 1928 à 1986).

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paysan. Ce sera là, je l’espère, un livre neuf à écrire si toutefois m’en laisse les loisirs mon rôle d’animateur d’un des plus grands mouvements internationaux » (id.). Ce livre neuf, Freinet n’a pas eu le loisir de l’écrire, alors qu’il avait effectivement en projet un grand ouvrage qui aurait constitué le troisième volet d’un triptyque avec ^éducation du travail et Essai de psychologie sensible. Aujourd’hui, sa peqsée se suffit à elle-même, il serait vain et ridicule de vouloir écrire un commentaire de son œuvre. Ce n’est donc pas mon propos d’expliquer la pensée de Freinet, et je ne saurais trop recommander aux enseignants qui souhaitent s’inspirer de sa pensée, de le lire, ce que font, me semble-t-il, trop peu de personnes. En revanche, il manquait encore, dans le champ de la recherche, un travail systématique d’analyse des pratiques se référant à cette philosophie de l’éducation, et la volonté de donner aux lecteurs les moyens de vérifier les assertions ou les conjectures avancées. C’est ce que j’ai entrepris de faire en étudiant au début du vingt et unième siècle, avec une approche d’anthropologie didactique basée sur des recueils de données, l’école ouverte par Freinet le 1er octobre 1935. Ce qui mine le débat actuel sur l’école, c’est qu’on l’enferme dans une opposition entre doctrines, ou entre philosophies, celle des “néo-républicains” celle des “pédagogues”. Le débat tourne d’ailleurs en polémique, lorsque l’on prétend situer son enjeu'sur le terrain de la démocratisation de l’école, où l’on voit que chacun accuse l’autre d’être un faux démocrate, cherchant à sauver une élite en abandonnant la masse des élèves, ou cherchant à massifier l’école en sabordant le principe du mérite. Michel Fabre (2002) montre bien comment s’ordonne la rhétorique de ce débat, avec une attaque en règle lancée par les conservateurs prétendus “républicains” contre une prétendue démagogie incantatoire des “pédagogues”. Mais dans les deux camps, le souci de la recherche empirique brille par son absence. Sur leur versant intégriste, les “républicains” conçoivent que le modèle classique de la transmission du savoir suffit bien à garantir les conditions de l’instruction. Sur leur versant progressiste, les “pédagogues” conçoivent au mieux des dispositifs de rechercheaction, lointaine copie d’une activité de recherche fondamentale. La recherche en sciences de l’éducation doit donc constituer un rapport déterminé à l’empirie, et « c’est à travers un long processus que la recherche fondamentale trouve son utilité » (Brousseau, 1998, p. 364) : ni l’élaboration ad hoc d’une doctrine, ni l’improvisation de quelques techniques pédagogiques ne fourniront à l’éducation des perspectives de véridicité (Passeron, 1991). Ainsi, au départ, mon projet serait frappé d’illégitimité si l’on s’en tenait à l’idée que les techniques Freinet relèvent d’une doctrine idéologique, ou ne sont précisément qu’un simple assemblage de techniques. Je me propose d’analyser les pratiques de l’école Freinet de Vence dans leur contexte, ce qui signifie plus exactement d’investiguer dans deux direc­ tions solidaires : - d’une part, s’inscrire dans la recherche et dans l’effort que produisent les sciences de l’éducation pour élaborer leur dimension épistémologique, en contribuant à penser « le rapport aux pratiques à propos desquelles elles tentent de produire des connaissances » (Sensevy, 1994) ; - d’autre part, identifier une singularité didactique (sous la forme d’une sorte de monographie) et rendre compte de ces spécificités en essayant de forger leur matrice théorique.

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Toutefois, je devrais interroger ce tripôle : - la pensée de Célestin Freinet (ce qui implique de prendre en compte la part d’Élise Freinet dans cette œuvre, et la part de Madeleine Freinet), - ce que l’on appelle « la pédagogie Freinet » (expression passée dans le vocabulaire courant du champ éducatif, et désignant de nos jours les pratiques des adhérents de l’ICEM), - les pratiques de l’école Freinet de Vence (où se réfléchissent à la fois la pensée de Freinet, et certaines des techniques caractérisant ce que l’on appelle couramment « péda­ gogie Freinet »).

C’est dans l’analyse des pratiques spécifiques de cette école de Vence que j’en étudierai les liens: mon enquête ne porte pas directement sur la pensée de Freinet, ni sur ce que l’on appelle la pédagogie Freinet en général, mais sur la réalité empirique de ce que j’ai pu relever sur le terrain, en recueillant des données entre 2001 et 2005. On ne pourra inférer de cette enquête sur le terrain la définition générale de la pédagogie Freinet, ni prétendre y ressaisir strictement et entièrement la pensée exacte de Freinet. D’autant que l’enquêté engage l’enquêteur, lui-même ne pouvant prétendre, à aucun titre, rendre compte de façon certaine et objective de ce qui se passe dans cette école, ni tout à fait de la façon dont sa propre subjectivité fait irruption dans l’enquête. La question qui sous-tend l’enquête est celle d’une reconstruction de la «forme scolaire ». J’utilise à dessein ce terme de reconstruction. J’ai hésité au départ entre plusieurs possibi­ lités, qui ne sont pas équivalentes: révolution de la forme scolaire, transformation, change­ ment, ou renouvellement, adaptation, réadaptation, et finalement, dans l’optique épistémolo­ gique de Dewey et Wittgenstein, reconstruction. D’autant que ce terme inverse la position philosophique un peu trop mélodramatique de la « déconstruction ». Il s’agit donc de penser le passage à ce que j’appelle, en reprenant une expression de Chartier (1976, p. 173), une nouvelle forme scolaire. En réalité, cette expression apparaissait bien plus tôt dans la bouche de Célestin Freinet, lors d’une conférence faite en 1958 à Neuchâtel: s’expliquant sur ce qu’il entend par École Moderne, Freinet présentait sa pédagogie comme productrice cFune « nouvelle forme d’école ». Mais cette nouvelle école ne sortait pas des pensées de Freinet comme une invention particulière, elle correspondait à la logique histo­ rique de la démocratisation de l’organisation sociale, dont Freinet et Élise se sont toujours senti être les serviteurs2. J’emprunte cette problématique de la « forme scolaire » au travail initialement conduit par Guy Vincent en 1994. Ce vocable contient l’idée de lieux fermés spécifiques (séparé des autres pratiques sociales) et voués à la transmission de savoirs scripturaux objectivés et codi­ fiés, produisant des effets de socialisation durables : « l’émergence de la forme scolaire, forme qui se caractérise par un ensemble cohérent de traits au premier rang desquels il faut citer la constitution d’un univers séparé pour l’enfance, l’importance des règles dans l’apprentissage, l’organisation rationnelle du temps, la multiplication et la répétition d’exercices n’ayant d’autres fonctions que d’apprendre et d’apprendre selon les règles ou, autrement dit, ayant pour fin leur propre fin, est celle d’un nouveau mode de socialisation, le mode scolaire de sociali­ 2. Freinet s’était d’ailleurs porté candidat au conseil général du canton de son village natal (Gars) aux élections de 1936 ; il ne fut pas élu.

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sation » (Vincent et al., 1994, p. 39). Dans son utopie, Comenius avait pensé le passage d’une forme scolaire « scolastique » à une forme scolaire « classique », dans laquelle on reconnaît pleinement les droits de l’enfance comme telle à être éduquée, puisque la nature humaine dispose de cette aptitude : en ce sens, le projet coménien est tout à fait politique. Il s’agit, dans cette schola infantiae, d’élever tous les hommes sans exception à l'huma­ nité, et Comenius dénonce ces scolastiques prisons qui, lorsque seulement elles existaient, n’étaient pas bonnes. Les écoles publiques rêvées par Comenius doivent devenir les ateliers de l’humanité, officina humanitatis. Ce rêve de Comenius, nous en retrouvons la trace, un siècle plus tard, dans les Réflexions sur l’éducation de Kant, qui fut un lecteur admiratif de Rousseau. Dans sa préface, Alexis Philonenko fait l’état des lieux de l’enseignement en Allemagne au XVIIIe siècle, en un tableau proprement désespérant : qualité exécrable des maîtres, faible scolarisation des élèves, insuffisance des écoles, idéologie ecclésiastique de l’enseignement. Par-dessus tout, Philonenko le confirme : « Eenfant n’existe pas et l’idée d’un enseignement qui lui convienne, à lui, en tant qu’enfant, est presque impossible. C’est contre cette vision que va s’élever la puissante pensée de Rousseau. Ce qui caractérise le mieux le génie de Rousseau, ce qui permet de comprendre sa force, sa puissance d’émotion, son éternité, c’est qu’il découvre une terre nouvelle : l’enfance. » Pour Kant, c’est donc à l'éducation publique de prendre en charge l’instruction et la culture morale des enfants, dans des établissements éclairés par les recherches des pédagogues. À la même époque en France, Condorcet jette les bases d’un système d’enseignement républicain. On peut dire qu’avec la Troisième République, sous l’autorité de Jules Ferry d’abord, ce système fut enfin organisé de façon volontariste. La forme classique de l’école est toujours la forme dominante actuel­ lement, notamment dans les pratiques d’enseignement. Mais « si l’école a dû être un monde clos afin de constituer l’enfance comme un univers séparé, il n’est sans doute pas nécessaire qu’elle le demeure alors que la séparation de l’enfance, la constitution de l’enfance comme catégorie spécifique appelant, nécessitant une action propre, est largement établie dans nos formations sociales » (Vincent et al., 1994, p. 46). En outre, il est fortement question, depuis au moins la Loi d’Orientation de 1989, de changer cette forme classique de l’école - le motif en est sa démocratisation. Cette notion de « forme scolaire » va se trouver au cœur de la discussion, dans la mesure où il en va in fine, dans sa conceptualisation et dans sa mise en œuvre, de rien moins que d’une lutte contre l’inégalité des chances : « la forme scolaire s’est construite et se construit dans les luttes et les transformations » (ibid. p. 47). Ces transformations, aujourd’hui, soulèvent un enjeu considérable. Uextension de la forme scolaire à toutes les pratiques sociales implique-t-elle, à l’heure de toutes les flexibilités, une inflexion de cette forme elle-même, nous entraînant sur son versant de dé-scolarisation (je me réfère, sur cette question, à l’ouvrage dirigé par Maulini et Montandon en 2005) ? Je partirai de l’idée que l’école de la République, dont la forme est restée jusqu’à présent classique, cherche à devenir l’école de la démocratie, et une école démocratique. Mais je conjecture que la démocratie ne s’est pas encore dotée de sa propre forme scolaire, la massi­ fication de l’école n’offrant aucune garantie sur sa démocratisation. Ce qui m’intéresse n’est pas de distinguer une pratique pédagogique en supposant qu’elle serait meilleure que toute autre, mais bien de réfléchir sur les questions que se pose la démocratie comme telle en matière d’éducation. Et « réfléchir avec », si je puis dire, le renouvellement du contrat didactique repéré dans la conception de Freinet. D’ailleurs, n’y aurait-il pas quel­

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INTRODUCTION

que naïveté dans la présomption de se penser membre d’une élite culturelle et intellec­ tuelle (les “éducateurs Freinet”), fût-elle animée des meilleurs sentiments du monde? Mon hypothèse est que, dès 1935-1936, l’école de Freinet à Vence, en redéfinissant le contrat didactique, et en retravaillant la relation didactique, contribuait à la recherche d’une nouvelle forme scolaire et des éléments de sa démocratisation, dans le cadre du courant international de l’Éducation Nouvelle - c’est bien là ce que Freinet avait en vue depuis le tout début de sa carrière, puisqu’il déclarait déjà le 7 mai 1921 dans la revue Eécole émancipée: « il faut faire vivre les enfants en république dès l’école ». J’ai travaillé cette hypothèse, certes, à la lumière de documents d’archive, mais surtout en analysant les pratiques de cette école. Mon intention est de dégager ainsi la matrice théorique d’une activité didactique singulière, celle de l’école Freinet de Vence, et ce faisant, de contribuer à une analyse de la raison didactique qui viserait à « doter l’enseignant d’outils de compré­ hension et de régulation d’un processus de formation où la quête de savoir serait en même temps quête d’existence » (Fabre, 1999, p. 7). Cette intention s’inscrit dans un contexte où les idéologies de déconstruction de l’école républicaine se font l’écho d’une dévalorisation générale de l’action éducative scolaire. 11 me reste maintenant à préciser l’identité du problème sur lequel je compte réflé­ chir au cours de cette enquête. Le concept de forme scolaire implique, à plusieurs titres, celui d’institution, et la rationalisation de l’organisation scolaire pensée comme un système vivant conduit à révéler, comme on dit dans les sciences humaines, une institutionnalisa­ tion du social. Dans la mesure où l’analyse de la forme scolaire doit engager une réflexion sur les pratiques, j’étudierai le fonctionnement didactique de l’école Freinet en me servant de certaines conceptions anthropologiques de l’institution3. Ainsi, la réflexion menée sur le passage à une nouvelle forme scolaire comme reconstruction, et l’analyse d’une pratique d’enseignement - à l’école Freinet de Vence - vont me conduire à interroger le concept d’institution en tant que concept nodal. Dans cette recherche, j’expose mon vocabulaire et ma méthodologie au fur et à mesure que je travaille sur les objets analysés. Mon travail s’est opéré en plusieurs phases. J’ai d’abord effectué des « visites exploratoires » pendant les premiers mois de l’enquête, au cours desquels j’ai noté sur des carnets de terrain mes impressions. Sur ces carnets, j’ai rédigé des énoncés axiologiques (« l’école a été aménagée dans un beau cadre ») et des énoncés descriptifs (« les élèves se mettent spontanément au travail en arrivant le matin »). Pour la notation axiologique aussi bien que pour la notation descriptive, le chercheur est impliqué dans l’enquête. Dans les deux cas, la rédaction des carnets prend pour trame initiale l’expression des affects de l’enquêteur, tout ce qu’il a ressenti, les impressions premières, sur le vif, l’instantané de sa participation. J’en produirai quelques extraits dans les prochains chapitres. Cette expression des affects doit ensuite être travaillée, les jours suivants, en objectivation pour soi de l’enquêteur pour esquisser l’explication de ses affects, et c’est poser la question de sa biographie didactique (ce que j’ai commencé à faire dans mon préambule). Puis, l’analyse d’objectivation pour l’autre doit être développée, de façon à garantir les énoncés, notamment dans leur dimension axiologique, mais aussi dans leur caractère descriptif (ce que je préciserai plus loin sous l’idée d’un « milieu d’enquête »). 3. Notamment, celles de Durkheim, Mauss, ou Douglas.

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FREINET À VENCE

J’ai ensuite effectué des visites de recueil de données pendant les trois années suivantes, au cours desquelles j’ai enregistré des entretiens avec les enfants, avec les maîtresses, avec le personnel, avec d’anciens élèves devenus adultes, j’ai filmé et j’ai photographié dans l’école, j’ai fait une enquête socio-didactique sur les parents et sur les élèves, j’ai séjourné à l’école (dans le cabanon4), j’ai consulté les archives départementales de Nice, et les archives de l’école Freinet, j’ai retravaillé l’œuvre écrite de Freinet, j’ai eu de multiples conversations avec Madeleine Bens-Freinet. Ce travail constitue le fonds empirique sur lequel s’appuie mon enquête.

4. Un cabanon au bord du vallon de la Cagne qu’Élise avait fait construire pour elle, et au-dessous duquel Élise avait son atelier de peinture.

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Chapitre 1

PRÉMISSES D’ENQUÊTE

J’avais pris contact avec la directrice Carmen Montes par téléphone au début du mois de juin 2001, pour lui soumettre mon projet de réaliser une monographie de l’école Freinet. Carmen me répondit chaleureusement, mais le projet, lui, fut accueilli plutôt froidement. Je pouvais venir à l’école si je voulais, mais je ne devais surtout pas gêner les élèves, et ne pas déranger les maîtresses dans leur travail. Elles ont très peu de temps libre. Et qu’estce que cela veut dire, “étudier l’école” ? Carmen pensait qu’il n’y avait rien de spécial, d’ailleurs, à étudier à l’école: « À l’école, on vit, c’est tout, qu’est-ce que tu veux étudier? Notre vie? » Aujourd’hui, je sais que oui, il s’agissait bien de cela, étudier votre vie1. La première difficulté fut donc d’obtenir l’accord des maîtresses pour mon enquête, puisque je devais nécessairement me présenter à elles en tant qu’observateur déclaré : pour d’évidentes raisons, il ne pouvait s’agir d’observer sous un masque, ni même de me faire passer pour une sorte de membre naïf. Je me suis imposé de révéler à mes collègues dès le début les finalités de ma recherche. Mon accès au terrain d’enquête fut donc à la fois assez facile, et assez incertain. Ma proximité avec les maîtresses de l’école rendait plutôt aisée la commu­ nication, mais du coup cette proximité même risquait d’invalider à leurs yeux ma volonté d’étudier cette école. J’ai ressenti, au cours des premiers mois, cette ambivalence de leur part: mon activité pouvait être jugée d’autant plus vaine que les maîtresses me considé­ raient comme une sorte de pair. Rétrospectivement, d’un point de vue méthodologique, je peux dire que mon enquête fut facilitée lorsque les maîtresses m’ont vraiment considéré comme un des leurs dans l’école, au bout de deux années environ. La notation, sur des carnets, de ce que j’avais pu voir lors de mes visites fit apparaître la quotidienneté didactique du milieu. Les événements n’étaient pas absents de ma descrip­ tion, mais c’est surtout la répétition qui caractérise cette temporalité d’enquête. C’est bien sous l’angle visuel que cette enquête fut principalement menée : observateur embusqué, je notais tout ce que je pouvais voir. Les carnets se noircissaient, et mon tableau prenait forme. L’enquête n’entrait pas dans la logique des événements, elle faisait au contraire poindre un tracé quasi cartographique de la vie quotidienne de l’école. Le paradoxe est que, au moment où commença l’enquête, je croyais connaître son objet, alors que c’est mon attitude strictement ethnographique qui m’a révélé la nécessité de construire l’objet de la recherche : « La description est description de celui qui décrit et qui progressivement 1. Comme je l’ai déjà indiqué, il est intéressant de noter la convergence de vue entre Freinet et Dewey à ce propos. Pour Dewey, l’éducation est un « processus de vie »,

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FREINET À VENCE

va construire son objet. La signification n’est pas immanente, donnée, déjà là, antérieure et extérieure à la question de sa recherche. Elle est dans l’acte de celui qui pose la question du sens de ce qu’on observe » dit Laplantine (2002, p. 89). Cette progressivité est la progres­ sion dans la construction de l’objet, parce que l’objet ne peut apparaître au premier instant de l’observation. C’est pourquoi, il me faut en expliquer un peu maintenant la genèse. En fait, mon projet est la reformulaiion d’un projet plus ancien qui n’avait pas abouti. Pour comprendre dans quelle histoire prend place cette enquête, qui assume pour le coup une dimension autoré­ flexive, il me faut revenir quelques années en arrière... Apprenant le décès d’Élise le 30 janvier 1983, j’avais écrit un petit mot maladroit à Madeleine Bens-Freinet2 que je ne connaissais pas personnellement, lui disant de façon présomptueuse que j’espérais exercer mon métier en m’efforçant de tenir compte de ce que sa mère avait apporté à la pédagogie. Baloule3 m’avait répondu le 20 mars 1983 que ma volonté risquait de n’être « qu’un vœu pieux. Car quelle œuvre? Que sait-on d’elle? On l’a gommée, effacée, anéantie. Cela, je ne l’oublierai jamais. Je sais ce qu’a été sa vie. Sans elle, mon père n’aurait jamais été celui qu’il a été. Ils sont indissociables. Merci de m’avoir adressé ces trois lignes. Vous avez été peu nombreux à le faire et je vous en suis d’autant plus reconnaissante ! Bal. Bens. » Avec ce courrier, Baloule m’envoyait copie d’un texte émouvant qu’elle avait écrit en réponse à un article paru dans la revue Eéducateur : « Vous occupez une maison en proie aux courants d’air. Vous avez conservé, sur sa façade, le nom des anciens maîtres des lieux, mais tout s’est peu à peu envolé de cette maison si pleine, si riche d’idées qu’ils vous avaient laissée. Vous êtes restés sur le quai. Vous regar­ diez passer des trains que d’autres que vous conduisaient. De temps en temps vous embar­ quiez pour suivre une mode de passage, un mai 19684, une non-directivité. Vous laissiez pousser votre barbe et vos cheveux chatouillaient vos épaules : vous étiez dans le vent et cela vous suffisait. Ne demeuraient de la splendeur ancienne que quelques cailloux polis par le temps, posés ici ou là comme des repères hasardeux, références illusoires à ce qui avait été et que nul Petit Poucet n’utiliserait jamais. Votre vocabulaire s’enrichissait de mots nouveaux pour combler les vides, oubliant le langage si clair de mon père, sa philo­ sophie si personnelle, son amour de la vie. Ce langage, cette philosophie, cet amour de la vie, ma mère avait mis toute son énergie à les sauvegarder. Autant d’insistance déplai­ sait aux squatters que vous étiez devenus. Un jour, ses livres, tous ses livres, ont disparu de votre beau catalogue : ils disaient que des pionniers, bien avant vous, avaient forgé ce que vous appelez aujourd’hui “nos techniques “Ils disaient le dévouement, l’abnégation, les combats qu’elle avait vécus avec eux. Mais ils disaient aussi les victoires, l’enthou­ siasme, la joie, toutes choses maintenant singulièrement absentes de votre morne univers. Cependant loin de vous, sans vous, mon père continue à vivre. Ses livres sont là, sa pensée est là, à portée de main. Il suffit, un jour de découragement, de lire au hasard quelques lignes pour découvrir l’eau claire de la source de son village et de s’en rafraîchir avec lui. Bal. Bens-Freinet, le 22 mars 1983 » 2. Eécrivain Jacques Bens, membre fondateur de l’Oulipo, était le gendre de Freinet. Il a, lui aussi, beaucoup œuvré pour la sauvegarde de l’École Freinet. 3. Madeleine Freinet était appelée Baloulette par ses parents ; elle signe souvent Bal. son courrier, et c’est géné­ ralement Baloule que ses amis l’appellent. 4. Quelques années déjà avant mai 1968, Élise Freinet écrivait elle-même : « Il faudrait pouvoir s’arrêter un peu longuement sur cet argument de liberté, dont on fait un abus inquiétant dans certaines écoles modernes » (1966, p. 34).

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PRÉMISSES D’ENQUÊTE

Ce courrier m’avait troublé. J’étais alors jeune instituteur adhérent à l’institut Coopératif de l’Ecole Moderne, et je réalisais subitement que je n’avais effectivement jamais entendu parler d’Élise Freinet dans le “mouvement” que je fréquentais depuis plusieurs années déjà, alors qu’elle vivait à Vence, à quelques pas de l’école Freinet gérée par sa fille. Les seules fois où il pouvait en être question dans une conversation, c’était pour dire que l’époque était révolue où la famille Freinet dirigeait le “mouvement” et que les écrits de Freinet étaient maintenant « dépassés ». Je ne comprenais pas ce que cela signifiait, et je voulais en savoir plus. J’écrivis donc à Baloule, non sans niaiserie, pour l’informer que j’essaie­ rai d’inciter à la lecture de l’œuvre de ses parents au sein de l’organisation qu’ils avaient fondée. Baloule m’écrivit par retour :

« 16-04-1983 Je suis prête à vous aider, si cela peut vous être utile, mais je ne comprends pas très bien ce que vous souhaitez faire. Et de plus, vous connaissez certainement mieux que moi l’œuvre de mon père. Je n’ai jamais pu lire ses livres en faisant abstraction du père qu’il était, ce qui m’a toujours fait privilégier le côté anecdotique et donc un peu superficiel. La difficulté sera de ne pas paraphraser, comme vous avez (excusez-moi) tendance à le faire dans vos articles de Eéducateur. Il me semble que les écrits de mon père n’ont pas à être expliqués, disséqués. Mais je ne voudrais pas vous décourager... Amicalement à vous, B. Bens. » J’ai demandé rendez-vous à Baloule, parce que je trouvais dommageable que l’ICEM ait coupé ses liens avec la famille Freinet. Je souhaitais comprendre les raisons, ou les causes de cette situation. Elle me reçut aimablement, à l’école. Cette rencontre joua le rôle salutaire d’une contestation de l’expérience, dans le sens où je commençais à avoir accès à une logique des événements, et à disposer des outils d’analyse de ce que je n’avais préala­ blement que constaté. Elle m’expliqua dans quel contexte les choses s’étaient passées au moment de la mort de son père, et pendant les années suivantes. Il me semblait de plus en plus que l’ICEM s’était conduit d’une façon incompréhensible5. Je l’écrivais à Baloule, qui me répondit: « 10 mai 1983 Cher Henri Go, je reçois votre lettre désabusée. Voilà réalisé ce que je vous disais au bord de la piscine à l’école6 : l’ICEM fonctionne selon les structures de l’URSS, il faut être dans la ligne. Bien amicalement à vous, B. Bens. »

Tout de même, je décidai de savoir ce qui se passait dans cette école Freinet de Vence, et pourquoi on en parlait si peu dans l’ICEM7 Je demandai à pouvoir y séjourner, et Baloule me répondit : « 23-09-1983 Cher Henri Go, je n’ai répondu ni à votre lettre de juin, ni à votre carte envoyée de Gars. Ce n’est pas très bien, je le sais, mais j’avais besoin, pendant ces vacances, de faire le vide autour de moi, et en moi, autant que faire se pouvait... C’est bien volontiers que nous vous recevrons à l’école. Vous y verrez une pédagogie non pas absolument en l’état où mes parents l’ont laissée, mais dont les fondations, très solides je crois, demeurent. Nous avons fixé pour votre venue les lundis 3 et mardi 4 octobre. Est-ce que cela vous convient? C’est une période encore estivale, et propice aux rencontres (et les quelques

5. Ce n’est pas l'objet de la présente enquête, et une étude devra être menée si l’on veut se forger une idée raison­ nable et honnête de cette histoire : quid de la direction de l’ICEM après la disparition de Freinet ? 6. 11 s’agit de l’ancien bassin qui a été restauré et mis aux normes. 7. En juin 1983, dans le bulletin de l’association des « Amis de Freinet » furent publiées quelques pages en hommage à Élise Freinet (n° 38, p. 1-33).

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FREINET À VENCE

jours suivants, je serai absente). Vous pourrez prendre vos repas et dormir à l’école. À bientôt, amicalement, B. Bens. » Cette lettre était accompagnée d’une copie de courrier que Baloule avait adressé aux organisateurs d’une exposition sur l’art enfantin, quelques mois après la disparition d’Élise :

« 22 juin 1983 Lisez, ouvrez grands vos yeux, voici qu’on adore ce qu’on a brûlé, voici qu’on encense, voici qu’on glorifie. 11 a suffi d’une mort très douce, d’une vie quittée sans bruit dans le silence d’une nuit de janvier. Il a suffi qu’une voix se soit tue. Lt comme par miracle, éblouissante magie des revirements opportuns, oh merveilleuse imposture, voici qu’aidés de leurs petites soeurs, ceux-là mêmes qui à grands cris ont chassé jusqu’à son nom, ouvrent les bras. Pourquoi si tard ? Parce que, précisément, la voix s’est tue. “Osons montrer ce qu’était l’Art enfantin” peut-on lire. Osons. OSEZ. Cherchez, fouillez, OSEZ sortir de leurs tiroirs vos chefs-d’œuvre d’avant le déluge. On fait appel à votre bon cœur, on rend hommage, non ? On rend hommage en temps et lieux propices : le néant d’aujourd’hui faisant place à ce qui fut hier, le temps d’une exposition, quatre jours d’été mille neuf cent quatre-vingt-trois. Bal. Bens-Freinet. PS: ni l’École Freinet, ni moi-même n’avons reçu la circulaire pour l’exposition... » J’ai donc passé ces deux journées à l’école, et une inoubliable nuit dans le cabanon en bord du vallon de la Cagne, à écouter le hibou solitaire. À vingt-six ans, il me semblait que l’œuvre de Freinet s’efforçait de survivre à Vence. Dans La part du maître, en 1966, Élise écrivait de façon à mon sens tristement lucide que la « sous-estimation de l’œuvre théo­ rique de Freinet est pour ainsi dire devenue classique pour la masse des nouveaux venus dans notre mouvement pédagogique. Les sots se feront même un jour un point d’honneur de l’ignorer... » (p. 7).

Je recevais bientôt un courrier de Baloule: « 18-10-1 983 Cher Henri Go, j’ai été touchée que vous ayez pensé au 8 octobre8. Maintenant, sinon dans ma famille, c’est une date oubliée. Sans doute est-ce mieux ainsi. Pour moi, malgré les années qui passent, si nombreuses déjà, je revis ce jour comme le plus triste de ma vie, et il me rend le mois d’octobre trop mélancolique. J’espère que votre rencontre avec les trois jolies filles de l’école9 sera enrichissante pour vous. Amicalement, B. Bens. »

La rencontre avait été, en effet, enrichissante pour moi. Encouragé par Baloule, je voulais organiser une coopération entre l’École Freinet de Vence, et l’école Freinet à Draguignan où je commençais à travailler. Je recevais une lettre favorable des maîtresses :

« Vence, le 26 octobre 1983 Bonjour Henri, nous vous recevrons avec plaisir le mercredi 9 novembre, aucun problème. En ce qui concerne notre visite chez vous, tu nous avais déjà proposé, dans une lettre précédente, le samedi 5 novembre en échange du 22 octobre. Nous nous en tenons donc à cette date, vu que nous nous sommes déjà organisées pour (et nous pourrons revenir le 19). À bientôt donc, Brigitte, Carmen, Patricia. PS : Franck a le bras cassé et vient en classe. Il veut s’inventer le brevet d’escaladeur du chêne de papa Freinet avec un bras dans le plâtre ! Patricia. » 8. Il s’agit du 8 octobre 1966, date du décès de Célestin Freinet. 9. Il s’agit des trois maîtresses alors en poste à l'école Freinet.

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PRÉMISSES D’ENQUÊTE

La coopération était engagée entre les deux écoles, sur fond de relations compliquées avec l’ICEM Je poursuivais mon activité, imaginant utile d’essayer de convaincre que le rapprochement avec Vence était nécessaire, tout autant que la relecture des œuvres de Freinet. Ayant lu certains de mes petits articles, Baloule m’adressait un courrier plutôt sceptique:

« 25-01-1 984 Cher Henri Go, Ah mais c’est à dessein que l’ICEM prône non plus une pédagogie du travail qui était l’idée maîtresse de mon père, mais une pédagogie du laxisme. Par pure démagogie, et puis c’est tellement plus simple. De nos jours, où les week-end, les “ponts” et les vacances sont les préoccupations premières de la plupart des individus, enseignants compris, qui oserait encore parler de travail, d’éducation par le travail qui plus est ? Alors que les “conquêtes sociales” n’ont eu qu’un but, les loisirs ? Ce que véhicule l’ICEM, c’est la pédagogie de la sieste. D’une sieste sereine à l’ombre d’un chêne qui s’appelait Freinet. Mais c’est pernicieux, la sieste, et on prend si vite l’habitude. Je vous sais gré d’avoir si courageusement, et si brillamment, tenté de sonner le réveil. En vain je pense, mais je ne voudrais pas vous décourager. Croyez à mes sentiments les meilleurs. B. Bens. » C’est bien en vain, que j’ai modestement tenté de « sonner le réveil » Après quelques années d’effort, j’ai dû me rendre à l’évidence: l’ICEM tenait probablement à s’émanci­ per de son “époque Freinet” or c’était l’effort pour comprendre et préserver la pensée de son fondateur qui m’intéressait. Non qu’il faille exclure par principe une évolution des analyses sur l’enseignement, et une évolution des pratiques d’enseignement, mais il me paraissait nécessaire, pour un mouvement comme l’ICEM, que cette ou ces évolutions soient envisagées à partir d’une (re)lecture de Freinet, plutôt que dans l’abandon de son œuvre. Beaucoup d’événements ont altéré ma persévérance, et je voyais l’inutilité de mon militantisme. Découragé, et nostalgique de la philosophie, je me suis mis en congé pour préparer les concours. Pendant une dizaine d’années, je me suis entièrement consacré à l’enseignement philosophique en lycée, perdant peu à peu contact avec mes camarades de l’école Freinet de Vence, et avec Baloule. C’est en 2000, lorsque je suis devenu formateur associé à l’IUFM de l’Académie de Nice (site de Draguignan)10, que j’ai voulu reprendre contact avec Vence. J’ai appelé Carmen au téléphone, qui m’a gentiment répondu non sans une certaine surprise : « Qu’est-ce que tu étais devenu ? » Je suis encore en train d’essayer de répondre à cette question. Mais j’ap­ préhendais de revoir Baloule, après ces années silencieuses. Je demandais à Carmen si elle pensait quelle m’en tiendrait rigueur: « Mais non, mais appelle-la. » Ce que je fis: « Bonjour Baloule, j’hésitais à vous téléphoner... - Mais pourquoi, on ne s’était pas quittés fâchés, il me semble. » Je faisais part à Baloule de ma volonté de reprendre mon projet concernant l’œuvre de ses parents, mais sous une tout autre forme. Il ne s’agissait plus de la vaine exégèse de cette œuvre, mais d’une étude systématique des pratiques actuelles à l’école Freinet. Et nous revoilà en juin 2001...

Le commencement de mon enquête ne fut pas chose confortable. J’étais accueilli très courtoisement, mais avec une certaine incrédulité de la part des maîtresses. Venant à l’école, je. croyais savoir ce que j’allais observer. Je me suis rendu compte peu à peu qu’il n’en était rien. 10. Baptisé en 2005, sur une proposition de son directeur René I.ozi, IUFM Célestin Freinet.

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FREINET À VENCE

Vues de l’école, le théâtre ouvert, et le bureau de Freinet

Si un certain nombre de gestes me furent évidemment familiers (parce que d’une part j’étais moi-même enseignant depuis vingt ans, parce que d’autre part j’avais été

“instituteur Freinet” et aussi parce que je connaissais déjà cette école), c’est l’attitude ethnographique, consistant dans « l’acceptation inconditionnée de la réalité telle qu’elle apparaît11 », qui m’a révélé une figure de l’école à laquelle je ne m’attendais pas. J’ai noté11 11. François Laplantine, 2002, p. 83. Il précise que l’ethnographe est « celui qui raconte ce qu’il a vu à partir de son propre regard », et pratique donc une iconographie (ibid. p. 84). J’ai pratiqué cette iconographie au sens propre en photographiant l ecole.

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PRÉMISSES D’ENQUÊTE

sur des carnets de terrain mes premières visites “exploratoires” à l’école. Dans ces carnets se mêlent la description et les réflexions que m’inspire ce que je vois.

Observation

du jeudi

28 juin 2001 (visite

exploratoire n°

1)

« Je viens aujourd’hui prendre contact sur place avec les maîtresses de l’école Freinet, après avoir obtenu leur accord pour m’accueillir régulièrement dans les lieux pour les mois, voire les années à venir. Je me suis engagé à être le plus discret possible, et à leur rendre compte au fur et à mesure de ma propre activité d’enquêteur. Passant par Vence, on discerne de loin sur la colline les blocs blancs de l’école. On se rapproche par la petite route sinueuse, puis par le chemin Freinet qui suit la crête, qui n’était encore qu’un mauvais chemin de terre en 1934, et l’on arrive sur la place aménagée en contrebas de la pinède dans laquelle se trouvent les bâtiments. À 8 heures, je traverse lentement la petite garrigue, faisant le chemin des écoliers, pour rejoindre les classes, sur le haut de la colline du Pioulier. Je salue les maîtresses, qui sont là avec quelques élèves, déjà engagés dans le travail. Spontanément, chaque enfant lance un « Bonjour ! » Dans la classe du cycle 3, Carmen me dit « Oh tu sais, de toute façon tu ne vas rien observer d’intéressant, en ce moment nous rangeons l’école, il y a plein de choses à faire, et je n’ai pas le temps de m’occuper de toi !» Je lui réponds que j’espère surtout ne déranger personne. « Tiens, si tu veux savoir des choses, tu n’auras qu’à interroger les enfants, et si tu veux, ils te feront visiter l’école. Tiens, Stel. et Ga., occupez-vous d’Henri, s’il vous plaît ! » ajoute Carmen. Pendant que nous échangeons ces quelques mots, d’autres élèves continuent d’arriver, disent bonjour en entrant dans la classe, et se mettent aussitôt au travail ; une élève se dirige vers le tableau sur lequel elle écrit en grand à la craie : « Bonjour Carmen adorée », puis entoure son message d’un cœur. Il est maintenant 8 h 25 et tous les élèves semblent présents, chacun étant actif à sa table en silence. Il est intéressant de voir ce qui paraît être un rythme de travail, propre à cette école. Il est fréquent de constater dans les écoles (non seulement primaires, mais secondai­ res, et aussi bfen les lycées que les collèges...), un relâchement du travail en fin d’année, et une évolution non contrôlée du contrat didactique vers une certaine pratique aléatoire12. À 8h35, une voix rompt le silence: « C’est les critères ! Qui est arrivé à l’heure? Qui a dit Bonjour ? Qui a regardé ses responsabilités ? Qui a sorti ses crayons et son travail ? Qui s’est vite mis au travail13? » Immédiatement, les élèves reprennent leur activité, et à nouveau, le silence dans la classe... Première impression: une salle de bibliothèque. Exactement, l’impression de me retrouver à la bibliothèque Masséna de Nice, lorsque j’étais étudiant en Khâgne, et que nous séjournions, pendant de nombreuses heures, dans la belle salle silencieuse où chacun était plongé dans l’étude d’un livre... Ce vécu fondateur de l’étude me revient. Autre sensation, le souvenir des belles pages d’Umberto Eco sur le scriptorium, 12, II est connu que certains professeurs du secondaire incitent même les élèves à ne plus venir en classe les derniers jours, ou remplacent les cours par des discussions, voire des projections de films... À l’école primaire, aux beaux jours de juin, on commence à voir des récréations durer... A la fin du mois de juin 2005, je souhaitais filmer à une conférence à l’école Freinet, mais Carmen m’a demandé de ne pas venir: « Oh, les derniers jours, je ne veux pas être dérangée, on a trop de travail ! » 13. Les critères d'autonomie sont une invention récente des élèves de la classe de Carmen, lors d’une réunion de coopérative.

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FREINET À VENCE

la découverte du “labyrinthe” la nuit du deuxième jour), et la visite de la bibliothèque (le quatrième jour), dans son roman Le nom de la rose: « Le tracé de la bibliothèque reproduit donc le plan du monde tout entier? » (1982, p. 395). J’ai tôt eu ce sentiment que l’étude nous ouvre une sorte d’accès secret au monde14: l’étude comme geste si profondément culturel, si singulièrement humain. Un accès inouï au monde, pour reprendre un terme nietzschéen: l’inouï, c’est ce qui n’a encore jamais été dit, jamais écrit, et jamais vécu, la plus grande singularité possible. N’est-ce pas ce que doit permettre, pour chacun, l’étude, dans l’appropriation des savoirs ? J’observe ces enfants paisiblement assis devant leur cahier. Une question me vient : où est la maîtresse, que fait-elle? Car la base du contrat didactique classique, c’est ce que j’ai envie d’appeler l’engagement du professeur dans sa classe. Je trouve d’ailleurs admirable cette façon de faire le métier, lorsque le cours magistral est habité par le professeur, et que les élèves expérimentent l’écoute attentive. 11 me paraît sot d’imputer au dispositif du cours magistral les difficultés d’apprentissage d’un certain nombre d’élèves. On a beaucoup décrié cette “méthode” d’enseignement transmissif, d’apparence peut-être narcissique, mais rien ne prouve que ce qui pourrait apparaître aujourd’hui comme de nouveaux stratagèmes d’enseignement soient nécessairement et en eux-mêmes d’efficaces moyens pour amélio­ rer l’action professorale15. En fait, l’aplomb avec lequel sont délivrées certaines consignes pédagogiques ministérielles ne redoute pas le ridicule. Eautosatisfaction de certains mili­ tants des pédagogies dites nouvelles, convaincus de leur supériorité, ne me paraît pas plus fondée. Il ne serait pas inutile de pratiquer au moins, en formation continue des ensei­ gnants et en formation de formateurs, le doute sur ces activités professorales, en cherchant, selon une belle formule d’Yves Clôt, à mettre le métier à disposition. Je me demande donc où est la maîtresse, et je la trouve assise à côté d’un élève, chuchotant avec lui à propos de son problème de mathématique, tandis que d’autres écrivent, lisent, calculent... Je me dis que c’est l’organisation que permet l’individua­ lisation du travail dans la classe coopérative. Est-ce un constat, ou un début d’explica­ tion? Dès les premières minutes de la matinée, et jusque vers 9h45, la maîtresse pratique le préceptorat. Je garde de cette première visite une sensation plastique: le sentiment d’avoir assisté en direct à la composition d’un tableau dans l’atelier du peintre, lenteur et silence, comme pour ne pas gêner la concentration du Maître16. Cette sensation me paraît essentielle à la description de l’activité de la classe, et je ne crois pas qu’il faille la censurer pour subjectivisme. C’est ce que je me permettais de confier à Carmen à midi pendant le repas. Elle me répondit d’un ton presque ironique : « Oh ben 14. J’ai, comme beaucoup d’enfants, découvert la joie intense de lire à l’école élémentaire, avant de dévorer litté­ ralement les livres au collège, dans une frénésie de lecture nocturne. Les livres et leurs pensées sont devenus un essentiel au lycée, notamment en terminale. Mais c’est en Lettres et Première supérieures que je crois avoir, comme mes condisciples, touché le sol de l’étude. 15. On peut notamment consulter sur cette question les travaux de Jean-Yves Rochex et Elisabeth Bautier, en particulier « Le rôle des pratiques des maîtres dans les difficultés scolaires des élèves » (Bautier, 2006). 16. Que l’on imagine bien à partir d’une scène du film qu’Alain Corneau a tiré du roman de Pascal Quignard, Tous les matins du monde, 1991, par exemple, ou du film de Pasolini Le Décaméron, 1972, dans lequel il représente, de façon saisissante, la peintre Giotto commençant en 1 228 ses fresques de la basilique de Saint François à Assise, ou de l’adaptation de La belle noiseuse de Balzac par Rivette en 1991, ou encore du Jackson Pollock de Ed Harris en 2002, du Van Gogh de Pialat en 1991, etc.

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PRÉMISSES D’ENQUÊTE

toi, c’est que tu n’as rien vu ! Tu sais, on en a des choses à apprendre ! Moi, j’ai l’impression que je ne sais rien faire. » Cette déclaration sincère, je l’ai entendue de nombreuses fois en quatre années d’en­ quête. Carmen est convaincue d’être une « mauvaise enseignante ». Un jour, j’expliquais à Carmen que je filme des maîtresses expertes dans leur classe, pour faire travailler mes stagiaires à l’IUFM sur les techniques de conduite de classe. Elle m’interrompit pour dire très fort : « Moi je ne sais pas le faire, tout ce que tu dis, je suis vraiment une mauvaise instit. » La rigueur professionnelle que je crois avoir constatée, et en même temps la modestie des maîtresses de l’école Freinet de Vence m’ont semblé, au cours de l’enquête, caractéristiques d’une filiation didactique, celle d’Élise17 : « Trop facilement, il est des adul­ tes qui se croient devenus insectes parfaits, par le seul fait que leur comportement répond à leurs yeux à une organisation de dernier stade... Ils ne font plus d’effort pour grandir. A quoi cela tient-il ? Je pense qu’il y a là surtout une méconnaissance totale des vertus du travail. [...] Qui aime son métier va plus loin que le métier » (1966, p. 10-11). Il y a certes quelque chose de simplement républicain dans une telle position, faire le travail pour lequel, dans une collectivité solidaire, on est rémunéré. Et cela entre également dans l’éthique républicaine de chercher à se perfectionner dans le métier que l’on fait, cela n’est guère contestable, et n’a pas à faire l’objet d’une discussion. Cet a priori sur le métier ne me semble pas devoir être considéré comme un dogme idéologique, mais comme une condition de possibilité de la démocratie. Car c’est l’enga­ gement loyal dans le métier, par exemple, qui permet des effets correctifs sur le métier, comme le signale Joëlle Zask: « La supériorité de la démocratie sur les autres formes politiques ne provient donc pas de ce qu’elle serait plus parfaite ou plus naturelle, mais de ce que sa capacité d’autocorrection, d’amendement et d’encouragement à l’égard du développement des activités humaines s’avère beaucoup plus grande que celle de tout autre régime18. » Cet a priori toutefois n’a pas orienté mon enquête, mais c’est l’enquête qui le fait apparaître comme un donné de la pratique didactique à Vence. Le fait est : ce que l’on voit en premier à l’école Freinet, c’est le travail, et c’est pourquoi j’ai voulu commencer mon compte rendu par la description des temps « interstitiels ». Dans l’œuvre des Freinet, et à l’école de Vence, cette éthique du travail est comme poussée à un point d’incandescence. D’autant plus que pour Freinet, le renouvellement de la forme scolaire passait par la géné­ ralisation de ses techniques d’éducation et d’enseignement, ce qu’il appelait une pédagogie de masse19 : « l’école traditionnelle demande beaucoup trop à l’instituteur, moins d’ailleurs - et c’est cela le plus grave - dans le domaine de la technique qu’au point de vue des quali­ tés personnelles et psychiques qu’il ne dépend pas toujours de lui de posséder ou d’acqué­ rir » (1994, t. 2, p. 75). Eidée que l’enseignement est un vrai métier n’est pas contradictoire avec l’idée que ce métier doit être accessible à tous, et qu’il ne s’agit pas d’être magicien pour l’exercer de façon experte. Cela aussi entre dans le projet de démocratisation de la forme scolaire. Eaffirmation de Carmen, lorsqu’elle dit ne pas être une maîtresse experte,

17. Baloule me disait un jour: « Quand tu vois Carmen enseigner, tu vois ma mère. » 18. Injohn Dewey, 2003b, p. 40. 19. Même si Dewey ne voulait pas que l’on imitât les pratiques pédagogiques élaborées dans son École-labora­ toire (par crainte que l’on en fît de simples recettes), il encouragea lui-même aux Etats-Unis le développement des pratiques éducatives modernes qu’il jugeait inspirées de la pensée de Rousseau.

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FREINET À VENCE

porte sur ce que Freinet appelait les « mimiques » des professeurs. Lorsque le travail est organisé, le professeur n’a plus besoin d’étre un bonimenteur pour attirer l’attention de ses élèves. Le camelot, c’est celui qui vend du vent, des articles prétendus nouveaux que l’on ne trouve pas dans le commerce. De même, le professeur orateur charismatique, c’est celui qui laisse entendre que nul autre ne dit ce que lui dit. Cette arrogance professorale peut faire penser à la gouaille du marchand qui cherche à faire un « coup de casque », comme le décrit superbement Jean-Yves Mollier (2003), en fascinant ses auditeurs. Cette pratique charismatique n’est pas visible à Vence, où le plus souvent on pourrait avoir l’impression qu’il ne se passe rien, et que les maîtresses ne font rien. Il va falloir approfondir le rapport entre le contrat didactique et le milieu, si l’on veut élucider ce qui apparaîl comme une radicale prise de distance des maîtresses, et sans doute en faire une étude proxémique (en éthologie didactique). En effet, j’ai très souvent vu Brigitte Konecny s’asseoir silencieuse, en retrait, et ne plus rien faire pendant un long moment, alors que sa classe ressemblait à une véritable ruche. Cette possibilité de disparition, en quelque sorte, de la maîtresse, est assez surprenante. C’est un geste du professeur auquel j’ai trouvé une dimension esthéti­ que20, au point que j’attends maintenant avec impatience, lors de mes visites, le moment où Brigitte va ainsi s’effacer de la classe.

20. On parle bien, dans la tradition magistrale de l’école classique, d’un beau cours.

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Chapitre 2

INTERSTICES

Mon enquête adopte une démarche résolument inductive (donnant la priorité au recueil de données), d’abord indiciaire (s’efforçant d’observer les pratiques à partir de ce que les psychanalystes nomment une « attention flottante » où l’on ne préjuge pas de ce qui est important, où l’on se rend disponible à toute anecdote, à l’anodin, au détail qui pourrait être versé au compte des indices), et plus généralement clinique, s’intéressant, selon une formule hégélienne, à la « chose même », et s’attachant à la décrire minutieusement dans son apparition, au sens phénoménologique. Pour Hegel cette apparition n’a d’existence qu’en tant que mouvement de manifes­ tation (j’y reviendrai plus loin) : il n’y a rien avant l’apparaître, il n’y a pas de « nonencore-paru » préalable qui s’élancerait dans une parution, et le monde de l’apparition n’a pas d’autre consistance que l’unité de la totalité de ses apparitions. Mais je n’ai pas enfermé le mouvement de l’activité de cette école dans des catégories générales censées s’affronter, comme en un combat de Titans, selon la dramaturgie hégélienne, pour dérouler une dialectique abstraitement conçue par division de grands concepts1. C’est au contraire le mouvement, dans cette école, avec lequel j’ai tenté de « sympathiser », en allant à la rencontre des contingents et du multiple, tenter de saisir des relations non préexistantes entre les choses. Au cours des quatre dernières années, j’ai noté sur mes carnets de terrain, outre les descriptions multiples d’activité en classe dont je rendrai compte dans les prochains chapi­ tres, le contenu des moments dits de « récréation ». Je précise qu’il n’y a pas dans cette école de récréation le matin: les récréations ont lieu de 11 h30 à midi, et 12h50 environ à 13 h 20, puisque l’inscription à la cantine est obligatoire dans cette école : tous les enfants et tout le personnel se rencontrent dans cette période de la journée (je souligne que beaucoup d’élèves restent en classe de 11 h 30 à 12 heures pour continuer à travailler, et y reviennent éventuellement dès 13 heures, comme on le verra plus loin). C’est toujours dans la petite BCD, servant également de tisanerie pour les adultes entre la fin du déjeuner et la reprise de la classe, que l’une des trois maîtresses prépare le café, et c’est ce moment de la jour­ née que je vais d’abord décrire, dans le but d’en dégager la spécificité. Lorsque j’ai conçu l’organisation de ce livre, j’ai choisi de proposer au lecteur d’entrer dans l’école plutôt1 1. On peut lire à ce sujet les intéressantes remarques de Descombes (1996, p. 226-236), opposant à la logique hégélienne de division des termes, la logique propositionnelle de Pierce.

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par les coulisses, en montrant ce que font les maîtresses durant les « temps interstitiels » (Marcel, 2002), alors qu’elles sont censées ne pas enseigner. Je ne me suis appuyé, pour ces observations, sur aucun principe de sélection des données, au risque de ne perce­ voir, selon la sévère formule de Patrick Berthier (cité par Marcel, 2002) qu’un « bruit de fond irréparable, protoplasmique ». Je ne découvrais pas la lune, bien sûr, en assistant, et en participant à ces moments interstitiels, puisque j’en avais déjà en quelque sorte une connaissance interne, du fait de ma propre expérience de neuf années d’enseignement à l’école primaire (dont cinq en école Freinet), et de treize années d’enseignement en lycée où existent également les moments de l’entre-deux-cours, dans la salle des professeurs. Mais la tâche que je me suis imposée, de noter sur mes carnets de terrain ces conversations (constituant des apnées didactiques), en vue d’en observer l’intrigue, a produit en moi un détachement de cet objet dont j’étais relativement acteur (les ayant directement vécues). Pour faire le récit de cette intrigue interstitielle, j’ai finalement décidé d’enregistrer les conversations lors de visites à l’école en juin 2004. Dans le cadre restreint de ce livre, je n’en présenterai qu’un extrait2. Le regroupement des enseignants et d’une partie du personnel pour le café existe dans de nombreuses écoles. C’est un moment important dans l’ordre des relations, même s’il a été peu étudié. C’est par observation participante que Jean-François Marcel (2002) s’y est appliqué, sur un corpus de 72 moments ; son propos est de montrer comment s’actuali­ sent les pratiques enseignantes en dehors du temps de la classe (ces moments spécifiques sont généralement au nombre de six dans une journée à l’école primaire), et il décrit ce temps professionnel comme ayant tendance à être détourné en temps personnel. 11 paraît judicieux de faire apparaître, dans l’analyse des pratiques d’enseignants, celles qui ne relè­ vent pas directement de situations d’enseignement, c’est pourquoi j’ai trouvé pertinent de commencer mon analyse de l’école Freinet par la présentation de ces moments “proto­ plasmiques” constituant les deux premiers chapitres de ce livre. Jean-François Marcel s’intéresse donc aux « temps interstitiels » de la journée des enseignants : il définit ces temps interstitiels comme ceux qui précèdent, suivent, ou s’intercalent entre les horaires d’enseignement et qui, par là même, se distinguent des pratiques d’enseignement. Ce sont d’ailleurs des « espaces interstitiels », c’est-à-dire autres que celui de la classe (bureau, salle des maîtres, BCD, salle polyvalente, atelier, local spécialisé, cantine, cour, « marges » - près du portail, par exemple -, aire de jeu, jardin, poulailler, volière, stade, bassin...), qui peuvent accueillir diversement ces pratiques, ce qui peut nous conduire, comme le suggère Jean-François Marcel, à faire une géographie des pratiques des enseignants en temps interstitiels. On peut éventuellement retenir de l’article cité que les activités, durant ces temps interstitiels, revêtent un caractère assez informel, qu’elles sont plutôt de type collectif (alors que l’enseignant est seul dans sa classe), et qu’elles agrègent différents acteurs sociaux (personnel de service, intendant, intervenants, parents, visiteurs). De façon générale, Jean-François Marcel semble conclure de son étude que les enseignants considèrent leur temps de service, celui durant lequel ils ont la responsabilité effective des élèves, comme circonscrit au temps de classe. 2. Cette question occupait en revanche les deux premiers chapitres de ma thèse.

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INTERSTICES

J’indique brièvement que selon Marcel, la stratégie des enseignants de l’école qu’il a étudiée tient en trois axes :

- « utiliser ce temps pour préparer la classe ou corriger des travaux d’élèves (et de fait, ces tâches sont soustraites au temps « libre » des enseignants, le soir, ou les jours vaqués, temps qu’ils récupèrent du coup en loisir personnel) ; - cultiver en ces moments la cohésion de l’équipe éducative, en faire des occasions de convivialité entre adultes ; - préserver ce temps de la logique du « travail » (représenté par l’activité individuelle d’enseignement dans la classe) : « Les relations avec les élèves sont coupées (on évite de les voir, de leur parler et même de les écouter quitte, pour ce faire, à les humilier) et celles avec les parents d’élèves sont circonscrites à des échanges superficiels de marques de politesse » (Marcel, op, cif.). Quel que soit le degré de conformité à la loi de ces pratiques courantes (je veux dire qu’un enseignant, pendant la récréation, ne cesse d’exercer son métier), il faut bien noter que ces moments sont le plus souvent investis par les professeurs pour opérer une rupture dans le déroulement du temps professionnel. On peut comprendre que ces ruptures soient vécues par les enseignants comme des temps de décompression, apportant un soulagement d’autant plus appréciable que les rapports avec la classe sont tendus ou conflictuels. Dans certaines situations d’enseignement, il semble que ces temps interstitiels soient de vérita­ bles ballons d’oxygène pour tout le monde. La particularité de l’école Freinet se remarque facilement, et d’évidence : le temps inters­ titiel n’est pas du temps professionnel détourné au profit d’un temps devenant personnel. Je n’étudie précisément que le temps de l’après déjeuner, dans l’espace de la BCD, parce que c’est le moment le plus significatif pour ce qui est des échanges entre les maîtresses. Le matin, chaque maîtresse accueille les élèves dans sa classe (les maîtresses sont dans leur classe très tôt le matin). Comme je l’ai indiqué déjà, il n’y a pas de récréation dans la mati­ née (sauf pour les petits qui vont prendre leur goûter à la « grotte de papa Freinet », sur le chemin de la Cagne). De 11 h 30 à midi, la plupart du temps chaque maîtresse continue d’être occupée avec une partie de ses élèves. Pendant la cantine, les maîtresses, ainsi que l’A.T.S.E.M., et la gestionnaire, déjeunent à des tables différentes, au milieu des enfants. La récréation de l’après-midi est une simple pause à 16 heures pour que les enfants grigno­ tent quelque chose, avant une conférence, ou la réunion de coopérative (et les maîtresses ne sortent pas de leur classe). Enfin le soir, le portail se trouvant fort loin des classes, les enfants retrouvent leurs parents devant la salle de conférence, (ou sont accompagnés par les maîtresses à la garderie pour les autres). Le contact avec les parents a lieu chaque matin pour la classe des petits (les parents peuvent rester un moment dans la classe), et de façon aléatoire, le matin ou le soir, pour la classe des grands, ou sur rendez-vous (pour la classe des moyens). On voit donc bien que le seul véritable « temps interstitiel » de cette école se déroule entre la fin du déjeuner et la reprise de la classe à 13 h 20. Dans cette école, la vie scolaire se prolonge, ou se maintient, lors de ce que l’on s’attendrait à constater comme un hors temps didactique, et une respiration pour les maîtresses: ici, l’espace interstitiel élu par les trois maîtresses, se trouve être la BCD, à laquelle on accède directement de l’ex­ térieur, mais qui se situe entre le bureau de la directrice (où elle se rend pour téléphoner, ou effectuer son travail administratif, mais qui n’est pas un lieu de rencontre), la salle de

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la photocopieuse (donnant elle-même sur un petit sanitaire), et la classe des grands. Cette position de carrefour de la BCD se comprend par le fait que le local était anciennement le salon-cuisine d’un petit appartement de fonction (avec donc deux chambres et une salle de bains) longtemps occupé par Brigitte Konecny,

Aujourd’hui jeudi 10 juin 2004 (il est 12 h 50), Brigitte prépare le café. Des élèves vont et viennent, entre l’extérieur et la classe des grands ou la salle de la photocopieuse, certains s’installent dans les fauteuils pour feuilleter un livre ou se reposer, d’autres viennent taper un texte sur l’ordinateur. Pour enregistrer les échanges, j’ai discrètement placé le magnéto­ phone sur une étagère ; personne ne l’a remarqué. Pour garder à la conversation son aspect naturel, je devrais la reproduire d’abord intégralement, ce protocole formant une unité littéraire, au sens où Mikhail Bakhtine la définit : « le début et la fin d’une œuvre, du point de vue de l’unité de la forme, sont le commencement et la fin d’une activité [... ] Les étapes de l’activité verbale génératrice sont les périodes d’une tension unique, sont des éléments atteignant un certain degré d’achèvement » (1978, p. 76). Si l’on reste dans la terminologie de Bakhtine, on pourrait dire que l’intonation esthétique du discours n’existe, s’agissant d’un transcript, que dans l’après-coup, puisque ce texte n’a pas été écrit par un auteur mais est le fait de ce que Bakhtine appelle une intonation éthique réaliste, d’acteurs réels participant à un événement. Mais à considérer l’énoncé dans sa forme, on le renvoie à son unité dynamique et génératrice qui n’est pas, dans le cas du protocole, un romancier, mais l’activité même de l’école, dans sa pure facticité. Si je suis le lecteur d’un protocole non scindé en objets isolés (non fragmenté), je deviens « actif dans la forme, et au moyen de la forme j’occupe une position axiologique en dehors du contenu f...] ainsi la forme est-elle l’expression de la relation active et axiologique d’un auteur-créateur et d’un contempla­ teur (co-créateur de la forme) au contenu » (ibid. p. 71). La lecture d’une transcription demande certes un effort au lecteur contemplateur qui n’est pas coutumier de ce type de document, mais la littérature des protocoles constitue un prodigieux matériau pour une enquête scientifique3. On peut le comprendre en empruntant à Barthes la distinction du scripteur ordinaire, l’écrivant, et du scripteur littéraire, l’écrivain : pour l’écrivain, le texte est le lieu même de sa pensée (la forme a un poids, dit Barthes), et pour les maîtresses de l’école, je dirai dans ce sens que ce ne sont pas elles qui pensent leur activité verbale, mais c’est leur activité verbale qui les pense. De plus, Gérard Genette prétend que le critique ne peut se dire critique « s’il n’est pas entré lui aussi dans ce qu’il faut bien appeler le vertige [...] de l’écriture » (1969, p. 22). Par analogie, je considère que l’anthropologie didactique doit aller au plus près du vertige de l’activité. Le protocole doit donc permettre d’éprouver ce « temps (ou, comme on dit, la vie) de l’écrivain écrivant et celui (celle) du lecteur lisant se nouent ensemble » (1969, p. 17), et le temps de la lecture doit permettre de nous « retordre » jusqu’à éprouver l’activité elle-même. Je prends pour le moment ce

3. Gérard Sensevy, en relation avec Alain Mercier et Marie Schubauer-Léoni, développe des catégories d’analyse des transcriptions, de façon notamment à constituer ces « textes » en épisodes didactiques favorisant le travail d’objectivation des pratiques effectives. Voir en particulier Sensevy G., Mercier A., Schubauer-Leoni M. (2000). Dans mon enquête, l’idée méthodologique était de lire le protocole, de telle sorte qu’en le lisant dans sa forme, on construise une relation au contenu : « la forme, il faut que je l’éprouve comme étant ma relation active et axiologique au contenu » (ibid. p. 70) ; ici donc, l’auteur est l’activité, et le contenu est également l’activité.

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terme d’activité dans un sens un peu général, mais je m’efforcerai de le déterminer peu à peu au cours de mon analyse4.

Je présente maintenant un extrait de la transcription du 10 juin 2004.

1.

Brigitte

Voilà, le café va passer. Henri, tu pourras te mettre dans l’atelier de peinture cet après-midi, pour faire passer les tests, parce que j’ai placé tous les jeux de kermesse dans la garderie, oui, je suis allée voir l'atelier de peinture, et les grandes tables sont libres, tu pourras te mettre là. En ce moment, il y en a plein qui sont malades; mardi il en manquait sept, alors... Je suis contente, je me suis dit « J’ai tous mes CP ce matin », il ne manquait qu’une CEI !

2.

Henri

C’est C. qui a fait de grands progrès, même si elle est un peu lente...

3.

Brigitte

Elle n’est pas lente, mais elle a un mal de chien à se concentrer, elle ne tient pas en place, elle se déconcentre tout de suite dans ce qu’elle fait, mais sinon elle lit bien... Elle s’applique tout le temps, et tout... Non, non, elle est vive, elle n’est pas lente...

4.

Henri

Lorsque je pose les questions du test, elle se concentre cinq à dix minutes, puis elle est ailleurs...

Brigitte

Ah oui, ah oui... Ah, elle ne sait pas se concentrer, C., elle ne sait pas écouter: pendant les conférences, elle est tout le temps en train de bouger, de se secouer... Mais elle se tient à ce qu’elle fait. Regarde à la récré, à 11 h30, j’étais à corriger avec elle son texte... Elle écrit, elle écrit, elle ne se dit pas « oh, mais je n’aurai pas de récré »... Elle a traîné le matin pendant la classe, mais après elle se lance, et elle veut le faire, même s’il faut rester en classe jusqu’à midi. Non, elle tient à le faire son travail. C’est ma plus jeune, c’est la plus jeune de la classe. C’est I. qui a le plus de difficultés, I... Et les autres savent tous se débrouiller en lecture, tu vois, je veux dire qu’ils ont tous commencé à vraiment chercher à lire par eux-mêmes. Après, ils suivent leur rythme personnel. En ce moment, j'ai les maternelle-grands qui essayent de lire, ils viennent visiter la classe deux par deux, chaque matin. Je vois déjà les différences, entre chaque gamin... Ce qui est extraordinaire, c’est qu’ils ont organisé le parrainage entre eux, en dehors de moi. Ils ont déjà trouvé qui parraine qui... Les CP, ils sont contents de tout expli­ quer aux petits, et ces petits qui viennent le matin, là, ils sont tout contents, on dirait que c’est extraordinaire pour eux, ils prennent très au sérieux cette visite... C’est bien, pour les CP, ils ont toujours eu leurs « grands », et maintenant ils vont avoir leurs « petits », ce sont eux qui se retrouvent les « grands », ils sont vraiment contents, c’est marrant ça...

Henri

Et combien en auras-tu au CP ?

Brigitte

Huit, et l’année prochaine, je garde le CE2, il y en aura six, et avec Carmen on ne va pas se partager ces six. J’en aurai vingt-trois, on va être chargés l’année prochaine, avec les CE2.

Henri

Et, tu vas être obligée de travailler le textei, avec ces CE2 ?

Brigitte

Oui, mais ça va être un petit niveau, ces CE2, et comme les CEI vont être assez bons, tu vois, je pense que je ferai travailler ensemble les CE1-CE2. Je fais toujours, ça, de toute façon, parce que, lorsque les CE2 ne vont pas travailler chez Carmen parce que ce jour là elle ne fait pas de texte, ils travaillent avec moi et les CEI. Mais peut-être que je les enverrai quand même chez Carmen, peut-être pas en début d’année . On va voir, avec Carmen, si à un moment il faut qu’ils soient tirés vers le haut, alors je les enverrai un peu chez Carmen. Surtout qu’ils ne travaillent le texte qu’un jour sur deux, chez moi, parce que l’autre jour ce sont les CP.. - Et oui, Carmen peut les prendre, ceux-là, parce que moi, entre les non-lisants et les lisants, c’est difficile à organiser, il faut vraiment que je sépare les activités. Le CP c’est contraignant, alors j’aime pas quand j’ai qu’un petit groupe de CP, tu vois, parce que t es coincée là pour cinq ou six gamins, ça m’embête, j’ai plein de choses à faire avec les autres, aussi... Mais quand ils sont un groupe assez conséquent, c’est mieux, huit ou neuf c’est bien.

Henri

Et Carmen aura combien d'élèves ?

5.

6.

7. 6.

9.

TTT

4,

Je précise que mon optique ne s’inscrit pas, malgré ma référence à Yves Clôt en introduction, dans la « clini­ que de l’activité » visant à situer le travail entre genre professionnel et style de l’action (cf. Clôt, 1999).

41

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TT" 12.

13.

14.

15.

16.

17.

18. 19. 20. TT-

22. 23.

24.

25.

Brigitte

Vingt. Elle n’aura que CM1-CM2 l’année prochaine.

Henri

Et les CP, ils commencent vraiment chez toi les apprentissages?

Brigitte

Non, normalement non... Ils ont quand même l’habitude d’écrire des textes. C'est vrai que là, ils ne savent pas écrire en lettres attachées, ils écrivent mal, mais ils savent quand même ce que c’est qu’écrire. Oh, c’est sûr qu’on pourrait faire plus en maternelle, je pense que Mireille choisit de ne pas les pousser avec ça.

Henri

La maîtrise de l’écriture, de la lecture, se fait progressivement parce que vous les avez plu­ sieurs années, non ?

Brigitte

Oui, on ne les pousse pas tellement. Mais tu sais, pousser ça ne sert à rien. Le gamin, il est prêt quand il est prêt. Tu parles, on le voit quand ils sont prêts, quand ils sont bien à écrire, dans leur plan ils ne feraient que des livres ! Tu vois, ils n’ont plus envie de faire les autres choses tellement ça les intéresse d’écrire ! On voit, quand ils sont prêts. I., je ne la pousse pas, ça ne sert à rien ! Oh, ça, ça m’a passé ! Et ils vont progresser en lecture chacun à leur rythme, mais aucun élève ne sort de notre école en ne sachant pas lire. Ailleurs, je ne sais pas comment c’est, mais chez nous ils savent tous lire. Certains apprennent en très peu de temps, c’est sûr.

T.:

Elle est ici Carmen ?

Brigitte

Pas encore, elle a dû aller chercher le courrier. Alors, si un élève arrive chez Carmen en ne lisant pas très bien, c’est pas grave, on sait que peu à peu, pendant encore trois ans, il va pro­ gresser. Tu comprends, chez nous, les apprentissages se font au rythme individuel, on ne les fait pas tous avancer au même pas.

M. :

Brigitte, Carmen elle est où?

Brigitte

Oh ! Je n’ai pas de poche aujourd’hui, sinon elle y serait certainement.

M.:

Hummm!

Brigitte

Carmen est très recherchée, aujourd’hui !

M.:

Mais où est ma petite Carmen ?

Brigitte

Ah, ben tiens, v là Carmen !

C a r - J’arrive... Eh, T., Tu t’es occupé des tortues? Oh, j’ai pas encore bu mon café, moi, j’vous fais remarquer... men

Carmen

(qui revient de sa classe, mitoyenne de la BCD où nous nous trouvons) Oh, tu sais qu’ils savent bien l’utiliser, l’ordinateur, là c’est bien, ce qu’ils sont en train de préparer pour la correspon­ dance ! Moi j’ai bien fait de leur faire faire ce stage d’informatique à Saint-Vallier ! C’est ça qui les a fait démarrer ! On n’a pas tout appris là, mais le fait de manipuler tous les jours, ça les a familiarisés... Oh, là, moi je suis débordée...

S’il est vrai que le temps interstitiel de la récréation n’est pas « contraint », on se rend compte dès la première lecture de ce début de conversation que les maîtresses n’ont pas élaboré de stratégie pour en faire du temps personnel. Le temps de l’école, c’est le temps de l’activité, qui me paraît devoir être saisi en termes de durée continue. C’est une durée, certai­ nement, dans la conscience des maîtresses, et c’en est une dans le mouvement lui-même des activités. Je développerai plus loin cette notion de durée, si décisive dans la perspective d’une forme scolaire à reconstruire. Lactivité va apparaître progressivement comme le terme de la continuité scolaire, dans un milieu qui ne connaît véritablement pas de ruptures.

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Marcel, dans son article, utilise les termes de « pratiques professionnelles », « pratiques enseignantes », « pratiques d’enseignement », « pratiques collectives », et « activités » (des enseignants, et des élèves), lorsqu’il étudie les temps interstitiels. 11 s’agira en effet de pour moi de montrer ce que font les maîtresses lors de la récréation, comme une activité spécifi­ que à cette école. N’étaient les nombreuses pages de littérature philosophique déterminant ces vocables d’activité et de pratique, on pourrait accepter de ne les prendre que dans un sens vague et général. Eactivité, au sens courant, désigne un ensemble coordonné d’actes humains : on peut dire que l’activité d’enseignement désigne, en ce sens, l’ensemble cohé­ rent des actes faits par un être humain en vue de transmettre des connaissances à un autre être humain. Cependant, comme le dit Vincent Descombes, « une bonne part du travail d’analyse conceptuelle consiste dans l’élaboration de distinctions et de précisions, en ellesmêmes indifférentes au linguiste, qui relèvent de ce qu’on peut appeler, après Wittgenstein, une grammaire philosophique » (2004, p. 15), et c’est dans la logique même du langage que la philosophie doit enquêter. Sans retourner aux premières analyses de l’activité depuis Platon et Aristote par exemple, il m’est apparu incontournable d’en consulter le sens posé par Hegel dans sa Science de la logique. Par ce détour philosophique, je voudrais gagner en compréhension sur le régime des interactions en temps interstitiel dans l’école Freinet de Vence. Et je propose d’aborder l’étude de ce temps d’activité selon deux niveaux, sur fond de catégories hégéliennes : dans ce premier chapitre, je l’étudie d’abord comme un simple donné (le fait de cette conversation de l’interstice) qui correspond à ce que Hegel nomme manifestation. Partons de la définition de l’activité élaborée par Hegel: une « manifestation active », Betâtigung, que l’on pourrait entendre aussi comme « activité manifeste », apparition de ce qui se manifeste, le processus même de parution (et non l’ap-paraître de ce qui aurait été préala­ blement caché, comme je l’ai indiqué plus haut). C’est le caractère « actif » de ce qui se manifeste qui l’unifie et l’achève dans son apparition, lui conférant d’ailleurs par là, selon Hegel, une sorte de « nécessité5 ». C’est par un commentaire du philosophe lui-même que l’on comprendra vite l’intérêt de ce schéma conceptuel6: « Aveugle, la nécessité ne l’est que dans la mesure où elle n’est pas conçue », déclare Hegel. En effet, la nécessité « nondévoilée », dit Hegel, c’est « l’absolument impersonnel » (op. cil. p. 583), dans la mesure où cette activité n’est pas du tout subjectivée (ce qui caractériserait un Sujet se donnant à lui-même les raisons de son activité).

5. Le contexte est celui des analyses de « La théorie de l’essence » (Hegel, 1979, p. 396 sq.). Eécriture hégélienne, très spéculative, rend malaisé l’accès à cette idée de “nécessité’’ mais il faut préciser que « le concept de la nécessité est très difficile, et cela parce qu elle est le concept lui-même » (1979, p. 397). 6. Addition au paragraphe 147, op. cit., p. 580 sq.

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Donc, dans le transcript précédent, les data d’interactions indiquent nettement qu’il y a processus, activité, et en termes plus didactiques, action du professeur7 : le contrat didacti­ que fonctionne en continu et en plein, comme un processus continu (alors que dans l’école étudiée par Jean-François Marcel, le contrat didactique fonctionne en négatif pendant les temps interstitiels, puisque les élèves sont souvent priés, y compris par la menace et la punition, de ne pas déranger les enseignants). Lors de ce temps interstitiel de l’après déjeuner, la relation didactique continue en effet « coûte que coûte » (Brousseau, 1998, p. 61), et cela notamment parce que la notion d’un contrat en didactique « n’est donc pas le contrat (le bon, le mauvais, le vrai, ou le faux contrat) mais le processus de recherche d’un contrat hypothétique » (Brousseau, 1998, p. 62). Pris au sens générique, le contrat continu, à l’école Freinet, implique d’obérer le temps interstitiel (qui n’existe du coup que de façon formelle, dans cette notion, et le vocable, d’une récréation jusqu’à 13 h20), de façon à pérenniser le caractère général d’activité du contrat didactique, en tant qu’il est recherché en permanence: voilà l’activité manifeste que révèle ce premier transcript, concernant le mode d’être de la vie de cette école. Je propose de considérer un exemple, dans cet épisode de protocole, du caractère continu de l’activité qui envahit les temps interstitiels. Nous constatons que l’usage fait à Vence du temps interstitiel paraît manifester une spécificité de l’école quant à la scansion « chronodidactique » du temps, car de nombreux élèves s’avancent dans leur travail lors de ces moments de récréation. La question que 7. La responsabilité didactique d’un professeur est toujours de « créer des conditions suffisantes pour l’appro­ priation des connaissances » (Brousseau, 1998, p. 61). C’est d’ailleurs exactement ce que dit une Circulaire (n° 97-123 du 23 mai 1997) en direction des PLC: « le professeur a la responsabilité de créer dans la classe les conditions de la réussite de tous. »

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soulève cet usage est la suivante: comment défile, de façon générique, le temps didacti­ que ? Et si nous pouvons avancer l’idée générale que dans cette école, le temps didactique est redéfini par l’institution du plan de travail8, il est intéressant d’analyser à ce sujet le discours tenu dans le transcript précédent sur la norme d’apprentissage de la lecture. En effet, la maîtresse (Brigitte) commence par exposer le caractère relatif de la notion de niveau scolaire (Tdp 3 à 11), ce qui d’ailleurs paraît une évidence pour n’importe quel enseignant un peu sensé. Du fait de l’organisation de cette école (trois classes multini­ veaux), le déroulement du temps didactique est fort variable, il l’est en tout cas beaucoup plus que dans une organisation scolaire classique9. La maîtresse insiste pour dire qu’elle adapte son action aux possibilités des élèves : les capacités d’apprentissage des élèves constituent donc la première contrainte didactique ; il est utile de le souligner, car ce n’est pas le contenu du Programme qui détermine a priori les choix didactiques de la maîtresse. 11 est toutefois intéressant de noter que, aux dires de la maîtresse, l’école Freinet réalise l’injonction ministérielle de “mettre l’élève au centre du système”; ce qui semble si rare, en revanche, dans la plupart des écoles qui ont des difficultés à articuler ce principe aux réquisits du Programme. Mais il faut ajouter qu’il n’y a rien de surprenant à cela, puisque c’est Freinet lui-même qui l’avait posé comme précepte de sa propre conception d’une École du peuple : « l’école traditionnelle était centrée sur la matière à enseigner et sur les programmes qui définissaient cette matière, la précisaient et la hiérarchisaient. À l’organi­ sation scolaire, aux maîtres et aux élèves de se plier à leurs exigences. Eécole de demain sera centrée sur l’enfant membre de la communauté ». (Freinet, 1994, t. 2, p. 18.) La notion de « bon niveau » n’est bien sûr ici (Tdp 9) qu’une manière trop rapide de parler. Ce qui importe, c’est de fonder l’action professorale sur la réalité empirique factuelle (nécessairement première) de ce que sont les élèves, de ce dont ils sont capables. Puis (Tdp 13 à 23), la maîtresse schématise son point de vue sur l’apprentissage de la lecture. Aux Tdp 13 et 15, elle constate que les enfants de la classe maternelle de l’école ne sont pas tellement « poussés » à entrer dans l’apprentissage de la lecture, et il paraît légitime de supposer que cette option didactique n’est pas forcément la meilleure. Je précise que Brigitte Konecny a été formée, comme Carmen Montés, par Élise Freinet. Aux dires mêmes de Madeleine Bens-Freinet, sa mère jugeait que l’enseignement de la lecture devait être plutôt précoce et intensif, de façon à libérer rapidement les élèves de cette tâche10. Mais aussitôt, la maîtresse suspecte le caractère illusoire de l’acharnement à faire lire les élèves de CP (Tdp 15). Eidée avancée, est que l’apprentissage de la lecture au CP dépend directe­ ment de la maturité de l’élève. On pourrait formuler les deux règles pragmatiques et complémentaires suivantes : si un élève est en mesure d’apprendre à lire, il apprendra (si les conditions de cet apprentissage sont organisées dans la classe), et s’il n’est pas prêt à le faire, aucun harcèlement didactique ne le conduira à apprendre. Freinet utilisait très souvent cet adage : on ne fait pas boire un cheval qui n’a pas soif. Il écrivait « qu’on se trompe toujours, quand on prétend changer l’ordre des choses, et vouloir faire boire qui 8. Il s’agit de l’institution didactique fondamentale de l’organisation de la classe, dans la pensée de Freinet. 9. Dans toutes écoles qui fonctionnent en cours multiple, notamment en classe unique, on observe bien sûr des types d’organisation originaux, nécessités par la situation; je veux dire par là que la chose n’est pas propre à l’école Freinet de Vence. 10. Carmen Montés elle-même a enseigné en maternelle, et déclare qu’elle n’hésitait pas à stimuler ses élèves pour que dès la Grande Section, ils s’engagent activement dans l’apprentissage de la lecture.

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n’a pas soif » (Freinet, 1994, t s2, p. 113-115). D’où l’orientation vers une « méthode naturelle » de lecture, dont le fondement est l’intérêt pour l’élève de fournir l’effort d’ap­ prendre, autrement dit son désir d’apprendre, et sa décision de le faire. J’ai pu remarquer, en faisant passer des tests de lecture en 2003-2004 (et 2004-2005), qu’une élève de la classe de Brigitte restait tout à fait fermée à toutes mes sollicitations pour lire : très visible­ ment, elle ne se sentait pas concernée par l’acte de lecture, et je n’avais aucune chance de l’y intéresser. J’avais d’ailleurs été étonné par la nette désinvolture amusée de Brigitte Konecny lorsque j’avais évoqué la situation de cette élève : pour la maîtresse, il ne semblait rien y avoir de dramatique dans le constat que l’élève n’avait pas encore décidé d’apprendre réellement à lire ; il fallait simplement patienter. Ce choix didactique paraît discutable d’autant plus au cours préparatoire, où il est fondamental de faire avancer rigoureusement le temps didactique, compte tenu des enjeux de cette classe révélés notamment par les études sociologiques menées à propos de l’échec scolaire. Mais le fait est que j’ai revu cette élève dans son année de CEI parvenir de mieux en mieux à lire, et finalement ne plus éprouver de difficulté particulière en fin de cycle 2 (alors que d’autres élèves avaient appris à déchiffrer en quelques semaines). Eorganisation de l’école semble donc permettre aux enseignantes de prendre pour norme de déroulement du temps didactique l’activité de chaque élève, puisque ultimement, l’organisation coopérative de la classe, et de l’école, conduit non seulement à une certaine individualisation du travail des élèves, mais aussi à une forme de préceptorat, impliquant ce que j’appellerai une polychronie didactique, comme on le verra dans les différents protocoles présentés plus loin. Ainsi, quand les élèves sont « prêts » à lire, ils sont bien, ils ont envie, ils se passionnent (Tdp 15). Inversement, quand ils ne sont pas prêts, il semble vain de forcer l’allure, et c’est l’expé­ rience qui le montre (Tdp 15). Remarque importante, à porter au dossier d’une théorie de l’action du professeur : le professeur doit construire son sens pratique en tenant soigneu­ sement compte de ce qu’au fil des années, il observe dans la classe. Cette conception du temps didactique (de l’apprentissage de la lecture) conduit à déplacer les échéances tradi­ tionnelles de fin de CP, ou même de fin de cycle 2, en rejetant en fin de CM2 l’exigence de « savoir lire ». Le critère d’appréciation de cet apprentissage, à Vence, c’est que « aucun élève ne sorte de notre école en ne sachant pas lire » (Tdp 15). Du coup, la responsabilité de l’enseignement de la lecture n’est pas portée exclusivement par la maîtresse de cycle 2, mais par l’ensemble des trois maîtresses des trois cycles. C’est la notion de rythme indivi­ duel d’apprentissage qui domine (Tdp 17), se substituant à celle de délais institutionnel d’apprentissage (au sens de l’institution qu’est le système d’enseignement). J’ajoute que s’agissant de conjecturer l’efficacité de la « méthode naturelle » de lecture, il faudra pren­ dre en compte la spécificité de son enseignement conditionné par le taux d’investissement de chaque élève individuellement dans cet apprentissage, mais aussi (et surtout?) de la façon dont cette « méthode » est pratiquée par l’enseignant(e) que l’on observe. Il entre dans les clauses principielles de cette individualisation des apprentissages que l’institution ne doit jamais par hypothèse, placer un élève en situation d’échec. Eefficacité ne saurait donc être uniformément mesurée à une échéance précise, qui serait la même pour tous (ce que l’Éducation Nationale française a beaucoup de mal à envisager, et particulièrement les zélateurs d’un retour à la méthode syllabique). Il me faudra toutefois approfondir plus loin la question du lien entre le caractère « naturel » de la méthode, et son efficacité pour

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chaque élève pris individuellement. Toutes ces remarques convergent à désigner la conversation tenue lors de la récréation comme une conversation professionnelle, à propos d’apprentissage de la lecture. Pour faire le point, je dirai que l’activité des élèves et des maîtresses, durant le temps interstitiel de ladite récréation, relève d’une pratique caractéristique de l’école, révé­ lant partiellement le sens que l’institution École Freinet donne au contrat didactique (je dis « partiellement » parce que le matériau empirique sur lequel j’ai travaillé jusqu’à présent reste mince). Sachant que les actions ont le plus souvent pour principe ce que Bourdieu appelle le « sens pratique », on peut conjecturer que l’usage fait à Vence de la récréation ne résulte pas d’un calcul rationnel délibéré11, ni d’un rapport intention­ nel à autrui. Tout de même, ce que j’appellerai cette structure de pratiques (mettant l’enfant au centre) paraît relativement paradoxale. En effet, le sens pratique procède d’habitus acquis dans ce que Bourdieu appelle un « champ », constituant l’expression non réflexive de dispositions acquises, dans la mesure où, lorsqu’un individu fait un choix, « il est avéré qu’il n’a pas choisi le principe de son choix, c’est-à-dire son habi­ tus, et que les schèmes de construction qu’il applique au monde ont été eux-mêmes construits par le monde » (Bourdieu, 1997, p. 177). Donc, l’habitus enseignant propre à l’usage des temps interstitiels, mis en lumière par Marcel, est déterminé par le champ comme une coutume en quelque sorte nobiliaire, reléguant l’élève (et relégation « natu­ relle » au type de contrat didactique). Or, je parlais de paradoxe, parce que les maîtres­ ses de Vence, au contraire de cet habitus attendu, pratiquent une sorte de « regain » du contrat didactique lors du temps interstitiel. Regain contre relégation, comment expli­ quer cela? Il me semble que Bourdieu nous le permet: « l’habitus contribue à déter­ miner ce qui le transforme: si l’on admet que le principe de transformation de l’ha­ bitus réside dans l’écart, vécu comme surprise positive ou négative entre les attentes et l’expérience, on doit supposer que l’ampleur de cet écart et la signification qui lui est assignée dépendent de l’habitus, la déception de l’un pouvant être la satisfaction inespérée de l’autre, avec les effets de renforcement ou d’inhibition correspondants. » (op. cit. p. 177-178). Toute personne cherchant à réaliser ce qui la satisfait, en fonction des possibilités offertes dans le champ, on doit penser que le droit des enseignants à s’absenter, en quelque sorte, du contrat didactique durant les temps interstitiels (selon la réglementation sur la surveillance des entrées et sorties d’école, des récréations, et de la cantine), les conduit à renforcer leur habitus de relégation des élèves à ces moments. En revanche, la table rase faite de ce droit par les maîtresses de l’école Freinet (par la suppression symbolique des récréations), constitue de fait un écart inversant le vécu de la situation, et plaçant les chances de satisfaction dans le degré d’activité effective des élèves (avancement du plan de travail, initiatives, etc.). La satisfaction des maîtresses réside donc dans l’importance du regain du contrat didactique lors du temps interstitiel. Pour préciser l’idée, il faut se reporter à la suite du texte de Bourdieu (op. cit. p. 179) : « Le degré de satisfaction intime que connaissent les différents agents ne dépend pas autant qu’on pour-11 11. Même si, comme on le verra à la fin du deuxième chapitre par exemple au cours de l’entretien téléphonique avec la directrice de l’école, le choix d’être entièrement disponible aux élèves toute la journée est parfaite­ ment assumé par les maîtresses.

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rail le croire de leur pouvoir effectif comme capacité abstraite et universelle de satisfaire des besoins et des désirs abstraitement définis pour un agent quelconque ; il dépend plutôt du degré auquel le mode de fonctionnement du monde social ou du champ dans lequel ils sont insérés favorise l’épanouissement de leur habitus. » Et j'ajoute qu’ici, c’est dans un « écart » à la règle traditionnelle du jeu que cet épanouissement se réalise. Mais cet écart lui-même me paraît être une tendance immanente du champ, comme possible rapport surévalué au didactique (caractérisant ce que l’expression commune appellerait les « bons maîtres »), au contraire d’un rapport qui serait traditionnellement sous-évalué (pour une masse d’enseignants dont l’assiduité au travail est sans doute moindre). Je suis tenté de déduire de ces observations que le temps didactique doit être rapporté au temps du désir, et le temps institutionnel au temps vécu. La discontinuité du temps didactique, dans le modèle classique de l’école, se fonde sur l’opposition sociale du travail et du loisir. Eécole reproduit classiquement la dichotomie, expliquée par Marx, du temps productif où le travail salarié est aliéné, et du temps vacant, où l’on est censé « vivre » pour soi12. La découpe scolaire du temps distingue du temps didactique (8h30 à 10 heures, puis lOh 15 à 11 h30, par exemple, et 13h30 à 15 heures, puis 15h 15 à 16h30), et du temps de « récréation » où, comme le nom l’indique, l’institution offre à l’élève du temps pour reconstituer ses forces (ce que Marx appellerait la force de travail). Au contraire, la puis­ sance d’agir, l’activité constitue donc une spécificité essentielle de l’école Freinet, entrant dans la caractérisation d’une possible reconstruction de Informe scolaire. Cette conception de l’activité concerne l’institution elle-même École Freinet, impliquant le rapport entre les maîtresses et les élèves, par un écart effectué dans le champ, écart dont je prendrai progressivement la mesure au long de mon enquête. Mais ce que l’on devra identifier au principe de cet écart, c’est la conception même du travail théorisée par Freinet dans son œuvre. Pour le moment, soulignons que l’activité n’est pas cause de déconcertation, ni chez les élèves, ni chez les professeurs. J’ajoute que ce type de rapport à l’élève spécifie l’école Freinet de Vence en tant que réserve d‘enfants, dans la mesure où le regain de contrat pendant les temps interstitiels procède de l’attention portée à l’enfance des enfants, c’està-dire à leur irréductible part d’humanité. Je reviens au vocabulaire hégélien afin de préciser la modélisation de la Tâtigkeit dans cette école (Hegel distingue les termes d’activité, Betâtigung, action, Tâtigkeit, et acte, Tat) : « En tant que figure immanente spécifique de l’action, les conséquences en manifestent la nature et ne sont rien d’autre que l’action elle-même » (1993, p. 158). Comprenons que le manifesté de l’action (ce que nous enregistrons, s’agissant des transcripts de temps intersti­ tiels, comme nos data), est immanent à l’activité comme telle. À ce titre d’ailleurs, le distin­ guo lexical entre acte, action et activité ne paraît pas significatif pour le moment, puisque ces trois termes reviennent au même sens dialectique totalisant, au bout du compte, la contingence et la nécessité. Ce que Bourdieu attribue, lors du processus de subjectivation, à l’habitus construit dans les contraintes du champ, Hegel l’attribue à une situation faite d’événements en nombre indéterminé, où « la différence entre les conséquences contin­ gentes et les conséquences nécessaires est impossible à préciser » (1993, p. 158). En tant 12. Dans un très beau passage des Manuscrits de 1844, Marx écrit : « l’ouvrier ne se sent lui-même qu’en dehors du travail et dans le travail il se sent extérieur à lui-même » (1996, p. 112).

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que manifestation donc, l’activité observée (c’est-à-dire en fait les activités lors du temps interstitiel) contient son sens comme immanent. Le sens pratique des maîtresses et des élèves de l’école Freinet se manifeste dans l’us du temps interstitiel comme travail continué, c’est-à-dire en tant que permanence du contrat didactique, au sens d’une astreinte inhérente à la définition de ce contrat comme un service (visant à assurer une permanence). Dans la mesure où le sens du verbe recréer est inverse à celui d’ennuyer, et que la récréation a pour signification première le divertissement, le délassement après l’ennui et le « travail », on pourrait supposer qu’à l’instar des occupations religieuses tout « travail » scolaire tend à engourdir; mais si, au contraire de cette tension, le travail provoque une satisfaction (chez le professeur, aussi bien que chez l’élève), on comprend l’inutilité de la récréation, ou du moins son investissement pour une didactique continuée sous d’autres formes. D’ailleurs, à l’école Freinet, il n’y a pas de sonnerie, sauf pour annoncer midi, l’heure du déjeuner, et 13h20, l’heure de la reprise de la classe. Ainsi, à llh30 notamment, il est intéressant de remarquer qu’il n’y a pas de contrainte impérative pour cesser le travail, alors que la sonnerie soulève un vrai problème didactique pour les écoles, collèges et lycées en général, puisque le professeur doit veiller à terminer son cours, ou faire achever l’activité des élèves de façon à peu près synchrone avec cette sonnerie. J’ajoute que dans le protocole du 10 juin 2004, la conversation était fortement polarisée sur la question de l’apprentissage de la lecture parce que je devais ce jour-là faire passer des tests en lecture aux élèves du CP, et que nous avons spontanément orienté la conversation vers cette question. Précisément, on voit que Carmen est très recherchée, comme le dit Brigitte (Tdp 16 à 22), et qu’elle est très occupée. Le temps interstitiel, en ce sens, est bien ce que j’appellerai désormais l’interface du contrat didactique. Non comme « surface de séparation entre deux états distincts (de la matière) », ce qui correspondrait plutôt à la sépa­ ration que permet l’espace interstitiel, mais au contraire comme « jonction permettant un transfert d’informations entre deux éléments d’un système (informatique)13 ». Ce temps des interstices, entre les périodes d’enseignement, est en réalité un temps d’interface du contrat didactique, où l’activité se voit dans ses liens, puisque tout l’objet de ce temps est de ne pas autoriser de rupture didactique, mais d’assurer au contraire le passage, la jonction entre le travail du matin et le travail de l’après-midi : c’est très probablement la raison pour laquelle la demi-pension est obligatoire pour tous à l’école Freinet de Vence. Dans la recherche qui concerne la reconstruction de la forme scolaire, ce premier constat porte d’emblée la réflexion sur le terrain de la conscience professionnelle des professeurs, et de leur engagement intellectuel dans la mission historique de l’école républicaine. Cette mission peut aujourd’hui être pensée aussi bien en termes de démocratisation qu’en termes de résistance, comme nous le verrons plus loin. La question de la forme scolaire doit être abordée sous l’angle de ses tensions entre le formel et l’informel (Maulini & Montandon, 2005), parce que « la formalité des savoirs et les/ormes de relation sociales au sein desquel­ les ils sont “transmis” sont profondément liées » (cf. : Lahire, 1993, p. 17-21) : du coup, il importe de prendre en charge le problème de la fonction de l’école en tant que lieu institu­ tionnel privilégié de cette transmission.

13. Le nouveau petit Robert, 2002, Paris.

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Chapitre 3

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Après avoir abordé l’activité comme un donné qui est manifestation “contingente” nécessité « aveugle »), je voudrais dans ce deuxième chapitre étudier l’activité comme une “nécessité” dans le sens de ce que Hegel nomme effectuation, ou effectivité. En empruntant ce vocabulaire hégélien, il s’agit maintenant de penser « l’effectivité du donné » : pour Hegel, quand on a prise sur une réalité effective, que l’on pense l’effectivité du donné, c’est là que l’on atteint à la lumière de ce qu’il appelle le niveau du concept. Pour préciser un peu ce terme de « concept », je m’appuierai sur ce qu’en dit l’auteur lui-même : « La philosophie est une connaissance qui conçoit [...]. Dans la Logique d’entendement, le concept est habituellement considéré comme une simple forme de la pensée et, plus précisément, comme une représentation générale, et c’est alors à cette manière subordon­ née d’appréhender le concept que se rapporte l’affirmation si souvent répétée de la part de la sensation et du cœur, que les concepts en tant que tels sont quelque chose de mort, de vide et d’abstrait. En réalité, cependant, il en va d’une façon diamétralement opposée, et le concept est bien plutôt le principe de toute vie, et par là en même temps ce qui est absolument concret » (op. cit. p. 590)1. J’attire l’attention du lecteur sur cette dernière proposition, que je voudrais clarifier un peu : le « concept » est bien plutôt le principe de toute vie, et par là en même temps ce qui est absolument concret. Eidéologie post-moderniste s’est construite contre cette idée que le concept dit le concret, car elle a nivelé le discours intellectuel en l’inféodant à la « loi du désir », prononçant une sorte de désenchantement de toute conceptualité : la pensée « faible », post-moderniste, est une pensée qui s’abandonne aux facilités du scepticisme de « l’incertitude » généralisée (le scepticisme est un naufrage de la philosophie, pour Hegel), par renonciation au projet rationaliste et moderniste de maîtrise intellectuelle (et pour ma part, je distingue la « pensée faible » et la « pensée pauvre » : la pensée pauvre ne sous-estime pas la puissance du concept, mais elle prend l’attache du réel ordinaire pour penser). C’est en fait le grand projet hégélien qui est dans la ligne de mire de cette idéologie post-moderne, et à ce titre nous traversons une époque antiphilosophique. D’ailleurs, c’est ce qu’indiquait Foucault (1971), affirmant que toute notre époque essaie d’échapper à Hegel, car en se faisant l’épreuve de l’hégélianisme, notre époque se fait l’épreuve de toute 1. Précisons qu’il faudrait ici, pour bien saisir le déploiement logique, se reporter d’une part à la dialectique de l’effectivité (§142 à 159 de l’édition 1830 de Hegel, 1979), où le concept d’activité est travaillé par l’auteur (à partir du § 147), et d’autre part à la dialectique de l’action (Hegel, 1993, § 115 à 128 notamment).

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la philosophie. Or, le concept est pour Hegel ce qui établit le rapport du penser à l’être : on donnait ainsi un statut au vrai en tant que devenir de soi-même. C’est cela qui caractérise l’identité hégélienne du concept et du concret, qu’il appela autrement vie : ce qui est vrai­ ment, la réalité (et penser c’est penser la réalité dans son mouvement, et quand on pense ce qui est, on le pense toujours en tant qu’il est advenu). Hegel refuse de retenir le concept dans les abstractions d’entendement. Si cette réalité ne peut être connue que par fragments, par degrés, c’est qu’elle correspond à ce que Hegel appelle des « cercles » d’une logique qui procède par « cercle de cercles ». La logique est la science de la pensée, à condition qu’il n’y ait pas d’altérité entre forme et « contenu », c’est-à-dire réalité effective concrète. Ce par quoi le « concept » se dirige plus avant, c’est toujours la contradiction qu’il a en luimême, et cela, selon Hegel, est la logique en sa vérité. Mais cette contradiction est toujours celle du réel lui-même.

Le fait est qu’à l’école Freinet de Vence, l’activité semble ne jamais être suspendue, toujours en mouvement, toujours dans son propre mouvement, et c’est là ce qui se mani­ feste. On ne devrait pas y voir d’héroïsme2, dans la mesure où Carmen Montés décrit ce phénomène du temps continu dans l’école comme simplement « la vie de l’école ». Cette expression pourrait paraître tout à fait anodine, et désigner de façon générale l’ensemble de ce qui se passe classiquement, de façon plus ou moins routinière, mais aussi plus ou moins aléatoire dans une école. Or, quand on regarde l’importance du mot vie dans les écrits de Freinet, on comprend que cette déclaration énonce une forte spécificité de l’école Freinet de Vence dont on peut déduire le principe didactique générique. C’est pourquoi je l’interroge d’abord sur fond d’hégélianisme, et c’est ce que je vais commencer à préciser, avant de présenter le deuxième protocole. Il faut lire l’avertissement que fait Freinet dans l’avant-propos de son Essai de psychologie sensible, dont j’extrais quatre définitions initiales qui constituent comme « un fil d’Ariane », dit Freinet, de la compréhension de l’enfant3:

- « Je prends la vie dans son mouvement sans préjuger ici de son origine, ni de ses buts. Je constate seulement que l’être vivant naît, grandit, fructifie, puis décline et meurt. » - « Dans la réalisation de ce processus vital pour la montée normale de l’être, l’individu mobilise un potentiel maximum de vie que j’appellerai puissance, sans que cette idée doive être arbitrairement séparée du comportement rationnel des individus, dans le cadre du cycle de la vie, ni confondu avec l’interprétation et l’utilisation qu’en a fait une philosophie nietzs­ chéenne détournée de ses origines. » - « C’est dans le même but que je parle d'élan vital sans m’en référer à une cause première spiritualiste, mais en incluant dans cette expression le dynamisme qui, libéré de la graine ou de l’œuf, s’en va, dans le temps, assurer le triomphe de la plante et de la créature. » - « Pour vivre et durer, pour parcourir son cycle naturel dans la réalisation acharnée d’un processus vital dynamique, l’individu réagit aux changements du milieu interne et externe, 2. Mais Gérard Sensevy utilise l’expression de « héros didactiques », pour désigner les profèsseurs qui consacrent un temps non compté à leur métier. On pourrait légitimement contester cette notion d’héroisme, et de façon générale la quantité de temps que les maîtresses de l’école consacrent à leur métier, au motif que cela n’est pas pris en compte dans la rémunération des enseignants (d’autant plus si l’on prolonge l’année scolaire d’une semaine à travailler dans sa classe en juillet, et si l’on anticipe d’une semaine en août sur la rentrée scolaire). Mais dans un tel métier, ne faut-il pas, en attendant de meilleurs salaires, se dire en effet que l’on travaille pour la République, et pour de jeunes êtres humains? 3. Œuvres, t. 1, 1994, p. 329-330.

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fait constamment le point expérimental des forces antagonistes afin de rétablir son indis­ pensable équilibre. Pour donner à ce mot équilibre son quotient maximum, je serai amené à parler d’harmonie, sans déborder, dans mon esprit, le sens pour ainsi dire matérialiste que j’entends donner à cette fonction essentielle d’équilibre vital. » À partir de ces définitions, la première partie de l’ouvrage s’ouvre sur une annonce prag­ matique : « toute notre pédagogie visera justement à conserver et à accroître ce potentiel de vie que les méthodes traditionnelles entament jusqu’à l’éliminer parfois » (id. p. 336). Freinet n’appartient pas à la lignée des philosophes donneurs de leçons, mais bien plutôt à la lignée de ceux qui tirent des leçons: son propos est d’étudier la vie dans son devenir même, de plonger, comme Zhuang zi, dans le “torrent de la vie” pour nager avec lui en lui. En effet, Freinet compare très souvent la vie à une source, qui devient un torrent. D’un point de vue « essentiellement dynamique, la vie de l’homme peut être comparée à un torrent » (1994, t. 1, p. 337). Freinet s’en explique: « Quand je compare le torrent en marche vers son cours assagi à la destinée humaine, il y a dans cette comparaison plus et mieux qu’une image poétique plus ou moins démodée » (id. p. 329). Les métaphores de l’eau sont omniprésentes dans l’œuvre de Freinet. Sur les deux photos ci-dessous, Freinet avec sa fille dans l’Estéron (le torrent de son village natal) en 1933, puis des enfants dans le torrent de la Gagne à l’école Freinet, en 2005.

Il est frappant de mettre ces écrits de Freinet en résonance avec certains textes taoïstes. On trouve par exemple dans un beau livre de Jean-François Billeter, une nouvelle traduc­ tion d’un épisode amusant du Zhuang zi, où s’illustre le mouvement de l’agir, du donné manifeste à la pensée du nécessaire: « Confucius admirait les chutes de Lü-leang. Eeau tombait d’une hauteur de trois cents pieds et dévalait ensuite en écumant quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c’était un malheureux qui cherchait la mort et dit à

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ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours. Mais quelques centaines de pas plus loin, l’homme sortit de l’eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant. Confucius le rattrapa et l’interrogea : « Je vous ai pris pour un revenant mais, de près, vous m’avez l’air d’un vivant. Dites-moi : avez-vous une méthode pour surnager ainsi ? - Non, répondit l’homme, je n’en ai pas. Je suis parti du donné, j’ai développé un naturel et j’ai atteint la nécessité, je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l’eau sans agir pour mon propre compte »(2002, p. 28-29). On perçoit l’étonnement d’un Confucius, penseur conformiste, devant cet élan vital qu’entretient l’homme du Zhuang zi. C’est l’idée que cherche Freinet lorsqu’il écrit: « Nos docteurs ont procédé avec les enfants comme avec les gouttes d’eau. Ils les ont pris entre leurs mains, les ont isolés, retenus, enfermés pour mieux les examiner, pour analyser leurs pensées supposées, leurs facultés, pour étudier leur comportement. Mais cette étude statique de l’être pris dans un mouvement infini de son devenir, juste en elle-même si on ne considère que la composition analytique de l’individu examiné, devient profondément incomplète et erronée si l’on veut se hausser à la compréhension synthétique de l’être vivant » (1994, p. 337-338).

Comme je l’expliquerai plus loin, c’est en intégrant la dimension corporelle de la conduite humaine que Freinet diverge dans sa pensée de l’éducation : à ce titre, les travaux de Marcel Mauss sur les techniques du corps seront intéressants à convoquer pour nous aider à comprendre certains phénomènes didactiques spécifiques à l’école de Vence. Pour Freinet, donc, « tout être possède une technique de vie » qui est l’instinct, et « on a trop médit de l’instinct » qui est « la base principale du comportement », et la « trace qu’ont laissée en nous, transmise à travers les générations, les tâtonnements infinis dont la réussite a permis la permanence de l’espèce », même si dans le monde moderne indus­ trialisé, « la technique de vie instinctive est irrémédiablement dépassée », car il s’agit pour l’éducateur placé devant un problème tragique de « retrouver, par-delà cet instinct défi­ cient, les lignes de vie qui permettraient malgré tout à l’individu de vivre, de durer et de fructifier dans un milieu qui a perdu sa permanence, de dominer ce milieu pour que continue une vie puissante » : et Freinet aboutit à l’idée que « c’est cette conjonction, difficile mais nécessaire, que doit réaliser l’école actuelle », car « plus il y a déséquilibre dans le milieu, plus est grand et vaste le rôle de l’éducation » (1994, t. 1, p. 341-345). La septième loi de l’Essai de psychologie sensible indique: « une expérience réussie au cours

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du tâtonnement crée comme un appel de puissance, et tend à se reproduire mécanique­ ment pour se transformer en règle de vie. » (1994, t. 1, p. 361), et plus loin: « ne pas oublier cette tendance générale qu’a l’action réussie, quelle qu’elle soit, à se répéter, à se fixer et à se transformer en règle de vie indélébile et souveraine » (id., p. 369). Il faudrait recevoir ces idées à la lumière de la philosophie de Rousseau. 11 est intéressant également de lire ces lignes de Freinet en pensant à l’introduction que faisait Gilles Deleuze dans son recueil Instincts et institutions en 1953 : « Plus l’instinct est parfait dans son domaine, plus il appartient à l’espèce, plus il semble constituer une puissance de synthèse originale, irréductible. Mais plus il est perfectible, et donc imparfait, plus il est soumis à la variation, à l’indécision, plus il se laisse réduire au seul jeu des facteurs individuels internes et des circonstances extérieures » (p. X-XI). Une institution où les instincts ont une puissance d’institution (deviennent instituants), est d’une certaine manière aussi une institution qui “retrouve l’instinct”. Eécole doit se saisir de cette responsabilité qui consiste à créer les conditions d’un possible rééquilibrage de l’enfant, dans un environnement soigné et dans une vie sociale réglée : c’est peut-être le sens éducatif que l’on peut donner à l'activité, à l’école Freinet de Vence. En tout cas, c’est ce qu’il faudra tenter de vérifier, à partir des indices recueillis dans le prochain transcript, et dans les prochaines observations de l’activité des élèves et des maîtresses4. Carmen Montés affirme que l’activité permanente n’est que la vie normale de l’école, mais cette vie, c’est le mouvement organisé d’effectuation de puissances, qui peut être autrement nommé, par Hegel, la nécessité. Car le nécessaire, c’est à la fois ce qui est « médiatisé par un cercle de circonstances » et cette médiation comme « suppression d’elle-même » : dans ce « retour en soi », le néces­ saire devient l'effectivité inconditionnée5. Ainsi, pour sa vraie détermination conceptuelle, le nécessaire ne peut pas être envisagé seulement au niveau de l’opinion courante comme un ensemble de circonstances qui produisent de l’activité, mais doit être conçu comme l’unification de toutes ces circonstances dans le mouvement de négation de leur caractère accidentel, et donc comme un processus rationnel : cette activité « est en cela la totalité des accidents, dans lesquels elle se révèle comme leur négativité absolue, c’est-à-dire comme puissance absolue6 ». Sans entrer dans l’épaisseur des analyses de Hegel, je me sers de ce moment pour donner à la manifestation constatée de l’activité, un statut pensé de néces­ sité. Car si l’on s’en tenait au constat empirique que l’activité est permanente dans l’école Freinet de Vence, on la réduirait à un ensemble divers de faits, de situations, d’actes non reliés entre eux par une quelconque logique, et donc à la facticité de la contingence. Ce qui m’intéresse au contraire, c’est de montrer que cette intense activité est un processus, l’ensemble des rapports effectifs se supprimant dans leurs caractères divers et aléatoires, pour former cette nécessité, cette effectivité de la vie de l’école, c’est-à-dire cette logique d’effectuation des puissances, qui est la loi posée par Freinet au commencement de sa philosophie7. 4. Notamment à l’appui des protocoles que je présenterai plus loin, portant sur différentes activités routinières de cette école. 5. Hegel, 1979, p. 398-399 (§ 149). 6. Op. cit., p. 399 (§151). 7. Freinet intitula son livre Essai de psychologie sensible, en partie pour se distinguer des thèses de son grand contemporain Jean Piaget. Mais je considère ce livre de Freinet est un essai de philosophie pragmatiste.

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Je propose une remarque pour tenter de décrire l’activité scolaire comme processus d’effectuation. Dans un autre transcript, Carmen demande en riant à un élève : « mais qu’est-ce que tu fais de tes récréations ? », et elle dit d’un autre élève : « il ferait mieux de faire ses fiches de maths, au lieu de venir là », et l’on voit ailleurs qu’elle dit en fin de récréation: « oh tiens, mon café il est froid, maintenant ». Tous ces énoncés, pris sur le vif, et inscrits dans le corps du protocole, indiquent bien que le temps dit de récréation est en réalité, et doit l’être, dans le contrat didactique de l’école, du temps d’activité, aussi bien pour les élèves que pour les maîtresses. Au moment de rédiger ce chapitre, j’ai bien sûr voulu poser directement à Carmen la question du non détournement d’un « temps interstitiel », dont je dis désormais qu’il est en réalité un temps d’interface du contrat didactique. J’ai appelé Carmen au téléphone le jeudi 5 août 2004, je lui ai fait part de la raison de mon appel en lui expliquant d’abord cette notion de « temps interstitiel », et j’ai enregistré la conversation dont je reproduis un extrait :

« 1. H. Votre rythme quotidien est plutôt étonnant. Comment parvenez-vous à tenir un tel rythme, toute la journée? Cela fait de grosses journées... Il semble que vous ne vous réser­ viez pas de temps personnel, dans la journée? 2. C. Ben, non, on ne peut pas... Il y a toujours quelque chose à faire, les enfants ont toujours quelque chose à faire, ils ont toujours besoin qu’on les aide à faire des choses... Non, mais, c’est vrai que je me sens débordée, parfois, mais ça va, ça va... Parce que quand même, ils ont toujours besoin d’une aide, quand ils prennent une initiative, par exemple. Mais tu vois, parfois, à la longue, c’est vrai que tu as besoin de cinq minutes... Et... Quelquefois, ce n’est pas possible. 3. H. J’ai vu, ton café, tu le bois en marchant, en travaillant avec les enfants... Ou tout simplement, tu ne le bois pas ! 4. C. Oui... Ou en triant le courrier... Non, mais ce qui m’énerve, c’est quand on me demande des trucs, à ce moment. Parfois Brigitte, ou Mireille ont besoin de me demander quelque chose, un papier, alors là ça m’énerve, parce que j’ai l’impression d’être débordée... Pour un papier, tu vois, tout de suite comme ça, c’est trop. Oh, moi, la direction, ça ne m’intéresse pas du tout, en plus.

5. H. Et à quel moment le fais-tu, le travail administratif? 6. C. Le matin, c’est surtout le matin, que je fais le travail de direction... Ou le soir... Faire le planning de Valérie, tout ça, oh non, moi je n’y arrive pas dans la journée. Je ne fais rien de tout ça dans la journée, rien. Et je ne veux pas le faire. Je n’y arrive pas, dans la journée. Vraiment. Alors le matin, des trucs auxquels je pense, et qu’il faudra faire, ou du courrier...

7. H. Et en moyenne, tu viens à quelle heure, en classe, le matin?

8. C. En moyenne, en moyenne, tôt. À sept heures du matin, en moyenne. Mais parfois plus tôt, parfois j’y vais à six heures, et il peut m’arriver d’y être à quatre heures du matin, dans ma classe, pour finir de préparer Les Pionniers8, par exemple... J’aime bien venir tôt. Tu sais, dehors, je vois les étoiles, tout ça... C’est superbe, la nuit, le vallon de la Cagne !

8. Le journal scolaire bimestriel, fondé par Freinet, de l’école Freinet de Vence.

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9. H. Oui, je sais que je dois t’appeler au téléphone à sept heures dans ta classe ! Parce qu’en fait, tu te lèves à quelle heure, le matin ?

10. C. Oh, généralement vers cinq heures... Mais il y a des périodes où je suis plus fatiguée. 11. H. Mais le soir, tu n’es pas crevée ? 12. C. Le soir, si. Le soir, j’ai du mal à faire quelque chose, il faut que ce soit matériel, le soir, tu vois.

13. H. Alors j’y reviens, ce qui m’étonne beaucoup, à l’école, c’est votre énergie. Vous n’arrêtez pas de la journée ! Le rythme est extrêmement intensif...

14. C. Ah oui, tu vois ça? C’est vrai, que nous n’arrêtons pas. Oui, je pense que le rythme est intensif. Enfin, je ne sais pas comment c’est ailleurs... Je pense que tous les enseignants travaillent beaucoup, enfin, je suppose? Mais à llh30, tu vois, il faut qu’ils installent les ateliers de l’après-midi, qu’ils fassent leurs initiatives, qu’ils répètent leurs chants, leurs poésies, leurs pièces de théâtre, j’sais pas, moi, qu’ils finissent leur texte, alors ils nous l’amè­ nent à corriger... Mais, il y en a qui ne veulent pas sortir ! Non, non... Ils continuent leur plan de travail... 11 y a tout le temps à superviser l’ordinateur, ou aider à une recherche... Quand on a une bibliothécaire, c’est plus facile aussi pour les recherches. Ils font moins de recherches, quand il n’y a pas de bibliothécaire, tu comprends... On a moins le temps de les aider. 15. H. Peut-on dire que vous avez choisi de ne pas leur interdire de vous solliciter à la récréation ? 16. C. Ah, ben, et comment... En fait, la journée est continue, et c’est bien comme ça... Déjà qu’on n’a pas assez de temps pour tout faire ! Les enfants savent très bien qu’on est là, et que c’est “l’école continueLe temps d’école ne s’interrompt pas, mais attention, ce n’est pas le centre aéré, c’est l’école. Il n’y a pas de ces récréations qui interrompent le temps d’école, c’est l’école tout le temps, du matin au soir, et pour nous aussi. Il se passe tout un tas de choses, après le déjeuner... Certains rangent l’atelier peinture, certains balayent, certains plantent, certains dessinent, certains font des maths... Et c’est pour ça qu’il se passe tant de choses à l’école, c’est parce qu’il n’y a pas de temps pour « rien »... Alors il y a bien sûr la petite récréation de 16 heures à 16 h 10, surtout pour les petits, mais là aussi, ils rangent, ils se préparent pour la conférence. Mais tu vois, il ne suffit pas de faire des maths pour faire des maths. Ranger, ou balayer, ça peut paraître des tâches moins importantes, mais pour nous c’est tout aussi important9. 17. H. Et par ailleurs, vous vous réunissez chaque semaine ?

18. C. Oui, chaque lundi soir, Mireille, Brigitte, et moi, de 17 heures à 19 heures environ. Nous organisons les activités à venir, comme la fête de la forêt, la fête de la musique, tu vois, et nous parlons des enfants. 19. H. Et par rapport aux parents d’élèves, est-ce que tu joues un rôle particulier, en tant que directrice ? Est-ce que c’est toi qui fais le lien avec les parents d’élève ?

9.

Toute cette remarque est importante, dans le sens où l’on est en droit de se demander, dans une attitude comparatiste, ce qui différencie vraiment, ou ce qui différencie le plus cette école, par rapport à d’autres écoles (autres écoles dont on ne peut guère, de toute façon, parler en général, mais qu’il faudrait étudier une par une). Je serai amené à interroger deux plans, dans mon enquête : le plan didactique des apprentissages et de l’action enseignante du professeur, et le plan des conduites pratiques, c’est-à-dire des valeurs engagées dans les décisions d’éducation.

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20. C. Non. C’est chacune, qui assure le lien avec les parents, non, je n’ai pas de rôle particu­ lier. Moi, je rappelle de temps à autre la règle, auprès des parents, mais non, je n’ai pas de rôle prépondérant. Et puis on organise tout ensemble, tu vois, moi je ne veux pas d’un « pouvoir » quelconque. C’est sûr, il faut que je m’occupe du planning de Christophe, le jardinier, des cuisinières, aussi, des questions pratiques, comme ça. Si tu crois que ça m’amuse ! Et sinon, nous traitons avec l’association des parents d’élèves, quand on prépare le Conseil d’école, par exemple. C’est comme partout, d’ailleurs, mais on n’a pas de gros problèmes, quoi. Et c’est une association indépendante. Donc tout ça, ça fait qu’on n’a pas le temps de souffler, dans la journée. Ah, plus on leur en demande, plus ils font, bien sûr. Et c’est tant mieux. Leurs initiatives, bien sûr, c’est pendant la récréation qu’ils les prennent, c’est leur “travail de récréation”... Je te l’ai dit, comme on les stimule à faire beaucoup de choses, ben, nousmêmes nous avons à faire, c’est pareil. C’est vrai que ça fatigue, et il y a des moments où je m’en plains, même. Tout d’un coup, je me dis « mais y’en a toujours un après moi », quoi... Pourtant, non, tes peintures, tu ne les prépares pas sur le temps de classe, tu les prépares avant, ou après. Le temps de classe, c’est du temps pour les enfants. Nous, toute notre jour­ née, elle est pour les enfants. C’est avant, ou après, qu’on prépare la classe. Mais les cahiers, tu vois, moi je les corrige avec eux, en classe. C’est pas pour gagner du temps, et être plus libre le soir, c’est parce que pour moi, ça n’a pas de sens de corriger si l’enfant n’est pas là. Je corrige toujours avec l’enfant, devant lui. Et Brigitte, c’est pareil, elle corrige en parlant avec l’enfant de ce qu’il vient de faire. Oh, non, la correction, ça doit être individuel, et c’est un moment très important pour l’apprentissage, tu comprends. Je ne corrige absolument rien en dehors du temps de classe. Voilà, à l’école, on est entièrement consacrées aux enfants. »

Lécole Freinet s’applique à développer les habitudes créatives, le sens de l’initiative et du service, dans un contexte social, esthétique et éthique, développant des relations fréquentes et diverses. On peut donc conjecturer que l’attitude des maîtresses de l’école Freinet, qui ne prennent pas de temps de repos dans la journée, qui ne « s’absentent » pas de leur responsabilité éducative, contribue certainement à développer le sens moral des élèves, par le modèle qu’ils ont sous les yeux, et par la pratique sociale que ce modèle induit. Or, si l’on suit Jean-François Marcel, la tendance des enseignants est de récupé­ rer du temps professionnel, « et de l’utiliser comme temps personnel avec un minimum de concessions [...]. Le problème est que cette défection nécessite d’être compensée et dans cette école, cette compensation est assumée par le directeur. [...] les enseignants ont détourné ces moments interstitiels de façon à substituer à un temps institutionnel de travail, un temps personnel assez proche de la logique générale du loisir » (2002). Lorsque Carmen dit « c’est chacune, qui assure le lien avec les parents, non, je n’ai pas de rôle particulier », et disait « le temps d’école ne s’interrompt pas, mais attention, ce n’est pas le centre aéré, c’est l’école. 11 n’y a pas de ces récréations qui interrompent le temps d’école, c’est l’école tout le temps, du matin au soir, et pour nous aussi », on comprend qu’il y a dans cette pratique l’inverse d’un détournement de temps, et l’inverse d’une défection. Non que cette conscience professionnelle soit nécessairement l’apanage des maîtresses de l’école Freinet, mais il faut reconnaître que cette conscience fait fond sur une philoso­ phie de la vie, celle de Freinet, qui appelle, implique et impose cette forme de conscience professionnelle10. 10. Il est intéressant de se demander comment ces maîtresses auraient travaillé si elles avaient accompli leur carrière ailleurs qu’à l’école Freinet de Vence, et donc de se demander quelle type de relation il y a entre leur

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Élise décrivait Freinet comme un travailleur, n’ayant « jamais eu la prétention de s’af­ firmer comme un être exceptionnel11 » mais capable de travailler dix-huit heures par jour: « ses résistances physiques et surtout sa capacité pulmonaire ont été diminuées et l’obli­ gent à une discipline sévère de pratiques alimentaires et hygiéniques qu’il n’a garde de transgresser. Il sait conduire sa propre machine avec le sens subtil qu’il a de ses propres possibilités » (1974, p. 126). Confirmant cela, Madeleine Bens-Freinet me disait que son père n’avait certainement pas une intelligence supérieure à celle des autres, mais qu’il avait certainement une supériorité par rapport à beaucoup d’autres : sa force de travail. Et qu’estce que le travail, pour Freinet? « Il y a travail toutes les fois que l’activité - physique ou intellectuelle - de ce travail supposé répond à un besoin naturel de l’individu et procure de ce fait une satisfaction qui est par elle-même une raison d’être. Dans le cas contraire, il n’y a pas travail mais besogne, tâche » (1994, t. 1, p. 252). Freinet est ici très proche de la pensée spinozienne, qui considère la satisfaction comme une vertu (plutôt que de consi­ dérer la vertu comme la condition d’une satisfaction), mais pour Freinet, la satisfaction est immanente au travail, en tout cas dans le sens organique où il l’entend. Il n’y a pas de temps “en creux” de l’institution scolaire dans la journée scolaire. Eexpérience de l’école Freinet pourra entrer dans une logique d’expérimentation, selon la fameuse distinction de Dewey: « l’expérimentation peut donc être comprise comme l’histoire continue d’un ensemble d’expériences formant entre elles une série », dit Joëlle Zask11 12. Cette notion d’expérimentation, ici, peut sembler ambiguë, car on pourrait consi­ dérer que l'expérience tient dans les premières années de l’école (1935 à 1940), tandis que Vexpérimentation consiste dans toutes les années de son fonctionnement ultérieur (1948 à aujourd’hui). Dans ce cas, c’est le résultat, provisoire, de l’expérimentation que je serais en train d’étudier. Je voudrais revenir à ce qu’écrit Joëlle Zask: « une série n’est un progrès que relative­ ment aux finalités que l’enquête elle-même a permis de poser ou même d’envisager. La conduite de la “science normale” Thomas Kuhn) par des opérations d’erreurs corrigées et de tests systématiques n’est pas une marche progressive vers la vérité ou la réalité, mais le développement contingent et toujours faillible du potentiel tout à la fois de confirmation, de chance et d’hypothèse que chaque moment d’une enquête fait naître13 » (id.). En effet, ce que Dewey appelle l'enquête, détermine les conditions de validité d’un résultat. Or, quelles sont ces conditions? Dans une note du même texte, Joëlle Zask précise qu’une méthode d’enquête est une manière de produire des effets, ou de diriger sa conduite : « il est prioritaire d’un point de vue éthique et politique que les objets considérés comme valables le soient sur la base d’une enquête, et non en vertu d’un a priori quelconque. Ceci impose que les objets ayant une signification éthique ou politique soient dans l’idéal constitués de sorte qu’ils se prêtent à une forme ou une autre de discussion, de confirma­ tion ou d’examen, ce que par exemple aucun objet de type religieux ne peut autoriser » façon d’exercer le métier, et l’héritage spécifique de cette école (bien que l’on ne puisse pas répondre à cette question). 11. Madeleine Bens-Freinet affirme pourtant que son père n’était pas modeste, il était conscient de sa valeur. 12. In: John Dewey, Préface, 2003b, p. 19. 13. C’est notamment L. Fleck (2005) qui peut nous en convaincre par son analyse des conditions historiques de production des concepts scientifiques.

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(ibid. p. 41). Or, l’enquête que j’ai menée pendant quatre ans ne peut porter que sur un objet précis et singulier : l’école Freinet de Vence, en ce moment, avec les trois maîtresses Carmen Montés, Brigitte Konecny, Mireille Renard1415 . Eenquête en question ne peut donc rien montrer de ce que fut l’école antérieurement, et peut encore moins montrer ce que font les enseignants qui disent pratiquer la « pédagogie Freinet ». C’est pourquoi, il ne reste qu’une possibilité : l’enquête porte sur une expérience, celle de l’école Freinet de Vence entre 2001 et 2005. Et V expérimentation, au sens de Dewey, ne pourrait consister que dans la reprise expérimentale des résultats de cette enquête par un groupe d’enseignants s’ef­ forçant de tirer parti de la forme générique déterminée par l’enquête13. Eexpérimentation, précise Joëlle Zask, est « la conscience du nœud entre l’extérieur et l’intérieur. C’est par cette conscience que la liaison transformatrice entre subir et agir, du fait que certaines des conditions qui la caractérisent sont identifiées, peut devenir le pivot d’une action et l’orienter dans une nouvelle direction » (ibid. p. 18). Il serait en ce sens logique que Venquête provoquât des changements dans la pratique enseignante, et que le milieu où aura été menée l’enquête s’en trouvât modifié de façon à poursuivre un programme de recherches dans une confrontation du réel à l’idéal, défini par Dewey comme « la tendance et le mouvement d’une chose existante menée jusqu’à la limite finale, considérée comme accomplie, parfaite » (cité par Zask, ibid. p. 22). En résumé, je considère acquise une première spécificité de l’école Freinet de Vence: si la journée scolaire déroule un temps continu, sans ruptures, dans un environnement (la réserve) conçu pour que les élèves vivent leur expérience éducative, c’est que cette façon d’être de l’école consiste à ne pas découper dans le réel de l’expérience scolaire des objets successifs d’activité. Elle peut en cela être qualifiée d’anti-atomiste. Inactivité, comprise à l’aide de la logique hégélienne, est le processus d'ejfectuation d’une vie éducative entière­ ment organisée comme telle dans l’école. La temporalité scolaire se révèle structurée par ses interfaces où sont effectués de multiples liens, produisant au bout du compte une unité éducative.

14. Sachant que cette école n’est publique que depuis 1991, et qu’avant l’équipe actuelle, d’autres enseignants se sont succédé, dont on ne peut juger de l’expertise. 15. C’est déjà le cas : une petite équipe de professeurs des écoles coopère, depuis 2005, à un programme d’étude de l’institution des conférences.

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Chapitre 4

MILIEU D’ENQUÊTE

Si l’étude anthropologique, qui s’intéresse à l’homme dans son milieu de vie, vise tradi­ tionnellement à faire apparaître âa logique propre d’une culture, elle demande au chercheur de se familiariser avec ce milieu par l’observation1 qui implique ce que j’appellerai un milieu d’enquête. Ce milieu de l’enquête est constitué par l’approche ethnographique, cher­ chant à produire l’observation dans l’écriture. Je voudrais préciser les termes dans lesquels j’ai conçu ma tâche d’enquêteur. Ici, la culture à étudier est celle d’une petite collectivité didactique, à l’intérieur d’un grand système d’enseignement. Comme le précise Dominique Blanc, le recours à l’eth­ nographie « semble de plus en plus fréquent dans nombre de disciplines, en particulier dans les sciences sociales autres que l’ethnologie qui en a perdu depuis longtemps l’ex­ clusivité. [... ] Cette approche a été de plus en plus fréquemment désignée par ses auteurs comme étant une approche “ethnographique” c’est-à-dire impliquant l’observation directe, “participante” des interactions entre les membres d’un groupe restreint, généralement une classe » (Venturini et al., 2002, p. 239). Mais voici le problème : on ne voit que ce que l’on est habitué à voir, que ce que l’on est déterminé à voir, ou que ce que l’on a envie de voir. Voir, dit Laplantine, c’est la plupart du temps « espérer trouver ce que nous attendons, et non ce que nous ignorons ou redoutons, à tel point qu’il peut nous arriver de ne pas croire à ce que nous avons vu (c’est-à-dire à ne pas voir) » (2002, p. 12). Eenquête devait prendre le plus de distance possible avec les déterminismes ou les catégories mentales à partir desquels nous sommes susceptibles de regarder l’école ; j’ai pris l’option de m’ouvrir à l’ordre du banal, de l’anodin, de l’inattendu, et aussi de l’événement au sens littéral de ce qui arrive. C’est pourquoi d’ailleurs, au moment de rédiger cette recherche, j’ai décidé de présenter en premier ce qui peut paraître le plus banal dans une école, les moments où l’on n’enseigne pas. Aller sur le terrain, c’est comme aller sur le motif pour les peintres impressionnistes : on se prépare à recueillir des impressions, et du factuel (par exemple : la classe est comme une ruche à son affaire ; ou : il n’y a pas de récréation le matin). Mais cela encore reste paradoxalement inconséquent, si l’on ne va pas outillé sur le terrain. 1. Le spécifique de la production de savoir en anthropologie passe par « l’observation rigoureuse, par l’imprégnation lente et continue, de groupes humains minuscules avec lesquels nous entre­ tenons un rapport personnel. [...] Eexpérience de l’altérité (et l’élaboration de cette expérience) nous engage à voir ce que nous n’aurions même pas pu imaginer, tant notre imagination a du mal à se fixer sur tout ce qui nous est tellement habituel que nous finissons par estimer que “cela va de soi” » (Laplantine, 2002, p. 11-12).

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FREINET À VENCE

Comment atteindre le réel ? Sandra Laugier rappelle de façon salutaire qu’il y a « une volonté ou une mythologie du réalisme qui nous éloigne du réel » (1999, p. 14). Ce qui nous manque le plus, comme le signale Sandra Laugier, c’est l'esprit réaliste, « c’est préci­ sément cette aspiration à être réaliste au sens ordinaire, à reconnaître ce qui est devant nous, à nos pieds en quelque sorte, et que nous n’avons pas envie de voir » (id.), pour retourner, selon la célèbre formule de Wittgenstein, au sol raboteux2. C’est en cela que l’on peut considérer l’anthropologie comme une discipline terre-à-terre, selon une formule de Clifford Geertz. Pour une enquête qui se situe dans le champ de l’anthropologie, ce sol ne peut être que celui des pratiques effectives de la collectivité étudiée, et de son activité, disons d’un examen immanent de ces pratiques par la découverte de son système d’action. Si l’on étend à l’étude anthropologique la formule que Wittgenstein applique à l’étude du langage, meaning = use, on pose le premier cadre méthodologique de l’enquête : rien n’est immédiatement consistant dans l’attitude déclarative visant, pour un enseignant, à se définir comme “pédagogue Freinet” ou pour une équipe pédagogique à se définir en “école Freinet”. La contrainte ethnographique entraîne que l’on constitue les significations à partir des pratiques didactiques effectives des enseignants étudiés : ici, les maîtresses de l’école Freinet de Vence, et donc cette école elle-même. Nous avons de bonnes raisons de penser qu’il est aussi pertinent d’étudier la pratique effective des enseignants réels, que leur méthode pédagogique au sens large (ici, la « méthode naturelle »). Comme l’in­ dique Jean-Manuel de Queiroz, la manière dont un maître s’y prend pour faire classe comprend « au-delà de la compétence et des techniques maniées, un ensemble de traits moins discernables qui confèrent à chaque enseignant son style propre. Se pose alors la question : y a-t-il un “effet-maître” et des pédagogues plus efficaces que d’autres ? » (2001, p. 50). Il est vrai que j’ai observé l’école jusqu’à présent avec cette question qui a tendance à provoquer une suspension du jugement : les apprentissages constatés sont-ils dus à la “méthode” employée, ou à la manière de faire de la maîtresse, et les lacunes d’apprentissage sont-elles dues à la manière de faire de la maîtresse, ou à la “méthode” pratiquée? Il est d’autant plus difficile de travailler cette question que nécessairement, la “méthode” utili­ sée est toujours utilisée d’une certaine manière, et quelle que soit la manière de faire d’une maîtresse, elle le fait toujours dans le cadre d’une certaine “méthode”3. Pour prendre un exemple de cet entrecroisement entre l’option de méthode et lé faire effectif, j’ai remarqué deux pratiques parallèles dans les classes de Brigitte Konecny et Carmen Montés, spécifi­ ques à la “technique Freinet” d'individualisation du travail : il s’agit de l’autocorrection des élèves. Or, le contrat sur l’autocorrection n’est pas le même dans ces deux classes, alors que pour un observateur naïf, les pratiques semblent très similaires. J’en décris les étapes, sommairement : 1. l’élève écrit son texte, ou travaille sur une fiche 2. l’élève vient montrer son travail à la maîtresse (qui circule en classe) 3. la maîtresse indique les erreurs 2. Mais nous sommes là, en suivant Wittgenstein, tout simplement sur des positions du sens commun et du bon sens, plutôt que sur des positions proprement philosophiques. Et comme le dit Jacques Bouveresse, nous ne devrions pas « avoir besoin de nous réconcilier avec le réel » (1998, p. 39). 3. Mais ce n’est pas la bouteille à l’encre, et je n’incline pas à un scepticisme tiède. On peut conjecturer que les recherches en didactiques ont tout avantage à transférer dans leurs propres méthodes de travail des techniques d’enquêtes forgées en sociologie, en utilisant notamment des dispositifs comparatistes.

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MILIEU D’ENQUÊTE

4. l’élève repart corriger ses erreurs 5. l’élève vient montrer ses corrections à la maîtresse qui valide son travail. Un élément décisif du contrat didactique, pourtant, varie : - dans la classe de Brigitte, l’accent est mis sur la dynamisation du tâtonnement de l’élève, elle incite le plus souvent l’élève à chercher à corriger lui-même ses erreurs, à déve­ lopper peut-être de l’autonomie dans l’étude, avec le fonctionnement probable d’un effet Pygmalion, de par l’attente manifeste qu’affiche la maîtresse dans ses interactions verbales avec les élèves, mais aussi dans l’expression du visage (du type : « ça, je suis sûre que tu le sais », ou « ça, je suis sûre que tu peux le trouver », formules quasi-rituelles accompa­ gnées d’un sourire, d’un regard que l’on pourrait qualifier de bienveillants) ; il y a là une épistémologie de l’apprentissage centrée sur ce que j’appellerai la débrouillardise de l’élève : c’est un thème récurrent dans l’œuvre de Freinet ; - dans la classe de Carmen, l’accent est mis sur l’analyse des erreurs, au moment où l’élève vient montrer son travail à la maîtresse (ce qui d’ailleurs implique une gestion du temps différente entre les deux classes, parce que dans un cas les interactions sont brèves et nombreuses, dans l’autre cas elles durent assez longtemps et sont moins fréquentes : j’ai chronométré chez Carmen ces interactions, qui durent entre une et trois minutes) ; il me semble que Carmen fait primer le double souci : a) de la vérification de la technique (par exemple la règle du participe passé qui s’ac­ corde avec le nom, y compris s’il est construit avec l’auxiliaire être) b) de l’entretien technologique (par exemple, le participe passé équivaut à une propo­ sition relative, ou circonstancielle, ou même à un adjectif, et l’on prendra des exemples de ces situations, en aidant l’élève à rapporter ce qu’il a écrit à de tels exemples45). En tout état de cause, l’hypothèse d’un « effet-maître » me paraît intéressante à faire fonctionner dans l’observation, et c’est ce que suggère de Queiroz lorsqu’il conseille de ne pas sous-estimer l’idée d’un art d’enseigner qui caractériserait « la capacité du maître à obtenir de tout élève un investissement maximal » (2001, p. 51), et j’ajoute à “méthode” égale par ailleurs. C’est cela que veut dire le vocable du sol raboteux, regarder ce qui est là, à nos pieds - plutôt que de spéculer sur les principes logiques de la “pédagogie Freinet “même si cela n’interdit pas de tenter d’en comprendre la grammaire dans ce contact avec un sol rabo­ teux - et observer des pratiques didactiques dans leur élément, si je puis dire, de multipli­ cité (comme l’on dit que l’eau est l’élément dans lequel vit un poisson). Il s’agit d’étudier ces pratiques dans la multiplicité même que constituent leurs usages locaux. Pour les géographes d’après Dardel, tout est aussi une question d’échelle, au sens géographique du terme, et l’enquête doit désormais se concentrer sur le local si elle veut accéder au réel. Mais c’est en se concentrant sur le local que nous pouvons espérer accéder à ce que j’appellerai une « publicité » didactique3, en resserrant notre attention sur l’étude concrète des situations concrètes. On ne voit pas assez, dans notre mythologie intellectua­ 4. J’emprunte ces distinctions à Chevallard (1991) qui travaille sur le triplet conceptuel technique - technologie - théorie, et j'emploie technologie au sens de « discours sur la technique ».

5. « Publicité » qu’a su de mieux en mieux réaliser la sociologie de l’école au cours du vingtième siècle, et que s’efforce de réaliser la didactique, si l’on peut désormais employer ce terme générique, depuis deux décennies.

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liste, que c’est le discours à régime général qui est un discours privé. Quiconque prétend parler “pour” les autres ou au nom des autres dans un discours d’abstraction, se condamne à l’arrogance qui caractérise toute position privée - ce qui serait nécessairement le cas d’un discours d’édification sur ce qu’est la “pédagogie Freinet” en général. Lidée d’une publicité didactique suppose par exemple d’identifier comme telles les pratiques de « connivence culturelle », pratiques liées, comme le rappelle de Queiroz, « au type de professeur et à son orientation pédagogique » (2001, p. 53). On pourrait considérer comme un fait polé­ mique le constat selon lequel des élèves favorisés ont un taux de réussite scolaire parti­ culièrement fort, lorsqu’ils ont eu affaire à un maître libertaire au formalisme esthétisant (id.). Mais guidée par la catégorie de connivence culturelle, une analyse de ce phénomène doit pouvoir montrer le danger que présentent les positions seulement idéologiques en didactique. La modestie ethnographique a pour mission scientifique de nous permettre donc d’ap­ procher au plus près, si je puis dire, de l’ordinaire de l’école Freinet de Vence, en nous atta­ chant à un travail de fourmi, ce que j’ai presque envie de qualifier d’ethnographie pauvre, c’est-à-dire allégée de tout système explicatif ou interprétatif préalable, parce que nul ne peut prétendre exposer de façon immédiate et transparente ce qu’il fait: on n’a une chance de le savoir qu’après coup, liaprès-coup, ici, c’est l’objectivation de l’objectivation qui le détermine. J’emprunte l’expression à Freud dans sa célèbre théorie du refoulement de 1915 : « le refoulement proprement dit est un refoulement après-coup » (Métapsychologie, 1968, trad. J. Laplanche et al., Paris, Gallimard, p. 49). Ce concept de Freud a fait couler beaucoup d’encre, à commencer par la sienne, puisqu’il n’a cessé d’y réfléchir pendant les années qui ont suivi, se demandant s’il y a une réalité originaire sous le phénomène qui apparaît dans l’après-coup. Lacan, en plusieurs endroits de son œuvre (Écrits, Séminaires), a lui aussi travaillé sur cette question qu’il rapporte au statut du « signifiant » en linguis­ tique, par comparaison du problème du zéro en mathématique : il analyse la théorie de Frege (puis de Russel), faisant du zéro un nombre cardinal « non identique à soi-même », c’est-à-dire un concept dont l’extension est vide ; dans des pages compliquées, Lacan assi­ mile l’après-coup à une présentification de l’absence, par le fait que 1 n’est pas un succes­ seur naturel du 0 (qui n’est pas un absolu originel et originaire) : au contraire, le zéro se comprend après coup comme nécessité par le fait que 1 ne peut se succéder à lui-même. Le concept d’après-coup pourrait désigner ce fait étrange que l’action est un « quelque chose » (selon le mot de Freud, et dont la technique psychanalytique ne nous permet d’avoir connaissance que par un effet d’éloignement) auquel nous ne pouvons accéder directement, et dont la « priméité » ne fait pas de lui un élément premier : l’objectivation de l’objectivation travaillerait sur un effet d’éloignement que permet l’analyse des traces de l’action recueillies dans le récit, le film, etc. Dans une optique pragmatiste, le problème qui porte sur l’interrogation du langage et, comme dit Sandra Laugier, « la reconnaissance et la revendication de ma voix dans ce monde » (1999, p. 159), peut être étendu en interrogation de l’action didactique, ou de l’activité didactique (au sens où j’en ai parlé dans mes chapitres précédents), visant à reconnaître ce que j’appellerai du coup par condensation la voix didactique de l’école Freinet de Vence. La difficulté est que cette voix ne peut être trouvée que dans l’écriture qui s’efforce de la mettre en forme, et qui engage l’enquêteur sur sa rigueur méthodologique,

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MILIEU D’ENQUÊTE

et sur sa sincère volonté de savoir. Car l’on ne peut savoir ce qu’est l’action qu’en le disant (qu’en la disant), et l’on se trouve alors confronté à ce que Sandra Laugier appelle « l’in­ tériorité réciproque des mots et du monde » (op. cit. p. 144) dans l’intrication de l’action et du langage. Toute la question étant d’accéder au monde, ici à l’activité didactique telle qu’elle se fait, ce n’était pas en partant d’un énoncé privé, qui serait un essai de théorisation générale de l’éducation selon Freinet, que l’on aurait pu atteindre le réel de cette école. Mais, « la question du statut de la description dans les sciences sociales ne peut être dissociée d’une réflexion sur le mode particulier de construction de leurs objets. [...] La description n’est réductible ni à une technique de traitement des données observées [... ], ni à un moment dans le déploiement d’une recherche ou dans la construction de son compte rendu » (Passeron, 1998, Avant-propos, p. 7). Eactivité descriptive n’est donc pas réductible, lorsqu’il s’agit de faire des sciences sociales et humaines, à une « simple description », et dans la présente enquête, la théorisation que l’on devra faire de l’école ne devra pas rester un pléonasme de l’expérience que l’on en aura eue. Un malentendu dommageable consisterait à penser qu’il suffit de “décrire” ce que l’on a vu pour faire œuvre de science. Or, tout l’enjeu est d’objectiver “ce qui a été vu” i.e. le transformer en objet (un transcript, un tableau, une photographie, un photogramme...), puis en produire Fanalyse (travail originé dans ces objets, dont le réseau permet d’atteindre la « sol rabo­ teux »). Cependant, la première illusion qui risque de s’installer dans un tel projet descrip­ tif est celle de la nécessité d’interpréter ce que l’on voit, en partant du principe que l’on n’en comprend pas le sens. Voilà donc la double contrainte : dans le cas qui m’intéresse, Fapproche ethnographique doit absolument viser d’abord à dégager les catégories d’action de l’agent lui-même. C’est pourquoi il faut dire de cette approche qu’elle requiert de mener enquête à l’école sur un temps long, dans une fréquentation qui rende au chercheur l’acti­ vité suffisamment familière. Le chercheur doit quitter la terre de ses propres références, se déterritorialiser, et s’immerger suffisamment dans la logique propre de l’objet qu’il étudie (se reterritorialiser). Cela suppose de travailler dans des limites, qui sont exactement celles du milieu dans lequel if cherche à s’immerger. Le chercheur en vient ainsi à construire les éléments d’une situation, au sens un peu statique du terme6 signifiant l’état des choses existant. J’ai peu à peu saisi qu’il s’agissait là d’une condition d’accès au réel de la situation : il faut s’immerger dans l’activité jusqu’au moment où on va la comprendre, où donc s’évanouit le besoin d’interprétation. Einterprétation de ce que font les acteurs d’une situation n’est que le signe, chez l’interprète, d’une docte ignorance : « le commentaire ne m’indique pas ce qu’ils ont dans la tête, les représentations qu’ils associent à leurs gestes, il comble mon ignorance », dit Jean Bazin7, signifiant par là que la logique de la recherche ne devrait pas conduire un chercheur à vouloir combler son ignorance (par le sortilège8 de l’inter­ prétation). Le jeu, pour l’enquêteur, est donc bien d’apprendre à vivre dans cette activité, 6. Car dans un sens plus dynamique, dans la pensée de Brousseau une situation est toujours liée à un problème. 7. In: Passeron, 1998, « Questions de sens », p. 27. 8. Je choisis de donner un sens fort à ce terme, que j’emprunte à Clément Rosset évoquant « l’éternel privilège des charlatans : non seulement de parler, comme le suggère l’étymologie du mot, mais encore et surtout de réussir à parler de rien » (1985, p. 8). Ici, le rien dont l’interprétation donnerait l’illusion d’un « quelque chose », c’est pour moi le « quelque chose » dont on ne prend connaissance que dans après-coup.

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et c’en est l’enjeu pour le chercheur parce que « plus j’en apprends, dit Bazin, mieux je peux décrire ce qu’ils font. Il n’y a pas un résidu non descriptible, le sens, qui exigerait une opération spéciale dite d’interprétation. 11 y a seulement tout ce que je n’ai pas encore appris » (op. cit. p. 30). J’expliquerai plus loin l’institution didactique du plan de travail: pour un observateur naïf de l’école Freinet de Vence, il est strictement impossible de comprendre ce que font les élèves à longueur de journée si l’on n’a pas appris l’usage de ce plan de travail, en séjournant dans l’école; on en est alors réduit à interpréter ce qu’ils font, dans le but d’en “délivrer” le sens. Je précise un peu : pour un observateur naïf, il

pourrait sembler que les élèves “font ce qu’ils veulent” choisissent une activité librement en fonction du goût du moment, puisque le matin, la maîtresse ne donne strictement aucune directive, et que la feuille A4 du plan de travail ressemble à une sorte de menu didactique dans lequel l’élève ferait ses choix. Or, la réalité est tout à fait à l’inverse de cette interprétation... J’en suis donc venu à me convaincre que la question, pour le chercheur,

n’est pas de faire des phrases grâce auxquelles il chercherait à exhiber le sens de ce qu’il a vu, mais de construire des énoncés qui décrivent rigoureusement une situation9. C’est pour échapper à la tendance herméneutique de l’anthropologie que j’ai résolu de passer suffisamment de temps dans l’école, en m’y rendant le plus souvent possible et le plus longtemps possible, ce qui me permet, au bout de quatre ans, de me préciser à moi-même (ou à un tiers), ce que j’ai appris, et ce que je n’ai pas terminé d’apprendre, pour parler comme Bazin. Tant que nous cherchons une énigme à déchiffrer, nous sommes dans la métaphysique du sens. Comme le disait habilement Wittgenstein1011 , l’énigme n’existe pas, puisque toute question, à partir du moment où l’on est en mesure de la poser, peut trou­ ver sa réponse. Il y a “énigme d’action” seulement si je ne sais pas traduire cette action sous forme d’une question précise (par exemple, pourquoi les élèves de l’école Freinet regardent-ils systématiquement leur plan de travail le matin en arrivant?), et si donc je ne sais pas constituer mon objet d’étude. Mais si je suis capable de formuler la question, c’est que je suis capable de fournir la réponse (par exemple, ils regardent leur plan de travail parce qu’ils veulent décider dans quel domaine ils doivent faire prioritairement avancer leurs apprentissages11). Si je ne sais pas du tout ce que font les agents que j’observe, leur comportement est effectivement une énigme, que j’aurai tendance à vouloir interpréter (par exemple, si je n’ai jamais vu de classe où les élèves entrent et se mettent au travail tout seuls, sans que l’enseignant ne leur dise rien). Mais si j’ai la patience d’apprendre ce qu’ils font, cela me deviendra familier, et je ne me poserai plus la question du sens de leur 9. Comme le souligne Bazin, « l’énoncé renvoie non pas à une langue, mais à une situation qui doit être décrite » (op. cit., p. 33). 10. Que je cite hors contexte : le Wittgenstein du Tractatus n’étant pas celui auquel je me réfère généralement lorsque je m’intéresse à cet auteur (je cite ici le 6.5 du Tractatus). 11. Si je dis les choses dans une sémantique de l’action, qui reste à traduire dans le langage des modèles, puisque je cherche par mon enquête à objectiver l’objectivation. Pour le dire autrement, et dans des termes empruntés à Ryle et Geertz (in Passeron et al., 1998), mais que je n’emploierai pas dans le même sens interprétatif, la description ici est « mince » (thin), il lui reste à devenir « épaisse » (thick), c’est-à-dire qu’elle se fait à d’autres niveaux visant la compréhension la plus complète possible de l’action, et du fait. C’est ce qu’explique notam­ ment Vincent Descombes (« La confusion des langues », in Passeron et al., 1998) : « qui dit description dit vérité factuelle et possibilité (en principe) d’une épreuve empirique » (p. 38), dont l’analyse nécessite une complexité organisée, dit Descombes, des niveaux de description.

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MILIEU D’ENQUÊTE

activité (je m’attends à ce que les élèves regardent nécessairement leur plan de travail le matin, puisque je sais qu’il ne peut pas en être autrement dans cette école). Pour conclure sur la question de la constitution d’un milieu d’enquête, je dirai que l’anthropologie cherche à nouer des alliances et elle en a forgé une avec l’ethnographie, à tel point que l’on ne conçoit plus aujourd’hui de faire œuvre anthropologique en économisant le travail ethnographique. D’autres alliances sont possibles. On connaît l’alliance naturelle de l’anthropologie et de la philosophie, mais on ne songe plus aujourd’hui à dissocier l’ethnologie de l’anthropologie, et j’avais signalé la position de Pierre Bourdieu pour qui l’ethnologie et la sociologie se confondent. Nous restons ici en famille, dans les sciences sociales et humaines. Une nouvelle alliance est nécessaire, lorsque l’on veut observer des situations où, dans une collectivité, ont lieu des actes de transmission de savoir. C’est l’idée que s’est efforcé de promouvoir Yves Chevallard, lorsqu’il parle de science du didactique : « le didactique, on le verra, est une dimension de la réalité anthropologique, qui traverse celle-ci de part en part. [... ] “La connais­ sance” entendue comme existence de rapports (personnels ou institutionnels) aux objets, est partout dans le réel anthropologique » (1991, pp. 206-207). Mon enquête relève donc largement d’une anthropologie didactique de la connaissance, ou plus exactement des savoirs12 : je vais étudier des situations relevant de savoirs différents à transmettre (mathématiques, certes, mais aussi français, ou même “éducation civique”), et je vais utiliser des concepts génériques de la didactique (tels que contrat didactique, milieu didactique, etc.).

12. Lire, sur cette précision, tout l’article de Chevallard, 1991, p. 199-233.

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Chapitre 5

MILIEU DIDACTIQUE

Je me souviens de ma première impression en 1978, alors que j’étais en formation professionnelle à l’École Normale d’instituteurs de Draguignan, lorsqu’un professeur de philosophie organisa une visite de l’école Freinet de Vence pour les élèves-maîtres volon­ taires de notre promotion. C’était une impression plutôt géographique : un joli milieu. C’est presque le point de vue du touriste.

« Vue des jardins de l’école Freinet »

Mais on ne croit pas si bien dire en prononçant un jugement aussi général qui amal­ game plusieurs réalités: celle du milieu écologique “naturel “l’école parmi arbres et buis­ sons), celle du milieu géographique aménagé (le site et son organisation depuis soixante et dix ans), celle du milieu didactique (le théâtre de l’enseignement). Ces notions de milieu s’articulent les unes aux autres, et sont reliées encore à d’autres, tels le milieu social dont proviennent les élèves de l’école, le milieu économique et culturel vençois, etc. Or, ce qui caractérise la forme scolaire, comme l’a montré Brousseau, c’est l’organisation d’un « milieu ». On ne peut prendre pour objet milieu un environnement indéfiniment exten­

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FREINET À VENCE

sible, et l’école doit constituer son « système milieu » dans des limites que définissent les possibles et les nécessaires pour construire des situations d’apprentissage: « La théorie des situations ne prend pas comme objet “milieu” l’univers dans son ensemble : cette ambition holistique absolue serait évidemment condamnée d’avance. Elle modélise seulement l’en­ vironnement spécifique d’un savoir ou d’un de ses aspects1. » Dans les écrits de Freinet, la critique de la forme scolaire que je qualifie de classique1 2 était claire : « Elle devient, soit un milieu accaparant lorsqu’elle prétend orienter toute l’activité enfantine vers des règles de vie ersatz3 dont nous verrons les dangers ; soit la plupart du temps, un milieu tout simplement rejetant, l’individu ne recevant à l’école aucun secours direct d’aucune sorte pour la solution pratique et immédiatement nécessaire des problèmes qui se posent à lui pour la continuation de la vie comme potentiel suffisant de puissance » (1994, t. 1, p. 497). Si, pour un enseignant, la tentation est grande d’enseigner directement le savoir en tant qu’objet culturel, « “la découverte et l’emploi du savoir” est une pièce de théâtre mise en scène par l’enseignant, où chaque élève va se hasarder dans un rôle assez délimité mais c’est aussi un milieu qui doit lui laisser de la liberté à l’endroit où il doit s’exprimer. La juxtaposition de ces saynètes constitue son histoire » (Brousseau, 1998, p. 308). C’est bien l’organisation du milieu qui est le premier acte professionnel de l’enseignant, transformant les situations d’enseignement en situations d’apprentissage, afin que l’apprentissage puisse avoir lieu : « Le travail du professeur consiste donc à proposer à l’élève une situation d’apprentissage afin que l’élève produise ses connaissances comme réponse personnelle à une question et les fasse fonctionner ou les modifie comme réponses aux exigences du milieu et non à un désir du maître. La différence est grande entre, s’adapter à un problème que le milieu vous pose, incontournable et, s’adapter au désir du professeur: la signification de la connais­ sance est complètement différente ; une situation d’apprentissage est une situation dans laquelle ce qu’on fait a un caractère de nécessité par rapport à des obligations qui ne sont pas arbitraires, ni didactiques. Or toute situation didactique contient une part d’intention et de désir de la part du maître. Il faut que le maître parvienne à ce que l’élève enlève de la situation les présupposés didactiques » (Brousseau, 1998, p. 300). Je suis tenté de dire qu’il ne faut donc pas s’y tromper: le joli milieu naturel de l’école Freinet ne doit pas dissi­ muler à l’enquêteur ce qui est probablement l’essentiel, la spécificité de l’organisation de son milieu didactique, où l’on doit bien convenir que se situe l’enjeu scolaire. Earbre ne doit pas cacher la forêt. Pour faciliter la poursuite de mon raisonnement, je dois préciser encore, en me référant à son propre glossaire4, ce que Brousseau entend par « milieu » :

Dans une situation d’action, on appelle « milieu » tout ce qui agit sur l’élève ou/et ce sur quoi l’élève agit. La structuration du milieu didactique de l’élève fait apparaître un emboîtement de situations correspondant à des projets distincts et dont chacune sert de milieu à la suivante. 1. Brousseau: Recherches en Didactiques des Mathématiques, vol. 9, n° 3, « Le contrat didactique: le milieu », p. 309-336, 1988 (citation p. 312). 2. Il la nommait généralement « scolastique », pour lui opposer ce qu’il appelait « l’école moderne ». 3. Pour Freinet, ces « règles de vie ersatz » sont développées par l’enfant lorsque « l’expérience tâtonnée, que nous avons reconnue comme technique centrale du processus vital » (1994, p. 515) a été entravée. 4. Glossaire constitué sur une proposition de Bernard Sarrazy, rédigé par Guy Brousseau lui-même, et que l’on trouve à cette adresse (je reproduis ici un montage d’extraits) : hap^/perso .wanadoo. tr/daest/Pages%20perso/Brousseau.ht.rn#publications On trouve ici une définition à la fois statique (« dans une institution ») et dynamique (transformation de ce milieu ») de la notion d’institution.

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MILIEU DIDACTIQUE

Une situation est caractérisée dans une institution par un ensemble de relations et de rôles réciproques d’un ou de plusieurs sujets (élève, professeur, etc.) avec un milieu, visant la transformation de ce milieu selon un projet. Le milieu est constitué des objets (physiques, culturels, sociaux, humains) avec lesquels le sujet interagit dans une situation. Le sujet détermine une certaine évolution parmi des états possibles et autorisés de ce milieu, vers un état terminal qu’il juge conforme à son projet.

Mon observation de l’école m’a conduit à penser que son fonctionnement s’ordonne par couches de milieu. Et je choisis de laisser milieu au singulier générique, plutôt que de considérer plusieurs types de milieux, et plusieurs sens du vocable. Car l’analyse didacti­ que du rapport contrat-milieu me convainc que le concept de milieu, à Vence, est tout à fait spécifique et intègre les différentes acceptions du terme (milieu écologique, géographique, sociologique, didactique). J’essaierai de construire le modèle de cette organisation parti­ culière, en couches de milieu5, en m’appuyant sur son étude empirique, et je m’efforcerai de justifier mon approche d’abord “géographique” dans son épistémologie, du concept de milieu. Le milieu est, étymologiquement, le centre d’un espace6. C’est l’endroit où se trouve l’homme, le site. Dans l’ancienne pensée chinoise, l’homme est représenté debout, entre ciel et terre, et constituant le point central d’un espace orienté, faisant face au sud. Ehomme est lui-même le centre vivant-vécu d’un dispositif topologique, par lequel passent toutes les directions, ciel-terre, derrière-devant, nord-sud, est-ouest, verticalité et horizontalité. Par extension, comme on dit, plus exactement par dérivation, voire inversion du sens, ou plutôt par une sorte de métonymie, le milieu est devenu ce qui “baigne” le centre, ce qui l’entoure7. Par exemple, les poissons vivent dans un milieu aquatique. Et lorsque l’on emploie l’expression « être comme un poisson dans l’eau », on entend que pour être bien, il faut être dans son milieu naturel. Un poisson hors de l’eau n’est pas bien, un tigre hors de sa jungle n’est pas bien. En ce sens, la réserve d’enfants dont parle Freinet est comme un milieu naturel pour les enfants (et pour l’éducateur, il faut bien le dire, s’agissant de Freinet). C’est ainsi tout le problème de la didactique, de ne pas importer sur le terrain une utopie8 formaliste de l’enseignement, mais de travailler sur les milieux, et je disais sur les couches de milieu : Brousseau montre le double échec des prescriptions pédagogiques ministérielles, conduisant depuis quelques années à opposer abstraitement « des “situa5. /emprunte à Gilles Deleuze et Félix Guattari quelque chose de l’idée de plateaux -. » Le transcodage ou trans­ duction, c’est la manière dont un milieu sert de base à un autre, ou au contraire s’établit sur un autre, se dissipe ou se constitue dans l’autre. Justement la notion de milieu n'est pas unitaire : ce n’est pas seulement le vivant qui passe constamment d’un milieu à un autre, ce sont les milieux qui passent l’un dans l’autre, essentiellement communiquants, » (Mille plateaux, 1980, p. 384-385). 6. Du Grec mesos, qui signifie « au milieu, médian ». Un autre emploi du mot vient du Grec oïkos qui signifie « maison ». 7. Dans son usage didactique, la notion de milieu désigne une sorte de tiers entre les éléments (par exemple entre le professeur et les élèves, la façon dont le savoir à acquérir est mis en scène dans une situation), tiers qui les relie et les sépare. 8. Castoriadis a une position intéressante sur la fonction de l’utopie. Lutopie a connu une fortune diverse, selon les circonstances historiques: elle a pu symboliser les avant-postes de la pensée des Lumières, ou parfois au contraire, un romantisme inconséquent, mais aussi la fine pointe des forces transformatrices de la société. Pour Casloriasdis, « le terme d’utopie est mystificateur » (2005, p. 17), parce que l’utopie désigne un projet qui ne peut pas avoir lieu.

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lions d’enseignement” où l’enseignant apporte toutes les informations et ne délègue aucune responsabilité, et des “situations d’apprentissage” où il se passe l’inverse » (1998, p. 301 ). En didactique, comme en mésologie, nous sommes confrontés à un problème d’échelle : il s’agit de penser les possibilités d’engagement d’un élève dans un rapport plus ou moins réel avec un milieu organisé par le système éducatif. Ce rapport, précise Brousseau, « a été organisé afin de justifier la production pertinente par l’élève de comportements qui sont les indices de l’appropriation du savoir. C’est-à-dire que la réponse ne doit pas être motivée par des obligations liées au contrat didactique mais par des nécessités adidactiques de ses relations

avec le milieu9 » (1998, p. 93-94). Bien sûr, il ne faudrait pas déduire de cette assertion que les formes de contrat didactique fondées sur l’ostension sont nécessairement illégitimes : le dire et le montrer du professeur à l’élève, s’ils caractérisent les formes du contrat classique, ne sont pas de facto des formes qu’il faille proscrire des gestes professoraux au motif que l’on cherche à renouveler la forme scolaire. Bien au contraire, il m’est apparu par exemple dans la classe de Carmen Montés que l’action magistrale du professeur était entièrement assumée à l’intérieur d’un certain nombre de situations : le graphique est une institution spécifique à la classe de Carmen, et comme nous le verrons plus loin, cette activité de bilan et d’autoévaluation commence toujours par le rappel ostensif, de la part du président (assumant ici un statut de co-enseignant), des critères de réalisation de l’activité et des critères, de validation de l’activité (sous le contrôle vigilant de la maîtresse, qui n’hésite pas à compléter de façon très magistrale les déclarations du président). Si l’on va un peu plus loin encore, le geste d’explication, propre à la technique du cours magistral, constitue l’une des principales spécificités de la forme scolaire, nécessairement centrée sur l’approche épistémique des savoirs. Le milieu doit être cette conjonction qui s’accélère dans l’organisation locale de situa­ tions didactiques, et adidactiques. Eidée fondamentale de Brousseau est en effet que le professeur doit introduire dans l’activité de l’élève un « système milieu » ; mais le souci du professeur est de faire évoluer ce système vers un taux suffisant d’adidacticité, qui permettra de préciser à l’élève la fonction du savoir pendant et après l’activité. Ce soussystème que Brousseau baptise milieu adidactique, procède d’une nécessité interne à la didactique, et « découle d’une des clauses du contrat didactique lui-même qui implique le projet de son extinction : il est sous-entendu, dès le début de la relation didactique, qu’un moment doit arriver où il se rompra. À ce moment, à la fin de l’enseignement, le système enseigné sera supposé pouvoir faire face, à l’aide du savoir appris, à des systèmes dénués d’intentions didactiques. [...] Le milieu est le système antagoniste du système enseigné, ou plutôt, précédemment enseigné. [...] Au fur et à mesure des progrès des élèves, cette représentation culturelle et didactique du milieu sera supposée se rapprocher de la “réalité” et les relations du sujet avec ce milieu devront s’appauvrir en intentions didactiques » (1998, p. 92-93). Prise à la lettre, cette orientation didactique doit permettre de faire une pragmatique. Pour ce qui concerne mon enquête, cela ouvre une perspective intéressante, puisqu’il ne s’agit pour moi, en étudiant l’école Freinet de Vence, ni de justifier par infé­ rence une idéologie didactique nommée la “pédagogie Freinet” ni de l’illustrer en allant 9. Je souligne.

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chercher sur le terrain sa manifestation (je me suis donné pour règle méthodologique de travailler comme à distance de cette idéologie). C’est dans la durée même du contrat, qu’il faut voir la raison de sa logique d’extinction. Brousseau parle bien d’un projet d’extinction, à propos du contrat didactique. Cette idée pourrait frôler le paralogisme, ou s’abîmer en aporie, si on ne la regardait pas d’assez près, car on voit mal comment le contrat didactique pourrait s’éteindre, lorsqu’il caractérise la forme scolaire comme telle. C’est que le contrat doit s’assumer, dans son rapport au milieu, en tant que système “emprunté” par le savoir pour que soit organisée son apparition1011 . Mais évidemment, ce système n’a pas vocation à se perpétuer pour lui-même, il n’a que la fonction de rendre possible l’appropriation du savoir. Mais si le savoir s’empêtrait dans la forme du contrat didactique, il se contredirait, lui qui aspire à la plus grande autonomie possible, ainsi que l’ont caractérisé tous les philosophes depuis Platon. La fonction du contrat didactique n’est donc pas de se renforcer, mais de dépérir. Eélève n’ayant pas spon­ tanément accès au savoir, le contrat didactique est indispensable à organiser les conditions de son apprentissage. Mais il serait en même temps contradictoire que le contrat veuille se maintenir comme une institution indépassable dans le rapport de l’élève aux savoirs. Et donc, au moment où le contrat donne effectivement accès à un savoir, c’est son dernier acte en tant que contrat. Dans sa conception générale, l’école Freinet développe11 une puissance éthique consti­ tuant probablement la source de sa spécificité en tant que réserve d’enfants, qui est la signification pratique donnée par Freinet dans son école à l’idée de démocratie. Dans le camp intellectuel de l’Éducation Nouvelle, on reproche beaucoup à l’école classique de fonctionner analogiquement à des pratiques sociales de domination, et en ce sens, il est vrai que la métis pédagogique classique pourrait partiellement apparaître comme domi­ natrice. Mais s’il y a quelque chose de fondamentalement absurde dans cette analogie, puisque l’on voit mal pourquoi (sauf à l’éclairer peut-être par la psychanalyse) une « classe des maîtres » dominerait une « classe des élèves » : un tel schéma gauchiste me paraît foncièrement puéril. Il n’est pas inutile, en revanche, de réfléchir aux effets complexes de la domination de classe sur les pratiques scolaires, ce que ne se sont pas privés de faire un certain nombre de sociologues bien connus. Rappelons que la métis de la classe dominante consiste à prendre la forme d’une puissance (l’État) que l’autre classe reconnaît comme Souverain, et ne sait pas identifier en tant que classe sociale (voir notamment, les analyses de Marx dans ^idéologie Allemande). C’est la fable du renard et du bouc, revisitée par Michel Fabre, où l’on dirait de l’élève « Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez12 » ; reliant leçon et sanction13, Fabre remar­ que : « on n’apprend qu’à ses dépens et toute leçon est infligée. Mais ne peut-on espérer conserver le piège sans la méchanceté, la ruse sans la volonté de nuire, la dissymétrie sans 10. 11. 12. 13.

J’emploie ce terme au sens kantien de l’Erscheinen, se jeter au-devant de, se jeter sous le regard. J’emploie métaphoriquement ce verbe au sens de la mécanique. « L.e renard et le houe », Livre 111, fable 5, troisième vers, Parce que le maître peut jouir de sa supériorité dans le savoir, et abandonner l’élève à son effort pour l’acqué­ rir comme pourrait le signifier le vingt-huitième vers de la fable : « Tâche de t’en tirer, et fais tous tes efforts ». Or, le savoir est une denrée que l’on peut, lorsqu’on la tient, partager sans crainte d’en être dépossédé. Il ne saurait exister de rivalité dans le savoir. C’est notamment la position philosophico-politique de John Dewey, pour qui l'école nouvelle doit être conçue solidairement au progrès social.

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l’écrasement ? Il faut imaginer un Renard futé mais bienveillant. Alors le piège n’est plus de mort mais d’expérience : le Bouc sort du puits, jurant qu’on ne l’y prendra plus. Ainsi se font les bonnes éducations ! Ainsi naît la pédagogie nouvelle ! [... 1 Sortir de la structure narcissique de l’enseignement frontal vous engagera inévitablement, et non sans risque, dans une pédagogie de la ruse qui exigera de nouveaux contrats didactiques » (1999, p. 2). Précisément, ce renouvellement des pratiques de contrat didactique pose spécialement la question du contrat en termes d’extinction. On sait que la pensée marxienne de l’État repose sur la critique de l’extorsion du surtravail dans la forme d’Etat qui entretient une coupure avec la société. Mais toute la difficulté des théories de Marx et Engels tient dans l’idée d’une extinction de l’État en tant que résumé d’une société organisée en classes antagonistes: si l’Etat parvient historiquement à devenir le représentant de toute la société, il se rend luimême superflu. C’est l’idée d’un dépérissement de l’État lorsqu’il n’assume plus que des fonctions administratives, grâce à un élargissement pratique de la démocratie. On sait à quel point cette théorie fut discutée, remaniée, et finalement à quelles sordides aventures elle a donné lieu dans l’histoire effective. Il me semble que c’est la façon dont Gramsci la retravaille qui est ici la plus intéressante. Pour Gramsci, l’État domine d’autant qu’il trompe la « société civile » sur ses finalités: en ordonnant les puissantes institutions de l’école, des médias, de la culture en général, l’État exerce un pouvoir idéologique civilisant les conscien­ ces, c’est-à-dire tendant à les installer dans une soumission consentie. Le stratagème majeur de l’État consiste en ce qu’il fait passer son système d’action comme mû par un but moral universel, alors qu’il orchestre la diffusion, dans la société civile, d’une véritable « concep­ tion du monde »14. Or, si l’on raisonne a contrario, un contrat didactique qui ne viserait pas sa propre extinction se trouverait dans le cas de l’État que décrit Gramsci, prétendant à une

sorte d’universalité qui n’est en fait qu’une de ses particularités. Cela me paraît lever toute ambiguïté sur la fonction du contrat didactique, dont la raison d’être se trouve conditionnée par une éthique de la démocratie. Comme Freinet, Dewey adopte un point de vue social dans l’éducation qui « implique non une adaptation superficielle du système existant, mais un changement radical de base et de but: une révolution » (in Deledalle, 1995, p. 84), Il parle d’une reconstruction sociale qui se fera au prix de la nécessaire disparition d’une oligarchie, classe cultivée et dirigeante monopolisant au profit de quelques uns les bienfaits de l’intel­ ligence : « Eidéal social de l’éducation, tel que je le conçois, n’est pas simplement un moyen d’amender le type actuel d’éducation, en lui apportant de-ci, de-là quelques améliorations. C’est plutôt un appel à la reconstruction radicale des principes pédagogiques, fondée sur une conception nouvelle » ( p. 93). Le renouvellement de la forme scolaire peut donc se penser en termes de reconstruction, et l’idéal républicain français ne trouvera sa concrétisation que dans cette volonté démocratique où « l’instruction ne doit plus constituer le signe distinctif d’une classe » (Dewey, op. cit. p. 85). J’ai observé le contrat à l’œuvre, comme on observe un paysage. Un paysage est toujours spécifique. Eespace géographique est par définition unique, il a un nom propre, dit Jean-Marc Besse en reprenant la position de pragmatisme descriptif adoptée par Dardel : « partout, l’espace géographique est taillé dans la matière ou dilué en une substance mobile ou invisible. Il est la falaise, l’escarpement de la montagne ; il est le sable de la dune ou 14. Voir, par exemple, les textes de Cahiers de prison 10, 11, 12, 13, 1978, Paris, Gallimard.

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l’herbe de la savane, le ciel morne et enfumé des grandes villes, la grande houle océane. Aérienne, la matière reste encore matière. Eespace “pur” du géographe n’est pas l’espace abstrait du géomètre » (1990, p. 10). On peut considérer cette affirmation de Dardel comme procédant d’un « cogito de participation15 », engageant le géographe dans le plus proche : sans inciter le géographe à pratiquer la rêverie bachelardienne, Dardel considère tout de même que la description commence dans un attachement à l’objet local, et n’est pas si éloignée de la contemplation poétique centrée sur les matières. Il y a là une épis­ témologie plutôt inattendue, dans la mesure où la géographie est plus connue comme un effort de connaissance des formes. Pourtant, la description de Dardel reste étonnam­ ment générale, si l’on tient compte du « principe de géographie comparée » exposé par Paul Veyne : on peut « soit décrire une portion d’espace ou de temps avec les faits qu’elle contient, soit décrire une série de faits qui offrent quelque similitude16. [...] Qui s’aviserait d’étudier le glacier de Talèfre sans connaître, par l’observation d’autres glaciers, ce qu’est un système glaciaire ne comprendrait rien à son glacier ou n’en apercevrait que les traits anecdotiques » (1978, p. 375-376). 11 importe donc dans une étude monographique, de ramener le spécifique au générique.

Pour résumer, la question de l’enquêteur est de mener l’enquête sur une “réalité-événe­ ment” et sur ce que les géographes appellent le paysagement17, « idée que le paysage “réel” est le produit, parfois contradictoire, d’un ensemble d’intentions et d’actes humains » (Besse, 2000, p. 119). C’est pourquoi je m’intéresse aux procédures locales de construc­ tion d’un milieu didactique, comme le fait aujourd’hui le géographe s’interrogeant sur les raisons locales du paysagement (visage local de la terre selon le mot de Dardel), à l’intérieur du cercle de la visibilité (mais qui est un déploiement). 11 s’agit d’apprendre comment la pensée en est acquise, « transmise, modifiée, et intégrée à des systèmes conceptuels ; et comment l’horizon de la géographie varie selon les individus et les groupes. De façon spécifique c’est une étude qui relève de ce que Wright appelle géosophie : “la nature et l’ex­ pression des idées géographiques dans le passé et le présent, [... ] les idées géographiques, vraies et fausses, de toutes sortes de gens - pas seulement géographes, mais aussi fermiers et pêcheurs, hommes d’affaire et poètes, romanciers et peintres, Bédouins et Hottentots (D. Lowenthal)” » (id.). Cette option épistémologique nous conduit au plus près du spéci­ fique d’une pratique, sur le terrain, et de ses raisons. Eethnographe ayant besoin de devenir un familier de ceux qu’il étudie, une affection, une amitié peuvent d’ailleurs se nouer au cours de l’enquête, comme l’ont montré des ethnologues tels que James Agee, Bronislaw Malinowski, Claude Lévi-Strauss, Carlos Castaneda, Philippe Descola... Mais cette fami­ liarité ne nous dispense pas du devoir d’objectivation (c’est donc bien tout l’enjeu d’une monographie, et son pari, que de venir au plus près du spécifique des pratiques, pour les traduire dans le langage des modèles et en dégager, si possible, les formes génériques). Le milieu didactique, dans son caractère paradoxal, assume le sens géographique d’un paysagement, d’un déploiement vers le lointain. 15. Michel Fabre, 2001, p. 47. 16. Je souligne. 17. Je vais développer cette idée dans les prochains chapitres.

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FREINET À VENCE

C’est cela qui m’entraîne à penser le milieu en couches de milieu. D’autant que mon enquête sur l’école Freinet de Vence ne se limite pas à un champ précis de la transmission du savoir18. Disons que l’enquête fonctionne dans le cadre anthropologique en construi­ sant son objet dans le champ didactique (et disons du didactique scolaire).

18. Ce qu’elle aurait pu être, tout de même, et de façon légitime; par exemple, pour répondre à la question: comment les mathématiques sont-elles enseignées à l’école Freinet de Vence ? Question à laquelle j’ai partiel­ lement cherché à répondre dans le cadre de la recherche PIREF entre 2003 et 2005, dont je présenterai certains éléments plus loin. Cette recherche m’a conduit à penser qu’il n’est pas possible de dissocier l’analyse de 1’enseignement des mathématiques, à Vence, de toutes les autres activités qui s’y pratiquent, parce que l’enseignement fonctionne organiquement par couches de milieu, et par « agencements » aurait dit Deleuze (quoi qu’il soit nécessaire de comparer cette façon d’enseigner les mathématiques à d’autres façons de les enseigner, dans d’autres écoles, si l’on suit le principe comparatiste de Paul Veyne).

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Chapitre 6

MILIEU D’INSTITUTIONS, première

Je vais présenter les catégories qui me permettent de caractériser l’école Freinet de Vence comme productrice de milieu. Le milieu naturel, c’est le milieu où vivent les hommes. Mais les géographes considèrent que les hommes ont transformé le milieu naturel depuis les sept derniers millénaires, au cours de cinq étapes successives (la chasse outillée, l’élevage nomade, l’agriculture séden­ taire, l’industrie, la cybernétique). Le milieu naturel correspond à ce que les naturalistes appellent écosystème, et en effet, le milieu ne peut plus être dit naturel lorsque les écosystè­ mes holocènes1 n’y jouent plus le rôle principal. Le terme d'écologie fut inventé par le zoolo­ giste allemand Haeckel en 1869, qui la définit comme l’étude des conditions d’existence des êtres vivants et des interactions qui existent entre les êtres vivants et leurs milieux. Mais c’est la biocénose qui intéresse essentiellement l’écologie : dans son approche du milieu naturel, l’écologie a privilégié les aspects biologiques. Alors que les géographes prennent en compte les constituants abiotiques du milieu, et attachent de l’importance au biotope12. En outre, les géographes intègrent l’action humaine dans et sur le milieu, allant jusqu’à considérer qu’il n’y a plus de milieu naturel parce que, si le milieu est toujours tributaire de données naturelles, il est largement modifié par les activités humaines. Le milieu est donc l’espace environnant un organisme, avec lequel cet organisme effectue des échanges, mais en géographie, le milieu est un espace naturel ou aménagé par l’intervention anthropique, entourant un groupe humain sur lequel il agit, et dont les diverses contraintes retentissent sur l’état et le comportement de ce groupe. De toute façon, le concept de milieu est devenu « un mode universel et obligatoire de saisie de l’expérience et de l’existence des êtres vivants et on pourrait presque parler de sa constitution comme catégorie de la pensée contemporaine3. » La géographie s’intéresse donc à la façon dont l’homme vit et habite dans la nature et l’espace en général. Compte tenu de l’importance de l’environnement “naturel” qui baigne l’école Freinet, cette approche géographique du milieu me paraît incontournable. 1. De holas, qui signifie “entier” et kainos qui signifie “récent" on trouve également l ecriture halocène, pour désigner ce dernier étage de la période quaternaire dans laquelle nous nous trouvons. 2. La biocénose, subdivisée en phytocénose, zoocénose, et pédocénose, est une part de la biosphère, fabriquée de molécules organiques carbonées, répondant aux fonctions de nutrition et de reproduction. Le biotope est composé de la lithosphère, de. l’hydrosphère, de l’atmosphère. 3. Georges tanguilhem (1971, p. 9).

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FREINET À VENCE

J’ai trouvé intéressante la façon dont Augustin Berque développe cette idée géographi­ que de l'écoumène, en s’appuyant sur le concept japonais de fûdosei4, Ce terme japonais signifie le fait d’être (set) dans un espace donné (fûdo5). Pour Berque, c’est la manière proprement humaine d’être au monde, que d’être dans des rapports construits à l’espace et à la nature. Le fûdo, c’est le milieu, et l’étude des rapports des sociétés au milieu, sorte de mésologie que Berque décida de baptiser médiance, comme pour sortir de l’obscur6 le concept qui, sous le nom de milieu, est au cœur de toute la géographie, qui n’a pas su se comprendre elle-même comme science des milieux — malgré le travail passé inaperçu en son temps d’Éric Dardel, qui voulait caractériser la géographie comme une science-limite « dont l’objet reste, dans une certaine mesure, inaccessible, parce que le réel dont elle s’occupe ne peut être entièrement objectivé » (1990, p. 124). Pour Berque, un milieu n’existe que dans la mesure où il est ressenti, interprété et aménagé par une société, « mais où aussi cette part du social est constamment traduite en effets matériels, qui se combinent avec des faits naturels. [... ] C’est cela, ce complexe orienté à la fois subjectif et objectif, physique et phénoménal, écologique et symbolique, que j’appelle médiance. Ainsi définie, la médiance déborde largement le point de vue des sciences positives, puisque les faits (objectifs) y sont toujours aussi des valeurs (subjectives), et les valeurs des faits » (2000a, p. 32). La médiance doit donc mettre en question, comme le dit Berque, « les mécanismes trajectifs qui ont institué les faits dans leur réalité même », puisque « toute réalité n’est jamais que relative à un certain regard et à certaines pratiques » (ibid. p. 97). Berque détermine ce concept de trajection à partir d’une citation de Montaigne, « Le roi Jean de Portugal [...] promettait leur fournir de vaisseaux à leur trajecter en Afrique » (Essais, I, 14), (2000a, p. 15). 11 s’en explique ainsi : « La concrétude première de la chose, par quoi celle-ci existe véritablement pour nous, c’est qu’elle rassemble en un topos tout le tissu relationnel de sa chôra. Elle condense, Elle est cela. De ce fait, elle nous implique [...]. Actifs et passifs à la fois, nous y trajectons notre existence » (2000b, p. 95). Berque s’explique peut-être plus clairement sur un site où il propose une définition de la trajection7 : « Comme toutes les choses de l’environnement, la réalité d’un objet n’est-elle ni seulement physique (ou objective), ni seulement mentale (ou subjective) ; elle est trajective. 11 s’agit là de tout autre chose que d’une projection univoque des représentations mentales sur l’environnement physique, c’est-à-dire allant seulement du sujet vers l’objet, et qu’il ne s’agit pas non plus de données qui iraient, à l’inverse mais de manière tout aussi univoque, de l’objet vers le sujet. Dans notre relation au monde, la perception trajecte sans cesse entre le sujet et l’objet. » Il serait intéressant, si l’on veut bien intégrer ce concept à l’analyse des phénomènes didacti­ ques, de travailler non pas sur un seul terme mais sur trois au moins: trajection, trajecter, trajective, et sur le jeu de langage (les autres notions) à l’intérieur duquel ils prennent leur sens. En outre, le préfixe de ce que je nommerai par un barbarisme le « trajectionnel », ne peut manquer de nous évoquer le concept de transaction chez Dewey: « le mot “transac­ tion” qu’il substituera en 1945 au mot interaction, entend insister sur une idée que Dewey 4. Concept élaboré par le philosophe Watsuji. Lire à ce sujet le passionnant chapitre I (p. 17 à 33) de Augustin Berque, 2000a. 5. Dont les caractères signifient vent et terre, signification proche du Feng Shui chinois, dont les caractères repré­ sentent le vent et la pluie, qui est Fart de comprendre l’ordre énergétique des paysages. 6. Go, 2004. 7. http://193.55.107.45/envirosoc/trajpaysa.htm

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MILIEU D'INSTITUTIONS, première

fit toujours sienne, mais que le mot “interaction” exprimait mal, à savoir que l’homme est en continuité avec son milieu », commente Gérard Deledalle (1995, p. 11). Ce rhizome conceptuel nous offre la possibilité d’étudier le milieu comme système relationnel d’ac­ tions, si l’on écarte l’idée métaphysique selon laquelle l’action est le privilège exclusif de la volonté humaine. Il faut comprendre que la trajection procède d’une praxis en relation avec un milieu, qui suppose de multiples prises entre l’homme et son environnement, « mais qui n’existent vraiment qu’entre les deux ; par quoi l’on pourrait parler de mésocentrisme » (ibid. p. 99). Il me paraît intéressant de comparer ce concept de prise, chez Berque, à celui élaboré par Jean-Marc Besse: « la géographie phénoménologique ne cherche pas à révéler aux hommes le sens caché des lieux, mais elle cherche à saisir comment, au contact des lieux, les significations “prennent “comme on dit que la mayonnaise “prend” c’est-à-dire qu’une forme naît soudain, dans un phénomène d’émergence qui est apparition native d’un sens » (2000, p. 135). On voit comment des termes eux-mêmes trajectent dans et par nos jeux de langage: la « prise » est un concept avec lequel je me suis efforcé d’analyser le milieu « école Freinet », issue d’un travail d’institution qui a « pris » dans des institutions spécifiques, servant elles-mêmes de « prises » dans l’entre-deux des affordances caracté­ risant la vie de l’école. Pour une approche des situations didactiques, la notion de mésocentrisme, que j’em­ prunte à Augustin Berque, me paraît féconde. Berque rend au milieu son sens premier, d’être au centre. Le milieu, c’est un entre-deux constamment négociable. Et c’est pour­ quoi je préfère parler de milieu en tant que couches de milieu : « C’est un trait fâcheux de l’esprit occidental de rapporter les expressions et les actions à des fins extérieures ou transcendantes, au lieu de les estimer sur un plan d’immanence d’après leur valeur en soi. [...] Nous appelons “plateau” toute multiplicité connectable avec d’autres par tiges souterraines superficielles, de manière à former et étendre un rhizome8. » Ainsi, le milieu est une conjonction, il n’est pas une moyenne mais « l’endroit où les choses prennent de la vitesse. Entre les choses ne désigne pas une relation localisable qui va de l’une à l’autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l’une et l’autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu9 ». Il n’y a donc pas de point contraignant par où il faille logiquement commencer à étudier les choses, si c’est par le milieu que l’on commence, comme je l’ai déjà suggéré plus haut. Et cela me fait songer que le milieu est le vrai commencement de la didactique : les relations didactiques sont des transactions dans un milieu. Nous avons ainsi à faire une pragmatique (Deleuze-Guattari), et nous intéresser au milieu du point de vue trajectionnel de l’activité didactique elle-même. Un milieu se manifeste comme un ensemble de prises avec lesquelles nous sommes en prise, dit Berque, « ce sont des réalités mésologiques : ni l’en-soi de la physique, ni le pour-soi de la psychologie, mais l’avec-soi d’un potentiel qui se réalise dans la relation d’une société à l’espace et à la nature » (2000a, p. 101). Du coup, tout milieu n’existe dans sa réalité que sous l’effet d’une règle du jeu, et de valeurs délibérées, car aucun milieu ne saurait être dit absolu ni universel. Pratiquer la mésologie, dit Berque, c’est se mettre à l’échelle des questions locales, et à l’écoute d’une société 8. Deleuze-Guatrari, 1980, p 32-33 9. ibid. p. 37.

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locale « afin que jamais le fil du sens de son milieu ne soit interrompu » (2000a, p. 150),

déployant un sens des lieux qui met en valeur une médiance, où se produit le devenir qui est « trajection de notre corporéité dans les choses de notre milieu », sortir au-dehors

dit Berque, en traduisant le soto ni deru de Watsuji (Berque, 2000b, p. 98 et p. 127). « Le paysage n’est pas un lieu fermé sur lui-même mais ce qui ouvre le regard à un ailleurs, à un inachèvement qui est proprement ouverture du sens et de l’histoire, et non clôture sur le génie d’un lieu » dit Besse (2000, p. 142). Rien n’est plus concret qu’un milieu, au sens où Berque parle de concrétude: « une chose en fait est concrète quand on ne l’abstrait pas de l’ensemble des qualités et des processus, de l’histoire et des fins qui concourent à en

faire ce qu’elle est » (ibid. p. 95). À l’école Freinet, j’ai effectivement le sentiment de pénétrer dans une réserve où tout est fait pour que les enfants augmentent leur puissance de vie : c’est aussi ce dont témoignait

un étrange visiteur que j’ai accueilli à l’école où je séjournais pendant l’été. Il s’est présenté d’autant plus vigoureusement qu’il semblait ému, en se disant âgé de 53 ans: il était ici

interne en 1963. Après avoir quitté l’école, il n’était jamais revenu, et il venait de faire le

voyage de Montréal, où il vivait depuis, pour revoir les lieux. Il voulait revoir chaque bâti­ ment, s’exclamant: « Ah, c’était le logement du maître ! Ah, voilà le bassin où l’on faisait le choc froid le matin, même l’hiver, il fallait parfois casser la glace... » Il me racontait quelques uns de ses souvenirs ordinaires d’enfant: « Un matin, quand j’ouvris la fenêtre, la branche du figuier était prête à entrer dans la chambre et je voulais attraper les figues, mais maman

Freinet me dit “Non, non, tu devras les ramasser pour midi, et les manger avec les autres”... Jamais je ne me suis senti brimé dans cette école, c’est le plus beau souvenir de ma vie. Papa

Freinet venait souvent, il s’intéressait à tout ce que nous faisions... J’espère que des enfants profiteront encore longtemps de cette école ! » Que la vie des élèves dans l’école déborde le cadre classique de la scolarisation, c’est ce qui caractérise la réserve (même si l’internat a été remplacé en 1972 par la demi-pension). C’est ce qui ne laisse pas de me surprendre à

chacune de mes visites, mais c’est particulièrement ce que j’ai noté dans mon premier carnet

de terrain où je décris ma visite à l’école, et que je tiens déjà pour un matériau empirique, même s’il y a nécessairement au départ un régime interprétatif dans cette activité descriptive

sur carnet. Rédigé sur place, sous formes de notes prises à la plus grande vitesse, sur un cahier à petits carreaux ; complété le soir ou le lendemain par des réflexions sur ce que j’ai

vécu et vu; réécrit les jours suivants en traitement de texte, et classé, en attendant d’être intégré partiellement dans la rédaction finale de mon enquête. Ayant une formation philo­ sophique, j’ai découvert avec un très grand intérêt la sobriété de travail ethnographique, non dépourvu d’une dimension littéraire que signale Laplantine (1996), et qui constitue le medium même des grandes œuvres ethnologiques. Mais qui ne doit pas moins devenir une

procédure en sciences sociales, parce que « le sens temporel que le récit instille dans une

description comme le sens qu’un scénario doit à son contexte ne peuvent être inférés d’une grille de description, si dense ou singularisée soit-elle » (Passeron, 1996, Avant-propos,

p. 9). Linterprétation diminue au fur et à mesure que l’objectivation s’accentue.

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MILIEU D’INSTITUTIONS, première

Observation

du vendredi

30

novembre

2001

(VISITE EXPLORATOIRE N° 2)

« Je suis arrivé à l’école à 8 heures. Garé en contrebas, j’ai gravi lentement les escaliers qui nous dirigent vers les classes, sous les grands pins, entre les buissons de myrtes, de bruyères, de cistes, d’arbousiers... Dans la correspondance entre les enfants de l’école et Freinet en 1940 un enfant écrit à Freinet qu’il entend chanter le soir, près du bassin, des « milliers de grenouilles ». Cette correspondance témoigne de l’importance capitale, pour ces enfants, de la nature : oiseaux qui sifflent dans le vallon, grenouilles, poules, mais aussi le muguet ramené de promenade, les cerises, les pêches, les prunes, le raisin, et tout le potager de l’école, le vent, la pluie, et le soleil, et l’eau fraîche du bassin... Or, dans cette école où Freinet répétait songeur « tous ces murs, qui nous ont coûté tant de peine... », tout est construit. La présence de la “nature” ne doit pas nous tromper, tout le site a été pensé, aménagé, gagné sur la rocaille et les broussailles de 1934. Le milieu n’est pas “naturel” au contraire, il a été, si je puis dire, paysage par Freinet. Tout semble donc bien agencé pour l’éducation. Pour Freinet, les écoles de la République ont longtemps ressemblé, dans leur architec­ ture, sans préjuger des pratiques didactiques que l’on y accomplit, à des batteries d’éle­ vage1011 . Mais il y a une positivité de cette façon de structurer l’étude : on partait du postulat que rien ne doit déranger le geste de l’étude dans ces lieux coupés du monde, et que des couloirs droits, des murs gris, des salles petites, un maître lointain et rigide, inciteraient mieux les élèves à se concentrer sur le travail scolaire. En réalité, quoi qu’ils en aient, les pédagogues de cette école classique furent les pédagogues d’un certain élitisme. C’est Alain: « J’aime ces murs nus. Je n’approuve point qu’on y accroche des choses à regarder, même belles, car il faut que l’attention soit ramenée au travail » (1932, p. 19). Si l’on compare le discours d’Alain aux textes de Freinet, Dewey ou d’autres grands pédagogues à la même époque, on constate que malgré un fond de vocabulaire commun11, les optiques sont radicalement inverses : d’un côté l’ascétisme du sanctuaire (auquel sacrifie Hannah Arendt, par exemple), de l’autre l’institution du milieu. Comme Freinet, Dewey déplore cette culture scolaire ascétique : « je ne vois pas comment, si l’on est au courant de ce qui se fait dans la plupart des écoles, l’on peut nier que la plupart des élèves y acquiè­ rent progressivement l’habitude de diviser leur attention » (in Deledalle 1995, p. 54). Il y a une grande profondeur dans l’analyse de l’effort que font les penseurs de l’Éduca-

tion Nouvelle, car rien n’est plus facile que de considérer l’effort comme un ascétisme. Organiser concrètement l’effort dans un milieu qui au contraire est entièrement construit, et dont le moteur est ce que Freinet appelle l’instinct vital, me paraît être une démarche beaucoup plus inventive à tous égards. Heureusement donc, les choses ont commencé à changer sous l’influence grandissante de ce mouvement international de l’Éducation 10. Freinet critique les écoles ordonnées « selon les principes de Félevage moderne des poules » (1994, t. 2, « Les dits de Mathieu », p. 139). 11. « C’est un fait constant et parfois surprenant qu’il y a généralement un principe commun assumé incons­ ciemment à la base de deux théories apparemment diamétralement opposées » remarque Dewey (in Deledalle, 1995, p. 52).

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FREINET À VENCE

Nouvelle12. Il y a encore beaucoup à faire, pour que notre démocratie place réellement l’école au centre de son système selon le vœu commun de Freinet et de Dewey, mais rien riempêche ontologiquement que l’on entreprenne de réaménager tous les établissements scolaires, en repensant leur architecture, et en les ouvrant sur de plus grands espaces, aménagés et fleuris. Eobjection budgétaire, qui ne manquera pas de m’être opposée, est affaire de discussion. Il y a un véritable projet démocratique à forger en réfléchissant à l’architecture des écoles. C’est exactement ce que pensait Freinet : « ^agencement de cet ensemble complexe est l’affaire des architectes. Ils connaissent maintenant les besoins véri­ tables de notre pédagogie [...]. Ce qui manque, nous le savons, ce n’est pas l’argent, mais la conscience de la nécessité de cette adaptation, le sentiment du rôle véritable de l’école, de sa noblesse, de son importance déterminante sur la vie des individus, la prospérité et la paix des cités. Et c’est à nous de prouver le mouvement en marchant, de prouver, par l’expérience concluante, la nécessité de cette réadaptation » (1994, t. 2, p. 47). À Vence, les onze bâtiments sont progressivement sortis de terre, blancs avec leurs volets bleus, pour assumer pragmatiquement les actes d’éducation nécessaires au développement des enfants. Pendant la première année d’internement de Freinet, les enfants travaillaient la campagne avec ardeur. Dans leurs lettres, Albert (25 ans en 1940) et Vincent (17 ans en 1940) racontent à Freinet toute leur activité acharnée pour creuser une cave, monter des murs de restanques13, construire des treilles, planter le verger et le potager. À cette époque, cela était certes vital pour la petite collectivité. Freinet s’est régulièrement exprimé sur l’im­ portance capitale, selon lui, de mener une éducation technique aux travaux dits manuels, en cessant de les dissocier de la culture intellectuelle14. C’est une idée que partageait Dewey: « outre l’habileté acquise, outre les enseignements qui se dégagent d’une pratique intelligente du jardinage, du tissage, du travail du bois ou des métaux, de la cuisine, etc., les habitudes formées au contact d’un travail productif exercé sur une base large et libérale, ne peuvent manquer d’imprimer au travail de l’élève un caractère hautement humain » (in Deledalle 1995, p. 92). Je me promène dans la pinède, et je pense aux raisons que Freinet s’applique à donner de ses choix, qui ne peuvent manquer de paraître radicaux. Il voulait être compris. Je me souviens vaguement de certaines lignes, mais j’éprouve une sorte d’aga­ cement de ne pouvoir les retrouver mieux, je n’ai qu’une représentation de ces lectures que j’embrasse, selon le mot de Bergson, tout d’un coup comme dans un tableau. Je me dis que l’on devrait pouvoir transporter avec soi, dans son for intérieur, une mémoire bibliothèque suffisamment alerte. On penserait mieux les situations. Eécole a été inscrite au patrimoine 12. Un Institut des sciences de l’éducation fut fondé en 1912 à Genève par Édouard Claparède, qui avait déjà créé le Bureau International de l’Éducation Nouvelle en 1899, et qui créera en 1925 le Bureau International d’Éducation (dirigé par Piaget de 1929 à 1967). Les recherches en éducation sont contemporaines des efforts pour fonder l’école publique, et l’on vit dans de nombreux pays se constituer de petits centres expérimentaux, comme « l’École-laboratoire » de John Dewey à Chicago, par exemple, en 1905, la « Maison des Enfants » de Maria Montessori à Rome en 1911, la « Maison des Petits » de Claparède à Genève en 1913, le « Home chez Nous » de Ferrière vers Lausanne en 1922, la « Réserve » de Freinet en 1934... 13. Terme occitan (restancas) pour dire les terrasses qui permettent de cultiver sur un versant. 14. « Nous ne disons pas que tout soit mauvais dans l’école-temple qui a marqué des générations d’intellectuels et de savants. Certaines natures spéculatives s’accommodent même fort bien d’une atmosphère austère et imposante qui exalte justement leur dangereuse tendance à s’abstraire de la vie en hypertrophiant l’intel­ lectualisme et le rêve. Cette hypertrophie pouvait servir une culture de classe fondée sur le divorce entre la culture et le travail » (1994, t. 2, p. 170). Il va de soi que toutes les citations incluses dans ce carnet, l’ont été après coup.

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des bâtiments, c’est ce que relate un article de Nice Matin que j’ai lu récemment, informant que les élèves de l’école, en rentrant de l’Unesco où ils étaient allés au début de 1997 à l’occasion du centenaire de la naissance de Freinet, avaient décidé de chercher un moyen de protéger leur école : ils adressèrent un dossier, avalisé par l’inspecteur d’Académie, à la ministre de la culture Catherine Trautmann, qui les mit en contact avec le conservateur régional des monuments historiques. Au terme de quatre années de concertations multi­ ples, la Direction régionale des Affaires Culturelles informa l’inspecteur d’Académie que l’école Freinet serait inscrite au Patrimoine du XXe siècle15. Par la porte ouverte, j’observe les élèves qui sont arrivés peu à peu. Le silence est total. Il y a quelque chose d’irréel, peut-être faudrait-il dire de surréel avec André Breton, dans ce spectacle, et de tellement inhabituel16. « La salle s’est remplie de ces présences presque énigmatiques. À 8 h 30, tous les élèves sont immergés dans le travail, le silence est complet. Les portes sont ouvertes, je me rends discrètement dans la classe voisine, celle du cycle 2, où j’observe le même silence : Brigitte Konecny s’assoit près d’un élève, puis d’un autre, chuchotant avec eux de façon imperceptible pour moi. Ce climat de classe a quelque chose de féerique, tous ces enfants, petits, concentrés sur une tâche, et cette maîtresse que l’on n’entend pas. Un sentiment de paix nous envahit. » J’interromps un instant la lecture de ce carnet de terrain pour construire des éléments d’objectivation de cette impression que je m’efforce, après coup, de constituer en matériau empirique. Ce silence donc, que révèle-t-il ? J’ai l’occasion, en tant que formateur, de me trouver dans des classes silencieuses : comment le silence y est-il obtenu ? Sauf à se trou­ ver dans la classe d’un maître terrorisant ses élèves, ce qui de nos jours ne doit probable­ ment plus exister, on peut conjecturer que le silence scolaire, nécessaire à l’étude, dont le philosophe Alain parlait de façon si convaincante, est certainement le signe de l'attention. Eattention est un habitus scolaire, c’est du moins un habitus que l’école républicaine se doit de cultiver chez tous les élèves. C’est ce que pensait de façon extrême Simone Weil17 : « La formation de la faculté d’attention est le but véritable et presque l’unique intérêt des études. La plupart des exercices scolaires ont aussi un certain intérêt intrinsèque ; mais cet intérêt est secondaire. Tous les exercices qui font vraiment appel au pouvoir d’attention sont intéressants au même titre et presque également. [.Jamais, en aucun cas, aucun effort d’attention véritable n’est perdu. [...] Peut-être un jour celui qui a donné cet effort ineffi­ cace sera-t-il capable de saisir plus directement, à cause de cet effort, la beauté d’un vers de Racine. [... ] Au moment où on s’applique à un exercice, il faut vouloir l’accomplir correcte­ ment ; parce que cette volonté est indispensable pour qu’il y ait vraiment effort. [... J Le plus souvent, on confond avec l’attention une espèce d’effort musculaire. Si on dit à des élèves : “Maintenant vous allez faire attention “on les voit froncer les sourcils, retenir la respiration, 15. Depuis, un site a été créé qui présente ce dossier: http://www.ordiecole.com/freinet.html 16. André Breton en appelait à la résolution future du rêve et de la réalité en une sorte de « réalité absolue », la surréalité. En attendant, il faisait justice de « la haine du merveilleux qui sévit chez certains hommes, de ce ridicule sous lequel ils veulent le faire tomber. Tranchons-en: le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau » et quelques lignes plus bas, Breton déclare que le merveilleux seul est capable de féconder « tout ce qui participe de l’anecdote » (Manifeste du surréalisme, 1975, Paris, Gallimard, p. 24). Je trouve particulièrement adéquate cette position de Breton au projet de construction d’une école de Freinet, école dont j’aurai l’occasion de dire qu elle fonctionne comme un objet d’art, où le merveilleux vient féconder l’anecdotique dans son champ éducatif. 17. In : Attente de Dieu, 1966, Paris, Fayard, p. 85-97.

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contracter les muscles. Si après deux minutes on leur demande à quoi ils font attention, ils ne peuvent pas répondre. Ils n’ont fait attention à rien. Ils n’ont pas fait attention. Ils ont contracté leurs muscles. »

Simone Weil présente le travail d’attention, si bref soit-il, comme la condition de possi­ bilité des apprentissages. Eattitude caractéristique de tout élève est une veille d’attention volontaire, mais cette veille, comme l’ont montré diverses études sur l’attention, est souvent diffuse : seule la veille active peut être qualifiée d’attention. On sait depuis plusieurs décen­ nies qu’un élève ne peut être attentif en classe que de façon cyclique, et l’on observe que les élèves qui ont des difficultés scolaires sont moins souvent attentifs, et le sont moins longtemps à chaque fois, que les autres élèves. 11 s’agit de s’exercer à appliquer sa conscience à une seule idée, par la volonté de privilégier cet objet en l’élevant à un degré supérieur de clarté par effet de focalisation. Mais ce travail de l’attention est d’autant plus effectif, pour l’élève, que le dispositif d’action est construit, fl ne peut s’agir d’un simple « exercice », au contraire de ce que semble penser Simone Weil, déterminant son concept dans un système de pensée mystique qui fait apparaître l’intériorité dans une orientation radicalement ascé­ tique18, où l’attention confine à la stupeur. Tout le problème de l’attention consiste dans la polarisation de l’activité intellectuelle de l’élève sur un objet, tout en l’incitant à produire des relations dans un milieu: le champ de conscience de l’élève doit prendre l’apparence d’une constellation ouverte d’idées, non d’un soleil unique et fascinant. Cette attention utile, si je puis dire (comme on parle de “surface utile” ou de “volume utile” est distribuée dans un milieu où l’imprévu joue un rôle19. La difficulté est d’entraîner20 l’élève à distin­ guer cette attention distribuée de l’attention papillonnante qui ne lui donnerait pas la capacité de séjourner, en quelque sorte, dans la situation ou sur la tâche. Eécole doit culti­ ver ce que Bergson appelle une certaine attitude de l’intelligence, qui découvre dans l’objet qu’elle appréhende « un nombre croissant de choses » (1939, p. 110). Ainsi, là où Simone Weil conçoit l’attention comme essentiellement négative, Bergson la conçoit comme essen­ tiellement positive : le travail positif de l’attention est « un appel lancé aux régions plus profondes et plus éloignées de la mémoire » (1939, p. 11), appel que l’on pourrait penser de nos jours en termes de rhizome et de réseau. Earrêt des mouvements du corps n’est qu’une phase liminaire du travail d’attention, permettant de la creuser, en quelque sorte, comme attente. Les postures d’expectation du corps offrent un milieu à l’attention21. C’est ce que me disait Carmen lors d’une récente conversation : « Les enfants ne peuvent pas se concentrer efficacement s’ils bougent constamment, s’ils s’agitent, s’ils se lèvent sans cesse, s’ils bavardent ; là, ils ne font que papillonner. Moi, je leur apprends à rester assis correcte­ ment sur la chaise, et à garder le silence pendant des temps longs. S’ils ont besoin de se détendre, de toute façon, ils peuvent sortir un moment de la classe, ils le savent. Mais dans la classe, ils doivent adopter une attitude d’attention22. » Il n’est pas absurde de penser (et 18. Au sens péjoratif que Nietzsche assigne à ce terme. 19. Comme l’a montré Brousseau, tout le problème didactique de la constitution du milieu est de le constituer en milieu « antagoniste ». 20. J’ai presque envie de connoter ce terme au sens de “convaincre” voire “enthousiasmer”. 21. Là aussi, nous pouvons penser en couches de milieu pour observer l’activité scolaire. 22. Cela me fait penser, par esprit de comparatisme, à une maîtresse de cours préparatoire (Marité Collombat) qui organisait des situations successives courtes de lecture chaque matin de 8 h 30 à 10 heures, au cours desquelles elle sollicitait très fortement l’attention des élèves. Sans entrer dans la description de ces situations

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c’est même une tautologie) que l’attention volontaire d’un élève sera plus facile à cultiver si le milieu scolaire, au sens un peu large, stimule suffisamment son intérêt : même si l’at­ tention volontaire n’est pas réductible à l’intérêt affectif23, il n’est pas raisonnable de disso­ cier l’activité d’apprentissage de tout support émotionnel, de tout tropisme initial24 (ce que ferait au contraire une pédagogie ascétique). C’est d’ailleurs un lieu commun de la “péda­ gogie Freinet” d’aborder le travail scolaire en termes d’intérêt, et plus exactement de « complexes d’intérêts ». Freinet déclare appuyer tout son système éducatif sur une base matérielle et technique, présentée comme une solution pratique des « complexes d’inté­ rêts », qu’il oppose à la façon formaliste dont l’école, depuis Decroly, s’efforce de tenir compte des « centres d’intérêt » de l’élève en se rabattant « sur une concentration plus ou moins arbitraire autour de certaines tendances dominantes. [... ] Notre école du travail est au centre de la vie et conditionnée par les mobiles multiples et divers de cette vie » (1994, t. 2, p. 67). Mais il faut considérer la fonction d’une certaine théâtralisation des attitudes professorales en tant que technique de soin de l’attention, dans la mesure où l’injonction ne saurait suffire à obtenir des élèves une attention active. La plupart des professeurs incorporent un certain nombre de comportements spécifiques à ce métier, sans penser qu’il s’agit là d’un sens pratique méritant d’être objectivé : les interactions entre le maître et ses élèves ne se limitent pas à des échanges verbaux, mais engagent un éthos non verbal qui constitue la sémiotique professorale. Jacques Cosnier étudie ce qu’il appelle les « gestes du dialogue25 ». D’abord les gestes « cotextuels » : d’une part les éléments de gestualité linguis­ tique, déictique, illustrative, métaphorique, qui accompagnent le discours, d’autre part la pratique mimo-gestuelle dans les interactions verbales. Ensuite, les gestes « contextuels » : d’une part, les caractères physiques et vestimentaires qui produisent un climat contextuel, d’autre part l’activité mobile, posturale, qui soulignent une dynamique communication­ nelle. Dans tous les cas, les pratiques du regard jouent un rôle central dans cette asymétrie dialogique professorale, que l’on peut donc considérer comme des ostensifs professoraux. Il me semble raisonnable de penser que le calme des élèves des classes de Carmen et Brigitte ne résulte pas strictement de l’organisation du travail par « complexes d’intérêts », mais qu’à l’instar de nombreux professeurs classiques la maîtresse conduit sa classe en pratiquant de façon experte cette gestuelle des dialogues26. D’ailleurs, le soin de l’attention (basées sur la méthode dite du “sablier” il est très intéressant de remarquer que sa demi-matinée était scindée en deux moments : de 8 h 30 à 9 h 15, puis de 9 h 20 à 10 heures Les deux moments étaient entrecoupés de ce qu’elle appelait la « petite récréation ». Cette interruption, qui durait en tout cinq minutes, permettait aux élèves de se détendre, et de restaurer leur capacité d’attention pour reprendre un travail qui me semblait assez intensif, et conduit par la maîtresse avec beaucoup de charisme, pour parler vite. 23. Et d’ailleurs, une présence trop forte de l’affect perturbe probablement l’apprentissage, qui ne s’appuie pas simplement sur les effets que produit l’objet sur l’attention, mais sur les effets de l’attention elle-même. D’autre part, il est fondamental de distinguer attention et dressage : il ne s’agit pas d’attendre de l’élève qu’il apprenne parce qu’il aurait perçu certains effets “avantageux “de cet apprentissage. C’est toute la distinc­ tion kantienne entre l’intérêt empirique et l’action morale. En même temps que l’attention, l’école enseigne à l’élève une attitude éthique permettant de découvrir des degrés spiritualisés de satisfaction. Emmanuel Krivine disait, de façon très intéressante, lors d’une émission sur France Musique (20-09-05), « l’accès au plai­ sir de l’art comporte un geste ». 11 me semble que l’on peut penser de façon pragmatique l’attention comme un geste culturel et social. 24. Ce qu’a particulièrement bien montré Maria Montessori à propos des apprentissages premiers. 25. Revue de Psychologie de la motivation, nû 21, 1996. 26. J’ai observé de façon comparative ces pratiques gestuelles dans les trois classes de l’école Freinet. 11 serait nécessaire de les étudier très précisément à partir de vidéos, si l’on voulait en rendre compte. Il m’apparaît

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fait l’objet d’un discours explicite dans cette classe : d’une part, la maîtresse prend le temps d’expliquer aux élèves en quoi le calme importe dans le travail, et le fait fréquemment en diverses situations, d’autre part les critères d’autonomie du plan de travail ont pour fonction de donner une concrétude à cette incitation institutionnelle au calme. Ainsi, l’attention est décrite comme du « temps fécond » pour l’étude. J’emprunte ce terme à Inizan27, qui rend compte d’études empiriques au cours desquelles il s’est efforcé d’identifier les temps d’ap­ prentissage de chaque élève. M’inspirant de ce travail, et l’adaptant aux contraintes spéci­ fiques du milieu que j’étudie, j’ai moi-même filmé un élève de cours préparatoire durant une heure et demie, lors de la période de travail personnel du matin (entre 8 h 20 et 9 h 50), de façon à pouvoir décrire avec un grain fin son activité (que je présenterai plus loin). Il ne suffit donc pas qu’il y ait du silence dans la classe, la question est de savoir si c’est un silence d’étude. Le silence peut être de peur, de soumission passive, ou de rêvasserie somnolente. Quelques indicateurs doivent nous permettre de situer la nature de ce silence, son intensivité pourrait-on dire avec Bergson : la production des élèves (quantité et qualité), la continuité dans l’activité (régularité du travail, rareté des interruptions), l’affairement dans le travail (dynamisme, réseau d’actions), la décontraction de l’élève (visage détendu, souriant). Bien sûr, à l’école Freinet, cette qualité de silence est quelquefois troublée. Pour ma part, je ne l’ai jamais vue perdue. Lorsqu’un peu d’agitation apparaît dans la classe, et une petite rumeur, la maîtresse dit quelque chose à voix haute qui fonctionne comme un rappel de conscience : par exemple, « Et ben, il y en a qui ne savent pas encore rester bien calmes, on dirait ». Et aussitôt, le silence revient. Le phénomène s’explique par la très forte valorisation des institutions dans cette école : le rappel de ce que disent les institutions est beaucoup plus significatif qu’une protestation du professeur en personne. Mais c’est aussi parce que les élèves savent que ce silence n’est pas exigé par une règle juridique scolaire : son importance philosophique leur a été expliquée. Les maîtresses n’hésitent pas à rompre elles-mêmes le silence pour égayer la classe d’une plaisanterie, d’un éclat de rire : la bonne humeur contribue certainement à rendre confortable et non menaçant ce silence que chacun par ailleurs pratique.

On peut certainement parler d’une micro-logie, à propos du fonctionnement de cette école, au sens où, bien qu’elle soit une école de la République, elle possède sa logique propre, que je cherche à attester par l’observation et l’objectivation. Mais cette logique propre n’est pas le destin normal de l’école. Pour Freinet, il s’agissait d’expérimenter à Vence une nouvelle forme scolaire, dans le but de l’exporter ensuite partout où ce serait possible. Les militants de la “pédagogie Freinet” disent que cette pédagogie n’est pas expé­ rimentale, qu’elle fonctionne depuis maintenant quatre-vingts ans, mais ce n’est pas tout à fait ainsi qu’il faut dire les choses dans la mesure où Freinet distinguait entre les réformes que pouvaient déjà mettre en œuvre tous les instituteurs dans leur classe quel que soit le à la fois des traits communs à ces gestuelles, et des différences. Parmi les traits communs, certains sont communs à tous les professeurs et sont des gestes génériques, d’autres sont spécifiques à cette école. Parmi les différences, certaines tiennent à la personnalité de chaque maîtresse, d’autres à des options pédagogiques marquées. Sur cette question de l’ethos professoral, Dominique Forest conduit une recherche passionnante : Analyse proxémique d’interactions didactiques, thèse de doctorat en sciences de l’éducation, 2006, Université Rennes 2. 27. On peut lire sur son site un ensemble intéressant d’articles, notamment: « Le Temps Fécond d’apprentissage: histoire d’un concept éthologique » http://perso.wanadoo.fr/andre.inizan

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contexte, et ce qu’il cherchait lui-même dans son école de Vence. C’est une raison supplé­ mentaire pour dire que je n’éludie pas la “pédagogie Freinet “mais que j’enquête sur l’école Freinet de Vence. Cependant, l’enquête sur ce milieu hyper local doit pouvoir conduire à une modélisation reproductible : c’était déjà le souci de Freinet, que de constituer un modèle, une maquette d’école, à partir de laquelle on pourrait essayer de renouveler la forme scolaire dans son ensemble, exactement dans le même esprit que Dewey. 11 nomma pionnier l’enfant qui grandissait dans un tel milieu, comme le souligne Élise : « celui qui

peut donner libre cours à toutes ses initiatives dans tous les domaines, se sent habité par la joie de créer qui est fonction générale des pouvoirs de la vie. Car la vie crée en permanence à l’échelle de l’espèce et des organismes. Dans un milieu favorable, la création est poussée au maximum. C’est l’essentiel de notre tâche éducative d’instaurer le milieu le plus aidant pour que l’enfant puisse créer à jet continu, ajoutant sans cesse du nouveau à l’ancien, agrandissant son savoir-vivre comme s’agrandit la construction de son organisme » (1974, p. 189). Le lien entre créativité de l’enfant et « milieu aidant » paraît fondamental dans cette école. On a souvent considéré l’école Freinet, dont Élise parle d’ailleurs en terme de « pédagogie sauvage » (ce qui aura pu contribuer à alimenter le malentendu), comme une école libertaire, et l’on surnommait Freinet, dans les années soixante, le « Neill français ». Ce qui est probablement décisif, dans l’effort que l’on doit faire pour rendre compte des pratiques de l’école Freinet, c’est d’analyser ce que je nommerai l’articulation polémique28, entre la pédagogie sauvage dont parle volontiers Élise, et la rigueur didactique des institu­ tions de l’école. Car pour Freinet, « les problèmes sont posés dans une implacable bruta­ lité » : tout ce qui peut être appris par un élève ne doit jamais être « isolé de la fonction travail » (1994, t. 1, p. 273). Il faudra donc élucider cette étrange identité qu’il semble faire entre sauvagerie et travail. Pour faire le point, je dirai que c’est en continuité avec le projet initial de Freinet que j’assigne, de façon probablement immodeste, à ma recherche la fonction d’extraire les éléments d’un modèle à penser pour reconstruire forme scolaire, qui pourrait contribuer à préparer des réformes politiques dans notre système d’enseignement. La fonction de l’école Freinet de Vence fut de fabriquer un modèle qui pouvait orienter l’énergie de tous ceux qui cherchent, dans leur pratique du métier, ou dans leur analyse de ce métier, à imaginer des réformes qui favorisent, dans (et par) l’institution scolaire, la fabrication du « social », c’est-à-dire de la solidarité, et de la coopération29. Comme l’écrit Freinet, « le problème pédagogique ainsi conçu nous place au cœur même de la complexité sociale. Nous ne négligerons, en conséquence aucune des nécessités sociales de l’école ; nous ne sous-estimons ni le problème financier, ni le problème de la formation et de la réadaptation des maîtres. [...] Le capitalisme a engendré une école bâtarde, avec 28. Bachelard parlait de « fait polémique » (en précisant le sens du « fait problème » de Claude Bernard, dans ses célèbres observations physiologiques), lorsque l’observation d’un fait mettait en difficulté une théorie préalable. Ici, je considère polémique cette articulation dans la mesure où nous dissocions habituellement la permissivité pédagogique et la rigueur dans l’organisation du travail scolaire. 29. « Quelles que soient ses faiblesses momentanées ou irrévocables, l’école Freinet a été jusqu’ici la garante de la valeur d’une pédagogie naturelle qui ailleurs, dans des milliers d’écoles, a fait ses preuves » écrivait Freinet quelques mois avant sa mort (cité par Élise Freinet, 1974, p. 307). Nous devrons bien sûr nous interroger sur l’éventualité de « faiblesses irrévocables », mais il va de soi que nous pourrons en examiner avec précision et sans complaisance les « faiblesses momentanées ».

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son verbiage humaniste masquant sa timidité sociale et son immobilité technique. Le peuple accédant au pouvoir aura son école et sa pédagogie. Cette accession est commen­ cée. N’attendons pas davantage pour adapter notre éducation au monde nouveau qui est en train de naître » (1994, t. 2, p. 21). Ce monde nouveau, c’est celui de la démocratie sociale dans une société d’équilibre.

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Chapitre 7

MILIEU D’INSTITUTIONS, deuxième

J’ai donc observé l’école en tant qu’elle organise “du” milieu qui se manifeste dans ses institutions. Si le milieu est l’ensemble des institutions, il faut logiquement commencer par l’institution du paysage1. Je conjecture que l’institution du paysage est première à l’école Freinet. En témoigne dans toute l’œuvre de Freinet et d’Élise la priorité donnée au corps, et au rapport intelligent à la nature. En témoignent les efforts acharnés de Freinet pour construire matériellement son école. Intéressons nous de plus près à cette institution. Paysage est un terme apparu à la Renaissance, au moment des premières représentations picturales d’un espace géographique vu depuis un certain point. Yves Lacoste (2003) précise que le paysage est alors une vision de l’espace en trois dimensions, comprenant un « glissement d’échelle depuis les premiers plans vers les lointains12 », offrant un espace ordonné. Le paysage est devenu aujourd’hui, pour les habitants des pays riches, une marchandise touristique. Mais comme le souligne Yves Lacoste, regarder un paysage met en œuvre une conception géographique liée à l’action, et pas seulement à la perception. Que Freinet ait conçu son école comme un lieu paysage, selon une formule actuel­ lement à la mode, en fonction d’un système d’action, cela ne fait aucun doute. Tous les témoignages montrent Freinet à Vence comme un arpenteur dans son domaine, compa­ rable au marcheur Thoreau observant que « vivre beaucoup en plein air, dans le soleil et le vent, assurément créera un tempérament d’une certaine rudesse » (1995, p. 18). C’est ce que dit Freinet des pensionnaires de sa réserve: « Ces enfants, qui sont des enfants du soleil et de l’air libre, échappent par leur seul aspect à toute notion de scolastique : leurs visages éclairés d’intelligence vive, leurs gestes de confiance, leur fierté naturelle dans un laisser-aller vestimentaire impossible à corriger les marquent d’une sorte de noblesse instinctive » (cité par Élise Freinet, 1974, p. 307). Thoreau prône le commerce des forêts sombres et de la nature sauvage, et c’est celle que connut Freinet dans son enfance à Gars. Je reproduis une vue de Gars en 1932, qui nous permet d’imaginer dans quel bout du 1. Comme l’indique Yves Lacoste, les observations de paysages tiennent une grande place dans le raisonnement géographique, même si elles ne constituent pas à elles seules la géographie. On verra d’ailleurs que la géogra­ phie est une discipline du savoir qui intéressait particulièrement Freinet, même si cette discipline a considé­ rablement évolué depuis sa mort. 2, Entre ce que les géographes appellent le 8e et le 4e « ordre de grandeur ».

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monde le petit Célestin a passé les premières années de sa vie : « J’étais seul maître de mon troupeau, une trentaine de brebis et de chèvres, comme un vrai berger. Je l’emmenais vers les endroits que je savais riches en herbe délectable. Je m’asseyais, je parlais à mes bêtes et à mon chien, je mangeais quand les brebis ruminaient sagement à l’ombre, et je rentrais si tard que ma mère s’impatientait parfois et envoyait mon frère à ma rencontre. C’étaient des journées ineffables, qui m’ont donné les plus pures satisfactions qui aient marqué ma vie d’enfant3. »

Ci-dessus à gauche : la vallée de l’Estéron à Gars (depuis le torrent) en 2004, vers Vest, et à droite vue sur la montagne de Charamel, au sud de Gars

Certes, la nature dans laquelle l’école fut implantée à Vence n’est pas tout à fait de cet ordre-là. Au contraire, comme je l’ai dit indiqué, elle a été instituée. Mais il ne faut pas se méprendre sur la fonction de cette nature, et en regarder de plus près l’institution. Comme l’a montré Alain Corbin, ce que l’on voit d’un paysage, ce que l’on en attend, et la façon dont on cherche à le représenter, tout cela est sous-tendu par des valeurs qu’une culture favorise, et des topoi qu’elle détermine. Mais d’abord, le paysage est ce que l’on voit d’un point culminant, en regardant au loin. Cette vue icarienne est chronologiquement le premier rapport de Freinet au paysage du Haut-Pioulier, tel que le décrit Élise : « au loin l’horizon insondable de la mer, les îles de Lérins, les découpes souples de la côte et, le soir, les constellations des lumières de la ville donnant la réplique à celles du ciel... En bas, dans le fond de la vallée, la rivière chantante de la Cagne d’où nous sépare la pente abrupte 3. In Freinet Madeleine, 1997, p. 17.

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de notre promontoire » (1974, p. 23). Cette mesure visuelle du territoire laisse percevoir les valeurs qui animent au départ Freinet et Élise, dans une lecture presque éthique du paysage: ce n’est pas la particularité du lieu lui-même qui les inspire, mais la position élevée d’un tel site, procurant l’impression de s’affranchir des pesanteurs de l’école close sur elle-même, un sentiment de liberté, une ouverture sur des possibles... Mais de cette première lecture commence à poindre la perspective d’aménagement que l’on connaît, chez Freinet, sous le nom de milieu riche, et l’intérêt qu’il porte à un tel paysage ouvert est mu par la force imaginaire de l’éducateur, regardant cet espace dans la visée appropriative de ce qu’il veut y faire. Alain Corbin le souligne, en général l’attention portée aux limites « qui a longtemps inspiré les géographes, précède la découverte véritable ; c’est-à-dire l’exploration méthodi­ que, puis l’aménagement de l’espace qui conduit à la création d’un paysage » (2001, p. 84). La beauté de l’espace et l’intérêt que l’on y trouve ne sont donc pas réductibles à sa sauva­ gerie naturelle : c’est l’aménagement de cet espace qui va renforcer son statut de paysage. Le paysage est forcément situé en-deçà de l’horizon, l’on a besoin pour vivre de dessiner un milieu dont la détermination constitue une sorte de règle du jeu du paysage. Voici comment Élise décrit sa première approche, en 1933, du lieu où sera installée l’école : « une maisonnette grossièrement construite à la chaux et entourée de fourrés et de bois. Partout l’espace libre, le silence de la vaste nature, et, tout près, des voisins espa­ gnols, las de l’usine, revenus en pleine brousse s’atteler au défonçage des terres incultes, à la plantation de la vigne et des arbres fruitiers » (1970, p. 221). On voit que pour Élise sont associés le caractère sauvage du lieu et l’action des hommes pour l’aménager. Cet aménagement sera pensé dans l’esprit écouménal dont parle Augustin Berque, visant à habiter intelligemment l’espace, c’est-à-dire équilibrer de façon pertinente le projet humain avec le donné du site, en l’occurrence une campagne qui reste une campa­ gne : « Pendant de longs jours, Freinet fait le manœuvre, concasse les cailloux, gâche le mortier » (1970, p. 234), et le dimanche, « des groupes de jeunes paysans et de jeunes ouvriers venaient travailler par équipes, aidant aux constructions, défonçant les jachères, traçant les chemins dans la brousse » (1970, p. 227). Eidée régulatrice de Freinet qui installe sa réserve, c’est une sorte d’équilibre « halocène », une situation d’anthropisation qui va à la rencontre de la nature sans la détruire, sans l’éradiquer. Un épisode de la vie de l’école, raconté par Élise, indique cette tension pratiquée entre une certaine poétique de la ruralité, et le modernisme volontariste du pédagogue : Freinet ayant été placé en camp d’internement, l’école orpheline s’efforçait de survivre autour d’Élise, et l’on acheta dans une bergerie voisine « une jolie petite vache, à la tête fine, aux grands yeux verts dans lesquels, disaient les enfants, “passaient des paysages” » (1974, p. 303). Freinet n’a de cesse, dans tous ses écrits, de se prononcer en faveur de la modernité: il entend être l’un de ses acteurs. Freinet n’est pas un passéiste, lorsqu’il écrit : « il y eut, dans le passé, d’autres causes d’abrutissement encore plus néfastes et que la science actuelle, au service de conditions économiques et sociales plus humaines, a fait disparaître à peu près totale­ ment » (1994, t. 1, p. 66). Cette modernité technoscienlifique devra se déployer dans une recherche d’équilibre intelligent avec la terre. On a beaucoup schématisé, depuis Hegel et Marx, le rapport des hommes à la nature comme un rapport conflictuel et violent. Cette idée est parfaitement étrangère à Freinet qui est paradoxalement moderne, puisqu’il a

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toujours pensé le rapport des hommes aux milieux dans l’optique écouménale qui inspire aujourd’hui les penseurs les plus soigneux du projet démocratique, La réserve construite par Freinet ne vise pas à parquer les enfants dans un lieu clos, mais à expérimenter une sorte de paysage scolaire « démesurahle » par l’analyse inventive du milieu qu’il opère4, et la trajection qu’il pratique dans ce milieu compris comme milieu d’une praxis humaine : si le paysage se laisse voir, il se définit institutionnellement par la façon d’agir des hommes qui inscrivent leur existence dans ce milieu. Ce lieu paysagé, ce milieu local, peut être désigné par le terme grec khora (pour le distinguer du topos plus abstrait) qu’Augustin Berque définit poétiquement comme la demeure (oikos) de l’être humain, « déploiement existentiel qui se poursuit en chaque être humain, et qui de ce fait a toujours excédé la définition géographique des corps » (2000b, p. 14), relation de l’humanité avec l’étendue terrestre, et sa manière pertinente de l’affecter. La première manière d’affecter un espace consiste à savoir comment on va s’y comporter physiquement. Freinet en précise l’esprit : « Nous disons souvent que l’œuvre éducative doit avoir de puissantes assises matérielles, que les considérations, habituellement négligées, de locaux, d’installation, d’alimentation sont à la base même de notre pédagogie. [... ] nous avons, à force de privations et d’ef­ forts, réalisé une installation prolétarienne : aucun luxe superflu, mais de l’air, du soleil, de l’eau, de l’espace, des champs, la tranquillité et le calme, des locaux confortables où nul n’a souffert l’hiver, qui s’ouvrent tout grand l’été sur des terrasses et des jardins, avec des locaux scolaires spécialement conçus pour les fins que nous nous proposons » (cité par Élise Freinet, 1974, p. 33). Pour Freinet, le corps existe, et le point de vue du corps est essentiel dans le rapport au milieu. Le corps doit pouvoir marcher, grimper, nager, travailler, développer sa vie sensorielle, et participer à la vie intuitive de l’esprit... Si la pensée de Freinet ne peut être qualifiée d’intuitionniste, il est certain que l’intérêt porté à l’intuition est perceptible dans sa façon de hiérarchiser les actes éducatifs, certainement parce que l’intuition, comme le dit Tsuda, est du domaine de l’enfance : « l’enfance est le seul domaine qui reste où l’on peut encore faire une expérience aussi impossible5 ». Que l’enfance soit un « domaine », c’est bien ce que pensait Freinet, et ce qui l’a conduit à en instituer le milieu (un milieu pour l’enfance, la réserve). Lintuition, pour Bergson, est en continuité avec l’intelligence, qu’elle élargit, mais surtout elle est, dans le prolongement même de l’instinct et des types d’images que fournit le corps, « sympathie » : un instinct devenu désintéressé, qui se subdivise en image, puis en pensée et en phrases. D’abord, explique Bergson, les objets m’apparaissent selon l’ordre d’un nomadisme corporel : « ils s’ordonnent selon les puissances croissantes et décroissantes de mon corps6 » (1939, p. 15). D’ailleurs, pour le philosophe, l’intuition sera un réservoir de force, vers lequel l’élaboration conceptuelle s’efforce de plonger ses racines, c’est pourquoi, pour se rappro­ cher de la vie, la philosophie doit cultiver l’esprit de simplicité : « philosopher est un acte simple », dit Bergson (1938, p. 139). Cette pensée de l’intuition se comprend en régime 4. « Un paysagiste comme Bernard Lassus insiste sur le rapport entre le mesurable de l’environnement et l'incom­ mensurable des paysages, et introduit la notion de démesurable : cette échelle poétique qu’instaure le paysagiste ou l’habitant-paysagiste quand il joue, par exemple, sur le degré d’artificialité de l’environnement » (Berque, 2000a, p. 151). 5. Celle de « l’expérience d’un instant », dit Tsuda (In Face d la science, 1983, p. 152). 6. Toute cette page de Matière et mémoire, à l’intérieur du profond chapitre « Le rôle du corps », me paraît essen­ tielle à méditer si l’on veut faire une pragmatique de notre rapport au réel.

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nominaliste, dans la mesure où dans ses actes d’intuition, c’est-à-dire de sympathie, l’esprit se contente, ouvert et curieux, mais détaché, de coïncider avec ce qu’il voit. Ainsi l’exprime Alain de Lattre : « C’est relation et situation qui se fait par ici, qui se fait autrement par là, chaque fois de façon différente selon le niveau de réalité, le point où l’on se trouvera et d’où l’on partira pour aller plus avant7. » Freinet fut très tôt un adepte du naturisme, et des soins du corps par les techniques les plus élémentaires, les plus simples. Pour lui, l’enfant n’est pas d’abord un être intellectuel, ce à quoi l’on réduit bien souvent un élève. La réserve a donc développé un milieu qui est d’abord matériel, pour favoriser certaines techniques du corps. Le choix de Freinet fut de stimuler l’endurance, l’audace et l’habileté dans l’activité physique des enfants, et aujourd’hui encore c’est l’optique des maîtresses de l’école. Eorigine du choix de Freinet se trouve d’abord dans sa propre enfance paysanne d’abord, à laquelle il a toujours dit qu’il restait redevable. Freinet à Gars en 1933, marchant aux côtés de son père (à gauche), faisant les foins avec une femme du village (à droite).

Mais la conception de l’éducation du corps lui vient aussi de la lecture de Rousseau, qui juge nos faiblesses physiques comme une conséquence de la civilisation. Pour Rousseau, « le corps de l’homme sauvage étant le seul instrument qu’il connaisse, il l’emploie à divers usages dont, par le défaut d’exercice, les nôtres sont incapables, et c’est notre industrie qui nous Ôte la force et l’agilité que la nécessité l’oblige à acquérir » (1971, p. 164)8. Je revien­ drai plus bas sur la question de ce que Marcel Mauss appela « les techniques du corps ». 7. Bergson, une ontologie de la perplexité, 1990, Paris, PUF, p. 261. J'essaierai de montrer l'inspiration bergsonienne de Freinet notamment dans la pratique du texte libre. 8. Dans sa correspondance avec les enfants de l'école en 1940, Freinet leur raconte qu'il est le seul dans le camp à se laver torse nu à l'eau froide le. matin. On voit que ce rapport au corps est fondamental dans son existence, rapport qui n’est sans doute pas à prendre dans le sens d'un ascétisme de la mortification, mais dans un effort pour rester fidèle aux pratiques connues dans son enfance. En outre, le confort nous affaiblit, nous dit Rousseau, et c est ce que pensait Freinet.

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J’ai continué mes visites de l’école en observation participante pendant l’hiver 20012002, dans l’optique de me familiariser au mieux avec les usages locaux, et de connaître mieux le milieu dans lequel fonctionne la réserve. Cette observation fut donc accompagnée de la collecte de photographies d’archive concernant Freinet et son école. Parallèlement à cette collecte, j’ai doublé mes observations de photographies. Les images n’ont pas été motivées par une recherche d’alternative à la description par carnets de terrain, enregis­ trements audios d’entretiens et de vidéos destinés à constituer des protocoles d’analyse. La fonction ethnographique de l’image est de faire, dans le contexte d’une description, jaillir un nouvel objet, comme le dit Albert Piette, et de suggérer « le mode mineur de la réalité » (in Passeron, 1998, p. 109-128). J’entends par là que l’image “échoise” une asser­ tion, donne à voir ce qui ne serait qu’imaginé, propulse en relief certains éléments d’une description qui seraient aplanis sans cette image. Et surtout, donne un statut à l’ordinaire, à l’anodin, au banal que souvent ma description s’emploie à traquer. Les photographies et le photogramme sont des techniques de traque. Parfois, certains détails que le stylo n’est pas assez rapide à saisir, et que le Hlm noie dans un flux d’images en mouvement (et qu’il sera difficile d’isoler en suite), ces détails donc pourront être saisis par le photographe embus­ qué qui les guette. Par exemple, toute cette durée concrète des relations dans la classe, la vie des corps observée in vivo par percepts, si difficile à décrire dans l’écriture objectivante des concepts, et qui risque effectivement de passer dans la poubelle du chercheur, tous ces petits gestes, ces regards particuliers, cette communication mimo-gestuelle “excédente” que l’élaboration descriptive risque de réduire en objets abstraits, taillant dans l’étoffe du réel, mutilant ce réel continu de tout son phrasé. La fabrique du chercheur est constam­ ment menacée de ne pas savoir rendre ces traits intensifs qui caractérisent l’expressivité spécifique de telle maîtresse. L’intelligibilité des situations que révèle l’analyse outillée d’un transcript, ne se fait-elle pas aux dépens du réel lui-même ? C’est toute la sagacité de Bergson de nous avertir de la nécessaire complémentarité de la science et de l’intuition. Eintuition saisit sur le vif, en un éclair, l’éclat du réel continu. Voici qu’une simple photo­ graphie nous le permet :

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Le détail, ici, ne nous égare pas, il constitue une focalisation sur des brillances que les puissantes mises en ordre du concept laissent échapper. Je parle certes de visages d’enfants détendus, souriants, que mes notes de terrain s’efforcent de ne pas passer par profits et perte dans la description du climat de classe, mais quoi de mieux qu’une image sélection­ née à dessein, respiration dans le texte, qui nous montre, par un effet dilatoire, l’instant caché dans les actions successives? C’est que l’on cherche à recueillir, dans les images, un intensif d’humanité dont la discursivité ne sait parler que de façon abstraite, en l’externalisant, si je puis dire. La photographie bien choisie montre la vitesse humaine. Ou bien les « petits gestes » et les « petites choses » paraissent superflues à souligner, parce qu’on ne les a pas pensés dans l’action et qu’ils constituent, aux dire des acteurs, voire aux dires du chercheur, le déchet de l’enquête et ses chutes, ou bien ils parlent du sens pratique même des acteurs, qui fut travaillé, délibéré au cours de longues années de la Bildung du métier, et que le chercheur désigne comme des objets spécifiques méritant d’être dégagés, ainsi que le fait un archéologue, de la masse sédimentaire des situations, garantissant alors la pertinence scientifique de l’enquête par la pertinence significative du trait saisi dans l’en­ semble de la structure sociale (ici scolaire), et caractérisant une typicalité de cette struc­ ture singulière9 (l’image indiciaire est directement déterminée par son référent, et désigne l’objet dans sa facticité). La photographie, dit Barthes, est « une image frottée de réel », elle est une « hallucina­ tion tempérée, en quelque sorte, modeste, partagée » (1980, p. 177) : il y a une « bonne volonté » de la photographie à restaurer nos oublis de réel, à relever notre dédain de la banalité. Le punctum de la photographie qui peut être vu dans sa fonction métonymique : il réfère au générique de la structure étudiée, et le grain fin de sa notation est en continuité, pour rester bergsonien, avec la vue d’ensemble que peut nous révéler une description dense, empruntant un certain niveau de généralité10. Ce qui sauve la photographie précé­ dente de n’être pas seulement emphatique et « unaire », c’est un punctum qui trouve pour moi son expansion dans l’entrecroisement et l’étrangeté des deux sourires sécants sur le dessin, source de réjouissance : « la voyance du photographe ne consiste pas à “voir” mais à se trouver là », dit Barthes (1980, p. 80). J’ai choisi les photographies que je présente dans les archives familiales, dans la photothèque des enfants de l’école, dans une photothèque que j’ai moi-même réalisée, et dans les enregistrement d’images à partir de films vidéos. Toutes ces photographies s’entrecroisent dans mon texte, certaines anciennes, d’autres très récentes, pour enrichie le milieu de mon enquête “indiciaire” elles n’ont valeur illustrative, ou esthétisante, ou apologétique. Ce sont des traces pour réfléchir. Voici maintenant un extrait de mon carnet de terrain, présentant le milieu comme institution de paysagement.

9. Sans écarter la mention de ce qu’une telle structure peut avoir en commun avec d’autres. 10. Par exemple, ici, la transcription d’une matinée de classe: l’analyse textuelle du protocole révélant le mode dialogique de conduite de classe de l'école Freinet.

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Observation du jeudi 21 mars 2002 (après-midi) (visite exploratoire n° 6, extrait)

« J’avais prévu, lors de cette visite, de faire un inventaire des caractéristiques du milieu matériel de l’école, et d’en recueillir les plans. Si l’on fait le compte du paysagement de l’école, voici ce que l’on trouve: - un partage entre nature sauvage et nature aménagée ; l’école est au sommet d’une colline (ce qui permet de voir au loin, au nord le Baou, au sud la mer, à l’ouest la ville de Vence, à l'est la forêt), et surplombe le vallon de la Gagne; dans ce vallon, les enfants descendent régulièrement pour se promener, pique-niquer, et se baigner; - une préservation de la nature sur le périmètre de l’école ; la terre et l’herbe sont main­ tenues, de grands arbres sont entretenus, ainsi que des buissons dans lesquels les enfants grimpent, entre lesquels ils courent, et font des cabanes; - un aménagement de jardins, avec des allées, des treilles, des fruitiers, un potager, le « chêne de papa Freinet » qui est surveillé (il a poussé vers 1930) ; -un aménagement d’installations: les onze bâtiments, le sentier d’accès piéton, le chemin d’accès automobile, la grande place goudronnée, le théâtre ouvert, le poulailler, le vivarium à tortues, la piscine, le terrain de gymnastique. Le principe de ce paysagement est certes esthétique, en plaçant l’école dans un beau cadre naturel, et en soignant l’aménagement du heu lui-même11. Mais il est également éthique, en posant une certaine conception de l’environnement dans lequel vivre, et des manières d’y vivre. 11 est enfin didactique, puisque cet aménagement vise des fins éduca­ tives, et des apprentissages. Un exemple amusant de cela est que Freinet a fait construire les marches de façon irrégulière dans l’école, et les terrasses cimentées en pente, de façon à habituer les enfants à s’adapter aux accidents du sol, et à développer leur attention. Cet exemple montre que le milieu matériel a été pensé dans le détail.

De même, un sentier est entretenu au départ du vallon de la Gagne, pour accéder, cent mètres plus bas, à « la grotte », qui est un abri dans la roche où se rendent chaque matin à 10 heures, pour goûter, les enfants de la maternelle : ils doivent ainsi apprendre à se dépla­ cer sur un sentier malaisé, partagent un goûter en pleine nature dans la forêt, et jouent sur les rochers en s’exerçant à escalader, sous la surveillance de Mireille et de son assistante.

11. 11 y a depuis longtemps une personne qui s'occupe de l’entretien des jardins à l ecole.

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Une autre activité du corps consiste à grimper dans les arbustes, et dans les arbres. Dès leur plus jeune âge, les enfants s’y essayent, avec l’aide des plus grands, c’est une pratique d'expérience tâtonnée, que Freinet qualifie de « processus qui est la loi même de la vie » (1994, t. 2, p. 24). J’en ai vu un qui était à plusieurs mètres au-dessus du sol, dans un pin accueillant. Le corps, dit Bergson, n’est pas un point mathématique dans l’espace, il est un centre d’action nous permettant « d’effectuer des changements dans les choses, faculté attestée par la conscience et vers laquelle paraissent converger toutes les puissances du corps organisé » (1939, p. 65). Lorsque l’on se promène dans l’école un peu avant midi, on voit des enfants partout perchés, qui s’efforcent de grimper toujours un peu plus haut dans les branches. On voit que cet exercice leur est habituel.

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Eune des activités favorites des élèves est de monter dans « le chêne de papa Freinet » : c’est une coutume dans l’école. Lorsqu’un visiteur vient pour la première fois à l’école, il doit grimper dans l’arbre. Certains adultes sont bien en peine d’y parvenir, alors que les enfants y grimpent avec l’agilité du singe. Les plus petits rêvent, en voyant grimper les grands, qu’ils sauront un jour le faire, et c’est une fête lorsqu’un enfant réussit à monter pour la première fois dans le chêne. En général, on l’imprime dans Les pionniers ! Ainsi, le symbolique et l’institutionnel soutiennent l’éducation du corps : on peut dire en ce sens qu’il y a une institution du corps spécifique à cette école.

Tout ce milieu, que Freinet qualifie de riche et aidant, dépend de « la perfection de l’organisation technique. Là où le milieu ne permet pas les expériences tâtonnées que nécessite l’adaptation de l’enfance aux situations nouvelles, l’éducateur doit se livrer à une gymnastique pédagogique spéciale avec leçons, mimiques, tours de passe-passe. [...] Notre « réserve d’enfants » ne sera donc pas une salle ou un parc quelconque. La prépara­ tion matérielle et technique de ce milieu sera, on le comprend, un de nos soucis éducatifs

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essentiels. Ces réserves d’enfants seront aménagées dans un parc, dans un jardin public, un espace libre, le plus près possible des centres urbains intéressés. On commence habi­ tuellement la description d’une demeure par les locaux que complètent les dépendances. Nous renversons cette description pour bien marquer la préséance que nous donnons au milieu dont les locaux deviennent une sorte de dépendance accessoire, tout spécialement pour les jours d’intempéries. Eenfant, pas plus que l’animal sauvage, n’est fait pour vivre enfermé12. Le milieu qui lui convient le mieux, c’est la nature. C’est donc la nature que nous mettons à sa disposition » (1994, t. 2, p. 23). C’est ce qui distingue la réserve de ce que Freinet appelle les jardins d’acclimatation qui font, dit-il, « une part trop excessive au jeu et négligent l’expérience tâtonnée qui est la première étape du travail 13 » (1994, t. 2, p. 26). Je conjecture que l’attitude si caractéristique des élèves de cette école, attitude déten­ due, souriante, silencieuse, est directement liée au cadre paisible dans lequel ils passent toutes leurs journées. À l’intérieur des classes, on a une vue par les fenêtres sur le Baou de Saint-Jeannet, ou sur Vence, ou sur Saint-Paul de Vence, avec toujours au premier plan des arbres, des buissons, des fleurs, on sent les parfums de la pinède, et l’on entend les bruits du vent ou des oiseaux. Pour ne pas en rester aux affirmations d’intime conviction produi­ tes par un couple Freinet très engagé dans le mouvement naturiste d’entre deux guerres14, je me suis efforcé d’en penser ce holisme éducatif par l’analyse de ce que signifie un rapport physique au réel. Le terme phusis nous parle de ce qui croît spontanément, la nature proli­ fique, la puissance à être de tout ce qui existe en dehors des actions humaines accompa­ gnées de raison. Il me semble que la conception éducative de Freinet part de cette physique primitive du réel. Et le rapport premier de l’homme au réel dans lequel il vit, c’est un rapport de perception et d’action : « notre corps est un instrument d’action, et d’action seulement » dit Bergson (1939, p. 253), et Rousseau avant lui en faisait le premier outil de l’homme (ce qui justifie qu’il y ait des techniques du corps). Bergson est clair : la grande usine cérébrale de traitement d’informations rapporte les perceptions à des actions motrices, « c’est vers l’action que perception et mémoire sont tournées, c’est cette action que le corps prépare » (1939, p. 256). Agencées par la mémoire qui les sélectionne, des perceptions passées analo­ gues viennent nous suggérer la décision la plus utile, en produisant notre « force d’agir15 » (id.) : « percevoir consiste à détacher, de l’ensemble des objets, l’action possible de mon corps sur eux » (p. 257). Ainsi, le milieu que “paysage” Freinet est un milieu d'action. Les talus, les sentiers accidentés, les rochers, les arbustes, le chêne sont autant de centres possi­ bles pour le rapport de l’élève au réel : les limites du milieu, selon Bergson, sont découpées en fonction d’un centre qui est le point d’ancrage de ma volonté d’action, là où mon corps a prise. Et précisément le milieu paysagé, comme institution, ne fut pas pensé en vue d’ap­ 12. Élise écrit: « Eenfant, comme l’animal sauvage, éprouve le besoin de faire jouer ses muscles et d’exercer son corps pour satisfaire le plus complètement possible ses besoins fonctionnels » (1962, p. 112). 13. 11 y a notamment dans ce chapitre une intéressante distinction opérée par Freinet entre sa vision de l’école maternelle et celle de Maria Montessori 14. Prétendant que l’équilibre mental est conditionné par un certain épanouissement corporel. 15. Et « il n’y a qu’une différence d’intensité entre la perception et le souvenir » dit Bergson (1939, p. 266), le souvenir n’étant qu’une perception affaiblie, et le présent « est avant tout l’état de notre corps » (p. 270), un souvenir affaibli étant lui « plus proche de l’action et par là même plus banal, plus capable de se modeler, - comme un vêtement de confection -, sur la nouveauté de la situation présente » (p. 271).

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préhensions intellectuelles, mais en vue d’actions du corps. Freinet distingue d’ailleurs de façon intéressante entre corps et organisme. Le corps est le centre d’action, mais l’organisme recèle ce que Freinet nomme un « potentiel de vie », comme je l’ai déjà souligné, « et ce potentiel de vie anime la créature d’un invincible élan, la lance en avant vers la réalisation puissante de sa destinée » (1994, p. 333). Nous sommes bien sûr en plein régime bergsonien, dans ce champ lexical de l’élan, de l’impulsion, que nous pouvons lire aujourd’hui à la façon deleuzienne. Mais c’est que Freinet trouve en Bergson10 un système concep­ tuel ressaisissant ses propres intuitions philosophiques fondamentales, intuitions dont la source se trouve dans son enfance paysanne16 17. Bergson se résume : « les mêmes besoins, la même puissance d’agir qui ont découpé notre corps dans la matière vont délimiter des corps distincts dans le milieu qui nous environne » (op. cit. p. 261). Or, cette latitude exer­ cée du corps dans l’espace, ne développe-t-elle pas une tension croissante de la conscience dans le temps, « vivant d’une vie plus intense » parce que « l’esprit emprunte à la matière les perceptions d’où il tire sa nourriture, et les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté » (op. cit. p. 280) ? Il semble effectivement que ce soit l’éducation de ce lien entre perception et mémoire, entre action et conscience, que considère le paysagement de l’école Freinet, offrant aux enfants un milieu “trajectionnel” ».

Je conjecture à présent que le fonctionnement de l’école s’ordonne selon deux axes. Le premier est le plus frappant, c’est l’aménagement du milieu comme paysagement. Le second, c’est l’installation du milieu au sens didactique restreint. Mais mon hypothèse de travail est que, s’agissant d’une école, ï’écouménal doit être pris en charge par la didactique. J’y reviendrai dans mes résultats d’enquête. Il me faut préciser, concernant la médiance de l’école, que ce milieu comporte deux limites : d’un côté, cette limite est la considération du corps, de l’autre c’est l’ouverture sur le milieu régional. On voit que le milieu est conçu de la façon la moins intellectualiste possible. Marcel Mauss nous pousse à saisir le social dans ce qu’il appelle des séries immenses de faits normaux (parce que les conduites symboliques sont toujours inscrites dans un système collectif). Parmi ces faits, tout ce qui concerne le corps, objet de mépris de la part des anthropologues de son époque, et que l’on pourrait encore éluder, pour parodier Marcel Mauss, comme un fait divers de l’école Freinet18. Il existe donc des techniques du corps spécifiques, sachant que « cette spécificité est le carac­ tère de toutes les techniques », dit Mauss, et « il en est de même de toute attitude du corps » (1950, p. 367), qui procède d’un habitus variant « avec les sociétés, les éducations, les convenances et les modes, les prestiges. 11 faut y voir des techniques et l’ouvrage de la raison pratique collective et individuelle, là où on ne voit d’ordinaire que l’âme et ses facultés de répétition » (1950, p. 369) : en effet, pour Mauss, l’art d’utiliser le corps procède essentiellement d’une éducation, et notamment d’une imitation des actes qu’il a vu réussir « par des personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui » (id.), c’est ce qu’il 16. Il est assez surprenant, dans le contexte dogmatique et doctrinaire du milieu communiste que fréquentait Freinet, qu’il ait su s’intéresser à un auteur aussi peu marxiste que Bergson. Il disait lui-même qu’il faisait son miel de toutes ses lectures. 17. Évoquant son père paysan, Jacques Bouveresse fait cette intéressante remarque : « les hommes les plus sages que j’ai rencontrés étaient rarement des philosophes » (1998, p. 60). 18. Mauss parle de la catégorie des « phénomène sociaux divers » dans laquelle les ethnologues rejetaient les pratiques corporelles.

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appelle une imitation prestigieuse, prestige dans lequel se trouve tout l’élément social. Cette pratique d’imitation est considérée par Freinet comme le cœur des apprentissages naturels, dont le moteur est Pacte réussi. Dans sa neuvième loi, l’Essai de psychologie sensible indique en effet que l’acte réussi appelle sa répétition, mais également l’acte dont l’enfant n’est que le témoin, et qui lui sert alors d'exemple (ce que Mauss appelle imitation prestigieuse) s’il s’inscrit dans le processus fonctionnel de l’enfant (1. automatisme 2. tendance 3. règle de vie). Pour renforcer une règle de vie personnelle, l’exemple doit s’imbriquer dans la série expérimentale du comportement : « l’enfant construit sa vie par une laborieuse expérience tâtonnée que nous devons faire la plus fructueuse et la plus riche possible. Mais l’exemple s’offre à lui comme une expérience déjà réussie qui réduit les aléas de ses tâtonnements » (1994, t. 1, p. 379). Pour Freinet, la plupart des techniques du corps sont ainsi acquises par imitation, et procèdent donc d’un système social. Cette position pragmatiste est extrê­ mement intéressante pour penser l’action du professeur. Le comportement de l’enfant n’est pas à interpréter selon des lois cachées dans un arrière-fond psychologique, mais il est à déduire des pratiques sociales et de formes de vie dans lesquelles cet enfant est institué : « Il imitera de même vos comportements vis-à-vis des événements profonds de la vie. Il sera probe et sincère si vous êtes probes et sincères, indélicat et menteur si, malgré vos théories et vos raisonnements logiques, vous êtes indélicats et menteurs dans votre propre comportement familier. Il imite de même les enfants avec lesquels il vit. [...] seul votre exemple vivant compte, et seul il marquera la vie et la destinée de vos enfants » (1994, t. 1, p. 380). La parole, l’explication, ne viennent que renforcer l’exemple19. Ainsi, pour décrire ce phénomène de l’imitation sociale, Marcel Mauss choisit le verbe anglais to drill utilisé par Eldson Best dans une étude de la façon de marcher des femmes Maori, et que Mauss traduit par « dresser ». Cette traduction peut se comprendre dans le contexte, mais je préfère traduire par « instruire » qui correspond mieux à son sens social en anglais, puisqu’il s’agit d’instruire des recrues militaires, et que l’instruction des troupes ne peut être réduite à une idée de dressage, correspondant plutôt à un outillage, à un équipement mental et physique, notamment à des techniques spécifiques du corps, apprises ; ce que dit bien l’étymologie latine de struere, qui signifie « ordonner », « disposer » : l’instruction est la disposition acquise. D’autant que, selon Mauss, « il n’y a pas de technique et pas de transmission, s’il n’y a pas de tradition. C’est en quoi l’homme se distingue avant tout des animaux : par la transmission de ses techniques » (1950, p. 371). Et Mauss rejoint Rousseau en disant « le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme » (1950, p. 372). Précisément, ce caractère d’instrument du corps nécessite une instruction, qui procède d’un système social. Il est intéressant de constater que dans son enquête ethno­ graphique, Mauss introduit des réflexions montrant qu’il considère utiles et pertinentes 19. Compte tenu de l’importance de cette œuvre connue comme celle d’un rival de Durkheim, il me paraît proba­ ble que Freinet avait connaissance des Lois de l’imitation de Gabriel Tarde (première édition 1 890), où l’auteur analyse la société comme traversée de « courants d’imitation » qui la structurent. 11 écrit dans la Préface de la deuxième édition de 1895: « Ce qui est contraire à l’accentuation personnelle, c’est l imitation d’un seul homme, sur lequel on se modèle en tout ; mais quand, au lieu de se régler sur quelqu’un ou sur quelquesuns, on emprunte à cent, à mille, à dix mille, personnes considérées chacune sous un aspect particulier, des éléments d’idée ou d’action que l’on combine ensuite, la nature même et le choix de ces copies élémentaires, ainsi que leur combinaison, expriment et accentuent notre personnalité originale. Et tel est peut-être le béné­ fice le plus net du fonctionnement prolongé de l’imitation. » Freinet était convaincu que l’imitation n’est pas, chez l’enfant, un mécanisme appauvrissant ce que certains appelleraient son individuation.

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certaines techniques du corps pourtant inusitées dans nos sociétés européennes, par exem­ ple : « La position accroupie est une position intéressante que l’on peut conserver à un enfant. La plus grosse erreur est de la lui enlever. Toute l’humanité, excepté nos sociétés, l’a conservée » (1950, p. 374). Les raisons des techniques du corps peuvent être simple­ ment culturelles, mais en général elles sont liées à un critère d’efficacité pratique, que Mauss désigne par l’habileté, l’adresse, la présence d’esprit, « le sens de l’adaptation de tous les mouvements bien coordonnés aux buts » (1950, p. 375). Ces techniques sont donc enseignées dans un mode de vie, et « l’éducation est pleine de ce qu’on appelle des détails, mais qui sont essentiels », dit Mauss (id.). 11 y a un choix social de ces techniques, et il y a une réflexion à mener sur ces choix, à propos de techniques enseignées que l’on pourrait juger néfastes, ou de techniques non enseignées que l’on pourrait juger nécessaires. En effet, « l’une des raisons pour lesquelles ces séries peuvent être montées plus facilement chez l’individu, c’est précisément parce qu’elles sont montées par et pour l’autorité sociale », mais « la vie sociale n’est pas exempte de stupidité et d’anormalités » (1950, p. 384). Il nous faudrait certes une règle, une norme, pour évaluer l’intérêt des diverses techniques du corps, et Mauss considère que cette norme, c’est l’adaptation du corps à son usage. Mais on ne peut que faire régresser cette norme, étant donné qu’il reste toujours possible de s’interroger sur les usages du corps dans une société donnée. Les usages sur lesquels on pourrait particulièrement s’interroger sont ceux qui ne procèdent pas d’une règle, ou qui procèdent d’une absence de règle. Freinet se prononce de façon radicale en faveur de l’institution des règles, mais ce qui paraît n’être que du bon sens peut sembler de nos jours tout à fait extravagant (c’est pourquoi Freinet parle de nécessaire réadaptation lorsqu’il réfléchit sur la formation des maîtres à son École Moderne) : « Eenfant qui doit, bon gré mal gré, se plier aux exigences de la nature, se pliera avec la même bonne volonté à des règles familiales qui auront les apparences et les qualités des règles naturelles : perma­ nentes, immuables, applicables à tous. [... ] Mettez une règle dans votre vie ; vous y gagne­ rez tranquillité et équilibre, surtout pour votre enfant qui affectionne plus que vous ne croyez l’ordre et la règle » (1962, p. 236). À l’école Freinet, les usages sont pragmatique­ ment tournés vers une recherche d’équilibre, associant les capacités physiologiques et psychologiques de l’enfant, ce que Mauss appelle le sang-froid, « mécanisme de retarde­ ment, d’inhibition de mouvements désordonnés ; ce retardement permet une réponse ensuite coordonnée de mouvements coordonnés partant alors dans la direction du but choisi. Cette résistance à l’émoi envahissant est quelque chose de fondamental dans la vie sociale et mentale » (1950, p. 385). Lapprentissage du sang-froid, selon Mauss, institue chez le jeune « la résistance, le sérieux, la présence d’esprit, la dignité, etc. La principale utilité que je vois à mon alpinisme d’autrefois fut cette éducation de mon sang-froid qui me permit de dormir debout sur le moindre replat au bord de l’abîme » (id.). On ne peut que songer au Socrate décrit de façon mémorable par Platon dans Le Banquet, où Alcibiade le présente comme un modèle de sang-froid (219d-221c), ayant développé cette disposi­ tion de façon exemplaire, un tel sang-froid faisant fond sur le projet philosophique de devenir le meilleur possible : « concentré en effet sur ses pensées, il était, à l’endroit même où il se trouvait au point du jour, resté debout à examiner un problème. Et, comme cela n’avançait pas, il n’abandonnait pas, et il restait là debout à chercher. 11 était déjà midi. [...] En fin de compte, le soir venu, certains de ceux qui le regardaient, une fois qu’ils eurent

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fini de dîner, sortirent leurs paillasses dehors, car on était alors en été, et ils couchèrent au frais, tout en le surveillant pour voir s’il passerait la nuit debout. Or, il resta debout jusqu’à l’aurore, jusqu’au lever du soleil. Puis, après avoir adressé sa prière au soleil, il s’en alla » (1998, p. 173). Il est étrange de constater que ces questions tendent à disparaître, dans le cadre scolaire, des préoccupations de l’enseignement physique et sportif aujourd’hui, et il serait intéressant de se demander pourquoi. Pourtant, à la suite de Marcel Granet déjà, Marcel Mauss nous invitait à étudier les très anciennes techniques asiatiques du corps comme des pratiques sociales de clarification de conscience (1950, p. 386). Ces remarques sont utiles à situer l’enjeu des pratiques du corps à l’école Freinet. Il me semble que ces pratiques forment un tout, orienté à la fois vers l’intrépidité et l’endurance. Je disais ma surprise en voyant des enfants petits s’élever hardiment dans les arbres, et je pourrais donner maints exemples de la culture de l’endurance, comme de participer une pleine journée à des vendanges dans un domaine voisin de l’école, de suivre le chemin de la Gagne pour une marche d’une journée comportant des bains dans l’eau froide, ou encore marcher toute une journée en montagne dans l’arrière-pays, pour aller rencontrer en alti­ tude un ermite, avant de produire les jours suivants le compte-rendu détaillé de cette journée, avec un reportage photographique réalisé par eux-mêmes. Cette activité est très déterminée par la maîtresse elle-même, adepte des longues, voire difficiles marches en montagne, dont elle aime parler à ses élèves, et desquelles elle rapporte de très nombreuses photographies. Sa pratique m’évoque pêle-mêle, parmi l’immense littérature de la marche, le poète montagnard Han Shan, ou les itinéraires pédestres de Bashô, l’arpentage minutieux d’André Du Bouchet, mais surtout la superbe Équipée de Victor Segalen (1983, Paris, Gallimard: p. 32-35 « Le regard par-dessus le col »)... Je reproduis quelques vues des paysages auxquels cette maîtresse est particulièrement attachée, et qu’elle a photographiés elle-même.

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Je reproduis un extrait du journal scolaire réalisé par les élèves au retour de leur marche :

Mais l’endurance des élèves se voit aussi dans leur aptitude, comme Socrate, à rester concentrés plusieurs heures de rang sur une activité scolaire. Eattention portée au corps, à l’école Freinet, peut être caractérisée comme épicurienne, elle en assume les deux aspects de l’endurance, mais aussi du contentement. Le plaisir simple et naturel de la baignade, par exemple, à laquelle Freinet octroyait une place si importante dans la vie quotidienne de l’école, même si cette baignade se pratiquait souvent dans une eau plutôt froide. Le rapport au corps était dépouillé de toute préciosité, et les enfants se baignaient nus tant qu’ils n’en éprouvaient pas de gêne, ce qui aujourd’hui est devenu impensable.

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Ci-avant, la baignade en 1955 Ci-après, la baignade en 2004

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Les maîtresses actuelles doivent déployer beaucoup d’énergie pour obtenir que la piscine ne soit pas supprimée à l’école, compte tenu des réglementations drastiques (confi­ nant à l’absurde) auxquelles sont soumis les établissements scolaires, et pour continuer à descendre au torrent de la Gagne avec les élèves pour s’y baigner.

Baignade à la Cagne, en 2004.

11 est facile de considérer naïf ou rétrograde le souci que Freinet avait d’instituer un milieu écouménal pour l’éducation. Pourtant, c’est avec lucidité qu’il juge l’évolution des sociétés industrielles et bientôt postindustrielles, car c’est « le procès de la société capita­ liste de consommation, de dégradation du travail, d’amoralité qui devrait être entrepris » (1978, p. 27). Toutes ces tares entraînées par insuffisance de démocratie, Freinet les ramène à une agression contre la vie. On trouve exactement la même position philosophique chez John Dewey: « Des choses communes comme une fleur, un rayon de lune, le chant d’un oiseau, et non des choses rares et lointaines, sont les moyens avec lesquels les niveaux les plus profonds de la vie sont touchés de sorte qu’ils surgissent en tant que désir et pensée » (2003b, p. 181). Pour Dewey, la démocratie ne peut naître que de la simplicité ordinaire de notre être-au-monde local, dans ce qu’il appelle une « union de proximité », exactement le sens de l’écouménal, qui ne peut être trouvé que « dans des relations vitales, fermes et profondes, qui ne sont présentes que dans une communauté immédiate. [...] Le local est l’universel ultime et ce qui s’approche le plus d’un absolu parmi ce qui existe » (2003b, p. 202-203). Nous sommes ici dans une caractérisation précise du milieu que j’appellerai union sociale proximale, en synthétisant la pensée de Freinet et de Dewey, pour lesquels la santé et la vitalité de l’esprit individuel impliquent une participation active à la vie sociale. Mais ce qui frappe, c’est l’idée de Dewey inscrivant « un absolu » dans le local qu’il qualifie d’universel ultime. Une telle assertion a de quoi surprendre, si elle ne confine au paralo­ gisme. Je l’ai finalement comprise à la lumière d’un court article de Sartre très méconnu, publié en septembre 1946 dans (la revue) Die Umschau, et la même année dans Érasme, avant d’être republié en juin 1948 dans les Temps modernes: « Écrire pour son époque ». Sartre écrit : « Je comprends qu’on désire l’absolu et je le désire aussi. Mais qu’a-t-on besoin d’aller le chercher si loin : il est là, autour de nous, sous nos pas, dans chacun de nos gestes. Nous faisons de l’absolu comme M. Jourdain faisait de la prose. [... ] ces immenses combi­ naisons de mouvements qui s’ajoutent ou s’annulent et qui sont tous vécus, toute cette vie discordante et harmonieuse concourt à produire un nouvel absolu que je nommerais l’époque. Lépoque, c’est l’intersubjectivité, l’absolu vivant, l’envers dialectique de l’his­

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toire... » Donc, l’union sociale proximale, tissu d’intersubjectivité, envers de l’histoire dont les historiens ordonnent les causalités, nous dit que l’existence précède l’essence et que cet existé dans toute sa contingence est un absolu. La vitalité de l’union sociale ne procède pas de façon descendante à partir de catégories, mais se tisse sur le métier des situations: « une interaction s’est établie entre un sujet, des objets et d’autres personnes. Situation et interaction sont inséparables l’une de l’autre. Une expérience est ce qu’elle est à cause de la transaction qui s’établit entre un sujet et ce qui constitue à ce moment-là son environnement » (Dewey 1968a, p. 90). Le milieu est en ce sens le creuset trajectionnel de tous les absolus possibles. Organiser le milieu, c’est ainsi rendre possible des trajections qui sont les absolus que nous cherchons (si nous n’allons pas chercher l’absolu plus loin, comme dirait Sartre). Et là, dans le presque-rien des situations se vit, si j’ose dire, la « vraie vie ». Nous touchons la clef de voûte des pratiques trajectives de l’école Freinet. Comme dit une chanson écrite par les enfants de la classe des grands en 2004, « les petites choses faites avec soins/valent mieux que tout l’or de la terre ». Les maîtresses de l’école Freinet conservent ce que j’appellerai une éthique du soin. Le soin se retrouve dans l’attente des maîtresses vis-à-vis des productions écrites des élèves par exemple, de la façon de tenir leurs divers cahiers, de la façon de réaliser leurs dessins, leurs peintures, et tous les petits gestes du rangement ou de l’entretien. Constante est la rhétorique du soin. Il me semble que cette éthique est directement liée au régime coopératif de la pédagogie de l’école. Le soin et la coopération sont célébrés dans les gestes les plus anciens de l’anthropisation du milieu, à fonction symbolique festive, comme la fabrication et le partage du pain.

1932 à Gars, la cuisson du pain et des tartes au four banal

(Élise, Freinet et Baloule sur la droite de la photographie)

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1936 à Vence, Freinet fait du pain avec les élèves

Aujourd’hui... Les élèves font leur pain

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Chapitre 8

TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (I)

Je voudrais présenter quelques extraits de mes carnets de terrain, grâce auxquels on peut se plonger dans la vie routinière des trois classes, et entrer dans une fiction de la totalité de la vie de l’école, dans le rendu de V écriture. Eintérêt est d’essayer de percevoir le déroulement du temps, au moins sur la matinée1, dans une succession comparative de la « classe des grands », de la « classe des moyens », et de la « classe des petits ». Cette écri­ ture de terrain doit être prise pour ce qu’elle est, dans sa spontanéité et dans son immédiateté, qui révèle une empathie avec la vie des classes. Cette empathie est discutable s’il s’agit d’essayer de connaître l’école telle qu’elle est, et se constitue en écran de subjectivité dans le rapport au réel des classes. Mais c’est l’empathie qui m’aura permis, au fil des années, d’accéder à l’ordinaire, avec quasiment une position de sens commun dans une observation la plus immanentiste possible. Eécriture de terrain propose donc une description première de type naturaliste, cherchant à se tenir au plus proche de la sémantique naturelle de l’ac­ tion pour commencer aller au contact, dirait Bergson, de l’activité réelle dans les classes. 11 me paraît nécessaire de donner à voir et à éprouver ces durées concrètes, c’est l’objectif poursuivi en présentant d’abord, à l’état brut, ces extraits de carnets de terrain. La vision d’un tout que permet le récit nous présente dans le liant de l’écriture l’étoffe des relations qui ne sont pas, comme dit Deleuze, la « propriété des objets ». Le tout d’une matinée de classe n’est pas l’addition d’un certain nombre de moments, fût-elle constituée d’une série incontestable d’épisodes didactiques, mais le continu temporel vécu par les agents de la situation (si l’on pense une matinée de classe dans le vocabulaire de la situation). La façon dont le récit enserre le vécu de la situation dans des repères notamment temporels n’entraîne pas la pratique de coupes immobiles, mais opère une juxtaposition de « touts » qui le constitue, pour suivre Deleuze, en multiplicité intensive ouverte, un pur devenir où l’on peut considérer que se font des changements d’états qualitatifs de la durée. Ici, il s’agit de la durée que saisit la description, dans les conditions méthodologiques que j’ai préalablement indiquées. Le carnet est déjà un travail d’objectivation, mais il sera bien sûr nécessaire d’objectiver la subjectivité présente dans cette objectivation. Voici, à la suite, trois petites durées concrètes. 1.

À partir de ma deuxième année d’enquête, j’ai filmé systématiquement lors de mes visites à l’école. Je ne peux bien sûr fournir les transcripts complets d’une matinée de classe, ce serait d’une part un matériau pléthori­ que, et d’autre part assez peu pertinent parce que pendant de longs moments (en gros, de 8h 15 à 9h45, à l’élémentaire, on n’entend strictement rien lorsque l’on filme en prise de vue générale de la classe).

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FREINET À VENCE

Observation

du vendredi 11 octobre 2002, le matin, « CLASSE DES GRANDS », DE CARMEN MONTÉS (22 ÉLÈVES)2

« La “classe des grands” est constituée cette année de 9 CM2, 7 CM1, 7 CE2 et, au moment de la présentation des textes, de 5 CE2 qui appartiennent à la “classe des moyens”3 mais participent chaque matin à cette activité de mise au net du texte chez les grands (la “classe des moyens”, elle, est constituée de ces 5 CE2, plus 8 CEI et 7 CP).

Entrée échelonnée des élèves jusqu’à 8h30 (c’est ainsi chaque jour). Dès leur arrivée, les élèves disent « bonjour » à voix haute, sortent leurs affaires de la pochette-maison dans laquelle se trouve le travail qu’ils ont amené à faire ou qu’ils ont fait chez eux. La maîtresse les salue d’une voix qui semble affectueuse, et va voir chaque élève pour prendre connais­ sance du travail effectué : tout cela se passe dans le calme, toutes les interactions se font à voix chuchotée, comme je le remarque à chacune de mes visites, et c’est la règle à observer pour l’ensemble de la journée. J’ai demandé aux maîtresses de l’école d’où venait cette règle qui est appliquée dans les trois cycles, ayant observé qu’elle constitue une institution servant en quelque sorte de « liant » à toutes les situations. J’emploie ici institution dans l’optique de Vincent Descombes : « Il faut comprendre quelque chose de la forme de vie d’un être pour saisir la teneur de ses propos » (1996, p. 93). Le chuchotement est une institution du sens qui fonctionne comme un usage établi et qui porte une signification commune aux agents de l’école Freinet dans leurs habitudes d’action. Le chuchotement est un principe d’ordre dans l’esprit objectif du système des usages de cette école singu­ lière, sur le mode du familier. Le chuchotement détermine ici un type de relation entre les personnes que je qualifierai de trajectif, dans la mesure où le chuchotement est l’élément concret dans lequel nécessairement s’accomplit toute relation quelle qu’elle soit, faisant de cette relation un système « triadique » (dont on peut prendre pour paradigme le don : Descombes, 1996, pp.237-266) : l’acte de chuchoter ne serait pas suffisamment décrit si l’on en faisait une description simplement ostensive, car la question est de comprendre le chuchotement comme trajection entre les individus. La valeur didactique d’un chucho­ tement dépend de la place qu’il occupe dans un contexte institutionnel. Un chuchote­ ment occasionnel dans la journée n’a pas le même sens qu’un chuchotement permanent auquel une collectivité (l’école Freinet) assigne une place souveraine : « il faut conserver aux représentations collectives, qui forment l’esprit objectif d’une société, leur caractère normatif de règles » (Descombes, 1996, p. 266). Le point de vue partagé par les maîtresses est que cet usage de chuchoter s’impose « naturellement » dans les formes de vie et d’activité collective (c’est le cas par exemple 2. 3.

J’ai filmé quelques moments de cette matinée, mais à titre iconographique. J’ai demandé quel était le critère de répartition des élèves à Carmen : il y a dans cette école une difficulté à répartir les élèves, du fait du faible effectif (66 élèves en tout), et il arrive souvent qu’il faille scinder le CE2. Dans ce cas, Brigitte garde les plus jeunes d’entre eux. On pourrait avoir d’autres critères, mais Carmen m’a expliqué qu’il fallait tenir compte de la façon dont les parents risquent d’interpréter une répartition qui se ferait sur d’autres critères que l’âge.

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TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (I)

des bibliothèques, des archives, où l’on se doit évidemment d’être discret4). Il ne semble pas que les échanges à voix chuchotée aient dû faire l’objet d’une réglementation spécifique, et c’est probablement parce que cette « règle » du silence est entrée depuis longtemps dans la culture de l’école, les plus jeunes élèves suivant l’exemple des plus anciens d’année en année.

Pendant ce temps, chacun met à jour son plan de travail5, en y inscrivant ce qui a été fait de nouveau, puis choisit une activité pour le matin : aujourd’hui, 2 élèves sur 24 vont faire des mathématiques. Ces élèves vont chercher des fiches de problèmes dans les fichiers auto-correctifs, et commencent leur recherche. J’avais déjà remarqué que l’écriture du texte était considérée comme une sorte de priorité (même si elle n’est pas impérative) dans la classe, puisqu’à chacune de mes visites je voyais un grand nombre d’élèves écrire le matin (mais je n’avais encore jamais compté le nombre d’élèves qui choisissent cette activités, et désormais, je le ferai systématiquement). J’ai demandé à Carmen si elle survalorisait délibérément la production d’écrit: elle m’a répondu qu’elle considérait le « travail de la langue » comme une condition d’accès à toutes les formes de savoir, et que l’écriture libre permettait « un meilleur investissement dans cet apprentissage de la langue écrite, dans la mesure où, par ce dispositif, l’affectivité de l’enfant était prise en compte ». C’est la raison avancée pour justifier qu’elle pousse ses élèves à écrire au moins deux textes par semaine. On peut donc dire que la valorisation de l’écriture est un effet de l’organisation holiste de la classe, puisque la présentation orale des textes, leur discussion, leur mise au net, leur publication, tout cela entraîne les élèves à vouloir produire des textes. Ils ouvrent leur “cahier de textes”6, et se mettent à écrire individuellement ou en binôme, un texte nouveau ou la suite d’un texte déjà commencé la veille, ou les jours précédents; une élève écrit la suite d’un texte commencé depuis le début de l’année, il s’agit d’un roman7.

C’est l’heure rituelle où le président de la coopérative (pour cette semaine, c’est Clara qui a été élue) appelle aux critères : les élèves arrêtent aussitôt leur activité et prennent leur plan de travail (qui est constamment sur leur table). La présidente énonce un à un les « critères » d’évaluation de la conduite, et chacun doit évaluer avec sincérité son compor­ tement à l’entrée en classe, en remplissant le tableau des critères dits d'autonomie sur le plan de travail. Cela ne dure que quelques instants. Je suis surpris que les élèves reprennent En effet, le règlement général des Archives de France de 1921 stipulait que nul ne doit gêner autrui dans les salles de lectures ; il est actualisé dans un code général des archives précisant que les archives départementales sont régies par arrêté préfectoral : celui de novembre 1995 pour les archives du Var, par exemple, stipule que « l’utilisation des salles comme lieu de travail y impose le silence, et le respect des autres lecteurs ». 5. J’expliquerai plus loin le fonctionnement du plan de travail. 6. I es élèves disposent de 4 cahiers: un cahier d’orthographe, un cahier de mathématique, un cahier pour la maison, un “cahier de vie” où ils recopient les textes qui ont été imprimés (le lendemain même où ils ont été élus). 7. Je présenterai plus loin, dans ses grandes lignes, le fonctionnement du texte libre.

4.

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FREINET À VENCE

aussitôt après leur travail individuel, sans que la maîtresse n’ait besoin de dire quoi que ce soit. Je n’ai d’ailleurs toujours pas entendu le son de sa voix depuis une dizaine de minutes. La rédaction du texte libre se fait dans le cahier en sautant une ligne, ce qui permettra de modifier parfois le texte sans surcharger la feuille de ratures (les élèves utilisent d’ailleurs le stylo-encre et l’effaceur). Pendant que les élèves travaillent ainsi, la maîtresse voit le travail fait la veille par tous les élèves en circulant parmi eux dans la classe : elle s’adresse à chacun d’eux toujours à voix chuchotée, et si l’on se trouve à plus de deux mètres, on ne peut rien entendre de ce qu’elle dit. Lorsqu’elle a visé le travail de chaque élève8, elle se rend disponible pour répondre aux demandes : elle s’assoit sur un banc près du tableau, et des élèves viennent s’asseoir un à côté de l’autre sur ce banc pour montrer tour à tour à la maîtresse leur texte (ou leur travail de mathématique). Entre deux et cinq élèves attendent leur tour, (cette attente peut être brève, ou durer quelques minutes selon l’importance des remarques à faire sur les textes). En effet, Carmen écrit au crayon sur le cahier de l’élève en lui indiquant des erreurs qu’il a pu commettre (et qu’il doit s’efforcer de corriger luimême), souligne les erreurs orthographiques, explique ou rappelle parfois une règle de grammaire, et lui propose de retravailler certains passages du texte (l’enseignement se fait, à cette occasion, de façon individuelle)9. Les élèves viennent donc voir la maîtresse lorsqu’ils ont terminé une première version de leur texte. En attendant, ils vont parfois au tableau pour écrire à la craie un mot dont ils doutent de l’orthographe : en l’écrivant de plusieurs manières (pour ne pas surcharger leur cahier de ratures) ils font un tâtonnement et cherchent à se convaincre de la bonne orthographe. Quelquefois, un élève vient spontanément en aider un autre, le conseiller, ou chercher avec lui, les élèves qui doivent apprendre à guider un camarade sans pour autant lui donner la solution. J’ai depuis décidé de filmer des moments de coopération entre élèves de façon à les analyser (j’en donnerai plus loin un exemple dans la “classe des moyens”. Il y a constamment entre 1 et 3 élèves au tableau en train de chercher. On peut paradoxalement considérer l’outil sémiotique du tableau comme l’emblème d’une partie de la philosophie éducative de Freinet, pour qui le privé a vocation d’être soumis au regard public au moyen d’instruments : le tableau est un instrument public de travail personnel, jouant un rôle essentiel dans le milieu, notamment en ce qu’il est un lieu d’action topogé­ nétique dans la pratique de la coopération et d’un tutorat que je qualifierai de spontané.

Carmen ne peut pas toujours voir le matin le travail réalisé par chaque élève, car cela prend tout de même un certain temps : il y a des interactions avec l’élève qui parfois peuvent être assez longues, lorsque par exemple cet élève a commis des erreurs dans son travail. Carmen poursuivra alors la vérification du travail individuel plus tard dans la journée. Lorsque j’ai demandé à Carmen de m’expliquer cela, elle a beaucoup insisté pour me dire qu’elle tient à ce que ce moment d’échanges avec chaque élève soit suffisamment consistant : elle considère que « c’est un moment essentiel d’enseignement, et qu’il ne suffit pas de dire à l’élève si c’est juste ou faux ». 9. J’ai plus tard suivi Carmen toute une matinée, en la filmant, de façon à pouvoir analyser ce qu elle fait lors de ces échanges : j'en parlerai en décrivant les institutions de V autocorrection et du préceptorat.

8.

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TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (I)

Un exemple de tâtonnements au tableau, “classe des grands” en septembre 2005

S’ils ne parviennent finalement pas à trouver la solution, ils cherchent des informations dans le dictionnaire ou dans des manuels de grammaire et conjugaison. Exemple : l’élève ayant écrit dans son texte « je suis allé voir unmonsieur pour les yeux », la maîtresse lui demande « comment s’appelle un tel monsieur, vend-il des lunettes ou soigne-t-il les yeux, est-ce un opticien, ou un ophtalmologiste? »; l’enfant répond ophtalmologiste, et Carmen lui demande d’essayer de l’écrire. Il va écrire au tableau ses essais : oftalmologiste, ojftalmologiste, ophtalmologiste... Ensuite, en cherchant dans le dictionnaire, il va trouver l’écriture correcte. En consultant les cahiers de texte, on s’aperçoit que les élèves écrivent entre 8 et 40 lignes par jour : des poèmes, des récits imaginaires ou fantastiques, des relations d’anecdo­ tes ou d’événements (familiaux ou sociaux ou naturels), des histoires suivies... Une élève par exemple est en train de retravailler un poème qu’elle veut envoyer (pour le lui offrir parce qu’elle va se marier) à une poétesse (Brigitte Broc) rencontrée par la classe au festival du Livre de Mouans-Sartoux. Pendant qu’ils travaillent ainsi individuellement, les élèves se déplacent librement aux toilettes, ont un accès libre au photocopieur, viennent parfois me parler en passant. Certains vont s’inscrire derrière le battant du tableau (initiales de leur prénom) parce qu’ils souhaitent présenter leur texte à la lecture plus tard dans la matinée. A 9 h 10, la classe reçoit la visite d’un “petit facteur” coiffé d’une vraie casquette de facteur) de la classe maternelle dite “des petits”, qui vient chercher la liste des responsables des services pour la journée : il passe ainsi dans chaque classe; les responsables sont désignés chaque jour en suivant l’ordre alphabétique, pour mettre table à la cantine, lire le menu à voix haute au début du déjeuner, servir à table, débarrasser table, aider à la vaisselle...

Certains élèves qui ont fini de corriger leur texte commencent à se préparer à le lire à voix haute: ils se retirent en divers endroits de la classe (une petite salle adjacente, la BCD mitoyenne, un coin) pour répéter, s’entraîner.

La maîtresse demande à toute la classe de se rassembler devant le tableau où va avoir lieu la lecture des textes (ce sera donc le deuxième moment de la matinée10). La présidente est assise sur une chaise devant le tableau, 8 élèves sont assis perpendiculairement au 10. Je propose, à la fin de cette observation, un tableau synoptique de la matinée.

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FREINET À VENCE

tableau sur deux bancs, 3 élèves sont assis sur une chaise à côté des bancs, les autres sont assis à des tables tout autour. Tous les enfants sont en train de relire leur texte en silence (ceux qui n’onl pas fini d’écrire leur texte - il y en a 3 - le finiront cet après-midi en Travail Personnel).

Maintenant, la présidente demande : « qui veut parler ? », et Ci. se lève pour une présen­ tation, se faisant aider par sa jeune sœur, et par la présidente qui tient un fer à cheval, comme on le voit ci-dessus sur les photographies. Description de ce moment: - Ci.: Ci. informe que Lu. a trouvé un fer, et que leur père l’a nettoyé. Ils ont cherché dans un livre d’équitation s’il s’agissait d’un fer avant ou arrière. Ci. relit le récit qu’elle a écrit la veille. Problème: comment s’écrit le mot “pinçon”? Ci. ne l’a pas trouvé dans le dictionnaire, elle l’a trouvé en revanche dans le livre d’équitation. Elle montre une page du livre qui décrit un fer à cheval. 11 me semble en l’espèce que Ci. a fait un tâtonnement11 sur l’orthographe, sur le vocabulaire et la connaissance du cheval. La maîtresse demande d’ajouter au récit qu’ils ont verni le fer à cheval (il faudra le corriger sur l’ordinateur à 11 h 30 pendant la récréation puisque le texte a déjà été tapé par Ar.12).

- (9h55) Ma. : Elle a effectué chez elle une recherche sur 2 pierres: elle a découvert que l’une n’est pas une pierre, elle est comme du charbon, et on ne trouve rien sur elle dans le dictionnaire, c’est de la carborandite qui est en fait un agglomération de particules (elle cherchera cet après-midi à la BCD des informations) ; l’autre pierre est la magnétite, et un aimant en arrache les “poils” 11 y a 72 % de fer dans cette pierre : Ma. explique le pourcentage au tableau par un schéma sur un cercle coupé en deux puis en quatre ; 75 % c’est trois quarts de la surface du disque. La maîtresse demande où l’on peut trouver facilement 75 % Un élève répond « sur le mètre: il y a cent centimètre, et 75 % c’est 75 centimètres ». La présidente montre les pierres et fait l’expérience de l’aimantation (rire des enfants). Ces pierres ont été ramenées de Macédoine ; un élève situe la Macédoine sur le planisphère.

- (10 heures) Cia.: « Plus d'actualités-trouvailles13? C’est la lecture des textes » (je vais les présenter plus bas). 11. J’essaierai plus loin d’analyser ce concept fondamental qui suppose une épistémologie particulière de la cognition : cette expression est idiomatique dans la classe de Carmen. 12. Carmen présente ce partage des tâches comme une pratique de socialisation et de coopération: on pourrait s’attendre à ce que fauteur du texte le tape lui-même sur l’ordinateur, or c’est un autre qui le fait. Je constate la “pédagogie Freinet “a souvent été présentée comme une attitude de sacralisation des productions de l’élève, ce qui n’est pas du tout le cas dans cette école. 13. J’expliquerai plus loin le statut de cette institution par rapport aux autres.

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- Ci. et El. lisent une phrase chacune de leur texte ; en donnant la parole elles-mêmes, elles demandent si certains mots n’ont pas été compris. Exemple : un enfant dit qu’il n’a pas compris le mot “charger” (pour un animal) ; elles l’expliquent. - (10 h 04) Él. : Elle lit son poème “vouloir et avoir” 6 élèves demandent spontanément la parole ; on demande à Élise qu’elle explique le sens de son texte, qu’elle donne des exemples de situations... Élise parle de notre insatisfaction dans la vie, de nos caprices, de nos désintérêts. Elle parle de la tristesse de celui qui vend et de celui qui donne quelque chose qu’ensuite on ne veut plus. Des élèves font des hypothèses sur la raison pour laquelle on veut puis on ne veut plus : peut-être que l’on ne veut pas toujours la même chose dans la vie, parce que l’on change ; mais il faut savoir si l’on parle d’un objet, d’un animal ou d’une personne. La maîtresse fait remarquer qu’il faudrait retravailler le texte pour préciser certaines idées que l’on a du mal à comprendre, il faudrait choisir un vocabulaire très adapté à ce que l’on cherche à dire. Elle demande à Él. de relire lentement son texte.

- ( 10 h 10) Thé. et Jo. : Ils lisent une phrase chacun d’un texte écrit en commun sur le chêne de “papa Freinet”. Jo. déclare que Baloule est sa voisine, et que mercredi il a parlé avec elle du chêne... Un élève leur reproche certaines formules confuses, ou obscures, ou excessives. Certains élèves proposent des modifications sur l’organisation du texte. Carmen rappelle que Freinet n’a pas planté le chêne, mais l’a protégé parce qu’il était tout petit au début en 1934. - (lOh 14) Thé. : Il lit son poème, “je pourrais être” ; Un élève remarque l’écriture versifiée; certains reconnaissent des vers de leur propre texte dont Jo. s’est inspiré. Je conjecture que l’effet de mode est un phénomène accentué par la pédagogie coopérative : il s’y développe une culture de la classe constituée des trouvailles des uns et des autres, que chaque élève s’amuse à imiter et intégrer dans son propre travail ; c’est un aspect singulier de la mémoire didactique de la classe. - (10hl7) Ma. : Elle signale que son texte parle de la Magnétite, qu’elle a montré tout à l’heure : elle lit son texte. Plusieurs élèves s’exclament pour dire que le texte est original, intéressant, ou beau. - (LOh 19) Lu. et Ju. : Elles lisent une phrase à tour de rôle de leur texte “je voudrais être”. Un élève demande pourquoi elles ne voudraient pas être le feu : le feu c’est bien, ça réchauffe. Lu. et Ju. répondent qu’elles ont travaillé sur des contraires, mais on peut imaginer un feu bienfaisant et un feu malfaisant. Une enfant félicite les auteurs, car on dirait que c’est le monde lui-même qui parle. Alors la maîtresse intervient pour lire deux textes de la poétesse lie Eninger, qui figurent dans les poèmes de la classe: “si j’étais...” et “être”. Les élèves les apprécient, ces textes ressemblent d’ailleurs à celui de Thé. - (10h 23) Ed. : Il lit son texte, “dimanche”, de façon un peu laborieuse. 11 est aussitôt critiqué sur le manque de précision du texte, et on lui demande de reformuler certaines phrases. On lui fait des remarques sur le style, il y a trop souvent la conjonction “et”. On lui demande si ce qu’il raconte est vrai, ou s’il l’a imaginé (il répond que c’est vrai). Mais on s’endort en écoutant ta lecture, lui reproche un élève, il faut travailler l’intonation. Certains élèvent prennent la défense d’Ed., en signalant qu’il a écrit plus que d’habitude. Ed. ajoute qu’il a demandé à sa mère de tenir une Réunion à la maison pour obtenir le droit de faire du vélo sur la terrasse. Après négociations, sa mère lui a accordé d’en faire le dimanche.

- (10h27) La. : Elle lit son poème “quand je vois la pluie”. Un élève lui demande ce que c’est “des rideaux de pluie” ; La. répond que c’est une image pour parler d’une pluie abondante, et qu’on peut dire aussi “il pleut des cordes”.

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- (10 h 30) Cia. : Elle va lire la fin de son récit qui est une légende “Le pays du soleil levant”, et qu’elle vient tout juste de terminer. Carmen demande à Cia. de relire son texte depuis le début ; la lecture dure 5 minutes, dans un silence que j’interprète comme admiratif de la part de ses camarades. Carmen dit qu’il faudrait expliquer beaucoup plus, car il y a beaucoup d’événements dans son texte.

La maîtresse demande que l’on reporte la lecture des derniers textes, car il faut garder du temps pour le travail du texte. On vote pour le texte : le texte élu pour son originalité est celui de Ma., qui contient tout un vocabulaire inhabituel. Ci. efface le tableau, des enfants changent spontanément les bancs de place : en quelques secondes, tout le monde est prêt à aborder le troisième moment de la matinée.

Ma. relit son texte. La maîtresse dit qu’il faudra trouver une caractéristique pour chaque pierre dont parle Ma. dans sa « recherche d’écriture ». « Ah, je sais, il faudrait commencer par la liste de toutes les pierres, dans ton texte » dit un élève. Et Ci. écrit le début du texte au tableau: une discussion va s’engager dans la classe, avec l’auteur, pour apporter des améliorations (le texte écrit par l’auteur est maintenant mis au net). Ainsi, phrase par phrase, le texte est retravaillé oralement par la participation du plus grand nombre à ce qui au départ est une écriture privée : il me semble que cela constitue un exemple significatif de ce que Freinet entendait par coopération, qui n’est pas une juxtaposition consensuelle d’opinions indivi­ duelles, mais l’effort d’amendement et d’amélioration de la pensée privée par la confronta­ tion de cette pensée avec celle des autres. Le texte est ensuite recopié par des enfants qui se relaient au tableau... Pendant ce travail, tous les enfants participent, on voit beaucoup de doigts levés, et l’on peut conjecturer que ce type d’activité constitue pour eux une routine, une habitude prise depuis le CP (j’ai vu la même activité au CP). Certains cher­ chent des mots (leur définition et leur écriture) dans des dictionnaires, dont un diction­ naire de géologie et une encyclopédie ; ils cherchent également à situer les lieux d’origine des pierres sur le planisphère. Les erreurs d’orthographe commises par l’élève qui est en train d’écrire au tableau, sont corrigées une fois que la phrase est écrite (par exemple : il manque un t à éclat, il faut deux l à métallique, il ne faut pas de s à mille, il faut un e à il envoie (et non un t), il faut deux p à apporte, il faut un s à plusieurs, etc.). Cette mise au net est guidée par la maîtresse qui stimule le tâtonnement des élèves, les incite à multiplier des hypothèses, à se référer à la mémoire didactique de la classe, à se souvenir des occasions au cours desquelles telle règle de grammaire ou de syntaxe a été rencontrée... Chaque fois qu’une modification du texte est proposée, la maîtresse demande à l’auteur (Ma.) si cette proposition lui convient, si elle ne transforme pas sa pensée, et si tout simplement cela lui plaît ; elle peut aussi lui demander de trancher entre plusieurs propositions.

Chapitre 8

TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (II)

Observation

vendredi 22 novembre 2002, le matin « CLASSE DES MOYENS » (CYCLE 2) DE BRIGITTE KONECNY (20 ÉLÈVES)

« La “classe des moyens” Cycle 2) est constituée cette année de 7 CP, 8 CEI, plus 5 CE2 qui participent chaque matin à l’activité de mise au net du texte chez les grands. »

Entrée échelonnée des enfants jusqu’à 8h30 (de la même manière que chez les « grands ») qui s’installent sans parler à leur table en sortant leurs affaires. La maîtresse est disponible à chaque élève et aux parents qui accompagnent leur enfant jusqu’à la porte, elle échange quelques mots de bonne humeur1. Pendant ce temps, chacun met à jour son plan de travail, en y inscrivant ce qui a été fait de nouveau, puis choisit une activité pour le matin : comme dans la classe des « grands », l’écriture du texte est considérée comme priorité dans la classe (mais n’est pas impérative).

Un élève relève la température du jour, et le Président appelle la classe aux critères, selon le même rituel que dans la classe des « grands »2. 11 rappelle ensuite les responsabilités du jour (mettre la table à 11 h 30, aider à la vaisselle après déjeuner, nourrir les poules égale­ ment après le déjeuner).

Les élèves reprennent leur travail: 11 élèves écrivent un texte, 3 élèves travaillent sur des fiches de lecture autocorrectives, 1 élève travaille sur un livret de lecture (avec questions) autocorrectif, 1 élève travaille sur un « cahier d’activité » en lecture (niveau 1. Je conjecture que la bonne humeur est une « institution du sens » de l’école. Je m’en expliquerai plus loin. 2. De façon générale, il est intéressant, dans cette école, de comparer le fonctionnement d’institutions communes aux deux classes élémentaires, voire aux trois classes du primaire.

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CP/CE1), et 2 élèves travaillent sur des livrets programmés de mathématique (A.O)3. Tout ce matériel a été produit par l’institut Coopératif de l’École Moderne. Les élèves qui écrivent cherchent leurs mots sur des affiches murales où sont parfai­ tement calligraphiés les textes précédemment élus, et donc connus de tous (pour avoir été lus avec l’aide de la maîtresse au cours de l’atelier de lecture du matin). Au dos de la pochette de plan de travail, un alphabet complet est collé, et les élèves le consultent régu­ lièrement (pour les majuscules). Parfois, on assiste à une mutualisation et à l’entraide : un élève qui ne sait pas écrire un mot demande à un camarade de l’aider, et son camarade le lui écrit au tableau qui est comme un instrument public d’entraide, ou même le guide pour chercher la réponse dans les textes affichés4. Ou encore, l’élève va demander à la maîtresse de l’aider, elle écrit alors le mot inconnu dans la marge du cahier (le plus souvent, la maîtresse sollicite la mémoire de l’élève, le renvoie aux autres textes affichés ou aux autres textes de l’élève lui-même dans son cahier). La maîtresse saisit toutes les occasions pour rappeler ou expliquer une règle d’écriture5. Par exemple un élève a écrit « les petit chat sont né », la maîtresse lui demande de chercher dans son cahier une phrase avec « les », et de regarder ce qui se passe. Eélève regagne son bureau, feuillette son cahier (il semble qu’il sache ce qu’il cherche exactement, il n’a pas l’air de feuilleter au hasard), il s’arrête sur un texte précédent qui contient la phrase « tous les jours », qu’il montre du doigt en silence: il va montrer cela à la maîtresse en lui disant « ça s’écrit comme ça ». La maîtresse répond « Qu’est-ce que tu veux dire, ça s’écrit comme ça, qu’est-ce que tu veux dire? » Et l’élève répond « Je vois qu’il faut un S, il y en a plusieurs et il faut un S ». Alors, la maîtresse « Et il faut un S... C’est bien ça, il faut un S, tu le savais, hein, qu’il faut mettre un S quand il y en a plusieurs ? Alors tu t’en souviendras ? Quand tu parles de plusieurs choses, ou de plusieurs personnes, tu vois, ou de plusieurs animaux, pour bien montrer qu’il y en a plusieurs, qu’il n’y en a pas qu’un seul, tu écris un S à la fin du mot, et là, alors, comment tu vas écrire? Allez, va l’écrire ». Eélève rejoint son bureau, il corrige ainsi: « les petits chats sont né », puis il retourne montrer son cahier à la maîtresse qui dit « Ah, c’est bien, tu as bien vu, les petits chats, il y en a plusieurs de chats, et ils sont petits ces chats, alors il faut un S partout, là, mais tu vois, comme ils sont tous nés, il faut aussi que tu mettes un S à ce mot » (elle montre « né »). Eélève répond en souriant « Ah, oui », et repart vite à son bureau pour corriger. Je suppose qu’au mois de novembre du cours préparatoire, la maîtresse ne va pas se lancer dans l’explication de la règle d’accord du participe. Comme dans la classe des « grands », lorsqu’un élève a fini d’écrire, il vient présenter son travail à Brigitte, qui lui indique alors au crayon les erreurs à corriger. Toutefois, les pratiques d'autocorrection diffèrent dans ces deux classes : en substance, on peut dire que Carmen Montés investit le plus possible ce moment pour enseigner dans le sens « technologique » (discours qui rend une technique intelligible pour l’élève), alors que Brigitte Konecny soit donne à ses élèves les informations et la technique dont ils ont besoin pour continuer à travailler (ils sont plus petits, et certains notamment pas encore lecteurs), soit les incite 3. Mes visites au cours des années suivantes m’ont permis de constater que la partition des choix du travail personnel le matin est relativement stable dans les deux classes : a) je n’ai jamais vu les élèves faire tous la même chose b) les choix se répartissent entre écriture, lecture, mathématique c) il y a toujours une majorité d’élèves qui écrivent un texte. 4. Ce qui implique déjà, dans le tutorat, une forme de préceptorat : je l’expliquerai plus loin. 5. Ce qui implique une action de préceptorat de la part de la maîtresse (je l’expliquerai également).

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à s’interroger, à chercher, et à trouver des réponses par eux-mêmes (selon la difficulté de la question posée), ce qui est un geste professoral spécifique (j’ajoute à titre indicatif que cette notion de geste est caractérisée par Yves Chevallard comme principe praxéologique de l’enseignant sous trois dimensions : les gestes, les dispositifs dans le cadre desquels les gestes sont accomplis, les savoirs et systèmes de connaissances pertinents qui permettent de structurer les dispositifs et d’informer les gestes). Les petits ont un cahier avec pages de dessin, et ils illustrent leur texte après l’avoir écrit. Pendant qu’ils travaillent ainsi individuellement, les élèves se déplacent librement aux toilettes, ou viennent parfois me parler en passant. Certains vont s’inscrire sur le tableau parce qu’ils souhaitent présenter leur texte à la lecture plus tard dans la matinée. À 9h 10, on reçoit la visite du petit facteur de la classe maternelle dite “des petits”, qui vient chercher la liste des responsables des services pour la journée : il passe ainsi dans chaque classe ; les responsables sont désignés chaque jour en suivant l’ordre alphabé­ tique, pour mettre table à la cantine, lire le menu à voix haute au début du déjeuner, servir à table, débarrasser table, aider à la vaisselle... « Bonjour le facteur ! » « Au revoir le facteur ! » Le petit facteur a un air tout ahuri quand il entre dans la classe, et c’est amusant de voir sa mine impressionnée ; il semble que les élèves eux-mêmes de Brigitte sont comme attendris par l’enfant que j’ai à ce moment envie d’appeler un “bout de chou”... C’est qu’il y a quelque chose de profondément encourageant à voir qu’un enfant petit effectue une tâche sociale, et un service pour la collectivité.

Au bout de 35 minutes de travail autonome, une faible agitation se perçoit, la maîtresse demande gentiment aux élèves de conserver leur calme (4 ou 5 ont tendance à parler plus fort) : « Eh ben alors, il faudrait rester bien calme, là, les garçons ! » Il y a constamment des interactions discrètes entre élèves sur des petits sujets de la vie quotidienne, par exemple on s’essaie à gonfler un petit ballon de fête, on se montre des dents de lait que l’on vient de perdre ou que l’on va perdre, on installe une règle pour marquer la limite entre deux bureaux, on joue à souffler dans un taille-crayon, on montre le travail que l’on est en train de faire, etc. À la différence de la classe des « grands », les enfants de la classe des « moyens » papillonnent ainsi tranquillement pendant qu’ils accomplissent leur travail. Tous ces petits semblent engagés dans un contrat visant à les rendre responsables du choix de leur activité, mais ils le font avec une sorte de décontraction un peu flegmatique. La maîtresse ne s’occupe pas de rappeler les termes d’un tel contrat, elle semble leur faire confiance concernant la nature, si je puis dire, de leurs occupations. La maîtresse est, elle, extrêmement occupée, elle ne cesse de se déplacer dans la classe, et je pense qu’il y a dans la conduite studieuse des élèves, un phénomène d’imitation prestigieuse, selon le mot de Marcel Mauss. Il me semble que c’est l’âge plus jeune des enfants qui entraîne cette diffé­ rence de régularité d’attitude par rapport à la classe des “grands” car le comportement de Brigitte Konecny semble assez similaire, dans la relation didactique, à celui de Carmen Montés (j’ai même l’impression que ces deux classes sont comme des classes « jumelles »,

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même si je suis certain qu’une étude fine6 ferait apparaître de significatives différences). Mais quand un élève a terminé son travail, il en choisit un autre, par exemple il va emprun­ ter des fiches de lectures, ou finir d’écrire un texte entrepris la veille, ou travailler sur une fiche de géométrie (par exemple apprendre à reporter une figure par quadrillage). Ils inscrivent au fur et à mesure sur leur plan de travail ce qu’ils ont fait. Vers 9h25, la maîtresse commence à demander à certains élèves de CEI d’aider des plus jeunes à relire leur texte silencieusement, des élèves s’isolent dans la petite pièce mitoyenne pour s’entraîner à relire leur texte.

« Bon, allez, c’est l’heure ! » dit Brigitte, et les élèves se réunissent spontanément autour du tableau. Le président demande: « Hier c’était?... Aujourd’hui c’est?... Demain ce sera ?... », et les élèves répondent, les étiquettes de l’éphéméride sont ainsi mises à jour sur le tableau aimanté. Puis il appelle aux actualités : « Qui veut parler? » — «J’ai amené du quartz rose », (des échanges ont lieu pour préciser l’origine et la nature de cette roche) — « J’ai reçu une carte postale de la Martinique » La maîtresse demande à l’élève de situer la Martinique sur le planisphère ; des élèves constatent que c’est une île, comme la Réunion dit un enfant, comme la Corse dit une autre, comme l’Angleterre dit un autre... La maîtresse fait remarquer que ce n’est pas « l’Angleterre » qui est une île et l’expli­ que sur le planisphère. Un élève dit que Monaco aussi est une île, la maîtresse explique que Monaco est une « principauté » francophone qu’elle situe sur la carte... La maîtresse relance l’élève: « Alors, la Martinique, dis-nous ce que tu en sais », et l’élève décrit le relief, explique pourquoi c’est la France alors que « c’est si loin », présente sa robe de la Martinique et commente l’esthétique des tissus martiniquais et des coiffes martiniquaises. La maîtresse lui suggère de préparer une conférence sur la Martinique (l’élève s’inscrira sur le planning des conférences à venir). — « J’ai amené un livre sur Rome. Avant à Rome il y avait Jules César ! » Eélève montre les pages du livre qui contient des photos, et dit qu’à Rome il y a des corridas de taureaux... « Tu veux dire qu’il y a un cirque, où l’on présentait des courses de chars, des combats de gladiateurs... » (la maîtresse explique ce dont il s’agit). Eélève dit que les romains étaient nos ancêtres, mais un autre conteste et dit que non, c’étaient des guerriers... La maîtresse précise que le mot romain désigne l’habitant de Rome, mais que les « romains » sont connus comme un grand peuple des temps anciens. « Es-tu allée à Rome ? » demande la maîtresse, et l’élève répond que ce sont ses parents qui y sont allés ; elle a voulu montrer ce livre parce qu’elle le trouve beau, et elle le laisse en exposition pour ceux qui souhaitent le regarder. 6. Ce que je dis là engage typiquement les notions de description fine et description dense de Geertz, notamment dans l’élaboration qu’en fait Descombes (in Passeron, 1998). Ce que je remarque dans la précédente note peut être prolongé ainsi : il faudra envisager une description dense de ce qui caractérise la relation didactique de Brigitte Konecny, et celle de Carmen Montés. Cette question me paraît particulièrement pertinente à l’école Freinet, parce que les “personnalités” des maîtresses jouent un rôle décisif dans le spécifique de cette école (je conjecture que leur personnalité relève en fait d’un “genre professoral école Freinet" ce que je développerai plus loin).

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TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (II)

- « Je veux montrer des photos d’une plante carnivore », dit un élève en les présentant (un élève dit que c’est la Drosera ; il le sait parce qu’il a fait une conférence l’an dernier sur la drosera). D’autres élèves vont présenter des pierres volcaniques, des fossiles, de beaux coquillages... À chaque fois, un échange permet de s’informer sur ces objets7. — « J’ai apporté l’argent pour payer les œufs et les parts de chili » (la maîtresse demande si d’autres élèves ont apporté de l’argent : le trésorier de la coopérative s’occupe d’encaisser et rendre la monnaie à ceux qui ont acheté récemment des œufs des poules de l’école et du chili préparé à l’école pour les familles). Le président annonce maintenant la lecture du menu (il est 9 h 55), qui a été recopié au tableau par un CEI. La classe va commenter le menu du jour (tomates persillées, beignets de poisson, épinards, glace) à partir d’une carte murale indiquant les propriétés essentielles par catégories d’aliments...

« On peut lire les textes ! » dit le président, et chacun relit son texte en silence... « C’est la lecture ! » dit encore le président. Les élèves vont présenter leur texte en venant le lire au tableau à tour de rôle : quelques titres... Un olivier de mon âge, La fleur de sel, Un bébé plus gros que moi, Les décalcomanies d’insectes, La pluie des Léonides, Maman a été filmée à Carrefour, Histoire d’un ours (à suivre), La crèche, Mon violon Eéchange a lieu, après chaque lecture, sur le sens du texte, les raisons de son écriture, le style et l’expression, comme dans la classe des « grands ».

« Allez, c’est l’heure de travailler le texte pour les CP » dit Brigitte, et les élèves dépla­ cent spontanément les bancs tandis que les CEI retournent en travail personnel, et que les 5 élèves du CE2 partent dans la classe des « grands » pour la mise au net du texte8. Pendant la demi-heure qui suivra, certains élèves du CEI vont manifester un peu de dispersion: aucun bruit, mais une attention flottante, et un travail qui sera entrecoupé de moments de rêverie, voire d’amusement, notamment entre Ar. et Pa. qui se lancent une gomme en la faisant glisser sur les bureaux... La maîtresse le sait et les voit, mais n’intervient pas. Je lui demanderai s’il ne faudrait pas, pour de tels élèves, envisager une récréation en milieu de matinée. Brigitte m’expliquera que ces quelques élèves agités, même s’ils ne peuvent rester régulièrement concentrés, ont fait des progrès depuis deux ans en acceptant mieux les règles de la vie collective, et parviennent, à leur rythme, à fournir une quantité de travail convenable ; la récréation ne changerait rien à leur attitude, et ne les aiderait pas à mieux se concentrer en classe, car il n’y a pas, selon elle, de rapport entre le temps de récréation

7. Il serait intéressant de pouvoir évaluer ce que les élèves retiennent à court et moyen terme de ces présenta­ tions : ce problème entre dans le cas général de la conférence, que j’étudierai au prochain chapitre. 8. Lorsque des CE2 sont inscrits dans la classe de Brigitte, ils vont chaque matin au travail du texte au tableau dans la classe de Carmen, de façon à permettre une progression suffisante du temps didactique pour eux, et permettre à Brigitte d’être avec les CP pour l’activité de lecture collective, tout en restant disponible aux CEI qui sont alors en travail personnel.

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FREINET À VENCE

et la capacité à se consacrer à un travail que l’on accepte de prendre en charge, ce serait plutôt une question « de maturité et de responsabilisation ». TEXTE de Ma. : J’aime bien quand maman me lit une histoire le soir et j’aime bien aussi quand elle m’appelle Poussin c’est un petit nom doux qui m’endort gentiment

Ce texte a été choisi la veille ; la maîtresse l’ayant écrit au tableau, demande aux élèves de quoi il parle (il parle d’une maman), quels mots ils connaissent déjà (j’aime, quand, bien, et, elle, qui), puis elle demande aux élèves de montrer ces mots dans les textes affichés (c’est une technique courante dans cette classe). Ensuite, elle demande aux élèves d’essayer de lire le début du texte de Marianne (ils parviennent aisément à lire « j’aime bien quand maman me »). À partir de là commence l’activité que l’on pourrait qualifier de déchiffrement, mais qui consiste à faire des tentatives de déchiffrement du mot en produisant le son auquel corres­ pond la lettre vue, et enchaînant de façon continue les sons successifs: (1-it), (h-is-t-oi-re)... Lorsque tous les mots ont été découverts, Marianne relit le texte en montrant chaque mot avec la canne en bambou, avec l’aide de la maîtresse. Puis, chacun des sept élèves va relire le texte. Brigitte fait de brèves remarques explicatives lorsqu’un enfant éprouve une difficulté à la lecture : cette lecture doit être fluide et maîtrisée.

Eactivité étant terminée, les élèves replacent les bancs. La maîtresse distribue le texte de Marianne (qui a été imprimé la veille), qu’il faut coller sur un cahier de lecture en page de gauche: l’élève va recopier ce texte sur la page de droite. Pendant ce temps, Brigitte va viser le travail effectué par les élèves de CEI, en circulant dans la classe; elle va constater que Gré. n’a pas beaucoup travaillé, et lui demande alors fermement de s’activer. Des enfants qui ont fini le travail prévu vont s’asseoir au coin bibliothèque pour lire. Jusqu’à 11 h25, la classe est très silencieuse. A 11 h 25, la maîtresse demande que l’on mette de l’ordre dans ses affaires, et si chacun a mis à jour son plan de travail. Elle intervient pour accélérer le rythme de sortie de l’ac­ tivité, et institutionnaliser le travail qui vient d’être accompli. Il reste encore à organiser les ateliers pour l’après-midi ; le président annonce peinture, théâtre, ordinateur, sciences, travail personnel... Chacun s’inscrit. A llh35, le président rappelle les responsabilités (mettre table, aider à la vaisselle, nourrir les poules). Deux tiers des élèves, environ, sortent en récréation (jusqu’à midi), les autres restent en classe pour dessiner, ou lire, certains suivent Brigitte qui va dans la classe des « grands » lire le texte du matin...

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Chapitre 8

TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (III)

Observation vendredi 6 décembre 2002, le matin “classe des petits” (Cycle 11) de Mireille Renard (23

élèves)

« Les parents accompagnent leur enfant dans la classe où Mireille les accueille en conversant avec eux jusque vers 8 h 40. Lorsque j’entre vers 8 h 20, dix élèves sont déjà là. Sur une table d’exposition, il y a un album, livre de vie de la classe, avec des photos, des dessins et des textes, qui relate au jour le jour les activités ou événements de la classe des « petits ». À côté, des pots de lentilles germées. »

Il y a une dizaine de parents dans la classe : des parents font lire les textes à leur enfant dans son cahier de lecture (recueil de textes libres), des parents lisent à leur enfant un album choisi au coin bibliothèque, un parent aide son enfant à faire un jeu éducatif sur l’ordinateur (« la famille coup-de-pouce »), d’autres parlent avec leur enfant qui est en train de dessiner12. Les autres enfants s’installent seuls à un jeu de construction, un puzzle, un dessin... Mireille en embrasse certains (tous les enfants ne demandent pas la bise) d’une façon que je trouve assez chaleureuse : « Oh mon Théo, que tu es élégant aujourd’hui »... Les derniers parents se retirent (pendant tout ce temps, chacun parlait à voix basse) ; en s’en allant, ils contournent le bâtiment et « font coucou » aux enfants par la fenêtre du « coin-lecture » (nous sommes au rez-de-chaussée). Ce matin n’est pas comme les autres, et les parents semblent abattus : Mireille m’apprend en aparté qu’une maman d’élève vient de périr dans un accident de voiture ; c’est un drame dans l’école.

1. Eécole accueille les enfants à partir de trois ans. 2. Les parents de l’école appartiennent à diverses catégories socio-professionnelles, mais il est vrai que le capital culturel de ces familles est souvent plutôt élevé (avec régulièrement, quelques familles étrangères, ou plutôt de couples mixtes). 11 y a un rapport entre ce constat et le fait que les parents choisissent l’école pour la péda­ gogie qui s’y pratique. Ce qui ne signifie pas pour autant que les élèves eux-mêmes soient particulièrement dociles.

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La maîtresse s’assoit maintenant à une table près de trois enfants, avec une maman (qui parle avec son enfant en train de dessiner aux feutres). Certains parents commencent à quitter la classe, mais quelques autres sont concentrés sur la relation avec leur enfant (il semble que ce moment à l’intérieur de la classe soit très prisé des parents, l’habitude en est assez ancienne à l’école, sans que je puisse en préciser l’origine). Les maîtresses se plaignent toutefois d’avoir quelques difficultés à obtenir des parents qu’ils quittent rapi­ dement l’école le matin, et notamment la classe maternelle (la directrice m’a dit qu’elle envisage de rédiger une note aux parents pour exiger qu’ils n’entrent pas dans les classes au-delà de l’horaire réglementaire). Les enfants dessinent au crayon gris et aux feutres sur un grand cahier à dessins, et Mireille s’entretient avec eux de leur dessin: l’enfant raconte son histoire, et la maîtresse pose quelques questions. Lorsque l’histoire semble cohérente, Mireille demande à l’enfant de la reformuler, et elle l’écrit, selon l’âge de l’enfant, en script, en cursives, ou en lettres capitales3. Par exemple: « J’ai bien mangé le chocolat de mon calendrier de Noël, parce que j’ai le même que Sarah (sinon on se serait disputées). » Ou bien : « Je voudrais inviter Mireille chez moi, je lui montrerais le chalet que j’ai eu à mon anniversaire. »

La maîtresse se déplace et va voir un élève qui dessine seul : « Qu’est-ce que tu dessines ? » « Je sais pas » (il fait des taches vertes avec un feutre sur la partie gauche d’une feuille A4 placée horizontalement sur la table) « C’est ta main qui commande ou c’est toi? » « C’est moi » « Ah... » Mireille repart, va faire le tour de la classe pour parler ainsi avec chaque enfant. Un enfant de la grande section veut écrire un texte, Mireille s’assoit près de lui et écrit sous sa 3. Cette technique du dessin fournisseur d'histoire correspond, dans le principe, à une dictée à l’adulte. La particularité en est que l’enfant, en arrivant à l’école, fabrique un récit en tâtonnant sur son dessin: le contrat didactique donne à la maîtresse le rôle de questionneur (à propos du dessin), et l’élève doit répondre à ces questions sous la forme d'une histoire racontée. Cette fabrication de texte oral va être institutionnalisée par la reformulation lente de la maîtresse, qui demande à l’élève si c’est bien son histoire (parfois, l’élève fait rectifier un élément de cette reformulation). Puis, le rôle de la maîtresse est de se montrer écrivant sur le cahier le texte de l'élève. 11 y a là une partition topogénétique spécifique (dans laquelle le dessin de l’élève joue un rôle de “passeur'’ vers l'écriture).

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dictée, en laissant vides les places de certains petits mots que l’élève est censé savoir écrire seul (il les écrira lui-même). Pendant ce temps, quatre enfants jouent au « coin-maison », un enfant passe un aspi­ rateur (jouet) sur les étagères du musée de classe où se trouvent des fossiles trouvés dans les environs, de vieux clous trouvés sur le terrain de l’école ainsi que de vieux fers à cheval, de vieux couverts « de papa Freinet »...

Une petite fille a écrit sur son cahier de textes « J’ai amené mon cartable avec trois dalmatiens collés dessus ». Mireille continue ses déplacements, fait lire son texte à un enfant en passant.

Douze enfants sont assis à présent sur les fauteuils dans la petite salle de réunion, et discutent deux par deux. Mireille s’entretient à l’écart avec la gestionnaire4. La maîtresse vient s’asseoir au milieu des élèves en appelant les derniers à rejoindre la réunion du matin ; le calme s’installe.

« Quel jour sommes-nous? » demande Mireille (le calendrier est affiché au tableau, lui-même placé à hauteur des enfants). - Vendredi 6 décembre 2002, dit un enfant, en montrant le jour sur le calendrier. - Alors on compte jusqu’à six, dit Mireille (et tous ensemble les enfants comptent à voix haute). - Bien, qui est de service ? demande Mireille (et l’on regarde sur la liste alphabétique des élèves qui est aujourd’hui responsable de nourrir les poules, qui va être le « petit facteur » devant aller mettre sa casquette, qui va aider à la cantine). - Alors, combien sommes-nous aujourd’hui à manger? demande Mireille, et elle compte lentement en même temps que les élèves à voix haute, selon un rituel quotidien, puis elle dit qui est absent (le « petit facteur » et sa « marraine » mettent le manteau pour aller visiter la classe des « moyens » et la classe des « grands » avec la feuille de cantine remplie par Mireille).

Hé., la présidente, dit : « C’est la réunion, qui veut la parole ? » - Thé. : (il y a au sol un carreau entouré de bleu, où vient se placer celui qui parle pour que tout le monde le voie) « j’ai amené ça » (c’est un tube), « Qu’est- ce que c’est? » demande aussitôt un enfant, « C’est de la crème pour mettre sous les bras quand on sent pas bon » dit une élève ; « Mais non, c’est pour quand on a froid » dit une autre, « Je sais, 4, rattachée de gestion est notamment chargée de faire appliquer auprès du personnel de l’école (cuisinières et jardinier) les directives prises par les maîtresses.

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c’est pour protéger les lèvres » dit encore un autre; « je vais mettre mes lunettes et je vais lire » dit la maîtresse (elle lit sur le tube « lèvres sèches, pommettes ») « c’est où les pommettes? » demande Mireille, et quelques enfants montrent leur visage (elle continue de lire, en posant la même question « coudes », et les enfants montrent leurs coudes) ; « j’ai vu que dans le désert, quand quelqu’un meurt il devient sec » dit Ra., qui prépare une conférence sur le désert... « Qu’est-ce que cela veut dire « sec » » demande Mireille, et Thé. répond que c’est quand il n’y a plus d’eau. (Él. demande la parole). — ÉL: (elle montre une boîte en fer) « Devinez ce que c’est » lance ÉL, “Heu...” (alors elle en sort un sachet en plastique), « C’est quoi ? » interroge une élève, « C’est un gâteau ! » dit enfin ÉL, « Ah, je sais, c’est du panettone de Noël ! » dit un élève triomphant ; « Il est dedans? » demande la maîtresse, « Oui, oui » répond ÉL avec une mimique, « Mais pourquoi y a-t-il une maison représentée sur la boîte ? » demande la maîtresse, « Tu vois, c’est une maison ronde toute en neige... » dit ÉL, « Une maison en neige, mais qu’est-ce que c’est? » demande encore Mireille, « Ça s’appelle un igloo » dit Él... puis elle lève le doigt d’un air solennel et grave qu’exprime à ce moment là sa mimique renfrognée et son silence soudain ; la présidente l’apostrophe vivement « Et ben, parle, c’est toi qui as la parole ! », et ÉL annonce d’un trait « Je veux inviter Mireille à dormir », et la maîtresse répond spontanément « Oh, mais mon mari, et mes enfants, je ne sais pas s’ils vont être d’accord » ; une élève, en levant le doigt, se précipite à dire « Moi, parfois, je reste toute seule ! », « Toute seule? » interroge Mireille en exprimant l’étonnement, « Non, y’a une nounou avec moi » reconnaît l’élève ; « Qui est-ce qui reste seul à la maison quelquefois ? » demande Mireille à toute la classe, en manifestant de la curiosité, et plusieurs répondent en levant le doigt, mais ils s’accordent à dire que « les parents ferment la porte à clef », « Sinon il y a le grand méchant loup ! » dit une élève, et un autre lui rétorque avec ce que je qualifierais de “ton fougueux de réprobation “N’importe quoi, le méchant loup il est que dans les livres ! »

Le « petit facteur » revient avec sa feuille remplie, qu’il rend à la maîtresse. Mireille demande alors au facteur de montrer sur la feuille combien il y aura d’enfants aujourd’hui à la cantine (il montre le nombre 20 pour les « petits », 19 pour les « moyens », 22 pour les « grands ») ; elle demande ensuite qui est de service pour nourrir les poules (c’est Ad., La., et Brigitte la maîtresse des « moyens ») ; « Merci facteur » disent tous les élèves en chœur... La présidente demande « Qui veut encore parler ? » - AL : « J’ai apporté un livre à vous montrer, il s’appelle « de toutes les couleurs », et j’aime bien parce que les couleurs c’est gai, c’est la vie » (la présidente tient l’album, tandis qu’Al. en tourne les pages ; la maîtresse dit ensuite à AL « Et bien AL, tu peux le poser sur le plateau, je le raconterai ce soir » (le plateau, institution-objet de la classe, sert à poser les livres qui doivent être racontés à la réunion du soir) ; AL maintenant demande à ses camarades « Alors, qu’est-ce que j’ai de nouveau? » (il s’agit de vêtements), « Le pantalon noir ! » répond une élève, « Et oui, c’est ça » dit fièrement Alba en filant s’asseoir à sa place tout sourire dehors, « Ha ha, elle est toute contente ! » crie un élève à ce moment là.

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(9h24) « Qui veut parler? » demande la présidente. - Ra. : « Je m’intéresse aux animaux qui sont massacrés par les hommes et qu’il y en a presque plus sur la planète », la maîtresse lui demande pourquoi, et Ra. répond franche­ ment « J’sais pas ! », provoquant le rire dans la classe; il ajoute subitement « Ma maman elle m’a acheté un calendrier de Noël ! », et la présidente lui dit de façon véhémente « Mais c’est trop tard Ra., on est déjà le 6 ! », alors Ra. répond énergiquement « Oui je sais, mais j’ai enlevé les cinq premiers jours, j’ai ouvert cinq fenêtres d’un coup ! », et un enfant se met debout en lui lançant d’un air malin à voix forte « Ha ha, comme ça t’as mangé cinq chocolats d’un seul coup ! » ; la maîtresse demande qui a un calendrier de Noël, et tous lèvent le doigt... Un enfant dit soudainement qu’il emprunte des livres à la bibliothèque, et la maîtresse lui demande ce que signifie le mot « emprunter » ; « Ça veut dire louer » dit un élève, « Alors emprunter et louer c’est pareil ? » demande la maîtresse, et un enfant dit « Moi j’ai loué une luge », « Il y a peut-être une différence entre louer et emprun­ ter, alors? » demande Mireille. Je suis plutôt surpris d’entendre cette réponse d’un élève: « Oui, parce que pour louer il faut payer, alors que lorsqu’on emprunte, ça veut dire qu’on ne paye pas », et Mireille acquiesce par une mimique. (9h30) La maîtresse demande au facteur de dire le menu du jour (salade de tomate, aïoli, glace), certains enfants manifestent des signes de contentement... « Qui veut parler ? » demande la présidente. - Ma. : « J’ai apporté un appareil photo », les enfants lui demandent si c’est un vrai, elle dit que oui mais qu’on peut le jeter ensuite ; « À quoi ça sert de prendre des photos si après tu jettes l’appareil ? » demande un enfant contrarié, « Mais avant de le jeter, on enlève la pellicule qui est dedans, et comme ça c’est pas cher » répond Ma. (l’élève n’a l’air qu’à moitié convaincu mais n’insiste pas) ; « Et qu’est-ce que j’ai de nouveau ? » demande Ma., « les baskets, et le jogging! » répondent des enfants, « Oui, et aussi ce soir je vais chez Papa ! » ajoute Ma. (pendant ce temps, le maîtresse va rasseoir un enfant qui se roule par terre, puis un autre qui ne cesse de se lever; Ma. est en train de dire que sa chatte est retournée à son ancienne maison); « Elle me manque », dit Ma., « Et que faudrait-il faire, pour que ta chatte reste avec toi ? » demande Mireille, « Il faudrait lui donner de très bonnes croquettes » répond Ma., « Crois-tu? Et pourquoi resterait-elle alors? » dit Mireille, « Parce que les chats restent là où on leur donne à manger » dit Ma. ; un enfant précise aussi qu’il faut l’appeler en faisant des petits bruits, et alors elle vient parce qu’elle croit qu’on est sa mère... « Et surtout, gros nigaud, pour pas qu’elle parte, il faut fermer la porte et les fenêtres à clef! » déclare la présidente ; « En ville, il faut avoir un jardin pour les chats » dit un élève, et l’assistante maternelle dit que sa chatte à elle s’échappe pour aller voir un copain chat qui vit dans la maison d’à côté... Ra. suggère « Peut-être que la chatte s’échappe parce qu’elle a mal aux dents, alors il faudrait lui acheter des croquettes qui nettoient les dents ! », mais un élève proteste en affirmant que les chats aiment les souris ; « N’importe quoi ! T’as déjà vu un chat se marier avec une souris ?5 » dit une élève (toutes ces prises de parole se font spontanément mais sans désordre) ; et une élève lance « Ma., tu sais si tu veux que ta chatte elle reste, t’as qu’à dessiner des coeurs sur ta porte ! » 5. Cet exemple, ainsi que le précédent de « l’appareil jetable » laisse supposer un rapport spécifique des enfants jeunes aux langages: une espèce de « nominalisme » foncier: Jetable signifie qui doit être jeté, aimable qui doit être aimé.

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Maintenant, vers 9 h40, la maîtresse fait un rappel à l’ordre (« on s’assoit bien, on regarde celui qui parle »), quelques élèves commencent visiblement à ne plus tenir en place et cherchent à se rouler par terre ; l’assistante maternelle accompagne de temps à autre un enfant aux toilettes. « Qui veut parler ? » demande la présidente. Un enfant montre un bouquetin en peluche que l’on vient de lui offrir ; un élève dit que les bouquetins vivent dans les montagnes, et un autre signale qu’en montagne il est interdit de cueillir certaines fleurs, parce qu’elles sont très rares; la maîtresse demande alors aux élèves « Vous vous rappelez quand nous sommes allés à Saint-Étienne de Tinée, nous avions vu des bouquetins », et un enfant dit que d’ailleurs Marie-Paule les avait pris en photo ; un élève dit que les bouquetins ressemblent aux béliers, et une autre affirme que c’est très dangereux comme les poules qui ne veulent pas qu’on leur prenne les œufs (ce qui provoque le rire incrédule de quelques enfants), un enfant ajoute que le bouquetin est un animal sauvage qui court se cacher... La maîtresse demande alors « Vous vous rappelez, lorsque les bouquetins ont vu notre bus, ils se sont sauvés », et un enfant dit que si on peut les caresser, cela veut dire qu’ils sont apprivoisés, « Apprivoiser un bouquetin, c’est pas facile, mais apprivoiser un éléphant, ça c’est facile » prétend un élève, et la maîtresse lui dit « Ah, tu avais fait une conférence sur les éléphants, et je me rappelle que tu avais dit que l’on peut dresser les éléphants pour qu’ils portent des charges et des hommes6... » (9h47) « Qui veut parler? » demande la présidente. Un élève dit qu’il a apporté deux grands drapeaux en papier, et explique qu’il les a recopiés d’un livre que possède sa mère. La maîtresse demande quels pays ces drapeaux représentent-ils ; des enfants répondent, la France et l’Angleterre, et la maîtresse précise le « Royaume Uni », dont fait partie l’Angleterre, puis demande où est l’Angleterre... Une élève se lève, va chercher la canne en bambou, et montre la Grande Bretagne sur le planis­ phère ; la maîtresse ajoute que l’Angleterre n’est qu’une partie de cette grande île qu’on appelle la « Grande Bretagne » ; « Comment va-t-on en Grande Bretagne ? » demande Mireille, et un enfant montre sur la carte de France la Côte d’Azur, dit qu’il faut traverser toute la France, et ensuite traverser une mer en bateau ou en train... Une élève s’insurge alors, prétendant que les trains ne peuvent pas aller sur la mer, et l’élève lui explique qu’on peut rejoindre l’Angleterre en train grâce à un tunnel creusé sous la mer. Une élève demande alors directement à Mireille si le Mexique c’est la France, mais un enfant s’inter­ pose et répond que non parce qu’on ne parle pas la même langue ; « Mais en Belgique, on parle français alors que ce n’est pas la France... Ce n’est pas toujours par la langue que l’on peut caractériser un pays » dit Mireille, qui se lève alors et montre la France sur le planis­ phère, puis le Mexique, et ajoute « D’ailleurs au Mexique on parle espagnol, alors que le Mexique ce n’est pas l’Espagne » (et Mireille montre sur le planisphère l’emplacement de l’Espagne). « Le Mexique est un pays libre, qui a son Président, et des frontières; si l’on y parle espagnol, c’est parce qu’il y a très longtemps, des espagnols s’étaient installés sur ce territoire, puis ils ont été chassés. » 6. On constate quelque chose de très spécifique à l’école Freinet (même si c’est une technique professorale plutôt classique) : le travail, à l’oral, sur la mémoire didactique. 11 faudra apprécier le rôle des conférences dans la mémoire didactique, et plus généralement, le type de mémoire didactique construite dans de telles classes (ses moyens de détention et de régulation par les maîtresses, et la conférence constitue un moyen, pour les maîtresses, de garder en mémoire les connaissances des élèves).

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TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (III)

« Avant d’aller à la grotte7, nous avons quelque chose à faire » dit Mireille (il y a une guirlande réalisée par les élèves, tendue au-dessus de la salle de réunion, à laquelle sont suspendus des cartons indiquant le chiffre du jour de décembre, et des bonbons : un élève soulève le carton du jour et mange le bonbon...). On met les manteaux, et on sort tran­ quillement pour se rendre ensuite jusqu’à la grotte de « papa Freinet » qui se trouve en contrebas de l’école, dans la forêt qui recouvre le versant conduisant au fond du vallon de la Gagne. “Papa Freinet” est un personnage mythique pour les petits, qui incorporent l’his­ toire de leur école dans un rapport imaginaire à Freinet. Ce qui me paraît, pour ce que j’en ai vu, distinguer ce phénomène d’un culte de la personnalité, c’est que sur le personnage de Freinet (si l’on excepte la façon évaluative dont on le nomme : “Papa Freinet” rien n’est jamais dit de sa personnalité : ni qu’il était bon ou gentil, ni qu’il aimait les enfants ou je ne sais quoi d’autre. On se contente de le nommer, comme celui qui a créé cette école.

Alignés en file indienne devant l’entrée de la grotte, les enfants prennent tour à tour leur goûter distribué par Mireille et l’assistante maternelle (aujourd’hui, c’est un morceau du panettone d’Él.) ; puis, ils vont s’amuser dans les broussailles, ou escaladent par endroits les rochers. Un enfant a trouvé un vieux morceau de tasse, et l’apporte à Mireille en disant « C’est une tasse de papa Freinet, pour notre musée » ; des enfants se sont regroupés et posent pour la photo que prend Ma. avec son appareil jetable... La récréation se déroule ainsi paisiblement jusqu’à 10 h 30, moment du rassemblement, et du retour par l’ascen­ sion du petit sentier entre les roches, les grands pins, les cistes, les bruyères... pour être à 10 h 37 devant la classe.

Chaque enfant s’inscrit à un atelier en dessinant son signe au tableau dans la colonne de l’atelier choisi (sauf quelques plus petits de trois ans). Mireille appelle Cha., qui va devoir composer son texte (élu la veille) : les enfants font équipe en binômes à l’imprimerie typographique. Dans la classe de maternelle, l’imprimerie fonctionne chaque jour, alors que dans les deux classes élémentaires, les textes sont imprimés à partir de l’ordinateur. Lintérêt de l’imprimerie, c’est d’exercer les élèves à manipuler les lettres en plomb, à les placer dans le bon sens en apprenant à utiliser le petit miroir (peut-être cette pratique leur permet-elle d’aborder le CP avec une certaine familiarité à l’identification des graphèmes? Je me pose la question). Mireille s’assoit à une table pour écrire en script (dont l’usage est systématique) le texte de Cha., qui lui servira de modèle, sur des bandes de papier ligne par 7. La grotte est une institution de l’école, voulue par Freinet lui-même. Elle joue un rôle particulier en mater­ nelle, puisque la classe s’y rend systématiquement chaque matin de 10 heures à 10 h 30 (il faut que le temps soit extrêmement mauvais pour que la maîtresse renonce à y conduire sa classe). Cette récréation à la grotte est certes un moment de détente pour le goûter en pleine nature, mais aussi un moment d’intense activité psychomotrice pour les enfants.

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ligne, et demande à la présidente d’aller voir dans l’autre salle ce qui se passe parce qu’on entend crier un enfant (elle revient un instant après en disant que ce n’est pas grave). Trois enfants qui se sont inscrits à « écriture » rejoignent Mireille à sa table ; ils vont écrire un texte, aidés par Mireille qui leur écrit en script les mots qu’ils ne connaissent pas (ils connaissent une série de petits mots) et qu’ils recopient au crayon: - J’ai apporté un stick pour les lèvres sèches, les pommettes sèches, les coudes secs. - Maman m’a acheté un calendrier pour Noël. Il y a un dessin suédois derrière. - Pour présenter ma conférence, je vais me déguiser en vache. Un enfant s’entraîne à écrire des lettres capitales sur une feuille A4, une élève fait une activité guidée à l’ordinateur, deux dessinent au feutre, un autre fait un jeu de construc­ tion, et un autre un jeu mathématique (il lance deux dés, dessine sur un cahier le nombre de points qu’il trouve sur chaque dé en écrivant à côté le chiffre, et la somme de ces deux chiffres), trois enfants aidés par l’assistante maternelle peignent leur pâte à sel, tandis que des tout petits jouent dehors dans les buissons de myrte (ils en goûtent le fruit et se plai­ gnent de ce qu’il est amer) devant la classe.

Les plus petits rentrent maintenant en classe, et vont s’inscrire dans un atelier, par exemple deux enfants prennent un livre qui explique comment réaliser des objets en terre, et vont réaliser une plaque de terre avec une décoration en stries (il y a dans un meuble de la terre gardée humide dans des boîtes et du matériel pour la travailler). C’est un travail d’institution spécifique à la maternelle sous cette forme : s’inscrire dans une colonne d’ate­ lier, de façon à ce que les ateliers (libres), qui sont des institutions de la classe, puissent fonctionner sans surcharge. Un enfant fait un jeu d’agencement avec des cubes de couleur, un autre un jeu de discrimination d’odeurs (il tire une carte et doit retrouver dans la boîte l’odeur qui lui correspond), un autre fait des puzzles, et deux enfants illustrent sur une feuille un texte déjà imprimé (on choisira le plus beau dessin pour le ranger dans le clas­ seur de lecture8).

Maintenant, la maîtresse se déplace dans la classe auprès de chaque enfant, et s’entre­ tient avec lui à propos de son activité. À 11 h 15, Mireille annonce qu’il va falloir ranger la classe, et que chacun doit terminer ce qu’il a entrepris. À 11 h 20 elle annonce la fin des ateliers, et stimule chacun à ranger son matériel. Les enfants qui sont prêts se rassemblent dans la salle de réunion, et certains affichent leur dessin sur le tableau aimanté, les autres regardent ces dessins et donnent leur impression. À llh25, Mireille dit « Allons, on a besoin de la présidente » et la prési­ dente s’assoit devant la classe: « Qui a un travail à présenter? » demande-t-elle alors, et 8. ^institution du classeur de lecture est une institution de « classement » : le classeur garantit la mémoire des productions élues de la classe, et comme tel témoigne d’une hiérarchisation des textes fabriqués par les enfants, puisque seuls les textes élus figurent dans ce classeur. Il est, à ce titre, un instrument institutionnel de la démocratie, assumant une « élite innocente », selon le mot de Gilles Châtelet.

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TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (III)

un enfant volontaire montre son dessin en le décrivant, un autre présente un collage qu’il a réalisé ; la maîtresse demande « Ton dessin est-il terminé ? » et une élève trouve que ce dessin n’est pas achevé parce qu’il reste de la place, l’enfant tombe d’accord, et dit qu’il va le placer dans son tiroir en attendant de le terminer ; un autre élève présente un dessin, qui est critiqué parce qu’on trouve qu’il manque de couleurs, qu’il est terne, et que « la dame » n’est pas assez bien représentée ; Mireille demande à l’élève « Es-tu d’accord pour continuer et arranger ton dessin? », et l’enfant accepte, (il le représentera amélioré9).

9. Ce moment spécifique à la classe maternelle est très important: il initie les élèves à une pratique de l’évaluation coopérative, qui est à mon sens l’institution didactique la plus originale, et la plus complexe, de cette école. J’étudierai cette pratique en présentant un exemple dans la classe de Carmen Montés.

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Chapitre 9

CONFÉRENCES

Un ensemble de grandes institutions didactiques caractérisent cette école comme système didactique spécifique (c’est ce que j’appelle un réseau d’institutions fortes1). Ayant entrepris de décrire ce rhizome d’institutions en commençant par le milieu au double sens de l’intensité et de la densité trajectionnelles2, la méthode que j’ai adoptée jusqu’à présent favorisait l’oeil anthropologique. Sans changer de méthode, je vais étudier successivement certaines de ces institutions didactiques en utilisant des catégories qui rendent compte de la production d’effets mésogénétiques, topogénétiques, et chronogénétiques (Sensevy, Mercier, Schubauer-Léoni, 2000 p. 267). Je ne pourrai malheureusement présenter ces institutions que de façon très superficielle, par manque de place. Chacune de ces insti­ tutions fait l’objet d’une étude spécifique, donnant lieu à des articles, et à des livres en préparation. Cette étude donc s’appuie sur des protocoles que j’ai sélectionnés dans la masse des films réalisés entre 2002 et 2005. Je n’ai retenu qu’un seul critère de sélection: choisir une scène ou un épisode qui montrent au mieux le spécifique d’une pratique didactique, c’est-à-dire qui contiennent le plus d’indices possibles de cette spécificité. J’ai opéré ces choix en pratiquant un exercice d’estrangement lors de la lecture des protocoles : Carlo Ginzburg explicite cette notion en disant qu’elle consiste à regarder tout « avec les yeux d’un cheval ou d’un enfant » (1998, p. 21), parce que « comprendre moins, être ingénu, rester stupéfait sont des réactions qui peuvent nous aider à voir davantage, à saisir une réalité plus profonde, plus naturelle » (1998, p. 26). La confection de transcripts a bien cette fonction de mise à distance de l’activité : « à distance » une première fois au moment de la sélection, une deuxième fois au moment de l’étude3. Je me suis posé la question de la sélection en termes deleuziens : si je veux étudier successivement quelques institutions fortes de l’école Freinet, par laquelle devrai-je commencer4 ? Plusieurs institutions fortes 1. Telles les conférences, le plan de travail, le texte libre, les “outils" autocorrectifs, les ateliers de création, le graphi­ que, la réunion de coopérative. 2. La médiance berquienne, milieu des transactions entre un environnement produit et les actions qu’il rend possibles, qu’il suscite. 3. Et je devrais ajouter sur fond d’une troisième distanciation, qui est la résolution de se mettre soi-même à distance dans l’activité d’objectivation (ce qui est en propre « l’objectivation de l’objectivation »). 4. Sachant que le milieu où « tout s’accélère », comme dit Deleuze (le “milieu” est le paysagement au sens insti­ tutionnel où je l’ai défini précédemment.

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FREINET À VENCE

« prétendent » assumer le plus grand cercle mésocentrique5, il me faut regarder celle qui correspond le mieux aux traces de la spécificité de cette école que j’ai déjà pu relever. Je m’oriente vers l’institution des conférences d’enfants, parce que la fonction (dans la chrono­ logie de la pensée de Freinet et dans sa logique) en est d’inscrire les activités de l’école dans un « milieu de vie ». Je commence du coup par la fin, ici la fin de la journée, car je constate que dans les deux classes élémentaires de l’école Freinet, chaque journée se termine par une conférence67 . Les conférences sont présentées dans la « salle des conférences1 », et lorsque le sujet peut les intéresser, les élèves de maternelle viennent écouter (à 16 heures, les élèves rangent leurs affaires, prennent dix minutes de récréation, puis la conférence se déroule jusqu’à 17 heures). Je conjecture que la présence systématique de la conférence en fin de journée constitue un lien entre l’école et la vie, pour employer une formule très fréquente dans les écrits de Freinet. Le lien, d’après son étymologie8 est quelque chose de souple et assez long permettant de faire tenir ensemble deux éléments distincts ou disjoints. C’est aussi un élément de relation, de rapprochement, au sens plus abstrait: c’est ce qui donne de la cohésion, et de la cohérence9. Si l’on ne prend que les premières pages de L’école moderne française par exemple, on trouve ces expressions: [l’école d’aujourd’hui] « ne prépare plus à la vie, ne sert plus la vie », [l’école de demain] « sera parfaitement intégrée au processus général de la vie ambiante », « ainsi pénétrée d’une vie nouvelle à l’image du milieu », « cette adaptation se fera sous le signe de l’équilibre et de l’harmonie au service de la vie », [une éducation] « qui monte de la vie ambiante » (C. Freinet, 1994, t. 2, p. 13-21). La conférence est donc conçue à l’école Freinet comme le lien, au sens des technologies de l’information et de la communication, avec tous les milieux. Cela m’incite à la surnommer « institution Hermès », du nom de ce fils de Zeus le plus fréquemment cité dans la mythologie grecque, voyageur, spécialiste des échanges, dieu de l’éloquence, guide et messager aérien aussi léger que la pensée, dispensateur du bien10. Par exemple, Persée représenté comme l’ahuri aux mains vides, sera aidé par l’astucieux Hermès pour accomplir l’exploit de tuer la Gorgone. La conférence est aussi cette ruse didactique dont la fonction “hermésienne” est de créer des liens dans le milieu et avec le milieu, afin de ne pas laisser les enfants démunis comme Persée. Or, le premier acte pédagogique spécifique de Freinet consista à faire sortir les élèves de l’école, au Bar-sur-loup11, en pratiquant ce qu’il appela d’abord la « classe promenade ». Les élèves ramènent de la promenade toutes 5. Si je me représente le milieu comme un cercle, je peux le comprendre avec la fameuse métaphore abstraite de Hegel, décrivant la logique comme un cercle de cercles : « le Tout se présente par suite comme un cercle de cercles, dont chacun est un moment nécessaire, de telle sorte que le système de leurs éléments propres constitue l’idée tout entière, qui apparaît aussi bien en chaque élément singulier » (1979, p. 181). 6. Il arrive bien sûr qu’une autre activité, alors prioritaire, prenne le pas sur cette routine. En maternelle, la fréquence des conférences est plus aléatoire, et elles ont lieu le matin à 9 heures. 7. Qui était au départ un préau, ultérieurement aménagé. 8. De ligare, qui contient l’idée de tenir, retenir, et assembler grâce à quelque chose. 9. On ne peut l’entendre ici comme ce qui entrave, puisque les liens, au contraire, font le plus souvent défaut entre l’école et la « vie » : c’est ce que déplore tout le mouvement de l’Éducation Nouvelle. Et c’est notamment contre ce manque de liens que se positionnait la Loi d’Orientation de 1989. 10. La baguette d’Hermès autour de laquelle s’entrelacèrent deux serpents qu’il maintint ainsi dans la concorde devint son emblème, le caducée. 11. De 1920 à 1926 Freinet écrivit des articles sur sa vision de l’éducation, mais il ne semble pas avoir écrit d’ar­ ticle empirique avant 1925: le 4 juin 1921, par exemple, il écrivait dans l’École Émancipée « libérons-nous de tous les dogmes ; faisons l’école pour les enfants. Éduquons les en pensant, non que nous en faisons des capitalistes ou des communistes, mais en nous persuadant bien que ces enfants - surtout au tournant social

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CONFÉRENCES

sortes de choses qu’il faut classer, et décrire au retour: « La promenade, c’était le moment de la journée le plus attendu par les enfants. Elle se faisait l’après-midi, quand déjà l’effort de la matinée avait entamé la résistance du maître malade et des élèves les plus instables. Chaque enfant prenait son crayon, son ardoise, et la petite troupe s’en allait dans les envi­ rons immédiats de l’école, le long du sentier serpentant sous les oliviers, vers le calme du cimetière, dans la colline, ou là-haut sur le tertre fleuri qui dominait le village » (Freinet E., 1969, p. 24). Il fit évoluer cette pratique vers la « classe enquête », où les élèves sortent avec un projet précis pour enquêter sur le terrain (par exemple, qu’est-ce que le métier de forgeron?). Au cours de ces années, Freinet mit au point la technique des conférences d’enfants. Mais que devenaient ensuite ces enquêtes? Ayant très vite renoncé à utiliser les manuels scolaires12, il conçut de faire fabriquer aux élèves ce que Jean Vial appela une encyclopédie Diderot pour enfants, avec les résultats d’enquêtes : le premier numéro de La Bibliothèque de Travail parut en février 1932, sous le titre de « Chariots et carrosses ». Ce questionnement et cette orientation me paraissent assez proches de l’esprit dans lequel Dewey fera, lui, une théorie générale de l’enquête, que Michel Fabre caractérise ainsi : « Le problème n’est pas dans ma tête, il est dans le monde. D’autre part, Dewey marque égale­ ment ses distances d’avec une conception scolastique du problème. Pour lui, le problème ne se réduit pas à une difficulté simplement intellectuelle, c’est toujours un déséquilibre existentiel à corriger. Enfin, Dewey met l’accent sur l’activité de détermination des problè­ mes plus que sur la seule résolution des problèmes déjà construits. Les problèmes qui l’intéressent ne sont pas ces exercices scolaires que le maître donne à résoudre aux élèves. Ce sont ceux que le sujet doit poser, construire et résoudre lui-même13. » La technique de conférence d’enfant, qui procède des interrogations de l’élève, manifeste le même type de préoccupation. 11 est intéressant de voir comment Freinet présentait le dispositif de la conférence : « le conférencier vient se placer à la table du maître avec son texte et ses docu­ ments. Si nécessaire - aidé au besoin par le maître ou par quelque élève - il a dessiné au préalable, au tableau, figures ou cartes qui aideront à la compréhension du texte. Eenfant lit sa conférence, montre les documents. On pose des questions auxquelles l’auteur répond, s’il le peut!.. Sinon, cela fera l’occasion de recherches complémentaires qu’on note sur l’agenda. [... ] Il y a parfois deux conférenciers : un grand et un petit. Certaines conférences sont longues, d’autres réduites presque exclusivement à l’examen de documents. Parfois, le conférencier n’ose pas lire sa conférence, ou ne sait pas la lire assez couramment. Auquel cas, il se fait aider, naturellement. Il y a là, on le conçoit, une grande part de diversité, qu’il faut savoir respecter par une organisation souple et élastique » (1994, t. 2, p. 81-82). Cette élasticité dans l’organisation est conforme à l’idée de lien que j’ai proposée14. Cela nous où nous nous trouvons - nous avons la charge d’en faire des hommes ». Freinet resta au Bar-sur-loup de 1920 à 1928. Il ne détruisit l’estrade et n’introduisit une imprimerie dans la classe qu’en 1924. 12. Freinet écrivit dans le n° 73 du journal d’Henri Barbusse Clarté, en avril 1925, « Plus de manuels scolaires! » 13. Michel Fabre, « Qu’est-ce que problématiser ? Eapport de John Dewey », Colloque REF, Symposium « Situations de formation et problématisation », Genève 18 et 19 septembre 2003. 14. Lien réciproque entre l’école et le monde, entre l’école et la famille, entre l’enfant et ses parents, entre le dedans et le dehors, entre l’avant et l’après, entre les disciplines du savoir, entre les classes, entre les grands et les petits, entre les élèves et les maîtresses, entre l’écrit et l’oral, entre désir et production.

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FREINET À VENCE

permet d’avancer que Freinet concevait la conférence non comme une institution scolaire monolithique, mais plutôt comme une forme souple. Je vais partiellement décrire un travail de conférence (« Les sept Merveilles du monde ») qui me paraît un témoin assez complet des intentions professorales, et des moyens mobi­ lisés dans la pratique de cette institution didactique15, au vu du triplet topogénèse-chronogénèse-mésogénèse16. La caractérisation de cette pratique me fait notamment inclure dans la catégorie du «jeu », telle qu’elle est définie par Brousseau (1998, p. 80-112), une dimension dramatique, spécifique à plusieurs institutions de l’école Freinet, qui ont toujours l’aspect d’un jeu à règle, ayant un « air de famille »17 avec le jeu des situations didactiques tel que Brousseau les définit. La conférence de Ra.18 avait duré 51 minutes. La mère de Ra. était assise à côté de lui pour l’assister, et l’aider en cas de besoin. Cette pratique est spécifique à l’école Freinet, c’est une extension de la règle du jeu qui prévoit que le conférencier soit assisté, si besoin est, par un “grand “ou par le professeur. Les conférenciers travaillent souvent en équipe : par exemple, la conférence peut être réalisée en binôme. Généralement, le conférencier est aidé par un ou deux élèves qui manient l’épiscope, comme on va le voir, ou d’autres types de documents, et l’interrupteur de lumière. Mais à Vence, la Charte de l’école demande aux parents de s’impliquer dans le suivi du travail scolaire, et la conférence est souvent préparée en partie à la maison selon une règle convenue avec les maîtresses : l’aide et l’encourage­ ment apportés à l’enfant ne doivent pas entraîner le parent à faire le travail à la place de l’enfant. Il semble que cette règle soit quelquefois difficile à faire appliquer par certaines familles. J’ai assisté par exemple à une conférence en maternelle où, ce jour-là, la maman s’était presque substituée à son fils pour raconter à la classe la conférence. La maîtresse a été obligée, après la classe, de signifier à la maman qu’elle n’avait pas respecté le contrat moral, et que cela posait un problème scolaire important. Donc, le jour de la présentation, la présence du parent doit être la plus discrète possible, le parent est censé s’effacer entière­ ment: il n’est que le filet du voltigeur, permettant à l’enfant de ne pas être en difficulté dans le déroulement de cette activité demandant un grand investissement, comme on va s’en rendre compte à l’analyse du transcript. Dans ce cas précis, la maman n’est pas intervenue, il m’a semblé toutefois que sa présence pouvait être de nature à rassurer l’enfant.

15. Mais si la conférence est cette forme souple, je dois préciser que toute conférence, bien sûr, ne présente pas un degré équivalent de maîtrise et d’investissement. 16. J’en rappelle sommairement le sens: topogénèse, partage des responsabilités; mésogénèse, élaboration d’un milieu en commun ; chronogénèse, avancée du temps didactique. 17. « Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l’expression d’air de famille; car c’est de cette façon-là que les différentes ressemblances existant entre les membres d’une même famille (taille, traits du visage, couleur des yeux, démarche, tempérament, etc.) se chevauchent et s’entrecroisent. - Je dirai donc que les “jeux” forment une famille » (Wittgenstein, 1953, p. 64). Dans le paragraphe précédent, Wittgenstein écrivait : « tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances, des parentés ». 18. Ra. n’est pas particulièrement ce que l’on appelle un “bon élève” il obtient depuis, au collège, des résul­ tats moyens. Sa maman est sans profession, son père est commercial (les parents ne font pas partie d’une catégorie “favorisée” au plan culturel). Cette conférence constitue pourtant un exemple de l’autonomie que sont capables d’acquérir les élèves dans la conduite de l’activité. Certains, certes, sont moins à leur aise dans cette situation consistant à devoir s’exprimer seul pendant plusieurs dizaines de minutes. Mais l’habitude acquise par les élèves depuis la maternelle, leur permet généralement de présenter leurs conférences de façon experte.

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CONFÉRENCES

Je présente le synopsis de cette conférence afin que l’on ait une vue d’ensemble de son déroulement :

Durée 3 minutes 6 minutes 8 minutes 5 minutes 4 minutes 5 minutes 7 minutes 5 minutes 2 minutes 2 minutes 2 minutes 2 minutes

Épisodes Présentation de la conférence Les pyramides de Gizeh Les jardins de Babylone La statue de Zeus à Olympie Le colosse de Rhodes Le mausolée d’Halicarnasse La statue de Diane à Éphèse Le port d’Alexandrie Présentation d’un tableau comparatif Réponses aux questions des auditeurs Questions aux auditeurs Critique de la conférence

Voici maintenant un extrait constitué des deux premiers épisodes didactiques, que j’analyserai ensuite19. Extrait d’une conférence de Ra. (CM2) 26 avril 2002

R. = Ra. le conférencier É. = élève

19. Je préfère donner d’abord l’intégralité de l’extrait étudié, de façon à ce que l’on puisse se représenter de façon phénoménologique la situation dans son unité. Je n’ai malheureusement pas obtenu d'indications précises sur les documents utilisés par Ra. pour préparer cette conférence. Il a travaillé sur différents livres, et notamment « un livre de sa sœur » qui était au collège au moment de cette conférence.

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Épisode I.

1

Carmen

(Tous les enfants de l’école sont assis sur des bancs alignés face à l’écran, les plus petits devant. La table du conférencier se trouve face à la salle. Les trois maîtresses sont assises en trois endroits différents parmi les élèves. La porte de la salle est fermée, la lumière allumée) Alors + tout le monde va bien écouter + et les petits aussi hein + même si c’est un peu difficile ++ vous poserez vos questions de toute façon ++ allez Ra. + nous sommes tous prêts à t’écouter + tu peux commencer

2

R.

Alors je vais présenter une conférence sur les sept Merveilles du monde ++ c’est une expression connue les sept Merveilles du monde + alors d’abord, est-ce que quelqu’un peut me citer le nom d’une Merveille, s’il en connaît une? (Un élève lève le doigt) Thé. !

3

Thé. (CE2)

4

R.

5

Brigitte

6

R.

7

Carmen

8

R.

9

Carmen

10

R.

11 12 13 14

Carmen R. Carmen R.

15

Carmen

16

R.

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Je connais les jardins de Babylone + la grande pyramide d’Égypte + le tombeau de Zeus...

Euh + les deux premières que tu as dites elles sont bonnes + la troisième elle est fausse.

Parle plus fort Ra. + il faut que tout le monde entende bien Est-ce que quelqu’un d’autre en connaît une? Non? Alors je commence + Je vais vous expliquer ce que l’on appelle les sept Merveilles du monde (Lisant ses notes) Parmi les œuvres d’art et les grands édifices de l’Antiquité (c’est le lointain passé qui commence avant Jésus Christ) + plusieurs passaient pour être plus beaux que les autres + on les désignait dès l’époque de Strabon (c’est un célèbre géographe grec né en 60 avant JC) + sous le nom de « Merveilles du monde » + on convient généralement de leur nombre + sept (Ra. s'adresse à une autre élève au fond de la salle, qui l’assiste dans sa conférence en maniant l’épiscope) Photo n° 1 s’il te plaît! (Un autre élève éteint la lumière, et l’as­ sistante projette sur grand écran une représentation de la carte de la Méditerranée. Ra. se lève, tient une baguette en bambou et désigne l’image sur l’écran, en s’adressant à son assis­ tante) Un peu plus par là-bas ++ C’est bon (Maintenant, il indique des lieux sur la carte avec sa baguette, sans lire de notes) C’est une carte de la Méditerranée + alors là on peut voir le côté ouest de la Méditerranée + là on peut voir la Grèce + on peut voir ici la statue de Zeus qui est à Olympie + là étaient disposées toutes les pyramides en Égypte + c’est au sud de la Méditerranée + voilà la pyramide de Khéops + et on peut voir le port d’Alexandrie toujours en Égypte + ici on peut voir la Turquie à l’est + et on peut voir le temple de Diane + c’est à Éphèse + on peut voir ici le mausolée d’Halicarnasse toujours en Turquie + on peut voir le colosse de Rhodes + euh, qui est à Rhodes + et plus à l’est les jardins de Babylone + ici en Mésopotamie + aujourd’hui ça s’appelle l’Irak Alors ça fait combien de Merveilles ?

Sept

Montre-les bien les sept Merveilles + que tout le monde les voie bien sur ta carte + Eh regardez bien tous + parce que ce sont des noms difficiles + alors déjà + Ra. + montre bien l’emplacement de chaque Merveille + Allez on va recompter + vous suivez les plus petits?

(En désignant lentement les objets sur l’écran, à l’aide de sa baguette) Une + deux + trois + quatre + cinq + six + et sept Et elles sont donc toutes... ? Au même endroit C’est-à-dire + “au même endroit “Elles sont autour de... ? La Méditerranée Voilà écoutez bien + autour de la mer Méditerranée + et elles datent de quelle époque ces sept Merveilles ? Ben je vais le dire pendant la conférence + je vais l’expliquer

CONFÉRENCES

17

Carmen

D’accord mais tu parlais de l’antiquité + tu peux préciser ce que ça veut dire + tu sais + pour les plus petits ?

18

R.

Ah oui + l’Antiquité ça veut dire ce qui est très ancien pour nous + par exemple des antiquités + ce sont des objets anciens + comme un très vieux meuble par exemple + et l’antiquité c’est une époque très ancienne + avec des civilisations très anciennes + ça se passe il y a très longtemps ++ bon + tu peux allumer (Un élève lève le doigt) Ju. !

19

Ju. (CE2)

Mais hier j’étais chez ma mamie + et ils parlaient d’une huitième Merveille ++ Est-ce que toi tu sais si elle existe ?

20

R.

Ben il y a certaines constructions qui étaient très belles aussi + mais elles n’étaient pas considérées comme Merveille du monde par les gens de cette époque + sinon je crois que huitième Merveille c’est une expression + c’est pour dire qu’une chose est très belle

21

Carmen

Oui c’est très bien Ra. + quand on dit la huitième Merveille + c’est pour parler de quel­ que chose ou de quelqu’un que l’on trouve très beau + tu comprends Ju. ?

22

Ju-

Ah oui

Analyse de l’épisode I Je vais maintenant procéder à une analyse ascendante, et je découpe dans cet épisode deux parties: Tdp 1 à 6 et Tdp 7 à 22. a) Tdp 1 à 6 : Ce premier épisode constitue la présentation et l’introduction de la conférence. Au cœur de cet épisode se trouve ce qui pourrait être considéré comme un premier objet problé­ matique, le texte même de la conférence (une partie du Tdp 6). Je constate deux choses: le texte préparé par l’élève ne constitue qu’une partie de l’activité introductive, et ce texte peut être considéré comme assez court en comparaison du contenu d’ensemble de cette introduction. Deux questions générales se posent parallèlement20 : - quelle est la nature de ce texte (comment a-t-il été préparé) ? - quel est le degré d’autonomie de l’élève par rapport à ce texte ? Je retiendrai, au fil de l’analyse, une série de questions immanentes, auxquelles je tenterai de répondre en les regroupant. Regardons d’abord le texte : « Parmi les œuvres d’art et les grands édifices de l’Antiquité (c’est le lointain passé qui commence avant Jésus Christ) + plusieurs passaient pour être plus beaux que les autres + on les désignait dès l’époque de Strabon (c’est un célèbre géographe grec né en 60 avant JC) + sous le nom de Merveilles du monde + on convient généralement de leur nombre + sept. » Je relève dans ce texte un niveau de langue élevé, très certainement issu des documents utilisés par l’élève, on voit que la rédaction même n’est pas de lui: il aura probablement procédé, dans son enquête documentaire, à une sélection puis à un collage de textes (j’ai constaté qu’un grand nombre de conférences sont préparées par les élèves à l’aide de l’en­ cyclopédie enfantine La Bibliothèque de Travail. Mais ce n’est pas le cas de toutes les confé­ 20. Les deux questions valent, évidemment, pour l’ensemble de la conférence.

139

FREINET À VENCE

rences, parce qu’un certain nombre de sujets ne se trouvent pas dans les 1 170 numéros existants en septembre 2005. Ils cherchent aussi sur internet, dans des ouvrages de la BCD, ou dans ceux que possèdent éventuellement leurs parents). Que penser du voca­ bulaire employé dans la conférence ? Je relève un vocabulaire dont on peut supposer que l’élève aura recherché la signification, mais qui n’est pas nécessairement accessible à son public : « œuvres d’art », « grands édifices », « Antiquité », « Jésus Christ », « l’époque », « géographe ». Comment le repérage du temps passé est-il étudié? Je relève une évoca­ tion du temps passé que l’élève aura peut-être cherché à situer, mais que son public ne se représente sans doute pas correctement: « Antiquité », « avant Jésus Christ », « 60 avant Jésus-Christ ». Que fait l’élève (ou que font les maîtresses) pour qu’une signification soit donnée aux termes et notions difficiles? Je constate que les maîtresses jugent nécessaire d’intervenir régulièrement dans le déroulement de la conférence. Ces questions concerneront toute la conférence, par exemple pour l’épisode suivant (les pyramides de Gizeh) : au Tdp 23, au Tdp 38. Le fait notamment que la conférence soit produite devant des petits, joue un important rôle didactique (par la nécessité d’ex­ plication qui en découle) : il faut penser la réception du discours par des élèves qui ne pourront le comprendre de façon immédiate. Pour commencer à réfléchir à ces questions, il faut entrer dans l’analyse de l’épisode. Première remarque : une conférence ne consiste pas dans la simple lecture d’un texte écrit. Il semble que l’organisation soit la suivante : l’élève présente son propos, puis lit un paragraphe de son texte ; il le commente lui-même, et répond aux interrogations du professeur et des élèves, avant de reprendre la lecture d’un autre paragraphe. On peut noter ici, aux Tdp 2, 3, 4, 6, que la présentation s’organise autour d’une notion de « connaissance » : « c’est une expression connue », « s’il en connaît une », « je connais », « elle est fausse », « quelqu’un d’autre en connaît une », « je vais vous expliquer ». On peut considérer que l’activité est identifiée par les élèves comme un moment où l’on se consacre à la connaissance, et non comme un moment par exemple récréatif, ou simplement informatif: le jeu porte sur enseigner et apprendre. Ce qui laisse déjà percevoir cette règle du jeu, c’est l’intervention de la maîtresse au Tdp 1 « Alors + tout le monde va bien écouter + et les petits aussi hein + même si c’est un peu difficile ++ vous poserez vos questions de toute façon ++ allez Ra. + nous sommes tous prêts à t’écouter + tu peux commencer ». C’est le champ sémantique de l’attention et de l’étude. Carmen veut constituer l’unité de la classe (ici toute l’école) en anticipant sur l’impression de diffi­ culté que ne manquera pas de produire sur certains élèves la conférence de Ra., et soutenir ainsi le processus de dévolution. C’est une situation d’apprentissage tout à fait spécifique, à laquelle sont habitués les élèves. On peut le constater notamment par le calme qui se maintiendra dans la salle tout au long de ces 45 minutes. On pourrait reformuler ainsi la règle du jeu : c’est le conférencier qui a la parole, et tout le monde doit l’écouter attentivement, y compris les plus petits ; chacun pourra poser ses questions pendant la conférence. Si l’on regarde de près la technique d’énonciation21 de la maîtresse qui soutient la position (elle-même difficile) du conférencier, l’attitude d’étude demandée au public ne fait aucun doute dans ce Tdp 1 si l’on revoit certains syntagmes: « tout le monde; bien; les petits aussi; même si; de toute façon; tous prêts; tu peux ». Donc, nous avons dans ce premier épisode une 21. Sensevy, Mercier, Scubauer-Léoni, 2000.

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activité ordonnée autour d’un texte, réputé difficile et présenté comme chargé de savoir, si je puis dire, nécessitant donc une attitude attentive du public. Nous sommes dans une situation de communication classique, à forme magistrale. Mais le maître est un élève, et les autres élèves le savent, c’est-à-dire jouent à un jeu coopératif : il s’agit de mesurer la compétence du conférencier à organiser une communication qui rende suffisamment intelligible son objet (ici, les « sept Merveilles du monde »). Outre la lecture de son texte, le conférencier doit donc fournir systématiquement des explications en paraphrase, ce qui est un exercice difficile. Paraphraser implique d’avoir la conscience que le texte de l’exposé ne va pas de soi, n’est pas transparent, et de construire un discours indépendant du texte pour en déployer le contenu, ce qui est une compétence assez difficile à acquérir. On peut faire l’hypothèse, là encore, que c’est le caractère répétitif, pour les élèves, de cet exercice qui leur permet d’y parvenir relativement, et le modèle que constitue pour les plus petits les conférences des plus grands. Les plus petits eux-mêmes, en maternelle, sont très sollici­ tés par Mireille, au cours de leur conférence, pour expliquer ce que souvent ils présentent en tant que simple information. La règle du jeu doit être comprise comme une responsabilité réciproque du conféren­ cier et de ses auditeurs : d’un côté le conférencier expose son texte et l’explique, de l’autre les auditeurs posent leurs questions et demandent un supplément d’informations ou d’ex­ plications. Il est intéressant de noter que la conférence ne débute pas par la lecture du texte, mais par une interaction provoquée par le conférencier (Tdp 2, 3, 4, 5, 6) : le sujet de la conférence est à la fois énigmatique et “bien connu” puisque c’est une « expression », dit Ra. Si c’est une expression connue, on peut supposer que certains élèves connaissent le nom d’au moins une des Merveilles. Je remarque deux choses: Ra. ne cite les (sept) Merveilles ni dans son titre, ni dans son texte. Sa démarche n’est pas simplement informative, il opère d’emblée une mise en scène de son objet. Nous pouvons convenir que cette “technique Freinet” de la conférence ne saurait être considérée comme une situation non didactique : il y a bien un objet de savoir, justifiant une relation didactique, dans un milieu organisé, avec des manières spécifiques pour le professeur d’intervenir, etc. Nous sommes donc dans l’analyse didactique. Eobjet d’étude étant annoncé (« les sept Merveilles du monde »), il faut, dans la règle du jeu habituelle de l’institution conférence, commencer à créer un milieu, et c’est ce que fait Ra. en produisant les syntagmes suivants : « c’est une expres­ sion; connue; est-ce que quelqu’un peut me citer; elles sont bonnes; elle est fausse ». Ra. engage un processus d’institutionnalisation qui « commence dès les premiers instants de la leçon, au moment de la dévolution à chaque élève du problème “comment jouer pour gagner?”, sous le contrôle annoncé et attendu de la classe, constituée en collectif de travail » (Sensevy, Mercier, Schubauer-Léoni 2000, p. 271). Je prends la conférence dans son air de famille avec « la course à 20 » évoquée ici. Le conférencier effectue une régulation immédiate sur l’intervention de l’élève au Tdp 3, en lui signifiant « les deux premières que tu as dites, elles sont bonnes, la troisième elle est fausse » (Tdp 4). Puis il insiste sur ce geste de dévolution « est-ce que quelqu’un d’autre en connaît une? Non? » avant de présenter le texte lui-même de la conférence en tant qu’étude de ce qu’est ce fameux objet: « je vais vous expliquer ce que l’on appelle les sept Merveilles du monde » (Tdp 6). Si l’on distingue, dans ce Tdp 6, la partie texte et la partie commentaire, on constate une double technique de Ra. pour produire son “explication” il définit d’abord son objet en

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compréhension (en lisant son texte), puis qu’il le définit en extension (en produisant son commentaire de la carte). Dans cet effort d’explication, Ra. utilise deux catégories d’ins­ truments: pour lui, son dossier contenant le texte (qu’il n’a pas appris par cœur), pour le public la carte projetée par épiscope sur écran (et la baguette pour y montrer quelque chose). On peut déjà en déduire (cela sera confirmé à la lecture de la suite du protocole) que pour présenter une conférence, l’élève doit s’appuyer en partie sur son texte qu’il lit, et en partie sur des commentaires de documents exposés qu’il doit être capable d’effec­ tuer sans lire22. Ce qui suppose qu’il en maîtrise suffisamment le contenu, et qu’il sache utiliser le document correctement. Cela suppose aussi une appropriation suffisante de la règle du jeu, puisqu’il doit s’organiser pour lire à certains moments, commenter à d’autres moments, comme on le constate à la lecture du transcript, et maîtrisé les outils matériels à distance, l’épiscope actionné par un assistant, l’éclairage actionné par un autre assistant. Le texte lu comporte des éléments dont j’ai signalé la difficulté (vocabulaire, repérage dans le temps), mais le commentaire dit comporte des éléments que l’on peut considérer comme normalement accessibles à des élèves d’école primaire (les plus petits auront un contact plus évanescent avec des notions telles que ouest/est sur la carte de la Méditerranée, mais ce sont des notions faisant partie de ce que Freinet appelle la « vie ambiante »). Toutefois, cette présentation dense nécessite d’être dépliée. C’est la fonction de l’intervention de la maîtresse (Tdp 7) qui décide d’interrompre Ra. Cette intervention montre d’une part l’affir­ mation d’un territoire propre au professeur dans ce jeu de la conférence23, d’autre part une technique de « résonance » qui va scander la chronogénèse de la situation. Nous entrons dans la deuxième phase de cet épisode.

b) Tdp 7 à 22 : Carmen décide de regagner du territoire sur le conférencier, elle s’immisce dans son discours au moment où elle juge nécessaire de le faire: son intervention souligne un premier élément de connaissance, à la suite de la longue énumération de Ra. « Alors ça fait combien de Merveilles ? », et la réponse de Ra. sonne comme un verdict (Tdp 8). La maîtresse institutionnalise ce premier élément de savoir, il y a bien sept Merveilles et l’on peut en voir la disposition autour de la Méditerranée (Tdp 9), mais elle charge Ra. d’en donner confirmation24. Carmen demande à Ra. de reformuler, ce qui est un geste professo­ ral que ne maîtrise pas l’élève : si l’on parcourt rapidement le transcript, on peut constater que le conférencier ne reformule jamais de lui-même ses propos, il ne le fait que sous la sollicitation de la maîtresse. En même temps, elle demande à Ra. de « bien » les désigner, ce qui est aussi un geste professoral type : « que tout le monde les voie bien sur ta carte + Eh regardez bien tous + parce que ce sont des noms difficiles ». Elle s’adresse ensuite directement à la salle, reprenant entièrement son territoire de professeur, en incitant les élèves à bien regarder. Elle justifie cette demande par le fait que les mots sont difficiles 22. Ce que décrit Freinet dans le texte que j’ai cité plus haut. 23. On pourrait imaginer que le conférencier envahisse tout le territoire scolaire en agissant absolument seul: le professeur serait alors réduit au rang d’élève parmi les autres. On voit que ce n’est pas le cas. 24. Il est intéressant de souligner cette recherche d’assertabilité, car précisément une objection apparaîtra comme fait polémique au Tdp 19: vous affirmez qu’il y a sept Merveilles, mais j’ai entendu parler (dans ma propre famille) d’une huitième Merveille.

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CONFÉRENCES

(ce qui rappelle que nous sommes dans un jeu d’étude), mais surtout elle les rassure en confirmant que c’est difficile (les élèves ont alors la garantie de la maîtresse que l’impres­ sion de difficulté est légitime). Puis elle se tourne à nouveau vers Ra. en lui demandant de bien montrer « l’emplacement de chaque Merveille », car la difficulté ne vient pas que des noms, elle vient de la situation dans l’espace et engage une pratique de lecture de carte (qui est un objet de savoir scolaire identifié par les Programmes). Enfin, elle retend l’unité de la classe en s’adressant aux plus fragiles, et en présentant pour eux l’activité comme une activité de dénombrement « Allez on va recompter + vous suivez les petits ? » Ra. répond en effectuant lentement le compte jusqu’à sept et en désignant (dans le même ordre que précédemment) l’emplacement des monuments sur la carte sans les nommer cette fois-ci. On pourrait objecter qu’il y a appauvrissement du contenu de savoir, puisqu’à ce momentlà la désignation des Merveilles devient presque abstraite. Voyons quelle est l’attitude de la maîtresse : elle entérine cette façon de procéder (en ne la contestant pas), mais pratique une « indication Topaze25 » en incitant Ra. à institutionnaliser l’emplacement (ici le plus général) des sept Merveilles « Et elle sont donc toutes? » (Tdp 11). Reformulation de cette demande à Ra. au Tdp 13 « C’est-à-dire + “au même endroit “Elles sont autour de... ? » et réponse attendue par la maîtresse (Tdp 14) qui vient en « résonance » garantir le proces­ sus chronogénétique « Voilà écoutez bien + autour de la mer Méditerranée » : un premier élément de savoir est que les Merveilles sont au nombre de sept, et qu’elles sont disposées autour de la Méditerranée. On pourrait imaginer, si l’on ne connaissait pas la suite du transcript, que la maîtresse estime suffisant pour le moment de retenir ces deux éléments, ce qui pourrait se défendre. Mais elle intervient à nouveau pour préciser le milieu auquel elle apporte sa caution, avant la poursuite de la conférence : « Et elles datent de quelle époque ces sept Merveilles ? » Le conférencier ne perçoit certainement pas le jeu de la maîtresse, et juge inutile de revenir sur quelque chose dont il va reparler plus tard. La maîtresse montre qu’elle le comprend, mais réitère sa demande, en rappelant ce qui semble être un aspect de la règle du jeu « tu peux préciser ce que ça veut dire + tu sais + pour les plus petits ? ». Ra. propose une explication par analogie et par tautologie26 du terme Antiquité « + l’Antiquité ça veut dire ce qui est très ancien pour nous + par exemple des antiquités + ce sont des objets anciens + comme un très vieux meuble par exemple + et l’antiquité c’est une époque très ancienne + avec des civilisations très anciennes + ça se passe il y a très longtemps » (Tdp 18), ce qu’accepte la maîtresse, puisqu’elle n’intervient plus. On peut supposer qu’elle estime suffisant le langage de l’évocation dans ce contexte, et qu’il suffit que les enfants, notamment les plus petits, se représentent la notion d’ancienneté. Un élève objecte donc au Tdp 19 « Mais hier j’étais chez ma mamie + et ils parlaient d’une huitième Merveille ++ Est-ce que toi tu sais si elle existe? », et Ra. utilise deux éléments de réponse explicative: pourquoi il n’y a que sept Merveilles, et que signifie l’expression “huitième Merveille”. La maîtresse soutient Ra. « Oui c’est très bien Ra. + », et institutionnalise cette idée de jeu de langage et de forme de vie (on le « trouve très beau », on l’appelle “huitième Merveille” qui renforce le savoir préalablement acquis (il y a sept Merveilles). 25. Je continue à me référer à l’article de Sensevy, Mercier, Schubauer-Léoni 2000. 26. On peut penser à Hippias majeur de Platon, où Socrate demande à Hippias de définir le beau, et Hippias lui répond par un exemple « le beau, c’est une belle jeune fille ». Ce qui est aussi une attitude fréquente dans les dissertations des élèves de terminale: « la vérité, c’est ce qui est vrai ».

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Ce premier épisode nous montre donc le jeu partagé entre la maîtresse, le conférencier, le public. La répartition topogénétique n’est pas entièrement exotique à celle de l’école classique, mais on peut penser que, dans ce jeu, l’enjeu d’apprentissage porte tout autant sur une situation de coopération que sur une situation d’appréhension d’un objet de savoir. C’est pourquoi la conférence est une institution largement dramatisée, comme je l’ai indiqué au départ : l’une des compétences travaillées par le conférencier, c’est la théâtralisation de cette situation de communication, avec ce que j’appellerai une mise en scène et un décor utiles : la table, l’écran et l’épiscope, la baguette, l’éclairage et l’obscurité, se lever et s’asseoir, regar­ der son texte et regarder les auditeurs, s’adresser aux autres acteurs (assistants). Épisode II

23

R. (suite)

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A. Brigitte

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R.

27

Carmen

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R.

29

Cia. (CM1)

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R.

31

Carmen

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R.

33

Li. (CE2)

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Bon maintenant je vais vous parler des pyramides (Lisant ses notes) Première des Mer­ veilles du monde + les trois pyramides principales du plateau de Gizeh en Égypte sont aussi la seule Merveille vraiment observable aujourd’hui ++ il s’agit de Khéops qui fait 138 m de haut + Khéphren qui fait 136 m de haut + et Mykérinos qui fait 66 m de haut + érigées entre 2800 et 2700 avant J.-C. pendant l’Antiquité + chacun de leurs angles était orienté très exactement vers un des quatre points cardinaux + elles étaient autrefois revêtues de plaques de granit + c’est de la roche + et de calcaire blanc + leurs traces leur donnent aujourd’hui l’aspect d’un escalier gigantesque (À une élève petite, levant le doigt) A. ! C’est quoi ces noms que tu as dits? J’ai pas compris ces drôles de noms Explique le sans lire tes notes Ra. + explique le (Ra. répond sans lire ses notes) Et bien + la première Merveille de l’Antiquité c’est les py­ ramides + en Égypte ++ tout à l’heure j’ai montré l’Égypte sur la carte + elles sont trois + elles s’appellent Khéops Khéphren et Mykérinos + c’est des noms égyptiens + c’est la seule Merveille qu’on peut encore voir aujourd’hui

Et donc + les autres Merveilles... ? On ne peut plus les voir + ou seulement des ruines comme pour les jardins de Babylone + on a trouvé les ruines de ces jardins + et la hauteur de la plus grande pyramide aujourd’hui + c’est 138 m. Et c’est quoi des points cardinaux ? Tu as dit + les points cardinaux Euh + chaque angle des pyramides est orienté + un au sud + l’autre à l’est + l’autre à l’ouest + et l’autre au nord + c’est les quatre directions de l’espace Bon + on va voir la pyramide sur ta photo ? Alors tu pourrais le montrer Oui + photo n° 2 (Ra. se lève et prend sa baguette, pendant que l’assistante projette une gravure représentant Khéops) Voilà + ça c’est un angle (il désigne les angles de la pyramide avec la baguette) et chaque angle est orienté vers un point cardinal + là on peut voir comment était la pyramide au départ + elle était très lisse et très blanche + tout en haut il y avait de l’or (il montre le sommet avec la baguette) maintenant elle n’est plus comme ç + ici sur le côté + on peut voir un long chemin pour y accéder + en fait une pyramide c’est un très grand tombeau + et là c’est le tombeau du roi Khéops (Ra. va se rasseoir) Éteignez allumez (éteignez l’épiscope, allumez la salle. À une élève qui lève le doigt) Li. !

C’est quoi qu’il y avait autour?

CONFÉRENCES

34 35 _

R.

Na. (CM1)

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R.

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Ma. (CEI)

Ben en fait + il y avait un peu de tout + il y avait des autels + d’autres tombeaux plus petits (A un élève levant le doigt) Na. ! Tu as dit qu’elle n’était plus comme ça + mais maintenant comment elle est ? Ben je l’ai dit tout à l’heure + elle ressemble à un escalier gigantesque parce que toute la surface est partie + ça fait aussi qu’elle est moins haute qu’avant (A une élève levant le doigt) Ma. ! _ Est-ce qu’on peut entrer dedans ? Je crois qu on peut entrer dans une partie + ça se visite maintenant (Reprenant sa lec­ ture) Elles protégeaient le corps embaumé des pharaons qui leur ont donné leur nom + les sarcophages étaient posés dans des chambres taillées dans le roc sous le niveau du sol de la pyramide + ou dans des salles aménagées dans l’épaisseur de la maçonnerie + d’après Hérodote + c’est un historien grec né en 484 avant J.-C. + cent mille ouvriers avaient été occupés pendant trente ans à la construction de la pyramide de Khéops (Cessant de lire ses notes, et s’adressant au public) Alors d’abord + ils ont mis dix ans pour construire la route que je vous ai montrée + elle faisait un kilomètre de long + et ensuite ils ont mis vingt ans pour la construction de la pyramide + il n’y avait pas assez de blocs de pierre sur le plateau de Gizeh alors il y avait des blocs qui devaient venir de l’autre côté du Nil + c’est le fleuve qui traverse l’Égypte + en bateau + mais on ne sait pas comment (Reprenant la lecture de ses notes) Certains ont voulu voir dans la forme ou dans la disposition la preuve que les anciens Égyptiens maîtrisaient les mathémati­ ques + ainsi la hauteur de la pyramide de Khéops + à l’époque elle faisait 148,50 m de haut + correspondait au milliardième de la distance du soleil à la terre + et la coudée par exemple + c’est cinquante centimètres environ + qui était la mesure employée à l’époque + représenterait la dix millionième partie du rayon terrest + Photo n° 3 ! (Un assistant fait l’obscurité, l’autre projette une gravure de la base d’une pyramide)

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R.

39

Carmen

40

R.

41

Carmen

42

R.

Ben + comme je l’ai dit + alors que ça se passe il y a très longtemps ils maîtrisaient des mathématiques + de la physique...

43

Carmen

Et vous savez, lorsqu’on veut construire quelque chose + qu’est-ce qu’on fait d’abord ?

44

É.

45

Carmen

Et là + ça suppose qu’ils avaient des connaissances mathématiques pour être capables de calculer les plans d’un édifice aussi grand ++

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R.

(Désignant l’écran avec sa baguette) Là + on voit la pyramide lorsqu’elle se faisait construire + vous voyez ici les escaliers + avant qu’ils aient mis la plaque dessus + mais ça c’est une hypothèse parce que les savants pensent que pour transporter les blocs ils avaient fait de grandes rampes pour monter les pierres + et au fur et à mesure que la pyramide grandissait + vous voyez là sur la photo + ils allongeaient les rampes + Vous voyez ils arrivent là et puis ils traînent les blocs et puis ça monte ça monte et ça conti­ nue puis ils arrivent en haut + et là on peut voir comment les pierres étaient posées + les roues n’existaient pas à cette époque donc ils traînaient les pierres + après on sup­ pose que dès qu’ils avaient fini les pyramides + ils démolissaient les rampes + Éteignez, allumez ! Des questions ? Ar. !

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Ar. (CP)

Et tu dis que c’était à quelle époque ? Oh c’était plus de deux mille ans avant Jésus Christ ! C’est l’Antiquité + mais il y a très longtemps

Et donc certains savants supposent que déjà ces anciens Égyptiens... ?

Des plans

Ils les poussaient les pierres ou ils les montaient à la corde ?

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R.

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Aur. (CM2)

Ils les tiraient à la corde + mais ils étaient nombreux à tirer parce que ça pesait plu­ sieurs tonnes + ça veut dire que c’était très lourd ++ sur le plat ils mettaient des rondins dessous pour que la pierre roule sur les rondins + mais sur la rampe qui montait ils ne pouvaient pas + sinon la pierre redescendait + Aur. !

Mais la pyramide + comment elle est faite + c’est plein + on le voit sur la photo ? Oui c’est plein + elle était pleine mais il y avait les chambres funéraires + c’est des chambres pour les morts et on ne pouvait pas en mettre beaucoup parce que si elles prenaient beaucoup de place ça risquait de s’écrouler + c’est pour ça qu’ils ont fait comme ça + sinon les pyramides elles seraient écroulées aujourd’hui + Ah oui et aussi les blocs du bas étaient plus lourds que ceux du haut parce qu’ils devenaient de plus en plus petits en montant + Cia. !

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R.

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Cia. (CM1)

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R.

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Carmen

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R.

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Cia. (CM1)

Mais j’ai pas compris comment c’était orienté vers les directions des points cardinaux + puisque la pointe elle est toujours vers le haut ?

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R.

Ben la base c’est un carré tu vois + regarde sur la photo + tu vois ? Alors chaque angle + il y en a quatre + était orienté vers un point cardinal tu comprends?

Moi j’ai pas compris ce que tu as dit avec le soleil là + le milliardième + j’ai pas com­ pris Ah oui + si on pense qu’ils maîtrisaient les sciences c’est pas seulement parce qu’ils avaient fait les plans des pyramides + c’est aussi parce que certaines mesures de la pyramide correspondent exactement à une partie de la distance qui sépare la terre du soleil + si on multiplie la taille de la pyramide par un milliard + on obtient la distance de la terre au soleil Et donc + la taille de la pyramide ne paraît pas être due au hasard tu vois Cia. + parce que les Égyptiens adoraient le soleil + leur dieu était le soleil + et si la pyramide me­ surait exactement un milliardième de la distance qui nous sépare du soleil + c’était peut-être voulu

Et c’est peut-être ce qui prouve qu’ils maîtrisaient bien les mathématiques ++ Cia. !

Analyse de l’épisode II Nous pouvons constater que le deuxième épisode se déroule sur le même schéma que le premier, et ce constat est confirmé par la suite de la conférence. 11 va donc déjà être possible de modéliser la conférence (au sens pattern, qui vient du latin patronus, signifiant la « forme » exemplaire, le « patron » servant de modèle), en tous cas dans la pratique spécifique de l’école Freinet de Vence. Ce modèle convient à toutes les autres conféren­ ces auxquelles j’ai pu assister à l’école. Eépisode que je vais décrire présente la première Merveille, les pyramides de Gizeh. Je découpe dans ce deuxième épisode quatre parties: Tdp 23 à 30, Tdp 31 à 38, Tdp 38 à 45, et Tdp 46 à 56. J’irai un peu plus vite que pour l’analyse du premier épisode, compte tenu du fait que les techniques et procédures sont exactement les mêmes (je conserve les trois questions immanentes).

a) Tdp 23 à 30: Cette première phase de l’épisode reproduit la démarche précédente: Ra. (Tdp 23) lit son texte, qui comporte là encore certaines difficultés, dont le niveau de langue

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(« érigées »): « plateau de Gizeh, entre 2800 et 2700 avant J.-C., angles, quatre points cardinaux, granit, calcaire », ainsi que les noms qui ne sont pas familiers aux élèves. Et la question vient immédiatement « c’est quoi ces noms que tu as dits? » (Tdp 24). 11 est intéressant de noter qu’une autre maîtresse intervient à ce moment-là (Tdp 25), formant ainsi un maillage topogénétique (Carmen, dans la classe de qui se trouve Ra., n’est pas la seule interlocutrice du conférencier: chaque professeur, dans la salle, se positionne en tant que professeur). Ici, l’insistance langagière (Brigitte répète « explique le, explique le »), cohérente avec les précédentes interventions de Carmen, porte sur deux points : expliquer, et ne pas lire ses notes. Il est intéressant de noter que dans sa réponse, Ra. récapitule ce qui vient d’être institutionnalisé « la première Merveille de l’Antiquité c’est les pyramides en Égypte » (Tdp 26). La clarté et la précision du Tdp 26 contraste avec l’impression confuse que pouvait laisser la lecture de son texte, on peut y déceler une certaine habileté d’expo­ sition, probablement due en partie à l’habitude constituée par cette pratique quotidienne des conférences. Si je réorganise ce Tdp en syntagmes propositionnels, voici ce que l’on trouve : - la première Merveille, - de l’Antiquité, - c’est les pyramides, - en Égypte, -j’ai montré l’Égypte sur la carte, - elles sont trois, - elles s’appellent Khéops, Khéphren, et Mykérinos, - c’est des noms égyptiens, - c’est la seule Merveille qu’on peut encore voir aujourd’hui. Dans une optique comparative, on peut commencer à se préoccuper de ce que pourrait être une leçon sur le même objet dans la forme classique. J’ai consulté le livre du maître d’une édition scolaire, et voici le texte sur les trois pyramides : « Eancienne Égypte est surtout célèbre pour son architecture majestueuse qui reflète un amour de la vie et un désir d’éternité. Les pyramides sont de gigantesques tombeaux que se faisaient construire les privilégiés et les pharaons. La plus ancienne pyramide, celle de Djéser, conjugue deux symboles : la colline primordiale surgie des eaux et la forme pyramidale, emblème du plus grand des dieux, Ré, le dieu du soleil. La pyramide s’impose dans l’architecture funéraire royale mais toutes ne sont pas aussi solidement construites en pierre que celles de Khéops, Khéphren et Mykérinos » (Histoire, 2002, Paris, Hachette, p. 20). Nous allons voir dans la suite du transcript comment le savoir est construit dans la situation. Mais déjà, on voit que le propos de Ra. interrogé par les interventions des maîtresses est peu éloigné du discours tenu par le manuel scolaire. On pourrait rechercher un grain plus fin d’analyse en compa­ rant ces propos sur un nombre important d’éditions scolaires, et en se posant la question des différences de contenu de savoir et de mise en situation, j’y reviendrai tout à l’heure27. 27. Je ne veux pas dire par là que les manuels constituent un étalon qu’il faudrait prendre pour mesure didactique d’une quelconque situation de classe, bien entendu. Ils constituent un repère, dans la mesure où ils sont censés être une expression des Programmes, à partir duquel nous pouvons réfléchir. Je ne vais pas faire l’analyse du manuel du maître, ce n’est pas mon propos. Mais on est en droit de se demander comment le maître fera la transposition, par exemple, du désir d’éternité, qui est une notion philosophique assez complexe.

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On voit, au Tdp, 27 comment Carmen conçoit sa fonction topogénétique, elle fait complé­ ter à Ra. son propos, de façon à obtenir la production d’un discours suffisamment organisé : « et donc + les autres Merveilles... ? » Cette question articule discours de Ra. en amont et en aval, ce qui caractérise la rationalité d’un discours sa « discursivité » comme on le sait depuis Platon, qui comparait l’activité discursive de liaison logique des idées à l’action d’un boucher découpant l’animal selon l’ordre de ses articulations. On trouve également cette idée dans le taoïsme, avec l’idée du « nécessaire » de l’activité que j’ai présentée en début d’enquête: Jean-François Billeter (2002, pp. 55-56) fait parler ainsi le boucher de Tchouang-Tseu : « Quand je rencontre une articulation, je repère le point difficile, je le fixe du regard et, agissant avec une prudence extrême, lentement je découpe ». Eintervention 27 de Carmen produit cet effet de rationalité entre les Tdp 26 et 28 de Ra. 26. R. (Ra. répond sans lire ses notes) Et bien + la première Merveille de l’Antiquité c’est les pyramides + en Égypte ++ tout à l’heure j’ai montré l’Égypte sur la carte + elles sont trois + elles s’appellent Khéops Khéphren et Mykérinos + c’est des noms égyptiens + c’est la seule Merveille qu’on peut encore voir aujourd’hui 27. C. Et donc + les autres Merveilles... ?______________________________ 28. R. On ne peut plus les voir + ou seulement des ruines comme pour les jardins de Babylone + on a trouvé les ruines de ces jardins + et la hauteur de la plus grande pyramide aujourd’hui + c’est 138 m.

Deuxième question d’élève (Tdp 29) demandant une explication « Et c’est quoi les points cardinaux ? », ce qui prouve que le public écoute (selon la règle énoncée par Carmen en début de séance) et qu’il participe à l’activité, cherchant à comprendre réellement le propos du conférencier. Dans sa réponse, Ra. paraît une fois encore assez clair et précis : - chaque angle des pyramides - est orienté - l’un au sud - l’autre à l’est - l’autre à l’ouest, et l’autre au nord - c’est les quatre directions de l’espace. Mais cette explicitation de la notion d’orientation n’est pas considérée suffisante par la maîtresse qui incite à nouveau Ra. à développer son propos, en s’appuyant sur un document: elle sollicite l’appui documentaire (dont elle sait que Ra. l’a prévu) pour qu’il apparaisse au moment qu’elle juge opportun « Bon + on va voir la pyramide sur ta photo ? Alors tu pourrais le montrer ». Elle intervient ici sur le milieu, pour agir indirectement sur la chronogénèse de la situation.

b) Tdp 31 à 38: C’est la deuxième phase de cet épisode, centré sur la présentation (Tdp 32) du deuxième document projeté, une gravure de Khéops. En désignant l’écran, Ra. montre

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ce qu’est un angle, les plus petits peuvent ainsi le percevoir. On peut, là encore, remar­ quer l’effort de présentation phénoménologique de l’objet pour les élèves les plus jeunes n’ayant pas accès à la notion d’angle : l’angle leur aura été désigné de façon descriptive et ostensive, dans un milieu suffisamment construit au plan langagier, sur une image « Voilà + ça c’est un angle ». Ra. décrit rapidement la forme et l’organisation fonctionnelle de la pyramide, puis lance l’injonction « Éteignez allumez » (Tdp 32) manifestant qu’il est maître du jeu au plan topogénétique et au plan mésogénétique. Une question surgit « C’est quoi qu’il y avait autour? », concernant des éléments du document que Ra. n’a pas décrits (Tdp 33), question à laquelle il répond sommairement. On constate que les maîtres­ ses n’interviennent pas pour lui faire préciser les choses, peut-être parce qu’elles veulent créer du relief dans l’objet de savoir à s’approprier, ou plus exactement de la profondeur de champ : certains éléments seraient soulignés et occuperaient le premier plan, d’autres seraient signalés en second plan, d’autres encore seraient abandonnés dans le flou de l’arrière plan. Dans un entretien que j’ai eu avec Carmen et que je reproduis un peu plus bas, c’est l’idée qu’elle semble avoir : « il faut trier dans ce qu’on fait apprendre. Certaines choses doivent être retenues, d’autres pas nécessairement. C’est difficile de déterminer cette distinction. Moi je pense que ce sont les enfants eux-mêmes qui décident ce qu’ils apprennent et ce qu’ils n’apprennent pas » (Tdp 8 C.). Toutefois, c’est un élève (Tdp 35) qui ramène le conférencier sur ses déclarations, et lui demande de s’en expliquer « Tu as dit qu’elle n’était plus comme ça + mais maintenant comment elle est? ». On voit que le conférencier convoque la mémoire didactique en signalant qu’il l’a « dit tout à l’heure » (Tdp 36) : et il emploie spontanément la même expression que plus tôt au Tdp 23 (elle ressemble à « un escalier gigantesque »), ce qui prouve sa maîtrise du texte de sa confé­ rence, mais apporte une précision « parce que toute la surface est partie + ça fait aussi qu’elle est moins haute qu’avant », ce qui manque un peu de clarté pour les élèves, puis­ qu’il a donné plus tôt les hauteurs des trois pyramides, sans préciser cette notion de plus haut et moins haut. C’est en fait plus loin qu’il va le faire au Tdp 38 (« la hauteur de la pyramide de Khéops + à l’époque elle faisait 148,50 m de haut »). Cette petite remarque prospective nous permet de renforcer l’idée que le conférencier a une vision synoptique assez forte de son discours. À la question suivante « Est-ce qu’on peut entrer dedans ? » (Tdp 37), il répond visiblement sur fond d’incertitude (« je crois que » Tdp 38) mais sa réponse est juste, ce qui laisse supposer qu’il a lu un certain nombre de choses qu’il n’a pas prévu de faire figurer dans son discours, mais dont il est capable de se souvenir afin de répondre à des questions. Je propose de couper ici l’épisode, et d’en considérer une nouvelle phase.

c) Tdp 38 à 45 : En effet, Ra. décide de reprendre sa lecture. Ce seront les troisième et quatrième para­ graphes du texte écrit. Eà encore, on assiste d’une part à la présentation d’un contenu pouvant poser problème « corps embaumé ; pharaon ; sarcophages ; historien ; 484 avant J.-C. ; cent mille », et d’autre part à un commentaire qu’il faut bien reconnaître « expert », puis à nouveau d’un contenu difficile « milliardième, dix millionième, rayon terrestre », suivi d’une interaction provoquée par la maîtresse.

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Toujours le même schéma. Et toujours les mêmes questions immanentes suggérées au départ de cette analyse. Il me semble que l’intérêt du commentaire de Ra. dans ce Tdp 38, c’est de détailler la « maçonnerie » de la pyramide : une route d’accès, dix ans pour la construire, un kilomètre de long, vingt ans pour la pyramide, insuffisance de blocs, nécessité d’aller les chercher de l’autre côté du Nil (qui est un fleuve, qui traverse l’Égypte), acheminés en bateau. Ce quatrième paragraphe lu est particulièrement problé­ matique, et l’on peut se dire qu’il n’est accessible, au mieux, qu’aux élèves de CM2 présents dans la salle. C’est certainement pour cela que Carmen l’interrompt au moment où il va décrire son document projeté. Elle pose la question du naïf (« et tu dis que c’était à quelle époque? » Tdp 39), les élèves ne faisant pas nécessairement le lien entre la précédente notion d’Antiquité et les dates que Ra. vient de donner. On voit là un geste subtil de profes­ seur consistant à mettre en suspicion les liens logiques ou mnésiques du discours tenus pour les auditeurs. Une fois encore, la réponse de Ra. semble assez pertinente construite en triptyque : - Oh c’était plus de deux mille ans avant Jésus Christ ! - C’est l’Antiquité. - Mais il y a très longtemps. Ta réponse s’appuie sur ce que l’on peut considérer pour lui comme une technique d’énonciation naturelle, l’onomatopée d’interjection « Oh », dont la fonction est de repré­ senter la quantité de temps écoulée depuis la construction des pyramides, ce qui est une technique professorale commune ; il emploie ensuite à juste titre l’imparfait, et une mesure approximative (« plus de deux mille ans ») dont la fonction est d’insister sur l’ancienneté de cette date, avec un nombre facile à appréhender linguistiquement (« deux mille »), ce qui rend le propos plus accessible que « entre deux mille huit cents et deux mille sept cents ». 11 rappelle ensuite, toujours dans une attitude descriptive, selon le terme de Wittgenstein, « c’est l’Antiquité », en référent l’Antiquité à ces dates (la périphrase et para­ phrase de cette affirmation serait : je vous parlais d’Antiquité, et vous voyez l’Antiquité c’est ces dates-la), mais réciproquement en référant ces dates à la notion d’Antiquité (vous voyez, ces dates appartiennent à ce que j’ai appelé l’Antiquité, mais il y a très longtemps). Le dernier syntagme récapitule sous une forme plus banale et triviale ces données, la périphrase en serait: bref, tout cela se passait il y a très longtemps (le syntagme ajoute la conjonction mais qui spécifie, à l’intérieur de l’Antiquité, que la date est fort ancienne). Cette analyse fine prend le principe de ralentir le temps. On peut supposer que le cerveau va très vite pour percevoir les éléments d’un discours, et sa construction. Si l’on ralentit la situation, on peut voir le sol raboteux de la chronogénèse en action, comme un film que l’on passe­ rait image par image. Bien entendu, l’inconnue de cette analyse réside dans le degré de compréhension des élèves. Mais un indice de leur compréhension, ou non compréhen­ sion, et de leur attention, se trouve dans le type de questions que certains posent. Dans ces moments difficiles de la conférence, on voit que le professeur prend systématiquement l’initiative des questions : les élèves sont à ce moment-là auditeurs de l’interaction entre la maîtresse et le conférencier28, ce qui est une répartition topogénétique très « locale », si je 28. Un certain nombre d’élèves, bien entendu, ne posent pas de questions, n’interviennent pas. On n’est en droit de s’interroger sur leur non participation : sont-ils moins engagés que les autres dans l’activité ? Pour avoir assisté assez souvent à des conférences, je peux dire que d’une part, comme en toute classe, certains élèves

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puis dire, et originale ; la maîtresse prenant en charge le jeu dans cette charnière difficile29, grâce à une « technique du moment propice » (Sensevy, Mercier, Schubauer-Léoni, 2000), qui consiste à intervenir de façon opportune pour renforcer les liens logiques et mnésique du discours, et pour produire du relief dans les objets de savoir, comme je l’ai dit plus haut. Au Tdp 41 la maîtresse poursuit son action « microchronogénétique » en utilisant cette technique d’énonciation « Et donc », qui lui permet de revenir sur un propos de Ra., en ralentissant elle-même le temps du jeu de Ra. (au sens de play, sa manière de jouer). La question de Carmen, comme telle, est parfaitement hermétique, mais dans le contexte, Ra. la comprend parfaitement : 41 C. Et donc certains savants supposent que déjà ces anciens Égyptiens... ? 42 R. Ben + comme je l’ai dit + alors que ça se passe il y a très longtemps ils maîtri­ saient des mathématiques + de la physique...

Toujours la même technique30 consistant à commencer une phrase qui récapitule ou redit mais s’interrompt en suspension et ouvre sur la réponse de l’élève. Dans la réponse de Ra. on observe encore une fois ce sens chronogénétique (Ben/comme je l’ai dit/alors que ça se passe il y a très longtemps...) consistant à reformuler. Mais ce qui résiste probablement à la compréhension pour les auditeurs, c’est cette notion que les Égyptiens maîtrisaient déjà les sciences : Carmen y revient sous l’aspect des compétences de construction « Et vous savez, lorsqu’on veut construire quelque chose + qu’est-ce qu’on fait d’abord ? » (Tdp 43), qui est sans doute l’angle sous lequel les enfants pourront plus facilement comprendre la notion générale de maîtrise des sciences. Pour comprendre l’exploit de construire les pyramides, elle veut leur faire faire un détour par « les plans », qu’elle fait venir dans le milieu de la situation (c’est un élève qui le trouve au Tdp 44) : elle institutionnalise cette réponse, mais en l’orientant vers la spécificité de la construction des pyramides « Et là + ça suppose qu’ils avaient des connaissances mathématiques pour être capables de calculer les plans d’un édifice aussi grand ++ » (Tdp 45). La technique d’énonciation, une fois de plus, montre le professeur à l’œuvre dans son topos « Et là », ostension qui signifie voilà, c’est ça, vous voyez, pour faire les plans de pyramides (« un édifice aussi grand »), c’est bien qu’ils maîtrisaient les mathématiques. Alors, dans le court silence (+ +) qui succède à cette intervention, Ra. reprend la conduite de sa conférence.

parlent plus que d'autres, mais d’autre part que les “parleurs” ne sont pas toujours les mêmes en fonction des conférences. Le thème de la conférence les stimule-t-il plus ou moins ? 29. La maîtresse se reterritorialise, pour garantir le processus chronogénétique. Il me semble qu’on peut aller jusqu’à dire, même si ce n’est que par analogie à l’analyse des situations mathématiques de Brousseau, que la maîtresse indique et institutionnalise une stratégie gagnante (dans la compréhension de l’objet de savoir). 30. Je remarque que cette technique est “universellement “employée par Carmen: elle procède de la même façon, par exemple, dans V autocorrection du travail individuel. Lorsqu’un élève vient la voir avec son texte ou avec une fiche de mathématique, elle intervient de cette façon, en lançant une phrase (qui interroge) qu’elle laisse en suspens, comme pour créer un appel, et l’effort de réponse de l’élève. C’est une façon de créer un topos précis pour l’élève, en fonction de la connaissance que la question met au travail.

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d) Tdp 46 à 56 : Dans cette dernière phase de l’épisode, il n’y a plus de texte lu, et on peut voir que le conférencier travaille sur un milieu qu’il a lui-même constitué, la gravure projetée (qui a été demandée au Tdp 38, photo n° 3) d’un début de construction de pyramide (nous sommes toujours dans le thème dominant de la construction). Cette phase est une trame d’interactions entre Ra. et ses camarades, où l’on constate un taux de dévolution qui me paraît élevé. Cela pour deux raisons : d’abord l’importante autonomie du conférencier dans ses explications est confirmée aux Tdp 46 (description de la technique de construction), 48 (description de certaines contraintes de construction), 50 (précisions complémentaires), 52 (reformulation sur les mesures), ensuite parce que les quatre questions des élèves me semblent pertinentes à ce moment du jeu (est-ce qu’ils poussaient les pierres ou les tiraient-ils à la corde/Ia pyramide est-elle construite en masse/que signifie ce nombre de milliardième/qu’est-ce que l’orientation aux cardinaux). On voit le plus souvent les pyra­ mides en carte postale touristique, et Ra. choisit de montrer la pyramide dans sa genèse, ce qui me paraît une stratégie habile pour faire comprendre la majesté de l’édifice (Tdp 46) : cette approche donne accès à la réalité de la pyramide, la présente comme un réel qui a été produit, et non comme un résultat, une image abstraite. La description de Ra. me semble assez organisée, si l’on s’intéresse à son énonciation : (« Là + on voit la pyramide lorsqu’elle se faisait construire + vous voyez ici les escaliers + avant qu’ils aient mis la plaque dessus + mais ça c’est une hypothèse parce que les savants pensent que pour transporter les blocs ils avaient fait de grandes rampes pour monter les pierres + et au fur et à mesure que la pyramide grandissait + vous voyez là sur la photo + ils allongeaient les rampes + Vous voyez ils arrivent là et puis ils traînent les blocs et puis ça monte ça monte et ça continue puis ils arrivent en haut + et là on peut voir comment les pierres étaient posées + les roues n’existaient pas à cette époque donc ils traînaient les pierres ») - là on voit - vous voyez ici - mais ça - vous voyez là - vous voyez - ils arrivent là - et puis/et puis - et/puis/et là.

Concentré sur son instrument (écran et baguette), il travaille sur le milieu de la situa­ tion en faisant littéralement apparaître la pyramide : voilà ce qu’est une pyramide (telle qu’elle a été construite). Quelque chose de la frénésie perce dans le ton du conférencier à ce tour de parole, où la description est comme un cheminement dans la représentation, que conduit Ra. Par exemple « vous voyez ici les escaliers + avant qu’ils aient mis la plaque dessus + mais ça c’est une hypothèse parce que les savants pensent que pour transporter les blocs ils avaient fait de grandes rampes pour monter les pierres », Ra. revient sur un élément de la mémoire didactique en référent aux « escaliers gigantesques » dont il avait dû expliquer précédemment la nature, et dont il précise maintenant les raisons, en présen­

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tant l’hypothèse des savants : nous sommes vraiment dans l’ordre du savoir, comme je l’ai suggéré au début de cette analyse. De même, on comprend mieux pourquoi la route d’accès mesurait un kilomètre (« ils allongeaient les rampes ») : Ra. explique bien cette fonction des rampes, qui étaient détruites une fois la pyramide achevée. La posture du conférencier peut être perçue dans cette habitude à la fin de son propos : « des questions ? » Si l’on regarde l’organisation argumentative de sa réponse au Tdp 48, nous voyons quelque chose comme un “souci” du conférencier, consistant à bien suivre les articulations discursives dont je parlais plus haut. Ce qui est une observation intéressante pour compléter l’idée que l’on peut se faire de la topogénèse de la conférence, la maîtresse n’assumant pas seule le souci d’intelligibilité du discours tenu puisque le propos de l’élève est lui-même strié (bien que de façon irrégulière) de connections logiques : - ils les tiraient à la corde - mais ils étaient nombreux à tirer - parce que ça pesait plusieurs tonnes - ça veut dire que c’était très lourd - sur le plat ils mettaient des rondins dessous - pour que la pierre roule sur les rondins - mais sur la rampe qui montait ils ne pouvaient pas - sinon la pierre redescendait. Nous avons la même impression au Tdp suivant (50) : - oui c’est plein, elle était pleine - mais il y avait les chambres funéraires - c’est des chambres pour les morts - et on ne pouvait pas en mettre beaucoup - parce que si elles prenaient beaucoup de place - ça risquait de s’écrouler - c’est pour ça qu’ils ont fait comme ça - sinon les pyramides elles seraient écroulées aujourd’hui - ah oui, et aussi les blocs du bas étaient plus lourds que ceux du haut - parce qu’ils devenaient de plus en plus petits en montant.

Au Tdp 51, une élève pose la question incontournable « Moi j’ai pas compris ce que tu as dit avec le soleil là + le milliardième + j’ai pas compris ». Et Ra. resitue la question dans le milieu de la situation: « Ah oui + si on pense qu’ils maîtrisaient les sciences c’est pas seulement parce qu’ils avaient fait les plans des pyramides + c’est aussi parce que certaines mesures de la pyramide correspondent exactement à une partie de la distance qui sépare la terre du soleil + ». De cette façon, il relaie le discours de la maîtresse qui tout à l’heure, à propos de cette maîtrise des sciences, avait occulté la question du « milliardième » (qu’elle jugeait sans doute inutilement difficile pour les élèves), et avait polarisé l’attention sur « les plans » de l’édifice. Il y a une sorte de polyphonie de la communication de Ra. qui intègre dans son discours le discours d’autres, notamment de la maîtresse. Ici, Ra. déclare que « c’est pas seulement parce qu’ils avaient fait les plans des pyramides » qu’on peut dire qu’ils maîtrisaient les sciences, mais justement « c’est aussi parce que certaines mesures de la pyramide correspondent exactement à une partie de la distance qui sépare la terre du

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soleil ». Il reformule cette notion de distance concrète de la terre au soleil, et reformule le rapport de la pyramide à cette distance sous la forme, cette fois, d’une multiplication : « si on multiplie la taille de la pyramide par un milliard + on obtient la distance de la terre au soleil ». La stratégie de dépolarisation de la maîtresse se voit à nouveau au Tdp 53: elle n’envisage pas d’expliquer la division et la multiplication sur ces grands nombres, mais de les admettre globalement comme calcul précis et scientifique prouvant que les Egyptiens avaient maîtrisé les sciences pour ces constructions (toujours la même idée) « Et donc + la taille de la pyramide ne paraît pas être due au hasard tu vois Cia. + parce que les Egyptiens adoraient le soleil + leur dieu était le soleil + et si la pyramide mesurait exactement un milliardième de la distance qui nous sépare du soleil + c’était peut-être voulu »31.11 semble par là que les interventions successives de la maîtresse forment un itinéraire bis de compré­ hension de la conférence, occultant certains éléments du milieu, valorisant certains autres, et polarisant l’attention sur des aspects implicites du discours de Ra. Tout cela ne peut que renforcer l’idée que la situation de conférence est bien une situation didactique à part entière, ayant un air de famille avec les jeux décrits par Brousseau en mathématique. Il y a une constance observable dans l’action du professeur, et des techniques professionnelles repérables, que je me suis efforcé de caractériser. Ra. semble comprendre le coup que joue la maîtresse à ce moment-là (Tdp 53) et fait en tous cas une hypothèse consensuelle: « c’est peut-être ce qui prouve qu’ils maîtrisaient bien les mathématiques » (Tdp 54). Il y a une amusante erreur de compréhension de l’élève au Tdp 55 « Mais j’ai pas compris comment c’était orienté vers les directions des points cardinaux + puisque la pointe elle est toujours vers le haut? » ; on peut comprendre cette erreur si l’on revient vers le Tdp 23 où Ra. disait « il s’agit de Khéops qui fait 138 m de haut + Khéphren qui fait 136 m de haut + et Mykérinos qui fait 66 m de haut + érigées entre 2800 et 2700 avant J.-C. pendant l’Antiquité + chacun de leurs angles était orienté très exactement vers un des quatre points cardinaux + ». Eénoncé de Ra. prête à confusion pour un élève qui ne connaît pas la notion de point cardinaux, puisqu’il associe la hauteur des pyramides et « un des quatre points ». Cette erreur est régulée aussitôt par Ra. qui revient de façon ostensive sur le milieu de la construction : - Ben la base - c’est un carré - tu vois - regarde sur la photo - tu vois ? - alors - chaque angle - il y en a quatre - était orienté - vers un point cardinal - tu comprends ? 31. lan Hacking rappelle que « depuis la plus haute Antiquité sont effectuées des mesures astronomiques à la sixième décimale près » (1983, p. 375).

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Ce qui domine dans le jeu de Ra., c’est son effort d’explicitation de son propre texte. Il semble qu’il n’ait pas eu les moyens de réécrire le texte de façon à le simplifier, à le rendre plus accessible. Donc, le niveau de langue très élevé est maintenu dans le texte lu, et l’on peut conjecturer que c’est un facteur de parasitage dans la communication dommageable. 11 est probable qu’un professeur soit ne présente pas un texte de ce type, soit le présente dans une situation d’étude qui porte sur l’écriture même de ce texte. Dans sa recherche documentaire, son travail fut de sélectionner les éléments de présentation des pyramides qui lui ont semblé à lui les plus intéressants. Cette sélection s’est faite avec un déficit de critères, c’est manifeste. Par exemple, il n’y a rien sur la religion égyptienne (c’est la maîtresse qui introduit subrepticement l’adoration du soleil), il n’y a rien sur les pratiques esclavagistes, les références au pharaon, aux sarcophages, aux chambres funéraires sont pauvres. Or, on peut considérer que ces manques forment ensemble une transposition didactique maladroite de ce qu’il y a à savoir sur les pyramides. Ces quelques remarques nous inciteraient à un certain scepticisme sur la pertinence et l’efficacité didactique de la conférence ainsi pratiquée. On pourrait se dire, en quelque sorte, que le discours de Ra. passe en force, et que probablement, un certain nombre d’enfants soit n’auront pas compris grand chose (niveau de langue et vocabulaire), soit n’auront compris ce qu’est la pyramide que de façon périphérique et un peu aléatoire. Une situation bien construite par un maître à l’aide d’une ingéniérie didactique adéquate aurait sans doute permis une appropriation de ce qu’il importe de savoir sur les pyramides, et cela cycle par cycle, voire niveau de classe par niveau de classe. La forme souple de la conférence ne devrait pas pénaliser outre mesure les élèves en termes d’acquisition de savoirs, quelles que soient les insuffisances que l’on peut aisément opposer à cette forme32. Il me semble au contraire que l’on peut raisonnablement admettre le postulat selon lequel le « brassage » permanent de tous les savoirs qui transitent dans la classe et dans l’école contribuent à la formation d’une culture ouverte chez les enfants de cette école. Cela ne nous dispense pas de reconsidérer le problème du devenir de la conférence dans la classe. À l’école Freinet, les documents ayant servi à la conférence sont exposés pendant quelques jours, et nombreux sont les enfants qui viennent les consulter, relire, poser de nouvelles questions au conférencier les jours suivants, ou même décider de réaliser une conférence sur un sujet proche, ou en prolongement. Toutefois, on pourrait imaginer que le lendemain de la conférence, une activité de reprise ait lieu en classe de façon à préciser ou compléter un certain nombre d’éléments présents dans la conférence. J’ai fait cette remar­ que à Carmen qui m’a répondu en deux points : d’une part, c’est quelque chose que les maîtresses pratiquent quelquefois, en fonction de l’intérêt de la conférence dans le contexte du moment, d’autre part elles ne sauraient le faire de façon systématique par manque 32. Surtout si l’on convient de ne pas trop idéaliser les résultats de l’enseignement classique, où la leçon se trouve nécessairement un peu plus sous la maîtrise du professeur. Si l’on fait un scénario imaginaire, on pourrait juger intéressant d’enquêter sur ce qui resterait d’un enseignement comme celui de l’école Freinet, s’il se poursuivait jusqu’au baccalauréat, afin de comparer ces résultats avec ceux de l’école classique. On pourrait beaucoup plus facilement essayer de savoir ce qui reste précisément, pour les élèves qui l’auront écoutée, d’une conférence quelques semaines plus tard. Mais la conférence ne prétend pas apporter de meilleu­ res connaissances aux élèves, elle se présente comme un milieu communiquant avec tous les autres milieux, dans une organisation “holiste” du travail scolaire.

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de temps. Ou alors, il faudrait ralentir le rythme des conférences, par exemple faire une conférence le lundi, et la retravailler avec les élèves le mardi, puis une autre le jeudi, et la retravailler le vendredi. Jusqu’à présent, les maîtresses de Vence ne se sont pas résolues à une telle organisation, parce que le rythme quotidien de la conférence leur paraît fondamen­ tal dans cette école, eu égard à tout ce qui a pu être déjà dit et permet de le comprendre. Comme le dit Dewey, l’étude de la géographie et de l’histoire contribue d’abord à « accroître les significations de l’expérience ordinaire (1968b, p. 251) en éveillant la curiosité qui « est la conséquence nécessaire du fait qu’une expérience est une chose mouvante, changeante, impliquant toutes sortes de liaisons avec les autres choses » (id.). Je suis loin d’avoir épuisé la description de la conférence, et d’en avoir terminé l’analyse. Un point fondamental que je n’ai malheureusement pas abordé, c’est l’évaluation coopérative de la conférence, qui constitue pourtant une part essentielle du jeu: à la fin de la conférence, les auditeurs posent des questions supplémentaires, puis le conférencier pose aux auditeurs des questions qu’il a préparées à l’avance et qui portent sur des éléments importants de sa conférence, enfin les auditeurs expriment leur appréciation du travail du conférencier, selon un système de critères auquel ils sont habitués. Généralement, la séance se termine par des applaudisse­ ments, qui provoquent parfois une certaine émotion chez le conférencier. La conférence est une forme sur laquelle il serait intéressant de pratiquer des variations. C’est un projet que j’ai mis en œuvre avec quelques professeurs : l’enjeu en est notamment la complexification du temps didactique dans une conception post-coménienne, avec l’idée que j’ai proposée d’un ralentissement chronogénétique, ce ralentissement du temps permettant l’investiga­ tion d’une ouverture en quelque sorte spatiale sur les savoirs, ou d’une mise en foisonne­ ment de ces savoirs. Pendant le temps où l’on avance moins vite, il est loisible à la classe d’explorer tout autour. C’est un peu l’idée des « lieues de chien » : au lieu de parcourir le plus court chemin entre A et B, un chien explore tout autour du chemin sur la droite et sur la gauche. Cela caractérise aussi la nouvelle conception mésogénétique.

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Chapitre 10

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La fabrication du texte libre ouvre la journée, là où la conférence la fermait. Je vais présenter des documents qui sont extraits de carnets de terrain et de transcripts. La parti­ cularité de ce chapitre est que j’ai intégré après coup mon travail d’analyse dans le corps même du texte des carnets, j’ai donc inclus des transcripts dans cette écriture, et des notes de travail rédigées dans les interstices de mes visites à l’école. Ce chapitre est écrit en forme rhizomatique, au sens deleuzien, dans laquelle différents matériaux communiquent1. Observation du jeudi 28 novembre 2002, le matin “classe des grands” de Carmen Montés (23 élèves)

Le déroulement de la matinée aujourd’hui sera le même que d’habitude dans la classe de Carmen (Œ2, CM1, CM2): j’ai déjà décrit cette régularité routinière spécifique à l’école Freinet de Vence2. Lorsque j’entre vers 8h20, une élève a déjà écrit sur le tableau: « Bonjour Julia, Elise, Carmen et Henri Go ». Une autre élève, Yasmina, est en train d’écrire: « Bonjour Carmen chérie ». Les élèves s’installent en silence, et commencent à travailler. Dans ce premier extrait de mes carnets, je récapitule l’organisation de la matinée autour de l’institution du texte libre. Premier moment de la matinée

Lorsqu’ils sont installés, les élèves doivent se mettre au travail, c’est l’institution d'auto­ nomie. Je prends institution au sens de Mary Douglas (1986) : les institutions d’une société fabriquent les personnes à partir des règles sociales les plus générales et jusqu’aux règles 1. Le rhizome est une tige souterraine chargée de réserves, dont les feuilles sont formées d’écailles, proliférant horizontalement, et sur laquelle naissent les tiges aériennes et les racines, du Grec Rhizôma, déployant des racines “adventices”, horizontalement et par accidents. 2. Je m’explique sur ce terme : dans notre système d’enseignement, chaque classe concrète a une spécificité, liée au contexte de l’école et de son environnement, des élèves réels, et du maître en poste, au moment où on l’étudie. Il y a du générique et du spécifique dans toute classe : il serait absurde de dire que telle classe est plus représentative que telle autre de l’institution scolaire en général, c’est pourquoi je pose que les classes de l’école Freinet de Vence ne sont pas moins représentatives que les autres de cette institution publique à laquelle elles appartiennent. Je m’efforcerai de montrer en conclusion qu’il y a autant de “public” dans cette école qu’ailleurs.

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sociales les plus spécifiques, pénétrant chaque individu du monde de pensée de cette société. Ici, il me semble que l’autonomie n’est que cette « fabrication ». Eélève observe son plan de travail, et décide de l’activité dans laquelle il va s’engager. Cette délibération est régulée à deux niveaux chronogénétiques : à l’échelle du plan de travail (qui dure trois semaines dans cette classe), et à l’échelle de l’année scolaire. Elle est également régulée à deux niveau topogénétiques : à l’échelle de la coopération entre élèves lors du bilan du plan de travail (le graphique), et à l’échelle de la maîtresse qui est garante pour l’institution scolaire publique. En sorte que, par la rétroaction de ces régulations sur le choix de l’élève le matin, ce “choix” me paraît devoir être pensé en termes de délibéra­ tion. C’est un point fondamental pour comprendre les pratiques de cette école. J’ai abordé en début d’enquête cette notion de choix, en montrant comment les élèves sont incités, en situation, à prendre des initiatives qu’ils assument. Au cours de quatre années d’observa­ tions, je me suis convaincu de l’idée que l’école pratique un travail d’institution que j’appel­ lerai institution de délibération. Ce travail d’institution se remarque en diverses situations : dans la conduite du plan de travail et de son évaluation (le graphique), dans la conduite des réunions de coopérative, dans la conduite des ateliers où se fait un travail d’équipe, dans le tutorat, dans les initiatives. Eélève est constamment incité à récapituler la situation, à en percevoir le donné dans une attitude d’objectivation, puis à référer à certaines normes de la collectivité (dite ici en termes d'école Freinet), et à opter pour une attitude et une action. Mary Douglas souligne le fait que de façon générale « nous transférons à des institutions la tâche de penser » (1986, p. 99), et les notions d’une pensée libre ou d’une expression libre apparaissent de nos jours assez puériles. Toute pensée, toute décision sont toujours déjà prises dans un circuit institutionnel : « les gens font les institutions, les institutions font les classifications, les classifications modèlent les actions, les actions appellent des noms, et les gens, ou d’autres créatures, répondent à ces noms, positivement ou négativement. [... ] La communauté instituée freine la curiosité individuelle, organise la mémoire collective, et transforme bravement l’incertain en certain » (Douglas, 1986, p. 117). Il m’a fallu, au cours de ces quatre années, observer le « style de raisonnement » (Douglas) de l’école Freinet, en tenant compte du fait qu’à l’intérieur même de cette école fonctionnent les classifications dominantes de l’institution éducative en général (de l’enseignement public), ainsi que les classifications incorporées par les élèves et les maîtresses à l’extérieur de l’école, dans la vie sociale qui nous fabrique tous. 11 m’a semblé absolument nécessaire de retravailler la notion de libre expression qui traverse l’œuvre de Freinet. Cette notion est problématique si on l’entend au sens trivial du subjectivisme. Je voudrais faire un détour par l’analyse de cette problématicité. Je modifie l’interligne, le corps et le caractère de mon texte pour constituer l’unité de cette analyse dans mon rhizome. Eécole Maternelle n’étant pas sous la contrainte des enseignements disciplinaires que connaît l’École Élémentaire, elle offre un cadre particulièrement propice aux idéologies de l’expression : elle se veut un milieu à la fois permissif et stimulant pour l’expressivité enfantine. Les Nouveaux Programmes en attestent. Cependant, ces Nouveaux Programmes ne se prononcent pas sur la signification du mot expression. On trouve le terme employé très fréquemment dans le texte, mais on ne

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sait, dans ce fouillis de significations possibles, quel sens lui donner : à quel problème l’idée d’expression prétend-elle répondre ? Ce problème n’est pas construit par le texte.

a) Voyons déjà les occurrences, de la notion d’expression dans les Nouveaux Programmes 2 002 pour la Maternelle (édition CNDP 2 003) Préface (p. 7 à 14) : p. (7), 8, 10 Résumé du Programme Maternelle (p. 16 à 24) : p. 17,21, 23, 23, 24 Préambule (p. 46 à 55) : p. 47 Introduction (p. 55 à 67) : p. 63, 65, 66, 66, 66, 66 I Langage, (p. 70 à 95) : p. 72, 82, 83, 84, 85, 86 II Vivre ensemble (p. 98 à 104) : p. 98, 100, 100, 103, 103, 103 III Agir et s’exprimer, (p. 106 à 118) : p. 106, 107, 108, 109, 109, 112, 114 IV Découvrir, (p. 120 à 135) : p. 134, p. 135 V Sensibilité, (p. 138 à 153) : p. 138, 138, 139, 139, 140, 140, 140, 141, 141, 142, 142, 142, 143, 144, 144, 145, 145, 146, 146, 146, 147, 149, 149, 151, 151, 153 b) Classement des locutions dans lesquelles cette notion intervient (Je reviendrai plus bas sur ce classement en trois catégories)

1. Expression orale, exprimer ce qu’il perçoit, moyens d’expression, expriment leur souhait 2. Tentatives d’expression, exprimer les impressions, langages d’expression, exprimer, progresser dans son expression, expressivité de la voix, moyens d’expressivité, pouvoir d’expression, capacités expressives, techniques d’expression, ressources expressives, expressivité de l’image, diversité des expressions artistiques, expression graphique, formes d’expression, possibilités expressives (des jeux corporels)

3. Exprimer sa personnalité, en s’exprimant, exprimer des sentiments (émotions, sensa­ tions), espace d’expression, expression non verbale, expression individuelle, expression personnelle, s’exprimer avec leur corps, instrument d’expression, jeux d’expression, action à visée expressive, possibilités d’expression, activité d’expression, expression gestuelle, à des fins expressives, désir de s’exprimer, stimulent sa propre, expression, expression de soi, projets d’expression

c) Définition(s) du terme expression (En latin) expressio, du participe passé expressus du verbe exprimere, action qui consiste à “faire sortir de”, extraire en pressant (à l’aide d’une technique simple - en serrant avec les doigts, en essorant dans un carré d’étoffe nommée étamine, en écrasant sous un poids, une presse - ou sophistiquée), et permet d’obtenir l’eau, le suc, le jus, l’huile (pour le vin, on parle de “pressurage”) - du radical premere signifiant “presser”.

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- En médecine, “l’expression abdominale” est l’action exercée par les mains sur la paroi pour aider à expulser le fœtus - en mathématique, “l’expression algébrique” est la repré­ sentation économe d’une quantité ou d’une grandeur par des nombres ou des lettres reliés entre eux par les symboles des opérations arithmétiques, ou “réduire une fraction à sa plus simple expression” en trouvant la fraction égale ayant les termes les plus simples possi­ ble - en musique, les “signes d’expression” règlent l’exécution de l’interprète, la “boîte d’expression” de l’orgue est un compartiment formé de lames de bois mobiles nommées jalousies actionnées par l’organiste pour accroître ou diminuer l’intensité des sons. - Eexpression est l’action par laquelle on “presse hors de”, mais aussi le résultat de cette action : l'expressivité désigne à la fois le fait d’exprimer et le fait que quelque chose soit exprimé.

Nota bene : l’expression peut dériver du verbe transitif et/ou du verbe pronominal (manière d’exprimer ou de s’exprimer) ; à ce titre, on peut considérer que l’expression d’un élève signifie le fait qu’il exprime, le droit d’expression dont il dispose, sa capacité à exprimer quelque chose, la façon dont il exprime et le mode d’expression, ce qu’il exprime, la qualité de son expression, le fait qu’il s’exprime lui-même danscette activité d’expression, et donc la représentation de cet élève par son expression, voire la symbolique de l’élève dans son expression.

- Eexpression désigne le transit, l’effectuation, la manifestation concrète de l’idée dans le langage, c’est le fait de dire ou d’écrire (“exprimer sa pensée, son opinion”), et la forme utilisée pour exprimer (l’expression plastique, musicale...) ; parfois, cette activité semble vouée à l’échec, c’est l’inexprimable (“au-delà de toute expression”). Cette expression peut être plus ou moins heureuse (exacte, juste, rigoureuse, compré­ hensible, approximative, populaire, vulgaire, argotique...) ; une expression française (tour­ nure, manière de rendre la pensée, idiotisme, image) ; une expression toute faite (formule, cliché, poncif, préjugé). - Le terme d'expression peut aussi assumer une connotation méliorative, on parle de l'expression d’un artiste, au sens de son expressivité, de sa puissance expressive, et de son style d’expression ; cette efficience expressive à manifester son idée et son émotion vient de la technique employée, et/ou du talent personnel (un jeu pianistique plein d’expression = expressiD - Eexpression se dit également au plan physiologique et physionomique, comportement et ensemble de signes apparents par lesquels se manifestent un état affectif, des émotions, “expression de la joie sur le visage”, “une expression interdite”, “un visage inexpressif” (résultat des impressions ou perceptions transmises aux muscles striés, au système neuro­ végétatif agissant sur les muscles lisses des vaisseaux, des glandes, se traduisant par la rougeur, la pâleur, la sueur, la contraction du visage, l’horripilation de la peau... extério­ risation donc des émotions éprouvées) ; l’expression émotionnelle, décrite en particulier par Darwin, aide à la régulation des tensions émotives, et compose une sorte de langage déco­ dable par les congénères ; chez l’homme, c’est une conduite sociale qui permet à l’enfant des discriminations très précoces.

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d) Réflexion sur l’ambiguïté de la notion d’expression

* Cette ambiguïté est apparue d’emblée lors de la tentative de définition du terme, notamment parce que l’expression désigne à la fois l’opération (d’exprimer) et son abou­ tissement (l’exprimé). * Il faut maintenant préciser que la notion même d’expression est problématique dans la mesure où elle semble présupposer un contenu (caché) à extérioriser, à révéler, à manifester... * D’ailleurs, le préfixe latin ex signale bien ce mouvement de sortie et d’évacuation : il semble donc qu’il faille penser en termes d’intérieur/extérieur, contenant/contenu, enfermé/libéré, retenu/manifesté, caché/révélé, non-dit/dit, etc. Outre leur connotation spatiale, ces couples suggèrent une réflexion sur le statut du mouvement d’expression, avec l’idée éventuelle qu’un essentiel vient du dedans, et qui mérite d’apparaître. * Reste encore à savoir si ce qui est exprimé est différent de ce qui l’exprime, ou si le dynamisme qui exprime, et le produit de ce dynamisme, sont une seule et même réalité (que désignerait le terme d’expression). * Ensuite, ce questionnement devient particulièrement nécessaire avec la forme prono­ minale du verbe ; car s’il y a expression d’un « intérieur », il faut savoir si c’est cet intérieur lui-même qui s’exprime, s’il est sa propre expression : l’expression n’étant plus seulement l’acte consistant à exprimer “quelque chose”, mais elle est expression de soi qui justifie le sens fort du verbe s’exprimer (le soi qui s’exprime). * Ce mouvement d’expressivité peut bien sûr être une simple symbolisation : il s’agit alors d’un emploi plutôt formel, on dira par exemple que la déclaration des droits de l’homme est l’expression (même) de l’idéal républicain, ou que Condorcet, par exemple, est la première expression de la volonté républicaine ; il y a symbolisation,^ft il peut y avoir dans l’emploi de ce terme une personnification (Condorcet exprime la République, la République s’exprime en la personne de Condorcet). * On peut donc être tenté de considérer ce mouvement expressif comme une manifes­ tation, ou une émanation. En effet, si le discours exprime les idées, au sens où il les repré­ sente, il semble qu’il y ail un rapport d’analogie entre ce discours et les idées qu’il présente. Exprimer serait alors présenter quelque, chose qui correspond de manière analogique à une réalité cachée. Mais pour comprendre cette correspondance analogique, il faut penser que la chose présentée émane de la chose cachée, voire qu’elle constitue l’émanation même et la trace visible, le signe, de cette réalité obscure. * Par exemple, ce que l’on appelle “expression corporelle” désignerait l’action qui présente la façon dont le corps est impliqué dans des situations vécues par la conscience : les mouvements du danseur sont porteurs d’une signification qui s’enracinerait dans les profondeurs de son (et de notre) expérience existentielle. Cette signification pouvant d’ailleurs être partiellement décryptée en termes de manifestation de pulsions et d’affects inconscients, dans la plasticité d’un corps considéré comme une puissance vocale motrice. En fait, l’activité expressive consisterait ici en un passage d’un noyau obscur chargé de sens à une écorce distincte héritant de ce sens (l’exprimé émane de l’exprimant). C’est d’ailleurs ainsi que de façon générale la psychanalyse oriente la problématique de l’expression, en

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faisant de toute manifestation psychique une émanation expressive de l’ésotérique théâtre inconscient. e) Réflexion sur le phénomène de l’expression Je viens de relever l’ambiguïté du terme en montrant qu’il abrite une notion que je n’hésite pas maintenant à qualifier de théologique, tant l’expression semble un mouvement qui exhibe dans l’exprimé un absconditus, un “s’exprimant” caché, une sorte de puissance magique et ineffable. Or, (et c’est là le plus troublant) ce modèle est souvent employé dans la mouvance des pédagogies actives, parce que l’on y entend l’action dans une situation rendue favorable à l’extériorisation d’une sorte de fond secret du psychisme enfantin. On fait sans doute allé­ geance au discours psychanalytique, l’appelant à se porter caution d’une telle représentatiorq-visant le passage d’un dedans vers un dehors. Les activités dites d’expression sont alors pensées comme susceptibles d’offrir aux enfants les conditions de révélation de cet arrière-monde qui se dissimule en eux. Et l’en­ fant est vu comme une entité porteuse d’un fonds personnel, ou portée par un fond : la métaphore capitaliste y rejoint la métaphore religieuse. C’est ce fond(s) qu’il faudrait rendre loquace, en aménageant des conditions favorables à son expression, éventuelle­ ment perçue comme une sorte de quotient familial (une histoire de “papa-maman” diraient les sceptiques), si les rapports familiaux sont postulés comme scène incontournable de l’expressivité. À moins que l’on n’assigne à l’expression, de façon plus naturaliste encore, le rôle de libérateur d’une sorte de discours intérieur inhérent à l’enfant. Les Nouveaux Programmes s’inspirent d’une vision “moderne” de la pédagogie, dans la droite ligne de la loi d’orientation de 1989. S ‘agissant particulièrement de l’École Maternelle, on se doute de l’estime dont bénéficiait l’AGIEM3 au ministère, et ce texte de 2002 s’inspire largement de l’idée que le jeune enfant doit être scolarisé dans des condi­ tions propices à l’épanouissement de sa personnalité, dans le cadre d’un projet spécifique à l’école maternelle française. Cet épanouissement, donc, se fera-t-il selon une logique “germinative” S’agit-il simple­ ment d’aménager le milieu, de le rendre accueillant pour que l’enfant qui se sent alors en confiance s’exprime ? Cette expression ne serait-elle alors que le développement naturel de germes que recèle son « inconscient » ? Ce que l’enfant exprime n’est-il que l’émanation de son fond(s) intérieur? Il s’agit de s’interroger sur les modèles implicites de tels discours. En outre, on ne peut ignorer que toute expression se fait dans un milieu, et que ce milieu est structurant au plan des activités artistiques.

f) Réflexion sur les raisons des techniques d’expression chez Freinet Notons d’abord que l’expression, sollicitée par les Nouveaux Programmes, désigne trois aspects de la notion : 1. Les enfants doivent s’approprier les moyens techniques de la communication, ce qui est le sens banal de l’expression (orale, écrite, etc.). 3. Association Générale des Institutrices de l’École Maternelle.

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2. Les enfants doivent acquérir une compétence expressive, c’est-à-dire maîtriser les finesses d’un code (un intonation expressive, une mimique expressive, etc.). 3. Les enfants doivent pouvoir construire leur(s) désir(s) dans un milieu qui le permette (exprimer leurs émotions, exprimer leur sensibilité, etc.).

Ces trois aspects se complètent, mais il faut déjà être en mesure de les distinguer dans les dispositifs de la classe. Pour ce qui est des deux premiers aspects, l’école classique est censée les assumer déjà (et lorsqu’elle ne le fait pas, c’est au maître qu’il faut l’imputer). Pour ce qui est du troisième aspect, ce sont les Nouveaux Programmes qui y incitent, mais ils empruntent en cela les pistes ouvertes par Freinet en son temps. Venons-en au fait qu’il y a dans l’œuvre de Freinet cette importante notion de libre expression4, qui est en réseau avec d’autres racines conceptuelles telles que le dessin libre, Y expression-création ou l’art enfantin. Lévénement décisif de la forme scolaire imaginée par Freinet, c’est « la retrouvaille avec la vie ». Or, la libre expression, c’est l’idée qui permet de répondre à cet appel énoncé par Freinet dans son Essai de psychologie sensible : « l’individu réagit aux changements du milieu interne et externe, fait constamment le point expérimental des forces antago­ nistes afin de rétablir son indispensable équilibre » (1994, t. 1, p. 329). Je rappelle que Freinet organise son action à partir de ce constat empirique : la vie est, et « tend à acquérir un maximum de puissance » (p. 335) ; l’école doit donc devenir un milieu de vie et de travail dans lequel l’enfant pourra produire les actes de sa construction, car cette vie est un « devenir » (p. 339), et l’école lui permettra de mettre au point des « techniques de vie » qui favorisent l’équilibre et la puissance (p. 438). Pour Freinet, l’expression est ainsi production, et il me semble que le “libre” de l’expression concerne l’élaboration d’un milieu riche, non hostile à la vie, et démocratique, dans lequel l’enfant va pouvoir provoquer ses tâtonnements et ses créations adventices. Lexpression telle que la pense Freinet, ne présuppose pas un fond(s) obscur essentiel en réserve dont l’enfant aurait à assurer l’ex-tériorisation par l’on ne sait quelle miraculeuse vertu de la peinture ou du chant “libre”. C’est la vie même, dans son activité naturelle, qui est expression, c’est-à-dire production, et création, construction, fabrication... C’est un modèle intensif et quantitatif de l’expression, phénomène “univoque” qui se multiplie luimême de façon immanente. Et si, pour Freinet, l’expression est toujours l’expression d’un sens, c’est que la vie même est le sens auto-posé. Un courant philosophique et artistique a développé l’idée, depuis le xixe siècle, que la vie “n’a pas de sens”, que le sens de la vie n’est pas donné, et qu’il faut éventuellement l’inventer (ce sens). Mais le sens de la vie n’a pas à être inventé, et la vie n’a pas à être justifiée, puisque ce qui donne sens à la vie c’est la puissance même de cette vie à s’affirmer, à se vouloir. Donc le phénomène de l’expression est univoque dans la mesure où tout acte expressif est nécessairement porté par ce “vouloirêtre” de la vie, et l’expression est toujours comme telle production tautologique de sens. Lexpression de l’enfant doit être organisée, dès la maternelle ; c’est la responsabilité du maître. Cela se matérialise dans les trois principaux modes de cette expression produc­ tive pensée par Freinet: les créations, qui relèvent au sens du mot grec poiesis d’une acti4. Je rappelle que Freinet a pensé un couple de notions empiriques indissociables: « libre expression » et « expé­ rience tâtonnée ».

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vite singulière de conception ; les constructions, qui impliquent tout l’univers imaginaire personnel de l’enfant; les fabrications, qui développent cette intimité de perception du monde en des objets réalisés. En sorte que l’expression n’est pas à comprendre comme une mystérieuse émanation de la “personnalité profonde” de l’enfant, mais comme son activité naturelle d’appréhension du monde dans lequel il vit : l’appréhension du monde se faisant sous la forme d’une production (de parole, de gestualité, d’écriture, de peinture, etc.). 11 n’y a rien en amont de cette activité qui en serait la cause ou l’origine, c’est la vie elle-même que l’on peut considérer comme une activité expressive ; vivre, exister, devenir, c’est pour l’enfant créer, construire, fabriquer. Priver l’enfant des moyens de cette activité, serait le nier dans son être même. Il faut en conclure que la libre expression de l’enfant, concept fondamental de Freinet, a bien peu à voir avec une idéologie revendiquant la liberté d’ex­ pression. Eadjectif “libre” doit être reconsidéré par voie de conséquence. La liberté, dans la pensée de pédagogique de Freinet, me paraît plutôt désigner une intelligence d’organi­ sation institutionnelle et mésogénétique dans l’optique élargie du « mésocentrisme ». Dans le milieu travaillé des institutions, l’enfant est stimulé à prendre et assumer des initiatives. Ce sont des initiatives de création, de construction, de fabrication. Pour ce qui est du texte libre, le plan de travail est l’institution autorisant (toujours au sens du radical aug indiquant le “faire croître” la prise d’initiative d’écriture, qui est un travail d’institution, beaucoup plus qu’un effet du mythique libre arbitre. Ce travail autorise le processus de découverte de soi dans une collectivité, comme dit Freinet, que l’on sert et qui nous sert. Lécriture même du texte est entièrement traversée par cette circulation institutionnelle dans la langue, comme on va le voir.

Reprise de la description

17 élèves écrivent un texte libre. Un élève travaille sur une fiche de lecture autocorrec­ tive, 2 élèves travaillent sur des fiches de problème autocorrectives, 1 élève fait des fiches d’exercices autocorrectives sur les fractions, 1 élève fait des fiches autocorrectives de calcul mental, et 1 élève fait des fiches d’exercices autocorrectives sur les divisions5. La maîtresse circule pour viser le travail individuel (les enfants s’autocorrigent, et Carmen ne s’attarde qu’auprès des élèves ayant rencontré des difficultés) et vérifier les plans de travail. Lorsque le texte est terminé, l’élève doit écrire sur un cahier 2 lignes de chaque mot qui contenait une erreur. Cette pratique montre que les apprentissages scolaires ne sont pas ordonnés à l’école Freinet de Vence dans une épistémologie du constructivisme radical. Cela se verra plus nettement encore dans le travail individualisé sur cahiers autocorrectifs. À 9h05, le « petit facteur » Thé. entre en classe, avec la feuille des services. Il est accueilli par un salut que lancent plusieurs élèves et la maîtresse (« Bonjour petit facteur! »), et Carmen inscrit les responsables de services et le nombre d’élèves présents pour la cantine sur la feuille, avant que Thé. ne reparte (« Au revoir petit facteur ! »). Les élèves qui ne connaissent pas l’orthographe d’un mot cherchent ce mot dans les textes précédents, ou dans le dictionnaire. Parfois, c’est le voisin de l’élève qui le corrige (en 5. Je montrerai plus loin dans quel agencement s’opère une telle délibération, entraînant l’élève à choisir son activité le matin. La répartition des élèves selon les différents domaines d’activité est variable : selon les jours, il y a entre un tiers et deux tiers des élèves qui écrivent un texte.

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général, ce voisin est son “grand”. Éd. ayant écrit sur son cahier « on et allé cherché... », sa voisine La. lui dit: « Mais Éd., c’est le verbe être, il s’écrit « est », et « chercher » se met à l’infinitif »6. Je note que les mots cherchés par les élèves dans le dictionnaire ce matin, parce qu’ils n’étaient pas sûrs de l’orthographe, sont: diaphane, horreur, pareil, courir, longtemps, sol, patte, terrasse, plaisant, hôpital, exotique, flamme, énervé. Il y a deux étapes du travail de régulation effectué par la maîtresse7 : pendant la première heure, elle circule dans la classe en suivant l’ordre des trois rangées pour vérifier le plan de travail et les cahiers, mais aussi en allant voir les élèves qui lèvent la main (puis, pendant une demiheure environ à partir de 9 h 25, elle va s’asseoir comme chaque jour sur le banc pour lire les textes que les élèves lui montrent, et les corriger).

Deuxième moment de la matinée8

« Relisez vos textes » dit Carmen, « et ceux qui ont fait des mathématiques relisent leur texte de la veille » (mais tous les élèves ne présentent pas nécessairement leur texte chaque jour, notamment parce que le texte n’est pas toujours terminé ; seuls ceux qui se sont inscrits au tableau le font).

La présidente demande « Qui a des actualités, des trouvailles ? »... Les élèves se regrou­ pent alors autour du tableau, et Ci. s’approche de la présidente, devant le tableau: «J’ai amené un document sur le Mexique, c’est en fait une revue de voyages, et regardez les photos de plages... » (elle montre les photos à ses camarades) « il y a une plage qui s’appelle « Carmen » », Ci. semble très contente, et cela fait rire aux éclats tous les élèves: « Oh, Carmen, tu es très célèbre » dit un élève, et Carmen rit avec eux. Au vu des toponymes qui figurent sur la revue, Carmen demande: « Pourquoi parle-t-on espagnol au Mexique? » (elle montre sur le planisphère l’éloignement de l’Espagne par rapport au Mexique), et un élève répond que c’est le conquistador espagnol Cortès qui a conquis le Mexique en 1 519. « Oui, il aborda la côte du Yucatan en 1519, et fonda la ville de Veracruz, puis gagna Tenochtitlan, capitale Aztèque, sur le futur site de Mexico... Il deviendra gouverneur général de cette « nouvelle Espagne », nommé par l’empereur Charles Quint » dit Carmen. Puis elle ajoute : « Qu’est-ce qu’on nous montre dans les revues de voyage ? », et les élèves répondent qu’on nous montre de « belles choses », de « belles images qui font envie », des 6. Tout à l’heure, lorsque Carmen passera voir Éd., elle lui signalera, ainsi qu’à La., le cas particulier de l’accord avec l’indéfini “on” ça représente plusieurs personnes, ce “on” et avec l’auxiliaire être, on peut accorder “allé” au pluriel comme si c’était “nous” donc on peut écrire “on est allés” mais ce n’est pas obligatoire ». 7. J’ai remarqué que c’est le même fonctionnement dans la classe de cycle 2. 8. Dans l’anthropologie de ces classes, la mention des horaires me paraît essentielle. Outre les grandes charnières dans l’organisation du temps de la journée (charnières que l’on trouve dans toutes les classes, et qui constituent une forme générique de la vie des classes dans le système scolaire), il y a une micro-organisation du temps, à l’intérieur des grands volumes, correspondant au système de dévolution spécifique à cette école : même dans le cadre d’une activité collective orale, on retrouve cette sollicitation de l’engagement individuel, instant par instant (le collectif est toujours en ceci coopératif).

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hôtels avec « tout pour être bien ». Carmen suggère: « Mais alors, si l’on va dans un bel hôtel, on ne verra pas tout le pays, parce que tout le pays n’est pas comme ce que l’on voit sur ces images ; vous savez comment est une partie de ce pays, Marie-Paule nous l’expli­ que dans ses lettres, et dans ces revues nous ne voyons pas de photos d’enfants vivant sur les décharges. Où faudrait-il chercher des informations sur le Mexique pour le connaître mieux9 ? » Des élèves répondent qu’il faut consulter internet, ou lire des « revues et des livres plus sérieux ». Puis Carmen dit à Ta. qu’elle avait laissé traîner sa lettre au Rotary Club (pour demander une aide financière10) sur la table, et qu’elle l’a coupée en coupant des feuilles au cutter ; il faudra qu’elle la recopie pour l’envoyer ce soir.

« C’est la lecture des textes ! » dit la présidente. Pendant un peu plus de trente minu­ tes, les lectures vont se succéder, entrecoupées de quelques discussions à propos de ces textes.

« Tout le monde a lu ? Qui propose son texte pour Les Pionniers ? » demande la prési­ dente. Elle inscrit au tableau: Jo., Clé., Cé., So., Thé., La., Ju., Él. « On vote! » dit la prési­ dente, et elle compte les voix, tandis que La. se propose de l’aider pour inscrire les résultats au tableau ; c’est le texte de So. qui est élu avec 10 voix11. Troisième moment de la matinée

So. manifeste sa satisfaction par un large sourire, et vient relire son texte au tableau. On lui fait quelques remarques en désordre en vue de l’améliorer ; il s’agit de pistes que les élèves envisagent spontanément, et suggérées à So. qui écoute.

« On met le texte au tableau ! » dit la présidente. À partir de maintenant, So. relira son texte une phrase après l’autre : elle lit une phrase, la maîtresse demande s’il y a des propo­ 9. Marie-Paule est l’assistante maternelle qui a pris une année de congé en 2002-2003 pour vivre au Mexique dans un orphelinat ; l’école a entretenu avec elle une correspondance très suivie. On voit ici que Carmen introduit dans le dialogue un travail politique. C’est une caractéristique, comme chacun sait, de la pensée de Freinet que d’assumer une position socialiste. Les maîtresses de cette école gardent ce souci d’entraîner les élèves à réfléchir constamment sur le réel, et sur les injustices, à partir de situations sensibles (dans le style de Rousseau (1 971) : « l’esprit se révolte » contre les injustices constatées), et à partir de raisonnements impliquant très fortement la valeur d’égalité entre les hommes, mais toujours, me semble-t-il, en constituant d’abord le caractère problématique d’une situation. Cet exemple (avec les rapides précisions historique et géographiques apportées par la maîtresse) montre la conception systémique de l’enseignement qui prévaut dans cette école. 10. En vue de financer un échange scolaire avec les enfants de l’orphelinat mexicain. 11. Je reproduis plus loin la page des Pionniers avec le texte de So. mis au net.

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sitions d’amélioration, on adopte l’amélioration proposée si So. l’accepte, et un élève écrit la phrase au tableau, on relit cette phrase, on demande si elle convient ou s’il faut encore l’amender, on regarde ensuite si l’élève n’a pas fait d’erreurs d’orthographe en écrivant cette phrase... Les textes ne sont pas valorisés dans leur spontanéité. Je faisais remarquer à propos de l’institution du paysage que l’école n’a pas été pensée comme un lieu devant rester à l’état sauvage, et que bien au contraire, la nature qui est dans l’école a été pensée. De même, les textes produits ne sont pas reconnus par la maîtresse à l’état sauvage, ils font l’objet d’un aménagement linguistique et sémantique, au cours de la correction individuelle d’une part, au cours de la mise au net du texte élu d’autre part. Pour Carmen, ce qui fait la valeur de cette institution didactique ne me semble pas être le “libre” du texte libre, mais l’inscrip­ tion de l’initiative d’écrire (qui est déjà elle-même une initiative sociale) dans un processus de socialisation de l’écriture. J’ai proposé à Carmen ma conjecture sur sa pratique, qu’elle a ainsi commentée12 : - Il y a un malentendu sur le texte libre, le “texte libre” ça ne veut pas dire que l’enfant doit écrire n’importe quoi n’importe comment. Je sais que pour certains, le texte libre doit être totalement libre. Moi, je ne sais pas ce que ça veut dire. Un enfant, ce qu’il écrit est rarement extraordinaire, ça peut même ne pas être intéressant du tout. Si l’enfant vit dans un milieu favorisé culturellement, peut-être qu’il écrira des beaux textes. Sinon, c’est à l’école qu’on doit lui apprendre à enrichir ses textes. Moi, j’interviens à deux moments. D’abord, quand l’enfant travaille son texte sur le cahier, il vient parfois me montrer où il en est, parce qu’il hésite. Et là, je l’interroge pour lui faire chercher une suite. Mais aussi je lui fais des remarques sur ce qu’il a écrit, pour l’inciter à changer de construction de phrase, ajouter des éléments, modifier son vocabulaire. Ensuite, pendant le travail du texte au tableau, j’estime que mon rôle est essentiel. Bien sûr, ils sont habitués à ce travail, donc ils interviennent beaucoup eux-mêmes pour améliorer le texte, mais moi j’interviens aussi quand ça me paraît important. Le texte, ça doit être un produit fini, on le fabrique, et il faut que le résultat soit bien pour l’enfant et pour les autres aussi. Je ne laisse jamais faire un texte n’importe comment. Si le texte n’est pas travaillé, je le dis, et je proteste. J’ai ensuite demandé à Carmen comment fonctionne l’élection du texte : - Certains instits ne veulent plus faire l’élection, parce que c’est dépassé. Ils veulent toujours plus de démocratie, alors voter à la majorité ce n’est pas assez démocratique, donc, je ne sais pas comment ils font. Mais je crois que beaucoup ne travaillent plus le texte au tableau, donc je ne sais pas comment ils enseignent le français. Ici, c’est très simple, et ça va très vite : on récapitule au tableau le titre des textes candidats (certains élèves ne veulent pas présenter leur texte parce qu’ils le jugent eux-mêmes insuffisant), et on vote dans l’ordre. Dès qu’un texte a la majorité, on arrête le vote. Ils sont habitués à ça, c’est une formalité. De toute façon, ce n’est pas avec ça qu’on va apprendre la démocratie, c’est ridicule et simpliste. Chaque jour on choisit un texte, ils font ça pendant des années. Tout le monde a un texte élu, à un moment ou à un autre, on ne compte pas, mais moi, je veille à ce que ça ne soit pas toujours les mêmes enfants qui soient auteurs choisis. Ils savent qu’il faut varier le choix des textes, et les auteurs. Donc, en fonction des textes 12. J’ai pris en notes sa réponse, c’est pourquoi je ne la mets pas entre guillemets : je rapporte ces propos de façon approximative (mais sans rien y ajouter), en omettant les hésitations du style oral.

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du jour, ils vont s’orienter vers celui qui est le plus intéressant aujourd’hui. Parfois, c’est moi qui choisis le texte, je leur dis que j’ai envie qu’on travaille un texte précis, et je leur explique pourquoi, ça arrive. Par exemple, si un enfant a écrit un texte qui manifeste un net progrès, alors j’essaie de le valoriser, ou bien si un texte apporte quelque chose de nouveau dans la classe. Les enfants sont partageurs, ils s’intéressent aux textes des autres. Et ils aiment que ce soit les plus beaux textes qui soient choisis, ils l’admettent très bien. En fait ils n’écrivent pas pour qu’on choisisse leur texte, mais parce qu’ils aiment écrire. Et de toute façon, tout le monde lit son texte. Maintenant, Carmen demande à la classe de relire le texte ainsi écrit au tableau13.

Maintenant, la maîtresse demande que l’on relise le texte à voix haute. Les élèves sont tous assis face au tableau, l’un à côté de l’autre sur des bancs, et chaque élève lit une phrase à tour de rôle.

Après plusieurs relectures, au cours desquelles Carmen intervient régulièrement pour faire améliorer l’intonation et la diction, Carmen demande à So. si le texte ainsi retravaillé lui convient, et So. acquiesce. Voici le texte tel qu’il fut publié dans Les Pionniers de Noèl 2002.

13. Au cours de la mise au net, les élèves sont incités systématiquement à tous participer, c’est un aspect impor­ tant du contrat didactique dans cette situation.

168

TEXTE LIBRE

La sorcière Hier soir* rien ne marchait » : à ce moment, la maîtresse qui assiste aux interactions, indique à Hé. qu’elle doit changer de procédure, de façon à montrer à En. les nombres qu’elle lui dit « Non + il faut que tu le lui montres » (Tdp 344). Hé. utilise alors l’objet sémiotique qu’est le tableau de numération, disponible dans la pochette d’En., sous son plan de travail. 1 11

21 31 41 51 61 71 81 91

2 12 22 32 42 52 62 72 82 92

3 13 23 33 43 53 63 73 83 93

4 14 24 34 44 54 64 74 84 94

5 15 25 35 45 55 65 75 85 95

6 16

7 17

26 36 46 56 66 76 86 96

27 37 47 57 67 77 87 97

8 18 28 38 48 58 68 78 88 98

9 19 29

39 49 59 69 79 89 99

10 20 30 40 50 60 70 80 90 100

183

FREINET À VENCE

Elle lui montre les nombres de dix à soixante-dix, et veut lui faire nommer quatrevingt en lui disant « huit et zéro » (Tdp 346) « là c’est dix vingt trente quarante cinquante soixante soixante-dix huit et zéro +++ tu sais compter jusque huit + un deux trois quatre cinq six sept huit », mais En. ne sait toujours pas répondre. On constate dans ce début d’épisode que la grande, qui d’ailleurs parle le moins possible (n’utilisant aucune techni­ que linguistique, au contraire de ce que font la plupart des professeurs), n’utilise pas de vocabulaire savant: il me semble qu’elle se concentre sur la situation d’action (ne passant pas, ce que ferait peut-être un professeur, à une situation de formulation ou de valida­ tion). Pour enseigner, Hé. s’efforce spontanément d’organiser un rapport pratique entre la consigne (dénombrer huit dizaines, six unités, et écrire 86), le milieu matériel (boulier, tableau), la règle d’action (compter par dizaines), l’objet de savoir (l’écriture d’un décimal avec la position dizaine/unité).

Phase II (348 à 357) Maintenant, la grande va prendre l’initiative de revenir au boulier, jugeant que le tableau de numération ne suffit pas à faire comprendre à En. le groupement par dizaines, ce qui n’est probablement pas la véritable cause du trouble de l’élève. Ce que veut Hé., c’est montrer à En. ce qu’elle considère sans doute comme le cheminement logique permettant d’aboutir au nombre 80. On voit qu’elle adopte une sorte d’attitude clinique vis-à-vis de l’activité d’En., l’entraînant à modifier le milieu du jeu pour essayer d’avancer. 348



349

En

350



351

En

352



353 354 355 356 357

En Hé En Hé En

Bon on est obligé de faire comme ça (la grande prend le boulier et recommence à pousser les billes de dix en dix) dix vingt trente quarante cinquante soixante ++ Non + soixante + soixante-dix +++ (Hé remet les boules de l’autre côté et recommen­ ce) + dix vingt (00:47) trente quarante cinquante soixante soixante-dix quatre-vingt (la grande regarde En et remet toutes les boules de l’autre côté pour recommencer)

Dix + vingt + trente + quarante + soixante/non + cinquante + soixante-dix + heu Cinquante? ++ (la grande montre à En sur la fiche de nombres) dix vingt trente quarante cinquante ? Soixante ++ soixante-dix +++ Qua? quarante Non Heu +++ quatre-vingt

Si elle décide (Tdp 348) de revenir à la matérialité de l’objet boulier, c’est pour soute­ nir l’identification de la huitième dizaine : Hé. juge certainement que la construction de la compétence à nommer les nombres est favorisée par la perception et la manipulation des quantités matérielles auxquelles ils correspondent, ce qui caractérise nettement l’ap­ proche des entiers naturels jusqu’au CP « on est obligé de faire comme ça ». La même stratégie enseignante est reprise plusieurs fois, mais il est intéressant de remarquer tout à la fois la patience, l’effacement, et l’énergie10 de la grande, ce qui correspond à une tech­ nique professorale élaborée, communément nommée Vécoute, fonction essentielle dans le contrat didactique. Hé. a maintenant l’idée de coupler les deux objets boulier et tableau 10. Eanalyse de la vidéo permet de renforcer la description de la situation en intégrant, des indications sur le comportement mimo-gestuel des élèves (et bien sûr du professeur).

184

TRAVAIL INDIVIDUALISÉ

« (la grande montre à En sur la fiche de nombres) » (Tdp 352), pour améliorer le lien entre la pratique de dénombrement, et la représentation symbolique des nombres. Page: 211 Cet enrichissement du milieu sémiotique (milieu objectif) peut permettre de passer du milieu objectif au milieu de référence (auquel des significations mathématiques sont attachées). Pour soutenir En., qui a du mal à mémoriser le vocable quatre-vingt, elle vient en limite de l’effet Topaze (Tdp 354), mais l’élève retrouve quarante, qu’il connaît mieux, au lieu de quatre-vingt. Qua? 354 Hé quarante En 355 Cette erreur est catégoriquement signifiée à En. (« Non », Tdp 356), qui substitue alors, sous la pression qu’exerce Hé., « Heu... quatre-vingt » ! Hé. le félicitera implicite­ ment: en validant cette réponse (« Voilà », Tdp 358), elle estime avoir indiqué le compor­ tement juste, le comportement attendu. Il me semble en effet que nous assistons à un enseignement assez béhavioriste dans cette phase de l’épisode, mais appuyé sur des outils sémiotiques qui peuvent faire milieu (on pourrait imaginer de comparer avec la même chose sans boulier ni tableau pour le voir).

Phase III (358 à 377)

Satisfaite, la grande décide de revenir à la situation initiale, c’est-à-dire au milieu du cahier. On peut considérer qu’elle a effectué une régulation spontanée. On constate que le milieu de l’étude, pour ce qui concerne la tâche à laquelle En. est confronté, est restreint au cahier, au boulier, et au tableau numérique. Eélève va se tromper à nouveau en comptant, le tempo s’accélère, la grande va revenir au boulier: il est intéressant de voir comment elle structure son action dans ce milieu à trois éléments. 358



359

En

360



361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374

En Hé En Hé En Hé En Hé En Hé En Hé En Hé

Voilà + alors + ton cahier maintenant (la grande range la fiche) (En gomme la réponse qu’il avait écrite) + alors + on recompte (00 :48)+ ça c’est quoi (la grande montre un diagramme sur le cahier d’En) ++ mais non ! + regarde + recompte sur ton cahier (la grande pointe du doigt les dizaines les unes après les autres) Dix + vingt + trente + quarante + soixante/non + cinquante (p 15s) Six et zéro ? (p5s) (la grande prend le boulier) alors regarde + dix vingt trente quarante cinquante soixante soixante-dix quatre-vingt + alors là (la grande montre du doigt la première dizaine) Quatre-vingt Non ! Dix vingt trente quarante soixante Non! heu: quarante cinquante + quatre-vingt Non:: (00 :49) heu Cinquante Cinquante Non + ça c’est cinquante + après cinquante ? Soixante-dix Non +++ dix vingt trente quarante cinquante soixante soixante-dix quatre-vingt

185

FREINET À VENCE

375

En

376



377

En

(p 10s) soixante + soixante-dix + heu::

Tu l’as dit pourtant tout à l’heure (plOs) ça y est? + dix vingt trente quarante cinquante soixante soixante-dix quatre-vingt ++ quatre-vingt

Au Tdp 358, Hé. décide que la digression est terminée, et qu’En. peut reprendre son acti­ vité sur le cahier « Voilà + alors + ton cahier maintenant (la grande range la fiche) ». Mais l’élève va commettre la même erreur que précédemment, il est toujours hésitant sur l’ordre des adjectifs numériques (les noms de nombres). La grande interroge En. en lui demandant de nommer le nombre qui s’écrit « six et zéro » (Tdp 360) ; sans plus attendre, elle juge que cet incident nécessite la reprise de l’objet boulier (« Alors regarde »), où elle montre à nouveau la succession des dizaines: elle agit sur le milieu, pour essayer de faire comprendre à En. cet ordre de succession des dizaines et leur nom. Le geste d’enseignement de Hé. corres­ pond à une technique de retour au milieu de la situation d’action, comme lorsque dans « la course à 20 11 » un professeur, constatant que les élèves “n’avancent plus” leur demande de jouer de nouveau. Ici, la situation d’action est en quelque sorte le boulier même, et la grande demande à En. de revenir à l’action : « dans une situation d’action, on appelle “milieu” tout ce qui agit sur l’élève ou ce sur quoi l’élève agit. Elle peut ne comporter ni professeur, ni autre élève. C’est un schéma très général. Presque toutes les situations d’enseignement en sont des cas particuliers » dit Brousseau (1998, p. 32), et « la suite des “situations d’action” constitue le processus par lequel l’élève va fabriquer des stratégies, c’est-à-dire “s’apprendre” une méthode de résolution de son problème » (ihid. p. 33). Hé. pointe sur le cahier pour faire dire à En. cette succession en désignant les ensembles de dix. Mais l’incident s’accen­ tue, puisque l’élève ne parvient pas à retrouver dans un ordre exact cette série (Tdp 361 à 377), et la grande est amenée à dire cinq fois « Non ! », et à lui souffler deux fois le nombre (« quarante », « cinquante »), et même à redire deux fois toute la série de dix à quatre-vingt (Tdp 374 et Tdp 376)... Le moment est laborieux, et l’on voit sur le film une légère mimique exprimant, de la part de la grande, une sorte de désarroi passager devant la difficulté de la tâche. La grande veut aider En. à « s’apprendre », mais elle ne parvient pas, pour le moment, à identifier ce qui fait problème pour En. La scène produit un effet Topaze (Tdp 376-377) « quatre-vingt/quatre-vingt ». On remarque le lien construit entre les formes de répétition systématique de la grande qui s’apparentent à un conditionnement de type behavioriste, et le fait de donner à voir des ostensifs qui peuvent faire milieu objectif. À ce stade de l’activité, il paraît évident que la maîtresse aurait, elle, procédé d’une autre manière pour faire avancer l’élève qui apprend. C’est parce que l’épistémologie pratique du professeur peut lui permettre d’identifier de façon plus pertinente le savoir en jeu qui oriente son action.

Phase IV (378 à 392) Se rassurant elle-même avec ce Topaze, la grande revient une nouvelle fois au cahier. Elle travaille sur la mémoire de la situation, mais un nouvel incident va la convaincre de faire intervenir le tableau numérique, comme milieu pertinent dans la situation d’action.11 11. Les éditeurs de Brousseau écrivent « La course à 20 est une situation conçue et mise en oeuvre par Guy Brousseau au début des années 70. Comme le souligne Perrin-Glorian (1994, p. 106) cette situation a joué le rôle d’un exemple générique pour travailler et illustrer la théorie, elle a de plus été souvent reprise dans les travaux de plusieurs chercheurs (1998, p. 23).

186

TRAVAIL INDIVIDUALISÉ

378 378 379



Voilà + alors + tu vas l’écrire là

En

Six (En commence par écrire « 6 »6») Mais non + quatre-vingt + je t’ai dit comment ça s’écrivait (00h50) + regarde qua­ tre-vingt (la grande prend la fiche des nombres) dix vingt trente quarante cinquante soixante soixante-dix quatre-vingt + ça s’écrit ? ++ Heu + zéro et huit Non + c’est pas un zéro et un huit Heu + huit et zéro Mais regarde + attends avant + écrit juste un huit (la grande montre l’endroit où En doit écrire le résultat) + (la grande pointe les unités) pas dix vingt trente mais un deux trois quatre +++ tu sais compter un deux trois quatre cinq six sept huit ? Oui Alors Un + deux + trois + quatre + cinq + six + sept Non Un deux trois quatre cinq six Donc c’est quatre-vingt? Six Voilà (En écrit le résultat puis se lève pour aller montrer ce résultat à la maîtresse)

380



381 382 383

En Hé En

384



385 386 387 388 389 390 391 392

En Hé En Hé En Hé En Hé

Hé. se ressaisit, et (Tdp 378) demande maintenant à En. d’écrire le fameux nombre 86 sur son cahier « Voilà + alors + tu vas l’écrire là ». Or, En. s’apprête à commencer à nouveau l’écriture en positionnant à gauche le chiffre des unités (Tdp 379), mais Hé. l’interprète comme une confusion entre l’écriture de soixante et celle de quatre-vingt... Du coup, (Tdp 380), elle décide de montrer une nouvelle fois le tableau de numération à En. « Mais non + quatre-vingt + je t’ai dit comment ça s’écrivait (00 h 50) + regarde quatre-vingt (la grande prend la fiche des nombres) dix vingt trente quarante cinquante soixante soixante-dix quatre-vingt + ça s’écrit? », comme lui avait dit de le faire, au départ, la maîtresse. |

345

| Bri | Non + il faut que tu le lui montres

|

Et elle se souvient probablement de cette technique professorale. Puis elle interroge En. sur l’écriture de quatre-vingt, pensant que dans le nombre 86, c’est la notion du quatrevingt qu’il ne maîtrise pas12. Or, En. répond (Tdp 381) « zéro et huit » La grande refusant de valider cette réponse, En. en déduit de lui-même que c’est « huit et zéro » (Tdp 383). Il raisonne par élimination. Et là, Hé. comprend que le problème d’En. porte sur le position­ nement des dizaines et des unités, 384



Mais regarde + attends avant + écrit juste un huit (la grande montre l'endroit où En doit écrire le résultat) + (la grande pointe les unités) pas dix vingt trente mais un deux trois quatre +++ tu sais compter un deux trois quatre cinq six sept huit ?

et qu’il faut montrer à En. la dissociation du huit et du six : elle ne sait pas reformuler la règle du jeu, à ce moment là, mais elle sait lui indiquer la technique nécessaire (écrire d’abord le chiffre des dizaines, qui correspond au nombre quatre-vingt, rassemblant luimême les huit groupes de dix unités). Elle crée une intéressante médiation didactique en demandant à En. de compter les unités, 12. Ce qui montre qu’elle a cherché à identifier l’erreur et la difficulté d’En,, même si cette identification est erronée.

187

FREINET À VENCE

385 386 387 388 389

En Hé En Hé En

Oui Alors Un + deux + trois + quatre + cinq + six + sept Non Un deux trois quatre cinq six

puis lui fait écrire, à côté du huit des dizaines, le six des unités, 390 391

Hé En

Donc c’est quatre-vingt ? Six

cette médiation consistant à signifier les unités par le comptage un par un. Elle peut enfin valider le résultat: « Voilà » (Tdp 392). En. va montrer son cahier à la maîtresse, ce qui nous confirme la règle topogénétique de cette classe : lorsqu’un élève a terminé tout seul son exercice, il va montrer le résultat à la maîtresse (ici, il n’a pas travaillé seul et en auto-correction, mais il a bénéficié d’un tutorat). Phase V (393 à 409)

La grande juge qu’elle est parvenue à une institutionnalisation de 80 et de 86 avec En. On a vu au cours des interactions que la grande pratiquait des rétroactions sur les affirma­ tions d’En. en refusant, et en réfutant même sommairement ses déclarations. La grande a montré une certaine habileté dans le jeu à effacer son autorité de “grande “au profit de la logique dans le jeu. Elle s’efforce d’apporter la preuve que le nombre concerné sur la cahier d’En. est bien 86. Elle cherchait intuitivement13 à écarter l’identification du nombre sur une base qui serait simplement sémantique (c’est 86 parce que je le reconnaisse l’ai déjà vu tout à l’heure) ou pragmatique (c’est 86 puisque tout à l’heure je l’ai dit et c’était juste) : elle veut apporter la démonstration (qui reste spontanée, dans son cas) des raisons pour lesquelles ce nombre est 86, pourquoi on l’appelle ainsi, et pourquoi il s’écrit ainsi. Maintenant, la maîtresse va vérifier ce qu’a perçu En., et va institutionnaliser de façon pratique l’identifi­ cation du nombre. 393

Bri

394 395 396

En Bri En

397

Bri

398 399 400 401 402

En Bri En Bri En

Ah:: + attends je viens je viens je viens (la maîtresse va voir En) (00 :51) + alors + oup + as­ sieds-toi + alors + tu sais l’écrire ? Heu + quatre-vingt Quatre-vingt ? Six Ah ouais + oh dis donc + (en mimant la satisfaction) et si j’écris ça (la maîtresse écrit 83 sur le cahier d’En) et si j’écris ça Heu : + heu : +++ quatre-vingt-trois Oui:! + et si j’écris ça? (la maîtresse écrit 82 sur le cahier d’En) Quatre-vingt : deux Et si j’écris ça? (la maîtresse écrit 85 sur le cahier d’En) Quatre-vingt-cinq

403

Bri

Et ça (la maîtresse parle d’une voix chuchotée, lentement, puis écrit 87 sur le cahier d’En)

404 405 406

En Bri En

Quatre-vingt-sept Et ça (la maîtresse écrit 81 sur le cahier d’En) Quatre-vingt-un

13. Le. en fonction de ses représentations de ce qu’est ce nombre (et de ce qu’est un nombre en général). Mais cela montre qu’elle est bien dans un contrat d’étude, et pas simplement dans un contrat du « faire ».

188

TRAVAIL INDIVIDUALISÉ

Bri En Bri

407 408 409

Et ça ? (la maîtresse écrit 80 sur le cahier d’En) Heu heu quatre-vingt : Quatre-vingt + quatre-vingt + quatre-vingt tout seul (sur un ton approbateur)

Ayant été sollicitée, la maîtresse reprend l’échange là où il en était resté avec En. (au Tdp 338) : P 338

|

| Alors tu sais le compter + ah elle est partie te chercher quelque chose ?

Bri

|

Le détour, comme dit Platon, étant effectué, la maîtresse reprend sa question là où elle l’avait laissée, dans sa relation avec En. :

Bri

393

Ah:: + [...] (la maîtresse va voir En) (00 :51) + alors + oup + assieds-toi + alors + tu sais l’écrire ?

On constate que l’élève fragmente sa réponse, en donnant d’abord le chiffre des dizai­ nes (Tdp 394), attend une réaction de la maîtresse, qui est (comme je l’observe très souvent dans cette école) de résonance (Comiti, Margolinas, Grenier, 1997)) puisqu’à la fois elle confirme ce que dit En. mais redirige vers lui cette réponse (Tdp 395) pour qu’il la complète, et c’est ce que fait En. qui donne maintenant le chiffre des unités (Tdp 396). Je reproduis cette interaction:

En Bri En Bri

394 395 396 397

Heu + quatre-vingt Quatre-vingt ? Six Ah ouais + ..J...

Il y a là, à mon avis, un point fondamental de la situation, qui engage l’analyse que l’on peut en faire. Je conjecture que l’élève a fragmenté sa réponse, parce qu’il a compris qu’il fallait porter attention à la position du chiffre désignant à gauche la dizaine, et à celle, ensuite, du chiffre désignant à droite le nombre d’unités. Ce qui est bien l’objet de savoir que devait travailler En. ce jour là, quelles que soient les autres dimensions de la tâche. D’ailleurs, la maîtresse marque nettement son approbation (Tdp 397), et valide la réponse de l’élève par un comportement mimo-gestuel : sourire, et hochement de tête approbateur. Puis elle lui propose de varier le chiffre des unités, certainement en vue de vérifier si En. sait faire maintenant la lecture de la dizaine « quatre-vingt » et distingue ses unités (Tdp 397 à 406) : 397 398

Bri. En.

oh dis donc + et si j’écris ça (la maîtresse écrit 83 sur le cahier d’En) et si j’écris ça Heu : + heu : +++ quatre-vingt-trois

Elle entre dans un rapport très encourageant avec l’élève, qui maintenant réussit : 399 400 401 402

Bri En Bri En

403

Bri

404 405 406

En Bri En

Oui:! + et si j’écris ça? (la maîtresse écrit 82 sur le cahier d’En) Quatre-vingt:: deux Et si j’écris ça ? (la maîtresse écrit 85 sur le cahier d’En) Quatre-vingt-cinq Et ça (la maîtresse parle d’une voix chuchotée, lentement, puis écrit 87 sur le cahier d’En) Quatre-vingt-sept Et ça (la maîtresse écrit 81 sur le cahier d’En) Quatre-vingt-un

189

FREINET À VEN CE

Alors, la maîtresse, à voix chuchotée et lentement (Tdp 407), montrant par là qu’elle attend de l’élève une réponse importante, lui dit « Et ça ? » à propos du nombre quatrevingt. Eélève sait le lire et le dire, il est à nouveau félicité par la maîtresse sur un ton approbateur (Tdp 409), qui contribue à renforcer la perception par En. des traits perti­ nents de l’action : 407 408 409

Bri En Bri

Et ça? (la maîtresse écrit 80 sur le cahier d’En) Heu heu quatre-vingt: Quatre-vingt + quatre-vingt + quatre-vingt tout seul (sur un ton approbateur)

Cette reconnaissance, par le professeur, d’un apprentissage effectué par l’élève est un phénomène social essentiel dans le processus didactique. Cependant, elle fonctionne ici sur le phénomène de l’autorité symbolique (en mathéma­ tique, il y a des choses qui sont validées, d’autres non, et il faut retenir ce qui est validé, c’est-à-dire ce qui a une légitimité). La limite de cette façon de conduire le jeu est que la validation est formulée dans ce que j’appellerai une sorte de “rhétorique d’action”. Dans le cas d’En., il me semble que le schéma didactique de la validation ne lui aura pas permis de comprendre comment on passe de dizaine en dizaine : c’est-à-dire d’une part comment on augmente un nombre de (+ 1) pour atteindre son successeur jusqu’à consti­ tuer une nouvelle dizaine, et d’autre part comment on désigne les dizaines en positionnant à gauche leur chiffre, et à droite le nombre d’unités. Il faut cependant préciser une chose: dans cette phase de son apprentissage, En. semble être parvenu à réaliser la tâche prescrite, mais le cahier autocorrectif nous dira bientôt ce qu’il en est de son apprentissage. D’une part, l’objet mathématique travaillé par En. va être institutionnalisé par le cahier sous la forme d’un test qu’il devra subir ; d’autre part, ce savoir lui sera présenté sous une autre forme plus loin dans le cahier, et l’on verra alors si l’élève est capable de réinvestir ce qu’il semble avoir appris, et s’il y a ce que Chevallard (1991) appelle un taux résiduel d’échec, ou au contraire un phénomène d’après-coup. Un tel phénomène est fréquemment observable à l’école Freinet de Vence, parce que le temps didactique n’est pas organisé de façon linéaire, contrairement à ce que le « déroulement » des cahiers autocorrectifs pourrait laisser croire d’abord. Le degré d’exigence des maîtresses concernant les objets à apprendre, paraît ainsi plutôt faible à un visiteur occasionnel. Elles s’en expliquent en disant que ces objets sont constamment repris et manipulés. C’est, là encore, l’idée du « brassage » dans le milieu. Il me semble que la maîtresse, dans cet épisode, rabat la « règle du jeu » sur la pratique effective, c’est du moins ce que je serais tenté de dire dans une perspective empruntée à Wittgenstein. Bien que la règle du jeu soit dans le cas qui nous occupe tout à fait codifiée en mathématique, la maîtresse définit le jeu (par cahier autocorrectif interposé) de façon très ouverte, sachant que dans la situation intervient le tutorat comme un objet du milieu, ce qui est particuliè­ rement atypique. Eépistémologie pratique de Brigitte Konecny (et d’une certaine manière celle de la grande) me paraît wittgensteinienne, du genre « Ne pense pas, regarde plutôt ! » (Wittgenstein, 1953, p. 64). La suite arithmétique engendrée par (+ 10) devrait être produite par l’élève à partir simplement de l’exemple que procure le boulier. Et la suite engendrée par l’ajout d’unités au nombre 80 sera pratiquée correctement à partir d’exemples donnés (80/3 ; 80/2; etc.) Enfin, la manière d’appliquer la règle du jeu est prise dans le grand jeu, si je puis dire, de la situation d’action coopérative de la classe.

190

TRAVAIL INDIVIDUALISÉ

Pondération et polychrome Eanalyse de l’activité me conduit à définir le système de décisions de l’école Freinet, comme un ensemble de règles didactiques « correctes ». J’ai noté qu’à cette école, un certain nombre d’actions apparaissent comme des faits didactiques probables, sans que je parvienne, dans un certain nombre de cas, à les identifier à l’aide de catégories classi­ ques : ces faits correspondent à des variables (par définition non constantes) qu’il faudrait pourtant reconnaître dans des situations-type, et auxquelles il faudrait appliquer une règle comme on le fait en algèbre pour développer ou factoriser. Cette application de règle ne me paraît pas soumise à interprétation, c’est pourquoi j’ai de plus en plus tendance à penser que les “techniques Freinet “doivent être pratiquées « de façon correcte ». Les règles, certes, sont des créations de notre pratique, comme le souligne Wittgenstein. Nous n’avons pas à produire une interprétation pour comprendre un ordre de choses qui se détermine lui-même. La règle est donc un standard de correction, intégré à une pratique effective. Ce qui signifie que l’on peut “suivre la règle” ou “enfreindre la règle” selon les termes de Wittgenstein: « c’est donc que “suivre la règle” est une pratique » (1953, p. 127), c’est même une coutume, et une institution. Le protocole analysé nous permet de nous intéresser à l’une de ces règles contribuant au renouvellement du contrat didactique et à la reconstruction de la forme scolaire. Elle tient dans ce que je nommerai pondération de la relation didactique. Cette relation est par définition asymétrique, et on découvre à Vence une technique de pondération de cette asymétrie, non seulement au sens d’une modération (qui réduirait le degré d’hégémonie et de coercition professorale), mais au sens d’un coefficient attribué à l’action du professeur et au comportement de l’élève, selon les situations, dans l’optique de favoriser la production des savoirs14. Je conjecture que cette pondération caractérise le système des décisions de l’école Freinet, où se joue le partage de l’intention d’enseigner en fonction des degrés de participation des élèves à la fonction d’enseignement (Mercier, 1998). On observe que la pondération topogénétique de la relation didactique n’est pas limitée à l’hic et nunc d’une relation particulière entre un professeur et des élèves, mais qu’elle constitue une coutume de l’école. Dans le protocole présenté, on voit que la pondération joue sur trois éléments : le trans­ fert de l’action professorale en direction de Hé. (et le retrait de la maîtresse pendant l’épi­ sode didactique), l’attitude de Hé., telle que je l’ai analysée, dans sa relation à En., et le milieu mathématique dans lequel travaillent les élèves. La pondération, jouant sur la distance prise par la maîtresse à l’égard d’un élève, joue nécessairement, dans ce système, sur la polychrome des apprentissages : chaque élève étant engagé dans une tâche person­ nelle, la maîtresse ne déroule pas un texte du savoir de façon monodique pour la classe. Le processus didactique étant « interaction d’un texte et d’une durée » (Chevallard, 1991, p. 65) qui définit l’objet d’enseignement et l’enjeu d’apprentissage, on constate dans les classes de l’école Freinet que ce processus est largement individualisé. Le milieu, dans l’épisode que nous avons suivi, exerce sa contrainte à partir du cahier autocorrectif, dont la fonction enseignante, par son avance chronologique, est d’organiser de façon indivi­ 14. On peut s’intéresser au sens mathématique de la pondération comme coefficient affecté à une variable dans l’optique de modifier son influence sur un résultat.

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duelle, et la plus progressive possible, le dépassement de la contradiction de l’ancien et du nouveau, en provoquant ce que j’appellerai un raisonnable degré d’étonnement. Ce raison­ nable degré d’étonnement consiste dans une certaine création institutionnelle d’ignorance pour l’élève (Mercier, 1992). C’est pourquoi je dis que le milieu joue un rôle essentiel dans la relation didactique pondérée (tel qu’il est constitué dans l’interaction décrite, boulier, tableau, cahier, connaissances précédentes sur l’énumération, sur la numération de posi­ tion. ..). La distance prise par l’enseignant ne s’explique pas par des motifs de type « poli­ tique » (à l’école Freinet, les maîtresses seraient plus à égalité avec les élèves que dans les écoles classiques) : le retrait de l’enseignant a pour fonction de placer le savoir, dans le milieu, au centre du système, cherchant à montrer par là que le savoir est le véritable enjeu du système d’enseignement. La connaissance produite par l’élève peut apparaître ainsi comme réponse à une exigence du milieu, et non à un désir du maître (même s’il ne s’agit pas là d’une situation à fort taux d’adidacticité, mais plutôt d’une situation au sein de laquelle “vit du milieu”. C’est en ce sens que la pondération est un geste de l’enseignant qui a un effet sur les apprentissages, comme phénomène de dévolution, transformant la situation d’enseignement en situation d’apprentissage. Mais nonobstant l’intérêt de cette pondération de la relation didactique dans la poly­ chrome de V individualisation du travail, il faut en marquer les limites. D’abord, de façon générale, les diverses recherches empiriques s’accordent à souligner toute l’importance de bien connaître les contenus disciplinaires pour produire des gestes d’enseignement pertinents15. On peut donc supposer que, même si le cahier autocorrectif introduit de la pertinence dans la situation, les actions de l’élève, dans son rapport à ce cahier, et dans son rapport à un autre élève, ne sont pas nécessairement de nature à lui permettre une appro­ priation efficace des savoirs. Faction du professeur demeure essentielle, et sa maîtrise des savoirs tels qu’ils sont disponibles dans les dispositifs didactiques, tout à fait nécessaire. Ensuite, s’agissant de cette pratique topogénétique de pondération, il semble prudent de ne pas sous-estimer la complexité de la dialectique entre dire et ne pas dire, dans la relation didactique. Comment un élève de CEI16 peut-il s’inscrire dans une telle maîtrise? Certes, encore une fois, c’est le milieu qui doit jouer ici un rôle décisif, mais il ne peut le jouer que si la maîtresse construit de manière adéquate la pondération. Dans le cas étudié plus haut, on ne saurait négliger le rôle tout aussi décisif de la reprise par le professeur (sur le moment ou en différé) des interactions, pour les intégrer à son propre enseignement. Car pour que le milieu joue un rôle décisif, il faut que le professeur agisse d’une manière bien particulière. Sans professeur, le milieu ne joue aucun rôle (puisque l’élève ne peut le reconnaître comme tel), et lorsque le professeur agit sans beaucoup de finesse et de respon­ sabilité didactiques, le milieu ne joue aucun rôle non plus (puisque le professeur écrase alors les possibilités, pour l’élève, de reconnaître le milieu comme tel, en substituant à la relation élève-milieu la relation professeur-milieu).

15. Ce qui constitue une difficulté objective majeure du métier de professeur d’école, comme je le redirai dans le prochain chapitre. 16. Ou même des étudiants PE1, comme on peut s’en rendre compte lorsqu’on les prépare en vue des épreu­ ves orales du C.R.P.E., et qu’ils sont amenés à travailler en binôme, par exemple, dans une situation d’interaction.

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Chapitre 12

PLAN DE TRAVAIL: LE GRAPHIQUE ^individualisation du travail est rendue possible par une institution qui régit l’ensemble des activités de l’élève et de la classe. C’est le plan de travail, demandant à l’élève de se projeter dans le temps à venir. Rares, me semble-t-il, sont les classes pratiquant cette sorte de répartition topogénètique de la chronogénèse (responsabilité partagée entre la maîtresse et les élèves, de la progression du temps didactique, le temps des savoirs) : c’est sans doute la principale originalité dans le contrat didactique générique1 à l’école Freinet, pratique spécifique que l’on peut aisément traduire en forme générique. Eorganisation du temps pour les élèves, dans une classe, est généralement présentée sous la forme de l’emploi du temps de la classe, que les enfants connaissent et qui est affiché. Certains maîtres écrivent sur le tableau, chaque matin, l’emploi du temps de la journée, qu’ils font récapituler par un élève lors d’un petit rituel du matin. Ici, la contractualisation de l’usage du temps est différente dans la mesure où le plan de travail individuel s’échelonne sur deux ou trois semaines, bien que s’insérant dans une routine quotidienne des activités, dont je rappelle l’horaire type au cycle 3 :1 8hl0 Jusqu’à 8 h 30 8h35 Jusqu’à 9 h 45 Jusqu’à 10 heures Jusqu’à 10 h 30

Jusqu’à llh30 12 heures 13h20 Jusqu’à 14h45 Jusqu’à 15h45 Jusqu’à 16 heures 16hl5 Jusqu’à 17 heures

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Texte au tableau Cantine Ateliers

Travail personnel Bilan Conférence

1. Le contrat didactique générique réfère à aux manières de faire (et donc aux attentes) relatives à l’étude, et à l’épistémologie (la théorie de la connaissance) qu elles rendent pratiquement disponibles. Le plan de travail, parce qu’il a nécessairement un impact sur les arrangements topogénétiques et chronogénétiques (en accordant à ces termes un sens vraiment lié au savoir), est une institution majeure du contrat didactique générique, en ce sens qu’il contribue fortement à déterminer la forme de l’étude, et donc du rapport à l’étude et à la connaissance. Les normes du contrat didactique générique donnent leur forme à l’étude et déterminent en partie le rapport des élèves et du professeur aux objets de savoir.

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Cette organisation routinière du temps commun est mise au service du plan de travail individuel. 11 me semble que le plan de travail fonctionne sur fond d’un temps commun : ce serait un raccourci excessif de dire que dans cette école, les élèves travaillent à un rythme individuel. Bien au contraire, le temps du travail me paraît être communautaire, comme il l’est dans la forme scolaire classique. Mais au niveau de l’organisation topogénétique, le plan de travail entraîne chaque élève à délibérer: comment, dans le rythme commun de l’activité, vais-je schématiser mes progressions pour la période à venir? Les critères de décisions, pour chaque élève, sont le bilan effectif des plans précédents, et les remarques faites par ses camarades, par la maîtresse, et par les parents. Chaque élève donc, domaine par domaine de son plan de travail, se donne, le lundi matin du début de la période, un programme qu’il devra ensuite s’efforcer de réaliser au cours des deux ou trois semaines suivantes. Voilà ce que disait Freinet de l’importance éducative de l’intégration sociale à une vie de la communauté : « Nous ne pensons pas que nous devions laisser les enfants aller au gré de leurs tendances et de leurs fantaisies individuelles. Ce serait les tromper sur la vie, et susciter un déséquilibre qui les opposerait tôt ou tard aux exigences du milieu naturel ou social. [.. J Notre rôle est d’adapter au maximum l’éminence incontestable de la personna­ lité humaine aux nécessités de la vie en commun, même si ces nécessités nous paraissent parfois illogiques et déraisonnables. Elles sont, et cette réalité ne saurait être indifférente à notre comportement pédagogique. » (1994, t. 2, p. 62). Paradoxalement peut-être, l’indivi­ dualisation du travail ne paraît pas entraîner les enfants sur une pente individualiste, bien au contraire. La position de Freinet tient dans son concept des « recours-barrières » : les contraintes de la vie sociale constituent les barrières qui entourent un individu, pouvant être relativement gênantes, mais pouvant aussi servir d’appui, pour ce que j’ai appelé plus tôt nos prises dans le milieu. Freinet pense que l’expérience que l’enfant fait du réel ne se limite pas aux barrières qu’il rencontre : l’enfant expérimente des recours, qu’il trouve d’abord dans ses propres forces, puis autour de lui, dans sa famille notamment, ou dans la société, et auprès de personnes aidantes2. Le recours est une « fonction compensatrice » des barrières: « à nous d’aider l’organisation dans ce cadre de recours-barrières, en repous­ sant le plus loin possible les barrières, en intensifiant et en systématisant les recours. [...] Notre système des plans de travail va nous apporter la solution pratique » (1994, t. 2, p. 63). Pour Freinet, ce « recours » s’appuie sur le constat qu’un enfant cherche à augmenter sa puissance, ce dont l’école dans sa forme classique, ne tient pas suffisamment compte selon lui. Et, dit Freinet, nous n’oublions pas que « l’individu travaille en fonction de la communauté, et que cette communauté doit connaître des réalisations individuelles, d’équipes ou de groupes » (ibid. p. 66). Un bilan sera fait du travail de chacun lors d’une réunion, le vendredi (matin ou aprèsmidi selon les contraintes occasionnelles du moment), nommé « le graphique », du nom de ce tableau que remplissent les élèves au bas du recto de leur plan de travail. Lors de cette réunion, les élèves réalisent le graphique, qui a une fonction d’objectivation. Cette objectivation mesure, en quelque sorte, le degré de satisfaction de l’élève dans son travail, domaine par domaine d’une part, et sur l’ensemble de la période globalement d’autre part. Je parle de satisfaction dans la mesure où c’est effectivement l’émotion, le sentiment 2. Voir cette description des « recours-barrières » in Freinet C. 1994, t. 1, p. 424-428.

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que semblent promouvoir les maîtresses de l’école. 11 ne me semble pas que le graphique puisse donner lieu à un énoncé évaluatif négatif de la part de la maîtresse. J’ai posé la question aux deux maîtresses, qui m’ont toutes deux répondu que le graphique est une « fonction » dans leur pédagogie : il vise à donner à l’enfant une représentation distanciée des résultats de ses efforts. Je vais essayer de décrire cette pratique, en présentant deux extraits de carnets de terrain et de vidéo, dans la classe de Carmen Montés. Je précise que cette pratique ayant lieu dans la classe de Brigitte Konecny selon déroulement similaire, les élèves y sont habitués.

Observation

du vendredi 6 décembre 2002, l’après-midi

“CLASSE DES GRANDS” (CM1, CM2) DE CARMEN

MONTÉS (23 ÉLÈVES)

Je fais d’abord le récit du déroulement de cette réunion désignée dans l’idiome local « le graphique », de façon à ce que l’on puisse s’en faire une représentation suffisante. Vers 13 heures, Carmen, Brigitte et Mireille se réunissent comme chaque jour dans la petite bibliothèque attenante à la classe de Carmen pour partager un café; les maîtresses plaisan­ tent, font mine de se chamailler sur des sujets futiles, tout en parlant avec certains élèves qui passent par là ou travaillent sur l’ordinateur qui se trouve dans la pièce. 11 y a une part, devenue spontanée chez ces maîtresses, de théâtralisation de leur présence d’adultes dans l’école. J’aurais tendance à l’appeler le théâtre de la bonne humeur, qui me semble avoir un effet encourageant sur les élèves, et servir d’exemple « prestigieux », pour reprendre l’idée de Mauss (1950). Des élèves sont retournés en classe pour avancer leur travail personnel. Cet après-midi sera consacré au bilan du plan de travail. Une partie des élèves est en classe depuis 13h00, les derniers viennent d’arriver.

Lorsque Carmen entre, la présidente lance: « C’est le graphique! On vérifie son plan de travail ! » (les élèves regardent leur plan quelques instants en silence). La présidente annonce « Les initiatives: qui n’a aucune initiative ou une seule? » (aucun élève ne lève le doigt: l’initiative réfère à tout ce que peut faire de sa propre initiative un élève pendant les trois semaines de la durée du plan, et qui est utile ou profitable à la collectivité ou à un membre de cette collectivité, par exemple « j’ai décidé de balayer devant la classe parce que j’ai vu que le vent avait apporté plein de feuilles ».

1933, Baloule devant la maison d’origine

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Ci-dessus, deux photographies du service de balayage après le carnaval

ou bien « j’ai consolé un petit qui était tombé et je l’ai aidé à se soigner ». Parmi les services, certains ne font pas l’objet d’initiatives, mais sont assumés à tour de rôle par les élèves, comme c’est devenu le cas dans beaucoup de classes, de nos jours. Certains servi­ ces sont spécifiques à l’école, et consistent à ranger le matériel et les fichiers de travail individualisé. « Qui a deux initiatives? » (ceux qui sont concernés lèvent le doigt, les initiatives sont comptées de zéro à sept, zéro étant « insuffisant », sept étant « très bien » dans les conven­ tions ayant fait consensus lors de réunions antérieures). Une fois ce pointage effectué, la présidente demande « Qui a atteint ou dépassé ses limi­ tes? » (il s’agit pour l’élève de regarder sur les lignes de son plan de travail s’il a effectué autant de tâches qu’il en avait programmées en dessinant une « limite » au feutre rouge après un certain nombre de cases sur la ligne, chaque case correspondant à une tâche): 13 élèves lèvent le doigt pour indiquer qu’ils ont atteint ou dépassé leurs limites; « Qui n’a pas atteint ses limites ? » demande maintenant la présidente, et 9 élèves lèvent le doigt. Carmen intervient pour dire: « Regardez bien pourquoi vous n’avez pas atteint... Si vous avez manqué de temps? Si vous auriez pu le faire, mais vous avez traîné? » On voit sur cette photographie en léger surlignage, à droite de chaque ligne, le trait (rouge) qui maté­ rialise la limite que l’élève projette d’atteindre :

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Après un temps de silence, la présidente annonce « Maintenant on fait le bilan : alors, les textes3 ». Carmen dit « Attention, regardez bien si vos textes sont assez longs, si vous avez fait moins de fautes, si vous n’avez pas toujours parlé des mêmes choses, si vous avez bien rédigé4... Alors, qui se met très bien? » (3 élèves lèvent le doigt), « Qui se met B-TB » ? ” (5 lèvent le doigt), « Qui se met B? » (10 lèvent le doigt), « Qui se met M-B? » (personne ne lève le doigt), « Qui se met M ? » (2 lèvent le doigt), « Qui se met en dessous? » (2 lèvent le doigt), « Pourquoi? » et les deux élèves répondent en regardant tout autour d’eux: « Ben moi, je trouve que mes textes n’étaient pas assez travaillés, je n’ai pas fait de beaux textes cette fois » et « Moi, je n’ai pas atteint, je sais pas, je crois que c’est parce que je me suis mal organisée, et j’ai fait trop de problèmes, ça m’a pris du temps » ; « Qui n’est pas d’accord avec ce bilan ? » demande alors Carmen, et personne ne réagit, « Si tout le monde est d’accord, on met son point dans la grille ». [Tout élève a le droit de dire qu'il n'est pas d'accord avec l'évaluation qu'un camarade a fait de son travail, mais ce n’est pas une “règle” de la classe, puisque l’école ne pratique pas ce type de contrat objectif (généralement rédigé sur une affiche murale sous forme d’une liste de règles, dans les écoles qui pratiquent ainsi). Ce n’est pas exactement un “droit” dont disposeraient les élèves (droit d’opinion, droit de critique), c’est plutôt une possibilité qui est toujours ménagée d’ouvrir ce que je qualifierai de discussion. Les appréciations, les perceptions se partagent, et se discutent. 11 me paraît important d’apporter cette précision, qui ne consiste pas à jouer sur les mots. Il en va de deux approches différentes, et c’est ce que je m’efforcerai de préciser dans le prochain chapitre notamment.} « Mais bon, vous deux, il faudra faire plus attention, d’accord, pour le prochain plan ? » dit Carmen. Je présente un photogramme de ce bilan, pour que l’on puisse se représenter la scène :

3. Au bas du plan de travail se trouve le graphique sur lequel il faudra placer un point pour chaque travail sur l’une des lignes de l'autoévaluation. 4. 11 va de soi que les critères de réalisation du texte, dans cette classe, ne se limitent pas à ces quatre-là. Mais la formulation de l'évaluation pourrait être plus travaillée.

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« Alors, la poésie? » dit Carmen « apparemment, tout le monde a appris la ou les poésies qu’il avait prévu d’apprendre, on passe » (on voit, par ce commentaire de la maîtresse, qu’elle parle sur le contrat : il ne me paraît pas anodin qu’elle prenne la parole au moment de la poésie - il s’agit d’apprendre des poésies d’auteur -, qui lui tient parti­ culièrement à cœur; elle théâtralise beaucoup les émotions que chaque texte transporte dans la forme littéraire). « Écriture et soin, les cahiers ne doivent pas être cornés, les crayons doivent être taillés, l’écriture toujours bien lisible, bien tracée sur les lignes, les traits tirés à la règle » dit la présidente, et Carmen ajoute que c’est une question d’attitude, que lorsque l’on écrit, même au brouillon, on doit toujours penser à maîtriser son geste ; « Qui se met T-B ? » demande la présidente (5 lèvent le doigt), et pour B-TB 4 élèves, pour B 8 élèves, pour M-B 2 élèves, pour M 2 élèves, pour insuffisant 1 élève... « Qui n’est pas d’accord? » demande la prési­ dente, et Théo demande à Julien ce qu’il s’est mis (« moyen ») et propose qu’il se mette plutôt « insuffisant » parce qu’il sait qu’il n’a fait aucune recopie en 3 semaines5: Julien accepte la remarque et rectifie son évaluation sur le plan de travail (pendant ce temps la maîtresse circule dans la classe et vérifie quelques plans). « La lecture, à présent » dit la présidente et Carmen prend la parole pour rappeler les critères : « Est-ce que l’on a compris le sens du texte qu’on a lu, est-ce que l’on ne reste pas trop longtemps sur une question (on demande à Carmen ou à un camarade si l’on ne comprend pas) on cherche à comprendre certains mots difficiles par le contexte, estce qu’on a lu régulièrement à la maison ?» ; 8 élèves se mettent T-B, 4 B-TB, 6 B, 3 M, 1 insuffisant (c’est Éd., qui reconnaît n’avoir pas lu son livre à la maison, et Carmen lui fait remarquer: « Ce n’est pas surprenant, puisque tu ne le lis jamais, et tu vois, tu n’as pas encore fait de progrès pour lire à la maison »). La présidente demande si quelqu’un n’est pas d’accord, et personne ne répond. « C’est l’orthographe, il faut lire la notion quand on apprend, et s’efforcer de ne plus faire l’erreur quand on écrit les textes » dit la présidente. 4 élèves se mettent T-B, 5 B-TB, 9 B, 3 M-B, 1 « insuffisant » (c’est Ju., qui dit « Je ne sais pas assez d’orthographe, et je n’en apprends pas assez ») ; « Qui n’est pas d’accord? » demande la présidente, et une élève dit « CéL, tu fais énormément d’erreurs lorsque tu écris au tableau, et je trouve ça agaçant, franchement tu pourrais faire plus attention, on dirait que tu t’en fiches complètement, pour nous c’est pas drôle » (une rumeur dans la classe semble approuver cette remarque, Cél. ne réagit pas6). « Les tables... » annonce la présidente: 5 élèves pensent connaître les tables très bien, 1 B-TB, 4 B, 8 M-B, et 1 M ; Carmen fait alors cette remarque : « Oh, comment se fait-il 5. Voici une attitude spécifique à la discussion telle qu’elle est ouverte par ce type de contrat, et que l’on a peu de chances rencontrer dans la forme classique. 6. C’est une situation assez fréquente à laquelle les élèves sont habitués, mais que l’on pourrait considérer comme une ruse autoritaire. On pourrait arguer du fait, ici, que les élèves font peser des contraintes presque humiliantes sur leurs camarades. Pour le coup, le transfert de la critique du professeur aux élèves pourrait avoir des conséquences préoccupantes : non seulement la production de stigmatisation, mais une sorte de dérive tocquevillienne dans le conformisme produit par la tyrannie de la majorité. Il me semble que ce n’est ni la fonction ni l’effet de ce type d’institution. Au contraire, la capacité à assumer une critique venant d’autrui me paraît dire quelque chose d’un certain degré de spiritualisation. J’y reviendrai dans le prochain chapitre.

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que certains ont moins que « bien », vous devez savoir vos tables sans hésiter, ça ce n’est pas difficile, alors si vous ne les savez pas bien c’est seulement par manque de travail, et j’espère que bientôt tout le monde saura très bien ses tables ». La présidente demande si quelqu’un n’est pas d’accord (pas de réaction). « Maintenant, c’est les problèmes » dit la présidente. Carmen intervient pour dire : « Je vous rappelle que pour résoudre un problème, il faut passer par plusieurs étapes, et faire certaines recherches ; un problème vous demande de raisonner, il faut chercher à compren­ dre une situation, on ne répond pas au hasard à une question posée, il faut prendre le temps de réfléchir... Alors, qui a très bien réussi à résoudre les problèmes 7?», 5 élèves lèvent le doigt, pour B-TB encore 5 élèves, pour B 6 élèves, M-B 2 élèves, M 2 élèves, « insuffisant » 2 élèves... Et Carmen demande : « Lorsque vous n’avez pas bien réussi, que faut-il faire pour les problèmes suivants ? Parce que c’est important d’apprendre à résoudre des problèmes », et une élève répond: « Il faut recommencer par des problèmes plus faci­ les, et augmenter petit à petit la difficulté pour mieux savoir le faire8 ». Carmen demande si tout le monde est d’accord, et l’on entend dans la classe une rumeur de « oui ». « Alors, les recherches en mathématique ? » demande Carmen, en essayant semble-til de seconder un peu la présidente dans sa tâche d’animation de la réunion, sans doute pour accélérer le tempo de cette réunion9, « Qu’avez-vous fait ? Dites un peu à tour de rôle » ; les élèves expliquent brièvement le type de recherche qu’ils ont effectué, à partir de fiches éditées par les éditions PEMF, pendant que Carmen vérifie sur les cahiers cette activité (chaque enfant donne après explication son évaluation, qui n’entraîne pas de commentaire). « Travailler sur les nombres » dit la présidente, en reprenant la direction de la réunion, « numération, opérations, exercices des cahiers autocorrectifs ; il faut bien regarder l’exem­ ple avant de faire la fiche, éviter les erreurs d’étourderie, ne pas tricher, bien refaire l’opé­ ration par exemple en cas d’erreur » dit-elle. Carmen intervient et s’adresse à toute la classe : « Sa. a collé une page dans son cahier par-dessus ses exercices parce qu’elle avait fait des erreurs, ce n’est pas pour tricher qu’elle a collé cette page, mais c’est parce que ça l’énervait de s’être trompée, seulement ce n’est pas parce que tu as fait des erreurs que tu as mal travaillé, et moi je veux les voir tes erreurs pour pouvoir travailler avec toi à les corriger », et Sa. acquiesce en souriant. 6 élèves estiment avoir très bien travaillé, 8 B, 1 MB, 4 M, et 3 « insuffisant ». « Qui n’est pas d’accord ? » demande la présidente, et Yas. dit « Moi, je ne suis pas d’accord de me mettre « moyen » parce que je n’ai fait aucun cahier autocorrectif... » Et les élèves semblent amusés, en disant « Ah, elle n’est pas d’accord avec elle-même ! », Carmen remarque alors: « Mais c’est possible, vous savez, de ne pas être d’accord avec soi-même, peut-être qu’elle pensait que son travail était moyen, puis elle s’est 7. Il est intéressant de noter que la présidente est chargée de rappeler certaines normes du contrat didactique générique (par exemple, “comprendre une situation”). 8. Il est intéressant de voir ici comment le franchissement de la difficulté est construit dans le fait de refaire, mais c’est un refaire particulier, puisqu’un “refaire la progression “Eorganisation chronogénétique du fichier autocorrectif est donc décisive dans cette perspective, et l’on peut se demander quel est le degré de pertinence didactique de ce fichier. 9. Ce qui montre, d’un point de vue topogénétique, que la présidente n’est pas abandonnée à son rôle, et que la maîtresse ne se retire jamais entièrement de la situation : il me semble qu’il faut parler d’une co-responsabilité et d’un co-pilotage de la réunion, même si dans le contrat, c’est la présidente qui a l’initiative de l’animation.

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ravisée en réfléchissant, parce qu’elle s’est rendue compte qu’elle aurait pu facilement faire un peu mieux, non Yas. ? » (et Yas. hoche la tête pour confirmer)1011 . « Préparer quelque chose à la maison... » dit la présidente, « Est-ce que tout le monde a préparé sa lettre aux correspondants et pour Marie-Paule? ». 7 élèves ont fini, 5 élèves ont préparé la lettre mais ne l’ont pas encore tapée sur l’ordinateur, et 10 élèves n’ont pas fait le brouillon de lettre. Alors Carmen manifeste une désapprobation qu’indique sa moue et son intonation en disant : « Et voilà, ce sont des enfants qui ne font pas sérieusement leur travail ! », et à ce moment là quelques élèves interviennent très vivement pour criti­ quer ceux qui n’ont pas préparé leur réponse aux correspondants mexicains, remarquant que cela met toute la classe en retard dans la correspondance, et suggérant que la semaine prochaine la réponse aux correspondants soit une priorité dans leur plan de travail... « Bon, et qui a fait d’autres choses ? » demande la maîtresse ; des enfants répondent qu’ils ont fait une recherche sur l’or, sur l’euro, sur les clous de girofle, sur le coyote, sur le fer à repasser, sur les très grands fleuves... 7 élèves considèrent avoir très bien travaillé (ceux qui ont répondu à leur correspondant), 1 élève B-TB, 1 élève B, 8 élèves M, 5 élèves « insuffisant »... Carmen rappelle fermement aux élèves concernés qu’ils doivent absolu­ ment préparer leur lettre pour lundi matin11. « Combien avez-vous fait d'ateliers ? », demande la présidente, « Qui a fait 8 ateliers ? », 2 élèves lèvent le doigt, 7 ateliers aucun élève, 6 ateliers 7 élèves, 5 ateliers 3 élèves, 4 ateliers 1 élève, 3 ateliers 9 élèves. La présidente dit à la classe qu’elle trouve que « de participer à seulement 3 ateliers en 3 semaines ce n’est pas assez, et sans doute que ces élèves ont avancé leur travail personnel mais tout de même ils devraient s’organiser mieux ou travailler plus vite de façon à pouvoir s’inscrire dans des ateliers plus nombreux, parce que c’est très important de faire de la peinture ou du théâtre... » (la maîtresse n’intervient pas). « Maintenant, c’est l'ordre dans ses affaires et dans la classe12 » dit la présidente, « Qui pense à toujours ranger sa table et son casier, ne pas se faire rappeler par la présidente, garder sa trousse en bon état, mettre les feutres ensemble?... », et 4 élèves jugent qu’ils sont très bien ordonnés, 5 élèves B-TB, 7 élèves B, 4 élèves M-B, 2 élèves M... La présidente demande qui n’est pas d’accord, et Yas. dit à Cé. qu’elle pourrait s’évaluer mieux (elle avait levé le doigt pour « moyen-bien ») parce qu’elle range tout à fait bien ses affaires, et elle lui suggère de se mettre « bien-très bien » (Cé. accepte de rectifier son évaluation) ; Lu. fait remarquer à Clé. qu’il range moins bien ses affaires depuis quelque temps et elle trouve cela agaçant (Clé. affiche un air penaud et semble impressionné par cette remarque 10. Là encore, on voit une attitude caractéristique de la maîtresse qui soutient une élève devant les autres, et la rassure face au groupe. 11. Il y a là une variation sur l’attitude de la maîtresse devant le travail non abouti: il me semble qu’elle adopte une attitude inverse à celle qu’elle affiche lorsqu’il s’agit d’une difficulté d’un élève dans son propre travail. Si le travail de l’élève fait partie d’un projet commun, ou s’insère dans une activité collective, la maîtresse mani­ feste publiquement sa désapprobation. On voit cela également lors des réunions de coopérative ', les maîtresses adoptent une attitude de sévérité vis-à-vis des élèves qui entravent l’activité collective, ou qui gênent les autres. 12. On voit dans cet échange que l’ordre est une valeur importante dans les coutumes de l’école. En fait, j’ai pu m’apercevoir que c’est une véritable institution : les maîtresses rappellent à tout propos que la classe, le matériel, les bureaux, mais aussi tout ce qu’il y a dehors, et à la cantine, tout cela donc doit être entretenu et rangé. Évidemment, chacune des catégories d’attitude abordées dans ce bilan peut être considérée comme une institution de l’école, formant une sorte de système éthique.

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faite devant tout le monde) ; La. reproche à Éd. le désordre de sa table et signale qu’elle est obligée de tout le temps ranger les affaires d’Éd. parce que lui ne le fait pas (Éd., à moitié couché sur son bureau, a l’air de se moquer de ce que lui reproche La.) ; Jo. accuse Thé. de mettre « trop de trucs dans son casier, par exemple une toupie, ou n’importe quoi, et ça déborde, son casier il va bientôt exploser » (les élèves ont l’air bien d’accord avec Jo.) ; « Alors, révisez votre jugement, ceux qui sont concernés » dit Carmen, qui de ce fait valide les critiques émises13. « La participation » dit la présidente, « il y en a qui ne participent pas assez lorsque l’on travaille le texte au tableau, ou lors des réunions, des conférences... Alors, qui a présenté sa conférence? » et les doigts se lèvent pour répondre: « Noël en Allemagne », « les monta­ gnes », « le fromage », « le Mexique ». Carmen intervient pour dire « Je vous rappelle que pour réussir la conférence, il faut bien l’avoir préparée pour être capable de l’expliquer au public... C’est très sérieux une conférence, c’est le résultat de tout un travail personnel, et il faut que ça apprenne quelque chose d’intéressant aux autres. Allez, réfléchissez à votre participation, si vous enrichissez la vie de la classe, de l’école, si vous donnez des idées... », et 7 élèves se jugent « très bien », 4 B-TB, 6 B, 3 M-B, 2 M. Carmen demande qui n’est pas d’accord, et Ma. lance « CéL, tu ne poses jamais de question, et toi non plus Sa. ! » ; La. accuse à nouveau « Éd., pendant le travail du texte, tu ne participes pas, tu n’écoutes pas, tu ne dis jamais rien, alors tu ne peux pas te mettre « moyen », je suis vraiment pas d’accord, tant que tu ne feras pas un effort pour participer avec nous à la correction du texte » (elle semble très en colère, et Éd. l’écoute à peine, pourtant il se redresse subitement pour émettre une critique...) ; Éd. reproche à Thé. de jouer pendant le travail du texte, de s’agiter, et lui dit qu’il ne peut se mettre « moyen » parce que son comportement ne va pas (et Thé. fait une petite moue) ; Jos. dit à Na., « Tu ne peux te mettre « bien-très bien » parce que tu ne participes pas assez encore, je reconnais que tu parles quelquefois, mais cela reste encore trop rare, alors qu’est-ce que tu te mets? » et Na. répond « Je me mets « bien » parce que je trouve que je participe plus qu’avant en texte ». « On passe ! » dit la présidente. « Sa. est responsable de compter les initiatives de chacun, tu peux compter Sarah » dit Carmen. La responsable compte le nombre d’initiatives de chacun, et l’élève s’évalue lui-même sur son graphique14. Plusieurs élèves se sont plaints d’Éd., qui n’a pris aucune initiative. « Écoute Éd., ça ne peut plus durer, on dirait que tu t’intéresses à rien ici, tu devrais quand même participer à la vie de l’école. J’espère que la prochaine fois tu auras des initiatives » dit la présidente. Eélève ne réagit pas, les autres le regardent d’un air qui me semble exprimer une sorte de perplexité. La maîtresse ne fait aucun commentaire. J’ai interrogé Carmen le soir, pour connaître la raison de sa non intervention. Elle m’a répondu qu’Éd. a « beaucoup de difficultés » (je ne précise pas les informations confidentielles qu’elle m’a présentées sur cet élève). « Pour l’instant, je le laisse faire l’expérience de rece­ 13. Les élèves interviennent massivement pour le rangement et l’ordre, alors qu’ils sont très peu intervenus sur les questions proprement didactiques. On pourrait y voir l’indice d’un « déficit didactique » propre à cette école, et d’un « déficit de communauté didactique », dont l’hypothèse serait un certain effet pervers de l’individualisation du travail. Mais je reviendrai un peu plus loin dans ce chapitre sur ce qui me semble motiver autant de participation sur la question de l’ordre. 14. 6 initiatives c’est très bien, 5 c’est bien-très bien, 4 c’est bien, 3 c’est moyen-bien, 2 c’est moyen, et seulement 1 c’est insuffisant.

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voir la critique des autres, j’interviens le moins possible. Je crois qu’il a besoin de sentir que les autres sont gênés par ce qu’il fait, ou ce qu’il ne fait pas., c’est plus concret que si c’est toujours moi qui lui dit qu’il se conduit mal. J’espère que petit à petit, il va mûrir : avec un élève comme ça, c’est toujours long, de toute façon. Moi, je dois surtout lui dire qu’il doit travailler à l’école15. » « Le comportement : surtout ne pas bavarder, éviter de faire du bruit à sa table ou en se déplaçant, et ne pas être violent » dit la présidente ; 2 élèves seulement se jugent « très bien », 1 élève B-TB, 8 élèves B, 4 élèves M-B, 6 élèves M, et 1 élève « insuffisant » ; la présidente demande à Cia. « Mais Cia., je ne comprends pas pourquoi tu te mets seulement « moyen » ? » et Cia. répond « Parce que je trouve que je me balance trop sur ma chaise » ; Ci. félicite Julien parce qu’elle trouve qu’il ne dérange plus la classe; La. dit cette fois à Éd. « Ed., tu ne devrais pas te mettre « insuffisant », parce que même si tu ne participes pas assez, ça c’est vrai tu es amorphe, je trouve que tu t’es amélioré, et tu ne déranges plus la classe, tu ne fais pas de bruit, alors quand même je te conseille de te mettre « moyen » » (Éd. écoute très attentivement, et esquisse une sorte de soupir ; il rectifie nonchalamment son évaluation) ; Jos. intervient alors pour dire « Éd., c’est vrai que tu m’as marché hier sur le pied, mais t’es pas obligé de me dire pardon tout le temps depuis hier ! Et puis ça m’a pas fait si mal que ça » (Éd. exhibe un petit sourire) ; Carmen prend la parole pour dire « Éd., moi je trouve que ton comportement reste insuffisant, mais c’est parce que ton travail n’est pas fait correctement; tu sais tes camarades sont très gentils de te dire que tu t’améliores, mais n’oublie pas que le travail fait aussi partie d’un certain comportement, celui qui ne travaille pas dans un groupe pendant que tous les autres travaillent, c’est quand même qu’il ne se comporte pas bien ; alors réfléchis bien à ça, Éd., on en reparlera au prochain plan ! Tu vois nous avons des critères différents : les initiatives, le comportement, la camaraderie, l’autonomie, tout ça veut dire des choses précises, mais si tu ne travailles pas, c’est que ton comportement ne correspond pas aux habitudes qu’on se donne dans le groupe. Et puisque j’ai la parole, je veux ajouter que Ta. elle a joué plusieurs fois pendant la classe, alors elle ne peut pas se mettre « bien », c’est impossible Ta., penses-y... On ne joue pas dans la classe, ce n’est pas un endroit pour jouer la classe, c’est un endroit pour travailler. Si tu crois que tu as besoin de t’amuser, alors tu peux t’amuser à l’extérieur ! » ; Ci. affirme « Clé., tu ne peux pas te mettre « bien » parce que quelquefois tu bavardes », et Clé. ne réagit pas mais Carmen avertit « Mais attention, faire la critique, ce n’est pas dire du mal des autres, et lorsque vous critiquez quelqu’un, ce que vous dites doit être exact, moi je pense que Clé. n’a pas “bavardé” chacun a le droit de parler dans la classe du moment qu’il ne dérange personne et qu’il ne met pas son travail en retard ! Donc attention, parler dans la classe sans déranger les autres et sans se mettre en retard, ça n’est pas pareil que bavarder. Donc, quand on dit bavarder, c’est pour décrire quelqu’un qui se moque des autres et de son travail ». « La camaraderie, c’est être gentil, aider, consoler, appeler un adulte quand quelqu’un se fait mal, ne pas être rancunier, ne pas être de mauvaise humeur, et attention, là, pour 15. Effectivement, c’est ce qu’a fait la maîtresse dans la suite de la réunion: saisissant l’occasion des encourage­ ments que les élèves adressent à Éd., elle va lui adresser sa critique par contraste. Depuis cette époque, l’élève a considérablement changé dans son comportement. À la fin du CM2, il est devenu un élève travaillant de façon régulière, sociable et souriant.

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avoir « très bien » il faut avoir fait quelque chose d’exceptionnel » dit la présidente. 5 élèves décident qu’ils sont très bons camarades, et Carmen leur demande de se justifier devant tout le monde pour savoir si les autres sont d’accord. Les raisons invoquées sont : —Je suis camarade avec tout le monde sans exception et je ne fais pas de préférence. -Jefais toujours l’infirmière quand quelqu’un se blesse. -Je m’occupe tout le temps de mon « petit ». - Je m’occupe bien d’A. depuis qu’il n’a plus sa maman. -J’ai bien consolé la petite An. qui pleurait. Tout le monde semble d’accord. 4 élèves se mettent B-TB, 9 élèves se mettent B, 4 élèves se mettent M-B (pas de remarque). « Enfin c’est l’autonomie, comptez vos points de critères » dit la présidente16, « Maintenant reliez vos points en haut, au milieu, ou en bas. On fait le bilan, tracez votre courbe ! » (il est maintenant 14h40, ce bilan coopératif a donc duré 80 minutes; à tour de rôle, chaque enfant expose son bilan et Carmen demande éventuellement d’expliquer pourquoi on a des points « en bas » sur le graphique : certains enfants disent qu’ils n’ont pas atteint leurs limites et donc n’ont pas une bonne évaluation parce qu’ils ont été absents par exemple, mais la responsable du cahier d’absences vérifie l’exactitude de cet argument en consultant le cahier...). De façon générale, on remarque deux choses. D’abord, le travail apprécié comme “insuffisant” fait l’objet d’une mention particulière, dans la mesure où cela représente une situation anormale, posant problème du point de vue des normes de la classe. On comprend en effet que le résultat du travail doit être au moins moyen : un travail insuffisant signale un dysfonctionnement dans l’équilibre de la classe, car tout est fait pour que chaque élève réussisse, c’est le principe de l’organisation de l’activité dans l’école. Ensuite, pour toute appréciation, il est demandé « qui n’est pas d’accord? », ce qui révèle l’intention sociale de cette forme d’autoévaluation.

« Quand vous avez fini votre bilan, et que vous aurez rédigé votre évaluation sur le plan, vous travaillerez tous en dessin pour l’illustration du journal (et on choisira quelques dessins), sauf les trésoriers qui doivent vérifier les comptes » dit Carmen. Peu de temps après, des élèves commencent à apporter leur pochette de plans de travail à Carmen pour qu’elle-même rédige son appréciation (le plan sera ensuite montré aux parents qui rédige­ ront eux aussi leur appréciation).

Des élèves viennent effacer très soigneusement le tableau. La présidente dit : « On range la classe, on range son casier, les fiches, les cahiers, on fait son service17. » 16. Cf. le plan de travail. Que j’ai reproduis en début de ce chapitre, et le photogramme. 17. Les élèves ont plusieurs cahiers: cahier de brouillon, cahier de « textes », cahier de français (règles copiées à partir du travail du texte), cahier d’orthographe, cahier de lecture, cahier de calcul, cahier de problèmes, cahier de fiches d’opérations, cahier de bandes mathématiques, cahier de maison, cahier de vie.

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Ils rangent toute la classe avec application (qui pourtant n’est pas du tout en désordre), en restant silencieux ; à cet instant, je me dis que la classe ressemble à un petit monastère où chacun s’applique consciencieusement à sa tâche, comme recueilli. C’est sans doute parce que cette atmosphère a quelque chose de fort inhabituel pour une salle de classe. La maîtresse, elle, est en retrait, effacée; elle va voir certains élèves pour s’entretenir en chuchotant avec eux de leur travail.

Carmen commence à rendre les plans de travail. Elle dit que l’on attend que tout le monde soit prêt pour la petite réunion (la « grande réunion », de toute l’école, c’est un vendredi sur deux). La présidente circule dans la classe et dit: « Clé., ton casier est encore en désordre ! Est-ce que tout le monde a fini son service ? Allez, on va chercher son carta­ ble » (à 16 heures, il y a un goûter et une petite récréation au cours de laquelle les élèves vont chercher leur cartable dans une petite salle ; le cartable reste toute la semaine à l’école, il n’est ramené à la maison que le vendredi soir). Tout la conduite de cette institution-dispositif n’est pas seulement à prendre, me semble-t-il, comme un souci de démocratie, ce qui pourrait être fort démagogique, voire suspect au sens où l’indique Goffman à propos des « institutions totales » (1968). Il faut regarder attentivement la rhétorique des élèves (et les interventions de la maîtresses) : le rôle joué par la présidente ; le fait que les élèves émettent des critiques positives et négatives ; le type de postures adoptées par les élèves ; le type de dispositions qu’engendrent peu à peu ce genre de dispositifs. Au cours de ces années d’enquête, il m’est apparu essentiel de prendre en compte, dans l’analyse des situations, nos propres obstacles épistémologiques. Il me semble que de tels obstacles existent dans le domaine éthico-politique. Évidemment, la question de la production du savoir, dans ce domaine, est particulièrement problémati­ que. Mais si nous travaillons sur une base pragmatique18, il doit être possible de s’accorder sur un système de valeurs communes, allant dans le sens de ce que Bergson appelait une société ouverte (1932). La question est de savoir si le jeu du graphique, comme celui de la réunion de coopérative ont un air de famille avec ce que j’appellerai sommairement le “jeu stalinien “Si l’on se tourne vers l’histoire de ce type de jeu, dans la pensée, l’œuvre concrète, et la vie de Freinet, que voit-on? Freinet fut dès le départ (1920, ses premiers articles, il était âgé de 24 ans), rétif à toute forme d’autoritarisme et d’embrigadement. 11 eut d’ailleurs les pires ennuis avec la machine stalinienne du Parti Communiste19. Je pense qu’il y a un aspect spécifique dans cette pratique de l’école Freinet de Vence. Eautoévaluation de chacun est constamment soumise à la vérification que peut en faire le groupe pour des raisons techniques et éthiques : a) chacun peut se tromper dans l’appréciation qu’il fait de son propre travail, il est bon qu’il soumette à la communauté son point de vue b) le point de vue de la communauté sur l’appréciation de chacun doit entrer dans la réflexion indi­ 18. Disons dans loptique de Rorty, par exemple, dans son texte Trotsky et les orchidées sauvages (in Cometti et al., 1992). 19. Je renvoie au livre de Madeleine Freinet Souvenirs de notre vie T.2, dans lequel elle relate notamment l’affaire Freinet (attaques menées contre Freinet dans la presse communiste des années 1950 par les “intellectuels “communistes de l’époque).

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viduelle. En sorte que l’évaluation est ici une pratique sociale dialogique et coopérative. Les dimensions formatives et sommatives de l’évaluation des apprentissages sont réser­ vées plutôt aux situations de préceptorat (dans la relation de la maîtresse et de l’élève), et comportent un caractère que je qualifierai de privé.

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Chapitre 13

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À la fin de la semaine, le vendredi soir, il n’y a pas de conférence, sauf si elle est présen­ tée plus tôt dans la journée. C’est le soir de la réunion de coopérative1. Une semaine, chaque classe fait cette réunion dans sa propre salle (c’est alors la “petite” réunion), et la semaine suivante les trois classes se rassemblent au théâtre (c’est alors la “grande” réunion), ou dans la classe de Carmen lorsque le climat l’impose. Je vais d’abord esquisser une description de la “petite” réunion, de façon à donner une perception d’ensemble de son déroulement. La “petite” réunion est généralement plus rapide la semaine du bilan de plan de travail, parce que le graphique a déjà demandé aux élèves beaucoup d’attention.

Observation du 6 décembre 2002 après-midi Classe des “grands” Carmen Montés (suite, après le graphique1 2)

Tableau synoptique du vendredi soir 16 heures à 16hl5 16h 15 à 16h252 16h25 à 17 heures

Goûter et cartables « C’est le rappel ! »

« C’est la réunion ! »

Les élèves sont de retour, et Carmen dit à la classe : « Alors ! On a cherché partout la clef de la salle aux cartables ! Qui a cette clef? Heureusement que Valérie a un double ! Et Jul., tu es responsable de cette salle, tu dois y rester tant que tout le monde n’a pas pris son cartable ! »

1. Eanalyse de l’institution de réunion de coopérative fait l’objet d’une nouvelle analyse que je présenterai dans un prochain article 2. Présenté au chapitre précédent.

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La présidente dit: « C’est le rappel ! » (11 s’agit de lire les décisions qui ont été consi­ gnées dans le cahier de secrétariat à la réunion de la semaine précédente.) La secrétaire lit: « Na. travaille à la grande table cette semaine. » Carmen dit : « Oui, Na. a donc travaillé à la grande table cette semaine, qui veut y aller la semaine prochaine? » Ju. lève la main et dit: « À la grande table, on est plus près du tableau, on est seul, et on a de la place, c’est mieux pour travailler ! » La présidente : « Bon, Ju., tu iras à la grande table cette semaine » (la secrétaire écrit sur le cahier). La secrétaire lit : « Thé. va finir seul le balayage », et la présidente demande : « tu l’as fait Thé. ? » (il répond que oui, alors Carmen déclare « Bon, il a fait son “rachat” »). Il s’agit du résultat d’une discussion, au cours de laquelle est apparu le comportement gênant d’un élève, et aboutissant à la proposition faite par l’élève lui-même de se “racheter” auprès de la collectivité ; en fait, c’est une variante de l’initiative. Eélève convaincu devant les autres d’avoir été gêneur, propose de faire quelque chose pour manifester symboliquement sa volonté d’insertion dans le groupe. Ce geste est nommé le “rachat “c’est un service rendu par un élève : ce type de situation est rare à l’école (je ne l’ai vu que deux ou trois fois en quatre ans d’enquête), et ne me semble pas être vraiment une institution3 dans la mesure où il n’est pas significatif de la façon dont les problèmes sont généralement traités (ce que je vais essayer d’expliquer dans la suite de ma description). La secrétaire lit : « Ci. reste à la même place, mais Lu. devra changer de table parce qu’el­ les parlent trop. » Carmen demande : « Alors, est-ce que ça va mieux ? » et Yas. répond : « Non, pas beaucoup mieux, elles sont trop près, mais il y a une autre place libre près de moi. » La présidente dit: « Alors, Lu., tu devras aller près de Yas. pour que tu arrêtes de parler avec Ci., et que vous puissiez mieux travailler sans déranger les autres » (et la secrétaire le note dans le cahier). La secrétaire lit: « Jo. doit racheter une règle à Lu. », « Est-ce que c’est fait, Jo. ? » demande la présidente (et Jo. répond que oui). La secrétaire lit: « Thé. a promis qu’il cesserait d’injurier ses camarades », « Alors Thé., est-ce que c’est le cas ? » demande Carmen, et Thé. répond que oui, ce qui est confirmé par quelques élèves. Carmen ajoute « Bon ». 16h25 La présidente dit: « Maintenant, c’est la réunion ! Qui critique? » « Je critique Carmen qui ne m’a pas rendu mon plan de travail » dit Ma., et Carmen lève le doigt pour demander la parole, que lui donne la présidente, « Excuse-moi, je n’ai pas eu le temps de finir, et je te le rendrai lundi » répond Carmen. La présidente dit: « C’est tout, pas d’autre critique ? Alors qui propose? » - Cia. propose qu’on change d’infirmière (il y a des volontaires, et la présidente choisit La.). - Cé. demande que Thé., Ju. et Éd. arrêtent de l’embêter quand ils vont chercher des fiches (et les trois garçons promettent d’arrêter). 3. Il me semble que l’on comprend cette notion de “rachat” par ce qu’elle n’est pas, ce sera le cas un peu plus loin d’autres pratiques: de façon plus générale, penser une institution, c’est aussi penser ce qu’elle n’est pas et ce qui n’est pas elle. La connotation chrétienne du “rachat” n’est pas tout à fait surprenante : il n’est pas rare que Freinet, dans ses textes, parodie les Évangiles, et réfère à certaines approches chrétiennes des situations morales. Mais l’usage en est toujours pragmatique, et c’est en ce sens que Freinet est proche de certains courants de pensée américains (notamment de Dewey, comme je l’ai plusieurs fois indiqué). On va voir dans ce chapitre que l’individu (l’élève) est centré sur le nous (l’école Freinet).

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- Ta. et Ci. annoncent que leur professeur de musique fera un concert au bénéfice de l’école pour financer l’échange scolaire avec le Mexique, et elles proposent de réaliser une affiche (tout le monde approuve) ; Carmen prend alors la parole et demande de rappe­ ler quelles sont les lettres qui ont été écrites cette semaine pour demander un don; la présidente répond: « Et bien à la femme d’Yves Montand, au prince de Monaco, à Arielle Dombasle, on a aussi été reçus par l’ancien maire de Saint-Paul dans la classe de Célestin Freinet devenue salle du Conseil, pour demander une subvention et une salle pour orga­ niser un concert de soutien » ; Carmen ajoute : « Et lundi soir, une délégation de l’école va voir le maire de Vence ». La présidente dit : « Bon, pas d’autres propositions ? Qui voudrait ? (personne ne lève le doigt) Alors, qui félicite ? » Ma. félicite Cé. pour son joli calendrier de Noël, et Ar. félicite Carmen d’avoir tant de patience pour supporter ses élèves, alors Carmen félicite Ar. d’en être conscient (tout le monde rit), mais la présidente ajoute qu’elle félicite tous ceux qui font des efforts dans leur travail pour progresser (et elle cite en particulier quelques noms). (17 heures) Les élèves se lèvent calmement et se saluent mutuellement à voix haute : « Au revoir, bon week-end, à lundi! », certains vont embrasser Carmen (ou restent à converser avec elle), certains viennent me dire « à bientôt Henri » ou m’embrasser. Je fais une première analyse de cette description. On voit d’abord l’intervention de la maîtresse, rappelant de façon implicite aux élèves la spécificité de l’école. Si l’on essaie de paraphraser l’attitude générique de Carmen Montés, elle dit : nous sommes dans une école où l’organisation des activités est essentielle, chacun a son rôle à jouer et doit le jouer sérieusement pour le bon ordre de la vie collective. C’est tout à fait le type de phrase, peu ou prou, que les maîtresses prononcent assez régulièrement lors des réunions notamment, dont la fonction est de restaurer en commun l’esprit de l’école, de travailler le commun de cette école. Je prends le « commun » au sens de Jean-Luc Nancy, « ce que le communisme avait aussi puissamment occulté qu’il l’avait fait surgir: l’instance du “commun” — mais aussi son énigme ou sa difficulté, son caractère non donné, non disponible et, en ce sens, le moins “commun” du monde... » (2001, p. 38). Et dans un autre texte, Nancy écrit : « c’est nous qui sommes exposés, et ainsi c’est à nous que nous sommes exposés. À nous : au surgissement de nos existences, comme surgissement de sens » (1997, p. 116). Je parle d’esprit dans le sens pragmatique, comme un usage, une coutume propre, un mode de vie, presque au sens de l’empirisme radical de William James, c’est-à-dire au sens de la valorisation de l’expérience en cours. La conduite de l’école ne se fait pas au nom d’un système de normes abstraites, de maximes à vocation absolutiste, ou de théories qu’il faudrait appliquer. Elle se fait dans les limites d’une expérience pratique, l’unique matière du monde, pour parler comme James, « l’expérience pure » (2005). C’est en ce sens que j’étudie le spécifique de cette école, presque comme un isolat fonctionnel que Malinowski appelle Institution: « l’isolat fonctionnel est concret, c’est-à-dire qu’il peut se présenter à l’observateur sous les traits d’un groupement social précis », et Malinowski ajoute que nous pouvons déterminer autour de ce groupe social réel « une ligne de démarcation concrète » (1944, p. 134). Le même auteur précise à la même page que le fonctionnalisme étudie de façon concrète et précise « ce qui se passe réellement » et « ce qu’on peut observer ». Mais

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pour Malinowski, « la fonction signifie toujours la satisfaction d’un besoin » (id.). Ainsi, toutes les pratiques expriment une attitude sociologique, à l’intérieur d’un système concret d’activités organisées : « Je mets au défi quiconque de citer un objet, un type d’organisation qui ne puissent prendre place dans une institution quelconque, lors même que certains objets relèvent de plusieurs institutions et jouent auprès de chacune d’elles un rôle déter­ miné » (Malinowski, 1944, p. 136). Les besoins biologiques et somatiques sont à la base fonctionnelle de la création de tous les autres besoins culturels : nous avons vu que Freinet avait pris une telle approche, en commençant son école par le milieu (même si bien sûr, on ne peut étudier anthropologiquement cette école au sens strict d’une communauté primi­ tive). Ce qu’il me paraît important de souligner, c’est que toute collectivité organise ses pratiques autour d’une charte traditionnelle produisant des dispositions chez les individus, en vue de « resserrer la trame sociale, d’élargir et approfondir la répartition des services et des biens, des idées et des croyances » (Malinowski, 1944, p. 143). Il serait d’une naïveté extrême de croire qu’une institution éducative est en mesure de laisser chaque enfant “penser par lui-même “où voit-on qu’un enfant (et même un adulte) pense spontanément par lui-même ? Et que signifierait exactement de lui “apprendre” à penser par lui-même (qui le ferait, et dans quel style de pensée ? Toute action, toute perception, toute affection sont soumises à des déterminants sociaux dans une culture donnée, et les conduites indi­ viduelles sont réglées par les déterminants symboliques45 . Ce que Malinowski appelle la charte d’une collectivité « correspond toujours à un désir, à un jeu de mobiles, à une fin commune. Elle apparaît sous la forme de tradition, ou encore est octroyée par une autorité traditionnelle » (op. cit. p. 136).

Mais l’épistémologie fonctionnaliste, pour ne pas tomber dans les pièges connus du fonc­ tionnalisme (où toutes les pratiques sont considérées en fonction de fins décidées par le chercheur, qui oblitèrent d’autres fins et d’autres déterminants régulateurs de ces pratiques), doit respecter un certain nombre de critères logiques précisés par Douglas (1999, en parti­ culier la « première synthèse », p. 61-64). Le fonctionnalisme présente visiblement, dans ses variantes américaines notamment, des défauts drastiques3. Se servant de Durkheim et Fleck, notamment, Douglas montre que la nature et l’influence d’un style de pensée (donc précisé­ ment d’une institution) ne peuvent se comprendre que dans le cadre d’une épistémologie « correctement » (au plan logique décrit par Douglas) fonctionnaliste. À l’école Freinet de Vence, pour des raisons particulières qui tiennent à la fois à la forme scolaire en elle-même (organiquement, une forme scolaire suppose la construction d’un « style de pensée »), et à la tentative de Freinet (précisément de créer un ou des styles(s) de pensée spécifique(s)), l’épistémologie fonctionnaliste bien comprise est d’autant plus nécessaire, parce que « sans un raisonnement de type fonctionnel, nous ne pouvons essayer d’expliquer comment un monde de pensée construit le style de pensée qui gouverne son expérience .» (Douglas, 1999, p. 64.) 4. Ce que fait bien sentir Malinowski lorsqu’il dit dans sa conclusion « le fonctionnalisme est péremptoire » (1944, p. 147)... 5. Que présente Douglas dans son chapitre, par exemple à la page 54 où elle précise à propos de certaines concep­ tions fonctionnalistes : « C’est également proposer une conception inacceptable de la condition humaine et présenter les hommes comme des acteurs passifs, agissant sous une contrainte plus ou moins forte... Étant donné l’indigence des explications alternatives [au fonctionnalisme] il nous faut donc rechercher une expli­ cation fonctionnaliste qui évite ces écueils tout en correspondant bien à l’idée de Durkheim et Fleck qu’un groupe social engendre sa propre vision du monde et développe un style de pensée qui nourrit des schémas d’interaction. »

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Tout ce qui a pu être pensé, s’agissant de l’institution scolaire, en termes de discipline, est ici pensé en termes d’organisation. C’est une idée que l’on trouve dans l’œuvre de Montessori, comme on la trouve dans l’œuvre de Freinet. Mais l’enjeu de compréhension de cette organisation passe par la distinction nécessaire entre une organisation totale à tendance “autoritariste6”, et une organisation vivante à tendance démocratique. Voyons cela en deux étapes : le rappel, puis la réunion.

a) Le rappel. C’est la fonction du cahier de secrétariat, et du rappel, que de formuler, dans ce cadre précis, la mémoire de la classe (ou de l’école)

Il me semble que ce cahier, donnant lieu au rappel, doit être pris comme la trace concrète laissée par les discussions antérieures. C’est un indice sur le passé, à partir duquel une nouvelle discussion peut être ouverte, ou au contraire jugée inutile. Certaines de ces discussions sont rouvertes à chaque réunion. Dans le récit précédent, prenons deux exem­ ples de nature tout à fait différente : la demande d’utilisation de la grande table (Na.), et la contrainte de changement de table (Lu.). On voit fonctionner l’institution de régulation qu’est le rappel. Elle permet de régler la fonction d’utilisation des objets (ici, la table est un objet matériel, mais aussi un objet symbolique), et la communauté veille à la définition de cette fonction : ici, on voit que la table est définie comme un lieu du travail, ou bien parce qu’elle est convoitée (comme lieu propice), ou bien parce qu’elle est contraignante (comme lieu de séparation). Dans le premier cas, cette fonction est appropriée, et Ju. dit spontané­ ment « À la grande table, on est plus près du tableau, on est seul, et on a de la place, c’est mieux pour travailler ! » ; chaque semaine, un élève demande à utiliser cette place de la classe. On assiste là à une inversion de l’ancienne pratique consistant à désigner un lieu de la classe comme lieu d’isolement pour punition, et c’est toujours la même technique d’action enseignante qui consiste à valoriser la réussite et le contentement, plutôt qu’à stigmatiser l’échec et l’insatisfaction (même à travers les “trucs du métier” parfois ensei­ gnés dans les IUFM, comme la « chaise qui calme », version hypocrite du « piquet »). Dans ce que dit Ju., on comprend que ce n’est pas d’une récompense abstraite ou béhavioriste qu’il s’agit (le “bon point”, le “bonbon”) flattant les mécanismes les plus triviaux de la vie affective. Au contraire, cet élève formule une argumentation dans laquelle apparaît l’enjeu de l’étude « c’est mieux pour travailler ». Au bout du compte, c’est cette valeur travail qui est intégrée, comme le prouve l’énoncé. S’agissant du changement de place auquel Lu. se voit contrainte par la présidente, la raison en est donnée également en termes de valeur travail : « Alors, Lu., tu devras aller près de Yas. pour que tu arrêtes de parler avec Ci., et que vous puissiez mieux travailler sans déranger les autres. » Il est intéressant de noter que lors de cette interaction concernant Lu. et Ci., la maîtresse n’intervient qu’une 6. J’euphémise l’idée pour ne pas utiliser le terme “totalitaire” qu’il me paraît scandaleux d’utiliser à n’importe quel propos, tant sa signification est monstrueuse dans l’histoire. En fait, on peut songer à la notion d’institution totale de Goffman: placés dans une même situation, et coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, des individus mènent ensemble une vie dont les modalités sont explicitement réglées, comme dans les institutions disciplinaires en général, que la discipline ait été choisie (monastères) ou contrainte (prisons). Ces institutions ont pour effet de biffer l’identité des individus, en les coupant du monde extérieur, et en déshumanisant les rapports dans l’institution. Ce qui est proprement l’inverse des pratiques de l’école Freinet.

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fois pour interroger : « Alors, est-ce que ça va mieux ? » On perçoit dans cette question l’attente professorale, dont certaines recherches ont montré toute l’importance dans les facteurs d’efficacité d’un enseignement7. Ici, il s’agit plus largement de la vie sociale orga­ nisée autour du travail scolaire. Là encore, on voit à quel point la présidente a le co-pilotage institutionnel de la réunion. Ce co-pilotage est extensible à tous les élèves, comme on le voit dans l’intervention spontanée de Yas. répondant à l’interrogation de la maîtresse « Non, pas beaucoup mieux, elles sont trop près, mais il y a une autre place libre près de moi ». Lélève se porte témoin de la situation, fondée par l’institution à émettre un témoi­ gnage, à donner un avis, et à formuler une proposition. On constate que cette proposition est immédiatement adoptée par la présidente, ce que la maîtresse ne conteste aucunement. Dans cette situation d’action, les références symboliques constituent une prise puissante pour les régulations. Mais revenons un peu en arrière dans le récit du rappel, à propos de Thé. Il y a une relative similitude entre le cas Lu.-Ci., et le cas Thé.-collectivité (on repro­ che régulièrement à l’élève d’être violent), dans le sens où Thé. est contraint à quelque chose. Mais il y a aussi des différences entre ces deux cas8. Il faut d’abord distinguer entre une attitude gênante (d’autant qu’elle l’est certainement très peu, et que l’on reproche surtout symboliquement à Lu.-Ci. de ne pas se conduire selon la charte), et une attitude violente. Comme l’a notamment montré Éric Weil (1996) dans une optique assez platoni­ cienne, la violence est le problème, par excellence, que constitue la rationalité philosophi­ que. Ce problème est sans mesure avec toutes les formes de gêne et de dérangement que peut causer un élève dans une classe. Eassimilation de ces genres de perturbations condui­ rait à banaliser la violence d’une part, et à criminaliser d’autre part ce qui peut être aisé­ ment régulé. La violence laisse toujours démuni celui qui face à elle raisonne. À l’école, il faut pourtant bien imaginer des moyens de résorber, pour autant que cela est possible, les comportements violents. Certains enseignants élaborent avec leurs élèves des sortes de règles préventives, qui forment un milieu symbolique institutionnel de référence. Lorsqu’un élève commet un acte violent, l’enseignant, devant ses élèves, invoque ces règles pour identifier le délit, et envisager sa sanction. Bien entendu, l’enseignant n’a pas besoin de ces règles pour caractériser un comportement violent et en envisager la sanction : c’est l’insti­ tution scolaire qui lui en donne autorité, dans le cadre de la loi. Mais les textes officiels (et le bon sens) recommandent à l’enseignant de construire des « règles de vie » avec les élèves, de façon à les impliquer dans la responsabilité conjointe du bon ordre des compor­ tements, sur la base des valeurs républicaines que nous avons tous en commun. Rien n’est plus évident que tout cela. Dans le cas de Thé., on assiste à ce que l’on pourrait identifier comme la sanction consécutive à un comportement violent: balayer tout seul9. Cette sanc­ tion est qualifiée de « rachat » par la maîtresse, elle prend donc une forme positive pour l’élève, et utile pour la collectivité, elle restaure paradoxalement l’image de soi de cet élève, en lui montrant que par son action de balayer (qui est un travail), il se rend appréciable et 7. Phénomène connu notamment sous le vocable effet Pygmalion (cf. De Queiroz, 1995). 8. Deleuze considère que dans le domaine de la justice, il faut penser par « cas » (cf. Labécédaire de Gilles Deleuze, DVD éditionsmontparnasse, 2004). 9. Il s’agit généralement de balayer le parvis devant les classes, les allées, la place devant le grand chêne, le parvis devant la cantine et la salle de conférences. C’est un service accompli toute l’année par les élèves de l’école. Ici, pour Thé., finir le balayage signifie probablement qu’il devra terminer seul une parcelle de ces surfaces à balayer (par exemple, le parvis devant les classes).

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aimable, ce que la maîtresse institutionnalise « Bon, il a fait son “rachat” », puisque cela n’est contesté par aucun élève. Mais il faut reconstruire la discussion qui a précédé ce que je viens d’assimiler à une sanction. Eexactitude nous impose de chercher à savoir comment, dans quelles conditions cette sanction a été décidée, et surtout par qui, en vertu de quelle autorité symbolique. J’ai questionné la maîtresse à ce sujet, sa réponse fut simple, je la relate (ne l’ayant pas enregistrée) : les élèves reprochent (unanimement) à Thé. d’être violent à certains moments, et lui demandent de ne plus l’être; Thé. reconnaît générale­ ment ce qu’on lui reproche, et dans l’après-coup prend la résolution de ne plus agir ainsi ; on lui demande ce qu’il va faire, et lui-même fait une proposition à la collectivité, qui est alors notée sur le cahier de secrétariat, pour institutionnaliser cette décision. Parfois, pour expérimenter l’attitude coopérative, il va faire quelque chose qui le met en situation de rendre service : les “sanctions” sont toujours des services que l’élève concerné se propose ou accepte de rendre (je reviendrai plus bas sur cette pratique décrite par la maîtresse). Lors du rappel, le même élève est d’ailleurs interpellé une deuxième fois « Thé. a promis qu’il cesserait d’injurier ses camarades », on voit que lors de la précédente réunion le comportement de cet élève a fait l’objet de critiques. Il lui a été demandé de cesser d’inju­ rier, c’est ce que les élèves ont réclamé de lui, et Thé., en réponse, a promis de ne plus se comporter ainsi. Voilà tout le contenu de la discussion, il n’y a donc eu ni invocation d’une règle formelle préalable, ni menace de sanction, mais appel à la raison dans la conduite de l’élève, et « promesse ». Cette notion est intéressante, elle est d’ailleurs valorisée dans nos jeux de langage, puisque c’est la promesse non tenue qui est objet de péjoration, par le contraste qu’elle crée entre l’esprit de promesse, et le fait de ne pas tenir cette promesse (on dit alors par exemple “une promesse en l’air”, toute promesse doit être, par définition, tenue). Du latin promittere, promettre signifie “faire aller en avant”, laisser pousser la barbe, les cheveux, par exemple, et tout ce qui organiquement tend à croître (au sens du vers de Malherbe « Et les fruits passeront la promesse des fleurs »). Il y a donc une idée d’assurance, c’est quasiment la loi naturelle : une promesse rend un événement prédictible. C’est donc une projection dans le temps à venir, c’est même un projet (on dit dans ce sens “se faire une promesse”), et donc au plan moral, c’est un engagement pris sur le futur. La promesse est en cela l’attitude morale par excellence, puisque le futur, comme le disait si bien Sénèque, est hors de notre maîtrise. C’est une attitude morale qui se vit au présent comme intention, et rien n’est plus sérieux que l’intention, comme le dit Jankélévitch : « Une vie morale privée de tout ce qui lui résiste est donc vouée à la dissolution et à l’ina­ nition » (1983, p. 17), car la vie morale est une vie d’effort pour s’orienter un pas après l’autre. Le projet que constitue la promesse ne saurait consister à s’élancer d’un bond vers ce qui est un mieux abstrait, mais à travailler dans le présent pour tenir son intention. La promesse, elle aussi, est un travail10. Comme lors du premier rappel sur la conduite de Thé., la maîtresse intervient « Alors Thé., est-ce que c’est le cas ? », i.e. est-ce que tu es parvenu à tenir ta promesse ? Et la maîtresse marque avec sobriété son approbation « Bon ». 10. On le voit dans le. film de Jean-Pierre et Luc Dardenne, La Promesse (1996), où le “fils” Igor perdra son inno­ cence d’enfant quand son père et les autres laissent mourir Hamidou, un émigré africain, tombé accidentel­ lement d’un échafaudage. Car avant de mourir, Hamidou a demandé à Igor de promettre qu’il protégerait sa femme et son fils, Assita et Seydou. Ayant fait cette promesse à l’insu de Roger, Igor est tiraillé entre la peur, la fidélité à son père et la fidélité à sa promesse.

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Il n’y a pas lieu de se répandre en commentaires, nous sommes dans une pratique du prag­ matisme radical. Dans une optique assez différente, d’autres pratiques de réunions nommées « Conseil » par Fernand Oury sont censées fonctionner comme des dispositifs de médiation, voir par exemple Imbert (1 994), et Oury (1995). b) La réunion. Cette réunion de coopérative est conduite selon un ordre du jour que constitue ce que Freinet appela le «journal mural11 », une grande affiche quadrillée collée au mur, comportant ces quatre rubriques Je critique: Je voudrais:

Je félicite : Je propose:

Pendant la semaine, les élèves qui le souhaitent viennent écrire une phrase dans l’une ou l’autre de ces rubriques, et signent leur phrase. On voit que cela est tout à fait public. Chaque élève peut, au cours de la semaine, voir évoluer ce « journal mural ». Et chaque élève sait donc à l’avance s’il sera critiqué ou félicité11 12, chaque élève peut réfléchir aux demandes et propositions. Cette institution publique du « journal mural » a une fonc­ tion de régulation immédiate. Certains élèves faisant l’objet de critiques (par exemple “untel m’a dit telle grossièreté”) vont directement présenter des excuses au signataire de la critique, qui décide généralement de barrer sa phrase sur le « journal mural », ce qui fait gagner du temps lors de la réunion, en éliminant de l’ordre du jour les questions les plus faciles à traiter. La maîtresse ayant constaté cela, s’assure que la régulation s’est faite correctement, et vient lui apporter son soutien. D’autre part, certaines demandes ou propo­ sitions commencent à être traitées entre les élèves avant la réunion, ce qui permet d’aller également plus vite (par exemple « je voudrais qu’on m’aide à faire ma conférence », ou « je propose qu’on fasse un spectacle sur... Qui serait intéressé ? »). Le jour de la réunion, le président prend cette affiche, et la pose sur bureau : il dirigera la réunion en suivant l’ordre des phrases qui ont été écrites sur cette affiche, dont tout le monde a pris connaissance pendant la semaine écoulée. Dans le récit précédent, on voit que la maîtresse est critiquée « Je critique Carmen qui ne m’a pas rendu mon plan de travail ». C’est un fait rarissime, et il ne me semble pas que les maîtresses de l’école Freinet essaient de faire croire à leurs élèves qu’elles sont à égalité avec eux. Ce jour-là, il s’agissait plutôt d’une plaisanterie de la part de Ma. qui a une complicité assez visible avec la maîtresse (elle n’avait sans doute pas besoin d’écrire cela pour demander à Carmen de lui rendre son plan de travail). Il semble que le « journal mural » puisse être détourné de sa fonction, et devenir une occasion de plaisanter lors de la réunion qui constitue alors un public au sens théâtral du terme. J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’assister à de telles initiatives des élèves, mais aussi des maîtres­ 11. Terme emprunté àjanusz Korczak. 12. Certains enseignants ont remplacé ce « journal mural » par une « boîte à idées », ou « boîte aux lettres » (comme à la Maison de l’orphelin de Korczak), ou par une « boîte du Conseil » (beaucoup de classes prati­ quent de nos jours les « Conseils »). La boîte entraîne l’occultation de l’ordre du jour, et de son contenu. Voici les questions que l’on pourrait se poser, concernant ce type de dispositif : la boîte ne fait-elle pas régner un suspens dont on peut se demander quel est le bénéfice éducatif? Ne tend-elle pas à sacraliser son contenu que l’on dissimule au public ? Ne place-t-elle pas le président dans une situation de force excessive (c’est lui qui est chargé de dire, comme un oracle, le contenu privé de cette boîte, qu’il révèle subitement au public non préparé) ?

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ses: ce qui suggère que la réunion peut être démystifiée, et ne pas apparaître comme un tribunal où l’on règle des comptes et où l’on juge, où l’on sanctionne (comme on peut s’en rendre compte ci-après, lors de la réunion de coopérative du 1er avril). C’est un moment intense pour la vie de l’école, où les choses sont dites de façon franche, mais sans animo­ sité, comme on le verra plus loin. Les élèves eux-mêmes manifestent un certain contrôle de leurs affects, qui est peut-être l’effet d’une incorporation (une disposition acquise) de la façon de présenter les critiques, dans un discours construit, argumenté, et sans agressivité. Je vais montrer maintenant un court extrait de transcript de “grande11 réunion qui fut un grand détournement de la réunion (la réunion a tout de même eu lieu normalement après cette surprise). Extrait du début de la “grande” réunion du vendredi 1er avril 2005 : - Présidente: (Les classes des “petits” et des “moyens” sont assises sur les gradins du théâtre, avec les trois maîtresses et l’assistante maternelle. La présidente entre subitement sur la scène) c’est la grande réunion + + mais où ils sont les grands ? je pars les chercher + + + (elle quitte la scène et passe derrière le petit mur)

- (La classe des grands entre silencieusement, avec des marionnettes représentant des poissons, ils se mettent debout face au public, et sifflent un air de chanson, puis commencent à chanter en choeur une chanson qu’ils ont composée « Petit poisson d’avril ». Lorsque la chanson est terminée, les élèves crient en choeur « Poisson d’avril ! », et tous les enfants applaudissent en riant) Bravo ! Bravo ! (plusieurs petits le disent). - Brigitte : (à une petite à côté d’elle) C’est beau hein + (aux grands) Ils sont beaux vos poissons.

- Carmen : Dites le nom de chaque poisson ! (à tour de rôle, les “grands” vont présenter leur marionnette).

Quelques instants après, au moment où la réunion allait commencer (la présidente et ses secrétaires sont déjà en place à la table) deuxième surprise : la classe des “petits” se lève, et se rend sur la scène avec Mireille pour chanter une chanson du 1er avril, qu’ils ont apprise pour la circonstance. Ils seront applaudis, puis, la “grande” réunion pourra commencer. Voici un photogramme de ce début de réunion :

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On voit sur ces photos qu’il y a deux secrétaires, l’un lira le rappel, l’autre notera les nouvelles décisions sur une feuille (elles seront recopiées après). Souvent, un élève de la maternelle est à leurs côtés pour vivre l’expérience de la conduite de la réunion.

Voyons ce que disait Freinet de cette institution, qu’il baptisa « réunion de coopéra­ tive » (1960). J’articule cet extrait en quatre étapes, de façon à en souligner la logique13:

É. 1 « À vous de mettre en valeur l’exemple bénéfique qui relèvera le tonus de votre groupe. Et quand le jugement général semblera parfois accabler un de vos élèves, venez en fin de compte à son secours. Faites-lui promettre de faire mieux pour le samedi suivant. Il ne tiendra pas sa promesse ? Il fera certainement effort pour la tenir même s’il n’y réussit pas. Ne bouclez jamais l’horizon de vos enfants car ils seraient perdus. Ménagez toujours des éclaircies, un coin de lumière, vers des sentiers où ils risquent peut-être de s’engager un jour avec impétuosité. » La séance est ouverte par le Président.

13. Je reproduirai en italique le début de É. 3.

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« L’instituteur s'est humblement placé au fond de la salle et un des benjamins est venu s’appuyer sur ses genoux, comme pour être en plus complète et plus familière sécurité »

Einstant est solennel et cette atmosphère de solennité, indispensable, doit être prépa­ rée et entretenue. Les adultes sont à la place qui leur a été réservée, dans le rang, car ils auront évidemment leur rôle, éminent, à jouer. Tous les enfants sont là, car cette réunion est attendue par tous comme une occasion unique de se situer dans la communauté, et de s’y situer dynamiquement, non pas en écoliers mais en hommes.

É. 2 Le secrétaire lit le compte-rendu de la réunion précédente. Le Président donne quelques informations, puis la vraie séance commence. Celui qui a écrit pour critiquer se lève et explique s’il y a lieu sa plainte. Eaccusé se lève à son tour. Si l’affaire est grave, l’un et l’autre sont priés de venir devant le bureau, comme au prétoire. La discussion est parfois vive et serrée. Les enfants ont bien souvent des talents insoupçonnés pour défendre leur cause avec une intelligence, une subtilité et un à-propos incroyables. Des témoins interviennent. Le président a besoin de bien régler le débat pour éviter la cohue et le désordre, comme dans un véritable tribunal. Au cours de ces discussions, ce sont tous les secrets de la vie de l’école qui affleurent et qu’on peut ainsi au moins deviner, parfois même extérioriser, ce qui les prive alors de leur caractéristique essentielle de secrets. Il arrive que les adultes soient mis en cause. Ils doivent se défendre eux aussi loyalement, en se gardant surtout de faire intervenir leur autorité - ce qui fausserait irrémédiablement les débats - mais en traitant d’égal à égal avec les enfants. C’est là une condition sine qua non du fonctionnement normal des opérations.

É. 3 Seulement, et nous insistons beaucoup là-dessus, le bureau de la Coopérative, et l’Assemblée générale des élèves ne sont pas un ersatz de tribunal comme on a voulu en instituer parfois dans certaines associations d’enfants, avec étude des affaires et prononcé officiel des jugements.

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Nous ne sanctionnons pour ainsi dire jamais, sauf pour faire éventuellement réparer les dommages causés: celui qui est passé par la fenêtre devra le lendemain nettoyer les vitres ; celui qui a dit des gros mots sera employé par le responsable pour le nettoyage des cabi­ nets ; celui qui a cassé des vitres à la serre du voisin ira, en compagnie du maître ou d’un grand, s’excuser et offrir une réparation. Ce sont là des sanctions normales, qui vont de soi, qui ne sont pas vraiment punition, mais seulement réparation d’un dommage causé. A l’issue de notre séance coopérative, nous n’avons jamais, comme on pourrait le croire, une liste de punis mais seulement des enfants heureux d’avoir discuté de ce qui leur tenait à cœur, de s’être déchargés parfois de leurs péchés, d’avoir éclairci et libéré leur conscience.

É. 4 Car c’est bien là l’essentielle portée morale de cette pratique ; les uns et les autres sont mis en face de leurs responsabilités et des conséquences normales de leurs actes : les détours, les roueries, les comportements plus ou moins clandestins sont ainsi dévoilés. Eindividu apparaît nu, tel qu’il est.

C’est cette prise de conscience qui a une portée morale considérable. Il arrive souvent que l’enfant mis en cause, après s’être défendu âprement, se sente acculé à la réalité. Il se prend à pleurer. Il ne peut pas y avoir de meilleure fin à la critique que cette descente au fond de soi, cette confession publique, qui est tout à la fois sanction et libération. Eenjeu de compréhension de la pratique de réunion, comme je le disais plus haut, demande de bien examiner la façon dont Freinet articule, en amont et en aval, l’étape 2. Dans cette étape (É. 2), il emploie le vocabulaire qui soulève nécessairement les objec­ tions: « Si l’affaire est grave, l’un et l’autre sont priés de venir devant le bureau, comme au prétoire. » Le ton inquiète. D’autant qu’ensuite nous lisons : « Le président a besoin de bien régler le débat pour éviter la cohue et le désordre, comme dans un véritable tribu­ nal. » Et enfin: « Il ne peut pas y avoir de meilleure fin à la critique que cette descente au fond de soi, cette confession publique, qui est tout à la fois sanction et libération. » Est-ce l’optique juridique de ce que Korczak appelait le « tribunal d’enfants » (Korczak qui affir­ mait que l’enfant a le droit d’exiger que ses problèmes soient considérés avec impartialité et sérieux) ? Ou plus gravement, la confession d’autocritique maoïste, rayant d’un trait de plume le principe même (laïque et républicain) de l’espace privé et de la liberté de conscience ? Le retour vers l’étape 1 du document semble pourtant indiquer une optique un peu différente (É. 1) : « À vous de mettre en valeur l’exemple bénéfique qui relèvera le tonus de votre groupe. » C’est ce que confirme l’étape 3 (É. 3) : « Seulement, et nous insis­ tons beaucoup là-dessus, le bureau de la Coopérative, et l’Assemblée générale des élèves ne sont pas un ersatz de tribunal comme on a voulu en instituer parfois dans certaines associations d’enfants, avec étude des affaires et prononcé officiel des jugements. » J’insiste moi-même sur ce texte de Freinet, qui me semble être le fil ténu qui retient la réunion de coopérative de devenir la ruse autoritaire d’une pédagogie avançant masquée. C’est à mon sens tout ce qui sépare la pratique de cette institution d’une tyrannie déguisée : mais ce n’est pas l’idée qui suffit à défendre cette institution de devenir une instance de normalisation, il faut voir les pratiques effectives. Eétape 4 nous avertit d’ailleurs de la fonction exacte de cette « pratique » (E. 4) : « Car c’est bien là l’essentielle portée morale de cette pratique ; les uns et les autres sont mis en face de leurs responsabilités et des conséquences norma­

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les de leurs actes : les détours, les roueries, les comportements plus ou moins clandestins sont ainsi dévoilés. Eindividu apparaît nu. tel qu’il est. » On le comprend d’autant mieux quelques lignes plus bas, la fin éducative du jeu parle de « descente au fond de soi » et de « confession publique ». Freinet se place donc dans une optique morale, plutôt que dans une optique juridique. D’ailleurs, le champ lexical dominant est bien celui de la morale, et même de la morale religieuse, si les enfants grandissent de « s’être déchargés parfois de leurs péchés, d’avoir éclairci et libéré leur conscience » (É. 3). C’est pourquoi, il me semble opportun d’envisager également cette pratique communicationnelle à partir de certaines catégories forgées par Emmanuel Lévinas. Dans un autre texte, Freinet (1994, t. 2, p. 58-60) insistait particulièrement sur certaines aspects de la pratique de réunion: « l’instituteur s’est humblement placé au fond de la salle et un des benjamins est venu s’appuyer sur ses genoux, comme pour être en plus complète et plus familière sécurité » (p. 58) « puis on passe à la lecture du journal mural qui est l’occasion d’une sorte de profond examen de la vie communautaire de l’école » (p. 59) « ce journal doit synthétiser l’ensemble des réactions enfantines en présence du fonctionnement toujours imparfait de l’organisme école » (p. 59) « Dans la pratique, comme dans la famille, il ne faut pas trop compter sur les sanctions pour améliorer une situation quelle qu’elle soit. La critique collective, la reconnaissance des fautes, le sentiment communautaire, le désir de mieux faire, se montrent en général suffisamment efficaces » (p. 60) « l’heure de sortie a parfois sonné depuis longtemps que nous sommes encore là, en passionnante camaraderie, pour mettre au point la vie de la classe qui devient ainsi, dans une large mesure, la chose même de chaque enfant. Eécole devient son école » (p. 60). Que “l’organisme école” devienne “la chose même de chaque enfant”, voilà dit d’une autre manière le sens écouménal de la réserve d’enfants14 : c’est un milieu dans lequel, selon Freinet, doit être cultivé un “sentiment communautaire”. 11 est évident que cette notion implique un « style de pensée », et les différentes déclarations de Freinet créent un milieu assertorique que j’ai trouvé intéressant de confronter à mes observations de la façon dont les maîtresses de l’école Freinet conduisent la réunion. Il me semble que cette étude permet de dégager l’un des éléments majeurs susceptible d’inspirer fortement notre travail de reconstruction de la forme scolaire.

14. Ce qui me paraît être l’idée principale à laquelle aboutit mon enquête maintenant.

REPRISE, CONCLUSION

Freinet, un homme à la vie frugale : hiver 1935, à l’ouverture de l’école

Enquête terminée, et interminable pourrais-je dire en parodiant cette célèbre formule de Freud. C’est ce qui me pousse à l’idée de reprise. Le terme vaut dans toutes ses accep­ tions. Je devrais reprendre l’enquête “donnée” que j’allais laisser là, telle qu’elle est, ne pouvant me résoudre à l’abandonner parce que je voudrais en ressaisir certains aspects. La reprendre aussi, parce que j’allais l’interrompre, mais ce serait pour en rejouer certaines lignes auxquelles il s’agit de rendre leur relief. Ma reprise viserait également à repasser

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certaines surfaces de la description de l’école, parce que l’école aura été trop incomplète­ ment dépeinte par mon enquête. Mais avoir de la reprise dans l’enquête me permettrait de passer à un régime supérieur de l’analyse, et à un grain plus fin. Et enfin, la reprise dans un programme de rebond me permettrait de ne pas laisser disparaître dans l’oubli ce que mon enquête aura contribué à désigner. Que devait-elle désigner ? Elle devrait participer à nous faire comprendre le poids d’une certaine forme de contrat didactique générique dont il faut parvenir à décrire les formes actuelles, à Vence, et possi­ bles, dans le développement et le perfectionnement de ces formes. Ce qui me paraît central dans la critique raisonnée de l’école Freinet de Vence, c’est le partage entre l’observation des institutions qui produisent un contrat didactique générique tout à fait puissant (à la fois au point de vue éthique, affectif, et conceptuel), et les possibilités d’envisager de perfectionner, en passant à un grain plus fin d’observation, le travail des savoirs et leur épistémologie (on a déjà vu comment cela pourrait s’envisager pour les conférences, pour le rapport aux œuvres (littéraires en particulier) dans leur réception et dans leur production, etc.) C’est cette discussion que je propose d’ouvrir maintenant.

Première reprise J’ai dit quels furent mes choix méthodologiques en m’efforçant d’être franc sur mes prémisses d’enquête (chapitre I). Je dois donc assumer, comme un élément nécessaire de cette reprise, l’état d’esprit dans lequel s’origine mon désir d’enquête, il y a vingt ans: convaincre du caractère héroïque des bouleversements que fait subir à la forme scolaire l’école de Freinet à Vence. Mais le cahier des charges de cette enquête elle-même récem­ ment reprise (en 2001), dont Gérard Sensevy m’a fortement aidé à tracer les contours épistémologiques1, m’a conduit à apprendre à regarder les pratiques de cette école dans une régulière mise en doute de mes propres perceptions. Du coup, j’ai dû accepter peu à peu de faire de la place dans mon système de représentations à l’ordinaire et au banal, en poussant de côté les jugements aussi hâtifs qu’enthousiastes, mais qui me dissimulaient le réel des pratiques dont je cherchais à produire une description. Derrière l’apparat de l’école Freinet, qu’y a-t-il1 2? C’est dans la “posture” de l’enquêteur ethnographe, que j’ai commencé à pouvoir ouvrir sur les pratiques effectives de l’école. Dans mon enquête, les carnets de terrain ont joué un grand rôle. Mais il s’agit bien sûr d’un ensemble, dont les deux composantes (carnets et transcripts) sont nécessaires. Les transcripts, et les photos, donnent à voir objectivement les pratiques dont je parle, et sans ces transcripts, la recher­ che perdrait certainement une grande partie de son intérêt. C’est pour mon évolution personnelle que les carnets ont joué un rôle fondamental, mais pour la communication à autrui et la description de ce qu’est l’école Freinet, ce sont à coup sûr les analyses de transcripts qui jouent le rôle majeur : les descriptions produites dans mes carnets sont par exemple impuissantes à montrer ce que j’espère montrer avec l’analyse de l’épisode de tutorat d’En. et de sa “grande” en mathématique (chapitre XI). Je disais qu’il m’a donc été personnellement fort utile de travailler sur mes propres prises de notes, de façon à 1. Principalement, le travail d’objectivation de l’objectivation. 2. J’ai tendance à poser cette question dans l’esprit de la jolie chanson de Charles Trenet (1948) « Une noix, qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix ? qu’est-ce qu’on y voit ? quand elle est fermée ? »

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CONCLUSION

découvrir le système qui était le mien pour voir. Travailler large, cela signifie que j’ai tenté de tenir compte des diverses formes de relations que j’ai pu établir avec les personnes qui ont à voir avec cette école : les trois maîtresses, l’assistante maternelle, les cuisinières, la gestionnaire, le jardinier, certains parents, les élèves eux-mêmes bien sûr, d’anciens élèves, Madeleine Freinet, la famille Freinet (cousines, neveux et nièces). Eenquête, comme je l’ai indiqué en Introduction, m’implique dans le regard que j’ai porté sur cette école, et dans la façon dont je suis parvenu, ou dont j’ai échoué, à faire évoluer ce regard3, et il fallait, dans le bilan d’enquête, ne pas négliger cette dimension de mon travail. Ma recherche ayant l’allure d’une monographie, j’ai certes voulu apporter ma contri­ bution à la description du qu’est-ce que « l’école Freinet » ? Mais je n’ai pas voulu pour autant établir une monographie sur l’école Freinet pour l’école Freinet (pour les pratiques de cette école et pour les écrits de Freinet), j’ai cherché, à partir d’un espace-temps institutionnel déterminé, à penser les bases d’une possible reconstruction de la forme scolaire, qui de fait soit autre que la forme classique, mais sans pour autant l’assigner à la forme Freinet. Un entretien avec Madeleine Freinet m’autorise paradoxalement à présenter les choses ainsi, dont je livre un court extrait :

Qu’est-ce que l’école Freinet de Vence ? Entretien avec Madeleine Freinet (extrait d’enregistrement audio du 20 mars 2004, dont je reproduis l’intégralité en Annexe) H. Donc, à l’école Freinet d’aujourd’hui, il y a à la fois une tradition préservée, celle de tes parents malgré tout, et il semble qu’il y ait une réélaboration de la classe, de l’école, par les maîtresses actuelles, qui tient à leur personnalité, et aux rapports qu’elles ont entre elles ? B. Déjà, il faut dire que Carmen et Brigitte fonctionnaient “en couple” dès le début. C’est très particulier, parce

qu’elles sont amies depuis leur jeunesse. Je me suis complètement appuyée sur elles pour l’école. Tu comprends, à l’époque de mes parents, ça allait. Quand mon père enseignait, personne ne lui disait rien... Qui aurait pu lui dire « Ah, ce que vous faites, ce n’est pas de la pédagogie Freinet »? Et ma mère, elle était très ferme, l’école a toujours été sous son « autorité », en quelque sorte. Mais quand il n’y a plus eu que moi... Bon, l’école fonctionne, depuis pas mal d’années, avec l’équipe actuelle. Je peux affirmer que beaucoup d’aspects de ce que faisaient mes parents ont été préservés. [...] Alors, qu’est-ce que cette école Freinet aujourd’hui? En résumé, il n’y a pas de continuité de l’école Freinet depuis 1948: tant que mon père vivait, il se battait pour trouver des enseignants qui faisaient un bref passage, et pas toujours reluisant, dans l’école, et après sa mort, l’école a constamment été sur le point de sombrer pour diverses raisons, jusqu’à ce que finalement Saint Jospin décide de faire racheter l’école par l’État. Disons que l’école visible aujourd’hui, c’est l’école de Carmen Montés, et de ses adjointes, où l’on pratique les techniques de mes parents.

L’évolution de mon milieu d’enquête m’a donc progressivement conduit à m’écarter de l’écueil du plaidoyer pro domo pour l’école dans mon écriture, et de la défense et illustration des techniques Freinet telles qu’elles sont pratiquées à Vence. Il a été de plus en plus néces­ saire de tenter de faire apparaître ce qui, dans mes analyses empiriques, était susceptible de faire progresser la communauté des chercheurs dans la compréhension de ce que pourrait être une nouvelle forme scolaire. C’est pourquoi j’ai dû apprendre, non sans difficultés, à utiliser d’autres épistémologies et surtout d’autres outils et techniques d’analyses que la seule problématisation philosophique. Eécole Freinet m’a donc permis d’élaborer une réflexion qui s’appuie, pour l’essentiel, sur une enquête de plein air, et c’est là je crois un 3. Je dois l’essentiel de cette évolution (de mon rapport à l’école Freinet), à Gérard Sensevy, qui m’a constamment incité (jouant le rôle du taon de l’Apologie de Socrate) à traquer dans mon écriture les énoncés évaluatifs.

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intérêt décisif4. Mais mon travail présente certaines carences spécifiques, notamment au plan de l’analyse socio-démographique5. Voici un tableau synthétique comparatif de la répartition en « Professions et Catégories Sociales » des élèves de l’école Freinet de Vence : Pourcentage de PCS très favorisées = 1 Pourcentage de PCS favorisées = 2 Pourcentage de PCS moyennes = 3 Pourcentage de PCS défavorisées = 4 PCS Ecole PIREF France/DOM (2001) Ecole de VENCE

1 50, 5 16 25

2 18,3 14.6 25

3 22 25.6 33

4 9,2 43.8 15

Les résultats ci-dessus proviennent des indicateurs INPEC (Indicateurs pour le Pilotage de l’École au Collège). Les élèves de l’école de Vence ont été caractérisés en fonction de la PCS du responsable légal de l’enfant (procédure utilisée par le ministère pour l’établissement des indicateurs INPEC). Eattribution d’une PCS aux parents d’élèves s’est faite en fonction des critères utilisés par le ministère, et présentés sur le site des Indicateurs INPEC http://cisad.adc.education.fr/inpec/ 1. La comparaison à la répartition nationale montre, pour l’école de Vence, une surre­ présentation des PCS favorisées et très favorisées, mais surtout une sous-représentation des PCS défavorisées. 2. La comparaison à une école dont 2 classes ont été étudiées dans la recherche PIREF (ci-dessus Ecole PIREF) montre que l’école de Vence, bien que présentant une population globalement largement plus favorisée que la moyenne française, ne l’est pas davantage que beaucoup d’autres.

Cette enquête doit être “reprise” afin de repenser les lacunes, les insuffisances, ou les difficultés qu’elle permet de repérer, dans le cadre élargi de la reconstruction pour une forme scolaire contemporaine. Ce qui dessine les limites de l’étude monographique, c’est d’abord (et le tableau socio­ démographique nous en donne une indication relative) l’environnement familial plutôt favorisant des élèves de cette école, si l’on veut comparer le travail des élèves de l’école Freinet à celui d’autres écoles en suivant la clause “toutes choses égales par ailleurs”6. C’est ensuite le surinvestissement des enseignantes dans leur métier, du fait des raisons 4. On pourrait envisager de construire d’autres enquêtes similaires en d’autres lieux scolaires spécifiques, si les enseignants en étaient d’accord, afin de prolonger cette recherche d’une nouvelle forme scolaire, par exemple, avec une école Montessori. Eétude de l’école Freinet seule, diminue les chances de caractériser de façon perti­ nente des pratiques enseignantes utiles à la reconstruction de la forme scolaire. 5. Il faudrait pouvoir produire une étude sociologique précise et systématique sur l’extraction familiale sociale des élèves de l’école Freinet, en vue de pondérer les analyses didactiques faites sur les activités dans cette école (ne serait-ce que pour répondre à un éventuel préjugé sociologique, visant à minorer l’effet de cette forme scolaire par un type de recrutement sociologique d’élèves « favorisés »). 6. Et c’était l’objet du programme de recherche dans le cadre du PIREF que j’ai évoqué dans mon enquête, concer­ nant l’enseignement des mathématiques et de la lecture au CR

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CONCLUSION

très particulières qui les ont conduites à vouloir travailler dans cette école (et mes deux premiers chapitres soulignent indirectement ce particularisme, entraînant nécessairement un effet pervers dans la considération des données décrivant les productions des élèves). Ces remarques pourraient nous convaincre de n’accorder à mon enquête qu’un caractère somme toute anecdotique, dans le grand paysage de l’enseignement primaire en France. Ce que personnellement j’ai essayé de retirer de ces objections préalables (même si je les présente en synthèse), c’est une certaine optique d’enquête: à quelles conditions cette monographie ethnodidactique pourra-t-elle atteindre à une pertinence telle que ses conclu­ sions pourraient avoir une valeur générale (c’est-à-dire à quelles conditions pourraientelles être utiles à un effort de reconstruction de la forme scolaire) ? Le premier écueil à éviter fut de ne pas prendre pour postulat qu’il s’agirait de montrer que la “méthode Freinet” comme telle, fait nécessairement mieux progresser les élèves que toute autre façon d’enseigner. On pourrait prolonger cette idée en réalisant une étude socio-didactique visant à répondre à la question générale : qui profite le mieux, éventuel­ lement qui pâtit, en fonction de son milieu socio-culturel, de la forme scolaire telle qu’elle s’actualise à Vence ? Mais du coup, il faudrait intégrer à ce questionnement le fait que l’on va mesurer l’efficacité d’une enseignante, et comment savoir si l’on mesure en même temps une forme scolaire ? De plus, l’étude statistique risque de ne pas dire grand-chose sur l’action du professeur. Si je reviens un instant sur la question de savoir ce qu’est l’école Freinet de Vence7, je peux résumer les choses ainsi. C’est une école qui se réclame de la pensée d’un pédagogue inspirateur de l’ICEM, mais qui a expérimenté (au sens de Dewey) ses principes et ses techniques dans cette école; privée de 1934 à 1991, elle est devenue école publique d’État, et à ce titre elle est une école de la République. Cette école actualiset-elle de la façon la plus exacte les conceptions et les techniques d’enseignement d’Élise et Célestin Freinet8, ou bien est-elle au contraire une école publique comme les autres, mais dont les maîtresses travaillent dans une orientation d’équipe et de projet pédagogique spécifique ? Ehomme Freinet (avec Élise) a pensé dans une époque, et pour une époque9, ce qui explique largement une partie de ses options, et de sa rhétorique, ce qui du coup les limite considérablement, ou nécessite de les transposer. En outre, en étudiant l’institution école Freinet de Vence, on peut être amené à mesurer deux distances : la distance entre les conceptions de Freinet et la pratique effective des maîtresses de cette école, la distance entre ce qu’elles disent de leur pratique, et leur pratique effective. Étant une école de la République, les Programmes nationaux n’étant pas moins traités dans cette école que dans les autres écoles, on peut dire qu’il est légitime d’y étudier le générique des pratiques dans une optique comparatiste (où apparaissent le générique et le spécifique, mais surtout 7. Le quid des philosophes. 8. Qui détient la vérité de ce qu’est la « pédagogie Freinet » ? Dans le temps et après sa mort, la pensée de Freinet s’enrichit-elle, ou bien est-elle affadie, altérée, modifiée? (ce qui ne serait pas un délit, mais ce qui serait un fait). Eécole Freinet de Vence bénéficie-t-elle d’une supériorité hiérarchique par rapport à tout autre école prétendant utiliser les techniques Freinet, ou n’est-elle qu’un îlot, un fragment spécifique de l’oeuvre de Freinet? Si la question était d’étudier ce qu’est une école Freinet, faudrait-il nécessairement étudier l’école Freinet de Vence, pour le savoir ? (Mais on ne saurait alors qu’une chose : ce qu’est l’école Freinet de Vence ; cela dit, on en saurait au moins autant sur ce qu’est une école Freinet, que si l’on en avait étudié une autre). 9. 11 serait tout de même assez mystique d’estimer que Freinet a pensé pour l’éternité. C’est Alain Mercier qui a attiré particulièrement mon attention sur les limites didactiques de l’enseignement individualisé tel qu’il a été conçu par Freinet à une époque où l’enseignement n’était obligatoire que jusqu’à 14 ans.

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le générique du spécifique), car l’institution Éducation Nationale abrite des écoles ayant divers modes de fonctionnement (l’école Freinet n’est que l’une des nombreuses écoles qui ont une modalité spécifique de fonctionnement : classes à orientation pédagogique spécifique - Freinet, Oury, Montessori, Foucambert, etc. - mais surtout classes uniques, écoles en ZEP, CP à effectif réduit, classes en IME, etc.) En tout état de cause, ce n’est qu’en étudiant l’école in situ, que l’on peut apprendre quelque chose sur elle. Il me semble, pour ma part, que l’on peut dire plus largement : toute école, toute classe est spécifique. Einstitution (Éducation Nationale) ne nous dit pas grand-chose de ce qu’est la réalité de telle école, et de telle classe. La seule expérience de terrain suffit à nous en convaincre : lorsqu’un formateur de l’IUFM se déplace dans les écoles d’un département, il ne voit que des classes spécifiques. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que ces classes n’ont rien en commun ; il y a des régularités didactiques, et des écarts à des degrés divers, entre toutes les écoles. Mais faut-il croire que deux classes dans la forme classique ont nécessairement plus en commun qu’une certaine classe en forme classique et une certaine classe en école Freinet, par exemple ? À l’école Freinet, certaines techniques d’enseignement et gestes professoraux sont tout à fait classiques, et dans une école classique certaines situations sont tout aussi ouvertes que des situations spécifiques à l’école Freinet ; et enfin, on peut avancer que certaines pratiques en forme classique peuvent être considérées comme plus pertinentes que certaines autres en école Freinet. Il existe de multiples façons de ne pas être efficace dans un enseignement, et sans doute existe-t-il de multiples façons de l’être. Certaines régularités didactiques communes à la plupart des écoles (y compris l’école Freinet) doivent pouvoir nous permettre de les caractériser comme des phénomènes constituant la détermination de la forme scolaire comme telle (par exemple “l’effet ensei­ gnant”). Au contraire certains écarts comme des pratiques singulières à Vence que l’on ne retrouverait nulle part ailleurs peuvent nous suggérer de caractériser comme spécifiques ces phénomènes (par exemple le bilan graphique du travail). Et l’on peut s’interroger sur l’absence de certaines pratiques partout présentes, mais que l’on n’observerait pas à l’école Freinet (par exemple les formes objectivées de l’évaluation professorale). Mais dans l’étude de ces régularités et de ces écarts, la difficulté est que l’on ne contrôle pas les variables de l’expérience10 : c’est pourquoi mon enquête, jusque-là, se concentre sur la description de l’école en tant que médiance, dans laquelle j’ai tenté d’identifier le spécifique des fonction­ nements trajectifs. En pointant les spécificités de cette école, je n’avais pas en vue de l’extraire du lot commun de l’institution scolaire, et d’en faire une sorte d’anomalie géniale dans le système. Au contraire, j’ai tenté de rendre, dans mon écriture, tout le comparable et tout le générali­ sable, tout ce qui permet de penser dans l’optique de la reconstruction (au lieu de me replier sur l’anecdotique singulier qui ne dirait rien de ce que pourrait être une ouverture de la forme scolaire). Il me semble que la production d’un savoir scientifique n’est pas indexée à la technique systématique de l’échantillonnage. Cette technique a ses vertus, mais on peut également construire du sens en sciences sociales et humaines dans une démarche clinique indiciaire, comme je l’ai annoncé dans mon Introduction, par l’attention portée aux faits spécifiques que l’on cherche à saisir dans leur propre contexte. C’est pourquoi 10. J’emploie bien sûr ce terme dans un sens assez large, et plutôt au sens de Dewey.

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CONCLUSION

mon principal effort a porté sur l’analyse mésocentrique de l’école, qui donne leur sens aux faits observés11. Il m’a fallu d’abord fournir l’effort de compréhension de l’école (chapitre IV) pour moi-même en me donnant des référents théoriques suffisamment larges, en appli­ quant des catégories d’objectivation de l’objectivation suffisamment souples (chapitre V, et chapitre 6-7), et en m’impliquant dans un temps long de l’enquête11 12. Puis, il m’a fallu tenter, dans mon écriture, de faire partager cette compréhension construite, et l’orientation que j’ai prise a consisté dans une mise en intrigue de la vie de l’école Freinet de Vence, que j’ai cherché à décrire dans un régime quasi ethnologique (c’est-à-dire en donnant à voir le contexte, plutôt qu’en l’occultant pour donner à voir des faits didactiques isolés13). Au plan scientifique, l’étude monographique d’une école à forte spécificité telle que l’école Freinet permet d’effectuer une décentration des types d’analyses habituels et des déterminations habituelles de certaines catégories employées (par exemple, la catégorie de “milieu” que j’ai employée tantôt dans sa détermination broussaldienne, tantôt dans un sens beaucoup plus large et même différent - les couches de milieu, par exemple). Cette méthodologie d’enquête m’a permis de constituer la généricité du contrat didactique dans un empan qui n’était pas nécessairement prévisible, dans la fonction institutionnelle qui consiste à diffu­ ser du savoir auprès de ses usagers (dans la mesure où l’enseignant ne peut être considéré comme un usager du contrat didactique). Trois remarques complémentaires et parallèles me paraissent nécessaires. a) Dans l’enquête monographique de cette école spécifique, j’ai pu faire apparaître de l’“ordinaire didactique”. J’entends par là non seulement le banal et l’ordinaire que recueille la démarche descriptive (chapitre IV), mais l’ordinaire de toute pratique didactique possi­ ble, si l’on croit à l’idée de forme scolaire, et à sa nécessité. La catégorie de l’ordinaire permet de caractériser ce qui fait le métier de professeur, et ce qui constitue l’enseignement comme un champ. b) En faisant valoir le style spécifique de certaines pratiques à l’école Freinet, je pense y détecter un fort taux didactique, qu’il serait intéressant de verser au compte de cet “ordinaire didactique” qui fait le métier (par exemple, l’appropriation par les élèves de la relation didactique, ou la bonne humeur comme une institution didactique). c) En montrant les articulations (au sens platonicien de l’art du boucher) de la trajection mésocentrique de l’école Freinet, je pense contribuer à rendre visible la source histo­ rique de certaines manières de faire scolaires communes, entrées dans le sens pratique du métier, comme le recours aux pratiques sociales et leur transposition dans la classe (par exemple l’imprimerie à l’école, la correspondance scolaire, l’enquête et le compte rendu d’enquête, etc.). Observées dans leur milieu d’origine, ces manières de faire montrent mieux la puissance de leurs effets didactiques14. La raison de mes précautions rhétoriques est que la “méthode Freinet” comme je l’ai souligné plusieurs fois, n’a pas d’existence concrète: il n’existe que des enseignants réels 11. Celte analyse m’a entraîné notamment, comme on l’a vu, vers des pratiques d’entretien non-directif avec les maîtresses, des élèves, Madeleine Freinet et sa famille. 12. Ce qui en soi est une dimension non négligeable dans cette recherche, pour diverses raisons parfois très triviales, 13. Ce qui équivaudrait dans une certaine mesure à pratiquer une didactique positiviste. 14. Ne serait-ce qu’en termes d’anti-déconcertation, ce que le vocabulaire officiel appelle « motiver » et « donner du sens aux apprentissages ».

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singuliers, enseignant de façon spécifique particulière. Mais chaque fait, dit Paul Veyne, « n’a de sens que dans son intrigue, et renvoie à une multiplicité d’intrigues » dans une approche raisonnablement nominaliste de l’histoire (1978, p. 64). Et l’école Freinet, de ce point de vue, ne peut être isolée arbitrairement de l’histoire de l’institution scolaire, dont elle est elle-même un complexe d’intrigues. Sans vouloir y insister lourdement, et sans trop entrer dans des considérations de la vie privée des gens, je me suis efforcé de rendre de façon raisonnablement explicite, dans mon écriture, la dimension contextuelle de la vie de l’école. Toute école a une intrigue, et en est une dans l’institution; l’école Freinet a la sienne, et en est une. Faction du professeur, dans son contexte, demande à être approchée de façon nominaliste, puisqu’il est question de pratique. Tout y est, en dernière analyse, spécifi­ que : quelle intrigue historique de cette école, quelle intrigue actuelle dans le milieu local, quelle intrigue existentielle de chaque professeur actuellement en exercice, quelle intrigue entre ces professeurs, et avec leurs partenaires éducatifs, avec les familles actuelles des élèves fréquentant l’école, avec l’administration, avec une institution de recherche, etc. En fait, l’intrigue commune à toute école (et à tout professeur) devrait pouvoir être formulée comme suit : faire en sorte de modifier favorablement les connaissances de chaque élève en raisonnant sur les dispositifs didactiques susceptibles de rendre possible cette mission répu­ blicaine. Il m’a semblé crucial de pointer (Chapitre 2-3) quelle conception de la professionnalité professorale laisse entrevoir l’engagement des maîtresses de Vence dans l'activité, car il ne me semble pas qu’il faille reléguer cette activité au coin marginal des petits héroïsmes locaux. Au contraire, on peut y observer la façon dont des enseignantes mettent en œuvre leur modèle d’action (que j’ai nommé la conscience professionnelle), modèle susceptible de constituer un élément décisif de la reconstruction de la forme scolaire, si l’on accepte l’idée que le professeur n’est pas un exécutant qui fait des heures, pour parler de façon triviale, mais sinon un ingénieur du moins un artiste, et en tout cas un bon artisan consciencieux de la didactique. Les savoirs professionnels, et l’expertise dans le métier s’élaborent par couches, par fragments, par agencements singuliers de morceaux (plus ou moins hétérogènes15) de savoirs constitués et de savoirs indigènes issus de la pratique. Eappropriation (nécessairement relative et partiellement aléatoire) que trois maîtres­ ses différentes peuvent faire de la conception freinétienne de la pédagogie et de l’éduca­ tion, doit être prise en considération, mais ne constitue pas un préalable à l’observation de leurs pratiques. J’ai indiqué que j’avais abordé ces pratiques avec certaines catégories didactiques: le rapport contrat-milieu, le travail d’institution, le triplet topogénèse-mésogénèse-chronogénèse, la dévolution, les techniques d’enseignement, les décisions dans les situations d’action. J’ai organisé peu à peu mon effort d’objectivation des pratiques en délimitant un cadre épistémologique et théorique, dans lequel sont particulièrement prégnants16: l’ethnographie descriptive (observation objectivante), l’anthropologie des institutions, le vitalisme bergsonien, le pragmatisme deweyien et wittgensteinien, la clini­ que foucaldienne, la problématologie deleuzienne. Ce faisant, il s’est agi de piéger17 les 15. Il me paraît peu probable qu’un professeur puisse prétendre n’enseigner que dans un système de référence à Freinet (ou à Brousseau, ou aux Programmes 2002). 16. Formant le réseau conceptuel de mes relations d’emprunt à quelques auteurs que je me suis appliqué à rendre comme immanents à mon travail. 17. Earpenteur, le marcheur (Rousseau, Thoreau, Nietzsche, Ségalen, Du Bouchet, White, etc.) s’intéresse aux traces, comme le traqueur, le chasseur. Ces traces ne peuvent être repérées que dans une marche d’approche

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pratiques didactiques réelles de trois maîtresses dans une école donnée, dont il ne s’agit pas pour autant de nier la spécificité. Bien au contraire, puisque c’est le spécifique de ces pratiques qu’il s’agissait d’abord de recueillir. Dans cette enquête n’entrent pas d’aspects statistiques, ce serait une étude à mener de façon parallèle, et que je n’avais pas, dans le cadre de cette recherche, les moyens de réaliser. En enquêtant sur la forme scolaire, j’ai voulu observer et décrire l’ensemble des situations spécifiques dans lesquelles les enfants de cette école sont plongés. Cette étude monographique pourrait contribuer à faire évoluer les modèles d’analyse que l’on emploie généralement en didactique, en enrichissant notam­ ment l’outillage d’enquête avec de nouvelles questions. J’ai voulu travailler contre deux assertions aussi désastreuses l’une que l’autre : a) “les pratiques de l’école Freinet sont marginales, insignifiantes pour la science, inuti­ les pour la formation, marquées au sceau de leur particularisme militant” ; b) “la forme scolaire classique est indépassable, elle constitue la norme historique de l’école, il est vain de chercher à la reconstruire”. J’ai en effet travaillé avec la conscience du relativisme institutionnel, des hauts et des bas de certaines modes institutionnelles scolaires : ce qui est jugé faux aujourd’hui, pour­ rait être brandi comme une vérité demain, et inversement. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y a aucune régularité dans la forme scolaire républicaine et dans ses contenus, mais ces régularités méritent d’être reconstruites dans un nouveau milieu symbolique institution­ nel, que j’ai qualifié d’école de la démocratie. À ce titre, la monographie de l’école Freinet de Vence doit pouvoir faire évoluer le regard que l’on porte sur le fonctionnement général de l’institution scolaire, et sur les modalités spécifiques de fonctionnement de chaque classe à l’intérieur de l’institution, afin de détruire l’obstacle épistémologique de la norme éducative. Reconstruire la forme scolaire, pour une forme scolaire contemporaine qui soit celle de la démocratie, cela signifie pour moi, au terme provisoire de ma recherche, travailler à concevoir une forme scolaire ouverte, au sens bergsonien du terme : « De toutes les concep­ tions politiques [la démocratie] c’est en effet la plus éloignée de la nature, la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la “société close” » (Bergson, 1932, p. 299), et « la formule d’une société non démocratique, qui voudrait que sa devise corres­ pondît, terme à terme à celle de la démocratie, serait “Autorité, hiérarchie, fixité” » (ibid. p. 301). La reconstruction ne prend donc pas pour hypothèse la fixité d’un fondement indé­ fectible et vrai, mais l’esprit de mouvement18. Cette assignation de la démocratie à ouvrir les pratiques sociales humaines, Dewey la partageait entièrement: « Elle est pour chacun une manière personnelle de vivre, elle signifie avoir et manifester constamment certaines attitudes qui forment le caractère individuel et qui déterminent le désir et les fins dans toutes les relations de l’existence. Au lieu de penser que nos dispositions et habitudes sont adaptées à certaines institutions, nous devons apprendre à concevoir ces institu­ suffisamment discrète. C'est ce que disait Ginzburg dans les années 1970, le travail à petite échelle rend possible une reconstitution du vécu, inaccessible à l’historiographie de grande échelle (et cette micro-histoire sociale montre les structures invisibles selon lesquelles le vécu est articulé, c’est tout l’intérêt du paradigme indiciaire - la trace est dite par Ginzburg (1989) une « semence de remémoration »). 18. Il me semble que l’esprit de mouvement peut être ressaisi à partir de la critique faite par Bourdieu de la posi­ tion scolastique dans les sciences sociales (Bourdieu, 1997 par exemple).

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tions comme des expressions, des projections, des prolongements d’attitudes individuelles généralement dominantes. [...] La démocratie en tant que manière de vivre est régie par la foi personnelle en la collaboration quotidienne entre les individus. La démocratie est la conviction que, même si les besoins, les fins et les conséquences diffèrent d’une personne à l’autre, l’habitude de la coopération amicale - qui n’exclut pas la rivalité et la compétition comme on en retrouve dans le sport — est en soi un ajout inestimable à la vie. » (Dewey, 1997). La démocratie est ainsi une priorité et elle a priorité, comme dirait Rorty (1994) : il s’agit de soustraire la démocratie à tout présupposé théologique ou philosophique, dans la mesure où l’histoire suffit à nous convaincre massivement que la liberté est le premier des biens, et la justice la première des vertus. Dans l’histoire, le phénomène humain auquel la démocratie tente d’échapper dans sa créativité, c’est la violence, que les philosophes ont constituée en catégorie : « au niveau catégorial, la violence est le concept de ce qui menace l’homme en son humanité même : la suspension de la relation humaine de l’homme à l’homme, à l’autre homme et à l’homme qu’il est. Elle est ce qui la déshumanise. Elle est cet autre de l’homme qui habite en l’homme, avec quoi l’homme est en conflit ; ce conflit institue l’homme en son humanité même » (Kirscher, 1992, p. 123-124). Le conflit contre la violence est certainement le sens majeur que donne Dewey à sa notion de « démocra­ tie créatrice ». C’est à mon avis l’enjeu éducatif majeur d’une reconstruction de la forme scolaire, et c’est me semble-t-il l’un des traits constants, l’une des régularités spécifiques à traduire en forme générique du milieu institutionnel de l’école Freinet.

Deuxième reprise J’ai noté qu’en cette école, un certain nombre d’actions apparaissent comme des faits didactiques probables, sans que je parvienne, dans un certain nombre de cas, à les identi­ fier à l’aide de catégories classiques : ces faits correspondent à des variables (par définition non constantes) qu’il faudrait pourtant reconnaître dans des situations-type, et auxquelles il faudrait appliquer une règle comme on le fait en algèbre pour développer ou factoriser. Cette application de règle ne me paraît pas soumise à interprétation, c’est pourquoi j’ai de plus en plus tendance à penser que les “techniques Freine” doivent être pratiquées « de façon correcte ». Les règles, certes, sont des créations de notre pratique, comme le souligne Wittgenstein. Nous n’avons pas à produire une interprétation pour comprendre un ordre de choses qui se détermine lui-même. La règle est donc un standard de correction, intégré à une pratique effective. Ce qui signifie que l’on peut “suivre la règle “ou “enfreindre la règle” selon les termes de Wittgenstein : « c’est donc que “suivre la règle” est une prati­ que » (1953, p. 127), c’est même une coutume, et une institution (Chapitre 11). Mon compte rendu est très loin d’être exhaustif, j’ai dû faire des choix, lorsqu’il a fallu mettre en écriture cette école. C’est une école où l’élève qu’institue la « réserve » conserve l'enfant. À l’école Freinet, tout se passe comme si l’institution s’efforçait de mettre, pour chaque élève, de l’enfance en réserve (pour la vie). C’est une école où l’on fera aimer par­ dessus tout, dit Freinet, l’activité, le travail et la vie (l’éducation est ce qui intéresse le plus l’enfant à son présent actuel, lui permettant d’effectuer des puissances). C’est une école où l’on s’intéresse, de façon clinique, à « ce que les enfants disent » (Deleuze, 1993, p. 8188), et « l’enfant ne cesse de dire ce qu’il fait ou tente de faire : explorer des milieux, par

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CONCLUSION

trajets dynamiques, et en dresser la carte. Les cartes de trajets sont essentielles à l’activité psychique » (Deleuze, 1993, p. 80). L’enquête, contre toute attente (n’ayant pas été du tout conçue au départ à cette fin), est devenue analyseur de mon « vécu » professionnel, je veux dire plus exactement de mon parcours intellectuel (et professionnel). Mais ce décentrement a certainement été facilité par la préoccupation de chercheur qui a été la mienne au cours de l’enquête (Préambule). La question qui sous-tend l’enquête est celle d’une reconstruction de la «forme scolaire » : j’utilise à dessein ce terme. Comme je l’ai dit, j’ai hésité au départ entre plusieurs possibilités, qui ne sont pas équivalentes : révolution de la forme scolaire, transformation, changement, ou renouvellement, adaptation, réadaptation, et finalement, dans l’optique épistémologique de Dewey et Wittgenstein, reconstruction. Il s’agit de réfléchir sur les questions que se pose la démocratie (comme telle) en matière d’éducation. Et « réfléchir avec » le renouvellement du contrat didactique repéré dans la conception de Freinet (Introduction). J’ai décidé de commencer par le milieu interstitiel, puis par le milieu écouménal, puis de dérouler les durées concrètes de chacune des trois classes, puis de commencer à décrire une journée en commençant par la fin (la conférence du soir) qui est l’institution du lien entre l’école et les milieux, puis de décrire le début de journée avec l’institution (le texte libre) qui fait le lien entre la vie familiale-sociale et l’école, puis de montrer comment cette institution fonctionne dans son aube d’écriture et lecture au CP, puis d’indiquer que les apprentissages se font pour une part dans l’institution du travail individualisé (avec un exemple en mathématique dans cette même classe du CP), ensuite de décrire la pratique du bilan de travail dans l’institution du graphique (avec un exemple dans la classe des “grands “), enfin de décrire la pratique de régulation et de médiation relationnelles dans l’institution de la réunion de coopérative. Mais au total, mon enquête tait beaucoup plus de choses qu’elle n’en dit. Si je fais l’inventaire de tout le réel qui n’est pas entré dans ma description, il y a de quoi se décourager. Ou plutôt, de quoi se convaincre que mon enquête est la première esquisse au crayon d’un tableau qui reste encore à faire. Je me suis efforcé de décrire les jeux d’apprentissages qui m’ont semblé prioritaires pour esquisser les traits de cette forme scolaire, d’indiquer également certains constituants de ces jeux qui m’ont semblé transversaux à plusieurs situations (par exemple la contrainte d’entraide, ou le réalisme didactique en différents champs d’étude), et de faire apparaître peu à peu l’articulation entre tous ces jeux dans une forme scolaire où les relations, pour reprendre Deleuze (1993), sont extérieures à leurs termes. Je n’ai finalement pas fait porter mon effort sur des croyances raisonnables que j’aurais tenté de confirmer ou d’infirmer grâce aux indices que pourrait fournir l’enquête objectivante des pratiques effectives. C’est plutôt l’inverse : j’ai tenté de me distancier raisonnablement des croyances favorables qui étaient les miennes en commençant cette enquête, par l’objectivation de l’objectivation de ces pratiques. À ce titre, la coloration anthropologique de mon enquête domine sur sa coloration socio-didactique. Ce phénomène est lié aux déterminants internes de mon travail, comme je l’ai souligné déjà.

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Paradigme d’une reconstruction de la forme scolaire Il me semble avoir cependant mis en lumière le générique des formes spécifiques à cette école, ce que j’ai appelé sa voix didactique (chapitre IV) issue d’un travail d’institution qui a « pris » dans des institutions spécifiques, servant elles-mêmes de « prises » (Chapitre 5). J’ai tenté de faire une pragmatique, et étudiant le milieu du point de vue trajectionnel de l’ac­ tivité didactique, mais dans une réserve où tout est fait pour que les enfants augmentent leur puissance de vie (Préambule). Cette généricité se dégage paradoxalement de la forte structuration institutionnelle de la vie dans l’école, qui est activité: Carmen Montes décrit ce phénomène du temps continu dans l’école comme simplement “la vie de l’école” l’activité semble ne jamais être suspen­ due, toujours en mouvement, toujours dans son propre mouvement (Chapitre 3), jusque dans le temps d’interface du contrat didactique (on cherche à ce que la satisfaction soit immanente au travail19, ce que j’ai appelé le nécessaire dans l’activité). Cela manifeste une institution de continuité et de régularité, qui baigne toute la vie de l’école. Une attention utile est distribuée dans un milieu où l’imprévu joue un rôle, où les postures d’expectation du corps offrent un milieu à l’attention : mais la théâtralisation des gestes professoraux vient se constituer en technique de soin de l’attention et un éthos non verbal constitue la sémiotique professorale. Tout cette gestuelle de l’étude se déploie dans l’institution du chuchotement (Chapitre 6). Mais la solution de continuité dans l’activité, est tout aussi spécifique à cette école que la continuité dans les activités, lorsque surgit un événement de la classe. Parfois, la reterritorialisation de la maîtresse (elle prend sur son autorité de modifier le rythme institutionnel de l’activité), s’équilibre avec son souci de se déterritorialiser (elle autorise la reprise du cours coutumier de l’activité). Il y a une contrainte chronogénétique issue de la rivalité entre plusieurs objets du milieu institutionnel, par exemple : la correspon­ dance, l’écriture et la lecture des textes, la répétition des chants pour le prochain spectacle (Chapitre 10). La vie se déroule dans un milieu institué de paysagement : dessiner un milieu dont la détermination constitue une sorte de règle du jeu du paysage. C’est en ce sens que je parle d’institution du paysage, un milieu pour l’enfance, la réserve. On y décèle une physique primitive du réel dans laquelle le corps est un centre d’action, recevant une instruction20 (j’ai choisi ce mot en traduction du verbe to drill de Mauss) à l’endurance et à l’audace. Le milieu est en ce sens le creuset trajectionnel de tous les absolus possibles, favorisant ce que j’appelle une union sociale proximale (Chapitre 7). La réserve d’enfants est un endroit où l’adulte est apprécié, et la régulation de la relation didactique se fait dans la catégorie de bonne humeur. Il semble qu’une technique professorale régulière consiste à se placer toujours du point de vue d’une humeur équilibrée : la question de la souffrance, ou de la justice par exemple n’est pas abordée avec les enfants sous l’angle politique, mais sous l’angle de la sensibilité et 19. Deleuze suggère (1953ab) que comme l’instinct, l’institution satisfait des tendances. 20. Ce terme est précieux, et de nature à remplacer le barbare “enseignement-apprentissage”. Il a de plus le grand avantage d’être utilisé tel quel par les anglo-américains. En fait, il fournit la base d’excellents jeux de langage, par exemple dans des questions comme: de quoi s’agit-il d'instruire les élèves? De quoi l’instruction est-elle ici faite ?, etc. Le terme instruction met en effet l’accent à la fois sur le rôle éminent du professeur (qui est l’instructeur, qui apporte l’instruction), et conduit quasi nécessairement à se poser la question clé : de quoi instruit-on ? (en quoi les possibilités d’expérience des élèves sont-elles modifiées ?).

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CONCLUSION

d’émotions qui restent raisonnables, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il s’agit d’apprendre à être intelligemment affecté par la souffrance d’autrui, et de s’en sentir solidaire, en cherchant ainsi la base éthique et expérientielle de toute pensée politique possible21 (Chapitre 10). Einstitution écouménale, c’est aussi l’interface des liens que l’école s’attache non pas à nouer mais ouvrir. D’une part en ouvrant l’école sur les horizons (organisant les cueillettes dans les milieux proches et lointains grâce aux sorties), d’autre part grâce à l’institution Hermès des conférences. Cette l’institution (et la règle du jeu dans le contrat) confère au conférencier, quel qu’il soit, la responsabilité d’être un modèle pour une « imitation pres­ tigieuse » (Mauss, 1950). Dans son analyse de la société ouverte, Bergson considère que certaines personnes constituent des modèles (où s’incarnent diverses valeurs provoquant l’admiration), stimulant son élan créateur, suscitant l’appel à imiter qui encourage son devenir humain. Eémotion même de cette admiration est favorable à combler, dit Bergson, le déficit d’attachement à la vie qui caractérise l’espèce humaine, que son intelligence dépolarise du souci du vital (Chapitre 9). Eactivité est un système de plis, qui consti­ tue des couches de milieu, le milieu est devenu ce qui “baigne” le centre, ce qui l’entoure (Chapitre 5) en un réseau d’institutions fortes (Chapitre 9). De façon générale, l’école pratique un travail d’institution que j’appelle institution de délibération (Chapitre 10). Ce travail d’institution se remarque en diverses situations: dans la conduite du plan de travail et de son évaluation (le graphique), dans la conduite des réunions de coopérative, dans la conduite des ateliers où se fait un travail d’équipe, dans le tutorat, dans les initiatives. Eélève est constamment incité à récapituler la situation, à en percevoir le donné dans une attitude d’objectivation, puis à référer à certaines normes de la collectivité (dite ici en termes d’école Freinet), et à opter pour une attitude et une action. Au niveau de l’organisation topogénétique, le plan de travail entraîne chaque élève à délibé­ rer: comment, dans le rythme commun de l’activité, vais-je schématiser mes progressions pour la période à venir ? Les critères de décisions, pour chaque élève, sont le bilan effectif des plans précédents, et les remarques faites par ses camarades, par la maîtresse, et par les parents (Chapitre 12). Il serait intéressant de voir comment, lorsque l’on affine le grain de la description et que l’on en vient aux rapports effectifs avec tel ou tel savoir, chez Brousseau, il s’agit de mettre l’élève en situation de prise de décision; c’est d’ailleurs d’une certaine manière une façon de caractériser le taux d’adidacticité d’une situation ou d’un dispositif: l’élève prend-il des décisions, et quelles bases rationnelles lui fournit-on pour cela ? (et si l’on a affaire à une situation adidactique au sens strict, on peut dire “quelles sont les rétroactions du milieu grâce auxquelles il peut prendre des décisions”) ? On voit donc ici une possibilité d’interrogation mutuelle du générique et du spécifique dans le contrat didactique, et l’on peut poser à l’école Freinet de Vence la question: vous qui mettez l’élève en délibération (générique) quid de cette délibération et de sa nature dans le spécifique didactique ? Et l’on peut poser à l’école de Michelet (Brousseau) la question : 21. On peut donner un déploiement à cette philosophie spontanée en pensant au couple antonymique chez Rousseau de la pitié et de la considération. La pitié est une institution de sentiment qui vient satisfaire une tendance instinctive humaine, alors que la considération est une institution de perversion qui altère une tendance instinctive humaine. C’est d’ailleurs en cela qu’il y a du politique en jeu dans les questions d’éthique.

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vous qui mettez l’élève en délibération (spécifique), quid de cette délibération et de sa nature dans le générique didactique ? » La première institution d’enseignement est celle du texte libre en tant que pratique sociale d’écriture (Chapitre 10). La théorie du « tâtonnement expérimental » comme moteur de la « méthode naturelle », demande à ce que la lecture ne soit pas réduite à une matière d’enseignement scolaire, mais soit liée à la construction de l’écriture dans le processus social du développement intellectuel du jeune enfant : il cherche « l’équilibre » dans sa production de savoir, et s’appuie en classe sur ce qu’il sait faire et qui le place en situation de réussite. Lors du travail individualisé, il arrive fréquemment que les élèves pratiquent l’entraide, ou le tutorat. Je prends le tutorat selon deux catégories : la forme basse, où le tuteur fait de la régulation (c’est l’entraide ordinaire), la/orme haute où l’on peut considérer que le tuteur enseigne. Dans l’école, la coopération fonctionne beaucoup sous l’aspect du tutorat, c’est l’institution du grand et du petit. Chaque élève, (sauf ceux du CM2) a un grand, et chaque élève (y compris ceux du CM2, sauf ceux de petite section) a un petit : la règle du jeu topogénétique prévoit que tout élève doit pouvoir devenir tuteur (c’est un aspect de la coopération). Lune des règles contribuant au renouvellement du contrat didactique et à la reconstruction de la forme scolaire tient dans ce que je nomme pondéra­ tion de la relation didactique. Cette relation est par définition asymétrique, et on découvre à Vence une technique de pondération de cette asymétrie, non seulement au sens d’une modération (qui réduirait le degré d’hégémonie et de coercition professorale), mais au sens d’un coefficient attribué à l’action du professeur et au comportement de l’élève, selon les situations, dans l’optique de favoriser la production des savoir. Cette pondération caractérise le système des décisions de l’école Freinet, où se joue le partage de l’intention d’enseigner en fonction des degrés de participation des élèves à la fonction d’enseignement (Mercier, 1998). On observe que la pondération topogénétique de la relation didactique n’est pas limitée à l’hic et nunc d’une relation particulière entre un professeur et des élèves, mais qu’elle constitue une coutume de l’école. La pondération, jouant sur la distance prise par la maîtresse à l’égard d’un élève, joue nécessairement, dans ce système, sur la polychrome des apprentissages : chaque élève étant engagé dans une tâche personnelle, la maîtresse ne déroule pas un texte du savoir de façon monodique pour la classe. (Chapitre 11). Il y a une part, devenue spontanée chez ces maîtresses, de théâtralisation de leur présence d’adultes dans l’école. Je l’appelle le théâtre de la bonne humeur, qui me semble avoir un effet encou­ rageant sur les élèves, et servir d’exemple « prestigieux » (Chapitre 12). Les deux grandes institutions de réunion (le bilan du plan de travail et la réunion de coopérative) ont pour fonction de renforcer en commun l’esprit de l’école, de travailler le commun de cette école. Tout ce qui a pu être pensé, s’agissant de l’institution scolaire, en termes de discipline, est ici pensé en termes d’organisation. Dans les situations de discussion, les références symbo­ liques constituent une prise puissante pour les régulations. Et dans tout le contenu des discussions, il n’y a ni invocation d’une règle formelle, ni menace de sanction, mais appel à la raison dans la conduite de l’élève, et promesse : c’est une attitude morale qui se vit au présent comme intention. Il y a par exemple, dans le vis-à-vis éthique entre un élève accusé et celui qui l’accuse, entre ces deux élèves et l’assemblée des autres personnages, la défi­ nition de ce que j’appelle une énigme existentielle : nul ne sait ce que le plaignant a vécu, son vécu échappe radicalement à nos catégories langagières. Si bien que l’énigme est posée

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CONCLUSION

en termes, si je puis dire, corporels : l’énigme, c’est le visage de l’élève qui vient montrer son vécu subjectif, auquel l’accusé n’a aucun moyen d’accéder. La « coopérative scolaire » est une assemblée de fragments, que l’on ne peut résoudre en “totalité” : une coopérative n’est par définition jamais un système, elle reste une rencontre de fragments qui cherche à s’inventer un analogue de tout. Et notamment, dans l’esprit coopératif, chaque enfantfragment doit s’inventer avec les autres une camaraderie : la camaraderie est un agir trajectif, un mouvement de construction de soi dans la pratique communicationnelle, l’effort d’une collectivité pour s’inventer un commun (Chapitre 13). M’appuyant sur une épistémologie qui affirme l’enchevêtrement des faits et des valeurs, j’ai voulu décrire l’entrelacs didactique de l’instruction comme un mixte de savoirs, ou comme un “holisme” dans l’étude scolaire de la réalité, où ne sont jamais séparés les enjeux de connaissance et les enjeux éthiques.

Je me suis efforcé d’adopter un vocabulaire indiciaire et clinique dans une sémantique naturelle de l’action, puis le langage des modèles que fournissent notamment les théories de l’institution. Il me fallait ne pas devenir un membre de la communauté scolaire (ce qui m’aurait privé de tout recul, de toute possibilité de prise de distance), mais je ne voulais pas non plus m’enfermer dans un cadre théorique préalable (qui aurait produit un effet d’illusion scolastique). Il me fallait notamment trouver des catégories structurales qui ne détruisent pas la temporalité, c’est pourquoi j’ai beaucoup travailler sur mes carnets de terrain, presque “à l’ancienne” comme un ethnographe de plein air avec ses feuillets, son crayon et sa gomme. Le plan de mon compte rendu émergea peu à peu du matériau d’enquête empirique. Il me fallait donner à voir le fonctionnement didactique de quelques institutions particulières, et c’est pourquoi j’ai également travaillé sur transcriptions, pour montrer par exemple ce que signifie, dans cette école, parler en conférence (Chapitre 9). Le rythme de mon écriture s’est progressivement imposé, comme le balancement du marcheur entre l’appui de focalisation sur tel aspect d’une institution, et l’élan de durée sur une conti­ nuité vécue. Ce balancement, mais aussi cet entrecroisement, visait à produire un effet de compréhension de cette forme scolaire pour le lecteur de mon texte. J’ai, en recherchant la sobriété, convoqué dans mon écriture quelques traces des amitiés cérémonielles nouées, ouvertes plutôt, au fil de mon enquête, en donnant à ces personnes (Carmen, Brigitte, Mireille, Baloule) un statut d’informateurs privilégiés (Descola, 1993), qui jouent un rôle dans ma perception de l’école. Tout mon effort a consisté à me projeter au-delà d’un simple constat de singularité. J’ai fait en sorte de travaillé sur le « spécifique » (Veyne, 1978) de l’école, pour en produire la généricité institutionnelle. Par exemple, une chose singulière apparaît au visiteur de cette école, ce que les Américains ont appelé classroom climate. J’ai suivi la trace du “climat” dans cette école, toujours dans ma perspective de nominalisme dynamique, qui investit les situations. Je me disais au début que l’ambiance était vivante, joyeuse, spontanée, gaie, exubérante parfois, fantaisiste, ou calme et sereine. J’ai beaucoup, et longtemps cherché mes mots. J’ai vu à quel point il est décisif d’adopter un mot. J’ai cher­ ché une phrase, pour objectiver ce que je croyais voir. Je me demandais ce que les autres voyaient lorsqu’ils venaient à l’école, et je l’ai demandé. Par exemple à Nicolas Kœssler et Manuelle Bottet (jeunes professeurs des écoles dans le Var, qui travaillent depuis plusieurs années en relation avec l’école Freinet de Vence, et expérimentent des transpositions des pratiques de Vence dans leur classe. J’ai enregistré un entretien d’une heure avec eux sur cette question) :

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« Nicolas : ce qui m’a, ce qui s’est imposé lorsque je suis entré dans la classe de Carmen la première fois, la première fois, tu sais ce moment si particulier, j’ai vu du silence, je l’ai vu. C’est vrai, comme musicienne suis très sensible au(x) silence(s). Mais moi, je n’avais jamais vu une classe habitée par le silence. À l’IUFM, j’étais allé dans des classes de collè­ gues expérimentés, c’était calme, les élèves travaillaient sérieusement, c’est certain. Mais tu vois, pourtant tu ne nous en avais pas parlé, je veux dire ce n’est pas quelque chose que tu avais souligné avant de nous accompagner à Vence, mais ce que j’ai vu, (alors c’est ce que j’ai vu en deuxième, parce que ce que j’ai vu en premier, comme je te le disais, c’est l’espace, c’est ce milieu extraordinairement travaillé'), donc ce que j’ai presque pu toucher c’est cette épaisseur de silence, oui, le silence était comme matériel22. » Je pourrais peut-être parler de la matérialité du silence, la question fut en tout cas pour moi d’objectiver ce climat de classe, comme une réalité à prendre en charge dans mes descriptions. Il me semble que ce climat institué correspond plus largement à ce que j’appelle finalement un régime de bonne humeur, qui constitue une forme structurante dans laquelle est prise la parole de l’élève, en vue de développer des couches d’autonomie. Dans la camaraderie par exemple, ce n’est ni l’injonction de respecter les différences, ni l’auto­ risation de choisir ses amis qui constituent la forme structurante, c’est un régime social de bonne humeur. Cela me paraît être la forme générique du climat de classe que l’on pourrait essayer de travailler dans la perspective de reconstruction de la forme scolaire. Je me suis procuré un étrange livre ancien de Paul Nissens qui parle d’un « entraînement à la bonne humeur » (p. 20) : « prenez dès votre réveil la résolution de faire bon accueil à la vie » (p. 32). Nous trouvons dans l’histoire de la philosophie des pages édifiantes sur cette disposition de bonne humeur comme un exercice concret, que je pourrais thématiser ainsi (en parodiant de loin Spinoza) : ce n’est pas en pratiquant les vertus que l’on se rendra digne du bonheur et qu’on réalisera une vie bonne, mais c’est la pratique de la joie qui est une vertu. Précisément, les témoignages que j’ai pris auprès de ses proches, m’ont fait apparaître un Freinet praticien de la bonne humeur. Ce qui me semble être le fil rouge de la vie à l’école Freinet de Vence, c’est cette institution de la bonne humeur. On peut imaginer toute l’importance d’une telle institution “sociodidactique” lorsqu’on lit avec Damasio que « Spinoza avait raison » parce que le sentiment de joie (que je préfère pour ma part nommer bonne humeur) permet de passer d’une moindre perfection à une plus grande perfection : l’expérience corporelle et éthique du spirituel23 « s’associe au désir d’agir à l’égard des autres avec bienveillance et générosité. Ainsi, avoir une expérience spirituelle, c’est éprouver durablement des sentiments dominés par telle ou telle variante de la joie, même si elle est sereine » (Damasio, 2005, p. 290). Philosophiquement, on pourrait rechercher à articuler la bonne humeur et la liberté. C’est ce que fit Léonard Bernstein le 12 décembre 1989 lorsqu’il dirigea à Berlin LOde à la joie en substituant systématiquement, dans le livret, le terme le mot Freïheit au mot Freunde. On sait depuis Antigone quels tourments peut provoquer l’application de la règle commune, et l’on sait à quel point, faut-il le dire ? les affects peuvent être la mauvaise herbe de l’esprit. J’ai essayé de montrer que c’est la bonne humeur qui règle les discussions 22. Si je peux me permettre, j’ajoute que je suis allé dans la classe de Manuelle et dans celle de Nicolas (classes rurales du Haut Var), et ce qui m’a saisi, c’est la similitude du silence de leur classe avec celui perçu à Vence, ce qui est un élément à considérer dans la question de la « transférabilité » des pratiques vençoises. 23. Ce que Jean-Didier Vincent décrivait déjà dans sa Biologie des passions (1994).

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CONCLUSION

entre les agents à l’école Freinet (où l’on retrouve, me semble-t-il, la notion deweyienne de « démocratie créatrice ») ; elle en constitue le “milieu de médiation” de toute communica­ tion et de toute action, en lieu et place d’un système de règles instituées qu’il s’agirait d’ap­ pliquer. La technique de la bonne humeur est délibérée chez ces maîtresses, qui imaginent2425 mille et une petites attitudes en situation, tout au long de la journée, pour faire exister ce climat si spécifique. Je peux presque dire que tout est occasion, même avec les visiteurs, à un éclat de rire, ce qui me paraît être le signe d’un rapport très sain au réel, pour parler en termes nietzschéens.

Troisième

reprise

Mon contrat expérimental d’enquêteur m’a infligé une double contrainte : aller en proximité de mon objet de recherche (et donc des personnes concernées par cette recher­ che), travailler une distance critique dans l’objectivation de cet objet (et donc assumer de poser des questions sur les pratiques de ces personnes concernées)23. Ce qui apparaît le plus nettement à l’école Freinet, c’est un phénomène de macro-dévolution. Il m’a été plus difficile de suivre les traces de la dévolution d’un rapport à un milieu. Mais la question est pourtant au centre de toute réflexion sur l’éducation et donc sur l’enseignement (disons sur l’instruction) : comment apprendre ? Et donc, comment apprend-on dans cette école ? Le générique de ces façons d’apprendre nous donne-t-il des indications intéressantes pour la reconstruction de la forme scolaire? Mais aussi, nous montre-t-il des limites qu’une telle reconstruction doit pouvoir mesurer ? Eécole est le lieu de l’étude. Cette détermination n’est pas incompatible avec le fait qu’elle soit le lieu de la vie. On veut faire que l’étude soit vivante, que la vie soit instruite26. À l’issue de mon enquête, je vais poser deux questions princeps à l’école Freinet de Vence27. 1. Ne serait-il pas intéressant de nourrir le temps didactique (qui est « un temps gorgé de savoir » selon la formule de Gérard Sensevy, 1994a)) de la classe (pour chaque classe), en équilibrant mieux le rapport entre le temps d’activité individuelle des élèves, et le temps de constitution de la classe (ou d’une partie de la classe) en communauté didactique ? 2. Ne serait-il pas intéressant d’organiser une dilatation des activités individuelles de tâtonnement et de production, en introduisant de façon beaucoup plus pensée les œuvres dans la classe ?

Je voudrais développer ces questions en posant en préalable une sorte de théorème didactique en style chevallardien (1999) : 24. J’emploie ce verbe au sens de Castoriadis (1975). 25. Par exemple, Brigitte Konecny a accepté de participer à la recherche P.I.R.E.E sur l’efficacité des pratiques enseignantes au CP en lecture et mathématique, elle devait dès lors s’exposer aux résultats de cette enquête (qui ne sont pas disponibles à l’heure où j’écris). Mais on pourrait essayer de réaliser un canevas d’épreuves d’évaluation qui piégerait mieux la spécificité des façons d’apprendre dans la classe de Brigitte Konecny, en tenant compte des formes de contrat en jeu dans les cahiers autocorrectifs notamment. 26. J’espère avoir montré que rien ne s’approche, dans la forme d’éducation de cette réserve d’enfants, de l’idéal anarcho-libéral d’une société sans école: j’ai enquêté sur une forme scolaire, et je crois en avoir fourni les preuves, même si l’école se tient au plus près du milieu social sur lequel elle est ouverte et sur lequel elle ouvre. 27. Telle qu’elle fonctionne actuellement, dans la description (trop partielle) que j’en ai donné.

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Eune des difficultés didactiques majeures, pour un professeur, est celle qu’il rencontre pour « donner une place aux élèves », c’est-à-dire pour créer à leur intention et à propos de chacun des thèmes étudiés, un Topos approprié qui donne à l’élève le sentiment d’avoir « un vrai rôle à jouer ». Au plan du contrat didactique générique, il me semble pouvoir affirmer que les maîtres­ ses de l’école Freinet de Vence organisent de façon experte le topos de l’élève, ce qui doit pouvoir nous convaincre de retenir, pour une reconstruction de la forme scolaire, ce système organisationnel. Un professeur doit assumer deux types de tâches: a) des tâches de conception et d’organisation de dispositifs d’étude ainsi que de gestion de leurs envi­ ronnements ; b) des tâches d’aide à l’étude et, en particulier, de direction d’étude et d’en­ seignement dont l’accomplissement est appelé par la mise en œuvre de techniques didac­ tiques déterminées. Dans ce système se noue ce que Chevallard (1999) appelle le « drame didactique » dans le jeu du maître, qui doit être toujours subtilement présent, fut-ce in absentia, mais qui doit savoir se faire absent, même in presentia, pour laisser l’élève libre de conquérir une indépendance. Or, plus on veut augmenter la topogénèse pour les élèves, plus le professeur doit prendre de responsabilités dans les savoirs (Mercier, 1998). On connaît, depuis Descartes, toute l’importance de la méthode dans l’instruction. Chercher à reconstruire une forme scolaire post-cartésienne et post-coménienne ne signifie pas que l’on renonce à l’idée de méthode d’enseignement, du moins à l’idée de conception de l’en­ seignement. Freinet avait critiqué l’exhibition des savoirs scolaires « scolastiques » (que Chevallard appelle « monumentaux »), mais il nous faut travailler rigoureusement aux conditions de productions de « connaissances effectives » (Chevallard, 2004). Eécole Freinet de Vence fait fonctionner des macro-institutions28, mais il me semble que la mise en activité des élèves en vue de l'étude gagnerait à être travaillée du point de vue de l’ingéniérie didactique, en fabriquant des micro-institutions didactiques, plus exac­ tement des « situations didactiques » (Brousseau, 1998). Cette proposition ne constitue pas, venant de moi, une remise en cause des activités existantes à l’école Freinet, mais une proposition d’enrichissement de l’enseignement par l’alternance entre ces mêmes acti­ vités et de fines situations construites, c’est-à-dire des situations posant des questions qui obligent l’élève (et souvent un petit groupe d’élèves) à produire du savoir (ce qui est proprement le sens générique du concept de « situation didactique »). Cela supposerait une réorganisation de l’institution de continuité, en produisant de la dilatation de cette tempo­ ralité spécifique : à certains moments, les maîtresses construiraient un temps didactique collectif, qui rebondirait, si j’ose dire, en temps d’étude a posteriori par équipes, et qui serait finalement repris pour institutionnalisation dans le continuum de la mémoire didactique. Je renvoie ici à l’exemple suggéré au chapitre 9 autour de l’institution hermésienne des confé­ rences, pour faire en sorte que des connaissances effectives soient construites-produites de la façon la plus fine possible. Revenons rapidement vers l’épistèmè professionnelle de Carmen Montés, telle qu’elle l’exprime elle-même: 28. Que j’ai décrites beaucoup plus sous l’angle des institutions du sens et des pratiques sociales [dans les opti­ ques de Wittgenstein, de (Durkheim-)Douglas, de Castoriadis et de Descotnbes], que dans l’optique stricte­ ment didactique.

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CONCLUSION

« C’est vraiment un tout, les apprentissages c’est toujours un tout, c’est passionnant, mais c’est une erreur de cloisonner les apprentissages, on n’apprend pas par cloisonnement. D’ailleurs, j’ai l’impression que c’est ce que pensent beaucoup de chercheurs en sciences de l’éducation, aujourd’hui, même s’ils ne citent jamais Freinet. Je pense que les rencontres avec des gens ayant une singularité sont beaucoup plus importantes que le déroulement de n’importe quel programme29. C’est très relatif, un programme, qui décide de contraindre tous les élèves à suivre le même programme, qui décide du contenu de ce programme ? Il f;iut toujours créer ce lien avec l’extérieur de l’école, par exemple les enfants qui partent en vacances, ils ne partent pas avec l’école, et ils sont contents ensuite de pouvoir présenter leurs photos... Et au lieu de leur donner des devoirs, ça établit avec l’adulte un rapport plus vivant, l’adulte n’est pas là pour faire pression, pour contrôler : les parents sont impliqués, ils aident l’enfant à chercher, ce qui compte c’est bien ça, c’est de chercher... » Si l’on y réfléchit bien, deux aspects complémentaires dominent dans cette position. D’une part, ce que j’ai appelé déjà le holisme du contrat didactique générique, présentant une perspective tout à fait moderne et passionnante, jouant certainement un rôle majeur dans l’enthousiasme des élèves de cette école à étudier et à s’intéresser à la réalité en géné­ ral, holisme qui se double, comme je l’ai également souligné, d’un fort réalisme didactique. Il me semble que l’on ne peut que déceler ici un enjeu décisif de la reconstruction. Mais d’autre part, cette position montésienne (que Carmen Montes partage entièrement avec ses deux amies et collègues) risque paradoxalement de minorer la puissance d’étude des dispositifs d’enseignement, en laissant peut-être sous-entendre que toute tâche (en fait ici, il faudrait dire « situation ») finement organisé par un professeur conduit à l’écueil scolastique inlassablement (et à juste titre me semble-t-il) dénoncé par Freinet. Je me suis dit pour moi-même, au cours de ces quatre années d’enquête, que l’organisation de situa­ tions didactiques ne me paraissait pas contradictoire avec le contrat didactique générique de l’école Freinet de Vence. Il me semble fondamental de réfléchir sur les épistémologies scolaires, et au fond, c’est ce que Freinet n’a jamais cessé de faire, avec ses moyens à lui, et dans l’époque qui était la sienne. Mais aujourd’hui, l’œuvre que Freinet laisse en héri­ tage à l’école Freinet de Vence (l’école publique d’État), mérite d’être soit interrogée, soit soutenue par l’œuvre de science qui se produit sous nos yeux en anthropologie didactique. Notamment, cette dilatation de la continuité vençoise pourrait permettre d’organiser dans des ingéniéries didactiques spécifiques, ce qui me semble n’être jamais le cas, des « situa­ tions adidactiques » (Brousseau, 1998), grâce auxquelles, en travaillant sur la « zone de développement proche » (Vygotski, 1985), pour créer un environnement d’action antago­ niste contraignant l’élève à construire des stratégies gagnantes dans un jeu29 30. Un exemple de ce type de situation pourtant peut être trouvé à l’école Freinet dans un domaine qui lui est fort spécifique, c’est l’aménagement aléatoire (en « milieu accidenté » disent les didacticiens des STAPS) des marches et des allées, contraignant, en tant que milieu anta­ goniste produisant, par rétroaction causale (prégnante et adéquate, comme un verdict de

29. On peut penser à ce que dit Deleuze, dans VAbécédaire de Claire Parnet, de l’essentialité des « rencontres », contre l’absorption d’une culture mondaine ou académique (DVD 2004, éditionsmontparnasse). 30. Stratégies que fournit la production d’un objet de savoir sous la contrainte d’agir de la bonne façon (et qu’il s’agit de transformer en raisons). Ce que montre de façon très claire dans sa Thèse de 1994, et dans un style de pensée très proche de l’épistémologie freinétienne, le « Journal des fractions » de Sensevy (1998).

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la nature), une certaine disposition physique dans la marche (pour garder l’équilibre)31. Dans la “séance de lecture au tableau” pour le cours préparatoire, on peut considérer qu’il y a une rétroaction causale directe qui entraîne la capacité des élèves à lire le texte : il me semble que cette pratique d’enseignement de la lecture, dans ce moment spécifique collec­ tif au tableau, intègre de fait une dimension d'adidacticité dans la situation. C’est pourquoi j’entre plus précisément dans ma deuxième question. Il me semble que l’union sociale proximale de la communauté des élèves pourrait gagner en densité de « communauté discursive » (Bernié, 2002). ^institution du texte libre est dans une certaine mesure le cœur de l’école Freinet de Vence: c’est le lien entre la vie familiale sociale et l’école, c’est la durée concrète dans laquelle les élèves investissent l’espace de la classe le matin (jusqu’à 9h30), c’est leur “table de travail” spirituel, qui joue dans l’élément crucial qu’est l’écriture, et c’est en quelque sorte leur méditation du matin, c’est la matière (linguistique) dans laquelle ils expérimentent leurs pensées et leurs affects, c’est l’un des dispositifs fondamentaux du tâtonnement expérimental sur la langue, c’est une pratique sociale d’entraide et de tutorat, c’est aussi l’un des dispositifs fondamentaux de préceptorat où se pratique ce que le vocabulaire officiel nomme aujourd’hui « observation réfléchie de la langue », c’est pour les plus jeune l’expérience de l’écriture ouvrant les voies de la lecture, c’est la pensée personnelle qui va être accélérée dans sa communication orale à la collectivité (lecture des textes) par les échanges que cette présentation va susciter et c’est la confrontation à la pensée des autres, c’est la soumission au verdict démocratique de l’élection, et ensuite ce sera le travail collectif du texte élu au tableau, avec sa dimension d’O.R.L. et sa réflexion sur la littérarité, sur la logique discursive, c’est l’adoption du texte mis au net dans une recherche de consensus et c’est la relecture orale en commun de ce texte, puis c’est sa saisie informatique par deux élèves (équipiers) volontaires, et ce sera sa repro­ graphie pour insertion dans le journal scolaire qui sera diffusé socialement. On voit que ce dispositif est loin d’être trivial. J’ai lu la plupart des exemplaires disponibles des Pionniers dans les archives de l’école de Vence depuis la fin des années 1970, et je pense pouvoir affirmer que ce Journal scolaire est comme une « semence de remémoration » (Ginzburg, 1989) pour l’école. Mais nous devons nous demander si ce dispositif lui-même ne gagnerait pas à être « accéléré32 » par l’organisation d’ingéniéries fines, venant comme en tuilage reprendre et recouvrir l’activité d’instruction que ce dispositif permet déjà. Bien sûr, les livres sont présents dans l’école, et ils sont désignés avec respect par le discours professoral ; ils sont lus par les élèves, selon plusieurs types de dispositifs. C’est d’ailleurs ce que je signalais au Chapitre 10: Trois pratiques viennent renforcer cette observation de l’ouverture littéraire de la langue : a) l’étude de poésies et de chants pour le plaisir, où la maîtresse attire l’attention des élèves sur la fabrication du texte, sur ses trouvailles singulières (et l’épaisseur Ütté31. Il y a d’ailleurs une sorte d’étrange schizophrénie dans la manière dont la forme scolaire classique pense le corps, son statut, son territoire, et son instruction. N’y a-t-il pas même une rémanence de la société d’Ancien Régime dans la manière dont les corps y sont pour le coup dressés ? Einstitution du corps à l’école Freinet de Vence me paraît relever d’un calcul de puissance, au sens épicurien, et au sens spinoziste. Le milieu trajectionnel de l’école est comme un « joug » pour les corps, visant à en augmenter la puissance (« joug » a la même racine indo-européenne que « yoga »). 32. J’emploie toujours ce verbe au sens de Deleuze, 1980.

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raire du texte est fort valorisée dans le discours professoral, qui incite systématiquement les élèves à se souvenir de telle tournure, de tel vocabulaire, de telle image, de telle façon de décrire, etc., pour les réinvestir dans leur propres textes) ; b) la lecture “permanente” d’ouvrages d’auteurs (rendue obligatoire dans le contrat de plan de travail), et l’étude d’œu­ vres littéraires, généralement choisies dans la liste des Documents d’accompagnement du Programme 2002 du cycle 3, comme par exemple Vendredi ou la vie sauvage (ces œuvres sont lues de façon linéaire, chapitre par chapitre par exemple, et analysées sous forme de débats organisés l’après-midi) c) la production de chansons (ou récemment d’une comédie musicale) aboutissant à l’enregistrement d’un CD (ce travail collectif peut être considéré comme un atelier de production littéraire). Je ne développe pas ces différents aspects de la vie de l’école, dans la mesure où ils ne constituent pas une pratique tout à fait spéci­ fique (ce sont des activités que l’on trouve dans la plupart des classes). Ce qui signifie d’ailleurs que l’école Freinet a en commun avec les écoles de la République un certain nombre de pratiques (et c’est pourquoi, dans mon enquête, je ne les décris pas, préférant me concentrer ce qu’il y a de plus spécifique. Ce choix m’est imposé par les limites que je dois nécessairement donner à cette enquête. 11 va de soi qu’il serait intéressant d’observer comment sont pratiquées à Vence les situations d’enseignement plus classiques. On peut également s’interroger sur le rapport entre le temps consacré à la production de textes par les élèves, et le temps consacré à l’étude réglée des œuvres : il est évident que l’école Freinet donne la priorité à la production des textes par les élèves, et c’est un constat sur lequel il faudra revenir.

En effet, un équilibre pourrait être recherché entre le temps dévolu à l’activité dans les dispositifs de l’école Freinet, et le temps que l’on peut consacrer à des activités plus fine­ ment pensées33.11 faudrait notamment prendre résolument en compte tout ce que l’on sait aujourd’hui sur “comment faire écrire un texte” : dans le préceptorat, dans la mise au net, mais aussi et surtout lors de situations conçues à cette fin, l’enseignement pourrait élargir ses perspectives en introduisant de façon systématique la référence des œuvres pour consti­ tuer un milieu des procédés stylistiques, des formes de focalisation interne ou externe, des types d’organisation discursive, de l’intertextualité, etc. En fait, le grand absent conceptuel de l’école Freinet, c’est la notion de « situation didactique », dans toute sa richesse caté­ goriale. Ce qui me semble être le grand paradoxe de l’école Freinet de Vence, si je reviens au domaine de l’étude de la langue par exemple, c’est que l’enseignement s’y fait, somme toute, dans une forme didactique très traditionnelle, au détriment d’une centration sur le texte même : j’ai remarqué que le travail du texte était l’occasion d’un surinvestissement de la “correction” orthographique notamment. C’est d’ailleurs peut-être l’une des raisons pour lesquelles les élèves de cette école écrivent avec une orthographe plutôt bien maîtri­ sée, en tout cas avec un véritable souci orthographique et une pratique courante du doute orthographique (que révèlent leurs tâtonnements au tableau par exemple). Ce n’est pas que les élèves ne soient pas mis au contact des œuvres, mais il me semble qu’ils n’y sont 33. Eécole Freinet de Vence n’a certes pas de remarques normatives à recevoir de l’extérieur, et par symétrie, il faut se demander si ce que l’on propose de faire évoluer dans les pratiques de cette école existe dans les pratiques de toutes les autres écoles. Mais dans l’optique que j’ai ouverte d’une reconstruction de la forme scolaire contemporaine, ces remarques pourraient constituer les pièces d’un dossier à instruire, pour quiconque s’intéresse à la question.

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pas exposés autant qu’on pourrait le souhaiter. Notamment parce que les apprentissages se font, pour l’essentiel, sur les textes des pairs, et non en référence à des œuvres du milieu et de la mémoire didactique de la classe, dans des jeux précis et suffisamment contraignants à instruire. Dans la forme scolaire, il y a nécessité de transmission, même si nous ne prenons pas une épistémologie professionnelle “traditionaliste” ou fixiste34. Eenjeu en est d’abord de ne pas perdre (les trésors des œuvres culturelles humaines), et c’est en ce sens que la forme scolaire comme telle est bien légitimement un conservatoire, elle est le lieu où l’on fait en sorte de conserver ses œuvres à l’esprit humain. Eenjeu est ensuite, évidemment, de transmettre ces œuvres, et c’est l’école qui organise la transmission. Si l’école ne contraint pas, par ses ruses didactiques, l’enfant à comprendre finement et suffisamment en détail, suffisamment en profondeur l’écriture de Jean Giono (Ehomme qui plantait des arbres) ou de Le Clézio (Voyage au pays des arbres)35, comment pourra-t-il les comprendre, et que deviendront ces écritures, ignorées par l’institution scolaire ? Il serait donc intéressant de réfléchir à des modalités d’intégration de situations didactiques dans le continuum de l’activité. Par exemple, on pourrait imaginer une sous-catégorie de la conférence, qui présen­ terait les résultats d’un jeu littéraire sur une œuvre, qui pourrait donner lieu à des travaux d’écriture, et finalement abonder dans le sens de la poiétique recherchée par le dispositif du texte libre. Dans le rapport entre un certain milieu et un certain contrat, il pourrait y avoir de la place pour accueillir ponctuellement une « situation ». Cela consisterait, dans la sémantique naturelle de l’action de cette école, à créer une nouvelle institution travaux d’écriture, par exemple. Je termine ce sommaire examen critique de ma recherche en proposant que la même réflexion soit engagée dans les champs mathématique et scientifique. L’apprentissage que semble assurer le travail sur les fichiers et les cahiers autocorrectifs P.E.M.E, tels qu’ils sont intégrés dans le dispositif du travail individualisé à Vence, ne pourrait qu’être enrichi par l’exposition des élèves, dans le cadre même de l’institution du plan de travail, à des situations où la “problématicité” est organisée de façon beaucoup plus fine sur l’objet de savoir. Par exemple, sur l’exemple du travail en numération que présente mon Chapitre 11, il serait pertinent d’envisager des variations didactiques, en amont de l’activité, et en aval. Ce que l’élève n’a pas compris dans cette séance, et ce que n’a pas su, bien évidemment, lui faire découvrir sa “grande” c’est le phénomène numérique du « successeur »36 : à aucun moment l’élève ne comprend, dans cette séance tout au moins, que 80 c’est 79 + 1. Bien entendu, il y a beaucoup d’autres choses que l’élève n’a pas encore perçues, par exemple que 10 c’est 9 + 1, ce qui rend son activité de tâtonnement sur “10 +10+10+10+10+10+10+10+1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1” assez improbable du point de vue de sa signification mathématique. Eélève est plongé dans une tâche qui se révèle être un exercice visant à pratiquer une forme de dénombre­ ment (passant par le diagramme de Venn, sur son cahier). La “grande” fait tout ce qu’elle peut pour lui faire entendre le lien entre 8 dizaines (sur le boulier) et le nom de nombre 34. Le fixisme serait celui d’une forme close, au sens de Bergson (1932). 35. Cités dans les Documents d’accompagnement des Programmes 2002 « Littérature au cycle 3 ». 36. Je me réfère ici à un travail auquel j’ai eu la chance de participer en 2004-2005 avec Alain Mercier, Sophie Gobert, et Térésa Assude dans le cadre du RI.R.E.E, consistant à analyser un corpus de transcripts de séance de mathématique au CE

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CONCLUSION

quatre-vingt (en l’insérant dans la suite des noms de nombre, de dix en dix), puis en essayant de lui faire identifier (en lecture) la suite des nombres sur le tableau numérique ; mais on voit avec quelle difficulté il consent à cet exercice ; d’autant qu’il souffre d’une simple ignorance, consistant à inverser l’ordre des dizaines et l’ordre des unités dans sa lecture et dans son écriture. Au vu de ces remarques, la pondération professorale37 pourrait produire d’inquiétants effets pervers, par sous-estimation de l’importance décisive de l’ef­ fet-enseignant. Ce simple exemple montre l’importance de l’outil d’analyse didactique sur transcript (sur un transcript de huit minutes d’activité), on parvient à déceler dans son détail (en adoptant un grain fin d’analyse) tous les biais de la tâche. Cela montre aussi la complexité de l’enseignement (fût-il celui du “successeur”), qui ne saurait être distribué selon la seule maxime que ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. 11 me reste à tirer une conclusion des ces “reprises” je la ferai porter sur l’objet théo­ rique de ma recherche : comment aujourd’hui s’attacher à une reconstruction de la forme scolaire ? Le pragmatisme social de Freinet interrogeait le rôle et le fonctionnement de l’école dans la société. Pour Freinet, il s’agissait de repenser entièrement la forme scolaire.

Un regard porté en arrière Rétrospectivement, nous pouvons dire que la philosophie de l’école fut marquée, au vingtième siècle, par trois principales tendances, dont l’une est la conception républicaine classique, organisant l’alphabétisation des masses, et favorisant le dégagement d’une élite intellectuelle ayant accès aux formations élevées. Deux autres philosophies se sont consti­ tuées en opposition à cette école considérée comme conservatrice, lui reprochant toutes deux la même chose : de contribuer à reproduire les inégalités sociales, et même d’exercer sur les jeunes esprits un contrôle idéologique ; mais l’une cherche à renverser l’ordre des choses existant avant de changer l’école, l’autre cherche à transformer l’école même si l’ordre des choses reste inchangé. De nombreux essais ont été écrits pour tenter d’élucider les finalités et les méthodes de l’école républicaine, et s’il ressort de ces travaux que l’école républicaine française s’est montrée très efficace dans sa mission d’instruction publique et d’éducation nationale, c’est dans une certaine mesure « la réussite même de l’entreprise qui rend aujourd’hui difficile la compréhension de ses intentions38 ». La position théorique marxiste a toujours été de dénoncer l’institution scolaire comme un “appareil idéologique d’État” au service de la “classe dominante”. Alors que Freinet était encore membre du Parti Communiste39, il s’efforça de penser les conditions de trans­ formation de l’action éducative dans son école, sans attendre un mythique “grand soir” 37. Attitude consistant, dans la topogénèse, à afficher un retrait professoral dans le jeu, de façon à laisser augmen­ ter la responsabilité de l’élève à décider dans les situations d’action. 38. Jean Foucambert, Eécole de Jules Ferry, 1986, Paris, Retz, p. 44. 39. De 1926 jusqu’en 1952, où Élise et Freinet, « écoeurés », ne renouvellent pas leur adhésion: « la section cannoise décide de dissoudre la cellule d’entreprise (de la C.E.L.) et de la transférer à la cellule de quar­ tier. C’est là qu’on invite mes parents à retirer leur carte, ce qu’ils ne feront pas », écrit Madeleine Freinet (Souvenirs de notre vie, T.2, à paraître).

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révolutionnaire. C’est d’ailleurs ce qui lui valut une campagne de diffamation dans la presse communiste pendant les vingt dernières années de sa vie. Pourtant, il chercha40 à penser la solution de l’antinomie41 entre une école “de la bourgeoisie” (constatée) très inégalitaire42, et la révolution comme condition préalable (postulée) d’une école émanci­ patrice. Dès ses premiers écrits en 1920, il refusa l’idée d’une transformation de la société qui ne s’appuierait pas largement sur une transformation de l’éducation : « Sans la révolu­ tion à l’école, écrivait-il en 1920, la révolution politique et économique ne sera qu’éphé­ mère43. » Quelques mois plus tard, le 7 mai 1921, dans la même revue, il précisait déjà son idée générique d’un changement de la forme scolaire : « Eécole n’est pas le lieu où l’on apprend telle ou telle chose d’un programme défini. Eécole doit être l’apprentissage de la vie. » Freinet n’a pensé qu’une seule et même chose (durant toute son existence44) que je pourrais paraphraser ainsi : pour contribuer à changer la société dans le sens de la démocratie sociale, un éducateur doit nécessairement changer sa manière d’agir dans la classe, en développant des techniques favorables à la vie, par la suppression du hiatus entre l’école et le milieu. C’est le sens qu’il donnait à sa Méthode Naturelle, fondée sur l’idée qu’un acte réussi ouvre la voie au torrent de la vie. En suivant la loi de ce que Freinet appela tâtonnement expérimental, elle visait à instituer des techniques de vie : « l’éducation consistera justement à faire varier les éléments du tâtonnement et de la réussite pour asseoir des techniques de vie favorables » (1994, T.2, p. 214). 11 me semble que ces idées de Freinet45 peuvent être augmentées par de nombreux travaux venant de la psychologie, de la sociologie, et de la didactique (sans parler de la reconnaissance implicite de l’œuvre de Freinet que supposent, depuis 1989, les textes officiels). 11 serait absurde de ne pas favoriser une étroite coopération entre ces divers champs, et entre ces diverses recherches.

Un regard jeté vers Pavant Eenjeu de la réflexion à laquelle pourrait contribuer mon enquête porte sur cette idée freinétienne de la réforme des pratiques pédagogiques comme élément significatif d’un mouvement de réforme sociale. Je laisse entièrement de côté la question politique d’orga­ nisation de la réforme (question sur laquelle existe une importante littérature depuis une vingtaine d’années). D’abord, et modestement, ce qui pourrait constituer une esquisse de suite à donner à mon enquête dans un programme de recherche, c’est de poursuivre l’interrogation la plus rigoureuse possible des pratiques de l’école Freinet de Vence à partir des catégories que la didactique notamment est en train de continuer à construire (l’idée serait de mesurer plus finement la compatibilité des dispositifs de cette école, avec ce que les connaissances 40. Dans un contexte, et dans une époque, où il fut aux prises avec un style de pensée très prégnant pour quicon­ que s’intéressait à la pensée progressiste. 41. Selon Kant, contradiction entre deux propositions d’égale puissance. 42. On peut lire aussi sur ce problème, entre autres livres, les analyses récentes de Johsua (1999), et Fabre (2002). 43. Dans la revue de Eécole émancipée. 44. On connaît la fameuse idée bergsonienne : un penseur ne pense dans sa vie qu’une seule chose. 45. Souvent méconnues, parce que l’on associe beaucoup le nom de Freinet à des « techniques » telles l'impri­ merie, ou la correspondance scolaire.

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didactiques - des différentes didactiques - ont pu apporter)46. Mais aussi, l’idée serait d’expérimenter l’effet d’une institution de recherche sur le milieu institutionnel tel qu’il fonctionne dans cette école. Ehypothèse serait que l’arrivée du chercheur dans l’école, dans le cadre de son contrat expérimental, est susceptible de rendre visibles auprès des acteurs de cette école, un certain nombre de phénomènes analysés. S’ils ont été mis en situation de dialoguer, les acteurs de l’institution pourraient être accessibles à la proposition d’intro­ duire de nouvelles institutions dans leur école (et à l’insertion de situations didactiques fortes dans le réseau des dispositifs constituant leur système organisé de pratiques). Une telle coopération, inédite, conduirait à faire évoluer « les épistémologies personnelles » des acteurs de l’école, et offrirait du coup une non négligeable dimension de “formation”. Réciproquement, un tel projet pourrait permettre de mieux isoler un ensemble d’effets didactiques intéressant l’idée de reconstruction de la forme scolaire (par exemple, l’effica­ cité des pratiques massives d’écriture dans la progression des élèves, enrichies de situations visant à une étude réglée des œuvres). Eécole Freinet de Vence, comme l’indique l’acte de rachat de 1991 signé par le ministre de l’Éducation Nationale, pourrait accueillir une petite équipe de chercheurs dans le cadre d’un contrat visant à étudier in situ un certain nombre de dispositifs: l’expérience d’enquête deviendrait alors, au sens de Dewey (2003a), expérimentation. Les usages propres à cette école pourraient accueillir des greffes didacti­ ques visant à favoriser, sous contrôle de la communauté de recherche ainsi constituée, l’amélioration de certains apprentissages. Elle fonctionnerait alors pour nous comme un laboratoire d’essai, tout en persévérant dans son être, sans altérer la charte de sa tradition, ni son style de pensée. Cette idée est déjà envisagée par l’équipe actuelle des maîtresses, et l’on peut considérer ce fait comme un résultat constructif de l’enquête, confirmant et accentuant la notion d'école ouverte que j’ai élaborée dans mes descriptions. Enfin, il me semble que cette expérimentation pourrait constituer un observatoire pour une reconstruction de Informe scolaire contemporaine, à partir duquel seraient menées des tentatives inédites d’hybridation féconde entre la réserve d’enfants existante, et par exemple certains dispositifs inspirés des ingéniéries dont Guy Brousseau et son équipe ont entrepris l’expérimentation à l’école Michelet de Talence à partir de 1972-1973.11 m’est apparu inté­ ressant de poursuivre ce projet en collaboration avec un laboratoire de recherche univer­ sitaire47, et en lien avec quelques écoles et classes dont les professeurs pourraient être associés48. J’espère qu’un tel programme ouvrira des perspectives raisonnables pour la communauté scientifique, et pour tous ceux qui, penseurs ou praticiens de l’instruction, s’intéressent et contribuent à la reconstruction.

46. Je parle de didactique, mais il serait intéressant que dans une équipe de recherche de ce type, plusieurs champs soient impliqués (philosophie(s), sociologie(s), psychologie(s)). 47. Il s’agit du CREAD de l’Université Rennes 2. 48. J’ai entrepris de jeter les bases d’une telle recherche en septembre 2004, avec une équipe de jeunes collègues.

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Annexe Qu’est-ce que l’école Freinet de Vence?

Entretien avec Madeleine Freinet (enregistrement audio

du 20 mars 2004)

« H. La réalité historique de l’école Freinet de Vence passe-t-elle par une chro­ nologie des divers enseignants qui ont travaillé dans cette école ? B. Oui, c’est sûr, comment parler de qui s’est passé dans cette école, sans aborder la question des personnes réelles qui y ont enseigné à tour de rôle? Mais le problème, c’est que ces personnes ne restaient jamais longtemps ! Donc, il n’y a pas eu beaucoup de continuité dans l’enseignement, cela me paraît important à savoir. Un certain nombre de gens parlent de l’école Freinet sans connaître grand chose de son histoire réelle. On dit tout le temps “Ah, l’école Freinet !” Mais il faut voir, personne ne voulait venir dans cette école, ma mère avait des difficultés à trouver des enseignants. Et alors, quels enseignants ! Il faut atterrir ! Et mon père était submergé, surchargé de travail, il avait si peu de temps pour s’occuper de ce qui se passait à l’école, même s’il est toujours venu plusieurs fois par semaine... Eannée de la mort de mon père, je m’occupais encore des B.T., de la revue Art enfantin, et je me suis occupée des finances de l’école. Moi, je ne suivais pas ce qui se passait au niveau de l’enseignement. En fait, c’est compliqué parce que mon père n’ensei­ gnait pas, à l’école. Depuis la fin de la guerre, il y a certes toujours eu des enseignants... Mais il n’y a jamais eu beaucoup de choix, parce qu’il fallait quitter l’enseignement pour venir à l’école. On croit peut-être que c’était un privilège de venir enseigner à l’école de Freinet... Si bien que, au maximum, les gens restaient deux ans, après ils devaient réinté­ grer l’Education Nationale. Quand Ba. dit que mon père lui proposa de venir travailler à l’école Freinet, il ne faut pas prendre ça comme un honneur extraordinaire... Mon père, il était bien content de trouver quelqu’un, et il ne faisait pas le difficile ! Bertrand c’est pareil, quand il est venu, il n’avait aucune expérience, il devait avoir vingt ans... Ensuite il s’est marié avec Jacqueline. Ma mère admirait Jacqueline, elle était poétesse, sa classe était extraordinaire, il ne s’y passait jamais rien de désagréable, et elle avait de la tenue, cela comptait beaucoup pour ma mère. Il faut voir qu’il y avait assez peu de femmes qui osaient s’affirmer à cette époque. Ma mère estimait beaucoup Jacqueline Bertrand, Madeleine Porquet, Lucienne Balesse, et Hortense. Ces quatre femmes, elles étaient très proches de mes parents. Bref, moi, je n’ai pas d’archives de cette chronologie. En tous cas, il fallait un couple dans cette école qui était un internat, et en 1967, ma mère a dû proposer aux B. de venir. Oh, ils étaient d’ailleurs de bons enseignants...

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H. Je crois qu’il y a eu des tensions, avec ces enseignants ? B. Oh, ils prétendaient ne plus vouloir faire « la pédagogie d’Élise Freinet » Ils voulaient ouvrir la « véritable école Freinet » peut-être, je ne sais pas. Quand ils ont pris leur retraite, d’ailleurs, ils ont essayé de faire ouvrir une école ! Nous, nous avons recommencé l’année scolaire avec peut-être quatorze enfants, ça te dit quelque chose ? Mais leur école, très rapidement, elle a foiré... Alors nous avons retrouvé des élèves, quelle histoire, quelle histoire... C’était incroyable le pouvoir qu’avaient pris les parents sur l’école Freinet... Ou plutôt, qu’on leur avait laissé prendre. C’est la chose la plus détestable qui soit arrivée. H. Qu’est-ce qui a pu déclencher cette situation ? B. Oh, depuis longtemps, certains enseignants disaient que l’école Freinet fermerait parce qu’il n’y aurait plus personne pour mener cette école... Certains accusaient même Élise Freinet de ne pas connaître la « pédagogie Freinet », c’était un climat très étrange. Alors, tu me demandes comment ça a réellement commencé, c’est très compliqué... H. Mais qu’est-ce que cela veut dire la « pédagogie d’Élise Freinet » ? B. Mais ça ne veut rien dire... 11 n’y a d’ailleurs aucune différence à faire entre mon père et ma mère... Mes parents ont toujours tout partagé, ils avaient des convictions commu­ nes... Mais ce que certains voulaient, après la mort de mon père, c’était expulser Élise Freinet de sa propre école ! Je n’aime pas repenser à tout cela ! H. Mais comment l’école est-elle parvenue à surmonter ces difficultés ? B. Après cette période houleuse, nous avons engagé un instituteur. Je me suis dit « avec lui, je suis tranquille pour un moment » Sa classe, ça avait l’air de fonctionner normale­ ment. .. Mais ensuite je pense qu’il s’est senti en concurrence avec Carmen et Brigitte, parce que ces trois personnes sont arrivées dans les mêmes années. Lui était quelqu’un qui avait besoin de diriger. Alors, tu vas voir... Il ne s’occupait pas du tout de peinture, par exem­ ple ! J’intervenais à l’école pour que les enfants puissent peindre un peu. Mais ça n’allait plus du tout. Finalement, c’est ma mère qui a fait une lettre à l’inspecteur d’Académie en disant qu’on ne pouvait plus lui confier la direction de l’école. Et c’est Carmen qui a dû endosser la direction à ce moment-là, mais j’aime mieux te dire qu’il a fallu ramer, parce que Carmen n’en voulait pas, de cette direction ! À ce moment, ma mère en avait ras-le-bol de l’école, elle ne voulait plus en entendre parler ! Tout ça, il faudrait le relater avec préci­ sion et en détail, si l’on voulait se représenter correctement les soucis que nous avons dû assumer, et l’histoire réelle de cette école ! On dit toujours « l’école Freinet, tout est facile là-bas » Moi, ça m’a pourri la vie, l’école Freinet. H. Tu dis que tu es intervenue dans des ateliers de peinture, est-ce que tu as joué un rôle pédagogique dans l’école ? B. Jusqu’en 1991, mais je ne suis pas enseignante. Je venais parce qu’il le fallait. Mais lorsque B. était à l’école, c’était plus compliqué. Oh, un enseignant de talent, je l’ai dit, c’est indéniable. Mais qui semblait ne s’attacher qu’aux « bons élèves », les plus intelligents, les plus réceptifs... Je ne sais pas si c’est ce que mon père appelait la pédagogie Freinet... Arrête le magnétophone, je vais te raconter une histoire. 1... ] Heureusement que le travail avec les enfants, cela m’a toujours plu, faire avec eux de belles choses, oui... Mais sinon, entre les problèmes de personnes et les ennuis financiers, ce n’était pas rose. Le passage de B. à l’école, c’est un moment très particulier de son histoire... Avant, il n’y avait jamais

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eu ce genre de situation, parce qu’il y avait mon père. Si mon père était très occupé, il a toujours maintenu le contact avec l’école. H. C’est Élise Freinet qui t’a demandé d’assumer la gestion de cette école ? B. Mais non... Mais si tu savais... Ma mère, quand mon père est mort, elle a été incapa­ ble de rien faire. Quand on dit perdre sa moitié... Elle avait perdu la moitié d’elle-même ! Elle n’a plus rien fait, ma mère n’est plus jamais descendue à l’école ! Pourtant, quand Carmen est arrivée, elle faisait des choses intéressantes, je lui disais « viens ! », à ma mère « Viens, c’est le soir, tu ne verras personne, ça fera plaisir à Carmen... » Elle est descendue une fois, voir une exposition des travaux d’enfants, c’est tout. Non seulement elle n’est plus allée à l’école, mais elle n’a jamais plus emprunté le chemin de l’école, elle allait toujours marcher de l’autre côté ! Alors, qu’est-ce que je pouvais faire, sinon prendre le relais, j’ai été contrainte, de le faire. Avec mon mari, tout de suite nous avons fait des démarches pour essayer de vendre l’école ! Moi, je n’en voulais pas de cette école ! Et, ça a pris vingt ans, avant de pouvoir la vendre : à l’État... Oh, je sais ce que je dois à Jospin ! H. Mais ton père, lui, comment avait-il envisagé l’avenir de l’école? B. Mon père n’avait rien envisagé du tout. H. Il n’y avait pas pensé ?

B. Non. Il n’y avait pas pensé, en se disant... que moi, je la reprendrais ! Il nous avait écrit une lettre, quand nous étions encore à Paris avec Jacques, où il disait « l’école... l’école... ». Un jour, Ba. était venu, oh cela m’avait fait rire, et je devais le ramener au train... Alors, il m’avait dit « Cette école, quand tes parents ne seront plus là... etc. », et je lui ai dit « Écoute, sans doute que mon père compte un peu sur moi... », et il a sursauté « Toi? Oh non... » Je m’en souviens encore, c’était marrant, cette réaction de Ba. ! J’avais bonne presse, non? Voilà, je me suis seulement occupée des BT pendant une dizaine d’années, à partir de 1959, et des albums d’enfants pendant quinze ans. Art Enfantin, c’est moi qui m’en occupais, même si mon nom n’apparaissait nulle part. J’avais pris plaisir, à ce travail, j’ai toujours aimé ça. Mais mon père n’a jamais parlé de sa disparition. Et s’il y pensait, il n’en parlait pas. Il faut dire qu’il était en pleine forme, il n’avait pas encore soixante et dix ans, et il se sentait plutôt bien... H. Pardonne-moi de te poser à nouveau la question, mais que pouvait devenir l’école, après la disparition de ton père ? B. Nous avons tout fait pour que l’école reste indépendante, même dans les pires conditions. H. Dans son esprit à lui, est-ce que l’école n’aurait pas pu devenir une sorte d’observatoire ? B. Il faut savoir qu’à la fin de sa vie, mon père a connu des déboires avec certaines personnes de l’ICEM Je l’explique en partie dans mon livre Souvenirs de notre vie, t. 2. Il a donc passé les deux dernières années de sa vie à chercher des aides auprès des banques pour créer une fondation à Vence, n’ayant aucun lien avec l’ICEM Et il écrivait à des universitaires pour essayer de les intéresser à son école. Mais il n’a pas eu le temps de créer cette fondation. H. Dans la dernière période de sa vie, ton père s’est-il recentré sur l’école ?

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B. Oh, oui... Mes parents habitaient là, mon père allait deux fois par semaine à Cannes, à la CEL1, mais sinon il était là. Il rédigeait un important courrier, il formait par corres­ pondance des instituteurs à ses méthodes. Mon père avait de toute façon le sentiment que les choses allaient péricliter, il me l’a dit. Je pense qu’il voulait essayer de former lui-même de jeunes enseignants. C’est pourquoi il avait ce projet d’ouvrir une Fondation à côté de l’école, qui serait un lieu de formation des instituteurs, et qu’il cherchait par ailleurs à travailler en relation avec des universitaires, parce qu’il voulait approfondir sa conception du tâtonnement expérimental : peu de gens savent ça ! Plus tard, après la mort de mon père, mon interlocuteur à l’ICEM avait écrit à l’inspecteur d’Académie que Madame Freinet n’était que propriétaire des murs de l’école, et que l’éducation et la marche de l’école dépassaient ses compétences ! Et il terminait sa lettre à l’inspecteur d’Académie « Bien cordialement » Cela a dû plaire à l’inspecteur, j’imagine ! Mais, plus personne n’est venu voir ma mère, et l’école a fonctionné depuis dans l’isolement. H. As-tu le sentiment d’avoir sauvé l’école de Freinet ? B. Oh, je me suis battue. Mais il y a eu un inspecteur d’Académie très attentif, j’allais le voir presque comme un copain. Je lui ai fait tout une liste de demandes au moment de la vente de l’école à l’État en 1991, notamment que l’on inscrive en priorité les frères et sœurs... Et puis, la dernière année, nous avons tenu parce que l’organisation des ensei­ gnants Freinet au Japon nous a fait un don financier ! Il y a un groupe de japonais qui vient chaque année à l’école en stage, et beaucoup de livres de mon père ont été traduits en japonais. Ils ont tourné un film à l’école pour la télévision japonaise, qu’ils ont bien vendu au Japon, et ils nous ont offert les bénéfices, quelque chose comme cent trente mille francs en 1991... Et c’est grâce à eux que nous avons pu terminer l’année, sinon j’aurais mis la clef sous la porte ! Pour le centième anniversaire de mon père, ils ont invité Carmen, Brigitte et Mireille au Japon. Voilà comment cela s’est terminé. H. Et Carmen, directrice de l’école, elle s’est consacrée entièrement à cette école ? B. Carmen, lorsqu’elle a débuté, elle était amie avec un couple d’instituteurs, les Sence, dans le Nord. Mais ensuite, je crois en effet qu’elle s’est vouée à l’école, parce qu’elle était très liée avec ma mère. Carmen allait chaque fin de semaine expliquer très en détail à ma mère ce qui s’était passé à l’école, ce que les enfants avaient fait, et ma mère la conseillait, l’orientait sans doute... Carmen était jeune, et ma mère l’a beaucoup marquée. Moi, je ne suis jamais intervenue dans les questions scolaires, je participais ponctuellement aux acti­ vités artistiques. Je suis allée quelquefois assister aux activités de la classe, comme ça, mais je faisais entièrement confiance aux maîtresses, je pense qu’elles travaillaient bien. Elles ont inventé des choses, par exemple l’auto-évaluation, ça ne se faisait pas avant. Un jour, j’arrivais à l’école et j’ai croisé un enfant en train de balayer dehors... Je lui dis « Tiens, qu’est-ce que tu fais ? » et il m’a répondu « Oh, je fais une initiative ! », et c’était nouveau, ce système des initiatives, ils venaient de l’inventer. Quand mon père enseignait à l’école, nous nous partagions bien sûr des responsabilités, les travaux extérieurs étaient faits par les enfants. Mais ce que l’on faisait avec mon père, et la vie à l’école, ce n’est pas comparable, c’était un internat, donc lorsqu’il faisait beau on pouvait travailler plutôt dehors, jardiner 1. Coopérative de renseignement Laïc, fondée par Freinet en 1928 pour produire les publications et les outils de son mouvement pédagogique.

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ou d’autres choses, et la classe avait lieu le soir. Remploi du temps n’était pas arrêté. Ehiver, le soir, on avait cinéma, ou mon père nous faisait de la lecture... Ce que font les maîtresses est très fidèle à ce que nous faisions avec mon père, parce que ma mère a quand même bien suivi leurs débuts à l’école. Mon père, lui, ne s’occupait pas personnellement du domaine artistique, il était nul, il ne savait pas chanter... Mais pourquoi s’en serait-il occupé, alors que sa femme le faisait mieux que lui ? Cela lui plaisait, il était content de voir les peintu­ res des enfants... Et la pédagogie Freinet sans la création artistique, ça n’est de nos jours pas pensable. Mais ça, c’est ma mère qui l’a apporté. Un jour, je devais avoir six ans, ma mère nous a conduits dans la salle à manger devant le mur vide, et nous a demandé « Ce mur est vide, qu’est-ce que nous allons faire ? » et nous avons voulu peindre sur le mur... Nous décorions toute l’école, ma mère nous conduisait à la plage où nous ramassions des galets que nous disposions ensuite dans l’école... Je sais que dès ses débuts, ma mère a essayé d’intéresser les enfants à l’art, elle-même dessinait beaucoup devant les enfants, et elle les dessinait eux-mêmes... Elle parlait des artistes. Je pense qu’elle a compris petit à petit le rôle que pouvait jouer l’expression artistique à l’école. C’est surtout en arrivant ici, à Vence, qu’elle a développé cette pratique. Et mon père, tout fauché qu’il était, a très vite acheté un four électrique pour la poterie. Au début, nous allions faire de la poterie à Biot, chez des amis de mes parents. Ma mère s’est beaucoup investie pour faire connaître l’art enfantin, elle préparait les expositions de peintures d’enfants pour les congrès de l’ICEM, elle conseillait les collègues, aussi, pour qu’ils fassent peindre les enfants. Ma mère combat­ tait tout ce qui pouvait ressembler à du « pompier » en art... Je ne sais pas ce que font les gens de l’ICEM, de nos jours, dans leurs « classes Freinet », mais dans la pensée de mes parents, c’était très important, la création artistique. H. Élise Freinet utilisait-elle des techniques particulières, pour intéresser les enfants à la peinture, des situations particulières ? B. Mais, ils se stimulaient tout seuls, les enfants... Lorsque j’allais à l’école pour les ateliers artistiques, à une époque j’ai vu que les enfants dessinaient et peignaient beaucoup d’arbres, ils s’intéressaient aux arbres. Je ne sais pas pourquoi. Alors, je leur ai montré comment des peintres avaient peint les arbres, par exemple le douanier Rousseau... Je n’avais pas besoin de leur montrer un modèle, mais lorsqu’un élève patauge, ne s’en sort pas pour peindre ses feuilles, on ne va pas le laisser sous prétexte qu’il faudrait respec­ ter sa spontanéité ! Au contraire, c’est précisément l’occasion de lui faire connaître des œuvres, vous lui faites observer le travail du douanier Rousseau, et ça va l’orienter, ça va l’aider. Et puis le but de l’école, ça reste tout de même de faire rencontrer les grandes œuvres à tous les élèves. Ce n’est pas pour ça qu’on doit à tout prix organiser à l’avance une leçon de peinture... La leçon va venir naturellement. Qui a dit qu’il ne fallait pas enseigner la peinture aux enfants? Certains ont dit que les peintures de l’école Freinet se ressemblaient toutes, et que c’était la patte d’Élise Freinet... Et après, c’était la patte de Madeleine Freinet? Mais ce n’est pas si simple, il y a forcément un enfant qui va en influencer d’autres, le petit Alain, il a inspiré toute l’école, qu’est-ce que vous voulez, tout le monde peignait comme lui... Et Toti, elle me dit « Tu ne t’en rends pas compte, mais quand nous étions petits, tout le monde peignait comme toi », alors je ne sais pas si j’étais plus douée, mais tout le monde trouvait que mes peintures étaient bien parce que j’étais la fille de Freinet ! Et tout le monde peignait comme moi... Cela dit, c’est vrai que l’on

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reconnaît la classe d’où viennent les peintures, on reconnaissait les peintures des élèves de Jeannette Le Bohec, par exemple, il y a sans doute un style que favorise la personnalité de l’institutrice, malgré elle, ça se comprend. Mais aussi, il y a toujours un enfant plus inventif que les autres, et dont la classe a envie de s’inspirer, et cela crée finalement un style propre à la classe, probablement entériné, ou encouragé par l’enseignant. Dans certaines classes, je me souviens, les enfants réalisaient des peintures minutieuses fines, c’étaient les élèves des Barthot, en Haute-Vienne... Les enfants sortaient, ils voyaient un arbre jaune... Puis ils rentraient en classe, et ils peignaient un arbre bleu ! Allez savoir... Ce qu’a créé un enfant se transmet aux autres, et quand l’école dure, d’année en année, il peut y avoir un style propre à l’école qui s’installe. Cela ne veut pas dire que l’on empêche les élèves d’être créatifs. Carmen, en début d’année, elle est souvent découragée parce que ses plus grands sont partis au collège. Mais ceux qui étaient au niveau inférieur, quand les grands sont partis, ils prennent leur place et deviennent aussitôt les moteurs de la classe, c’est naturel. Ma mère a toujours pensé que les classes à plusieurs niveaux stimulent beaucoup plus l’intelligence des enfants. H. Brigitte, avant-hier, me disait qu’elle tenait beaucoup à cette organisation de classe multiniveaux, et que les CP bénéficient beaucoup du fait de travailler au contact des plus grands... B. Oh, en parlant de Brigitte, sa Hile en maternelle était une grande perche, elle était plus grande que les autres enfants, et plus éveillée, et Brigitte avait demandé à Carmen qui avait alors le CP de la prendre dans sa classe un an plus tôt... Mais Brigitte avait dit à Carmen « Surtout, ne t’occupe pas d’elle, ne la force pas... », et Lara, à la fin de l’an­ née, savait lire pas plus mal que les autres. Il me semble que c’est relatif, cette notion de niveau de classe. Pour la mise au net du texte au tableau, les enfants du CE2, CM1, CM2 travaillent ensemble, et là, les plus jeunes apprennent beaucoup en suivant les plus grands. Mon père faisait ça... Je me rappelle que mon père, chaque matin, nous faisait d’abord faire « la chasse aux mots », il donnait un mot, et nous devions trouver des synonymes. Et ensuite, nous faisions du calcul mental, tous les matins, c’était systématique. Il disait que c’était un exercice indispensable. En revanche, je n’ai aucun souvenir d’apprentissage de la lecture, je n’ai pas eu l’impression que l’on m’ait « appris » à lire... Pour mon père, la lecture était une conséquence de l’écriture. Mais là-dessus, ma mère n’était pas tellement d’accord. D’ailleurs, pour parler vite, j’ai l’impression que ma mère était une meilleure institutrice que mon père, et Carmen me fait évidemment beaucoup penser à ma mère dans sa façon de travailler... Donc ma mère a toujours pensé qu’il fallait qu’un enfant apprenne à lire le plus tôt possible ! Qu’il devienne autonome en lecture le plus tôt possible ! Et je pense que Brigitte, quand elle avait la maternelle, était de cet avis, et qu’elle poussait les enfants pour qu’ils soient le plus avancés possible en quittant la maternelle... Carmen et Brigitte ont voulu préserver le style, la façon d’être et la façon de voir de ma mère, c’est certain. H. Donc, à l’école Freinet d’aujourd’hui, peut-on dire qu’il y a à la fois une “tradition” préservée, celle de tes parents malgré tout, et il semble qu’il y ait une réélaboration de la classe, de l’école, par les maîtresses actuelles, qui tient à leur personnalité, et aux rapports qu’elles ont entre elles ?

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B. Déjà, il faut dire que Carmen et Brigitte fonctionnaient “en binôme” dès le début. C’est très particulier, parce qu’elles sont amies depuis leur jeunesse. Je me suis complète­ ment appuyée sur elles pour l’école. Tu comprends, à l’époque de mes parents, ça allait. Quand mon père enseignait, personne ne lui disait rien... Qui aurait pu lui dire « Ah, ce que vous faites, ce n’est pas de la pédagogie Freinet » ? Et ma mère, elle était très ferme, l’école a toujours été sous son « autorité », en quelque sorte. Mais quand il n’y a plus eu que moi, pauvre fille... Bon, l’école fonctionne, depuis pas mal d’années, avec l’équipe actuelle. Je peux affirmer que beaucoup d’aspects de ce que faisaient mes parents ont été préservés. Par exemple, il n’y a pas de récréation... Mon père a toujours dit « Oh, si l’on va en récréation, c’est que l’on s’ennuie ! », d’ailleurs, à une époque, il y a eu un instituteur, ici, à l’école, qui avait instauré la récréation, et mon père s’était un peu fâché avec lui, il lui avait dit que les enfants n’avaient pas besoin de récréation s’ils travaillaient ! Et les enfants, ici, travaillent une heure de plus par jour, mais ça n’a pas l’air de les traumatiser. À mon avis, si je ne parle pas de l’enfer que j’ai personnellement vécu à essayer de simplement maintenir l’existence de cette école pendant vingt ans, c’est Carmen et Brigitte qui, à la fin des années 1970, ont sauvé l’école. Alors, qu’est-ce que cette école Freinet aujourd’hui ? En résumé, il n’y a pas de continuité de l’école Freinet depuis 1948 : tant que mon père vivait, il se battait pour trouver des enseignants qui faisaient un bref passage, et pas toujours reluisant, dans l’école, et après sa mort, l’école a constamment été sur le point de sombrer pour diverses raisons, jusqu’à ce que finalement Jospin décide de faire racheter l’école par l’État. Disons que l’école visible aujourd’hui, c’est l’école de Carmen Montés, et de ses adjointes, où l’on pratique avec profondeur les techniques de mes parents. »

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Index

A action 15, 17, 22, 24, 25, 34, 41, 44, 45, 46,48, 51, 55, 57, 60, 62, 64, 65, 66, 70, 72, 74, 77, 79,84,85, 89, 91, 95, 97, 99, 100, 101, 109, 110, 112, 118, 148, 150, 151, 154, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 176, 179, 184, 185, 186, 190, 191, 192, 210, 211, 212, 225, 228, 232, 233, 234, 235, 237, 239, 242, 243 activité 12, 13, 16, 18, 22, 25, 27, 30, 33, 34, 37, 39,40,41,42, 43,44,46,47,48, 49, 51, 52, 55, 56, 59, 60, 62, 64, 65, 66, 67, 70, 72, 79,80,82,84, 85, 86, 93, 97, 103, 104, 109, 110, 111, 116, 117, 119, 121, 122, 129, 130, 133, 134, 135, 136, 139, 140, 141, 143, 148, 150, 155, 158, 159, 160, 161, 163, 164, 165, 171, 173, 174, 175, 179, 180, 181, 184, 186, 191, 194, 200, 201, 204, 228, 230, 231, 232, 233, 237, 238, 240, 241, 242, 243 adidacticité 72, 192, 233, 240 adidactique 72, 233 Agee 75 Arendt 9, 81 B

Bachelard 87 Badiou 9 Bakhtine 40 Barthes 40, 95, 179 Bautier 34 Bazin 65, 66 Bens 7, 26, 28, 29, 30, 31, 45, 59 Bergson 82, 84, 86, 92, 93, 94, 97, 99, 100,

109, 205, 229, 233, 242 Berque 78,79,80,91,92 Besse 74,75,79,80 Billeter 53, 148 blanc 144 Bourdieu 47, 48, 67, 229 Bourgeois 19 Bouveresse 19, 62, 100 Breton 83 Brousseau 22, 44, 65, 69, 70, 71, 72, 73, 84, 136, 151, 154, 179, 181, 186, 228, 233, 238, 239, 245 C

Canguilhem 77 Castaneda 75 Castoriadis 71, 237, 238 Charles 18 Chartier 23 Châtelet 130 Chevallard 63, 67, 119, 172, 190, 191, 238 chronogénèse 136, 142, 148, 150, 174, 181,193,228 Clôt 18,34,41 Collombat 84 Comenius 24 Condorcet 24, 161 contrat didactique 24, 25, 33, 34, 44, 47, 49, 56, 63, 67, 70, 72, 73, 74, 124, 168, 180, 184, 191, 193, 200, 222, 227, 231, 232, 233, 234, 238, 239 coopération 30, 87, 107, 112, 114, 116, 144, 158, 176, 179, 181, 183, 230, 234, 244,245

263

FREINET À VENCE

coopérative 33, 34, 39, 46, 131, 133, 156, 158, 173, 190, 201, 205, 206, 207, 217, 219, 231, 233, 234, Corbin 90, 91

111, 115, 121, 175, 176, 181, 213, 214, 215, 235

D Dardel 63, 74, 75, 78 Deledalle 79,81 Deleuze 9, 20, 55, 71, 76, 79, 109, 133, 212, 230, 231, 239, 240 démocratie 24,35, 73, 74,82,88,106,130, 167, 205, 229, 230, 231, 237, 244 démocratique 24, 74, 82, 92, 163, 167, 211, 229, 240 De Queiroz 212 de Queiroz 7, 62, 63, 64 Derrida 19 Descola 75,235 Descombes 37, 43, 66, 110, 120, 238 dévolution 140, 141, 152, 165, 172, 174, 179, 183, 192, 228, 237 Dewey 13, 14, 23, 27, 35, 59, 60, 73, 74, 78, 81, 82, 87, 106, 107, 135, 156, 179, 208, 225, 226, 229, 230, 231, 245 didactique 7, 11, 17, 19, 21, 22, 24, 25, 26, 27, 33,34, 35, 39,40,44,45,46,47,48, 49, 52, 56, 57, 61, 63, 64, 65, 66, 67, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 79,84, 87, 96, 100, 110, 115, 116, 119, 120, 121, 124, 128, 131, 133, 134, 136, 140, 141, 147, 149, 152, 154, 155, 156, 167, 168, 174, 175, 176, 180, 181, 182, 183, 184, 187, 190, 191, 192, 193, 200, 202, 222, 225, 227, 228, 229, 231, 232, 233, 234, 235, 237, 238, 239, 241, 242, 243, 244, 245 Douglas 25, 157, 158, 176, 210, 238 Durkheim 25, 101, 210, 238

47, 52, 55, 58, 70, 80,81, 87, 90, 93, 98, 99, 101, 102, 111, 113, 115, 117, 119, 120, 122, 123, 124, 125, 127, 128, 129, 130, 131, 133, 135, 136, 160, 162, 163, 164, 167, 168, 175, 180, 181, 194, 195, 200, 204, 210, 213, 219, 220, 224, 230, 234, 235, 239, 242, 250, 251, 252 enquête 7, 17, 18, 19, 23, 25, 26, 27, 28, 29,31,35,37,40,48, 57,59,60, 61, 62, 63, 65, 66, 67, 72, 75, 76, 80, 87, 95, 100, 101, 109, 135, 139, 148, 158, 173, 179, 180, 205, 208, 220, 221, 222, 223, 224, 225, 226, 227, 229, 231, 235, 237, 239, 241, 244, 245 Eschyle 15 éthos 85, 232

Fabre 7, 22, 25, 73, 75, 135, 244 Ferry 24, 243 Fleck 59, 210 Forest 86 forme scolaire 3, 5, 23, 24, 25, 35, 42, 48, 49, 69, 70, 72, 73, 74, 86, 87, 163, 175, 176, 179, 191, 194, 210, 220, 222, 223, 224, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 234, 235, 236, 237, .238, 240, 241, 242, 243, 244, 245 Freud 64,221

G

Geertz 62, 66, 120 Genette 40 Ginzburg 133, 229, 240 Goffman 205, 211 Gramsci 74 H

E enfance 9, 10, 11, 13, 14, 15, 17, 23, 24, 48, 89, 92, 93, 98, 100, 230, 232 enfant 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 24, 33, 45,

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Hacking 154, 179 Hegel 19, 20, 37, 43, 48, 51, 52, 55, 91, 134,179

INDEX

I Inizan 86 institution 10, 15, 16, 25, 45, 46, 47, 48, 55, 59, 60, 66, 70, 71, 72, 73, 79, 81, 87, 89, 90, 95, 98, 99, 102, 110, 114, 117, 126, 129, 130, 131, 134, 136, 141, 144, 157, 158, 164, 167, 173, 174, 175, 181, 191, 193, 199, 201, 205, 207, 208, 210, 211, 212, 214, 217, 219, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 238, 240, 242, 243, 245

K

Kant 15, 18, 24, 244 Krivine 85 L Lacan 64 Lacoste 89 Laplantine 28,32,61,80 Laugier 62, 64, 65 Lévi-Strauss 75

M Malinowski 75, 209, 210 Marcel 38, 39, 43, 44, 47, 54, 58, 93, 100, 101, 103, 119 Mauss 25, 54, 93, 100, 101, 102, 103, 119, 195, 232, 233 Mercier 7, 40, 133, 140, 141, 143, 151, 180, 191, 192, 225, 234, 238, 242 Merleau-Ponty 10, 11 mésogénèse 136, 174, 228 milieu 9, 10, 12, 15, 19, 20, 25, 27, 39, 42, 52,54, 60,61,65, 67, 69, 70, 71, 72, 73, 75, 76, 77, 78, 79,80, 81,84, 85, 86, 87, 89, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 98, 99, 100, 106, 107, 112, 121, 125, 133, 134, 136, 141, 143, 148, 149, 151, 152, 153, 154, 155, 158, 162, 163, 164, 167, 169, 172, 174, 175, 182, 183, 184, 185, 186, 190,

191, 192, 194, 204, 210, 212, 220, 223, 225, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 236, 237, 239, 240, 241, 242, 244, 245 N

Nietzsche 84, 179, 228 Noiriel 19 P

Passeron 22, 65, 80, 94, 120 paysage 10, 74, 75, 80, 89, 90, 91, 92, 99, 167,225,232 paysagement 75, 95, 96, 100, 133, 232 Philonenko 24 Platon 16, 17, 43, 73, 102, 143, 148, 176, 189 préceptorat 34, 46, 112, 118, 169, 172, 173, 179, 181, 206, 240, 241 professeur 9, 16, 17, 18, 34, 44, 46, 49, 57, 64, 69, 70, 71, 72, 86, 101, 136, 140, 141, 142, 147, 150, 151, 154, 155, 172, 179, 183, 184, 186, 190, 191, 192, 193, 199, 209, 225, 227, 228, 232, 234, 238, 239 Putnam 179 R reconstruction 3, 5, 23, 25,48,49, 74,175, 179, 191, 220, 223, 224, 225, 226, 228, 229, 230, 231, 232, 234, 236, 237, 238, 239, 241, 243, 245 règle 11, 21, 22, 48, 55, 58, 63, 73, 79, 86, 91, 101, 102, 110, 111, 112, 116, 118, 119, 136, 140, 141, 142, 143, 148, 177, 182, 183, 184, 187, 188, 190, 191, 197, 199, 208, 213, 215, 230, 232, 233, 234, 236 réserve 9,10, 11,48,60,71,73,80,89,91, 92, 93, 94, 98, 99, 163, 220, 230, 232, 237, 245 Robespierre 18 Rochex 34

265

FREINET À VENCE

Rony 19, 179, 205, 230 Rosset 65 Ryle 66

Sarrazy 70 Sartre 17, 106, 107 Schubauer-leoni 40 Sensevy 7, 21, 22, 40, 52, 133, 140, 141, 143, 151, 180, 222, 223, 237, 239 situation 17, 29, 45, 46, 47, 48, 65, 66, 70, . 71, 84, 91, 93, 99, 109, 136, 137, 140, 141, 142, 143, 144, 147, 148, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 158, 162, 166, 168, 172, 179, 180, 181, 184, 185, 186, 189, 190, 192, 199, 200, 204, 208, 211, 212, 213, 214, 220, 233, 234, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 245, 248, 249 Spinoza 13, 14, 236

T Tarde 101 tâtonnement 55, 63, 112, 114, 116, 183, 234, 237, 240, 242, 244, 250 Thoreau 89, 228 Topaze 143, 185, 186 topogénèse 136, 153, 174, 228, 238, 243 trajection 78, 79, 80, 92, 110, 227 tutorat 112, 118, 158, 181, 183, 188, 190, 222, 233, 234, 240

266

V

Vallès 15 Veyne 18, 75, 76, 228, 235 vie 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 17, 27, 28, 30, 39,40,44, 51,52, 53, 54, 55, 58, 60, 61, 70, 79, 80, 82,85, 87, 90, 91, 92,94, 97, 100, 101, 102, 104, 106, 107, 109, 110, 111, 115, 119, 121, 123, 126, 134, 142, 143, 147, 158, 163, 164, 165, 173, 175, 179, 194, 202, 204, 205, 209, 211, 212, 213, 215, 218, 220, 221, 227, 228, 230, 231, 232, 233, 236, 237, 240, 241, 243, 244, 248, 249, 250 Vincent 23, 24, 43, 66, 82, 110, 236 vital 14,52,53,54,70,81,82,233

W Weil 83, 84, 212 Wittgenstein 23, 43, 62, 66, 136, 150, 190, 191, 230, 231, 238

Zask 35, 59, 60 Zhuang zi 53, 54 Zourabichvili 13, 14

TABLE DES MATIÈRES

PRÉAMBULE....................................................................................................................... 9

INTRODUCTION.......................................................................................................... 21

Chapitre 1 PRÉMISSES D’ENQUÊTE............................................................................................ 27

Chapitre 2 INTERSTICES................................................................................................................. 37

Chapitre 3

INTERFACES.................................................................................................................. 51

Chapitre 4 MILIEU D’ENQUÊTE....................................................................................................61

Chapitre 5 MILIEU DIDACTIQUE................................................................................................. 69

Chapitre 6 MILIEU D’INSTITUTIONS, PREMIÈRE.................................................................... 77

Chapitre 7 MILIEU D’INSTITUTIONS, DEUXIÈME................................................................ 89

Chapitre 8 TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (I)........................................................... 109

267

FREINET À VENCE

TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (II).......................................................... 117 TROIS PETITES DURÉES CONCRÈTES (III)......................................................... 123

Chapitre 9 CONFÉRENCES........................................................................................................... 133

Chapitre 10 TEXTE LIBRE................................................................................................................. 157

Chapitre 11 TRAVAIL INDIVIDUALISÉ......................................................................................... 177

Chapitre 12

PLAN DE TRAVAIL: LE GRAPHIQUE.................................................................... 191

Chapitre 13 RÉUNION DE COOPÉRATIVE................................................................................... 205

Chapitre 14 REPRISE, CONCLUSION............................................................................................ 219

ANNEXE.......................................................................................................................... 245 BIBLIOGRAPHIE............................................................................................................ 253

INDEX.............................................................................................................................. 260

268

achevé d’imprimer sur les presses de la reprographie de l’université Rennes 2 en juin 2007

Imprimé en France

Freinet à Vence

Henri-Louis

Vers une reconstruction de ta forme scotaire

Cet ouvrage délivre le sens anthropologique et politique de l'école Freinet de Vence en visant une possible reconstruc­ tion de la «forme scolaire». Par-delà la contingence des faits, l’enquête identifie les contraintes auxquelles satisfait l'institution «École Freinet de Vence» qui est l'objet de l’étude, dans son mouvement de recherche de pratiques réservant la part d'enfance des élèves. Lisant ce livre, nous assistons en direct à la production d’un sens institué. La multiplicité des institutions qui structurent la vie de l’école montre constamment et à quel point cette organisation minutieuse nous tient très loin des idéologies de la "non-directivité’’, ou de la pédagogie dite «institution­ nelle». L’auteur engage également la critique contre les conceptions si courantes, et à vrai dire dominantes, qui pré­ supposent une sorte de "fonds secret" et "authentique" chez l’enfant. Nul doute que le regard ethnographique ne révèle ici des traits qui resteraient inaperçus pour d’autres types d’analy­ ses. Cet effort constitue une nouveauté méthodologique, dans laquelle la variété et la pertinence des dispositifs de description (narrations extraites du Journal de recherche, entretiens, transcriptions, mais aussi photographies) pro­ duisent un réel effet synoptique, pour reprendre le mot et le concept de Wittgenstein. Cette enquête montre enfin la pertinence générique de cer­ tains concepts didactiques. Elle pose la question vitale, pour une institution d’éducation : de quoi instruit-on les élèves ? La recherche théorique ici engagée devrait se poursuivre dans d’autres lieux où de l’imaginaire incarné a pu produire de nouvelles formes institutionnelles scolaires. Henri-Louis Go est docteur en Sciences de l'éducation Le présent ouvrage est tiré de sa thèse.

En couverture : Honoré Daumier, «Une ronde d'enfants», vers 1850/1853, collection privée M. Ritchie, Texas, USA

ISBN 978-2-7535-0394-6

|9 782753 503946"

Réseau des Universités OUEST RTLHNTIOUE

Prix : 20 €