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French Pages [186] Year 2013
Clara ACKER
Femmes, fêtes et philosophie en Grèce ancienne
Femmes, fêtes et philosophie en Grèce ancienne
Du même auteur : Dionysos en transe : la voix des femmes, L'Harmattan, Paris, 2002.
© L’Harmattan, 2013 5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-00608-6 EAN : 9782336006086
Clara ACKER
Femmes, fêtes et philosophie en Grèce ancienne
REMERCIEMENTS Ce livre ne serait pas venu au jour sans le soutien intellectuel, affectif et spirituel d’un grand nombre de personnes, que nous voudrions ici remercier. Pour le soutien qu’il nous a apporté pendant de longues années, nous remercions tout d’abord notre professeur et directeur de thèse, Gilbert Romeyer Dherbey, qui a toujours souhaité nous voir devenir à notre tour professeur. Les encouragements, les échanges intellectuels et l’amitié de Sylvana Chrysakopolou nous ont été précieux pendant toute notre trajectoire depuis notre rencontre, encore élèves, au Centre Léon Robin. Notre reconnaissance va aussi à Françoise Bonardel, Stella Georgoudi, Jean Louis Durand, Cristina Viano et Alonso Tordesillas. L’inestimable travail de Nicole Loraux a été pour nous une précieuse source d’inspiration. La confiance de Pierre Lévêque a transformé notre thèse en livre dans la collection qu'il dirigeait à l’Harmattan et nous a ouvert tant de portes que nous ne saurions les énumérer. L’amitié, l’enthousiasme et les encouragements que nous avons reçus d’Anne Dumas ont également beaucoup contribué à la venue à jour de ce livre. Nous lui devons aussi la correction et la mise en page de ce travail. Nous remercions également Luiza Cortes, Odette Ernest Dias, Priscila Lobianco, Susana Lage Drumond, Fátima Valença, Jeanine Solleau, Edith Albaladejo, Alain Ferrié, Laure Marie et Maryvonne Lapouge, Selma Rosadas, Luiz Falcão et Philippe Ingrand pour leur amitié sans faille durant toutes ces années. Nous voudrions aussi exprimer toute notre reconnaissance à nos élèves brésiliens, dont l’énergie, la curiosité et la soif de connaissance nous ont tant appris. L’amour, la sensibilité, la confiance absolue que nous témoignait notre père sont jusqu’à aujourd’hui si présents dans notre cœur, qu’ils continuent d’être la source de l’énergie suprême qui conduisent notre foi et notre enthousiasme pour la vie. Nous remercions également notre mère pour qui nous nourrissons une profonde admiration intellectuelle. Enfin, nous remercions Denis Pryen d'avoir accepté ce texte pour publication.
AVANT-PROPOS Ce livre est le fruit de vingt années de recherche sur la Grèce antique, recueillant en un seul volume une série d’articles dont la plupart sont inédits et quelques uns ont été publiés dans des revues ou des actes de colloques. Après Dionysos en transe : la voix des femmes, nous avons continué à nous intéresser à la religion grecque dans ses rapports avec la constitution de la pensée symbolique et philosophique en Grèce Ancienne. Les trois premiers articles de ce livre sont ainsi dédiés au dionysisme et en particulier aux mythes et au rituel des bacchantes, aux fêtes et aux calendriers grecs, puis aux rapports entre Dionysos et Osiris. Les trois articles suivants traitent du dionysisme et de son rapport aux femmes, d’abord avec le théâtre de Sophocle, puis avec les femmes philosophes dans l’école pythagoricienne et finalement avec la présence de Dionysos dans quelques dialogues platoniciens. Dans les trois derniers articles nous nous sommes tournée vers la question de l’Eros, d’abord en essayant de montrer la contribution capitale de Diotime de Mantinée à la philosophie, puis comment la mystique dionysiaque a pu être à l’origine de la théorie de l’Eros et finalement indiquant les prolongements de cette "Erosophie" dans la conception stoïcienne de l’oikeiosis, fondement philosophique ancestral de notre moderne pensée écologique. Nous espérons avec ce livre donner notre modeste contribution aux recherches en philosophie ancienne et rendre tribut à la Grèce, berceau de la pensée philosophique occidentale, qui n’a pas encore fini de nous donner tous ses fruits.
DE LA TRANSE DANS LE DIONYSISME
Dans cet article nous souhaitons aborder dans un premier temps les mythes dionysiaques ayant un rapport avec la mania, mot dont la signification en français varie de la folie à la transe sacrée. Ces mythes ont été à l’origine d’interprétations diverses et parfois abusives de la part des chercheurs. Étant donné le rapport intime et complexe qui les unit au rituel des bacchantes, il nous a paru nécessaire de les revisiter avant de nous pencher sur la pratique historique des femmes grecques, qui constituera le deuxième moment de cette étude. La mania dans la mythologie dionysiaque Sémélé, la mère de Dionysos, a été selon Pausanias la première Ménade ; son nom divin, Thyoné, en fait la bondissante ou la bouillonnante 1 . Eschyle et Nonnos de Panopolis décrivent la grossesse de Sémélé, en disant que l'enfant dans son ventre bondissait déjà, entraînant toutes les femmes qui l'approchaient dans le délire bachique. Sémélé elle aussi danse, saute et chante, possédée par l'enfant en son ventre2. La puissance dionysiaque se montre donc immédiatement, elle met en rapport grossesse et mania. Voici une donnée du mythe longtemps négligée par les chercheurs et dont le contenu mystique trouve toute sa profondeur dès lors que l'on veut bien saisir le rapport établi par le dionysisme entre grossesse et délire mystique, puis celui créé par la Cité, entre maternité et folie pathologique. Dionysos est rendu fou par Héra, représentante de l'institution du mariage et des valeurs de la Cité, après avoir découvert l'usage de la vigne. Le dieu se met alors à parcourir le monde en
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Pausanias, Description of Greece, II, 37, 5 et Apollodore, The Library, III, 5, 3. Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, VIII, 15-30
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compagnie des Satyres et des Ménades3 . Cybèle et Rhéa l'ont accueilli, purifié et initié4 ; les initiatrices de Dionysos sont donc les grandes déesses. Selon Apollodore, Rhéa fait revêtir Dionysos d'une longue robe, qui le féminise5. Cette initiation a trait à la féminité et à la capacité maternelle de tout être. La folie envoyée par Héra, déesse gardienne du mariage, se caractérise par une errance comme d'ailleurs l'atteste la folie d'Io, qui, persécutée par un taon6 accouchera en Egypte du fils de Zeus, Epaphos, après des longues errances. Un autre exemple de cette folie est celle des Proétides, des jeunes femmes, n'ayant pas encore enfanté ; pour les Grecs elles sont donc encore des Nymphes. Frappées de folie par Héra 7 , les Proétides sont vouées à l'errance, Elien les décrira nues et affolées d'amour 8 . Les deux versions de leur guérison sont indicatrices de deux modes de vision, de deux manières d'approcher la mania des femmes. La première veut guérir la mania par la maternité, puisque c'est Artémis qui les guérit en les faisant se baigner dans le fleuve Lousios9, source qui donne l'horreur du vin 10 , caractéristique des femmes en début de grossesse 11 . La seconde veut guérir la mania par le mariage forcé, c'est l'œuvre de Mélampous12 (cher à Apollon et lié au culte orphique 13 ), c'est ainsi qu'Iphinoé, une des Proétides, meurt d'épuisement après avoir subie une longue persécution. La folie d'Héra trouve sa guérison en la grossesse selon Dionysos et les déesses, mais selon la Cité elle doit trouver sa Euripide, Le Cyclope, vers 3. Apollodore, The Library, III, 5, 1. 5 Apollodore, The Library, III, 5, 1. 6 Eschyle, Prométhée enchaîné, vers 602. 7 Hésiode, "Catalogue des femmes", in Fragmenta hesiodea, 132, ed. Merkelbach et West. London, 1967. 8 Elien, Histoire variée, III, 42. 9 Bacchylide, X, 40-112. 10 Vitruve, De Architectura, VIII, 3, 21. 11 Hippocrate, "Femmes stériles", 215, in Oeuvres complètes d’Hippocrate, VIII, 416, 8-13, Adolf Akkert, Amsterdam, 1962. 12 Apollodore, The Library, II, 2, 2. 13 Hésiode, Fragments 216 et 238, in Fragmenta hesiodea et Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, VI, 8 et Louis Gernet et André Boulanger, Le Génie grec dans la religion, Albin Michel, Paris, 1932, p.118-124. 3 4
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guérison dans le mariage contractuel. Mélampous et son frère Bias se marient chacun à une des filles de Proétos, parce qu'ainsi ils seront les propriétaires des deux tiers du royaume. C'est exactement la condition imposée par Mélampous pour guérir les jeunes femmes, dangereuse guérison, puisque Iphinoé meurt. Il nous semble que pour les Grecs la référence de la mania soit en effet la maternité, qu'elle soit un délire mystique ou qu'elle vire à une folie pathologique. Nous voulons maintenant aborder le cas de la folie envoyée par Dionysos dans sa mythologie. Lycurgue et Penthée étaient des rois qui dans les mythes se sont opposés à Dionysos et à sa religion. Après avoir capturé bacchantes et satyres et avoir contraint Dionysos à plonger dans la mer auprès de Thétis14, Lycurgue est aussitôt frappé de folie. Croyant voir en son fils un pied de vigne, le roi le tue d'un coup de hache 15 . Le refus de Dionysos symbolisé par la vigne est immédiatement aussi le refus du fils, le refus de l'amour paternel. L'Autre ici est cantonné à la place du "tout autre", il n'y a rien qui permette l'identification entre Lycurgue et Dionysos et du coup même l'autre le plus proche (le fils) est aussi méconnaissable. Le refus de Dionysos et de son culte expriment le refus de tout un monde, de tout un mode d'appréhension féminin. La conséquence en est le meurtre du fils, mais aussi la stérilité de la Terre et l'oracle, consulté par les habitants du pays, exige la mort du roi. Lycurgue mourra écartelé par quatre chevaux16. L'histoire du roi Penthée, racontée par Euripide dans Les Bacchantes, relève du même registre, bien que Penthée ne soit pas encore un père ; c'est alors en fils qu'il subira les conséquences de sa folie. Sa mère, ne pouvant pas reconnaître en ce fils totalement misogyne un seul trait qui le lui ressemble, le déchirera vivant. Ici la vengeance de Dionysos est d'autant plus exemplaire qu'elle frappe la mère autant que le fils,
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Homère, Iliade, VI, 130-140. Apollodore, The Library, III, 5, 1-3. 16 Idem. 15
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dévoilant la responsabilité des femmes dans le comportement de leurs enfants. Orphée est lui aussi tué par la vengeance de Dionysos, les suivantes thraces du dieu nommées Bassarides le mettent en pièces. D'après les témoignages d'Eschyle et de Pausanias, Orphée aurait non seulement abandonné la nymphe Eurydice, montrant son mépris des femmes et de l'amour, mais il aurait aussi refusé d'inviter les femmes à ses mystères et délaissé le culte de Dionysos pour celui du soleil17. Orphée choisit donc d'adorer Apollon après avoir bu à la source de Dionysos, mais il osera utiliser la source en excluant les femmes, il sera traité comme un impie et comme un traître des mystères féminins. Seule sa tête survivra au meurtre, elle continuera de chanter… La folie des femmes existe aussi dans les mythes dionysiaques. Le cas des Minyades est riche d’enseignements sur l’idéologie présente dans les mythes de Dionysos. Les Minyades sont les filles du roi d'Orchomène, des princesses mais déjà des femmes, puisqu'elles sont mères. En effet, il faut savoir que, pour les Grecs anciens, une femme ne devenait gynéa qu'après avoir accouché. Leur tort a été de refuser d'honorer Dionysos, alors même qu'elles sont mères. Toutes les femmes de la ville abandonnent momentanément leurs maris et enfants légitimes, leur travail au métier à tisser, pour suivre le dieu. Les Minyades sont averties par Dionysos, l'endroit où elles se trouvent se transforme dans un lieu propice, le lierre et la vigne grimpent, des serpents s'enlacent, du vin et du lait tombent du plafond, mais rien ne les convainc d'aller servir le dieu. Alors la vengeance du dieu s'articule autour de la maternité en tant qu'instance qui transmet le pouvoir, les Minyades soumises à la folie, déchirent vivant un de leurs enfants, Leucippe. Elles accourent aussitôt vers les Ménades, mais celles-ci les chassent avec horreur18 et l'on voit bien l'antithèse entre leur folie pathologique et subie et la transe sacrée recherchée par les bacchantes. 17
Eschyle, fragment 83a, in Die Fragmente der Tragödien des Aischylos, éd. Mette, Berlin, 1959 et Pausanias, Description of Greece, IX, 30, 5. 18 Le mythe est racconté par Elien, Histoire variée, 3, 42.
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Le culte de Dionysos semble avec ces exemples mythiques nous parler de la résistance du pouvoir à son encontre et de l'impossibilité pour ce même pouvoir de s'affranchir du message spirituel et philosophique du dionysisme, message qui a trait à la possibilité même de la vie. On a souvent insisté sur le fait que dans la mythologie dionysiaque, la mania semble n'être qu'au négatif, un pathos, atteignant en particulier le pouvoir politique, paraissant comme une limite assignée par le culte dionysiaque à ceux qui oublient le mode féminin. Sans féminin, point de vie, sans respect pour le féminin, la succession du pouvoir doit s'interrompre. Il est notable que les exemples mythologiques nous parlent bien d'un déchirement de la victime humaine, mais nulle part il n'y est question de cannibalisme, la victime étant odieuse au dieu et d'ailleurs on met bien l'accent sur l'éparpillement des membres de Penthée et d’Orphée. La mania en tant que délire mystique rapproché de la grossesse apparaît très clairement dans le mythe de Sémélé. Ce rapprochement est aussi clairement visible quand on lit Pindare nous décrivant dans ses Dithyrambes les nymphes Ouranides et Naïades qui rejettent brusquement leur cou en arrière au cours d'une fête en l'honneur de Bromios, Dionysos le Bruyant19. Or si les Nymphes ont une sexualité que les Parthenoi n'ont pas20, elles ont partout aussi un rapport évident avec la maternité, aidant à l'accouchement, soignant et éduquant les enfants21. Et surtout, donnée capitale, les Nymphes sont les modèles mythiques des bacchantes historiques22. Le sens mystique de la mania est donc essentiel dans la mythologie relative à Dionysos, mais il a été minimisé au profit d'interprétations terrifiantes au sujet du féminin, interprétations d'ailleurs souvent venant de chercheurs de sexe masculin. Tel est donc le message caché de ces mythes, la compréhension de valeurs féminines et dionysiaques conduit à 19
Pindare, Dithyrambes, 2, 5-11. Pierre Chantraine, "Les Noms du mari et de la femme, du père et de la mère en grec", in Revue des études grecques, tome LIX-LX, 1946-47, p. 228 -229. 21 Pausanias, Description of Greece, VIII, 41, 2 ; VIII, 28, 2 ; VIII, 38, 4 et VIII, 47, 3. 22 Strabon, Géographie, X, 3, 10. 20
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une maternité désirée qui tourne à l'expérience mystique, son refus à une maternité qui tourne à la folie. Le rituel dionysiaque : transe et féminité Nous aborderons maintenant la pratique historique des femmes grecques, suivantes de Dionysos, telle qu'elle nous est racontée par les anciens eux-mêmes. Pratique rituelle certainement très ancienne, puisque des tablettes en linéaire B23 attestent déjà de l'existence de Dionysos en Grèce. La caractéristique sans doute la plus gênante pour les chercheurs du culte de Dionysos a été sans doute l'orgiasme, qui paraissait contredire de façon "scandaleuse" la conception grecque classique d'une limite très nette entre humanité et divinité. Or la transe justement implique la rupture momentanée de ces limites, pour nous parler de la rencontre possible entre humain et divin, par une expérience mystique touchant corps et âme. Si Dionysos fût longtemps considéré comme étranger à la Grèce, c'est en grande partie parce que cette divinité ne rentrait pas dans les schémas explicatifs de certains savants, souvent baignés de préjugés judéo-chrétiens, qui ne voulaient voir qu'une Grèce lumineuse et pure, rationnelle et asexuée. Les interprétations de ce rituel sont victimes d'autant de préjugés, mais aussi d'une immense confusion parmi les chercheurs entre deux niveaux de discours : le mythologique et le rituel. Car alors que dans la mythologie l'accent a toujours été mis sur la folie subie par ceux et celles qui refusaient le dieu, dans le rituel il s'agit d'une transe sacrée, recherchée par les suivantes de Dionysos. La confusion entre ces deux niveaux de discours a entrainé d'immenses incompréhensions au sujet du rituel, les bacchantes ont été décrites comme des folles, des femmes infanticides et anthropophages. À l'évidence, la pratique du sacrifice rituel ménadique nommé sparagmos y a 23
Tablette de Pylos (PY TN 316) et tablette de La Canée (KH Gh 3) publiées par M. Ventris et J. Chadwick, Documents in mycenaean greek, p. 127 et par Godart et Tzedakis, "Les Nouveaux Textes en linéaire B de La Canée", in Rivista di filologia classica, CXIX, 1991, p. 129-149
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été pour quelque chose, pratique choquante à nos yeux modernes pourtant habitués à un modèle d'asservissement massif et systématique des animaux, en particulier à des fins alimentaires. Les bacchantes déchiraient vivant un animal sauvage qu'elles mangeaient immédiatement cru, mais cela ne se passait qu'une fois chaque deux-trois ans, dans des conditions spéciales et visant un but sacré. Il ne s'agit donc pas ici d'une pratique alimentaire, mais d'une pratique rituelle strictement réglementée. Ce que nous savons avec certitude, c'est que le rituel des bacchantes était pratiqué selon un rythme triétérique, en plein hiver, par une majorité de femmes et que l'élément essentiel de leur activité était constitué par les danses sur la montagne (oreibasie)24.Dans Dionysos en transe, la voix des femmes, nous nous sommes efforcée de montrer que le rituel féminin nommé ménadisme était d'abord un rituel initiatique réservé aux femmes25, possédant comme partout dans le monde, comme l'a vu Mircea Eliade, un rapport avec les premières règles, la sexualité, la grossesse, l'accouchement et l'allaitement26. Le mot même de ménadisme renvoie à la mania, et nous verrons le rapport de ce délire sacré avec les expériences vécues par les femmes. Le ménadisme est donc un rituel initiatique adressé aux femmes, conduit par des femmes, mais surtout c'est un rituel dont le point de vue même est féminin et qui prend le corps féminin comme modèle, celui-ci étant le paradigme d'une révélation sacrée. Des hommes aussi étaient admis dans ces cortèges, à condition probablement d'être déguisés en Satyres et Silènes, mais l'initiation des femmes ne leur était pas ouverte. Sur ce point nos sources sont formelles : dans le ménadisme, seules les femmes pouvaient être initiées27. Ces initiations commençaient
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Pausanias, Description of Greece, X, 4, 3 et Sokolowski, Lois sacrées des cités grecques, n°181, De Boccard, Paris, 1969. 25 Clara Acker, Dionysos en transe : la voix des femmes, L'Harmattan, Paris, 2002. 26 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, Paris, 1957, p. 257. 27 Sokolowski, Lois sacrées d'Asie mineure, n°48, De Boccard, Paris, 1955.
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pour les jeunes filles dès leurs premières règles 28 et elles comportaient vraisemblablement trois degrés29, depuis le port du thyrse (baguette de bois entourée de lierre et surplombée d'une pomme de pin) en passant par le sacrifice pour aboutir aux compétences des prêtresses. Cette initiation comportait sans doute une série d'enseignements oraux, qui visaient à la transformation radicale du statut religieux et social des femmes, elle devait entraîner une mutation ontologique du régime existentiel, transformer le néophyte en un autre. Il nous paraît essentiel ici de rappeler la dimension d'altérité que comporte Dionysos, jusque dans l'Olympe. Seul dieu avec Hermès à ne pas être fils de deux dieux, Dionysos possède aussi sa part sauvage et animale, représentée par le taureau ou la panthère par exemple. La plupart des initiations comportent une mort rituelle suivie d'une renaissance, représentées symboliquement par trois moments : départ vers un lieu éloigné de l'espace civique, comportement "marginal" et retour à l'espace civique30. Partant des cités et allant vers la montagne sacrée la plus proche, (Parnasse, Cithéron) les femmes en dansant, en chantant et en jouant des instruments, notamment la flûte et le tambourin, s'agroupaient petit à petit. Portant thyrses et couronnes, des jeunes filles venant d'avoir leurs premières règles aux femmes âgées, soit des femmes de tous les âges se mêlaient au cortège. Dans les villages c'était tout ce qui était donné à voir aux profanes, l'essentiel n'était visible que là-haut, aux initiées. La désignation même de Ménade renvoie au mot grec mania, qui recouvre une pluralité de sens dans la langue française : folie, délire, transe. Cette transe qui pourtant était une manifestation collective, n'était pas moins vécue comme une rencontre personnelle entre la femme et Dionysos, transformant de l'intérieur son mode de voyance. De plus, cette nouvelle façon de voir, si nous en croyons les témoignages écrits et iconographiques, procurait une immense joie aux femmes, sans 28
Henri Jeanmaire, Dionysos, histoire du culte de Bacchus, Payot, Paris, 1951, p. 208. 29 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 3, 3 et Euripide, Les Bacchantes, vers 694. 30 Arnold van Gennep, Les Rites de passage, Picard, Paris, 1981, p. 35-56.
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doute aussi la sérénité de celles qui ont compris l'importance de leur place et de leur rôle dans le Cosmos. Portant sur les épaules des peaux d'animaux sauvages, à la lueur des torches, aidées par une danse vigoureuse à caractère mimétique, par une musique dominée par des oppositions sonores, par la consommation de chair crue, les femmes entraient sans doute en transe, selon leur sensibilité et à des moments divers. Toutes ces conditions nous ont ramenée au chamanisme et nous avons parlé de traits chamaniques dans le ménadisme31. L'utilisation de la percussion en peau tendue et le caractère mimétique de la danse en particulier, nous renvoient aux pratiques chamaniques traditionnelles ; les Ménades imitaient un animal sauvage dont la symbolique était toute du côté de Dionysos. Leurs sauts, leurs courses, leurs pieds nus sur la montagne sacrée, devaient imiter les sauts d'une biche ou d'une panthère, par exemple. Ce mimétisme est une façon d'approcher l'animal sauvage, incarnation du dieu, annonciateur du sacrifice. Pour sacrifier un être, il était nécessaire d'abord d'entrer en communion avec lui, de participer de sa manière d'appréhender le monde. L'imitation du comportement animal était essentielle dans la transe, elle permettait d'approfondir et d'élargir la sensibilité humaine à un niveau supérieur, car il ne faut pas oublier qu'au niveau de l'expérience religieuse élémentaire, la bête sauvage représente un mode supérieur d'existence32. Il y a donc dans la transe des Ménades une volonté de changer de régime sensoriel, pour atteindre à une hiérophanisation de toute l'expérience sensible. Le deuxième degré initiatique : le sacrifice et le repas rituels Selon les informations fournies par Diodore de Sicile seules les femmes sexuellement actives pouvaient accomplir le 31 Louis Gernet n’a pas manqué de le remarquer avant nous dans "Dionysos et la religion dionysiaque : éléments hérités et traits originaux", in Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspéro, 1968, p. 89. 32 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, op. cit., p.80-83.
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sacrifice pour Dionysos 33 . Le sparagmos, nous l'avons vu, n'était possible qu'après une identification entre les femmes et l'animal sauvage qui symbolisait le dieu. La transe des bacchantes ne dévoile sa signification que dans et par son rapport au sacrifice et au repas rituels. Or le sacrifice dionysiaque du sparagmos (déchirement de la victime vivante) est une étape du rituel qui vient couronner cette chasse, chasse dans laquelle chasseur et chassé font partie d'une même communauté. Le sacrifice est dans le rituel toujours suivi immédiatement du repas de viande crue de l'animal fraîchement tué. Voici une des grandes différences entre le discours mythologique et la pratique rituelle, car si là, la victime du sparagmos était odieuse au dieu et n'était pas mangée, dans le rituel au contraire, la victime sacrificielle était identifiée à Dionysos et seule pouvait être mangée par les femmes, rendant ainsi évidente la symbolique sexuelle de la chasse, du sacrifice et du repas rituels. Si la chasse est dans le rituel une métaphore de la sexualité, nous remarquons simplement que ce sont les femmes qui chassent, ce sont donc elles qui ont le rôle actif dans cette symbolique sexuelle. Il est bien entendu assez notable que toutes les victimes mythiques du sparagmos sont de sexe masculin. Le manger cru parle ici de la communion physique entre Dionysos et ses fidèles, communion qui renverse tous les codes admis dans les cités grecques, qui ruinent les limites entre hommes, animaux et dieux. Déchiré en mille morceaux, le corps du dieu inonde par son sang vital le corps des femmes, et le sparagmos peut être imaginé dans la logique rituelle comme un orgasme, une éjaculation du sperme fécond de Dionysos. Plutarque remarque que les noms donnés par les grecs à l'éjaculation et au coït dérivent de hydor (l'eau), puis il rapproche Dionysos de Hyès, seigneur de la nature humide34. Un autre aspect de l'omophagie est qu'elle remplit la fonction d'une accumulation de sang dans le corps des femmes, surplus sanguin caractéristique des femmes enceintes. Ainsi le rituel initiatique semble concerner la potentialité maternelle de tout être, c'est pourquoi il est particulièrement adapté aux femmes. 33 34
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 3, 3. Plutarque, Isis et Osiris, 34, 364D.
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Ce rituel possède des liens avec la fécondité, qui présuppose la sexualité, le dieu animal, le taureau sauvage va féconder mystiquement ces femmes. L'omophagie est donc aussi une façon pour les femmes d'assimiler symboliquement la grossesse, elles meurent alors à leur statut de jeunes filles et naissent au statut de mères et qui plus est par une maternité divine, puisqu'elles sont enceintes du dieu et que l'enfant sera leur fils commun. L'omophagie permet ainsi aux femmes de faire renaître en elles une part du dieu lui-même et le but du rituel paraît ainsi propitiatoire : par la transformation du régime sensoriel, l'expérience de la transe devient l'occasion de comprendre et de vivre le sens spirituel de la potentielle maternité35. Sans doute l'absorption de viande crue et de sang frais devait être un élément de plus pouvant déclencher la transe, d'ailleurs dans la logique symbolique c'est probablement à ce moment là, après le repas rituel, qu'une majorité de femmes devaient commencer à entrer en transe. Cette transe a comme élément essentiel la promotion de la rencontre entre trois niveaux de la vie : animale, humaine et divine. Le mysticisme physique, l'expérience de la transe sont le langage ésotérique du corps, par lequel celui-ci dévoile l'étroite union entre toutes les formes de vie. Le corps des femmes se fait ainsi lieu d'altérité : en mimant l'animal sauvage qui symbolise leur dieu, en le chassant, en le tuant et en mangeant sa chair, les femmes assument leur animalité autant que leur sexualité et rencontrent ainsi leur dieu, pendant la transe. L'enthousiasme des Ménades est l'entrée du dieu dans leur corps animalisé ; pleines de dieu, pleines de Dionysos, pleines donc de l'Autre, elles vivent dans la joie l'expérience unique qui est le noyau de leur initiation. Cette danse qui amène à la transe est porteuse d'une éthique, elle transforme le corps mais aussi et surtout la façon de voir. Le rapport entre transe et grossesse transparaît au travers certains objets rituels, tels la ciste sacrée et la corbeille, mais aussi à travers les serpents manipulés par les bacchantes. La ciste, que l’on a vue dans les peintures bachiques d’un tombeau 35
Sur tout ceci, voir Clara Acker, op. cit., p.161-188.
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à Ostie, surmontée du mot "mysteria", cachait aux profanes certains objets sacrés, des gâteaux, des grains de sel et des serpents36, dont le symbolisme phallique est évident. Le serpent est maître des femmes dans diverses traditions, il est parfois considéré comme responsable des menstruations, qui résulteraient de sa morsure. Nonnos de Panopolis nous décrit la ciste comme "mystique" et "enceinte de l’initiation" 37 . Le symbolisme de la ciste sacrée renvoie donc à l’utérus. Le chœur des Bacchantes dans la tragédie d’Euripide déclare que suivre Dionysos est "un doux effort" et "une fatigue agréable" 38 , sensation aussi contradictoire que celle vécue par la femme enceinte et nous fait penser à l’analogie entre grossesse et transe dans le rituel dionysiaque. Cette analogie est due au fait que philosophiquement on peut les penser comme des moments de confusion entre le soi et l’altérité. Être autre dans la transe, entrer en contact avec le dieu jusqu’à perdre ses propres limites est tout à fait comparable à l’expérience vécue par la femme enceinte : où finit son corps, où commence celui de l’enfant ? L’utilisation faite du lierre par les Ménades est aussi digne d’intérêt : selon Plutarque il était déchiré et mangé cru, subissant une espèce de sparagmos suivi d’omophagie. Cette plante, qui selon ce même auteur possède un souffle agitateur et perturbateur de mania39, est rattachée par Nonnos de Panopolis à l’envie de la femme enceinte 40 et Hippocrate nous dit que pour faire concevoir une femme on peut lui administrer en boisson sept graines de lierre ou sept feuilles de lierre chaque mois dans du vin vieux, à la fin des règles41. En ce qui concerne l’utilisation du vin dans le rituel des bacchantes, ce que nous savons est assez pour conclure que si le vin était consommé par les femmes, elles n’étaient pas ivres et surtout que la consommation du divin liquide n’était en aucune façon une condition suffisante pour atteindre la transe.
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Clément d’Alexandrie, Le Protreptique, II, 12, 4. Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, IX, vers 127 et suivants. 38 Euripide, Les Bacchantes, vers 65-70. 39 Plutarque, Questions romaines, 112. 40 Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, VIII, vers 8-12. 41 Pseudo Hippocrate, Des Maladies des femmes, I, 23 37
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Le dieu qui mène à la transe est aussi celui qui en libère : Bakkhios est aussi Lysios, le Libérateur. On a souvent associé cette épithète au vin alors que Plutarque l’associe aux danses42. Ces danses mimétiques et bondissantes, où les muscles étaient soumis à des efforts rythmés, cadencés par les percussions, pouvaient être conçues comme une préparation rituelle à l’accouchement. La danse et la musique devaient faciliter la délivrance, procurant détente et réconfort à la femme. En tout cas, le rapport certain entre les triétérides des bacchantes et l’accouchement devient évident dans un hymne dit "orphique", dédié à Sémélé, la mère de Dionysos 43 . Nous y trouvons une référence claire aux triétérides, le rituel ménadique accompli chaque deux – trois ans, aux femmes qui les célèbrent, à celle qui est fêtée (Sémélé) en un banquet rituel et les vers 8 et 9 de cet hymne nous parlent des douleurs de l’accouchement, douleurs fécondes, douleurs qui sont ici l’objet d’un mystère. Plutarque nous explique qu’une partie des cérémonies accomplies par les Ménades consistait à éveiller le lyknon, corbeille à vanner employée en guise de berceau 44 ; berceau qui devait servir à accueillir Dionysos enfant. Il s’agissait du réveil périodique de l’enfant divin qui avait lieu au mois de novembre-décembre, à l’approche du solstice d’hiver. Les Ménades cherchaient ainsi le dieu au berceau en plein hiver ; or si nous additionnons 9 mois à partir de février-mars, date à laquelle elles accomplissaient leur rituel sur la montagne, nous avons une naissance en novembredécembre. Il y a donc toute une cohérence dans ce calendrier rituel ; au plus froid de l’hiver les femmes pratiquaient, par le biais du sparagmos et de l’omophagie, une sexualité symbolique orientée vers la conception. Elles devenaient alors "grosses" du dieu qu’elles avaient avalé, en novembre elles cherchent leur bébé, l’enfant Dionysos caché dans le berceau. Les indices sont donc nombreux pour affirmer le rapport entre le rituel des bacchantes et la maternité.
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Plutarque, Propos de table, V, 6, 680B. Hymnes et discours sacrés, "Hymne à Sémélé", éd. Imprimerie Nationale, Paris, 1995, p. 128. 44 Plutarque, Isis et Osiris, 35, 365A. 43
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Suite logique à cette sexualité symbolique, la transe était vécue et sans doute expliquée comme une grossesse mystique, par laquelle les femmes accouchaient d'oracles, de guérisons et de sources liquides indispensables à la vie, tous enfants de Dionysos. Selon l’analyse des noms de trois prêtresses ménades attestés par une inscription en provenance de Magnésie, datant du IIème siècle avant notre ère, nous pouvons déduire que la pratique de la divination, la sorcellerie et les soins maternels étaient les trois axes autour desquels tournaient leurs activités45. Les compétences des prêtresses de Dionysos nous renvoient donc au troisième degré initiatique et à l’apogée de l’initiation féminine. Le nom de Baubo évoque un rôle protecteur et nourricier et est à mettre en rapport avec le berceau que les Ménades réveillent en novembre-décembre. Le rôle nourricier de Baubo paraît aussi lié aux miracles de surgissement de liquides nourriciers (eau, lait, miel et vin) miracles attestés entre autres par Platon 46 . La pratique rituelle de l’allaitement d’animaux sauvages, pratique connue depuis longtemps des ethnologues, est aussi un élément fondamental dans la compréhension de la signification du rituel. De façon étonnante, cet aspect du rituel, pourtant décrit par Euripide47 , repris par Nonnos de Panopolis48 et représenté dans une des scènes de la Villa Item à Pompéi49, n’a jamais été évoqué par les chercheurs. Courante parmi les peuples de chasseurs, cette pratique serait une sorte de compensation ou de dédommagement à la chasse50. Elle repose sur la compréhension de l’intimité du lien unissant les humains aux animaux et donc sur une éthique respectueuse de la Nature. Cette éthique est encore visible dans certaines 45 Le texte complet avec préface, oracle et postscript se trouve dans O. Kern, Die Inschriften von Magnesia am Meander, Berlin, 1900, 215a, p.139 et suivantes. 46 Platon, Ion, 534a. 47 Euripide, Les Bacchantes, vers 688-700. 48 Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, chants XIV et XXIV. 49 Franz Cumont, “La Grande inscription bacchique du Metropolitan Museum”, in American Journal of Archaeology, 37, Rumford Press, 1933, p. 259, note 2. 50 Philippe Descola, "Une pratique de chasseurs", in Sciences et avenir, 575, Janvier 1995, p. 106 et Brigitte Daran, "Ces femmes qui allaitent des animaux", p. 104-105.
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prescriptions rituelles, qui défendent d’obstruer une source ou de détruire un arbre fruitier51. Le nom de Thessala renvoie à la Thessalie, connue depuis les temps les plus reculés pour être le pays des sorcières. Expertes en philtres magiques, utilisant des incantations, parfois savantes en astrologie, ces sorcières étaient aussi des médecins. La Pythie de Delphes elle même avait recommandé à des consultants d’appeler Dionysos "guérisseur" 52 et il ne faut pas oublier qu’à époque ancienne médecine et sorcellerie étaient intimement associées. Le dernier nom cité dans l’inscription de Magnésie est celui de Kosko, nom qui renvoie au crible, qui n’est pas seulement un ustensile domestique, mais aussi un moyen de prédire l’avenir53. Nombreux sont les témoignages qui rapprochent l’enthousiasme des Ménades et la prophétie. Dans un hymne dit "orphique", les participants du rituel sont rapprochés de la belette54, mammifère carnivore, qui selon Plutarque conçoit par l’oreille et met bas par la bouche 55 . Ce n'est sans doute pas par hasard si les Grecs conçoivent la divination et la prophétie comme des accouchements par la bouche56 , en cela ils doivent sans doute quelque chose aux pratiques ancestrales des bacchantes. C'est aussi la raison pour laquelle nous sommes convaincue de l'antériorité de Dionysos et de ses Ménades sur Apollon en ce qui concerne le domaine oraculaire en Grèce. Cette antériorité est particulièrement notable à Delphes, où la tradition mythologique nous montre clairement une usurpation de l'oracle féminin au bénéfice d'Apollon57. L'expérience de la transe dionysiaque était exclusivement réservée aux femmes, elle s'appuyait sur des pratiques relevant du chamanisme et son contenu mystique était rattaché à une 51
Plutarque, Isis et Osiris, 35, 365A. Athénée, Les Deipnosophistes, II, 36b-c. 53 Albert Henrichs, "Greek maenadism from Olympias to Messalina", in Harvard Studies in classical Philology, n°82, 1978, p.121-160 reprend l’explication donnée par Gunning, dans "Kosko", in Revue épigraphique, 22, 1922, p. 1484 et suivantes. 54 Hymnes orphiques, Hymne à Silène Satyre des Bacchantes, p. 148. 55 Plutarque, Isis et Osiris, 74, 381A. 56 Giulia Sissa, Le Corps virginal, Vrin, Paris, 1987, p. 75. 57 A. Bouché-Leclerc, Histoire de la divination dans l'antiquité, Leroux, Paris, 1879-1882, tome I, p. 353-357 et tome III, p. 53. 52
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expérience du féminin, de la grossesse et de la maternité. Une ménade n'avait pas forcément d'enfants biologiques, mais elle vivait une maternité très large, qui va du soin des arbres à celui des enfants, en passant par les animaux, qui va des dons prophétiques aux dons de guérison. C'était là le message du ménadisme, aidant ainsi les femmes à la compréhension profonde du sens de la maternité et montrant, du même coup, l'absolue positivité et nécessité du féminin et des femmes. L'enthousiasme caractéristique des Ménades parle pour une expérience de plénitude en dieu, présence de futur dans le corps des femmes, débouchant sur des oracles, des miracles de jaillissement de sources liquides et ou des enfants. En tant que message d'amour, le ménadisme clame en faveur de l'amour maternel, de l'amour féminin, d'un amour de don et non de possession, d'un amour en largeur autant qu'en profondeur, qui devait embrasser tous les êtres vivants. Le message du ménadisme est donc pour nous d’une extrême actualité, il est porteur d’une éthique d’amour et de soin respectueuse de la Nature et de tous les êtres vivants et d’une sagesse féminine de don, de partage, de solidarité et d’amitié, qui nous parle bien de philosophie, comprise non comme une amitié pour la sagesse, mais comme une sagesse de l’amitié. Cette sagesse qui reconnaît dans la nature l’existence d’entités sacrées, telles les arbres et les sources, personnifiés chez les Grecs par les nymphes, modèles mythologiques des bacchantes, a permis à l’humanité de sauvegarder notre terre pendant des millénaires. Sagesse d’amitié pour la vie, pour la nature et pour les dieux, le rituel des bacchantes était naturellement un engagement religieux, éthique et sans doute aussi politique, pour la défense de la paix, des femmes, des enfants et de leurs droits, de la nature et de la justice, comprise comme la mise en commun de tous les biens et en particulier des biens naturels58. Puisse cette sagesse nous inspirer la transformation de regard qui servira de base à la métamorphose de nos vies et de nos comportements vis-à- vis de l’autre sur cette planète.
58 Clara Acker, Dionysos en transe : la voix des femmes, p.235-327 sur les personnages féminins dans la tragédie et la comédie.
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LES CITES GRECQUES AU RYTHME DES FETES : CALENDRIERS SYMBOLIQUES
L'importance de la religion pour les anciens Grecs n'est plus à démontrer, le nombre de lieux de culte, de prescriptions rituelles et de fêtes est immense dans le monde grec. Il suffit de se souvenir que toute décision politique d'importance était précédée de la consultation d'un oracle, que la consommation de viande n'était possible que par le sacrifice rituel d'un animal et que la mort de Socrate, pourtant déjà votée par les juges de la cité, dut attendre le retour d'un bateau pour la fête d'Apollon59… Les fêtes peuvent être divisées grosso modo en deux types : fêtes publiques et fêtes privées. Cet article concerne les fêtes publiques en l'honneur des dieux, parfois des héros et/ou des morts. Avant de nous pencher sur les calendriers grecs il semble nécessaire de rappeler la façon dont les anciens Grecs pensaient le temps. Ce temps, contrairement à notre façon moderne de voir, était conçu et vécu comme un cycle, dans lequel il était moins important d'avancer que de "faire retour", conception sans doute plus rassurante et confortée par la Nature et le retour cyclique du rythme saisonnier. Rien donc d'étonnant à ce que ce soit un cercle lumineux qui doive servir tout d'abord à compter le temps. La lune, astre dont la naissance et la mort se montrent comme sur une scène, se relayant constamment dans le ciel, a servi aux Grecs pour désigner le mois et c'est à sa renaissance que débutaient les mois. Le mois pour les Grecs anciens était donc le mois lunaire, l'intervalle entre deux nouvelles lunes, soit 29 jours et 12 heures, il commençait avec chaque nouvelle lune et d'ailleurs le mot grec pour désigner le mois (men, menos) signifie "lune". Le mois lunaire était divisé d'abord en deux, puis en trois parties de dix jours chacune, ce qui introduit le système décimal dans la façon de compter le temps. Il y avait dans toutes les cités-états grecques une année civile de douze mois, chacun comptant soit 29, soit 30 jours. L'année 59
Platon, Phédon, 58a-c, Gallimard, Paris, 1950, trad. Léon Robin.
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n'avait ainsi que 354 jours et il a fallu procéder à des ajustements par rapport à l'année solaire ; les magistrats intercalaient alors des mois ou des fractions de mois supplémentaires, selon la nécessité. Cette préoccupation a été si forte que la découverte d'un cycle de 19 ans, plus précis, par l'astronome Méton en 432 av. J. C., fut couronnée d'un immense succès. Les sacrifices et repas rituels devaient être finis avant le coucher du soleil, mais beaucoup d'autres actes du culte pouvaient avoir lieu pendant la nuit. Certains actes cultuels revenaient tous les mois, mais ils étaient pour la plupart d'entre eux en rapport avec le service dans les temples, ou avec le culte domestique. Un laps de temps sacré, déterminé par le calendrier lunaire, que ce soit une fête ou un temps plus long, était une période pendant laquelle la trêve sacrée devait être respectée. Un tel moment pouvait coïncider avec un mois, c'était le cas du mois dorien Karneios, de l'attique Démetrion et du Ieros délien, mais c'étaient des exceptions, une fête durait le plus souvent quelques jours et une trêve sacrée était souvent plus longue qu'un mois. Penser le temps de façon circulaire ne va pas sans implications, le retour des phases de la lune, des saisons, mais aussi des astres, étaient des signes d'une harmonie divine et infiniment sage. Compter le temps au travers des fêtes en honneur des dieux, c'est aussi assigner à chaque dieu un moment déterminé, moment qui doit probablement avoir un rapport avec un astre en particulier. Selon Eratosthène 60 , Poséidon par exemple paraît avoir été relié à la constellation du Dauphin, tout comme Dionysos et Apollon ; la constellation de la Flèche, elle, est très fortement attachée à Apollon, puisque elle est visible haut dans le ciel au solstice d'été et qu'Apollon est identifié au soleil. Artémis, quant à elle, est associée à la Grande et à la Petite Ourse. Si Eratosthène peut être considéré comme tardif par rapport à Solon, toutefois il ne faut pas oublier les vers d'Eschyle, dans Le Prométhée enchaîné : "Pour eux (les hommes), il n'était point de signe sûr ni de l'hiver ni du 60 Eratosthène, Les Catastérismes, Paris, Nil éditions, 1998, p. 25, 33, 137 et 145.
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printemps fleuri ni de l'été fertile ; ils faisaient tout sans recourir à la raison, jusqu'au moment où je leur appris la science ardue des levers et des couchers des astres."61 La ronde des étoiles, le chœur sacré des astres, qui depuis longtemps intéressaient Babyloniens et Egyptiens, était souvent relié à des mythes, comme si le ciel devait être lu symboliquement. Les fêtes de Dionysos dans le monde grec étaient fréquentes : Anthestéries, Lénées, grandes et petites Dionysies, qui mobilisaient souvent toute la cité 62 . Or les fêtes ont indubitablement servi aux cités pour compter le temps, il est remarquable qu'à l'époque classique les noms mêmes des mois grecs dérivent du nom de certaines fêtes, tels pour les fêtes des Anthestéries qui ont donné son nom au mois d'Anthestérion ou la fête nommée Pyanopsia, qui a donné son nom au mois Pyanopsion. L'histoire de l'évolution du calendrier Grec est des plus complexes, les documents les plus anciens, tels les tablettes de Cnossos63 nous donnent quelques noms de mois (Wo–de–wi-jo, Kla–ra–e–ri-jo, Di–wi-jo-jo, A–ma–ko-to, Ra–pa-lo, -d–u–k–ijo-jo), dont nous ignorons aussi bien l'ordre que la signification, mais selon Nilsson ils ne semblent pas avoir de rapport avec de quelconques fêtes64. Le troisième nom, Di–wi-jo-jo, a été mis en rapport avec les macédonien Dios et l'avant dernier Ra–pa-lo avec l'arcadien Laspato d'Orchomène. En 1943, G. Thomson veut croire aux origines mycéniennes des noms des mois65, mais ses arguments sont jugés faibles par Nilsson.
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Eschyle, Prométhée enchaîné, vers 454-458, Les Belles Lettres, Paris, trad. Paul Mazon. 62 Clara Acker, Dionysos en transe : la voix des femmes, l'Harmattan, Paris, 2002, p. 118 – 120. 63 Ventris and Chadwick, Documents in mycenaean greek, Cambridge, 1956, p.304. 64 Nilsson, Die Entstehung und religiöse Bedeutung des griechischen Kalenders, p. 30. 65 G. Thomson, "The greek Calender", in Journal of hellenistic Studies, LXIII, 1943.
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Par ailleurs Homère et Hésiode ne paraissent pas connaître de noms de mois à part Lénaion66, nom déjà dérivé de la fête dionysiaque des Lénées ; est-ce dire que les noms des mois n'existaient pas encore sous la forme qui nous est parvenue ou s'agit-il là d'un argument ex silentio ? Selon Nilsson, le calendrier grec qui nomme les mois d'après les fêtes ne peut être antérieur au VIIIème siècle 67 . Ce que l'on sait avec certitude c'est que le calendrier athénien fut réformé par Solon au VIème siècle avant notre ère. Mais déjà se profilent des difficultés à l'horizon de la recherche, puisque pratiquement chaque cité avait son propre calendrier avec parfois des noms de fêtes inconnues et en tout cas souvent différentes de celles célébrées à Athènes. De plus, une fête très répandue comme celle des Thesmophories était célébrée à des moments différents de l'année selon la cité. Alors qu'à Athènes les Thesmophories étaient célébrées en automne, au mois de Pyanopsion, à Thasos et à Délos elles sont fêtées à une époque antérieure de l'année et à Thèbes elles ont lieu en plein été68. Que veulent dire ces différences de dates, puisqu'il s'agit de la même fête à Déméter, déesse liée au blé et aux moissons et donc à l'agriculture ? La date de nombreuses de ces fêtes nous est inconnue, elles avaient lieu néanmoins très souvent au moment de la pleine lune, ce douzième jour si loué par Hésiode69. Une autre question intéressante se pose : alors que les Thesmophories sont une fête des plus importantes et qu'elles sont célébrées aussi à Athènes, elles n'ont pas donné leur nom à un mois athénien, comme c'est le cas ailleurs ; on peut se poser la même question au sujet des Lénées, très anciennes fêtes pour Dionysos, qui ont donné leur nom au mois Lénaion, mois déjà connu d'Hésiode, mais dont on ne retrouve pas le nom à Athènes, où il est remplacé par celui de Gamelion. 66
Hésiode, Les Travaux et les jours, 504, Les Belles Lettres, Paris, 1928, trad. P. Mazon. 67 Nilsson, Die Entstehung und religiöse Bedeutung des griechischen Kalenders, Lund CWK Gleerup, Lund, 1963, p. 32. 68 Luisa B. Pulci Doria, "Demetra tra Eubea e Beozia e i suoi rapporti con Artemis", in Recherches sur les cultes grecs en Occident, 2, Cahiers du Centre Jean Bérard, IX, Naples, 1984, p. 69-88. 69 Hésiode, Les Travaux et les jours, 774.
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A part le calendrier athénien et à en juger par les noms des mois, le calendrier ionien est celui qui apparaît comme le plus unitaire. Communs aux Ioniens étaient les mois de Poséidéon, Anthestérion, Boédromion, Lénaion, Artémision, Pyanopsion et Apatourien. Aux Doriens sont communs Karneios, Artemisios, dans les îles nous trouvons aussi Petageitnos ; Agrianios est commun aussi aux Béotiens et aux Thessaliens, sont aussi présents Hermaios, Apellaios, Panamos, Thyios et Hippodromios70 . Par sa fréquence, le nom de mois Hermaios nous amène à penser que ce fut parmi les Doriens qu'Hermès avait ses fêtes les plus anciennes. Les cités grecques vivaient au rythme de leurs fêtes et rien qu'Athènes en comptait plus de trente distribuées tout au long de l'année, dont certaines duraient plusieurs jours71. Mais que signifie passer l'année à fêter les dieux ? Que veut dire, dans le cas d'Athènes, commencer l'année en fêtant Kronos, la poursuivre en fêtant Athéna, puis Déméter et Koré, suivies de Dionysos, Apollon, puis encore Déméter et enfin Zeus ? Cette suite de fêtes peut-elle être le fruit du hasard ? Nous ne le croyons pas et il est vraisemblable que la fonction symbolique de cette promenade des Grecs avec leurs dieux, ait des raisons historiques, politiques et religieuses. Car le choix de tel ou tel dieu, dont la fête va nommer le mois de la cité n'est sans doute pas anodin. Chaque cité ayant son calendrier, il faudra alors étudier les préférences de chacune et se demander les raisons de ses choix. Pourquoi par exemple, l'année doit-elle commencer pour les Déliens en Lénaion, après l'hiver et pour les Athéniens en Hécatombéon, soit en juillet, alors que l'année des Achéens débutait avec la montée des Pléiades, vers le 22 mai72 ? Le cas d'Athènes étant le mieux connu et le plus étudié peut servir de grille comparative avec les autres cités. Il serait important d'abord de répertorier les calendriers connus, leurs différences, leurs ressemblances et aussi l'ordre de succession des fêtes et de la promenade des dieux qui se renouvelle annuellement dans 70
Nilsson, op. cit., p. 59-61. Deubner, Attische Feste, Berlin, 1932, 269 p.. 72 Nilsson, op. cit., p. 54. 71
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chaque cité. Il faudrait ensuite étudier les fêtes elles-mêmes et expliquer de quel symbolisme elles relèvent. Il est évident qu'une cité comme Athènes, qui commémore Déméter par des Thesmophories, où seules les femmes mariées et citoyennes étaient admises73, fait par là parvenir un message à ses femmes et à la Cité. Selon les recherches de Luisa Breglia Pulci Doria74, si le troisième jour des Thesmophories, nommé kalligéneia ("belles naissances"), n'existait pas à Erétrie, c'est parce qu'à cet endroit la fête aurait été fondée par des prisonnières troyennes et qu'elle était ouverte aux femmes étrangères, ainsi qu'aux esclaves. Les "belles naissances" athéniennes désignent clairement les naissances d'enfants légitimes, issus d'un mariage entre parents athéniens. Ce qui nous intéresse n'est pas tant de connaître les fêtes dans leur contenu, puisqu'elles ont déjà été largement répertoriées et étudiées par des grands savants comme Nilsson et Deubner par exemple, mais de les apprécier dans leur ordre de succession dans chaque cité, pour essayer de dégager leur sens symbolique. Il n'est sans doute pas anodin qu'en Attique pas moins de cinq mois aient été nommés d'après des fêtes pour Apollon. Il faudra aussi chercher la raison de la date d'une fête, non seulement par le rythme des saisons, mais aussi sans doute par celui des astres. Nous avons déjà parlé de l'importance de la lune, mais en outre, le mouvement des constellations était aussi connu d'Homère et d'Hésiode ; ils nous parlent d'Orion, de Sirius ou des Hyades, par exemple, en les mettant en rapport avec les saisons75. Solon, qui a opéré la réforme du calendrier athénien, a très bien pu s'inspirer du calendrier de Delphes, or cette cité avait des liens étroits avec l'Ionie, qui elle-même avait dès le VIème siècle des connaissances astronomiques sans doute à travers ses liens avec Babylone76.
73
Aristophane, Thesmophories, 294, Les Belles Lettres, Paris, trad. H. van Daele et Isée, VI, 49, 50. 74 Luisa Breglia Pulci Doria, "Les Thesmophorie eretriesi", in Recherches sur les cultes grecs en Occident, Cahiers du Centre Jean Bérard, V, Naples, 1979, p. 53-63. 75 Homère, Iliade, V, Les Belles Lettres, Paris, 1929, trad. P. Mazon et Hésiode, LesTravaux et les jours, 587. 76 Nilsson, op. cit., p. 49-51.
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En comparant les différents calendriers festifs ou sacrificiels en particulier avec celui d'Athènes, nous pouvons évaluer les similitudes et divergences au niveau symbolique et donc religieux, politique et historique. Car nommer les mois et donc compter le temps avec des noms de fêtes n'est pas sans présupposer des raisons et entraîner des conséquences, cela devait avoir bien sûr un sens particulier dans chaque Cité. A l'inverse, ne pas le nommer peut aussi être un indice intéressant. Un cas particulier est celui du mois Lénaion, dont nous avons parlé plus haut, qui correspond dans notre calendrier aux mois de janvier-février. Les Lénées sont une des fêtes les plus anciennes de Dionysos, fête ainsi nommée à cause des Lénai, les bacchantes, qui les pratiquaient. Ces fêtes étaient célébrées à Athènes, mais alors que presque partout ailleurs, le mois où elles étaient commémorées s'appelait Lénaios ou Lénaion, à Athènes le mois s'appelait Gamélion, du nom d'une fête en l'honneur d'Héra ; des Lénai nous savons par Héraclite qu'elles prophétisaient devant le feu et elles pratiquaient sans doute aussi les orgies pour Dionysos, dont une des composantes essentielles était la transe, la mania. Or, nommer un mois à Athènes du nom de la fête Lénai est aussi la nommer du nom de ces femmes, indésirables dans la cité dont Athéna est la patronne. L'opposition entre Dionysos d'une part et Athéna et Héra d'autre part, est devenue claire tout au long de notre recherche sur le culte de Dionysos77 et il est donc significatif qu'à Athènes on ait remplacé Lénaion par Gamélion, qui veut dire littéralement "le mois des mariages". La déesse patronne des mariages, Héra, sera donc plus honorée à Athènes que Dionysos, fils illégitime de Zeus et Sémélé, et cela non plus n'est pas sans signification, dans une Cité qui va s'efforcer justement avec les réformes de Solon, d'établir des différences entre l'enfant légitime, issu du mariage et les autres 78 . Si Athènes avait en outre du mal à supporter en son sein les fêtes les plus exaltées de Dionysos, où les femmes avaient un rôle primordial, c'est aussi parce que dans cette Cité les femmes 77
Clara Acker, Dionysos en transe : la voix des femmes, l’Harmattan, Paris, 2002, p. 34-51. 78 Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, Arthaud, Paris, p. 75.
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n'avaient pas de voix politique et qu'elles étaient par ailleurs soumises à un mariage conclu entre deux maisons, entre leurs pères et leurs futurs époux. Le cas des Lénées paraît donc indicatif d'une difficulté politique, dont les racines sont sans doute historiques et idéologiques. Nous voyons ainsi par ce seul exemple la signification et l'importance de faire jalonner le rythme de l'année par des célébrations aux divinités, car c'est là consacrer des moments précis de l'année à certains dieux et surtout à certaines puissances en rapport avec ces dieux. La séquence des dieux dont les fêtes donnent leurs noms aux mois au long de l'année athénienne est : juin / juillet : Kronos, puis Héra, juillet / août : Apollon, août / septembre : Apollon, septembre / octobre : Apollon, octobre / novembre : Zeus, novembre / décembre : Posidéa ou Poséidon, décembre /janvier : Héra, janvier / février : Dionysos, février / mars : Artémis, mars / avril : Artémis, avril / mai : Apollon et mai / juin : Déméter. Nous voyons que quatre des douze mois athéniens se nomment d'après des fêtes pour Apollon, alors qu'aucune fête pour Athéna n'a eu cet honneur dans la cité nommée pourtant d'après la déesse. Nous percevons aussi derrière le changement de nom du premier mois athénien, que la cité préférait évincer Kronos au profit d'Héra, sans doute une méfiance de la démocratie envers ce dieu qui a châtré son père et qui dévorait ses enfants. Etonnant sans doute, mais lourd de significations, le choix des Athéniens ! Du même coup Héra donne à deux mois athéniens des noms d'après ses fêtes. Notons que le septième mois athénien, nommé d'après la fête de la Théogamie en honneur d'Héra, évince alors le nom de Lénaion, d'après la fête des Lénées en l'honneur de Dionysos. Plus surprenant est de rencontrer deux mois nommés d'après des fêtes pour Artémis, deux mois qui se suivent et qui font le lien entre les Anthéstéries dionysiaques et les Thargélies apolliniennes. La première fête d'Artémis se nomme d'après Elaphébolos (qui tue les cerfs), la deuxième d'après le nom d'un petit port proche d'Athènes. C'est donc en déesse de la chasse, liée au monde animal sauvage, qu'Artémis fait le lien avec Dionysos, puis avec le second mois, nommé d'après un lieu apprivoisé et civilisé comme le port, Artémis fera le lien avec 38
Apollon. Voilà trouvé le seul compromis possible entre Dionysos et Apollon : Artémis. Compromis de taille, mais aussi de sexe, la sœur jumelle du dieu de lumière est sœur spirituelle du dieu de l'enthousiasme et nous pensons à Pindare, décrivant Artémis au milieu des bacchantes, dansant jusqu'à la transe dans une fête en honneur de Dionysos79. Nous savons aussi qu'à une date antérieure au Vème siècle, l'année à Athènes commençait non pas au solstice d'été, mais au solstice d'hiver, comme c'était d'ailleurs le cas pour Thèbes. Les Athéniens ont procédé là à un changement majeur et lourd d'implications, car l'hiver est bien le moment des fêtes pour Dionysos. Sans doute débuter l'année sous les auspices dionysiaques n'était plus du goût de la cité athénienne. On estime à 152 le nombre de jours fériés à Athènes au Vème siècle. En plus, il faut penser que tous les huit premiers jours du mois étaient consacrés à des dieux : la Nouménia était la fête de la nouvelle lune, le 2 avait lieu la fête du daimon, "le bon génie", le 3 était le jour de la naissance d'Athéna, le 4 était consacré à Héraclès, Hermès, Eros et Aphrodite, le 6 était le jour de la naissance d'Artémis, le 7 celui de la naissance d'Apollon, le 8 était voué à Poséidon et à Thésée. 152 plus 84, il y avait donc en tout 236 jours de fête par an ! Les fêtes grecques avaient des points en commun : la procession, la prière, le sacrifice, les concours, la danse, le chant et la musique. Certaines sont dites panhelléniques, celles où les Grecs dans leur ensemble fêtaient leurs plus grands dieux : ce sont les Jeux Olympiques, les Jeux Pythiques, les Jeux Isthmiques et les Jeux Néméens. Les Jeux Olympiques se déroulaient à Olympie en honneur de Zeus, où ils auraient été fondés par le dieu lui-même, lorsqu'il devint maître du monde après avoir détrôné Kronos. La légende attribue aussi leur fondation à Héraclès ou encore à Pélops après sa victoire sur Oenomaos. La première Olympiade eut lieu en 776 avant notre ère. Interdits aux femmes, les Jeux Olympiques étaient sous la responsabilité des magistrats, nommés Hellanodices, qui veillaient sur l'entraînement des athlètes et sur l'observation des 79
Pindare, Dithyrambes, 2.
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règlements. Une trêve sacrée était alors instituée, limitée au peuple éléen organisateur des Jeux, qui le mettait à l'abri de tout conflit armé pendant leur tenue. Les Jeux Olympiques ne comportaient qu'un seul jour à l'origine, peu à peu, leur nombre augmenta jusqu'à cinq. Le premier jour était consacré aux sacrifices et au serment prêté par les athlètes, les épreuves ayant lieu les jours suivants. Les principales épreuves olympiques étaient la course à pied d'un, deux ou quatre stades, le pentathlon, le pugilat, la course de chars, les courses hippiques. Le dernier jour on remettait aux vainqueurs le cotinos, couronne de rameaux d'olivier. Les autres Jeux panhelléniques furent tous fondés au VIème siècle. Les Jeux Pythiques furent fondés à Delphes après l'assassinat de Python par Apollon et ils comportaient des concours musicaux en l'honneur du dieu. Célébrés d'abord tous les huit ans, à partir du VIème siècle ils eurent lieu tous les quatre ans et on y adjoignit des jeux athlétiques. Leur organisation était assurée par l'Amphictyonie de Delphes et l'ensemble des festivités durait de six à huit jours. Elles commençaient avec des processions et des sacrifices, suivis de manifestations artistiques comprenant des concours de cithare, de flûte, de dithyrambe et de drame. Les jeux athlétiques avaient pour modèle ceux des Jeux Olympiques, avec les mêmes épreuves. Les vainqueurs recevaient une couronne de lauriers et jouissaient d'honneurs et de privilèges. Les Jeux Isthmiques étaient organisés en honneur de Poséidon, tous les deux ans, à Corinthe. La tradition voulait qu'ils aient été institués par Thésée, qui voulait se mesurer à Héraclès, fondateur des Jeux Olympiques, mais il semblerait qu'en fait ils furent d'abord dédiés au fils du roi Athamas, Mélicerte. En 582 av.n.e. les Jeux Isthmiques furent réorganisés sur le modèle des Jeux Olympiques. Une trêve y était observée entre les Cités participantes. Outre les concours athlétiques, ils inclurent, à partir du Vème siècle avant notre ère, des concours de musique, de déclamation et de peinture. Les lauréats recevaient une couronne de pin. Deux aspects des Jeux Isthmiques attirent notre attention : l'un est le rapport des jeux avec Mélicerte, fils d'Athamas et d'Ino, la tante et première
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nourrice de Dionysos ; l'autre le fait que la couronne des vainqueurs soit faite de pin, arbre associé lui aussi à Dionysos. Les Jeux Néméens étaient célébrés à Némée en l'honneur de Zeus et leur fondation se rapportait au roi de Némée, Lycurgue. Un oracle avait prédit au roi que son fils nouveau-né Opheltès ne pourrait vivre qu'à condition de ne pas toucher le sol avant qu'il ne sache marcher. Mais la nourrice ayant un jour oublié les instructions du roi, posa l'enfant par terre, sur des branches de céleri sauvage. Un serpent passa par là et mordit l'enfant, qui mourut. Les fêtes funéraires organisées en l'honneur du jeune Opheltès furent ainsi à l'origine des Jeux Néméens. Ceux-ci avaient lieu tous les deux ans et étaient inspirés des Jeux Olympiques, plus tard ils s'enrichirent de concours musicaux. Les juges portaient des vêtements noirs en signe de deuil et remettaient aux vainqueurs des couronnes de céleri sauvage. Commençait à s'organiser ainsi un cycle de quatre ans : la première année était celle des Jeux Olympiques, la deuxième celle, au printemps, des Jeux Isthmiques et en été, des Jeux Néméens, la troisième celle des Jeux Pythiques, la quatrième celle du retour des Jeux Isthmiques et Néméens, la cinquième année le cycle recommençait avec les Jeux Olympiques.
Nous listons dans l’annexe qui suit les calendriers d’Athènes, de Delphes, puis d’Ionie, du groupe Nordique, de Macédoine et d’Erchia, afin qu’ils puissent constituer un matériel utile pour les chercheurs.
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ANNEXE ATHENES : Hécatombaion : D’abord ce mois était nommé Kronion, du nom de la fête à Kronos, qui débutait l'année festive à Athènes. Les Kronia étaient célébrées le 12, ce jour était férié et les esclaves dînaient avec leurs maîtres. Cette fête était suivie de celle des Synoikia, le 16 (plus le 15, une fois tous les deux ans) en l'honneur d'Athéna, en rapport avec les Phylobasileis, les quatre rois des tribus ioniennes, mais aussi avec Thésée. Il y avait alors un sacrifice à Zeus Phratrios. Le dème de Skambodinai offrait un sacrifice à Athéna d'une victime adulte, dont la chair devait être vendue crue, à l'exception des parts choisies pour être brûlées pour la déesse. Le 28 de ce même mois et pendant trois jours, étaient célébrées les Panathénées. Cette fête très ancienne remontait au moins au VIIème siècle avant notre ère, elle consistait surtout en une procession qui devait apporter une nouvelle robe à la déesse Athéna, robe tissée pendant neuf mois par des femmes de la Cité. Au VIème siècle on y ajoute des compétitions athlétiques pour les Grandes Panathénées tous les quatre ans. Metageitnion : deuxième mois du calendrier athénien, du nom d'une fête apparemment mineure en l'honneur d'Apollon. La fête de Metageitnia était un jour sacré dans certains centres Ioniens, tels Milet, Délos, Ephèse et Samos. Pendant ce mois étaient aussi fêtées les Herakleia en l'honneur d'Héraklès Kynosarges, ouverte aux résidents non citoyens. Ainsi que la fête d'Eleusinia, en l'honneur de Déméter, dont la durée était de 4 jours, mais dont la date exacte n'est pas connue. Boédromion : Le 5 étaient célébrées les Genesia (Gê), fête de l'Etat en l'honneur des ancêtres, qui n'en était pas moins une fête familiale, à l'occasion de laquelle on allait aux tombeaux des ancêtres en leur apportant des offrandes. Le 6 était fêté l'anniversaire d'Artémis Agrotera, une parade des éphèbes en armes et une procession jusqu'au temple d'Artémis avaient lieu. Le 7 étaient fêtées les Boédromia en l'honneur d'Apollon, cette fête était mise en rapport avec la guerre contre les Eleusiniens 42
au temps d'Eréchtée, pendant laquelle Ion aurait aidé les Athéniens à gagner la guerre. Une procession avait lieu à cette fête. A partir du 15 se déroulaient les Mystères d'Eleusis, en l'honneur de Déméter, dont une première partie était fêtée du 15 au 17 et une deuxième entre le 19 et le 21. Pyanopsion : Le 5 avait lieu la fête Proerosia en l'honneur de Déméter. Le 7 se tenait une fête pour Apollon, les Pyanopsia. Le 8 se déroulaient les Théséia en l'honneur de Thésée, le 9, les Sténia en honneur de Déméter. Les Thesmophories avaient lieu du 11 au 13 et le 30, la fête nommée Chalkéia en l'honneur d'Athéna. Les Apatouries et les Oschophories (et les Arretophories ? ) avaient lieu le même mois, mais nous ne connaissons pas leur date. Maimaktérion : Maimaktéria en l'honneur de Zeus et Pompaia, dont les dates sont inconnues. Posidéon : Plerosia (le 5) et Posidea (le 8). Le 26 étaient fêtées les Haloa, en l'honneur de Déméter et de Dionysos. Les Dionysies des Champs étaient également fêtées ce mois. Gamélion : Le 2 ou le 24 était fêtée la Théogamie en l'honneur d'Héra, suivies par les Lénées, du 12 au 14, en l'honneur de Dionysos. Anthestérion : Le mois commence par les Anthéstéries en l'honneur de Dionysos, du 11 au 13 suivies par la Diasia, le 23, en l'honneur de Zeus. Elaphebolion : Le mois commençait avec les Asklépeia en l'honneur d'Asklépios, le 8 et continuait avec les Dionysies, célébrées du 10 au 14. Mounichion : Le 4 avait lieu la fête pour Eros, le 6 étaient fêtées les Delphinia en l'honneur d'Apollon et le 16 la fête Mounichia en l'honneur d'Artémis et qui a donné son nom au mois athénien. Le 19 était fêtée l'Olympieia, en l'honneur de Zeus. Skirophorion : Le mois débutait avec les Arretophories, le 3, en l'honneur d'Athéna, se suivait avec les Skira le 12, en l'honneur de Déméter, finissant avec les Bouphonies en l'honneur de Zeus le 14. Le dernier jour de l'année avaient lieu les sacrifices pour Zeus Sauveur et Athéna Salvatrice.
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DELPHES 1er mois lunaire : Apellaeus, 2ème : Bucatius, 3ème : Boathous, 4 : Heraeus, 5ème : Daedaphorius, 6ème : Proetropius, 7ème : Amalius, 8ème : Bysius, 9ème : Theuxenius, 10ème : Endyspaetropius, 11ème : Hericlius, 12ème : Ilaeus. Le neuvième mois tient son nom d'une fête en honneur d'Apollon, où Dionysos tenait une place importante, selon le péan delphique de Philodamos, qui associe les deux cultes. Selon le VIème Péan de Pindare les théoxenies delphiques étaient une fête où Apollon recevait les autres dieux. ème
IONIE Poséideon, Anthesterion, Buphonion ou Boédromion, Lénaion, Artémision, Pyanopsion et Apatourion. 1er mois lunaire : Posidea ou Poséidon, 2ème : Dionysos, 3ème : Apollon, 4ème : Dionysos, 5ème : Artémis, 6ème : Apollon, 7ème : Athéna. DORIENS Comme les Lacédémoniens, les Doriens commençaient l'année à la nouvelle lune qui suivait l'équinoxe d'automne. 1er mois lunaire : Karneios, 2ème : Artemisios, 3ème : Gerastios, 4ème : Petageitnos, 5ème : Dalios, 6ème : Panamos, 7ème : Agrianios, 8ème : Hermaios, 9ème : Apellaios. GROUPE NORDIQUE 1er mois lunaire : Homoloios, 2ème : Thyios, 3ème : Hippodromios, 4ème : Panamos, 5ème : Agrianios, 6ème : Hermaios, 7ème : Apellaios. Deux noms de mois, Thyios et Agrianios, dérivent de fêtes pour Dionysos, fêtes pourtant apparemment mineures, par rapport aux Anthéstéries et aux Lénées. 44
MACEDOINE 1er mois lunaire : Dios, 2ème : Apellaios, 3ème : Audynaios, 4 : Peritius, 5ème : Dystros, 6ème : Xanthikos, 7ème : Artemisios, 8ème :Daisios, 9ème : Panemos, 10ème : Loios, 11ème : Gorpiaios, 12ème : Hyperberetaios. ème
ERCHIA 1er mois lunaire : Metageitnion, 2ème : ? , 3ème : Boedromion, 4 : Pyanopsion, 5ème : ? , 6ème : ? , 7ème : Gamelion, 8ème : Anthésterion, 9ème : Elaphebolion, 10ème : ? , 11ème : Thargelion, 12ème : Skirophorion. ème
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DES AFFINITES DIVINES : OSIRIS ET DIONYSOS
Cet article veut montrer certaines affinités entre les cultes et les mythes autour du dieu égyptien Osiris et du dieu grec Dionysos. En accord avec les témoignages d’Hérodote, Plutarque, Diodore et autres auteurs anciens, qui ont établi le rapport entre les deux dieux en plusieurs aspects, nous avons essayé de penser à leur relation concernant la mort et la vie. Le démembrement d’Osiris est assez différent du démembrement de Dionysos, mais la donnée mythique est néanmoins commune aux deux dieux. De façon similaire, l’importance du féminin est aussi cruciale dans leurs résurrections. Selon Hérodote, presque tous les personnages divins seraient venus en Grèce de l'Egypte 80 et les Egyptiens eux-mêmes identifiaient Osiris à Dionysos81. Plutarque, qui avait voyagé en Egypte 82 , nous rapporte des éléments très anciens du mythe osirien, que l'on ne retrouve que dans les Textes des Pyramides et il va identifier Osiris à Dionysos, dans son traité Isis et Osiris. Apulée et Diodore de Sicile affirment quant à eux que l'initiation aux Mystères osiriens est identique à l'initiation dionysiaque83. Sans vouloir surestimer ces sources, il n'est guère possible non plus de les ignorer complètement. Le dieu égyptien Osiris, dieu des morts mais aussi dieu de la fécondité, dont le culte était à son apogée au Moyen Empire en Egypte (2060 à 1991 av.n.e.), a pu certainement contribuer à façonner l'image multiple voire foisonnante du dieu grec Dionysos. Grâce à la découverte des tablettes en linéaire B, nous savons que Dionysos est présent en Crète dès au moins 1200 ans avant notre ère et les liens entre l'Egypte et la Crète sont attestés depuis au moins 2000 avant notre ère. On peut donc penser, sans aller jusqu'à l'identification des deux dieux et sans 80
Hérodote, II, 50. Hérodote, II, 42 et 144. 82 Plutarque, Questions conviviales, V, 5, 1. 83 Apulée, Les Métamorphoses, XI, 25 et Diodore de Sicile, I, 96. 81
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aller jusqu'à postuler l'origine égyptienne de Dionysos, que les contacts aient favorisé la multiplication des facettes du dieu grec. Nous parlerons donc ici des affinités entre Osiris et Dionysos, affinités mythiques et rituelles. Dans la mythologie égyptienne, Osiris, fils du dieu Geb (Terre) et de la déesse Nout (Ciel), meurt noyé, puis est démembré en quatorze morceaux par son frère Seth et ramené à la vie par sa mère, parfois par sa sœur et épouse Isis. On nous dit qu'Isis chercha partout les morceaux d'Osiris, elle les retrouva tous à l'exception de son sexe 84 . En Grèce, les orphiques aussi ont créé un mythe dans lequel Dionysos enfant est démembré par les Titans. Seul son cœur survivra et permettra à Athéna (ou à Rhéa ou encore à Déméter) de le ramener à la vie. La partie réservée aux femmes dans les mythes d'Osiris et de Dionysos n'est pas négligeable, il n'y a pas d'Osiris sans Isis, ni de Dionysos sans Déméter ou Ariane. La part de la renaissance est très clairement attribuée à l'élément féminin. Quelques différences de taille séparent toutefois les deux mythes. D'une part si Dionysos est démembré par les Titans, il est aussi mangé par ses derniers, alors qu'Osiris n'est pas mangé par Seth. Cela semble justifié par le fait que l’orphisme, en tant que secte ascétique, voulait légitimer le végétarisme : il fallait donc charger d'une "faute" la consommation de la chair. D'autre part, c'est un Dionysos enfant qui est tué, alors qu'Osiris est tué adulte. Par ailleurs, de Dionysos survit seulement le cœur, alors que d'Osiris manque le sexe. Ces divergences s'expliquent aussi sans doute par l'ascétisme des Orphiques touchant la sphère de la sexualité. Nous savons que pour certains Pythagoriciens, tel Clinias, les rapports sexuels avec une femme étaient considérés comme un véritable tort fait à soi-même 85 . Il est probable aussi que le souci des Orphiques de sortir du cercle des incarnations ait déterminé le choix d'un dieu enfant, qui justement échappe à la question de la sexualité. La même raison aura pu les conduire à effacer le sexe d'Osiris au profit du cœur de Dionysos. 84 85
Plutarque, Isis et Osiris, 18. Plutarque, Propos de table, I, 3.
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En tout cas, cela n'empêchera pas les processions du phallus en l'honneur de Dionysos, qui selon Hérodote, auraient étés introduites d'Egypte en Grèce par Mélampous 86 . De telles processions se tenaient à l'occasion de la fête des Lénées, à celle des Dionysies Agraires ou encore aux Grandes Dionysies. Selon Diodore de Sicile, c'est la référence au mythe du morcellement d'Osiris qui expliquerait le rôle du phallus dans les fêtes en l'honneur de Dionysos 87 . N'ayant pas pu retrouver le sexe d'Osiris, Isis prescrivit aux Egyptiens de l'honorer comme un dieu et de l'ériger dans leur temple88. Le philosophe Héraclite a d'ailleurs rapproché, en parlant de la procession du phallus, le dieu Dionysos du dieu des morts, Hadès89, alors que nous savons qu'Osiris est aussi un dieu des morts. L'aspect funèbre commun à Osiris et à Dionysos est d'ailleurs rendu évident pendant les Anthestéries : la nuit du 13, chaque famille faisait cuire dans une marmite des graines de toute sorte et de la farine. C'était un repas funèbre offert à Dionysos et à Hermès, à l'intention des morts de la famille. Or les morts égyptiens recevaient eux aussi, par l'intermédiaire d'Osiris et d'Anubis, la nourriture et les provisions que les survivants leur expédiaient dans l'autre monde 90 . Ces deux aspects, funèbre et fécondant, se rejoignent chez Osiris et Dionysos et cette évidence est mise en scène dans le rituel du démembrement. D'après la tradition, Osiris était le premier être à avoir connu la mort, par la suite on l'a identifié aux hommes défunts. Or, dans les textes relatifs au culte d'Osiris nous apprenons qu'après la mort le corps subissait des préparations spéciales et qui ont varié à travers les âges : à l'origine, et c'est ce que nous apprennent les nécropoles archaïques de Meïdoum, Ballas, Toukh, Abydos et Negadah, il s'agissait de démembrement du squelette et de dépècement des chairs, coutume funéraire antérieure aux rites de la momification91. On 86
Herodote, II, 49. Diodore de Sicile, I, 22, 7. 88 Diodore de Sicile, IV, 6, 3. 89 Héraclite, in Clément d'Alexandrie, Protreptique, 34. 90 Paul Foucart, Le Culte de Dionysos en Attique, p. 151 -1 58. 91 Alexandre Moret, Le Rituel du culte divin journalier en Egypte, Slatkine Reprints, Genève, 1988, p. 73-75. 87
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admet aussi qu'après l'assassinat d'Osiris par Seth, son cadavre est découpé en morceaux et une partie des prières et des rites était consacrée à remettre en état son cadavre, à en réunir les os, à rendre la tête au squelette92. Si les dieux subsistaient, c'était plutôt d'une éternité subordonnée à l'observation des rites. Le but du culte était de préserver les dieux de la mort en pratiquant sur eux les rites qui avaient pu ressusciter Osiris et les hommes défunts93. Les différences tiennent à ce que dans les rituels égyptiens, il s'agissait de pratiquer le dépècement du squelette du mort, rituel accompli par des prêtres, alors que dans les rites dionysiaques, il était question du dépècement d'un animal vivant, sacrifice connu sous le nom de sparagmos, pratiqué par des femmes. L'héritage minoen est sans doute la réponse à la participation massive des femmes et prêtresses dans le culte de Dionysos. Dans une des fêtes dionysiaques les plus répandues dans le monde grec, les Anthestéries, pendant trois jours, du 11 au 13 du mois Anthestérion le dieu s'emparait des cités. Le 12, Dionysos arrivait à Athènes par la mer et surgissait en même temps dans son temple du Marais. L'analogie n'est sans doute pas fortuite entre ce marais et l'eau marécageuse du Nil. Dans le temple de de Dionysos Limnaios (Dionysos au marais), la femme de l'Archonte-Roi accomplissait un sacrifice aidée par quatorze dames vénérables, les Gerairai, sur quatorze autels en l'honneur de Dionysos. Il faut se souvenir ici des Nymphes Géraistiades, vénérées en Crète et noter que dès l'époque mycénienne, à Pylos, la prêtresse Pakija avait quatorze femmes esclaves à son service au titre de l'or sacré94. Nous ne pouvons négliger ici l'observation faite par Paul Foucart quant au rapport entre ce rituel et le mythe égyptien des quatorze parts d'Osiris démembré95. Selon Plutarque, le sacrifice du sparagmos serait destiné à figurer le nombre de jours pendant lesquels, de la
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Alexandre Moret, op. cit., p. 71. Alexandre Moret, op. cit., p. 220-221. 94 E. L. Bennett, The Pylos Tablets transcribed, Tablette Ae 303, ed. Ateneo, Roma, 1973. 95 Paul Foucart, "Le Culte de Dionysos en Attique", in Mémoires de l'académie des inscriptions et belles lettres, tome XXXVII, 1904, p.139-140. 93
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pleine à la nouvelle lune, l'astre va diminuant 96 . Dans les mythes égyptiens, la lune est les yeux d'Horus et l'âme d'Osiris. Quand la lune décroît et meurt c'est que Seth a avalé l'œil d'Horus, l'âme d'Osiris est alors cachée dans le ventre de Seth. Il fallait alors saisir un animal à cornes (bœuf ou gazelle) qu'on abattait pour retrouver l'œil divin encore non digéré dans son ventre. A l'origine on revêtait le mort ou le dieu de la peau de l'animal sacrifié et l'officiant lui-même s'habillait de la peau de la bête. Le cœur de l'animal sacrifié était rapporté au mort, l'âme était ainsi rendue au corps97. Ainsi le roi-prêtre reconstitue le corps et retrouve l'âme d'Osiris. La tradition du rituel du dépècement fait du dieu lui-même la victime du sacrifice que l'on offre à la divinité. Ainsi le sacrifice du propre dieu constituait le culte. Il est tout à fait remarquable qu'à Athènes, après le sacrifice dionysiaque, la femme de l'Archonte-Roi s'unissait secrètement à Dionysos dans le Boukoleion, "l'Etable aux bœufs"98 . Nous connaissons le rapport entre Dionysos et le taureau et nous savons qu'Osiris aussi s'incarnait dans le taureau sacré, Apis. Il n'est pas anodin que le taureau ait été, dès le Néolithique, symbole des forces fécondantes masculines. Diodore de Sicile rapporte qu'à la mort d'Apis, les prêtres parcouraient le pays à la recherche d'un animal identique et que lorsque le nouvel Apis avait été trouvé, pendant quarante jours il ne pouvait être vu que par les femmes : "Elles se placent en face de lui et découvrent leurs parties génitales ; dans tout autre moment il leur est défendu de se montrer devant lui"99. L'animal avait pour vertu de stimuler la fertilité des femmes et passait pour un remède souverain contre la stérilité. On pourrait légitimement se demander si le démembrement ne cacherait pas une symbolique unissant le taureau et la lune, renvoyant avec grande probabilité à des considérations astrologiques, connues des Egyptiens comme des Crétois. L'association entre le taureau et la lune caractérisait les 96
Plutarque, Isis et Osiris, 42, 368A. Alexandre Moret, op. cit., p. 33-35. 98 Aristote, Constitution d'Athènes, III, 5. 99 Diodore de Sicile, I, 85. 97
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systèmes théologiques du Proche et du Moyen Orient anciens, au moins depuis le IIIème millénaire avant notre ère. Cela est attesté par le cas du temple de Nin Hoursag, déesse protectrice des naissances à El-Obeid, en basse Mésopotamie, où les archéologues ont retrouvé une tête de taureau en cuivre portant sur le front un dessin en forme de croissant. Tel fut le cas aussi en Perse antique où, selon le livre cosmologique de la religion mazdéiste, c'est en passant par la lune que la semence du taureau primordial va engendrer la multiplicité des espèces animales. Cela rappelle une donnée astronomique et astrologique : la lune atteint sa puissance maximale lorsqu'elle traverse la constellation du taureau100. Décrite dans un hymne dit orphique comme "lune aux cornes de taureau"101, et par Philodème comme "astre nocturne à deux cornes", la lune est particulièrement attachée à la nature féminine, puisque la durée du cycle menstruel est la même que celle du cycle lunaire. La signification de la lune est d'ordre nourricier, elle régit l'utérus. Nous assistons pendant les Anthestéries à une mise en scène au sujet de la façon dont la religion dionysiaque concevait la mort et la renaissance, teintée par des considérations astrologiques. Toute la fête nous parle des morts et de la sexualité, mais c'est aussi la fête des enfants, indiquant le chemin circulaire qui mène de la mort à la vie102. Le sacrifice et l'union sacrée entre la femme de l'Archonte roi et le dieu, nous disent la même chose. L'union sacrée fait le lien entre la mort et la renaissance, elle réalise le passage des âmes. Et cette renaissance est visible dans le calendrier religieux puisque neuf mois après les Anthestéries, le temps de la grossesse, les Thyiades allaient chercher le petit Dionysos dans le berceau. Ainsi le dieu meurt dans l'animal dépecé et renaît par l'union sacrée. Alors que nous ne savons pas si pendant les Anthéstéries le sacrifice du démembrement était suivi d'omophagie, repas rituel 100
Tristan Lafranchis, Le Taureau, Pardès, Puiseaux, 1993, p. 34-35. Hymnes et discours sacrés, Hymne à la lune, vers 2. 102 Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, Flammarion, Paris, 1994. 101
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de viande crue, dans le rituel secret des bacchantes, cela semble effectivement avoir eu lieu. Il n'est pas possible de comprendre le sacrifice du sparagmos et l'omophagie comme étant de l'ordre d'un système alimentaire, il s'agissait clairement d'un repas rituel, ayant une signification sacrée. Nous avons essayé de montrer qu'il s'agissait d'un rituel initiatique réservé aux femmes et de rendre évidente la signification sexuelle et fécondante de ce repas rituel103, car l'animal toujours sauvage, chassé pour être tout de suite mangé cru par les bacchantes, symbolise le dieu taureau Dionysos. Son sang va féconder leurs corps lunaires. En guise de comparaison, certains vers d'un hymne à Osiris datant du Nouvel Empire sont très significatifs, "Tu es le père et la mère des hommes ; ils vivent de ton haleine, ils mangent la viande de ton corps ; Dieu primordial voilà ton nom"104. Des mystères, parfois nocturnes, étaient célébrés en honneur d'Osiris, où l'on mimait sa mort, sa résurrection, les combats d'Horus pour venger son père et recueillir son héritage 105 . Dans le tombeau de Rekhmara de la XVIIIème dynastie, nous apprenons qu'au début des cérémonies funéraires on lançait une barque, montée de deux hommes, sur un bassin où on pêchait le cœur et la cuisse d'une des bêtes du sacrifice. En l'animal s'incarnait Seth qui avait dévoré le cœur et le bras d'Osiris. Il y est question aussi d'une peau de bête dont on habille le dieu. Au moment d'ordonner le sacrifice des victimes, l'officiant prend une peau de panthère et s'en revêt106. Les bacchantes aussi sont revêtues de peaux de bêtes et dans beaucoup d'images qui nous sont restées, Dionysos lui-même est habillé d'une peau de panthère. La signification sexuelle et fécondante du repas rituel des bacchantes nous a paru assez évidente, elle rappelle le travail d'Isis pour retrouver et assembler à nouveau le corps d'Osiris. D'après Plutarque, Seth-Typhon "démembre et dérobe aux regards la doctrine sacrée, que la déesse recompose, 103
Clara Acker, Dionysos en transe : la voix des femmes, l'Harmattan, Paris, 2002, p.117-231. 104 François Daumas, La Civilisation de l'Egypte pharaonique, Arthaud, Paris, 1987, p. 259. 105 François Daumas, op. cit., p. 260. 106 Alexandre Moret, op. cit., p. 44-45.
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reconstitue et transmet aux fidèles lors de l'initiation" et cette doctrine a pour fin la connaissance de l'Etre premier, "que la déesse nous invite à chercher comme son hôte, son compagnon et son conjoint 107 . Selon le Texte des pyramides, Isis va d'ailleurs concevoir d'Osiris un fils posthume, Horus. Nous voyons comment le mythe égyptien fournit une explication possible au sacrifice et au repas rituels des bacchantes. Il s'agissait d'avaler le corps démembré du dieu pour ensuite le faire renaître. Voilà la raison pour laquelle dans les mythes dionysiaques les ennemis du dieu ne sont pas mangés. Penthée, Lycurgue et Orphée sont tous dépecés, mais il n'est pas question de les faire renaître. Il faut rappeler aussi l'allaitement d'animaux sauvages pratiqué par les bacchantes et décrit dans la tragédie d’Euripide, pour penser tout de suite à l'importance des scènes d'allaitement dans les temples égyptiens, lors de la purification, du couronnement ou de l'imposition des mains. Le roi est allaité par Isis ou Hathor et c'est par là que sa divinité est renouvelée108. Les informations transmises par le culte égyptien étaient de l'ordre de la fertilité et de la fécondité, de la vie après la mort jusqu'à une nouvelle naissance. Nous voyons comment le souci constant des Egyptiens concernant la vie outre tombe et l'espoir de renaissance a pu aussi être celui des Grecs et s'exprimait symboliquement à travers le sacrifice et le rituel accompli par les bacchantes. Les considérations astrologiques impliquant la lune et la constellation du taureau semblent aussi témoigner d'une connaissance des influences astrales dans la conception, connaissances très répandues au Proche et au Moyen-Orient anciens. Les affinités entre Osiris et Dionysos ne sont donc pas superficielles, elles sont sans doute très anciennes et sont restées profondément ancrées dans le rituel, elles nous permettent finalement de mieux les comprendre.
107 108
Plutarque, Moralia, 351F-352A. Alexandre Moret, op. cit., p. 21-24.
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PRESENCE DU DIONYSISME DANS LE THEATRE DE SOPHOCLE
Depuis l'antiquité, la naissance du théâtre en Grèce a toujours été mise en rapport avec le culte de Dionysos. Culte de subversion des hiérarchies établies, manifestation de joie, le dionysisme fut également le résultat d'un ensemble mythique et rituel où la présence des femmes a toujours été massive. Notre propos ici est de montrer comment le message profondément féminin du dionysisme rencontre dans le théâtre tragique, en particulier dans celui de Sophocle, un moyen politique révolutionnaire pour remettre en question les valeurs de la polis. Il convient ici tout d'abord de rappeler brièvement les raisons pour lesquelles, depuis l'antiquité, on voit dans le culte de Dionysos l'origine de la tragédie grecque. En effet, selon Aristote la tragédie serait issue du dithyrambe109, poésie pleine de sentiments violents, chantée et dansée au son de la flûte par un chœur circulaire qui, à l'époque archaïque, pouvait être composé de femmes 110 . Ce genre musical et poétique particulièrement agité était reconnu comme proprement dionysiaque par les Anciens eux-mêmes. Le dithyrambe était interprété par un ensemble homogène de choreutes, en principe cinquante, couronnés de fleurs et de lierre111. La tragédie serait née d'une improvisation voulue par les chefs de chœur du dithyrambe qui ont dû donc un jour s'affranchir du collectif pour représenter un héros, un individu à la trajectoire peu commune et dont la conduite sera remise en question par sa démesure. Il n'y a plus de choreutes femmes, la tragédie est née, avec d'abord un, puis deux et trois acteurs, avec son chœur désormais rectangulaire, composé de quinze membres seulement, tous des hommes. Le mot "tragédie", que l'on traduit par chant (ode) exécuté à l'occasion du sacrifice d'un bouc (tragos), rappelle encore une fois l'origine dionysiaque du 109
Aristote, Politique, 1449a 10-15. Simonide, Fragment 148 B West. 111 Séchan, La Danse grecque antique, De Boccard, Paris, 1930, p. 186. 110
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théâtre grec, puisque le bouc était un des animaux consacrés à Dionysos et c'est par ailleurs au cours des grandes fêtes dionysiaques, dans le cadre du rituel, qu'avaient lieu les concours théâtraux. Toutefois, à part ces éléments incontestables d'ordre formel, rien ne semblait lier vraiment la tragédie à Dionysos, à ses mythes ou à certaines pratiques de son rituel. Or, à y regarder de plus près, force est de constater que certains traits mythologiques et certaines valeurs dégagées par le rituel ont échappé à beaucoup de chercheurs. Un de ces traits majeurs est la lutte constante, l'opposition tenace dans la mythologie grecque entre la déesse du mariage Héra et Dionysos, fils illégitime de Zeus et Sémélé. Dans la mythologie, Héra planifie la mort de Sémélé, la mère de Dionysos enceinte de six mois112, puis elle persécute Ino113, la tante de Dionysos, qui voulait l'élever après la mort de sa sœur. Héra persécute d'ailleurs toute femme ayant eu des rapports non scellés par le mariage et par conséquent aussi ses enfants illégitimes. Tel fut le cas de Léto, mère d'Apollon et d'Artémis, qui dut souffrir neuf jours, Héra ayant interdit à tous les lieux de la terre de lui offrir asile pour qu'elle mette ses enfants au monde114. Tel fut aussi le cas d'Alcmène, la mère d'Héraclès, dont l'accouchement fut retardé d'un mois à cause d'Héra115. Dionysos pour sa part protège les femmes, en particulier les mères célibataires, il ira en Enfer rechercher sa mère et il la divinisera sous le nom de Thyoné, Ino aussi deviendra la déesse blanche, Leukothée. Le jeune dieu sera sauvé et confié aux Nymphes qui vont l'éduquer. Ces figures féminines mythiques, très proches de la Nature, seront selon Strabon et Diodore de Sicile, les modèles des bacchantes historiques116. Il est donc essentiel de reconnaître les aptitudes des Nymphes ; or si l'on a insisté sur leur sexualité, on a moins voulu voir que les Nymphes interviennent activement pour aider aux naissances et qu'elles assurent aussi l'éducation
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Diodore de Sicile, III, LXIV, 3-5 ; Pindare, Dithyrambes. Oxy., II, 25 ; Herodote., II, 146 ; Euripide, Les Bacchantes., vers 88-104. 113 Apollodore, III, 4, 3. 114 Hymne homérique à Apollon., vers 89-114 et Callimaque, Hymne à Delos. 115 Homère, Iliade., XIX, vers 95-133 et Diodore de Sicile, IV, 9. 116 Strabon, X, 3, 10 et Diodore de Sicile, IV, 3, 3.
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des enfants117. Il faut donc essayer de comprendre le danger que pouvaient représenter ces figures emblématiques de la maternité et de la sexualité libérée pour la cité. Aucun hasard si les deux plus grandes réformes juridiques qui ont accompagné la naissance de la cité classique portaient toutes deux sur le mariage et visaient à établir les critères distinguant les enfants légitimes et les bâtards118. L'enjeu autour du mariage légitime était capital alors, puisqu'en Grèce ancienne et en particulier à Athènes, il ne s'agissait pas d'un mariage librement choisi, mais d'une alliance économique entre deux maisons, conclue entre le père et le futur époux, où la femme n'avait pas son mot à dire. Ce mariage visait évidemment surtout à garantir aux hommes une progéniture "légitime", à qui léguer nom, rang et fortune. Jusqu'à une époque récente, seule l'identité de la mère était une certitude, celle du père ne pouvant être que conjecture si d'aventure la femme était sexuellement libre. Voilà pourquoi il aura fallu créer l'institution du mariage, pour circonscrire la sexualité de la femme, qui devait donner des enfants légitimes, pour la reproduction de la cité. Le rituel pratiqué par les bacchantes en l'honneur de Dionysos, selon un rythme triétérique, sur les montagnes de Grèce est donc susceptible d'expliquer la valorisation de la maternité et de la sexualité libre par opposition au mariage, dans le culte dionysiaque, et par conséquent, dans les textes des tragédies. Ce rituel rare, pratiqué en plein hiver, constitué de danses et de chants qui devaient mener à la transe, dans lequel les femmes jouaient aussi des instruments de musique, tels le tambourin et la flûte, recelait par lui-même un fort contenu spectaculaire, d'autant qu'une partie des cérémonies se déroulait la nuit, à la lueur de torches. Nous avons soutenu la thèse selon laquelle le rituel des bacchantes était un rituel initiatique réservé aux femmes119, c'est-à-dire qu'il s'agissait d'un rituel comportant des enseignements particuliers et qui impliquait, sous une forme ou une autre, une mort suivie de renaissance. Dans le cas précis 117
Pausanias, VIII, 41, 2. Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, 1985, p. 75. 119 Clara Acker, Dionysos en transe: la voix des femmes, 2002, p 117-231. 118
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des bacchantes, il s'agissait bien entendu de sexualité, c'est-àdire d'une sexualité symbolique avec le dieu Dionysos, à travers le sacrifice et le repas rituels. Mais il s'agissait aussi et surtout de féminité, de transe, de maternité et de grossesse mystique, puisque ces femmes accomplissaient des miracles, en faisant jaillir du sol de l'eau, du lait, du miel ou du vin120, puisqu'elles guérissaient, prenaient soin des sources et des arbres fruitiers121, puisqu'aussi elles allaitaient des animaux sauvages 122 et pouvaient prophétiser 123 . Nous voilà dans le vif du sujet, puisque nous nous sommes intéressée non seulement aux aspects formels, mais aussi au contenu des tragédies grecques, nous pouvons affirmer que nombre de tragédies doivent être relues non seulement sous l'angle de la confrontation entre Dionysos et Héra, mais aussi entre les valeurs liées à la maternité et dégagées par le sens symbolique du rituel et celles liées au mariage, qui au-delà des dieux, nous mène à une opposition idéologique et historique entre le monde égéen et celui de "ceux venus du nord". Le mariage, règle masculine, faite donc par des hommes et pour des hommes est défendu par la déesse Héra ; la maternité, règle féminine faite par la Nature est soutenue par le dieu Dionysos. Nous allons donc revoir des passages de deux tragédies de Sophocle, Electre et Antigone, qui vont nous permettre de parler de la grande opposition entre Héra et Dionysos, entre les enjeux masculins et économiques, et les enjeux féminins, plutôt d'ordre familial et affectif. La tragédie Electre commence alors qu'Oreste revient à Mycènes pour venger le meurtre d'Agamemnon, perpétré par Clytemnestre. Celle-ci, des années auparavant, a tué son mari en représailles du meurtre de leur fille Iphigénie, tuée par Agamemnon en sacrifice à Artémis, pour le salut de la flotte des Grecs. Les premiers dieux évoqués dans la tragédie sont Apollon et Héra124. Oreste revient à Mycènes pour tuer sa mère 120
Euripide, Les Bacchantes, vers 705-714 ; Platon, Ion, 534 a ; Diodore de Sicile, III, 66 et Pausanias, VI, 26, 1-2. 121 Plutarque, Moralia, 365A-B. 122 Euripide, Les Bacchantes, vers 688-700. 123 Sur tous ces points, plus de précisions dans Acker, Dionysos en transe, la voix des femmes, 2002, p. 201-227. 124 Sophocle, Electre, vers 6-8.
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et l'amant de celle-ci, Egisthe, selon le conseil de l'oracle d'Apollon et c'est au sol de ses pères et aux dieux de la patrie qu'Oreste demande d'abord son succès125. Electre, qui ne nie pas les rapports de haine qu'elle entretient avec sa mère, veut être reconnue comme la fille de son père, alors qu'elle nomme sa sœur, Chrysothémis, la fille de sa mère126. Le chœur en effet s'exclame en parlant d'Electre : "Fut-il fille jamais plus fille de son père ? "127. Clytemnestre rappelle à Electre que ce père "sur lequel tu gémis toujours, c'est lui qui a eu le front, seul de tous les Grecs, d'immoler ta sœur aux dieux, lui qui n'avait pas eu pourtant la même peine à l'engendrer que moi à la mettre au monde" 128 . Le conflit entre valeurs liées à la maternité et valeurs liées au mariage commence à se dessiner. L'importance de la légitimité de l'union et des enfants devient évidente dans la bouche d'Electre : "…tu mènes maintenant la plus ignoble des conduites, en couchant avec le tueur dont l'aide t'a permis jadis d'assassiner mon père, et à qui tu donnes aujourd'hui des enfants, alors que tu rejettes tes enfants légitimes, naguère issus d'une union légitime"129. Mais ces noces qu'Electre considère comme légitimes entre Agamemnon et Clytemnestre résultent en fait d'une série de violences commises par Agamemnon. Dans la tragédie d'Euripide Iphigénie à Aulis, Clytemnestre déclare qu'Agamemnon l'a épousée malgré elle, après avoir tué son premier mari, Tantale, et broyé vivant son enfant nouveau-né130. Nous voyons combien Electre doit à Héra sa conception du mariage, qui peut être légitime tout en étant violent. Pour Electre sa mère est la plus impudente de toutes les femmes et le chœur ajoute que "le désir meurtrier d'une union qui ignore fiançailles et lit nuptial s'est abattu sur des mortels à qui il était interdit" 131 . Si Apollon a sa part dans la vengeance d'Oreste, puisque ce fut son oracle qui ordonna au jeune homme de tuer sa mère, nous voyons qu'Héra aussi est impliquée dans le 125
Idem, vers 67-69. Idem, vers 341 et 365-367. 127 Idem, vers 1081. 128 Idem, vers 530-533. 129 Idem, vers 587-590. 130 Euripide Iphigénie à Aulis, vers 1149-1152. 131 Sophocle, Electre., vers 474-494. 126
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meurtre de Clytemnestre. Une femme qui tue son mari infanticide, qui prend un amant, a d'autres enfants et qui continue sa vie ne peut que heurter la déesse du mariage. Pour Electre, Clytemnestre est plus une maîtresse qu'une mère 132 , alors que c'est justement la valeur de la maternité qui a inspiré à Clytemnestre de venger la mort d'Iphigénie. C'est encore de la valeur de la maternité dont il s'agit, quand apprenant la mort fictive d'Oreste qui pourtant menaçait de la tuer, Clytemnestre dit son chagrin de ne garder la vie qu'au prix de son malheur et s'exclame : "Chose étrange que d'être mère ! Quelque mal qu'ils vous fassent, on ne peut haïr ses enfants"133. Electre quant à elle veut sauver la maison de son père134, Oreste invoque encore "les dieux de nos pères"135, Apollon, Arès, Hermès, avant de tuer sa mère. Celle-ci, reconnaissant que sa maison est "vide d'amis et pleine de tueurs"136, demande encore clémence et pitié à Oreste, mais il est trop tard. Nous voyons donc s'affronter dans Electre deux factions, une qui valorise le mariage légitime, l'autre qui valorise la maternité. Entre Electre, "la fille du père", et Chrysothémis, "la fille de la mère", se dessinent deux conceptions différentes de la maternité et du mariage, tributaires sans doute de deux modes distincts de transmission de pouvoir, l'un en lignée patrilinéaire, qui reconnaît le mariage légitime comme loi suprême, l'autre en lignée matrilinéaire, qui fonde le droit sur la maternité. La tragédie Antigone oppose les valeurs politiques aux valeurs familiales et tient en Antigone une héroïne dont les desseins sont particulièrement dionysiaques. Alors que ses deux frères se sont entretués, Etéocle en défendant la cité de Thèbes, Polynice en l'attaquant, Antigone ira à l'encontre des lois de Créon, pour ensevelir ce frère dont la cité ne veut pas. En effet, l'interdiction d'enterrer les traîtres et les sacrilèges était appliquée dans la plupart des cités grecques, dont Athènes, toutefois elle ne comportait que l'interdiction d'enterrer le 132
Sophocle, Electre, vers 597-598 et 1194. Idem, vers 766-771. 134 Idem, vers 978. 135 Idem, vers 1374. 136 Idem, vers 1404-1405. 133
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coupable à l'intérieur des frontières de l'Attique137. Créon est le nouveau roi de Thèbes et pour justifier son droit au trône, il affirme que les liens de sang font de lui le plus proche parent laissé par les morts, alors que c'est seulement grâce à son mariage avec Jocaste qu'il peut prétendre au trône. Omettant ainsi tous les liens de sang en lignée féminine, aussi bien ceux d'Antigone et d'Ismène, que ceux de Jocaste, Créon va alors inventer un nouveau droit, dans lequel les liens matrimoniaux paraissent fondés sur le sang et dans lequel les liens de sang fondés sur la Nature sont anéantis. Créon manifeste tous les caractères d'un tyran : son jugement est arbitraire, il se refuse à obéir à un autre principe que celui de sa volonté, il est plein de soupçons envers tous, il manifeste aussi un grand dédain pour les femmes138. Alors qu'Etéocle doit être enterré avec tous les honneurs, on peut se demander si sa violente misogynie, décrite par Eschyle dans Les Sept contre Thèbes139, autant que son rôle de défenseur de la cité, n'y est pas pour quelque chose. Dans le cas d'Etéocle, les deux se rejoignent et cela nous paraît particulièrement significatif. Antigone, quant à elle, demandant à sa sœur d'être "digne de son sang"140, dirigeant ses actes par un principe de respect "à ceux issus des mêmes entrailles"141, se réclame d'un autre droit que celui d'inspiration masculine de Créon. Le frère qu'elle veut enterrer et qui représente les forces qui s'opposent à la cité, est décrit en plein délire par Sophocle comme "bakheuon"142, pareil à une Bacchante. Telle est aussi Antigone, elle qui parmi les Cadméennes, vêtue de la peau de faon, a autrefois sur les montagnes conduit le cortège sacré de Sémélé, selon la description d'Euripide dans Les Phéniciennes143. Opposant les décrets de Créon aux "lois non écrites, inébranlables, des dieux"144, Antigone sait qu'elle paraît 137
Lycurgue, Contre Léocrate., 112-115. Sophocle, Antigone., vers 740, 746 et 756. 139 Eschyle, Les Sept contre Thèbes, vers 187 et suiv. 140 Sophocle, Antigone, vers 37-38. 141 Idem, vers 511. A ce sujet, voir aussi Segal, La Musique du sphinx, 1987, p. 128-151. 142 Idem, vers 135-136. 143 Euripide, Les Phéniciennes, vers 1753-1756. 144 Sophocle, Antigone, vers 450-455. 138
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avoir agi en folle, mais dit-elle, "le fou pourrait bien être celui même qui me traite de folle" 145 . Possédée par un souffle enthousiaste, Antigone a choisi la justice qui habite avec les dieux souterrains et qui s'oppose à la justice de Créon. Tirésias ira encore plus loin en associant la justice de Créon à celle des dieux olympiens et en insistant sur son caractère violent et illégitime 146 . Voilà donc que s'affrontent deux justices, une soutenue par Antigone, fondée sur les liens de sang créés par la naissance et par la matrice, l'autre soutenue par Créon, fondée sur les lois écrites créées par la cité. La justice d'Antigone se réclame d'un droit naturel, égal pour tous et n'hésite pas au délire pour défier le pouvoir politique. Antigone est, selon ses propres mots "de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent"147. Et alors que Créon semble avoir changé d'avis, sur les conseils de Tirésias et du Coryphée et qu'il s'apprête à délivrer Antigone et à ériger un tombeau pour le mort abandonné, le Chœur invoque Dionysos. Ce passage est celui de toute l'œuvre de Sophocle où Dionysos tient la place la plus importante : "A cette heure où notre ville entière est en proie à un mal cruel, viens à elle et, d'un pied qui lui doit porter la guérison, franchis les hauteurs du Parnasse ou le détroit gémissant. Toi qui mènes le chœur des astres enflammés et présides aux appels qu'on lance dans la nuit, enfant, fils de Zeus, apparais à nos yeux, seigneur, à côté de tes servantes, au milieu de ces Thyiades dont les danses frénétiques te célèbrent toute la nuit, Iacchos le Dispensateur"148. La guérison de Thèbes paraît dans les vers du Coryphée dépendre en quelque sorte de la vie d'Antigone. Mais il est trop tard : Antigone se pend et le fils de Créon, Hémon, se suicide. Créon n’a plus d’héritier et Thèbes n’est pas guérie. Que doit Antigone en tant qu’héroïne tragique au rituel des bacchantes ? Elle semble lui devoir précisément ces valeurs féminines et vitales, fondées sur le sang maternel, ainsi qu’une conception du droit égalitaire, qui s’oppose au droit positif.
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Idem, vers 469-470. Idem, vers 1068-1073. 147 Idem, vers 523. 148 Idem, vers 1115-1152. 146
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Nous voyons qu’au délà des aspects purement formels, la tragédie grecque met en jeu l’opposition entre valeurs défendues par la cité à travers ses institutions et valeurs dégagées par la mythologie et le rituel dionysiaques et en particulier par le rituel des bacchantes. Cela implique donc en ce qui concerne les auteurs tragiques dont Sophocle, une réelle connaissance non seulement de la mythologie dionysiaque mais aussi du sens du rituel dionysiaque, de l’opposition vibrante qu’il représentait à l’encontre des valeurs politiques. Cette opposition entre d’une part valeurs naturelles, familiales et vitales et d’autre part valeurs économiques et politiques est toujours d’actualité. Comment, de nos jours, ne pas penser au droit à la vie de toutes les populations affamées, alors que l’on veut nous faire croire à la légitimité des guerres, de la production d’armes et d’une politique entièrement soumise à l’empire de l’argent ? Comment ne pas penser à la Nature, alors que des espèces de plus en plus nombreuses ont disparu ou sont en voie de disparition et que les États financent des recherches sur des organismes génétiquement modifiés et des clonages ? Comment ne pas penser au droit des femmes, alors qu’elles sont maintenues par la loi dans de nombreux pays, dans un statut inférieur à celui des hommes ? Le message dionysiaque reste donc d’une actualité accablante et doit engager chacun et chacune, parce qu’il en va de la vie et qu’aucun argument ne peut légitimer la mort.
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FEMMES PHILOSOPHES PYTHAGORICIENNES
Il n'est pas douteux qu'il y a eu plusieurs femmes parmi les philosophes pythagoriciens. Dans "Vie de Pythagore", Jamblique donne le nom de deux cent dix huit de ces femmes, dont dix sept ont été les plus connues 149 . La présence de femmes dans l’école pythagoricienne est aussi attestée par Diogène Laerce150. Nous savons également qu’arrivé à Crotone, Pythagore a voulu faire un discours adressé uniquement aux femmes et que pour le faire, il a organisé une rencontre de femmes151. Malgré les témoignages de Diogène Laerce, Clément d’Alexandrie, Jamblique, Stobée et d’autres, la plupart des textes attribués aux femmes philosophes pythagoriciennes ont été ignorés par l’histoire de la philosophie. Cette situation peut être attribuée aux controverses autour de l’authenticité des textes, mais pas uniquement. L’invisibilité des femmes philosophes résulte aussi probablement du fait que la majorité des chercheurs étaient des hommes, qui n’avaient pas d’intérêt particulier à montrer la possibilité de l’authenticité et l’importance de ces textes. Tel a été le cas des femmes philosophes pythagoriciennes, mais aussi de Diotime de Mantinée. Avec les contributions majeures de Thesleff 152 , Meunier153 et plus récemment l’extraordinaire travail de Mary Ellen Waithe dans A History of Women Philosophers, plusieurs des arguments utilisés contre l’authenticité des textes et dans le cas de Diotime, contre son existence historique, sont devenus obsolètes. Pour cette raison nous n’allons pas ici reprendre ces 149
Jamblique, Vie de Pythagore, 267. Diogène Laerce, Vie et doctrines des philosophes illustres, VIII, 41-43. 151 Porphyre, Vie de Pythagore, 18. 152 Pythagorean Texts of the hellenistic Period, Acta Academiae Aböensis, Humanoira, series A, vol. 30, I, 1965. 153 Femmes pythagoriciennes, fragments et lettres de Théano, Périctioné, Mélissa et Myia, Guy Trédaniel, Paris, 1932. 150
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arguments, mais nous allons plutôt assumer ces textes comme étant authentiques. Cet article n’a pas la prétention de faire des assertions originales ni même de fournir des réponses, mais de formuler certaines questions sur la présence des femmes philosophes dans l’école pythagoricienne. Qui étaient-elles, quel était le contenu de leurs enseignements, pouvons nous les mettre en rapport avec d’autres mouvements philosophiques ou religieux de l’antiquité ? Diogène Laerce rapporte que selon Aristoxène, Pythagore aurait emprunté la plupart de ses doctrines éthiques à la prêtresse de Delphes, Thémistoclée 154 . À notre avis cette information n’a pas été assez explorée par les chercheurs. Nous voulons nous demander quelle a pu être la relation entre les femmes, l’éthique, Delphes et le volet mystique de l’école pythagoricienne, représenté par la tétractys. L’importance de la mesure et de l’harmonie dans la plupart des textes des femmes philosophes pythagoriciennes, leur intérêt pour des relations harmonieuses dans le mariage, leur insistance à conseiller d’autres femmes sur l'éducation de leurs enfants d’une façon modérée et comment créer des rapports harmonieux avec leurs esclaves montre avec évidence leurs préoccupations éthiques. Il n’est pas négligeable que ces doctrines éthiques aient trouvé leur origine à Delphes. Encore que le nom de la Prêtresse de Delphes ne soit pas le même dans tous les témoignages155, il est intéressant de noter que le mythe relate que l’oracle de Delphes était tenu par Gaia et postérieurement par sa fille Thémis, dans une succession en lignée matrilinéaire. C'est seulement plus tardivement que l’oracle a été usurpé par Apollon, qui a tué son gardien, le serpent Python156. Depuis lors Apollon garde l’oracle pendant neuf mois de l’année, mais en hiver le patronage de Delphes revient à Dionysos. Toutes les fêtes de Dionysos avaient lieu en hiver, tout comme les rites des bacchantes, connues aussi sous 154
Diogène Laerce, op.cit., VIII, 8. Thémistoclée chez Diogène Laerce, op. cit., VIII, 21, 8 et Aristoclée chez Porphyre, Vie de Pythagore, 41. 156 Apollodore, Bibliothèque, I, IV, 1 et Apollonius de Rhodes, Argonautiques, II, 703-710. 155
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l’appellation de Lénées, de Ménades ou de Thyiades. Les rapports entre Dionysos et l’oracle de Delphes sont probablement bien plus anciens que ceux d’Apollon, comme l’a montré Bouché Leclercq 157 . Selon cet auteur, les évidences montrent que les manifestations intellectuelles et physiques de la prêtresse pythique dans les rites prophétiques de Delphes ont un rapport avec Dionysos et les Nymphes. En accord avec Jamblique 158 , un des acusmata pythagoriciens disait que l’oracle de Delphes était la tétractys elle même, qui serait l’harmonie dans laquelle chantent les Sirènes. Les Sirènes étaient des personnages mythiques, filles de la muse Melpomène ou de Terpsichore et elles étaient intimement liées à la musique. Les Sirènes étaient aussi chez Platon en rapport avec le son harmonieux dans la Cosmologie de la République159. Leur père, Acheloos, était aussi le père de la source sacrée de Castalie, dont les prophétesses de Delphes devaient boire l’eau, avant d’entrer en transe. Le lien est donc clair entre les Sirènes, les Muses et les Nymphes de Delphes, si proches de Dionysos. Cela est aussi confirmé par Platon, qui nous dit que le sens du rythme et de l’harmonie sont donnés aux humains par Apollon, les Muses et Dionysos160. Comme l’a remarqué Pierre Boyancé 161 , un témoignage important concernant la relation entre la tétractys et Delphes peut être trouvé chez Nicomaque de Gérase. Cet auteur établit une connexion entre la tétractys, Bacchus, Harmonie, Uranie et la transe bachique. Ainsi les quatre racines de la réalité sont Dionysos, dieu de l’orgiasme, de la danse et du théâtre, Harmonie, mère de Sémélé et grand-mère de Dionysos, Uranie, muse de l’Astronomie et de l’Astrologie qui à l’époque ne se dissociaient point et la mania dionysiaque. La musique des sphères, la danse des étoiles et des planètes ainsi que l’harmonie du Cosmos entier étaient exprimées par la transe prophétique de 157
Bouché Leclercq, Histoire de la divination dans l'antiquité, t. I, p. 357. Jamblique, Vie de Pythagore, 82. 159 Platon, République, X, 617b-d. 160 Platon, Lois, II, 672c-d. 161 Pierre Boyancé, Revue des études anciennes, série 4, t. XL, 1938, p. 305 316 et "Note sur la Tetractys", in l’Antiquité classique, XX, 1951, fascicule 2, p. 42 1- 425. 158
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la Pythie. La transe prophétique ne peut exister que parce qu’il y a une harmonie intrinsèque entre tous les niveaux du Cosmos. La doctrine de la tétractys est une cosmologie qui a pour objet d’expliquer l’origine de toutes choses, sur la base du nombre. Selon Cornford, cette doctrine est un "compendium du mysticisme pythagoricien" du VIème siècle avant notre ère, avant que n’apparaisse au Vème siècle la doctrine de l’atomisme du nombre 162 . Selon cette doctrine toutes choses procèdent de ces archai, les premiers quatre nombres. Quand Aristote nous dit que pour les Pythagoriciens le nombre Un est engendré à partir de la semence (spermatos), il nous fait part d’une conception génétique et vitaliste des nombres 163 . Produisant toutes les réalités, la tétractys produit aussi les trois consonances, elle est à la base de l’harmonie musicale et donc de l’harmonie du Cosmos lui-même164. Nous voyons donc comment étrangement cette doctrine mystique de l’école pythagoricienne était en rapport avec les conceptions religieuses du dionysisme. Ceci est d’autant plus étonnant que d’habitude on rapproche le pythagorisme de l’orphisme, secte ascétique qui a eu une influence dans le pythagorisme, notamment par le choix de cette École du régime végétarien. Les choses ne sont donc pas aussi simples que l’on a voulu nous le faire croire et il est important de rester attentif à chaque détail concernant cette école philosophique, dont il ne nous reste que très peu de témoignages. Dès lors que pour les Pythagoriciens la famille et la cité devaient être conçues comme un microcosme de l’Univers165, l’importance de la doctrine de la tétractys comme harmonie macrocosmique est fondamentale. Il est vrai que l’idée de l’harmonie considérée comme un principe d’ordre était déjà évoquée par Héraclite ainsi que par Empédocle. En tout cas l’intérêt démontré par Pythagore au sujet de la famille et de ses 162
Mysticism and Science in pythagorean Tradition, in The classical Quaterly, 1924, 1-4. 163 Aristote, Métaphysique, 1091a 15-18. 164 Kucharski P., Étude de la doctrine pythagoricienne de la tétrade, Les Belles Lettres, Paris, 1952, p.66. 165 Meunier, Femmes pythagoriciennes, fragments et lettres de Théano, Périctioné, Phintys, Mélissa et Myia, Guy Trédaniel, Paris, 1932, p.12-20.
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liens est justifié par le fait que la famille est conçue comme une image et une projection de l’Univers. Or, comme l’a montré Mary Ellen Waithe, toutes les contributions des femmes philosophes pythagoriciennes insistent sur la mesure comme principe de toutes choses. Ce concept de mesure est sous-jacent aux lois, à la justice, à l’éthique et à l’éducation166. Diogène Laerce nous fournit le nom de deux femmes importantes dans l’école pythagoricienne, Théano et Damo, respectivement la femme et la fille de Pythagore167. Dans une lettre à Kallisto, Théano soutient qu’une femme doit bien traiter les esclaves, car "ils sont humains de nature" jugeant que "la droite mesure est le mieux en tout"168. Il nous paraît important de rappeler que dans les thiases dionysiaques les esclaves aussi étaient admis sans restriction. Dans une autre lettre adressée à Euboule, Théano insiste sur l’importance de l’éducation donnée par la mère, si elle veut élever des enfants vertueux : "La marque d’une bonne mère n’est pas de se soucier du plaisir de ses enfants, mais l’éducation qui a en vue la tempérance" 169 . "Car s’ils ont un excès de nourriture, s’ils prennent l’habitude de plaisirs couteux, s’ils peuvent dire et faire tout, ils deviendront plus tard, en tant qu’adultes, des esclaves de ces besoins"170. Dans un autre fragment, Théano explique les devoirs d’une femme mariée : "Plaire à son propre mari"171. Nous ne saurons probablement jamais si les femmes philosophes pythagoriciennes étaient véritablement si attachées aux valeurs du mariage, comme on le voit d’après certains fragments, mais nous pouvons nous poser la question de savoir pour quelles raisons ce type de fragment a été préservé alors que d’autres ont été perdus ou peut-être exclus. Nous ne pouvons nous empêcher de penser que ce choix a été le fait des hommes et que c’était 166
A History of Women Philosophers, I, p. 57. Diogène Laerce, VIII, 42-43. 168 Thesleff, Pythagorean Texts of the hellenistic Period, Acta Academiae Aböensis, Humanoira, series A, vol. 30, I, 1965, p.197-198. 169 Meunier, Fragments et lettres de Théano, Périctioné, Phintys, Mélissa et Myia, p. 79-80. 170 Meunier, idem, p.82-83 171 Meunier, idem, p.42. 167
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peut-être leur intérêt de garder ce genre d’argument. Il est vrai que dans l’école pythagoricienne les hommes aussi étaient appelés à rester loyaux envers leurs femmes, ce qui, en ces temps anciens, était plutôt exceptionnel. Les devoirs envers les parents étaient aussi requis par l’application du principe normatif de la mesure, comme l'a écrit Périctione dans De l'harmonie des femmes172. Un exemple de cette application du devoir envers les parents est donné par une des filles de Pythagore. À sa mort, Pythagore a laissé ses écrits à sa fille Damo, lui prescrivant de ne pas les laisser connaître aux personnes extérieures à l’École. Damo aurait pu vendre ces écrits, mais elle ne l’a jamais fait, préférant rester pauvre et suivre les instructions données par son père 173 . Selon Jamblique174, Damo a écrit un commentaire sur Homère et ainsi que l’argumente Kathleen Wider, elle était certainement un membre actif et important de l’École175. Dans un autre fragment de son œuvre De l'harmonie des femmes, Périctione appelle à la modération des femmes ; leurs âmes doivent aspirer à la vertu, conformément à leur nature et cela doit être le fait de la femme qui a une noble conduite envers elle-même, son mari, ses enfants, sa maison et même sa cité, si elle doit gouverner cités et tribus, comme cela peut être vu dans le cas d’une cité royale176. Il est intéressant de noter que la possibilité existe pour une femme de gouverner une cité et que cela n’est pas conçu comme un manque d’harmonie ! Il est possible que la philosophe fasse là référence aux exemples de Sémiramis ou d’Artémise… Myia, autre philosophe pythagoricienne, était elle aussi supposée être une des filles de Pythagore et de Théano177. Dans une lettre qui lui est attribuée, elle offre ses conseils à une autre 172
Stobée, 4, 25, 50 and Waithe, op. cit., p. 38. Diogène Laerce, VIII, 42. 174 Vie de Pythagore, 146. 175 Women Philosophers in the ancient greek World : Donning the Mantle, in Hipatia, vol.I, n°1, Pergamon Press, New York, Spring, p.29. 176 Thesleff, Pythagorean Texts of the hellenistic Period, Fragment I, 142-145 et Stobée, 4, 28, 19. 177 Clément d’Alexandrie, Stromates, IV, 19 et Jamblique, Vie de Pythagore, 30 et 36. 173
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femme nommée Phyllis sur comment choisir une nourrice pour un nouveau né. La nourrice doit être bien disposée et propre, modeste et pas adonnée au sommeil excessif ou à la boisson. À nouveau le texte montre l’importance de la notion de tempérance non seulement de la nourrice, mais également des soins donnés au nouveau-né : la température de l’eau du bain doit être tiède, l’air devait être un équilibre de chaud et de froid, etc.…178 Nous voyons que beaucoup de textes de ces anciennes philosophes pythagoriciennes étaient des lettres écrites à d’autres femmes, exprimant leur volonté de partager les expériences, leur solidarité et leur gentillesse dans les avis donnés. Les questions concernant l’âme ont aussi été traitées par les philosophes pythagoriciennes et l’immortalité de l’âme est justifiée par des considérations éthiques. Théano dit : "Si l’âme n’est pas immortelle, la vie serait une fête pour les vicieux qui meurent après une vie méchante"179 (sic). Si dans l’univers la mesure doit être gardée ou restaurée, les âmes doivent être immortelles. L’intérêt du fragment réside aussi dans le fait qu’en utilisant le terme "si", Théano est probablement en train de discuter de l’immortalité de l’âme avec des personnes qui ne croient pas à cette immortalité et qui ont besoin d’être convaincues. Dans son livre De la nature humaine, Aesara de Lucania explique que l’âme est organisée en accord avec une triple fonction : "le nous effectue des jugements, le thumos effectue la force et l’habilité, le désir effectue l’amour et la gentillesse" (sic). "Ils doivent tous être disposés relativement l’un à l’autre de façon à ce que la meilleure partie commande, l’inférieure soit gouvernée et que la médiane tienne la place du milieu, gouvernant et étant gouvernée." Plus loin dans le texte, Aesara dit que " quand chacune est arrangée en accord avec la proportion souhaitable, ce type d’arrangement j’assure être justice"180. 178
Thesleff, Pythagorean Texts of the hellenistic Period, p. 123-124 et Hercher, Epistolographi graeci, 608. 179 Clément d’Alexandrie, Stromates, IV, 7. 180 Stobée, 1, 49, 27, p. 355 Wa, traduit par Vicki Lynn Harper vers l’anglais et par nous en français.
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Ce fragment d’Aesara peut confirmer le fait que la conception tripartite de l’âme soit attibuée à Pythagore, même si Aesara a vécu après Platon. Comme l’a vu Mary Ellen Waithe181, l’idée que la justice trouve sa fondation naturelle dans l’âme humaine, clame pour l’importance des femmes, parce qu’elles sont responsables d’éduquer des individus justes dans leurs maisons. Or des cités justes et harmonieuses demandent des composantes, familles, maisons et individus justes. Dès lors les femmes ne sont pas à la périphérie de la justice sociale, au contraire, ce sont elles qui la rendent possible. D’après Delatte, Arignote était une autre fille de Pythagore et de Théano 182 . Elle a écrit des vers sur les mystères de Déméter et sur l’enfance de Dionysos dans Le Discours sacré183. Dans ce texte, elle assurait que "l’essence éternelle du nombre est la cause la plus providentielle du ciel, de la terre et de la région intermédiaire. De la même façon, il est la racine de l’existence continue des dieux, des daimones ainsi que celle des hommes divins" 184 . L’essence éternelle des nombres est en relation avec la coexistence de toutes choses et toutes choses peuvent être exprimées comme une relation mathématique185 . Ceci est la conception du nombre propre à l’école pythagoricienne. Aristote nous donne une explication très similaire de comment les Pythagoriciens envisageaient les nombres, comme étant le principe de toutes les choses 186 . L’intérêt du fragment réside dans le rapport établi entre divinité et mathématique. Théano, pour sa part, explique d’une façon différente comment Pythagore reliait les nombres à la réalité dans son texte On Piety : "J’ai appris que beaucoup de Grecs croient que Pythagore a dit que toutes les choses sont générées à partir des nombres. 181
A History of Women Philosophers, I, p.25. Delatte, Études sur la littérature pythagoricienne, p. 217. 183 Meunier, Fragments et lettres de Théano, Périctioné, Phintys, Mélissa et Myia, p. 31-32 citant Clément d’Alexandrie, Stromates, I, 16, 80. 184 Gorman P., Pythagoras, a Life, p. 90. 185 Mary Ellen Waithe, A History of Women Philosophers, p.12. 186 Aristote, Métaphysique, A, 5, 985b 23-986a 22. 182
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Cette assertion pose une difficulté : comment des choses qui n’existent pas peuvent être conçues comme génératrices ? Mais il n’a pas dit que toutes les choses naissent des nombres, mais plutôt en accord avec les nombres, sur la base que l’ordre en son sens premier est dans les nombres et c’est par participation dans l’ordre qu’un premier et un second et le reste séquentiellement sont assignés aux choses qui sont comptées."187. Nous pourrions interpréter ce fragment comme un effort fait par Théano pour éclaircir la pensée de Pythagore, mais nous pensons, comme Daniela Nisticò, qu’il s’agit plutôt d’un point particulier sur lequel Théano se distingue de l’école pythagoricienne. Comme l’explique Nisticò il y a des similitudes entre la façon dont Théano conçoit les nombres et la façon dont Wittgenstein voit l’acte de compter188. Les nombres ne causent pas la réalité, et ne sont pas des caractéristiques essentielles des choses, mais plutôt ils spécifient les choses, comme des symboles crées par les humains pour l’acte de compter. Cela nous donne une idée de l’originalité et de la modernité de la philosophie de Théano et explique pour quelle raison elle était considérée comme une des plus éminentes philosophes de l’école pythagoricienne. Une autre référence importante aux femmes pythagoriciennes apparaît chez Proclus. Selon lui, Diotime doit également être admise comme une pythagoricienne189. Malgré cette affirmation, les chercheurs ne lui ont jamais donné de l’importance, même pas pour la réfuter. Proclus a eu des mots simplement ignorés. Notre choix sera différent et nous allons essayer de comprendre pourquoi Proclus pouvait avoir des raisons de présumer que Diotime était une pythagoricienne. Lisant attentivement le discours de Diotime dans le Symposium, on peut trouver des arguments pour le penser. Nous voulons néanmoins laisser clair que nous n’assumons aucune position au sujet de l’affirmation de 187
Thesleff, Pythagorean Texts of the hellenistic Period, vol. 30, 1, p.125 et Stobée, 1, 10, frag. 13. 188 Nisticò, Théano : una pitagorica attuale, Rubbetino, Catanzaro, 2003, p. 27-31. 189 Proclus, Commentaire sur la République, VIII, 248 25-30.
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Proclus et qu’il existe de nombreuses autres raisons pour penser que Diotime n’était pas une pythagoricienne. Dans Symposium 206b6 Socrate utilise le mot mathesomenos pour se référer à la connaissance de Diotime et en 211c7-9 Diotime utilise les mots mathemata et mathema pour qualifier la Science de la Beauté. La beauté de la connaissance est emphatisée par Diotime avec les mots kala mathemata, kalou mathema. Ces paroles peuvent être attribuées à Platon lui même, étant donné que c’est lui l’auteur du dialogue, mais cela ne doit pas être vu comme un hasard. La connaissance mathématique était extrêmement importante dans l’Académie et aussi dans l’école pythagoricienne. L’insistance de l’utilisation du terme metaxu dans le discours de Diotime, dans lequel il apparaît sept fois 190 peut également être un signe important des préoccupations pythagoriciennes de la prêtresse. Dés lors que l’école pythagoricienne a scindé la réalité en deux tables d’opposés, la recherche d’un terme intermédiaire qui unifierait ces tables semblait cruciale. Dans ces conditions le terme de metaxu ne pourrait-il pas tenir le rôle du concept qui établissait le lien entre toutes ces oppositions ? Une autre question mériterait d’être posée dans ce contexte : serait-il possible que le metaxu fasse référence aux nombres irrationnels191 ? Les nombres pythagoriciens étaient considérés comme des archai, les racines numériques des choses, mais que pouvaient être les nombres irrationnels ? Nous savons que la découverte de ces nombres a été gardée secrète par les Pythagoriciens, par peur de voir tout leur système s’écrouler, ruinant les correspondances entre arithmétique et géométrie, montrant les mathématiques comme n'obéissant pas à la logique dualiste. Est-ce que le mot metaxu ne se réfère pas aux nombres irrationnels, comme un symbole ou une formule secrète (acusmata) ? Cela pourrait peut-être expliquer pourquoi Eros est en même temps un type de transe ou d’état irrationnel et aussi un metaxu. 190
Symposium, 202a2, 202a7, 202b4, 202d8, 202e1, 204b1 et 204b5. Cette suggestion nous a été faite par Elisabetta Cattanei lors lors d’un Congrès à l'Université Fédérale de Rio de Janeiro, en 2011. 191
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L’intérêt particulier de Diotime pour l’amour pourrait aussi être perçu comme un développement de l’argument de Théano, selon lequel Eros est une "inclination d’un cœur inoccupé"192. Cela pourrait expliquer pourquoi Eros est mis en rapport par Diotime avec le désir et le manque et pourrait être un argument de plus tendant à la rapprocher des Pythagoriciens. En dépit de ces indications, d’autres arguments parlent contre le fait que Diotime soit une pythagoricienne. L'un d’eux est le fait que Diotime ne croit pas à l’immortalité de l’âme, au contraire l’immortalité est conçue par elle comme une conquête193. Nous pouvons toutefois penser également à Théano et à sa façon d’exposer son argument éthique pour l’immortalité de l’âme et concevoir qu’elle pouvait justement être en train de parler à d’autres membres de l’École, moins convaincus à ce sujet, telle Diotime. En tout cas, si nous devons considérer Diotime comme une pythagoricienne, elle ne peut en aucun cas être rapprochée des Orphiques et il semble capital de distinguer clairement Orphiques et Pythagoriciens, ainsi que l’ont fait Kirk, Raven et Schofield 194 . Bien entendu il y a eu des influences entre les deux mouvements, particulièrement au sujet du végétarisme, mais nous ne devons pas déduire de cela que tous les Pythagoriciens étaient des Orphiques. L’orphisme était une secte ascétique qui prônait une diète végétarienne et pour qui la vie et le corps étaient des valeurs négatives, ainsi que l’a montré Dario Sabbatucci195. Le mythe raconte qu’Orphée fut tué par les bacchantes de Dionysos et qu’il ne voulait même plus renaître en tant qu’humain, parce qu’il voulait éviter d’avoir à passer par le corps d’une femme 196 . Dans le Cratyle 197 , Platon explique que pour les Orphiques le corps est le tombeau de l’âme. Mais pour Diotime, le corps ne peut en aucun cas être conçu de cette façon, au contraire ! Le premier pas pour s’engager 192
Meunier, Fragments et lettres de Théano, Périctioné, Phintys, Mélissa et Myia, p.44. 193 Platon, Le Banquet, 208e. 194 Kirk, Raven et Schofield, Les Philosophes présocratiques, p.236-237. 195 Sabbatucci, Essai sur le mysticisme grec p.74. 196 Platon, République, X, 620 ab. 197 Platon, Cratyle, 400c.
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dans l’Eros est l’amour pour le corps198. Cette valeur positive donnée au corps est également emphatisée par Théano. Dans un des rares fragments qui lui sont attribués, le rapport sexuel n’est pas impur s’il est pratiqué entre une femme et son époux199. Une idée similaire est rapportée à Théano par Jamblique200 : "Il est loyal pour une femme de sacrifier le jour même où elle a eu un rapport sexuel avec son mari". Cette idée est aussi attribuée à Pythagore lui-même par Jamblique201. Nous devons donc supposer comme l’a fait Kathleen Wider 202 qu’en ces temps les femmes étaient tenues pour impures après tout rapport sexuel. Une autre philosophe pythagoricienne nommée Phintys, donnée par Stobée comme étant la fille du pythagoricien Kallicrates 203 , a écrit un livre intitulé De la Modération des femmes. Dans cet ouvrage, Phintys argumente que l’activité d’une vertu propre à un certain être, confère à cet être sa valeur. La vertu propre d’une femme est la modération, qui lui fait aimer son mari. Il y a des occupations particulières aux hommes et d’autres aux femmes, mais tous les deux doivent s’occuper des vertus du corps, comme la santé, la force et la beauté, par exemple. Si donc le corps a des vertus, cela est aussi une importante indication du fait que le corps est une valeur positive pour les Pythagoriciens204. En dépit de cela, Phintys déclare qu’une femme devrait éviter de sortir pour des "expéditions au théâtre si l’étoile du soir s’est déjà levée". Elle doit « éviter les rites secrets à la maison et les célébrations pour Cybèle"205. Est-ce que Phintys écrit cela pour contredire Arignote, qui a écrit sur Dionysos, le dieu patron du théâtre ? Cela peut avoir été le cas, étant donné que certains rites bachiques étaient 198
Platon, Le Banquet, 210a-211d. Diogène Laerce, VIII, 43. 200 Jamblique, Vie de Pythagore, 132. 201 Jamblique, Vie de Pythagore, 55. 202 Wider, op. cit., p. 31. 203 Stobée, Florilegium, IV, 23, 61. 204 Meunier, Fragments et lettres de Théano, Périctioné, Phintys, Mélissa et Myia, p.63-75. 205 "De la Modération des femmes", in Stobée, Florilegium, IV, 23, 61a. 199
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pratiqués la nuit et que dans le mythe comme dans le rituel Dionysos avait des liens avec Cybèle206. Mais nous ne pouvons pas non plus rapprocher Phintys des Orphiques. Nous pensons que les arguments utilisés dans les lettres et dans les autres fragments laissés par les philosophes pythagoriciennes devaient répondre aux importantes questions et préoccupations qui étaient les leurs à ce moment. L’insistance sur certains points, tels le plaisir dû au mari ou encore le fait d’éviter la célébration des orgies ou d’autres rites en honneur de Cybèle montrent que les convictions et les pratiques étaient sans doute variés parmi les femmes pythagoriciennes. Entre les devoirs envers les dieux et d’autres règles plus ascétiques il y avait certainement un choix à faire pour les femmes philosophes de l’école pythagoricienne. Les rites de Dionysos étaient pratiqués par un grand nombre de femmes grecques, qui rentraient en transe en dansant et qui occasionnellement pouvaient manger la chair fraîche d’animaux sauvages. Ces importantes différences entre la secte orphique et les rites pratiqués par les suivantes de Dionysos doivent être rappelés, si nous voulons éviter d’arriver à des fausses conclusions au sujet de l’école pythagoricienne. Nous allons montrer dans les articles qui suivent les liens qui paraissent exister entre Diotime et les rites dionysiaques : l’utilisation d’un vocabulaire religieux précis, le fait que Diotime soit une femme et une prêtresse et surtout la connexion qu’elle établit entre Eros, grossesse et accouchement ne peuvent être compris dans toute leur ampleur que si nous nous souvenons des rites des femmes suivantes de Dionysos et de leur initiation, intimement liée à ces expériences typiquement féminines207. Notre propos dans cet article a été plutôt modeste, nous n’avons pas voulu discuter au sujet de l’originalité ou de la création de concepts par les femmes philosophes de l’école pythagoricienne, encore que cela eut été possible, particulièrement si nous pensons à l’explication sur les nombres donnée par Théano ou à la doctrine 206
Euripide, Les Bacchantes, 74-80. Clara Acker, Dionysos en transe : la voix des femmes, p. 227-229 et Dioniso, Diotima, Sócrates e a Erosofia, in AISTHE, vol. 2, n° 3, 2008, p. 27-43. 207
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de l’Eros comme metaxu de Diotime de Mantinée. Ce que nous avons tenu à démontrer est qu’il n’y a aucun doute au sujet de la contribution des philosophes pythagoriciennes à répandre et clarifier les idées et pratiques de leur École. La doctrine de la tétractys exposée par Nicomaque de Gerasa nous a fourni des éléments importants pour confirmer le fait que Pythagore a pris la plupart de ses conceptions éthiques d’une prophétesse de Delphes et qu’il a été suivi par les femmes philosophes de son École. Allant plus loin et faisant la connexion entre ces textes et la tradition religieuse du dionysisme, nous avons voulu rendre explicites les rapports entre la doctrine génétique et vitaliste des nombres, les conceptions éthiques de l’harmonie et de la tempérance, le rôle fondamental des femmes dans l’éducation des enfants pour la sauvegarde de ces valeurs éthiques dans la famille et dans la cité, et leur lien intime avec le rituel dionysiaque.
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DIONYSOS DANS LES PHILOSOPHIES DE SOCRATE ET DE PLATON
Tout au long de nos recherches doctorales concernant le culte de Dionysos en Grèce antique, certaines hypothèses concernant les rapports de ce culte avec la philosophie nous sont apparues. Ces recherches ont abouti à une thèse de doctorat soutenue en juin 1999, publiée chez l’Harmattan et le temps est venu pour nous de répondre aux questions laissées en suspens, notamment celle de l’influence du dionysisme sur la pensée de Socrate et de Platon. L’opinion traditionnelle au sujet de l’opposition entre mythos et logos dans la pensée grecque se montre comme une erreur extrêmement dommageable pour la compréhension de la Grèce antique dans l’œuvre de plusieurs auteurs classiques grecs, dont Platon. L’utilisation des mythes dans des œuvres comme le Phèdre, Le Banquet ou La République, dévoile non une incapacité de la philosophie à élaborer rationnellement certains thèmes, mais montre clairement un autre courant de cette même philosophie : son courant mystique, qui depuis Héraclite s’efforce de rester obscur aux obtus et limpide pour les initiés. Ce courant mystique de la philosophie repose sur sa spiritualité, sur sa compréhension de la vie, de la nature et du Cosmos. La présence de la composante religieuse dans l’œuvre de Platon est visible par les références explicites aux dieux, aux diverses manifestations des cultes, aux prophètes et aux prêtres, en dehors de l’influence connue de l’orphisme sur certaines théories platoniciennes. Parmi celles-là se trouve celle qui désigne le corps comme le tombeau de l’âme et qui justifie la comparaison entre le travail du philosophe et l’apprentissage de la mort208. La présence et l’influence de la religion dans l’œuvre de Platon sont donc indéniables. Cet article vient proposer des nouvelles pistes concernant l’histoire de la philosophie en général, indiquant l’évidence sur le sol grec, de la religion comme racine de la philosophie et, en particulier, sur le rapport 208
Platon, Cratyle, 400c et Gorgias, 493a.
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entre le culte de Dionysos et les philosophies de Socrate et de Platon. En énonçant la possibilité d’une philosophie proprement socratique, il devient nécessaire de reconnaître la difficulté de séparer la figure de Socrate du platonisme. Nous pouvons néanmoins considérer comme authentiquement socratiques la définition de la philosophie comme un accouchement 209 , l’affirmation constante de Socrate au sujet de sa propre ignorance 210 et la reconnaissance que son unique savoir concernait l’Amour211. En tout cas il ne semble pas possible que les philosophies de Socrate et de Platon aient été complètement imperméables aux influences d’un culte né sur le sol grec bien avant elles et qui a vécu presque dix siècles. Nous voulons d’abord distinguer le culte de Dionysos, avec ses fêtes et rituels secrets, en particulier celui des bacchantes, de l’orphisme, puisque les deux traditions recouvrent des réalités cultuelles très différentes. Alors que l’orphisme est une secte ascétique, qui prône le végétarisme, le dionysisme particulièrement dans le rituel des bacchantes exige la consommation de chair crue, donne une importance capitale à la transe et nécessite la présence massive des femmes. Les influences orphiques dans l’œuvre de Platon pointent vers un idéal philosophique d’apprentissage de la mort. Dans Les Lois et dans La République, Platon paraît vouloir restreindre l’existence même du culte dionysiaque, mais dans le Phèdre, L’Ion, Le Banquet et le Théétète apparaissent des valeurs positives attribuées à l’inspiration poétique et à l’Amour, mettant en rapport la philosophie et l’accouchement. Nous voyons apparaître ainsi les contours d’une Erosophie socratique, clairement influencée par le dionysisme et qui doit être distinguée de la philosophie de Platon. Ce qui est en jeu ici n’est pas seulement une théorie éparse, mais la définition même de la philosophie. Est-elle un apprentissage de la mort 212 , comme semble l'exiger la secte 209
Platon, Théétète, 148e-151d. Idem, 150d. 211 Platon, Lysis et Symposium. 212 Platon, Phédon, 80e-81a. 210
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orphique ou s’agit-il d’un travail d’accouchement213, comme le suggérerait l’influence dionysiaque ? Dans les deux cas le rapport entre la religion et la philosophie s’avère absolument décisif. Dionysos est déjà présent en Grèce à l’époque mycénienne, son nom a été découvert sur des tablettes en linéaire B et dès Homère au moins le dieu est mainomenos, en transe, en délire, accompagné de ses bacchantes 214 . Héraclite aussi connaît des fêtes en honneur de Dionysos, en relation avec la mania 215 . Nous n’avons pas de raison d’exclure la possibilité de l’existence, dès avant Homère, du rituel des bacchantes. Ce rite, qui restera vivant jusqu’à l’époque romaine216, couvre donc une période de quelques 1000 ans. L’aire géographique couverte par le rituel est étendue elle aussi, on le retrouve en Ionie, en Béotie, en Attique. Le ménadisme est un fait religieux et historique, certifié par des inscriptions, des récits, des images, mais à la différence des autres rites de Dionysos, le rituel des bacchantes, bien que réglé au moins partiellement par la Cité, se déroulait loin d’elle, en secret, et était presque exclusivement pratiqué par des femmes. Ces Ménades, qui dansent et entrent en transe dans une communion avec la Nature et le dieu, font apparaître le ménadisme comme un cas à part dans le domaine de la religion grecque. Alors que le principe essentiel de la sagesse grecque est le respect des limites entre hommes et dieux, la sagesse dionysiaque, elle, passe par la transe, dans laquelle l’être humain rencontre le dieu et les limites se perdent. Les bacchantes pratiquent en outre le rituel du sparagmos, déchirement de la victime vivante et aussi l’omophagie, consommation de la chair crue de l’animal fraîchement tué. Sans doute, un des problèmes majeurs posés par l’étude du dionysisme est celui qui concerne la ligne de partage entre dionysisme et orphisme. La règle de vie orphique se fondait sur le mythe de la mort de Dionysos enfant, tué par les Titans. 213
Platon, Théétète, 149a-151d. Homère, Iliade, vers 130-140. 215 Héraclite, fragments 14 et 15, in Die Fragmente der Vorsokratiker, ed. Diels Kranz, Berlin, 1968. 216 Tite-Live, Histoire romaine, XVII-XVIII et XXXIX 214
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Attiré par des jouets, le dieu enfant est saisi par les Titans, égorgé, démembré, bouilli et rôti. Seul le cœur échappe au meurtre et Athéna le donne à Zeus, qui le fait renaître. Les Titans sont alors punis par Zeus qui les foudroie et les réduit en cendres. L’homme selon les Orphiques est issu des cendres des Titans, il est né d’un meurtre odieux, dont il porte les traces et les conséquences. Il s’agit d’une espèce de souillure originelle, souillure que seule le mode de vie orphique pouvait atténuer. C’est Platon d’ailleurs qui nous explique que pour les Orphiques l’un des signes les plus nets et les plus tangibles de cette impureté était le corps (sôma) qu’ils tenaient pour le tombeau (sêma) de l’âme217. La dévalorisation du corps semble aller de pair avec la place négative attribuée à la féminité, entraînant aussi une dévalorisation de la vie. En effet, l’orphisme va contribuer à charger la mort d’une valeur positive, puisqu’elle est rupture et libération de l’âme et cela semble correspondre à une nécessité spécifiquement mystique de la doctrine218. L’idéal ascétique des Orphiques se traduit ainsi par une valorisation de la mort, par un éloignement d’avec les femmes (selon le mythe Orphée fut tué par les suivantes thraces de Dionysos) et par le choix du végétarisme, qui devait marquer l’école pythagoricienne. Ainsi le mode de vie orphique est en totale contradiction avec l’expérience vécue par les suivantes de Dionysos. Ces points de divergence essentiels entre orphisme et dionysisme sont de taille à nous mettre en garde vis-à-vis des interprétations qui tendent à mélanger ces deux traditions. Quant aux hymnes dits "orphiques", ils semblent bien plus relatifs aux mystères de Dionysos qu’à ceux d’Orphée219. Ces hymnes contiennent des nombreuses informations sur les pratiques rituelles, en rapport avec Dionysos, Sémélé, les Nymphes, la mania, l’omophagie, alors qu’y fait défaut justement le mythe orphique de Dionysos dépecé par les Titans.
217
Platon, Cratyle, 400b-d et Gorgias, 493a. Sabbatucci, Essai sur le mysticisme grec, p.74. 219 Burkert, Les Cultes à mystères dans l'antiquité, p.17 et 28-29. 218
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Alors que la secte orphique est selon certains chercheurs un dionysisme réformé220 et qu’elle a donc pu influencer quelques aspects de la pensée de Platon, nous nous interrogeons sur les éventuelles influences du culte de Dionysos sur cette pensée et sur celle de son maître, Socrate. Nous voyons par exemple, dans Les Lois, que Platon se livre à un éloge du vin, cadeau de Dionysos. C’est un bienfait d’immense valeur et bien que certains y voient une vengeance exercée sur eux pour les rendre fous, le vin est au contraire un remède pour l’âme comme pour le corps221. Il apporte la joie, rajeunit l’âme et fait devenir des amis ceux qui auparavant étaient des ennemis222. Pourtant, à part pour revigorer les vieux hommes223, l’usage du vin doit être strictement réglementé224. À ce titre, une des plus anciennes fêtes de Dionysos, les Anthestéries, seraient bannies de la cité, puisqu’on y assiste à un concours qui doit couronner celui qui boit le plus de vin, réunissant les hommes adultes et les esclaves en pleine Maison des Lois225 ! Le sens du rythme et de l’harmonie est aussi un don divin, accordé par Apollon, les Muses et Dionysos 226 . Dans Le Politique, Platon démontre connaître l’existence des thiases, ces communautés religieuses dont certaines tournaient autour de Dionysos et dont une des activités principales était la danse227. Or Platon exclut de l’Etat toute danse de caractère bachique à laquelle se livrent nymphes et satyres, dans l’accomplissement des rites de purification et d’initiation228. Alors que le rituel des bacchantes fait usage de percussions et de flûtes jouées sous le mode phrygien, certains pythagoriciens, proches de l’orphisme, recommandaient de se purifier l’ouïe lorsqu’elle avait été 220 Turcan, “Bacchoi ou bacchants ? De la dissidence des vivants à la ségrégation des morts”, in l’Association dionysiaque dans les sociétés anciennes, p.227-246 et Guthrie, Orphée et la religion grecque, p.43 et 61sq. 221 Platon, Lois, II, 672a-e. 222 Idem, II, 671a-e. 223 Idem, II, 666a-d. 224 Idem, 673e-674c. 225 Plutarque, Propos de table, I, 1, 2. 226 Platon, Lois, II, 672c-d. 227 Platon, Le Politique, 303c. 228 Platon, Lois, VII, 815c-d.
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souillée par les impulsions irrationnelles de l’aulos, en écoutant de sévères mélodies exécutées par la lyre, parce que la flûte flatte la partie épithymétique et féminine de l’âme 229 . Sans doute l’examen approfondi des passages concernant la flûte et la lyre dans les dialogues platoniciens mériterait d’être entrepris et serait de nature à éclairer les rapports entre orphisme et dionysisme. Dans La République en tout cas, Platon donne sans conteste à la lyre d’Apollon un meilleur rang qu’à la flûte et aux instruments du satyre Marsyas230. Par ailleurs le philosophe ne manque pas de condamner la mania231, les poètes, les auteurs de tragédies, comme ceux des comédies232. Platon connaissait donc certainement plusieurs traits du culte dionysiaque, et si on peut penser que ce culte a exercé une quelconque influence sur sa pensée, elle aura été celle du souci de le contenir et peut-être même de l'interdire, puisque sans tragédies et comédies, point de Dionysies. La rigueur et l’ascétisme des préceptes platoniciens dans La République et dans Les Lois tranchent fortement avec l’exaltation et la joie de vivre de certains dialogues, tels le Ion, Le Banquet ou encore, le Phèdre. Dans l'Ion Socrate déclare que le poète est chose légère et sainte, à chaque fois qu’un dieu l’habite et que son esprit n’est plus en sa possession 233 . L’exemple utilisé par Socrate n’est sans doute pas anodin : pour composer des beaux poèmes et des beaux chants, certains, aussi souvent qu’ils se sont embarqués dans l’harmonie et dans le rythme, sont saisis par le transport bachique, et, possédés ils "ressemblent aux Bacchantes qui puisent aux fleuves le miel et le lait quand elles sont en état de possession, mais non pas quand elles ont leurs esprits"234. Dans le Phèdre, Socrate nous dit qu’il n’y a pas d’amitié comparable à celle d’un homme possédé d’un dieu 235 . Si le modèle de l’ami est l’homme
229
Aristide, De Musica, II, 19. Platon, République, III, 399e. 231 Platon, Lois, X, 934c-935b. 232 Platon, République, III, 386a-403c et X, 598d-608c. 233 Platon, Ion, 534b. 234 Idem, 534a. 235 Platon, Phèdre, 255b. 230
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possédé, cela veut dire que cette amitié est paradigmatique, or l’amitié est au fondement même de la vie politique ! Faut-il admettre que Socrate ait pu s’inspirer des influences de la sphère religieuse du dionysisme, alors que Platon les aurait plutôt rejetées ? Ou serait-il préférable de dire que Platon en reçut des influences dans sa jeunesse, mais qu’il les abandonna avec le temps ? En tout état de cause, ces questions nous conduisent à nos recherches sur le dionysisme et en particulier sur le rituel des bacchantes. Parcourant les domaines de la mythologie, du rituel et du théâtre, nous avons tenté de comprendre le sens des données symboliques concernant la grossesse et l’accouchement, la mania et le sacrifice dionysiaque. Dans les mythes, l’importance des expériences féminines de la grossesse et de l’accouchement revient de façon insistante. D’abord avec la mort de la mère de Dionysos enceinte de six mois, mort qui est aussi un accouchement prématuré, ensuite avec la "grossesse" de Zeus, qui garde Dionysos pendant trois mois dans sa cuisse, pour l’accoucher une deuxième fois236. Puis avec la présence persécutrice d’Héra sur les enfants illégitimes, parmi lesquels se trouve Dionysos. Héra ne garde pas seulement les clés du mariage237, elle peut aussi rendre douloureuses et interminables les douleurs de l’accouchement 238 . Avec aussi la présence des Nymphes qui, expertes dans l’art d’accoucher et capables de faciliter le travail 239 , sont les modèles mythiques des bacchantes 240 . De plus, Ariane, donnée par tous les mythographes comme la femme de Dionysos, meurt elle aussi enceinte, comme la mère de Dionysos, Sémélé241 !
236
Diodore de Sicile, III, LXIV, 3-5 ; Hérodote, II, 146 ; Pindare, Dithyrambes, II, 25 et Euripide, Les Bacchantes, 88-104. 237 Aristophane, Thesmophories, 976. 238 Homère, Iliade, XIX, vers 95-133 ; Diodore de Sicile, IV, 9 et Callimaque, Hymne à Artémis et Hymne à Delos. 239 Pausanias, Description of Greece, VIII, 41, 2 et Ervin, “Geraistiai Nymphai Genethliai and the Hill of the Nymphs”, in Platon, 11, 1959, p. 146148. 240 Strabon, Géographie, X, 3, 10. 241 Plutarque, Vie de Thésée, 20.
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A travers l’étude des mythes dits "de résistance", nous avons vu que la mania semble avoir un rapport étroit avec la maternité. En tant que vengeance de Dionysos la mania mythique est toujours maléfique et finit souvent en infanticide, alors que dans le rituel elle est bénéfique et se caractérise par les guérisons, les prophéties242, le soin des animaux sauvages243, la protection des arbres, des sources244 et de la Nature en général245. Le pouvoir bienfaisant du délire dionysiaque est décrit par plusieurs témoins de l’antiquité246 : Platon montre avoir connaissance des miracles de jaillissement de liquides nourriciers247, décrits aussi par Euripide dans Les Bacchantes 248 ; dans la même tragédie nous apprenons par Tirésias que la mania dionysiaque a des effets prophétiques et que Dionysos lui-même est un prophète249 . Dans le Phèdre, Socrate, pris d’émotion, prévient qu’il peut être par la suite possédé par les Nymphes et que ses paroles peuvent alors ne pas être loin du ton des dithyrambes250. Or les Nymphes sont les modèles mythiques des bacchantes et le dithyrambe est un genre littéraire et musical essentiellement dionysiaque. Comprenant que son premier discours est au diapason de l’épopée et non plus au ton du dithyrambe, le philosophe s’aperçoit qu’il en est à blâmer. Socrate prévient une nouvelle fois Phèdre que les Nymphes vont faire de lui un authentique possédé251. C’est donc sous l’effet de la possession des Nymphes que Socrate prononce son deuxième discours, où il vante les mérites de la mania, dont l’origine est divine et qui 242
Plutarque, Sur la disparition des oracles, 40, 432E ; Sur les oracles de la Pythie, 54, 7. 243 Euripide, Les Bacchantes, 688-700 et Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, XIV et XXIV. 244 Plutarque, Isis et Osiris, 35. 245 Sur tout ceci voir Acker, Dionysos en transe : la voix des femmes, p. 201 227. 246 Diodore de Sicile, III, 66 ; Pausanias, VI, 26, 1-2 et Pline l’Ancien, Histoire naturelle, II, 231 et XXXI, 16. 247 Platon, Ion, 534a. 248 Euripide, Les Bacchantes, 705-714. 249 Idem, 298-301. 250 Platon, Phèdre, 238c-d. 251 Idem, 241e.
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est chose plus belle que le bon sens, dont l’origine est humaine252. Il y a sans doute là beaucoup plus qu’une simple théorie, puisque Socrate éprouve personnellement les effets positifs d’une mania dont on pourrait croire qu’elle soit d’origine dionysiaque. Par ailleurs, Socrate n’a pas seulement un daimon qui l’empêche de commettre certains actes253, mais il est reconnu254 et se reconnaît lui-même comme devin255, étant capable de faire des rêves prophétiques 256 et même de prophétiser en état de veille, comme il l’a fait devant les Athéniens, à la fin de son procès et de sa condamnation257 ; or, nous l'avons déjà mentionné, Dionysos aussi est un prophète. De plus Socrate est médecin, c’est en utilisant des herbes et une incantation qu’il guérit Charmide de son mal de tête 258 . Dionysos aussi est médecin, la Pythie elle-même a recommandé à des consultants d’appeler Dionysos "guérisseur"259. En tout cas cette positivité de la mania affirmée par Socrate dans le Phèdre est de nature à attirer notre attention, puisque par exemple dans Les Lois, c’est le bon sens qui est positif et la "folie" qui est négative. Et pourtant, les prophétesses de Delphes et de Dodone, qui en transe ont rendu de grands services à la Grèce, sont inefficaces dans leur bon sens 260 et Socrate argue de ces influences pour expliquer le caractère positif attribué à la mania. Or la mania, qui est au cœur de l’initiation des bacchantes, semble être dès l’origine liée à l’oracle de Delphes 261 , par la présence de Dionysos. Selon Bouché-Leclercq, ce qu’il y a de plus apparent dans le rite prophétique de Delphes, l’exaltation intellectuelle et physique
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Platon, Phèdre, 244d. Platon, Apologie de Socrate, 31d. 254 Platon, Théetète, 142c. 255 Platon, Alcibiade,127d. 256 Platon, Criton, 44a-b. 257 Platon, Apologie de Socrate, 39c-e. 258 Platon, Charmide, 155b-157c. 259 Athénée, Les Deipnosophistes, II, 36b-c. 260 Platon, Phèdre, 244a-b. 261 Le premier oracle unissait la lune et la nuit selon Plutarque, Sur les délais de la justice divine, 565c et les seuls dieux auxquels on pouvait sacrifier étaient la Lune et Dionysos, selon Hérodote, II, 47. 253
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de la Pythie, doit être rapporté aux Nymphes et à Dionysos262. Les bacchantes, dont la danse de possession paraît si proche des danses extatiques représentées sur des timbres minoens aussi bien que sur des fresques263, semblent bien être, avec Dionysos, dès le départ rattachées à des fonctions concernant le domaine prophétique. Ceci d’ailleurs pourrait expliquer pourquoi les Grecs nous invitent à voir dans l’énonciation d’un oracle, un accouchement par la bouche264. Certes, dans le Phèdre la mania prophétique ou divinatoire est du domaine d’Apollon, mais reste que d’après le mythe Apollon n’est qu’un usurpateur, qui a tué le serpent Python et a enlevé l’oracle de Delphes265. Est-ce une pure coïncidence que le tombeau de Dionysos ait trouvé sa place justement dans le sanctuaire même de Python à Delphes 266 ? Est-il négligeable qu’Apollon soit donné par un scholiaste de Pindare comme étant le père d’Orphée267 ? Alors qu’une majorité de chercheurs s’est plutôt intéressée aux manifestations de la mania, si caractéristiques du ménadisme, peu sont ceux qui ont établi son lien avec les données du mythe et avec les nombreux éléments qui viennent insister sur le rôle de la maternité dans le rituel, d’autant mieux que ce rituel était une initiation destinée uniquement aux femmes, bien que des hommes aussi aient pu y participer, sous certaines conditions. En effet, dans un règlement relatif au culte de Dionysos en provenance de Milet, la participation des hommes et des femmes est traitée de façon différente. Alors que le verbe thyo dont le sens est sacrifier, célébrer ou offrir est utilisé sans distinction de sexe, le verbe téléo, le fait d’être initié, n’est employé que pour les femmes268.
262
Bouché-Leclerc, Histoire de la divination dans l'antiquité, tome I, p.357 et Rohde, Psyché, p. 309-311. 263 Photographiés, décrits et commentés par Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, p.283 et Thomas, "Matriarchy in early Greece", in Arethusa, vol. 6, n°2, 1973, p. 176-177. 264 Sissa, Le Corps virginal, p.75. 265 Apollodore, I, 4, 1. 266 Phylochore, 328F7 a-b. 267 Scholia vetera in Pindari carmina, éd. Drachmann, Leipzig, II, p. 87-88. 268 Sokolowski, Lois sacrées d'Asie mineure, n°48.
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Dans le Phèdre en tout cas, il semble que seule la mania mystique ou initiatique doive être attribuée à Dionysos269. Ce type de mania est donc de l’ordre du mystère, auquel seuls peuvent accéder ceux qui y ont été initiés. Et puisque cette mania mystique était de l’ordre d’une initiation réservée aux femmes, il n’est pas étonnant qu’elle concerne le mystère de la conception, de la grossesse et de l’accouchement 270 . Ceci est d’ailleurs confirmé par d’autres éléments en rapport avec le culte de Dionysos. La ciste sacrée, dont l’importance était grande dans les mystères dionysiaques, apparaît parfois bombée et Nonnos de Panopolis la décrit comme mystique et enceinte de l’initiation 271 . Ronde et bombée, la ciste mystique est un symbole évident de l’utérus. La consommation de lierre par les bacchantes attire aussi l’attention, puisque la plante possède des propriétés qui mènent à la mania272et qu’elle est rapprochée par Nonnos du désir de la femme enceinte (lierre= kissos, désir de la femme enceinte= kissa) 273 . Si le rapport entre mania et grossesse paraît très étroit dans le rituel des bacchantes, nous trouvons également des évidences des liens unissant ce rituel et l’accouchement. D’après une tradition rapportée par Platon, les transports bachiques et la totalité des danses délirantes seraient une vengeance de Dionysos contre Héra274 et ils doivent avoir un rapport avec l’accouchement, puisque la déesse du mariage impose de terribles souffrances aux femmes en travail. Nous nous sommes donc interrogée sur la possibilité d’un accouchement sans douleur, dans lequel la danse aurait un rôle déterminant. Aristote nous dit que le mode de vie sédentaire des femmes grecques est responsable des souffrances de l’accouchement et remarque que les femmes égyptiennes accouchent plus facilement, sans doute parce qu’elles travaillent 275 . La danse des bacchantes, faite de sauts et de 269
Platon, Phèdre, 265b. Eliade, Initiations, rites, sociétés secrètes, p. 172. 271 Nonnos de Panopolis, IX, 127 et suivantes. 272 Plutarque, Questions romaines, 112. 273 Nonnos de Panopolis, VIII, 8-12. 274 Platon, Lois, II, 672b-c. 275 Aristote, De la génération des animaux, IV, 6, 775a 30-775b 3 et Histoire des animaux, VII, 4, 584b 6-12. 270
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bondissements, soumettait les muscles à un effort rythmé, cadencé par les percussions, peut-être conçue, entre autres, comme une préparation rituelle à l’accouchement. La danse et la musique devaient faciliter l’expulsion, procurant tranquillité et réconfort à la femme. Un dernier exemple confirme les liens unissant le rituel des bacchantes et l’accouchement. Dans l’hymne "orphique" à Sémélé nous apprenons que l’accouchement est l’objet d’un mystère, célébré tous les trois ans par des femmes276. Or justement, dans le Théétète, Socrate dit être le fils d’une sage-femme distinguée et sérieuse, dont il aurait hérité la fonction 277 . L’élaboration de la pensée philosophique est comparée à une grossesse et le travail philosophique, à un accouchement. Socrate exprime ainsi l’essence de la philosophie en prenant pour modèle le corps féminin et cela n’est sans doute pas anodin. Mais c’est dans Le Banquet que les liens de la religion dionysiaque avec la philosophie semblent les plus évidents, tout d’abord parce que l’occasion même de ce banquet fut la victoire d’Agathon au concours tragique des Grandes Dionysies. Ensuite parce qu’en de nombreux points essentiels de cette œuvre majeure, le fond religieux du dionysisme semble transparaître et, en particulier, dans le discours de Socrate. Alors que le philosophe nous livre là sa conception de l’Amour, il avertit que son savoir lui vient d’une femme de Mantinée, Diotime. Même si depuis le XVème siècle une majorité de chercheurs s'est prononcé contre la réalité historique de Diotime, ne voulant y voir qu'un personnage fictif, inventé par Socrate et ou par Platon, toujours est-il qu'aussi bien la forme que le fond de son discours sont de taille à nous faire soupçonner ses liens avec le ménadisme. Cette femme, à qui les Athéniens, grâce à un sacrifice, devaient un répit de dix ans sur la peste, était aussi savante sur une quantité de choses278. Si Diotime a pu savoir, en prophétesse, quel sacrifice allait éloigner pendant dix ans la peste, c’est qu’elle était aussi une 276
Hymnes et discours sacrés, éd. Imprimerie Nationale, 1995, p. 128. Platon, Théetète, 149a. 278 Platon, Le Banquet, 201d. 277
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sorte de guérisseuse. Or, nos recherches sur le rituel des bacchantes nous ont conduite à affirmer que la pratique des prophéties et des guérisons y était une réalité. Par ailleurs, à propos de l’Amour, Diotime n’est pas satisfaite de la réponse de Socrate à la question de savoir quel est l’objet de l’amour pour l’amant des belles choses. Si pour le philosophe il s’agit de la possession des belles choses, pour Diotime il s’agit de la procréation et de l’enfantement dans la Beauté279. A un désir de nature acquisitive, la prêtresse oppose un désir de nature procréatrice280. Que des discours prononcés sur l’Amour dans Le Banquet, celui de Diotime étende les bénéfices de l’Amour aux animaux281 , nous semble aussi digne d’être remarqué, étant donné le rapport étroit entre Dionysos et le taureau, exprimé dans un hymne chanté par les femmes d’Elis 282 , mais aussi l’amitié entre les bacchantes et les serpents qu’elles manipulent et qui les protègent283 ou encore l’allaitement rituel d’animaux sauvages, pratiqué par les Ménades284. Le modèle érotique proposé par Diotime est féminin, il tourne autour de la fécondité, de la conception, de la grossesse et de l’accouchement et ce sera ce modèle enfin qu’adoptera Socrate. Ainsi, ce que nous appelons aujourd’hui la théorie platonicienne de l’Amour pourrait bien être une conception féminine de l’Amour, sans doute élaborée dans les cercles religieux fréquentés par la prêtresse de Mantinée. Or Diotime connaît les mystères, aussi bien ceux d’Amour, que les mystères derniers et la révélation, auxquels seule une initiation peut conduire. Le fait que Diotime tienne le langage d’une prophétesse inspirée285 et qu’elle y emploie les mots "megales odinos" pour décrire l’apogée de l’initiation286, alors que ces 279
Platon, Le Banquet, 204d-207a. Jones, "The Politics of Pleasure : female sexual Response in greek Medical Writings", in Helios, 1990 et Halperlin, "Platonic Eros and what Men Call Love", in Ancient philosophy, 1985, p. 177-178. 281 Platon, Le Banquet, 207a-c. 282 Plutarque, Questions grecques, 299AB. 283 Euripide, Les Bacchantes, 101-103 et Plutarque, Vie d’Alexandre, 2. 284 Idem, 688-700, repris par Nonnos de Panopolis, XIV et XXIV et représentée aussi dans la Villa des Mystéres à Pompéi. 285 Platon, Le Banquet, 286b-207a. 286 Idem, 206e. 280
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mêmes mots se trouvent dans un hymne à Sémélé287, ne peut qu’attirer notre attention et conforter notre recherche. Alors ce savoir sur l’Amour, que Socrate reconnaît comme son seul savoir, pourrait bien avoir pour origine les mystères dionysiaques. Par ailleurs, alors que la description d’Eros faite par Diotime recouvre trait pour trait, la description de Socrate faite par Alcibiade, n’est-il pas troublant que ce dernier compare Socrate au satyre Marsyas288 ? A trois autres passages, l’image utilisée pour évoquer Socrate est celle du satyre ou du silène289. Satyre et silène sont des personnages de la sphère dionysiaque ; selon Strabon il s’agit des desservants cultuels de Dionysos290 et pas seulement de personnages mythiques, comme le voudrait Apollodore291 . Par ailleurs, Alcibiade nous dit que lui-même, Socrate et tant d’autres, furent atteints du délire philosophique et de ses transports dionysiaques (philosophou manias te kai bakxeias)292. Socrate aurait-il été un pratiquant du culte dionysiaque ? Aurait-il dansé et joué de la flûte, entrant dans la transe comme un authentique Bacchant ? Il est impossible de ne pas penser ici au Phédon, où Socrate déclare qu’il n’y a pas de distinction entre le véritable philosophe et le bacchant293. Toutes ces références ne sont probablement pas dues au hasard, ni à des coïncidences fortuites. Si l’œuvre de Platon peut abriter certains traits de la pensée orphique, les influences dionysiaques se font également sentir clairement. Que le changement de perspective concernant le culte dionysiaque dans les dialogues platoniciens soit dû à une transformation de la pensée de Platon ou, comme nous le croyons, à une véritable divergence entre Socrate et son disciple, il nous semble en tout 287
Hymnes et discours sacrés, “Hymne à Sémélé”, ed. Imprimerie Nationale, 1995, p. 128. 288 Platon, Le Banquet, 214a-b. 289 Idem, 215a-b, 216c-d et 221d-e. 290 Strabon, X, 3, 10. 291 Apollodore, II, 5. 292 Platon, Le Banquet, 218b. 293 Idem, 69c-d.
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cas que l’élaboration de certaines théories, en particulier celles concernant la maïeutique, la mania et l’Amour s’enracinent dans la mystique du ménadisme. Ainsi, la philosophie de Platon peut abriter certains traits de la pensée orphique et les influences dionysiaques sont plutôt visibles dans la pensée de Socrate. Dans ce cas, Nietzsche se serait trompé, en faisant de Socrate la figure anti-dionysiaque par excellence. Ces réflexions paraissent donc nous conduire à une nouvelle approche des relations entre le culte dionysiaque et les philosophies de Socrate et de Platon, ainsi que du rôle même du philosophe, à l’intérieur des cités et dans le Cosmos tout entier.
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DIOTIME DE MANTINEE
Diotime de Mantinée est sans doute une des figures les plus controversées de l’œuvre de Platon. Présente dans Le Banquet à travers les paroles de Socrate, elle est avec Timée, le seul personnage des dialogues platoniciens dont l’historicité est contestée. L’unique parole de femme du Banquet est pourtant détentrice d’un savoir sur l’Amour dont on ne peut nier le caractère de genre et d’un genre assurément féminin. Diotime, dont le prénom signifie "honorée de dieu", est née possiblement autour de 480 av.n.e. dans la cité de Mantinée en Arcadie. Platon et Proclus nous ont fourni le peu d’informations sur sa vie dont nous disposons. Au début de la guerre du Péloponnèse, Diotime devait avoir environ 40 ans et elle vivait alors à Athènes, où elle a rencontré Socrate, qui avait 30 ans. En 440 av.n.e. Diotime a conduit les Athéniens à offrir un sacrifice spécial qui devait éloigner la peste d’Athènes pendant dix années294. La même année, Socrate et Alcibiade prenaient part à la bataille de Phocidé en Macédoine. L’épidémie de peste arriva en effet en 430 av.n.e. Dans le Banquet nous apprenons qu’il y a eu plusieurs rencontres entre Diotime et Socrate 295 , qui la considérait comme une sophe, une sage296. Elle était sans doute très cultivée, semblait connaître et apprécier Héraclite, proclamant dans ses paroles que la transformation et le mouvement sont constitutifs de la Nature297. Pour commencer à réfuter les arguments de ceux qui dénient l’existence de la professeur de Socrate, nous devons remarquer que la simple raison qu’il n’y ait pas d’autres références à elle dans d’autres dialogues platoniciens n’est pas suffisante pour déclarer que Diotime soit une création ou encore un masque de Socrate ou de Platon. D’abord Diotime est nommée d’après sa 294
Platon, Le Banquet, 201d. Idem, 206b et 207a. 296 Idem, 201d3. 297 Idem, 207d-208b. 295
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cité d’origine, Mantinée, elle n’est pas seulement “l’étrangère”, elle a un prénom et sa cité existait. Socrate explique que, grâce à sa grande connaissance de plusieurs thèmes, Diotime a pu préserver la santé des Athéniens pendant dix années et ses contemporains devaient être au courant de ce fait. Socrate raconte qu’il a rencontré Diotime plusieurs fois et qu’elle lui avait appris ce qu’il savait sur l’Amour. Dés lors qu’il reconnaît ne rien savoir à part ce qui à trait à Eros, Diotime doit être considérée comme son professeur d’Erosophie. Socrate l’appelle d’ailleurs maître298. Il est choquant de voir à quel point l’Histoire de la Philosophie a rejeté les paroles de Socrate, écrites par son disciple et ami, Platon. La rencontre réelle du banquet eut lieu en 416 av.n.e, mais le dialogue lui-même a été rédigé plusieurs années après cette date. Socrate était déjà mort et il n’y a aucune raison de penser que Platon aurait inventé un personnage nommé Diotime, afin de l’utiliser comme un masque pour Socrate, lui permettant alors de dire des choses qu’il n’aurait pas pu dire autrement, ainsi que le soutiennent Léon Robin et Reale299 . On a d’autant plus de mal à admettre cet argument, que Socrate n’a jamais eu besoin d’aucun masque et qu’il a payé de sa vie son honnêteté intellectuelle. Il nous paraît également inadmissible d’imaginer que Platon ait mis dans la bouche de Socrate des paroles mensongères à propos de l’origine de son savoir sur Eros, ce qui aurait pu être réfuté par n’importe quel témoin de l’époque. Il semble au contraire, qu’il aurait été une honte pour Platon de mettre dans la bouche de Socrate des informations aussi importantes, si elles étaient fausses. D’autres studieux pensent que le fait que Diotime semblait connaître les arguments de tous les autres participants du Banquet plaide contre son existence, parce qu’elle a rencontré Socrate bien avant la tenue du Symposium. Mais Diotime pouvait parfaitement connaître par ailleurs toutes ces théories au sujet de l’Amour, exposées par les autres participants du Banquet. Il est évident par exemple que Diotime connaissait Héraclite et ses théories sur le mouvement. De toute 298
Platon, Le Banquet, 207c. Notice au Banquet, éd. Les Belles Lettres, p. XXVet LXXXIX ; Reale, Eros, demonio mediador, p. 22 -3 7, 168-175 et 216. 299
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façon, l’ordre dans lequel les arguments ont été réfutés par Diotime n’était pas nécessairement le même dans le dialogue et dans la réalité et cela ne change rien au contenu principal de son discours. Il nous semble donc évident qu’il faut admettre l’existence historique de cette figure publique originaire de Mantinée, une cité qui non seulement existait, mais dont le nom même renvoie au culte prophétique. Platon désigne la cité d’origine de Diotime et met son nom sur les lèvres de Socrate, lui faisant dire qu’elle a été sa maitresse dans les questions concernant l’Amour300. Encore que les Anciens n’aient jamais contesté son existence, la réalité historique de la prêtresse de Mantinée a été systématiquement niée depuis la fin du XVème siècle. Pour autant, beaucoup d’autres évidences ont été négligées. On mentionne peu le travail archéologique de Gustave Fougères, qui ayant procédé à des excavations à Mantinée, a démontré l’existence dans cette cité d’une importante communauté de femmes prophétesses301. Même les nombreuses citations de Lucian302, d’Aristide303, de Maxime de Tyr 304 , de Clément de d’Alexandrie 305 et de Themistius306 n’ont pu contourner une supposition transformée en dogme depuis la Renaissance. Les experts ont été catégoriques pour nier l’existence historique de Diotime. Les trois citations faites par Proclus ont été également solennellement ignorées et pourtant ses commentaires sur la République et sur le Timée sont très clairs. À la VIIIème Dissertation, Proclus cite Diotime avec Théano, faisant de la prêtresse une pythagoricienne307. Cette information est capitale, parce qu’elle n’est pas dans Le Banquet et qu’elle se réfère indubitablement à une autre source.
300
Platon, Le Banquet, 201d-e. Mantinée et l’Arcadie orientale, p.221 et suivantes. 302 L’Eunuque, Les Portraits. 303 Orations, II, 46. 304 Dissertations, XXIV, 4 ; XXIV, 7 ; XXVII, 4. 305 Stromates, VI. 306 Orations, 165d. 307 Commentaire sur la République, 248, 25-30. 301
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Mais qu’est-ce qui permet à Proclus de dire que Diotime était une pythagoricienne ? Même si elle utilise les mots mathema et mathemata pour parler de la Science du Beau308, dans son explication il n’y a pas de place pour les nombres ou la musique, pour la métempsychose, ni pour une vie commune entre amis ! Diotime explique l’Eros plutôt comme le philosophe “par excellence” et le philosophe, comme un amant qui accouche dans la Beauté, grâce à la recherche de l’immortalité. L’immortalité est d’ailleurs montrée comme une conquête difficile pour ceux qui ont laissé leurs noms à la postérité ; elle demande un effort309 tout comme l’initiation et l’accouchement. C’est ici un point capital de son dialogue avec Socrate, qui démontre sa différence par rapport à la pensée pythagoricienne et platonicienne. L’immortalité n’est pas la nature essentielle de l’âme, elle n’est pas donnée, mais au contraire doit être conquise, par la génération d’enfants du corps et de l’âme. Si comme l’affirme Diotime, Eros désire l’immortalité et que sa présence est visible même dans le comportement des animaux, alors Eros fonctionne comme un instinct naturel de conservation des espèces ! L’Amour n’a donc pas besoin de la raison pour arriver à ses fins, il peut éventuellement l’utiliser dans le cas des êtres humains pour générer des vertus et des discours. Ce dont il a par contre absolument besoin c’est de la Beauté. Pouvons nous imaginer un rapport entre Diotime et les Orphiques ? Mais il n’y a pas d’entités orphiques, telles Nuit, Chaos ou Œuf dans son discours. Le corps n’est en aucun cas considéré comme le tombeau de l’âme, au contraire, c’est un pas absolument nécessaire pour s’engager dans l’Amour ! Dans l’ascension initiatique, la beauté du corps310 est le premier pas sans lequel il n’est pas possible de commencer la montée sur la voie amoureuse. Comment justifier alors que Proclus considérait Diotime comme une pythagoricienne distinguée ? Peut-être parce qu’elle a fourni une réponse à un important problème de l’école 308
Platon, Le Banquet, 211c6-9. Idem, 207d-208e. 310 Idem, 210a-b. 309
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pythagoricienne. Ayant séparé les principes en deux listes d’opposés complémentaires, les Pythagoriciens cherchaient un concept qui pourrait assurer leur lien. Mais la façon dont Diotime donne cette réponse, créant un mythe et parlant comme une prophétesse possédée par la transe et le contenu de sa réponse, qui va faire d’Eros un intermédiaire lié à la recherche de l’immortalité, à travers la grossesse et l’accouchement, peut de plusieurs façons la relier aux rites initiatiques des bacchantes en honneur de Dionysos. La trouvaille de ce terme intermédiaire, le daimon comme metaxu est extrêmement importante pour expliquer Eros et le Philosophe lui-même, séparant et unifiant le Cosmos entier, pointant les oppositions sans les détruire. L’Erosophie de Diotime dépasse le dualisme ! Il n’y a pas de suppression des contraires, comme dans la dialectique de Hegel, ainsi que l’a remarqué Irigaray311. Chez Empédocle nous voyons le caractère unifiant de Philotès, mais il n’y a justement pas de référence à Eros. Il est bien sûr impossible de prouver que Diotime a fait la découverte du metaxu, même si le mot est cité sept fois dans son discours312. Nous savons que la recherche de ce troisième terme était importante pour les Pythagoriciens, qui essayaient de le trouver en arithmétique et en géométrie, mais l’idée selon laquelle Eros est un daimon et un philosophe semble être la contribution personnelle de Diotime à la philosophie. Eros n’est pas en relation avec la propriété, mais avec la recherche de l’immortalité dans le Beau, à travers la création d’enfants, de la poésie, des lois et des vertus. Cette conception de l’Amour comme une ascension initiatique et de l’accouchement comme une acmé, peut être clairement mise en rapport avec les rites des bacchantes de Dionysos. Eros est décrit comme octroyant aux animaux mais aussi aux humains et aux dieux une espèce de folie, une mania. Pouvons-nous classifier Diotime comme une philosophe présocratique ? Cela paraît bien être le cas, étant donné qu’elle parle d’Eros comme d'une entité qui embrasse toute la Physis.
311 312
Éthique de la différence sexuelle, p.181-195. Platon, Le Banquet, 202a2, 202a7, 202b4, 202d8, 202e, 204b, 204b5.
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À la IXe Dissertation, Proclus met en évidence combien Diotime était experte dans l'art prophétique et initiatique : "Or, s’il est vrai que, même chez les femmes, il entre des âmes semblables aux dieux, quel moyen que les vertus ne leur soient point aussi communes ? Ou bien allons-nous accorder qu’il y ait eu des femmes aptes à la divination à l’égal des hommes de là qu’elles ont été possédées des dieux oraculaires, comme les prophétesses, et d’autres expertes en téléstique, comme la Diotime de Platon, comme Théoxéna parmi les Barbares, comme Bérénice, cette autre maîtresse de magie, et en revanche leur enlever tempérance, courage et prudence ?" 313 . Dans ce texte, Proclus nous dit clairement que Diotime était une prophétesse et une spécialiste des initiations (téléstique), possédée par des dieux oraculaires. Nous avons ici la confirmation de l’appartenance de Diotime au culte dionysiaque, dès lors que Dionysos était un dieu oraculaire, particulièrement liée à la mania téléstique, ainsi que nous enseigne Platon dans le Phèdre 314 . Cela nous conduit à la conclusion que Diotime était une prêtresse de Dionysos et c’est précisément pour cette raison que sa présence est capitale dans Le Banquet. Dans son Commentaire sur le Timée, Proclus remarque qu’il "est étrange que si Socrate, qui a appris de Diotime la science de l’amour, est conduit en haut par elle jusqu’au Beau- en-soi, Diotime elle-même, elle qui élève et qui l’emporte en sagesse, n’obtienne pas la même espèce de vie parce qu’elle a circulé avec un corps de femme"315. L’affirmation de Proclus confirme que Diotime a été le maître de Socrate et qu’elle en savait plus que lui en ce qui concerne Eros. Dès lors il nous semble absolument évident que le savoir relatif à l’Eros est la contribution philosophique propre à Diotime, qu’elle a transmis à Socrate et que celui-ci a assumé comme sienne. Ces commentaires ne laissent point de doute que, pour Proclus, comme pour d’autres philosophes de l’antiquité,
313
Proclus, Commentaire sur la République, 255, 15-20. Platon, Phèdre, 265b. 315 Proclus, Commentaire sur le Timée, 281, 20-30. 314
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Diotime était un être réel, une prophétesse, une prêtresse spécialisée dans les initiations et une experte en Erosophie. Devant de telles évidences, il n’y a pas comment nier le préjugé de genre qui entoure Diotime et les femmes philosophes en général. Grace au travail inestimable de Mary Ellen Waithe 316 , nous possédons aujourd’hui un précieux catalogue des sources et des références relatives à ces femmes et nous pouvons revoir les dogmes et préjugés, de façon à faire entrer dans l’histoire de la philosophie l’importante contribution des femmes philosophes. Le mythe de la naissance d’Eros tel qu’il nous est raconté par Diotime dans le Symposium est inconnu des sources plus anciennes, mais dans la poésie d’Alcman nous trouvons déjà une personnification de Poros. L’identification d’Eros avec un daimon est également totalement nouvelle, même si Hésiode, Héraclite, Empédocle et d’autres philosophes présocratiques connaissaient les daimones. Eros est décrit comme un intermédiaire (metaxu), entre mortels et immortels, humains et dieux et cela, à cause de ses parents : le père, fils d’une déesse, plein de ressources et la mère, pauvre et affamée. La création de ce mythe montre que Diotime était une "mythologue" et qu’elle était au courant des traditions orales de son époque. Le grand daimon a été conçu le jour de la naissance d’Aphrodite, quand le vin n’existait pas encore 317 . Cette remarque intéressante montre clairement la connexion entre Eros et le liquide dionysiaque par excellence ! Tant qu’il n’y a pas d’Eros, il ne peut y avoir de vin ! Dans ce contexte il est également important de rappeler que dans un rituel de Chypre, Aphrodite et Ariane, l’amante de Dionysos, étaient assimilées l'une à l'autre318 ! Rappelons nous qu’à son jugement Socrate, accusé de ne pas croire aux dieux de la polis, déclare croire néanmoins aux enfants bâtards des dieux avec les nymphes, les daimones 319. 316
A History of Women Philosophers, vol. 1, Martinus Nijhoff Publishers, Dordrecht, 1987. 317 Platon, Le Banquet, 203b. 318 Plutarque, Vie de Thésée, 20. 319 Platon, Apologie de Socrate, 27d.
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Or Dionysos est fils d’un dieu, Zeus, avec la nymphe Sémélé. Son statut intermédiaire est unique dans le panthéon grec, à l’exception d’Hermès, lui aussi fils d’un dieu avec une nymphe. Dionysos qui impose son double statut, dieu et humain, immortel mortel, est l’image même de l’Eros de Diotime. Il paraît également très intéressant de noter qu’Eros est le fils de Poros et de Pénia, ressources et pénurie, mais que c'est à cause de sa mère et non de son père qu’Eros possède sa caractéristique la plus importante : le manque, renforçant l’importance de l’héritage maternel dans le mythe de son origine. Il est par ailleurs notable que l’initiative de la conception est prise par la mère d’Eros, alors que Poros est endormi. Le rôle actif de la mère et la transmission en lignée matrilinéaire sont ainsi mis en valeur, contrariant la valorisation de la reproduction des traits du père dans la progéniture, tant souhaitée par les hommes grecs320 . Nous devons ici penser à Socrate lui-même, son père était un sculpteur et sa mère une sage femme. Il assume le rôle de la mère en se désignant comme un accoucheur d’âmes et donnant à la philosophie le statut d’un accouchement321. Le modèle de Socrate est la mère, car il n’a jamais comparé la philosophie à un travail de sculpture. Le fait que Diotime exprime plusieurs fois des doutes au sujet de la capacité de Socrate à comprendre les choses relatives à Eros et s’interroge sur le fait qu’il puisse atteindre le dégré le plus haut de l’initiation322 semble être une démonstration de la tekne de l’amant, telle qu’elle est expliquée par Socrate luimême dans le Lysis323. L’amant ne doit pas glorifier son aimé avant de l’avoir conquis, mais plutôt lui montrer ses limites, particulièrement concernant la connaissance, lui montrant ce qu’il ne sait pas. C’est précisément ce que fait Diotime dans le Symposium, montrant avec évidence le caractère amoureux de son rapport avec Socrate. Diotime aime Socrate et elle va lui enseigner les choses d’Eros qu’il ignore. 320
Nicole Loraux, Les Mères en deuil, p.106-119. Platon, Théétète, 149a-152a. 322 Platon, Le Banquet, 204b, 207c et 209e-210a 323 Platon, Lysis, 206a-c et 210e. 321
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Nous pouvons percevoir combien le déni de l’existence historique de Diotime a présenté des avantages, le premier étant la négation de genre, qui a empêché que l’attention se tourne vers le caractère définitivement féminin de la doctrine de l’Eros. Un deuxième avantage a été la négation du contenu du discours de Diotime, qui a empêché de comprendre son essence clairement dionysiaque. Ni le féminin dans son aspect maternel, ni le délire sacré ne sont soulignés par les commentateurs comme déterminants dans le savoir au sujet d’Eros. Et pourtant, Eros est une grossesse qui doit culminer avec l’accouchement et, en même temps, mania, mot couramment utilisé dans la sphère du dionysisme. La transe, élément organique du rituel des bacchantes est une expérience de vie dans laquelle fleurissent les voix des prophétesses. Elle agit dans le temps mythique d’une origine qui se fait réalité présente à travers le rituel. La divination, la sorcellerie, les initiations, les sacrifices étaient toutes des activités des prêtresses de Dionysos dans le rituel initiatique des bacchantes et ces activités sont exactement les mêmes décrites par Diotime comme étant la tekne des prêtres324. Par ailleurs, si Diotime savait quel type de sacrifice pouvait éloigner la peste pour dix ans, cela veut dire qu’elle a du avoir des connaissances au sujet des guérisons. Or, le mot utilisé pour décrire ce sacrifice le lie au rituel de Dionysos : thusaménois 325 est normalement traduit par sacrifice, mais Homère utilise ta thustla326 pour parler des objets sacrés portés par les bacchantes, Lycophron utilise thûsai327 pour bacchantes et Thyiade est une dénomination pour bacchante. En examinant le contenu des leçons de Diotime à Socrate, nous trouvons encore plus d’indications sur les liens entre ses paroles et les rites des femmes dionysiaques. Ces rites initiatiques, connus sous le nom de ménadisme, pratiqués et conduits par des femmes, étaient intimement liés à la maternité, à la prophétie et à la guérison. Ils étaient supposés, par des pratiques rituelles très sophistiquées, 324
Platon, Le Banquet, 202e-203a. Idem, 201d4. 326 Homère, Iliade, VI, 134. 327 Lycophoron, Alexandra, 106. 325
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amener les femmes à la compréhension profonde de ce que signifie être femme, en rapport avec une conception large de la maternité, qui devait embrasser toute la Vie et la Nature. Or, selon Diotime, même les animaux sont soumis aux lois de l’amour pour l’immortalité quand ils prennent soin de leurs petits, pouvant aller jusqu’à sacrifier leurs vies pour ceux-ci328. Eros est un chemin naturel pour atteindre l’immortalité, accessible à tous les êtres vivants, étant responsable de la préservation des espèces329. L’Erosophie enseignée par Diotime est étroitement liée à l’amour parental avec une emphase particulière pour l’amour de la mère, comme celle qui accouche dans la Beauté, prenant soin et nourrissant les enfants en commun. Qui aurait pu penser à l’Amour comme un philosophe qui désire accoucher dans la Beauté, sinon une femme ? Et dans quel contexte aurait-elle appris ce genre de connaissance, sinon parmi celles qui pratiquaient les rites ménadiques en l'honneur de Dionysos ? L’amour des parents doit être celui qui éduque, en montrant les limites, en nourrissant, en prenant soin et en guidant leurs enfants vers la vertu, qui a pour but la conquête de l’immortalité. Un des buts de l’Amour est de donner naissance dans la Beauté à une vertu de type très spécial. Homère, Hésiode et d’autres grands poètes, mais aussi des hommes politiques comme Lycurgue et Solon sont donnés comme de tels immortels. La plus haute vertu est ainsi un fruit d’Eros tout comme la Poésie et l’élaboration de lois pour la polis. Il est fondamental de reconnaître que Diotime donne une importance capitale à la Beauté, sans laquelle Eros ne peut pas accoucher330. La Beauté est ainsi une condition sine qua non du bien éthique, politique et artistique. Le Bien est une conséquence du Beau et cette dimension essentielle de l’esthétique est fortement soulignée par Diotime. Même si la divine beauté est dite monoeides, l’accent de son discours est mis sur la grossesse et l’accouchement dans la Beauté et sur le fait de nourrir la vraie 328
Platon, Le Banquet, 206b-207d. Nous pensons que cette conception de l’Amour fournira la base à l’école stoïcienne pour élaborer le concept d’oikeiosis. Voir aussi Le Banquet, 205e7. 330 Platon, Le Banquet, 206c-e et 209b-d. 329
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vertu. Là encore la prédominance de la Beauté sur le Bien et l’absence de la doctrine des Idées distingue la pensée de Diotime de celle de Platon. Le dynamisme de la notion d’Eros comme metaxu montre le philosophe comme quelqu’un toujours en mouvement, toujours à la recherche, pas uniquement par instinct de préservation, mais dans une recherche spirituelle. Il est aussi très intéressant que Diotime cite l’ancienne déesse Eileithyia331, qui a été plus tard confondue avec Artémis. Eileithyia était honorée par les femmes enceintes depuis le Néolithique, sa grotte en Crète peut être visitée encore de nos jours. Le suffixe thyia la relie aux Thyiades, une autre désignation pour les bacchantes. Nous pensons que le concept de metaxu, en tant qu’Eros et daimon est une des plus importantes contributions de Diotime à la philosophie. La proposition logique du tiers exclu veut dire qu’une chose ne peut pas être le même et son contraire en même temps et sous le même rapport, mais Diotime clame pour un tiers inclus, de façon à ce que quelque chose puisse être chaud et froid, mortel et immortel, riche et pauvre. Le troisième terme comme tiers inclus indique aussi l’emphase donnée au nombre trois, connecté au triangle et au symbolisme du féminin et de la mère. Si nous pensons aux rites initiatiques des femmes en l'honneur de Dionysos, en nous souvenant de leur rapport avec la grossesse, nous n’avons plus qu’à penser au ventre de la femme enceinte, qui pratiquement nous montre le tiers inclus. L’enfant dans l’utérus est et n’est pas sa mère... Tout ceci explique pourquoi le premier dieu cité dans le Banquet est Dionysos, ainsi que la raison de l’insistance avec laquelle Platon utilise un grand nombre de références à la mania dans ce dialogue. Il est important dès lors de tirer toutes les conséquences de ces indices et de nous souvenir que Socrate a établi le lien entre la philosophie et la vie, au contraire des Orphiques, qui la lient à la mort. Socrate avait un daimon qui non seulement lui disait ce qu’il ne devait pas faire, mais également lesquels de ses amis il pouvait fréquenter, qui lui
331
Platon, Le Banquet, 206d.
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disait comment les aider, quand cela s’avérait nécessaire 332 . Socrate n’était pas un rationaliste comme l’était Platon. Dans les mots de Diotime la Poésie était un bel enfant d’Eros, elle est hautement positive, comme c’était également le cas dans l'Ion. L’inspiration du poète était aussi une sorte de mania et l’exemple donné dans ce dialogue est précisément celui des femmes, les bacchantes qui accomplissaient les rites de Dionysos 333 ! Tous ces arguments peuvent expliquer les différences d’appréciation et de valeur octroyées à la mania et à la poésie, dans les dialogues platoniciens. Cette valeur attribuée à l’irrationalité doit être due à la philosophie propre à Socrate et il est de la plus haute importance de considérer la théorie de l’Eros comme un legs de Diotime à Socrate. Cela nous conduit à affirmer l’importance capitale de la contribution du culte de Dionysos et particulièrement des rites féminins des bacchantes, à la philosophie. Pour toutes ces raisons, nous voyons que la contribution de Diotime de Mantinée a été capitale dans l’élaboration de ce que l’on a l’habitude de nommer la théorie platonicienne de l’Amour. L’Erosophie, cette sagesse au sujet de l’Amour n’a pas seulement été élaborée dans les cercles dionysiaques fréquentés par la prêtresse, elle n’est pas uniquement une sagesse communiquée par une femme, mais elle est intrinsèquement une sagesse féminine, qui valorise le corps féminin, l’éthique du soin, l’amour maternel et le délire sacré comme essentiel à la philosophie. Diotime se revèle ainsi non seulement une prêtresse, mais une authentique philosophe, à l’origine de tout le savoir socratique et donc à la racine de toute la philosophie occidentale. Nous rendons ici hommage à cette immense philosophe, à la professeure de Socrate, scandaleusement évincée par une histoire de la philosophie misogyne et mensongère, qui ne peut pas ou ne veut pas d’une femme à l’origine d’une des doctrines antiques les plus belles et les plus promises à l’avenir, comme celle de l’Amour.
332 333
Platon, Théagès, 128d-130a. Platon, Ion, 534a-b.
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UN BANQUET DIONYSIAQUE : LES RACINES DE L’EROSOPHIE SOCRATIQUE
Quelques étrangetés de langage attirent notre attention depuis longtemps dans Le Banquet, étant donné le caractère dionysiaque de la réunion, qui a eu lieu après le Concours des tragédies, comédies et drames satyriques, pour commémorer la victoire d’Agathon. Avec sa première tragédie le beau jeune fut victorieux aux concours de la fête dionysiaque et offrit la veille du banquet, avec ses choreutes, un sacrifice à un dieu qui, bien que n’étant pas mentionné, ne peut être autre que Dionysos. Le moment suivant le sacrifice dionysiaque est encore un moment sacré et c’est pendant ce temps que se déroule Le Banquet. Beaucoup du vocabulaire utilisé par Platon se réfère, incontestablement au contexte du culte dionysiaque. Le surnom d’Apollodore, manikos334, renvoie à la mania, le délire sacré, qui selon le Phèdre est à l’origine de l’inspiration poétique, de l’Amour, de la prophétie et de l’initiation dionysiaque. Apollodore lui-même paraît jouer avec l’adjectif, se reconnaissant lui même comme un mainomai 335 . Or mainomenos est l’adjectif utilisé par Homère pour qualifier Dionysos336. La furie d’Apollodore contre tous, à l’exception de Socrate, cette agriaineis 337 , rappelle le nom de la fête dionysiaque des Agrianies. Pendant ces fêtes, les femmes consommaient des feuilles de lierre, plante associée à Dionysos et qui possédait des propriétés extatiques338. Le nom de Dionysos apparaît peu après dans les paroles d’Agathon 339 , qui veut faire du dieu le juge qui doit se prononcer au sujet de la sagesse de chacun. À la première intervention de Socrate, le nom de Dionysos revient, uni à celui 334
Platon, Le Banquet, 173d7. Idem, 173e2. 336 Homère, Iliade, VI, 130-140. 337 Platon, Le Banquet, 173d8. 338 Plutarque, Questions romaines, 112. 339 Platon, Le Banquet, 177e2. 335
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d’Aphrodite, et confirme les liens entre la déesse de l’Amour et le dieu du théâtre. Cette association entre Aphrodite et Dionysos était usuelle à l’époque340. Ainsi, le premier dieu cité au Symposium est Dionysos. Si tous les invités à la fête admettent que l’ivresse est un mal, si tous conviennent avoir trop bu la veille, ils n'en boivent pas moins tous pendant le Banquet, avec unique condition que chacun boira autant qu’il lui plaira, selon son plaisir. La puissance du liquide dionysiaque s’empare ainsi du corps de tous les orateurs et sans doute aussi de leurs âmes. Boire par plaisir est différent de boire au concours organisé pendant les Anthestéries, une des plus anciennes fêtes de Dionysos. Là il s’agissait d’une compétition, dans laquelle le plus grand buveur de vin gagnait341 , ici la décision est de s’incorporer le liquide dionysiaque avec plaisir. À travers le délice de la saveur du vin, le dieu possède les invités par l’intérieur comme dans une légère transe... Dans notre livre Dionysos en transe : la voix des femmes, nous avons fait une distinction nette entre le culte de Dionysos et en particulier entre le rituel initiatique et féminin des bacchantes et la secte orphique. Avec ses tendances ascétiques, l’orphisme ne doit pas être confondu avec le culte dionysiaque et en particulier avec le rituel pratiqué par les Ménades, dans lequel la présence des femmes, la danse, la transe et la consommation de viande crue étaient des pratiques essentielles. Il n’est donc pas surprenant qu’au premier discours du Symposium prononcé par Phèdre, la condamnation de l’attitude d’Orphée apparaisse clairement : le poète, chanteur et joueur de cithare, n’a pas eu le courage de mourir pour Eurydice et a utilisé tous les artifices pour pénétrer vivant dans l’Hadès. Mort par les mains des bacchantes de Dionysos, pour sa trahison à la nymphe Eurydice, Orphée ne mérite que le mépris, car il n’aimait pas véritablement342 . Sa haine du genre féminin était si grande, qu’il ne voulait même pas renaître humain, pour ne pas
340
Solon, frag. 20, Diehl. Plutarque, Propos de table, I, 1, 2. 342 Platon, Le Banquet, 179d-e. 341
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avoir à passer par le corps d’une femme343. Ainsi les premiers indices apparaissent déjà dans Le Banquet concernant le contexte dionysiaque et non orphique du dialogue. Phèdre reconnaît que le véritable amant est possédé par le dieu344, indiquant son souvenir de la leçon du Phèdre. Dans ce dialogue la mania était classée en quatre sortes et la mania télestique ou initiatique y était attribuée à Dionysos 345 . L’Amour y était aussi une forme de mania et dans Le Banquet c’est lui qui permet l’ascension initiatique qui a pour finalité l’immortalité. Cette élévation commence par la vision, elle part d’un premier regard sur le corps. Le premier amour est celui pour un beau corps et sans ce degré qui amène au deuxième qui s’abstrait d’un corps pour devenir amour pour la beauté de tous les beaux corps, il n’y a pas moyen de faire cette ascension346 . Le corps est donc essentiel au chemin du délirant Eros. Ce pas fondamental confère sa dignité au corps et confirme le caractère dionysiaque de la théorie de l’Eros, car pour le dionysisme, au contraire de l’orphisme, le corps n’est pas le tombeau de l’âme, mais le lieu de la possession par le dieu. La danse, prière du corps, était un élément essentiel du rituel pratiqué par les bacchantes, elle menait à la transe et à la rencontre avec Dionysos. Dans le discours de Pausanias, l’Amour est le responsable des amitiés et des sociétés solides, il est le ciment des cités et semble être le fondement même de la philosophie347 . L’Amour libère de tous les compromis et serments, conférant à l’être humain une liberté totale sous les garanties d’Aphrodite348 . À Athènes le comportement extravagant et irrationnel de l’amant était valorisé349 . La relation d’Eros avec la médecine et avec la guérison est désignée comme une évidence par Eryximaque ; il existe un
343
Platon, La République, X, 620a-b. Platon, Le Banquet, 180b2. 345 Platon, Phèdre, 265b. 346 Platon, Le Banquet, 210a-c. 347 Idem, 182b-d. 348 Idem, 183b-d. 349 Idem, 182e-183a. 344
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Amour digne en relation avec les corps 350 . Il convient de rappeler ici que la prêtresse de Delphes a recommandé qu’on appelle Dionysos guérisseur351 et que le dieu possédait un oracle comme médecin et guérisseur à Amphiklé en Phocide 352 . La médecine est à la recherche de l’harmonie entre les éléments du corps et cette harmonie est belle. La musique, l’astronomie et la divination sont également des sciences de l’Amour353. Eros est ainsi élargi à l’ensemble du Cosmos dans la perspective du médecin et guérisseur Eryximaque. Le discours du poète comique Aristophane fait usage d’un mythe sur l’origine de la nature humaine et met Eros en rapport avec le désir de complétude, à la recherche d’une nature originelle perdue354. Là aussi Eros est en relation intime avec le corps et la sexualité. L’importance de ce discours est capitale, c’est lui qui introduit l’idée que l’amour est dû à une incomplétude. Les liens entre Aristophane, Dionysos et Aphrodite sont signalés dès une des premières interventions de Socrate dans le dialogue 355 . Aristophane est un connaisseur d’Amour, le poète comique dédie sa vie à étudier et parler de Dionysos et d’Aphrodite. Agathon, poète tragique vainqueur du concours de théâtre et promoteur du Banquet, décrit Eros comme un dieu qui vit parmi les fleurs356. Or, la plus ancienne fête en honneur de Dionysos se nommait Anthestéries, la fête des fleurs. Même Apollon n’est rien qu’un disciple d’Eros357 , certifie le poète tragique. C’est aussi l’Amour qui produit la paix 358 qui, selon Euripide est aimée par Dionysos, comme une déesse qui fait prospérer la jeunesse359. Dans le discours d’Agathon, Eros est aussi soter360, sauveur, comme le Dionysos que les Danaïdes ont honoré d’une 350
Platon, Le Banquet, 186b-186e. Aténée, Les Deipnosophistes, II, 36b-c 352 Pausanias, X, 33, 11. 353 Platon, Le Banquet, 187a-188e. 354 Idem, 191a-192e. 355 Idem, 177e. 356 Idem, 196a-b. 357 Idem, 197a-b. 358 Idem, 197c. 359 Euripide, Les Bacchantes, vers 415-420. 360 Platon, Le Banquet, 197e2. 351
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image en bois361 . Fondateur de toutes les réunions comme le Symposium, guide dans les fêtes, les chœurs et dans les sacrifices 362 , à quel dieu peut se référer Agathon sinon à Dionysos ? Avant même de commencer à parler sur l’Amour, Socrate s’auto proclame prophète (mantikos), pour avoir annoncé son embarras à parler après Agathon363 . Socrate, qui rapporte les propos de Diotime est le seul philosophe dans toute l’histoire de la philosophie à décrire le processus de la pensée philosophique comme une génération et un travail d’accouchement. Il est intéressant de remarquer que, fils d’une sage femme et d’un sculpteur, le modèle socratique est la mère et non le père. Encore que Socrate reconnaisse la différence entre le corps et l’âme, se disant accoucheur d’âmes, reste que le modèle, le paradigme de sa philosophie est l’accouchement, activité typiquement et intrinsèquement féminine. Ce respect et cette révérence montrent avec évidence la valeur attribuée aux femmes et au féminin par le philosophe. Nous savons que Socrate aimait les femmes : il s’est marié deux fois, il fréquentait et admirait Aspasie, il a été disciple de Diotime. Sans doute aussi les déesses comme Aphrodite et Eileithyie, exemples de divinités féminines du panthéon grec polythéiste, filles du contexte religieux et culturel de l’époque, ont exercé de l’influence sur les réflexions philosophiques et ne sont pas par hasard explicitement citées par Diotime dans le Banquet364. Certaines raisons historiques contribuent à l’aveuglement des chercheurs à propos de l’importance des croyances polythéistes dans l’élaboration de la pensée grecque. La présence des prêtresses et des cultes exclusivement féminins ne doit pas être négligée. Beaucoup d’oracles parmi lesquels les plus importants de Grèce étaient "reçus" par des médiums femmes, elles qui "quand elles sont en proie au délire ont rendu à la Grèce tant de beaux services"365. Diotime de Mantinée parle 361
Pausanias, II, 37. Platon, Le Banquet, 197d-e 363 Idem, 198a. 364 Idem, 203b et 206d. 365 Platon, Phèdre, 244ab. 362
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en langage oraculaire, elle utilise des termes relatifs aux initiations 366 et crée un mythe pour parler de l’origine de l’Amour. Eros est communication entre hommes et dieux, il est origine et cause des savoirs les plus importants, tels les initiations, les incantations, la divination et la sorcellerie qui comme nous le savons, en ces temps anciens, se distinguait mal de la médecine367. Eros est un daimon délirant et possédé, il est metaxu, un intermédiaire qui inclut. Le metaxu cité par Diotime sept fois dans son discours dans le Banquet 368 est peut-être le concept qui fait déclarer à Proclus que la prêtresse est une pythagoricienne. Il est vrai que Diotime utilise les mots kala mathemata e kalou mathema369pour désigner la science du Beau et le metaxu pourrait bien se référer aussi aux nombres irrationnels, qui ont tant préoccupé l’école pythagoricienne, ne pouvant pas être classifiés ni comme pairs ni comme impairs. Catégorie sui generis, le metaxu apparaît dans les mots de Diotime comme une valeur positive. C’est là une contribution capitale pour la philosophie, puisque cette Erosophie n’annule pas les contraires en une unité, mais fait coexister les différences et les montre comme positives. Bacchante et grande maîtresse d’Amour, Diotime sait utiliser sa connaissance pour générer de l’Amour. C’est pour cette raison qu’elle questionne les capacités de Socrate et accentue son ignorance. Avant de conquérir son Amour, l’amant, Eros, doit lui montrer ses insuffisances. Telle est la leçon du Lysis, appliquée par Diotime à Socrate et qui l’a converti complètement. Pour cette raison nous croyons que le dialogue Lysis s’est tenu pendant la période des conversations entre Diotime et Socrate. De par leur contenu fortement rattaché à la mania, le Phèdre et l’Ion paraissent également faire partie de cette période.
366
Platon, Le Banquet, 209e-210a. Idem, 202e-203a. 368 Idem, 202a2, 202a7, 202b4, 202d8, 202e, 204b, 204b5. 369 Idem, 211c 6-9. 367
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Les remarques de Lesley Ann Jones 370 et de David Halperlin371 indiquent le fait que Diotime n’est pas satisfaite de la réponse de Socrate concernant la question qu’elle lui pose : "celui qui est amant des belles choses, qu’aime – t-il ? ", étant donné que Socrate dira que l’amant désire posséder l’objet de son amour. La prêtresse va opposer à ce modèle masculin d’Amour de nature acquisitive, un autre modèle féminin, de nature procréatrice. Ce modèle va tourner autour de la fécondité, de la conception, de la gestation et de l’accouchement. Il est remarquable que Diotime parle du désir érotique comme consistant en une excitation occasionnée par la grossesse et atteignant son climax dans l’accouchement. L’amoureux, l’âge venu, aspire à enfanter et procréer dans la beauté et il aime les beaux corps plutôt que les laids, parce qu’il est enceint. Le subtil glissement qui s’opère dans le discours de Diotime372 doit aussi attirer notre attention : on passe du terme genesis 373 à poiesis374 pour finalement aboutir à celui de tiktein375. Du terme général de "génération" on en vient à celui de création, pour aboutir à l’accouchement. C’est alors que Diotime cite Eileithyia, déesse qui préside aux accouchements, peu avant de décrire l’apogée de l’initiation érotique comme "megales odinos", paroles utilisées dans l’Hymne à Sémélé 376 , pour caractériser le travail d’accouchement377 . Toutes ces évidences convergent de façon assez convaincante pour faire de Diotime de Mantinée une prêtresse de Dionysos. L’Erosophie de Diotime est ce que Socrate transmet aux autres, puisque comme il l’admet lui même, Diotime l’a 370
Lesley Ann Jones, "The Politics of Pleasure : female sexual Response in greek medical Writings", in Helios, 1990. 371 David Halperlin, "Platonic Eros and what Men call Love", in Ancient Philosophy, 1985 et "Why is Diotima a Woman ? ", in Before Sexuality, Princeton, 1990. 372 Cette observation a été faite par Fulvia de Luise au Colloque International sur Le Banquet, à Recife, en mai 2011. 373 Platon, Le Banquet, 204d-205e. 374 Idem, 205b-d. 375 Idem, 206b-e. 376 Hymnes et discours sacrés, p.128. 377 Acker C., "Dioniso, Diotima e a Erosofia", in AISTHE, vol.2, n°3, 2008.
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convaincu378, après plusieurs rencontres, qu’Eros est manque et non complétude. Ce savoir profondément philosophique est la condition de toute philosophie et c’est en cela que consiste l’unique connaissance de Socrate, ce qu’il reconnaît d’ailleurs à maintes reprises. Les dialogues aporétiques sont ainsi les exemples les plus parfaits de cette vision du monde, qui montrent la philosophie comme Amour, qui laisse exister le désir pour mieux aiguiser la recherche vers la sagesse. Il paraît donc nécessaire de comprendre que non seulement la théorie de l’Eros a ses racines dans le dionysisme, mais qu’il faut attribuer à Diotime, puis à Socrate ce que lui même désigne comme son unique savoir : l’Erosophie. Ce non-savoir, qui est une connaissance sur l’ignorance et sur le manque est une propédeutique à la Philosophie. Il semble ainsi utile d’affirmer qu’il n’y a pas une théorie platonicienne de l’Eros, mais une théorie socratique, directement inspirée par le discours de Diotime qui, d’autre part, fournit divers indices selon lesquels son activité initiatique, prophétique et sacerdotale se rattache au culte de Dionysos. La valeur initiatique de la grossesse et de l’accouchement est fortement accentuée dans le dionysisme, en particulier dans les mythes dionysiaques et dans le rituel des bacchantes. La première grossesse et le premier accouchement sont l’occasion d’un éveil spirituel unique, dévoilement d’une nouvelle vision du monde, dans laquelle toute la nature doit être nourrie, soignée et protégée. Un exemple de cette compréhension mystique est l’allaitement rituel des petits d’animaux sauvages, décrite par Euripide379. Il est à ce titre remarquable que Diotime rappelle l’importance de nourrir ce qui a été procrée "...il enfante ce qu’il portait en lui depuis longtemps, il le procrée, présent ou absent, sa pensée revient vers cet être et il nourrit en commun avec lui ce qu’il a procrée" 380 . En outre l’Eros de Diotime embrasse toute la Physis, toutes les espèces vivantes, indiquant avant l’heure le fondement éthique de ce que les modernes appellent écologie. Ainsi toute la sagesse démonique 378
Platon, Le Banquet, 212b. Euripide, Les Bacchantes, vers 688-700. 380 Platon, Le Banquet, 209c. 379
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au sujet d’Eros est entièrement baignée dans la mystique féminine du dionysisme. Le fil doré d’Ariane, qui unit et conduit les divers indices d’une position authentiquement socratique aux mystères dionysiaques des bacchantes, nous permet de comprendre la raison pour laquelle le féminin, la maïeutique, le délire, le daimon comme metaxu sont si valorisés dans le discours de Diotime alors que ce même metaxu, sera tellement critiqué par Aristote car il n’entre pas dans sa logique binaire, calquée sur les principes de non–contradiction et du tiers exclu 381 . Le caractère intermédiaire de l’Eros et des daimones est désigné par le concept de metaxu, notion absolument et radicalement nouvelle en philosophie, qui vient dépasser Pythagore avec ses tables de contraires et répondre à Héraclite, offrant une autre voie au monisme et au dualisme. Les oppositions d’Héraclite se dissolvent dans l’unité du Logos et la nouveauté du concept de metaxu est de jeter à terre monisme et dualisme. Ce concept moyen et intermédiaire défie toute la logique basée sur le principe de non–contradiction et sur le principe du tiers exclu, qui précisement n’admet pas un terme moyen entre deux contradictoires. Ainsi Eros est un intermédiaire entre le mortel et l’immortel, ouvrant une troisième voie qui ne trouvera pas de suivants pas même chez Hegel. Le concept de metaxu a été depuis lors inexploré par la philosophie. Chemin qui trouve passage entre l’être et le non être, l’Eros de Diotime est une authentique sagesse, une Erosophie. Permanence dans l’impermanence, impermanence dans la permanence, l’Erosophie apparaît comme une proposition insolente et insolite, comme une activité d’accouchement, typiquement féminine de création, de réception de l’altérité et de nutrition. Le metaxu est un moyen terme inclusif, le tiers inclus qui détermine la dynamique du daimon. Il vit et meurt le même jour, étant mouvement constant entre des contraires qu’il n’abolit jamais. Eros est celui qui aime et non l’aimé, il est donc activité d’aimer382 . L’activité réceptive d’amour est une qualité typique 381 382
Aristote, Métaphysique, 1005b35 – 1012a30. Platon, Le Banquet, 204c-d.
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du féminin. Quel corps peut concevoir, nourrir et recevoir l’altérité sinon le corps des femmes ? Cet ouvrage créatif de concevoir, de soigner, nourrir et accueillir le nouveau, le divers, l’altérité, est aussi un accouchement d’œuvres poétiques, mais également de valeurs éthiques et politiques. Eros est activité de concevoir et d’accoucher et pour cela la Beauté doit lui être proche. La Beauté est une condition nécessaire à tous les accouchements. Ainsi est expliquée l’importance de la présence de la déesse Aphrodite - Ariane auprès d’Amour. La beauté ramène à l’art et à l’œuvre des poètes. La signification mystique de la maternité dans le rituel des femmes suivantes de Dionysos implique l’acquisition de valeurs esthétiques, éthiques et, sans doute aussi, politiques. Faire de la maternité la valeur suprême c’est indiquer un compromis avec la Vie, avec la Nature et avec la Paix. C’est la raison pour laquelle Diotime parle de la prudence et de la justice, ainsi que de l’ordonnance des cités comme étant des œuvres d’Eros383. Nommés juste après Homère et Hésiode, Lycurgue et Solon sont des exemples d’hommes politiques qui ont accouché d’une forme d’excellence. La politique rentre donc dans la sphère érotique et il est fondamental de souligner le caractère éminemment libéral du statut des femmes dans le dionysisme et, aussi, le relatif manque de hiérarchie dans les thiases dionysiaques. Dans la tragédie d’Euripide ce sont les bacchantes avec Dionysos qui imposeront des limites au tyran Penthée, le conduisant à la mort. Ainsi, même pour le leader politique il convient de respecter les femmes, sous peine de mort. Sans respect pour les femmes il n’y a pas de cité possible pour Dionysos. Il convient par ailleurs de se souvenir d’Antigone, qui selon Euripide était une bacchante, ayant conduit les chœurs de Sémélé384 et qui a su imposer des limites à Créon, même en le payant de sa vie. Son courage et sa fidélité aux valeurs du ventre maternel 385 (homosplanchnous sebein), restent pour 383
Platon, Le Banquet, 209a6-209b. Euripide, Les Phéniciennes, vers 1753-1757. 385 Sophocle, Antigone, vers 511. 384
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toujours dans le cœur de celles, qui comme les mères de la Place de Mai, cherchent les corps de leurs enfants pour leur donner sépulture. Nous voyons que le discours de Diotime possède des implications éthiques et politiques profondément actuelles. Il est également impossible dans le contexte d’un discours prononcé par une prêtresse de ne pas signaler son contenu mystique : l’ascension initiatique doit culminer avec la contemplation de la beauté. Le dernier terme de l’ascension n’est pas une science, mais une vision subite d’un statut différent des autres stades initiatiques, une extase mystique. Il existe donc un délire sacré et philosophique clairement énoncé à plusieurs reprises dans divers dialogues et qui va d’ailleurs couronner le discours d’Alcibiade dans le Banquet. Notons qu’ayant demandé à Socrate qu’il l’interrompe au cas où il raconterait des mensonges386, le discours d’Alcibiade n’est à aucun moment contesté par Socrate. Ce discours relate comment à partir du regard sur la beauté d’un corps (celui d’Alcibiade) Socrate commence à l’aimer et comment cet amour s’approfonde et touche l’autre, puisqu’Alcibiade voit la beauté de l’âme de Socrate. En faisant l’éloge de Socrate, Alcibiade fait l’éloge d’Eros et nous offre sans conteste un discours apte à "rendre la jeunesse meilleure"387, selon les mots de Diotime, montrant clairement les effets de cet amour. En dehors des comparaisons entre Socrate et un Satyre ou un Silène 388 , personnages de la sphère mythique et rituelle dionysiaque, Alcibiade décrit la philosophie elle même comme une transe sacrée relative au culte de Dionysos, auquel ont participé Socrate et beaucoup des invités présents au Banquet, "philosophou manias te kai bakxeias"389. Alcibiade, possédé par le vin et par la puissance de Dionysos, reconnaîtra en Socrate le réel vainqueur du Banquet, pas seulement en enlevant la couronne de lierre à Agathon pour la poser sur la tête de Socrate, mais en dévoilant la véritable nature du philosophe, ses vertus 386
Platon, Le Banquet, 214e. Idem, 210 b-d. 388 Idem, 214a-b, 215a-b, 216c-d, 221d-e. 389 Idem, 218b. 387
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de conciliation, de courage, d’altruisme et de justice. Son discours répond à Agathon, qui indiquait qu’il reviendrait au juge Dionysos de décider de la sagesse de chacun. À la fin du Banquet, seuls restent éveillés Agathon, Aristophane et Socrate, qui continuent de boire, partageant une même coupe et s’entretenant au sujet de l’art des poètes390. La voix des poètes dionysiaques est donc la seule à suivre la voix du philosophe jusqu’au bout de ses questionnements. Nous voyons donc dans le Banquet que le délire sacré de l’amant-Eros-philosophe est une voie différente de la dialectique rationnelle, bien que les deux aient une même finalité, un terme ultime : le bonheur. Aucun des deux chemins n’est plus ou moins digne que l’autre, celui rationnel de la dialectique et de la confrontation d’opinions doit conduire à la connaissance de la vérité, celui, délirant, de l’Eros doit conduire à l’immortalité et produit de la rationalité, à travers la création de discours qui doivent rendre la jeunesse meilleure, de lois ou de poèmes. L’une est la voie platonicienne, l’autre la voie socratique, et cette deuxième ne prétend pas connaître la vérité, mais sait qu’elle ne pourra être de la philosophie que dans la mesure où elle est consciente de ne rien savoir. Si Platon paraît avoir un contenu philosophique à présenter, établissant des critères rigoureux dans sa cité idéale, bannissant les poètes391, limitant drastiquement la consommation de vin 392 , excluant toute danse à caractère dionysiaque393, obéissant à des préceptes ascétiques qui doivent beaucoup à l’orphisme, Socrate ne transmet rien comme savoir positif, comme contenu de savoir, il transmet uniquement la forme dionysiaque d’un non savoir qui est une éternelle recherche. Ainsi, véritablement socratiques sont les dialogues aporétiques, qui apprennent à aimer, qui enseignent Eros. Le délire de la position socratique est d’inspiration divine, car nous ne pouvons pas oublier son adhésion intégrale à la voix de son daimon, qui ne l’a jamais trompé. Et le délire sacré, inspiré par les dieux sera toujours 390
Platon, Le Banquet, 223c-d. Platon, République, III, 386a-403c et X, 598d-608c. 392 Platon, Lois, II, 671a-674c. 393 Idem, VII, 815c-d. 391
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supérieur à la raison humaine394. Cette supériorité a été peu à peu abandonnée par Platon, peut-être parce que l’élève n’a pas voulu se compromettre ave le contenu d’une mystique qui a amené Socrate à l’accusation de ne pas croire aux dieux de la polis. Peut-être par la conviction que le logos est une voie plus sûre que l’Eros, qui peut se perdre sur le chemin... En tout cas ces données contredisent les récentes interprétations au sujet du dionysisme dans Le Banquet. Nous ne pouvons pas concéder ni à Giovanni Reale, ni à Gerhard Krüger, que l’apollinisme vainque le dionysiaque dans cette œuvre majeure 395 et non plus que le dionysiaque y soit rapidement éliminé 396 . De telles interprétations prétendent justement nier les plus grandes évidences : celle selon laquelle l’Amour est l’unique savoir de Socrate, celle selon laquelle il est un délire sacré ayant un lien intrinsèque avec la grossesse et l’accouchement et celle qui fait de l’Erosophie un chemin aussi digne que la dialectique. Même Léon Robin, en dépréciant l’Eros comme un “principe inférieur” d’action et de connaissance, semble montrer à ce sujet un certain malaise397. Comme il l’admet luimême, l’Amour étant une forme de délire, il ne peut être enseigné ni transmis, mais justement Socrate a toujours insisté au sujet de son ignorance. Il n’avait rien à transmettre en dehors de la conscience de son ignorance, le savoir au sujet d’Eros, comme condition à la philosophie. Il aurait donc suffit à Léon Robin de reconnaître que si Platon était un rationaliste, Socrate quant à lui ne l’était pas. Il n’y aurait ainsi pas eu de problème à constater que toute la sagesse du Banquet est éminemment dionysiaque. Il existe alors une cohérence parfaite entre l’Amour délirant comme chemin philosophique et la conception de la philosophie comme maïeutique, comme accouchement, qui ne peut être fécond qu’en présence de la Beauté. En accord avec cette conception, dans le Phèdre, comme dans Le Banquet et dans l'Ion, la plus grande valeur du délire sur la raison est 394
Platon, Phèdre, 244d. Reale, Eros, demonio mediador, p.257-267. 396 Krüger, Ragione e passione, l’essenza del pensiero platonico, p. 93-94. 397 Robin, La Théorie platonicienne de l’amour, p. 164. 395
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évidente. Et ce caractère positif du délire ne peut être attribué qu’aux mystères dionysiaques, à l’intérieur desquels la mania était une pratique rituelle fondamentale. Malheureusement, soit par l’ignorance du caractère profondément grec de Dionysos, soit par des préjugés dus à des options religieuses incompatibles avec l’étude du paganisme, soit pour des options idéologiques rationalistes, ces opinions d’éminents chercheurs sont aujourd’hui prédominantes. Et pourtant, en attribuant à Socrate son unique savoir et en reconnaissant son caractère démonique et non rationnel, nous comprenons beaucoup mieux les divergences dans l’œuvre de Platon, au sujet de la poésie, de l’Amour, de la prophétie et des mystères initiatiques dionysiaques. Par ailleurs, il devient surtout évident pour quelle raison le véritable philosophe est en définitive le Bacchant398, celui qui participe activement au rituel du dieu Dionysos.
398
Platon, Phédon, 69c-d.
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LA DOCTRINE DE L'OIKEIOSIS DANS L'ANCIEN STOÏCISME
L'importance du mouvement écologique n'a cessé de croître depuis les années 70 et les conséquences de notre mode de vie moderne, de plus en plus friand des ressources non renouvelables de notre planète, justifient largement cette importance. Il serait donc intéressant pour ceux qui se réclament de l'écologie aujourd'hui, de connaître ses racines philosophiques, à commencer par le mot grec oikos : la maison, logos : parole ; mais si la maison signifiait pour les Grecs en général leur maison particulière, pour les philosophes stoïciens cette maison était beaucoup plus large, elle englobait toute la Nature voire tout le Cosmos, elle indique une appartenance, une parenté entre tous les êtres vivants. Si les Epicuriens comme les Stoïciens ont choisi de mettre la Nature au centre de leur système de pensée, seuls les deuxièmes vont explorer la notion d'oikos pour lui donner un sens et une valeur fondamentaux à l'intérieur de leur éthique. Car la doctrine de l'oikeiosis vient répondre à une nécessité de l'éthique grecque au moment où la civilisation hellénistique, s'ouvrant au monde, voit s'effondrer les cadres de la cité. Le stoïcisme a joué un rôle de premier plan dans l'élaboration des nouvelles valeurs. Pour la philosophie attique, l'homme était un être politique, ne pouvant s'accomplir qu'à l'intérieur de la communauté. Bien que l'éthique grecque reste un eudémonisme, une recherche du bonheur, elle le place alors dans la seule perfection individuelle, en lui donnant comme cadre l'univers. Il devint ainsi fondamental de comprendre l'individu dans sa structure d'être vivant. Les épicuriens voyant dans cette structure une première tendance vers le plaisir, ce fut tout aussi bien en réaction à l'hédonisme qu'en réponse à une nécessité historique que les stoïciens créèrent la doctrine de l'oikeiosis. Bien que plusieurs interprètes399 aient cherché à déterminer avec exactitude si la doctrine remontait à Zénon, le fondateur du 399 Pohlenz M., Grundfragen der stoischen Philosophie, Vandenhoeck und Ruprecht, 1940 ou encore White N. P., "The Basis of stoic Ethics", in
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stoïcisme, nous éviterons cette polémique, convaincus que l'état de nos sources ne permet en aucun cas d'en décider. Aussi, bien que l'authenticité de cette doctrine ait été mise en doute, elle est aujourd'hui amplement reconnue, grâce notamment à la contribution de C. O. Brink400. Ce dernier concluait néanmoins à l'importance limitée de l'oikeiosis dans l'éthique stoïcienne. Aucun mot ne correspondant en français à la richesse sémantique du terme oikeiosis, nous nous abstiendrons de le traduire. Cependant, nous pouvons essayer de l'approcher dans la langue grecque en général. Oikeiosis est le substantif grec auquel correspond l'adjectif oikeios, celui-ci dérivant du mot oikos, qui désigne la maison et s'applique non seulement à ses membres parents par le sang, mais aussi et plus généralement, à toute association favorable. Dans cette sphère, oikeios couvre tout ce qui appartient à un être dans un sens non économique401. Dans le stoïcisme, oikeiosis correspond à un rapport unilatéral ainsi qu'à son facteur subjectif, la conscience de ce rapport402. L'oikeiosis non seulement détermine pour tout être vivant sa tendance à l'auto-conservation, mais elle est le fondement même de la vertu de justice403. Ainsi pour les stoïciens, la fin éthique consiste en la seule vertu, définie comme une vie en accord avec la nature 404 . Nous adopterons alors le point de vue de Chrysippe, selon lequel il s'agit d'un accord avec la nature humaine et avec la nature cosmique405. Il s'agira donc dans cette étude d'indiquer comment l'oikeiosis partant de la reconnaissance de certains objets comme préférables, en arrive à reconnaître le bien dans la seule Harvard Studies in Classical Philology, LXXXIII, 1979, Harvard University Press, p. 143-178. 400 Brink C. O., "Oikeisis and Oikeiosis : Theophrastus and Zeno on Nature in moral Theory", in Phronesis, I, 1955-1956, Assen, p. 123-145. 401 Pembroke S. G., "Oikeiosis", in Problems in Stoicism, ed. A.A. Long, The Athlone Press, 1971, p. 114-149. Il est intéressant de remarquer que Diotime de Mantinée semble établir le lien entre ce qui est oikeion et ce qui est bon dans Le Banquet, 205e. Serait-ce là le point de départ de la spéculation des Stoïciens sur l’oikeiosis ? 402 Idem, p. 116. 403 Arnim H.V., Stoicorum veterum fragmenta, I, 197. 404 Diogène Laerce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII. 405 Diogène Laerce, Vies et doctrines des philosophes illustres, p. 89.
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rectitude morale, fondant ainsi l'identité entre sagesse humaine et sagesse cosmique. Nous allons tenter de montrer que la doctrine de l'oikeiosis, loin de survenir accidentellement dans le système, en est au contraire une pièce maîtresse, qui illustre remarquablement la manière dont les stoïciens concevaient le rapport entre nature et vertu. Nous commencerons par analyser la notion d'oikeiosis chez l'animal en général, dont l'homme. Nous tenterons de montrer comment, dans le but de l'auto conservation, l'oikeiosis articule donnée physiologique et distinction de valeur. En deuxième lieu, nous étudierons le rôle de la raison dans son rapport à l'oikeiosis, en nous demandant comment cette dernière est susceptible de recevoir un contenu supérieur, une signification éthique. Enfin, nous tenterons d'analyser cette signification à tous les stades du développement moral de l'homme et particulièrement en ce qui concerne la vertu de justice. L'OIKEIOSIS ANIMALE La Perception : Contrairement à Platon et à Aristote, les stoïciens conçoivent l'âme comme ce qui différencie les animaux des végétaux406 . Dans l'embryologie stoïcienne, le fœtus n'est pas encore un animal : son principe vital est semblable à celui du végétal et ne se transforme en âme qu'au moment de la naissance, par l'effet de la rencontre avec l'air, résultant de la respiration407. L'âme est un souffle chaud, mélange de feu et d'air. Ces conceptions s'accordent avec celles de certains des plus illustres représentants de la médecine hellénistique, tels Hippocrate et Hérophile. L'animal diffère ainsi du végétal par la perception et par la tendance408. Celle-ci sera traitée dans un prochain chapitre, mais 406
Hieroklès, Elementi di Etica, in Corpus dei papiri filosofici greci e latini, I, Leos, Olschki Editore, 1992, p. 299. 407 Idem, p. 299. 408 Idem, p. 301.
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nous avons grâce à Hieroklès un compte rendu détaillé de la façon dont les stoïciens comprenaient le fonctionnement de la perception. Il semble que le souci majeur de l'auteur des Eléments d'éthique soit de répondre à ceux qui réfutent un aspect crucial de la conception stoïcienne de l'oikeiosis : la perception qu'a l'animal de lui-même dès sa naissance. La faculté perceptive ayant comme fonction non seulement la perception d'objets extérieurs, mais aussi la perception de soi, est ainsi nécessairement réflexive. Mais quel est le soi à être perçu ? Si la tradition dualiste opposait esprit et matière, pour les stoïciens, âme et corps sont totalement mélangés l'un à l'autre409, dans une parfaite réciprocité. Hieroklès explique cette interaction par des exemples : quand le corps est sujet à une infection, l'âme délire et ne peut utiliser ses facultés, quand celle-ci ressent de la peur, le corps change de couleur ou perd la voix410. Interprétation remarquablement moderne en ce qu'elle annonce déjà certaines découvertes psychanalytiques, telle celle qui concerne les paralysies hystériques. Pour les stoïciens seuls les corps sont capables d'action411, mais la corporéité n'est pas conçue comme simple matière, bien qu'elle l'utilise. Ainsi l'âme, étant active, doit nécessairement être corporelle. Voici un extrait des Eléments d'éthique, qui explique le mécanisme de la perception de soi : "L'âme se tenant de fait vers l'extérieur dans un mouvement d'expansion, frappe toutes les parties du corps avec lesquelles elle est mélangée et vient être frappée en retour. Le corps aussi, comme l'âme, résiste à la pression et l'affection agit ensemble en tant que pression commune et résistance réciproque. Des parties externes retournant vers l'intérieur, l'affection est canalisée vers le centre de commandement de la poitrine ; ainsi se vérifie une perception de toutes les parties, soit du corps, soit de l'âme ; et cela équivaut au fait que l'animal a perception de soi"412. Nous voyons que la perception du soi présuppose la théorie du mélange total. Le soi à être perçu est l'unité vivante née du 409
Idem, p. 319. Idem, p. 321. 411 Stoicorum veterum fragmenta, II, 363. 412 Hieroklès, Elementi di etica, in op. cit., p. 325. 410
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mélange entre âme et corps, il n'est pas un état mental, mais un tout psychosomatique. Le mouvement de va-et-vient crée une tension, un tonos dans l'être et lui assure sa vitalité, son individualité et la cohésion de ses parties. Ainsi la permanence d'un état s'explique par des mouvements opposés, comme le calme apparent d'un oiseau flottant dans les airs. Des mots comme "pression" ou "frapper" peuvent faire penser au flux sanguin ou à la respiration. Il semble que la perception de soi se fasse au moyen d'un sens tactile interne. Dans tous les cas, la perception de soi se fait par un contact immédiat et actuel du mouvement tonique ; c'est une capacité innée de l'organisme à se distinguer du milieu. Il existe ainsi un lien indéniable entre perception et mouvement. Selon Sénèque, "rien ne montre mieux que l'animal perçoit ses facultés constitutives que la justesse et l'aisance de ses mouvements"413. Il ne semble pas qu'il s'agisse ici seulement d'une justesse dans la réponse à des stimuli extérieurs comme le veut B. Inwood414. En effet, l'animal peut répondre à un stimulus intérieur, tel la faim. Ce qui est frappant, et qui prouve qu'il se perçoit luimême, c'est une justesse et aisance entre la stimulation interne de l'hégémonikon et la coordination du mouvement. Contrairement à Aristote qui déclare que sans les objets extérieurs, les sens ne produisent pas de sensations 415 , les stoïciens admettent que la perception de soi est antérieure à la perception des objets extérieurs et peut donc en être indépendante. Ainsi l'enfant privé de son et de lumière, perçoit sa propre destruction416. En ce qui concerne la perception des choses externes, elle semble produire immédiatement une perception de soi corrélative : d'un animal nocif, j'ai une représentation mauvaise417. Il y a une permanence de la perception de soi, même quand l'animal est endormi 418 . Cette perception est d'abord confuse, 413
Sénèque, Lettre à Lucilius, 121, 5. Inwood B., Ethics and human Action in early Stoicism, Clarendon Press, 1985, p. 191. 415 Aristote, De l'Ame, II, 5, 416b32-417a10. 416 Hieroklès, op. cit., p. 341-343. 417 Sénèque, Lettre à Lucilius, 121, 21. 418 Hieroklès, op. cit, p. 325-327. 414
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elle deviendra plus nette au fur et à mesure que l'animal grandit419. En tant qu'une espèce de phantasia, elle est suivie immédiatement d'assentiment 420 , ou chez les animaux d'une espèce d'assentiment. Faire de la perception de soi le départ d'un traité d'éthique implique que ce à quoi l'animal confère une valeur dépend de la façon dont il se perçoit ou dont il perçoit sa nature. Nous voyons qu'ainsi le fondement éthique n'est pas cherché dans les principes abstraits, mais dans une donnée physiologique : la perception de soi qui contribue à la connaissance de ce qui est premièrement oikeion à l'animal. Voilà le meilleur principe pour les éléments d'éthique421. L'oikeiosis : Selon les stoïciens l'animal a, dès qu'il naît, une oikeiosis envers soi et envers ses enfants422. Ceci est valable pour tout animal à l'exception du poisson, qui, mangeant ses petits, est à peine considéré comme doté d'une âme423. Notre propos dans ce chapitre sera surtout de comprendre l'oikeiosis envers soi. C'est par un argument téléologique que les stoïciens introduisent la nécessité de l'oikeiosis : "ce qui est primitivement propre à tout être vivant, c'est sa propre constitution et la conscience qu'il en a ; car il n'est pas vraisemblable que la nature rende l'être vivant étranger à luimême ; ni qu'elle l'ait crée en l'aliénant ou en négligeant de l'adapter à lui-même ; reste donc que, l'ayant constitué, elle le rende proche de lui-même…"424 Il est aisé de voir que la perception de soi est la condition "sine qua non" de l'oikeiosis, car elle lui fournit une représentation de soi425. 419
Idem, p. 349. Idem., p. 337. 421 Idem., p. 297. 422 Stoicorum veterum fragmenta, II, 724 et III, 179. 423 Idem, III, 367. 424 Diogène Laerce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 85-86. 425 Remarquons que cette représentation n'est pas conçue comme l'intériorisation d'une relation originairement extérieure comme chez Arius 420
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En ce qui concerne la référence à une conscience de soi, il est certain que s'agissant d'enfants et d'animaux, cette conscience n'est pas la conscience morale 426 . Mais qui peut donner l'assentiment, même sous une forme rudimentaire, sinon une conscience ? Nous pourrions parler ainsi d'une conscience au sens faible, car elle s'extériorise en démarches précises, plutôt qu'elle ne s'intériorise. La conscience de soi fonde le soi, et comme le dit G. B. Kerferd, "il n'y a pas deux entités, l'animal et le soi à qui il appartient mais une seule, l'animal qui à travers sa conscience de soi est un soi" 427 . Ce que l'oikeiosis reconnaît d'abord comme propre, c'est la constitution d'un être, définie par Sénèque comme "un rapport entre l'âme et le corps, et la conscience qu'il en a" 428. L'oikeiosis est aussi la reconnaissance d'une appartenance et il y a connexion nécessaire entre ce qui apparaît comme propre et le désir. Les objets reconnus comme propres par l'oikeion sont ceux qui favorisent la constitution naturelle d'un être : ce sont d'abord la santé et l'intégrité des sens, qu'on appellera prota kata physin. L'oikeiosis est ainsi le principe d'une évaluation subjective, mais aussi, par le fait même de la reconnaissance du soi comme propre, elle est la condition nécessaire et suffisante de l'amour de soi. Car le sentiment qui accompagne la représentation de soi n'est pas le mépris, ni l'indifférence429. On pourra nous objecter que la représentation n'est pas son objet, mais il est bon de se souvenir que la phantasia se révèle elle-même ainsi que sa cause430. Ainsi aimer la représentation de soi c'est aimer aussi l'objet qu'elle représente.
Didymus. A ce sujet nous renvoyons à l'article de B. Inwood, Comments on Professor Görgennams' Paper, in Rutgers University Studies in classical Humanities, Rutgers, I, 1983, p. 195. 426 D. E. Marietta J.R., Conscience in greek Stoicism, in Numen, International Association for the History of Religions, XVII, 1970, p. 182-183. 427 Kerferd G. B., The Search for personal Identity in stoic Thought, in Bulletin of the John Ryland University Library, John Ryland University Library, LV, 1972, p. 185. 428 Sénèque, Lettre à Lucilius, 121, 10. 429 Hieroklès, op. cit., p. 339. 430 Stoicorum veterum fragmenta, II, 54.
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Cet amour existe dès la naissance, il est constant et se porte vers le moi actuel de chacun 431 . Cela veut dire que chez l'homme l'oikeiosis est responsable d'une adaptation constante à son développement intellectuel : l'enfant voit déjà des actes de compréhension comme étant oikeion432. Plus tard, à l'âge de la raison, située par les stoïciens entre sept et quatorze ans, c'est la raison elle-même que l'oikeiosis reconnaîtra comme oikeion. L'oikeiosis assure ainsi une parfaite adaptation de l'être à lui -même, elle garantit sa continuité à travers les âges. Cet accord si intime, cette disposition à reconnaître la familiarité du soi, fait que même l'être le plus répugnant aux autres, s'aime lui -même433. L'innovation est remarquable par rapport à l'Eros platonicien, qui est l'expression du manque, aspiration d'un être imparfait 434 . Alors que le proton philon était pour Platon transcendant 435 , le proton oikeion stoïcien est immanent. L'amour de soi est l'union de la conscience avec ce qu'elle reconnaît immédiatement comme sien. Il ne s'agit pas là d'un égoïsme, cet amour est d'abord limité et reconnaît aussi dans les autres une certaine utilité. Tandis que pour Aristote, il convient que le vertueux s'aime lui-même, mais pas le méchant436, les stoïciens considèrent cet amour comme une donnée de fait qui concerne tout animal et sans lequel sa naissance serait un leurre 437 . Il est nécessaire toutefois de garder à l'esprit que ce qui détermine la tendance d'un animal n'est pas l'amour qu'il éprouve pour lui-même. En effet, si l'amour de soi explique d'une façon générale que l'on cherche à se conserver, il n'explique pas que l'animal le fasse à sa manière. De là, l'importance de l'oikeiosis en tant que reconnaissance de ce qui est oikeion pour un animal donné, dans la détermination de la tendance, qui est un comportement spécialisé.
431
Sénèque, Lettre à Lucilius, 121, 15-16. Cicéron, Des biens et des maux, III, V, 17. 433 Hieroklès, Elementi di etica, p. 343. 434 Platon, Le Banquet. 435 Platon, Lysis. 436 Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, 8, 1169, 10-15. 437 Sénèque, Lettre à Lucilius, 121, 24. 432
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L'oikeiosis fournit ainsi l'explication la plus économique du comportement animal, fondée sur une donnée de fait physiologique, et étant principe d'évaluation, l'oikeiosis relie la perception de soi et la tendance. La tendance : Que l'animal repousse certaines choses et en recherche d'autres est un fait constaté par l'observation, la question réside dans la façon de l'interpréter. Si les épicuriens répondent qu'il exprime la tendance vers le plaisir, les stoïciens nous disent que celui ci n'est qu'un épiphénomène, qui se produit lorsque la nature atteint les buts qu'elle recherche 438 . Si l'objet de la première tendance était le plaisir, l'enfant ne marcherait jamais. Or combien de fois tombe-t-il et combien de fois recommencet-il en pleurs, jusqu'à ce que s'achève le dessein de sa nature439 ! En réalité, l'objet de la première tendance est l'auto conservation. "Aucun animal ne débute en novice dans la mise en œuvre de ses moyens naturels" 440 . L'animal a ainsi une connaissance sentie et non logique de lui-même441 et ce savoir vital et inné s'exprime par une attention constante, même quand nous dormons442. Tout animal s'habite et se connaît. En reconnaissant le soi comme oikeion, l'oikeiosis fait du "je" le principe d'évaluation subjectif qui va considérer des objets comme utiles ou nuisibles. Néanmoins, il ne s'agit pas seulement d'un pragmatisme, mais de la conservation de l'animal en son état naturel. En effet, Cicéron nous rapporte "qu'il n'est personne qui ne préfère, quand il a le choix, garder ses organes intacts et bien disposés, plutôt que de les voir, même en en conservant l'usage, affaiblis et contrefaits"443. La tendance est spécialisée à l'intérieur d'une espèce, les actes de compréhension sont reconnus par l'enfant comme oikeion444. 438
Diogène Laerce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 86. Sénèque, Lettre à Lucilius, 121, 8. 440 Idem, 121, 9. 441 Idem, 121, 11. 442 Hieroklès, Elementi di etica, 325-327. 443 Cicéron, Des biens et des maux, III, V, 17. 444 Idem, III, V, 17. 439
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Voilà un élément tout à fait novateur, car avant les stoïciens l'enfant était conçu en prédominance comme une matière, évaluée en termes de sa susceptibilité à la paideia. Chez Cicéron, l'enfant est traité comme l'agent principal de sa propre éducation445. La tendance utilise souvent des instruments déterminés à l'intérieur d'une espèce, instruments qui sont parties de l'animal lui-même. De plus, la façon même de les utiliser est déterminée, c'est la raison pour laquelle toutes les toiles d'araignée se ressemblent446. En tant que don de la nature, ce savoir-faire inné et égal pour tous à l'intérieur d'une espèce, témoigne de la justice naturelle. Sénèque nous dit que la tendance agit sans réflexion et sans délibération447. Etant instinctive, elle obéit à un impératif ; chez l'animal et l'enfant il n'y a ni choix, ni jugement de valeur, parce qu'ils ne possèdent pas la raison. Ainsi ce que l'oikeiosis reconnaît comme naturellement utile à un être va stimuler spontanément sa tendance. L'oikeiosis distingue donc sans choisir. C'est pourquoi il ne s'agit pas ici de moralité, ni d'immoralité, mais d'un stade encore amoral. Remarquons que la première tendance est d'emblée limitée par le but de l'auto conservation. Elle n'a pas besoin d'être réglée ou maintenue dans des bornes fixées par une instance supérieure. En effet, nous ne voyons pas dans la nature des animaux qui mangent trop ou copulent trop. Remplissant le même rôle chez les animaux que celui de la nature cosmique vis-à-vis des autres êtres448, la tendance est un don de la nature, qui ne souhaite pas se débarrasser de l'animal comme d'un fardeau 449 . Ainsi, la conservation de soi est non seulement un souhait de la nature de chacun, mais aussi de la nature entière. Ce que fait l'animal est aussi ce qu'il doit faire : pour lui, vivre selon la nature, c'est vivre selon sa tendance et son premier "office" est de se conserver450. 445
Pembroke S. G., Oikeiosis, p.120. Sénèque, Lettre à Lucilius, 121, 23. 447 Idem, 121, 21. 448 Diogène Laerce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 86. 449 Sénèque, Lettre à Lucilius, 121, 18. 450 Diogène Laerce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 86. 446
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OIKEIOSIS ET RAISON : L'Homme : Les stoïciens conçoivent la raison comme survenant chez l'homme à l'âge de l'adolescence, quand l'être humain est mûr pour donner la vie à un autre être pareil à lui. Capable de choisir, juger et comparer, l'homme forme alors les notions éthiques. En ce qui concerne la notion éthique du bien, elle se forme grâce aux comparaisons et aux associations raisonnées entre les choses recherchées par la tendance 451 . Ce que l'homme découvre alors est une communauté dans l'utilité qu'elles ont pour lui452. C'est ainsi l'oikeiosis qui explique comment, selon la structure même de l'âme humaine, peuvent se former les notions éthiques. Rien ne fait penser ici à l'innéisme platonicien, pour lequel l'homme n'a qu'a se ressouvenir des Idées qu'il a vues jadis453. Dans le stoïcisme, il n'y a pas de notion éthique a priori, elle est liée à la sensibilité et à la raison. Aussi, pour la pensée dualiste, la raison s'oppose à la sensibilité et est une valeur entièrement positive, alors que pour les stoïciens, la raison est cause du bien, mais aussi, et le plus souvent, cause du mal. Elle est seule capable d'aliéner l'homme. Regardons maintenant ce passage de Cicéron, qui montre le développement de l'oikeiosis jusqu'à la compréhension du bien : "Le premier penchant de l'homme est pour ce qui est conforme à la nature : mais sitôt qu'il en a eu l'idée ou plutôt la notion (ennoia), et qu'il a vu l'ordre et pour ainsi dire l'harmonie entre les actions à faire, il estime cette harmonie à bien plus haut prix que les objets qu'il avait d'abord aimés ; usant de la connaissance et du raisonnement, il est amené en conclusion à décider que c'est là qu'est situé ce fameux souverain bien de l'homme, méritoire par lui-même et à rechercher pour lui – même"454.
451
Cicéron, Des biens et des maux, III, X, 33. Diogène Laerce, op. cit., VII, 90-99. 453 Platon, Phèdre, 249c-d. 454 Cicéron, Des biens et des maux, III, VI, 21-22. 452
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La nouvelle intériorité de l'homme est une conséquence de l'approfondissement de l'oikeiosis par la raison, la croyance en ce que le bien pour l'homme est de vivre en accord avec l'ordre et l'harmonie des actes est une conclusion raisonnée. Il semble donc que sous l'action de la raison, l'oikeiosis reconnaisse une autre chose comme oikeion et non plus les objets recherchés par la tendance. En ce qui concerne l'ennoia, il paraît peu discutable qu'il s'agisse de la notion du bien, mais de quel ordre et de quelles actions s'agit-il dans ce texte ? Nous nous trouvons devant deux voies adoptées par la majorité des interprètes : soit cet ordre et ces actions sont rapportés à la nature humaine et l'éthique stoïcienne se voit rapprochée de l'éthique péripatéticienne, se résumant à un auto réalisationisme455, soit l'ordre et les actions sont rapportées à la nature cosmique et sont extérieurs à l'homme, ce dernier n'ayant qu'à s'y soumettre 456 . Or, il nous semble que les deux ne soient pas incompatibles, mieux encore, que l'oikeiosis ne peut, sous l'action du raisonnement, reconnaître la vertu comme ce qui est le plus oikeion, sans que ce raisonnement réunisse en lui nature cosmique et nature humaine. L'oikeiosis est donnée par la nature pour que les animaux puissent suivre leur nature par elle-même, mais dans un autre texte, Cicéron nous dit que "celui qui veut vivre d'accord avec la nature, doit en effet partir de la vision d'ensemble du monde et de la providence"457. Il est possible qu'en ce qui concerne les actions, il s'agisse de celles accomplies par la tendance à l'auto conservation, mais comment s'en souvenir ? Peut-être peut-on trouver la solution en ce que l'homme peut aussi regarder la nature autour de lui ; dans ce cas, apercevant le comportement d'auto préservation des animaux, l'homme peut revenir à soi pour y penser. Les animaux peuvent ainsi servir d'exemples moraux, notamment 455
Telle est la solution de M. Pohlenz dans son Grundfragen der stoischen Philosophie ou encore de T. Engberg-Pedersen dans le seul ouvrage consacré entièrement à la doctrine de l'oikeiosis, The stoic Theory of Oikeiosis, Aarthus University Press, 1990. 456 White N. P., The Basis of stoic Ethics. 457 Cicéron, Des biens et des maux, III, XXII, 73.
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quand sous l'action de l'oikeiosis parentale, ils défendent leurs petits au péril de leurs vies. Comment l'homme ne penserait-il pas alors à la cause de ce comportement, comment n'y verrait-il pas un ordre ? L'action de se préserver est elle même ordonnée, on peut trouver sa cause dans l'oikeiosis qui produit chez chacun l'amour de soi. Il y a une rationalité dans l'action qui s'ordonne à un but. Mais n'y a-t-il pas aussi un ordre dans ce comportement, en ce qu'il y a une harmonie entre l'action de se préserver et les meilleures chances de survie pour l'animal ? L'ordre rationnel est ainsi intérieur et extérieur à l'homme, l'action de se préserver s'accorde avec les deux et est justifiable. D'une certaine façon, l'oikeiosis a déjà changé d'objet, parce que ce qu'elle reconnaît comme oikeion ne sont plus des objets, mais un type d'action. Néanmoins, cela n'est pas ce qui appartient à un être humain en tant que tel. Le sage n'est pas celui qui reconnaît la préservation de sa vie comme étant la fin qu'il doit poursuivre. Il doit aller plus loin dans le raisonnement sur cet ordre rationnel de la nature. Il lui apparaît alors que ce qu'il cherche est une justification rationnelle à tout ce qui arrive. Ce qu'il reconnaît dès lors comme le plus oikeion est l'unité du canon rationnel de la nature. C'est pourquoi la possession des objets reconnus par l'oikeiosis comme préférables lui est indifférente, elle dépend de la volonté divine. D'ailleurs cette volonté est le plus souvent en accord avec la première tendance, c'est elle qui, à travers le soleil, les saisons, les éléments, nous permet de vivre. Le bien est ainsi dans une compréhension de l'être rationnel sur ce qui a de la valeur, l'accord entre la raison humaine et la raison cosmique. Néanmoins, les sages sont plus rares que le phénix, la majorité des hommes est corrompue, notamment par leurs entourages. La plus grande partie de l'humanité ne s'étonne même pas devant le spectacle de la nature458 et on ne voit pas comment ni pourquoi ils viendraient à y penser. Si tout homme a en lui la capacité d'être vertueux, souvent et très tôt il tombe 458
Cicéron, De la nature des dieux, II, XXXVIII, 96.
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dans le vice. Mais nous verrons que l'éthique stoïcienne s'adresse à tous les hommes et que même à ceux qui ne parviennent pas seuls à la sagesse, la nature réserve une occasion bien particulière d'accéder à la vertu. L'amour parental : L'oikeiosis envers soi explique d'une façon limitée les rapports avec les autres, parce qu'ils sont nécessaires à l'auto préservation ; le cas paradigmatique de l'oikeiosis envers les autres est la dévotion parentale, humaine ou animale. Selon Plutarque, Chrysippe disait dans tous ses traités d'éthique et de physique que l'animal, dès qu'il naît, a une oikeiosis envers ses enfants 459 . Affirmation pour le moins surprenante, car l'enfant n'a pas encore d'enfants lui-même. Il est peut-être nécessaire d'imaginer qu'à ce stade, cette oikeiosis fait partie de l'oikeiosis envers soi ou envers ses membres. Mais l'amour parental "adulte" n'est pas explicable en termes de survie physique des parents. Chrysippe déclarait que les animaux ont une oikeiosis envers leurs petits en accord avec leurs besoins460. Parce qu'elle nous fait aimer les autres pour leurs vies, l'oikeiosis parentale semble créer un conflit avec l'oikeiosis envers soi, mais étant également naturelles et rationnelles, elles doivent pouvoir se concilier. L'amour parental a été depuis Homère l'exemple le plus convainquant de l'affection naturelle, néanmoins cette affection paradigmatique n'était pas conçue comme désintéressée, parce que la procréation offre une voie vers l'immortalité. Diotime, par le biais de Socrate, attribue le désir d'immortalité aussi aux animaux 461 . De plus, la progéniture assure certains bénéfices plus immédiats tels les soins demandés par l'âge. Mais il ne s'agit pas seulement d'utilité dans cette affection, elle est l'exemple d'un amour naturel capable d'inspirer le sacrifice de soi. Il est remarquable que Platon conçoive
459
Stoicorum veterum fragmenta, II, 724 et III, 179. Idem, II, 724. 461 Platon, Le Banquet, 206e et 209e. 460
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néanmoins cet amour comme source de grands conflits dans la cité et envisage la communauté des enfants dans la cité idéale462. Aristote critique la solution platonicienne et voit dans l'amour parental la seule forme d'amitié qui persiste sans réciprocité 463 . Cet amour est vu comme un développement naturel de l'amour de soi car les parents aiment leurs enfants en tant parties d'eux-mêmes ou en tant que leurs produits464. Les stoïciens partageaient aussi la conception grecque traditionnelle : ils considéraient l'amour parental comme naturel et les enfants comme des parties de leurs parents465. Chrysippe nous dit néanmoins qu'ils ne sont pas des membres des parents466, bien que ces derniers transmettent à leurs enfants une portion de leurs âmes467. Ainsi le conflit entre oikeiosis envers soi et envers ses enfants peut être évité. Les hommes aiment leurs enfants en tant que leurs produits. Néanmoins Diogène Laerce nous rapporte que "l'amour pour ses enfants est naturel et n'existe pas chez les méchants468". Or cela contredit manifestement ce que nous savons par ailleurs de l'oikeiosis parentale dans le stoïcisme. Nous proposons de dissiper l'embarras en admettant que si, de façon descriptive, tous les animaux ont une oikeiosis parentale, en ce qu'ils voient leurs enfants comme leurs produits, normativement seul le sage aime ses enfants, en tant que dépositaires de la raison. D'autre part, les stoïciens fournissent aussi un argument téléologique pour expliquer l'oikeiosis parentale : la nature désire la reproduction, la forme de nos corps et le comportement animal nous montrent qu'il en est ainsi 469 . La nature se manifeste elle même dans le monde à travers la nature
462
Platon, La République, 463e. Aristote, Ethique à Nicomaque, VIII, 9, 1159a25-1159a35. 464 Idem, VIII, 1161b 18-24. 465 Whitlock Blundell M., "Parental Nature and stoic Oikeiosis", in Ancient Philosophy, Mathesis Publications, 1990, X, p. 225. 466 Stoicorum veterum fragmenta, II, 724 et III, 179. 467 Idem, I, 128. 468 Diogène Laerce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 120. 469 Cicéron, Des biens et des maux, III, XIX, 62. 463
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de ses différents habitants 470 . Dire que la nature désire la reproduction, cela veut dire que nous la désirons naturellement. C'est parce que la nature est concernée par ses produits471, qu'elle nous donne une oikeiosis personnelle et parentale. Elle nous montre ainsi elle-même qu'il est naturel et rationnel d'aimer et de protéger ses "produits". L'importance de l'oikeiosis parentale pour les stoïciens est due au fait qu'elle enracine les principes éthiques dans les phénomènes naturels. Chrysippe nous dit que "vivre vertueusement c'est vivre selon l'expérience des choses qui arrivent par nature"472. Voilà donc une occasion exceptionnelle pour tout être humain de comprendre sa nature et sa place dans le cosmos. Comme pour l'oikeiosis personnelle, l'oikeiosis parentale est ordonnée en ce qu'elle est concernée par la vie de ses enfants. L'homme seul a une véritable notion du temps, il fait ainsi provision de nourriture pour lui et ses enfants 473 . Ce comportement de protection de la progéniture est ordonné et rationnel. Mais son ordre et sa rationalité sont aussi extérieurs du fait de l'adaptation de l'oikeiosis parentale aux meilleures chances de survie de l'espèce. Tout homme reçoit ainsi par un événement naturel l'occasion de penser à sa rationalité comme un accord avec la rationalité du cosmos. La découverte de la vertu est ainsi rendue possible même pour ceux qui en ont été déviés par l'opinion d'autrui. Nous voudrions maintenant tourner les yeux vers la nature cosmique et nous interroger sur son être. Le Cosmos : La cosmologie stoïcienne admet deux principes : l'agent et le patient. Le patient c'est la matière sans qualité, l'agent c'est la raison qui la parcourt : Dieu 474 . Les deux principes sont
470
Diogène Laerce, op. cit., VII, 87-89. Stoicorum veterum fragmenta, II, 1123. 472 Diogène Laerce, op. cit., VII, 87. 473 Cicéron, Traité des devoirs, I, IV, 11-12. 474 Diogène Laerce, op. cit., VII, 134. 471
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d'essence corporelle, Dieu est identifié au feu475, qui est le logos universel et donc esprit. Cette dualité des principes interdit d'emblée de caractériser le système stoïcien comme un monisme et comme un matérialisme. Le cosmos stoïcien est engendré, non par une création "exnihilo", mais par une transformation du feu divin en tous les éléments476. Résultant du mélange entre feu et air, le pneuma traverse toute la matière et la soutient. Le cosmos est limité, de forme sphérique et dans son intérieur il n'y a pas de vide, condition sine qua non de la sympathie universelle, qui unit tous les êtres par le mouvement tonique du pneuma477. En tant qu'un tout organique, le cosmos est un être animé478. Nous voulons maintenant nous demander si le cosmos, en tant que totalité organique, possède aussi une oikeiosis. On pourrait y conclure par simple argumentation logique, sachant que tout animal a une oikeiosis et que le cosmos a une âme. Mais on nous reprochera peut-être des façons de rhéteur, examinons alors ce passage de Cicéron, dont l'orthodoxie paraît incontestable : "Et de même que toutes les autres natures sont engendrées, agrandies et soutenues chacune par leurs semences propres, de même la nature du monde possède les mouvements de la volonté, les tendances, les inclinaisons, que les Grecs appellent hormai, et y fait correspondre ses actes à la manière dont nous sommes nous-mêmes mus par nos âmes et par nos sens. Puisque donc telle est l'âme du monde, puisque pour cette raison, on peut l'appeler à bon droit sagesse ou providence (on dit en grec pronoia), ce à quoi elle pourvoit de préférence, ce qui l'occupe avant tout, c'est d'abord que le monde soit le mieux 475
L'influence d'Héraclite paraît incontestable, lui pour qui le feu était le principe de toutes choses. Le feu stoïcien est considéré comme source de vie, contrairement à l'élément feu que nous connaissons, plutôt destructeur. Voir aussi Cicéron, De la nature des dieux, II, XV, 41. 476 Diogène Laerce, op. cit., VII, 136. 477 Idem, VII, 140. Nous pouvons dire qu'ainsi les stoïciens fournissent une justification théorique à l'astrologie et à la mantique en général. A ce sujet voir l'article de M. Lapidge, "Stoic Cosmology", in The Stoics, University of California Press, 1978, p. 175. 478 Cicéron, De la nature des dieux, II, XXII, 58.
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fait possible pour durer, ensuite qu'il ne manque de rien et surtout qu'il ait en lui une beauté imminente et toutes les parures479". Le cosmos possède donc des tendances et fait correspondre ses actes à la manière humaine, la différence est qu'il n'a pas à devenir sage, il l'est tout de suite. Si Cicéron ne parle pas ici d'une première tendance, ni d'oikeiosis, c'est peut-être parce qu'il reprend les mots de Zénon et n'y ajoute pas ce qui ne s'y trouve pas. Ce pourrait être ainsi un argument de plus contre l'attribution de la doctrine de l'oikeiosis à Zénon. Les mots utilisés alors sont "préférence" et occupation première relative à la durée du monde. De plus, l'âme cosmique préfère la conservation du monde en son état naturel : "qu'il ne manque de rien", c'est-à-direde rien de ce qui lui est oikeion. "Qu'il ait surtout une beauté imminente" semble aussi indiquer que ce qui lui est le plus propre c'est sa beauté. Or, nous savons combien la beauté est liée à la moralité dans l'idéal grec, ainsi il nous semble tout à fait plausible de supposer que cette beauté cosmique fasse référence à l'harmonie rationnelle480. La première occupation divine est la conservation de la rationalité, car ce que l'oikeiosis cosmique reconnaît comme oikeion c'est la sagesse. Ayant une oikeiosis envers soi, le cosmos devrait aussi avoir une oikeiosis parentale : "Mais la nature du monde lui-même, qui maintient et contient toutes choses en les embrassant, n'est pas seulement faite avec art, elle est elle-même, comme le dit aussi Zénon, un artiste qui veille et pourvoit à l'utilité et à l'avantage de toute chose481. Sans distinguer donc entre art et nature, comme l'avait fait la tradition aristotélicienne, les stoïciens les assimilent : la nature est un feu artiste, procédant par méthode à la génération. Son art s'exprime ainsi à travers une queue de paon 482 , qui vise à la seule beauté. En tant que partie du cosmos, la nature est intrinsèquement unie à l'élément feu, parce que toute vie et 479
Idem, II, XXII, 58. Diogène Laerce, op. cit., VII, 100. 481 Cicéron, De la nature des dieux, II, XII, 34. 482 Stoicorum veterum fragmenta, II, 1163. 480
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toute croissance sont liées à la chaleur 483 . Le feu divin, traversant toute la nature garde néanmoins sa qualité propre, c'est pourquoi la nature est rationnelle. En elle, l'harmonie est parfaite, tout est prévu pour la conservation de la vie. Le soleil, les éléments, les saisons, les plantes et les animaux y sont en complète interaction. A ces derniers, la nature donne de surplus une oikeiosis484 et elle les traite ainsi maternellement485. Parce que le don de l'oikeiosis est lui-même rationnel, même à l'homme vicieux il convient de vivre486. Le cosmos manifeste ainsi à travers la nature, une oikeiosis parentale envers tous ses "petits" et plus spécialement envers les hommes, auxquels elle offre la possibilité de la sagesse en leur donnant la raison487. La nature est ainsi rationnelle, mais elle ne se confond pas avec Dieu. En effet, les anciens stoïciens n'étaient pas panthéistes. Ils concluaient, sur la base de l'observation, à la corruptibilité du cosmos488, dont fait partie la nature, alors que Dieu, l'âme cosmique, est un vivant immortel489. Détruit par le feu, le cosmos est alors recueilli dans la divinité immortelle 490 ; voilà le seul moment où le système stoïcien est moniste. Après quoi, se transformant en air, puis en tout les autres éléments, Dieu donne naissance à un nouveau monde. La destruction du cosmos a ainsi une fonction cathartique. L'âme du monde se conserve toujours et avec elle la sagesse. Dans la nouvelle période cosmique, tout recommence 483
Ce lien fait que Cléanthe attribue au soleil le principe directeur de l'âme divine. Voir Stoicorum veterum fragmenta, I, 499, 530 et 563. 484 Cicéron, De la nature des dieux, II, XII, 34. 485 Sénèque, Lettre à Lucilius, 121, 18. 486 Stoicorum veterum fragmenta, III, 761. Le mal est conforme en quelque manière à la raison de la nature et il a son utilité pour l'univers. A ce sujet, voir Plutarque, Des notions communes contre les Stoïciens, XIII. 487 Cicéron, De la nature des dieux, II, XII, 34. 488 Diogène Laerce, op. cit., VII, 141. Il est remarquable que si nous trouvons des antécédents de l'idée du Cosmos comme zoon (Platon, Timée), aucune autre philosophie antique n'a appliqué une analogie aussi extensive : l'univers naît, meurt et se reproduit. 489 Idem, VII, 147. 490 Cicéron, De la nature des dieux, II, XLVI, 118.
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identiquement dans ses moindres détails 491 , voilà aussi la constance du choix rationnel de Zeus, qui nous rappelle ici les mots de Cicéron : "…lorsque ce choix est constant et conforme à la nature jusqu'au bout, c'est en lui d'abord que réside et que commence à être saisi ce que l'on peut appeler le bien au sens vrai du mot"492. Nous espérons avoir démontré que le cosmos possède une oikeiosis et qu'en lui elle se confond avec la sagesse. Est donc venu pour nous le moment d'analyser les conséquences éthiques de la doctrine de l'oikeiosis. CONSEQUENCES ETHIQUES : La morale "moyenne" : Un des paradoxes stoïciens les plus attaqué par les critiques est justement celui qui, accordant à l'homme une tendance naturelle vers certains objets, dénie à ces derniers le titre de "biens" en les considérant comme indifférents par rapport au bonheur, qui réside dans la seule vertu ou rectitude morale. Remarquons la rigueur de cette conception éthique par rapport à celle d'Aristote, pour qui le bonheur requiert aussi des conditions extérieures, telles que des amis, une certaine richesse ou l'influence politique493. Diogène Laerce nous rapporte que "ce dont il est possible de bien ou de mal user n'est pas un bien494", mais intermédiaire ou indifférent. A Plutarque de s'indigner, car la nature serait alors complètement insensée, "puisqu'elle nous inspire de l'attachement pour des choses qui ne nous concernent pas495". Néanmoins l'indifférence peut se comprendre en deux sens : l'indifférence totale en qui concerne par exemple le fait d'avoir un nombre pair ou impair de cheveux et l'indifférence qui met en mouvement la tendance 496 . Si aucun objet n'est ni bon ni 491
Stoicorum veterum fragmenta, II, 624. Cicéron, Des biens et des maux, III, IV, 20. 493 Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 10, 1099a30-1099b10. 494 Diogène Laerce, op. cit., VII, 103. 495 Plutarque, Des notions communes contre les Stoïciens, V. 496 Diogène Laerce, op. cit, VII, 104. 492
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mauvais absolument, cela ne veut pas dire qu'ils soient tous équivalents. Indifférents par rapport à la vertu, certains ont cependant une certaine valeur, c'est pourquoi les stoïciens les appellent "préférables". Le critère de la préférence est donné par la nature 497 . Voilà le point sur lequel Ariston diverge des stoïciens orthodoxes ; selon lui, s'il faut choisir des préférables, ceux-ci ont pour critère essentiellement les circonstances498. Le préférable est lié à l'oikeiosis, en ce qu'elle reconnaît comme oikeion des objets qui conservent l'être dans son état naturel. La préférence dépend alors de savoir ce qu'est un être et ce qui lui appartient. Ainsi la santé est aimée par nature et est donc préférable parce que l'animal la reconnaît comme lui appartenant directement. Sans cette différence de valeur, il n'y aurait aucun motif de préférer, ni aucune raison de s'exercer : on en viendrait à l'apathie. Les stoïciens utilisent le mot "d'office" ou encore "convenable" pour désigner des actions qui peuvent recevoir une justification raisonnable499. Le convenable s'étend aussi aux plantes et aux animaux, ce qui revient à affirmer que la justification raisonnable n'a pas forcément à être fournie par celui qui agit. Bien entendu cela n'est pas le cas chez l'homme adulte. Il importe de ne pas confondre préférable et convenable, en effet le préférable désigne un objet et le convenable, une action. Ce sont les actes qui suivent la tendance qui ne sont pas toujours convenables 500 . L'acte dit convenable ne demande qu'une justification raisonnable 501 , il adapte la recherche des préférables à l'opportunité des circonstances. L'homme du commun a une raison défaillante502, sa justification raisonnable n'est valable que pour lui et il ne voit qu'une partie des circonstances. Considérant les objets préférables comme des 497
"Le préférable aide à une vie conforme à la nature", Diogène Laerce, op. cit., VII, 105. 498 Ioppolo A. M., Aristone di Chio e lo stoicismo antico, Bibliopolis, 1980, p. 153. 499 Diogène Laerce, op. cit., VII, 107. 500 Idem, VII, 108. 501 Cicéron, Des biens et des maux, III, XVII, 58. 502 Cicéron, Tusculanes, IV, IX, 22.
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biens, il souhaite leur obtention a priori et se révolte contre Zeus, si les circonstances sont défavorables à son entreprise. Ce qu'un tel homme reconnaît comme oikeion, c'est sa raison à lui. C'est qu'il faut bien comprendre, c'est que les préférables restent tels dans toutes les circonstances, néanmoins leur possession ne dépend pas entièrement de l'homme. Le rôle de la réflexion éthique est de définir l'application de l'exigence rationnelle dans chaque situation concrète, en fonction des circonstances. En certaines circonstances, bien que préférant l'intégrité de son corps, il est convenable d'amputer un bras. Il est clair quand on considère la doctrine des offices et son rapport avec les "préférables", qu'il n'y a pas de contradiction entre naturalisme et rationalisme503. La justification raisonnable, critère de l'action convenable, est en affinité avec la préférence naturelle, parce que la préférence est rationnelle, bien que la possession des préférables ne le soit pas toujours. Dès lors, tout homme en ce qu'il soigne sa santé ou honore ses parents en vient quelquefois à accomplir des offices. Ainsi l'éthique stoïcienne n'abolit aucun des devoirs traditionnels, ni ne rejette dans l'indifférence totale ce que l'opinion commune désigne comme des biens. Si l'homme du commun peut en arriver à accomplir tous ou presque tous ces "offices", la rigueur de l'éthique stoïcienne est bien là, pour l'appeler fou et désigner ses "offices" comme moyens (kathekonta)504. Le contenu de l'action, déterminé par ce que l'oikeiosis reconnaît comme préférable, n'est pas suffisant pour la convertir en "l'office" parfait du sage (katorthomata). La vertu : En héritiers de Socrate, les stoïciens pensent qu'il n'est aucun bien en dehors de la rectitude morale. Or, celle-ci est un concept formel qui serait condamné à rester vide, s'il ne trouvait à
503
En quoi nous nous opposons à l'interprétation donnée par J. Moreau dans son article "La Place des officia dans l'éthique stoïcienne", in Revue de philosophie ancienne, Lambros Couloubaritsis, I, 1983. 504 Cicéron, Des biens et des maux, III, VI, 20.
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s'appliquer 505 . Voilà pourquoi les stoïciens furent conduits à admettre des différences de valeur entre les indifférents. L'office moyen (kathekon) est une action déterminée, prescrite par l'idéal de la volonté droite. Nous avons vu que la sagesse ne dépend pas entièrement de ce sur quoi elle agit506. Le facteur additionnel qui fait des actions du sage des "offices" parfaits (katorthomata) est la fermeté, la constance et la solidité intérieure507. Ainsi la conduite du sage se distingue de celle du commun par la façon dont elle est accomplie. En reconnaissant l'unité du canon rationnel de la nature comme ce qui est le plus oikeion, le sage considère la possession d'objets préférables, comme indifférente. Car la possession n'est rationnelle que quand elle est en accord avec la volonté divine. Dès lors, si la tendance vers certains objets est une nécessité pour le bonheur, tel n'est pas le cas en ce qui concerne leur possession réelle. C'est la raison pour laquelle le sage peut manquer son but selon les circonstances, toujours il atteindra la fin, le bien que personne ne peut lui ravir parce qu'il est dans une disposition intérieure. Si la rectitude éthique fait des actions du sage des katorthomata, leur contenu en est néanmoins une condition nécessaire. Il n'est pas de sagesse pour celui qui préfère des choses contraires à la nature. Cicéron nous dit qu' "il faut prendre pour eux-mêmes les objets conformes à la nature et rejeter leurs contraires, le premier office, (je traduis ainsi kathekon) d'un vivant est de se conserver dans la constitution qui lui a été donnée par nature et de repousser le contraire : on trouve donc d'abord le choix et le rejet ; vient ensuite un choix accompagné d'office et enfin un tel choix continuellement répété, lorsque ce choix est constant et conforme à la nature jusqu'au bout, c'est en lui d'abord que réside et que commence à être saisi ce que l'on peut appeler le bien au sens vrai du mot"508. La vertu est comme pour Socrate un savoir, mais concernant son contenu certains interprètes admettent que le sage stoïcien 505
Cicéron, Des biens et des maux, III, XV, 50. Idem, III, XVI, 54. 507 Idem, III, VIII, 27-30. 508 Idem, III, VI, 20. 506
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est omniscient, sa connaissance serait coextensive à la structure complète de l'univers. Or, rien ne suggère que ce soit ainsi que les stoïciens concevaient la sagesse. Pour eux les candidats à la sagesse étaient Socrate, Antisthène, Diogène le cynique, voire Héraclès ou Ulysse, aucun n'étant réputé pour sa connaissance détaillée des phénomènes physiques509. Nous admettrons que le sage sait certaines choses, il sait en particulier comment agir en accord avec la nature : c'est la connaissance de ce en quoi consiste l'action rationnelle, en d'autres termes c'est la connaissance du comment par rapport à l'action. Mais elle inclut connaissance de ce qui est kathekon dans les diverses circonstances et inclut aussi la connaissance du quoi, dans le sens du principe qui détermine le quoi. Ainsi le principe rationnel peut être vu ou comme un principe purement formel, concerné par l'aspect d'intentionnalité ou comme principe formel s'exprimant lui-même dans le quoi et concerné par l'aspect d'extensionalité. La rectitude éthique s'exprime intégralement en chaque "office" sans s'épuiser dans le contenu matériel d'aucun d'eux. Voilà posé et résolu le problème de la conciliation entre le formalisme en éthique et une éthique matérielle des valeurs. Ainsi sans toucher aux données du sens commun, l'éthique stoïcienne en transforme radicalement la signification. En tant que reliées à une seule capacité de l'âme, les vertus sont toutes liées ensemble 510 . Leur différence dépend de leur contenu objectif et elles ne peuvent être distinguées qu'à l'intérieur de la sphère des kathekonta. Nous voulons maintenant tourner nos yeux vers la vertu de justice, dont les stoïciens affirment qu'elle a son principe dans l'oikeiosis511. La justice : Il est remarquable que les stoïciens désignent l'oikeiosis comme le fondement de la justice 512 , ainsi conçue comme naturelle, parce qu'ils nous disent par la bouche de Chrysippe 509
Kerferd G. B., "What does the wise Man know ?", in The Stoics, p. 127. Diogène Laerce, op. cit., VII, 125-127. 511 Stoicorum veterum fragmenta, I, 197. 512 Idem, I, 197. 510
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qu'il n'y a pas de justice envers les animaux513. Voilà une thèse qui sera largement combattue par Porphyre dans son De l'abstinence 514 . Le néoplatonicien critique les stoïciens pour avoir placés une ligne de démarcation entre l'homme et l'animal, au lieu de la situer entre les animaux et les végétaux, alors que ce sont les stoïciens eux-mêmes qui attribuent l'oikeiosis à tout animal. Il faut savoir que le débat tourne autour de la question du végétarisme : les stoïciens admettent le sacrifice animal dans le but de l'alimentation. Ce but est donc nettement limité, il ne s'agit pas de chasse aux trophées, ni de massacre d'espèces entières. On peut même dire avec certitude que les stoïciens seraient horrifiés de la façon totalement contre nature à laquelle sont soumis l'immense majorité des animaux qui doivent ensuite nous nourrir. Mais selon les stoïciens c'est la nature ellemême qui nous autorise à être carnivores, certains animaux tels les porcs, sont prévus par elle pour nous servir de nourriture515. De plus, il suffit de regarder certains animaux pour constater qu'ils en mangent d'autres. Cela fait partie de l'équilibre rationnel. Chrysippe nous dit qu'il faut manger des coqs, pour que leur nombre ne dépasse pas le nécessaire516. S'il n'y a donc strictement parlant pas de justice envers les animaux, parce que n'ayant pas la faculté raisonnable, ils sont au dessous de l'éthique, reste qu'on leur doit un certain respect, dans la mesure où la survie d'une espèce fait partie de l'équilibre rationnel de la nature. Nous ne saurions ne pas remarquer ici combien cette sagesse et cette intelligence nous a fait défaut, à nous, "modernes". Certains interprètes 517 ont essayé de comprendre la justice comme un développement de l'oikeiosis parentale vers une oikeiosis sociale à caractère universaliste. Nous connaissons l'image donnée par Hieroklès, qui compare nos obligations envers les autres à des cercles concentriques, dont le soi est le 513
Idem, III, 367. Porphyre, De l'abstinence, III. 515 Cicéron, De la nature des dieux, II, XIV, 160. 516 Stoicorum veterum fragmenta, III, 705. 517 Kerferd G. B., "The Search for personnal Identity in stoic Thought", in op. cit. 514
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centre518. En faisant du corps et de ses besoins le premier stade d'un développement continu, Hieroklès semble nous dire qu'il n'y a pas de conflit entre oikeiosis envers soi et oikeiosis sociale. Néanmoins cette extension suggère aussi un effort continu pour ramener vers soi les personnes des cercles plus lointains, au moyen des mots qui impliquent un lien familial519. Remarquons que la personne au centre est déjà un adulte. La solution donnée par K. G. Kerferd consiste à comprendre ce développement à travers le mécanisme de la perception qui, percevant les autres, se perçoit aussi comme étant les autres520. Selon Hieroklès, en effet, quand nous percevons la chaleur, nous devenons chauds nous mêmes 521 . Le contact transforme ainsi l'être au gré de son objet. Si nous avions déjà indiqué le fait que la perception des objets extérieurs paraît modifier quelque chose dans le sujet, il n'est pas du tout certain que ce changement se fasse dans les termes évoqués par Hieroklès, au moins en ce qui concerne l'ancien stoïcisme. Telle paraît être plutôt la conception propre aux cyrénaïques. De plus, Hieroklès semble abandonner complètement le privilège de la relation entre sages, typique de l'ancien stoïcisme522. Il semble donc important de comprendre la vertu de justice, telle qu'elle était conçue par les fondateurs du stoïcisme. Ils nous disent que la justice est sagesse dans la distribution523 et qu'il n'est possible d'être injuste avec soi qu'à travers l'injustice avec les autres524. On pourrait dire que tout homme est juste envers lui-même, dans la mesure où il a une oikeiosis. Sénèque finit sa lettre à Lucilius avec cette phrase : "Tu verras les plus inutiles aux autres ne pas manquer à s'aider eux-mêmes"525. 518 Long A. A. et Sedley D. N., The hellenistic Philosophers, Cambridge University Press, 1987, p. 349. 519 Idem, p. 349. 520 Kerferd G. B., "The Search for personnal Identity in stoic Thought", in op. cit., p. 187. 521 Hieroklès, Elementi di etica, p. 335. 522 Isnardi Parente M., "Ierocle stoico. Oikeiosis e doveri sociali", in Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 36-3, 1989, p. 2223. 523 Stoicorum veterum fragmenta, III, 255. 524 Idem, III, 289. 525 Sénèque, Lettre à Lucilius, 121, 24.
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Néanmoins seul le sage est juste, parce que seules ses actions sont désintéressées. La sagesse dans la distribution veut dire que le sage donne à chacun ce qui lui est dû. Envers tous les hommes le sage sent une certaine familiarité, parce que tous ont la raison en partage. La justice stoïcienne se fonde sur une reconnaissance de la parenté ; strictement parlant le sage ne peut bénéficier que des sages 526 , mais parce qu'il est engagé dans la vie en communauté527, le reste de l'humanité peut devenir la matière de sa vertu. L'activité du sage doit être dirigée vers le bien être commun, en accord avec la loi de la nature. Car la nature cosmique elle-même est anthropocentriste, elle protège tous ses produits, en quoi elle possède une oikeiosis parentale, mais elle subordonne l'amour pour les animaux et pour les plantes à celui pour les hommes, car eux seuls possèdent la raison528. La nature nous donne aussi une oikeiosis qui nous unit à tous les êtres qui nous sont semblables. Le sage peut sacrifier sa vie pour son pays, mais il pratique aussi la justice envers les dieux. Plus encore, le sage est ami de la divinité529, dont le monde est la maison 530 . Voilà aussi pourquoi le sage peut quitter la vie volontairement, s'il s'aperçoit qu'il est atteint d'une maladie incurable ou s'il souffre de douleurs atroces531. Si la douleur est indifférente à son bonheur, sa conscience ne l'est pas aux signes de la nature. En les interprétant, le sage devance le dessein divin. On rapporte que peu avant son suicide, Zénon s'étant blessé dit alors : "Je viens de moi même, pourquoi donc m'appellestu ?"532. La vertu du sage ne diffère en rien de la vertu divine533 : plus qu'à conserver sa vie, elle s'affaire à conserver l'accord avec l'ordre rationnel qui parcourt l'univers. Ainsi le sage en vient à partager l'oikeiosis cosmique : "Pour l'âme qui agite ses pensées 526
Diogène Laerce, op. cit., VII, 124. Cicéron, Des biens et des maux, III, XX, 68. 528 Cicéron, De la nature des dieux, III, LII. 529 Stoicorum veterum fragmenta, I, 126. 530 Idem, II, 1011. 531 Diogène Laerce, op. cit., VII, 130. 532 Idem, VII, 31. 533 Stoicorum veterum fragmenta, I, 564. 527
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et réfléchit jour et nuit, est faite le genre de connaissance prescrite à Delphes par le Dieu, la connaissance de l'esprit par lui-même et la connaissance de son union avec l'esprit divin, qui la remplit d'une joie dont elle ne se lasse pas534." Nous avons montré que l'oikeiosis en tant que reconnaissance suivie immédiatement d'amour de soi présuppose la perception de soi comme unité psychosomatique et explique le comportement animal ainsi que son évaluation subjective. Chez l'homme l'oikeiosis explique la formation de la notion éthique du bien et assure la possibilité même de la première tendance qui, approfondie par la raison, lui permet de franchir le pas qualitatif vers la vertu. De plus, la doctrine de l'oikeiosis trouve en la maternitépaternité, l'occasion presque idéale de s'adresser à tout être humain sans distinction. Nous avons aussi expliqué comment, dans le cosmos, oikeiosis se confond avec sagesse. Finalement, nous avons vu qu'il n'y a pas dans le stoïcisme contradiction entre naturalisme et rationalisme et que la vertu, si elle est plutôt caractérisée comme rectitude éthique, ne peut se passer d'un contenu qui trouve son fondement dans l'oikeiosis. Nous voyons que la doctrine de l'oikeiosis soutient et supporte la conception stoïcienne du telos, selon laquelle la fin est de vivre en accord avec la nature. Elle enracine ainsi l'éthique dans la physique. Mais il ne s'agit pas seulement de réunir, à l'intérieur de la nature humaine, les significations biologique et normative de la nature, mais de le faire aussi à l'intérieur de la nature cosmique. Le sage, reconnaissant comme oikeion l'accord entre sa raison et la raison de la nature, néglige la possession des objets et n'est concerné que par la seule vertu. Il partage ainsi avec Dieu la même sagesse, fondée sur la reconnaissance d'une familiarité avec l'ordre naturel qui parcourt l'univers. Aucun autre système philosophique de l'antiquité n'a en même temps décrit la perfection éthique en termes de savoir et fondé ce savoir sur l'affinité directe qui s'enracine dans la reconnaissance. 534
Cicéron, Tusculanes, V, XXV, 70.
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La doctrine de l'oikeiosis explique ainsi l'évaluation subjective, détermine la fin de chacun et assure l'union intérieure avec les hommes et le cosmos. Elle est le fondement même de l'éthique stoïcienne et nous faisons nôtres les paroles de S. G. Pembroke : "S'il n'y avait pas eu d'oikeiosis, il n'y aurait pas eu de Stoa." 535. Plaçant la Nature au centre de son système et l'oikeiosis au cœur de son éthique, le stoïcisme s'avère donc fondateur de la pensée écologique moderne : il ouvre des perspectives privées et cosmiques avec la notion d'auto-conservation, place le bien et le bonheur dans l'action en accord avec la Nature, en insistant sur l'importance de la beauté de celle-ci et sur ses aptitudes artistiques et créatrices et finalement enracine la notion de justice dans l'oikeiosis. Pour toutes ces raisons, l'écologie moderne gagnerait à s'engager dans une réflexion sur la philosophie stoïcienne, remettant à l'ordre du jour cette ancienne parole pour qui le sage est l'ami de la divinité, dont le monde est la maison.
535
Pembroke S. G., op. cit., p. 114-115.
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175
TABLE DES MATIERES
Avant-propos .............................................................................. 9 De la transe dans le dionysisme ................................................ 11 Les cités grecques au rythme des fêtes : calendriers symboliques ............................................................................. 29 Des affinités divines : Dionysos et Osiris ................................. 47 Présence du dionysisme dans le théâtre de Sophocle ............... 57 Femmes philosophes pythagoriciennes .................................... 69 Dionysos dans les philosophies de Socrate et de Platon........... 85 Diotime de Mantinée .............................................................. 103 Un banquet dionysiaque : les racines de l'Erosophie socratique ........................................................ 117 La doctrine de l'oikeiosis dans l'ancien stoïcisme ................... 134 Bibliographie .......................................................................... 165
Philosophie aux éditions L’Harmattan Dernières parutions Lettre aux citoyens du monde
Vernhes Marc
Pour l’auteur, les violations des droits de l’homme, la misère, la violence, l’omnipotence de «l’empire de l’argent», les atteintes répétées à l’environnement, ne sont pas des fatalités. Pour combattre ces fléaux, les «citoyens du monde» doivent s’approprier un socle de valeurs communes et inventer ensemble une nouvelle forme d’humanisme. Sur ces thèmes essentiels, l’auteur nous invite à engager collectivement «un grand débat citoyen». (11.50 euros, 78 p.) ISBN : 978-2-336-00104-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-50926-9 francs-maçons (Les) – Des inconditionnels de l’espoir
Deschatres François
Après cinquante ans de présence en franc-maçonnerie, l’auteur livre le fruit de sa réflexion personnelle, car la finalité de cette idéologie est rarement exposée publiquement. En écrivant ce livre, son intention est de «faire pénétrer» le lecteur dans l’idéal maçonnique, sans réserve et sans prosélytisme, dans un souci de vérité. (19.00 euros, 190 p.) ISBN : 978-2-336-00111-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-50899-6 hégélianisme (L’) et son destin français
Puisais Eric
Au travers de parcours à la fois méthodologiques et historiques, cet ouvrage cherche à témoigner du destin de la pensée hégélienne en France, de la fin du XIXe siècle jusqu’à l’après-guerre. Ce livre tente de former une « phénoménologie de la réception » en décrivant l’itinéraire d’une oeuvre, le parcours d’une pensée, les modes de circulations des idées hégéliennes et de leur perception, souvent contradictoires. (Coll. Rationalismes, 14.50 euros, 140 p.) ISBN : 978-2-296-96378-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-50946-7 Spinoza, La matrice Nouveaux éclairages sur le bonheur, la liberté, la hérarchie, l’éternité, la mort, la morale, Dieu, le chaos, l’inconscient, le sexe, l’humanisme, l’école
Collegia Jean-Pascal
Cet ouvrage est un essai sur le système d’explication du monde tel qu’il est selon Spinoza. L’exposé se veut conforme à la volonté de Spinoza d’être au plus près de la vie quotidienne. L’usage d’analogies, parfois inattendues, le parti pris de
simplicité dans l’exposé visent à conduire par un chemin court au « prince des philosophes », selon l’expression de Deleuze. Toutes nos préoccupations, et nos oublis, semblent trouver dans Spinoza leur écho préalable. (Coll. Ouverture Philosophique, 13.50 euros, 122 p.) ISBN : 978-2-296-99793-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-50958-0 Poincaré, le hasard et l’étude des systèmes complexes
Gargani Julien
Pour Poincaré, dont nous venons de célébrer le centenaire de la disparition, chaque partie de l’univers est liée avec toutes les autres et ces liens de causalité sont amples. Des questions liées aux problèmes environnementaux surgissent de la lecture de ses travaux. Sans le savoir Poincaré est le précurseur d’une métaphysique de l’écologie. On retrouve aujourd’hui des idées nées il y a plus d’un siècle dans tous les problèmes en lien avec les systèmes complexes (climat, biodiversité, santé, géosciences...). (Coll. Ouverture Philosophique, 13.50 euros, 124 p.) ISBN : 978-2-336-00505-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-51038-8 Théorie de l’esprit et pédagogie chez Karl Popper Le «seau» et le «projecteur»
Firode Alain
Ce livre se propose d’interroger l’oeuvre popérienne dans son ensemble, les écrits de jeunesse comme les textes de la maturité, sous l’angle d’une théorie du sujet humain et de sa formation. Il s’agit, d’une part, de jeter un éclairage sur le lien qui unit de l’intérieur la pensée de Popper aux préoccupations d’ordre psychologique et pédagogique ; d’autre part, de montrer en quoi la prise en compte des thèses popériennes peut contribuer à renouveler la réflexion contemporaine sur l’apprentissage et l’éducation. (Coll. Pédagogie: crises, mémoires, repères, 16.50 euros, 154 p.) ISBN : 978-2-336-00106-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-50836-1 Figures de l’artiste
Sous la direction de Michel Egana
Le point de départ de cet ouvrage est une interrogation autour de la Figure de l’artiste. Issue d’une construction figurale largement tributaire des fictions romantiques, l’identité de l’artiste moderne est inséparable de son double imaginaire et des récits dans lesquels il est appelé à s’inclure. Ce sont les aspects devenus multiples de cette Figure de l’artiste et le défi que pose sa tentative de réappropriation symbolique dans le champ du présent, qui font l’objet des études réunies ici. (Coll. Ouverture Philosophique, 17.00 euros, 172 p.) ISBN : 978-2-336-00323-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-50998-6 Gilles Deleuze, Félix Guattari et Gilles Châtelet – De l’expérience diagrammatique
Dupuis Joachim Daniel
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Gilles Châtelet : trois penseurs déployant des concepts proches comme le geste et le diagramme. Cependant, ils se divisent sur la notion de métaphore produisant ainsi trois «systèmes» de pensée que les
auteurs ont surnommé Expériences diagrammatiques. Il s’agit donc d’habiter autrement la pensée machinée par le capitalisme, le pouvoir, les médias grâce aux pensées militantes et exigeantes des trois philosophes. (Coll. Ouverture Philosophique, 26.00 euros, 258 p.) ISBN : 978-2-296-99362-4, ISBN EBOOK : 978-2-296-50599-5 Penser l’épistémologie de Karl Popper
Nguimbi Marcel
Cet ouvrage interroge le penser épistémologique de K. R. Popper, à la fois dans ses fondements et dans son déploiement, en posant deux questions épistémologiques : celle du « paradoxe méthodologique » et celle de « l’exigence d’élargissement de la formule de la croissance du savoir scientifique ». (Coll. Ouverture Philosophique, 19.00 euros, 196 p.) ISBN : 978-2-296-99239-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-50643-5 Georges Bataille – Chemins
Bruzzo François
Récits érotiques, essais philologiques, ethnologiques, critiques littéraires, philosophie, l’oeuvre de Bataille est passée au crible d’une pluralité de parcours, qui sont autant de perspectives et de techniques de discours : chemins interprétatifs où l’essai se mêle de fiction et où l’exégète se mêle à l’auteur glosé non content de seulement se mêler de son oeuvre. (Coll. L’oeuvre et la psyché, 16.50 euros, 160 p.) ISBN : 978-2-296-96302-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-50680-0 Explorations métaphysiques
Veto Miklos
Les dix-neuf études de ce recueil ont préparé et accompagné la rédaction de L’élargissement de la métaphysique. Elles sont présentées selon six grands thèmes : Liberté et Amour, l’Image, Singularité et Unicité, Eidétique, l’Espace et le Temps, la Volonté. Elles illustrent et ébauchent une philosophie systématique, nourrie par les grands penseurs de l’Occident, notamment Kant, et consciente de sa dette envers la théologie chrétienne. (Coll. Ouverture Philosophique, 47.00 euros, 478 p.) ISBN : 978-2-296-99306-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-50785-2 Marxistes (Les) et la religion – Essai sur l’athéisme moderne Nouvelle édition : avant-propos de l’auteur, deux textes sur la laïcité et l’utopie
Verret Michel
Voici la quatrième édition, cinquante ans après la première, d’un texte qui connut une audience de curiosité et d’interrogations réciproques. Au-delà d’une critique «athéologique», le propos était de comprendre ce qui, sans Dieu, pouvait faire le fondement de la religion. L’effondrement du monde communiste, le retour en force des intégrismes religieux ont changé la donne. Un ancien texte, de nouvelles questions, c’est le sens de cette édition. (Coll. Ouverture Philosophique, 33.00 euros, 320 p.) ISBN : 978-2-296-99338-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-50628-2
recherche (La) en philosophie De l’intuition du thème à la soutenance de la thèse
Akakpo Yaovi
Cet ouvrage apporte des précisions sur les diverses étapes du parcours et du cheminement du philosophe apprenant, lorsqu’il doit réaliser et soutenir, au terme de sa formation, un travail de recherche. L’auteur fait des mises au point autant sur la méthode de recherche documentaire et la rédaction que sur la mise en page du travail. (Coll. Pensée Africaine, 14.00 euros, 136 p.) ISBN : 978-2-296-96446-4, ISBN EBOOK : 978-2-296-50547-6 savoir (Le) en reliance Les voies de la recherche
Melyani Mohammed - Préface d’André de Peretti
Cet ouvrage traite de l’intelligence reliante et pratique ou métis que développe l’univers mental du chercheur, de l’ingénieur, de l’étudiant ou de l’artisan en formation... Il s’agit de ce que Giambattista Vico, théorisant pour «La Science Nouvelle», dès 1725, appelait «cette étrange faculté de l’esprit humain qui permet de relier, de manière rapide, appropriée et heureuse, des choses séparées». (17.00 euros, 196 p.) ISBN : 978-2-296-99468-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-50576-6 édition (L’) de la philosophie en France depuis les années 1970 Miroir du statut de la philosophie en France
Ferté Louise
Depuis une trentaine d’années, l’édition des sciences humaines, et plus particulièrement de la philosophie, est considérée comme un secteur « en crise », sans avenir économique. Les ventes et les parts de marché seraient en baisse, au profit notamment de nouveaux médias tels qu’Internet ou les supports électroniques. Quelles ont été les principales stratégies d’adaptation de l’édition philosophique et des maisons d’édition ? (Coll. Inter-National, 19.00 euros, 190 p.) ISBN : 978-2-296-99678-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-50261-1 Paul Ricoeur – Le monde et autrui
Dau van Hong Paul
Par le biais du langage nous trouvons le moyen de répondre à la question toujours en suspens : qu’est-ce que l’être ? Mais interroger le langage n’est jamais l’examiner seul, sans prendre en compte son inscription dans une parole ou dans un livre, qui est toujours adresse d’un homme à un autre homme. L’herméneutique du soi de Paul Ricoeur se trouve ainsi vouée à l’examen de cette double altérité, du monde et d’autrui. Le plus court chemin de soi à soi passe par ce long détour que dessinent le monde et l’autre. (Coll. Ouverture Philosophique, 28.00 euros, 278 p.) ISBN : 978-2-296-99207-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-50146-1
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Femmes, fêtes et philosophie en Grèce ancienne Regroupant neuf articles dont la plupart sont inédits, ce livre est centré sur les rapports entre religion et philo sophie en Grèce antique. Il s’agit en particulier de dégager les fondements philosophiques du rituel féminin des bacchantes et de montrer comment celui-ci trouve un écho dans la vie quotidienne des Grecs, théâtre compris, et un prolongement dans les doctrines philosophiques, notamment dans les textes des philosophes pythagoriciennes, dans le platonisme par la voix de Diotime et dans le stoïcisme. Par son approche atopique, cet ouvrage apporte un nouvel éclairage sur de nombreuses théories, en particulier celle de l’Amour, et met évidence ses liens avec les racines de la pensée écologique moderne.
Clara Acker est docteur en histoire de la philosophie de l’université Paris IV - Sorbonne et professeur de philosophie ancienne à l’université de Brasília.
En couverture : Relief sculpté d’une plaquette en bronze, décorant un coffret, trouvé à Pompéi, dans la maison des “Capitelli Figurati”, découvert en 1832 par O. Jahn, représentant Socrate et Diotime, entourés d’un jeune Éros ailé. Conservé au Musée national de Naples.
18 €
ISBN : 978-2-336-00608-6