Felix Aestheticus: Pour Herman Parret (French Edition) 9789042950542, 9789042950559, 9042950544

Le corps vagabond du felix Aestheticus existe a partir de ce conglomerat de l'oeil, de l'oreille, du palais et

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Felix Aestheticus: Pour Herman Parret (French Edition)
 9789042950542, 9789042950559, 9042950544

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LA RÉPUBLIQUE

DES

LETTRES 74

FELIX ÆSTHETICUS Pour Herman Parret

Sous la direction de Sémir BADIR, Vlad IONESCU et Nathalie KREMER

PEETERS

FELIX ÆSTHETICUS

LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES Collection dirigée par Nathalie KREMER et Beatrijs VANACKER

COMITÉ SCIENTIFIQUE Michèle BOKOBZA-KAHAN (Université de Tel-Aviv) Susanna CAVIGLIA (Duke University) Marc ESCOLA (Université de Lausanne) Luc FRAISSE (Université de Strasbourg) Stéphanie GENAND (Université Paris Est Créteil) Frank GREINER (Université de Lille) Agnès GUIDERDONI (Université Catholique de Louvain) Jean-Louis JEANNELLE (Sorbonne Université) Mladen KOZUL (University of Montana) Jenny MANDER (University of Cambridge) David MARTENS (KU Leuven) Alicia MONTOYA (Université de Nimègue)

COMITÉ D’HONNEUR Jan HERMAN (KU Leuven, fondateur de la collection) Michel BIDEAUX (Université de Montpellier) André MAGNAN (Université Paris Nanterre) Fritz NIES (Düsseldorf Universität) François ROSSET (Université de Lausanne) Philip STEWART (Duke University)

LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES 74

FELIX ÆSTHETICUS Pour Herman Parret

Sous la direction de Sémir BADIR, Vlad IONESCU et Nathalie KREMER

PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT 2023

Ouvrage publié avec le soutien de l’Institut Universitaire de France

Illustration de couverture : Antonio Canova, Pauline Bonaparte, 1808, détail. Rome, Galleria Borghese. (photo personnelle)

© 2023, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium ISBN 978-90-429-5054-2 eISBN 978-90-429-5055-9 D/2023/0602/18

INTRODUCTION

LE VAGABONDAGE DES SENS HERMAN PARRET FELIX ÆSTHETICUS Sémir BADIR, Vlad IONESCU et Nathalie KREMER

UNE EXPRESSION LATINE Deux mots latins donnent au présent volume son titre. Ils sont empruntés au philosophe allemand A. G. Baumgarten, inventeur de l’esthétique, en tout cas concepteur du projet d’une science qui serait dénommée « esthétique », et plus précisément ils proviennent du paragraphe 27 de son Æsthetica, œuvre entièrement rédigée en latin, à la manière des traités scolastiques (ce qu’on lui a beaucoup reproché). Le syntagme nominal que forment ces deux mots a été repris par Herman Parret, commenté par lui avec détermination (notamment ici-même) et finalement consacré à la hauteur d’un philosophème, puisqu’il représente pour lui « un état d’âme qui détermine bien adéquatement [s]on identité »1. On trouve bien des intraduisibles en philosophie, Barbara Cassin a dirigé tout un dictionnaire qui leur sont consacrés, quoiqu’on n’y trouve pas le felix æstheticus2. Les essais de traduction, à tout le moins, peuvent mettre en avant la difficulté d’en saisir le concept. Le traducteur français d’Æsthetica, Jean-Yves Pranchère, s’est tenu à une traduction terme à terme, proche du premier sens donné par le dictionnaire : esthéticien heureux3. Herman Parret objecte que l’æstheticus ne vise pas seulement le philosophe professionnel mais vaut pour toute personne qui a la pratique du sensible, du beau et de l’art – un esthète, plutôt qu’un philosophe esthéticien. Stefanie Buchenau a proposé quant à elle la traduction de bel esprit. Elle est jugée « frivolisante » par Parret, même s’il admet que le felix æstheticus est caractérisé par un ingenium venustum, un esprit « gracieux » – il faudrait sans doute dire « plein de grâce », voire « touché par la grâce », si l’on veut éviter le caractère trivial de l’adjectif gracieux. Le dilemme est bien en effet de préserver le felix æstheticus contre deux 1

Voir infra, p. 367. Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil, 2004. 3 Alexander G. Baumgarten, Esthétique, Paris, L’Herne, 1988, p. 130. 2

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réductions diamétralement opposées : celle du sérieux philosophique et celle de l’agréable fantaisie. Quant à l’adjectif heureux, il prête lui aussi le flanc à la discussion philologique, car on n’y sent pas assez la pratique, le parcours, peut-être pourrait-on aller jusqu’à dire le travail que suppose l’avènement d’homo æstheticus. Parret sollicite la traduction allemande, erfolgreichen Ästhetiker, pour gloser felix par « favorable, favorisé, réussi, avec succès, accompli » et tient en fin de compte l’expression esthète accompli pour la plus satisfaisante. Assurément, cette dernière expression nous mène sur la bonne voie pour introduire aux matières traitées dans le présent volume, ainsi qu’aux manières de les aborder. Les auteurs et autrices ne sont pas tous philosophes, ni même des lecteurs assidus de philosophie esthétique ; mais ils ont pour les matières abordées par l’esthétique – le sensible, le beau, l’art – un goût certain, un penchant assumé et développé. Sont-ils pour autant des esthètes ? Le mot n’a pas bonne presse, et si on lui préfère souvent l’euphémisme d’amateur, celui-ci ne reçoit pas toujours meilleur accueil. Qualifier nos amateurs d’art, de beauté, du sensible de dilettantes ne semble pas non plus une alternative « heureuse », pour ainsi dire, la péjoration se faisant difficilement oublier. Le sérieux philosophique et l’amateur frivole ne sont pas seulement deux simplifications du felix æstheticus, ils représentent aussi les deux catégorisations sociales les mieux reçues : entre le sérieux et le plaisir nous sommes sommés de choisir ! Aspirer à devenir un esthète accompli, ou un connaisseur passionné, un amateur éclairé, un fin appréciateur de la beauté, invite à une maïeutique en vue d’une forme nouvelle d’être et de pensée. Cette maïeutique n’agirait pas forcément à la façon d’une dialectique, cherchant à concilier des contraires, mais, plus sagement, elle peut renoncer au partage socialement admis entre le corps et l’esprit pour revenir à une expérience plus originaire. Il faut peut-être, à cet égard, solliciter davantage la « félicité » d’homo æstheticus. Qu’une chose soit claire : le felix æstheticus ne cherche pas tant à éprouver un bonheur émotionnel ponctuel qu’à cultiver un état affectif durable, qu’il atteint par un effet indirect de son mode d’existence. Pour en comprendre le sens, il faut renouer avec la théorie de la passion telle que Kant l’a esquissée dans son Anthropologie du point de vue pragmatique et qui a beaucoup inspiré Parret pour la distinction qu’opère le philosophe allemand entre passion et émotion. La passion est « l’inclination que la raison du sujet ne peut maîtriser ou n’y parvient qu’à peine » ; l’émotion est par contre « le sentiment d’un plaisir ou d’un déplaisir actuel

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qui ne laisse pas le sujet parvenir à la réflexion »4. Le ressenti émotionnel est, comme dit Kant, incompatible avec la réflexion critique. Mais elle est à la source d’une sensibilité, d’un état sensible ou inclination, qui est la passion de l’homme. Dans son essai Les Passions, Herman Parret résume ainsi la distinction kantienne : « l’émotion est intrinsèquement liée au sentiment de plaisir et de déplaisir actuel, tandis que la passion est une disposition de l’esprit relevant de la faculté de désirer qui présuppose un sujet dont le pouvoir est autodéterminant, s’imaginant au futur un fait dont la réalisation dépendrait de ce pouvoir »5. La passion est donc une sensibilité qui permet à l’esprit de s’imaginer ou de se représenter des choses à partir de son rapport actuel au monde ou à l’art. Il nous semble que le bonheur du felix æstheticus doit se comprendre de cette façon, comme une « inclination » ou une « disposition » de l’esprit déterminant ses occupations, ses intérêts, son rapport au monde, et non pas, ou pas uniquement, comme une émotion passagère. À cela s’ajoute le fait que le felix æstheticus fait appel à une communauté affective pour ratifier son bonheur. Il y a là un sentiment commun et sans doute plus originaire (mais d’une origine constituée dans et par la communauté) à partir duquel peuvent se développer le sérieux de l’esprit et le plaisir du corps. Enfin, on se demande si l’esthète peut être autrement qu’heureux. Il en serait de l’heureux esthète comme du saint homme ou de la jeune fille : l’adjectif épingle une catégorie qui n’a pas à être incluse dans la catégorie plus large désignée par le nom seul mais est porteuse en elle-même d’une représentation sociale. L’heureux esthète serait dès lors, en son unité sémantique, cet homme ou cette femme au contact du sensible, du beau, de l’art, et appelé à se réaliser par ce contact même, à s’accomplir dans cet échange triangulaire où intervient, en tierce part, la communauté dans laquelle il ou elle peut se représenter6. Somme toute, l’expression latine, par son caractère formulaire et ciselé, demeure la plus appropriée à dénommer l’unité d’être que l’on cherche ici à saisir, selon l’évidence qui s’attache à tout état d’âme, mais aussi en raison de la difficulté à se représenter cet état d’âme particulier au moyen des mots de la raison. 4 Immanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. Michel Foucault, Paris, Vrin, 1965, p. 109 ; cité par Herman Parret, Les Passions. Essai sur la mise en discours de la subjectivité, Bruxelles, Mardaga, 1984, p. 42. 5 Parret, ibid., p. 43. 6 Voir, à ce sujet, les pages 482-483 qui sont consacrées par Herman Parret à l’êtreensemble dans l’épilogue de La Main et la Matière, Paris, Hermann, 2018.

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Dans son essai sur La Délicatesse des sens, qu’il considère comme un « supplément » à son livre La Main et la Matière, Herman Parret écrit : L’âme vagabonde du felix æstheticus existe à partir de ce conglomérat de l’œil, de l’oreille, du palais et de la main, lieux d’implantation de la délicatesse des sens, et ainsi fond et source de l’expérience de la beauté et du bonheur de vivre.7

Appréhendant la vie, la beauté, l’art, le monde à partir de cette synesthésie euphorique des sens, le felix æstheticus expérimente le « bonheur de vivre » dans un mouvement dynamique de l’existence conçue comme promenade des sens, découverte du monde, plaisir de l’art, amour de la beauté. Ce rapport foncièrement esthétique à l’existence et à l’art caractérise en premier lieu Herman Parret lui-même, dans son quotidien, dans son travail, dans ses échanges, dans ses promenades ou ses écritures. Et cet ethos d’intellectuel qui le définit peut aussi servir de fil rouge pour ses recherches des dernières décennies – bien avant le moment où l’æstheticus est devenu emeritus æstheticus. Dans les écrits d’Herman Parret, l’état de felix æstheticus est en effet un accomplissement, encore qu’il reste toujours à atteindre. C’est-à-dire que, par-delà la réflexion théorique et l’observation pratique qu’il produit, le felix æstheticus est en exercice. « L’achèvement de l’acte s’évanouit continuellement vu sa temporalité essentielle », écrit Parret en commentaire de la théorie de l’acte chez Valéry8. L’exercice du felix æstheticus ne doit pas grand-chose au hasard mais se donne comme une préparation, une longue inspiration au sens quasi physiologique du terme : en happant le beau avec appétence, partout d’où il peut venir, d’un passage de Valéry comme d’un tableau de Raphaël ou un dessin de Dürer. La passivité du felix æstheticus est toute relative car, alerte et à l’affût, il retient surtout de l’expérience de l’art et du beau ses effets sur son corps et dans son âme. Le sublime du quotidien9, ouvrage précoce (sa parution date de 1988), est divisé en deux parties, intitulées « Biographie » et « Esthétique » et témoigne ainsi de ce que l’expérience du jardin, de la musique ou du baiser dépend et détermine tout à la fois les sentiments de vie, de souffrance ou de bonheur animant le sujet. L’expérience esthétique ne peut par conséquent être observée du dehors mais doit pénétrer le corps. Elle est 7 La Délicatesse des sens, Dijon, Les Presses du réel, coll. « Esthétique et Critique », 2023, p. 12. 8 La Main et la Matière, op. cit., p. 12. 9 Paru à Amsterdam chez Hadès-Benjamins.

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d’ordre tactile : « l’appréciation “frémissante” du beau par homo æstheticus implique la fusion intime du sujet avec son corrélat, fusion qui se réalise dans et par le toucher »10. Pas davantage suffirait-il de représenter l’expérience esthétique mentalement : celle-ci doit traverser l’âme pour donner accès à une certaine conscience d’être, un état dont on développe en soi le sentiment, précisément celui que pointe l’expression felix æstheticus : « l’expérience esthétique est inséparable du sentiment de bonheur qu’elle génère »11. L’œuvre d’Herman Parret montre aussi un déploiement du felix æstheticus dans des orientations variées. Quatre principales orientations ont été retenues par l’auteur lui-même en guise de présentation de ses travaux12. Une première voie est celle de l’esthétique philosophique, telle qu’elle est devenue identifiable au titre de tradition de pensée depuis Baumgarten et le « maître » Kant. Des concepts sont envisagés par Parret comme des alternatives au beau : le sublime (d’après Kant), le laid (avec Hegel et Rosenkranz). Surtout, face à une théorie optique prépondérante, Parret propose pour l’esthétique une théorie haptologique, promouvant la touche et la caresse propres à la main. La Main et la matière, sous-titré Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, est appelé à devenir l’ouvrage de référence en cette matière. Une deuxième voie relève de l’histoire de la philosophie et, par le commentaire que les travaux apportent aux grands textes de l’esthétique (notamment, Lessing, Kant, Descartes, Burke, Herder, Peirce, Greenberg, de Duve), se confirme l’existence d’une tradition sur les points doctrinaux en discussion. À cet égard, le commentaire de la troisième Critique est au centre des préoccupations philosophiques de Parret depuis plusieurs décennies. Il se donne à lire, notamment, dans The Æsthetics of Communication13 et dans un long chapitre de La Main et la matière ; il trouvera son lieu de déploiement dans un ouvrage en préparation, actuellement intitulé « Sillages kantiens. Présences contemporaines de la Critique de la faculté de juger ». La troisième voie consiste à conduire l’approche sémiotique, comme elle s’est développée depuis les années 1960 en sciences du langage et dans les études littéraires, vers des questions propres à l’esthétique. Conçue par l’auteur comme une « sémio-esthétique », elle s’attache à 10 Herman Parret, Structurer. Progrès sémiotiques en épistémologie et en esthétique, Louvain-la-Neuve, Academia, 2018, p. 76. 11 Herman Parret, La Délicatesse des sens, op. cit., p. 11, note 5. 12 Voir la bibliographie partielle d’Herman Parret reprise dans ce volume, sur ses travaux en philosophie esthétique p. 379-385. 13 London, Kluwer, 1993.

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l’étude des moyens par lesquels se fait l’expérience esthétique. La main en est évidemment l’exemple le plus éloquent14, mais la voix humaine a fait elle aussi l’objet de vastes et profondes investigations15. Du point de vue de ses positions théoriques, cette sémio-esthétique se différenciera sans doute peu de la phénoménologie, surtout de celle qu’ont développée Maurice Merleau-Ponty et, à sa suite, Jean-François Lyotard. De fait, Parret entre régulièrement en dialogue avec ces auteurs, non moins qu’avec Kant et Husserl. Mais elle s’en démarque cependant par un souci de description extensive, par des études d’œuvres d’art particulières, par le goût affiché pour les classifications et par la diversité des références (en philosophie mais aussi en littérature, en linguistique, en histoire sociale et en histoire de l’art), toutes choses que l’ouvrage Épiphanies de la présence. Essais sémio-esthétiques a bien mises en valeur. Enfin, la quatrième voie est celle des écrits sur l’art et les artistes, parmi lesquels on compte des peintres classiques (Giotto, Mantegna, Titien) ou modernes (Duchamp, Monory, Smithson), des artistes plasticiens contemporains (Beppe Vesco, Jan Fabre, Giuseppe Penone, Berlinde De Bruyckere, Ronny Delrue, Dirk Braeckman), ou encore des musiciens (Scriabine, Messiaen). Détachons de la liste bibliographique un livre dédié aux représentations picturales et sculpturales de saint Sébastien présentes dans la ville de Venise16. La démarche est singulière. Elle consiste à répertorier les œuvres avec une précision que ne dédaignerait pas un historien de l’art averti, puis à les commenter avec toute la connaissance savante utile (touchant à la fois à l’hagiographie du saint, à son iconographie générale, à l’histoire de la peste et de Venise, ainsi qu’à l’anatomie du corps humain). Toutefois, le commentaire s’origine dans « le plaisir visuel que l’œuvre nous a procuré. Le texte a été rédigé in vivo, devant le tableau ou la sculpture, là où ils ont été exposés. […] Le texte veut séduire et transporter les âmes dans une “Venise sébastianisée” en évoquant des aspects essentiels de l’histoire de cette ville, surtout de ses goûts artistiques » (p. 8-9). Cette intention est mise en pratique, de la façon la plus concrète possible, par un supplément intitulé « Jouissances d’un promeneur à 14 Par exemple, dans « L’œuvre de main : pour une sémiotique haptologique », in : A. Hénault (dir.), Le Sens, le sensible, le réel, Paris, Presses de Sorbonne Université, 2019, p. 301-319. 15 On renverra en particulier à La Voix et son temps, Bruxelles, DeBoeck Université, 2002, ainsi qu’à l’ouvrage collectif, dirigé par Herman Parret et Sémir Badir, Puissances de la voix. Corps sentant, corde sensible, Limoges, Pulim, 2001. 16 Les Sébastiens de Venise, Leuven, s.e., 2008. Sur cet ouvrage, voir également, infra, la contribution d’Isabella Pezzini.

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Venise », comprenant une « Rêverie », en guise de guide tonal de promenade, suivi de la présentation détaillée d’un circuit de promenade. Accomplissement et déploiement, telle est aussi la vérité propre au felix æstheticus dans La Main et la matière : en sus de quatre cent trente pages contenant une argumentation relative à la dimension sensorielle et corporelle de l’expérience esthétique, argumentation soutenue par une lecture aiguisée de grands textes de l’esthétique philosophique, l’ouvrage contient un préambule et un épilogue où la leçon d’artistes est également entendue, mieux que cela : est vécue, d’abord par le moyen, sur des pages divisées en deux colonnes, d’une mise en dialogue de très larges citations des œuvres de Valéry avec le commentaire qu’en propose l’auteur, puis par une mise en parallèle d’œuvres picturales (de Luciano Fabro, Alberto Burri, Jackson Pollock et Giuseppe Penone) avec des concepts philosophiques (matière, touche, politique, main). Si Parret a souvent manifesté sa désapprobation à l’égard du mot « récepteur », c’est parce que la « réception » se définit chez lui non comme une passivité, ni comme un état arrêté, mais bien plutôt comme un accueil intellectuel et sensoriel, dynamisant son existence, des impressions du monde et de l’art. Dans son rapport aux artistes, c’est précisément à travers une telle posture d’accueil des impressions les plus diverses conjuguées à une délicate érudition qu’il déploie son écriture comme échange, retour et relance des œuvres d’art. Sa pratique de critique d’art s’accomplit ainsi sous la forme d’une reprise en écho des œuvres qu’il admire, selon un mécanisme de résonance dont il a par ailleurs parfaitement théorisé les implications esthétiques et philosophiques17. En une phrase, disons que l’œuvre d’Herman Parret se distingue avant tout par un style d’être, lequel se dissémine dans un style d’écriture très personnel et par une pensée chevillée au vécu. LE PROJET DE CONNAISSANCE DE L’ESTHÉTIQUE L’invention de l’esthétique par Baumgarten18 fut d’abord celui d’un mot, ainsi que chacun en convient désormais. On a souvent fait trop peu de 17 Herman Parret, « Résonance et vibration dans l’histoire de l’esthétique de Descartes à Herder », in : Nathalie Kremer et Sarah Nancy (dir.), Les Cordes vibrantes de l’art. La relation esthétique comme résonance, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2022, p. 43-62. 18 C’est le seul mérite que la postérité accorde à Baumgarten, au point d’en avoir fait le titre d’un livre à son nom : L’Invention de l’esthétique, paru aux Presses universitaires de Paris Nanterre en 2017. Ce volume contient en fait une traduction revue des Méditations

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cas, en revanche, du projet de connaissance développé dans Æsthetica, tenant ce projet pour mal conçu, compilant tout à la fois une science du sensible, une théorie du beau et une philosophie de l’art. D’après Pierre Sauvanet, « l’histoire de l’esthétique après Baumgarten n’est somme toute que l’histoire d’une sélection “en entonnoir”, par réduction du champ »19. À l’aune des spécialisations disciplinaires contemporaines, l’esthétique de Baumgarten paraît assurément trop ambitieuse et peu lisible. Si ce n’est pour l’histoire de l’esthétique, le cadre à partir duquel Baumgarten a pensé son projet mérite néanmoins d’être examiné au regard de felix æstheticus, dès lors que la présence de ce dernier dans l’Æsthetica est loin d’être incidente. Ce cadre relève de la création analogique : au côté d’une logique de la faculté de connaissance par la raison, doit exister, postule Baumgarten, une logique de la faculté de connaissance par le sensible. L’élaboration d’un tel cadre vise les fondements de la connaissance ; il s’agit de rassembler des savoirs existants mais épars dans une gnoséologie nouvelle. Comme l’explicite Pranchère, « Baumgarten tient la faculté de sentir pour une faculté de connaissance à part entière. La sensibilité n’est pas ici, comme elle le sera chez Kant, une des sources du savoir [… mais bien] un mode de saisie intégrale de l’objet »20. On ne saurait dès lors adresser à Baumgarten le reproche d’avoir fait de l’esthétique une science trop large pour se conformer aux normes disciplinaires : telle n’était pas sa visée, en effet. Comme l’intelligible produit des idées distinctes, c’est-à-dire distinguables les unes des autres, Baumgarten est conduit, par effet de contraste, à qualifier la connaissance sensible de confuse, sans que s’attache à ce terme la péjoration qu’on lui accorde de nos jours quand il est appliqué au champ du savoir. La connaissance confuse est celle qui se porte sur un mélange. Ce mélange est antérieur au tri produit par la raison, et sa connaissance, confuse et sensible, se dépose dans une strate inférieure du savoir. Ordinairement, ce mélange est même présupposé par la connaissance rationnelle, laquelle conserve ainsi des fondations dans la sensibilité. philosophiques sur quelques sujets se rapportant au poème, précédée, en guise de préface, d’un essai de Pierre Sauvanet intitulé « Naissance de l’esthétique ? ». 19 Ibid., p. 13. Sur la réception de Baumgarten dans l’histoire de l’esthétique, on pourra également se reporter aux travaux des contributeurs de ce volume, notamment Baldine Saint Girons, « L’invention de l’Esthétique sur les décombres de la rhétorique », in : J.-C. Gens et J. Poirier (dir.), La Rhétorique : enjeux de ses résurgences, Bruxelles, Ousia, 1998, p. 99-115 ; Dominique Château, La Philosophie de l’art. Fondation et fondements, Paris, L’Harmattan, 2000. 20 Présentation à A. G. Baumgarten, Esthétique, op. cit., p. 10.

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Quoi qu’il en soit de cette présupposition, la connaissance sensible implique une autre « logique », voire même une autre épistémologie. À prendre au sérieux le rapport du felix æstheticus à cette connaissance, l’épistémologie de la connaissance sensible pose, au lieu de conditions de vérité, des conditions de félicité21. On pourrait s’interroger sur la nature de ces conditions. Comme la « confusion » n’évoque pas directement de satisfecit, il convient de partir à la recherche d’autres qualifications. La délicatesse, comme elle accède avec Parret (suivant ici une leçon du marquis de Sade) au rang de principe22, en serait une désignation appropriée. Non seulement elle trouve son application ordinaire dans le champ du sensible, au point qu’elle « qualifie la compétence du felix æstheticus »23 ; mais, en outre, elle augmente la perception des choses « qui échappent au vulgaire »24, partant elle détermine de façon spécifique, indépendante de la raison, le savoir qu’on peut en acquérir. La nuance est un autre terme à considérer. La nuance éclaire de quoi est faite l’augmentation caractéristique de la connaissance sensible. L’apport d’une nuance est bien une sorte d’ajout à ce qui est déjà percu et connu. Mais, ce faisant, et à la différence de la précision (propre à l’analyse rationnelle), la nuance atténue les distinctions préalablement établies. Son augmentation n’appelle pas une particularisation mais un dépliement des conditions de savoir en fonction d’un déploiement des critères à prendre en compte pour bien percevoir l’objet visé. Et sans doute péchons-nous encore, dans notre présentation de la nuance, par excès de rationalisme en faisant comme si les facultés de perception et de savoir devaient nécessairement être distribuées au sein d’un sujet. Pour le felix æstheticus, la connaissance, avant d’être éventuellement délivrable (dans un texte ou sous toute autre forme), est incorporée. C’est à cette condition qu’on devient felix æstheticus : le bonheur ressenti est l’effet indirect de ce mode d’existence qui se caractérise par un mouvement constant d’interaction entre sensibilité subjective et sensorialité corporelle. Dans les termes d’Herman Parret : 21 On observera que les « conditions de félicité », réintroduites dans la philosophie contemporaine par John Austin (dans How to Do Things with Words, Oxford, Clarendon Press, 1961), sont désormais qualifiées de « pragmatiques », établissant un lien remarquable entre deux grands domaines d’intérêt auxquels s’est attaché Parret dans ses travaux, la pragmatique et l’esthétique. 22 Cf. le Préambule à La Délicatesse des sens, op. cit., p. 8. 23 La Délicatesse des sens, ibid., p. 11 ; nous soulignons. 24 Madame de Lambert, Discours sur la délicatesse d’esprit et de sentiment, cité en exergue au préambule de La Délicatesse des sens, ibid., p. 7.

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[L]’expérience esthétique est portée par le sentiment de la Glückseligkeit qui est vécu comme un mouvement rythmique, comme un balancement entre une concentration vers plus de subjectivation, plus d’intériorisation d’une part, et de l’autre une excentration, une expansion vers l’infini (Erlösung ; ungetrübten). Cette double directionalité du mouvement de l’âme marque l’expérience esthétique et la transforme en un jeu entre la subjectivation où la corporéité s’enrichit de plus en plus de synesthésies, et un déploiement extatique de l’âme. Subjectivation synesthésique du corps, infinitisation extatique de l’âme, marques de la félicité du felix æstheticus.25

Grâce à l’interférence entre « subjectivation synesthésique du corps et infinitisation extatique de l’âme », les sens se caractérisent par un double mouvement, une double interaction : premièrement, entre intériorité, repli, intimité d’un côté et déploiement extérieur, ouverture, extasis de l’autre – entre le corps et le monde donc, dans un échange réciproque d’impulsion et de réception, où l’accueil réceptif est d’emblée aussi élan transformateur –, mais aussi, deuxièmement, à l’intérieur même du sujet, entre les cinq sens (dont l’entrelacement produit l’effet synesthésique transformateur) et la raison objectivante, la pensée imprégnée de cette sensitivité qui dès lors produit un savoir vécu. Telle est l’expérience esthétique. Il ne s’agit nullement de « bien connaître ce dont on parle » ni « d’énoncer ce qui se conçoit clairement », mais de connaître au plus juste ce qu’on éprouve. À la logique de découverte des expériences scientifiques, se substitue ici une logique d’acclimatation, l’esthète s’exerçant à une rencontre avec un objet qui, a priori, lui oppose de la résistance, mais lui offre aussi sa résonance et sa consistance propres26. PRÉSENTATION DE L’OUVRAGE Les textes réunis dans ce livre forment un ensemble varié, disparate même, dans le ton aussi bien que par le propos, qui satisferont l’esprit de vagabondage du felix æstheticus, lequel aime nouer les sensations aux idées en suivant un parcours libre, ouvert aux multiples impressions des sens. Nous voudrions croire que l’œuvre d’Herman Parret a pu leur servir de modèle, compte tenu du caractère idéal de tout modèle – qu’il ne 25 Herman Parret, « Felix æstheticus, une apologie d’Alexander Baumgarten », p. 377 de ce volume. 26 Résonance, consistance : le lecteur, la lectrice auront reconnu deux des trois notions étudiées dans La Délicatesse des sens, la dernière étant la transparence.

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s’agit donc pas d’imiter, mais d’approcher ou de rapprocher de soi, pour le dialogue et l’inspiration. Sans rien enlever au plaisir d’une libre découverte des textes et des images qui forment comme un kaléidoscope du bonheur esthétique, les textes ont été ordonnés sous quatre figures, selon l’optique de réflexion proposée par les amis et amies d’Herman Parret qui ont contribué à ce recueil. Exégèses La première partie présente une suite de réflexions d’ordre théorique sur des sujets variés en liant l’esthétique au stoïcisme, au mysticisme, à la philosophie intermédiale ou à la sociologie, et en donnant une place privilégiée à des figures clés de la tradition philosophique, de Marc Aurèle à Jean-François Lyotard en passant par Kant. C’est par une enquête généalogique sur le felix æstheticus que démarrent nos études exégétiques, avec un article de Vlad Ionescu sur la pensée d’Herman Parret comme pont entre Baumgarten, Kant et Lyotard, permettant de comprendre le Wohlgefallen ou bien-être esthétique préconisé par le philosophe de Königsberg comme un bonheur esthétique expérimenté dans le vécu. L’aperçu philosophique et littéraire de Ionescu montre, au-delà de l’évolution des termes et de l’idiosyncrasie des auteurs et des contextes, que toute théorie esthétique « présuppose une théorie de la culture, un souci général de l’état intellectuel du monde ». Une lecture riche et érudite des Pensées de Marc Aurèle nous est donnée ensuite par Carlos Steel, dans le but d’inviter à réfléchir à une possible (et paradoxale) esthétique stoïcienne, où hédonisme et stoïcisme ne s’avèrent pas inconciliables, tout en récusant l’assomption que le bonheur esthétique serait nécessairement généré par le contact avec les œuvres d’art ou la beauté du monde. Ralph Dekoninck propose une étude centrée sur la notion d’expérience à l’âge moderne, dans le but de montrer « les affinités qui lient le domaine de l’esthétique naissante au XVIIIe siècle à celui de la mystique, telle qu’elle est théorisée au XVIIe siècle, et dont elle est à certains égards héritière ». En tournant notre regard vers des théories esthétiques contemporaines, nous suivons ensuite Rudi Laermans dans sa présentation des aspects esthétiques de la sociologie de Georg Simmel, dont il étudie les écrits sous le double rapport qu’entretiennent l’esthétique et la sociologie : une sociologie esthétique, qui peut « intervenir comme étude des phénomènes sociaux par le biais d’un regard esthétique », et une esthétique sociologique, dans la mesure où on peut détecter, d’après Simmel, une

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organisation ordonnée, harmonieuse de la société sur les plans politique et social. Pietro Montani s’attache à montrer, pour sa part, dans quelle mesure le grand réalisateur Sergueï Eisenstein peut être considéré comme un parfait felix æstheticus, en dégageant quelques philosophèmes essentiels de l’esthétique haptologique dans la pensée du cinéaste, dont il a édité des Œuvres choisies en italien en neuf volumes. Dario Cecchi, enfin, revient sur la philosophie haptique que Parret a mise en lumière dans ses travaux, plus particulièrement sur la façon dont la philosophie du sublime de Lyotard éclaire l’esthétique du toucher, tout en s’interrogeant sur les formes d’art actuelles du « sublime » qui permettent le mieux l’expérience esthétique haptique. Associations La deuxième partie de ce livre invite à réfléchir aux effets de l’art ainsi qu’aux implications de l’expérience esthétique, d’un point de vue synesthésique principalement. Les textes rassemblés associent à ces réflexions théoriques des études sur des œuvres d’art choisies en raison de leur exemplarité. Denis Bertrand et Verónica Estay Stange replacent ainsi l’expérience esthétique dans une situation de communication intermédiale en réunissant trois œuvres qui n’ont en commun ni le lieu ni l’époque, ni davantage la discipline artistique : le poème épique Martín Fierro de José Hernandez, le portrait du pape Innocent X par Vélasquez et la courte pièce de Samuel Beckett Breath. Leur article montre comment, « au sein de ces différents régimes de signification sensible, la praxis énonciative est à la fois révoquée et convoquée, en faisant de l’expérience esthétique un phénomène en même temps individuel et partagé, immédiat et médiatisé ». Bart Verschaffel propose ensuite un « essai sur les courbes, la vue et le toucher » en analysant de près le mythe très prisé par le dédicataire du présent recueil, le mythe d’Apollon et Daphné. Dans un parcours reliant Ovide à Marcel Duchamp en passant par la peinture baroque, l’auteur suggère que l’expérience esthétique est moins une question de toucher et de jouissance qu’une poursuite du tactile, du désir en éveil pour ce qui nous atteint et nous échappe à la fois. « Le désir, éveillé et intensifié par la poursuite d’une beauté exceptionnelle, devient encore plus intense dans la fuite. […] Une belle œuvre est l’échec réussi de la saisie de quelque chose qui nous échappe, à peine ». Le toucher est ensuite envisagé par Nathalie Kremer dans le sens de l’interférence entre l’œuvre d’art et son récepteur. En considérant l’art

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du tressage comme un mode métaphorique de l’interférence esthétique, elle passe en revue cinq figures féminines emblématiques du tissage dans la tradition culturelle européenne – la Dame à la licorne, Glycère, Pénélope, Méduse, Calypso –, pour mettre en lumière comment « naît de diverses façons le bonheur d’être spectateur, lecteur, visiteur, proie voire victime des fils de la toile tressée de l’art ». L’émotion esthétique implique toutefois une synesthésie entre le toucher, la vue et l’ouïe à laquelle l’œil du critique peut prêter l’oreille. Dans « Guercino sonore », Victor Stoichita propose ainsi une lecture de la sonorité de l’art visuel, qu’il nous apprend à « écouter », selon l’injonction de Jean-Luc Nancy, en déployant une analyse synesthésique de la peinture du Guerchin, et illustrant ce faisant la façon dont l’approche haptique de l’art, telle qu’elle est défendue par Parret dans ses travaux, peut être déclinée « sur le terrain ». Stefania Caliandro enquête pour sa part sur l’effet « sensible » du silence dans l’art, sur la façon dont il joue un rôle clé dans l’émotion et l’expérience esthétique. « Le silence éveille la sensibilité, l’invite à franchir le seuil du perceptible, à capter ce qui, par limite physique ou habitudes culturelles, n’est pas relevé par nos sens », affirme l’autrice, en passant en revue quelques dispositifs artistiques révélateurs, tels des tableaux de Kandinsky, l’Album Primo-Avrilesque d’Alphonse Allais, des compositions musicales de Marinetti, Satie, John Cage ou Alvin Lucier, ainsi que des installations sonores de Robert Barry. Clôturant cette partie de l’ouvrage, Barbara Baert s’attache au mythe de Narcisse et Écho pour en étudier, à partir d’un tableau de Poussin, « la dissolution comme régime scopique ». Elle développe en effet l’idée selon laquelle la « crise de l’image » qu’on peut lire dans le mythe de Narcisse tient à une double opération, étudiée dans son article : la figurabilité sonore de la voix d’une part, le camouflage ou « l’autodissolution de la figure » d’autre part. Passeggiate Dans les textes de la partie précédente, les œuvres d’art retenues par les auteurs et les autrices paraissent librement choisis, en dépit de leur éloquence pour la réflexion théorique. Celles des textes composant cette troisième partie établissent des corpus plus décisifs, comme si le vagabondage de nos felices æsthetici recherchait, par tours et détours, des circuits tracés d’avance. Il n’y a pas de terme plus approprié, nous semble-t-il, que la passeggiata italienne pour rendre compte de cet art de la promenade rangée, soucieuse de saisir dans des rencontres incertaines l’humeur

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générale d’une idée ou d’un projet de vie. Le texte de Sémir Badir ouvre ces méditations ambulantes : en se proposant de lever les pans du voile de la légèreté, il envisage une « phénoménologie esthétisante du vécu ». Dans ses « Didascalies en marge de C’est beau », Thierry de Duve s’attache avec Nathalie Sarraute à « démystifier le mythe de l’esthète accompli » dans notre époque de l’ère du soupçon, où se redéfinit le sensus communis kantien. À travers une analyse minutieusement conduite de la pièce sarrautienne, de Duve montre comment la question du beau interloque, divise, et finalement rassemble les personnages dans ce qu’il appelle une « commune mesure infrahumaine ». Patrice Maniglier nous invite, ensuite, à considérer les formes du mouvement infini dans la sculpture d’Eduardo Chillida. L’œuvre de l’artiste basque espagnol est, selon lui, entièrement organisée sur l’opération de déboîtement des parties, instaurant des inégalités dans une masse unie, « qui expose continûment sa propre contingence, qui défait l’évidence, qui ne cesse d’organiser le doute de celui qui la perçoit ». C’est ensuite aux Sébastiens de Venise, répertoriés, étudiés et célébrés par Herman Parret qu’Isabella Pezzini rend hommage dans sa contribution comme une expérience complémentaire offerte aux parcours érototétiques présentés dans le livre de notre dédicataire. Nathalie Roelens lui emboîte le pas pour proposer aux lecteurs une riche promenade artistique dans la Sérénissime qui fait « suite » aux déambulations passées, rêvées ou désirées par tout amateur d’art et de beauté. Échappées Dans la dernière partie de ce livre, les dialogues instaurés par les contributeurs avec le travail d’Herman Parret, souvent nourris du souvenir d’échanges antérieurs, créent autant de fenêtres sur des espaces de vue libres, aux effets surprenants, autour de thèmes esthétiques. Dominique Chateau présente ainsi un petit abécédaire du felix æstheticus fait sur la mesure d’Herman Parret pour indiquer les entrées : on y trouvera des réflexions sur la « délicatesse », l’« hypotypose », la « pragmatique », sans oublier « Kant » et « Nietzsche », ou « Saint Sébastien ». JeanMarie Klinkenberg invite ensuite le lecteur à imaginer avec lui la façon dont l’œil comme organe sensoriel peut « servir la délectation du felix æstheticus », permettant de rappeler en clin d’œil au spécialiste de la « main » et de la « matière » tous les bienfaits de la vue.

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Ce sont les Trois Leçons sur la mémoire d’Herman Parret que relit Sorin Alexandrescu, discutant de certains partis-pris pragmatiques et sémiotiques du livre tout en mettant en lumière la richesse philosophique de la réflexion sur la mémoire, présentée dans un « sens pluriel ». Jacques Fontanille, de son côté, examine ce qu’il appelle l’artistisation comme effet de l’art, permettant de déployer une sémiotique du sensible « qui part de la sensation, des modes sémiotiques du sensible et qui conduit jusqu’à l’intuition et à l’imagination ». Suit la contribution de Jean Petitot, où se développe une réflexion stimulante sur trois sujets clés de la sémiotique esthétique dont il eut souvent l’occasion de débattre avec Herman Parret : la figure de l’hypotypose d’abord, à laquelle Parret a dédié une étude mémorable, quelques aspects de l’esthétique de Lessing, de Kant et de Goethe, ensuite, tout en évoquant aussi celle, moins connue, de Joseph Frank, et enfin la revalorisation phénoménologique par Husserl de la Critique de la faculté de juger esthétique de Kant. Avec Baldine Saint Girons, les contributions au présent volume se concluent sur une ouverture intrinsèquement suggestive : elle propose à notre heureux lecteur une série de citations choisies « sur le plaisir et le déplaisir ». Tout en formant une harmonieuse progression historique et épistémologique, le florilège est livré à une liberté totale d’interprétations et de pensées – pour ne pas dire de rêveries. Cahier d’images Celles-ci trouveront une continuité naturelle dans les images d’œuvres artistiques que quatre artistes amis d’Herman Parret lui offrent en hommage au bonheur esthétique : les œuvres reproduites ici sont le répondant plastique des textes écrits sur le felix æstheticus qui, nous l’espérons, feront de notre lecteur, de notre lectrice, un felix lectorem. Épilogue Reste une question centrale et pourtant restée indéfinie dans les propos recueillis ici : quel est le sens exact du syntagme felix æstheticus qu’Herman Parret tire des Méditations de Baumgarten ? Nous laissons l’heureux esthète nous révéler lui-même les dessous du voile, dans une analyse du texte baumgartien et avec ses réflexions sur le sens du bonheur esthétique qu’il nous invite à expérimenter quotidiennement avec lui, en guise d’épilogue à ce recueil.

EXÉGÈSES

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In place of a hermeneutics we need an erotics of art. (Susan Sontag, Against Interpretation, 1964)

I. Le bonheur est un thème central de la philosophie et, à l’époque de la modernité, il était au centre des préoccupations de tous les grands penseurs de la morale. Valorisé par les Lumières comme une libération quelque peu hédoniste du dogmatisme clérical, le bonheur revient pendant la révolution industrielle comme effet probable de l’échange de marchandises. Nous nous souvenons tous de l’achèvement ironique par Marx du message révolutionnaire français : « Liberté, égalité, propriété et Bentham ». Loin de l’harmonie stoïcienne et de la félicité contemplative médiévale, la vie capitaliste encourage le calcul du plaisir et la multiplication des désirs. Se pose alors la question de savoir quelle est la vraie signification et la juste place du bonheur dans la vie moderne. Le bonheur est également au cœur de l’esthétique moderne, qui est à son tour une conséquence des Lumières : là, l’expérience esthétique est rendue comme un Wohlgefallen, affirme un Kant optimiste, donc un bien être général qui n’est ni plus ni moins que le sentiment du fonctionnement équilibré des facultés. La promesse du bonheur (Stendhal) est un moment privilégié dans un monde en perpétuel état d’agitation. Dans un véritable esprit éclairé, ce Wohlgefallen est universel et il est le pendant esthétique d’un autre concept généreusement kantien, la Wohltätigkeit, un sens général de la charité. Wohl- désigne la plénitude affective qui anime toute une tradition esthétique basée sur la culture du bien-être et de la vitalité, le plaisir pris dans la façon dont toutes sortes de phrases affectent les facultés mentales. Herman Parret est le dernier zélateur à s’être penché sur le sens esthétique de ce Wohl- qu’il a rendu sous la forme d’un personnage conceptuel cohérent et épanoui, le felix æstheticus. Nous devons remercier Deleuze et Guattari d’avoir introduit la notion de personnage conceptuel. De Socrate à Dionysos, les concepts philosophiques ont été transférés par le

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biais d’hétéronymes idiosyncrasiques : « C’est le destin du philosophe de devenir son ou ses personnages conceptuels, en même temps que ces personnages deviennent eux-mêmes autre chose que ce qu’ils sont historiquement, mythologiquement ou couramment (le Socrate de Platon, le Dionysos de Nietzsche, l’Idiot de Cuse) »1. Mais comme les concepts philosophiques changent dans le temps, les moments les plus pertinents dans la vie des personnages conceptuels sont des « bifurcations » et des « substitutions », c’est-à-dire les transformations qu’ils rencontrent en fonction des relations historiques dans lesquelles ils sont prises, des rivalités qu’ils rencontrent et des mouvements qu’ils effectuent. Ce qui suit est un montage des différentes configurations de ce personnage conceptuel, le felix æstheticus : premièrement, tel qu’il a émergé dans l’esthétique de Alexander Baumgarden ; deuxièmement, tel qu’il apparaît dans la littérature du XIXe siècle (Balzac, Huysmans) ; troisièmement, sa reformulation dans l’imagination philosophique d’Herman Parret toujours en dialogue direct avec la pensé esthétique de Jean-François Lyotard. La raison de ce montage est que ces configurations soulèvent des questions fondamentales sur la place de l’expérience esthétique – avec ses riches modulations affectives – dans une culture moderne qui est constamment confrontée à ses propres défis. II. Comme Pygmalion devant sa Galatée, Herman Parret a commencé son travail sur le protéiforme felix æstheticus avec les considérations qu’on trouve sur ce sujet dans l’esthétique rationaliste d’Alexander Baumgarten. La notion est mentionnée pour la première fois dans ses Meditationes (1735) et élaborée dans l’Esthétique (1750). C’est là que naît un type inférieur mais autonome de connaissance et de théorie des arts libéraux : le « goût au sens large » sert de médiateur dans les représentations sensuelles entre la clarté de la logique et l’élection rhétorique. Outre l’enthousiasme de la Wohl-, on trouve aussi la Lichte, la lumière puissante, comprise d’abord comme un débat sur des concepts « clairs et distincts » justifiant les ambitions de l’Aufklärung2. 1 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005, p. 62-63. 2 Stefanie Buchenau souligne à la fois ce que cette notion de lumière doit à la clarté logique et la dette de Baumgarten envers la rhétorique de Cicéron. Voir les chapitres sur Baumgarten dans The Founding of Aesthetics in the German Enlightenment. The Art of

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À ce stade préliminaire, le felix æstheticus est un raisonneur ayant une préférence pour la rhétorique classique et qui sait que les vérités philosophiques nécessitent d’autres types de représentations que des concepts clairs et distincts. La première transformation significative que subit notre personnage est mentionnée dans la bible de l’esthétique moderne, la Critique du Jugement de Kant (1790). L’esthétique n’est pas une question de règles et de connaissances mais une expérience subjective, dans la présence hic et nunc d’un corrélat qui affecte les facultés sans rien en déterminer, jugeant selon l’affect, avec une simple prétention à la « validité universelle », ce qui veut dire que ce pouvoir de jugement est partagé par tout un chacun. Jean-François Lyotard – cet important « Gonfaloniere » de l’esthétique kantienne et ami d’Herman Parret – décrira cette expérience esthétique pure sous les termes de « phrase affect » et d’« anima minima »3. Une pléthore de concepts émergera, exportés de la Rive Gauche vers le reste du monde, tous rendant compte des expressions prélinguistiques, des intuitions prédéterminées de la Chair, de l’irreprésentable, du différend, etc. C’est là un signe distinctif de l’esthétique moderne et postmoderne (d’Adorno à Lyotard) : le recherche d’une expérience affective et intellectuelle qui transgresse la raison instrumentale. La vocation culturelle des avant-gardes artistiques consistait ainsi précisément à nous confronter à des intuitions qui remettent en question et élargissent la fonction communicationnelle du langage, tant visuel qu’auditif. La centralité de l’affect comme domaine pertinent de l’esthétique et la signification anthropologique de cette expérience pour la constitution du sujet sont deux dimensions qui ont intéressé Jean-François Lyotard et Herman Parret. Mais si Parret est resté le professeur classique, incontestable spécialiste de Kant4, Lyotard va opérer une profonde métamorphose sur le sujet dans une style plus expérimental et essayiste. Chez lui, la « phrase d’affect » présente des affinités avec l’esthétique du sublime, son mutisme et ses traces informelles. Herman Parret est le prototype de Invention and the Invention of the Art, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 114-151. Un texte essentiel de la bibliographie d’Herman Parret à ce sujet est « De Baumgarten à Kant », Revue Philosophique de Louvain, vol. 90, n° 87, 1992, p. 317343. 3 Voir Jean-François Lyotard, « Anima minima », in : Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993, p. 199-201 ; ainsi que, du même, « La phrase-affect (D’un supplément au Différend) », in : Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 43-54. Herman Parret a impliqué Lyotard dans la vie intellectuelle belge en l’invitant à Anvers en 1993, dans le cadre des événements dédiés à Anvers. Capitale culturelle du monde. 4 Une des contributions les plus substantielles à l’étude de l’esthétique de Kant est Kants Ästhetik, Kant’s Aesthetics, L’esthétique de Kant, dir. Herman Parret, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1998.

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ce que Saul Bellow appelait « l’homme intellectuel » en tant que « créature explicative ». Les professeurs représentent souvent ce type intellectuel : « Avoir raison, c’est surtout une question d’explications … Le père aux enfants, les femmes aux maris, les collègues aux collègues, les médecins aux malades, l’homme à son âme, tous donnent des explications. »5 Le felix æstheticus de Parret est conçu dans les bibliothèques et les salles de conférence, mais il grandit dans les salons, les jardins, les musées et les restaurants. Il connaît le bonheur parce qu’il rend heureux par ses explications. Lyotard de son côté expérimente tous les genres possibles, il multiplie les voix à l’extrême. Chez lui, l’effusion d’affects caractérisant l’émancipatrice Révolution Française conduit au deuil des idéaux modernes. Le felix æstheticus se métamorphose avec Lyotard en un « elle » ou un « autre » ; inspiré par Bettina von Arnim, il découvre en lui une voix féminine qu’il cultive dans des dialogues sur la peinture ; la poésie se combine à l’exégèse, et l’émotion qui prévaut dans cette écriture de Lyotard n’est pas celle du bonheur mais de la mélancolie. Ses écrits montrent en effet que le bonheur n’est pas le seul but ni le principe régulateur de la vie esthétique, mais que l’ironie et la mélancolie comptent autant. Mais revenons à Kant : l’expérience de la beauté comme sensation temporaire de bien-être, le Wohlgevallen, est ressentie comme un bonheur, et ce moment privilégié est censé être multiplié et cultivé. C’est ainsi que le bonheur devient une vertu pour ce vagabond kantien qu’est le felix æstheticus. Cependant, comme tous les personnages conceptuels, ce dernier répond à un problème philosophique spécifique portant sur les conditions génériques de l’expérience esthétique. C’est pourquoi il doit exclure certaines dimensions et s’imposer certaines limites : lorsqu’il s’agit de l’expérience pure de la beauté, la connaissance et la communication sont insignifiantes, car l’accent est mis sur le sentiment des facultés cognitives, l’agitation temporaire de la Stimmung, l’état d’esprit qui invite les autres à s’y joindre. L’idée est de cultiver les sens – du toucher au regard et à l’écoute – comme une affirmation de cette communauté idéale du goût. Nous sommes tous en principe semblables, nous pouvons penser et nous émouvoir fondamentalement de la même manière. Que Les feux d’artifice royaux de Händel soit la bande sonore de cette célébration humaniste ! En ce sens, chaque personnage conceptuel prend un risque et le felix æstheticus n’est pas le premier à le faire. Ses rivaux sont prêts à objecter : la beauté est-elle une chose rare ou ne sommes-nous plus censés penser 5

Saul Bellow, La Planète de Mr. Sammler, Paris, Gallimard, 2014, p. 1.

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en présence de l’art ? Après tout, le felix æstheticus, tout en jouissant de la présence de l’art, des hommes et des femmes ainsi que de la « nature », travaille activement à aiguiser ses sens, à lire et à comprendre, à voir et à mémoriser des faits. Rappelons-nous l’apologie de Susan Sontag6 d’une « érotique » (au lieu d’une herméneutique) de l’art, un plaidoyer passionné pour une expérience esthétique forte qui est quand même intégrée dans une connaissance pointue du canon artistique moderne (dans le film, la littérature, la musique, la peinture). Bien sûr, ce sont des questions prévisibles, qu’on peut soulever aussi à propos de ce vagabond kantien, lequel a aussi raison si on accepte que cette « phrase affect » ne demande ni plus ni moins que d’être la condition minimale de possibilité de l’expérience de la beauté. Pourtant, notre situation historique concrète rend cette affirmation pertinente d’un point de vue critique : quand le bonheur se réduit à la capitalisation du plaisir par des produits, quand les musées et les universités vendent des « expériences » au lieu de la Bildung, quand l’utilitarisme de Bentham motive la plus grande partie de l’existence humaine, quand les philosophes ne se débattent plus avec les empereurs mais se cachent derrière des bureaux et attendent les applaudissements de leurs étudiants triés sur le volet, quand les « intellectuels » ont été remplacés par des « faiseurs d’opinion », quand l’attention est devenue un luxe et quand les beaux paysages sont rares … c’est une affaire dangereuse que d’affirmer la nécessité d’une « anima minima », d’être ému sans intérêt. Cette affirmation présuppose, après tout, la subordination d’une expérience bourgeoise – son indifférence amorale générale et son consumérisme véhément du plaisir inclus – à une culture de l’esprit et des sens. Comme Cecil Taylor l’a écrit quelque part : « Ressentir est peut-être la chose la plus terrifiante dans cette société ». La résistance que propose le felix æstheticus a tout à voir avec une éducation sentimentale et intellectuelle au-delà des clichés consommables et du sensualisme frivole. Le felix æstheticus murmure : il est de votre devoir de cultiver vos sens et vos facultés cognitives. L’euphorie originelle qui entoure l’expérience esthétique chez Kant est une possibilité universelle mais – et ceci est important pour les kantiens parmi nous – elle appartenait à une culture qui mettait l’accent sur le partage généreux et la transmission universelle du savoir. L’expérience esthétique est universelle en principe, et elle dépasse le sensualisme banal et l’individualisme. L’ensemble du projet philosophique dont la Troisième Critique n’est qu’un chapitre dépendait de 6

Susan Sontag, Against Interpretation, London, Vintage, 2001, p. 14.

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la diffusion universelle de l’éducation et d’un souci général de l’humanité. Après tout, felix désigne le bonheur, mais la racine proto-indo-européenne renvoie au fait de nourrir l’enfant qui tète au sein de sa mère. Ces gamins heureux qui se nourrissent de plaisir esthétique doivent être nourris euxmêmes, non seulement de lait et de pain, mais aussi de culture. Idéalement, l’expérience esthétique est pure lorsqu’elle est mise entre parenthèses par rapport aux jeux intellectuels. L’affect esthétique est un mouvement privilégié inhérent à l’homme et l’analyse transcendantale de Kant peut ainsi être complétée par la notion inductive d’un Kunstwollen proposée par Aloïs Riegl, l’idée que la mise en forme cohérente des artefacts dans toutes les cultures et à toutes les époques révèle une dimension humaine fondamentale : des artisans appartenant aux cultures les plus différentes et à toutes les périodes historiques veulent voir les choses d’une certaine manière et transforment ainsi la nature en quelque chose d’autre que de simples moyens pour atteindre un but. La possibilité d’une vie esthétique est inhérente à la vie humaine, mais son existence réelle présuppose le travail de la culture. Cependant, cela signifie également que la perception de la beauté naturelle est intimement liée à la pratique de la transformation et du façonnage du monde, de la culture des sens, de l’écriture et de l’apprentissage de la vue et de la touche. Les affects esthétiques rappellent l’ambition de Descartes voulant comprendre les passions de l’âme « à les dresser et à les conduire »7. Un excursus à travers quelques conduites de notre felix æstheticus validera cette hypothèse. Comme nous le verrons, l’affect esthétique apparaît systématiquement comme la surface d’un travail intellectuel profond. III. Le felix æstheticus réapparaît assez souvent à différents moments et endroits de la culture mondiale. Nous pourrions facilement nous référer à d’autres instanciations, non occidentales, comme la coquetterie japonaise détachée connue sous le nom de iki, pratiquée à l’époque d’Edo et qui se présentait sous la forme d’une apparence corporelle élégante ou d’une décoration d’intérieur8. Mais restons dans l’hémisphère occidental où notre 7 René Descartes, Traité des Passions, suivi de la Correspondance avec la Princesse Élisabeth, éd. par François Mizrachi, Paris, UGE, « 10/18 », p. 69. 8 Voir Hiroshi Nara, The Structure of Detachment. The Aesthetic vision of Kuki Shuzo: With a translation of Iki no kozo, avec des essais de J. Thomas Rimer et Jon Mark Mikkelsen, Honolulu, University of Hawaii Press, 2004. Pour la version française, voir Kuki Shuzo,

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personnage a effectivement grandi. Voici deux exemples où une œuvre concrète sur l’art forme la condition sine qua non de l’expérience émotionnelle de la vie esthétique. Frenhofer, Poussin, Porbus, personnages principaux du Chef d’œuvre inconnu (1831) de Balzac, sont pris dans un long débat sur le sentiment esthétique vital et sur la poétique de la peinture. Pour Frenhofer, la beauté affirme le sentiment de vie qui découle des contours dessinés. L’appréciation esthétique est médiatisée par son maître Mabuse qui lui enseigne l’art de l’illusionnisme. Pour Porbus, si le dessin marque le contour, la couleur est la vie. Et Poussin est déconcerté par le pied nu coloré qui dépasse du tableau, ces « nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied délicieux, un pied vivant ! »9 Outre ces débats académiques, nous suivons un épisode essentiel de la vie du felix æstheticus lorsque Nicolas Poussin est confronté avec la figure « brouillée » de cette belle noiseuse, Catherine Lescault, son regard combinant la double intentionnalité de l’amant désirant et du peintre observateur. Il doute entre la vocation de l’aimer et son talent artistique. C’est le désir d’être un artiste qui détermine Nicolas à laisser Gillette poser pour Frenhofer. Et c’est ce désir qui fait qu’elle lui fait des reproches, le quitte et le déteste. L’amour est aussi fragile que la beauté et il faut un esprit perspicace pour distinguer les deux. Si la beauté exige la distance, l’amour désire la fusion. Mais c’est précisément cette union fusionnelle, tactile, absolue qui peut avoir un effet néfaste. En tout cas, les dispositions affectives de ce felix æstheticus sont toujours médiées à travers une poesis – l’espace de la vie artistique combine des manières de sentir avec des modes de faire qui doivent être approfondis et qui relèvent de la formation intellectuelle. La corrélation entre la connaissance et le sentiment est au cœur d’une autre instanciation du felix æstheticus, Jean des Esseintes, dans À Rebours (1886) de Joris-Karl Huysmans. Son rejet de la vie bourgeoise trépidante s’exprime par un regard systématique sur la littérature et le jardinage, les parfums, le design et les Lieder de Schubert. Avec Jean des Esseintes, nous atteignons l’épitomé de la vie esthétique, car il combine une connaissance approfondie de la culture avec une vie sensuelle décadente ; la « ribote mystique de l’âme »10 est combinée avec l’exquise liqueur, colorée et raffinée, faite par des moines bénédictins et une appréciation de l’œuvre de Baudelaire, sa « langue musculeuse et charnue que plus que tout autre, La Structure de l’iki, traduit du japonais, annoté et présenté par Camille Loivier, postface de Atsuko Hosoi et Jacqueline Pigeot, Paris, PUF, 2017. 9 Honoré de Balzac, Le Chef d’œuvre inconnu, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 74 10 Joris-Karl Huysmans, À rebours, Paris, Garnier Flammarion, 1978, p. 228.

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possédait cette merveilleuse puissance de fixer avec une étrange santé d’expressions, les état morbides les plus fuyants, les plus tremblés, des esprits épuisés et des âmes tristes »11. Notre personnage comprend qu’il est « hanté » par le XVIIIe siècle, les robes et les parfums, y compris le souvenir de la Vénus de François Boucher et de sa chair rose. Sa connaissance approfondie de l’art est censée accroître une euphorie générale qui a un effet spécifique : « une sensation ineffable de bien-être, une légèreté de cervelle dont les pensées s’éclaircissaient et, d’opaque et glauques, devenaient fluides et irisées, de même que des bulles de savon de nuances tendres »12. Ce mode de vie opulent, resplendissant et sybaritique ne se résume pas à un sensualisme fusionnel où l’individu disparaît dans son objet de désir. Au contraire, ces expériences génèrent un sentiment de bienêtre et des pensées claires. De plus, chaque sens « était susceptible, par suite, d’une disposition naturelle et d’une érudite culture »13, unissant ainsi l’affect esthétique et l’érudition. IV. Cette expérience esthétique heureuse présuppose en outre une certaine scénographie qui est aussi une œuvre de culture cohérente. Flaubert écrit quelque part : « Je ne peux jouir de la nature que par ma fenêtre ». Lors d’une belle soirée dans les Carpates, alors qu’il se reposait dans une villa à Predeal, Herman Parret contemplait les montagnes par la fenêtre et partagea avec tous les amis présents ces pensées inspirées : qu’on projette une lampe immense d’un modèle Fortuny sur ce rocher colossal afin qu’on puisse mieux le voir ! Le commentaire ironique n’est pas sans une touche flaubertienne. Il prouve également que la condition préalable à l’esthétique est toute une science des dispositifs spatiaux qui ont varié de la simple fenêtre au complexe lampe et autres « parerga » culturels, comme la Kunstkamer au XVIIe siècle et le musée moderne à partir du XIXe siècle. Ces dispositifs semblent maintenir à distance le corrélat de l’expérience esthétique et résister à l’expérience fusionnelle des corps qui désirent coïncider. Rappelez-vous la critique de Derrida à l’égard de cet éloge hystérique du toucher dans Mille Plateaux : même la caresse présuppose une certaine discontinuité entre la surface touchée et le bout des doigts14. Il n’y a pas 11 12 13 14

Huysmans, ibid., p. 178. Huysmans, ibid., p. 152. Ibid., p. 153. Jacques Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 143 sq.

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d’espace lisse, pas d’intuition immédiate de l’haptique sans une différenciation minimale. De la même manière, il n’y a pas d’affect esthétique sans une médiation (culturelle ou scientifique). C’est ce qu’observait déjà Aloïs Riegl, inventeur du concept d’« haptique » et fidèle cicérone du felix æstheticus, notamment lorsqu’il soulignait la discontinuité en profondeur des reliefs égyptiens. D’une manière plus provocante, Riegl aurait dit que l’historien de l’art idéal ne devrait pas avoir de goût esthétique. Il voulait dire que les historiens d’art ne sont pas censés produire des hiérarchies de valeurs artistiques basées sur des préférences esthétiques. Ainsi voulait-il libérer l’expérience de l’art d’un idéal de beauté, le préjugé du romantisme. Cependant, le problème du goût va encore plus loin : le bonheur du felix æstheticus pourrait-il dépasser la satisfaction personnelle ? A-t-il une valeur culturelle et sociale plus large ? Peut-être pourrions-nous retourner à la Déduction de la Troisième Critique et soulever l’hypothèse que le critère pertinent de la vie esthétique est la puissance des idées esthétiques. Ces dernières sont le pendant des intuitions des idées rationnelles (Dieu, le libre arbitre, la vertu) qui manquent également d’un concept défini. Les idées esthétiques interviennent et peuvent modifier notre sens et notre sensibilité. Ce sont des images analogiques, des métaphores et des personnifications, qui peuvent proliférer et ainsi inspirer notre pensée. Ce sont des constellations de représentations (visuelles, discursives) qui « animent l’esprit »15 et sollicitent la réflexion. L’art de qualité fait réfléchir et ouvre des perspectives que l’on n’avait pas auparavant. Il crée des mondes imaginaires intelligents à travers lesquels des expériences complexes peuvent être ressenties et comprises. Plus important encore – soutient Kant, le père de notre felix æstheticus – l’art stimule « bien que sans fin, contribue pourtant à la culture des facultés de l’esprit (die Kultur der Gemütskräfte) en vue de la communication sociale (zur geselligen Mitteilung befördert) »16. Kant a raison ici à au moins deux niveaux : non seulement le bon art génère des idées esthétiques, mais encore la culture elle-même se développe comme une constellation d’idées esthétiques. Un art qui ne produit que des affects risque de se transformer en une « industrie de l’expérience » gérée par une distribution optimale du divertissement. Et Kant de souligner le fait que le 15 La littérature sur le sujet est trop vaste pour être rapportée ici. Voir, entre autres, Mary A. McCloskey, Kant’s Aesthetic, London, MacMillan, 1987, p. 115 sq., et Jean-François Lyotard, Leçons sur l’analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991, p. 85-89. 16 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, traduction et présentation par Alain Renaut, Paris, Flammarion, 1995, § 44, p. 404.

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critère pertinent du plaisir esthétique n’est pas la jouissance sensualiste (eine Lust des Genusses aus blosser Empfindung) mais le pouvoir réfléchissant du jugement (die reflektierende Urteilskraft). Nous pouvons donc conclure avec Kant que l’esthétique est à la fois une question d’affect et de réflexion, que le bon art développe ces dimensions de profondeur qui sont spécifiquement humaines. C’est sans doute ici que le modus æstheticus de Parret reçoit une importance culturelle : au-delà de la performativité communicative de l’homo œconomicus, juger « avec bon goût » présuppose une culture plus large du Gemüth, visible et partageable dans la vie quotidienne. Telle est l’instance critique du felix æstheticus : contre le réseau socio-économique de la communicabilité, il plaide pour une existence esthétique, une culture des sens qui est limitée dans l’espace, qui est hic et nunc, totalement différente des réseaux sans fin des récents médias sociaux, dernière réincarnation de l’homo sociologicus17. Historiquement, L’Esthétique de la communication est la deuxième instanciation du programme parretien. La première description généreuse d’un programme esthétique est apparue en 1988 dans un livre qui est à la fois une étude érudite et un acte de foi, Le Sublime du quotidien. On y lit : « Mon bonheur : il consiste à juger esthétiquement, à cultiver le bon gout… le beau, le sublime est la présence du bonheur dans le quotidien »18. Mais qui est le conservateur de ce quotidien et l’éducateur des sens ? Dans le plus pur style kantien, ce « partage du sensible » ne peut être le privilège exquis d’un professeur de philosophie. Le modus æstheticus doit avoir une justification culturelle – il présuppose une vision de la manière dont la culture devrait fonctionner pour qu’il y ait du plaisir dans le quotidien. Le felix æstheticus prend également le risque de mettre l’accent sur l’expérience incarnée, la vie du sens et les ambivalences de la séduction à une époque où les sciences humaines investissent de plus en plus dans l’application d’un modèle communicatif du langage et où l’histoire de l’art se préoccupe de questions comme la numérisation. Le felix æstheticus est alors décrit à juste titre comme un « jouisseur vagabond » qui cultive le visible, l’audible, le goût et le toucher sans but communicatif direct. Il pointe son doigt vers l’histoire de l’art : sans une éducation esthétique, l’iconologie est impossible. La « science de l’art » ainsi pompeusement désignée risque de devenir une simple collection de faits sans signification et la « musicologie » un discours sur des sons. 17 Herman Parret, L’Esthétique de la communication. L’au-delà de la pragmatique, Bruxelles, Ousia, 1999, p. 19-24. 18 Herman Parret, Le Sublime du quotidien, Paris, Hadès-Benjamin, 1988, p. 123.

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Ce qu’il appelle un « vagabond » semble être un personnage aux tendances critiques et transgressives qui, comme un dandy du XIXe siècle, a une préférence pour les huîtres et le champagne. Et le bonheur de l’expérience esthétique est déjà en 1988 considéré comme absolument fusionnel et haptique : « L’expérience de l’inter-corps est présente dans la poignée de main et surtout dans le baiser fusionnel où la synesthésie du goût et du toucher est plus intense. L’expérience esthétique – et que la beauté soit dans l’art ou dans la nature – est fusion-jonction »19. De 1988 à 2018, date de la publication de La Main et la matière (le deuxième grand chapitre de ce programme esthétique), cette conception de l’esthétique s’est transformée en de vrais prolégomènes pour l’éducation esthétique de l’homme. V. Le sens du toucher est ici d’une importance capitale. Or, là encore, la tentation est de le réduire au support d’un « art de vivre » sensualiste. Au-delà du Sublime du quotidien, Parret a abordé le sens du toucher à la fois comme médiateur de l’expérience esthétique et comme dimension essentielle des arts visuels. Si le modus æstheticus s’oppose au modèle communicatif du langage, l’esthétique du toucher s’oppose à la vue comme sens privilégié de l’esthétique occidentale. Le modèle parretien de l’esthétique repose sur cette substitution explicite : le sens du toucher explique l’expérience esthétique et justifie un type d’art spécifique, un art où le contact avec la matière est central ; elle est complètement différente du disegno linéaire où les contours délimitent clairement les corps disposés dans un espace visuel et perspectif. Le problème conceptuel du felix æstheticus concerne en outre la réduction de l’art à un support strictement conceptuel et techniquement reproductible, résultat d’une approche rationaliste et activiste, distante et cérébrale. Au contraire, le diapason esthétique est toujours celui du contact direct, de la modulation singulière de la matière et d’un affect fort. C’est ainsi que le felix æstheticus se fait de nouveaux ennemis, cette fois-ci non pas dans les tendances positivistes des sciences humaines, mais dans d’autres dimensions du « monde de l’art ». L’« haptique », en tant que notion qui soutient cette esthétique, s’applique à une vision de l’art qui relève de l’artisanat, du domaine où le contact avec un matériau senti par les mains exige formation et perspicacité, sens 19

Parret, op. cit., p. 274.

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et sensibilité. La conception conceptuelle et politique de l’art est mise entre parenthèses afin de sauver l’art comme une confrontation avec le corps vivant et en mouvement. La Main et la matière (2018) et La Délicatesse des sens (2023) proposent une analyse approfondie du toucher dans les arts plastiques. Les domaines qui pourraient également profiter de ces réflexions, où elles restent cependant à découvrir, sont l’architecture et la haute couture. La conception architecturale est l’activité où une négociation constante a lieu entre la vue des relations spatiales schématiques et le toucher intime impliqué dans les sensations, les sons et les mouvements corporels. La manière dont les projets architecturaux sont traduits dépend de la composition du béton et du bois, de la transparence ou de l’opacité du verre, de la structure et de la disposition des briques, etc. La dialectique de la forme et de la matérialité est un dilemme pour toutes les manières de faire. Pensons aux descriptions de tissus de Jean des Esseintes ou considérons un instant l’artisanat impliqué dans la confection de vêtements. Le couturier dessine un motif par rapport au corps, il recherche un tissu et, après le premier essayage, considère la distance entre la sensation du tissu et le mouvement du corps. Comme l’architecte, le savoir-faire du couturier dépend de cette expérience fusionnelle du corps et de la matière. La dernière transfiguration de notre felix æstheticus est ainsi dédiée à toutes les valences de l’hapticité : l’opacité, la résonance, la consistance, le grain de la voix et l’écho. Contre la culture moderniste de la transparence, ce vagabond esthétique revient à la vaghezza albertienne et au sfumato au bénéfice des transitions chromatiques et de la fluidité de la lumière. L’intentionnalité qui correspond à cette étape est celle de la séduction, déjà abordée dans Le sublime du quotidien, à savoir une distraction constante qui glisse entre les couleurs et les formes. Le problème conceptuel consiste à résister à une approche de la représentation (au sens large d’images visuelles et audibles) réductible à des « Gestalten » clairs et distincts. Le problème de notre personnage conceptuel est à nouveau le modèle rationaliste et positiviste de l’art. Son problème n’est d’ailleurs pas que théorique car les arts invitent à une adaptation et une configuration plus large des sens et de l’imagination. De plus, le goût esthétique est une capacité qui dépend de constantes différenciations, comparaisons, gradations et nuances. L’esthétique a son propre type de phronesis ; tout comme en éthique, l’expérience du traitement de cas concrets et variables est décisive pour une sagesse pratique optimale, le dilettante esthétique travaille à l’affût de l’esprit de finesse (Pascal).

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Après tout, le goût implique un travail : le regard attentif, la lecture et l’écoute, le contact actif avec des styles et des écoles spécifiques qui sont systématiquement comparés pour être compris. La vie affective n’est qu’une partie d’un projet plus vaste auquel travaille le felix æstheticus. Pour aiguiser les gradations et les différenciations esthétiques, Parret déploie un arsenal de catégories qui abordent les beaux-arts sous l’angle de la délicatesse : de l’appréciation par Diderot des vaporeux dans le rendu des contours, à la « mollesse floconneuse » de Baudelaire et au sfumato de Léonard comme confusion des tons. Mais sa critique de la transparence comme présence visible complète du corrélat représenté est-elle compatible avec une conception de l’expérience esthétique comme intrinsèquement fusionnelle ? N’aboutissent-elles pas toutes deux à une passion fusionnelle, à la superposition du regardeur et du regardé ? La densité des choses ne résiste-t-elle pas précisément à toute possibilité de fondre l’ambiance avec ce qu’elle perçoit ? Le felix æstheticus propose une résolution par la fusion passionnelle entre l’égophorique et l’exophorique, l’expérience du corrélat exclusivement comme valence affective fluctuant entre l’euphorique et le dysphorique, entre le plaisir et le déplaisir. Mais que faire si cette fusion est « troublée » par la connaissance concrète de l’art ? Les vagabonds ont certainement le droit de se promener et ne sont pas censés être apprivoisés. Que faire si l’expérience esthétique du « corrélat » femme (Parret évite méthodiquement la notion d’« objet ») ne se résume pas à la douceur directe ou au toucher d’une représentation spécifique, mais qu’elle est distraite par des adjectifs comme « intrigante », rappelant au vagabond la Jane (1908) d’Alphons Karpinski, ou une protectrice comme La Vierge aux rochers (1483-1486) de Léonard. Et si l’appréciation du corrélat est encore plus intense lorsqu’il est comparé à une représentation mystérieusement silencieuse et mystérieuse, comme Ginevra de Benci (env. 1474-1478), ou à un genre plus intellectuel, comme la dame dans La lecture sur le chemin de jardin (1883) d’Albert Aulet ? Que faire si toutes ces références structurent les désirs délirants qui animent ce vagabond esthétique ? Parfois, il semble que le felix æstheticus oublie de souligner qu’il faut en savoir beaucoup pour que le Gemüth se sente bien. Dès lors, la phraseaffect est plus complexe : l’éducation esthétique nécessite un travail. Cette dimension critique devient encore plus urgente dans la modernité tardive, lorsque l’art n’est plus seulement une question de « faire » mais aussi de critique institutionnelle et culturelle. L’expérience esthétique est essentielle mais aussi la plus difficile à expliquer et à écrire comme un

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épisode de l’histoire culturelle. C’est pourquoi la littérature et la musique, en particulier l’opéra qui combine différents arts et types de connaissances, peuvent compléter l’esthétique pour rendre ce transfert historique possible. VI. Il est facile d’identifier dans notre personnage conceptuel une certaine « prétention à l’universalité » au sens kantien d’une condition préalable : l’accent mis sur l’esthétique fusionnelle et les apparences diffuses des lignes, des couleurs et des résonances est un horizon régulateur qui rend possible un type spécifique de bonheur. Comme nous l’avons vu dans les exemples présentés – de Frenhofer à Jean des Esseintes – l’esthétique présuppose toute une éducation sentimentale fondée sur une culture de la lecture et de la vision des images. Toutes ces distinctions entre gradations d’opacité et de sentiment qui constituent la vie du felix æstheticus sont également l’effet d’une forte connaissance historique et culturelle. Néanmoins, il est vrai que la relation logique entre affect et connaissance n’est pas réversible en esthétique. On peut facilement imaginer un historien de l’art ayant une formation culturelle approfondie qui ne s’intéresse pas aux questions de goût. D’un autre côté, on peut difficilement imaginer un goût esthétique sans une formation culturelle approfondie. C’est pourquoi toute théorie esthétique – si elle doit avoir un impact – présuppose une théorie de la culture, un souci général de l’état intellectuel du monde. La religion l’a fait avec succès pendant longtemps, jusqu’à ce que la culture moderne ait une prétention tout aussi puissante à cette position. Dans le même temps, comme le corps de saint Sébastien, l’anima minima est transpercée de l’extérieur et mue par les sensations. Cette capacité à être ému, comme Lyotard l’a si bien décrite, est la pierre fondatrice de l’esthétique, mais ce contact présuppose la médiation de l’imagination et de la compréhension. Le défi pour une théorie esthétique n’est pas la sensation en tant que telle, les résonances et les échos quantifiable. Les empiristes du XVIIe siècle ont étudié ces types de sensations avec autant d’intérêt que les psychologues expérimentaux du XIXe siècle comme G. Th. Fechner et W. Wundt. Cependant, l’expérience de l’art dont parle le felix æstheticus présuppose une analyse qualitative et toute une gamme de compositions, d’arrangements, de souvenirs avec leur propre histoire culturelle et leurs significations compliquées. L’oreille pour que Rameau entende les harmonies est une oreille délicate (Furetière) parce que c’est

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une « oreille cultivée » (Parret). C’est là que réside la pertinence de ce personnage conceptuel : l’esthétique concerne le vécu et l’entendu, et leur conjonction n’est pas seulement le fait des phénoménologues mais aussi de l’histoire culturelle, de l’histoire de l’art et de la musicologie, d’un souci général à propos de la manière dont la culture est entretenue. La vie intérieure du felix æstheticus est sophistiquée. Mais ça veut dire que le bonheur « sans intérêt » donne en fait quelque chose du concret : une forte intelligence émotionnelle qui voit dans le monde un potentiel différent de celui de la simple exploitation, un potentiel pour cultiver une connaissance plus profonde de soi-même. Compte tenu de la complexité croissante d’un monde divisé ou les sciences humaines perdent peu à peu l’autorité critique devant une masse beaucoup plus large de consommation de plaisir et de culture de la « Geselligkeit », il est également du devoir du felix æstheticus de réfléchir à la manière dont la vie de l’âme peut s’étendre.

UNE ESTHÉTIQUE… STOÏCIENNE? À PROPOS DE MARC AURÈLE Carlos STEEL

La période du confinement Covid-19 m’a amené à relire et méditer les pensées de Marc Aurèle, et c’est ainsi que m’est venu le sujet de ma contribution à ce volume. Il ne faut pas y chercher un exposé systématique sur l’esthétique stoïcienne, qui serait basé sur une étude de fragments et de témoignages variés1. Je me suis seulement arrêté sur quelques réflexions de Marc Aurèle qui pourraient provoquer, dérouter et même irriter l’homo æstheticus qu’est Herman Parret, car l’amitié passe aussi, parfois, par le jeu d’ironiques provocations. Commençons d’emblée par un texte qui devrait choquer le Herman mélomane. Dans la section XI, 2 des Pensées2, Marc Aurèle parle du charme que peut exercer sur nous une mélodie ravissante ou une danse bien orchestrée. Cependant, dit-il, cette fascination disparaît dès lors que l’on commence à décomposer la mélodie dans chacun des tons dont elle est faite ou à analyser la danse dans chacun de ses mouvements et figures. Ayant fait cette analyse, tu peux te demander par rapport à chaque élément, dit Marc Aurèle : est-ce que je me suis laissé captiver par cela ? Et tu aurais honte de l’admettre. Bref, exception faite de la vertu et de ce qui vient d’elle, n’oublie pas d’entrer dans le détail de chaque chose afin d’arriver par cette analyse à les mépriser, et applique le même procédé à toute ta vie.

Il ne fait pas de doute qu’une telle méthode analytique peut détruire la fascination qu’exerce une pièce de musique. C’est d’ailleurs le danger de toute analyse scientifique d’un objet d’art, qu’il soit une mélodie ou une 1 Sur l’esthétique stoïcienne, voir Mary-Anne Zagdoun, La Philosophie stoïcienne de l’art, Paris, CNRS Éditions, 2000 et « Dion de Pruse et la philosophie stoïcienne de l’art », Revue des Études Grecques, n° 118-2, 2005, p. 605-612 ainsi que Aiste Celkyte, The Stoic Theory of Beauty, Edinburgh UP, 2020. 2 Je citerai Marc Aurèle (avec des adaptations) dans la traduction de A. I. Trannoy parue dans la « Collection des Universités de France » (Paris, Les Belles Lettres, 1925 ; rééd. 1963). La nouvelle édition par Pierre Hadot dans la même collection contient seulement le livre I, paru en 1998, mais on trouve de longues citations dans son étude La Citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Paris, Fayard, 1992. J’ai profité aussi de la traduction de P. Commelin, Paris, Garnier, 1919.

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peinture. Herman Parret a toutefois su éviter ce piège dans ses nombreuses études d’esthétique : son commentaire savant tend au contraire à renforcer toujours davantage la fascination dont nous faisons l’expérience à propos d’un objet d’art, nous incitant à le regarder ou à l’écouter selon des perspectives nouvelles. D’ailleurs, une composition est bien plus que la somme des tons dont elle se compose, une peinture beaucoup plus que le sujet qui y est représenté ou les couleurs qui s’y mélangent. On aurait horreur d’appliquer cette méthode analytique non seulement à l’art, mais à la vie entière. Une telle approche qui vise à détricoter le tissu d’une vie risque de rendre cette vie sans signification, sans valeur, sans charme. Certes, Marc Aurèle ne s’intéresse pas à l’esthétique de la musique. Il ne donne l’exemple de la musique et de la danse que pour montrer comment le sage peut se libérer de la fausse fascination de tant d’objets qui lui font miroiter une vie de plaisir, de luxe, de prestige. Si l’on est tenté par ces objets (comme des mets exquis ou des vêtements raffinés), il suffit de les analyser, de les disséquer afin de les envisager tels qu’ils sont en « réalité »3. Ainsi, si on m’invite à un banquet où on me sert des plats exquis et toutes sortes de délicatesses, je peux y résister en considérant ce qu’ils sont réellement : un cadavre de poisson, un cadavre d’oiseau ou de porc, ou, pour ce qui est du meilleur vin – le Falerne –, le simple jus d’une grappe de raisin, tandis que la robe bordée de pourpre que portent les sénateurs « n’est que poil de brebis teint du sang d’un coquillage ». Et si on pense au plaisir que promet une affaire amoureuse après le repas, Marc Aurèle souligne que, en la considérant « à fond », on voit que « ce qui se passe dans l’accouplement, ce n’est que frottement des ventres et, accompagnée d’un certain spasme, excrétion de glaire ». Ces idées, dit Marc Aurèle, « atteignent en plein les choses, en sorte qu’on voie ce qu’elles sont réellement », ce qui l’amène à conseiller « de faire de même dans tout le cours de la vie » : Sitôt que des objets se présentent à l’imagination comme fort estimables, il faut les mettre à nu et voir leur peu de valeur et enlever la belle histoire4 sur laquelle ils s’enorgueillissent. En effet, l’orgueil est un redoutable trompeur, et quand tu crois t’appliquer plus que jamais à des choses sérieuses, c’est alors que tu risques d’être le plus ensorcelé. (VI, 13) 3

Ce qui suit est une paraphrase de VI, 13. Marc Aurèle, Pensées, op. cit., VI, 13 : τὴν ἱστορίαν ἐφ᾿ ᾗ σεμνύνεται. Plusieurs éditeurs trouvent le terme ἱστορίαν dans ce contexte suspect, et cherchent une explication plausible. Je l’ai conservé, notamment parce qu’on trouve chez Polybe, XVI, 17, 11 une phrase similaire. Cf. P. Vesperini, Droiture et mélancolie. Sur les écrits de Marc Aurèle, Paris, Verdier, 2016, p. 127, n. 3. 4

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Comme le signale Pierre Hadot, « cette vision impitoyable dépouillera les objets de la vie de toutes les fausses valeurs dont nos jugements les affublent […]. Car pour Marc Aurèle tout est vil, mesquin, sans valeur quand on le compare à cette unique Valeur qu’est la pureté de l’intention morale, la splendeur de la vertu »5. On veut bien comprendre qu’il faut éliminer les fausses représentations si l’on veut se libérer des illusions, des faux charmes d’une vie qui se laisse captiver par l’ambition, l’accumulation de richesses, la quête du plaisir… mais à quel prix ! Lorsque Marc Aurèle soutient qu’« il faut faire de même dans toute la vie… » : que reste-t-il alors de la passion et du romantisme de l’amour ? De la convivialité, du plaisir de dîner ensemble, de la beauté des vêtements et des ornements de nos maisons, que reste-il de la musique et de la danse, des productions artistiques qui donnent à la vie humaine, malgré tout, son charme et son attraction ? Nous savons bien que ce charme est souvent lié à une illusion, à une histoire que nous nous racontons, que tout l’art consiste en une immense tentative de donner du sens à la vie humaine, comme le sont les fêtes et les cérémonies, les rites religieux et profanes. Faut-il réduire tout cela pour retrouver la liberté, qui consiste dans l’intention morale pure ? N’est-ce pas une « vision impitoyable » voire inhumaine de la vie ? Mais Marc Aurèle avait précisé que « seule la vertu et ce qui s’y attache » ne devraient pas faire objet d’une telle opération d’analyse : « il faut la considérer en entier sans analyser ». C’est une remarque étonnante : ne pourrait-on pas analyser aussi bien la vie vertueuse en ses éléments, intentions, motivations, actions ? Et comment pourrait-on expliquer ce qu’est la vertu, si on ne la considère pas dans un contexte culturel, la culture romaine par exemple, dans laquelle certaines valeurs sont propagées et d’autres supprimées ? La vie morale se conforme toujours aux attentes d’une société particulière, de sorte qu’une analyse anthropologique ferait, elle aussi, éclater sa fausse évidence6. « Il faut, dit encore Marc Aurèle, toujours définir l’objet dont l’image se présente, en sorte qu’on le voie distinctement tel qu’il est par son essence ». Pierre Hadot voit dans cette approche une recherche d’une définition physique : « On peut qualifier de “physique” ce genre de définition, parce qu’elle dépouille les représentations de toute considération subjective et anthropomorphique, de toute relation au point de vue humain, 5

P. Hadot, La Citadelle intérieure, op. cit., p. 184. Sur le contexte culturel et politique romain de Marc Aurèle, voir Vesperini, Droiture et mélancolie, op. cit. 6

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pour les définir en quelque sorte scientifiquement et physiquement »7. Bref, il s’agirait d’un « discours objectif, une pure description de la réalité, à distinguer du discours subjectif qui fait intervenir des considérations conventionnelles ou passionnelles étrangères à la réalité ». Cette interprétation donne à tort un air scientiste à ce que Marc Aurèle propose de faire. Un tel scientisme serait l’ultime destruction de ce qui fait le sens d’une vie humaine – et le danger de cette réduction scientiste est omniprésent dans notre société où la science est devenue le seul discours à pouvoir dénoncer la réalité des choses. Ainsi, l’acte sexuel humain ne saurait être réduit à une description physiologique ni être expliqué par la seule interaction des hormones. Mais Marc Aurèle n’est nullement intéressé à cette description objective neutre. S’il analyse les objets tels qu’ils se présentent à lui, il ne le fait pas dans une démarche scientifique ; en effet, on peut difficilement dire que la définition d’un mets comme étant un « cadavre d’un oiseau » a une valeur scientifique. Il s’agit ici, comme le dit P. Vesperini, d’une « technique de la dévaluation », certes motivée par des intentions subjectives8. Cette technique de dévaluation est différente de la méthode de définition telle qu’elle est recommandée dans la partie III, 11 parmi les préceptes et les maximes (parastêmata) que le sage stoïcien doit appliquer s’il veut vivre libre et sans passions. « Il faut toujours se faire une définition ou une description de l’objet qui se présente dans l’imagination, afin de le voir en lui-même, tel qu’il est dans son essence, dans sa nudité, dans sa totalité et dans tous ces détails ». Comme l’explique Marc Aurèle dans la suite de ce texte, cette méthode de définition permet de rapporter toute chose, tout ce qui nous arrive, à la vie morale : « cet objet qui se présente à mon imagination, quel est-il, de quels éléments est-il composé, combien de temps doit-il durer, quelle vertu faut-il pratiquer par rapport à lui : la douceur, la fermeté, la sincérité… ? ». Comme on le voit, Marc Aurèle ne cherche pas à établir une définition scientifique, il analyse plutôt l’événement dans son rapport avec nos intentions morales. Comment faut-il réagir vis-à-vis de tel ou tel événement… ? En fait, il ne s’agit pas vraiment d’une dévaluation, au contraire, les différents événements sont évalués dans leurs rapports différents avec l’intention morale. Il faut d’abord distinguer, dans ce qui nous arrive, si l’événement dépend de nous ou non. 7

Hadot, La Citadelle intérieure, op. cit., p. 123. Vesperini, Droiture et mélancolie, op. cit., p. 130. En faveur de Pierre Hadot, il faut remarquer que la physique n’est pas pour les Stoïciens une science dans le sens moderne, c’est une vision philosophique et même religieuse du monde, comme nous le verrons plus loin. 8

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Et s’il ne dépend pas de nous, il faut voir s’il s’agit d’un événement qui s’insère primairement dans la trame providentielle de l’univers, ou si c’en est une conséquence accessoire, ou encore si c’est une action qui doit être attribuée à un autre homme. C’est par cette analyse qu’on saura quelle attitude vertueuse il nous faut prendre envers ce qui nous arrive. * Si, à la première lecture de la pensée de Marc Aurèle, nous craignions que cette moralisation radicale de la vie risquait de réduire le sens de la vie, d’en faire une vie sans beauté, sans sensibilité, une vie qui devient elle-même futile et qui ne vaut pas la peine d’être vécue, il apparaît maintenant que la pensée de Marc Aurèle est toute différente : c’est par rapport à l’âme que tout le reste peut trouver sa valeur. Car, comme le montre bien le Stoïcien, c’est dans la vie morale que se trouve l’éclat de la beauté. Mais alors, qu’est-ce que cette beauté ? Voici ce qu’en dit Marc Aurèle (IV, 20) : Tout ce qui est beau est beau par lui-même, il s’achève en lui-même n’ayant pas l’éloge comme partie intégrante de lui-même. L’objet qu’on loue n’en devient donc ni pire ni meilleur.

Il ne s’agit pas d’une idée platonicienne du beau en soi, car ce que dit Marc Aurèle vaut pour chaque forme de beauté, tant l’objet naturel que ce qui est produit par des artisans humains. Ainsi, dit-il, l’émeraude, un objet matériel du domaine de la nature, ne devient pas plus belle si on en fait l’éloge, ni moins belle si on ne le fait pas ou qu’on la critique. Il en va de même de l’or, de l’ivoire, du porphyre, d’une fleur, d’un arbuste… ainsi que des objets produits par l’art humain, telle une lyre, une épée bien faite. Ces objets sont beaux en eux-mêmes et n’ont pas besoin qu’on en fasse l’éloge. On peut se demander ici encore si Marc Aurèle a raison. Existe-t-il seulement une beauté sans les humains qui en font l’éloge9 ? Notons que les exemples que Marc Aurèle donne de toutes ces choses qui sont « belles par elles-mêmes » se situent en fait dans une culture dans laquelle on aime ces objets et qu’on les recherche, en les considérant comme un summum de luxe : les émeraudes, les ivoires, l’or et l’argent. Aucun de ces objets n’a une beauté particulière sans ce contexte culturel. Et cette remarque 9 Sur la rhétorique de l’éloge, voir L. Pernot, La Rhétorique de l’éloge dans le monde Gréco-romain, Pais, Études augustiniennes, 1993.

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vaut d’autant plus pour les produits de l’art humain, comme l’épée ou la lyre. Quelle serait la beauté de l’épée sans l’éloge qu’en fait Homère ou Virgile ? Et ne faut-il pas une éducation esthétique pour faire voir aux jeunes ce qui est beau ? Même les fleurs n’ont pas de beauté sans les hommes qui les regardent, les admirent et les cultivent, en font des bouquets pour les mettre sur des tables d’ivoire… * Certes, l’esthétique n’est pas ce qui intéresse Marc Aurèle. L’émeraude et la lyre ne sont encore que des exemples pour mettre en évidence ce qui est véritablement beau par soi-même sans avoir besoin d’éloges ou de félicitations : c’est « la loi (morale) qui n’a pas besoin d’autre chose que la loi, et ainsi la vertu, la bienveillance, la pudeur ». Marc Aurèle partage la doctrine de la kalocagathie des Stoïciens, selon laquelle le beau (kalon) équivaut au bien (agathon)10. Ainsi, comme l’affirme Diogène Laërce dans son exposé sur l’éthique stoïcienne : « ils disent que le bien parfait est beau » (VII, 100), « ils disent que seul le beau est bon […]. Cela c’est la vertu et ce qui participe à la vertu, ce qui revient à dire que tout bien est beau et que le beau équivaut au bien, ce qui revient au même » (VII, 102). Marc Aurèle ne soutient pas autre chose en II, 1 : « j’ai considéré la nature du bien et conclu que le bien c’est le beau, le mal c’est le laid ». Pour comprendre cette équivalence, il faut savoir que les Stoïciens considéraient uniquement la vertu comme purement et simplement « bien », selon l’idée que les biens communément aimés par les hommes (comme la vie, la santé, le plaisir, la beauté, la richesse) ne le sont pas absolument, étant donné qu’un homme peut avoir la santé et la richesse en étant néanmoins mauvais. Ce type de bien est donc en fait « un indifférent », c’està-dire une chose qui n’est ni bien ni mal. Le bien parfait est aussi absolument « beau » (kalon), ce que Cicéron traduit par decorum, c’est-à-dire : ce qui convient, ce qui est honorable, bienséant. Comme le disent encore les Stoïciens, « le bien est ce qui embellit et comble d’honneur (epikosmoun) : c’est ainsi que nous disons que seul le sage est bon et beau » (VII, 100). Le verbe epikosmeô, qui signifie « donner un ornement », est souvent utilisé pour « combler d’honneurs, honorer », comme lorsqu’on 10 J’utilise la traduction de R. Goulet, Diogène Laërce. Vie et doctrines des Stoïciens, Paris 2006. Pour la relation entre le beau et le bien chez les Stoïciens, voir l’excellente étude de R. Bett, « Beauty and its relation to Goodness in Stoicism », in : A. Nightingale et D. Sedley (dir.), Ancient Models of the Mind, Cambridge UP, 2010, p. 130-152.

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honore un héros, un grand politicien, par des oraisons funèbres. Comme le remarque encore Diogène, « le beau se dit en un sens unique de ce qui rend louable ceux qui le possèdent, ou encore : il est le bien digne de louange ». Cette conclusion semble contredire ce que Marc Aurèle avait dit du bien véritable, qu’il n’a pas besoin de louange pour être beau. Mais celui-ci répondrait peut-être, comme Socrate dans La République, que s’il faut louer la justice, il faut louer « ce en quoi, en elle-même et par ellemême, elle fait du bien à ce qui en est le sujet, mais, laisser rémunération, réputation à d’autres le soin de les louer » (Rép. II 367d trad. L. Robin). Socrate distingue donc l’éloge de la justice en elle-même de l’éloge des effets extérieurs de la justice. Il faut donc pratiquer la justice pour ellemême et parce qu’elle rend l’âme humaine juste. Toutefois, après avoir pris la défense de la justice en elle-même, Socrate doit admettre à la fin que ceux qui la pratiquent recevront ultimement les récompenses et les éloges des dieux et des hommes (X 413b sq.). En effet, dès que l’on considère le bien comme le beau, on ne peut plus le séparer de la culture, de ses préjugés, attentes, valeurs dans lesquels le bien devient bienséant, honorable, louable. Parler du beau sans y impliquer ceux qui admirent, aspirent, recherchent, font l’éloge et la critique n’a pas de sens. Comme le disaient les Stoïciens, en s’inspirant de Socrate, seul le sage est vraiment beau. Faut-il alors parler avec Michel Foucault d’une « esthétique de l’existence » ? Est-ce que les principales œuvres d’art dont il faut se soucier ne sont ni les sculptures ni les peintures, mais le travail à soimême ?11 Bien que les passages ne manquent pas dans lesquels Marc Aurèle décrit la beauté et la perfection de la vie morale accomplie12, je ne crois pas que Marc Aurèle soit attaché au travail pour lui-même. Il s’agit avant tout de mettre la nature particulière de l’homme en harmonie avec la nature universelle. Et surtout, il se rappelle toujours que son âme rationnelle est par sa nature même sociale (koinônikê). On ne peut avoir soin de soi-même sans avoir soin des autres êtres rationnels, familiers, amis et ennemis, tous concitoyens de la cité universelle des dieux et des hommes. « Toute action de toi qui ne se rapporterait pas, de près ou de loin, au bien social (koinônikon) déchire la vie et le corps social (politikon sustêma) auquel j’appartiens. » Me retirer en moi-même sans prendre soin 11 Sur Michel Foucault, cf. R. Tirvaudey, Esthétique de l’existence. Ou comment faire de sa vie une œuvre d’art. Essai sur Michel Foucault, Paris, 2020. 12 Ainsi, en XII, 3, il applique la phrase d’Empédocle qui se rapporte à l’univers cosmique à lui-même : « si tu fais de toi, comme le dit Empédocle, une sphère parfaitement arrondie qui se réjouit dans son encerclement seule ».

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des autres hommes qui partagent comme moi une parcelle de la divinité, serait comme faire un acte de sédition (stasis) par rapport à l’ensemble (IX, 23). * C’est d’ailleurs dans l’organisation du cosmos auquel il appartient que Marc Aurèle retrouve une expérience de la beauté que son moralisme intransigeant, qui n’admettait aucune forme de beauté hors de l’intention morale, semblait détruire. Comme tous les philosophes stoïciens, Marc Aurèle ne cesse de faire l’éloge de l’ordre providentiel qui règne dans le monde et qui lui donne toute sa beauté. « Tout ce qui contribue à l’univers est beau et gracieux (kalon kai hôraion) » (XII, 23), affirme-t-il. Même ce qui semble être une défaillance, un échec, un mal pour une partie individuelle (telle la mort) ne l’est pas dans l’ordre total des événements. Aucun aspect du monde matériel n’est laid ou répugnant si on sait le situer dans l’organisation du monde. Marc Aurèle exprime cette vision dans un passage célèbre de ses Pensées (III, 2), dans lequel il veut précisément montrer que le monde n’est pas seulement beau dans l’organisation de sa totalité ou dans ses parties supérieures (comme les sphères célestes), mais même dans certains aspects accessoires des phénomènes naturels. Même ces conséquences accessoires, qui sont comme un sous-produit, non intentionnel, de la causalité de la nature, ont « quelque chose de gracieux (euchari) et d’attrayant (epagôgon) »13. Il donne ainsi l’exemple du pain que l’on cuit et qui se craquelle par endroits : les fentes qui se sont formées vont, en quelque sorte, contre ce que se proposait l’art du boulanger, mais « offrent un certain agrément et excitent notre appétit d’une manière toute spéciale ». Il donne encore l’exemple des figues : […] quand elles sont bien mûres, elles s’entrouvrent ; dans les olives mûres, c’est justement l’approche de la pourriture qui ajoute une beauté singulière au fruit. [Et] les épis qui se penchent vers la terre, et le front plissé du lion et la bave qui file au groin du sanglier, et bien d’autres choses encore, si on les considérait isolément, seraient loin d’avoir quelque beauté. Néanmoins, du fait qu’elles accompagnent les œuvres de la nature, elles contribuent à les embellir et nous charment (psychagôgei). Ainsi, un homme doué de sensibilité (pathos) et d’une intelligence capable de pénétrer ce qui se passe dans le Tout ne trouvera, pour ainsi dire, rien, même en ce qui arrive par voie de conséquence, 13 Pour ce texte, on peut comparer la traduction de Trannoy à celle de Pierre Hadot (plus littérale) dans La Citadelle intérieure, op. cit., p. 185.

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qui ne soit agréable à sa façon. Cet homme ne prendra pas moins de plaisir à voir dans la réalité les gueules béantes des fauves que toutes les imitations qu’en montrent les peintres et les sculpteurs. Même chez une veille femme ou un vieillard, il pourra voir un certain accomplissement et une forme de floraison14, et chez les enfants, par ses yeux chastes (sôphrosin ophthalmois), un charme qui inspire l’amour (epaphroditon).

Ce « beau » texte, célèbre entre tous, vaut en lui-même une place dans une anthologie de l’esthétique. On a souvent rapproché ce texte avec l’art hellénistique qui, en contraste avec l’art idéalisant de la période classique, ne dédaignait pas de représenter un vieillard, une vieille femme, des enfants qui pleurent. On a même suggéré que Marc Aurèle aurait été inspiré par son maître en philosophie, Diognète, dont il est dit qu’il était aussi peintre15. Pierre Hadot a raison de comparer ce texte à ce que Aristote écrit dans Les Parties des animaux (644b 31ss). Si on fait l’étude de la biologie, dit Aristote, il ne faut pas y tourner le nez parce qu’on y trouve des aspects répugnants, laids, dégoûtants. Car celui qui étudie les principes de la nature, trouvera dans la contemplation de ses œuvres de « merveilleuses jouissances ». Et Aristote montre lui aussi comment est supérieure la contemplation de la nature à la contemplation de ses reproductions artistiques. Quoi qu’il en soit, il est remarquable que Marc Aurèle parle ici de « l’enchantement » (psuchagôgei) que la nature peut exercer sur nous. Le verbe psuchagôgein est souvent utilisé pour désigner le charme opéré par la musique et d’autres divertissements. On notera aussi que Marc Aurèle applique un principe qu’il a rejeté dans le premier texte, lorsqu’il parlait du charme de la musique qu’il faut éliminer par l’analyse. Ici, au contraire, pas question d’analyser ni de disséquer, mais un appel à voir tout ce qui arrive dans un contexte. En effet, les phénomènes qu’il donne comme exemples comme les gueules béantes ou la bave du sanglier, ou les rides d’un vieillard16, sont loin d’être beaux si on les considère isolément. Cependant, il ne faut pas se laisser entraîner trop vite par cette contemplation de la nature. Admirer la beauté du monde ne signifie pas qu’il faille tout peindre en rose : la souffrance, la laideur, la corruption, la destruction, les maladies, les inondations et les sécheresses, tout cela ne doit pas être laissé de côté dans la contemplation du monde. Relisons le passage X, 35 : 14

akmên kai hôran : « l’arrière-saison de la vie », comme le traduit Commelin. Sur Diognète, professeur de Marc Aurèle, cf. l’introduction d’Hadot à son édition du livre I, LXXXI-LXXXII. 16 Voir aussi VI, 36, 3 : « La gueule béante du lion, le poison et tout ce qui fait mal, comme les épines, la fange, sont des conséquences accessoires de ce que vient d’en-haut, vénérables et sacrées. » 15

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Un œil sain doit voir tout ce qui peut être vu et ne pas dire : « je veux du vert », car c’est le fait d’un homme atteint d’ophtalmie.

De même, une ouïe saine doit se prêter à tout ce qui peut être entendu et senti : « donc pas seulement du Mozart, mais aussi la musique contemporaine », dira Herman Parret. Et de même encore, il faut être prêt à accepter tout ce qui arrivera dans la vie par les œuvres de la nature, tant les maladies que la santé. Mais, dit Marc Aurèle, la plupart des gens ne sont pas prêts à cela, et continuent à protester et à réclamer contre les malheurs du monde. Voyons comme il le présente : Un concombre amer. Jette-le ! Des ronces sur le chemin. Évite-les ! Cela suffit. N’ajoute pas : pourquoi ces choses-là existent elles dans le monde ? Tu prêterais à rire à l’homme qui fait l’étude de la nature, comme tu prêterais à rire au menuisier et au cordonnier, si tu leur faisais reproche de ce que tu vois dans leurs ateliers des copeaux ou des rognures, déchets des matières qu’ils travaillent. Encore ses artisans ont-ils ou jeter ces déchets. Au contraire, la nature universelle ne dispose d’aucun réduit en dehors d’elle. Mais voilà la merveille de son art : c’est que, s’étant tracé elle-même ses limites, tout ce qui lui semble se gâter, vieillir, devenir inutile, elle le fait rentrer en elle-même en le transformant et elle crée, de ces résidus mêmes, d’autres êtres tout neufs. (VIII, 50)

Cette nature qui se transforme continuellement et qui se recycle… c’est le modèle même de tout l’art, pas seulement celui du menuisier, mais aussi celui des autres artistes, et en particulier les artistes contemporains qui aiment à recycler, et à faire à partir de matériaux rejetés ou des résidus, des objets tout neufs. C’est aussi un art – mais si difficile à pratiquer – dans le cycle de la vie humaine.

ARTEM EXPERIENTIA FECIT EXPÉRIENCE MYSTIQUE ET EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE Ralph DEKONINCK

Le présent article se veut être une modeste contribution à une archéologie de l’esthétique dans le champ religieux, contribution en forme d’hommage à l’œuvre d’Herman Parret, l’« esthète accompli » (felix æstheticus) dont la lecture des textes fondateurs de l’esthétique, à commencer par l’Æsthetica de Baumgarten sur laquelle je reviendrai, a su saisir le feuilletage des temps rémanents et survivants de l’expérience esthétique. L’objectif est ici de jeter un éclairage certes trop partiel mais que nous espérons révélateur sur les affinités qui lient le domaine de l’esthétique naissante au XVIIIe siècle à celui de la mystique, telle qu’elle est théorisée au XVIIe siècle, et dont elle est à certains égards héritière. Je le ferai à partir de la notion d’expérience, laissant de côté bien d’autres points de contacts ou d’innutrition possibles (on aurait pu explorer aussi, par exemple, celui de l’imagination, ou celui de l’extase ou du ravissement). L’ÉPREUVE DES CHOSES

PAR LES SENS

Commençons par la définition qu’Antoine Furetière donne du terme « expérience » dans son Dictionnaire universel à la fin du XVIIe siècle : « Essay, espreuve reïterée de quelque effet qui sert à nostre raisonnement pour venir à la connoissance de sa cause »1. La connaissance de la cause par l’effet est ce qui définit l’expérience selon Furetière. Cette connaissance, fondée sur l’observation de la réitération du phénomène, se présente donc comme un savoir en perpétuel devenir qui s’opère par épreuve et par essai. C’est ce que nous dit encore le Dictionnaire de Richelet, plus ou moins contemporain de celui de Furetière : l’expérience est l’« action de la personne […] qui éprouve et essaie »2. Le Dictionnaire de l’Académie française reprend cette idée tout en la précisant : « épreuve qu’on fait de quelque chose, soit à dessein, soit par hasard […]. Il signifie aussi 1 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, t. I, La Haye-Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers, 1690, p. 812. 2 Pierre Richelet, Dictionnaire François, Amsterdam, Jean Elzevir, 1706, p. 346.

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Connoissance des choses, acquise par un long usage »3. Ainsi peut-on parler d’un homme d’expérience pour qualifier, selon Furetière cette fois, « celuy qui a vescu et raisonné long-temps, qui a veu et leu beaucoup de choses et d’affaires, qui connoist le monde par sa propre experience »4. La connaissance à laquelle l’expérience conduit est le produit de cette lente et longue maturation. Ce sens général sera ensuite appliqué de façon privilégiée au domaine de la science, plaçant le terme d’expérience au fondement d’une certaine modernité scientifique, comme le souligne déjà Furetière lorsqu’il écrit : « La Physique moderne est preferable à celle des Anciens, en ce que celle-cy commençoit à raisonner sur les causes, et celle-là ne raisonne que sur les experiences »5. Cette modernité de la connaissance expérimentale arrive ainsi en tête des définitions de l’expérience dans les dictionnaires dès le XVIIIe siècle. Par exemple, dans la 8e édition du Dictionnaire de l’Académie, la définition démarre par une telle référence : « Épreuve instituée pour étudier la façon dont se passent les phénomènes naturels et rechercher les lois qui les régissent, en les reproduisant artificiellement. Des expériences de physique, de chimie. Faire des expériences sur la pesanteur de l’air, sur l’électricité »6. Seulement ensuite intervient le sens plus général mais qui se rapporte toujours au domaine de la connaissance : Il signifie aussi Connaissance des choses, acquise involontairement par l’usage du monde et de la vie. Il a vieilli dans le métier, il a une longue expérience, beaucoup d’expérience. Avoir l’expérience du monde. Connaître quelque chose par expérience. Je le sais par expérience. Faire une triste, une fâcheuse expérience. C’est un jeune homme sans expérience. Les affaires demandent une grande expérience. L’expérience nous apprend que... Croyez-en ma vieille expérience.7

On a donc affaire à deux types d’expérience : celle volontaire, qui relève du champ de l’expérimentation scientifique, et celle involontaire, qui relève de la connaissance par l’usage. La même entrée du dictionnaire de l’Académie se conclut par une remarque qui englobe les deux sens : « En termes de Philosophie, et dans un sens général, il s’oppose à Raison ou à Raisonnement et désigne l’Acquisition de connaissances par l’épreuve des choses, soit au moyen des sens, soit au moyen de la conscience »8. 3 Dictionnaire de l’Académie françoise, t. I, Paris, Vve J. B. Coignard et J. B. Coignard, 1694, p. 417-418. 4 Antoine Furetière, op. cit., p. 812. 5 Ibid. 6 Dictionnaire de l’Académie française, 8e édition, Paris, 1932-1935 [en ligne]. 7 Dictionnaire de l’Académie française, t. I, Paris, J. J. Smits, 1799, p. 550. 8 Le Dictionnaire de l’Académie française, op. cit.

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La connaissance par l’épreuve des choses et au moyen des sens, voilà qui définit assez bien ce qu’est fondamentalement l’expérience. Si l’on regarde à présent du côté de la mystique, ce n’est pas une autre définition que donne le jésuite Maximilian van der Standt, alias Sandaeus (1578-1656), dans sa Clavis mystica, premier dictionnaire de la mystique9. Reprenant le sens philosophique, Sandaeus définit ainsi l’expérience : « En langage philosophique, ce n’est rien d’autre que la simple perception (simplex perceptio) d’une chose, causée de manière immédiate »10. Définition minimale, s’il en est, qui insiste sur l’immédiateté, sur une connaissance directe de la réalité. À cette définition philosophique, il adjoint la définition du sens commun déjà rencontrée : « En langage commun, on la définit comme une connaissance acquise par l’usage (cognitio per usum), sans que personne ne l’enseigne. C’est proprement une connaissance des choses singulières, tandis que la science (ars) est la connaissance des choses universelles comme en témoigne Aristote au premier livre de sa Métaphysique »11. L’idée de l’absence d’apprentissage, d’une connaissance par l’usage rejoint donc parfaitement les définitions postérieures déjà citées, avec ici une distinction assez intéressante entre le singulier et l’universel. La singularité, qui renvoie tant à l’objet de l’expérience qu’au sujet qui l’éprouve, apparaît toutefois donner accès progressivement, par un long cheminement, à l’universel, la connaissance de l’universel ne s’opérant qu’à travers le connaissance du singulier, comme le précise Sandaeus en citant Johannes Antonius Manilius : « Par la variété de l’usage, l’expérience a fait la Science (Artem experientia fecit), l’exemple montrant le chemin »12, remarque qui permet de rapprocher, voire de confondre jusqu’à un certain point, la définition philosophique avec celle de l’usage commun. Or il convient de souligner qu’aux yeux de Sandaeus cette expérience s’enracine dans la vie sensitive bien plus que dans l’intelligence, comme le rappelle une citation de Thomas d’Aquin (Commentaire du Psaume 33), 9 Sur l’œuvre de ce jésuite, voir Ralph Dekoninck et Agnès Guiderdoni (dir.), Maximilian van der Sandt, un jésuite entre mystique et symbolique, études suivies de l’édition par Mariel Mazzocco des annotations d’Angelus Silesius à la Pro Theologia Mystica Clavis, Paris, Honoré Champion, 2019. 10 Maximilianus Sandaeus, Pro Theologia Mystica clauis elucidarium, onomasticon uocabulorum et loquutionum obscurarum, quibus Doctores Mystici, tum ueteres, tum recentiores utuntur ad proprium suæ Disciplinae sensum paucis manifestatum, Cologne, Gualteriana, 1640, p. 204 : « Si Philosophicè loquendum, nihil est aliud, quam rei alicuius simplex perceptio, immediatè causata, ab obiecti sufficienter applicati motione. » 11 Ibid. : « Communiter definitur : Cognitio nullo docente per usum reperta. Est propriè singularium, cum Ars sit uniuersalium, teste Arist. I. Meta. » 12 Ibid. : « Per varios usus Artem Experientia fecit. Exemplo monstrante viam. »

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selon laquelle « l’expérience se tire par les sens des choses présentes »13. Mais cette citation se complète toutefois de la mention d’une autre dimension qui est bien celle explorée par Sandaeus : l’expérience se tire également par les sens des choses absentes. C’est avec cette nouvelle dimension que s’ouvre un autre horizon, situé apparemment aux antipodes de la connaissance scientifique, celui de la mystique, horizon vers lequel Sandaeus tend bien évidemment. C’est ce glissement que je voudrais explorer, pour ensuite opérer un nouveau déplacement vers un autre champ qui naît à la même époque, même s’il ne sera théorisé qu’au siècle suivant : à savoir celui de l’esthétique. Il s’agira de montrer que l’expérience, qu’elle soit scientifique, mystique ou esthétique, se fonde dans les sens, donne lieu à une connaissance sensible d’une réalité présente ou absente, concrète ou idéelle. L’ÉPREUVE DE DIEU PAR LES

SENS

Revenons donc à Sandaeus, qui va nous aider à mieux cerner le fondement sensible de cette science expérimentale qu’est la mystique selon le jésuite Jean-Joseph Surin (1600-1665)14. La question « Qu’appelle-t-on chez les Mystiques une notion ou connaissance expérimentale (experimentalis notitia aut) ? », Sandaeus répond ainsi : « C’est la perception (perceptio) de la bonté divine éprouvée à travers l’étreinte de l’amour unitif »15. Cette définition n’est autre que celle de la théologie mystique, dite également théologie en acte (theologia actualis). Plus précisément, cette connaissance expérimentale consiste à vivre l’absent comme présent, à faire l’épreuve existentielle de sa présence. Pour citer Michel de Certeau, il y a « enregistrement empirique d’un inconnu »16. À la connaissance obscure d’un Deus absconditus fait place la « claire perception » qui est plus qu’une simple vision, puisqu’il est question de « la sensation du goût de la bonté divine ». C’est ce goût qui « fait l’expérience », écrit Sandaeus. Et de citer 13 Ibid. : « Porro, quomodo sumatur Experientia per sensum de re praesenti, & quomodo de absenti, declarat egregiè S. Thomas Comment. in Psalm. XXXIII. » 14 Voir Michel de Certeau, La Fable mystique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 1982. 15 Maximilianus Sandaeus, op. cit., p. 204 : « Est perceptio Divinae bonitatis habita per amoris unitivi complexum. » 16 Michel de Certeau, La Possession de Loudun, Paris, 1970, p. 172. Cité par Hélène Trépanier, « Expérience », dans Lexique mystique, Université Lumière Lyon 2, Groupe Renaissance et Âge Classique (GRAC) : https://grac.hypotheses.org/lexique-mystique2#experience [consulté le 12/04/2022].

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Hugues de Saint Victor : « L’expérience est maîtresse d’intelligence. Et l’on reconnaît au mieux la vérité d’un jugement lorsqu’on ne l’a pas appris seulement en écoutant, mais en goûtant et en agissant »17. On assiste ainsi à une inversion dans la hiérarchie des sens avec cette promotion du sens le plus fusionnel qui soit, c’est-à-dire le goût. Par ailleurs, cette dernière citation indique clairement qu’il ne s’agit pas d’une connaissance passive ou purement intellective mais d’une connaissance dans l’action, si chère aux jésuites, même si elle touche ici un autre domaine que celui de l’action dans le monde, celui de la mystique. L’intérêt de l’œuvre de Sandaeus est qu’elle cherche à fonder l’autorité, la véracité d’une telle connaissance expérimentale de Dieu, qui, si elle relève bien du particulier ou du singulier, de la subjectivité, n’en apparaît pas moins comme la voie royale d’accès à la Vérité divine, surpassant de loin celle de la théologie positive ou spéculative, c’est-à-dire la voie de la scolastique. À ce titre, Sandaeus considère que les mystiques ne procèdent pas autrement que tous « les spécialistes de diverses disciplines », comme s’il s’agissait à nouveau de fonder la modernité de cette science expérimentale qui vaudrait tant pour le champ de la spiritualité que pour celui des sciences, domaines dans lesquels ce n’est plus l’autorité des Anciens qui prévaut, mais l’épreuve de la réalité, en l’occurrence ici non plus terrestre mais céleste : « De nos jours, guidés par l’expérience, les spécialistes de diverses disciplines rejettent les assertions des Anciens, jadis très communément admises. Les Anciens pensaient avoir établi par démonstration que les zones torride et glacée de la terre étaient tout à fait inhabitables. Mais l’expérience des navigateurs modernes a démontré le contraire. Grâce à cette expérience, on a en effet découvert que l’une comme l’autre était habitée ; et que sous la zone torride se trouvait une région extrêmement peuplée »18. Pourquoi n’en irait-il pas de même dans le champ des réalités cachées, s’interroge Sandaeus, réalités qui restent inconnues pour ceux « qui évoluent dans l’École péripatéticienne et agissent suivent ses principes »19 ? 17 Maximilianus Sandaeus, op. cit., p. 204 : « Apud quem celebratur illa Hugonis Victorini sententia: Magistra Intelligentiae est Experientia. Et ille optimè iudicii veritatem agnovit, qui non audiendo solum, sed GVSTANDO et faciendo didicit. » 18 Ibid., p. 10 : « MVLTVM tribuunt Mystici suis experientiis. Quid mirum? Experientia ducti hoc tempore variarum disciplinarum Doctores, antiquorum assertiones, communissimas olim, rejiciunt. Existimabant antiqui, certa demonstratione constare, torridam, frigidamque zonam planè esse inhabitabiles. At recentiorum navigantium experientia id falsum esse deprehendit. Nam eâ compertum est, sub utraque homines agere: sub torrida, regionem esse populosissimam. » 19 Ibid.

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Or cette science des saints pratiquée par d’autres moyens que ceux de la raison communique une vérité bien plus assurée : « Et si tous les savants du monde disaient à un homme qui a fait l’expérience de l’union mystique : “Tu te trompes, malheureux, ta foi n’est pas véridique”, cet homme répondrait sans hésiter : “C’est vous tous, au contraire, qui vous trompez : ma foi est parfaitement véridique et assurée”. Il répondrait cela avec fermeté, ayant dans son cœur un fondement infaillible relevant non tant de l’investigation de la raison que de l’union de l’amour »20. Comme l’écrit Hélène Trépanier, « à l’instar de Descartes, le mystique cherche le critère de la certitude dans son expérience personnelle. Le fait empirique ou ressenti, vécu ou vu, appelle un nouveau type de savoir »21. Et de citer Michel de Certeau : « les expériences sont devenues pour les spirituels comme pour les philosophes et les savants, les seules certitudes dans la déroute de la raison scolastique et de la mutation des idées »22. C’est bien ce dont témoigne le mystique Surin lorsqu’il écrit : « Notre Seigneur voulut que dans les voies de l’Esprit, l’expérience m’apprit et m’inculquât une vérité, dont sans cette expérience j’ignorais l’importance »23. Les objets de cette connaissance expérimentale ne sont autres, selon Sandaeus, que les « actes et sentiments intérieurs », ou plus exactement les « traces et impressions » (vestigia et impressiones)24 laissées dans l’âme par les opérations divines. Bien mieux qu’à travers les images et discours forgés par l’intellect, c’est par ces traces et impressions, ces species intérieures et obscures, que « l’âme apprend à connaître Dieu de sa propre expérience »25. Mais de quelle nature sont ces traces, et comment rendre compte de ces images énigmatiques ? La réponse souvent apportée 20 Ibid., p. 20 : « Quare si omnes mundi sapientes homini mysticam unionem experto dicerent : “Falleris, miser, fides tua non est vera” ; ipse indubitanter responderet : “Imo vero vos omnes fallimini : nam fides mea verissima certissimaque est”. Hoc firmiter responderet habens in corde suo, non tam per investigationem rationis, quam per unionem amoris infallibile fundamentum. » 21 Hélène Trépanier, « Expérience », art. cité. 22 Michel de Certeau, « Crise sociale et réformisme au début du XVIIe siècle. Une “nouvelle spiritualité” chez les jésuites français », Revue d’Ascétique et de Mystique, n° 41, 1956, p. 358. 23 Jean-Joseph Surin, Science expérimentale des choses de l’autre vie acquise en la possession des Ursulines de Loudun (1663), Grenoble, Jérôme Millon, 1990, p. 312. 24 Maximilianus Sandaeus, op. cit., p. 204 : « Experientiam Divinae operationis causare in anima aliqua vestigia & impressiones, quae magis illi serviunt, quam discursus & imaginationes. » 25 Ibid., p. 204-205 : « Deus, inquiunt, postquam anima disposita fuerit, infundit alium amorem, aliamque operationem, nostra longè intimiorem & efficaciorem. Et cum sic eum propria Experientia cognoscit, tunc ipsius intellectus vivacitas, quae alioqui ad diversas bonas considerationes applicari solebat, restringitur ad certas interiores obscuras species, non quidem imaginatione conceptas aut formatas, sed ab Experientia Divinae operationis relictas. »

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est qu’il faut soi-même en faire l’expérience pour le comprendre. Pour citer à nouveau Surin : « Qui pourrait le dire, qui le pourrait comprendre, sinon celui qui l’expérimente ? »26 Les critiques dont les mystiques feront l’objet portent bien sur la nature expérimentale de leur illumination, connaissance bien fragile au regard du savoir scolastique. « Comment en effet fonder une science sur une expérience nouvelle, individuelle et non reproductible », alors que, comme le souligne H. Trépanier, « outre la nouveauté (encore considérée comme dangereuse à cette époque), l’individualité de l’expérience est aussi mise en cause par les théologiens »27. L’ÉPREUVE DE LA BEAUTÉ PAR

LES SENS

Laissons ce débat de côté pour, en guise de transition, citer une parabole de cet autre grand théoricien de la vie spirituelle au XVIIe siècle, François de Sales, parabole ou allégorie conçue pour exprimer la suprématie de la mystique sur la théologie spéculative, et qui laisse entrevoir un glissement vers le champ de l’esthétique. Cette parabole met en scène un laboureur et un aveugle. Le laboureur ayant « une vue bien claire, sent et ressent l’agréable splendeur du beau soleil levant » tandis que l’aveugle-né connaît seulement « tous les discours que les philosophes en font et toutes les louanges qu’ils lui donnent ». Le laboureur en a plus de « jouissance » et l’aveugle plus de « connaissance ». « Cette jouissance produit un amour bien plus vif et animé que ne fait la simple connaissance du discours, car l’expérience d’un bien nous le rend infiniment plus aimable que toutes les sciences qu’on en pourrait avoir. »28 C’est l’« expérience » qui, par la jouissance, mène au sommet de l’amour. Intéressons-nous à présent à ce rapport entre jouissance et connaissance à travers l’expérience. Car c’est bien ce rapport qui se trouve au fondement de l’expérience esthétique telle qu’elle commence à être théorisée à la fin du XVIIe siècle. La première définition de l’esthétique est celle de théorie de la connaissance sensible ; c’est la définition qu’en donne Baumgarten dans l’ouvrage fondateur de cette discipline, l’Æsthetica : « Æsthetica est scientia cognitionies sensitivae ». Contrairement à ce que l’on pense souvent, surtout au regard de la philosophie de l’art antique, l’esthétique 26 Jean-Joseph Surin, Science expérimentale des choses de l’autre vie acquise en la possession des Ursulines de Loudun, op. cit., p. 287. 27 Hélène Trépanier, « Expérience », art. cité. 28 François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, in Œuvres complètes, Paris, Visitandines d’Annecy, 1969, p. 620.

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ne désigne pas la connaissance des principes normatifs relatifs à la beauté mais l’appréhension expérimentale et sensible de cette beauté. Mais quels sont alors les liens entre cette nouvelle science et la science des saints ? Pour répondre à cette question, on peut l’envisager, comme l’a fait Niklaus Largier29, à travers un angle assez précis, celui de l’utilisation chez Baumgarten d’une expression si chère à la mystique, et particulièrement rhénoflamande, celle « du fond de l’âme » (« fundus animae », « Grund der Seele »). Il est en effet intéressant de noter que c’est cette expression que reprend Baumgarten dans son Esthétique, à l’occasion d’un chapitre consacré à l’enthousiasme, à propos duquel il utilise un vocabulaire proprement mystique : « impetus æstheticus » ou la « pulcra mentis incitatio, inflammatioque, […] ectasis, furor, enthousiasmos, pneuma theou »30. Cet enthousiasme (impetus, c’est-à-dire cet élan, impulsion, inspiration, mouvement instinctif, cette pulsion) est la qualité fondamentale requise pour ce que Baumgarten appelle le « felix æstheticus »31, c’est-à-dire pour atteindre une authentique expérience esthétique, assimilée à un véritable état extatique où l’âme et le corps s’affectent mutuellement. Plus précisément, l’expérience renvoie ici à un processus à travers lequel l’âme prend forme et donne forme au monde sous l’influence des sens. Et ce processus s’initie dans le fond de l’âme, fond de tous les possibles. Baumgarten a recours à cette idée du fond de l’âme pour paradoxalement désacraliser cette expérience, le philosophe reprochant à certains d’attribuer à cette dernière une origine divine. Mais par cette seule référence à la tradition mystique, il s’inscrit malgré tout dans la continuité de la conception mystique de l’expérience, tout en insistant sur l’immanence de ce principe divin, sur son identité avec l’âme elle-même, dont le fond est le socle de toutes nos sensations, le fondement de la vérité esthétique. Parmi les sensations, une place privilégiée est accordée au toucher qui absorbe entièrement l’âme dans la sensation. Dans l’appréhension de l’objet esthétique, il y a pour ainsi dire transfiguration de la vue en toucher, transfiguration qui n’a rien d’une métaphore puisqu’elle rend compte du type d’émotion qui submerge le corps et l’esprit qui ne font plus qu’un, de même que l’objet et le sujet tendent à se confondre. Dans le cas présent, l’objet n’est plus Dieu mais l’œuvre d’art, dont l’effet modèle la plasticité du fond de l’âme. 29 Voir, notamment, « The Plasticity of the Soul: Mystical Darkness, Touch, and Aesthetic Experience », Modern Language Notes, 125 : 3, 2010, p. 536-551 ; « Mysticism, Modernity, and the Invention of Aesthetic Experience », Representations, 105 : 1, 2009, p. 37-60. 30 Alexander Gottlieb Baumgarten, Æsthetica, Francfort, 1750, p. 73. 31 Ibid., p. 53.

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Je ne vais pas aller plus avant dans cette analyse qui nécessiterait une investigation plus fouillée des textes fondateurs de l’esthétique. Je ne retiendrai en conclusion que ce constat de survivance du vocabulaire mystique dans le champ de l’esthétique, champ qui en retour nous éclaire sur la place de l’expérience sensible dans la mystique. Plutôt que de parler d’un avènement de la subjectivité, il serait plus juste de parler, en suivant Largier, d’une poétique ou d’une poesis de l’expérience façonnant soi comme le monde32. Cette idée rejoint assez bien la façon dont Jacques Le Brun envisage l’expérience mystique comme une expérience littéraire33. Invitant à reconsidérer la prétendue transparence des récits d’expérience, il renonce à les envisager comme des traductions, comme l’exacte expression d’une vérité objective. Prenant l’exemple de Thérèse d’Avila, il rappelle qu’elle travaille avant tout sur les mots, jamais elle ne s’en sert comme d’un moyen de traduction passif. Et l’expérience se situe dans ce travail d’écrivain ; je serais tenté de dire, pour ma part, dans ce travail de figurabilité. Le langage allusif des mystiques est truffé de métaphores, qui sont au sens étymologique de continuels déplacements. L’expérience se trouve, non pas derrière, mais dans ce processus de figurabilité qui consiste à produire du sens à partir des affects et à produire des émotions à partir du sens.

32 Niklaus Largier, « Mysticism, Modernity, and the Invention of Aesthetic Experience », art. cité, p. 39. 33 Jacques Le Brun, La Jouissance et le trouble. Recherches sur la littérature chrétienne de l’âge classique, Genève, Droz, 2004, voir en particulier le chapitre II : « Expérience religieuse et expérience littéraire », p. 43-66.

ESTHÉTIQUE SOCIOLOGIQUE ET SOCIOLOGIE ESTHÉTIQUE : LE DOUBLE RAPPORT À L’ESTHÉTIQUE DE GEORG SIMMEL Rudi LAERMANS LE

REGARD ESTHÉTIQUE, L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE ET L’EXPÉRIENCE DE

LA BEAUTÉ

De tous les sociologues canoniques, Georg Simmel (1858-1918) est sans doute celui qui avait la plus grande affinité avec les arts. C’est surtout au cours de la dernière décennie de sa vie, durant laquelle il se profila de plus en plus comme philosophe, qu’il se tourna davantage vers la question de l’art et des artistes. Goethe, Rodin, Michel-Ange, Rembrandt, George, Böcklin, Hauptmann, Rilke : l’intérêt artistique de Simmel était vaste, et même quelque peu idiosyncrasique. Sa vision de l’art s’inscrit dans une approche plus globale qu’il rattache, en s’inspirant explicitement de Kant, à la notion d’esthétique1. Simmel est généralement considéré comme un penseur non systématique, qui excelle dans le format court de l’essai. Il utilise le terme d’esthétique dans des sens et des contextes différents. Nous pouvons néanmoins distinguer au sein de cet usage variable quelques significations fondamentales qui se rapprochent directement des idées clés de la Kritik der Urteilskraft de Kant2. Elles sont par exemple centrales dans les essais programmatiques Esthétique sociologique et Kant et l’esthétique moderne3. Dès le début de son essai intitulé « Soziologische Äesthetik », Simmel affirme que « la contemplation et la représentation (Darstellung) esthétiques » relèvent d’une capacité d’approfondissement spécifique, qui produit dès lors un type de connaissance spécifique. Dans ce premier sens, 1 La thèse de doctorat et les premiers cours de Simmel portèrent sur Kant, qu’il enseigna des années durant. Ce sont ces cours qui sont à la base de son livre introducteur Kant (GSG, 9). Le sigle GSG renvoie aux œuvres complètes de Simmel dans l’édition suivante : Georg Simmel Gesamtausgabe, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1989-2014 (24 vol.). 2 Cf. Klaus Lichtblau, « Ästhetische Konzeptionen im Werk Georg Simmels », Simmel Newsletter, 1, 1991, p. 22-35 et Ingo Meyer, Georg Simmels Ästhetik: Autonomiepostulat und soziologische Referenz, Weilerswist, Veilbrück Wissenschaft, 2017. 3 « Soziologische Aesthetik » (in : GSG, 5, p. 197-214), « Kant und die moderne Aeshetik » (in : GSG, 7, p. 255-272).

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nous avons affaire à une vision particulière de la réalité qui n’est pas exclusivement celle de l’artiste. On peut parler de regard esthétique en général. Dans ce regard, affirme Simmel4, le typique transparaît dans l’individuel, l’essentiel et le significatif dans l’accidentel, dans l’apparence ou l’éphémère. Dans l’expérience de l’art, cette fonction du regard esthétique consiste à reconnaître une unité formelle dans un poème, dans un morceau de musique ou dans une sculpture. Mais une observation attentive de choses banales voire laides nous amène également à déceler un sens plus profond et unificateur en celles-ci. Simmel parle à ce sujet de « panthéisme esthétique », car toute forme d’apparence peut faire l’objet d’une contemplation esthétique. Deuxièmement, Simmel relie l’idée d’esthétique à la perception des sens, ce qui correspond bien sûr au sens originel du mot grec aísthēsis. L’expérience esthétique, comme il le souligne en suivant Kant, est intrinsèquement liée à la perception et dès lors à l’apparence, par exemple, de personnes, d’œuvres d’art, de marchandises, d’un paysage... Elle laisse de côté la question ontologique qui interroge l’existence ou non de ce qui est perçu – être ou ne pas être n’est pas la question en jeu ici. L’expérience esthétique se caractérise par une dialectique paradoxale entre distance et proximité. Par définition elle n’établit pas de contact direct, physique avec l’objet contemplé, mais s’en tient au simple regard ou à l’écoute, à distance. De plus, elle fait abstraction à la fois de l’utilité et de la désirabilité éventuelles de ce qui est perçu. Cette observation distante, qui caractérise également la pratique artistique, permet à un paysage comme à un visage humain de se rapprocher et de révéler son essence. Par exemple, un portrait bien peint ne montre pas l’homme en chair et en os, mais la manière dont il nous apparaît. La personne peinte ou photographiée n’est qu’une image, ce qui instaure une grande distance avec elle ; malgré cette distance toutefois, la personne représentée a une individualité beaucoup plus prononcée : le portrait révèle son unité (Simmel parle à ce sujet souvent de « l’âme »5 des objets). Le troisième sens, où Kant est une fois de plus la référence directe, se trouve dans le prolongement des deux précédents : à travers l’unité ressentie dans ce qui apparaît, l’expérience esthétique peut se transformer en une expérience de la beauté. Sans préciser la spécificité de l’expérience de la beauté, Simmel relie celle-ci généralement à l’art. Dans de nombreux 4

GSG, 5, p. 198. Voir les essais « Die ästhetische Bedeutung des Gesichts » (in : GSG, 7, p. 36-42), « Aesthetik des Porträts » (in : GSG, 7, p. 321-332) et « Das Problem des Porträts » (in : GSG, 13, p. 370-381). 5

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essais sur des sujets à proprement parler non artistiques, par exemple sur la mode, il souligne que l’expérience esthétique n’implique pas nécessairement l’expérience de la beauté. La mode, par exemple, est de l’ordre de l’apparence et peut souligner l’individualité d’une personne, mais elle ne vise pas, par définition, la beauté6. En outre, comme nous l’avons déjà vu, le regard esthétique n’est pas non plus forcément lié à la beauté. Même dans le banal ou le laid, une unité formelle sous-jacente, générale, peut être reconnue à travers la variété phénoménale, particulière qu’on contemple. L’esthétique et le beau sont donc pour Simmel des catégories distinctes. Il opère également la distinction entre l’expérience esthétique et le regard esthétique. Le second est une manière plus générale de se rapporter à la première. Ainsi, voir le général dans le particulier présuppose que ce qui est vu existe en soi comme un ensemble de perceptions. Cette distance par rapport à l’objet perçu crée une proximité qui, dans le regard esthétique, prend davantage un contour épistémologique : le proche n’est pas seulement une cohérence perçue mais aussi une unité, une essence ou une identité reconnue. Le regard esthétique peut ainsi fonctionner comme une source de connaissance spécifique, qui reconnaît une unité formelle dans les phénomènes non artistiques également. C’est ici qu’une sociologie esthétique peut intervenir comme étude des phénomènes sociaux par le biais d’un regard esthétique. C’est du moins à une telle approche que Simmel a donné forme dans ses écrits sociologiques. La deuxième ligne d’approche est explicitement définie par Simmel comme une esthétique sociologique dans l’essai éponyme mentionné cidessus. Elle relie l’expérience esthétique et l’expérience de la beauté à des facteurs sociaux, sans procéder à une réduction sociologique unilatérale. En tant que diagnosticien de son temps, Simmel porte une attention particulière à la relation entre les développements plus généraux qui se font autour de 1900 et, par exemple, les tendances artistiques de l’époque : autrement dit, son esthétique sociologique est étroitement liée à sa sociologie de la modernité7. Mais il ne s’agit pas seulement de ce que l’on appelle aujourd’hui la sociologie de l’art. L’expérience esthétique ne se limite pas à la sphère de l’art, mais caractérise également le rapport à la mode ou à l’art de l’embellissement. 6

« Die Philosophie der Mode », in : GSG, 10, p. 7-30. Voir Ingo Meyer, Georg Simmels Ästhetik ; Hannes Böhringer et Karlfried Gründer (éds), Ästhetik und Soziologie um die Jahrhundertwende: Georg Simmel, Frankfurt am Main, Klostermann, 1976, et l’essai « The Aesthetics of Modern Life » de David Frisby, intégré dans le recueil Simmel and Since. Essays on Georg Simmel’s Social Theory, London, Routledge, 1992, p. 97-108. 7

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À l’instar des trois principales significations du mot « esthétique » qu’utilise Simmel, ma distinction entre l’esthétique sociologique et la sociologie esthétique vaut avant tout comme outil heuristique. En me référant à certaines des publications les plus connues de Simmel, j’explorerai brièvement ci-après ces deux pôles de manière paradigmatique, en privilégiant quelque peu l’esthétique sociologique de Simmel, car une présentation complète de sa sociologie esthétique nécessiterait une introduction plus large à son œuvre sociologique dans son ensemble. Dans ce qui suit, je ne conduirai pas une lecture détaillée et approfondie de ses écrits. Ce qui m’intéresse avant tout est de présenter le double rapport entre l’esthétique et la sociologie, et non pas de faire une « Simmel-ologie », pour ainsi dire. Enfin, je tiens encore à souligner que mon biais d’analyse va au-delà de la philosophie de l’art au sens strict où l’entend Simmel8. L’ESTHÉTIQUE SOCIOLOGIQUE (1) : L’ESTHÉTIQUE POLITIQUE Dans la première partie de la « Soziologische Aesthetik », Simmel examine de près la relation entre la symétrie, l’expérience esthétique et la forme de la vie sociale9. La symétrie est à la base de toute esthétique tout en ayant une pertinence sociologique manifeste. Ainsi, un groupe ordonné symétriquement selon une organisation pyramidale (Simmel allègue l’exemple de l’armée) procure une impression d’harmonie. L’organigramme d’un tel ensemble social est aisément déchiffrable par ses divisions claires en différentes couches (direction, corps intermédiaire, « étage de travail »), où chaque couche se décompose également en unités clairement distinguables (départements, divisions...). L’organisation semble ordonnée de façon efficace et rationnelle : chaque partie, voire chaque individu, occupe une place logique dans l’ensemble. L’ordre rigide garantit une vue d’ensemble, du moins pour ceux qui sont au sommet : tout rapport social symétrique se prête à une observation synoptique depuis une position élevée. Cela se produit littéralement lorsqu’un général inspecte les troupes d’en haut, par exemple lorsqu’il est assis à cheval ou qu’il se tient debout sur un podium. Les soldats sont rangés dans l’ordre et se subdivisent selon leur rang, leur régiment 8 Pour un aperçu de la philosophie de l’art de Simmel, voir notamment Felictas Dörr, Die Kunst als Gegenstand der Kulturanalyse im Werk Georg Simmels, Berlin Dunker & Humblot, 1993 et Ute Faath, Mehr-als-Kunst. Zur Kunstphilosophie Georg Simmels, Würzburg, Köningshausen & Neumann, 1998. 9 « Soziologische Aesthetik », in : GSG, 5, p. 197-214.

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et leur bataillon. Selon Simmel, ce sont surtout les régimes despotiques qui tendraient vers une telle organisation symétrique de la société dans son ensemble comme dans ses domaines plus spécifiques, en particulier dans ceux qui sont directement liés à l’exercice du pouvoir politique. Tout contexte social symétriquement ordonné constitue en fait un ensemble complexe d’interactions en perpétuel mouvement10. Dans l’expérience du dirigeant, cependant, elle apparaît comme un ensemble rationnellement ordonné. Son regard hiérarchique est aussi un regard esthétique qui discerne dans l’enchevêtrement des interactions un motif organique, une unité formelle de façon symétrique. Cette impression d’harmonie procure un surplus esthétique, sinon même une expérience de la beauté, indépendante de la fonctionnalité politique d’une structure sociale rigide. L’organisation sociale symétrique crée en effet une expérience esthétique particulière que le despote valorise pour elle-même : dans son regard surplombant, le rapport social harmonieux apparaît comme une œuvre d’art sociale. L’exercice du pouvoir et l’esthétique vont ainsi de pair, tout en restant en même temps séparés : le regard despotique jouit à la fois de la rationalité intentionnelle du pouvoir de commandement et de l’expérience d’une totalité organique. Sans les formuler de la sorte, les quelques réflexions de Simmel sur le rapport entre hiérarchie et symétrie suggèrent l’existence d’une esthétique politique qui trouve son expression artistique dans le classicisme. Indépendamment du lien avec le despotisme, Simmel voit cette esthétique reflétée de manière générale dans les conceptions socialistes d’une société idéale. Celle-ci repose sur la symétrie et l’harmonie, sur la formation d’un ensemble social rationnellement ordonné qui donne à chaque individu une place bien définie. Le socialisme n’est donc pas seulement une question d’éthique mais aussi une question d’esthétique. Il cherche à ordonner la société comme une œuvre d’art classique, dans un élan à la fois politique et esthétique. Une société idéale est organique et ordonnée de façon cohérente parce qu’elle offre à « voir » une expérience esthétique indépendante, laquelle est à son tour à la source d’une expérience de la beauté.

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Les interactions entre individus forment pour Simmel la matière première de toute vie sociale, y compris des relations sociales plus larges dans un État-nation, par exemple, et constituent ainsi le principal objet d’étude de la sociologie. Voir « Das Problem der Sociologie » (in : GGS, 5, p. 52-61), un essai datant de 1894 qui, avec le long « Exkurz », est repris dans Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung (in : GGS, 11, p. 13-61).

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Au sein de la modernité domine cependant de plus en plus, comme le souligne Simmel11, un individualisme forcené. Cet individualisme privilégie l’indépendance de la partie par rapport au tout, du particulier (le « moi ») par rapport au général (i.e. les attentes impersonnelles de la société). Le libéralisme ne prône donc pas l’inclusion harmonieuse de l’individu dans un contexte social symétriquement structuré mais reflète plutôt, en tant qu’idéologie politique, l’hétérogénéité et le caractère conflictuel de l’économie de marché. De cette façon, en tant qu’esthétique politique – rappelons toutefois que Simmel lui-même n’utilise pas cette formule –, il tend vers un ordonnancement qui privilégie le fragment autonome et le particulier sur la logique classique de la totalité et de la symétrie. Une telle esthétique marquée par le processus social d’individualisation laisse donc généralement plus de place à la dissymétrie et à la dissonance, même si c’est en combinaison avec la poursuite d’une organisation formelle de ces tendances centrifuges. À cet égard, Simmel souligne l’importance du romantisme qui, aussi bien dans les écrits littéraires que dans les essais, a commencé à expérimenter le fragment, l’allusion, l’aphorisme, l’inachevé, le symbole autonome... Le tournant romantique s’inscrit toutefois dans un processus de développement qui était amorcé bien plus tôt. Simmel détecte dans l’œuvre de Rembrandt déjà, en particulier dans ses portraits, une tendance prononcée à concevoir l’individu comme un tout fermé et autonome, qui ne se laisse pas assimiler à un contexte plus large12. Soulignons pour finir que dans sa « Soziologische Aesthetik » Simmel lie la politique et l’esthétique selon une logique non causale. Il n’observe qu’une concomitance entre l’organisation politique et l’expérience esthétique. Dans cette approche, la politique s’articule également autour d’une mise en forme esthétique du social, par laquelle un contexte social peut apparaître de telle sorte à pouvoir susciter une expérience de la beauté. En cela, la forme de l’exercice du pouvoir correspond à une recherche indépendante de la beauté, sans que la première ne provoque la seconde, ou inversement. En référence à Max Weber, avec lequel Simmel était lié d’amitié, on peut parler d’une affinité élective (Wahlverwandschaft) entre certaines formes de politique et certains modes de conception esthétique.

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Cf. le chapitre « Individualisierung bei Georg Simmel », in : Flavia Kippele, Was heisst Individualisierung ? Die Antworten soziologische Klassiker, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 1998, p. 62-83. 12 Voir en particulier son ample étude, publiée séparément, sur Rembrandt (in : GSG, 15, p. 305-515).

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L’ESTHÉTIQUE SOCIOLOGIQUE (2) : MODERNITÉ, EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE ET ESTHÉTISATION

Vers la fin de la « Soziologische Aesthetik », Simmel s’attarde longuement sur la dialectique entre distance et proximité qui caractérise l’expérience esthétique. Selon lui, les deux pôles ont une valeur différente en fonction du contexte historique : à l’époque moderne, la distance en vient à primer de plus en plus sur la proximité. L’allusion et le symbole dans le courant du symbolisme en témoignent : ils mettent à distance l’expérience de l’ensemble, qui est constitutive de l’œuvre d’art. La préférence pour le lointain se manifeste également dans l’amour du paysage comme source de plaisir esthétique13. En devenant de plus en plus dominante, l’esthétique de la distanciation suscite une contre-réaction sous la forme d’une esthétique favorisant la présence (précisons que cette distinction terminologique ne se trouve pas chez Simmel). En l’occurrence, le réalisme et le naturalisme veulent rapprocher les personnes, les choses ou les situations dans la littérature, le théâtre ou la peinture14. Ce faisant, l’expérience esthétique en tant que telle risque d’être contrariée dans la mesure où la différence entre l’image et la réalité représentée s’amenuise. En règle générale, cependant, même l’art réaliste présente une distance minimale par rapport à la réalité représentée. Par des procédés formels, tels que le cadrage et la focalisation, l’image de la peinture réaliste se présente de façon autonome. L’apparence de la réalité prend donc le pas sur son « être », ce qui est une condition décisive pour la possibilité d’une expérience esthétique. Dans la « Soziologische Aesthetik » ainsi que dans plusieurs autres de ses essais, Simmel établit un lien entre l’esthétique dominante de la distanciation et deux tendances majeures de la modernité15. Premièrement, la tendance à s’établir dans les grandes villes. Simmel a consacré l’un de ses essais les plus influents, « Die Grossstädte und das Geistesleben », aux conséquences de cette concentration démographique, contribuant ainsi à fonder la sociologie urbaine16. La vie métropolitaine se déroule essentiellement 13 Voir les essais « Böcklins Landschafte » (in : GSG 5, p. 96-104), « Die Alpen » (in : GSG, 14, p. 296-303) et « Die Philosophie der Landschaft » (in : GSG, 12, p. 461-482). 14 Voir en particulier « Vom Realismus in der Kunst » (in : GSG, 8, p. 404-415). 15 Pour une bonne présentation de l’approche de la modernité de Simmel, voir HeinzJürgen Dahme et Otthein Rammstedt (dir.), Georg Simmel und die Moderne. Neue Interpretationen und Materialien, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1984 ainsi que l’étude comparative de David Frisby, Fragments of Modernity: Theories of Modernity in the Work of Simmel, Kracauer and Benjamin, Cambridge, UK, Polity, 1985, ainsi que Gregor Fitzi, The Challenge of Modernity. Georg Simmel’s Sociological Theory, London, Routledge, 2018. 16 « Die Grossstädte und das Geistesleben » (in : GSG, 7, p. 116-131).

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dans l’anonymat de l’espace public : les gens s’y croisent en étrangers de manière à ce qu’ils soient incités à observer une grande distance sociale les uns envers les autres. En même temps, ce mode de vie comprend aussi une part de dynamisme agité et, en lien avec cela, il génère une constante surstimulation des sens. Dans un tel environnement, estime Simmel, la distance psychologique est tout simplement une affaire de nécessité vitale. Un psychologisme croissant en est le résultat net. La manière dont on fait l’expérience du monde à la fois dans la distance et dans une implication de soi ou à partir de son intériorité devient décisive dans le rapport individuel qu’on entretient au monde. Deuxièmement, les relations d’affaires, c’est-à-dire les relations impersonnelles, prédominent dans la métropole car la grande ville est une plaque tournante de l’économie monétaire moderne. Simmel a également consacré une étude à part entière, très volumineuse, à cette question dans Die Philosophie des Geldes17. C’est surtout dans la deuxième section synthétique, notamment dans le long chapitre final sur le style de vie, que Simmel discute longuement des conséquences de la monétisation croissante. Le contact direct avec les gens et les choses se perd davantage à mesure que l’argent sert de médiateur dans les relations. Cela encourage par ailleurs une attitude calculatrice, où la valeur d’une personne ou d’une chose dépend de son prix, au sens propre comme au sens figuré. Une telle attitude calculatrice crée par définition une distance. Celle-ci se caractérise en l’occurrence par les figures du blasé et du cynique, que Simmel dépeint de manière très éloquente dans son livre. Les personnes qui, par leur habitude de détachement, sont accoutumées à vivre dans un perpétuel enchevêtrement d’impressions, vont continuer à rechercher cette expérience. Selon Simmel, cela permet d’expliquer le succès des expositions d’art et, surtout, l’attrait des vitrines, des grands magasins et des salons d’artisanat qui présentent de nombreuses, voire des masses de marchandises étalées18. Dans son court essai intitulé « Berliner Gewerbe-Ausstellung », Simmel parle de la « qualité de vitrine » croissante des choses19. Dans la concurrence pour attirer les acheteurs, les producteurs et les vendeurs s’attachent à améliorer sciemment l’apparence des marchandises. Il s’agit de les agencer visuellement de manière attrayante dans les commerces, tandis que du côté de la production, le « tournant vers l’idéal esthétique » se traduit par une stylisation croissante des objets 17 18 19

Philosophie des Geldes (GSG, 6). Voir « Ueber Kunstausstellungen » (in : GSG, 17, p. 242-250). « Berliner Gewerbe-Ausstellung » (in : GSG, 17, p. 33-36).

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utilitaires. Cela ne les transforme pas en artefacts artistiques pour autant, souligne Simmel. Les styles qui sont créés, comme l’Art Nouveau par exemple, sont trop généraux et nuisent dès lors à l’unicité qui caractérise l’œuvre d’art ; par ailleurs, même à travers une stylisation plus poussée, comme dans le cas des bijoux, l’utilité minimale continue de transparaître dans l’objet20. Les objets d’usage stylisés créent à nouveau une distance par rapport à leur caractère d’objet à proprement parler. Mais surtout, l’effet combiné du design et de la « qualité de vitrine » renforce l’apparence des marchandises dans la manière dont elles sont présentées et dont elles sont perçues. La génération calculée d’une expérience esthétique, qui n’est pas celle d’une expérience de la beauté, façonne littéralement leur apparence et leur présentation. Pour le dire autrement, nous pouvons parler de l’émergence d’une esthétique indépendante de la marchandise qui engage l’expérience esthétique dans une logique commerciale21. SOCIOLOGIE ESTHÉTIQUE : LA SOCIOLOGIE DES FORMES DE LA SOCIALISATION SIMMEL

SELON

Dans sa vaste Philosophie des Geldes, Simmel considère l’argent comme l’essence de la modernité. L’argent circule, il est donné et dépensé : il est à la base de l’agitation de la vie moderne et de l’accumulation croissante de marchandises et de leur différenciation. L’attitude réservée du citadin est également liée à la prédominance de l’économie monétaire, comme nous l’avons déjà vu. Des phénomènes différents mettent à plusieurs reprises Simmel sur la piste de l’argent comme force déterminante de la modernité, une force qui imprègne l’ensemble social tout en se manifestant dans toutes sortes de phénomènes individuels hétérogènes. L’argent est en effet l’unité significative d’un ensemble disparate de phénomènes : il symbolise l’essence de la modernité. Cette reconnaissance de l’unité dans une grande variété de phénomènes particuliers et d’impressions sensorielles qui leur sont associées est caractéristique du regard esthétique. C’est pourquoi le diagnostic sur son temps présenté par Simmel dans la deuxième partie de la Philosophie des Geldes peut être lu comme 20 Voir « Das Problem de Stils » (in : GSG, 8, p. 374-384) et l’« Exkurz über den Schmuck », in : Soziologie (GSG, 11, p. 414-421). 21 Voir Wolfgang Fritz Haug, Kritik der Warenästhetik, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1971.

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une combinaison du regard sociologique et du regard esthétique22. Au sein de cette combinaison, chaque phénomène social fonctionne comme un fragment qui peut en principe être compris comme une cristallisation particulière – plutôt qu’une simple expression – de la cohésion sociale sous-jacente que l’argent symbolise. Non seulement sa théorie sur l’argent, mais la sociologie de Simmel dans son ensemble est imprégnée du regard esthétique. Dès lors qu’il étudie un objet, un sujet ou une situation, il reconnaît dans un éventail de perceptions diverses un ordre significatif qui prend toujours une forme synthétique abstraite, comme la symétrie ou l’harmonie. C’est précisément la possibilité de distinguer une forme plus générale au sein de manifestations très différentes de sociabilité que Simmel considère comme la tâche première du sociologue. Dans l’introduction de sa somme Soziologie, Simmel affirme que, bien que les interactions ou les échanges entre les gens soient d’une diversité phénoménale, on peut y distinguer un certain nombre de formes fondamentales23. La diversité observée est en partie liée aux motivations variables qui incitent les gens à interagir les uns avec les autres. Ces motivations sont constituées de raisons individuelles ou psychologiques, allant de l’honneur à l’envie, en passant par la reddition personnelle. Ce n’est que dans les interactions aux autres qu’elles acquièrent un caractère social. Dans la perspective sociologique et esthétique, cette socialisation apparaît comme l’incorporation de motivations individuelles qui diffèrent souvent selon les participants, dans une forme sociale plus générale à caractère transhistorique. D’où le sous-titre de la Soziologie : « enquêtes sur les formes de la socialisation », telles que la dyade, la concurrence, le conflit ou le pouvoir. Par exemple, les gens sont en rivalité pour le capital économique, l’amour, l’attention sociale... : les motivations varient mais la concurrence en tant que forme sociale spécifique possède une série de caractéristiques constantes que la sociologie doit pouvoir répertorier. L’intérêt exclusif pour ces formes sociales explique pourquoi la sociologie de Simmel, surtout dans le cadre de sa réception dans le champ anglosaxon, a pu être désignée comme une « sociologie formelle » (Simmel luimême évoquant parfois le terme de sociologie « pure »). 22

Cf. Sibylle Hübner-Funk, « Die ästhetische Konstituierung geselschaftlicher Erkenntnis am Beispiel der Philosophie des Geldes », in : Heinz-Jürgen Dahme et Otthein Rammstedt (dir.), Georg Simmel und die Moderne, op. cit., p. 187-201. 23 Voir « Das Problem der Sociologie. Exkurz über das Problem : Wie is Gesellschaft möglich ? », in : Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung (GGS, 11, p. 13-62).

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L’approche sociologique de Simmel est clairement influencée par la théorie épistémologique de Kant. Selon Kant, la connaissance scientifique est possible grâce à l’interaction entre la forme et le contenu, les catégories de la raison et les observations empiriques. Simmel semble parfois souscrire à cette approche constructiviste, impliquant que les formes sociales n’apparaissent que dans une conception particulière, conformément à la sienne, du regard esthétique. L’introduction de sa Soziologie comprend ainsi une digression sur la possibilité de vivre ensemble (« Exkurz über das Problem : Wie ist Gesellschaft möglich ? »24). Ce questionnement, indubitablement kantien-transcendantal, se poursuit de manière cohérente dans la description, aux dires de Simmel lui-même, des trois principaux a priori qui structurent la vie sociale. Il s’agit de catégories de perception utilisées à la fois par les sociologues et les participants compétents à la vie sociale (j’y reviendrai dans un instant). Simmel conçoit toutefois les formes sociales davantage comme des abstractions réelles qu’on trouve au sein même de la vie sociale25. Cette différence par rapport à Kant ressort nettement de la caractérisation dialectique des formes sociales autant que de leurs manifestations plus concrètes. Ainsi, le pouvoir en tant que forme sociale comprend deux pôles, la superposition et la subordination. C’est précisément entre ces deux pôles que se déroule l’interaction aux motivations variables entre les individus ou les groupes concernés. Toute forme sociale est donc dualiste ; les deux pôles sont pris dans une contradiction irréductible qui conduit à des dynamiques différentes, lesquelles peuvent être conceptualisées comme des modèles dans lesquels tantôt un pôle, tantôt l’autre prend le dessus. Les formes sociales sont donc des unités paradoxales constituées d’une différence duale, en tension permanente. Ce mode de pensée dialectique, qui est celui d’une « dialectique sans conciliation », se rencontrait déjà dans la caractérisation par Simmel du regard esthétique (comme unité vs diversité) et de l’expérience esthétique (comme distance vs proximité)26. 24

« Exkurz über das Problem: Wie ist Gesellschaft möglich ? » (in : GGS, 5, p. 42-61). Pour ce qui suit, voir David Frisby, Sociological Impressionism: A Reassessment of Georg Simmel’s Social Theory, op. cit., Sibylle Hübner-Funk, Georg Simmels Konzeption von Gesellschaft. Ein Beitrag zum Verhältnis von Soziologie, Ästhetik und Politik, Köln, Pahl-Rugstein, 1982, Frédéric Vandenberghe, La Sociologie de Georg Simmel, Paris, La Découverte, 2001 et Olli Pyythinen, Simmel and “the Social”, London, Palgrave Macmillan, 2010. 26 L’expression « dialectique sans conciliation » provient de la « Einleitung des Herausgebers » de Michel Landmann à Georg Simmel, Das individuelle Gesetz. Philosophische Exkurze, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1968, p. 16. Cette dialectique revient pour ainsi dire à un hégélianisme partiel : il y a bien une thèse et une antithèse, mais pas de négation de la négation sous la forme d’une synthèse. 25

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Simmel se distancie complètement de Kant lorsque, sous l’influence de Nietzsche et, plus tard, de Bergson, il ancre l’existence d’oppositions, à l’intérieur et à l’extérieur des formes sociales, dans une philosophie dualiste de la vie27. « Die Philosophie der Mode » s’ouvre ainsi sur l’idée que l’homme est dès l’origine une « créature dualiste », tiraillée entre le mouvement et le repos, l’activité et la passivité, ou, dans la vie spirituelle, entre la recherche du général et le besoin de comprendre le particulier. Un peu plus loin, il affirme que « toute l’histoire de la société » se reflète dans le conflit autant que dans le compromis entre l’adaptation sociale et la distanciation par rapport au groupe d’appartenance, soit entre la mimésis sociale et la différenciation individuelle et l’exaltation de soi28. La mode illustre de manière exemplaire la concomitance entre la généralité sociale et la particularité individuelle, l’assimilation à sa propre classe et la distanciation par rapport à celle-ci en donnant à son look copié de la mode une touche individuelle, par la combinaison d’éléments spécifiques. Ce faisant, l’un ou l’autre pôle peut être remarqué : soit une forte conformité au groupe, soit une individualité plus prononcée. La dialectique entre le social et l’individuel caractérise également le phénomène de la parure, en particulier des bijoux29. Les bijoux portés individualisent : ils permettent de se distinguer des autres. En même temps, cette différenciation est liée à la présence des autres : on a besoin de leur regard pour briller individuellement. Dans le cas des bijoux en métaux précieux, cet éclat a également une dimension matérielle. Simmel souligne la combinaison paradoxale de la personnalité et de l’anonymat. Un collier en or peut accentuer l’individualité d’une personne, mais il est également constitué d’un matériau totalement impersonnel. La tension dialectique entre sociabilité et individualité est une constante dans les écrits sociologiques de Simmel. Sa description la plus concise se trouve dans l’article déjà mentionné « Exkurz über das Problem : Wie ist Gesellschaft möglich ? ». Simmel y discute de trois formes a priori qui, en tant que catégories de perception, sont constitutives de toute vie sociale. Ce qui les unit est l’opposition entre le social et l’individuel. Ainsi, une personne peut être « un professeur-né » ou, plus généralement, être entièrement absorbée dans son rôle ou dans sa profession, mais en entrant en relation avec cette personne, on observe toujours aussi un certain degré 27 Voir en particulier le dernier livre de Simmel, Lebensanschauung. Vier metaphysische Kapitel (in : GSG, 16, p. 212-425). 28 « Die Philosophie der Mode » (in : GSG, 10, p. 7-8). 29 « Exkurs über den Schmuck » (in : GSG, 11, p. 414-421).

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d’individualité, aussi infime soit-il. Cette différence définit alors la forme générale du social, qui se manifeste dans des phénomènes plus spécifiques tels que la mode, les dîners ou la convivialité30. CODA L’œuvre de Simmel est longtemps restée inaperçue : la lecture de ses écrits, par ailleurs en large partie indisponibles, restait le privilège d’un cercle restreint de philosophes et de sociologues. Un indicateur notable de cette position marginale de Simmel est que, jusqu’à une date récente, il n’était pas considéré comme l’un des co-fondateurs de la sociologie. La reconnaissance académique et intellectuelle survint seulement durant les années quatre-vingt, sous l’impulsion des publications de David Frisby et Otthein Rammstedt, qui furent aussi les forces motrices du Georg Simmel Gesamtausgabe en vingt-quatre volumes, dont la publication commença en 1989 et aboutit en 2014. Sans doute le moment de la reconnaissance de la pensée de Simmel n’était-il pas aléatoire : plusieurs phénomènes que Simmel jugeait caractéristiques de notre modernité ont été au cours des années quatre-vingt liées à la postmodernisation de la société et de la culture, comme le primat du paraître (du superficiel) sur l’être (le profond) au sein d’une culture médiatique et consommatrice, ou comme l’importance croissante de la valeur expérimentale des objets et des events31. Le fait que les écrits de Simmel aient été si longtemps négligés tient en partie au style d’écriture peu académique qui est le sien, et en partie également à son regard transdisciplinaire. En effet, Simmel combine avec aisance des points de vue ou des idées que nous assignons à des disciplines différentes comme la psychologie, la philosophie, la sociologie et la théorie de l’art. La lecture que j’ai conduite ici a surtout voulu souligner l’interférence entre la sociologie et l’esthétique, sans approfondir la théorie de l’art de Simmel en elle-même. L’esthétique sociologique de Simmel ouvre la voie à une sociologie non réductionniste de l’art, marquée par une expérience esthétique – et plus 30 Voir « Soziologie der Mahlzeit » (in : GGS, 12, p. 140-147) et « Soziologie der Geselligkeit » (in : GSG, 12, p. 177-193). 31 Voir l’article influent de Frederic Jameson, « Postmodernism, or The Cultural Logic of Late Capitalism », New Left Review, n° 146, 1984, p. 53-92 et l’étude de David Harvey, The Condition of Postmodernity, Oxford, Blackwell, 1990. Sur le lien entre le diagnostic de Simmel sur son temps et la postmodernité, voir Felicitas Dörr-Backes et Ludwig Nieder (dir.), Georg Simmel between Modernity and Postmodernity / Georg Simmel zwischen Moderne und Postmoderne, Würzburg, Köningshausen & Neumann, 1995.

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spécifiquement, une expérience de la beauté – autonome, dans la mesure où elle est centrée sur l’unité de la forme, laquelle se constitue d’une tension permanente entre proximité et distance. À la différence d’approches plus empiriques de la sociologie de l’art, Simmel n’interroge pas seulement les conditions de possibilités socio-économiques de l’expérience esthétique. Celle-ci est pour lui également déterminée par un climat culturel plus large qui tient autant aux formes de relation sociales historiquement dominantes qu’au contexte économique, lequel ne se réduit pas aux seuls rapports de classe. C’est de son temps même que Simmel distilla les effets d’une attitude distancée générée par la sociabilité de la vie métropolitaine et la domination de l’argent. Les équivalents dans notre époque actuelle se laissent facilement percevoir : l’expérience esthétique est déterminée par l’influence sur les relations sociales des media digitaux d’une part, et de la monétarisation généralisée, sous l’effet de l’impact grandissant de l’économie financière d’autre part. La sociologie esthétique de Simmel est tout aussi importante. Si elle peut s’enliser dans un exercice formaliste creux qui ne consiste qu’à inventorier et caractériser les diverses formes sociales, indépendamment de leur ancrage dans le contexte historique, une sociologie formelle ou pure ne peut se passer de la conception de la forme dialectique de Simmel, qui observe les phénomènes sociaux comme l’unité d’une distinction duelle32. Une telle sociologie trouve sa base élémentaire dans le paradoxe selon lequel toute forme sociale réfère à l’unité de la différence entre sociabilité et individualité. Cette prémisse est en effet un puissant antidote contre le réductionnisme tant sociologique que psychologique dans l’étude des phénomènes sociaux33.

32 La conception dialectique de la forme de Simmel, sans toutefois sa connotation philosophique vitaliste et donc conçue de manière strictement constructiviste, est comparable à la logique des formes que Niklas Luhmann emprunte à Georges Spencer-Brown dans sa théorie des systèmes sociaux. Voir Niklas Luhmann, Die Gesellschaft der Gesellschaft, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1997 (2 vol.) et, pour la logique des formes empruntée, George Spencer-Brown, Laws of Form, London, Allen & Unwin, 1969. 33 Cet article a été traduit du néerlandais par Nathalie Kremer, et revu par Sémir Badir et Vlad Ionescu. Titre original de l’article : « Sociologische esthetiek en esthetische sociologie. Georg Simmels dubbele omgang met de esthetiek ».

LA FELIX ÆSTHETICA DE SERGEI M. EISENSTEIN Pietro MONTANI

Printemps 2015, département de philosophie à la Sapienza, la première université de Rome. Herman Parret, professeur invité, tient ses séances de séminaire en fin d’après-midi dans la salle de conférence XII de la Villa Mirafiori. Les couleurs du grand jardin et ses parfums (des citrons et des oranges sauvages) entrent par les grandes portes-fenêtres qui restent presque toujours ouvertes. Le cadre est idéal pour le séminaire sur La Main et la matière, le livre auquel Herman travaillait à cette époque mais qui devait être déjà très abouti, à en juger par la parfaite congruence des idées que les conférences parviennent à mettre en évidence entre des auteurs hétérogènes mais ramenés d’une main sûre au lit de cette authentique rivière karstique qu’est la « ligne haptologique » de l’esthétique moderne. Les discussions qui se poursuivent durant les pauses café sont généralement animées, sous l’impulsion de la grande ouverture d’esprit, du caractère novateur et lumineux de l’approche esthétique proposée. Les étudiants et étudiantes inscrits au séminaire ont immédiatement assimilé les lignes de force théoriques avancées par l’orateur, comme s’ils venaient de redécouvrir d’un coup une chose à laquelle ils avaient confusément pensé longtemps auparavant. Après tout, c’est ainsi que fonctionne toute bonne philosophie. Chacun d’entre nous a eu des exemples à alléguer pour nourrir la ligne développée dans le séminaire. Moi-même je suis souvent intervenu, en négligeant le principe de parcimonie que je m’étais promis d’observer en tant que responsable de l’invitation, avec mon collègue Dario Cecchi. Parmi les noms que je mentionnais le plus souvent, il y a celui de Sergei Mikhailovich Eisenstein, le grand réalisateur russe soviétique. C’était un grand réalisateur, en effet, et peut-être un théoricien plus grand encore, s’il est vrai que dans son immense œuvre écrite (neuf volumes ont été publiés à ce jour dans l’édition italienne des Œuvres choisies1), les questions fondamentales de l’esthétique philosophique sont présentes presque 1 Sergei M. Eisenstein, Opere scelte, éd. it. par Pietro Montani, Venezia, Marsilio, IX vol., 1981-2020. Toutes nos citations vont à cette référence, désignée dorénavant par le sigle OS, suivi de l’indication du volume et du numéro de la page.

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partout, et développées thématiquement dans au moins trois grands de ses écrits : La Nature non-indifférente (OS I), La Théorie générale du montage (OS III), La Méthode (OS IX). J’ajouterai qu’il suffit de prendre quelques échantillons, au hasard, de son écriture encyclopédique fluide et irrépressible pour avoir la certitude que le titre de felix æstheticus lui reviendrait de droit. Aussi, si je devais faire un éloge réfléchi de Sergei Mikhailovich afin de soutenir de manière raisonnée son appartenance à la filiation des felices æsthetici, j’essaierais de faire valoir une série de « philosophèmes », ainsi que je m’apprête à les présenter dans la suite de cet article. L’ART EST

UNE FORME DE

« PENSÉE SENSIBLE »

« J’étais dans cet état extraordinaire où l’acte moteur est simultanément un acte de pensée, et où la pensée est en même temps une action spatiale »2. Dans la première section de La Méthode, intitulée Grundproblem, Eisenstein rapporte cette expérience personnelle à la prise de doses excessives de quinine pour traiter une affection ostéopathique aiguë, arrosée de quelques libations généreuses. Quelques lignes plus haut, cependant, il avait parlé du peyotl qu’il aurait pu se procurer sans difficulté lors de son voyage au Mexique, si toutefois il n’avait pas été retenu, écrit-il, par l’embarras d’utiliser, « en tant qu’étranger », les « canaux traditionnels pour son achat ». Que ce soit ou non un clin d’œil à son lecteur, l’anecdote sert à Eisenstein pour décrire en termes comparatifs cette condition primitive – plus précisément, prélinguistique – dans laquelle la performance cognitive de l’être humain ne fait qu’un avec l’agentivité d’un corps prédisposé à une capacité spécifique d’habiter l’environnement-monde, introduisant incessamment des interactions productives (par exemple, la fabrication d’outils) et des stratégies coopératives (par exemple, le comportement coordonné requis dans les chasses en groupe). La thèse de base – le Grundproblem – est que l’art, en général, fait précisément appel à cette condition primitive pour obtenir non seulement ses effets les plus incisifs, mais aussi ses procédures formelles les plus efficaces. Eisenstein fait ici appel à ses vastes lectures anthropologiques, mais le Grundproblem a une portée philosophique plus ambitieuse. Il doit en effet s’agir d’un corps « hors de lui-même », capable d’opérer selon une disposition telle qu’il parvient à se reconnaître dans un autre que lui-même (par 2 « Ero proprio in quella straordinaria condizione per cui l’atto motorio è contemporaneamente un atto di pensiero, e il pensiero è al tempo stesso un’azione spaziale » (OS, IX, p. 247).

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exemple dans les prothèses inorganiques dont il ne cesse de se doter) : un corps ek-statique, dit Eisenstein, qui a consacré des pages extraordinaires à cette condition anthropique, notamment dans La non-indifférente nature3. À quel type de « pensée » l’auteur fait-il référence dans la citation cidessus ? Le nom qu’il lui donne dans la Méthode – čuvstvennoe myšlenie – est assez problématique et appelle un commentaire. L’expression désigne une activité de pensée – myšlenie n’est pas un état mais un processus – faisant exclusivement appel à l’infrastructure sensible et émotionnelle ; čuvstvo indique un sentiment (une aisthesis) inséparable de l’émotion. Autrement dit, c’est une manière incarnée (et émotionnellement adaptée) d’interagir avec le monde-environnement, capable d’assurer, en même temps que l’ek-stasis grâce à laquelle notre corps se sent au milieu des choses (dans la « chair » du monde, aurait dit Merleau-Ponty), une certaine dose d’objectivité (telle que de se soumettre par exemple, quand c’est nécessaire, au principe d’essai-erreur). Baumgarten (et avec lui bien d’autres, comme Giambattista Vico) aurait largement souscrit à cette considération de la cognitio sensitiva. Ce n’est pas le cas de Kant, qui l’aurait considérée comme un oxymoron. Mais Eisenstein, lecteur attentif et interprète très perspicace de Lessing (comme aussi de Diderot et de Nietzsche4), ne semble pas avoir lu Baumgarten, tandis qu’il avait une connaissance assez conventionnelle de Kant. Il connaissait en revanche très bien Hegel dont il appréciait l’Esthétique bien plus qu’il ne l’aurait admis publiquement. Je reviendrai sur cette référence, mais pour l’instant elle sert à clarifier le point suivant : pour Eisenstein, l’expérience de l’art nous remet en contact avec les formes les plus archaïques du comportement cognitif et pragmatique de l’espèce à laquelle nous appartenons. Des comportements qui, en l’absence d’une pensée linguistique aboutie, étaient entièrement délégués à la sphère sensori-motrice (et aux mains en premier lieu) dans laquelle sont apparues les premières formes de conscience de soi. Hegel, on le sait, attribuait cette originalité au domaine global de l’art (en tant que première forme, 3 OS, I. Les exemples de fabrication d’outils, par exemple le tressage de paniers, et de coopération à des fins de chasse sont discutés en détail par Eisenstein dans ce livre. L’état ek-statique du corps humain évoqué et largement illustré dans La non-indifférente nature n’est pas étranger au concept d’« état d’ivresse » de Nietzsche. 4 Je choisis ces noms parmi les interlocuteurs d’Herman Parret dans La Main et la matière, Paris, Hermann, 2018. Je pourrais ajouter Alois Riegl et Jean d’Udine, si les références d’Eisenstein à ces auteurs n’étaient pas plutôt marginales. Il est néanmoins significatif que L’Art et le geste de ce dernier soit cité dans un passage stratégique de sa réflexion sur le rapport entre le son et la couleur (OS, IV, p. 176).

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obscure et imparfaite, d’auto-appropriation de l’esprit) ; un domaine doté en outre d’un développement interne inauguré par l’étape qu’il appelle « symbolique » : celle où l’élément sensible l’emporte sur l’élément spirituel et permet à celui-ci de se manifester dans une première émergence à l’intérieur de la matière dans laquelle il est contraint à s’aliéner pour arriver à se manifester. Gardons à l’esprit ce caractère surabondant de l’élément sensible, dont Eisenstein avait une conception précise (j’y reviendrai dans un instant) et, par ailleurs, ce mouvement de dépassement, cet étonnement devant l’émergence d’un élément spirituel et transcendant à l’intérieur de la matière soumise à l’élaboration. Ce qui est en jeu, c’est en fait l’aspect synesthésique qui imprègne de fond en comble la conception eisensteinienne de l’œuvre d’art, toute marquée par une compréhension profonde et très détaillée de la multimodalité intime de l’imagination humaine. Ainsi, l’œuvre d’art sera d’autant plus efficace qu’elle saura jouer de ces deux prérequis : la multisensorialité et le rétablissement d’une condition de sortie, d’un mouvement primordial vers l’autre à partir de soi.

LA PENSÉE SENSIBLE EST MULTISENSORIELLE Les passages sont innombrables où Eisenstein formule sa conception théorique de l’efficacité de l’œuvre d’art, qui tient à la multisensorialité de son appareil signifiant. Par exemple, au début de son grand essai sur Le Montage vertical (OS, IV, 129-216), il écrit : « Nous devons saisir en nous-mêmes la perception première et la plus directe, parce qu’elle sera toujours la plus aiguë, la plus fraîche et la plus vivante, et qu’elle sera formée d’impressions impliquant le plus grand nombre de champs expressifs »5. « En nous-mêmes » doit s’entendre au sens qui est expliqué dans le point 1, c’est-à-dire par la façon dont l’archaïque est encore préservé dans le travail typiquement multimodal de notre imagination. La « première perception » sera donc proprement telle dans la mesure où elle sera capable de restituer cette synesthésie originelle, qui est aussi, notons-le, un mode d’être de la proprioception humaine. Mais comment transformer 5 « Dobbiamo cogliere in noi stessi la prima e più diretta percezione, perché questa sarà sempre la più acuta, la più fresca e viva, e sarà formata da impressioni che coinvolgono un maggior numero di campi espressivi » (OS, IV, p. 130, c’est nous qui soulignons).

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un événement réceptif en un processus productif parallèle ? La réponse d’Eisenstein coïncide ici avec l’idée du cinéma comme machine expressive capable d’administrer sa multisensorialité, laquelle est garantie par le caractère syncrétique du support technique (image, son, couleur, mot, écriture, etc.) sous la forme spécifique du « montage vertical », c’est-àdire comme un minutieux travail de coordination intermédiale entre les différents « champs expressifs » qui coopèrent à la formation du film. De ce point de vue, le cinéma se prête idéalement à la « mise en œuvre » des processus de la « pensée sensible » de la manière la plus déployée et la plus efficace. Les termes que je viens d’utiliser – multimodalité, multisensorialité, intermédialité – doivent être précisés et reliés de manière appropriée. La multimodalité, comme nous l’avons dit, est une caractéristique de notre imagination, laquelle ne fonctionne pas seulement sur un mode optique, mais aussi sur un mode haptique, auditif et largement sensorimoteur. Le multisensoriel se rapporte à la technologie du cinéma, capable de manœuvrer tous les « champs expressifs » mobilisés par l’imagination humaine. Enfin, le « montage vertical », tel qu’Eisenstein le conçoit, est intermédial. Il ne s’agit pas seulement, ou pas tant, d’une technique de coordination des différents niveaux expressifs du film – à commencer par ceux relatifs à l’« image visuelle » et à l’« image sonore », qui en constituent la structure de base – mais aussi, et surtout, d’une technique capable de valoriser leur autonomie respective et leurs différences réciproques. Ce dernier point, d’une importance capitale, est explicité par Eisenstein dans un grand nombre de passages dans ses écrits. En voici un : « L’art ne commence proprement qu’à partir du moment où l’association entre le son et la représentation visuelle n’est plus simplement enregistrée selon le rapport existant dans la nature, mais s’établit selon le rapport requis par les tâches expressives de l’œuvre »6. On peut donc avancer que la « surabondance » du sensible, que Hegel considérait comme le défaut constitutif de la forme symbolique de l’art, est inversée par Eisenstein en une exigence technique de première importance. Le cinéma a la capacité d’élaborer originellement les contenus de la pensée en mobilisant une très riche « dramaturgie de la forme »7 dans 6 « L’arte comincia propriamente solo a partire dal momento in cui l’associazione tra il suono e la rappresentazione visiva non è più semplicemente registrata secondo il rapporto esistente in natura, ma è istituita secondo il rapporto richiesto dai compiti espressivi dell’opera » (OS, IV, p. 137, c’est nous qui soulignons). 7 OS, IV, p. 19-52.

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laquelle le créateur ne sera pas guidé par l’aspiration à une fusion multimédiatique (c’est-à-dire par l’idéal wagnérien du Gesamtkunstwerk) mais par l’autonomie formelle des composants structurels individuels du film (avant tout le visuel et le sonore) et par la possibilité d’obtenir des effets expressifs spécifiques à partir des différences respectives. Eisenstein aimait à faire remonter le jeu de ces différences au schéma de l’antinomie dialectique et à son Aufhebung dans l’unité d’une synthèse. Mais ce schéma hégélien, qu’il a généralement « corrigé » dans un sens matérialiste en se référant à Engels et à Lénine, doit être considéré comme un puissant pôle d’attraction de la felix æsthetica d’Eisenstein, auquel s’oppose constamment un autre pôle. Ce dernier s’ancre dans un contexte théorique très différent où se distingue l’œuvre du psychologue Lev S. Vygotskij, un ami intime du réalisateur. Vygotskij meurt en 1934 à l’âge de trente-sept ans, alors qu’il venait de terminer un essai de grande importance, Pensée et langage (Myšlenie i reč ; je reviendrai sur ce titre dans un instant). Il n’est pas difficile d’y repérer le concept soutenant la ligne de pensée qui chez Eisenstein se distingue nettement de celle orientée vers l’idée de « synthèse dialectique ». Il s’agit du concept d’unité : laquelle ne doit pas être comprise comme une synthèse mais bien comme une « intégration » d’éléments hétérogènes. Un point de discussion s’impose d’emblée, et il fera l’objet des considérations que je formulerai dans les deux paragraphes suivants : si la synthèse est un résultat, l’intégration est un processus – processus qui peut être long, cahoteux et difficile. Eisenstein le considérait comme un travail d’imagination multimodal, multisensoriel et intermédial auquel il donnait le nom d’« obrazovanie » : le devenir-forme, la mise en forme progressive de l’image, sa Bildung progressive. Obrazovanie, je dirais, est le nom du puissant contre-mouvement qui, dans l’esthétique d’Eisenstein, s’oppose constamment à l’attraction toute aussi forte vers le pôle de la synthèse dialectique (qu’elle soit hégélienne ou matérialiste ne fait aucune différence). C’est le même contre-mouvement centrifuge et dissipatif qui innerve de l’intérieur son écriture torrentielle et nomade. Ainsi que son idéal d’un « livre sphérique », doté d’entrées infinies et de chemins infinis, sur le modèle – dirions-nous aujourd’hui – d’un hypertexte ou d’un réseau neuronal8. 8 OS, IV, p. 47-50. Ce contre-mouvement inconciliable avec l’idée même de « synthèse » doit également être reconnu dans le cinéma d’Eisenstein, et notamment dans certains films particulièrement complexes comme La Grève (1924, j’y reviendrai brièvement), L’Ancien et le Nouveau (1929), La Conspiration des Boyards (1946).

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L’ART A UNE NATURE PROCESSUELLE,

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SON OBJET EST LE DEVENIR-FORME

Le film comme obrazovanie d’une pensée qui n’existerait pas sans cette même épigenèse formatrice : c’est exactement ce que Vygotsky avait théorisé sur la relation entre myšlenie et reč. En russe, myšlenie signifie : le processus de la pensée. Reč signifie : le discours. Le déterminant processuel est marqué dans les deux mots. Comment ces deux éléments hétérogènes se combinent-ils ? Par exemple, dit Vygotsky, dans le phénomène de la « signification » (značenie). Cette intégration occupe une région spécifique de notre pratique cognitive. Une région, faut-il ajouter, qui n’a pris forme qu’à un certain stade de développement (phylogénétique et ontogénétique). Nous pouvons définir cette région comme la « pensée linguistique », mais seulement si, comme Vygotsky ne cesse de le souligner, nous la comprenons comme un processus en cours d’une réorganisation infinie. « Le rapport de la pensée au mot, écrit-il, n’est pas d’abord une chose, mais un processus ; ce rapport est un mouvement de la pensée vers le mot et, inversement, du mot vers la pensée. »9 Ainsi, il n’y a pas, d’une part, la pensée et, d’autre part, le langage, de sorte qu’il serait logique de se demander quel type de relations s’établit entre ces deux entités (si, par exemple, c’est la première qui conditionne la seconde ou plutôt le contraire). Il existe un processus interminable d’intégration mutuelle au cours duquel les deux éléments se réorganisent constamment en exerçant des retours, des feedbacks continus l’un sur l’autre. Les résultats de ce processus sont les mots que nous utilisons couramment et que nous percevons comme significatifs. Mais il s’agit aussi du fait que le sens des mots peut présenter, au cours du temps, des fluctuations très importantes, des manières jamais entièrement prévisibles de former nos pensées et d’être, à leur tour, réorganisées par les pensées elles-mêmes. Ainsi, si nous n’étions pas intéressés par les résultats du processus, mais par le processus en tant que tel, nous pourrions peut-être souhaiter qu’une technique expressive soit capable de pénétrer dans ce laboratoire sémantique pour explorer les procédures fondamentales de la formation réciproque (d’obrazovanie) de nos pensées et de nos mots. Or, pour Eisenstein, cette technique existe : c’est le cinéma dans sa forme la plus dépliée, celle à laquelle s’applique le concept, commenté plus haut, de « montage vertical ».

9 Cf. L. S. Vygotskij, Pensiero e linguaggio, tr. it. par L. Mecacci, Roma/Bari, Laterza, 1992, p. 334.

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Cela implique une élucidation décisive de la thèse, sans cesse réitérée par Eisenstein, de la « pensée sensible » comme matière première de la forme artistique, et de la proximité même de cette thèse avec l’idée hégélienne d’une « surabondance » du sensible, typique de la forme la plus archaïque des arts, le symbolique. Le mouvement régressif qui conduit l’art à récupérer un mode d’expression archaïque doit être observé à la lumière des processus d’intégration qu’il déclenche avec les formes plus évoluées de la pensée linguistique. Ainsi, l’objectif de l’œuvre d’art, son « devenir-forme » plus ou moins achevée, n’est pas du tout d’assurer une « synthèse » entre les deux, mais d’explorer les modalités d’un tel devenir. L’art ne nous implique pas, émotionnellement et cognitivement, parce qu’il nous offre une synthèse, il nous implique parce qu’il nous ramène à la situation dans laquelle les deux éléments se confrontent dans un espace de jeu (le Spiel-Raum évoqué par Walter Benjamin10 à propos de la technicité du cinéma) et parce qu’il aime s’attarder dans cet espace de jeu, le laissant très souvent, et jusqu’à la fin, dans l’état d’une heureuse indétermination. Sur cette base, nous pouvons également introduire et discuter brièvement le dernier « philosophème » – le plus complexe et le plus délicat – de la felix æsthetica d’Eisenstein. Il concerne l’efficacité transformatrice (vozdejstvie) qui doit être reconnue à l’expérience esthétique du spectateur de film. C’est-à-dire la conviction qu’elle constitue un élément essentiel d’une Bildung personnelle. L’EFFICACITÉ

DE L’ART CONSISTE EN LA RÉORGANISATION DU JUGEMENT

POLITIQUE

La principale objection que l’on pourrait émettre à l’encontre de l’association d’Eisenstein aux Felices Æsthetici concerne sa conception « instrumentale » de l’œuvre d’art. L’esthétique, comme nous venons de le voir, est une expérience qui doit modifier la personne qui la subit. Jusqu’ici, rien de problématique ; Rilke ne pensait-il pas d’ailleurs la même chose ?11 Le problème se pose à partir du moment où l’on se demande si 10 Cf. W. Benjamin, L’Opera d’arte nell’epoca della sua riproducibilità tecnica. Edizione integrale comprensiva delle cinque stesure, tr. it. par F. Desideri, M. Montanelli, Roma, Donzelli, 2019, p. 77. Le thème d’une « deuxième technique » fondée sur la mimesis et le jeu est traité en particulier dans la troisième version du célèbre essai benjaminien, où le cinéma se voit accorder une très grande importance esthético-philosophique. 11 Sur lequel Eisenstein écrivit des pages pénétrantes. Cf. « Rodin et Rilke », in : S. M. Eisenstein, Cinématisme, Dijon, Les Presses du Réel, 2009.

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cette modification doit être programmée ou non. On pense ici au concept ždanovien de l’art comme « ingénierie des âmes ». C’est une accusation qui a souvent été portée contre l’œuvre de l’avant-garde russo-soviétique des années 1920 : durant cette période héroïque, elle n’aurait fait que préparer le terrain aux dogmes du « réalisme socialiste ». Quant à Eisenstein, n’a-t-il pas écrit en 1923, alors qu’il était encore metteur en scène au théâtre, que « le spectateur est placé dans la condition de matériau fondamental du théâtre » et que « modeler le spectateur selon une tendance (une disposition d’esprit) désirée est la tâche de tout théâtre utilitaire »12 ? L’idée du « façonnement » du spectateur, au reste, permettrait de corroborer l’assimilation d’Eisenstein aux éléments de la « rivière karstique » d’une esthétique haptologique, à condition toutefois d’apporter ici les éclaircissements nécessaires. D’autant plus nécessaires que de nombreux slogans de cette période agitée vont précisément dans le même sens : pensons en particulier à l’idée d’un « ciné-poing » (kinokulak) qu’Eisenstein affirmait vouloir opposer au « ciné-œil » (kinoglaz) de son rival Dziga Vertov. Or peut-être y a-t-il un moyen de délier ce poing, et de le transformer, sans contradiction, en une main qui accompagne, incite, ou indique un chemin... Quelle est donc cette « efficacité » particulière que l’œuvre d’art est censée exercer par principe, et dont les « philosophèmes » dont j’ai parlé jusqu’ici ne sont que les infrastructures ? N’est-elle rien de plus qu’une forme de catéchisme idéologique par le biais d’une « modélisation » appropriée des processus imaginatifs et des émotions qui y sont liées ? On rappellera d’ailleurs qu’Eisenstein exprime à plusieurs reprises sa profonde admiration pour la pratique des « exercices spirituels » d’Ignace de Loyola : il le fait cependant pour s’en différencier, et cette différence doit être absolument claire13. Dans l’année qui suit sa publication, le texte sur le Montage des attractions subit une variante notable faisant référence au cinéma et, en particulier, au premier film d’Eisenstein, Stačka (La Grève, 1924)14. 12 Cf. S. M. Eisenstein, Il Montaggio delle attrazioni, in : OS, IV, p. 220. Confirmant une orientation esthétique déjà clairement tournée vers la synesthésie, Eisenstein ajoute que « L’instrument de cette élaboration est fourni par toutes les parties constitutives de l’appareil théâtral [...] réunies, dans toute leur hétérogénéité, sous une seule catégorie qui légitime leur présence : leur nature d’attractions » (ibid.). 13 Voir, par exemple, les analyses approfondies présentées dans OS, I, III, IX. Ce qui frappe particulièrement Eisenstein, c’est la multimodalité précise avec laquelle les exercices permettent la Versinnlichung (il utilise le terme allemand) des concepts religieux (cf. OS, IX, p. 149). 14 Cf. Eisenstein, Il Montaggio delle attrazioni cinematografiche, in : OS, IV, p. 22750.

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On saisit ici à sa source la clarification décisive que le réalisateur a atteinte, on peut le supposer, grâce au passage du théâtre au cinéma. En d’autres termes, il s’est rendu compte que la réception du texte cinématographique pouvait favoriser chez le spectateur une réélaboration significative des processus intégratifs que j’ai mentionnés au point 3. Plus précisément : une réorganisation du travail multimodal grâce à laquelle l’imagination procède à la sensibilisation des concepts qui, en l’occurrence, étaient ceux de « grève » et d’« organisation clandestine » – deux concepts dont l’importance politique évidente ne devrait pas permettre leur réduction à de vaines formules. Ainsi, le projet de La Grève a été explicitement conçu par Eisenstein comme la production d’un dispositif spectaculaire visant à explorer les manières dont ces deux concepts peuvent être ramenés par l’imagination à l’ordre sensible-intuitif grâce à la médiation de nombreux schèmes, parmi lesquels ceux qui sont de nature technique l’intéressent particulièrement : « L’essentiel, écrit-il, consiste à exposer (izložit’) et à montrer (pokazat’) la technique de la clandestinité, à offrir, à travers des modèles caractéristiques uniques, son profil productif. Comment les bottes sont cousues – comment la révolution d’Octobre a été préparée »15. L’adhésion initiale (mais aussi provisoire) d’Eisenstein à l’idéologie constructiviste ressort ici, mais l’aspect le plus important et le plus novateur du programme énoncé réside dans le choix minutieux des deux verbes – exposer et montrer – à l’aide desquels Eisenstein décrit le « mélange » sémiotique particulier qui sous-tend l’écriture de son film, se référant avec le premier à la dimension linéaire du discours articulé, et avec le second à la collecte du sens dans une série d’images prégnantes. Le principe constructif du cinéma politique d’Eisenstein semble donc revêtir le statut d’une intégration spécifique entre l’ordre du discours et celui de l’image : une écriture pour les images capable de décrire et, en même temps, de montrer ; de travailler avec l’intellect discursif et, en même temps, avec la synthèse simultanée de l’image, finalisant ce travail conjoint à une obrazovanie originale de la sémantique de la « grève » et, par conséquent, à une réorganisation globale du jugement politique du spectateur, qui est conduit et retenu longuement par le film dans le laboratoire imaginatif dans lequel se déroulent les processus de cette Versinnlichung complexe. L’expression « jugement politique » doit être comprise ici dans le sens que Hannah Arendt avait donné dans ses Lectures on Kant’s Critique of 15

Cf. Eisenstein, Il Montaggio delle attrazioni cinematografiche, ibid., p. 234.

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the faculty of judgement16, c’est-à-dire comme un élément de la Bildung humaine qui prend forme, et se réorganise au cours du temps, dans la zone d’intersection entre aisthesis et polis. Dans la zone, c’est-à-dire là où le Gemeinsinn (le sensus communis, la koiné aisthesis) – dont Kant parle à propos du jugement esthétique – met en évidence des traits pertinents qui nous le font vivre (aussi) comme un Gemeinschaftssinn, un sens du commun et de la communauté. L’expérience esthético-politique que le film fait subir au spectateur ne peut donc aucunement être coercitive, bien que, même si elle part d’un choc initial (un « ciné-poing »), pour être authentiquement perçue comme telle, elle doit coïncider avec une réorganisation libre et sans fin de ce « sentir » (Sinn, čuvstvo) qui est à la base de la capacité de juger le « commun ». Un sentiment – une aisthesis, finalement – qui serait profondément dénaturé s’il visait à rigidifier le processus d’élaboration en un résultat idéologique stable17.

16 Voir Hannah Arendt, Lectures on Kant’s Political Philosophy, ed. R. Beiner, Chicago, The University of Chicago Press, 1989. 17 Cet article a été traduit de l’italien par Nathalie Kremer, et revu par Sémir Badir et Vlad Ionescu. Titre original de l’article : « La Felix Aesthetica di Sergej M. Eisenstein ».

LA TOUCHE SUBLIME. BRÈVES REMARQUES SUR L’ART ET L’ESTHÉTIQUE HAPTIQUE Dario CECCHI

J’eus la chance de rencontrer Herman Parret lorsqu’il vint à Rome en tant que professeur invité au département de philosophie de la Sapienza, l’université de Rome, en 2015. Il avait été invité par Pietro Montani, désormais professeur honoraire d’esthétique à la Sapienza, avec lequel je travaillais en tant que chercheur associé. Au cours du semestre de printemps, Herman donna un séminaire dont le thème était celui de l’objet de ses recherches à l’époque : la philosophie et l’histoire d’une esthétique du toucher. Le séminaire s’adressait tout particulièrement aux étudiants inscrits en doctorat, mais était également ouvert aux étudiants des premier et deuxième cycles. Grâce à ses vastes connaissances en histoire de l’esthétique, à sa profonde perspicacité philosophique et, enfin et surtout, à sa cordialité, Herman a gagné l’affection et l’intérêt d’un large public de jeunes, qui gardent encore le souvenir de ces merveilleux après-midis. À la fin du séminaire, Herman nous invita tous à manger une pizza dans l’une de ces trattorias qu’il adore parmi d’autres « manifestations esthétiques » de la Ville éternelle. C’est dans cette veine typiquement romaine que nous avons terminé nos discussions philosophiques par un symposium, au sens propre du terme. À cette occasion comme à d’autres ensuite, j’ai acquis la ferme conviction qu’Herman est l’un de ces rares individus nordiques-méridionaux qui forment une étape spéciale dans l’histoire philosophique et esthétique de la civilisation occidentale. Son œil, pour utiliser une métaphore, est nordique : il fait preuve d’une méthode rigoureuse, presque cartésienne, en tout ce qui concerne l’analyse des théories et des objets. Mais si nous considérons ses préférences et ses inclinations, on voit un esprit d’une sensibilité toute méditerranéenne se répandre dans la figure de ce felix æstheticus. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’autre ville qu’aime particulièrement Herman en Italie est Venise : la Sérénissime est en effet, depuis sa fondation, un pont entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest. Les travaux sur l’esthétique du toucher sont exemplaires de cette disposition intellectuelle et sentimentale de son âme. Depuis au moins la publication de Plastik de Herder en 1778, la redécouverte du sens du toucher

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comme moyen privilégié de la perception esthétique vise à critiquer et même à renverser le primat de la vue favorisé dans l’esthétique dominante. La vue est détachée de ses objets, et procure un plaisir pur et désintéressé par la distance gardée avec la simple matérialité des choses. Le toucher, au contraire, ne peut être qu’immédiatement affecté par la constitution matérielle de ses objets, et en retire même un plaisir sensuel, partant, esthétique. Dans le premier cas, c’est la contemplation qui prévaut comme attitude esthétique prédominante ; dans le second, c’est une sorte d’implication passionnée, parfois même un sentiment d’oppression. Inutile de dire qu’il arrive parfois que les deux attitudes esthétiques se chevauchent lors de l’utilisation de l’un ou l’autre support perceptif : pensons à l’hypothèse de Worringer selon laquelle l’art visuel égyptien, principalement le bas-relief, était destiné à un œil haptique. Gilles Deleuze recourt aussi à cet argument dans son interprétation des peintures de Francis Bacon. Cependant, l’œil d’Herman est suffisamment rigoureux pour voir que la découverte du caractère haptique dans l’expérience esthétique ne met pas en péril les fondements philosophiques de l’esthétique moderne depuis Baumgarten. Cette découverte dévoile plutôt la nature plurielle et diverse de la perception esthétique, qui ne se manifeste pas seulement par différents moyens et attitudes, mais peut aussi les combiner. On peut soutenir que la perception esthétique est en soi « intermédiale »1, et certaines œuvres d’art sont capables de montrer cette condition particulière de l’expérience esthétique. Dans son essai tardif Anthropologie der Sinne, Helmuth Plessner2 récupère le concept aristotélicien de sens commun comme koine aisthesis : le sens commun est une forme de sensation qui n’est attachée à aucun organe des sens, et dont la tâche est la synthèse du multiple sensible tel qu’il est reçu par les différents sens. La tâche de l’art serait de montrer de manière exemplaire cette action de synthèse. Dans cette perspective, la rivalité entre les deux esthétiques – la vision contre le toucher ou, si l’on veut, la contemplation contre la passion – peut être résolue : les deux attitudes et les deux sens appartiennent à la même activité de l’esprit. Ou, pour reprendre les termes de Lyotard3, ils découvrent qu’ils partagent les mêmes « opérateurs » transcendantaux. Nous arrivons ici à la deuxième occasion de ma rencontre philosophique avec Herman : la philosophie de l’art de Jean-François Lyotard. Je dois 1

Pietro Montani, L’Immaginazione intermediale, Roma-Bari, Laterza, 2010. Helmuth Plessner, « Anthropologie der Sinne », in : Gesammelte Schriften, vol. 3, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1980, p. 333-343. 3 Jean-François Lyotard, Leçons sur l’Analytique du sublime, Paris, Klincksieck, 2015, p. 147. 2

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dire que je suis profondément reconnaissant à Herman, non seulement pour m’avoir permis d’être l’éditeur de la traduction italienne de certains des essais qu’il a publiés en tant qu’éditeur en chef de la série des écrits esthétiques de Lyotard à Leuven University Press, mais aussi pour la manière dont il m’a aidé à redécouvrir la pensée de Lyotard qui, en ce moment philosophique de retour à l’ordre néoréaliste et de renaissance de la métaphysique, est souvent rejeté comme le penseur du postmodernisme. Malgré cela, sa philosophie de l’art, et particulièrement son interprétation du sublime kantien, est probablement l’une des dernières grandes tentatives de dévoiler le parti pris contre la sensibilité de ce que j’ai appelé ci-dessus la tradition esthétique dominante de la philosophie moderne, tout en énonçant une alternative à celle-ci. Dans ce qui suit, j’essaierai de montrer en quoi la philosophie du sublime de Lyotard est pertinente pour l’esthétique du toucher (I), quelle sorte d’expérience esthétique haptique devrait être celle affectée par les sentiments sublimes (II), et quelle forme d’art pourrait être théorisée selon cette esthétique (III). I. L’interprétation de Lyotard oscille entre deux pôles : l’utilisation (voire, pour certains critiques4, l’abus) du concept de sublime comme catégorie interprétative de l’avant-garde ; l’interprétation de la signification du sublime dans l’architecture de la Critique de la faculté de juger, ainsi que dans la philosophie critique de Kant considérée dans son ensemble. Pour ce qui concerne cette dernière question, Lyotard vise à déconstruire deux malentendus opposés sur ce concept aussi célèbre que controversé. Ces deux malentendus conduisent soit à une lecture hyper-métaphysique, soit à une lecture hyper-empiriste de l’Analytique du Sublime. D’un côté, il y a ceux qui, depuis la réception romantique du sublime, ont vu dans ce sentiment la source d’une expérience renouvelée de la transcendance, de façon plus ou moins mystique. D’autre part, ceux qui mettent l’accent sur les effets sensibles du sublime (l’horreur, le respect), et réduisent le sublime kantien à la formulation antérieure de ce même concept par Edmund Burke. Dans la pratique, les deux interprétations se recoupent souvent, notamment dans leur utilisation artistique et littéraire : pensons à la mode gothique qui émergea au début du romantisme. 4 Paul Crowther, « The Kantian Sublime, the Avant-Garde, and the Post-Modern. A Critique of Lyotard », New Formations, n° 7/1, 1989, p. 67-75 ; Jacques Rancière, La Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.

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En fait, ces deux interprétations ne tiennent pas compte du cadre transcendantal dans lequel Kant situe, dans la troisième Critique, le concept de sublime. En ce qui concerne l’expérience liée au sentiment du sublime, sa collocation à l’intérieur du système de la philosophie transcendantale peut être décrite comme suit : le sentiment du sublime ne renvoie à aucune réalité transcendante et ne peut pas non plus être réduit à une simple captation sensationnelle par des objets qui dépassent notre champ de perception. L’objet réel du sublime est invisible, mais pas transcendant à proprement parler. Et le pathos qui accompagne ce sentiment est justement l’occasion de la représentation de cet objet même. Le sentiment sublime tient en effet à la représentation de ce qui n’est en principe pas représentable de manière visible, c’est-à-dire les idées de la raison, dont l’irreprésentabilité peut néanmoins être représentée. Lyotard parlerait en fait de « présentation », au lieu de « représentation », pour rendre la différence existant dans le vocabulaire de Kant entre Vorstellung et Darstellung. Cette dernière est la présentation, c’est-à-dire l’exposition d’un concept au sens large, à l’aide d’un exemple. Évidemment, les idées de la raison (comme l’éternité, Dieu, mais aussi la liberté) peuvent être conçues par l’esprit ; mais elles ne peuvent être présentées de manière adéquate par aucun cas contingent, contrairement aux concepts, qu’ils soient intellectuels (par exemple la catégorie de causalité) ou empiriques (le concept de chien), qui peuvent être présentés de manière exhaustive au moyen d’exemples5. À ce propos, le philosophe italien Luigi Scaravelli6 avait déjà soutenu avant Lyotard que c’est la raison pour laquelle l’Analytique du Sublime doit être considérée comme l’un des accès interprétatifs les plus intéressants à la troisième Critique, dans la mesure où ce livre s’intéresse aux limites du schématisme de l’imagination transcendantale. Scaravelli et Lyotard semblent converger dans leurs interprétations respectives du sublime, bien que le second n’ait pas connu l’œuvre du premier. Cependant, Lyotard met l’accent sur les particularités du sentiment sublime, et pas seulement sur le jeu des facultés de l’âme à l’œuvre – en l’occurrence de l’imagination en opposition à la raison. En ce qui concerne l’inadéquation du sublime pour (re)présenter des idées absolues, nous pouvons nous contenter de l’argument selon lequel ce qui est dépourvu de toute forme définie est capable de fournir une sorte 5 Voir aussi Umberto Eco, Kant e l’ornitorinco, Milano, Bompiani, 1997 ; Wolfram Hogrebe, Kant und das Problem einer transzendentalen Semantik, Freiburg, Karl Alber, 1975. 6 Luigi Scaravelli, « Osservazioni sulla Critica del Giudizio », in : Scritti kantiani, Firenze, La Nuova Italia, 1973, p. 451-466.

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de (re)présentation négative de ce qui dépasse toute limite empirique. On peut aussi considérer que c’est une formulation plus adéquate de l’ancienne revendication métaphysique de représenter l’invisible par le visible à la lumière de la philosophie critique. Le sublime mathématique7 nous fournit une telle (re)présentation : en effet, lorsque l’imagination ne parvient pas à synthétiser l’image de ce qui n’est pas perceptible au premier coup d’œil, le sentiment d’effondrement qui s’ensuit fait place à l’évocation d’une idée d’infini. Cependant, ce sentiment d’effondrement ne nous renseigne que sur un aspect du sentiment sublime, qui engendre un « plaisir négatif »8 (negative Lust) – et le plaisir esthétique serait incompatible avec la simple entrave d’une faculté de l’âme. De plus, Lyotard9 nous rappelle qu’après une lecture plus attentive du texte, il apparaît que le sublime mathématique et le sublime dynamique ne sont pas deux sentiments différents, mais décrivent plutôt un seul et même sentiment du sublime. Les sublimes mathématique et dynamique, formellement séparés, relèvent en effet tous deux de la même disposition sentimentale décrite par Kant au paragraphe 23 de la troisième Critique, qui constitue le paragraphe d’introduction de l’Analytique du Sublime. Kant écrit en effet à propos de cette disposition, en opposition à celle du beau, que celle-ci [le beau] apporte directement avec elle un sentiment d’intensification de la vie, et c’est pourquoi elle est compatible avec des attraits et un jeu de l’imagination ; celle-là [le sentiment du sublime], en revanche, est un plaisir qui ne surgit qu’indirectement, c’est-à-dire qu’il est produit par le sentiment d’un arrêt momentané des forces vitales, immédiatement suivi par une effusion d’autant plus forte de celles-ci – et par conséquent, en tant qu’émotion, il ne semble pas être un jeu, mais une affaire sérieuse dans l’activité de l’imagination. De là vient aussi qu’il est incompatible avec l’attrait ; et comme l’esprit n’est pas seulement attiré par l’objet, mais qu’alternativement il s’en trouve aussi toujours repoussé, la satisfaction prise au sublime ne contient pas tant un plaisir positif que bien plutôt de l’admiration ou du respect, ce qui veut dire qu’elle mérite d’être appelée un plaisir négatif.10

Plus que le beau, le sublime montre que la sensibilité humaine est avant tout, et j’ose même dire a priori, affectée par sa dépendance à l’imagination. 7 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 25-26, trad. et prés. par Alain Renaut, Paris, GF-Flammarion, p. 229-232. 8 Sur la pensée de la négativité dans la philosophie kantienne, avec référence aussi au sublime, voir Herman Parret, « Les grandeurs négatives : de Kant à Saussure », Actes Sémiotiques n° 114, 2011, en ligne : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2588, DOI : 10.25965/as.2588 [consulté le 14/02/2022]. 9 Lyotard, Leçons sur l’Analytique du sublime, op. cit., p. 87-93. 10 Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., § 23, p. 226.

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En d’autres termes, la sensibilité est nécessairement accompagnée du sentiment que toutes les données perceptives sont synthétisées par une image intérieure qui élabore progressivement et indéfiniment l’expérience11. Cela pourrait être la reformulation transcendantale du principe aristotélicien de l’harmonisation globale des sens par une koine aisthesis. Le pouvoir du sublime est celui de montrer qu’il existe un autre versant de cette harmonisation, qui est immédiatement imputable au beau dans la mesure où ce dernier traite des différentes formes de la nature. L’autre face de la synthèse imaginative de la perception consiste dans l’effort de l’imagination pour « élever » cette combinaison entre l’imagination et la sensibilité vers le domaine suprasensible de la raison, comme si l’imagination pouvait maintenir la vie de l’esprit dans un état continu d’« agitation ». II. Nous avons vu qu’en tant que sentiment, le sublime correspond à l’effort fait par l’imagination pour élever la dimension sensible de la vie humaine à la dimension suprasensible. Il ne s’agit pas d’un geste platonicien allant à l’encontre de la sensibilité, mais plutôt d’une tentative de transfigurer cette dernière en l’intégrant à la supériorité de la raison. C’est pourquoi, malgré la violence faite aux sens, le sublime se traduit par une sorte de plaisir : le respect du pouvoir normatif de la raison, surtout dans le domaine éthique qui affecte immédiatement la vie humaine, accompagne en effet le plaisir esthétique du sublime. À première vue, la particularité découverte dans le plaisir du sublime devrait nous faire croire que le détachement et la contemplation pure sont des attitudes proprement sublimes. Et, depuis l’Antiquité, de nombreux poètes et penseurs ont mis en évidence la nature contemplative du sublime : ainsi de ce spectateur assistant à un naufrage décrit par Lucrèce, qui a exercé une influence durable sur les définitions du sublime12. Cependant, surtout depuis l’époque moderne, l’« émotion » (Erschütterung) a également été soulignée comme une caractéristique fondamentale du sublime. Sur ce point, l’empirisme de Burke a joué une influence décisive. Il est vrai que Kant, dans la « Remarque générale sur l’exposition des jugements esthétiques réfléchissants »13, oppose une 11 12

Cf. Emilio Garroni, Immagine Linguaggio Figura, Roma-Bari, Laterza, 2005. Voir Hans Blumenberg, Naufrage avec spectateur, trad. de L. Cassagnau, L’Arche,

1994. 13

Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 250-251.

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explication transcendantale du sublime aux enquêtes « psychologiques » ou « physiologiques » du premier ; néanmoins, Kant lui-même considère ceux-ci comme des éléments appropriés à une phénoménologie du sublime en action. Il est donc nécessaire que le sublime touche notre sensibilité. Le sublime peut-il donc être considéré comme un chapitre de la théorie et de l’histoire de l’esthétique haptique ? Je pense que oui. En outre, je crois que le sublime représente une étape fondamentale dans le processus de métaphorisation du geste haptique – un processus qui dévoile sans doute les caractéristiques esthétiques de ce geste. Le toucher est peut-être le sens qui présente le plus immédiatement la condition de réversibilité qui est, selon Merleau-Ponty, un trait général de l’expérience : toucher implique inévitablement d’être touché. Bien que sympathisant avec la philosophie des sens de Merleau-Ponty, Lyotard14 a critiqué le risque que court ce dernier en déduisant une nouvelle métaphysique de la nature de sa phénoménologie de la perception ; préférant pour sa part plutôt concevoir la sensibilité humaine comme l’objet d’une économie libidinale. Il interprète ainsi en effet l’enquête critique de Kant sur la subjectivité comme une sorte d’économie libidinale des facultés de l’âme15. À la lumière de cette interprétation, il est possible de conduire une sorte de lecture anthropologique à la fois du « libre jeu » de l’imagination avec l’entendement et de la capitulation de l’imagination devant la raison, qui sont les dispositions sentimentales respectivement du beau et du sublime. Le libre jeu renvoie à la possibilité pour l’esprit de tenir les choses à distance et de les contrôler au moyen de nos pouvoirs intellectuels16. Le beau reflète un fonctionnement économique harmonieusement organisé. Le sublime, au contraire, manifeste un surplus d’énergies qu’il faut employer, afin d’éviter le désordre et aussi afin de pouvoir régulariser le système économique de l’âme. On pourrait évoquer ici l’idée de Schumpeter de la « destruction créatrice » pour décrire cet état17. Cette attitude créative s’accompagne d’une soif de toucher et de goûter le plus de choses possibles, qui pourrait rapidement évoluer vers la recherche d’un impossible 14 Jean-François Lyotard, Philosophie et peinture à l’âge de leur expérimentation, Textes dispersés I : Esthétique et théorie de l’art, in : Écrits sur l’art contemporain et les artistes, vol. 4, éd. Herman Parret et alii, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2012. 15 Jean-François Lyotard, Leçons sur l’Analytique du sublime, op. cit., p. 147 sq. 16 Voir Stefano Velotti, Dialettica del controllo, Roma, Castelvecchi, 2017. 17 Paolo Virno décrit par exemple l’idée de Schumpeter en l’accordant au paradigme kantien de la créativité (Motto di spirito e azione innovativa, Torino, Bollati Boringhieri, 2005).

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infini sensible. Une telle créativité risque néanmoins facilement de se transformer en un sentiment de désespoir et de « mélancolie »18 si le sujet évite de suivre les règles. Celles-ci sont données par la revendication de l’élévation de la pulsion « enthousiaste » à sa destination rationnelle légitime. Rappelons que l’« enthousiasme » – un mot que Kant utilise pour décrire l’engagement dans la Révolution française et que Lyotard19 attribue aux passions sublimes – a un sens négatif au cours du siècle des Lumières : il désigne, après le célèbre essai de Shaftesbury, toutes les formes de fanatisme, notamment religieux. Seule l’obligation éthique, ou politique, de faire de la place à l’infini authentique de la raison est capable de tenir cette tendance sous contrôle, et de garder sa créativité productive. Lyotard20 observe à juste titre qu’il n’y a pas d’Aufhebung de l’imagination par la raison dans l’Analytique du Sublime. La tension entre ces deux facultés doit être maintenue si nous voulons comprendre le sublime : il ne s’agit pas du passage réel à l’éthique ou à la politique, mais de la disposition esthétique des sens à se préparer à être touchés par des sujets élevés. Un acte « subreptice » d’échange entre le sensible et le suprasensible est nécessaire pour susciter ce sentiment : nous prenons des choses et des événements énormes ou effrayants pour une réalité authentiquement sublime. D’ailleurs, Kant utilise le mot subreption, soutient Lyotard21, dans son sens juridique : c’est la prétention d’être quelqu’un ou d’agir comme quelqu’un que l’on est ou que l’on n’est pas en réalité. Dans la perspective anthropologique ouverte par l’esthétique haptique, l’inverse pourrait également être vrai : nous devons projeter l’inépuisable soif de toucher et de s’approprier la réalité sur le sentiment d’être touché par une réalité supérieure (Dieu, la nature), jusqu’à assumer une obligation de respect envers quelque chose qui réclame notre attention et nos soins. C’est l’étrange énigme de la présence, qui échappe à notre contrôle, mais qui se manifeste surtout à notre perception. Mais attention : il ne s’agit plus d’un fondement métaphysique de l’Être, mais plutôt de l’analyse transcendantale et même anthropologique de l’attitude et de la conduite du sujet face au monde.

18 Voir Silvana Borutti, « Divenire figura. Le immagini tra memoria, desiderio e sublime », in : D. Guastini, D. Cecchi et A. Campo (dir.), Alla fine delle cose, Firenze, La Casa Usher, 2011, p. 205-217. 19 Jean-François Lyotard, L’Enthousiasme, Paris, Galilée, 1986. 20 Lyotard, Leçons sur l’Analytique du sublime, op. cit., p. 122-123. 21 Ibid., p. 69-70.

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III. L’un des usages les plus connus du sublime par Lyotard22 concerne son interprétation de l’avant-garde. L’idée de référer le sublime à l’art a été contestée à plusieurs reprises23 au motif que Kant le restreint à la nature. Pourtant, Kant lui-même, dans l’Analytique du sublime, emprunte deux exemples de sublime à l’architecture, c’est-à-dire à une forme d’art : il s’agit des pyramides et de la basilique du Vatican24. Kant veut probablement dire que, puisque le sublime se réfère à quelque chose qui s’oppose à notre sensibilité, l’intentionnalité ou même l’artificialité porteraient atteinte à son authenticité. Par conséquent, du point de vue de celui qui regarde, les œuvres d’art peuvent aussi provoquer des sentiments sublimes. Cependant, Lyotard considère également le sublime du côté des artistes, c’est-à-dire comme une sorte d’idée régulatrice de leur créativité : cette affirmation s’oppose en effet à la lettre du texte de Kant. Mais la question est aussi et surtout la suivante : un art qui, au nom d’une élévation seulement indirecte, ne tient pas compte du sens oppressant que nous avons pour ce qui dépasse la mesure de notre propre perception, est-il légitime ? Cette question demande à être approfondie. Il est vrai, tout d’abord, que le modernisme peut être conçu en dehors de la catégorie du sublime, malgré son refus apparent du principe de figuration dans l’art. Lyotard est conscient qu’il existe, par exemple, au moins un type d’abstraction qui poursuit la réduction de la figure naturelle à son schéma pur, mais qui conserve la représentation comme norme ultime. Mondrian et Kandinsky offrent de bons exemples de cette position. Comme l’affirme Stefano Velotti25, ces cas et d’autres qui leur sont similaires ne s’opposent pas à la théorie du génie de Kant, dans la mesure où cette théorie stipule que le génie introduit dans l’art une « idée esthétique », c’est-à-dire cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c’est-à-dire aucun concept, ne puisse lui être adéquate, et que par conséquent aucun langage n’atteint complètement ni ne peut rendre compréhensible. On voit aisément qu’elle est l’opposé (le pendant) d’une Idée de la raison qui, à l’inverse, est un concept auquel aucune intuition (représentation de l’imagination) ne peut être adéquate.26 22

Jean-François Lyotard, « Le sublime et l’avant-garde », in : L’Inhumain, Paris, Galilée,

2014. 23 Cf. les études déjà citées de Crowther, The Kantian Sublime et de Rancière, Le Malaise dans l’esthétique. 24 Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 233-234. 25 Stefano Velotti, La Filosofia e le arti, Roma-Bari, Laterza, 2012. 26 Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., § 49, p. 300.

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Cependant, d’autres artistes traitent les critères de création abstraite à l’aide d’autres objectifs. L’abstraction peut aussi être un moyen pour tester les limites expressives d’un médium, en expérimentant jusqu’où l’artiste est capable de « toucher » et d’être « touché » par le biais de cette interaction. Ainsi de l’expressionnisme abstrait de Pollock, mais aussi de l’utilisation de formats gigantesques comme dans le Vir Heroicus Sublimis de Barnett Newman, l’une des références favorites de Lyotard dans sa réflexion sur l’alliance entre le sublime et l’avant-garde. Dans ce dernier cas, l’abstraction dépasse toute norme de représentation. Cette façon de traiter l’artefact artistique, ainsi que son dispositif et ses outils de réalisation, va bien au-delà de l’idée d’art et de son caractère pivot dans l’esthétique et la critique modernes, même dans ses formulations kantiennes27. L’artiste sublime est celui qui expérimente la nature de l’art en tant que médium. Et pour cela, l’art doit toucher les limites extrêmes de ses médias, c’est-à-dire les contraindre à présenter des contenus qui ne peuvent être communiqués de façon immédiate. En un certain sens, la touche sublime de l’art concerne ce qui est insaisissable, et qui pourtant affecte mystérieusement la sensibilité. La différence entre cet art haptique sublime et l’ancienne exigence métaphysique d’une transcendance invisible dans les images des arts (légitimes) est facilement démontrée. Dans ce dernier cas, la transcendance invisible préexiste à l’art. Au contraire, à travers l’exploration du médium, l’art sublime découvre cette transcendance, et la touche, bien que seulement de façon indirecte, en expérimentant son incommensurabilité par rapport à la captation. C’est le cas lorsqu’Andy Warhol filme pendant des heures l’Empire State Building à New York, créant une image du gratteciel qui l’empêche d’accéder à une représentation unifiée à travers le temps ; la vision de l’ensemble de la vidéo étant en effet une expérience humaine impossible pour les spectateurs. Il en va de même lorsque Willliam Kentridge représente des épisodes de l’histoire romaine, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, sur les murs des digues du Tibre, dans la zone historique de la Ville éternelle. Dans les peintures murales Triumphs and Laments, Kentridge a créé ces images en éliminant une partie des taches de pollution formées sur les murs. Dans quelques années, les murs seront toutefois à nouveau entièrement recouverts par la pollution, et les images disparaîtront progressivement. Bien que leurs histoires appartiennent à la mémoire de cette vieille ville, ces images sont soumises au 27

2019.

Thierry De Duve, Aesthetics at Large 1, Chicago, The University of Chicago Press,

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travail sans fin du temps qui les détruira. Il s’agit ici d’un exemple de la manière dont la contingence du temps présente un sentiment de sublimité, qui va à l’encontre de l’idée d’éternité. L’importance de l’exposition de l’art a marqué l’histoire de l’avant-garde dès sa naissance : lorsque Marcel Duchamp a déclaré que tout ce que l’artiste baptise (et expose) comme art est, pour cette raison même, une œuvre d’art, en dépit et audelà de toute conception de la beauté, il a en effet implicitement placé l’exposition au centre du travail de l’artiste28. L’art sublime explore les limites d’exposition des médias dans la mesure où il leur est demandé de présenter non seulement des idées mais aussi des images qui dépassent notre imagination. L’imagination est excitée par cet art sublime d’une manière qui la pousse à développer le sentiment d’être touchée par une présence mystérieuse et incommensurable, dont l’intelligibilité reste encore indéfinie. Cependant, à l’ère de l’Anthropocène et des risques que représente le changement climatique, cette présence, malgré le diagnostic de Lyotard, ne correspond pas à un processus de disparition progressive de la nature, en opposition à la variété florissante des formes naturelles, qui déclenche le sentiment de beauté. Au contraire, c’est une nature qui va non seulement au-delà de toute adéquation mutuelle de ses formes et des facultés de l’âme du sujet, mais même au-delà de toute responsabilisation de sa violence. Le sublime est une nature dont la transformation est invisible à nos yeux, et qui pourtant affecte nos vies. Giuseppe Penone, un des artistes de prédilection d’Herman Parret, a compris cette tendance bien avant les dirigeants et les mouvements politiques. Il utilise des matériaux tirés de la nature pour ses œuvres d’art, en ayant à l’esprit que ces matériaux, le bois en particulier, seront soumis à des transformations naturelles imprévues. Cette transformation silencieuse et invisible des choses est bien le sublime auquel nous aurons probablement affaire à l’avenir29.

28

Thierry De Duve, Kant after Duchamp, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1998. Cet article a été traduit de l’anglais par Nathalie Kremer, et revu par Sémir Badir et Vlad Ionescu. Titre original de l’article : « The Sublime Touch. Short Remarks on Art and the Haptic Aesthetics ». 29

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Paradoxe inaltérable de l’expérience esthétique : son caractère bifide. Elle a cette propriété d’être directe, immédiate, pleinement vécue, déictique même, incarnant l’éprouvé et le définissant, et d’être simultanément indirecte, médiatisée, nourrie d’autrui, d’histoire et de mémoire, en somme repérée hors d’elle-même. En reprenant une heureuse expression d’Herman Parret à notre compte – il en a tant –, nous dirons de cette expérience qu’elle se présente comme un « pathos raisonnable »1, celui d’un sujet dans le vif et le spontané qui est cependant, sans solution de continuité, « en situation de co-subjectivité et participant à la vie d’une communauté »2. Quelle est donc la relation entre les pôles de ce double mouvement ? Comment rendre compte de ce qui est vécu comme le plus pur élan du sensible et qui se trouve en même temps immergé dans les malléables façonnements culturels de ce même sensible ? Ainsi se dessine l’espace de notre questionnement ici même, adossé à l’analyse de quelques cas. Questionnement qui rejoint ce que réclame Herman Parret de la pragmatique. Dans le chapitre introductif de L’Esthétique de la communication, intitulé « L’esthétisation de la pragmatique », il condense en effet admirablement les composantes qui résument la (les) pragmatique(s) en trois grands traits : (i) l’adéquation cognitive entre énoncé et situation pour une communication réussie entre des sujets simples « enregistreurs », (ii) le transfert d’informations (et d’« instructions ») à la base de l’opération réduisant « l’être ensemble » à une transaction, et enfin (iii) l’espace d’un jeu dont les règles éliminent toute opacité, jeu fini, encadré et délimité par « l’économie des échanges linguistiques ». Trois composantes stabilisées qui suffiraient à définir la cohérence et à asseoir la légitimité de cette discipline du langage – assurément bien disciplinée ! Car, observe-t-il avec une grande pertinence, elle nous enferme avec ce 1 Herman Parret, L’Esthétique de la communication. L’au-delà de la pragmatique, Bruxelles, Ousia, 1999, p. 116. 2 Ibid., p. 87.

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triptyque dans « un paradigme qui n’est cohérent que par l’oubli inquiétant de tant de marges denses de signifiance »3. Pourquoi l’oubli est-il si inquiétant ? Parce que ces marges de signifiance, en réalité, ne sont pas, ne doivent en rien être des marges, ni être considérées comme « à la marge ». Elles sont au cœur de la feuille. Elles constituent le matériau central de ce qui fait le tissu social vivant dans le langage. Elles mettent du jeu dans ce « jeu » fini des gagnants et des perdants, des réussites et des échecs, des « félicités » communicatives ou des « infélicités ». Et ce jeu qu’elles mettent, tout comme le « jeu d’esprit », ébranle et émeut, sensibilise le lien réciproque de soi à l’autre, dans une vibration de l’être ensemble qui est à elle-même sa propre fin. L’esthésie érigée en esthétique, en art, est le foyer de ce « jeu infini » qui se joue « pour continuer à jouer »4 et d’où toutes les autres finalités – celles qui sont proprement « pragmatiques » – tirent leur subsistance et peut-être, en définitive, leur efficience si célébrée. Il est difficile cependant de circonscrire et de structurer ces phénomènes signifiants à la fois ténus et décisifs – comme ces ondes qu’on ne voit pas, qu’on ne sent pas, qu’on ne touche pas mais qui nous traversent et sont en réalité les autostrades du sens. Herman Parret propose d’en isoler trois grands types : les stratégies de la mètis, d’abord, ce concept grec qui désigne la finesse d’esprit et la « ruse de l’intelligence », la fusion synesthésique ensuite dont un certain « toucher » est la source parce qu’il est inexorablement réciprocité, et enfin la temporalité pathémisée de l’instant, entre mémoire émue et « exode constant [...] vers le futur »5, avec la profusion des simulacres qui nourrissent cette profonde nostalgie. En sémioticiens, au risque d’appauvrir ces « petites ontologies » qui échappent aussi bien à l’approche pragmatique stricto sensu qu’à une analyse sémiotique relevant de la narrativité traditionnelle et de sa rigide programmation, nous pourrions rattacher chacune d’entre elles à trois domaines de manifestation et surtout de renouvellement du sens : le champ cognitif, le champ esthésique et le champ passionnel. Au cours de ces pages, nous tenterons de montrer comment, au sein de ces différents régimes de signification sensible, la praxis énonciative est à la fois révoquée et convoquée, en faisant de l’expérience esthétique un phénomène en même temps individuel et partagé, immédiat et médiatisé. 3

Ibid., p. 14. J.-P. Carse, Jeux finis, jeux infinis. Le pari métaphysique du joueur, Paris, Seuil, 1988, cité par Parret, L’Esthétique de la communication, op. cit., p. 15. 5 Ibid., p. 19. 4

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Parmi les illustrations les plus connues de la mètis se trouvent les astuces d’Ulysse pour gagner la guerre contre les Troyens ou pour échapper au Cyclope et à la nymphe Calypso. Des stratégies qui singularisent le héros au plus haut point, en le plaçant sous le signe de l’éclat et du « coup de génie ». Herman Parret cite, quant à lui, l’exemple d’Antiloque. Dans le chant XXIII de l’Iliade, lors de la course de chars, ce dernier parvient à remporter la victoire sur ses adversaires – qui disposaient pourtant de chevaux plus rapides –, en se jouant des incidents de la piste pour se glisser astucieusement, comme par futilité, devant le char de Ménélas. Dans ce cas, le caractère en apparence spontané de la mètis est atténué par l’intervention préalable du vieux Nestor, qui a recommandé à son fils Antiloque d’avoir recours à une mètis pantoié afin de gagner le prix. Bien que pantoié (surprenante, inattendue), la mètis révèle en réalité ici les conditions paradoxales de son émergence : sa « pré-formation », pour ainsi dire, dans l’expérience (du vieux Nestor) et dans sa transmission de père en fils. Cela, sans altérer la finesse du trait au moment où il a été si heureusement lancé, vient nourrir notre hypothèse de départ que la spontanéité est aussi, simultanément, le produit d’une praxis sociale : elle est en l’occurrence le fruit d’une véritable « tradition » familiale. Pour notre part, nous souhaitons approfondir les enjeux de la mètis à travers un exemple qui ne relève pas de la mythologie grecque mais de la poésie de tradition orale en Argentine, et qui permet d’appréhender, avec un regard quelque peu « décalé », l’ancrage collectif voire impersonnel de ce « flair » que l’on peut croire purement individuel et instantané parce qu’il est effectivement « vécu » comme tel. Martín Fierro, de José Hernández, est un poème épique qui raconte la vie d’un gaucho – gardien des troupeaux de la pampa. Celui-ci est envoyé de force à la frontière pour se battre contre les « indiens » et, à son retour, il découvre qu’il a tout perdu, aussi bien sa femme et ses enfants que sa maison et tous ses biens. Proche du pícaro espagnol, le gaucho, face aux malheurs qui l’assaillent, se voit contraint de faire preuve d’ingéniosité pour survivre. Dans le chant XXX du Retour de Martín Fierro (1879), le personnage principal rencontre le frère d’un homme, « el Negro », qu’il avait tué en duel plusieurs années auparavant. Interpellé par ce frère, surnommé « el Moreno », Martín Fierro lui propose de se battre en duel ; mais cette fois-ci, lui dit-il, ce sera un duel de paroles ou, plus exactement, un contrepoint de « payadas » – ces poésies en octosyllabes à rime

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consonante improvisées par un chanteur accompagné de sa guitare. Le frère du « Negro » accepte. Après s’être présentés en une dizaine de strophes chacun, le gaucho Martín Fierro lance le premier défi : « Tu dois me dire à l’instant / du ciel quel est le chant ». À quoi le « Moreno » répond que le ciel pleure lorsque la pluie et la rosée tombent et chante lorsque le vent souffle et que le tonnerre gronde. D’autres questions s’en suivent : quel est le chant de la terre ? – la douleur des mères, le gémissement des mourants et les pleurs des nouveaux nés, répond le « Moreno » ; et le chant de la mer ? – la tempête ; le chant de la nuit ? – le murmure des âmes des morts ; d’où vient l’amour ? – de la vie que Dieu nous a donnée ; qu’est-ce que la loi ? – c’est comme une toile d’araignée qui attrape seulement les petits insectes, comme une pluie dont certains parviennent à s’abriter, comme un couteau qui ne blesse pas celui qui le brandit... Le « Moreno », à son tour, demande à Martín Fierro : pourquoi Dieu a-t-il créé la quantité ? – c’est l’homme qui l’a créée, répond le gaucho, depuis qu’il a appris à compter ; pourquoi Dieu a-t-il créé la mesure ? – c’est l’homme qui l’a créée pour mesurer sa propre vie ; qu’est-ce que le poids ? – c’est ce que Dieu a créé pour peser les fautes des mortels ; quand Dieu a-t-il fait naître le temps et pourquoi l’a-t-il divisé ? – le temps n’a pas de commencement ni de fin, et c’est l’homme qui l’a divisé pour savoir combien il a vécu et combien il lui reste à vivre. Enfin, il revient à Martín Fierro de lancer une dernière question : que font ceux qui dépendent du temps dans les mois dont le nom contient un « r » ? Coup fatal. Le « Moreno » est dans l’incapacité de répondre, car il est illettré. Il l’a lui-même reconnu lorsqu’il s’est présenté « je ne m’y connais pas en lectures », avait-il affirmé. Battu, il le rappelle, en regrettant que l’autre ait, par astuce, abusé de son ignorance. Pourtant, la réponse à cette question des plus concrète se rapportait au savoir le plus élémentaire des gens du peuple : au cours des mois qui en espagnol contiennent un « r », correspondant au printemps, à l’été et à l’automne, les hommes de la pampa se consacrent à l’agriculture et à l’élevage. Mais, évidemment, pour le « Moreno » le problème n’est pas là. Son adversaire a soudainement changé de plan de pertinence : il a fait entrer le langage en ligne de compte. En inscrivant ainsi son chant dans le cadre d’une sagesse et d’une prosodie ancestrales, transmises de génération en génération, Martín Fierro a-t-il réellement « inventé » une nouvelle stratégie ? Pas vraiment : dans la poésie de tradition orale, le retour sur l’énonciation et sur le langage est un procédé incontournable. « Ici je me mets à chanter au rythme de

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la guitare », dit-il dans la première strophe de ce poème épique. Sauf que, ici, en cet instant, le « Moreno » ne s’y attendait pas. Pas non plus dans le cadre du duel tel qu’il avait été posé, pas dans la « loi » qui a pris forme à travers toute la série des questions posées jusqu’ici et que le gaucho transgresse par une convocation qui, de ce fait, devient une révocation. Du point de vue pragmatique, c’est ainsi qu’il gagne la bataille. Mais du point de vue esthétique, c’est ainsi – grâce à une mètis dont les conditions étaient déposées dans la praxis même – qu’il la transcende. ODYSSÉE DE LA VISION ET CHEMINEMENT HAPTIQUE L’une de nous, Verónica Estay Stange, a eu l’occasion de réfléchir, en écho aux importants travaux d’Herman Parret à ce propos, sur la « dimension haptique de l’énonciation »6. Elle se livre à une sorte d’exploration des micro-opérations qui articulent l’acte d’énonciation au plus près de sa corporéité. Car c’est à ce niveau que peut se situer sa possible transversalité, du verbal au visuel et plus généralement au non-verbal. Elle a ainsi été conduite à « prendre l’énonciation “par le bas” pour aboutir à une hyper-déictisation associée à une sémiotique de l’énonciation corporelle »7, renvoyant donc aux « opérations perceptives sous-jacentes au geste déictique ». En posant la réflexivité comme condition générale inhérente à toute production et reconnaissance de sens, elle conclut que « l’énonciation verbale et l’énonciation visuelle trouveraient leur source dans la faculté (auto-)perceptive du toucher haptique », c’est-à-dire dans sa réflexivité élémentaire. Cela la conduit à assumer le « substrat haptique des opérations énonciatives fondamentales »8 que sont le débrayage et l’embrayage. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans cette discussion sur les fondements de l’énonciation et sur les conditions de son transfert du langage verbal aux autres langages, grand sujet de préoccupation et de réflexion pour les sémioticiens, par vocation « transversalistes ». Mais il nous faut retenir un des traits définitionnels les plus importants de cette dimension haptique : le mouvement, la contagiosité inter-sensorielle, la variation d’intensité allant jusqu’à la transformation de l’un des sens en l’autre. 6 Verónica Estay Stange « Les conditions d’extension du concept d’énonciation », Actes sémiotiques, n° 117, 2014, « Introduction », § 2. [En ligne : https://www.unilim.fr/actessemiotiques/5201] 7 Ibid., § 10. 8 Ibid., « 2. Le fil du discours », § 9.

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Verónica Estay Stange place ce trait au cœur de sa définition de l’haptique, compris comme « l’opération par laquelle la perception projette, dans l’écart entre l’impression et la réaction, une représentation motrice (nous soulignons) qui constitue une ap-préhension de l’objet perçu »9. C’est ainsi que la sensation visuelle anticipe celle du toucher : « voir, c’est prévoir la préhension tactile »10, note-t-elle. Par ailleurs, ces « facultés combinées de voir et de toucher », ce « “court-circuit” de l’œil et de la main »11 propre à la pratique artistique est au cœur de la grande analyse du débat phénoménologique entre « insularité et transitivité du toucher » qui distingue les positions de Husserl et de Merleau-Ponty quant à l’haptique12. En interrogeant la « philosophie haptologique » qui « relativise le pouvoir de la vue […] et fait valoir le toucher dans la riche variété de ses polyesthésies »13, Herman Parret insiste sur la contagion globale du toucher avec les autres sens en rappelant notamment les propositions de Merleau-Ponty, dans Le visible et l’invisible : « Tout visible est taillé dans le tangible » et, réciproquement, « Tout être tactile (est promis) à la visibilité »14. L’ensemble de cette réflexion nous inspire pour appréhender, dans une perspective de sémiotique visuelle, le célèbre portrait du pape Innocent X par Diego de Silva Velasquez (1650). On s’attachera surtout à sa réplique autographe, exposée au musée Wellington de Londres, en relation avec le portrait premier, tous deux reproduits ci-dessous en totalité et avec un détail en gros plan. Nous pourrions dire, à la suite d’Herman Parret, qu’« il y a d’abord la surprise devant un phénomène “surprenant” »15, un phénomène de fusion synesthésique. En effet, cette peinture présente à nos yeux un mystère sensible, plus marquant dans la figure 1 et 1bis que dans la figure 2 et 2bis. Il réside en ceci que, vu de loin, le rose fuchsia éteint de la mosette – cette petite cape sacerdotale, ou camail, qui est la marque de la dignité ecclésiastique – donne à percevoir son froissement, ses plis et sa texture de soie moirée, produisant même la sensation de son toucher, avec l’effet haptique du léger crissement de sa matière ; alors que, vu de près, on ne perçoit que 9

Ibid. Ibid. 11 Herman Parret, La Main et la matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, Paris, Hermann, 2018, p. 23. 12 Voir le chapitre VIII de La Main et la matière, op. cit., p. 371-415. 13 Ibid., p. 390. 14 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964. Cité dans La Main et la matière op. cit., p. 408. 15 Herman Parret, L’Esthétique de la communication, op. cit., p. 94. 10

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Figures 1 et 1bis : Portrait du pape Innocent X (réplique autographe, Londres, Musée de Wellington).

Figures 2 et 2bis : Portrait du pape Innocent X (Rome, Galerie Doria-Pamphilj).

d’énergiques coups de brosse, déposant des à-plats de couleur en dégradés rose fuchsia de l’épaisseur du pinceau, et formant un réseau apparemment aléatoire de lignes grasses. Deux événements de vision, qui sont simultanément deux événements de tactilité. C’est en effet à un double toucher

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que le spectateur est convié : d’un côté, un toucher figuratif second, celui du matériau signifié, re-présentant les vallons et les plis du tissu, rendant sensible sa légèreté et sa pesanteur, par le jeu des moirures sur la pèlerine qui rappellent le procédé technique de la moire, cet aspect ondé et chatoyant qui résulte de l’écrasement irrégulier du grain de certains tissus. Et, de l’autre côté, lorsque le regard s’approche, un toucher premier, figuratif lui aussi dans la mesure où il représente le travail du peintre en acte, nous mettant au plus près de la réalisation du tableau. Le mystère est non seulement dans cette double saisie haptique, mais aussi dans le geste induit, son énonciation plastique et corporelle dont la paradoxale propriété est de peindre de près en voyant de loin, en donnant au spectateur du tableau la possibilité de « voir » et d’éprouver le toucher à distance, en oubliant le « toucher » de près, celui du matériau, de la pâte et du geste qui la dépose, dans sa fermeté et sa rugosité, chaque décision révélant sa surprenante justesse. On comprend alors que l’essentiel n’est ni dans l’un ni dans l’autre toucher, mais dans le mouvement de recul et d’approche, là où le spectateur revit, de manière fusionnelle, la rencontre du visible et du tactile, la rencontre aussi avec le peintre et avec sa gestualité. Le spectateur renouvelle ainsi la genèse de la sémiose, telle que le modèle proposé par Jean-François Bordron16 permet d’en rendre compte. La « contagion haptique » (Parret) emprunte un chemin qui va de l’indicialité du « il y a quelque chose », des mouvements de couleurs assez abstraits, à l’iconicité – là où se reconnaît la mosette papale – et à la symbolicité, lorsque la richesse du matériau et la polyesthésie qu’il provoque associent cet objet avec le système des règles ecclésiastiques et permet d’inférer le rang du sujet dans la hiérarchie et son statut de dignitaire. Et le regard ainsi sollicité, abritant la tactilité qui est comme son foyer, va et vient, avance et recule, retraçant dans ses mouvements la genèse de la peinture et l’ouverture de son sens. L’événement esthétique et l’émotion qui fait corps avec lui réside bien dans l’émergence de la figuration, comme si nous assistions, médusés par sa soudaineté, à sa genèse et à son avènement le temps d’une peinture, le temps d’un regard. Or, cette genèse s’enracine dans la culture du figuratif dont nous sommes dépositaires et dont cherchons inlassablement les formes et la semblance. La spontanéité vécue de l’événement émotionnel dans l’expérience esthétique est ainsi redevable de la praxis culturelle qui, par l’éducation de l’œil, enveloppe et façonne notre regard. 16

2011.

L’iconicité et ses images. Études sémiotiques, Paris, P.U.F., « Formes sémiotiques »,

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L’interprétation que propose Alessandro Zinna17 d’un événement pictural qu’il a suscité sur ce même tableau prolonge à nos yeux cet effet premier et, d’une certaine manière, le justifie. On se souvient en effet que le sémioticien, analysant les plis de la tenture pourpre derrière la figure du pape, y a découvert le tracé incertain, latent mais attestable, d’un visage hurlant. Ce visage serait le référent interne d’une des transformations majeures que le peintre Bacon présente dans ses célèbres reprises du tableau de Velasquez : le visage du pape bouche grande ouverte, poussant un cri. Cette lecture, et cette création marquent bien le moment esthétique haptique de la vision : le matériau cette fois se fait chair. L’ÂME ET LE SOUFFLE Troisième dimension de cette « marge dense de signifiance » suggérée par Herman Parret, marge centrale à nos yeux – comme aux siens du reste : celle de la temporalité pathémisée de l’instant, à la croisée de la rétention dans la mémoire et de la protension vers un futur toujours vécu comme l’arrachement d’un « exode » au maintenant. La synthèse entre ces deux mouvements définit la nostalgie, cette grande passion du temps étudiée aussi en termes de sémantique lexicale par Greimas18 dans un texte dédié à son ami Bernard Pottier. Afin d’explorer cette dimension passionnelle de l’expérience esthétique lorsqu’elle s’inscrit ainsi dans le vécu intime du temps, nous prendrons appui sur l’œuvre théâtrale la plus minimaliste de Samuel Beckett : Breath (1969), qui aurait initialement été écrite sur la nappe en papier d’une table de bistrot et dont le script fut envoyé sur une carte postale. Dans un décor constitué d’un ensemble de détritus horizontalement répandus, voilà que fait irruption le seul et unique acteur de la pièce : le souffle. Sa performance est décrite dans le script de la façon suivante : Rideau 1. Faible lumière sur la scène jonchée de détritus divers. Maintenir pendant environ cinq secondes. 2. Cri faible et bref, puis inspiration immédiate et augmentation lente de la lumière, atteignant ensemble leur maximum en dix secondes environ. Silence et maintien pendant environ cinq secondes. 17 « L’obsession de Bacon pour le pape de Velasquez : (I) L’image latente. (II) Le dispositif du méta(auto)portrait », Médiations sémiotiques, 2015 [En ligne]. 18 « De la nostalgie. Étude de sémantique lexicale », Cahier d’Études Hispaniques Médiévales, n° 7 (Hommage à Bernard Pottier), 1988, p. 343-349.

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3. Expiration et diminution lente de la lumière ensemble, atteignant ensemble leur minimum (lumière comme en 1) en environ dix secondes et immédiatement cri comme avant. Silence et maintien pendant environ cinq secondes. Déchets. Pas de verticales, tout est éparpillé et étendu à plat. Cri. Instant de vagissement enregistré. Important que deux cris soient identiques, allumage et extinction strictement synchronisés de la lumière et du souffle. Souffle. Enregistrement amplifié. Lumière maximale. Pas de lumière vive. Si 0 = sombre et 10 = lumineux, la lumière doit passer d’environ 3 à 6 et inversement.19

La scène du souffle, dont la structure aspectuelle, entre inspiration et expiration, constitue le noyau « narratif », peut être formulée schématiquement en trois temps : Attaque

>

Tension

>

Détente

Ce sont là les formes syntaxiques minimales de tout parcours narratif, devenu, sur le plan de l’expression, une sorte de « parcours tensif ». Ces formes seraient donc transversales et sous-jacentes aux langages qui vont les exprimer : pensons, par exemple, à la structure de la musique tonale : tonique > dominante > tonique, qui détermine le parcours de la mélodie, ou à celle de la poésie, de l’attaque à la césure puis à la fin de vers – un trajet qui dans la prose conduit du début à la fin du groupe rythmique. La force de la pièce de Beckett, qui associe la scène du souffle au décor des objets « en fin de carrière » et au parcours graduel de la lumière, entre son apparition, sa culmination à un niveau modéré, et son extinction, est de figurer de façon syncrétique la métaphore de la vie qui naît et de la vie qui s’éteint jusqu’à faire disparaître ce statut métaphorique luimême. Parce que se projettent dans cette scène tous les parcours narratifs 19

Notre traduction de l’original anglais de S. Beckett : Curtain 1. Faint light on stage littered with miscellaneous rubbish. Hold for about five seconds. 2. Faint brief cry and immediately inspiration and slow increase of light together reaching maximum together in about ten seconds. Silence and hold about five seconds. 3. Expiration and slow decrease of light together reaching minimum together (light as in I) in about ten seconds and immediately cry as before. Silence and hold for about five seconds. Rubbish. No verticals, all scattered and lying. Cry. Instant of recorded vagitus. Important that two cries be identical, switching on and off strictly synchronized light and breath. Breath. Amplified recording. Maximum light. Not bright. If 0 = dark and 10 = bright, light should move from about 3 to 6 and back. Texte disponible sur : https://www.slowwritinglab.nl/couch/uploads/file/breath.pdf.

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possibles, tout ce qui se passe, inexorablement, entre le premier et le dernier souffle. Matrice universelle. Forme de vie de toute forme de vie. Par ailleurs, incarné dans le « cycle de la respiration », support de toute forme d’expression déployée dans le temps, ce dispositif élémentaire suggère, à leur degré minimal, aussi bien la présence – « il y a quelqu’un » – que la subjectivité de l’instance énonçante (ou « soufflante »), en amont du langage et de la parole. C’est le motus qui anime le corps, l’âme même – l’anima : étymologiquement, le souffle – d’un sujet approché dans son « essence ». En mettant en scène les « motions de l’âme », cette pièce est particulièrement apte à accueillir les « émotions de l’âme », ces mouvements affectifs qui accompagnent l’inspiration en tant que phase inchoative ; qui accompagnent l’apnée, phase durative au cours de laquelle la tension augmente ; et enfin l’expiration en tant que phase terminative. C’est précisément dans la conversion de ces motions en émotions ou en passions à proprement parler qu’interviendraient les codifications culturelles, plus ou moins conscientes et élaborées, forgées par l’usage : celles de la protension, transformée en désir, celles de la rétention, transformée en attente, et celles de la rétrospection, transformée en nostalgie grâce à l’intervention de la mémoire. De même que l’enfant demande, le soir, avant de s’endormir, qu’on lui raconte encore une fois le récit mille fois entendu afin d’y retrouver la surprise, la crainte ou le soulagement qu’il a pourtant si souvent éprouvés et qu’il peut dès lors anticiper, de même le corps semble exiger qu’on renouvelle sans cesse ce parcours tensif qui, prenant les formes culturellement codifiées de la poésie ou de la musique, trouverait sa source première dans les mouvances du souffle. C’est pourquoi la pièce de Beckett ne manque pas de provoquer une certaine angoisse : le souffle s’éteint définitivement. Après l’avoir regardée, le spectateur ne peut que « reprendre son souffle », bruyamment peut-être, en toute conscience, comme pour s’assurer que la vie se poursuit en lui. Si l’on voulait tirer de cette petite phénoménologie du souffle quelque leçon pour une esthétique générale, on pourrait dire que le désir de réécouter une musique, cette musique, d’autant plus plaisante à nos oreilles que nous la connaissons par cœur, est peut-être aussi élémentaire que la nécessité d’inspirer à nouveau après avoir expiré, pour recommencer un nouveau cycle respiratoire. Si la musique s’arrête, la respiration s’arrête également. Ce que notre culture appelle la « nostalgie » – cet élan qui nous fait retourner à l’endroit d’où nous sommes partis – serait donc, à la base, une motion de l’âme au sens propre : motion du souffle, motion de la vie, émotion toujours refaçonnée par le présent.

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POUR CONCLURE : FELIX MEDIATIO Les trois exemples que nous venons d’analyser focaliseraient donc successivement les « franges esthétiques des discours »20, ces zones « oubliées par la pragmatique ». Nous les avons sémiotiquement appréhendées comme relevant des dimensions cognitive, esthésique et passionnelle de la signification. Une cohérence se dégage si on considère que ces trois composantes, auxquelles s’ajoute la composante actionnelle première, réservée au champ de la pragmatique, forment à elles quatre une véritable « couverture » du champ d’exercice de la signification. Elles en retracent même une genèse possible entre l’esthésie où la signifiance émerge, les affects qui la modulent et qui la filtrent, les opérations cognitives qui la structurent et les formes narratives et factuelles de l’action qui, de leur côté, promeuvent les valeurs – à commencer par la véridiction – dans un jeu transactionnel « fini », comme le montre si bien Herman Parret. Les trois autres dimensions mettent de l’infinitude dans le jeu qu’elles réouvrent sans cesse – comme nos petites analyses ont tenté de le montrer –, et c’est en cela qu’elles accueillent l’expérience esthétique. Mais un autre aspect nous préoccupait, entrant dans la composition même de cette expérience ainsi dégagée : le pur mouvement du sensible tel qu’on l’a vu successivement à l’œuvre à travers le « coup fatal » métalangagier de Martín Fierro, puis dans le double événement haptique qui s’empare de la vision, entre figuration et défiguration, chez Velasquez, et au fil des motions du souffle, enfin, qui se transforment en émotion existentielle dans la micro-dramaturgie beckettienne. Mais ce pur mouvement du sensible est-il si pur ? N’est-il pas aussi immergé dans ce que nous appelions les malléables façonnements culturels de ce sensible ? Dans un numéro de la revue Littérature qui cherche à répondre à la question « Comment dire le sensible ? », Denis Bertrand ajoute à cette interrogation première une autre, seconde, qui lui semble inexorablement corrélée, « Comment se dit le sensible ? »21. Intervient alors le paramètre de la réflexivité. Celui qui présuppose un dire au cœur du dicible, « déjà là » en somme, sollicité par la « transposition » et l’analogie, à l’œuvre dans la formation des icônes, dans la ressemblance au sein de la semblance, révélant ainsi « le double jeu du sensible »22. L’« invention » 20

Herman Parret, L’Esthétique de la communication, op. cit., p. 22. Denis Bertrand, « Les médiations discursives du sensible », in : D. Bertrand et J.-Cl. Coquet (dir.), « Comment dire le sensible ? Recherches sémiotiques », Littérature, n° 163, 2011, p. 75. 22 Ibid., p. 81. 21

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déstabilisatrice de Martín Fierro avait pour assise un code génériquement établi dans la poésie de tradition orale, le va-et-vient de la double saisie haptique dans l’événement de vision du tableau de Velasquez s’enracinait dans une culture du figuratif façonnant notre habitude de voir, et les motions corporelles du souffle, dans la pièce de Beckett, ne se convertissaient en émotions qu’à travers les sédimentations culturelles déposées par l’usage dans notre mémoire pathémique. C’est ainsi que l’événement de sensibilité esthétique, à la fois marginal et décisif, dans son avènement et dans son dénouement, résulterait de cette médiation heureuse, de cet entrelacement de l’esthésique et du social, dans l’imprégnation foncière du corps inventant ses émotions à travers les manières communes et communautaires de proférer le sens, convoquées dans l’instant même où elles sont révoquées pour être vécues et revécues comme toujours neuves.

NOUS NE GOUSTONS RIEN DE PUR ESSAI SUR LES COURBES DE DAPHNÉ, LA VUE ET LE TOUCHER Bart VERSCHAFFEL

Il s’avère que certaines formes ou certains types de phénomènes plaisent plus que d’autres. Dans The Analysis of Beauty (1753), William Hogarth défend par exemple la beauté intrinsèque de « la ligne ondulée ou courbe » ou de « la serpentine ». La ligne ondulée est continue, elle fait des virages doux, elle est complexe ou « compliquée », contrairement à la ligne droite ou à l’angle, et attire donc l’attention. Une ligne droite est simple, claire et nette, un angle est divisé en parties et fonde un ensemble clairement composé. Ce qui nous attire, cependant, c’est ce qui n’est pas de cette manière, d’un seul coup et sans effort, clair et donné, mais ce qui est quelque peu « compliqué » et qui nécessite donc du temps, des efforts et des compétences pour être « développé ». Une ligne ondulée ne se voit pas d’un coup d’œil, il faut la suivre. Hogarth donne comme exemples les mouvements de la danse, des cheveux ondulés et les tresses des cheveux, ainsi que les méandres des cours d’eau. L’œil trouve son plaisir dans le suivi progressif d’une houle ou d’une ligne de colline, comme la main dans le glissement et la caresse, comme l’oreille en suivant une mélodie. « L’œil a cette sorte de plaisir dans les promenades sinueuses, et les rivières serpentines, et toutes sortes d’objets, dont les formes [...] sont composées principalement de ce que j’appelle les lignes ondulantes et serpentines. »1 Hogarth relie ce plaisir de la traque visuelle et intellectuelle à la pratique de la poursuite et de la chasse en général. « Je définirai donc l’intrication dans la forme comme étant cette particularité dans les lignes qui la composent, qui conduit l’œil à une sorte de course folle, et du plaisir qu’elle procure à l’esprit, lui donne le nom de beau. »2 Chasser quelque chose, c’est ce que l’esprit fait tout le temps ! Comme l’argumente Hogarth : 1 William Hogarth, The Analysis of Beauty (1753), edited with an introduction by Charles Davis (Fontes, 52), URL: http://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/volltexte/2010/ 1217, p. 45. 2 William Hogarth, The Analysis of Beauty, ibid., p. 45.

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L’esprit est toujours prêt à être actif. La poursuite est l’affaire de notre vie ; et même abstraction faite de toute autre considération, elle procure du plaisir. Chaque difficulté qui survient, qui pendant un moment accompagne et interrompt la poursuite, donne une sorte de ressort à l’esprit, accroît le plaisir et fait que ce qui serait autrement un labeur et un travail, devient un sport et une récréation. [...] Cet amour de la poursuite, simplement comme poursuite, est implanté dans nos natures, et conçu, sans doute, à des fins nécessaires et utiles.3

Le plaisir de la poursuite caractérise en effet de nombreuses formes de jeu, qu’il s’agisse de donner une preuve mathématique, de résoudre des énigmes, de lire des romans policiers, de chasser des trésors, de regarder des scènes de poursuite au cinéma ou de jouer au loup. En effet, ces activités ne visent pas tant à obtenir des résultats ni à gagner le plus rapidement et le plus facilement possible, mais à transformer les obstacles et les retards en attentes accrues en intensité et en plaisir de la poursuite elle-même. On se préoccupe davantage de participer que de gagner – et « gagner » ne signifie pas ici faire des bénéfices. Hogarth lui-même, cependant, affirme que ce jeu – et en même temps, l’appréciation de la beauté de la serpentine mouvante – « est implanté dans nos natures ». Le plaisir de jouer la poursuite est « conçu, sans doute, à des fins nécessaires et utiles ». Il ne dit pas explicitement quelles sont les fins nécessaires et utiles, ni comment ce jeu est implanté dans la nature humaine, mais par ses exemples Hogarth indique clairement le sens de sa pensée. Toutes les formes ludiques de poursuite sont une variation sur la chasse ou l’accouplement, ou en proposent une évocation. La beauté de la ligne ondulée explique, selon Hogarth, « combien la forme du corps d’une femme surpasse en beauté celle d’un homme »4. Les courbes douces des femmes sont tellement plus belles que celles du corps masculin anguleux et articulé. Et ne préfère-t-on pas les courbes douces d’un corps vivant à celles de la sculpture la plus parfaite ? « Qui, si ce n’est un bigot, même dans l’antiquité, dira qu’il n’a pas vu des visages et des cous, des mains et des bras de femmes vivantes, que même la Vénus grecque n’a fait qu’imiter grossièrement ? / Et quelle raison suffisante peut-on donner pour ne pas en dire autant du reste du corps ? »5 Cependant, on ne voit pas tout de suite pourquoi, d’un point de vue purement esthétique, les courbes d’une sculpture seraient moins belles que celles d’une femme « réelle ». La remarque de Hogarth implique clairement 3 4 5

Ibid. Ibid., p. 59. Ibid., p. 67-68.

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que l’admiration pour la ligne ondulée et le jeu de poursuite sont en fin de compte orientés vers le désir de « gagner » la beauté, de la toucher, de la saisir et de la posséder réellement, comme l’enseigne également le mythe de Pygmalion. Le jeu ne s’avère, à la fin, que le commencement. La recommandation de Hogarth selon laquelle les vêtements féminins doivent couvrir le corps, qu’ils voilent et masquent « pour maintenir nos attentes et ne pas souffrir qu’elles soient satisfaites trop tôt », trahit le fait que voir et admirer la beauté féminine initie de toute façon une « poursuite imaginaire ». Face au corps « habilement vêtu et décoré, l’esprit reprend à chaque fois sa poursuite imaginaire le concernant »6. L’amoureux de la beauté cache donc un amant. Le jeu érotique de la filature et de la poursuite n’est pas un jeu comme les autres, mais l’origine dont découlent toutes les autres variantes. La poursuite et le tapotement ludiques – comme la longue poursuite dans La Terra Trema de Visconti et ses nombreuses variantes dans la littérature et au cinéma – sont une ruse de la nature, une préparation. Elles ont une suite, elles basculent dans le fait brutal. Suivre la beauté, comme regarder le serpentin, est une « poursuite imaginaire » toujours à la recherche de ce qui vient après. L’expérience de la beauté, même de la beauté artistique – non pas d’une « femme réelle » mais de son image – n’est donc jamais purement contemplative. « The most amiable in itself is the flowing curl; and the many waving and contrasted turns of naturally intermingling locks ravish the eye with the pleasure of the pursuit, especially when they are put in motion by a gentle breeze. The poet knows it, as well as the painter, and has described the wanton ringlets waving in the wind. »7 L’histoire de base de la poursuite, que Hogarth avait probablement à l’esprit, est le mythe d’Apollon et de Daphné, raconté par Ovide8 (fig. 1). Le mythe raconte l’histoire d’une nymphe qui, aimée et poursuivie par le dieu du soleil, est transformée par son père, le dieu du fleuve Pénée, en un laurier (et donc en une sorte de sculpture ou de statue naturelle) juste avant d’être saisie par Apollon. Dans les versions les plus anciennes du mythe, Daphné était la fille de la Terre, et elle disparaissait dans le sol. Ovide réorganise le début et explique ce qui arrive ultérieurement. En effet, après le grand déluge, Apollon tua le monstre Python et se moquait 6

Ibid., p. 52. Ibid., p. 47. 8 Cf. Yves F.-A. Giraud, La Fable de Daphné. Essai sur un type de métamorphose végétale dans la littérature et dans les arts jusqu’à la fin du XVIIe siècle, Genève, Droz, 1969 ; Hélène Via, La Métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide. Étude sur l’art de la variation, Paris, Les Belles Lettres, 2010. 7

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Fig. 1 : Graveur vénitien anonyme de la première moitié du XVIe siècle, Apollon et Daphné, in : Nicolò degli Agostini, Ovidio Metamorphoseos in verso vulgar, Giacomo da Lecco, Venezia 1522, f. A 8v.

fièrement des flèches-jouets d’Amor, sur quoi le petit dieu le frappa d’un désir irrésistible d’amour, et la nymphe Daphné d’une aversion pour l’homme et le sexe. Daphné fit promettre à son père, qui voulait en fait des petits-enfants, qu’elle pourrait rester vierge à jamais. Apollon est alors frappé – littéralement blessé – par la beauté de Daphné, ses cheveux détachés, l’éclat de ses yeux, ses lèvres, ses mains et ses bras à moitié nus. Il est captivé par ce qu’il voit, et encore plus par les charmes cachés qu’il devine. Il veut voir plus, et surtout, il veut plus que voir. Il tente en vain d’impressionner Daphné, et continue à la poursuivre, mais au moment où il la rattrape et y parvient presque – « son souffle touche déjà son épaule » – Pénée transforme Daphné en laurier. Au moment où Apollon pourrait s’emparer d’elle, elle a déjà changé. Alors Daphné accepte, semble-t-il, d’être l’arbre d’Apollon pour toujours : désormais les feuilles de laurier serviront à couronner et honorer l’Art et la Poésie (fig. 2). Un mythe n’a pas d’auteur ; il existe dans de nombreuses variantes et est ensuite compilé. Le mythographe trouve ses matériaux mais ne les crée pas, il importe les contradictions et des détails incompréhensibles, et va ordonner et compléter le matériau hétérogène au mieux de ses capacités. Mêlés à la logique narrative, de nombreux éléments et détails entrent dans l’histoire sans que le narrateur sache pourquoi. C’est également le cas de l’histoire du premier amour d’Apollon, au début des Métamorphoses. Elle a été reprise d’innombrables fois par les poètes, les peintres et les

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Fig. 2 : Maître du Dé (actif env. 1530-60), Apollon et Daphné, d’après Baldassare Tommaso Peruzzi (1481-1536).

compositeurs. Selon Vernant, le mythe authentique qui précède sa littérarisation « apportait des réponses sans jamais formuler explicitement les problèmes »9. Nous connaissons l’histoire. Mais de quoi s’agit-elle ? 9 Jean-Pierre Vernant, « Raisons du mythe », in : Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1974, p. 206.

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La version d’Ovide est devenue dominante et constitue aujourd’hui, avec l’histoire de Narcisse et celle de Pygmalion, l’un des mythes centraux de l’esthétique occidentale et de la théorie de l’image. L’importante iconographie est particulièrement intéressante. Car un dessin, une sculpture, et plus encore une peinture, exige que la trame soit remplie et complétée par des éléments concrets et des détails qui manquent dans le récit. De par la manière dont les détails significatifs qu’Ovide mentionne sont inclus, ce remplissage détermine l’interprétation du peintre et décide ainsi ce dont parle le mythe. L’iconographie du mythe varie, tout d’abord, selon que l’histoire est représentée de manière épique dans son intégralité, ou qu’elle est théâtralisée et dramatiquement concentrée sur un seul moment et, dans ce cas, selon le moment narratif choisi et les protagonistes. Les mosaïques et fresques antiques préservées montrent juste les personnages ou la saisie. Les représentations des Métamorphoses de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance racontent souvent toute l’histoire (la mort du Python, la querelle avec Amor, la poursuite, l’étreinte, l’intervention de Pénée, la métamorphose du bas du corps, des bras et de la tête de Daphné, le chagrin d’Apollon...) en une seule image composite, parfois en série, parfois partagée entre le premier plan et l’arrière-plan. De nombreuses versions du XVIIe siècle et du baroque présupposent cependant l’histoire comme déjà connue, et se limitent à représenter un seul moment dramatique, généralement le moment du quasi-contact – avec parfois un échange de regards significatif entre Apollon et Daphné – et la métamorphose elle-même. Les détails descriptifs et les comparaisons poétiques du texte d’Ovide, qui peuvent ou non être acceptés, ainsi que la manière dont le peintre luimême les imagine, sont essentiels à la représentation picturale. Cela importe peu dans les versions quand l’histoire, réduite à une anecdote, n’est que l’animation d’un paysage avec ce staffage. Mais il est essentiel pour les nombreuses versions italiennes, baroques, mythologiques. Celles-ci choisissent presque toujours le moment où Apollon rejoint Daphné. La question se pose alors de savoir comment montrer un changement – et donc un « avant » et un « après » en même temps – dans une image fixe. Il faut choisir si l’avant et l’après se chevauchent et sont capturés dans une seule image, ou si on crée une suspension, de sorte que l’image ne montre que le moment qui précède, comme un moment « presque » accompli attisant l’intérêt du spectateur. Les centaines de représentations préservées du mythe nous poussent à nous interroger sur son omniprésence dans la tradition artistique occidentale. Que raconte-t-il exactement ? Et : comment ces reprises artistiques l’ont-elles lu ?

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Le récit, déjà dans la version d’Ovide, ne se limite pas au désir masculin d’amour et de passion, à la pudeur et à la timidité féminine, à l’attrait de la virginité et le culte de la fertilité. Il raconte ce que signifie et fait « l’apparence immédiate » sur le récepteur, le fait d’être touché par la beauté (féminine) et (le jeu de) la poursuite, c’est-à-dire le glissement de l’observation admirative au toucher et au désir de posséder. Il s’agit donc de la relation entre l’expérience de la beauté et le désir d’amour, entre le regard fasciné et la saisie impulsive – et surtout : de ce que cette histoire nous dit quand elle est lue comme s’il s’agissait d’art. Que fait l’art avec la beauté et le désir ? Le mythe porte donc avant tout sur ce dont la beauté est capable : Apollon est frappé par la beauté de Daphné. Mais la nymphe n’est pas une proie facile. Elle ne veut pas de lui, n’écoute pas ce qu’il dit et s’enfuit « plus vite que le vent ». Sa fuite provoque la poursuite, qui intensifie le désir d’Apollon. Et ceci de manière double : la vitesse et le vent font que les cheveux de Daphné, déjà si beaux pour Apollon, voltigent et deviennent encore plus beaux. La marche désarrange ses vêtements et révèle ainsi des charmes qu’Apollon ne pouvait qu’imaginer auparavant. « Nudabant corpora venti, obviaque adversas vibrabant flamina vestes » ; « Auctaque forma fuga est », lit-on dans les Métamorphoses au livre I (resp. v. 497 et 530). La fuite et la poursuite ne génèrent donc pas de frustration, mais sont au contraire l’anticipation d’un grand bonheur, intensifiant l’attente. Le désir croissant est déjà une sorte d’accomplissement, il n’est pas vécu comme un manque. La poursuite d’Apollon culmine alors dans un contact, un double toucher. Aussitôt que Daphné sent le souffle d’Apollon, elle sait le danger imminent et appelle son père à l’aide. Cela initie la métamorphose. L’instant d’après, quand Apollon peut effectivement saisir Daphné, son corps doux est déjà emprisonné dans l’écorce, déjà « encapsulé » tout autour : « mollia cinguntur ». Daphné n’est pas encore de bois : sous l’écorce, Apollon peut sentir son cœur battre. Mais ses pieds sont déjà des racines, ses bras des branches, ses cheveux des feuilles de laurier. L’iconographie varie selon le moment précis de l’histoire et selon la manière dont la quasi-étreinte est représentée. Il existe des versions dans lesquelles Apollon saisit Daphné par les cheveux (Polydorus de Caravagio, Biliverti), d’autres dans lesquelles le bas du corps et la taille de Daphné ont déjà été « enveloppée dans l’écorce » (Bernini), d’autres encore dans lesquelles Apollon est effrayé par les premiers signes de la métamorphose (Dürer), d’autres encore (surtout les romantiques des XVIIIe et XIXe siècles) dans lesquelles Apollon embrasse désespérément la nouvelle Daphné, d’autres enfin dans lesquelles il cueille des feuilles de laurier. De nombreuses éditions des Métamorphoses traduisent les « mollia » – littéralement :

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Fig. 3 : Jan Claudius De Cock, Apollon et Daphné, 1699, Cabinet des estampes du musée Plantin-Moretus, Anvers.

les « substances molles » – par le(s) sein(s). La beauté irrésistible qui frappe Apollon, qui le fait désirer davantage, qu’il poursuit, serait alors celle des cheveux flottants et de la courbe des seins. Il existe des versions picturales qui suivent cette traduction et dans lesquelles Apollon saisit effectivement le sein de Daphné. Ainsi, on voit sur une gravure de 1522 Apollon tendre la main vers le seul sein nu qui dépasse du vêtement de Daphné. Le geste est similaire dans une gravure de Hans von Kulmbach. Très explicite est un dessin de Jan Claudius De Cock de 1699 dans lequel Apollon tient effectivement le sein de Daphné, avec la métamorphose salvatrice à peine commencée (fig. 3). Ces versions introduisent une deuxième couche de sens dans le mythe et suggèrent une interprétation allégorique.

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Fig. 4 : Jan Pietersz Saenredam, La Vue, d’après Goltzius.

Dans la tradition emblématique et dans l’iconographie des « cinq sens », la sensation ou le toucher sont représentés ordinairement par une forme de douleur (piqûre d’un objet pointu, morsure d’un perroquet ou d’un oiseau, mal de dents), mais ils sont, d’autre part, souvent connotés érotiquement, et représentés par une scène dans laquelle un homme touche le sein d’une femme (comme chez Bosse, Dusart, Saenredam). Ces allégories portent souvent simultanément sur la vue et le sens du toucher, sur l’œil et la main. L’emblème de la vue par Saenredam, par exemple, montre un couple qui se regarde dans un miroir, tandis que l’homme touche la poitrine de la femme (fig. 4).

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Fig. 5 : Satyre et ménade (Daphné et Apollon ?), Pompéi, 1er siècle après J.C., Musée archéologique de Naples.

Et dans la légende d’une scène de bordel représentant « Tactus / Le toucher », Abraham Bosse (vers 1638) explique clairement en quoi consiste la « poursuite mythique » : « Bien que d’un bel objet l’amour prenne naissance, l’œil ne peut toutefois contenter un amant, car de celle qu’il sert en cherchant la jouissance, il n’y peut arriver que par l’attouchement ». Les deux traditions iconographiques se rejoignent déjà dans l’étonnante fresque de Pompéi, fouillée au XIXe siècle, de l’image d’un couple où le personnage masculin avec la couronne de laurier se révèle être un poète-artiste – ou Apollon (fig. 5). De quoi s’agit-il finalement ? De regarder, ou bien de toucher et de sentir ? L’évaluation de la vue et du toucher est cruciale pour le Paragone

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Fig. 6 : Marcel Duchamp, Prière de Toucher, 1947.

entre la peinture et la sculpture, entre l’image et la statue. La clé du mythe de Narcisse réside dans la disparition de l’apparition sidérante dont il est amoureux quand il veut la toucher. On ne peut saisir une image. L’essence du mythe d’Apollon est que le dieu, frappé par l’irrésistible apparence, et captivé par ce qu’il admire, ne peut ni saisir ni posséder Daphné. La réception artistique du mythe concerne (plus qu’une réflexion sur la vue et la sensation, la beauté et le plaisir, ou l’admiration et la volupté) la compréhension de ce que l’art – une sculpture, une image – fait de la beauté et du désir de beauté. L’art frappe avec une beauté qu’il ne faut, comme on sait, s’approprier. Veuillez ne pas toucher les œuvres d’art ! Comme le montre aussi le mythe de Pygmalion, le désir impossible de toucher et de posséder la beauté est permanent dans l’histoire de l’esthétique, mais celle-ci échappe toujours : elle coïncide avec « sa première apparence », en restant hors de portée, intouchable. Elle n’existe qu’en tant qu’image, et une image est, par définition, ce que je ne possède jamais : « Voici donc, enfin, la définition de l’image, de toute image : “l’image, c’est ce dont je suis exclu”. »10 Pour preuve, pensons au renversement provocateur de ce principe sur la couverture de Duchamp du catalogue de l’exposition surréaliste Prière de toucher de 1947 (fig. 6), ou à la reprise de ce geste par Valie Export dans les performances Tapp und Tastkino / Touch Cinema de 1968 (fig. 7). 10 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, section « Les Images », Paris, Seuil, 1977.

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Fig. 7 : Tapp und Tastkino/Touch Cinema (1968).

Que faire avec le désir et l’espoir que la beauté soit là pour moi ? Avec le désir que je puisse la toucher et la sentir ? Avec les demandes de « vivre des expériences artistiques » et d’être satisfait ? Le mythe du premier amour d’Apollon raconte comment la poursuite esthétique de la beauté artistique n’est en effet jamais pure ou « désintéressée ». La contemplation éveille et intensifie le désir d’une beauté qu’on ne peut jamais posséder – contrairement à une belle figure qui promet la luxure. C’est l’art, et la façon dont il utilise l’image, qui présente une beauté tout juste hors d’atteinte, lointaine et donc absolue. L’expérience artistique esthétique n’est donc pas une question de toucher, de sensations, de plaisir tactile ou de jouissance, mais d’un bonheur mixte, du bonheur de la poursuite prometteuse et du presque. Le désir, éveillé et intensifié par la poursuite d’une beauté exceptionnelle, devient encore plus intense dans la fuite. La beauté artistique éveille un désir inassouvi, non pas un manque mais la proximité la plus proche possible de ce qui échappe toujours. Une belle œuvre est l’échec réussi de la saisie de quelque chose qui nous échappe… à peine. C’est précisément parce que la beauté artistique « fuit » toujours, parce qu’il est impossible de se l’approprier, qu’elle sauve le felix æstheticus de ce qu’il cherche. La métamorphose ne sauve pas seulement Daphné, elle sauve aussi Apollon qui, d’amant, se transforme en amateur de la poésie, en artiste ou poète qui chante la bien-aimée comme Pétrarque chante sa

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Fig. 8 : Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, 1622-1625, Villa Borghese, Roma.

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Fig. 9 : Dosso Dossi, Apollon et Daphné, ca. 1525, Villa Borghese, Roma.

Laura. Après tout, les hommes ne sont pas faits pour la jouissance perpétuelle d’une beauté pareille. Nous ne serions pas capables de supporter un tel accomplissement. Montaigne n’affirmait-il pas : « Quand j’imagine l’homme assiégé de commodités désirables (mettons le cas que tous ses membres fussent saisis pour toujours d’un plaisir pareil à celui de la génération en son point plus excessif), je le sens fondre sous la charge de son aise, je le vois du tout incapable de porter un si pure, si constante volupté et si universelle. De vrai, il fuit quand il y est, et se hâte naturellement d’en échapper, comme d’un pas où il ne se peut fermir, où il craint d’effondrer. »11 L’aboutissement du mythe, sa scène ultime, n’est donc pas la sculpture du Bernin au milieu de la salle à la Villa Borghese (fig. 8), mais le tableau de Dosso Dossi accroché au mur derrière elle : le portrait du patron des artistes avec sa couronne de laurier, avec à l’arrière-plan, petite et isolée, une nymphe en fuite (fig. 9). 11 Michel De Montaigne, « Nous ne goustons rien de pur », in : Essais II, ch. XX, Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 435.

L’ART DE TRESSER Nathalie KREMER

C’est le lien entre tressage et expérience esthétique que je présenterai ici, en guise d’hommage à Herman Parret. La philosophie de l’haptique qu’il défend avec ferveur suppose en effet en creux le tressage, au sens littéral et métaphorique. Littéralement, le tressage réfère au travail des mains de l’artiste qui nouent ensemble les fils des tissus, les brins des tresses, les franges des matières les plus hétérogènes pour les assembler en une œuvre composée. Toute opération de création artistique ou poétique est une activité de tressage dans son sens littéral de jointure, de réunion d’éléments disparates dont le jeu d’interférence permet de former une composition, c’est-à-dire un ensemble tressé1. Les tissus sont formés par l’intrication de fils multiples qui produisent jusqu’aux plus belles broderies ou tapisseries, la toile du peintre est le résultat d’un « entrelacs indétressable » de lignes et de couleurs, selon la belle formule de Georges DidiHuberman2, et par analogie, l’intrigue des récits est considérée comme réussie si elle est bien « nouée » en une trame dont les « fils » doivent être parfaitement agencés sur le plan temporel et causal, comme le souligna Aristote3. Au figuré, le tressage indique aussi la relation esthétique qui peut s’établir entre l’œuvre et le récepteur sensible. C’est en effet sur la synesthésie comme interférence entre les sens d’un récepteur, qui répondent par résonance à l’impact émotionnel de l’œuvre4, que se fonde la relation esthétique, qui ne se borne jamais à un seul de sens du spectateur. Aussi 1 Comme le résume Arthur Cohen, « l’étymologie latine du mot composition révèle qu’il s’agit là d’un acte de mettre ensemble, de poser à côté plusieurs éléments qui resteraient disparates, hétérogènes si l’artiste ne savait organiser sa toile autour d’une idée principale directrice » (Arthur Cohen, « De la composition selon Diderot », in : Denis Diderot, Écrits sur l’art et les artistes, éd. Jean Seznec, Paris, Hermann, 2007, p. 296). 2 Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 23. 3 Dans sa Poétique (chap. 24, 59b15), Aristote donne le terme peplegmenon, qui signifie « tressé, entrelacé », pour louer l’intrigue homérique dans L’Odyssée. 4 Dans Les Cordes vibrantes de l’art. La relation esthétique comme résonance (vol. dir. par Nathalie Kremer et Sarah Nancy, PU Rennes, 2022), auquel a notamment contribué Herman Parret, cette relation d’interférence entre l’œuvre et le récepteur est envisagée sous l’angle de la résonance, comme réciprocité et transformation à la fois.

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les mains qui nouent et tendent les fils de la grande toile de l’art tissent en même temps le filet enchanteur – ou provocateur, interrogateur, etc. – qui happera le felix æstheticus dans les rets de la composition. La toile de l’œuvre capte le spectateur, le passant, l’amoureux de l’art en appelant à la vue, au toucher, au goût pour fonder une émotion esthétique dont l’effet, qui peut être intense ou au contraire même imperceptible, est pourtant toujours transformateur. Pour Herman Parret, cette transformation de l’être permet à l’homo vagabundus de devenir felix æstheticus ; c’est à travers l’expérience esthétique qu’on peut parvenir à un bonheur existentiel durable. Le tressage désigne en ce sens le rapport d’interférence synesthésique qui se noue entre l’art et le récepteur dès lors que celui-ci se sent ému, intéressé, intrigué, ou même au contraire révolté, dégoûté, choqué par une œuvre. Il constitue ce faisant le mécanisme sous-jacent, le mode de fonctionnement propre du bonheur esthétique comme interférence. Quelles sont les modalités de cette interférence, de ce tressage esthétique entre l’œuvre et le spectateur ? Pour répondre à cette question, je propose d’étudier quelques formes littérales du tressage comme « composition » à travers cinq figures féminines emblématiques du tressage dans la tradition culturelle européenne, pour en dégager, métaphoriquement, différentes formes d’interférences qui peuvent s’observer entre les œuvres et leurs récepteurs. Des figures féminines uniquement, puisque dans l’Antiquité le tissage est une activité réservée à la femme, non pas seulement comme une occupation ménagère mais aussi et surtout, comme le rappelle Saverio Gualerzi dans son essai Penelope o della tessitura, comme un moyen d’expression typiquement féminin, tant des humaines que des déesses5. L’une des plus célèbres scènes de compétition entre femmes dans la mythologie antique est ainsi le concours de tissage entre Arachné et Athéna, qu’Ovide relate au livre VI des Métamorphoses, avec l’issue fatale que l’on sait pour la malheureuse gagnante. On peut même se demander s’il n’y a pas un lien dans l’œuvre de l’habile tisseuse entre la représentation des scènes d’amour et de séduction de l’histoire de Zeus par Arachné, et l’effet séducteur même de la toile qu’elle a tissée. 5 Saverio Gualerzi, Penelope o della tessitura. Trame femminili da Omero a Ovidio, Bari, Palomar, 2007, p. 129 (« Le tissage est donc absolument constitutif de l’univers féminin, divin et humain, dans le monde antique, à tel point que la présence de cette action dans un texte rappelle inévitablement l’élément féminin, parfois dans un but parodique. […] Les femmes s’expriment dans le langage du tissage. », notre traduction). C’est aussi souligné par Ioanna Papadopoulo-Belmehdi : « Homère indiquerait qu’il faut entendre le tissage comme la forme féminine de la parole » (Le Chant de Pénélope : poétique du tissage féminin dans l’Odyssée, Paris, Belin, 1994, p. 151).

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Commençons par examiner l’un des chefs-d’œuvre du tissage dans l’art occidental, la Dame à la licorne. La lecture de la tapisserie que je proposerai visera à dégager trois motifs constitutifs de l’art du tressage – la couronne de fleurs, le voile et la tresse – qui sont autant d’attributs de figures féminines emblématiques des arts dans l’Antiquité : Glycère, la tresseuse de guirlandes de fleurs, considérée comme la muse de la peinture ; Pénélope, la rusée épouse du héros de l’Odyssée, qui emblématise l’art du tissage poétique ; Méduse, qui nous inspire horreur et paralysie, tout en pouvant être considérée comme une figuration de la sculpture, de sa matière palpable brute et opaque qui arrête l’élan corporel. De la toile soyeuse à la tresse serpentine des cheveux, en passant par les guirlandes de fleurs tressées, ce sont ainsi différentes formes de tressage artistique que je voudrais mettre en lumière pour montrer comment, à travers l’émotion qu’elles parviennent à nouer en nous, naît de diverses façons le bonheur d’être spectateur, lecteur, visiteur, proie voire victime des fils de la toile tressée de l’art. L’EXPÉRIENCE SYNESTHÉSIQUE DE LA DAME À LA

LICORNE

Les fils délicats de laine et de soie de la Dame à la licorne sont liés de façon à créer des images non seulement identifiables et connaissables, mais encore séduisantes, profondément émouvantes, et surtout, intrigantes6. Or, faut-il le rappeler, les fameuses tapisseries représentent les cinq sens en autant de toiles qui se répondent, complétées par la mystérieuse sixième « À mon seul désir »7, intitulée ainsi d’après la petite inscription qu’on peut y lire. La représentation des cinq sens est un topos dans les représentations artistiques au Moyen Âge ; de ce point de vue les cinq tapisseries ne représentent rien d’exceptionnel. Mais le travail délicat du tissage a ceci d’intéressant que la représentation des sens n’exclut pas leur intrication. En effet, non seulement les tentures se répondent 6

Dans son livre sur La Dame à la licorne, Élisabeth Delahaye éclaire l’histoire curieuse de la célèbre toile tout en synthétisant les multiples interprétations qu’on a proposées à son sujet : « Comme tout chef-d’œuvre, La Dame à la licorne apparaît à la fois familière et mystérieuse, significative de son époque et cependant exceptionnelle. […] Une littérature abondante lui a été consacrée, mais elle suscite encore nombre d’hypothèses et de travaux » (La Dame à la licorne, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 2007, p. 5). 7 D’après Delahaye, il revient à A. F. Kendrick d’avoir identifié, en 1921, cinq des six pièces comme les représentations des cinq sens dans son article « Quelques remarques sur les tapisseries de la Dame à la licorne du musée de Cluny », in : Actes du Congrès d’Histoire de l’Art, Paris, 1921, t. III p. 662-666 (É. Delahaye, La Dame à la licorne, op. cit., p. 43).

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Fig. 1 : La Dame à la licorne, L’Odorat (détail), tapisserie, début XVIe siècle, Paris, Musée de Cluny.

en déclinant les mêmes figures et motifs, mais certaines toiles consacrées à l’un des sens comprennent aussi les autres. C’est ce qu’observa Rilke dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge8, où il rend compte de son souvenir ému des tapisseries qu’il admira au Musée de Cluny. Le poète remarque ainsi dans la toile symbolisant L’Odorat que la Dame « tresse une couronne, une petite couronne ronde de fleurs ». Le parfum des fleurs est représenté à travers le tressage de leurs couleurs, et cela par le travail des mains habiles de la Dame (fig. 1) : les sens de la vue, de l’odorat et du toucher sont ainsi littéralement représentés dans leur intrication même, à travers le motif de la couronne. Les toiles produisent en outre un effet d’expérience synesthésique sur le spectateur que Rilke décrit parfaitement. Celui-ci, en effet, s’approche de la tenture comme pour la toucher, et tandis qu’il la scrute, il entre dans l’intimité des figures représentées, parvenant même à écouter la musique qui se dégage de la toile : 8 Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Leipzig, Insel, 1910 ; éd. consultée : Lausanne, La Guilde du Livre, 1953.

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Ne fallait-il pas qu’il y eût de la musique dans ce silence ? N’était-elle pas déjà secrètement présente ? Gravement et silencieusement ornée, la femme s’est avancée – avec quelle lenteur, n’est-ce pas ? – vers l’orgue portatif et elle en joue, debout.9

Tous les sens du spectateur incarné ici par Brigge alias Rilke sont mobilisés dans cette observation qui est écoute, toucher, odorat et goût à la fois. Or le tressage intrinsèque des sens, leur interaction intime a un effet transformateur sur le spectateur. Car l’émotion profonde que suscite l’œuvre est non seulement impressive mais aussi incitative : elle nous transforme en nous incitant à rêver, à imaginer, voire à créer à notre tour10. Dans les images de La Dame à la licorne, c’est en effet toute une histoire qui se dessine en creux, à laquelle on se prend à rêver, comme le fait Rilke à travers les lignes que Brigge adresse à son amante Abelone, où description et imagination de l’œuvre tissée se mêlent insensiblement : Ne s’approche-t-on pas malgré soi plus silencieusement de l’autre tapisserie dès qu’on a vu combien la femme est plus profondément absorbée en elle-même. Elle tresse une couronne, une petite couronne ronde de fleurs. Pensive, elle choisit la couleur du prochain œillet, dans le bassin plat que lui tend la servante, et tout en nouant le précédent.11

La dame est « pensive », « absorbée en elle-même » pendant qu’elle « choisit » les couleurs des fleurs, et le spectateur s’approche en silence, pour mieux voir, pour écouter. Mais Rilke a beau s’approcher, scruter, cerner l’œuvre de plus près, le mystère de la figure résiste à son inspection, les pensées intimes de la Dame à la licorne restent voilées, et ouvertes à plusieurs décryptages qui sont le tremplin d’autant d’histoires possibles. Ainsi, dans la tapisserie intitulée « À mon seul désir », Rilke voit la jeune femme choisir un collier parmi des bijoux qui figurent dans un petit étui que lui tend la Demoiselle12. Toutefois, comme le signale Delahaye en s’inspirant de diverses analyses de la tapisserie, on peut aussi voir dans le geste de la Dame l’intention de remettre le bijou dans le coffret, au lieu de le prendre13. D’un côté, la lecture de Rilke ouvre à une interprétation 9

Rilke, Les Cahiers de Malte L. Brigge, ibid., p. 108. Dans Traverser la peinture. Diderot – Baudelaire (Brill, 2018, chap. 3), j’ai décrit ce mécanisme comme une « continuité créative ». 11 Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, op. cit., p. 108. Delahaye cite des extraits de la description de Rilke dans La Dame à la licorne, op. cit. (passim). 12 « La suivante a ouvert un petit étui et, à présent, elle en tire une chaîne, un lourd et merveilleux bijou qui était toujours enfermé » (Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, ibid., p. 108-109). 13 « La dame choisit-elle un bijou, comme le suggère Rilke, ou au contraire remet-elle dans le coffret un collier, proche par son motif de celui qu’elle porte dans Le Goût ? » 10

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matérialiste, sensible et hédoniste de l’image ; de l’autre, celle de Delahaye évoque un choix mystique de renoncement aux ornements matériels terrestres et de sublimation de l’âme. Entre ces deux lectures antinomiques mais également possibles, bien d’autres encore peuvent être imaginées, rêvées, ou à peine senties. Le roman La Dame à la licorne de Tracy Chevalier en est sans doute l’une des réalisations les plus connues. Ce n’est pas ici le lieu de raconter ces autres histoires possibles ; l’important pour nous est de voir que dans l’espacement même de l’entrelac des fils de la toile, dans ces interstices infimes et pourtant décisifs des boucles du tressage se tissent une variété d’émotions et de rêveries qui nourrissent le bonheur de l’homo æstheticus. GLYCÈRE, OU L’ART D’ASSEMBLER LES

COULEURS

Revenons à la « petite couronne de fleurs » que « tresse » notre Dame à la licorne. Le terme de couronne est ici sylleptique, car il fait aussi référence à la parure royale ornant le front des personnes de haute distinction. Ce n’est toutefois pas un objet précieux que fabrique la Dame à l’aide de ces simples fleurs, en choisissant des œillets et en délaissant les roses, comme pour marquer sa préférence pour la fidélité conjugale à la passion amoureuse14. Et même si les œillets sont des fleurs plutôt résistantes, la couronne florale est un objet éphémère, voué à faner, brunir, tomber, si la tapisserie qui la représente, malgré sa propre fragilité15, ne la fixait de façon pérenne. Or c’est le travail même de tressage qui est figuré sur la toile et pérennisé par elle. Par une opération d’exemplification, selon le terme de Goodman, la représentation du tressage sur la tapisserie n’est en effet possible que par le tressage de la toile elle-même, ou pour le dire autrement, le travail de tressage est constitutif de ce qu’il représente. Les fils tressés de la tapisserie permettent aux fleurs tressées de la Dame de ne jamais faner, de rester intactes – du moins tant que la tapisserie le sera aussi. (Delahaye, La Dame à la licorne, op. cit., p. 39). Cf. aussi d’Élisabeth Delahaye : Paris 1400 : les arts sous Charles VI, Paris, Musée du Louvre, 22 mars - 12 juillet 2004, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 2004, et avec Michel Pastoureau, Les Secrets de la Licorne, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 2013. 14 Comme l’a expliqué Fernand Mercier, l’œillet symbolise l’engagement et la fidélité conjugale dans la peinture du Moyen Âge (Fernand Mercier, « La valeur symbolique de l’œillet dans la peinture du Moyen Âge », Revue de l’art ancien et moderne, n° LXXI, 1937, p. 233-236). 15 L’histoire de la tapisserie, qui échappa de peu à la destruction, est retracée par Delahaye dans La Dame à la licorne (op. cit., p. 17 sq.).

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Une très ancienne jeune fille, la muse oubliée de la peinture, fut de son temps célèbre pour son habileté à tresser des couronnes, des guirlandes et des bouquets de fleurs. Dans son poème didactique L’Art de peindre (1760), dédié aux apprentis peintres auxquels il livre les secrets du métier dans la langue versifiée de l’art-sœur de la peinture, Claude-Henri Watelet évoque l’histoire de Glycère, la jolie vendeuse de fleurs, dont le peintre Pausias tomba amoureux. Elle assemblait les couleurs de façon si harmonieuse qu’elle en séduisit les spectateurs, et en particulier Pausias. Or c’est en imitant l’art de « mêler » les couleurs de son amante, que le peintre devint un artiste célèbre : Glycère à Sycione arrangeait des guirlandes, L’art qu’employait sa main à mêler leurs couleurs, Donnait un nouveau prix à la beauté des fleurs. Un artiste admira cette savante adresse : Le fameux Pausias, l’ornement de la Grèce, Reçut, disciple aimé, par un heureux retour, Sa gloire et son bonheur des faveurs de l’Amour. Les grâces d’un beau choix sont les fleurs de Glycère : Imitez Pausias ; et qu’une ardeur sincère Vous fixe à la nature, enflamme vos désirs, Augmente votre gloire, et forme vos plaisirs.16

Tous les éléments sont réunis dans ce passage pour rendre heureux Herman Parret, sensible comme Valéry à la puissance créatrice du travail de la main, ici consacré à l’art éphémère, évanescent de la composition de guirlandes de fleurs. Watelet insiste sur « l’art » de Glycère dans le tressage des couleurs, sur la « savante adresse » de son savoir-faire manuel, qui est source de « grâces » et de « plaisirs ». Le peintre Pausias, en imitant ce savoir-faire dans le traitement des couleurs par son amante, s’assura « un heureux retour » de gloire, d’amour, et de plaisirs, explique encore Watelet. C’est, autrement dit, à travers l’enchantement provoqué par les couleurs des bouquets de Glycère, qui rejaillissent sur elle comme source de beauté, de plaisir et de bonheur, que les plus beaux tableaux de Pausias sont créés. Cette petite histoire n’est pas récente en 1760. La légende de Glycère est en effet déjà consignée par Pline l’Ancien, qui insiste sur le rapport d’imitation entre les amants comme source du développement de l’art pictural : « Comme il [Pausias] imitait en peinture ce qu’elle fabriquait, elle en varia les modèles pour qu’il fût pris d’émulation, créant comme un 16 Claude-Henri Watelet, L’ Art de peindre, poème avec des réflexions sur les différentes parties de la peinture [1760], chant III (« L’invention pittoresque »), Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie, 1761, p. 42-43.

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concours entre la nature et l’art. »17 C’est donc en imitant avec le pinceau Glycère, d’abord ses fleurs, puis sa beauté elle-même, qu’il rendit dans le portrait appelé Stephaneplokos (La Tresseuse de guirlandes), que par « émulation » Pausias devint un grand peintre, au point de faire rivaliser l’art et la nature. Or comme l’a montré Ralph Dekoninck18, la rivalité entre l’art et la nature se transforme en interférence fructueuse à l’époque moderne, lorsque les peintres et théoriciens repensent l’histoire en soulignant surtout le motif de la passion amoureuse. Ainsi de Franciscus Junius dans son essai sur la peinture des Anciens (The painting of the ancients, en 1638), nous présentant un « Pausias exceedingly in love » et déclarant que « si son œuvre a été estimée comme sa meilleure, c’était dû au fait qu’il était mû par une passion extrême »19, selon la traduction de Dekoninck. Encore à la fin du XVIIIe siècle, chez Nougaret20, on retrouve le motif de la passion amoureuse comme source de réussite artistique. Dans la légende de la jolie « Stephaneplokos » telle qu’elle est réécrite à l’époque moderne, la perfection artistique n’est donc atteinte en peinture qu’à travers la relation amoureuse qui se développe entre Glycère et Pausias : leur union amoureuse devient le socle de la réussite artistique. Leur interférence amoureuse et artistique est littéralement figurée dans le tableau de Rubens et Beert par les bras des amants qui s’entrelacent, en tenant la couronne des fleurs assemblées tandis que des fleurs en bouquets sont parsemées autour de la jeune fille (fig. 2). 17

Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXI, 4, éd. et trad. par Jacques André, Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 27 : « Pour les couronnes on se servit d’abord de rameaux d’arbres dans les jeux sacrés. Ensuite on commença à les égayer par le mélange de fleurs multicolores qui mettaient réciproquement en valeur leur parfum et leur couleur : cela se fit à Sicyone par l’ingéniosité du peintre Pausias et de Glycère, la tresseuse de couronnes, qu’il aimait passionnément. Comme il imitait en peinture ce qu’elle fabriquait, elle en varia les modèles pour qu’il fût pris d’émulation, créant comme un concours entre la nature et l’art. On a conservé des peintures que fit alors cet artiste et, tout d’abord, celle qu’on appelle la Stephaneplokos [Tresseuse de guirlandes] où il représenta Glycère elle-même. » 18 Ralph Dekoninck, « Rivalité mimétique et émulation amoureuse : Pausias et Glycère d’après Rubens », in : Emmanuelle Hénin et Valérie Naas (dir.), Le Mythe de l’art antique, Paris, CNRS Éditions, 2018, p. 134. 19 Franciscus Junius, The painting of the ancients, in three bookes: declaring by historicall observations and examples, the beginning, progresse, and consummation of that most noble art, and how those ancient artificers attained to their still so much admired excellencie, Londres, R. Hodgkinsonne, 1638, p. 49 : « Pausias, being exceedingly in love with his countrey-woman Glycera, left a most famous picture, knowne everywhere by the name of Stephanoplocos, that is, a woman garland-maker; and this hath been esteemed his best worke, because he was enforced there unto by the extremitie of his passion » (cité par Dekoninck, ibid., p. 134). 20 Pierre-Jean-Baptiste Nougaret, Anecdotes des beaux-arts, Paris, J.-F. Bastin, 1776.

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Fig. 2 : Peter Paul Rubens et Osias Beert, Pausias et Glycera, v. 1612-1615, huile sur toile, Sarasota, John Mable Ringling Museum of Art.

Ainsi, une simple vendeuse de fleurs, qui n’aura jamais manié le pinceau mais seulement les pétales et les parfums des fleurs, deviendra la figure tutélaire de la peinture, et en particulier de la nature morte, genre en pleine expansion aux XVIIe et XVIIIe siècles, dont les tableaux de fleurs forment une part non négligeable. Glycère est en effet régulièrement invoquée dans les textes théoriques et critiques de l’époque pour légitimer le genre de la stilleven, comme le souligne aussi Jan Blanc21 : dans le Livre des peintres (Het Schilder-Boeck) paru en 1604 de Karel Van Mander22, 21

Jan Blanc, Stilleven : peindre les choses au XVIIe siècle, Éditions 1 : 1, coll. « Ars », 2020, p. 45-61 et p. 194-201. 22 Karel van Mander, Den grondt der edel vry schilderconst [1604], I, 2, éd. Hessel Miedema, Utrecht, 1973 : « Elle savait associer ses petites fleurs les unes aux autres d’une manière si particulière que leurs couleurs paraissaient joyeuses. Elles réjouirent tant le peintre Pausias que ce dernier tomba amoureux d’elle » (cité par J. Blanc, op. cit., p. 46).

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ou encore chez Samuel Van Hoogstraten au livre V de son Inleyding tot de hooge schoole der schilderkonst en 167823, par exemple. Le terme hollandais utilisé par Van Hoogstraten pour désigner l’art d’assembler les couleurs par Glycère est celui de « tuiling », que Blanc explique ainsi : Ce terme rare, y compris dans l’ancien néerlandais, est à rapprocher du substantif tuil, qui désigne un bouquet de fleurs composé. Sans doute emprunté au jargon des peintures, il désigne le coloris particulièrement riche, varié et harmonieux d’un tableau.24

Le tressage des couleurs inspire non seulement le peintre, il fonde la composition du tableau en tant que toile peinte, en tant que surface constituée de lignes et de couleurs assemblées. Tuilen, c’est en ce sens non seulement constituer des bouquets, mais exceller dans l’art d’assembler, d’assortir les couleurs, qu’elles soient celles de vraies fleurs, qui se faneront, ou de ses imitations peintes ou tissées, qui dureront. Le tressage comme tuiling auquel nous invite Glycère est un art de l’assemblage : celui des fleurs, mais surtout de leurs couleurs, de leur forme, évidemment aussi de leur parfum qui, joints ensemble, pourront être entendus, humés, toisés par les passants envoûtés. LA TOILE DE PÉNÉLOPE Comme le signale Nicole Loraux, il existe « une très ancienne association entre art poétique et tissage »25. Celle-ci s’applique précisément à la structure « entrelacée » de l’Odyssée qu’avait déjà indiquée Aristote, par le fait qu’elle entremêle deux aventures, celle du voyage de Télémaque, à Pylos puis à Sparte aux chants I à IV, et celle du retour d’Ulysse aux chants V à XV26. Le poème homérique expose, autrement dit, deux fils narratifs principaux qui sont dédoublés dès le début, lors de la première assemblée des dieux, se resserrent à partir du chant XV, pour se rejoindre 23 D’après Van Hoogstraten, Pausias aurait même représenté son amante sur un tableau appelé la Tresseuse de guirlandes (Stéphanoplocos), « qu’il avait faite sous sa direction » et qu’il considérait « comme son chef-d’œuvre » (Van Hoogstraten, Inleyding tot de hooge schoole der schilderkonst, 1678, livre V, p.302, cité par Blanc, op. cit., p. 200). 24 Blanc, Stilleven, ibid., p. 200-201. 25 Nicole Loraux, « Pénélope-analyse. Préface », in : Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le Chant de Pénélope. Poétique du tissage féminin dans l’Odyssée, Paris, Belin, 1994, p. 10. 26 C’est à la fin du chant XV qu’on retrouve Télémaque, entretemps revenu à Ithaque, lorsqu’il se rend vers la cabane du porcher Eumée, laquelle sera au chant XVI le lieu de retrouvailles du père et du fils – de la réunion des deux fils parallèles donc.

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complètement à partir des retrouvailles entre le père et le fils au chant XVI. À ces deux “fils” du récit homérique s’ajoute un troisième, moins commenté par les théoriciens de la littérature bien que fondamental, qui tient à Pénélope. L’épouse fidèle, plutôt silencieuse mais astucieuse, d’Ulysse n’a pas de grandes aventures à nous partager. Elle est une figure statique dans l’Odyssée, indissociable d’Ithaque où reviennent le père et le fils, et surtout indispensable à ceux-ci. Car si Pénélope n’avait pas résisté par ses ruses aux injonctions des prétendants, Ulysse aurait été détrôné, et son retour aurait été vain27. Or, sa ruse passe par le tissage d’une toile qu’elle défait secrètement chaque nuit pour empêcher la réalisation du travail et, ce faisant, pour échapper à l’obligation du remariage. La ruse de la toile permet ainsi à la reine d’Ithaque de gagner du temps : en tissant et en détissant une toile « interminablement inachevée »28, elle crée une durée permanente, immobile, un temps qui ne change pas, qui prolonge l’instant présent en le rendant immuable. Ce temps en suspens créé par Pénélope, c’est tout le temps du récit du voyage de retour de l’époux, jusqu’au moment où les prétendants sont tués et chassés par celui-ci, c’est-à-dire jusqu’au moment où il retrouve ses fonctions de roi et d’époux, laissées en suspens depuis le début de l’Iliade29. Pénélope forme donc le début et le terme du récit, conférant à celui-ci une structure en boucle. Le tissage est ici ruse, prétexte, mirage : la tisseuse tisse un piège dans lequel tomberont les Prétendants, en permettant le retour du mari légitime comme achèvement de la boucle (fig. 3). L’art de tresser se conçoit dans cette histoire comme un art de joindre et de disjoindre, de nouer et de dénouer, de faire et de défaire des fils 27 Cf. Papadopoulou-Belmehdi, Le Chant de Pénélope, op. cit., p. 46. Rappelons brièvement l’histoire de Pénélope : après de longues années d’absence d’Ulysse, cent huit nobles s’assemblent dans le palais d’Ithaque pour demander sa prétendue veuve en mariage. Ces « prétendants » au trône d’Ithaque s’installent durablement dans le palais et usurpent les biens d’Ulysse, en les dépensant en fêtes et plaisirs, tout en faisant pression sur Pénélope pour qu’elle choisisse l’un d’entre eux comme nouvel époux. Le voile tissé pour Laërte, père d’Ulysse et toujours vivant à Ithaque, est alors une ruse qu’invente la reine pour tenter d’échapper à l’ultimatum, et gagner du temps : hors de question pour elle d’épouser l’un des prétendants, tant que le linceul pour Laërte n’est pas achevé. 28 Nicole Loraux, « Pénélope-analyse. Préface », in : Papadopoulou-Belmehdi, Le Chant de Pénélope, ibid., p. 12. 29 En ce sens, « Pénélope est la raison même de l’existence de l’Odyssée », affirme Alexandre Hurel : « C’est pour la retrouver qu’Ulysse, égaré en Méditerranée après le sac de Troie, erre pendant dix ans sur la “mer vineuse” » (A. Hurel, Les Femmes de l’Odyssée. Des libertés féminines durant la haute Antiquité, Noisy-le-Sec, Quai des Brunes, 2020, p. 70).

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Fig. 3 : Bernard Picart, La toile de Pénélope (détail), gravure dans Le Temple des Muses, 1733, chapitre L. Source © : gallica.bnf.fr

dans une intrication permanente. Nicole Loraux souligne ainsi que la toile de Pénélope prend tout son sens dans « l’écart entre le tissage comme acte et le tissu comme produit fini : achevée, la toile signifierait – et, de fait, signifie – la contrainte d’élire un mari parmi les prétendants »30. Nous butons ici sur une troisième dimension sémantique du tressage, après l’entrelacement pratiqué par la Dame à la licorne et l’assemblage réalisé par Glycère. En effet, la reine d’Ithaque disjoint les fils de la toile en la faisant et la défaisant : c’est ainsi l’effilage qui fonde son travail de composition comme une création négative, une décréation permanente. 30 Nicole Loraux, « Pénélope-analyse. Préface », in : Papadopoulou-Belmehdi, Le Chant de Pénélope, op. cit., p. 12 (nous soulignons).

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LES CHEVEUX DE MÉDUSE L’exemplification de la couronne de fleurs tressées de la Dame à la licorne se retrouve dans un autre motif encore, qui forme la dénotation la plus littérale du tressage : celui de la tresse de la Dame, particulièrement observée par Rilke en ces termes délicats : « Étrange est sa chevelure : réunie sur le devant en deux tresses qui sont nouées au-dessus de la tête et s’échappent du nœud comme un court panache. »31 La chevelure de la Dame se déploie le plus souvent en lignes ondoyantes le long de ses épaules, mais elle est dans la tapisserie observée par Rilke nouée sur la tête en une tresse qui lui confère comme une couronne naturelle. Dans le chapitre XV de son Analyse de la beauté, paru en 1753 à Londres, William Hogarth fait l’éloge des « lignes naturellement libres et disposées arbitrairement » des cheveux d’une figure qu’il commente, dans la mesure où elles « forment dans leurs mouvements variés un amas de lignes serpentines qui rappelle à l’esprit l’ondulation de la flamme »32. Les cheveux partagent avec le serpent l’ondoiement de la grâce qui envoûte, qui charme le spectateur jusqu’à pouvoir le happer complètement dans un enchantement qui peut devenir mortifère. Par métonymie, les cheveux-serpents de Méduse désignent ce pouvoir de destruction potentiel du charme féminin. Ovide l’a bien souligné : Méduse est belle, « d’une éclatante beauté », et « il n’y avait rien qui n’attirât plus les regards que ses cheveux »33, ceux que la fille de Jupiter transforma en serpents. Méduse est si horriblement belle qu’on en reste stupéfait, surpris… médusé. Car à l’inverse de Glycère et de ses fleurs tressées, les serpents recouvrant la tête de Méduse n’appellent pas l’amour, mais le détruisent. La première charme son spectateur et l’encourage à l’émulation, la seconde le désarme et le paralyse. Si Glycère noue ensemble les émotions artistique et amoureuse, Méduse défait le lien entre l’art et la vie : elle foudroie, immobilise, détruit celui qui ose la regarder dans les yeux, et ses cheveux de serpents transforment les symboles de la ligne de beauté en un grouillis d’horreur (fig. 4). Le tressage n’est plus un tendre piège, une ruse de femme dans lequel l’homme se laisse empêtrer : il ne symbolise plus la séduction enchanteresse de la femme, mais son pouvoir d’étranglement, de pétrification. 31

Rilke, op. cit., p. 108. William Hogarth, Analyse de la beauté, éd. Bernard Cottret, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1991, chap. XV, p. 155. 33 Ovide, Les Métamorphoses, IV, v. 798, éd. Joseph Chamonard, Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 132. 32

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Fig. 4 : Méduse, mosaïque romaine (détail), fin Ier – milieu IIe siècle, Rome, Palazzo Massimo alle Terme.

Dans La Délicatesse des sens, Herman Parret évoque une artiste qu’il affectionne particulièrement, et dont l’œuvre consiste entièrement en tressages de matériaux divers – fils, cordes, plastique, cheveux. Il s’agit d’Eva Hesse, une artiste décédée très jeune, que Parret présente ainsi : Le cordage est un matériau privilégié pour sa malléabilité et l’échelle mobile posée à la verticale. Ennead révèle cette esthétique des cordelettes précieusement arrangées comme une chevelure abondante, domestiquée. On ne peut ne pas y voir une allusion à la féminité – peigner et tresser renvoient culturellement à la femme, à sa compétence d’apprécier la souplesse et la douceur, mais également à la précarité des formes. Untitled de 1970, l’année de son décès, présente dramatiquement comment ce cordage bascule dans un désordre incontrôlé, explosion et dispersion de forces souterraines, dissémination, vibration intestinale – seule la gravité impose sa règle. Le mou de la corde durcit jusqu’à ce qu’elle devienne tige biscornue d’une broussaille infernale. « Tresser » ne renvoie évidemment pas à la béguine qui « tresse » sa dentelle, mais à l’araignée qui « tresse » sa toile traîtresse. Ce qu’on voit et ressent est un amas chaotique, fait de

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ficelles entremêlées, et un spectacle qui grouille comme un tas abject de vers.34

Grouillis de cordes, chaos de lignes, amas de fils, toile-broussaille : nous touchons ici à la limite de l’expérience esthétique par cette œuvre sans nom (« Untitled »), sans sens, qui est pur enlacement des sens, pure sensation et happement du corps du spectateur. Chez Eva Hesse, point de ligne serpentine, point d’ondoiement des formes et encore moins harmonie du tressage : les lignes zigzaguées, brisées, incolores se posent « comme un tas abject de vers », pour toucher au plus près de la sensation sans sens, de la sensation pure du corps, de l’être-dans-la-vie qui est la condition humaine. On n’est plus un spectateur devant l’œuvre de Hesse, mais pur récepteur, c’est-à-dire être multisensoriel pris dans les lignes du filet que son art a tissé. Beauté et horreur, sérénité et drame fusionnent ici dans ce fouillis de lignes où perception de l’art et du monde fusionnent. Car où sont les lignes dans la nature ? « [E]ntre mille lignes qui ondoient laquelle faut-il préférer ? »35 se demandait déjà Diderot dans ses Pensées détachées en polémiquant avec Hogarth, et « en rapportant la ligne idéale aux lignes multiples » de la nature, comme le note Anne-Élisabeth Sejten36. Un demi-siècle plus tard, Delacroix sera plus radical encore, en écrivant dans son Dictionnaire des Beaux-Arts : Ce fameux beau que les uns voient dans la ligne serpentine, les autres dans la ligne droite, ils se sont obstinés à ne le jamais voir que dans les lignes. Je suis à ma fenêtre et je vois le plus beau paysage : l’idée d’une ligne ne me vient pas à l’esprit. L’alouette chante, la rivière réfléchit mille diamants, le feuillage murmure ; où sont les lignes qui produisent ces charmantes sensations ? Ils ne veulent voir proportion, harmonie, qu’entre des lignes : le reste pour eux est chaos, et le compas seul est juge.37 34

Herman Parret, La Délicatesse des sens, Dijon, Les Presses du réel, 2023, p. 184-185. Denis Diderot, Pensées détachées sur la peinture, in : Œuvres, t. IV, éd. L. Versini, Paris, R. Laffont, 1994, p. 1053 (art. « De la beauté »). Comme en souvenir de cette phrase de Diderot, Baudelaire dira à plusieurs reprises que « la ligne, qui a ses masses et ses généralités, se subdivise en une foule de lignes particulières, dont chacune est un caractère du modèle » (Salon de 1846, in : Critique d’art, suivi de Critique musicale, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1992, p. 115, chap. VIII, « De l’idéal et du modèle »). Sur le rapport entre lignes et tressage (nœuds, dentelles …), on pourra consulter Une brève histoire des lignes de l’anthropologue Tim Ingold (Bruxelles, Zones Sensibles, 2011). 36 Anne-Elisabeth Sejten, « Critique d’art et pensée esthétique : questions de lignes », Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, n ° 51 (Esthétiques de Diderot. La nature du beau), 2014, p. 85. 37 Eugène Delacroix, Dictionnaire des Beaux-Arts (article rédigé le 15 juillet 1849), éd. Anne Larue, Paris, Hermann, 1996, p. 123. 35

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Mais pour Diderot, pour Delacroix, la composition artistique consiste précisément à muer le désordre en ordre, à tirer du chaos du monde l’harmonie de l’œuvre. « Le désordre est essentiel à la “création” en tant que celle-ci se définit par un certain “ordre” », soulignait Paul Valéry38. Le chaos du monde est cette alouette qui chante, cette rivière diamantée, ce murmure du feuillage : tout ce qui enchante le spectateur qui entend, voit, sent, hume tout à la fois. C’est à quoi nous invite, finalement aussi, l’art de tresser de Hesse : à éprouver cette sensation de la consistance du chaos qui est à la source de notre condition vitale39. Car, comme l’écrit à ce propos Herman Parret : Il faut étendre le domaine haptique jusqu’à l’expérience sensorielle de notre propre corps dans sa globalité. En effet, le corps dans son entièreté fonctionne d’échelle de référence, et c’est bien ce qu’implique la prédication haptique appliquée à l’expérience de la consistance / inconsistance.40

Dans le tressage d’Eva Hesse, il n’est donc plus question d’ordre ni d’harmonie, ni même de couleurs. L’opposition ligne-couleur qui généra près de deux siècles de débats n’a plus lieu d’être ici, car la composition tressée n’est rien d’autre que le tressage lui-même, que cet amas de fils, de cordes, de cheveux, de lignes qui ne cachent rien, ne signifient rien, et nous invitent à voir, à sentir, à nous noyer en eux en abolissant toute distance représentative, en étant purs corps de sensations. Ils sont l’envers d’une toile qui n’a pas d’endroit, qui n’est que son propre travail de fils mêlés, coupés, distendus sans tendre à aucune harmonie réparatrice dans l’envers. C’est bien précisément ce que figure Méduse en n’étant rien d’autre que cet œil d’horreur sans profondeur aucune, pure planéité41 d’un visage-œil-corps comme surface réfléchissante. Sur sa tête, les cheveux-serpents ne sont plus lignes de beauté, mais lignes dont l’amas n’est rien d’autre que la matière même dont elles sont faites, sans profondeur ni dimension cachée, seulement chaos donné à voir et à sentir. Le tressage n’est plus ici espacement ni assemblage, ni même création négative, mais pur ficelage disharmonieux, indiscernable. 38 Paul Valéry, L’Invention esthétique, in : Œuvres I, éd. Jean Hytier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1412. 39 Le Chaos est à l’origine du monde, décrit par Ovide comme « masse informe et confuse qui n’était encore rien que poids inerte, amas en un même tout de germes disparates des éléments des choses, sans liens entre eux » (Les Métamorphoses, I, op. cit., p. 41). 40 La Délicatesse des sens, op. cit., p. 194. 41 Dans Medusa. Solving the mystery of the Gorgon (Oxford University Press, 2000, p. 31), Stephen R. Wilk note que Méduse est presque toujours présentée de face plutôt que de profil, contrairement aux figures mythiques généralement vues de profil.

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LIBÉRATION

Après Glycère, Pénélope et Méduse, les fleurs, la toile et les serpents, c’est sur le voilement à travers la figure de Calypso que je finirai ces quelques considérations sur le tressage esthétique. Herman Parret ne cache pas son attirance pour le voile de Maya et la réflexion nietzchéenne sur le voilement. Le voile de Maya n’est pas la toile de Pénélope qui cache une ruse, ni la tapisserie de la Dame à la licorne qui exemplifie la délectation des sens, ni même encore la toile de Pausias qui dénote les fleurs de sa bienaimée en imitant la nature. Autre chose se joue – se montre – dans Maya, que l’image de Calypso, à rebours de la grande tradition artistique occidentale du voile d’Aristote à Nietzsche, révèle à sa façon. En peinture et en sculpture, depuis l’Antiquité, les dames voilées sont légion : elles manifestent tantôt le deuil, la tristesse, tantôt le charme de la séduction. Rien ne séduit plus qu’un corps voilé, nous apprenait en effet déjà Diderot, puisqu’il appelle le désir de soulever le voile, d’aller voir derrière lui pour découvrir les formes de la nudité qu’il recouvre. L’art n’a pas pour vocation d’exhiber, de donner à voir, mais d’inciter à voir, de nous faire désirer voir. De manière significative, Diderot remarque à propos des corps nus qu’étale indécemment Boucher dans ses peintures : « Cet homme ne prend le pinceau que pour me montrer des tétons et des fesses. Je suis bien aise d’en voir, mais je ne veux pas qu’on me les montre. »42 Ce n’est pas seulement une question de décence morale pour ce philosophe, par ailleurs libertin à ses heures ; s’il se plaît à réclamer un peu plus de mystère, de retenue, de voilage des corps féminins dans ses Salons, c’est aussi et surtout pour des questions d’effet esthétique : « Quand on écrit, faut-il tout écrire ? Quand on peint, faut-il tout peindre ? De grâce, laissez quelque chose à suppléer par mon imagination. »43 Le voile est incitateur : il suggère en cachant, il interpelle en obstruant la vue, la main, le désir. Que nous apprend Calypso ? Elle est la nymphe qui retint Ulysse prisonnier sur son île durant plus de dix ans, dans un état de désir paradoxal. Homère raconte que son héros rêve en effet de regagner sa terre natale et son épouse, sans arriver toutefois à se soustraire aux charmes de la déesse. Durant les jours, lorsque Ulysse est en proie à la mélancolie et à son désir de quitter l’amante, celle-ci s’occupe à tisser. C’est ainsi devant son 42 Diderot, Salon de 1765, art. « Boucher. Angélique et Médor », in : Œuvres, op. cit., p. 312. 43 Diderot, Salon de 1763, art. « Boucher. La Bergerie », in : ibid., p. 247.

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métier à tisser qu’elle se trouve lorsque Hermès, le messager des dieux, vient la voir pour lui demander de laisser partir son amant : Il [Hermès] la trouva chez elle, auprès de son foyer où flambait un grand feu. On sentait du plus loin le cèdre pétillant et le thuia, dont les fumées embaumaient l’île. Elle était là-dedans, chantant à belle voix et tissant au métier de sa navette d’or. Autour de la caverne, un bois avait poussé sa futaie vigoureuse : aunes et peupliers et cyprès odorants, où gîtaient les oiseaux à la large envergure, chouettes, éperviers et criardes corneilles, qui vivent dans la mer et travaillent au large.44

Dans la magnifique édition illustrée de l’Odyssée que nous citons ici, l’artiste suisse Hans Erni représente Calypso derrière son métier à tisser dans des traits aux contours esquissés, avec un arrière-fond flou, comme pour obtenir l’effet de sfumato, d’incomplétude du dessin concourant à attiser l’imagination du spectateur (fig. 5). Calypso est nue, mais voilée : son corps n’est pas recouvert d’un tissu transparent, mais par les lignes mêmes du métier à tisser. Les fils dessinés de celui-ci forment en effet comme un voile entre son corps et les yeux du spectateur. Plus exactement, son corps est tressé dans les lignes du métier à tisser, auxquelles se mêlent des feuillages. Lignes rondes, circulaires, ondoyantes interfèrent avec les lignes droites, angulées du métier à tisser pour dessiner ce corps à la fois nu et obstrué par le dessin même qui la représente. Calypso est bien littéralement à fois derrière et dans cet écran de lignes, constituée par lui. Paradoxalement, le voile de Calypso ne comprend ni avant ni arrière, ni endroit ni envers, il est les deux à la fois, l’un à travers l’autre. Le voile de Calypso rend en effet visible ce qui ne l’est pas, il est l’harmonie de ce qui est effiloché, entre figuration et abstraction. Mais elle n’est pas une variante du voile de Maya qu’affectionne tant Herman Parret, ce voile qui ne dissimule rien, qui est pur voilement, sans relever davantage du voile dissimulateur de la tradition classique. Il ne s’agit en effet, comme nous l’avons dit, pas d’un voile, mais du métier à fabriquer le voile, de l’outil même du tissage qui tisse ce faisant cette image-voile que nous regardons, de façon autotélique. L’art de tresser, cet art si éminemment féminin, est ici une fois de plus célébré comme moyen même de création, et producteur d’un charme envoûtant. Ce charme, c’est à la fois celui qui retient et qui délivre, celui qui pousse à l’union et ouvre à l’éloignement. Calypso retient Ulysse, 44 Homère, Odyssée, trad. de Victor Bérard, lithographies originales de Hans Erni, Lausanne, André Gonin, 1957, vol. 2, p. 16.

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Fig. 5 : Homère, Odyssée, trad. de Victor Bérard, lithographies originales de Hans Erni, Lausanne, André Gonin, vol. II, 1957 [3 vol., 1957-1958] Source : © Werke Hans Erni Nachlass Hans Erni, Luzern / © Oeuvres Hans Erni Succession Hans Erni, Lucerne.

mais le laissera partir : sa toile-piège devient ici la possibilité même de sa liberté. C’est peut-être où se situe la toute-puissance de la femme, dans cet entre-deux des mailles du filet, des fils de la tresse qu’elle tisse, par lesquels elle retient et lâche, attire et libère à la fois celui auquel elle s’adresse – et permet, ce faisant, la relation esthétique comme expérience heureuse.

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Sans avoir donné une analyse exhaustive des formes du tressage, nous avons passé en revue cinq figures féminines emblématiques de la tradition artistique pour étudier les façons dont le tressage peut produire un effet esthétique sur le récepteur : la mystérieuse Dame à la licorne, l’ingénue Glycère, la rusée Pénélope, l’effroyable Méduse, l’insondable Calypso. La tresse, la couronne, les cheveux, le voile sont autant de motifs du tressage cultivés par les charmantes ou médusantes nymphes antiques, nous permettant de dégager les sens constitutifs de l’art du tressage : l’espacement comme écart, l’assemblage comme tuiling, la création par la décréation, le chaos par l’ondoiement versant dans l’indiscernable grouillis et le voile autotélique du faire. Dans tous ces cas, que ce soit de façon littérale ou métaphorique, le tressage implique le mouvement permanent d’assemblage et de désassemblage, d’union et de désunion, d’harmonisation et de différenciation. Aussi serrés soient la tresse, la trame, le tissu, les fils n’opèrent ensemble que dans leur nouement différentiel, qui suppose un espace différenciateur, un espace fût-il infime et imperceptible, qui conditionne leur action transformatrice : espace de création, de rêve et de liberté, de sensation des plus douces aux tremblements les plus forts, c’est là, dans l’œil de l’entrelac, que le bonheur de l’expérience esthétique trouve sa source. Car le voile de séduction ou de répulsion n’a de sens que dans son interférence avec un lecteur ou un spectateur sensible ; et c’est entre l’art et l’effet esthétique, dans cet entre-deux de l’œuvre et de son récepteur, que tout un éventail d’émotions fonde le bonheur vital éprouvé par le felix æstheticus.

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La Legenda Maior de Bonaventure de Bagnoregio (1262) relate un évènement qui aurait eu lieu à Rieti en 1225, lors d’une maladie de saint François : … une nuit tandis que celui-ci veillait et méditait sur le Seigneur, retentit soudait une cithare d’une merveilleuse harmonie et d’une très douce mélodie. On ne voyait personne, mais le va-et-vient même du bruit indiquait les allées et venues d’un cithariste. L’esprit tourné vers Dieu, en ce chant au son très doux il jouit d’une grande douceur qu’il croyait avoir entièrement changé de siècle.1

La mélodie céleste, irrésolue, hésitante, fluctuante, accompagne la souffrance de François, aux confins de la vie et de la mort. Représenter ce miracle en peinture implique d’insurmontables entraves2. La plus importante est qu’en peinture la vision doit usurper l’audition : « on ne voyait personne mais… » (non videbatur aliquis sed…). C’est probablement la raison pour laquelle les plus anciennes images connues, datant du XVe siècle (telle la miniature issue d’un atelier ombrien et conservée au Musée Franciscain de Rome3) ont opté pour une mise scène focalisant le réceptacle de l’audition, en l’occurrence le corps du saint, tout en laissant les autres acteurs de l’histoire, pour ainsi dire, « hors cadre » (fig. 1). En dépit de ces difficultés, au XVIe siècle les peintres se sont confrontés à maintes reprises aux exigences de la figuration sonore. Malheureusement, les tableaux réalisés par Francesco Vanni en 1592 ou 1595, ayant une valeur inaugurale, ne se sont pas conservés, mais des gravures témoignent de leur succès (fig. 2 et 3). Ici, la scène se déroule à l’extérieur et le cithariste céleste dont parle le texte, transformé en violoniste, n’est visible qu’au spectateur. François, lui, les yeux mi-clos, tourne la tête, tandis que l’oreille, bien en vue, est mise en exergue comme organe 1 Legenda Maior 5, 11. Tr. fr. : François d’Assise. Écrits, vies, témoignages, éd. par J. Dalarun, Paris, Cerf, 2010, t. II, p. 2287-2288 2 Voir Elisabeth Oy Marra et alii, (éds.), Intermedialität von Bild und Musik, Munich, Fink, 2016. 3 Voir Fabien Guilloux, Saint François d’Assise et l’ange musicien. Thème et variations iconographiques dans les collections du Museo Francescano de Rome, Rome, Istituto Storico dei Capucini, 2010.

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Fig. 1 : Anonyme (Ombrie, vers 1457), Quomodo angeli in infirmitate ipsius citaram percuciebant, peinture polychrome sur vélin (60 × 65 mm), 1457.

perceptif essentiel. Dans la variante qui reprend le tableau perdu de la chapelle de San Francesco dans la basilique Santa Maria Maggiore de Rome (fig. 2), l’angelot est représenté en train d’accorder son violon. Il flotte sur un nuage, transpercé par des rayons atteignant l’oreille du saint. Le son rayonne. On assiste ainsi à un double déplacement de l’auditif vers le visuel (ou du visuel vers l’auditif). Comme l’a montré Fabien Guilloux4, la synergie sensorielle ici à l’œuvre a comme point de départ un autre texte-base, postérieur à la Legenda Maior : I Fioretti (vers 1375). … comme saint François était très affaibli corporellement, tant par sa grande abstinence que par les combats des démons, et qu’il voulait réconforter son corps par nourriture spirituelle de l’âme, il commença à penser à la gloire sans mesure et à la joie des bienheureux de la vie éternelle ; et là-dessus il commença à prier Dieu qu’il lui concédât la grâce de goûter un peu de cette joie. Comme il était en cette pensée, il lui apparut tout à coup un Ange d’une très grande splendeur (subito gli apparve uno Angelo con grandissimo isplendore), qui tenait une viole de la main gauche et un archet de la droite ; et comme saint François 4

Fabien Guilloux, op. cit. p. 32 et suiv.

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Fig. 2 : Raphael I Sadeler, Deus Cordis mei Deus meus et omnia, gravure en taille-douce au burin (107 × 78 mm), 1598-1615.

Fig. 3 : Agostino Carracci, S. Francesco d’Assisi, gravure en taille-douce au burin (302 × 245 / 300 × 240 mm), 1595.

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demeurait tout frappé de stupeur à la vue de cet Ange (tutto stupefatto nello aspetto di questo Angelo), celui-ci passa une fois l’archet sur la viole. Aussitôt une grande suavité de mélodie enivra de douceur l’âme de saint François (senti tanta suavitate di melodia che indolci l’anima di Santo Francesco) et la fit défaillir, et elle était si grande que, selon ce qu’il raconta ensuite à ses compagnons, il lui semblait que si l’ange avait tiré une seconde fois l’archet, son âme, par cette intolérable douceur, se serait séparée de son corps.5

On aura sans doute remarqué la manière dont ce texte introduit, par rapport aux anciennes sources, la thématique visuelle : vue et écoute dialoguent et leur conjugaison se répercute sur le rapport âme / corps. Le dépassement des dichotomies sensorielles dans le contact avec le Divin était, au moins depuis saint Augustin, un topos théologique : … la vue et l’ouïe, en tant sens que sens corporels, sont deux sens distincts, mais dans l’âme, voir et entendre sont choses identiques.6

Dans les milieux franciscains, les deux gravures témoignant d’un tableau perdu (fig. 2 et 3) reprennent le même thème par des écarts minimaux, mais significatifs. Dans la première (fig. 2), l’angelot-bambin correspondant proportionnellement à un autre niveau de réalité, accorde le violon, en préparant par là l’accord mystique. Dans la seconde, l’ange-adolescent passe l’archet sur les cordes. Le texte indique que ce mouvement est dirigé vers le haut (« in su sopra la viola »), en provoquant la « sus-pension » de l’âme (« indolci l’anima di santo Francesco e sospesela da ogni sentimento corporale »). Un second mouvement, vers le bas (« se lo Angelo avesse tirato l’archetto in giuso… »), pourrait muer, dit le texte, la suspensio animae en mors mystica (« per l’intorelabile dolcezza l’anima si sarebbe partita dal corpo »). Je me plais à croire que le tableau perdu de Vanni (et la gravure d’Agostino Carracci qui le reprend), focalisai(en)t justement cet entre-deux. Je me plais aussi à croire que ce tableau perdu se plaçait au croisement de la mystique franciscaine avec la théorie des affetti opérant tant dans la musique que dans l’art figuratif autour de 16007. * 5 Fioretti, tr. fr. : Saint François d’Assise. Documents. Écrits et premières biographies, éd. par Th. Desbonnes et D. Vorreux, Paris, Éditions Franciscaines, 1981, p. 1227 (trad. retouchée). 6 Augustin, De Trinitate, XV, X, 18, trad. fr. P. Agaësse, Paris, Bibliotheca Augustiniana, 1955, t. XVI, p. 468-469. Voir à ce propos Jean-Louis Chrétien, La Voix nue. Phénoménologie de la promesse, Paris, Minuit, 1990, p. 89, ainsi que les belles pages d’Herman Parret, La Voix et son temps, Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 9-19. 7 Voir Luca Zoppelli, « Lo “stile sublime” nella musica del Settecento : premesse poetiche e recettive », Recercare n° 2, 1990, p. 71-93.

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Fig. 4 : Guercino (Giovanni Francesco Barbieri, dit le Guerchin), Saint François en extase avec saint Benoît, 1620, huile sur toile, 262 × 180 × 5 cm, Paris, Louvre.

J’ai trouvé nécessaires toutes ces considérations afin de pouvoir mieux cerner la façon tout à fait particulière dont, vers 1620, de thème fut abordé par le Guerchin (fig. 4 et 5)8. La notation se trouvant dans Felsina pittrice 8 Pour le Guerchin et la musique, voir Daniele Benati et alii, Guercino e la musica : opere di Carlo Bononi, Guercino e Cesare Gennari, Cento Cassa di Risparmio di Cento, 2014 et Giancarlo Mandrioli, « L’influenza della musica in Guercino. Paesaggio sonoro e memoria affettiva », in : Guercino. Poesia e sentiment della pittura del’600 (cat. expo.), De Agostino, Novarra, 2003, p. 95-100.

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Fig. 5 : Guercino (Giovanni Francesco Barbieri, dit le Guerchin), Saint François en extase, 1620, huile sur toile, 113 × 79,5 cm, Varsovie, Muzeum Narodowe.

de Carlo Cesare Malvasia (1678) nous éclaire seulement partiellement à ce propos. Guercino, dit le biographe, fece un San Francesco in S. Pietro di Cento, con un Angelo che suona il violino, & un’altra d’un San Benedetto »9. Le texte parle-il de deux tableaux (l’un représentant saint François et l’ange et l’autre saint Benoît) ou bien, par une syntaxe troublée, d’un seul tableau à plusieurs personnages ? 9

Carlo Cesare Malvasia, Felsina Pittrice (1678), Bologne, 1841, t. II, p. 260.

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Un tableau se trouvant au Louvre (fig. 4) nous fait pencher vers cette seconde hypothèse, tout en nous faisant réaliser les enjeux de l’ambiguïté à l’œuvre dans la notice de Malvasia. La scène dissocie et réunit visible et audible et réussit, par clivage, la réalisation contrastante d’une vision sonore. Benoît scrute le ciel (mais voit-il vraiment ?). François tend l’oreille (mais écoute-il réellement ?). Quant à l’ange, celui-ci occupe, pour ainsi dire, une place qui déplace : le visible vers l’audible, l’audible vers le visible. Le dialogue de l’ange musicien avec François frise le paradoxe. On a affaire probablement à une des raisons pour lesquelles, le Guerchin simplifiera postérieurement la composition. Dans des variantes ultérieures (fig. 5) François est seul avec l’ange, unis par les lois, fortes à l’époque, de la composition en diagonale. Ce qui fait spectacle maintenant est sans doute la singulière mise en scène de la perception auriculaire. Par une gestuelle impétueuse, François s’en dérobe. Tant la vision que l’audition sont objet d’un double rejet mais ce rejet, paradoxalement, ne fait que mettre en évidence la résonnance de l’intrigue perceptive. Par rapport à l’iconographie liminaire, l’impact sonore du prodige en ressort renforcé. Comme chez Vanni (et Carracci) le corps est le réceptacle de l’audition, mais le corps défaillant des débuts (fig. 2 et 3), est remplacé par le corps résonnant de François (fig. 5). Tout le tableau est conçu maintenant comme un espace acoustique et son punctum proximum, le corps de François, est envisagé, en dépit (ou bien à raison) de sa torsion adversative, comme une caisse de résonance, comme un corps sonore. La mise en scène du rejet auditif mérite une halte. Assumer ou repousser le présent sonore implique(nt) une tension sensorielle difficilement contrôlable. On le sait : « les oreilles n’ont pas de paupières »10. Mais pas chez le Guerchin : un bras (une main) levé(es) joue(ent) ce rôle. La main protectrice de François est – pourrait-on dire – « la paupière de son oreille ». Langage des affetti et codification rhétorique sont ici à l’œuvre. Ainsi, plus tard, lorsque John Bulwer rédigera sa Chirologie, consacrée – dit- il – au « langage naturel de la main » – l’exhibition de la main la paume ouverte (fig. 6) sera envisagée comme désignant l’acte de protection. Mais tout laisse comprendre que pour le Guerchin, percevoir et/ou repousser l’audition est une affaire du corps tout entier. On se confronte de cette façon à une réflexion autour du « corps résonnant » sur laquelle le même peintre revint à plusieurs reprises. 10 Pascal Quignard, La Haine de la musique, Paris, Calmann-Lévy, 1996 p. 107 et JeanLuc Nancy, A l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 34.

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Fig. 6 : John Bulwer, Chirologia: or the naturall language of the hand. Composed of the speaking motions, and discoursing gestures thereof. Whereunto is added Chironomia: or, the art of manuall rhetoricke. Consisting of the naturall expressions, digested by art in the hand, as the chiefest instrument of eloquence, London, Thomas Harper, 1644.

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Fig. 7 : Guercino (Giovanni Francesco Barbieri, dit le Guerchin), Saint Jérôme et l’ange de l’Apocalypse, vers 1620, huile sur cuivre, 42,5 × 47,5 cm, Paris, Louvre.

Les différentes représentations de Saint Jérôme et l’ange du Jugement dernier, datant toutes des années 1620, offrent « la mise à nu » de cette réflexion (fig. 7). L’ange fait irruption dans l’espace du tableau et avec lui l’éclat de sa trompette. Le corps à moitié nu du saint vibre. Le lointain retentit au plus près et le saint en est atterré (variante du Louvre) ou simplement abasourdi (variante de Moscou). Cette réaction violente est aussi une de protection : face au son de la trompette du Jugement dernier, face au messager venu de loin. Comme très souvent, le commentaire de Malvasia est extrêmement laconique, mais pas moins acéré pour autant : … il S. Girolamo, che al suono che fa della tromba del Giudicio finale l’Angelo, semimorto cade.11 11

Malvasia, op. cit., t. I, p. 103.

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La présence sonore bouleverse. Et le corps abattu de Jérôme est un corps sonore, sonorisé, résonnant. On aura de la peine à déceler d’une façon linéaire la stricte circulation iconographique de la sonorisation du corps chez le Guerchin. Le refoulement de la vision phonique est plus justifiée, ou plus justifiable, dans le cas du tintamarre apocalyptique (fig. 7) que dans celui de la musique angélique (fig. 1-5). Plutôt qu’à une extension iconographique on a ici affaire à une divergence. Néanmoins un point de convergence affleure. Il dépasse les enjeux iconographiques et concerne en première lieu la mise en scène picturale de la résonance. Tout comme Jérôme (fig. 7), François (fig. 2-5) entend, tout en se dérobant à l’écoute. Le son est là, mais au lieu d’y prêter l’oreille François prie au silence. C’est le moment de revenir à l’espace sonore du tableau liminaire du Guerchin (fig. 4). Le clivage de la tension auriculaire entre « entendre » et « écouter » (sentire / ascoltare) est si flagrant que l’on commence à justifier le lapsus de Malvasia : « Fece un San Francesco […] con un Angelo che suona il violino, & un’altra d’un San Benedetto ». On pourrait résumer l’intrigue sonore de ce tableau comme suit : tandis que Benoît est à l’écoute d’une sonorité qui ne lui est pas adressée, François s’en dérobe. Il entend, certes, mais repousse l’écoute. Le sonore apparaît et s’évanouit. La présence sonore, offerte à la vue par l’Ange flottant sur un nuage, est fluctuante. Alessandro Striggio, librettiste de Monteverdi en 1607 aurait pu peut-être lui prêter le langage qui suit : Io la musica son, ch’ai dolci accenti So far tranquillo ogni turbato core Et hor di nobil’ira hor d’amore Poss’infiammar le più gelate menti Io su cetra d’or cantando soglio Mortal orecchio lusingar tal’hora E in questa guisa a l’armonia sonora De la lira del ciel più l’alme invoglio.12

12 Tutte le opere di Claudio Monteverdi, ed. Gian Francesco Malpiero, Vienne, Universal Edition, 1926, XI, 4-5 (apud Steven E. Plank, « Uno miracolo da far stupire…, Franciscan Studies 71, 2013, p. 445-461, ici p. 455.

LE SILENCE DANS L’ART Stefania CALIANDRO Crois-moi, démon aux éruptions tapageuses et infernales ! les plus grands événements – ce ne sont pas nos heures les plus bruyantes, mais nos heures les plus silencieuses.1

Ainsi parlait Zarathoustra – dans l’essai de Friedrich Nietzsche portant ce titre – lorsque, de retour après avoir pris le large vers une île volcanique, censée être placée comme un rocher devant la porte de l’enfer, le personnage raconte sa conversation avec « le chien de feu ». Il lui aura fallu descendre la voie étroite traversant le volcan, atteindre la porte de l’enfer, plonger dans l’abîme, pour voir « la vérité nue » : la terre a une peau malade, l’une de ses maladies est l’homme, une autre est l’amalgame de sel, mensonges et platitude, dénommé chien de feu. Contre ce « ventriloque de la terre », mais également contre les « hurlements » et la fumée qui accompagnent les prétendus « grands événements », contre les « inventeurs de fracas nouveaux », Nietzsche incite à redécouvrir le silence, vrai incubateur des valeurs nouvelles autour desquelles gravite le monde : « il gravite, en silence ». À l’encontre d’un silence saisi par voie négative comme un manque, une absence ou une suppression de la voix, du son, du bruit, à l’encontre du silence conçu comme une dénégation du perceptible, voire comme une impossibilité d’esthésie, le philosophe ainsi que divers artistes dans l’époque contemporaine amènent à réévaluer le potentiel du silence, la puissance esthétique qu’il décèle. Tout comme le blanc et le noir absolus, le vide ou le rien, qui partagent plusieurs traits épistémiques avec lui, le silence est inexistant, est une impossibilité, pourtant incontournable pour appréhender voire nous ouvrir à ce qui, sans lui, demeurerait insaisissable. Le silence éveille la sensibilité, l’invite à franchir le seuil du perceptible, à capter ce qui, par limite physique ou habitudes culturelles, n’est pas relevé par nos sens. Que le silence soit porteur de qualités plastiques et abrite des valeurs signifiantes s’en était notamment aperçu Wassily Kandinsky, l’associant 1 Friedrich Wilhelm Nietzsche, « Des grands événements », in : Ainsi Parlait Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne, 1885 (trad. fr. dans le projet ebook Gutenberg, 2004, revu 2005).

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au blanc. Pour lui comme pour d’autres artistes à même d’un changement radical dans la continuité des formes, la réflexion s’ébauche, en pointillé, à un moment de transformation essentiel pour l’évolution de l’esthétique. Dans une conférence non prononcée, rédigée en 1914 et reconstruisant son parcours vers l’abstraction, le peintre décrit les conditions conduisant à la disparition de l’objet dans ses tableaux. Il fait référence à une année cruciale où il appréhende « la résonance fondamentale » de la couleur, « le caractère intime inné » de celle-ci, variable « à l’infini », qui rend même l’élément le plus indifférent hautement expressif : En Allemagne l’été 1911 fut exceptionnellement chaud et s’étira désespérément. […] J’avais l’impression de me trouver en présence d’un malade grave qui doit transpirer à tout prix mais résiste à tous les traitements qu’on lui fait subir. […] Le souffle lui manque. Subitement, la nature m’apparut blanche ; le blanc (le grand silence – plein de choses possibles) se montrait partout et s’étendait visiblement. Je me suis souvenu plus tard de ce sentiment, en observant que j’avais accordé au blanc un rôle spécial, soigneusement étudié, dans mes tableaux. Je sais depuis ce moment quelles possibilités insoupçonnées cette couleur fondamentale recèle.2

Engagé sur les questions de synesthésie et de résonance ou sonorité que les éléments plastiques sont capables de susciter, Kandinsky définit le blanc, « le grand silence », non pas en termes privatifs, mais comme plein de possibles. L’imbrication de sensations relevant de différents sens ou médiums n’est pas inusuelle dans la pensée de l’artiste qui à cette époque avait déjà beaucoup œuvré et théorisé à cet égard3. L’association du blanc au silence paraît cependant suggérer la reconnaissance d’une dimension minimale qui leur serait commune : un plan des possibles d’où à tout moment un trait figural peut surgir, à la fois réservoir et garant d’un renversement possible fond / figure. Une conception proche d’un potentiel qui est tout sauf le rien anime les explorations de John Cage concernant le silence. Si, comme le blanc en peinture, le silence est dans une certaine mesure un ménageur d’attention, 2 Wassily Kandinsky, « Mein Werdegang », [1914], texte de conférence non prononcée, publié dans Wassily Kandinsky und Gabriele Münter, Johannes Eichner (dir.), Munich, Bruckmann, 1957 (trad. fr. partielle : Wassily Kandinsky, « Conférence de Cologne », in : Écrits complets, t. II: La forme, Paris, Denoël-Gonthier, 1970, p. 268-279, spéc. p. 275. 3 Cf. notamment l’ouvrage de W. Kandinsky Klänge, paru chez Piper en 1912 et réunissant 38 poèmes en prose, écrits entre 1908 et 1912, et 56 gravures dont 12 en couleur, les plus anciennes datant de 1907 (une édition française, intitulée Résonances, est parue en 2015, incluant le fac-similé de l’original en allemand, la traduction française par Philippe Soupault, un essai et un appareil critique de Philippe Sers).

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Fig. 1 : Wassily Kandinsky, Cosaques, 1910-11, huile sur toile, 946 × 1302 mm. Tate Gallery. Photo © : Tate

s’il aiguise la sensibilité sur ce qui est susceptible d’être perçu, en fournissant un arrière-fond à l’ouï, le compositeur pointe pourtant à son impossibilité. Dans une lecture-performance de 1949 sur le rien, Cage déclamait : There is not enough / of nothing in it.

soit, en français : « Il n’y a pas assez / de rien dedans. »4 Cette affirmation, très radicale, sera corroborée, sur le plan sonore, dans le silence en chambre anéchoïque à l’université de Harvard lorsque les parois absorbantes ne lui empêchent pas de faire l’expérience des bruits de son propre corps, notamment les moins ouïs usuellement, tel le son de la circulation sanguine5. De ces observations découle la composition 4’ 33”, écrite et présentée la première fois en 1952, dans laquelle l’interprète doit s’abstenir de jouer l’instrument de musique engagé. Improprement définie 4 John Cage, « Lecture on Nothing » [1949], in : Silence. Lectures and writings by John Cage, Hanover (États Unis), Wesleyan University Press, 1961, p. 109-126, spéc. p. 124 (trad. fr. « Discours sur rien », in : Silence. Discours et Écrits, Paris, Denoël, 1970 ; rééd. 2004, p. 68-83, spéc. p. 81, texte organisé en mesures et unités de structure rythmique, qui doit être lu selon les indications imparties). 5 Cf. John Cage, « Experimental music », in : Silence. Lectures and writings by John Cage, op. cit., p. 7-13, spéc. p. 8.

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Fig. 2 : Alphonse Allais. Marche funèbre composée pour les funérailles d’un grand homme sourd, détail, dans Album Primo-Avrilesque Paris, Paul Ollendorff éditeur, 1897, p. 25. Source © : gallica.bnf.fr / Bibliothèque Nationale de France.

comme du silence, la pièce visait, en principe, à rediriger l’attention du public vers les sons présents dans la salle, voire les bruits émis par l’auditoire lui-même, en réinvestissant par ailleurs la réflexion de l’auteur sur l’indétermination. Comme il l’explique : « Le silence n’existe pas. Il se passe toujours quelque / chose qui produit un son. / Nul ne peut avoir d’idée / une fois qu’il se met à écouter véritablement. / […] »6. À l’encontre de la négation du sonore, le silence induit une irrésistible sensibilisation à l’écoute. Loin des positions conceptuelles des partitions de Marcel Duchamp7, exploitant lui aussi mais autrement l’idée du hasard, l’expérience du silence est, pour Cage, une ouverture à la limite de l’audible : franchissant le seuil du communément perçu, le silence devient une toile de fond inatteignable pour affiner l’ouïe et entendre à la fois l’environnement et le corps vivant. 6 Extrait tiré de John Cage, « 45’ pour parleur » (1954), composition où la lecture d’écrits accompagne l’audition de la pièce ; reproduit dans : John Cage, Silence. Discours et Écrits, Paris, Denoël, 1970, p. 147. 7 Voir Marcel Duchamp, Erratum Musical et La Mariée mise à nu par ses célibataires même. / Erratum Musical, toutes deux de 1913.

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La Marche funèbre composée pour les funérailles d’un grand homme sourd d’Alphonse Allais, dont la verve sagace devançait en 1897 les évolutions esthétiques du siècle suivant, joue en revanche sur la négation du sonore. Le refus de donner à l’audible une quelque voie d’expression à la fois contraste et renforce les moyens couramment employés pour rendre lisible et exécutable l’écriture musicale. Marche funèbre… est constituée d’une partition avec un ensemble de portées dont les lignes et interlignes n’accueillent aucune figure de note ou de silence. L’indication rythmique « Lento rigolando » – gallicisme simulant, dans un italien improbable, l’expression « Doucement en rigolant » – démasque la couleur de ce système de notation dépourvu de signes de musique, tandis qu’un « T. S. V. P. » discrètement apposé en bas de page incite, en toute ironie, à découvrir d’autres portées également vierges dans la page suivante. Publiée dans l’Album Primo-Avrilesque par ce même écrivain et humoriste qui, inspiré par le tableau entièrement noir Combat de nègres dans le tunnel (1882) de Paul Bilhaud, avait aussi été l’auteur d’une série de monochromes aux titres tout aussi illustratifs et paradoxaux8, l’œuvre d’Allais poursuivait l’esprit et l’attitude engagés dans les expositions des arts incohérents, où seules des œuvres non sérieuses étaient admises. Il s’agissait moins de parvenir à une représentation sans objet, non figurative, que de défaire les mailles du lien référentiel du langage à son objet, d’insister sur une ekphrasis excédant l’observable, jusqu’à en révéler la pente vers l’insensé. Parmi ses tableaux monochromes, présentés chacun avec un encadrement graphique stylisé contenant également le titre, Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige, par exemple, se laisse entendre comme la représentation du sujet évoqué dans l’intitulé, alors que, visuellement, seule la couleur blanche, recouvrant de façon uniforme la surface, se prête à un ancrage minimal et symbolique de ce qui y est annoncé. Renchérissant sur l’absurde, le calembour et la parodie qui étaient sur le devant de la scène des réalisations et des activités des arts incohérents, Alphonse Allais charge les mots et le langage d’une capacité descriptive telle que les autres moyens d’expression s’en trouvent ôtés ; le décalage provoqué par le métadiscours sur l’œuvre déjoue finalement les attentes que les formes écrites engendrent au sein même de la création visuelle 8 L’Album Primo-Avrilesque (1897) d’Alphonse Allais réunit notamment une « Reproduction du célèbre tableau » de Paul Bilhaud, avec le titre légèrement modifié en Combat de nègres dans une cave, pendant dans la nuit, puis ses propres monochromes, ainsi que Marche funèbre composée pour les funérailles d’un grand homme sourd. Alphonse Allais, Album Primo-Avrilesque, Paris, Paul Ollendorff éditeur, 1897, disponible sur https:// gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86263801.

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ou sonore. Ainsi, la préface avec laquelle il introduit le public à Marche funèbre… oriente et prépare la réception de sa composition inaudible : L’AUTEUR de cette Marche funèbre s’est inspiré, dans sa composition, de ce principe, accepté par tout le monde, que les grandes douleurs sont muettes. Les grandes douleurs étant muettes, les exécutants devront uniquement s’occuper à compter des mesures, au lieu de se livrer à ce tapage indécent qui retire tout caractère auguste aux meilleures obsèques.9

La radicalité de ce propos, à la fois rigoureux et loufoque ou, mieux, loufoque du fait de la rigueur qui soutient la logique de l’œuvre, réduit le potentiel de la partition à un graphique évidé de toute réalisation possible, l’exécution de la marche étant limitée à une mensuration aberrante. Sans manifestation perceptible sur le plan sonore, l’œuvre devient visuelle, transforme l’outil de support musical, ayant fonction de notation processuelle, et lui confère la valeur d’une mise en forme. Déniant l’exécution musicale de la marche, l’écriture relève alors la dimension conceptuelle de la partition, signe d’une figurativité sonore demeurant virtuelle, vouée dès lors à l’inconsistance. Le silence qui en résulte, en l’occurrence, n’est pas proprement issu d’une soustraction du son, mais procède de l’expression d’un indicible, d’un inaudible, telle qu’une douleur muette, un inexprimable porté au comble du saugrenu, en toute cohérence avec une esthétique se disant incohérente. Continuant nos promenades hasardeuses parmi des œuvres très disparates, rassemblées sans enchaînement chronologique, et suivant des affinités sémiotiques intuitivement repérées, nous nous apercevons que le silence est très souvent saisi en tant que catalyseur d’antinomies, qu’il convoque conjointement un potentiel et le néant, qu’il constitue à la fois le degré zéro des possibles et la concrétion du non advenu. De toute évidence, les artistes qui se sont penchés à l’explorer étaient, en général, parmi les plus enclins à franchir les champs spécifiques des arts, que ce soit par l’hybridation des médiums, l’exploitation concomitante du sonore et du visuel, la contamination des genres artistiques et musicaux ou, encore, l’investissement dans des domaines trans-médiums comme la poésie visuelle qui, en soi, fait appel à diverses modalités d’appréhension sensible. En ce sens, il n’est pas trop étonnant que même Filippo Tommaso Marinetti, écrivain et théoricien du futurisme, aussi poète à l’origine des mots en liberté se déployant dans la spatialité de la page vierge, explore la puissance du silence dans ses aspects oxymoriques. En 1933, il réalise 9

Signée « A. A. », la préface est en italique. Ibidem, p. 21-26, spec. p. 23.

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I silenzi parlano tra di loro (Les silences parlent entre eux), composition musicale diffusée à la radio, qui capte bruits et sons de vie ordinaire – une trompette, un bébé qui pleure, un tracteur, une interjection de stupeur… – et y intercale des silences, tantôt assez longs, tantôt très courts10. Or ces silences sont au cœur de la pièce, en constituent le thème principal, comme le met en exergue le titre. Celui-ci, en fait, non seulement nous rappelle qu’un silence peut être parlant, que le fait de se taire ou d’arrêter tout bruit peut avoir une valeur fortement expressive et donc signifiante, mais affirme plus précisément que les silences sont en mesure de parler entre eux, qu’ils se répondent, qu’à travers eux un échange a lieu. Par contraste avec l’avènement d’une ère moderne tonitruante, regorgeant de nouveaux bruits de la civilisation industrielle, mécanique et techno-électrique, de voitures vrombissantes, d’éclats d’artillerie et de détonations de guerre, tel que l’avait proclamé et exalté le premier futurisme – notamment l’ouvrage Zang Tumb Tuuum (1914)11 du même Marinetti et l’essai L’art des bruits (1913) de Luigi Russolo, inventeur également d’instruments de musique appelés intonarumori (bruiteurs) –, dans la composition I silenzi parlano tra di loro, beaucoup plus tardive, Marinetti paraît redécouvrir le potentiel du silence, sa capacité de signifier, voire d’être tacitement vecteur de communication. Bien que lointaines dans le temps et distantes au vu de leurs contextes historiques, la confrontation des deux compositions de Marinetti et de Cage aide à comprendre la diversité de leurs approches et conceptions en ce qui concerne le silence. Dans ses expériences radiophoniques, Marinetti travaille le silence quasiment comme les sons et les bruits, il lui reconnaît une dimension communicative, la faculté d’entrer en dialogue avec d’autres silences, sinon en résonance avec eux, mais le considère pour cela, à l’instar des autres éléments plastiques et musicaux, comme une composante, un élément dont la sémantique se construit en interdépendance, même si par retrait en négatif, avec les autres événements sonores12. C’est grâce aux bruits qui participent de la composition que le silence acquiert son sens ou, encore, qu’il parvient à se spatialiser, à évoquer un espace intime 10 Un enregistrement peut être écouté sur https://soundcloud.com/paragrafosdeaudio/ som59. 11 Réunissant des poèmes visuels ou concrets publiés dans les journaux entre 1912 et 1914, le volume fut publié en 1914 à Milan par les « Edizioni futuriste di “poesia” ». 12 Parmi les enregistrements radiophoniques Sintesi radiofoniche de Filippo Tommaso Marinetti, outre à I silenzi parlano tra di loro, il y a une composition au titre fort emblématique : Costruzione di un silenzio (1933). Cf. notamment https://digilander.libero.it/ sitographics/musiche%20futuriste.htm et, pour l’écoute, https://www.youtube.com/ watch?v=xQx5D042BC4.

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(l’interjection, les pleurs) ou à ébaucher le paysage (agraire, de la ville…). Autrement dit, c’est par la figurativisation des bruits, qui d’un même coup renvoient aux objets qui les auraient engendrés et deviennent figures de composition, que le silence peut, lui aussi, faire figure, émerger du substrat figural le reléguant d’ordinaire au fond. Très différente est la façon de penser et d’investir le silence dans l’œuvre de Cage. Non seulement le silence, pour lui, est une aporie, mais il incite à le pénétrer comme des couches de sédimentation du sensible que l’oreille est invitée à explorer ; il encourage à cet effet l’auditeur à accroître en finesse son seuil d’attention. Cage poursuit et fait sienne une certaine idée du silence disposant à la concentration, qu’il avait reçue de l’ahurissante composition d’Erik Satie Vexations (1893), où un seul et court motif musical peut se jouer 840 fois de suite. Lors de l’exécution de celle-ci, jamais advenue publiquement avant que Cage en prenne l’initiative en 196313, la répétition engendre un tas d’états d’âme qui vont de la crispation à la lassitude, en fonction aussi de menues nuances dans le ressassement. Dans une note introduisant sur la partition, Satie suggérait de se préparer à cette longue absorption physique et psychique « dans le plus grand silence »14. De façon à la fois similaire et dissemblable, questionnant l’économie de centration perceptive par laquelle nous gérons d’ordinaire l’écoute, dans 4’33” de Cage le silence devient un grand vecteur et condensateur de l’attention, il révèle le potentiel esthétique et musical de sons et bruits souvent non observés que l’arrière-plan de l’audible contient. Dans celui-ci il n’y a jamais assez de silence, tout comme il n’y a pas assez de rien. En dépit des optiques et réalisations radicalement différentes, les deux compositions de Marinetti et de Cage suscitent l’idée que l’expérience artistique ou musicale permet de concevoir le silence non seulement comme un moment d’éclosion d’aspects esthétiques et signifiants souvent inaperçus, mais également comme le lieu où un partage prend forme. Si, de façon générale, toute œuvre met en jeu un partage du sensible, et qu’elle opère un échange à la fois entre sujet et objet et au sein de la 13 Découverte après la mort de l’auteur, la composition fut portée en 1947 à l’attention de John Cage, qui en décida la première réalisation publique en 1963, à New York, avec une dizaine d’interprètes jouant au piano en rotation. Parmi les pianistes étaient Cage luimême et David Tudor, le premier exécuteur public de 4’33”. Cette première de Vexations dura plus de 18 heures. 14 Comme l’indique la note de Satie sur la partition, l’immobilité doit également être recherchée pour se préparer à l’exécution : « Pour se [sic] jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses ». Vexations a été jouée au musée MACRO à Rome dans la nuit du 23 octobre 2021 jusqu’à l’après-midi du jour suivant.

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communauté – et cela même lorsque la réception se fait en solitaire –, ces explorations autour du silence montrent que l’interaction esthétique déborde la question de l’expression, de ce qui y est « dit » ou exprimé, quelle que soit la forme de l’expression. L’échange entre œuvre et observateur procède d’un contact atypique15, excédant le « mode d’action discursif » « créateur de communion sociale » qu’engendre, d’après les études sémio-anthropologiques, un certain usage du langage et des gestes, à savoir le phatique16. À ce propos, Bronisław Malinowski avait en particulier remarqué comment, dans des situations d’action concertée chez les Mélanésiens, l’emploi de paroles, parfois même évidées de signification, devenait le moyen pour créer un sentiment de camaraderie, une communion phatique, et permettait ainsi de « [r]ompre le silence »17. Or, la puissance des renversements opérés par l’art amène à comprendre que le silence, cette toile de fond qui rend possible l’expression artistique, peut devenir le moment même du partage, instaurer une communication profonde passant par l’inexprimé, voire l’inexprimable. Plutôt que de briser le silence, que de le considérer comme gênant, l’art parvient alors, paradoxalement, à miser sur lui, à donner force à ce qui ne relève pas du dicible, à ce qui, finalement, ne pourrait être entendu que par le partage d’un imperceptible. Le silence, tout comme l’apparente absence de formes, peut ouvrir à la saisie d’autres types de fréquences et de vibrations qui ne participent pas du champ directement accessible à nos organes sensoriels. C’est cette voie qui semble avoir été parcourue avec la réalisation de Music for Solo Performer (1965), exécutée par et sur le corps de son auteur, le compositeur Alvin Lucier. La performance musicale découle de la transduction et de l’amplification de l’électromagnétisme humain : au moyen d’électrodes capteurs des ondes alpha émises par le cerveau, l’activité mentale est transposée en sons, et s’intensifie lorsque, les yeux fermés, le musicien s’adonne à un état méditatif plus libre. Le silence est, en l’occurrence, la condition 15 Ce n’est pas le lieu d’articuler ici la question complexe du contact et de l’interaction esthétique. 16 Louis Marin, « “Allo! J’écoute…” : brèves variations sur la fonction phatique/ téléphonique », Traverses, n° 16, (« Circuits / Courts circuits »), p. 3-9, spéc. p. 9. 17 « The breaking of silence, the communion of words is the first act to establish links of fellowship, which is consummated only by the breaking of bread and the communion of food » (Bronisław Malinowski, « The Problem of Meaning in Primitive Languages », in : The Meaning of Meaning. A Study of Language upon Thought and of The Science of Symbolism, éd. C. K. Ogden et I. A. Richards, avec des essais de B. Malinowski et de F. G. Crookshank, Londres, Routledge & Kegan Paul Ltd, 1949, p. 296-336, spéc. p. 314 ; trad. fr. d’après la citation de Malinoski par Louis Marin, voir la réf. supra).

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préalable pour que la création musicale advienne ; de même, la suspension temporaire de la vision de la part de l’interprète y joue un rôle essentiel, puisque la stimulation de la vue restreindrait l’émission de ces ondes. Il est important d’observer que cette halte des sens facilite le travail électromagnétique cérébral, comme si en quelque sorte les facultés ordinairement employées devaient se taire pour que le corps s’exprime dans ses substrats moins conscients, absolument inaudibles. La performance atteint alors la limite du contrôle que le sujet peut exercer sur soi, le concert donnant voix à une activité qui à la fois dépasse et manifeste le potentiel des possibilités humaines. Très extrême est la création d’un art invisible et inaudible que Robert Barry engage dans une courte période à la fin des années 1960. Avant de s’orienter vers une esthétique conceptuelle centrée sur le langage et son pouvoir de représentation, qui constituera la partie la plus consistante de sa production, l’artiste travaille à la dématérialisation de l’œuvre à travers la conception de formes non tangibles. Il investit ondes radio, ultrasons et radioactivité, en parvenant, quasiment par antinomie, à leur donner une certaine visibilité. Dans ses expériences sur les ondes porteuses – notamment 88mc Carrier Wave (FM) et 1600kc Carrier Wave AM, toutes deux de 196818 –, il joue sur l’interférence et la suppression du signal – les voix, les sons – que la modulation de fréquence (FM) ou d’amplitude (AM) devrait transmettre. Ainsi, dans un espace vide aux yeux du visiteur, grâce à des émetteurs cachés, il envoie une onde porteuse si puissante qu’elle annule et réduit au silence les émissions radio sur la fréquence correspondante. Non seulement dans la salle d’exposition il n’y avait rien à voir, mais un poste radio aurait pu capter la disparition du signal19. Dans les termes de l’artiste il ne s’agissait pas tout à fait d’une dé-objectification de l’œuvre, puisque l’objet persiste en modifiant sa définition ; mais Barry relève et honore la capacité d’autodestruction que l’art contemporain a su inclure dans son potentiel esthétique20. À cette période ses créations intègrent très souvent un geste d’auto-anéantissement qui empêche l’observateur d’en avoir une appréhension sensible. Ainsi, également intransigeante envers la délicatesse des sens est l’intervention 0.5 Microcurie 18 Ces réalisations, ainsi que 40 KHz ultrasonic soundwave installation (1969), sont racontées par l’artiste lui-même dans l’entretien réalisé par Ursula Meyer et intitulé : « Robert Barry, October 12, 1969 », in : Conceptual Art, dir. Ursula Meyer, New York, E. P. Dutton, 1972, p. 35-41. 19 Cf. Douglas Kahn, Earth Sound Earth Signal : Energies and Earth Magnitude in the Arts, Berkeley, Los Angeles & Londres, University of California Press, 2013, p. 218226, spéc. p. 221. 20 Cf. les déclarations de R. Barry dans « Robert Barry, October 12, 1969 », op. cit., p. 35.

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Radiation Installation que Robert Barry réalise le 5 janvier 1969 dans le Central Park à New York : sans que rien ne demeure visible, il y enterre du baryum 133 (composé d’isotopes faiblement radioactifs, inoffensifs) dont la demi-vie est d’environ dix ans. L’œuvre est insaisissable, imperceptible, et pourtant elle continue à se répandre et, même, à toucher et pénétrer les corps des visiteurs du parc. En effet, puisque la décroissance radioactive est exponentielle et que chaque dix ans seule la moitié de la radioactivité restant se détruit, l’œuvre continuera à rayonner à jamais. Dans ces divagations autour des formes que le silence a pu prendre en art et de la façon dont il a pu présentifier un potentiel, que ce soit par une suspension du sensible ou par un geste de dénégation, notre parcours se termine sur une œuvre significative s’autorisant du silence des images. À l’intérieur d’un projet duré plusieurs années, The Rwanda Project (19942010), où Alfredo Jaar dénonce l’immobilisme international et le silence de la presse face à la violence exterminatrice des extrémistes Hutus contre les Tutsis, l’installation Real Pictures (1995) se conçoit comme un mémorial du massacre. Par un agencement minimaliste en sobres blocs noirs, l’œuvre porte le témoignage des atrocités perpétrées dont l’artiste a pu récolter des images ; cependant, au lieu d’exposer celles-ci, des courtes descriptions lapidaires dépeignent, sans emphase aucune, ce que la photographie est censée montrer. Se refusant au voyeurisme et au sensationnalisme dont les visuels sont fréquemment le théâtre, l’installation oppose des enjeux éthiques à l’instrumentalisation des images. Faisant appel à l’imaginaire que le langage est susceptible de réactiver, elle assure alors la mémoire du génocide dans l’esprit du public, tout en se soustrayant de l’acte de monstration. S’engageant sur des valeurs de fond pour retrouver, comme le suggère le titre, une authenticité de l’art face au réel, l’œuvre échafaude un dispositif métadiscursif réduisant les images au silence mais afin de relayer leur invisibilité, et de signifier en fait une indicibilité substantielle.

RÉPONDRE À ÉCHO LA DISSOLUTION COMME RÉGIME SCOPIQUE Barbara BAERT Elle m’émouvait. Elle me ramenait très loin en arrière. Avant. Avant que tout commence. Avant la vie. (Paul dans Avant L’Hiver, de Philippe Claudel)

Ovide raconte l’histoire d’Écho et de Narcisse dans le troisième livre des Métamorphoses1. L’amour unilatéral d’Écho pour Narcisse lui valut une cruelle destinée. Outre le châtiment écholalique qui frappa la nymphe volubile, le corps d’Écho se dessécha jusqu’à ce que ses os fussent amalgamés aux rochers (Fig. 1). Les historiens de l’art, reconduisant le dédain de Narcisse, n’ont pas montré beaucoup d’intérêt pour la nymphe. Longtemps, l’histoire de l’art ne semble avoir eu d’yeux que pour le reflet chatoyant de Narcisse, que Leon Battista Alberti avait promu au rang de scène primitive de la peinture2. Dans De Pictura on peut lire ceci : « Cela étant, j’aime à dire en mon privé que l’inventeur de la peinture a été, pour parler comme les poètes, ce Narcisse qui fut métamorphosé en fleur : si la peinture est la fleur de tous les arts, alors la fable entière de Narcisse est parfaitement appropriée. »3 Face à ce paradigme décidément insubmersible d’une histoire de l’art andro-scopo-centrée, Écho n’a jamais vraiment pu l’emporter. La nymphe demeure le « point aveugle » de l’Histoire de l’Art4. 1 Louise Vinge, The Narcissus Theme in Western European Literature up to the Early 19th Century, Lund, Gleerups, 1967 ; Véronique Gély-Ghedira, La Nostalgie du moi. Écho dans la littérature européenne, Paris, Presses Universitaires de France, 2000. 2 Gerhard Wolf, « “Arte superficiem illam fontis amplecti.” Alberti, Narziss und die Erfindung der Malerei », in : Christine Göttler, Ulrike Müller Hofstede, Kristine Patz & Kaspar Zollikofer (dir.), Diletto e Maraviglia. Ausdruck und Wirkung in der Kunst von der Renaissance bis zum Barock, Emsdetten, Edition Imorde, 1998, p. 11-39 ; Ulrich Pfisterer, « Künstlerliebe. Der Narcissus-Mythos bei Leon Battista Alberti und die Aristoteles-Lektüre der Frührenaissance », Zeitschrift für Kunstgeschichte, no 64/ 3, 2001, p. 305-330. 3 Leon Battista Alberti, De Pictura, trad. fr. Danielle Sonnier, Paris, Allia, 2014, p. 38. 4 Cristelle L. Baskins, « Échoing Narcissus in Alberti’s “Della Pittura” », Oxford Art Journal, no 16/ 1, 1993, p. 25-33, p. 27.

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Stimulé par la psychanalyse et les études de « genre », un regain d’intérêt pour Écho s’est fait jour ces dernières années. Chemin faisant, Écho s’est affranchie du climat phallocentrique qui était comme la part d’ombre de l’éclairage que l’étude pionnière de Freud avait projeté sur le phénomène du narcissisme. Des impulsions récentes venues des sciences humaines sous-tendent la trame de cet essai, qui n’est pas une étude iconographique exhaustive (en dépit des quelques exemples commentés), mais une tentative herméneutique de resituer Écho par rapport au médium visuel. Dans le mythe (tout comme dans la pathologie qui en découle), on trouve la même volonté d’unité exprimée comme coïncidence entre le sujet et l’objet de son désir5. Le modèle narcissiste de la figuration demande une énergie qui épuise, vide et détruit en même temps, et cela nourrit un paradoxe interminable. Dans son effort de devenir sujet, le « je » instrumentalise et incorpore l’autre de manière perverse (désir ultime pour une impossible consubstantialité). Du coup, l’espace nécessaire et par conséquent sain de la rencontre entre l’image et sa source première est mis en crise radicale. Mon hypothèse est que la crise de l’image telle qu’elle se présente dans le mythe de Narcisse se soutient d’une double opération : la figurabilité sonore (la voix), d’une part, le camouflage (l’autodissolution de la figure), d’autre part. ECQUIS ADEST ? ADEST ! DISCOURS ET AUDITION « Écho veut être “vue” dans le texte. »6 Il n’y a au fond rien d’autre qu’une voix et un corps en voie de dessiccation et de pétrification. À la fin, il ne reste plus qu’une voix » ou « il reste seulement une voix, mais Ovide introduit le verbe manet. Celui-ci indique la permanence de la parole produite par la voix7. Dans son ouvrage An Impossible Response, Claire Nouvet inventorie les techniques littéraires moyennant lesquelles le mythe confère une « voix » significative à Écho8. Son écho est une « voix-conscience »9. 5 Linda Hutcheon, Narcissistic Narrative. The Metafictional Paradox, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 1980, p. 1-16. 6 Gayatri Chakravorty Spivak, « Écho », New Literary History, no 24/ 1, 1993, p. 17-43, p. 24. 7 Ibid., p. 27. 8 Claire Nouvet, « An Impossible Response. The Disaster of Narcissus », Yale French Studies, no 79, 1991, p. 103-134. 9 Terme repris de John Brenkman, « Narcissus in the Text », Georgia Review, no 30 / 2, 1976, p. 293-327, p. 309.

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À la première question que lui adresse Narcisse, Ecquis adest ? (« Est-ce qu’il y a quelqu’un ici? »), Écho répond en reprenant ses mots : adest (« il y a »). Narcisse ne reconnaît pas sa propre voix dans l’écho qui lui répond. Ainsi, d’entrée de jeu, Ovide introduit une « altérité qui parle à l’insu et à la place du « je ». […] Quoiqu’il puisse s’entendre comme une réponse, l’écho n’en est pas véritablement une »10. C’est ce qui rend pathétique et poignante la question initiale – N’y a-t-il pas ici quelqu’un ? L’écho convertit le mot en une réponse adéquate à son intention. Elle peut dire ce qu’elle veut dire. Narcisse se met alors en quête d’une personne. Et d’une voix forte, s’écrie « Viens ! », mais pour toute réponse, ce « Viens ! » lui revient. Il regarde en arrière, et n’avisant toujours personne, il appelle à nouveau. Il convient de remarquer que l’impératif « viens » peut également s’entendre au sens de « je viens »11. Il en va de même pour Huc coeamus. La réponse itérative d’Écho au coeamus (réunissons-nous) peut également s’interpréter comme un acquiescement à l’accouplement. À un autre endroit du mythe, le discours a valeur d’amorce décisive, cette fois pour Narcisse. Narcisse est tout d’abord incapable de de départager l’image du corps, la représentation du représenté, mais c’est à l’épreuve de la capacité discursive qu’il finit par « confondre » son reflet12 : « Ah, tu n’es autre que moi-même ! Je l’ai compris, je ne suis plus dupe de ma propre image. » Narcisse, l’in-fans, prend la parole ; l’enfant sort alors du mutisme. Bien que le récit ovidien distingue le langage au titre de trait distinctif du sujet humain, dans le langage lui-même les deux termes d’une polarité telle que « discours » et « mutisme » sont enchevêtrés, tout comme ces deux autres termes qui font opposition, « soi » et « image » : « La phrase Iste ego sum, en effet, ne statue pas seulement sur le mutisme du soi parlant, elle assimile en outre ce “soi” à un simulacre originaire. Pas surprenant, dès lors, que sitôt le soi reconnu comme un simulacre, Narcisse commence à mourir »13. Narcisse succombe à une mort par liquéfaction : c’est comme s’il se vidait. Dans le motif afflictif des larmes qui dissolvent son image, sa 10 Claire Nouvet, « An Impossible Response. The Disaster of Narcissus », op. cit., p. 105. 11 Ibid. 12 Ibid., p. 123. 13 Ibid., p. 125. Voir également Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980 : « Écho [est réduite] à rien qu’un mirage (une image) acoustique, répétant par avance le constat d’absence qui la condamne à s’identifier à son image reconnue comme telle ».

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propre mort – sa vidange – a déjà commencé14. « Le soi qui se change en eau est lui-même eau qui s’est changée en l’image d’un soi »15, précise Claire Nouvet. La dissipation de l’image dans l’eau est une préfiguration de la mort qui surviendra ultérieurement dans le récit. Iste ego sum, ou la reconnaissance du caractère figuratif du soi, initie immédiatement un processus de dissolution. « Là, dans le miroir, le soi “meurt” dans le mouvement même de son “inscription” comme imago, figure, fleur de rhétorique »16. Le miroir en tant que siège de l’auto-inscription est un désastre, pour renvoyer ici à Blanchot, mais « désastreux dans la mesure où il “tue” le soi en le réduisant à une figure », pour citer encore Claire Nouvet17. Le discours d’Écho reproduit celui de Narcisse, tandis que son corps disparaît peu à peu. Cependant, et peut-être surtout pour cette raison, elle garde le pouvoir de sa voix. Écho appelle. Elle appelle à une alternative au paradigme du miroir. Son amour et son sacrifice, qui semblent se passer en dehors du champ du visible, nous poussent à envisager l’image en dehors de l’oculocentrisme. Son effacement volontaire s’oppose au régime scopique dominant, centré sur soi-même. La relation destructrice qui lie Narcisse et Écho pourrait se reformuler ainsi en termes de figuration : l’apparition de la figure (Narcisse, miroir) entraîne la perte de l’identité de soi. Cependant, cette perte est récupérée par le rôle attribué à la parole et à l’ouïe. Herman Parret a parfaitement étudié la genèse d’une philosophie haptique qui s’élabore à contre-courant de l’approche oculocentriste de la philosophie traditionnelle, et valorise plutôt l’ouïe et le toucher, à partir de la figure d’Écho18. Je voudrais pour ma part, en guise d’hommage à Herman Parret, continuer la réflexion sur Écho en développant sa portée esthétique. Pour cela, je vais commencer par développer la question de la parole et de l’ouïe en m’appuyant sur le travail de Jonathan Rée. 14 Ibid. Narcisse se frappe la poitrine et déchire ses vêtements. C’est une autre occurrence du « trouble » du genre, en ce que la déchirure des vêtements renvoie à une modalité typiquement féminine du deuil. Les larmes renvoient à aion, le fluide de vie. Cf. Richard Broxton Onians, Les Origines de la pensée européenne. Sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, Paris, Seuil, 1999, p. 201-205 et p. 278. C’est un liquide donné en offrande aux morts. 15 Claire Nouvet, « An Impossible Response. The Disaster of Narcissus », op. cit., p. 126. 16 Ibid., p. 127. 17 Ibid., p. 128. 18 Herman Parret, « Résonance et vibration dans l’histoire de l’esthétique de Descartes à Herder », in : Les Cordes vibrantes de l’art. La relation esthétique comme résonance, vol. dir. par Nathalie Kremer et Sarah Nancy, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2021, p. 43-62 ; Herman Parret, La Délicatesse des sens, Dijon, Les Presses du réel, coll. « Esthétique et Critique », 2023.

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Dans I See a Voice, Jonathan Rée explique comment vers la fin du XVIIIe siècle, à Weimar, les Ideen zur Geschichte der Philosophie der Menschheit de Johann Gottfried Herder posent la question de la voix humaine en tant que problème divin : le mouvement mystérieux d’un souffle et « si ce souffle divin ne nous avait pas été insufflé, flottant comme un charme sur nos lèvres, nous serions tous des hommes des bois [...]. En vertu du seul discours, œil et ouïe [...] sont réunis et forment un centre de commandement de la pensée, que les mains et les autres membres assistent tels des auxiliaires dociles »19. La vertu du discours vient de sa capacité à mimer et à répéter, générant syntaxe et langage. Écho appartient davantage au spectre auditif, où la parole et la voix sont les vecteurs épistémologiques d’une connaissance acoustique20 : « Elle était bouche autant qu’ouïe, mais Narcisse était tout entier œil »21, affirme Jonathan Rée, qui ajoute également que la perte de la voix (le mutisme) est invariablement conçue comme négative, tandis que la perte de la vue est parfois présentée sous un jour positif. Le mutisme renvoie – dans tous les sens du terme – à l’enfance, à l’apathie stupide, et constitue un châtiment pour les femmes et les suppliciés22. La cécité frappe électivement des héros, et se fait prélude à une vision supérieure : pro19 Johann Gottfried Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, 2 vol., Leipzig, Otto Wigand, 1841, vol. 1, p. 295-296 ; Jonathan Rée, I See a Voice. A Philosophical History of Language, Deafness and the Senses, London, Harper Collins, 1999, p. 65-81. 20 Il y a la « voix » divine et liturgique dans le contexte acoustique des rites. Ces dernières années ont vu s’accroître l’intérêt porté aux arts visuels ainsi qu’à la dimension sonore dans l’iconographie et la perception de l’espace chrétiennes : Éric Palazzo, « La dimension sonore de la liturgie dans l’Antiquité chrétienne et au Moyen Âge », in : Bénédicte Palazzo-Bertholon et Jean-Christophe Valière (dir.), Archéologie du son. Les dispositifs de pots acoustiques dans les édifices anciens, Paris, Société française d’archéologie, 2012, p. 51-57 ; Bissera V. Pentcheva, « Hagia Sophia and Multisensory Aesthetics », Gesta, no 50 / 2, 2011, p. 93-111. Il est bien connu que l’acoustique varie selon la forme et l’ameublement de l’espace. Les chants polyphoniques de la liturgie orthodoxe entrent en synergie avec le marbre. Des essais acoustiques réalisés dans l’église de Sainte-Sophie ont donné lieu à des réverbérations d’échos de l’ordre de dix ou onze secondes. Aucun discours ne conserverait son intelligibilité dans de telles conditions, mais dans le cas du chant, les échos génèrent des dissonances sublimes et soutenues, tel un redoublement sonore des chatoiements pneumatiques du marbre. L’emphysos, complété par un pneuma auditif, et en combinaison avec le visuel, élève l’homme à une expérience métaphysique ou du moins « psycho-acoustique ». J’ai traité du vent et de l’acoustique dans Barbara Baert, « Pentecost in the Codex Egberti (c. 980) and the Benedictional of Archbishop Robert (Late 10th Century). The Visual Medium and the Senses », Convivium, no 2, 2015, p. 82-97. 21 Jonathan Rée, I See a Voice, op. cit., p. 72. 22 Linda Hutcheon, Narcissistic Narrative, op. cit., p. 1-28. Le destin de Narcisse est noué à la resonabilis Écho : elle qui, de ne pouvoir se taire, ne peut être ignorée, mais qui est également la nymphe dépossédée de toute autonomie créatrice.

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phètes, voyants et visionnaires23. Dans son étude The Latest Word from Écho, Anne-Emmanuelle Berger écrit ceci : « La survenue du discours / langage est le désir de l’autre […]. Voilà ce que fait Écho : elle s’attend à entendre ; elle attend et entend »24. Traditionnellement, l’ouïe passe pour un sens éminemment primitif25. Elle n’est pas seulement un sens perpétuellement et absolument ouvert (on peut fermer les yeux et la bouche, non les oreilles). L’oreille est en outre passive et réceptive : un tube relié à l’esprit, où siège l’intellect. Marie a conçu en vertu des paroles du Saint-Esprit per aurem26. Jean-Baptiste a reconnu la voix du Christ dès la matrice27. L’audition est le premier sens qui soit au pouvoir du fœtus : le fœtus entend la voix de sa mère28. On prétend encore que le sens de l’ouïe est le dernier à décliner avant la mort, ainsi que le seul à perdurer chez les patients comateux. En tout cas, discours et audition agissent de concert dans un système gnoséologique antérieur à l’épistémologie visualo-littéraire de Platon. « Parce que l’ouïe est réflexive, l’orateur entend lui-même. Son audition fait suite à sa parole [...] par conséquent il est pensif »29. La parole et la communication auditive appartiennent à la culture orale, dans laquelle la mimésis acoustique – l’inculcation des valeurs et des croyances – prévaut sur les lois écrites et par conséquent visibles30. Dans les termes d’Edith 23

Jonathan Rée, I See a Voice, op. cit., p. 90. Anne-Emmanuelle Berger, « The Latest Word from Écho », New Literary History, no 27 / 4, 1996, p. 621-640, spéc. p. 631. 25 Voir également Barbara Baert, « Vox clamantis in deserto. The Johannesschüssel : Senses and Silences », Open Arts Journal, no 4 /2, 2015, p. 143-156. URL de référence : http://openartsjournal.org. 26 Le mot hébreu signifiant oreille – ozen – est construit sur la racine de « ouverture » et « obéissance ». Non pas une obéissance servile, mais une obéissance émancipatrice. Cf. Annick de Souzenelle, Le Symbolisme du corps humain, Paris, Albin Michel, 1991, p. 357. 27 Christoph Wulf, « Das mimetische Ohr », Paragrana. Internationale Zeitschrift für Historische Anthropologie, no 2 (Das Ohr als Erkenntnisorgan), 1993, p. 9-15. 28 Annick de Souzenelle souligne que dans la symbolique du corps, l’oreille, en vertu d’une similitude formelle, est en rapport métonymique avec l’embryon. Mais il y a une autre raison à cette analogie : « Dans le ventre de la mère, l’enfant n’est qu’une grande oreille, il reçoit l’information totale du monde des archétypes dans lequel il baigne, ainsi que les sons, qui lui parviennent du monde maternel. Il entend, enregistre, mais ne le sait pas encore ». Le fœtus est, pour ainsi dire, une « oreille » en gestation (qui déjà « entend ») : « L’homme devient alors la grande oreille qui entend son NOM [sic]; il est prêt à naître. Parce qu’il connaît son nom, il devient verbe » (Le Symbolisme du corps humain, op. cit., p. 357). 29 Christoph Wulf, « Das mimetische Ohr », art. cité, p. 9-10. 30 C’est au demeurant une épistémologie qui est ancrée dans la magie, par exemple la profération des incantations à voix haute dans le but de maîtriser la nature. Selon Christoph Wulf, « Die Mimesis der Natur vollzieht sich über das “Hören” der menschlichen Stimme durch das “Ohr” der Natur. » (Ibid., p. 12). 24

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Wyschogrod : « Les êtres humains ont du mal à se soustraire au sonore. […] L’audition donne l’impression qu’elle vient du dedans. Le son est exilé de son origine »31. Ou comme l’écrit Walter Ong : La vue isole, le son incorpore. Tandis que dans la vue, l’observateur est situé à distance de ce qu’il regarde, le son pénètre dans la personne de l’auditeur. La vision se fait dans une direction à la fois. Tandis que dans l’audition, le son me parvient de toutes parts : je suis placé au centre de mon environnement auditif, qui m’enveloppe et m’engloutit dans une sorte de vortex sensoriel et existentiel. Vous pouvez sombrer et vous noyer dans le sonore. Il est impossible de s’immerger au même degré dans le visible.32

Les frontières poreuses qui séparent le discours, l’audition et le silence, et à travers lesquelles Écho se meut avec une aisance déconcertante – ce qui l’apparente thématiquement à des phénomènes extra-sensoriels tels que l’enveloppement, la dissolution et l’immersion –, appartiennent au substrat refoulé ou déconsidérée par l’épistémè occidentale centrée sur la vue33. Dans la section suivante, j’examinerai comment Écho, en prenant à rebours les conventions établies – imago vocis contre imago, dissolution contre miroir – peut donner lieu à une épistémologie alternative du camouflage. Le camouflage, entendu comme autodissolution de la figure, est tout à la fois un paradigme visuel, un « espace affectif » et une alternative significative au sein du régime scopique34. LE CAMOUFLAGE COMME

OFFRANDE SACRIFICIELLE

La mort-dissolution de la nymphe, sa dissipation dans le monde qui l’entoure instaure un régime scopique très peu étudié parce que mis à l’écart par rapport au paradigme phallocentrique de la vue qui permet de bien 31 Edith Wyschogrod, « Doing before Hearing. On the primacy of Touch », in : François Laruelle (dir.), Textes pour Emmanuel Levinas, Paris, Kimé, 1980, p. 179-203, p. 193. 32 Walter J. Ong, Orality and Literacy: The Technologizing of the Word, London, Methuen, 1982, p. 82. 33 Voir aussi ce discours dans le contexte de l’Écho et Narcisse (1628) de Nicolas Poussin (1594-1665), conservé au Musée du Louvre ; Frédéric Cousinié, « Imago Vocis : Écho, Image de la voix, dans Écho et Narcisse de Nicolas Poussin », in : Mélanges de l’École française de Rome, Italie et Méditerranée, no 108, 1, 1996, p. 281-317 ; Bernice Iarocci, « Poussin’s Écho and Narcissus: Painting as Lamentation », Artibus et historiae, no 33 / 65, 2012, p. 203-230. 34 Avec son « espace affectif », Hermann Schmitz cherche à ressaisir le locus philosophique des émotions, en tant qu’elles font le lien entre le sujet et le monde. Cf. Hermann Schmitz, System der Philosophie, 3. Der Raum. Der Gefühlsraum, Bonn, Bouvier, 1981, p. 264-276.

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distinguer les choses. Il demande une manière de voir qui rend flou, obscurcit, défait les contours, et conduit à l’éparpillement du soi dans le monde. Le soi se dissout, sacrifiant ainsi la consistance du sujet au point de confondre celui-ci avec son environnement. Écho a disparu et s’est fondue dans la nature, elle s’est changée en pierre, elle est devenue une transcendance extatique du spectre scopique. Elle se dissout et s’évanouit dans un schéma visuel différent : celui du camouflage et de la dissolution. D’un point de vue psycho-pathologique, le camouflage est étroitement apparenté à la psychasthénie ou la neurasthénie, « une confusion spatiale affectant la discrimination entre un individu et son environnement, qui débouche sur une espèce de désintégration, ou perte de soi »35. Il s’agit d’un « instinct d’abandon ou d’un désir de dissolution de l’ego et d’inertie »36. Écho, la nymphe du camouflage et de la fusion visuelle avec la nature, allégorise la néantisation et la « silenciation » du soi, pour ainsi dire, et partant, radicalise un paradigme visuel de la perte et du sacrifice. Roger Caillois, sociologue, philosophe et critique littéraire, a élaboré une nouvelle pratique herméneutique qu’il appelle les sciences diagonales37. Les références transversales entre connaissance de la nature et connaissance des civilisations humaines actualisent une épistémologie de la correspondance et de la corrélation. Après tout, les humains ont coutume de se comparer à la faune et à la flore, et se reconnaissent en elles à travers des procédures de parallélisme38. En vertu de cet analogisme, les sciences diagonales induisent des pensées subconscientes et souvent instinctives : « Le progrès de la connaissance consiste pour une part à écarter les analogies superficielles et à découvrir des parentés profondes, moins visibles peut-être, mais plus importantes et significatives. […] L’accusation d’anthropomorphisme aboutit au fond à isoler l’homme dans l’univers et à refuser que les autres êtres lui soient le moins du monde apparentés et fraternels »39. 35 Samantha Kavky, « Max Ernst in Arizona: Myth, Mimesis, and the Hysterical Landscape », in : RES : Anthropology and Aesthetics, no 57/58, 2010, p. 209-228, p. 216-219. L’auteur commente les écrits et les paysages de Max Ernst par le biais du concept de camouflage. Ernst a pu se familiariser avec cette technique grâce à son ami Roger Caillois. Max Ernst a ainsi peint un paysage qu’il a intitulé La Nymphe Écho, 1936, New York, The Museum of Modern Art (MoMA). 36 Roger Caillois, « Mimétisme et Psychasthénie légendaire », Minotaure, no 2 / 7, 1935, p. 9-10. 37 Roger Caillois, « Méduse et Cie », in : Œuvres, Paris, Gallimard, 2008, p. 479-558, p. 479. 38 Voir également Richard Riegler, Das Tier im Spiegel der Sprache. Ein Beitrag zur vergleichenden Bedeutungslehre, Dresden, C.A. Koch, 1907. 39 Roger Caillois, « Méduse et Cie », op. cit., p. 485, p. 487.

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Selon Caillois, il y a trois types de corrélation et de mimétisme dans les sciences diagonales : le travestissement, le camouflage et l’intimidation40. Le travestissement appartient à la mythographie de la métamorphose et du déguisement. Son élément est textile. Le travestissement est souvent une affaire féminine, procédant du fantasme de la ressemblance. Il est essentiellement endogène (à partir de soi). Le camouflage fait partie de la mythographie de l’invisibilité, du secret, de l’immobilité et de l’impassibilité. Son élément est la nature. C’est une action aussi bien féminine que masculine, procédant du fantasme de la disparition. Le camouflage est essentiellement allo-cryptique, c’est-à-dire imitant d’autres objets en se dissimulant sous des parures d’organismes étrangers. En bref, le camouflage réalise la concomitance de deux êtres en un seul corps à des fins de protection41. L’intimidation appartient à la mythographie du « mauvais œil » et au spectre de la gorgoneia (Méduse). Son élément est le corps et les délimitations de la peau, tels que les tatouages et les masques. L’intimidation passe généralement pour masculine et utilise le spectre de la « panique ». L’intimidation est essentiellement phobique. Dans son texte Camouflage and Mimesis, Bernd Hüppauf formule des réflexions intéressantes sur la valeur paradigmatique du camouflage42. À l’instar de la mimèsis, le camouflage enveloppe une réalité dans une autre : le caméléon altère sa peau pour lui donner la texture d’une branche ; les raisins de Zeuxis, d’une ressemblance proprement confondante, paraissent se jouer sur la frontière entre réalité peinte et réalité objective. Il subsiste cependant une différence. Le camouflage surpasse la mimèsis, dans la mesure où il va au-delà de la prouesse mimétique du leurre et de la contrefaçon. Le camouflage est un affect, peut-être même une anti-mimèsis. Le camouflage vise la transformation dynamique et le passage des frontières, tandis que la mimésis reste tributaire de la dichotomie structurante entre l’autre et le soi. En d’autres termes, à la différence du camouflage, qui ouvre une brèche tacite entre le monde extérieur et le soi, la mimèsis reconduit le hiatus infranchissable entre l’autre et soi-même. Le camouflage se rapproche de ce point de vue de l’estompage, dont il semble partager la finalité visuelle ; il possède l’obscurité aliénante qui récuse la catégorie même de délimitation. En extrapolant aux 40

Ibid., p. 521-526. Ibid., p. 512-515. 42 Bernd Hüppauf, « Camouflage and Mimesis. The Frog between the Devil’s Deceptions. Evolutionary Biology, and the Ecological Animal », Paragrana. Internationale Zeitschrift für Historische Anthropologie, no 23, 1, 2014, p. 132-155. Voir aussi Adolf Portmann, La Forme animale, Paris, Éditions la Bibliothèque, 2013 ; Hanna Rose Shell, Ni vu ni connu. Le camouflage au regard de l’objectif, Bruxelles, Zones Sensibles, 2014. 41

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dimensions d’une anthropologie visuelle, on pourrait dire que le camouflage se tient du côté du monde du désordre, de la transe et de l’extase (le produit de « l’esprit marginal »), tandis que la mimésis fait système avec un monde ordonné et fiable (un produit de « l’ocularo-centrisme »). Le camouflage est centré sur la confusion, la mimèsis sur la perception. Dans son livre, Camouflage, Neil Leach prouve que le syndrome dissolvant (ou inertie visuelle) peut élargir notre horizon de compréhension visuelle. Leach identifie et inventorie quantité d’affinités entre le camouflage et treize paradigmes qui, à un titre ou un autre, orientent le mythe d’Écho et Narcisse : la mimèsis, la synesthésie, la magie sympathique, le mimétisme, la métamorphose, la mort, le narcissisme, l’identité, la paranoïa, l’appartenance, le sacrifice, la mélancolie et l’extase. Le camouflage est un principe de vie et une stratégie sacrificielle qui entrelace intimement vie et mort. À travers une stratégie auto-sacrificielle, l’action de prime abord nihiliste se révèle payante. Sur un plan visuel, le camouflage est au premier chef une manifestation, mais par ailleurs suffisamment « latente » pour demeurer convertible. Il y a une certaine « pré-figurabilité » dans les supports et les matériaux que le mimétisme n’a pas encore « atteints ». Le marbre, par exemple, oscille entre abstraction et figuration, entre liquide et solide. L’image est comme façonnée dans l’œuf 43. Le camouflage nous instruit sur une autre et toute nouvelle relation entre milieu, auto-identification (le « soi » d’Écho comme perte, ou à tout le moins comme répétition de l’autre voix), et une (re)présentation visuelle comme « fusion dans le monde ». Le monde devient le vecteur de l’image comme perte et espace vide, et le milieu devient un acte de « dissolution », de volatilisation. (C’est pourquoi le diaphane – y compris dans le monde animal, par exemple les méduses des grands fonds – est peut-être la forme de camouflage la plus pure)44 : Le camouflage en ce sens implique une forme de « reddition » – une fusion avec l’autre – et ultérieurement le « surmontement » d’une 43 Voir aussi John Onians, « Abstraction and Imagination in Late Antiquity », Art History, no 3, 1980, p. 1-24, p. 8 ; Paul Vandenbroeck, « Matrix Marmorea. De subsymbolische iconografie van de scheppende energieën in Europa en Noord-Afrika », in : Lut Pil et Trees De Mits (dir.), Materie & Beeld, Ghent, Sint-Lucas Beeldende Kunst Gent, 2010, p. 51-78. 44 Diaphanos a derrière lui une très riche et profonde généalogie sémantique. Aristote (322-285 ACN) appelle diaphanos le milieu entre l’humain et le monde ; Terrell Ward Bynum, « A New Look at Aristotle’s Theory of Perception », History of Philosophy Quarterly, no 4 / 2, 1987, p. 163-178 ; Anca Vasiliu, Du Diaphane. Image, milieu, lumière dans la pensée antique et médiévale, Paris, Vrin, 1997, p. 277-300. Le diaphane constitue bien évidemment aussi une énergie paradigmatique de premier plan en contexte d’herméneutique visuelle, mais m’engager dans cette voie m’entraînerait trop loin de

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différenciation du soi et de l’autre. Il implique une espèce de « mourir » – de prise de recul – et subséquemment une forme du « vivre » – un aguerrissement de notre élan vital, et une consolidation de notre sentiment de soi. C’est précisément grâce à une tactique de mort feinte que la vie est préservée. Le principe qui sous-tend cette stratégie est celui du « sacrifice », dans lequel la vie s’incorpore à la mort et vice versa.45

Pour Écho, le camouflage est auto-libérateur, mais en même temps, un imbroglio suffocant avec soi-même. D’un point de vue visualoparadigmatique, le camouflage est comparable au principe du horror vacui. Tim Ingold utilise à ce propos l’expression de « dissolution de surface »46. C’est là, dans la dissolution de la surface qu’Écho s’évade, s’apaise, s’établit et périt47.48 * Ogni giorno veniamo colpiti da centinaia di sguardi. A nostra volta, colpiamo con lo sguardo centinaia di persone. Il più delle volte nessuno ci fa caso : noi non ci accorgiamo di essere guardati, gli altri non si accorgono che noi li guardiamo. Perciò non succede niente, e questi sguardi non producono conseguenze – ma non c’è nessuna ragione di considerarli meno pesanti di quelli che ho citato poco fa. E, anzi : siamo poi così sicuri che gli sguardi non ricambiati non producano niente ? C’è gente che s’innamora guardando ogni giorno dalla finestra una certa persona che passa per strada. Sandro Veronesi, Il colibrì. mon sujet ; Francesca Dell’Acqua Boyvadaoğlu, « Between Nature and Artifice. “Transparent Streams of New Liquid” », RES: Anthropology and Aesthetics, no 53/54, 2008, p. 93-103 ; Emmanuel Alloa, Das durchscheinende Bild. Konturen einer medialen Phänomenologie, Zürich, Diaphanes, 2011 ; Victor Stoichita, Maria Portmann et DominicAlain Boariu (dir.), Le Corps transparent, Rome, l’Erma di Bretschneider, 2013. 45 Neil Leach, Camouflage, Cambridge-London, MIT Press, 2006, p. 246-247. 46 Dans son remarquable ouvrage Une brève histoire des lignes, l’anthropologue Tim Ingold se met en quête de l’origine et des répercussions des lignes dans notre interaction avec le monde. Concernant le nœud et, par extension, le fait de relier, attacher ou tresser une corde ou un fil, l’auteur établit des connexions avec le maillage, la dentelle ainsi qu’avec le labyrinthe, autant de dispositifs auxquels on prête des vertus apotropaïques (d’après Afred Gell, Art and Agency) ; Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Bruxelles, Zones Sensibles, 2011 ; d’après l’étude d’Alfred Gell, Art and Agency. An Anthropological Theory, London-Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 83-90. 47 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires France, 1957, p. 113. 48 Cet article a été traduit en français par Daniel Franco.

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Fig. 1 : Nicolas Poussin (1594-1665), Écho et Narcisse, 1628. Huile sur toile, 74 × 100 cm. Paris, Musée du Louvre, inv. 7297. © Musée du Louvre, Martine Beck-Coppola.

PASSEGGIATE

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J’aimerais à nouveau tenter, après m’y être essayé à propos de la profondeur et de la chaleur, de délimiter la bande de territoire souvent traversée, rarement parcourue pour elle-même, qui serpente entre le pays des qualités objectivées et celui des projections de l’esprit sur les choses. Une bande qui n’est constituée que d’une double frontière : celle du senti, donnant à retrouver en nous l’effet des qualités conférées aux choses ; et celle du ressenti, renvoyant sur les choses la cause des qualités qui sont en nous. Pour contenir mon embarras face à cette région mouvante, et peut-être aussi celui des lecteurs et lectrices qui se disposent à me lire, j’annoncerai que ce territoire cherche sa délimitation dans une approche qu’on peut qualifier de « phénoménologie esthétisante du vécu », et que la langue, dans le dépôt de ses nuances, en est le guide le plus sûr. Je me propose ainsi d’explorer aujourd’hui les confins de la légèreté. Ce qui requiert mon attention dans cette notion, ce ne seront ni les vingt-etun grammes de l’âme (selon Alejandro González Iñárritu), mesure objective de l’ineffable, ni une certaine impossibilité d’être (d’après Milan Kundera), saisie subjective des faits, mais ce qui se tient à l’entre-deux de la mesure et de la pure subjectivité. De prime abord, l’aventure ne se présente pas bien. La légèreté semble se dérober aux sensations et ne présenter à l’usage langagier qu’une simple évanescence formelle. D’après les dictionnaires, en effet, la légèreté ne serait que le peu. Le peu de poids, le peu de consistance, la faible intensité, le manque de force, le défaut de valeur. Quoi que vous considériez, il y aurait toujours moyen de déterminer une quantité, rare et souvent insuffisante, où la légèreté trouve à s’employer. En somme, la notion de légèreté relèverait de l’ordre des adverbes de quantité et se serait incidemment transformée en la qualité dont se charge un substantif ou un adjectif. Qu’est-ce qu’une femme légère ? Un être dont on accuse le défaut de valeurs morales. Et, pour un homme, qu’est-ce avoir une tête légère ? Quelqu’un qui manque d’application et de conscience. Un argument léger ? Une proposition pas vraiment consistante. Un sommeil léger ? Un sommeil dont on ne sort guère reposé. Chaque fois, et presque indifféremment, l’usage de l’adjectif léger évoque le déficit d’une qualité

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(mœurs, application, consistance), comme un adverbe suffit à le faire, sans même que cette qualité doive être nommée. Bizarrement, lorsque la légèreté donne jour à un adverbe, sa rareté a tendance à devenir bénéfique, le peu, au lieu de dénoter le pas assez, concédant un pas trop : un jeu légèrement inférieur, une tasse légèrement ébréchée, un arbre légèrement incliné, un savant légèrement fou. En fait, la légèreté, lorsqu’elle sert la rhétorique, marque un accent de la pensée à contre-courant du penchant principal qui l’anime, un repentir, un mouvement concessif. Les femmes sont des êtres hautement vertueux ; et cependant il existe des femmes de peu de vertu. Les arguments sont faits pour convaincre ; néanmoins certains sont peu consistants. Une tasse est fonctionnelle pourvu qu’elle soit étanche, sinon elle laisserait fuir son contenu ; cependant quelques tasses ébréchées peuvent continuer à servir. Un savant a des capacités mentales élevées ; fou, il devient dangereux ; pourtant la manie peut parfois ne présenter aucun risque. La légèreté est une qualité sensible ; pourtant elle a une manière d’échapper à nos sens qui ferait presque croire qu’elle est cette manière. Je vais à présent passer en revue, au hasard des rencontres, quelques objets et phénomènes qui témoignent, pour moi, du mouvement concessif de la légèreté. Vêtements. — Des vêtements légers ne s’opposent pas à des vêtements lourds ou pesants, sauf peut-être s’il s’agit de manteaux, mais plutôt à des vêtements chauds. Comme la raison première, anthropologique, d’un vêtement est de maintenir la chaleur du corps, sa légèreté serait en soi paradoxale si la culture ne venait se jouer des besoins naturels. Le paradoxe est rebattu par les tissus contemporains, en particulier par les vêtements conçus pour le sport en montagne, qui sont à la fois chauds (très !) et légers (très aussi !). En fait, ces vêtements sont allégés : leur avantage est celui d’un supplément de soustraction. Sentir encore moins de poids sur les épaules, et ressentir néanmoins la chaleur maintenue dans le corps. Les technologies textiles modernes empruntent ici, on le devine, leurs propriétés matérielles comme leurs vertus (imperméabilité, parade au vent, résistance à l’usure, aération) aux plumages des oiseaux. Mouvement ressenti. — La légèreté, c’est le mouvement comme il se rappelle heureusement à notre esprit. Papillons, moineaux, avions de papier, ruisseaux. Certes, il existe aussi un grand nombre de choses inertes qu’on tient volontiers pour légères. Un grain de sable ou de poussière ; un flocon de neige, une brindille ; une plume. En réalité, toutes ces choses sont légères parce qu’au moindre coup de vent elles se mettent à voleter et à tournoyer, elles aussi.

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La pesanteur n’est pas l’inertie. Pourvu que l’on conserve à son endroit une attitude phénoménologique, elle serait ce même mouvement mais vécu difficilement. Ainsi des cosmonautes à leur retour sur Terre. David Wolf, dans un entretien filmé avec l’artiste Rachel Rose1, observait que sa montre semblait peser à son poignet comme une boule de bowling et que même ses oreilles, aux deux côtés de la tête, lui paraissaient assez lourdes. La balançoire. — Qu’est-ce qu’un mouvement léger ? En quoi un mouvement est-il concessif ? Eh bien, quand il est contrarié. Et rien ne contrarie davantage un mouvement que le changement de direction. C’est ce que fait la balançoire. Il me semble qu’il n’y a pas pour notre propre corps de légèreté plus sûrement ressentie que sur la balançoire. Parce que nous y sommes, presque chaque seconde, arrachés à la pesanteur, et qu’au lieu de retomber nous ne faisons que nous élancer pour la dépasser à nouveau. Voler n’offre pas une telle sensation de légèreté. Ce n’est pas nous qui volons, mais la voile ou l’aile qui nous porte. Alors que notre corps est capable de se balancer sur des objets aussi stables qu’une poutre. On se souvient de la balançoire de Fragonard qu’on peut admirer à la Wallace Collection de Londres, l’heureux froufrou soulevé selon une double diagonale, cordes et puits de lumière. Le galant a beau être ébloui par la vue de quelque jupon secret, le spectateur, quant à lui, n’a d’yeux que pour la mule qui s’évade du pied de la belle et consacre le mouvement d’élévation oblique que dessine la scène tout entière. Cette mule n’est pas faite pour retomber sur le museau du galant (ce qui, à coup sûr, va se produire) mais pour demeurer suspendue dans cet instant évanescent entre l’élan et la chute, pur effet de légèreté. Le balancement est révélateur de la légèreté en ce qu’il abolit la mesure. Mettez sur le plateau d’une balance une tonne d’or et, sur l’autre, mille paquets de farine. L’oscillation rendra les deux côtés aussi légers l’un que l’autre, en dépit de leur masse et de leur volume. Le déplacement d’une brouette procède de ce principe. Balles, bulles et ballons. — L’air, les gaz en général, rendent les choses légères. Souvenons-nous que, tout autant qu’un liquide, un gaz est un fluide, et que la fluidité est le penchant naturel au mouvement. Aussi une balle, petit contenant d’air, n’a-t-elle besoin de presque rien pour se soustraire au repos. Un des derniers films d’Abbas Kiarostami, Take Me Home, diffusé dans le cadre de la rétrospective qui lui a été consacrée à 1 Everything and More (2015), présenté à l’espace Lafayette Anticipations, Paris, printemps-été 2020.

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Beaubourg durant l’été 2021, en fait le point de départ d’une belle échappée parmi les villages des coteaux iraniens. Un enfant rentre chez lui avec un ballon – plus précisément, une balle de pied, ou football – et, avant de passer le seuil de la maison, dépose son jouet dans une encoignure. Aussitôt la porte refermée, le ballon redescend, marche par marche, le petit escalier de pierre qui l’y a conduit. L’impression donnée n’est pas d’une glissade uniforme, ni d’une marche cadencée, mais celle d’un sautillement sur quelque mille pattes ralentissant, par un jeu infini de flexions et d’extensions, le dévalement fatal. La légèreté imprime aux choses un mouvement irrésistible quoique plein d’imprévus ; jamais forcé, parce que sensible à l’aléa. Aucun accident ne peut survenir à cette balle, ce serait trop brutal ; cela supposerait qu’elle soit capable d’une grande opposition ou bien soumise à des forces violentes. Sa légèreté abolit, sinon la différence, à tout le moins le seuillage qui précisément permet de différencier son mouvement des gestes figés (angles, courbes, aspérités du sol) propres à l’espace ambiant. Vraiment, le film de Kiarostami donne l’impression que les murs, rampes et escaliers du village jouent avec cette balle de leurs mains pétrifiées2. Les ballons gonflables suivent le même parcours aléatoire, au gré de la brise et des micro-ascendances thermiques. Dans Le ballon rouge, un film d’Albert Lamorisse qui reçut lors de sa présentation à Cannes en 1956 la Palme d’or du court-métrage, ce parcours se calque sur les réactions qu’aurait un animal de compagnie à la voix d’un petit garçon et aux menaces de grandes personnes. Chaque animal possède sans doute un signe distinctif : le chien frétille de la queue, le chat glisse sur ses pattes, et le caneton qui me prenait pour sa mère (j’avais cinq ans) se dandinait en cancanant. Le ballon gonflable, lui, se balance dans le clapotement de l’air, avec quelques secousses spasmodiques, comme s’il était porté par des vagues avant d’être entraîné dans leur chute. Il ne faut pas dédaigner non plus les sachets en plastique, contenants éphémères et protéiformes. Un autre film de Kiarostami, plus ancien, Les élèves du cours préparatoire (1985), m’y fait songer. Des enfants soufflent dans des sachets usagés qui bientôt s’élèvent dans le ciel. La caméra suit leur errance jusqu’à ce qu’ils soient suffisamment bas pour être à nouveau attrapés. On pourrait évoquer aussi les bulles de savon, ou même le vol des moustiques. À chaque fois, une même impression, je ne dirais pas de lenteur (car la lenteur me paraît 2 Impression d’autant plus justifiée que le film est composé, en réalité, de photographies et que le mouvement de la balle y a été animé par des moyens d’incrustation numérique.

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plutôt liée à la pesanteur), mais de nonchalance. La légèreté met les choses en mouvement sans orientation ni but défini ; la brusquerie avec laquelle elles sont attrapées par des mains agrippeuses, des lance-pierres ou des coups de torchon, détonne avec leur déambulation précédente. On dirait bien ainsi que la légèreté caractérise un manque d’objectif. Dans le monde humain, toute chose est censée être à sa place, fixe ou mobile. La légèreté semble oublieuse de cette assignation. Sable, moineau, papillon. — Nous avons peut-être admis trop vite la légèreté du grain de sable et celle du flocon de neige. Sur la paume de la main ou dans les cheveux, ces choses ne donneront pas l’impression d’être légères, elles ne pèseront tout simplement d’aucun poids. L’œil est capable de voir des choses qui ne pèsent rien pour nous. Voulez-vous que, depuis les plages d’Ostende, Deauville ou Santa Maria al Bagno, je prenne une poignée de sable et que je le laisse couler de ma main ? Nous nous trouverions ainsi avec une chose solide mais fluide, accompagnée de sensations rares, presque contradictoires, car ce sable est, comme l’eau, à la fois palpable et insaisissable, et, comme la peau, finement grenu quoique lisse dans sa caresse. La main s’est faite contenant provisoire sans que la légèreté du sable l’ait gagnée – probablement n’a-t-elle pas même eu le temps de s’en soucier. Un jour d’été j’ai recueilli dans mes mains jointes un moineau qui avait atterri, tout étourdi, sur le sol de ma chambre. De quelle légèreté alors mes mains étaient-elles le contenant ! Cette chose ébouriffée et palpitante ne pesait presque rien. Je suis allé à la fenêtre, j’ai tendu et ouvert les mains. Rien ne s’en est délesté, je n’ai pas même l’impression que les pattes de l’oiseau aient pris appui sur les pneumatiques de mes paumes. Et cependant il y eut un bruissement d’air par lequel je ressentis de manière tactile l’envolée de l’oiseau. Si je répète la scène cette fois avec un papillon, la délivrance devient purement visuelle. Je conçois la légèreté du papillon sans véritablement l’accueillir en moi. Poudres. — Parmi les poudres, certaines n’ont pas même la consistance granuleuse du sable mais deviennent proprement impalpables. Cet adjectif qualifie d’ailleurs une certaine forme du sucre, mais aussi la farine, le cacao, certaines poudres cosmétiques (en particulier les poudres dites « libres » qui s’appliquent au plumeau), la poussière et la suie. La légèreté des poudres est douteuse. À moins d’un coup de vent, la crainte serait plutôt de leur charge, sur les épaules du meunier et dans les cheminées comme sur la peau des visages.

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Il est curieux que l’on combatte les quatre éléments au moyen de choses supposées légères : la paille sur la terre endigue la pousse des mauvaises herbes, le sable peut étouffer un feu, les poudres cosmétiques absorbent la sudation de la peau et les masques (nous l’éprouvons hélas depuis bien longtemps) filtrent l’air. De tels moyens sont des composés innombrables, en tout cas si nombreux qu’on y retrouverait difficilement une aiguille. La légèreté, connotant le peu, entre en conflit avec de telles multitudes. Ne leur reste qu’une flexibilité suffisant à ce qu’elles s’immiscent partout, comblent le vide et empêchent de ce fait, comme l’enseigne Épicure3, le mouvement de tout corps. Le feu. — L’air est le parangon naturel de la légèreté mais, pour les sens, le feu est plus remarquable. Trévisan, d’après Crosset de la Heaumerie, lui-même cité par Bachelard4, déverse une cascade fascinante d’adjectifs à son endroit : « subtil, vaporeux, digérant, continuel, environnant, aérien, clair et pur, enfermé, non coulant, altérant, pénétrant et vif ». La légèreté est évoquée au moins trois fois dans cette litanie (grâce à subtil, vaporeux et aérien), alors même que Trévisan décrit là le feu de l’eau-forte, un acide utilisé en gravure. Qu’est-ce donc qui sollicite une impression si prégnante ? Les transports du feu semblent ne se soutenir de rien. Qu’il crépite dans le foyer ou envahisse meubles et rideaux, le feu se déplace d’une façon à nulle autre pareille, même si, pour réconforter l’imagination, on l’affuble parfois de jambes pour danser (dans les dessins animés) ou qu’on le fait couler comme un torrent (dans les romans d’aventure). Son extension le fait disparaître en fumée, tandis que la contraction ravive son énergie ; comme un caméléon, il darde la langue avec une étonnante fugacité, ramenant des proies invisibles dans sa gueule sans fond. Un mouvement si paradoxal sacre le feu roi de la légèreté. Le feu follet des marais et des cimetières confond le roi avec son bouffon. Sa flamme froide est erratique, clignotante, plus souvent verte ou bleue que jaune et rouge, avec une combustion dite « spontanée » (au seul contact de l’air ambiant). C’est la flamme d’une mèche (les Anglais l’appellent Will-o’-the-wisp, Will au tortillon) jouant avec son reflet dans une lampe de verre (Jack-o’-lantern) : le folklore y projette l’espièglerie des farfadets, ces mauvais garçons qui entraînent le voyageur au bord du précipice juste avant de souffler leur lanterne. 3 Cf. Lettre à Hérodote, § 44, in : Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, Librairie Générale Française, « La Pochothèque », 1999, p. 1270. 4 La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, « Folio », 1992, p. 136.

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La danse. — Lorsqu’une danseuse de ballet fait un saut de chat ou un grand jeté, il y a bien un instant de grâce, cet instant que la caméra peut chercher à retenir, ainsi que le montre le plan final de Billy Elliot5. Mais elle retombe, infailliblement ; et si aucun autre danseur ne s’apprête à la soutenir, elle retombera assez lourdement. Car elle est dure, la loi de la pesanteur. Dans l’un de ses derniers spectacles au Kaaitheater, à Bruxelles, Jérôme Bel a invité une actrice de théâtre (Jolente De Keersmaeker, la sœur d’Anna Teresa) à interpréter quelques pièces de danse moderne. Un prologue y donnait à voir les évolutions maladroites, presque comiques, en tout cas touchantes, de l’actrice dans les figures canoniques du ballet. À contempler ses efforts démunis, on pouvait se dire qu’il en faut, ô oui, de la souplesse aux danseuses de ballet pour que le grand jeté ne ressemble pas au franchissement d’un ruisseau ! Au Kaaitheater encore, deux danseurs et une danseuse semblent, sous la direction de Laurent Chétouane6, être la légèreté même : ils virevoltent. Ils parviennent à suspendre à la fois l’attraction verticale (la chute) et la répétition horizontale (la stabilité du geste rythmé). Par leur regard aussi : qui n’a pas le temps de se poser, mais ne demeure pas seulement en retrait, comme aveuglé, ainsi qu’on l’observe souvent chez les danseurs. Leur regard nous effleure, il crée un contact évanescent. Dans la vie urbaine, n’est-ce pas ce que font les passants, glisser, virevolter sous la pluie d’été entre le bord du trottoir et le caniveau en effleurant du regard les autres passants ? Gene Kelly, dans une merveilleuse séquence de Singin’ in the rain7, nous aide à le croire. Voix légères. — Je suis assez sensible aux tessitures vocales, qu’elles soient parlées ou chantées. Aussi me suis-je tourné vers ma collection de disques pour aller y quérir des voix légères. L’exercice se révéla étonnamment difficile. Certaines voix vers lesquelles je m’orientais d’abord ne m’ont pas paru, à les réécouter, aussi légères que je me le figurais. Je les dirais éthérées plutôt que légères. Les amateurs de rock indépendant des années quatre-vingt seront peut-être seuls à comprendre l’exemple suivant, tant pis je le donne quand même. La voix d’Elizabeth Frazer peut se faire éthérée : voix de tête très aiguë et cependant infiniment mélodieuse, loin de toute stridence ; mais lorsqu’elle quitte ces notes hautes pour reprendre de la chair, elle n’est pas légère ; elle est au contraire 5 6 7

De Stephen Daldry, sorti en 2000. Dans la pièce, « Out of joint / Partita 1 », en mars 2018. Réalisé par Stanley Donen, sorti en 1952.

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généreuse, avec un vibrato quasi maternel. Les voix de jeunes garçons, si belles qu’elles puissent être (comme celle de Cai Thomas), n’offrent pas non plus, à mon oreille, des exemples parfaits de légèreté. Ce sont des flammes, la légèreté est le moindre de leurs attraits et se laisse bientôt recouvrir par d’autres affects : vivacité, pureté, délicatesse ou maladresse. Pour qu’on la sente légère il faut que la voix vienne d’un corps, non de la tête ou d’une ébauche de corps (d’avant la mue). Un corps qui n’aurait de forces que pour le souffle ou un très mince filet de voix ; voix non pas rendue fluette par timidité (étymologiquement, fluet dérive de flou), mais authentiquement, désespérément légère. Telle est la voix de Vashti Bunyan (comme j’ai fini par la retrouver dans ma collection, mais cette fois je crains fort de ne m’adresser qu’aux happy few amateurs de folk psychédélique anglais). La légèreté mérite en outre d’être distinguée de la douceur. Pour prendre cette fois mes exemples dans le répertoire masculin : la voix de Caetano Veloso peut se faire suave ; mais le parangon de la légèreté revient à mon avis à João Gilberto, car on ne peut pas imaginer qu’il y ait dans sa poitrine assez d’air pour l’entendre crier, ou même seulement chanter un peu fort. La douceur serait ainsi plus délibérée, plus émotive que la légèreté. Par une sorte de sentimentalisme une voix se rend douce, éventuellement légère. Mais la légèreté authentique (ce que je tiendrais en tout cas pour tel) n’a rien de sentimental. Instruments, chants légers. — De tous les instruments de musique, la flûte produit certainement la tonalité la plus légère. Elle est aussi l’un de ceux qui s’accommodent du plus grand nombre de matériaux : bois, os, corne et ivoire, terre cuite, métaux précieux, pierre d’albâtre, cristal, plastique… Cette matérialité indifférente, quasi abstraite, de la flûte, avec la grande variété des formes dans lesquelles diverses traditions culturelles l’ont fabriquée, montre qu’elle n’est que cela, un instrument. Or le flûtiste contient dans son corps une masse autrement malléable, comprimée par le diaphragme, qu’il sculpte en palpant ce tube aussi adroitement qu’un verrier, afin qu’elle fuse en colonnes d’air, précises et transitoires. Ces colonnes sont bien souvent adoucies, parfois assombries, quand les notes de la flûte sont liées, par exemple dans la phrase d’ouverture de L’aprèsmidi d’un faune de Claude Debussy. Les « douces plaintes » que répand la flûte selon Lucrèce8 s’expliquent par cet emploi sentimentalisé. Mais 8 De Natura rerum, livre IV, v. 570-665 ; citation que je tiens d’Herman Parret dans son essai sur la résonance (La Délicatesse des sens, Dijon, Les Presses du réel, 2023), où sont également présentés et commentés le chatouillement (Descartes) et la blessure (Lucrèce) émanant des sons.

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le grand art d’un flûtiste consiste en ses notes piquées – doublement, voire triplement détachées ! Je dirais alors qu’au lieu de chatouiller, ou de blesser, la flûte picote l’oreille de ses colonnes sonores affinées, telle la Badinerie de Jean-Sébastien Bach. Le « Duo des fleurs » extrait de Lakmé connaît une version pour flûtes (accompagnées au piano) bien qu’il ait été composé par Léo Delibes pour une soprano et une mezzo-soprano. C’est une barcarole, le chant des gondoliers de Venise. Les voix de Lakmé et sa servante Malika s’enroulent comme les « lianes en fleurs », comme « le jasmin à la rose s’assemble », « gliss[ant] en suivant le courant fuyant » (je ne fais que reprendre leurs paroles). La mesure ternaire et syncopée de l’air, avec une brève accélération du tempo sur une trille de doubles croches, donne l’impression d’un enlèvement. On en revient au mouvement de la balançoire : elles ne reprennent haleine que pour s’envoler à nouveau et demeurer, pour un temps inouï, en suspension. L’architecture. — La flûte nous a mis sur la voie d’une géométrisation de l’air que l’architecture ménage en espaces de vie. Pour que les gens s’y sentent légers, l’architecte Katsufumi Kubota9 conçoit ses maisons comme des origamis. Toutes blanches en arêtes biseautées, elles ne sont pas encloses sur elles-mêmes mais semblent sur le point de se déplier et de s’ouvrir, afin de susciter de nouveaux emboîtements. Cette manière de concevoir la légèreté architecturale me paraît judicieuse et novatrice. Des cathédrales gothiques aux stades en architecture textile (ou tensile structures) en passant par les tours de verre hérissant nos métropoles contemporaines, il s’est toujours agi, tout compte fait, d’alléger le matériau pour ériger la lumière en spectacle. Dans les maisons de Kubota, en revanche, la lumière se rencontre à de multiples détours, dans n’importe quelle direction, pensivement en quelque sorte, non moins d’ailleurs que le vent, les nuages, l’eau parfois. On doit s’y sentir, je suppose, moins petit, moins écrasé que par nos technicolors christologiques ; et y éprouver une impatience, un désir à ne pas rester en place, à suivre l’appel d’air. « Les merveilleux nuages ». — Les nuages peuvent servir de patron visuel de la légèreté. John Ruskin institue la peinture de son temps comme « the service of clouds »10. Dans une institution de service (et pourquoi 9

Pour un aperçu, visiter en ligne le site https://katsufumikubota.jp. Les guillemets font partie de la citation, que je dois à Hubert Damisch mais que je cite d’après la version epub disponible dans le cadre du projet Gutenberg (https://www. gutenberg.org/ebooks/38923) de Modern Painters, IVe partie, chapitre XVI (« Of modern landscape »), § 2, p. 676. 10

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l’art n’en serait-il pas un au bénéfice de l’humanité ?), chacun apporte en effet sa contribution, les employés (le tableau) comme le patron (les nuages), à l’ordre désiré. Je vois au moins cinq motifs d’explication pour leur autorité dans ce domaine. Premièrement, les nuages s’offrent exclusivement à la vue. Dès que d’autres sens sont concernés, ils se transforment en une nouvelle chose, brouillard, orage ou pluie. Deuxièmement, les nuages sont mobiles, quoique leur mouvement soit rarement assez rapide pour que l’œil humain n’en fixe les images ; leur mouvement offre ainsi une contrariété plutôt originale. Trois, quatre et cinquièmement, par leur luminosité, leurs formes et leurs masses, les nuages sont la source visuelle des effets de légèreté dans la peinture : réflexion de la lumière grâce aux couches d’apprêt et aux glacis, invitant en outre à ce que j’appelais plus haut une forme de pensivité ; fondus des contours et fonds vaporeux, du Corrège à Turner et aux impressionnistes ; et, sur la toile vierge du ciel (the scenery of the sky, écrit encore Ruskin11), variété des formes, des tailles, et donc du style : monumental, à la Ruysdael, ou lyrique, chez Claude Lorrain par exemple. Je cite le titre du passage contenant, dans la Théorie du nuage12, la critique (pas très fondée à mon avis) adressée à Ruskin, Hubert Damisch reprenant lui-même la dernière phrase d’un poème en prose de Baudelaire : « — J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! »13. Oui : « là-bas », car cette légèreté se donne seulement en spectacle et suscite l’émerveillement. Au cours de ces rencontres méditatives, j’ai voulu me garder des projections sentimentales, imaginatives ou intellectuelles. Il y a, pour une qualité telle que la légèreté, sinon une vérité hors de la caverne de l’esprit, en tout cas des invitations à en sortir et à chercher la source par laquelle elle s’introduit en nous. Mais, puisque j’y suis, j’aimerais tout de même évoquer une expérience personnelle de nuages spectaculairement légers. Alors que l’avion qui me conduisait à Genève allait engager sa descente, j’aperçus à travers le hublot une immense étendue de nuages posés sur un plateau. Au loin, la chaîne des montagnes formait un rempart contre l’horizon, tandis qu’en dessous de moi la vue dégagée sur la vallée laissait deviner des pâturages. Entre les deux, on aurait dit la couverture de neige d’un barrage dont le remblai affleurait à peine 11 Modern Painters, Ire partie, section III (« Of truth of skies »), chap. III, § 5, p. 642, même édition que plus haut. 12 Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972. 13 Charles Baudelaire, « L’étranger », Le Spleen de Paris, in : Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 277.

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et laissait même, çà et là, déborder quelques effluves vers les flancs sombres des coteaux. Imaginativement, c’est donc un lac. Sentimentalement, c’est Out of Africa, je suis un jeune aristocrate danois dérivant au cœur du continent par une route inconnue. Enfin, intellectuellement, je domine la scène, à la hauteur des sommets lointains, et photographie le déluge qui, au lieu de se produire, demeurera éternellement pris dans mon regard. La littérature. — À force de sauts et gambades, j’ai fini par trébucher sur les Leçons américaines d’Italo Calvino14 dont le volume se trouvait dans ma bibliothèque. Rédigées en vue d’un cycle de six conférences à Harvard, ces « leçons » jamais prononcées se proposaient de rendre compte chacune d’une vertu littéraire. La première porte justement sur la légèreté ; quatre autres suivent : rapidité, exactitude, visibilité, multiplicité. La dernière n’a pas été écrite mais l’écrivain italien avait prévu son titre : « Consistency ». Or c’est l’une des notions retenues pour La Délicatesse des sens. Quelle belle coïncidence pour ces pages dédiées à mon maître et ami Herman Parret ! Devant l’inertie et la pesanteur du monde, Calvino s’est efforcé de s’équiper pour la légèreté ; son travail est de soustraction, d’arrachement au devenir pierre. Pas de fuite ici, mais un domptage incisif, tel Persée aux sandales ailées présentant un miroir à Méduse. Telle aussi la vérité de l’être dévoilée par la philosophie et la science : Lucrèce, qu’on a déjà aperçu dans ces pages, mais aussi Ovide, et avec eux les doctrines d’Épicure et de Pythagore, pulvérisent les pesantes apparences de la matière en atomes erratiques et transformations imprévisibles. Par la suite, ordre et liberté ont pu être conciliés. Calvino remarque ainsi que « ce qui semble frapper l’imagination littéraire, dans les théories de Newton, n’est pas l’assujettissement de tout et de tous à la fatalité de la pesanteur, mais bien l’équilibre des forces qui permet aux corps célestes de planer dans l’espace »15. En résulte le règne enchanté du léger : dans les Mille et une Nuits, les tapis volent et les génies jaillissent des lampes. Les théories de Newton inspirent également Giacomo Leopardi, lequel, rapporte Calvino, « écrivit à quinze ans une histoire de l’astronomie d’une extraordinaire érudition. […] Quand il parlait de la lune, Leopardi savait exactement de quoi il était question »16. 14 Italo Calvino, Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millénaire, Paris, Gallimard, 1989. 15 Ibid., p. 49. 16 Ibid., p. 50.

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La lune… Calvino confesse que sa première idée avait été d’en faire le thème exclusif de sa première conférence. Pour qui veut faire de la légèreté un des pouvoirs de la littérature, c’est bien compréhensible. À l’instar des nuages pour les images, la lune peut servir de modèle pour l’écriture de la légèreté. Car on peut la regarder, elle ! Alors que le soleil nous oblige à baisser les yeux devant sa vérité, on les lève volontiers pour interroger la présence de la lune ; un dialogue s’instaure ainsi entre l’homme et le monde. Ni fixe, ni mobile, la lune est animée par un nimbe. Sa clarté neutralise la vivacité des couleurs, amortit les angles et rapproche les objets jusqu’à rendre leurs formes palpables. Aussi est-ce à une sorte d’haptique, tâtonnante et bruissante, que sa lumière pâle nous convie. De la légèreté, elle organise le divertissement – théâtre d’ombres, pantomime amoureuse ou poésie, c’est selon. O cara luna, al cui tranquillo raggio danzan le lepri nelle selve17.

17 Ibid., p. 52 (« O chère lune, toi qui d’un rayon tranquille / éclaires la danse des lièvres dans les forêts », traduction d’Yves Hersant).

DIDASCALIES EN MARGE DE C’EST BEAU Thierry DE DUVE En connaisseur averti, le vieux Karamazov s’exclame : « Justement, justement, je me suis senti offensé toute ma vie jusqu’à la jouissance, pour l’esthétique, parce que ce n’est pas seulement agréable, mais c’est beau, parfois, d’être offensé… vous avez oublié cela, vénérable père : c’est beau ! » (Nathalie Sarraute, « De Dostoïevski à Kafka »1)

C’est à un jeune animateur d’une radio allemande, qui deviendra plus tard historien de l’art et spécialiste de Max Ernst et plus tard encore directeur du Musée d’art moderne au Centre Pompidou, Werner Spies, que nous devons d’avoir amené Nathalie Sarraute à écrire des pièces de théâtre. Le grand mérite de Spies avait été de déceler un potentiel proprement radiophonique dans les romans de l’écrivaine et d’avoir su la convaincre, malgré ses réticences, d’écrire pour la radio. « L’idée m’est venue », dira-t-elle dans un essai sur son théâtre qui reconnaît sa dette à Spies, « sans que je sache très bien ce qui pourrait en sortir, d’un certain silence. Un de ces silences dont on dit qu’ils sont “pesants”. […] Toujours est-il que tiré par ce silence un dialogue a surgi, suscité, excité par ce silence. Ça s’est mis à parler, à s’agiter, à se démener, à se débattre… et je me suis dit : voilà donc quelque chose qui pourrait être écouté à la radio. »2 Ainsi naquit Le Silence, qui paraît dans Le Mercure de France en février 1964 et est diffusé par le Süddeutscher Rundfunk en traduction allemande le 1er avril de la même année. Des six courtes pièces de théâtre que Sarraute a écrites entre 1964 et 1986, quatre ont été produites à la radio avant de l’être au théâtre3. C’est le cas de C’est beau, la quatrième 1 Nathalie Sarraute, « De Dostoïevski à Kafka », in : L’Ère du soupçon, Essais sur le roman [1956], cité d’après N. Sarraute, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1996, p. 1565. Toutes nos citations vont vers cette édition, désignées par le sigle OC. 2 Sarraute, « Le Gant retourné », in : Conférences et textes divers, OC, p. 1708. 3 Les six pièces sont : Le Silence (1964) ; Le Mensonge, créée sur France Culture le 2 mars 1966 ; Isma, créée sur France Culture le 28 juin 1970 et montée le 5 février 1973 à l’Espace Pierre-Cardin dans une mise en scène de Claude Régy ; C’est beau, créée sur France Culture le 16 octobre 1972 et montée le 24 octobre 1975 par Claude Régy ; Elle est là, créée le 15 janvier 1980 au Théâtre d’Orsay, toujours dans une mise en scène de Claude Régy ; et

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parmi les six, d’abord créée le 16 octobre 1972 comme une pièce radiophonique sur France Culture, ensuite montée sur scène par Claude Régy le 24 octobre 1975 dans la petite salle aménagée par Jean-Louis Barrault dans l’ancienne gare d’Orsay. Il est impossible de résumer C’est beau, et ce pour des raisons qui vont bien au-delà des difficultés inhérentes à la tâche de résumer une œuvre littéraire et qui ont tout à voir avec le théâtre « radiophonique » que Nathalie Sarraute invente. Au théâtre il y a des corps, présents sur scène de toute leur corporéité ; à la radio il n’y a que des voix. L’auditeur les attribue à des personnages dans la mesure où il discerne des timbres, qu’en retour il discerne dans la mesure où il a déjà décidé de les attribuer à des personnages. Dans le théâtre de Nathalie Sarraute, même présents en chair et en os sur scène, les personnages deviennent indiscernables. Ils ont rarement des noms. Dans C’est beau, ce sont « LUI », « ELLE », « LE FILS », avec de temps à autre l’incursion d’un personnage-témoin simplement nommé « VOIX » qui fonctionnerait plutôt comme le chœur dans une tragédie grecque. Dans d’autres pièces, comme Elle est là, hommes et femmes sont numérotés : H1, H2, F1, etc. Souvent, l’un dit une réplique qu’on s’attend à voir prononcée par un autre, et au bout de quelques échanges on ne sait plus qui a dit quoi et encore moins qui pense quoi. Ce qui dans mes romans aurait constitué l’action dramatique de la sousconversation, du pré-dialogue, où les sensations, les impressions, le « ressenti » sont communiqués au lecteur à l’aide d’images et de rythmes, ici se déployait dans le dialogue lui-même. La sous-conversation devenait la conversation. […] Les personnages se sont mis à dire ce que d’ordinaire on ne dit pas. Le dialogue a quitté la surface, est descendu et s’est développé au niveau des mouvements intérieurs qui sont la substance de mes romans.4

Même dans ses romans, ces mouvements intérieurs ne sont jamais décrits ni analysés, fût-ce aussi finement que chez Proust, par un narrateur omni-voyant ; il faut les tirer des dialogues. Spies avait donc bien vu : c’est parce que les romans de Nathalie Sarraute étaient déjà « radiophoniques » que son théâtre le serait aussi tout naturellement. L’écrivaine s’en explique : Car le dialogue de théâtre, qui se passe de tuteurs, où l’auteur ne fait pas sentir à tout moment qu’il est là, prêt à donner un coup de main, Pour un oui pour un non, créée le 17 février 1986 au Théâtre du Rond-Point dans une mise en scène de Simone Benmussa, avant que d’être consacrée, ainsi que Elle est là, quelques mois plus tard par le festival d’Avignon dans des mises en scène de Michel Dumoulin. 4 Sarraute, « Le Gant retourné », OC, p. 1708.

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ce dialogue qui doit se suffire à lui-même et sur lequel tout repose, est plus ramassé, plus dense, plus tendu et survolté que le dialogue romanesque : il mobilise davantage toutes les forces du spectateur.5

Ce dernier, qui « a vu tomber les cloisons étanches qui séparaient les personnages les uns des autres », est ainsi « amené à concentrer toute son attention et sa curiosité sur quelque état psychologique nouveau, oubliant le personnage immobile qui lui sert de support de hasard »6. Nous voici avertis : cessons de chercher une intrigue et d’en deviner le fil narratif ; cessons de penser à des personnages comme s’ils étaient des sujets toujours identiques à eux-mêmes ; concentrons-nous plutôt sur l’émergence d’un état psychologique nouveau, sans nous préoccuper de l’attribuer à un personnage-sujet. Or, dans C’est beau, cet état psychologique nouveau émerge dès les premières répliques, que voici : LUI : C’est beau, tu ne trouves pas ? ELLE, hésitante : Oui… LUI : Tu ne trouves pas que c’est beau ? ELLE, comme à contrecœur : Si… si… LUI : Mais qu’est-ce que tu as ? ELLE : Mais rien. Qu’est-ce que tu veux ? Tu me demandes… je réponds oui… LUI : Mais d’un tel air… tellement du bout des lèvres… comme si c’était une telle concession. (Inquiet :) Tu n’aimes pas ça ? ELLE : Mais si, j’aime, je te l’ai dit… Mais juste maintenant… tu ne veux donc pas comprendre… LUI : Non, en effet, je ne comprends pas…7

Ce sont les didascalies, hésitante, comme à contrecœur, inquiet, qui mettent la puce à l’oreille : dire « c’est beau » ne va pas de soi, et approuver quelqu’un qui n’hésite pas à le dire encore moins. Notons que dans C’est beau nous n’apprendrons jamais de quoi il s’agit de dire « c’est beau » : nous ne saurons jamais quel objet, quel geste, quelle musique, quelle tournure de phrase, quel phénomène naturel, quelle œuvre d’art accréditée par les musées aura incité celui que le texte appelle LUI à proférer : « C’est beau, tu ne trouves pas ? » Dans C’est beau ce qui compte n’est pas le référent de la phrase proférée, c’est la présence d’un tiers, celui que la pièce nomme LE FILS. C’est lui qui, sinon engendre chez ses géniteurs, du moins leur révèle (et à nous) l’état psychologique nouveau que Nathalie Sarraute met sous son microscope et nous propose d’examiner avec elle. Il n’est certes pas indifférent que ce tiers soit d’une 5 6 7

Sarraute, « Conversation et sous-conversation », OC, p. 1601. Sarraute, « L’Ère du soupçon », OC, p. 1581. Sarraute, C’est beau, OC, p. 1453.

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autre génération, qu’il soit jeune, qu’il ait un compte œdipien à régler avec ses parents. Mais ce qui doit nous retenir pour l’instant, c’est que ce tiers est le témoin d’un échange d’opinions dont il eût préféré être tenu à l’écart. Ça ne le regarde pas, ce que ses parents trouvent beau ou pas beau. En revanche ça les regarde, eux, qu’il soit, lui, le fils, pris à témoin de leur échange sans l’avoir demandé. En effet, le texte continue : LE FILS : Oh écoute, pourquoi faire semblant ? Tu sais bien que tu n’obtiendras rien de plus que ça… que du bout des lèvres… que d’une voix blanche… rien de plus… Rien, tu sais bien… Puisque je suis là… Et je n’ai même pas besoin de me montrer, pas besoin de faire coucou le voilà… Il suffit que je sois derrière le mur… enfermé dans ma chambre… Même derrière un mur de béton ma seule présence suffit pour que ça ne sorte pas : « C’est beau »… pas comme tu le voudrais…8

Le fils s’adresse là à son père pour lui rappeler qu’il sait bien que sa femme n’arrivera pas à dire « c’est beau ». On peut penser qu’il se venge de ses frustrations œdipiennes en assumant non sans jouissance d’être l’arbitre du débat. Mais c’est plus compliqué : il accuse son père de faire semblant. Faire semblant de quoi ? De trouver ça beau ? Non. De penser ou d’espérer que sa femme l’approuvera ? Oui. Le personnage nommé LUI sait ou devrait savoir que le personnage nommé ELLE se trouve incapable de prononcer « C’est beau » du fait de la présence du personnage nommé LE FILS. Le fils met ses parents devant un fait accompli dont il semble tirer une vérité générale : lorsque A demande à B d’approuver son jugement esthétique, il le fait devant un Autre à qui sa demande, en apparence, ne s’adresse pas, un Autre invisible et d’autant plus présent qu’il est invisible, derrière le mur, mais qui se trouve du fait même promu au rang de juge suprême. Le fils, n’en doutons pas, jouit d’être ainsi promu. Il est et sera pour le reste de la pièce le surmoi esthétique de ses parents. Nathalie Sarraute – en tout cas ce qu’elle projette d’elle-même dans son écriture – n’a rien du felix æstheticus que revendique être mon cher ami Herman Parret, le destinataire de ce Festschrift et mon interlocuteur assidu en matière d’esthétique philosophique9. Sa vocation à elle serait plutôt de démystifier le mythe de l’esthète accompli (selon la traduction que donne Parret du latin de Baumgarten, auteur de l’expression felix æstheticus), de le déconstruire brique par brique, de le disséquer avec 8

Ibid. « J’ai toujours eu l’intuition profonde et authentique que la qualification baumgartenienne du felix æstheticus marquait un état d’âme qui détermine bien adéquatement mon identité » (Herman Parret, « Felix æstheticus, une apologie d’Alexander Baumgarten », ici même, p. 367). 9

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l’incisive et froide cruauté du chirurgien. Or on sait depuis les Mythologies de Barthes que démystifier revient à construire un mythe artificiel, depuis la Grammatologie de Derrida que déconstruire n’est pas détruire, et depuis toujours que derrière la froide objectivité du chirurgien se cache la volonté de guérir le patient. On pourrait donc soupçonner Sarraute de chercher paradoxalement à protéger le bonheur du felix æstheticus, de lui construire, sous l’accumulation des sarcasmes, un refuge ou un sursis, de le mettre à jour afin qu’il soit au diapason de ce qu’elle a nommé L’Ère du soupçon10. Tout se passe comme si elle apostrophait mon ami Herman en lui rappelant la leçon du vieux Karamazov : « Ce n’est pas seulement agréable, mais c’est beau, parfois, d’être offensé… vous avez oublié cela, vénérable père : c’est beau ! » À peine LE FILS est-il introduit, triangulant le face-à-face entre ELLE et LUI, que se déchaînent des micro-passions incontrôlables qui viennent à la surface sans que personne ne l’ait voulu, ce que Sarraute appelle des tropismes et qu’elle décrit ainsi : Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir. […] Aucun mot – pas même les mots du monologue intérieur – ne les exprime, car ils se développent en nous et s’évanouissent avec une rapidité extrême, sans que nous percevions clairement ce qu’ils sont, produisant en nous des sensations souvent très intenses, mais brèves.11

Dans C’est beau, les tropismes emmènent les parents sur des montagnes russes de sentiments changeants où domine la culpabilité à l’égard du fils, une culpabilité comiquement nourrie des théories psychologiques, style Dr. Spock, en vogue à l’époque. Elle, enceinte, avait été prise « d’une affreuse pensée » ; lui, d’abord horrifié d’entendre cet aveu et ne se rendant pas compte des désirs inavoués qu’il réveille chez lui, lâche la bonde et se retourne sur le fils : « Qu’il aille au bout du monde. Qu’on le mette en prison… dans une maison de redressement. Qu’il disparaisse… À tous les diables »12. Chaque fois qu’un tropisme bouillonne un peu trop fort, chaque fois que déferle le retour du refoulé, la question esthétique ressurgit. LUI, niant qu’il lui a fallu faire un effort pour dire « C’est beau » : 10 L’Ère du soupçon, Essais sur le roman est un recueil d’essais critiques qui paraît en 1956 et est republié en 1964 avec une préface de l’auteur. Il comprend « De Dostoïevski à Kafka » (1947), « L’Ère du soupçon » (1950), « Conversation et sous-conversation » (1956) et « Ce que voient les oiseaux » (1956), dans Sarraute, OC, p. 1551-1620. 11 Sarraute, « Préface » à L’Ère du soupçon, OC, p. 1553 ; p. 1554. 12 Sarraute, C’est beau, OC, p. 1457 ; p. 1457-1458.

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« Ah ça non. Pas le moindre. Je l’ai dit, je l’ai crié : c’est beau. Beau. Beau. Beau. » — ELLE : « Oui, tu l’as dit… très fort… Trop fort… Il y avait là une outrance, une crispation… »13 Ou encore, LUI, s’en prenant au FILS : « Ah ce n’est pas un “rêveur”. Pas un “esthète” : aucun danger… les comics… les policiers… les juke-boxes… les matchs… Joli produit. Bravo. On en arrive quand il est là à ne pas pouvoir dire “C’est beau”… »14 ELLE, un peu plus tard, se demandant tout haut ce que le fils a bien pu faire pour mériter de disparaître, énumère en prenant une voix étrangère : « un menteur, un pervers, un feignant… » ? À quoi LUI rétorque : « Qu’est-ce que tu as dit ? J’ai entendu “feignant”. Tu n’as pas dit ça ? »15 Quelques répliques plus loin : ELLE : […] J’ai dit « feignant ». Vous voyez, messieurs dames, tout est là. Il ne supporte pas des mots comme ça. « Feignant » est interdit… VOIX : Feignant ? Interdit ? ELLE : Oui… Vous entendez ? Fai-né-ant. Ça, c’est admis. C’est noble. Aéré. Hautain. Fai-né-ant. Comme c’est beau. Feignant est laid. Fai-néant est beau. Beau. Beau. Tout est là. Tout… Vous ne savez pas jusqu’où ça peut aller…16

Voilà qu’elle n’a plus peur de dire « C’est beau », mais c’est un « beau » sarcastiquement placé dans la bouche de son mari, un « beau » que pour rien au monde il appliquerait à l’argotique « feignant ». Il s’était adressé à elle, elle ne s’adresse plus à lui ; elle parle de lui à la salle : « Vous voyez, messieurs dames… Il ne supporte pas… » À la salle ou au chœur : depuis quelques lignes, un « personnage » nommé VOIX qui se fait entendre depuis les coulisses17 s’est immiscé dans la conversation. C’est la vox populi, la voix du bon sens, la voix des clichés et des idées reçues – « Ah, si ce n’est pas malheureux… » (trois fois), « Pensez donc, par les temps qui courent… », « Dire qu’il y en a… », « Si c’est pas honteux… », « Voyez-vous ça… », « Bien sûr… à qui le dites-vous ? », « Ah que voulez-vous », « Ah, mon pauvre monsieur »18 –, et c’est à l’autorité de cette VOIX qu’ELLE, la femme, la mère du fils, fait appel. Il n’en faut pas plus (je saute quelques pages) pour que LUI la prenne en flagrant délit d’avoir changé les règles du jeu. Elle avait invoqué, dans le 13

Ibid., p. 1455. Ibid., p. 1457. 15 Ibid., p. 1458. 16 Ibid. 17 Ou depuis la salle elle-même, comme ce fut le cas de la mise en scène de Claude Régy en octobre 1975. Un compte-rendu de François Nourrissier dans Le Figaro du 27 octobre fait état de « deux actrices dans la salle (Agnès Junger et Chloé Caillat) [qui] jouent le rôle du chœur » (« C’est beau, Note sur le texte et sur les représentations », OC, p. 2018). 18 Sarraute, C’est beau, OC, p. 1458-1461. 14

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rôle de la vox populi, des personnes de leur entourage, des connaissances, des gens normaux, les Aubry, les Jamet, qui ont eux aussi des fils. Il la reprend. L’échange est assez long mais ne souffre pas d’ellipse : LUI : Non. Une erreur, là, maintenant, avec moi. Oui. Tu as changé de jeu. En douce. Mais moi j’ai vu. Tu avais besoin du père Jamet. Et des fils Aubry. Eh bien, moi je te demande maintenant de me donner la mère Duranton… le père Duranton… Parfaitement, le père et la mère… ELLE : Quoi ? LUI : Oui. Donne-les-moi. Allons, donne. Et maintenant la fille et le fils. Oui, Duranton. Toute la famille. ELLE : Qu’est-ce que tu en feras ? LUI : Tu vas voir. Il me les faut. Et aussi les Herbart. Tous : père, mère, fils, petit-fils. Donne. Et les Charrat. Toute la famille. Je pourrais t’en demander d’autres… mais pour le moment je me contenterai de ceux-là. ELLE : Je ne comprends rien… LUI : Attends, tu vas comprendre. Laisse-toi faire maintenant… Répète après moi. Dis : « C’est beau. » ELLE : Oh, pour quoi faire ? LUI : Répète, je te dis. Moi tout à l’heure j’ai eu beaucoup de patience. Répète après moi : « C’est beau. » ELLE, voix lasse : C’est beau. LUI : Répète : « C’est beau » sont des mots que nous n’osons pas prononcer en présence de notre enfant. Et maintenant tu vas voir. Rassemble ton courage. ELLE : « C’est beau » sont des mots que nous n’osons pas prononcer en présence de notre propre enfant. Et maintenant tu vas voir… LUI : Non, pas ça… « Et maintenant tu vas voir », c’était adressé à toi. ELLE : Et à qui tout le reste ? LUI : Justement aux Duranton. Aux Herbart. Aux Charrat… ELLE : Oh écoute, de quoi on a l’air ? Ils vont nous croire complètement fous.19

La foule des gens pas fous, les Duranton, les Herbart, les Charrat, ceux qui ont la vox populi pour eux, avec eux, a maintenant remplacé le fils tapi dans sa chambre. ELLE les avait invoqués, LUI exige qu’elle les convoque : « Donne-les-moi. […] Il me les faut. » ELLE a changé les règles du jeu en prenant la salle à partie et en cessant de s’adresser à LUI, mais c’est LUI qui tire les conséquences de ce changement d’adresse en le lui renvoyant comme un boomerang. ELLE lui avait mis un « C’est beau » lourd de sarcasmes dans la bouche, LUI lui met d’autorité dans la bouche le « C’est beau » qu’elle doit répéter. Mais ce n’est pas seulement « C’est beau » qu’elle doit répéter, c’est son enchâssement dans « “C’est beau” sont des mots que nous n’osons pas prononcer en présence de notre 19

Ibid., p. 1461-1462.

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enfant. » Elle s’exécute d’une voix lasse, ajoutant même, comme s’il y avait un doute, « de notre propre enfant ». Mais elle ne saisit pas, ou feint de ne pas saisir, que la phrase « Et maintenant tu vas voir » n’est pas, comme la phrase « C’est beau », enchâssée dans ce qu’ELLE est priée de répéter. ELLE commet là une métalepse, définie par Gérard Genette comme une « transgression délibérée du seuil d’enchâssement »20, mais une métalepse qui n’est peut-être pas délibérée ! Elle répète mécaniquement « Et maintenant tu vas voir », comme si elle ignorait que c’était adressé à elle. Du coup – « Et à qui tout le reste ? » –, elle force son mari à avouer triomphalement : « Justement aux Duranton. Aux Herbart. Aux Charrat… ». ELLE, sommée de s’adresser à eux de sorte que LUI puisse les prendre à témoin, tire son épingle du jeu en forçant son mari à dévoiler le sien. En fin sémioticien, rhétoricien et pragmaticien qu’il est, rompu à toutes les chausse-trappes du discours indirect libre et des sautes de niveau narratif, notre ami le felix æstheticus est au fait des subtilités de la métalepse élargie telles que Genette les a théorisées21. Aussi aura-t-il remarqué en lisant Nathalie Sarraute qu’elle maîtrise la métalepse et le discours indirect libre comme personne. Le prototype de toute métalepse, nous dit Genette, est l’intervention intempestive au niveau de la diégèse d’une voix autoriale qui devrait être absente de ce niveau. « Il [l’auteur] prétend intervenir dans l’histoire qu’il ne fait réellement que représenter, » écrit-il22. Au théâtre, les didascalies sont un moyen conventionnel d’insinuer la voix de l’auteur soufflant aux personnages-acteurs le ton sur lequel ils ont à dire leur réplique. Sarraute s’en sert pour impartir aux répliques qu’elle met dans la bouche de ses personnages une ironie qui est clairement la sienne, non la leur. Mais quelque chose d’autre et de beaucoup plus complexe se passe dans l’échange déjà cité : LUI : Répète : « C’est beau » sont des mots que nous n’osons pas prononcer en présence de notre enfant. Et maintenant tu vas voir. Rassemble ton courage. ELLE : « C’est beau » sont des mots que nous n’osons pas prononcer en présence de notre propre enfant. Et maintenant tu vas voir… 20

Gérard Genette, Métalepse, de la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004, p. 14. Sur l’élargissement de la métalepse par Genette lui-même, qui avait introduit ce concept rhétorique en narratologie dans Discours du Récit (1972), voir Françoise Lavocat, « Et Genette inventa la métalepse », Nouvelle Revue d’esthétique n° 26 / 2, 2020, p. 43-51. 22 Genette, Métalepse, op. cit., p. 13. Dans ce passage dévolu à la « métalepse de l’auteur », Genette se fait l’écho de Fontanier : « On peut rapporter à la Métalepse le tour par lequel un poète, un écrivain, est représenté ou se représente comme produisant lui-même ce qu’il ne fait, au fond, que raconter ou décrire » (Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 128). 21

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La question de savoir si ELLE ne saisit pas ou feint de ne pas saisir que le segment « Et maintenant tu vas voir » s’adressait à elle est la question de savoir si ELLE commet la métalepse délibérément ou non. Cette question n’a pas de solution car tout se joue entre deux embrayages d’un niveau de fiction sur un autre, un premier où opère la « métalepse du personnage » et un second où opère la « métalepse de l’auteur ». C’est en définitive Sarraute, l’auctrice de C’est beau, qui nous fait voir la métalepse que commet son personnage en faisant franchir transgressivement au segment « Et maintenant tu vas voir » la frontière entre discours et discours rapporté, c’est-à-dire, dans le cas présent, répété. En somme, « Et maintenant tu vas voir » s’adresse à nous. De plus, discours rapporté pour discours indirect libre et fiction pour fiction, n’oublions pas que « feignant » est laid alors que « fainéant » est beau, que dire « feignant » est interdit (selon LUI, mais c’est ELLE qui le dit) alors que dire « beau » est impossible (pour eux deux, mais c’est LE FILS qui le leur fait remarquer), et que dans sa première intervention le fils avait accusé son père de faire semblant, c’est-à-dire de feindre, d’être feignant. S’il est impossible de résumer C’est beau, c’est qu’il n’y a pas que l’échange ci-dessus, c’est tout le texte qui implique la métalepse ; elle nous est destinée, à nous, lecteurs, dans le but de nous impliquer à notre tour dans le thème de la pièce : peut-on, à l’ère du soupçon, dire en toute innocence « C’est beau » ? Et à qui ? Et devant qui ? Dans une méditation déjà ancienne sur l’œuvre d’art en tant qu’objet adressé, intitulée « Bribes d’une théorie de l’otage et du témoin », j’avais écrit : « Est otage celui ou celle à qui l’on s’adresse devant témoin »23. Prenant l’exemple d’un braqueur de banque qui s’empare d’une caissière pour le couvrir, j’avais ajouté que si la prise d’otage – « Toi, viens ici », clairement dit devant les flics – devait réussir, c’était du fait d’une seconde prise d’otages, où le braqueur s’adresse à présent aux flics en prenant la caissière à témoin de sa résolution : « Ou bien vous nous laissez sortir tous les deux, ou je lui fais sauter la cervelle. » À quoi l’on voit que la métalepse a tout à voir avec les basculements de l’adresse tels qu’ils provoquent des sautes de niveau dans la diégèse (successivement : la caissière dans son propre récit, dans celui du braqueur, dans celui des flics, et dans le mien, qui tente de tirer de cette parabole une petite théorie de l’otage et du témoin). Dans C’est beau, le jeu des métalepses repose sur d’incessants changements de l’adresse. Les toutes premières répliques de la pièce 23

p. 82.

Thierry de Duve, Essais datés 1983–2004, vol. II – Adresses, Genève, Mamco, 2016,

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(citées plus haut) établissent qu’ELLE est l’otage de LUI : il s’est adressé à elle devant le témoin invisible qu’est LE FILS. Elle le sent et elle résiste, évidemment. À ces premières répliques succède celle-ci : LUI : « Mais qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce qu’il raconte ? Il devient fou ? »24 À mi-chemin de la réplique, le fils passe de la deuxième personne à la troisième : le père lui parle puis, sans transition, parle de lui. On en déduit que c’est à sa femme qu’il s’adresse. Dans les répliques qui suivent, le fils apostrophe son père (dix fois les mots « tu », « toi » ou « te » en quelques lignes), le met au défi de dire « C’est beau » et, devant ses remontrances, en remet dans la provocation. L’échange d’après, plutôt long lui aussi mais ne souffrant pas non plus d’ellipse, voit plusieurs basculements de la deuxième et de la troisième personne. Je les souligne par des didascalies et des commentaires qui ne sont pas dans le texte : LE FILS [à LUI] : Ah voilà, c’est contagieux, ça te prend aussi. Tu l’as senti… tu recules. Tu n’oses pas. Le mot te reste dans la gorge… « C’est beau. Beau. Beau. Comme c’est beau… » [Discours rapporté alors qu’il n’a pas été prononcé] Impossible, hein ? Tu ne peux pas… ELLE [à LUI] : C’est vrai, il a raison. Tu vois bien… Toi non plus, tu n’oses pas… LUI [à ELLE] : Tu deviens folle aussi. Je n’ose pas. Je ne peux pas dire : c’est beau, devant lui. [Discours indirect libre à un seul énonciateur] Parce qu’il est là, ce petit idiot. Oui ! Beau. Beau. Une beauté parfaite. Beau à mourir. Beau. [Assomption à la première personne du discours indirect libre précédent] ELLE [à LUI] : Oh, arrête, je t’en supplie, tais-toi. LE FILS [à la cantonade mais en réalité à LUI puisqu’il parle d’ELLE à la troisième personne] : Ah, rien que de l’entendre est au-dessus de ses forces. Ça lui donne chaud, n’est-ce pas ? Elle a envie de se boucher les oreilles… de se cacher… LUI, se réveillant [c’est-à-dire, à la cantonade comme si ELLE n’était plus présente] : Mais qu’est-ce qui se passe ? Mais où est-on ? [Au FILS] : Mais qu’est-ce que tu racontes ? Qui « elle », d’abord ? De qui parles-tu ? Allons, ouste, déguerpis, tu nous déranges. Tu as fait tes devoirs ? Tu te rappelles que tu as ta composition ? LE FILS [à LUI] : Oui, papa. J’ai presque fini… Il ne me reste plus que la fin de la Restauration. Bruit de porte. LUI, rit [à ELLE] : Tu as vu ? Qui elle ? [Discours rapporté à un seul énonciateur] Qui elle ? dit avec fermeté. [Citation du précédent] Et voilà. Il a réintégré. C’est ce qu’on appelle remettre à sa place.25

24 25

Sarraute, C’est beau, OC, p. 1453. Ibid., p. 1454.

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Bruit de porte n’est pas une didascalie ; cela ne s’adresse à aucun des acteurs. C’est plutôt une intervention directe et directive de l’auteur de la pièce dans sa mise en scène. Elle suffit à insinuer que le fils a quitté le plateau : il n’est plus témoin. Il n’en faut pas plus pour que LUI se félicite de ce qu’avec son « Qui elle ? » dit avec fermeté et répété comme un discours rapporté, il a renvoyé le fils à sa composition et rétabli l’ordre. Il se rengorge, mais ce n’est pas d’avoir relevé le défi du fils – « Beau. Beau. Une beauté parfaite. Beau à mourir. Beau » –, c’est de s’être réveillé de la position intenable dans laquelle le fils l’avait placé, la position d’otage devant sa propre femme, prise à témoin. Il me semble que la métalepse et le discours indirect libre (lui-même une variante de la métalepse) ont dans l’écriture de Nathalie Sarraute, et singulièrement dans son théâtre, une fonction théorique, voire philosophique, de première importance. Il me semble aussi que les différents niveaux, intradiégétique, diégétique, métadiégétique, dans lesquels se trouve pris le syntagme « C’est beau » offrent, de sa part, une expression cohérente bien que cryptée de sa profession de foi esthétique. Cryptée, il faut le souligner, d’une façon qui lui appartient en propre et fait d’elle la plus sérieuse des auteurs comiques. Les tropismes mis sous sa loupe et comme filmés au ralenti26 avec une attention qu’on peut trouver morbide ont un effet irrésistiblement comique dès qu’on s’exerce à y voir la métalepse à l’œuvre. Il y a dans Sarraute une véritable théorie esthétique masquée et révélée à la fois par la dimension comique de son recours à la métalepse. Un seul exemple : que dit le fils, qui fait que le père se rengorge de l’avoir remis à sa place ? Qu’il ne lui reste plus à traiter dans sa dissertation que la fin de la Restauration, soit ce moment de l’histoire de France où sous l’ordre bourgeois couve la révolution de 1848. Le père ne perçoit pas l’ironie : elle est autant celle de Sarraute que celle du fils – une métalepse, encore, dont l’effet comique est de nous faire voir le papa sous les traits d’un Louis-Philippe représenté en poire, comme dans les caricatures de Philipon et de Grandville. Non seulement la métalepse et le discours indirect libre sont-ils des procédés littéraires omniprésents dans les écrits romanesques et théâtraux de Nathalie Sarraute, mais le syntagme « c’est beau » apparaît dans plusieurs d’entre eux, et la gêne que les protagonistes éprouvent à formuler 26

« Je choisis le moment où quelque chose ne va pas, quelque chose de très léger, d’à peine sensible. Je regarde alors ce qui se passe lorsqu’on l’observe à la loupe. » (Sarraute, « Entretien avec Arnaud Rykner, avril 1990 », OC, p. 1724). « Il fallait aussi décomposer ces mouvements et les faire se déployer dans la conscience du lecteur à la manière d’un film au ralenti. Le temps n’était plus celui de la vie réelle, mais celui d’un présent démesurément agrandi. » (Sarraute, « Préface » à L’Ère du soupçon, OC, p. 1554).

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des jugements esthétiques en public est le sujet d’au moins trois autres de ses écrits à part C’est beau : la pièce de théâtre Isma et les romans Les Fruits d’or et Vous les entendez ?27 Le sujet de Vous les entendez ? – ou plutôt l’objet au centre de l’intrigue (mais « intrigue » n’est décidément pas le bon mot, bien que le texte ne laisse pas d’être intriguant) – est une petite sculpture pré-colombienne, une « lourde bête de pierre grumeleuse », « peut-être un puma », « une bête mythique plutôt », « une pièce superbe » que contemplent deux amis, deux avares qui réfutent l’appellation de collectionneurs mais qui trouvent dans les évocations esthétiques de la bête de pierre – « au musée de Berlin, dans la section des sculptures égyptiennes, une femme, à gauche, juste en entrant » – « quelque chose qui les apaise, les rassure, leur assure la sécurité »28. Je traduis : la comparabilité des œuvres d’art entre elles rassérène. Elle permet d’asseoir le jugement personnel dans la perspective d’un consensus qui rassemble les gens de goût, des gens qui se sont mutuellement reconnus comme partageant le goût qui compte. Or cette rassurante assurance est, sous la plume de Sarraute, d’une fragilité extrême, à la merci du moindre froncement de sourcils chez la personne dont on sollicite l’approbation parce qu’on la suppose détentrice du bon goût. Si cette personne est l’âme sœur, tout s’écroule. À un certain moment le protagoniste de Vous les entendez ? (jamais identifié autrement que par le pronom « il ») se souvient avoir sondé ce qu’on devine être un aréopage de consultants de comédie, plus Bouvard et Pécuchet qu’experts, dans leur prétention encyclopédique : Enfin, montrez. Vous êtes marié depuis combien de temps ? Voix molle : Trois ans bientôt… Mais de ce côté-là, je crois que vous perdez votre temps. Il faut chercher dans les mariages heureux. Dans le casier des mariages parfaits. Mais je me rends compte qu’il n’y a guère de chances… Mon cas ne peut pas avoir été prévu… — Quel cas ? — Eh bien, voilà… c’est une question de goûts… — Ah, vous n’avez pas de goûts communs ? Pour ça nous avons une section assez importante… Il faudrait regarder à voyages, nature, sports, moyens de locomotion, relations, réceptions, sorties, enfants, animaux domestiques, campagne, ville, bord de mer, montagne… — Non, là je crois qu’on ne trouvera rien… Ce serait plutôt du côté de la sensibilité es… esthétique… — Vous êtes artiste ? — Non, pas du tout. Mais simplement… Enfin, j’aime bien… Enfin, ça compte pour moi… — Alors il faut regarder à : goûts artistiques.29 27 Les Fruits d’or – le roman entier – est à verser au compte de la métalepse puisque ce titre est celui du roman d’un certain Bréhier, écrivain à la mode, dont la réception critique fait l’objet du roman de Sarraute. 28 Nathalie Sarraute, Vous les entendez, OC, p. 738 ; 739 ; 738 et 740 ; 767. 29 Ibid., p. 769.

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Lorsque les doctes consultants insinuent que son épouse est peut-être insensible à l’art – « Elle n’aime pas du tout ? Pas l’art ? Du tout ? Vous auriez vraiment pu vous en apercevoir avant » –, « il » se répand en démentis paniques – « Non, ce n’est pas qu’elle n’aime pas. Elle a ses goûts, évidemment… »30 – qui, rapidement, tournent à la rancœur puis à l’auto-flagellation et trahissent un tourment que ne provoquerait jamais la différence d’opinions si elle ne portait sur une chose comme la bête de pierre d’où émane pour lui, et certainement pas pour elle, un pouvoir esthétique envoûtant : Mais quand je suis devant quelque chose d’où cela émane, s’épand en moi… quelque chose pour quoi je donnerais… eh bien, il suffit qu’elle soit là, près de moi, pour que je sente, sortant d’elle, comme un contrecourant… plus rien ne passe, tout se tarit, s’éteint… Et mon sentiment pour elle, aussi… comme si elle avait commis… Je sais, je suis impardonnable, je me méprise, je suis un monstre… Qui peut m’aider ?31

Sarraute, ici, met le doigt dans la plaie : il y a des cas où le désaccord esthétique entre personnes qui, du fait de leur entente amoureuse, espèrent tout naturellement être à l’unisson sur l’art qu’ils aiment, est suffisamment fort que pour menacer de détruire toute communion et jusqu’à la possibilité même de l’amour. Et cette menace se réverbère aussitôt en culpabilité. Comme des médecins le clystère à la main dans une comédie de Molière, les consultants « plissent les lèvres, l’air apitoyé, ils se penchent, ils cherchent… — Vous avez raison, rien ici n’est prévu pour votre cas. »32 Mais le malheureux « il » insiste, il veut un remède simple, du refoulement garanti : Il me faut quelque chose de large, d’épais, pour écraser ça, quand en moi ça se met à remuer, à grouiller partout… quelque chose que je pourrais poser dessus au bon moment, juste quand je sens que ça commence… — Il faut chercher à : Dictons. Vox populi. Sagesse des nations… Voilà tout ce que je trouve… Montrez… Vous voyez, nous ne pouvons rien vous donner d’autre que : « Des goûts et des couleurs »… Il le saisit avidement, il s’incline, il remercie… Vous devez vous répéter ça, il faut bien vous l’entrer dans la tête, ça pourra peut-être vous soulager : « Des goûts et des couleurs. » Je sais bien que ce n’est pas ce qu’il vous fallait. Mais sait-on jamais ? Si vous vous le répétez assez souvent…33

Des goûts et des couleurs on ne discute pas, mon cher « il »! Tenezle-vous pour dit, c’est le secret de votre bonheur. Soyez felix æstheticus ! 30 31 32 33

Ibid., p. 769 ; 770. Ibid. Ibid. Ibid.

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Plus d’angoisses pour une bête de pierre, plus de disputes avec madame, plus jamais cette horrible impression qu’elle vous a trahi, et encore moins cette culpabilité que vous éprouvez pour avoir perdu tout sentiment pour elle. Des goûts et des couleurs, c’est bien le refuge que vous vouliez, non ? Du refoulement garanti ! Oui, sauf que notre ami Herman Parret, mon sparring partner en matière d’esthétique philosophique, rétorquerait aussitôt que l’idéal du felix æstheticus n’est pas du tout de gustibus coloribusque… Contrairement à « il », mon cher Herman n’aura pas manqué de reconnaître dans cet énoncé de la sagesse populaire la thèse de l’antinomie du goût telle que Kant l’a formulée au § 56 de la Critique de la faculté de juger : le beau n’est pas un concept ; à chacun son goût. Et il sait mieux que quiconque, mon cher Herman, que la thèse sans l’antithèse ne vaut rien. Il n’aura donc pas manqué de deviner sa présence dans l’aveu des consultants, « Je sais bien que ce n’est pas ce qu’il vous fallait. » L’antithèse, rappelons-le, dit que si « des goûts et des couleurs » était l’adage-miracle qui apaise tout différend esthétique, pourquoi donc nous querellerions-nous ? Personne – ni le protagoniste de Vous les entendez ? ni LUI ni ELLE ni LE FILS dans C’est beau – ne réclamerait pour son jugement de goût l’assentiment d’autrui34. Et personne n’aurait honte de son jugement ou de celui de sa femme. Le sentiment d’avoir été trahi que le malheureux « il » éprouve quand il se rend compte que son épouse ne partage pas son émotion n’aurait aucune justification. Et j’ajoute que Nathalie Sarraute n’aurait pas écrit C’est beau. Bref, les consultants reconnaissent par devers eux que l’antinomie du goût reste en souffrance d’une solution qui concilie thèse et antithèse, une solution que mon ami Herman connaît bien. Il aura sûrement repéré dans le casier d’où nos Bouvard et Pécuchet tirent leur sage conseil – Dictons. Vox populi. Sagesse des nations – une parodie sarcastique de ce que Kant a nommé sensus communis. Et il aura deviné que le comique de Sarraute débouche le plus sérieusement du monde sur sa profession de foi esthétique. Celle-ci est rigoureusement kantienne, mais d’un kantisme mis à jour pour l’ère du soupçon. La mise à jour que propose le comique « métaleptique » de Nathalie Sarraute dans C’est beau et Vous les entendez ? révèle la fonction du témoin dans l’appel du jugement esthétique au sensus communis, une 34 « Relativement au principe du goût donc l’antinomie suivante se présente : 1. Thèse. Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts ; car autrement on pourrait disputer à ce sujet (décider par des preuves). 2. Antithèse. Le jugement de goût se fonde sur des concepts ; car autrement on ne pourrait même pas, en dépit des différences qu’il présente, discuter à ce sujet (prétendre à l’assentiment nécessaire d’autrui à ce jugement. » (Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1979, p. 163)

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fonction que Kant n’a ni thématisée ni même perçue et que Sarraute met en cause. En quoi l’appel au sensus communis implique-t-il la fonction du témoin ? Voici ce qu’écrit Kant : Sous cette expression de sensus communis on doit comprendre l’Idée d’un sens commun à tous, c’est-à-dire d’une faculté de juger, qui dans sa réflexion tient compte en pensant (a priori) du mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout entière et échapper, ce faisant, à l’illusion, résultant de conditions subjectives et particulières pouvant aisément être tenues pour objectives, qui exercerait une influence néfaste sur le jugement. C’est là ce qui est obtenu en comparant son jugement au jugement des autres, qui sont moins les jugements réels que les jugements possibles et en se mettant à la place de tout autre, tandis que l’on fait abstraction des bornes, qui de manière contingente sont propres à notre faculté de juger ; on y parvient en écartant autant que possible ce qui dans l’état représentatif est matière, c’est-à-dire sensation, et en prêtant uniquement attention aux caractéristiques formelles de sa représentation ou de son état représentatif.35

La dernière phrase (« on y parvient… ») a tout ce qu’il faut pour susciter l’ire de ces critiques prompts à y trouver la preuve que Kant – et tous ceux qui se réclament de son esthétique, tel Clement Greenberg – sont d’incurables formalistes. Mon ami Herman, lui, est un incurable sensualiste, mais un sensualiste kantien qui proteste de toutes ses forces que le refoulement de la matière n’est pas le dernier mot de l’esthétique kantienne et va jusqu’à écrire : « Kant est un sensualiste qui s’oublie »36. Son récent livre, La Main et la matière, apporte un formidable démenti au puritanisme piétiste du philosophe. Quant à Nathalie Sarraute, c’est peu dire que les tropismes sont la matière de ses romans et que si elle leur donne forme ce n’est surtout pas « en écartant autant que possible ce qui dans l’état représentatif est matière ». Bien qu’elle n’intervienne jamais dans le débat philosophique, elle n’en est pas moins rigoureusement kantienne quand elle soumet l’adage « des goûts et des couleurs » à ses sarcasmes (la thèse sans l’antithèse ne vaut rien), et à mille lieues de Kant quand ce dernier préconise de faire « abstraction des bornes, qui de manière contingente sont propres à notre faculté de juger ». Ce sont ces bornes mêmes qu’elle met sans cesse en évidence. On peut donc dégager de C’est beau et Vous les entendez ? une critique précise à l’encontre du formalisme dont témoigne le passage de la troisième Critique cité ci-dessus (et pas seulement la 35

Ibid., p. 127. Herman Parret, La Main et la matière, Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, Paris, Hermann, 2018, p. 128. 36

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dernière phrase) : Kant semble y avoir opté pour la mauvaise articulation de l’empirique et du transcendantal. Il est clair que l’appréciation esthétique exige une telle articulation. Vous ne dites pas « C’est beau » sans prétendre parler pour tous. De quelle nature est ce « pour tous » ? Le jugement s’effectue dans l’empirie de l’expérience esthétique ; la voix universelle qui est invoquée se situe sur le plan transcendantal. Comment articule-t-on l’empirique au transcendantal ? Kant répond : « C’est là ce qui est obtenu en comparant son jugement au jugement des autres, qui sont moins les jugements réels que les jugements possibles… » En parlant de jugements possibles – nous dirions plutôt, virtuels –, Kant pense s’être situé au niveau des conditions de possibilité a priori qui définissent le plan transcendantal. Mais il sait bien que comparer son jugement à celui des autres, même mentalement ou virtuellement, s’effectue dans le monde empirique. C’est pourquoi il ajoute : « et en se mettant à la place de tout autre », une devise qu’il appelle la maxime de la pensée élargie et qu’il charge d’opérer le passage de l’empirique au transcendantal37. Eh bien, comment fait-on dans le monde empirique pour se mettre à la place de tout autre ? On ne va pas d’emblée vers l’étranger absolu, vers l’autre le plus radicalement autre, dont on ne sait rien ; on commence par convoquer mentalement des gens qu’on connaît et dont le goût est assez proche du nôtre pour que la comparaison fasse sens. Ensuite on élargit le cercle. On prend donc, un à un, des individus concrets à témoin et on se demande, « si j’étais untel, comment jugerais-je ceci ? » Untel n’étant pas réellement mais seulement virtuellement consulté, quoi qu’en pense Kant il n’a pas de jugement à offrir auquel comparer le mien ; il n’est que le témoin virtuel de mon jugement, un témoin « transcendantal » doté d’une existence empirique. Les guillemets autour de « transcendantal » sont là pour souligner la confusion que fait Kant entre virtuel a posteriori et possible a priori, source, à mon avis, de son choix de la mauvaise articulation de l’empirique et du transcendantal. Nathalie Sarraute enfonce le clou de cette mauvaise articulation. Le titre du roman Vous les entendez ? se réfère à des rires clairs d’enfants, des rires en toute apparence innocents que « il » entend cascader depuis l’étage supérieur et qu’il prend pour de la moquerie. Ces enfants – les siens et peut-être d’autres, des adolescents ou des jeunes gens, plutôt ; leur âge n’est jamais précisé et leur nombre semble croître indéfiniment à mesure que le récit avance – sont les témoins invisibles de la conversation des deux amis sur les mérites esthétiques de 37

Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 127.

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la bête de pierre. Dans C’est beau, le témoin invisible c’est le FILS derrière le mur de béton de sa chambre, tôt suppléé, moyennant application de la maxime de la pensée élargie à cette fonction du témoin, par le cercle agrandi des amis, voisins et connaissances : le père Jamet, les fils Aubry, la mère et le père Duranton, les Herbart, les Charrat… convoqués dans l’espoir d’en faire des complices ou des alliés : « eux et moi, nous pensons que c’est beau ». Inutile de dire, avec ou sans Sarraute, que la maxime de la pensée élargie est vouée à l’échec. Le jugement esthétique ne débouche pas sur le transcendantal via la maximisation empirique du cercle des témoins. Kant en était certainement conscient, aussi n’insiste-t-il pas38. Moins inutile est de souligner, avec Sarraute, assurément, que pour noble et éclairée qu’elle ait paru à Kant, la maxime de la pensée élargie devrait nous paraître aujourd’hui d’un ridicule achevé. Pour les militants des politiques identitaires, prétendre se mettre à la place de l’autre – quand on est blanc et que l’autre est noir, par exemple – est la marque infâmante des privilégiés de la culture qui affichent par là leur condescendance et leur arrogance. Mais pour Nathalie Sarraute, se mettre à la place de l’autre est un procédé littéraire source d’effets comiques qui n’en nécessite pas moins une sérieuse discipline introspective (sur laquelle j’aurai à revenir) : elle exploite avec un malin plaisir son statut de privilégiée de la culture afin de se mettre à la place de ses personnages. Comment sinon pourrait-elle disséquer les tropismes dont ceux-ci sont les porteurs ? Mais pour dire qu’elle s’est mise à la place des autres, elle a recours à la métalepse et au discours indirect libre, manière toute moderne de souligner auto-référentiellement le procédé, et surtout, manière d’impliquer ses lecteurs dans le profond soupçon avec lequel elle regarde la maxime de la pensée élargie. Elle ne critique pas Kant, elle le prend au mot. C’est ainsi qu’elle révèle la fonction du témoin que cache la maxime, et qu’elle amplifie jusqu’au désastre comique ce que cette fonction cache à son tour : la présence virtuelle des témoins, même à supposer qu’ils y soient tous, universellement, fait que ceux à qui le jugement esthétique s’adresse sont pris en otages. (Je rappelle ma petite théorie : est otage celui ou celle à qui l’on s’adresse devant témoin.) 38 Kant note que les trois maximes du sens commun, 1° penser par soi-même, 2° penser en se mettant à la place de tout autre, et 3° toujours penser en accord avec soi-même, « n’appartiennent pas à notre propos en tant que parties de la critique du goût ; néanmoins elles peuvent servir à l’explication de ces principes. » (Ibid.) C’est que ce sont des maximes du sensus communis intellectus et non du sensus communis æstheticus.

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Or le jugement esthétique s’adresse à tous ; lorsqu’il prétend parler pour tous (un tous transcendantal), en fait il parle à tous (un tous empirique même s’il reste virtuel) : il s’adresse à un autre indéterminé et, pour cette raison, universel. Le jugement esthétique est un « C’est beau, n’estce pas ? » lancé à la cantonade, même quand il demande l’approbation d’un individu particulier, comme dans la première réplique de la pièce : « C’est beau, tu ne trouves pas ? ». L’universalité empirique de l’adresse (parler à tous) fonde réflexivement l’universalité transcendantale du mandat (parler pour tous) : telle est à mon avis l’articulation correcte de l’empirique et du transcendantal en matière esthétique39. Aussi longtemps qu’on invoque la maxime de la pensée élargie, on se trompe d’articulation et on prend l’humanité (entière) à laquelle le jugement esthétique s’adresse en otage de l’humanité (forcément incomplète) prise à témoin de ce jugement, et ce dans la mesure, précisément, où l’on s’accapare son témoignage. Sarraute exploite jusqu’au vertige le potentiel tragicomique des prises d’otages qui résultent de l’exercice de la maxime de la pensée élargie relayé par la métalepse et le discours indirect libre. LUI à ELLE (je paraphrase) : « eux et moi nous voulons t’entendre dire que toi et moi nous n’osons pas dire “c’est beau” devant notre fils ». (Je souligne au passage la juxtaposition du nous exclusif, eux et moi, et du nous inclusif, toi et moi40.) Eux, c’est-à-dire Duranton et compagnie, pris à témoin par LUI quand il s’adresse à ELLE, qui est donc à nouveau son otage comme elle l’était quand le témoin, c’était le fils. Eux et moi, c’est-à-dire nous les porte-parole de la vox populi, les détenteurs du sensus communis avéré par l’ordre social, les représentants du consensus bourgeois, que LUI somme ELLE de lui livrer aussi nombreux que possible : « Donne-lesmoi. Allons, donne. […] Oui, Duranton. Toute la famille. […] Il me les faut. Et aussi les Herbart. Tous : père, mère, fils, petit-fils. Donne. Et les Charrat. Toute la famille. Je pourrais t’en demander d’autres… mais pour le moment je me contenterai de ceux-là. » Singulière façon d’obliger ELLE à pratiquer la maxime de la pensée élargie ! Et ça ne s’arrête pas 39 Les partisans des politiques identitaires pensent l’inverse : que c’est le mandat qui fonde l’adresse. Parce que le mandat ne saurait être universel, ils dénoncent l’universalisme de Kant et de toute esthétique se réclamant de lui. Voir Thierry de Duve, « Do Artists Speak on Behalf of All of Us? », chapitre 5 de mon livre, Aesthetics at Large, vol. 1: Art, Ethics, Politics, Chicago, University of Chicago Press, 2018, p. 67-88. 40 Permettez-moi d’évoquer ici le nerf de ma démonstration dans « Do Artists… », cité dans la note précédente. Le nous exclusif, eux et moi, ne saurait être universel parce qu’il laisse en dehors du nous au moins un individu, la personne à qui le nous s’adresse. Seul le nous inclusif, vous et moi, peut-être universel. Le langage de tous les jours le reconnaît au point de faire non seulement de « vous et moi » mais aussi de « toi et moi » le synonyme de « nous tous ».

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là : Duranton et compagnie sont ceux à qui ELLE doit s’adresser devant LUI, nouveau témoin. Ils sont donc maintenant ses otages à ELLE, ou à eux deux, puisque c’est LUI qui la fait parler pour leur couple. C’est le même basculement de l’adresse que dans la parabole du braqueur de banque qui, après s’être adressé à la caissière devant les flics, s’adresse à présent aux flics devant la caissière et la fait supplier : « Laissez-nous sortir ou nous mourrons tous les deux. » Mutatis mutandis : ou bien vous, Duranton et compagnie, entérinez le fait que nous, ELLE et moi (si c’est LUI qui parle), LUI et moi (si c’est ELLE qui parle), sommes otages l’un de l’autre quand nous nous risquons à dire « C’est beau » en présence de notre enfant, ou bien… La menace n’est jamais dite mais toute la pièce l’indique : notre couple s’écroule. Et le public s’écroule de rire… ou le devrait. Car C’est beau, c’est du théâtre de boulevard qui mettrait en scène ses ressorts inavoués, du vaudeville où le bouillonnement des tropismes remplace les frissons de l’adultère et où le fils tapi derrière le mur de sa chambre prend la place du mari cocu qui, caché dans un placard, entend les roucoulements de sa femme à son amant. Mais à moins de démêler l’écheveau des métalepses on ne le devinerait jamais, car dans le théâtre de Nathalie Sarraute nous ne rions pas aux dépens de l’autre mais de nous-mêmes, un nous dont nul n’est exclu, l’auteur moins que quiconque. Pour Sarraute-auteur, pour l’écrivaine en amont des métalepses (je n’ose pas dire, pour la personne), le nous n’est jamais le nous exclusif, toujours le nous inclusif, jamais un « eux et moi », toujours un « vous et moi », ou comme l’a écrit Claude Roy : « un chœur de nous, de vous, de tu, un chœur qui n’est peut-être que le je d’un moi, pluriel comme tous les soi »41. C’est précisément parce qu’elle pratique non la maxime de la pensée élargie mais une forme très particulière d’introspection réflexive que ce chœur n’est jamais l’humanité (incomplète) prise à témoin du jugement esthétique mais toujours l’humanité (entière) à laquelle le jugement esthétique s’adresse, à laquelle son art s’adresse : « nous si nombreux… incernables… incommensurables… »42, c’est-à-dire irréductibles à un sensus communis æstheticus prétendument avéré par l’ordre social. Sans faire de philosophie, Sarraute soupçonne l’idée kantienne d’un « sens commun à tous » de n’être justement qu’une idée, rien de plus.

41 Claude Roy, « L’Oreille fine de Nathalie Sarraute : Votez Ouïe », Le Nouvel Observateur, 31 août 1989, cité dans l’« Accueil de la critique » à Tu ne t’aimes pas, OC, p. 1972. 42 Sarraute, Tu ne t’aimes pas, OC, p. 1163.

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Or la question se pose : était-elle autre chose pour Kant ? Croyait-il l’humanité capable par nature de cette « unanimité de sentiment » que doit engendrer le goût, ou même, à défaut, capable de produire la faculté du goût artificiellement ? Ce passage du § 22 de la troisième Critique le montre, c’est le moins qu’on puisse dire, sceptique : Existe-t-il, en fait, un tel sens commun en tant que principe constitutif de la possibilité de l’expérience, ou bien un principe encore plus élevé de la raison nous impose-t-il comme principe seulement régulateur de produire en nous tout d’abord un sens commun pour des fins plus élevées ? Le goût est-il ainsi une faculté originaire et naturelle, ou bien seulement l’Idée d’une faculté encore à acquérir et factice, en sorte qu’un jugement de goût avec sa prétention à une adhésion universelle ne soit, en fait, qu’une exigence de la raison, exigence de produire une telle unanimité de sentiment, et que l’obligation, c’est-à-dire la nécessité objective de la fusion du sentiment d’autrui avec le sentiment particulier de chacun, ne signifie que la possibilité de s’accorder, le jugement de goût proposant seulement un exemple de l’application de ce principe ? – c’est ce que nous ne voulons, ni ne pouvons encore examiner maintenant.43

Que Kant, rarement porté à l’enthousiasme, envisage ne fût-ce qu’un instant que le goût puisse être « une faculté encore à acquérir et factice » a été la petite lueur d’utopie à laquelle se sont accrochés obstinément les romantiques, à commencer par Schiller lorsqu’il fit de l’éducation esthétique du genre humain la propédeutique à l’exercice politique de la liberté44. Mais Kant, soucieux de ne pas confondre espoir et promesse, éteint très vite cette lueur : il repousse aux calendes grecques la question « que nous ne voulons, ni ne pouvons encore examiner maintenant », et il ne la reprendra pas45. En ce sens comme en d’autres, le criticisme kantien inaugure bel et bien l’ère du soupçon. Le kantisme mis à jour par Nathalie Sarraute tire Kant dans le sens d’un scepticisme nettement aggravé. Je pense pouvoir dire que pour Sarraute l’idée du sensus communis n’a aucune réalité dans la société des hommes mais qu’elle n’en est pas moins, comme pour Kant, une idée nécessaire, « une exigence de la raison ». Ce n’est pas que Sarraute pense en ces termes kantiens, bien sûr ; sa pensée 43

Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 80. Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992. 45 On peut certes soutenir que Kant reprend la question au titre de la déduction des jugements de goût. Mais cette déduction, elle-même le fruit d’un jugement réfléchissant, n’en est pas vraiment une. Voir Thierry de Duve, « A Transcendental Chicken-and-Egg Dilemma », chapitre 10 de mon livre Aesthetics at Large, vol. 1, p. 179-197. 44

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est nourrie de part en part de littérature. Contrastant Dostoïevski et Kafka, elle écrit que pour les personnages du premier, l’assassinat « n’est chez eux qu’une suprême étreinte et la seule définitive rupture. Mais même cette rupture suprême peut encore être réparée grâce à la confession publique par laquelle le criminel verse son crime dans le patrimoine commun »46. Traduction : même l’assassin participe du sensus communis, est membre de la communauté universelle des affects (fût-ce par le truchement de la rédemption religieuse). Chez Kafka, en revanche, « l’assassinat n’est plus la suprême étreinte, ni même la suprême rupture, il n’est qu’une partie d’un rituel coutumier et minutieusement réglé, légèrement écœurant et un peu grotesque, exécuté par des messieurs guindés, rasés de près. » Le texte débouche quelques phrases plus loin sur le constat que Kafka « a préfiguré le sort prochain de son peuple » et annoncé « des chambres à gaz où deux mille corps nus […] se tordaient sous l’œil de messieurs bien sanglés, bottés et décorés »47. Et Sarraute de conclure : « Tout sentiment disparaît, même le mépris et la haine, il ne reste qu’une immense stupeur vide, un ne-pas-comprendre définitif et total »48. Traduction : comme pour Adorno clamant « pas de poésie après Auschwitz », pour Kafka, même l’idée transcendantale du sensus communis est morte49. Mais ce n’est pas le cas pour Sarraute (le signe en est qu’elle réfute la littérature de l’absurde50). L’homme est un loup pour l’homme, c’est sûr, mais il est de notre devoir de postuler le contraire. (Peut-être n’est-ce qu’un devoir littéraire : il doit y avoir de la poésie après Auschwitz.) Pour elle comme pour Kant, le sensus communis est une idée nécessaire, c’est-à-dire obligatoire. Et ce en dépit de tous les démentis de la réalité. Il ne faut pas se laisser abuser par son empirisme affiché quand elle déclare : « Je crois à l’identité de tous les êtres, et cette croyance est née, en moi, de l’observation, de l’expérience »51, à moins d’entendre par « observation » celle de soi par soi, l’introspection. Les artistes ont leurs propres voies d’accès 46

Sarraute, « De Dostoïevski à Kafka », OC, p. 1570 (je souligne). Ibid., p. 1576. Sur l’humour de Kafka, voir Jean-Michel Rabaté, Rires prodigues. Rire et jouissance chez Marx, Freud et Kafka, Paris, Seuil, 2021. 48 Ibid., p. 1577. 49 Dans « Resisting Adorno, Revamping Kant », chapitre 7 de mon livre, Aesthetics at Large, vol. 1, p. 107-138, et en particulier p. 127-136, j’ai interprété la fameuse exclamation d’Adorno, « Pas de poésie après Auschwitz », comme signifiant, pour Adorno (et Horkheimer) le fait que les humains ne sont pas dotés de la faculté du sensus communis. 50 Voir les premières pages de « De Dostoïevski à Kafka » où Camus est montré sous un éclairage critique qui l’arrache à l’héritage de Kafka (OC, p. 1557-1564). 51 Sarraute, entretien avec André Bourin : « Techniciens du roman. Nathalie Sarraute », Les Nouvelles littéraires, 25 juin 1959, cité en note dans la « Notice » au Planétarium, OC, p. 1807. 47

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au transcendantal. Et quand elle dit œuvrer à « la mise à jour d’une matière psychologique nouvelle », « une matière anonyme qui se trouve chez tous les hommes et dans toutes les sociétés »52, elle se situe sur le plan, forcément transcendantal, de la condition humaine. Comme l’a écrit un critique à la parution de Tropismes : « Dans ces profondeurs où s’abolissent les différences, une sorte de commune mesure infrahumaine s’établit »53 : admirable paraphrase de ce qu’est devenu le sensus communis kantien à l’ère du soupçon. Interrogée par Simone Benmussa à l’époque où elle écrivait Tu ne t’aimes pas, qui n’est pas une pièce de théâtre mais un roman en dialogues évitant la parodie du comique boulevardier et même, pour une fois, toute espèce de comique (mais pas l’humour), Sarraute a dit : « Je me sens intérieurement tout et personne »54. Ce sentiment n’est pas le résultat de la pratique de la pensée élargie. Il n’est pas un résultat du tout, il dit ce que Sarraute est à ses propres yeux : quelqu’un qui n’a pas besoin de pratiquer la maxime de la pensée élargie pour donner à son sentiment personnel résonance universelle parce que sa sensibilité exacerbée aux tropismes l’a rendue infiniment perméable à notre commune mesure infrahumaine : « vous tous qui êtes moi… et nous sommes un si grand nombre »55. Kant verrait dans cette perméabilité le génie propre de Nathalie Sarraute, ce par quoi sa nature donne les règles à son art, la source de ses idées esthétiques56. Parmi celles-ci, un usage inédit de la métalepse à des fins comiques… et philosophiques. * Une curieuse pensée me saisit à l’heure d’offrir ces remarques sur C’est beau – c’est-à-dire, au fond, sur la phrase « C’est beau » à l’ère du soupçon – à mon ami et fidèle interlocuteur en matière d’esthétique 52

Sarraute, L’Ère du soupçon, OC, p. 1593. Jacques Howlett, dans Esprit, juillet-août 1958. Tropismes, Accueil de la critique, OC, p. 1728 (je souligne). 54 Nathalie Sarraute. Qui êtes-vous ? Conversations avec Simone Benmussa (1987), cité dans la Notice à Tu ne t’aimes pas, OC, p. 1959. Tu ne t’aimes pas est un texte qui, sans jamais la nommer telle, bien entendu, prend de front la maxime de la pensée élargie dans sa prétention à la représentativité. Il mériterait un autre essai. 55 Sarraute, Tu ne t’aimes pas, OC, p. 1149. 56 Je rappelle la définition kantienne du génie : « Le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l’art. » Et celle de l’idée esthétique : « Par l’expression Idée esthétique j’entends cette représentation de l’imagination, qui donne beaucoup à penser, sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible » (Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 38 ; p. 143). 53

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philosophique, à qui ce Festschrift est dédié. De même que je me demandais si ELLE ne saisit pas la métalepse, qu’en réalité ELLE fabrique, ou feint de ne pas la saisir, je me demande si Herman Parret l’esthète ignore ou, comme je le soupçonne, feint d’ignorer sa relation à Herman Parret l’esthéticien-sémioticien-pragmaticien. Et je ne sais pas ce qui vaut mieux. Qui dira quelle est, quelle devrait être, la relation entre la personne qui jouit d’une expérience esthétique et cette même personne qui la théorise ? Parret le felix æstheticus se refuse à tout saut « méta » hors de sa condition, c’est entendu : cela gâcherait son bonheur. En ce sens il est d’une autre époque, d’une époque avant l’ère du soupçon. Il évoque avec délice Diderot, Fragonard et Mozart, dont il souligne qu’ils sont contemporains de l’Æsthetica de Baumgarten, sa porte d’entrée dans l’histoire de l’esthétique. Parret le théoricien, lui, oscille. Tantôt, tout esthéticiensémioticien-pragmaticien qu’il soit, auteur d’un livre intitulé L’Esthétique de la communication57, il récuse la réduction de l’esthétique à la communication et réfléchit sentimentalement à l’idée du felix æstheticus : Il est important de comprendre l’idée du felix æstheticus, non pas à partir du modèle communicationnel si dominant dans les sciences humaines, mais plutôt à partir des connotations de l’idée d’« ambiance esthétique », une « ambiance sentimentale » où baigne le felix æstheticus, qu’il soit artiste ou « amoureux de la beauté ».58

Tantôt, comme Sarraute, il prend à bras-le-corps le refus de la maxime de la pensée élargie au profit de l’introspection réflexive, traitée en paradoxe intemporel : Un autre aspect du paradoxe consiste dans le fait que, au moment où je semble me replier le plus sur ma singularité en énonçant un jugement de goût, je me sens universel et je n’ai même pas besoin de l’approbation des autres sujets.59

Et tantôt il offre sa propre articulation de l’empirique et du transcendantal, étonnamment mise à jour pour l’ère du soupçon. Car il enchaîne : En outre, la communauté du Mitmenschsein, là où il y a Einstimmigkeit, n’est pas une communauté de sujets empiriques. C’est la communauté humaine de droit qui – et voici le paradoxe le plus inquiétant – n’existe que dans et par la jouissance (Lust in Gemeinschaft).60 57 Herman Parret, L’Esthétique de la communication, L’au-delà de la pragmatique, Bruxelles, Ousia, 1999. 58 Parret, « Felix æstheticus, une apologie d’Alexander Baumgarten ». Version inédite, antérieure au texte publié ici même. 59 Parret, L’Esthétique de la communication, op. cit., p. 217. 60 Ibid., p. 217-18.

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Si je lis bien, Herman dit là que ce n’est pas seulement en fait mais aussi en droit que la communauté humaine est affectée de jouissance, cette jouissance toujours accusée par Kant d’être un plaisir compulsif et contraignant, un plaisir non libre, forcé, et qui force. C’est un plaisir, dirait Freud, au-delà du principe de plaisir ; c’est le plus-de-jouir dans lequel Lacan verrait sans doute le moteur des tropismes. (Qu’on repense à la jouissance du FILS quand il se découvre être le surmoi esthétique de ses parents.) Et c’est une jouissance à laquelle le felix æstheticus ne peut que résister. Je parle pour moi, bien que je ne me fasse pas du tout la même idée de l’esthète accompli que mon ami : la lecture de C’est beau m’a d’abord décontenancé et passablement déprimé. Si, à force de relectures, le comique de la pièce est décidément passé à l’avant-plan, il n’en est pas moins resté un comique noir et grinçant qui me prend, encore aujourd’hui, à rebroussepoil. Il me semble que Nathalie Sarraute a réussi ce tour de force d’avoir développé, tout en douceur, une écriture d’avant-garde qui résiste à l’accoutumance, une écriture qui ne permet pas qu’on en avale les outrances comme on s’habitue à goûter un plat trop pimenté. C’est que ses outrances – et je devrais ajouter : les outrages à la beauté et les offenses au goût que ses écrits prennent si souvent pour sujet – tiennent uniquement à l’amplification qu’elle donne aux tropismes dont nous sommes tous peu ou prou agités. Il m’a fallu, pour apprécier C’est beau autrement que pour les leçons théoriques qu’on peut en tirer, m’ouvrir aux plaisirs de l’offense qu’apprécie en connaisseur le vieux Karamazov quand il réplique au starets Zossime : Oui, oui, j’ai pris plaisir toute ma vie aux offenses, pour l’esthétique, car être offensé, non seulement ça fait plaisir, mais parfois c’est beau ! Voilà ce que vous avez oublié, éminent starets : la beauté !61

Ou dans la traduction de Nathalie Sarraute, citée en exergue : Justement, justement, je me suis senti offensé toute ma vie jusqu’à la jouissance, pour l’esthétique, parce que ce n’est pas seulement agréable, mais c’est beau, parfois, d’être offensé… vous avez oublié cela, vénérable père : c’est beau !

New York, septembre 2021 – janvier 2022

61 Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, trad. H. Mongault, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1969, p. 45.

CHILLIDA OU LE DÉBOÎTEMENT Patrice MANIGLIER

Toute sculpture raconte la genèse d’un volume. Elle a beau être immobile, engoncée dans son marbre ou dans son bois, hiératique, elle n’en est pas moins mouvement. Toute œuvre d’art d’ailleurs s’accompagne ellemême, expose le procédé qui la pose dans l’être, en même temps qu’elle nous y attend. Si on la découvre toute faite, déjà là, elle se met bientôt à bouger sous notre regard attentif. Mille amorces de mouvements avaient été disséminées en ses plis, en ses coins. Ces inaccomplis mettent notre esprit en marche, l’inquiètent. La forme n’est jamais simplement là, finie ; elle est toujours en devenir. Non pas qu’elle se développe ; elle s’envelopperait plutôt, s’« involuerait », rebrousserait sur place les chemins qui l’ont conduite à être ce qu’elle est. Elle bouge, oui, mais d’un mouvement idéal, d’un mouvement qui précède l’existence même de tout objet, elle se meut d’une mobilité antérieure à la chose même : elle se défait et se refait devant nous, comme virtuellement. Une partie du « bonheur » esthétique tient à l’émerveillement dans lequel peut nous plonger cette magie impalpable, ce drame hologrammatique par où une chose est pour ainsi dire doublée par les images de sa propre genèse, entourée des différentes figures d’elle-même, sans cesse en train de sortir du néant. Nous avons affaire à quelque chose de singulier, dont l’invention n’est jamais terminée, dont la perte serait irréparable. C’est qu’au fond, une œuvre d’art est une chose qui expose continûment sa propre contingence, qui défait l’évidence, qui ne cesse d’organiser le doute de celui qui la perçoit. L’œuvre n’est pas la manifestation d’une nécessité secrète, mais au contraire d’une contingence montrée. S’en dégage un principe de distinction des arts et de comparaison des artistes. Les arts se distinguent par le genre de choses dont ils exposent le devenir immobile. La sculpture sera ainsi l’art de présenter en même temps un volume et sa propre genèse. Cette dimension métaphysique de l’œuvre d’art – cette manière caractéristique d’interroger le statut même de chose – y est plus sensible qu’ailleurs. Rien de fait n’est plus massif, plus présent, plus incontestablement déjà chose, qu’un volume. La sculpture doit pourtant le fissurer, le démonter, et, à partir de cette faille intime et omniprésente, sur son axe, reconstruire d’un geste immobile une masse d’espace compact.

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Cette vocation ontologique de la sculpture est particulièrement évidente dans l’œuvre du sculpteur basque espagnol Eduardo Chillida. Non parce qu’il manifesterait la vérité de la sculpture en général, mais au contraire parce qu’il met au point un procédé qui apparaît comme une variante de cette opération de démontage et remontage d’un volume et qu’il l’explore de manière particulièrement systématique. C’est du point de vue de cette variante que peut apparaître une idée de la sculpture, c’est-à-dire le pressentiment du problème singulier dont tout sculpteur prend la responsabilité au seuil de sa vocation. Ce procédé, qui nous semble organiser l’œuvre de Chillida, est le déboîtement. Déboîter, c’est introduire un écart entre deux parties complémentaires, formant une totalité fermée par la compensation de leurs inégalités réciproques. La sculpture vise cette totalité : elle s’attaque à la masse. Mais Chillida ne creuse pas, ni ne démonte, ni ne casse, ni ne fend, ni n’assemble : il déboîte. Ses œuvres se présentent toutes comme des masses unies dont une partie est détachée de l’ensemble. Elles pivotent sur cette partie déboîtée. L’unité même du volume est dans le déboîtement. Derrière chacun des objets qu’il nous a livrés, on sent ce geste que nos mains peuvent faire quand elles déboîtent l’une de l’autre deux parties d’un Rubik’s Cube. Ce geste peut être complété par un autre, qui ferait pivoter une partie perpendiculairement à l’axe du cube, de sorte que l’objet apparaîtrait désormais comme une espèce de L dont la base cependant serait doublée d’une autre ligne partant en décalé en dessous d’elle. Ce n’est là, en réalité, qu’une représentation artificielle du procédé de Chillida, dont la variante, même la plus simple, est beaucoup plus complexe, et dont les développements sont aussi nombreux que son œuvre – et sans doute même l’excèdent. Le principe, cependant, est toujours le même : des formes, manifestement incomplètes, en réalité dans une relation de complémentarité, dansent autour d’un vide qu’elles installent et cernent à la fois. Un vide qui se dessine dans son « devenir-plein », une totalité qui se ferme dans le déboîtement même. Mais de même que la Sculpture n’existe que dans la variation des procédés singuliers invités par les sculpteurs, de même l’identité d’un procédé propre à l’œuvre entière d’un artiste n’apparaît qu’à la condition qu’on parcoure l’ensemble de ses variantes. Parcourons donc l’œuvre de Chillida pour mieux comprendre ce que déboîter veut dire1. * 1

La plupart des œuvres mentionnées ont fait l’objet d’une exposition à la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence du 26 juin au 13 novembre 2011. Nous renvoyons pour les reproductions au catalogue publié à cet occasion : Eduardo Chillida, Saint Paul de Vence,

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La figure la plus simple, qui n’est pas la première et qui vient même tard dans la chronologie, est celle où les deux parties sont simplement écartées l’une de l’autre. Ainsi dans Lurra2, un bloc épais de terre oxydée et de forme grossièrement carrée semble traversé en son milieu par un canyon anguleux, presque géométrique, qui sépare ainsi deux parties posées à même le sol, dont l’une apparaît comme le négatif de l’autre. Il y a donc bien en fait deux blocs, entièrement séparés, mais ils se présentent à notre intuition comme deux moitiés écartées d’un unique volume. Aucun des deux blocs ne constitue un tout perceptible en lui-même, car aucun n’est symétrique, ou, plus exactement, parce qu’ils ont l’un et l’autre un côté virtuellement symétrique (un angle droit) et un autre asymétrique (le côté du « canyon »).

Chacune des deux formes apparaît ainsi comme incomplète, en appel de son complément. Si l’on appelle modules les parties assemblées dont sont faites les sculptures de Chillida, on dira que tout module est nécessairement « désuni » ou « détotalisé ». Le paradoxe d’une œuvre comme Lurra est de présenter immédiatement au spectateur à la fois la totalité et la fragmentation. La pièce complémentaire est là, mais il y a entre les deux une distance. En réalité, il se manifestera bientôt que ce qui importe chez Chillida, ce n’est pas la composition des modules pleins, mais au contraire l’articulation des vides : la sculpture ici est faite dans l’écart ; l’écart est lui-même modularisé et composé de différentes parties désaxées. Finalement, ce procédé de l’écartement de deux pièces, bien qu’il ait une vertu pédagogique, n’est qu’un leurre en regard de l’idée d’emboîtement. On verra que c’est bien le déboîtement en tant que tel qui intéresse l’artiste, Fondation Maeght, 2011. Nous citons aussi le catalogue publié par le Musée du Jeu de Paume, outil de travail indispensable pour qui veut s’initier à l’œuvre de Chillida, car elle contient la réédition de textes de Bachelard, Sweeney, Octavio Paz, Edmond Jabès en même temps qu’une présentation très complète de l’œuvre de l’artiste : Chillida, Paris, Éditions du Jeu de Paume, Réunion des Musées Nationaux, 2001. 2 Terre chamottée, 1980, Collection Adrien Maeght, in : Eduardo Chillida, op. cit., p. 118.

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en tant qu’il manifeste non seulement la composition de toute sculpture, mais en tant surtout qu’il montre en son centre ce qui fait l’art statuaire, qui est un art de la constitution d’une unité par son vide. Il faut pour cela se tourner vers des pièces antérieures et plus complexes, qui explicitent cette place du manque. * La deuxième figure du déboîtement est constituée de formes modulaires désaxées. Deseoso3 ou, encore plus explicite, Musica de las esferas I4, deux sculptures en fer, y répondent. Une même forme modulaire et incomplète, qui représente dans le premier cas une fourche à deux dents et à manche long, et dans le second une serpe à manche court, est répétée. Ces différents modules sont assemblés selon un axe brisé : au lieu d’être ajustés l’un à l’autre selon l’axe de symétrie qui les ferait constituer une totalité aussi mythique que l’androgyne platonicien, Chillida les articule d’une manière qui expose le manque. Dans le cas de Deseoso (Désirant), dont le titre est explicite, l’axe de symétrie serait la perpendiculaire du manche : les deux croissants de lune de chaque fourche se fermeraient l’un sur l’autre et les deux manches ne formeraient plus qu’une barre unique séparée et unie par un cercle de fer. Au lieu de cela, Chillida les dispose obliquement l’un à l’autre, comme deux côtés d’un triangle qui n’est pas fermé d’un côté ; mieux, il fait reposer la fourche de l’un sur le manche de l’autre, et ainsi il les décale et construit un déséquilibre qui tient à cette dialectique du tout et de la partie rencontrée dans le procédé simple de l’écartement.

1)

2)

3 1954, Collection Arte Contemporáneo Fundación « la Caixa », Barcelone, in : Eduardo Chillida, op. cit. p. 65. 4 1953, Collection privée, in : ibid., p. 66.

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Cette dialectique consiste à présenter et refuser à la fois la solution du problème de la « forme complète », en juxtaposant les deux complémentaires sans les ajointer effectivement, frustrant l’esprit d’une continuité dont l’imminence lui est soumise jusqu’à l’agacement – mais le récompensant aussitôt en lui présentant ce déséquilibre comme aussi stable, aussi infini, et même plus long car plus dynamique que la totalité même. Cette solution supérieure, elle est due à l’introduction d’une troisième forme qui, dans le cas de Deseoso, présente une variante assez lointaine du module. Elle en perpétue certains traits, comme le jeu de la courbe de la fourche avec la droite du manche, mais en les combinant autrement, en les brisant et en les décalant. Ainsi, la fourche perd un de ses côtés, brisant une seconde symétrie, cette fois-ci interne au module (cette brisure n’est que suggérée dans les deux autres modules à travers les inégalités de taille entre les dents) ; à la place de cet autre crochet, une pointe vive et brûlante part en érection massive et presque à l’aplomb, manifestant ainsi l’axe de gravité de la sculpture mais dans une forme si vive qu’elle ne semble pas être l’expression d’une ligne antérieure à sa présence, mais au contraire être, par son existence éruptive, l’ordre entier de la chose. Brisure donc, et décalage : le troisième terme répète à l’intérieur de lui-même le procédé qui articule les deux autres ; il finit la sculpture en répondant à un déséquilibre par un déséquilibre, et en inventant ainsi une forme de symétrie nouvelle, qui satisfait l’esprit sans l’arrêter.

La symbolique de l’objet est transparente au regard de son titre. Mais, aussi juste soit-elle – et, de fait, nous la croyons profonde – elle nous intéresse ici moins que le procédé : si la sculpture peut révéler quelque chose du désir, c’est précisément par cet agencement complexe du tout et de la partie, de l’équilibre et du déséquilibre, de la symétrie et de la dissymétrie. On pourrait mener une analyse similaire sur Musique des Sphères. Le jeu y devient même en un sens plus explicite. Il n’y a qu’un module, trois fois identique à lui-même. Il est nettement associé à une forme totale détotalisée (la sphère, dont nous n’avons ici que trois arcs de cercle), et le décalage y est beaucoup plus systématique (la rotation se fait à peu près

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à 90° à chaque fois). Il s’agit très clairement d’évoquer la logique d’un système – qui n’est autre que le système planétaire. Musique des Sphères complète Désirant comme la sculpture cosmique la sculpture anthropologique : l’une parle d’une harmonie impossible, inatteignable, l’autre de la dysharmonie du désir. Dans les deux cas, le même procédé exprime l’harmonie projetée et la dysharmonie effective : le déboîtement. Il serait aisé de montrer que l’œuvre du sculpteur basque dans les années cinquante est une exploration de cette variante : Tres II (1955), Esprit des Oiseaux (1955), Au bord (1958), Lorea (1960), Modulation de l’espace I et II (1963), etc. – toutes présentent parfois deux, souvent trois modules, s’ajointant autour d’un vide comme autant de facettes d’une unité brisée. Mais une d’entre elles a un caractère si explicite qu’elle fonctionne presque comme un manifeste, ou comme un mode d’emploi. Il s’agit d’Alrededor del Vacio, Autour du Vide (1964) : trois pinces d’acier aux formes anguleuses dessinent un vide par la rencontre vaine de leurs pointes, la figure n’existant donc qu’à circonscrire le rien de sa prise. Les œuvres de Chillida évoquent l’idée de symétrie, tendent vers sa reconstitution en apparence. Cependant, on l’a vu, cette impression est fausse, car la manière dont l’asymétrie est compensée dans son œuvre n’aboutit pas à une forme stable, comme un carré ou un cercle. On peut y voir l’indice qu’il y a deux figures de la symétrie : une symétrie mathématique et une symétrie artistique. L’idée que l’asymétrie véritable des œuvres évoque la symétrie, que l’œuvre imparfaite montre qu’elle tend vers la complétude par le fait de son imperfection, est un effet propre de l’art. Une variante assez simple de cette figure suppose l’introduction d’un socle. Ilarik (Stèle Funéraire) II 5 introduit dans l’art de Chillida cet élément très classique de la sculpture, le jeu du socle et de la figure. Il s’agit d’une haute colonne de bois vaguement carrée (141 cm), au sommet de laquelle est creusée dans la masse même une croix déboîtée « à la Chillida ». Dans une telle croix, elle-même caractéristique du procédé de déboîtement, le bras supérieur de la croix est déplacé vers la gauche, induisant ainsi la forme d’un L couché soutenu en son milieu (symétrie brisée), à quoi répond, par inversion du haut et du bas et rotation dans la troisième dimension, un L renversé et posé sur le bras de droite, mais dans l’axe perpendiculaire au premier (symétrie rétablie). Soit, dans l’ordre idéal de composition que nous venons de reconstituer :

5

1954, Collection famille Chillida, in : ibid., p. 72.

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1)

2)

3)

Jusqu’à présent, la plupart des sculptures de Chillida étaient autoportées. On comprend pourquoi : puisqu’il s’agissait de produire une totalité détotalisée, de fissurer le plein pour y faire jouer le vide et de réorganiser une complétude par l’assemblage des incomplétudes, elles ne pouvaient faire usage du socle qui se présente comme le plein par excellence, le degré zéro du volume. En un sens, le socle est le plus grand ennemi de la sculpture, son piège le plus évident : il réintroduit discrètement tout ce que la sculpture a voulu mettre à distance. Que la sculpture ait besoin de lui prouve que le drame de la dé-totalisation auquel elle nous convie est fictif : une mise en scène qui n’affecte pas réellement notre monde. Nous apprécions donc l’objet parce qu’il n’est le héros que de simples transgressions imaginaires des lois de la pesanteur. Notre sol n’en est guère ébranlé. Chillida usait jusqu’alors de socles qui, comme dans Espaces Sonores6, Fers de tremblement7 ou Vigie I8 entretenaient un rapport fonctionnel et dialectique avec la forme, mais ne participaient pas au mouvement et à l’effet de celle-ci : soit que son horizontalité massive contrastât avec le déséquilibre baroque de la forme (Fers de tremblement), soit que la verticalité longiligne de la figure s’opposât à sa rondeur (Vigie), le socle exposait la règle du jeu, mais n’en faisait pas partie. Il était d’ailleurs d’une matière différente : pierre ou marbre, contre fer. Il semble que ce soit avec Stèle Funéraire que le socle (quand il est présent), s’annule comme socle, et que la forme vienne à faire bien plus directement partie de l’œuvre. Le matériau est le même (bois clair), et surtout la croix semble désigner à l’horizon de son jeu de détotalisation et re-totalisation décalée une pièce manquante du socle lui-même, en l’occurrence, un cube de bois. Cette figure ne trouvera son développement systématique que beaucoup plus tard, avec Peigne de Vent (1974), et encore plus clairement avec Besaka, Branche (1987) : dans les deux cas, la forme paraît une exfoliation 6 7 8

1954, Collection particulière, in : ibid., p. 67. 1956, Museo de Bellas Artes de Bilbao, in : ibid., p. 75. 1956, Collection famille Maeght, in : ibid., p. 82.

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du socle. Elle n’est pas posée sur lui (sculpture classique), ni même arrachée à lui (œuvres précédemment mentionnées) ; elle en sort, littéralement. Dans les deux cas, trois petits pétales de fer frisés pointent, au sommet d’un pilier rectangulaire raide comme un totem, dans des directions déterminées par la rotation caractéristique des œuvres de Chillida. Trois petites formes, comme épluchées dans la masse qui les précède, y introduisent soudain de l’air, beaucoup d’air, un air qui redescend jusqu’en bas, faisant de ce monolithe lui-même un module, un fragment égaré, un manque d’acier ou de bois. Ce jeu du socle et de la forme est clair dans les différentes études pour Peigne de Vent, il est particulièrement impressionnant dans son installation finale sur la pointe de la baie de SaintSébastien, où il se dispose en un ensemble de trois sculptures monumentales qui sont d’un côté solidement arrimées à la terre et de l’autre dressées perpendiculairement au rocher face à l’Océan. Il semble que ce soit alors la Terre même, le continent, que Chillida déboîte à la frontière des éléments, comme si l’érosion avait mis à nu la structure secrète de notre sol sous la forme de ces étranges crochets de fer qui se moquent que le vent ne se laisse pas saisir, car il leur importe surtout de lui donner forme. * Une troisième figure du procédé est en continuité avec la précédente : elle va jusqu’au bout de l’abolition de la différence entre la forme et le socle, entre la masse et la figure. Il s’agit de tracer à même la masse cette ligne fine où le vide et le plein, le tout et le fragment ne cessent d’échanger leurs fonctions et de contribuer à leur intensité réciproque. Le Chillida des années cinquante avait conquis son procédé à parti de modules, c’està-dire de formes déjà arrachées à la masse, de figures dotées d’une géométrie propre ; il avait donc trouvé dans le fer son médium privilégié, parce que celui-ci ne suppose pas de creusement, qu’il n’a pas de rapport à la masse, qu’il est à lui-même la forme qu’il présente. Au contraire, le passage à la pierre, et plus particulièrement au marbre, conduit à reprendre la question du début, en posant la question de ce qui constitue la matière même du volume déboîté. Cette matière, ce sera la lumière même. Sans doute l’Éloge à Kandinsky9 représente-t-il le point de découverte de cette figure, bien qu’elle ne témoigne pas d’une claire conscience de ce qu’elle rend possible. Il s’agit en effet d’un bloc d’albâtre rectangulaire comme 9

1965, in : ibid., p. 100.

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fendu horizontalement vers le milieu, et à l’intérieur duquel trois cubes émergent comme déboîtés de la masse10 – combinaison du procédé d’écartement, donc, et de l’extraction d’un bloc. Cette œuvre cependant, de l’aveu de son auteur, est inspirée du désir de réintroduire la lumière dans sa sculpture, de respirer la lumière après les années d’obscurité au fond de la forge, dans la noirceur du fer. Quel que soit le désir qui a présidé à cette mutation, Chillida a soudain trébuché sur une nouvelle variante de son procédé. Elle a ouvert, dans son œuvre, un champ immense, dont les enjeux impliquent aussi la question du politique dans l’art. Pour bien comprendre cette variante, il vaut mieux commencer par une œuvre tardive, Hommage à la mer III11. Il s’agit d’un bloc d’albâtre dont un seul côté, qui forme le plan horizontal, est poli, alors que l’ensemble est directement posé sur sa masse arrondie et grossièrement taillée. Il se présente ainsi comme une sorte de plan creusé à même l’albâtre d’un espace imaginaire fait d’arcs de cercle et de demi-rectangles comme une basilique romaine. En apparence, il ne s’agit de rien d’autre que de l’application de la variante la plus simple, par laquelle nous avons commencé : on décale deux morceaux en les détachant l’un de l’autre dans une masse, de sorte que nous n’aurions à faire ici qu’à une moitié, l’autre manquant. Mais ici la masse n’a pas de contours. Ce qui caractérisait les modules dans les œuvres précédentes, c’est précisément qu’ils avaient une forme propre. Ici, les modules apparents, c’est-à-dire les deux parties déboîtées dans la masse, ont bien un contour intérieur, le long du décalage, mais non pas extérieur. Leurs bords, vers l’arrière, se perdent dans le confus, dans la matière non polie. Ce contraste est fréquent dans les œuvres en albâtre : Gasteiz12 Montagne Vide (1984)13, Éloge de la Lumière XX14, Hommage à Pili15, etc. La forme dès lors n’est plus quelque chose qui se déboîte de la masse (du socle) ; elle est « creusée » à l’intérieur de cette masse. Il n’y a pas cependant retour à l’art classique de la sculpture. Chillida ne délaisse pas le déboîtement pour manifester la genèse du volume au sein du volume, comme l’a fait Michel-Ange dans ses célèbres Esclaves encore pris dans le marbre non poli. Ce qui est désormais agencé dans ces masses en effet, ce ne sont plus des pleins : ce sont des vides. 10

Pour une illustration, voir aussi dans le catalogue du Jeu de Paume, op. cit., p. 104-

105. 11 12 13 14 15

1984, in : Eduardo Chillida, op. cit., p. 136 1975, op. cit., p.120-121 Pour une illustration, voir le catalogue du Jeu de Paume, op. cit., p. 129 1990, in : Eduardo Chillida, op. cit., p. 192. 2000, in : ibid., p. 193.

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Éloge de la Lumière16 fait ici figure de manifeste17. Œuvre très simple, bloc d’albâtre massif oblong, poli, mais non taillé, sauf sur un des deux bords latéraux allongés, présentant trois ouvertures carrées (une en haut, une sur un côté court et la dernière sur le côté taillé droit) qui forment des sortes de salles intérieures où entrent la lumière. Les décalages y ont pour objet, ou plus précisément pour matière œuvrée, non pas le bloc d’albâtre, mais les vides qui y sont creusés. La masse n’est même plus ici constituée de modules déboîtés ; on serait bien en peine de désigner les parties d’albâtre agencées. La masse est unie, elle est indistincte. C’est qu’elle n’est que la condition nécessaire et extrinsèque pour que le jeu du déboîtement opère sur autre chose que la matière : sur la lumière même, directement. Ce sont les reflets du soleil sur les parois intérieures et les relations des volumes en creux dans la souche qui fonctionnent en modules. C’est là ce que signifiait Chillida quand il disait avoir reconquis la lumière, à travers son Éloge de Kandinsky : non pas qu’il était passé de matières obscures (le fer) à des matières claires (l’albâtre), mais qu’il avait découvert la possibilité de faire de la lumière même son matériau, de sculpter la lumière, de la constituer en volume. C’est ici que Chillida rejoint sa vocation d’architecte, car telle fut sa formation première : il sculpte désormais l’espace lui-même. Il ne sculpte pas des formes qui cernent un espace (Autour du Vide), mais un espace qui concrétise des formes (Éloge de la Lumière). Les modules sont des couloirs, des passages, et non plus des objets. Les titres des œuvres sont sans ambiguïté : Toki18, Hommage à l’architecture 19, Leku 20, Table de l’architecte (1984). Puis vient la série des « maisons » : la Casa del Poeta (1981), la Casa de Juan Sebastian Bach (1981), la Casa de Hokusai (1981). Ces œuvres, surtout lorsqu’elles sont en fer, inversent rigoureusement celles qui firent d’abord la gloire de Chillida : elles enserrent des volumes qui fonctionnent comme autant de « pièces » d’une maison. La dialectique du vide et du plein est redoublée. Alors que les premières construisaient un volume virtuel dans la dynamique d’un vide central déterminé par le déboîtement de ses « modules », celles-ci utilisent les 16

1990, in : ibid., p. 192. L’œuvre-manifeste est, encore une fois, beaucoup plus tardive que celles qui ouvrent la série. Il faut donc distinguer, parmi les œuvres clefs d’une œuvre, les bonheurs et les manifestes, celles qui, à l’occasion d’un heureux hasard, ouvrent une nouvelle variante, et celles qui, par un effort réflexif, prennent cette variante même comme thème de leur œuvre. 18 Lieu, 1969, in : ibid., p. 104-105. 19 1973, in : ibid., p. 117. 20 Place, 1976, in : ibid., p. 123. 17

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vides que sont les « pièces » comme des modules eux-mêmes déboîtés, qui déterminent ainsi un vide de second niveau, un vide défini par le déboîtement des vides. Désormais, Chillida peut s’intéresser à la monumentalité ; il crée des sculptures publiques, organise de véritables places (ainsi Monumento a los Fueros, Vitoria, 1980), d’authentiques « lieux de rencontre », de grands espaces (Peigne de Vent) ; de la maison, il passe à la ville, au paysage. Il déclare y avoir cherché une solution au problème politique de la propriété privée de l’œuvre d’art. Certains, dit-il, ont tenté de résoudre la contradiction entre la dimension universelle de leur vocation et la réalité appropriable de leurs réalisations dans la série ; lui l’aurait trouvé dans la monumentalité. Une œuvre trop grande pour être appropriable : « Ce qui est à l’un n’est quasiment à personne ». Mais le principe ne change guère : ces espaces sont structurés par le déboîtement de plusieurs espaces autour d’un vide. Ce que l’on éprouvait jadis en tournant autour d’une de ses œuvres, l’on peut désormais l’éprouver en y entrant avec tout son corps et à plusieurs. C’est aussi à partir de ce moment que, symétriquement, il pourra « fermer » le volume, le rendre à sa compacité originelle. Il y a déjà quelque chose de graphique dans une œuvre comme Lurra (Terre) XXIX21 : dans un bloc de terre chamottée des motifs de crochets (segments droits suivis d’un arc de cercle) sont creusés en sillons formant comme des traits profondément entaillés dans la pierre, et c’est leur jeu qui constitue une totalité qui ne saurait plus se confondre avec le volume qui leur sert de support. Des œuvres comme Lurra22 et plus encore Lurra, Stèle23 sont exemplaires par l’économie de moyen qu’elles manifestent ; Chillida désormais possède une telle maîtrise du procédé qu’il l’exerce au plus près de l’invisibilité. La beauté de telles œuvres tient à leur discrétion. En apparence, nous avons maintenant à faire à des objets massifs, fermés sur eux-mêmes, qui ne sont traversés par aucune brisure, dont rien n’est déboîté. Pourtant, une fente, à leur surface, indique qu’ils sont la recomposition de morceaux brisés. Lurra (Stèle) est d’une discrétion ultime : quelques lignes suffisent à nier l’homogénéité de la pierre, à la rendre à sa blessure originelle et à lui donner mouvement et légèreté. Il ne faut pas confondre ces œuvres avec d’autres, plus anciennes, où l’entaille a une valeur exclusivement graphique, la pierre servant de support à des traits (ainsi Pierre, 1965, ou 21 22 23

1979, in : ibid., p. 130. 1980, in : ibid., p. 132. 1980, in : ibid., p. 133.

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Bas-Relief, de la même année24). Ce n’est qu’au terme d’un travail sur le volume que Chillida peut rejoindre la forme de l’écriture : la masse ne peut être support que parce que le trait la fend centralement et porte témoignage du déboîtement qui reconstruit l’unité du volume à un autre niveau. * Très tôt dans son œuvre Chillida traduit dans le dessin son procédé. Les Collages de 1952, les dessins à la pointe, dont certains servent d’études pour des œuvres sculptées, ou les dessins à l’encre, procèdent tous de ce qu’on a nommé modularité, c’est-à-dire répétition d’une forme asymétrique selon des axes de rotation inégaux. De manière peut-être plus surprenante, l’intérêt constant que Chillida semble avoir montré pour le jeu des formes des doigts s’explique lui aussi par la passion pour le déboîtement : que sont en effet ces doigts sinon différents déboîtements de la totalité de la main fermée, les « déplis » de cette masse compacte qu’est le poing fermé selon des angles d’ouverture inégaux et parfois complémentaires ? On peut vérifier que les procédés que nous avons identifiés plus haut trouvent systématiquement leur correspondant dans l’œuvre graphique : ainsi les collages de 1969 correspondent parfaitement au procédé dont Autour du Vide est le manifeste statuaire, alors que les dessins des années 1977 renvoient à la troisième figure du procédé, en travaillant non plus une forme sur du vide, mais des lignes de vide dans un plein asymétrique (dont un bord est non formé)25. On peut voir dans les collages de 1978 une réalisation graphique du procédé « discret » ou minimal26. Cependant, aussi utile et à certains égards admirable que soit cette capacité à faire passer un procédé d’un médium dans un autre, il ne suffirait pas à faire de Chillida un auteur graphique à part entière. Les dessins ont davantage vocation à être des études à une œuvre dont la véritable obsession est, incontestablement, le volume. La véritable invention de Chillida en matière graphique est d’avoir introduit dans le dessin une méthode de sculpture, dans la série admirable des Gravitations (1986). Il s’agit à nouveau de reconstituer une totalité, celle du rectangle de la page blanche. Chillida révèle là l’abstraction de 24 Pour une reproduction de ces deux œuvres, voir dans le catalogue du Jeu de Paume respectivement p. 98 et 99. 25 Pour les collages de 1969 voir Eduardo Chillida, op. cit., p. 108-109, et pour ceux de 1977 p. 124-125. 26 Ibid., p. 122.

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la notion de surface, en montrant qu’un dessin, un papier, est pourvu d’une épaisseur, qu’il est constitué de plusieurs couches. Ce sont ces couches que Chillida va déboîter, et faire tenir ensemble non plus en les laissant se poser sur un sol, mais en les accrochant par un fil, qui les traverse et les coud ensemble simultanément. Deux opérations assemblent ainsi ces différentes couches : le pliage et le point de couture. Ce procédé se prête à de très belles et très nombreuses variations, que Chillida n’a jamais cessé d’explorer jusqu’à sa mort. * Il est réjouissant qu’une œuvre entière et si variée dans ses matières comme dans ses figures témoigne néanmoins d’une telle unité. Chaque objet créé par Chillida semble pouvoir se comprendre comme une variante précise d’un procédé, le déboîtement, de sorte que toutes ensemble forment une sorte de système. Qu’un artiste invente un procédé, voilà une idée à la fois banale et profonde. Banale, car c’est désormais presque une exigence commerciale pour un artiste que de se confondre avec une méthode. Profonde cependant, car, outre qu’elle manifeste le caractère nécessairement pauvre d’une carrière artistique – pauvre comme la vie d’une tique, aurait dit Deleuze, – elle permet de donner un sens précis à l’idée que l’art pense. L’intérêt de la notion de procédé est de nous faire voir des œuvres aussi différentes en apparence qu’une feuille de papier et une place publique comme des morphismes l’une de l’autre, comme si la feuille était toujours en train de devenir une place, et inversement. Dans ces transformations virtuelles se joue toute l’intelligence de l’art : une intelligence en pierre, en fer, en bois et en papier. Car le procédé n’est pas un truc, mais un problème, et ce problème n’est pas « théorique » : il est formel. Il n’est rien d’autre qu’une certaine manière d’appréhender la sculpture comme telle, ou plutôt le problème dont la sculpture s’est donné la responsabilité, le Volume. Certes, une telle conception de l’art paraîtra furieusement « moderniste », au sens de Clement Greenberg27. Comme si un art n’était que l’exploration des potentialités d’un médium. Mais il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de comprendre qu’à travers les variations, les séries et les mutations, une authentique interrogation est à l’œuvre, une interrogation qui se formule directement sur les matériaux, à travers les formes et leurs transformations. 27

Clement Greenberg, Art et Culture, Paris, Macula, 1988.

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Cela n’implique en rien de fermer chaque art sur sa propre essence. Une interrogation dans les formes n’est pas nécessairement une interrogation sur les formes. De fait, le « déboîtement » chez Chillida n’est pas un procédé simplement technique, il est métaphysique. Non parce qu’il « communiquerait », « exprimerait », ou « symboliserait » des idées métaphysiques (comme nombre de philosophes, de fait, en ont eu le sentiment28), mais de manière littérale – parce qu’il expérimente sur l’objet même de la métaphysique : ce qui fait une chose. Il est en effet tentant de dire que l’unité de toute chose suppose cet écart à soi fondamental. Rien ne peut être si parfaitement identique à soi qu’il ne laisse passer un peu de vide à l’intérieur de lui-même, comme une faille, une fêlure centrale, sans laquelle il ne serait pas déterminable, car il serait si plein, si parfaitement suffisant, si compact, qu’il ne saurait être identifié à rien d’autre qu’à lui-même. Il est donc assez raisonnable de dire de toute chose qu’elle fait Un de sa propre différence à soi. Le paradoxe n’est pas si grand et la thèse est très fréquentée dans l’histoire de la philosophie, de Hegel à Lacan en passant par Heidegger ou Sartre. Cependant un tel énoncé métaphysique ne prend vraiment son sens que lorsque l’on trouve des procédés comme ceux de Chillida pour explorer précisément cette relation de l’identité et de la différence intérieure. Dire de toute chose que c’est sa manière de ne pas coïncider avec elle-même, de laisser passer un écart, une faille, une déhiscence, qui lui permet d’être une chose une, séparée de son espace immédiatement continu, et plus ou moins solidement resserrée contre elle-même, ne prend tout son sens que si l’on peut montrer que ce « différer » est par exemple un « déboîter », ou bien un « creuser », ou bien un « démonter », un « élaguer », etc. Il faut dire de l’Un ce que Deleuze disait du Multiple : il faut le faire. Et pour les mêmes raisons : les choses ne sont pas « unes », elles le deviennent, elles conquièrent leur unité et ne cessent de la rétablir. Ce n’est donc pas une exploration de l’essence de la sculpture pour ellemême que Chillida propose à travers les variations de son procédé, mais une ontologie expérimentale, une enquête systématique sur une manière particulière de faire Un de sa propre différence. Edmond Jabès le pressentait en poète quand il écrivait : « Nul créateur ne peut travailler ce point imprécisable et, pourtant, précisé. Il est travaillé par lui. Juste assez pour se souvenir que le vide auquel l’œuvre, chaque fois, le renvoie pour se 28

Voir les textes réunis dans le catalogue du Jeu de Paume, op. cit.

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confronter à lui, est seul à soutenir l’univers. L’artiste ne saurait le maîtriser qu’en l’assumant, qu’en acceptant – mais est-ce une acceptation ? – de devenir soi-même ce vide dans lequel l’œuvre évolue et sur lequel elle s’appuie. Contre ce vide, avec ce vide, Chillida vit et crée »29. Tous ceux qui ont écrit sur Chillida ont été sensibles à la dimension métaphysique de son œuvre, et tous l’ont trouvé dans son rapport au vide. Mais nul ne l’a dit mieux qu’Octavio Paz, qui glose ce que Chillida lui-même appelait l’« espace intérieur » des choses, relève le jeu dialectique de la relation entre la forme et ce vide intérieur. Ainsi voit-il dans chaque sculpture de Chillida « un signe de l’espace »30. Déboîter, c’est, littéralement, une manière d’être. Il faut donc comprendre la sculpture de Chillida non pas comme une espèce de choses parmi d’autres, un simple sous-ensemble du monde, mais comme une sorte de miroir peuplé par des choses bien particulières qui ne sont faites que des traits les plus généraux qui permettent aux autres choses d’être des choses en général... Heidegger distinguait deux manières d’être : celle qu’il appelait « ontique », caractéristique de ce qui en somme se contente d’être, et celle qu’il nomma « ontologique », propre à ce qui met en jeu le sens même du mot être dans son existence – typiquement l’être humain, pour le Heidegger de cette époque, qui sera repris notoirement par Sartre. Ainsi, on dira que le temps a un caractère ontologique et non pas ontique car c’est grâce à lui et en lui qu’une interrogation sur le sens de « être » devient possible. N’est-ce pas dans le temps, dans l’élément du projet, que nous avons « à être » ? De même, nous dirons que la sculpture de Chillida est ontologique et non pas seulement ontique. Elle est faite de choses qui, dans leur déploiement propre et dans leurs relations systématiques, mettent en question sous une forme précise ce que « être » veut dire. Certes, il y a d’autres manières de faire Un de la différence intérieure que le Déboîtement. Mais il n’y a là nulle contradiction. L’être n’est pas une généralité – pas plus que la nudité n’est identique chez tous les êtres humains. Il y a plusieurs manières d’être reconduit à ce qui, dans 29 Edmond Jabès, « Petite réflexion en marge de l’œuvre d’Eduardo Chillida », in : Chillida, Galerie Nationale du Jeu de Paume, op. cit., p. 38. 30 « Érosion continuelle : à mesure que je pénètre en moi, je m’éloigne de moi ; je suis moi-même mon lointain, je marche au-dedans de moi comme en pays inconnu. Plus encore : un pays qui se fait et se défait sans relâche. L’illimité ronge les limites. Contradiction plus sensible que mentale : l’espace n’est pas pensable, il est tactile – mais, sitôt que nous le touchons, il s’évanouit. Cette expérience est universelle et quotidienne. Chillida ne fait pas exception : le fer, ce matériau si dur et si impénétrablement matériel, est devenu, d’un seul coup, vide : espace intérieur. » (ibid., p. 31)

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son être, relève du simple fait d’exister, plusieurs manières de ne retenir que les qualités qui pourraient être celles de toute entité en général. La métaphysique ne dit pas la vérité sur l’être éternel ; elle explore une ligne de dédifférenciation des choses, elle nous force à sentir que telle chose est aussi une chose, autrement dit, qu’elle pourrait être autre qu’elle-même, n’importe quelle autre. C’est pour cette raison que la métaphysique est inséparable de l’art.

LA PROMENADE DÉSIRANTE Isabella PEZZINI « Le syntagme felix æstheticus remonte à la Metaphysica de Baumgarten en 1735 dans laquelle apparaît pour la première fois le terme d’æsthetica. Si j’utilise souvent ce syntagme, c’est que j’apprécie cette idée, peut-être un peu naïve à première vue, que l’expérience esthétique est inséparable d’un sentiment de bonheur qu’elle génère... Le felix æstheticus est tout simplement l’amoureux heureux de la beauté qu’il soit artiste ou amateur de l’art. » Herman Parret (La Délicatesse des sens, note 2)

Un livre d’Herman Parret peut-être moins connu que les autres est celui consacré aux représentations de saint Sébastien à Venise1. Le livre, magnifiquement illustré, examine les quarante-trois représentations de Sébastien du point de vue de l’histoire de l’art, en suivant la thèse d’une identification entre saint Sébastien et Venise elle-même, au fil du temps et des fléaux répétés qui ont affligé et décimé la ville, entraînant l’exécution de peintures votives, la construction d’églises et de lazarettos. Saint Sébastien, en effet, en raison du martyre qu’il a subi et des blessures qu’il a reçues, tout en leur survivant, est le saint patron de la peste. C’est pourquoi ses représentations se multiplient à Venise, en commençant par l’église qui lui est dédiée à Dorsoduro, construite dans la première moitié du XVIe siècle et contenant un important cycle de peintures de Paolo Veronese, qui revêt une valeur particulière. En annexe à son magnifique ouvrage, l’auteur nous offre un livret intitulé « Jouissances d’un promeneur à Venise », composé de deux courts chapitres, « Rêverie » et « Circuit », pour lesquels je tiens à le remercier brièvement ici. Cette annexe est offerte au lecteur comme un complément dialogique : dans la deuxième partie, en particulier, il s’agit d’un petit guide au sens propre du terme, plein de détails pratiques sur les itinéraires à suivre, les vaporettos à prendre, les horaires des églises et des sites à visiter, les achats éventuels à faire, dans lequel l’auteur inscrit sa propre expérience des lieux, motivé par le désir d’inviter ses amis lecteurs à la 1

Herman Parret, Les Sébastiens de Venise, Leuven, 2008.

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partager et à suivre ses traces. Ses pas sont sans aucun doute ceux d’un savant-amoureux de cette ville. Dans la première partie du livret, Parret évoque une sorte de « théorie de la promenade désirante », par laquelle il a parcouru et retracé la ville pendant les deux années qu’il lui a fallu pour mener à bien son entreprise. « En amatrice » des villes, comme l’aurait dit Barthes, je suis particulièrement intéressée par ce sujet, même si je me demande à quel point il peut être étendu à une autre ville que Venise elle-même, ville tout à fait unique et spéciale. Je m’arrête un instant à observer combien les manières de marcher dans la ville, de s’y rapporter et de se l’approprier, pedibus calcantibus, peuvent être différentes : comme le fait remarquer Parret, cela implique toujours un investissement érototétique différent. De nombreux auteurs se sont penchés sur cette forme primaire de relation avec les lieux. Roland Barthes, par exemple, compare la ville à un poème contemporain dont chacun, en la parcourant, pourrait saisir des vers et les combiner librement, dans un déploiement important à les saisir et à les « faire chanter ». Michel De Certeau, de son côté, compare la ville et son organisation structurelle à la langue, et les marches de ses habitants ou de ses hôtes, à la prise de parole individuelle, souvent en opposition aux impératifs de la première. Chemin, trajectoire, voyage, itinéraire, route, parcours, battement, traversée, dérive : « promenade », avec le complément rousseauiste de « rêverie », se distingue certainement de tous ces autres termes, pour être à la fois une identification locative et la dynamique d’un sujet impliqué dans celle-ci. Dans le cas de Parret, nous avons certainement affaire à un voyageur tranquille, bien disposé à se laisser toucher et séduire par les nombreuses discontinuités possibles rencontrées sur le chemin, mais nous n’avons pas affaire à un flâneur, au sens propre du terme immortalisé par Baudelaire ou Benjamin : bien que conscient d’être dans une ville extraordinairement riche en détails, sa promenade est fortement orientée par l’objectif de la recherche. Elle est proposée comme une méthode de connaissance sensible avant que cognitive, qui est de toute façon guidée par le désir de l’expérience esthétique du contact avec l’œuvre. La ville-œuvre, dans le cas de Venise, et l’œuvre collective choisie comme icône, le corpora, il faut le dire, des quarante-trois Sébastiens. Une icône raffinée et cultivée, loin des épithètes habituelles de la ville comme « Repubblica Serenissima », habituellement identifiée à un saint différent et à une iconographie différente, celle de saint Marc et de son lion. Le cas de Venise est en tout cas unique, non seulement parce que, par rapport à d’autres villes, elle est singulièrement et totalement une

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ville-musée, dispersée dans ses îles mais en même temps renfermée en ellemême. Stable dans l’image qu’elle propose d’elle-même ainsi que dans l’imagerie qui en émane, de sorte qu’un texte de Sansovino du XVIe siècle peut encore être élu comme un guide fiable de ses lieux. Ville labyrinthe, les choses sont d’autant plus compliquées qu’il est difficile, sinon au prix de longs détours, de s’y promener uniquement à pied : il faut des vaporettos, des gondoles, parfois des bateaux à moteur – à cet égard, observez sur la carte le fil rouge tout segmenté que Parret fournit de ses visites aux Sébastiens. D’où, également, l’idée de l’immersion particulière qui se produit dans cette ville, due avant tout à l’eau, à ses états instables et à ses relations instables avec les autres éléments, le ciel et la terre, mais aussi au feu, isolé mais constamment présent dans les références qui vont du verre éthéré partout aux forges chauffées au rouge de Murano. Des eaux, ou plutôt des eaux de qualité et de répartition différentes, qui d’une part donnent au corps toujours cette impression de petit « flottement » et d’équilibre à maintenir, comme nous dit Parret, et d’autre part, avec leur clapotis continu contre les pierres des canaux et les quilles des bateaux, absorbent et enveloppent pour ainsi dire tous les autres bruits de la ville, avec seulement le contre-son aérien et cristallin des cloches de ses nombreuses églises. L’eau est aussi la menace (la promesse menaçante) de l’engloutissement progressif de la ville à laquelle elle est vouée. Par rapport à la superposition quelque peu confuse de nos nombreux voyages vénitiens personnels, toujours partiels, toujours teintés du regret et de l’insatisfaction de ne pas avoir vu assez, de ne pas être restés assez longtemps, le désir, l’observation et la connaissance énoncés par Parret se présentent comme un programme complet et accompli. Avant de se proposer comme notre guide, il nous offre un recueil de ses guides, tous bibliographiques ; il est difficile, il faut le dire, pour Parret de citer l’avis ou le conseil d’un contemporain : les nombreux gardiens et conservateurs d’églises qu’il a rencontrés, et leurs attentions, sont au mieux des aides secondaires. Même les têtes des clients dans les salons historiques du Caffè Florian semblent réincarner à ses yeux celles des illustres voyageurs du Grand Tour. Ce qui arrive à Parret est un peu comme ce qui arrive – toute proportion gardée – au protagoniste du film Midnight in Paris de Woody Allen, qui rêve de voyager (et voyage) dans le passé pour rencontrer ses référents mythiques, artistes et intellectuels, dans leurs boîtes préférées. En ce qui concerne le désir, la principale référence de Parret est certainement Proust, qui, comme on le sait, a désiré voyager à Venise, mais tomba malade avant de pouvoir s’y rendre lors de deux voyages très différents,

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l’un avec sa mère, l’autre avec « Albertine ». Et, au milieu de cette référence littéraire, il faut noter que Parret choisit une vision euphorique et presque solaire de Venise, bien que saint Sébastien soit, comme nous l’avons dit, le saint protecteur de la peste, laquelle était fréquente et cruelle à Venise. Il n’y a donc aucune référence à la Venise livide et trompeuse de Mort à Venise de Thomas Mann, rendue inoubliable par le film de Luchino Visconti, où le choléra se répand, à l’insu des étrangers venus en vacances. En effet, l’esthétique de Parret n’a rien à voir avec l’esthétique décadente incarnée par von Ashenbach, déchiré par un désir impossible et un regret aigu de la jeunesse perdue, qui attribue singulièrement une puissance maléfique à la ville. Le regard de Parret, en revanche, conserve jusqu’à la fin de sa recherche l’enchantement de la première découverte, transcende, bien qu’il en soit conscient, le côté sombre de la ville, et se réjouit au contraire des lieux d’admiration et d’étude qu’elle offre, ainsi que de la courtoisie et de l’accueil des abbés et des conservateurs de ses Sébastiens. La Venise de Parret semble plutôt réaliser, au même endroit, cet ailleurs utopique pointé par le jeune Tadzio à l’horizon azur entre le ciel et la mer. Et, surtout, avec son petit guide intense, Herman nous en fait cadeau et nous invite à la visiter avec lui, avec son intérêt calme et heureux pour toutes les beautés qu’il a rencontrées et savourées, cette fois-là comme les autres fois.

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Dans le sillage de la filature photographique et un tantinet voyeuriste que l’artiste atypique Sophie Calle a réalisée dans les ruelles et venelles de la Sérénissime en 19801 sur les traces d’un inconnu – en réalité Henri B. –, je décide en juin 2021 de profiter du « premier déconfinement » pour aller suivre Herman Parret dans les calli, rii et fondamenta de Venise. Mon escapade dans une ville déserte aux allures de la Ferrare de Giorgio de Chirico a pour excuse officielle de me rendre au vernissage d’une exposition intitulée « Cadavre exquis » dans la chiesetta della Misericordia, organisée par un galeriste italo-belge Antonio Nardone (fig. 1).

Fig. 1 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur. 1 Sophie Calle, Suite vénitienne, 1983, en ligne : https://www.anothermag.com/artphotography/7349/sophie-calle-suite-venitienne.

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Le carton d’invitation a tout pour me réjouir et présage de la réussite de mon projet secret : « EXPOSITION : Cadavre Exquis / CHIESETTA DELLA MISERICORDIA / Campo dell’Abbazia 3550 Venezia / Cannaregio – Linea 1 “Ca’ d’Oro” / Dîner tous les soirs… ». Ce jeu surréaliste qui s’invite dans un écrin du patrimoine historique, réunissant des œuvres aussi disparates que celles de Phil van Duynen, Pierre Alechinsky, Wim Delvoye, Anish Kapoor, Berlinde de Bruyckere, Vincent Solheid, Francis Alÿs, Alessandro Filippino, Roberto Kusterle et d’autres, contribue à me mettre en condition pour goûter sans réserve ce qu’Herman Parret a appelé le « sublime du quotidien »2, s’il est encore nécessaire de s’en persuader dans cette ville déjà prodigue en trésors et en épiphanies. La juxtaposition d’artistes forme une phrase certes saugrenue mais qui n’a rien à envier à l’originale « Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau », et l’argumentaire de corroborer cette démarche en totale adéquation avec la cité qui l’abrite : En hommage à la cité des Doges, aux rencontres fortuites et aux amoureux des couleurs, l’exposition présente un assemblage automatique issu des rêves et désintéressé de la pensée en une accumulation d’œuvres dont la lecture se fera comme bon vous semble ! […] Un peu à l’image de l’homme, marchant d’un pas grave, qui rencontre à l’angle d’une rue l’amour de sa vie. Rien, personne ne pouvait le prévoir. Qui a souri le premier ? […] Et Venise est la ville lagune des rencontres fortuites, des pages solitaires qui se distribuent sous les bleus du ciel ou les ocres des brumes de l’acqua alta. […] Rencontres étranges que sont l’écriture automatique et le montage d’œuvres juxtaposées. L’ensemble est beau comme la rencontre fortuite… mais à y regarder de plus près, chaque œuvre raconte quelque chose à son proche, lui susurre à l’oreille, se confie comme un potin au voisin de palier.3

Déambulation le jour, parcours artistique et dîner nocturne le soir, le tout agrémenté d’une sous-conversation avec un cicerone malgré lui, quel délicieux défi ! Forte de ce double prétexte, l’un officiel, l’autre inavoué, je débarque à la nuit tombée dans cette ville méconnaissable aux façades vieux rose rehaussé par une imposante pleine lune nimbée de nacre (fig. 2). Désertée de ses habitants depuis que la mondialisation et le tourisme « à ombrelles » la leur a ravie, la cité est désormais interdite aux hôtes de passage, privés de séjour par les circonstances sanitaires. Après avoir élu domicile au Sestiere de Dorsoduro dans la Casa Accademia 2 3

Herman Parret, Le Sublime du quotidien, Paris, Hadès, 1988. Texte sur : https://www.galerienardone.be/en/visite-3d.

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Fig. 2 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

(une résidence fabuleuse qui me conforte dans mon idée de renoncer aux hôtels en faveur des résidences, monastères, ou autres fondations, dont la Fondazione Cini où j’ai logé naguère), il me faut d’abord effectuer un petit pèlerinage aux Zattere Gesuati où j’ai passé un mois à l’été de mes 25 ans chez les moines de l’Istituto Artigianelli (fig. 3) et à la taverna San Trovaso (fig. 4) où nous dînions tous les soirs avec d’autres étudiants du corso estivo de San Giorgio Maggiore avant de suivre assidûment le festival du film, la Mostra, au campo san Polo. Les jours de relâche nous pénétrions en contrebande dans le Grand Hôtel des Bains du Lido, afin d’y trouver l’ambiance et les prises de vue de Visconti mais butant sur Jack Lang en pleine conversation galante. Le Grand Hôtel est toujours là (fig. 5) mais à l’abandon car le projet immobilier qui devait le transformer en appartements de luxe n’a pas vu le jour. Dès le lendemain matin mes pas me guident vers la Salute où je me souviens qu’Herman avait installé son QG. C’est sur cet éperon de la ville que l’expression « cette fille de Byzance soumise aux flaques lumineuses de la mer et des cieux »4 se concrétise. Pour m’y rendre, je longe 4 Herman Parret, Jouissances d’un promeneur à Venise, Supplément de Les Sébastiens de Venise, Leuven, 2008, p. 4.

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Fig. 3 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

Fig. 4 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

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Fig. 5 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

le Canal Grande qui répand « la transparence foncée de l’émeraude » selon l’expression de Marcel Proust dans À l’ombre des Jeunes filles en fleurs (fig. 6). Ces tonalités me ramènent à Mariano Fortuny et à ses robes orientales, à la fois baroques et hiératiques dont Marcel affuble sa Prisonnière : « ces robes de Fortuny, fidèlement antiques mais puissamment originales, […] la Venise tout encombrée d’Orient où elles auraient été portées, dont elles étaient, mieux qu’une relique dans la châsse de saint Marc évocatrice du soleil et des turbans environnants, la couleur fragmentée, mystérieuse et complémentaire ». La vacuité des rues baignées de soleil me détourne toutefois de ces élucubrations levantines. Drapée de vide, la ville se fait minérale et imprime un son creux à chacun de mes pas, comme si la « Sérénissime » avait soudain rattrapé son étymon (fig. 7). Voir Venise dans une atmosphère chiriquienne n’est en effet pas anodin (fig. 8). Certes, le retrait de l’humain dans la Venise envahie par la peste de Mort à Venise vient en mémoire mais c’est une Venise nocturne et humide que l’image cinématographique véhicule tandis mon escapade sur les traces du felix æstheticus est diaprée de tons clairs comme dans un rêve éveillé : « On a le sentiment corporel de flotter à Venise, flux et reflux des eaux :

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Fig. 6 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

Fig. 7 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

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Fig. 8 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

tout flotte ici, les barcasses, les vaporettos, les gondoles – c’est en flottant qu’on entre au restaurant, en flottant qu’on sort du théâtre. Sensation de flotter, synesthésie invoquant notre corporéité entière dans son équilibre et dans sa symétrie »5. Même le grouillement censé animer les recoins éloignés de l’itinéraire officiel dans lesquels je m’engouffre a disparu. Tout se brouille dans ma besace mentale saturée de lectures sur Venise. J’en viens à donner tort à Julien Gracq, raison à Régis Debray et à Paul Morand. Gracq accordait une chance au Venise pittoresque : « Le touriste qui s’arrête deux jours à Venise pour “voir la ville” n’a pas le moindre soupçon de la vie populaire peu tapageuse, mais spontanée et charmante, qui s’embusque partout le long des calli, des rii, et des placettes pavées »6. En revanche, le pamphlet Contre Venise de Debray, jusque-là trop manichéen à mes yeux, recueille maintenant mes suffrages. Stigmatisant la Sérénissime comme artificielle et, partant, réfractaire au coup de foudre, « microcosme égocentrique »7 totalement retranchée du monde par la 5 Herman Parret, « Broussailles dans la Venise des Sébastiens » in : Cripplewood. Berlinde De Bruyckere & J.M. Coetzee Kreupelhout, 55th International Art Exhibition The Venice Biennale, Mercatorfonds, 2013, p. 122-126, p. 122. 6 Julien Gracq, La Forme d’une ville, Paris, Corti, 1985, p. 106-107. 7 Régis Debray, Contre Venise, Paris, Gallimard, 1995, p. 90.

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« coupure sémiotique »8 dont fait office la lagune et qui accentue le sentiment d’ailleurs féerique, de ville-jouet ou simulacre, Debray lui préfère la truculente du Sud, cette Parthénopéenne, « putassière, charnue, généreuse, effrontée, avec ses klaxons, ses criailleries, ses obscénités »9. Paul Morand s’exclamait, quant à lui, « Je suis veuf de l’Europe »10 en arrivant à Venise comme pour accentuer son état de transfuge d’un milieu étouffant. Herman me rappelle à l’ordre de mes divagations par son adage « seule Venise, parmi les cités, n’a que des amants. On admire Florence, on aime Venise »11. Car, après ce frisson provoqué par cette épochè dépaysante, je me dis que ce contexte totalement inédit est une aubaine, un moment de grâce : offusqué par des années de pollution visuelle liée au tourisme grégaire et à l’industrie kitsch, la ville évacuée me permet soudain de voir ce que la foule m’aurait dérobé. Herman cautionne mon attitude car il a toujours affectionné les balades visionnaires : « On croit reconnaître un Proust rêveur au salon des Grands Maîtres Vénitiens du Florian, si ce n’est un Freud en conversation avec Lou Salomé à la table en marbre au fond du même salon, juste sous le regard attentif de Palladio, tandis que Nietzsche, dont nous apercevons l’ombre dans la brume de novembre, enjambe, en furie vitale, les ponti à la recherche de sa courtisane préférée. »12 Face au Pont des Soupirs, je m’imagine à mon tour dans les Piombi – prison qui dont le plomb qui la constitue régulait sadiquement la température : brûlant en été, glacial en hiver – aux côtés de Casanova, qui fut un temps locataire de ce noble cachot, condamné pour libertinage et escroquerie au terme d’un procès expéditif. Le 31 octobre 1756, en compagnie du père Balbi, incarcéré pour fornication, Casanova eut juste le temps de quitter son costume de soie et son chapeau à panache blanc pour s’échapper des Plombs. Les deux compères ouvrirent un plafond, grimpèrent sur le toit, pour se glisser dans un grenier qui les mena dans un salon ! Après avoir réussi à forcer le volet d’une des fenêtres, ils se retrouvèrent place Saint-Marc alors que l’horloge des Procuraties sonnait minuit. Je reprends mes esprits : une espèce de Bacchus triste trône à l’angle du palais ducal (fig. 9). Or, j’apprendrai à mon retour, dans les Stones of Venice de John Ruskin, qu’il ne s’agit pas de Bacchus mais d’un Noé 8

Ibid., p. 24. Ibid., p. 31-32. 10 Paul Morand, Venises, Paris, Gallimard « L’imaginaire », 1971, p. 14. 11 Herman Parret, Jouissances d’un promeneur à Venise, op. cit., p. 5. 12 Ibid., p. 6. 9

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Fig. 9 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

gothique réalisé au XIVe siècle, figure centrale de The Vine angle : The Drunkenness of Noah13. La Genèse nous rappelle cet épisode souvent occulté par le Déluge : « Noé commença à cultiver la terre, et planta de la vigne. / Il but du vin, s’enivra, et se découvrit au milieu de sa tente. / Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le rapporta dehors à ses deux frères » (IX : 20-22). Ce que je prenais pour des grappes de raisins était son pagne arraché. Les deux fils recouvrent sa nudité et Canaan sera maudit, maudit pour avoir vu. L’art montre et cache, trompe et détrompe ; méprise et surprise sont les deux faces d’une même emprise délicieuse, celle du trouble esthétique. Poursuivant ma méditation ambulante et enjambant les canaux, mon regard est happé par la Ca’ del Duca, noble demeure privée, qui me replonge en 1999, lors de la 48e Biennale, à l’occasion de laquelle l’artiste luxembourgeoise Simone Decker, se vit refuser un pavillon à l’emplacement officiel, au motif qu’elle représentait une pays trop petit et, accessoirement, que le couple grand-ducal aimait y accoster en gondole. Comme pour exorciser cette éviction, la jeune femme réalise un projet d’intervention 13

Sarah Quill, Ruskin’s Venice. The Stones revisited, London, Ashgate, 2000, p. 127.

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Fig. 10 : Simone Decker, Chewing in Venice, 2013, Chewing gum San Marta © Simone Decker et VG Bild-Kunst.

sur l’espace, Chewing in Venice (fig. 10), qui présente des sculptures en pâte à mâcher – le comble dans une ville en pleine campagne contre les rejets de chewing-gums – photographiés en trompe-l’œil dans divers points de la ville, afin d’envahir la Sérénissime tout entière. Faute d’espace d’exposition, elle réalise la plus grande exposition possible dans l’espace public14. Le bubble gum est anamorphosé et emphatisé à travers le chromatisme vif de couleurs saturées qui contrastent avec les couleurs pastel des murs mais, par le biais du trompe-l’œil, la valeur d’usage (gomme à mâcher) est identifiée par le public comme valeur plastique (statue informe), la friandise comme réelle sculpture. Cette illusion d’optique spécule sur le fait que nous tenons à magnifier le premier plan par rapport au fond dans une image. Installation des plus troublante dès lors que la nature indicielle de la photographie accrédite la réalité de la prouesse artistique à tel point qu‘un visiteur du pavillon luxembourgeois était venu s’enquérir de la localisation exacte des quelques chewing-gums géants qu’il n’avait pas encore vus. Decker insinue par-là que Venise est un gigantesque trompe-l’œil à déconstruire. L’auteur de « Métamorphoses 14

The Venice Biennale Projects, 1988-2011, Luxembourg, Mudam, 2021, p. 82.

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de la forme : le difforme, l’anti-forme, l’informe »15 aurait sûrement des remarques à faire sur ce pied de nez plastique et visqueux à une villemusée. Dès le second jour, je décide de revoir l’Accademia, à deux pas de ma résidence, en quête de quelques saints Sébastiens, « les icônes par excellence de Venise »16 parmi les quarante-trois que Parret a répertoriés. Ce jeune officier de l’armée romaine non seulement refusa de renier la foi chrétienne, ce qui fit de lui un martyr, mais il aurait détourné les flèches divines qui répandent la peste noire pour éviter que la population n’attrape les bubons de Roch et ne soit décimée, ce qui a valu à ce saint apotropaïque de détrôner le patron de Venise saint Marc impuissant contre la maladie, et de susciter une réelle dévotion locale. L’iconographie le représente comme accueillant avec résignation les flèches décochées sur son corps de jeune éphèbe, « corps mâle exhibant la nuditas criminalis »17. Le supplice sagittal est modulé au gré des artistes et des styles : Sébastien criblé de flèches comme un hérisson ou un taureau fatigué ravivé par de nombreuses banderilles ; Sébastien embroché par des piques qui le transpercent ; Sébastien torturé et grimaçant ; Sébastien efféminé, d’une sensualité équivoque : « La beauté du corps, la dignité suave du visage, la tristesse de l’air, le regard divinement rêveur, l’eurythmie des mouvements, la figure angélique, tant d’aspects qui génèrent une identification fantasmatique… »18. Je m’arrête devant le Sébastien du jeune Giovanni Bellini, doux, sensuel et androgyne (fig. 11). Ligoté à un arbre par deux cordes, dont une qui fait office de ceinture et met en évidence le déhanchement à la hauteur du pagne, il est flanqué de saint Jean Baptiste et de saint Antoine et chapeauté par un Dieu le père que le titre qualifie de Christ : Trittico di S. Sebastiano tra il Battista e sant’Antonio abate nella lunetta Cristo in pietà e due angeli (1462-1464). Les quatre composantes primordiales que l’auteur des Sébastiens de Venise19 nous invite à discerner dans sa phénoménologie iconico-amoureuse sont au rendez-vous : la nudité, la pose, le regard et l’effet pathémique. Parret pointe à son égard la modernité de Bellini qui n’en est qu’à l’éclosion de son art. Quoique la nudité soit encore stéréotypée, surréelle, « une nudité “malgré elle”, dont la nécessité n’est 15 Herman Parret, « Métamorphoses de la forme : le difforme, l’anti-forme, l’informe », in : Sémiotique et esthétique, dir. Françoise Parouty-David et Claude Zilberberg, Limoges, Pulim, 2003, p. 451-468. 16 Herman Parret, « Broussailles… », art. cit., p. 124. 17 Ibid., p. 125. 18 Ibid. 19 Herman Parret, Les Sébastiens de Venise, op. cit.

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Fig. 11 : Giovanni Bellini, Triptyque de St. Sébastien, Gallerie dell’Accademia, Venise. Photo par l’auteur.

qu’hagiographique », il relève des marques de beauté vitale, en l’occurrence les « joues roses de la bonne santé », la bouche « de stupeur », « la tristesse » de l’œil droit20. Même si le jeune Bellini est encore épaulé par son père Jacopo et de son frère Gentile, on reconnaît déjà l’empreinte stylistique bellinienne au vu des autres tableaux de la même salle, les plus tardifs et étonnants Madonna dai cherubini rossi (1485) ou la Testa di Cristo e Cartiglio (circa 1500-1505) qui offre le cadre d’un visage et la signature « IOANNES BELLI / NUS MEPINXIT » accroché à un jeune arbre, épaves d’une transfiguration dont on a sauvé l’essentiel : la tête et la main qui signe (fig. 12). Étrange sauvetage, comme si la face, dont émane une extrême suavité, était imputrescible, déjà arrivée au ciel avant la fin de son ascension. 20

Ibid., p. 24.

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Fig. 12 : Giovanni Bellini, Testa di Cristo e Cartiglio, Gallerie dell’Accademia, Venise. Photo par l’auteur.

À consulter le petit supplément aux Sébastiens de Venise qui m’accompagne comme Baedeker, je découvre, au sujet du saint, un felix æstheticus plus stendhalien que je ne le soupçonnais, succombant au syndrome éponyme : « Fasciné par cette problématique bellinienne, on a de la peine à quitter le cœur de la Cappella à la recherche de quelque détente »21, phrase qui fait écho à « En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber »22. J’avoue que je suis moi-même, sinon au bord de l’extase ou de la défaillance, mais en phase avec l’esthétique de Stendhal que celui-ci résuma par la formule Primo il cuore, prima l’emozione, autrement dit, « Le degré de ravissement où notre âme est portée, est l’unique thermomètre de la beauté »23, relayée par Dominique Fernandez : « Les textes de Stendhal sur la musique et la peinture sont les livres d’un ignare qui transmet les émotions qu’il a éprouvées pendant une soirée 21

Herman Parret, Jouissances d’un promeneur à Venise, op. cit., p. 5. Stendhal, Rome, Naples et Florence [1826 (1817)], éd. Pierre Brunel, Paris, Gallimard « folio », 1987, p. 272. 23 Ibid., p. 30. 22

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Fig. 13 : Cripplewood Berlinde De Bruyckere & J.M. Coetzee Kreupelhout, 55th International Art Exhibition. The Venice Biennale, Brussels, Mercatorfonds, 2013, p. 40 (avec l’aimable autorisation de l’artiste).

d’opéra, devant un tableau. S’ils ont gardé leur fraîcheur, c’est à cause de leur sincérité, de leur spontanéité. […] Voilà sa seule méthode : juger beau ce qui cause jusqu’au trouble physiologique »24. Le saint Sébastien de Bellini me ramène à un autre avatar, l’installation monumentale de Berlinde De Bruyckere, exposée en 2013 au pavillon belge de la 55e édition de la Biennale, que Parret a magistralement décrite soulignant la « beauté dérangeante »25 de cette souche de cire qui imite la chair humaine. Je pense au tronc de l’Archaischer Torso Apollo’s rilkéen, qui nous regarde, nous concerne, nous touche. Dans ce fourré (kreupelhout) qui remplit toute la salle, l’artiste flamande conjugue la vie et la mort, Éros et Thanatos, la force et la fragilité, le désir et la souffrance. La souche noueuse et imposante d’un orme mort et quelques troncs et branches fibreux et sans écorce est obtenu par moulage de cire blanche, rouge et bleuâtre (fig. 13). 24 Dominique Fernandez, « Primo il cuore, prima l’emozione », in : Le Musée idéal de Stendhal, composé par Ferrante Ferranti, Paris, Stock, 1995, p. 9. 25 Herman Parret, « Broussailles… », art. cit., p. 61.

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Fig. 14 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

Saint Sébastien n’est plus attaché à l’arbre, il est devenu l’arbre. L’haptique est ici à son comble car l’objet semble fait de la même substance que la main du spectateur enclin à vouloir tâter, caresser. Couchant ensuite les arbres de cire sur de vieux draps et coussins tel un brancard de fortune, la plasticienne les transforme en une masse abstraite de muscles, de tendons et d’os où transparaissent le sang, les veines et les boursouflures des blessures. L’humain, l’animal, le minéral et le végétal se fondent dans une contorsion de douleur. Et les chiffons de faire office de camisole ou de bandelettes de momies à ce corps blessé, démembré, martyrisé, étalé à l’horizontale et non plus érigé contre un tronc, On pourrait dire que De Bruyckere dote saint Sébastien de la douleur, de la meurtrissure qui manque à l’iconographie sébastienne. Si le corps chrétien est un corps qui accepte le martyre car il est promis à la résurrection, De Bruyckere redonne une dimension païenne à un corps divinisé, restitue à la chair toute sa charge dysphorique que le Christianisme avait rédimée, dotée d’une aura mystique. Aussi le corps se fond-il davantage dans le décor, dans le chromatisme des façades ruskiniennes, écaillées et lépreuses, que les Stones of Venice tentaient à leur tour de purifier (fig. 14). Toujours enclin à sublimer ou à revivifier le sordide ou l’inerte, Parret y lit « la transformation de la vie dans la mort, de l’animé dans inanimé, de la chair chaude en corps glacé. C’est la métamorphose par pétrification

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Fig. 15 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

(la Méduse), par “solidification”, par “statufication”. Ovide nous en parle dans des métamorphoses où le corps humain “s’arborifie” (Daphné, Myrrhe). La sculpture du Pavillon belge est un tronc en raideur, en érection, phallus pétrifié, […] un phallus éjaculant de toutes ses dernières forces »26. Avant de quitter le musée de l’Accademia, un petit avis m’interpelle, l’escalier ovale (en colimaçon) de la cour interne palladienne salué par Goethe (qui l’a décrit comme le « plus bel escalier à escargot du monde ») est en travaux suite aux dégâts encourus par l’alta marea de 2019. Ma rêverie esthétique se heurte soudain aux urgences de la réalité. L’après-midi, toujours entraînée par cette liberté retrouvée du déconfinement, mes pas me mènent à la Biennale d’architecture, Arsenale et Giardini (fig. 15). En chemin j’aperçois le dernier bateau de croisière (fig. 16), ou peut-être les deux derniers, car chaque trouée vers la lagune m’inflige sa silhouette, comme le rhinocéros d’Ionesco, le même, un autre (fig. 17). 26

Herman Parret, « Broussailles... », art. cit., p. 126.

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Fig. 16 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

Fig. 17 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

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Fig. 18 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

J’apprends à mon grand soulagement que les paquebots de croisière (ceux de plus de 25 000 tonnes, c’est-à-dire plus de 200 passagers environ) seront interdits dans la lagune dès le premier août, une décision très attendue par les habitants et même par l’Unesco qui menaçait de placer la cité des Doges sur la liste des « patrimoines en danger ». Une goélette de pirate pour touristes (absents) a pris le relais de ces mastodontes obscènes (fig. 18). Dans les projets de How will we live together, (fig. 19) le bois et le bambou sont omniprésents comme matériaux de construction (fig. 20), de même que sont mis à l’honneur le thème de l’eau, l’urgence climatique, les ravages de l’anthropocène, le post-humain, la végétalisation, l’habitat communautaire, la résilience par l’inventivité humaine (fig. 21). Les titres sont éloquents : « After the house », « Resilient Venice », « Amphibious Living ». La forêt s’invite dans le pavillon danois ; le Mexique tente d’abolir la séparation entre vie et travail, privé et public, riches et indigents, dans un habitat vertical et modulable (fig. 22) ; en Amazonie, la morphologie de la ville du futur imite par biomimétisme la structure moléculaire de l’eau comme le faisaient déjà les peuples d’Amazonie ; le pavillon belge, intitulé « Composite presence » (de Bovenbouw Architectuur) explore les collisions entre passé et présent dans un artefact de ville flamande hétéroclite, une espèce de Bokrijk citadine (fig. 23).

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Fig. 19 : Entrée aux Jardins de la Biennale, Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

Fig. 20 : Biennale de Venise 2021, Pavillon danois. Photo par l’auteur.

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Fig. 21 : Biennale de Venise 2021, Pavillon danois. Photo par l’auteur.

Fig. 22 : Biennale de Venise 2021, Pavillon mexicain. Photo par l’auteur.

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Fig. 23 : Biennale de Venise 2021, Pavillon belge. Photo par l’auteur.

Le bois du futur (fig. 24) semble faire écho au bois du passé, celui des fondations de la ville : « depuis sa construction au VIIIe siècle, une forêt de piliers de bois du Tyrol sous-tend la Sérénissime, obstination d’une futaie de bois dur, support modeste et invisible de la plus belle ville du monde »27 et, à nouveau, au tronc du saint, qui renvoie indirectement à la Légende de la vraie croix, de Jacques de Voragine, retraçant le destin pour le moins épique et cahoté de la Croix de la Passion, voire à Chateaubriand qui dans Le Génie du Christianisme attribuait les styles d’architecture à la végétation et au climat qui lui donnaient naissance : « Les Grecs ont tourné l’élégante colonne corinthienne avec son chapiteau de feuilles sur le modèle du palmier. Les énormes piliers du vieux style égyptien représentent le Sycomore, le figuier oriental, le bananier et la plupart des arbres gigantesques de l’Afrique et de l’Asie. Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos pères, et nos bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. » Tous ces projets ligneux et sylvains qui m’évoquent un gigantesque radeau de la Méduse, prêt à affronter un déluge sans merci, m’ont ouvert l’appétit. Je me rue sur des spaghetti al nero di seppia avec un pinot grigio local (fig. 25). 27

Ibid. p. 126.

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Fig. 24 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

Fig. 25 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

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Fig. 26 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

Au retour, le « complexe hydrique », comme dirait Gaston Bachelard dans L’eau et les rêves, me poursuit car sur le Zattere l’eau clapote et monte sur la berge en dépit d’un temps au beau fixe depuis des semaines (fig. 26). Plus tard dans la soirée, je décide de humer l’ambiance de la place Saint-Marc privée de hordes et de pigeons et j’assiste à un étrange rite nocturne sur une scène lustrée là encore par l’acqua alta (fig. 27). Soudain se réalise ce que Roland Barthes avait remarqué dans sa mythologie « Paris n’a pas été inondé », à savoir que l’inondation participe de la Fête, plus que de la catastrophe : « Toute rupture un peu ample du quotidien introduit à la Fête. »28 En effet, la nappe d’eau dépayse la place et le mobilier urbain, et bouleverse l’optique quotidienne. L’air de liberté retrouvée après les longs mois enfermés m’envahit, je me surprends à partager cette la joie tout enfantine de sauter pieds joints dans les flaques ou d’esquisser un pas de danse à la Singin’ in the rain (sans pluie). Ou s’agit-il d’un baptême ? Serait-ce l’occasion de réviser nos 28

p. 57.

Roland Barthes, « Paris n’a pas été inondé », in : Mythologies, Paris, Seuil 1957,

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Fig. 27 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

idées d’une eau soit ophélienne, trouble et mortifère, soit purificatrice comme dans les ablutions orientales, et de lui privilégier une eau baptismale, à même de ressusciter les corps, pour retrouver une eau primordiale qui nous « environne » et dont le terme anglais to surround nous rappelle l’« être débordé par l’onde. » « L’apnée provoquée par l’immersion indique ce moment quasi amniotique du passage d’un monde sans Dieu à un monde avec Dieu. »29 Il est deux heures du matin. Le lendemain, le hasard objectif me fait retrouver Berlinde de Bruyckere lors du vernissage bien arrosé de la Chiesetta (fig. 28), où toujours selon le principe du « cadavre exquis », le poulain intitulé Veulentje, after Zurbaran (2016) (fig. 29) jouxte Train de vie. Acqua alta d’Alessandro Filippino (2015) (fig. 30), comme si ma déambulation dans la ville était récapitulée dans cette exposition, conjuguant l’horizontalité de Thanatos et la verticalité d’Eros. Je m’intéresse à Zurbaran (fig. 31) afin de comprendre la démarche de la plasticienne. Le Christ représenté en victime expiatoire, dont les liens qui l’assujettissent indiquent l’imminence de son 29 Jacques Athanase Gilbert, « L’immersion n’est pas la lustration : de la purification à la conversion », conférence au 12e congrès de l’IAWIS, L’eau et la mer dans les textes et les images, organisé du 12 au 16 juillet 2021 à l’Université du Luxembourg par Nathalie Roelens, en ligne : https://waterandsea2021.uni.lu/fr/page-daccueil.

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Fig. 28 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

Fig. 29 : Berlinde de Bruyckere, Veulen (d’après Zurbaran) (avec l’aimable autorisation de l’artiste).

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Fig. 30 : Alessandro Filippino, Train de vie. Acqua alta, 2015. Photo par l’auteur.

Fig. 31 : Francisco de Zurbarán, Agnus Dei, 1635-40, huile sur toile, Musée du Prado, Madrid.

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Fig. 32 : Sandrine Borgniet (fille de l’auteur), dessin d’après Jan & Hubert Van Eyck, L’adoration de l’Agneau Mystique, Polyptique de l’Agneau, Gand, 1432 (détail) avant et après restauration.

oblation, est accompagné du verset : « Il a été mené à la tuerie comme une brebis ; et comme un agneau, muet devant celui qui le tond, il n’a pas ouvert la bouche » (Actes des Apôtres, 8 : 32). J’apprends aussi que le très jeune poulain entravé, en position fœtale, mort après une seule journée d’existence, animal sacrificiel disloqué, encapuchonné dans un sac de jute et bandé aurait été inspiré par Alan Kurdi, l’enfant syrien retrouvé mort sur une plage turque… L’allusion à l’Agnus dei me transporte naturellement vers le retable de l’Agneau mystique gantois, dont le visage au regard étrangement humain initial a été récemment exhumé derrière une épaisse couche de peinture pluriséculaire, suscitant une polémique : « With its forward-facing eyes and its smaller nose, the new version of the lamb, though truer to van Eyck’s original, was criticized for its peculiarly humanoid features. »30 Trop humain, l’agneau fut un choc pour l’Église qui ne comprenait pas la motivation de cette représentation anthropomorphe peu orthodoxe (fig. 32). Son regard hypnotisant est bien trop frontal, trop profond, trop humain pour n’appartenir qu’à un simple capriné, même lourd d’une charge symbolique : « Véritable manifeste théologique à l’anagogie quasidéstabilisante elle rompt avec la tradition picturale chrétienne de l’époque 30 « Newly restored Ghent Altarpiece reveals humanoid “mystic lamb” », 2020, en ligne : https://www.dw.com/en/newly-restored-ghent-altarpiece-reveals-humanoid-mysticlamb/a-52163409.

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Fig. 33 : Bernardino Luini, Gesù Bambino con agnello, c. 1525, 28 × 25 cm, tempera e olio su tavola, Milano, Ambrosiana.

comme aucune ne l’avait fait jusqu’alors »31. Le rédempteur flamand est debout sur l’autel et, même si le sang coule de son flanc dans le calice d’or, il juge plus qu’il n’implore le spectateur, s’extrayant ainsi du moyen âge et « renaissant » en triomphe. Le degré zéro du visage du Christ se voit en tout cas balayé par une proto-Renaissance qui déjoue l’opposition entre nature et culture. C’est toutefois vers un autre agneau que mon souvenir erre, celui que l’enfant Jésus de Bernardino Luini enlace tendrement à l’Ambrosiana de Milan et qui m’a naguère fait subir un réel guizzo esthétique par la douceur du geste, la tendresse des peaux, la délicatesse des boucles respectives, et surtout le naturel de la patte droite de l’agneau qui semble à son tour vouloir ceindre, étreindre le corps de ce bambin adorable et joufflu (fig. 33). 31 Marine Benoît, « L’incroyable restauration de l’Agneau mystique de Van Eyck, dont le vrai visage resta caché durant quatre siècles », 29 juillet 2020, en ligne : https://www. sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/patrimoine/l-incroyable-restauration-de-l-agneaumystique-de-van-eyck-dont-le-vrai-visage-resta-cache-durant-quatre-siecles_146374.

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Fig. 34 : Matteo Lo Greco, Sirenetta. Photo par l’auteur.

Tels l’étranger ou le fou, l’enfant et l’animal relèvent selon Parret, après Lyotard, des « figures-limites », qui mettent à l’épreuve le Moi hospitalier, l’empathie ou le faire communauté, mais qui sont incontrôlables : « L’enfant est un saint, un païen. »32 Cette formule tape dans le mille. L’enfant et l’animal sont peut-être le sacré qui résiste à toute emprise biopolitique sur l’homme. Il conserve son innocence, sa candeur, sa désarmante douceur. Et ma voluptueuse flânerie d’assumer ce côté puéril. Une galerie d’une petite ruelle derrière La Fenice, Calle dello Spezier, me réserve un nouveau « cabinet de curiosités » contemporain, le Studio Aoristico, qui expose plusieurs œuvres de Matteo Lo Greco, sculpteur d’origine sicilienne mais qui a élu domicile à Venise et travaille sur le poids et la légèreté. Sa Sirenetta a quitté le monde aqueux pour défier la force de gravitation (fig. 34). Son Olympia (fig. 35) semble faire écho à la Silhouette de Man Ray de la Collection Peggy Guggenheim (fig. 36) qui danse sur la partition musicale avant de prendre son envol. Les jambes écartées en arabesque se moquent du poids du bronze ou de sa corpulence. En revanche, le Rhinocéros, suspendu à des sangles d’abattoir n’existe 32

Herman Parret, « Présences », Nouveaux Actes sémiotiques, 176-1778, 2001, p. 125.

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Fig. 35 : Matteo Lo Greco, Olympia. Photo par l’auteur.

Fig. 36 : Man Ray, Silhouette, 1916, encre de chine et gouache sur carton, Venise, Collection Peggy Guggenheim.

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Fig. 37 : Matteo Lo Greco, Rhinocéros. Photo par l’auteur.

que par et pour son poids, sa chair réduite à marchandise (fig. 37). Les plis de son front dénotent toute l’absurdité de sa vie écourtée et de ses défenses désormais superfétatoires. La corporéité légère ou lourde, émanant de ces joyeuses funambules ou de ce rhinocéros, m’évoquent deux femmes nues, l’une légère, l’autre lourde, la Vénus d’Urbino du Vénitien Tiziano Vecellio (1538) (fig. 38) et Cadre d’une société de prévoyance sociale endormie du petit-fils de Sigmund, Lucian Freud (1995) (fig. 39), Parret n’hésite pas à ériger la première, réalisée par le Titien en plein cinquecento néoplatonicien, en « hypostase de la Forme »33, « tendu[e] vers la Forme idéale »34 : « Le Nu est l’épiphanie de l’absolu, de l’idéal, et c’est ainsi qu’il garde son pouvoir d’effraction et d’extase »35. Tant l’une est sublimis, pudica, céleste, tant 33 Herman Parret, « Beauté et Eros. Vénus à Venise », in : Vénus dévoilée. La Vénus d’Urbino di Titien, dir. Omar Calabrese et Herman Parret, Gand, Snoeck, Silvana, Europalia, 2003, p. 143-153, p. 143. 34 Ibid. 35 Ibid., p. 144.

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Fig. 38 : Titien, Vénus d’Urbino, 1538, Florence, Offices.

Fig. 39 : D’après Lucian Freud, Cadre d’une société de prévoyance sociale endormie (Benefits Supervisor Sleeping), 1995, collection privée (pixellisation par CANVA).

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Fig. 40 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

l’autre est subliminale, impudique, terrestre, empirique, existentielle, triviale, un corps privé de son état de grâce et qui ne se résume plus qu’à sa fonction sociale, une chair meurtrie, telle de la viande sur un établi de boucher, cadavre exsangue emblématique d’une société moribonde (fig. 40). Outre la distinction entre le mythique ou l’académique et l’irréductibilité du sujet réaliste, nu comme un vers, c’est l’absence ou la présence de vêtements qui conditionne la perception de l’impudeur. Tandis que les robes dans le coffre de mariage (cassone) viennent potentiellement revêtir de pudeur la déesse noblement étendue, ce monstre de femme obèse, affalée, avachie sur son canapé élimé dans un décor glauque n’a même pas de « déshabillé » (nuisette) à enfiler. Effleurement haptique contre violence scopique. Il y a plus. Si Parret insiste sur le sublime kantien dans le cas de la Vénus d’Urbino – « on ne sait plus où regarder, regard démuni, chavirant devant une révélation incommensurable, devant le grand Nu chaque fois événement »36 –, je vois ce corps pourtant confortablement étendu sur un lit moelleux comme en lévitation. Sa position en légère rotation n’est pas propice au sommeil, la déesse pose mais ne se repose pas. Contrairement à la « vilaine endormie » de Lucian Freud, la « belle éveillée » du Titien est empreinte de légèreté. Le côté vaporeux du « coloris » contre les 36

Ibid., p. 144.

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thuriféraires du dessin dans le débat esthétique entre disegno e colore, contribue sans doute à cette évanescence de la chair. Le fait qu’Herman organise les épousailles entre Vénus et Sébastien me conforte d’ailleurs dans mon hypothèse. Envisageant cet accouplement, Herman s’autorise une description des plus érotiques. Sa verve de felix æstheticus s’emballe en roue libre, s’encanaille dans une caresse verbale effrénée, avide de « dé-moraliser le sein » : « Corps lactifié, corps organisé autour, à partir du sein, punctum de notre contemplation. De notre fascination plutôt puisque le plaisir de la touche est coloré d’effroi. Cette chair vénusienne est icône de la Femme ; dé-moraliser le sein, c’est entrer dans l’éthique du baiser qui se nourrit de la chair d’Ève »37. Herman se lance dans des synecdoques dignes du Blason de beau tétin de Clément Marot, « Tétin qui portes tesmoignage / Du demeurant du personnage. / Quand on te voit, il vient à mainctz / Une envie dedans les mains / De te taster, de te tenir. / Mais il se fault bien contenir / D’en approcher, bon gré ma vie, / Car il viendroit une autre envie » (1535, mis en musique par Clément Janequin). Or, là où Marot conclut sur une litote, Herman est intarissable : « Tout comme la chair sublime de Sébastien s’organise autour et à partir du nombril [il se réfère à un Sébastien dans une Sacra conversazione du jeune Titien, intense et charnel parce qu’imparfait], la chair lactifiée de Vénus dissémine autour et à partir du sein »38. Et l’ekphrasis d’atteindre son apogée dans la « vaginalisation », en raison du geste de la main gauche, soupçonné d’attouchements : « Le regard perd soudainement l’haptique et redevient optique. Felix æstheticus que j’étais, je deviens voyeur, “théoricien”, le sexe étant l’Objectalité même, ça. »39 L’heureux esthète feint d’oublier que le tableau conjugal était destiné au jeune Guidobaldo della Rovere, le fils du duc d’Urbino pour favoriser la fertilité de la nuit de noces, et continue sur sa lancée : « notre bras, notre main sont invités à confluer jusqu’avec les doigts qui se courbent sur le pubis pour la voluptueuse caresse du sexe. »40 Et voici que la félicité se mue en délectation. Qu’à cela ne tienne. Le regard libidinal doit être lié à cette lucidité pétrie d’ivresse, à ce délicieux brouillage cognitif que provoque la ville : « Notre relation avec Venise est médiatisée par le fantasme et par l’hallucination »41. Encore sous l’émulsion de ces propos enflammés, je regagne ma chambre et consulte à nouveau « Métamorphoses de la forme : le difforme, 37 38 39 40 41

Ibid., p. 149. Ibid., p. 151. Ibid. Ibid., p. 152. Herman Parret, Jouissances d’un promeneur à Venise, op. cit., p. 5.

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l’anti-forme, l’informe ». À partir du concept de « forme-contingence », lié au casus, accident, kairos, chute, à l’affaissement des formes, en l’occurrence le corps avachi d’Aschenbach toujours à l’affût du corps leste de Tadzio, le poulain de De Bruyckere entravé par son propre poids d’animal qui a raté le taxidermiste, le rhinocéros abattu ou la grosse matrone, je voudrais forger le concept de « forme-émergence », emergenza, urgence en italien, l’urgence de l’acqua alta qui certes esthétise la place Saint-Marc, « rincée » de ses touristes dans les soirées peu fréquentées, mais qui nous intime de réfléchir à la hausse du niveau de l’eau. On ignore si l’eau monte ou si la ville sombre. Dès lors qu’Italo Calvino avouait « Chaque fois que je décris une ville, je dis quelque chose de Venise », les « villes invisibles » pourraient nous éclairer sur la face cachée de la Sérénissime : Isaura, città sottile aux mille puits, dont on présume qu’elle surgit au-dessus d’un profond lac souterrain, paysage invisible qui alimente la ville verticale par un système de poulies et de puits, ou Armilla, perchée sur des échafaudages aériens, une forêt de tuyaux qui se terminent en robinets, douches, siphons : Contro il cielo biancheggia qualche lavabo o vasca da bagno o altra maiolica, come frutti tardivi rimasti appesi ai rami. Si direbbe che gli idraulici abbiano compiuto il loro lavoro e se ne siano andati prima dell’arrivo dei muratori; oppure che i loro impianti, indistruttibili, abbiano resistito a una catastrofe, terremoto o corrosione di termiti. Abbandonata prima o dopo esser stata abitata, Armilla non può dirsi deserta. A qualsiasi ora, alzando gli occhi tra le tubature, non è raro scorgere una o molte giovani donne, snelle, non alte di statura, che si crogiolano nelle vasche da bagno, che si inarcano sotto le docce sospese nel vuoto, che fanno abluzioni, o che si pettinano i lunghi capelli allo specchio. Nel sole brillano i fili d’acqua sventagliati dalle docce, i getti dei rubinetti, gli zampilli, gli schizzi, la schiuma delle spugne.42

On le voit, seule l’urgence poétique pourra répondre à l’urgence climatique en l’exorcisant, en l’érotisant. Parret nous apprend à reverticaliser, « remodaliser » (comme dirait Giorgio Agamben43), réintroduire la catégorie de possible et du désir (de-sidera : rejoindre les étoiles) dans un monde horizontalisé, globalisé, démodalisé, réinjecter du désir dans ce monde terne. La verticalité, qui était une nécessité du bâti au Ghetto Vecchio de Cannaregio, pourrait devenir un idéal. Non pas en encourageant des gratte-ciels mais au sens de l’imaginaire de l’élévation (fig. 41). Des six valeurs que Calvino voulait transmettre au prochain millénaire dans ses Leçons américaines de 1985 – légèreté, rapidité, exactitude, 42

Italo Calvino, Le Città invisibili, Torino, Einaudi, 1972, p. 55. Giorgio Agamben, « Bartleby, o della contingenza », in : Gilles Deleuze, Giorgio Agamben, Bartleby. La formula della creazione, Macerata, Quodlibet, 1993, p. 43-85, p. 54. 43

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Fig. 41 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

visibilité, multiplicité et consistance –, on peut au moins créditer Parret de cette légèreté brandie contre la pétrification et la compacité du monde, non pas la légèreté de la désinvolture ou de la frivolité (quoique la frivolité ne nuise pas, on l’a vu), mais celle si délicate du vers dantesque « come di neve in alpe sanza vento » (Inferno, XIV, 30). Calvino nous rappelle que ce vers est emprunté à un poème ou madrigal chantant la beauté féminine de Guido Cavalcanti : « e bianca neve scender senza venti ». Plus abstrait et dépourvu de paysage chez Cavalcanti, le mouvement léger et silencieux illustre chez Dante la pluie de feu qui s’abat sur les blasphémateurs. La légèreté dans l’axiologie calvinienne s’associe à la précision et à la stabilité plus qu’à l’impalpable poudroiement de la philosophie atomiste d’Épicure ou de Lucrèce : « Pour moi, la légèreté est liée à la précision et à la détermination, nullement au vague et l’aléatoire (fig. 42). Comme disait Paul Valéry : « il faut être léger comme

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Fig. 42 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

l’oiseau, et non comme la plume »44. J’aimerais ajouter l’humour comme arme contre les « agélastes » et les « pisse-vinaigre ». Revenons à cette ville de pierre et d’eau. Après Chateaubriand, Parret compare Venise à une femme langoureuse et voluptueuse, liée à « l’enchâssement aquatique de la cité »45. Aussi la verticalité gagnée sur « l’arrogance aquatique de la nature »46 sera-t-elle fonction de cette énergie érotique qui sublime le poids de la matière par le mouvement. La « formeémergence » qui peut nous sauver de l’engourdissement et de l’inertie sera pleine d’élan et de joie. Célébration de la ville susceptible d’infléchir les politiques urbanistiques, de cultiver le beau, d’enseigner l’art, de faire 44 Italo Calvino, Leçons américaines, Aide-mémoire pour un prochain millénaire, Paris, Gallimard, 1989, p. 38. 45 Herman Parret, Jouissances d’un promeneur à Venise, op. cit., p. 5. 46 Ibid., p. 3.

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Fig. 43 : Venise, juin 2021. Photo par l’auteur.

des adeptes en esthétique heureuse. Jusqu’au bout des ongles, à même son style, Herman Parret partage son vitalisme énergique en faisant vibrer ses concepts par des suffixes modalisants : « hispanozoïdes, squeletteux, pathématique »47, « entropisant, hétérogénéisant, organification, bestialisation, coïtisation », « immédiateté éternisante »48, « chairs nues, sébastienne et vénusienne »49 , « Venise sébastianisée »50. Mon séjour « hermanisé », « parretisé », sublimé par ce felice cicerone se termine sur un constat : dans un monde qui s’enfonce dans la vase de l’indifférence et des politiques urbaines sans scrupules, l’essence gracieuse de l’art semble émerger par enchantement et prodiguer une résilience à la gravité. S’il est vrai que « Se promener, c’est observer et désirer »51, se promener sous la houlette du felix æstheticus même in absentia est une expérience jubilatoire, euphorisante, sans pareil, non « un lieu d’études qui donne la volupté par surcroît » (comme disait Proust) mais un lieu de volupté tout court (fig. 43). Un séjour exquis et indélébile de felix æsthetica. 47 Herman Parret, Beppe Vesco (dir. Omar Calabrese, Herman Parret, Maurizion Bettini), Gli Ori, 2005. 48 Herman Parret, « Beauté et Éros. Vénus à Venise », art. cit., p. 143. 49 Ibid., p. 149. 50 Herman Parret, Jouissances d’un promeneur à Venise, Supplément de Les Sébastiens de Venise, op. cit., p. 3. 51 Ibid., p. 7.

ÉCHAPPÉES

FRAGMENTS D’UN ABÉCÉDAIRE POUR FELIX PARRET, ALIAS HERMAN ÆSTHETICUS Dominique CHATEAU A COMME

AMITIÉ

Il me fallait un A pour ouvrir le ban (mais je n’envisage pas de Z pour le fermer…). L’ouvrir sans roulement de tambour, avec simplicité, en évoquant une amitié qui comporte deux facettes : les rencontres avec Herman, trop rares à mon goût, et, plus fréquentes, les lectures des textes de Parret qui, par-delà tel ou tel désaccord ponctuel, me procurent un sentiment très proche de celui que j’éprouve en présentiel (pour employer le langage mis à la mode par un virus inattendu et tenace). Le sentiment que l’auteur est un ami, que Parret est Herman, non seulement parce que nous partageons diverses convictions théoriques, parce que notre intérêt va vers des sujets et des thèmes communs, parce que nous avons collaboré affablement (de affabilis : « à qui on peut parler ») à l’occasion de colloques, mais encore parce que son écriture, outre sa qualité, résonne particulièrement bien dans mon esprit par sa manière d’exprimer avec clarté des idées complexes – un don rare, sans doute avivé, en ce qui le concerne, par une compétence polyglotte (que j’admire faute d’en être capable). Je glose ici l’œuvre de Parret, mais Herman, d’être en retrait, n’en est jamais tout à fait absent… * D COMME

DÉLICATESSE

On annonce donc la prochaine livraison du prolifique Parret : La Délicatesse des sens. Ce titre me comble déjà. Cela fait belle lurette que la notion de délicatesse (et sa déclinaison anglaise : delicacy, fine taste) m’intéresse. Chère aux esthéticiens du XVIIIe siècle, j’en ai trouvé pour ma part l’exposé le plus stimulant chez de nombreux philosophes britanniques, à commencer par David Hume dans son fameux Standard of

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Taste et Of the Delicacy of Taste and Passion (« … a delicacy of taste is favourable to love and friendship… »). J’ai aussi consacré à l’arbre japonais, tel qu’on l’observe dans les merveilleux jardins et parcs de Kyoto, Tokyo, etc., un livre intitulé La Délicatesse de l’arbre1. Entre autres occurrences, chez Parret, on repère ce thème de la délicatesse dans « De Baumgarten à Kant : sur la beauté », un article de 1992 de la Revue philosophique de Louvain qui, outre une définition du « philosophe-esthète » en quête du type spécial de connaissance censé procurer le type de bonheur non moins spécial du felix æstheticus – « Le philosophe-esthète trouve son bonheur (felix æstheticus) à partir de la densité phénoménale, et l’art en tant que quête du beau ne transcende jamais les apparences » (p. 330) –, glose la théorie baumgartienne du goût selon laquelle la bonne disposition de goût est « le goût délicat, qui partage avec l’esprit de finesse la tâche de la juridiction inférieure des perceptions sensibles, des représentations imaginaires, des fictions, etc. » (§ 35 de l’Æsthetica). Herman publie chez Hermann – étrange, non ? Cela me rappelle cette brève de comptoir : « Monet, Manet, ça se ressemble. Étrange, non ? » En tout cas, La Main et la Matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art (Hermann, 2018) est, ajouté à une riche bibliographie, un gros ouvrage à déguster entre « goût délicat » et « juridiction », entre feeling et concept. Par exemple, en grappillant dans ce livre qui nous condamne à l’embarras du choix, Parret y définit remarquablement « l’artiste, le felix æstheticus ». Tel un chien d’arrêt qui vient de repérer le gibier, je m’attarde sur cette juxtaposition parce qu’elle indique que l’artiste, sans nul doute avec ses moyens propres, rejoint l’esthète-philosophe dans la tradition de la délicatesse. En effet, écrit Parret, l’artiste se caractérise par « le don de la finesse, de la nuance, pour qu’il distingue les timbres des sons et des couleurs, pour qu’il accueille les qualités de chromatisme, pathos non passif mais appropriation méticuleuse de l’incontournable coup qu’est le surgissement d’une présence » (p. 450-451). Le passage suivant qui concerne la virtuosité poïétique est lui-même tout autant virtuose, non seulement par la précision des termes et l’acuité de l’analyse, mais par la sensibilité du propos (Herman y paraît…) : Coup et touche sont de même nature – ils se mettent sous la dépendance de la matière, de son opacité, de son impénétrabilité. Scrutons encore Cézanne et la touche de son pinceau. La touche « crée » mais 1

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passe en un clin d’œil. En tant qu’acte, la touche requiert beaucoup de finesse et de délicatesse. Sa signification réside en une différence minimale. Le Il y a de la touche arrive « comme les pigeons qui atterrissent », pour citer un adage connu de Nietzsche qui se rapporte à la vérité. Le pigeon se pose silencieusement – en un clin d’œil et c’est fait.

* D COMME

DISCOURS

« L’énonciation n’est un “objet théorique” que dans sa dimension discursive », écrit Parret dans son avant-propos au n° 70 de la revue Langages, La Mise en discours qu’il dirige en 1983 (p. 6). Deux plans m’intéressent dans cette simple affirmation. D’abord, l’idée d’« objet théorique » ; ensuite, la restriction à une dimension du langage. Dans ces moments épistémologiquement forts, la méthode de Parret me fait penser au « surobjet » de Bachelard qui, dans La Philosophie du non, Essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique (1940), au cours d’une analyse du concept d’atome, écrit : « l’atome est exactement la somme des critiques auxquelles on soumet son image première »2, ajoutant : « La connaissance cohérente est un produit, non pas de la raison architectonique, mais de la raison polémique. Par ses dialectiques et ses critiques, le surrationalisme détermine en quelque manière un surobjet. Le surobjet est le résultat d’une objectivation critique, d’une objectivité qui ne retient de l’objet que ce qu’elle a critiqué. » Les écrits de Parret abondent en surobjets, c’est-à-dire en objets de pensée constitués par l’exercice méticuleux de la raison polémique. Après avoir cadré l’énonciation, révélant le point de vue épistémologique que cette action représente, il poursuit : « Ce point de vue nous protège du psychologisme, du sociologisme, et, en fin de compte, du spéculativisme » (p. 6-7). Par ailleurs, on définirait bien sa méthode en disant qu’elle joue avec la rencontre des disciplines (« le pluralisme des points de vue » étant pour lui une condition pragmatique basique3), non pas les dogmatismes que dénote l’excroissance à leur nom de l’-isme, 2 G. Bachelard, La Philosophie du non. Essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique, Paris, Puf, 1966, p. 138. 3 Cf. « Les stratégies pragmatiques », Communications, n° 32 (Les Actes de discours), 1980.

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mais les corps de recherches et de textes que définit le respect d’une certaine orientation épistémologique (pour exemplification, voir plus loin S comme saint Sébastien). Un indice pour la suite : l’-isme de pluralisme ou pragmatisme n’est pas la même chose que l’-isme de psychologisme ou spéculativisme… * H COMME HYPOTYPOSE « On ne met pas du vin dans de vieilles outres… » (Matthieu, 9, 17). Pourtant, c’est très exactement ce que fait Parret avec l’hypotypose. Il le fait brillamment en traçant l’historique d’une notion que jalonnent les noms d’Aristote, ceux de nombreux rhétoriciens et Kant. Avec ce dernier, c’est la forme conceptuelle du surobjet qui refait surface : « Pourquoi donner une telle force explicative à une figure de rhétorique telle que l’hypotypose, au moment le plus délicat d’une argumentation capitale, celle qui concerne le rapport de l’esthétique à l’éthique, dans la Critique de la faculté de juger, et ceci en dépit de la condamnation formelle de la rhétorique et de l’art oratoire chez Kant ? »4 Parret répond en approfondissant la métamorphose de la notion en surobjet. Pour ma part, j’y ajoute tout un pan de réflexion sur l’iconicité (au sens peircien), où se greffent, quant à la peinture, les propos d’Étienne Souriau, et quant au cinéma, les thèmes de la « double conscience » d’Edgar Morin, de « l’hallucination paradoxale » de Christian Metz (inspiré par la métapsychologie freudienne) : j’hallucine comme réel quelque chose qui en même temps l’est et ne n’est pas, j’hallucine le percept lumineux sur l’écran comme si ce qu’il représente était réel, mais en connaissance de cause. Comme si ? Parret écrit : « la relation icono-plastique est une relation rhétorique comme si, relation d’analogie ou, si l’on veut, d’hypotypose : d’une part le plastique “met en scène”, “met en couleur” l’iconique, et d’autre part l’iconique “gratifie” le plastique, valorise la texture, la forme et la couleur »5. * 4 « Au nom de l’hypotypose », in : Au nom du sens, Autour de l’œuvre d’Umberto Eco, Paris, Grasset, 2000, p. 146. 5 In : Esthétiques de la nature, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 67.

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K COMME KANT Dans une citation précédente, je remarque, au passage, la critique du terme de « spéculativisme » (souvent utilisé dans le cadre de discussions religieuses ou sectaires) dont Parret précise la portée kantienne au cours d’un article sur le quotidien et le sublime : « Toute phénoménologie doit être accompagnée de sa critique. Une phénoménologie tourne vite en spéculativisme et en dogmatisme. Parler du quotidien et du sublime comme des vécus comporte un danger que l’on ne peut contourner que si l’on se place délibérément dans une perspective critique. “Critique” – après la spéculation et le dogmatisme – signifie que l’on s’intéresse aux conditions de possibilité des phénomènes et non pas seulement à leur description plus ou moins intuitive. D’une certaine façon, le quotidien et le sublime sont des inventions »6. C’est l’occasion de souligner l’importance que revêt Kant dans la pensée de Parret. Humble (Herman…), devant ce monument de la pensée philosophique, il écrit à l’orée d’un article intitulé « Kant sur la musique » : « Entrons dans une toute petite chapelle de l’immense cathédrale kantienne », n’hésitant toutefois pas – esprit critique oblige (et puis, après tout, Kant est aussi Emmanuel, parfois faible même) – à prévenir le lecteur que non seulement « la musique évidemment n’est pas l’intérêt principal du philosophe de Königsberg », mais, pour enfoncer le clou, « tout ce qu’il en dit est bien marginal aux intuitions centrales de son œuvre et se cantonne dans la périphérie de ses préoccupations »7. * L COMME LYOTARD La série des six volumes consacrés à Jean-François Lyotard (Jean-François Lyotard : Écrits sur l’art contemporain et les artistes / Writings on Contemporary Art and Artists8) constitue un ensemble de référence concernant l’auteur de Discours / Figure – je cite ce livre qui, à mes yeux, expose une impasse, certes splendide, celle de revendiquer une régression au processus primaire du désir que toute représentation a définitivement quitté (non pas abandonné, certes…).

6 « Phénoménologie et critique du quotidien et du sublime », Actes Sémiotiques, 110, 2007, DOI : 10.25965/as.1534 ; consulté le 15 septembre 2021. 7 Revue Philosophique de Louvain, 1, 1997. 8 Louvain, Leuven University Press.

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Outre son rôle considérable d’éditeur (récemment, dans un prérapport de soutenance, le rapporteur s’étonnait qu’une thèse ne renvoie point à la somme dirigée par Parret alors même que son texte convoquait le philosophe), Parret entretient avec Lyotard autant qu’avec Kant une relation étroite, une relation qui les lie eux-mêmes par la médiation du sublime – médiation d’une sorte d’immédiation… On le voit nettement dans cette double mise au point épistémologique de La Main et la Matière : 1. « Le sublime, pour Kant, “présente ce qu’il y a de l’imprésentable” : le sublime ne présente rien, car il est Présence. Le Il y a sublime serait alors le défaut du vouloir, du langage, du désir. […] Kant est catégorique : il n’y a pas de désir de la beauté. […] L’esthétique du beau se transforme alors dans une véritable “anesthésique” de l’événement. La faculté de désirer qui s’exerce exemplairement sur la présentification n’y a plus aucun pouvoir sur la présence » (p. 25). 2. « L’esthétique lyotardienne est sans doute essentiellement une contreesthétique ou une an-esthétique, mais ce qui importe est que cette esthétique s’actualise comme une “poétique de l’événement”. Comment penser “poétiquement”, an-esthétiquement, l’événement, le Il y a de l’œuvre d’art, sa présence ? Et c’est bien dans l’essor de ce problematon que surgit, comme un indéfinissable, l’“idée” de la matière, notion-limite, insaisissable… » (p. 448).

* N COMME

NATURE

Avec Père Salabert, Herman et moi avons dirigé un double colloque, tenu à moitié à Paris, à moitié à Barcelone, qui fut publié en français : Esthétiques de la nature, et en espagnol : Estética plural de la naturaleza9. Intitulé « Nature et art : Alberti, Herder, Smithson », le texte de Parret était inauguré par une brillante typologie de l’idée de nature : « la nature objectale, à imiter ou représenter par l’œuvre d’art » ; « la nature essentielle » ou « nature des choses » ; « la nature subjectale, ce qui est profondément familier, congénital et intime » ; « la nature psychologique (naturalité) » ou « comportement naturel »10. Là s’observe, comme dans nombre d’autres textes de Parret, un grand sens de la typologie et, du même coup, un penchant vers le sens noble de la pédagogie 9

Respectivement, Publications de la Sorbonne, 2007 et Laertes, 2006. D. Chateau, H. Parret et P. Salabert (dir.), Esthétiques de la nature, op. cit., p. 65 – voir aussi Herman Parret, Épiphanies de la présence, Essais sémio-esthétique, op. cit., p. 81. 10

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que contrebalance aussitôt cette sorte d’écart soufflé par l’esprit de finesse qui évite la pédanterie. Il écrit dans la foulée de sa classification des idées de nature : « Il faudra raffiner ces catégories, dans le but même d’une réponse subtile à mon questionnement » (resp. p. 65 et p. 82). Raffiner, subtil : délicatesse, quoi ! * P

COMME PRAGMATIQUE

« On conclut là où le vrai travail devrait commencer. »11 J’aime bien cette concession qui me fait penser à une certaine politesse orientale. Travaillant avec des universitaires japonais et japonaises, j’ai appris à apprécier leur manière proche de l’humilité, au terme d’une argumentation fort convaincante, de « conclure » leurs textes en reformulant la question initiale, s’adressant ainsi aux lecteurs avec la supposition qu’ils ont leurs propres hypothèses et leurs propres arguments. De même, la phrase de Parret, invitation à remettre la question sur le métier, appelle la collaboration – même si on est en droit de penser que cet orpailleur, incessamment en quête de pépites conceptuelles, se chargera lui-même de la suite. Ce dont on est sûr également c’est que cette suite n’est pas destinée à trouver une sorte de clôture définitive, un mot de la fin qui, notamment, nous permettrait de saisir définitivement ce qu’est le pragmatisme. Voilà donc un -isme ! Tous les -ismes ne sont donc pas condamnables ! Ou bien est-ce à dire que le dogmatisme, violemment chassé par la porte, revient subrepticement par la fenêtre ? Il n’est que de citer l’article de 1980 paru dans Communications, « Les stratégies pragmatiques », pour se rendre compte combien la méthode parretienne reste éloignée du dogmatisme, du spéculativisme, au contraire, sans cesse passée au tamis du discernement critique : « Le modèle que j’ai présenté trop schématiquement dans les pages qui précèdent est décidément pluraliste. Je ne crois pas qu’un modèle, qu’il soit logiciste ou autre, qui ne distingue pas des sous-domaines dans la reconstruction de son objet, ait quelque chance d’échapper au réductionnisme et, en fin de compte, à l’appauvrissement de l’objet empirique. Toutefois, le pluralisme fait naître un problème d’une complexité redoutable dont je suis parfaitement conscient » (p. 272). * 11 « La pragmatique des modalités », in : Langages, Modalités : logique, linguistique, sémiotique, 1976, p. 62.

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S COMME SAINT SÉBASTIEN Sollicité par Christophe Génin pour inclure un texte dans un volume qu’il dirigea, Déconstruire l’image, aux Publications de la Sorbonne (2011), en y relevant le défi de mettre à jour la méthodologie qu’on choisirait de suivre, j’ai proposé d’examiner « le regard dans l’affiche politique et la photographie de presse » en me laissant guider dans cet exercice par « une proposition d’Herman Parret dans son livre récent, Les Sébastiens de Venise, où il est notamment question du regard dans des œuvres plastiques ». J’ai une affection particulière pour ce livre publié à compte d’auteur en 2008. Il m’avait intéressé comme témoignage d’un théoricientouriste, felix æstheticus en promenade et en quête, qui avait donc décidé d’explorer Venise pour y observer un par un les quarante-trois saint Sébastiens que la ville recèle – cela s’assimile à ce que, dans un livre à venir12, j’appelle « l’art en marche ». Il en tira l’étude magistrale de ces différents exemplaires iconographiques, non sans leur appliquer une perspective sémiotique, initiée par Greimas, qu’on nomme « pathémique » : « Il convient […] de focaliser sur la spécificité iconographique de la figuration même de Sébastien. Notre perspective deviendra plus “phénoménologique”, plus sensible à la diversité des Sébastiens de Venise. Quatre composantes primordiales de l’apparence de Sébastien seront à l’ordre : les nudités, les poses et les regards, et les pathémiques de notre protagoniste » (p. 221). S’il a pu sembler quelque peu incongru que j’applique l’étude du regard de saint Sébastien à celui des hommes et femmes politiques (notamment Giscard et Sarkozy !), ce qui me guida alors dans mon analyse s’appuyait sur le constat opéré par Parret que « l’expressivité pathémique se découvre dans les poses mais plus encore dans les regards et dans l’expression faciale. Une bonne phénoménologie des apparences de Sébastien – une phénoménologie qui parvient à déterminer et à distinguer dans le détail les états d’âme de notre protagoniste – se confrontera avec la diversité intrigante des expressions faciales et surtout avec la spécificité psychologique qu’exhibent les regards » (p. 239), ainsi que sur sa typologie de trois sortes de regards, les premiers « qui cherchent le contact avec le spectateur », les seconds, « qui sont tournés vers la vie psychique interne du protagoniste » et les troisièmes, « qui cherchent le contact avec le transcendant, l’ordre divin ou surnaturel ». Je devais constater, de fait, que la typologie que Parret met en évidence pour les Sébastiens – « contact 12

L’Art autrement qu’art, Puf.

FRAGMENTS D’UN ABÉCÉDAIRE POUR FELIX PARRET

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avec le spectateur, contact avec le for intérieur, contact avec le transcendant » (p. 250) –, se retrouve dans l’affiche politique, évidemment « à certains détails près, certains non négligeables comme l’absence de transcendance (au sens métaphysique du terme, la supposition d’un “autre”, généralement divin) » ; de même, je devais retrouver dans mon corpus les deux niveaux de l’analyse du regard que Parret distinguait : « l’axe de la communicabilité » ou du contact, et l’axe pathémique ou de l’expressivité. Je constatais aussi, et entre autres choses, dans mon texte que la plupart du temps, comme dans Les Sébastiens de Venise, la « démarche d’Herman Parret combine deux manières de considérer le sens esthétique (qui firent débat au XVIIIe siècle, particulièrement entre Edmund Burke et Archibald Alison), celle qui le revendique comme effet immédiat que l’on éprouve devant les choses telles qu’elles, celle qui, au contraire, le considère comme processus d’association, comme éveil de l’imagination et de l’intellect au contact de ces choses ». * S COMME SÉMIO-ESTHÉTIQUE Je me retrouve indubitablement dans cette étiquette disciplinaire qui figure en sous-titre d’Épiphanies de la présence. La rencontre de la sémiotique et de l’esthétique est, à mes yeux, l’un des événements les plus profonds de notre histoire intellectuelle. Elle est amorcée par Peirce comme Parret le montre, dans « Peircean Fragments on the Æsthetic Experience »13. J’ai noté, à ce sujet, ce commentaire de Jean Fisette : « Herman Parret (1994) avait déjà écrit que de tenter de trouver les traces d’une esthétique chez Peirce relèverait d’une reconstruction paléontographique. Il y a là une métaphore forte et parlante, suggérant des morceaux cassés ou des fragments éclatés et éparpillés dont la reconstitution resterait bien hypothétique »14. Aujourd’hui cette forme brisée, lacunaire, disséminée de la rencontre entre esthétique et sémiotique a fait place, chez de nombreux auteurs, à une réflexion approfondie qui, telle qu’elle se présente notamment dans le corpus parretien, ajoute à l’approfondissement des bases où se constitue le felix æstheticus, du point de vue de ses objets comme de ses attitudes, 13

In : Peirce and Value Theory. On Peircian Ethics and Æsthetics, John Benjamins,

1994. 14 « La rencontre de la sémiotique et de l’esthétique chez Peirce », RSSI, Esthétique et Sémiotique, 2008-2009.

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DOMINIQUE CHATEAU

cette autre félicité que d’aucuns (dont je suis) tirent de la manipulation conceptuelle, peu ou prou inventive. Entre autres consignes méthodologiques suscitées par l’examen des différentes sortes de prédicats auxquels on recourt s’agissant de juger le vin ou la voix, Parret propose celle-ci que je médite en ce moment parce qu’elle survient à l’occasion explicite de « Remarques sur la méthode de la sémio-esthétique » dans Épiphanies de la présence : « Il faut trouver un moyen pour organiser nos taxinomies de façon plus abstraite, non plus comme des prédicats (des termes ou des sèmes) mais comme des procédures » (p. 59). En généralisant encore, je considère que l’effort de Parret consiste principalement à introduire dans la réflexion esthétique la culture de la semiosis, c’est-à-dire de la prise en compte des schémas et des dynamismes qui constituent le peuplement du monde par une infinité de signes. * W

COMME

WITTGENSTEIN

J’ai noté la violence de Deleuze à l’égard de Wittgenstein dans son propre Abécédaire15. Mais il ne parle pas de Wittgenstein, il parle des wittgensteiniens : « C’est [sic] des assassins de la philosophie » dit-il. Il y a des deleuziens, ils prolifèrent même. Est-ce qu’il y a des parretiens ? Je me trompe peut-être, mais, s’il y en a, je ne doute pas qu’ils soient des amis de la philosophie, des amis de cette sorte d’ami… Donec eris felix, multos numerabis amicos (Ovide)…

15

Documentaire produit par Pierre-André Boutang, Arte, 1995.

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L’esthétique d’Herman Parret est une esthétique radicalement corporelle. Ce qui lui importe est ce qui traverse la fragile enveloppe dans laquelle les vivants sont enfermés. Car la vie n’est jamais apparue que localement, par poches. Et, étrangement, celles-ci sont simultanément isolées – en tant que poches, on les trouve toujours à l’intérieur de peaux ou de membranes – et couplées énergétiquement, donc ouvertes. Ce mystère fascine Herman Parret, qui n’a cessé de se préoccuper des instruments de médiation et de traversée que sont la main et la caresse, l’oreille et la voix. Mais les plus puissants de ces instruments sont sans doute le langage et l’œil. C’est de cet œil que je voudrais parler dans le signe ami que j’adresse ici à Herman Parret, pour rêver avec lui à la façon dont cet organe peut servir la délectation du felix æstheticus. * Les conceptions de l’œil n’ont cessé de varier. Il y eut ainsi la dictature de l’idée d’une rétine pure, dont on voulait méconnaitre l’activité propre, sémiotisante (car c’est déjà au niveau de la rétine que nous élaborons les limites, les contrastes, les coins, les verticales…) : on ne voulait en effet voir dans celle-ci qu’une plaque sensible aux stimulations du monde, dont elle rendrait compte avec fidélité, et à laquelle il conviendrait en conséquence de se soumettre. Et dans cette double conception, geste et vision sont devenus complices : il suffit en effet au premier de suivre les indications de la seconde. Au cours des derniers siècles, l’accent s’est déplacé du regard à la vue : on est passé de l’âge du basilic – ce reptile fabuleux qui foudroyait les hommes par son simple regard – à l’ère du télescope, où l’œil est devenu un instrument d’optique recevant les stimuli du monde. Mais ce n’était là que le second temps d’une dialectique. Car le nouveau primat donné à la vision servait encore une idéologie objectiviste : idéologie pour laquelle voir c’est s’assurer un commerce direct avec la chose.

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L’esthétique et la sémiotique d’aujourd’hui nous invitent à la fois à remonter dans l’archéologie du regard et à inaugurer le troisième moment de la dialectique : avec elles, l’œil reste certes un théâtre où le monde vient jouer, mais le regard recouvre le pouvoir qu’il avait de modifier ce monde. Dialectique, puisqu’il ne s’agit pas de nier ce que l’œil reçoit de l’extérieur, mais de pointer l’existence d’un travail qui se fait au-delà de lui. Grâce à une telle posture médiatrice, l’homme est simultanément le reflet de l’univers et l’acteur qui lui donne son sens. L’esthéticien force ainsi son chemin entre les deux types de discours que l’on tient habituellement sur l’art, et qui tendent à se présenter comme une alternative obligée. Le premier type de discours est le commentaire inspiré. Le verbe s’y exalte. Les mots s’y pressent. Ils se combinent avec subtilité, pour créer un réseau mystérieux. Dans le meilleur des cas, ils tentent de reproduire avec d’autres moyens l’impression que l’œuvre a suscitée sur celui qui prend la parole. Mais toujours, il s’agit de superposer un poème à cette œuvre. De mimer la seconde par le premier. Le deuxième type de discours, apparemment bien différent, entend remonter aux causes. Il entend pointer la source cachée de l’œuvre. Et cette source ne peut être qu’inspiration et génie, ou souffrance, ou désir. Le discours se perd alors dans la raison des pulsions, des passions et des intuitions. Discours apparemment bien différents. Le premier est tenu en aval de l’œuvre : il entend éclairer sa réception. L’autre se tient en amont : il veut rendre compte de sa production. Mais un même point de vue les anime. Ils se fondent en effet sur l’idée, implicite, qu’on ne peut parler de l’œuvre qu’en en sortant. Et que de toute manière, on abordera alors le monde de l’indicible. Leur postulat est qu’il y a un mystère à déchiffrer, un secret à dévoiler. Et ce dévoilement n’est possible que grâce aux rites d’un langage inspiré. L’œuvre est un fragment du divin, son commentaire est sacrement, le critique est son grand prêtre. Quant à ce qui est donné aux sens – les couleurs que l’œil a perçues, les textures que la main a touchées, les volumes qu’elle a caressés –, c’est secondaire. Un point de départ. Un simple passage, qui mène vers l’endroit où gît le mystère, qui seul est digne d’attention. En tenant ces discours, on ne peut mieux mépriser la peinture, la sculpture, l’installation, les arts en général. On ne fait rien d’autre, en effet, que les nier, en en traitant comme s’ils n’étaient qu’un prétexte. En prétendant les servir, on fait d’eux un obstacle, puisqu’on entend les dépasser, sous le prétexte de les serrer au plus près. On reste à leur marge, en

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accompagnant la complexité de l’œuvre par un discours lui-même complexe, le second rimant avec la première. On ne rend pas justice à la technicité de la première, mais on s’en éloigne au contraire, en intimidant (il en va toujours ainsi avec le religieux : le rapport entre l’officiant et le fidèle ne peut être que d’intimidation) le lecteur par un discours qui se complait dans sa propre technicité. Si l’œuvre n’est pas (pas seulement) un lieu de traversée vers autre chose, alors, qu’est-elle ? Et comment parler d’elle, pour elle, au lieu de parler de ce qui passe par elle mais n’est pas elle ? La réponse est sans doute dans le fait qu’elle est la manifestation d’un langage. Comme toute actualisation d’un langage, une œuvre – tableau, sculpture, installation, édifice… – est une machine à produire du sens, à l’aide de formes. Voilà ce dont il faut rendre compte : de l’association d’une forme et d’un sens. Et si l’art est le « langage de l’âme » (Kandinsky), il faut prendre au sérieux cette idée, et se demander quelle grammaire anime ce langage. Voir quelles en sont les unités, quelles sont les règles de combinaison de celles-ci, quelles en sont les règles d’usage. L’âme, quant à elle, ne peut être connue. Et elle n’est même peut-être, après tout, qu’un autre mot. Rêver à elle est la fonction du théologien visionnaire. Laissons ce dernier à sa tâche, et entourons-le de silence. Car si contempler l’œuvre est s’entretenir avec l’âme, et être avec elle en un commerce immédiat, les paroles seront à jamais inutiles. Mais si l’on choisit de parler, alors, on doit trouver un langage qui rende compte de ce qu’est l’œuvre en tant qu’œuvre. Et c’est donc de son langage qu’il faut parler. Pas de l’âme. Il faudra donc montrer comment l’œuvre s’institue en énoncé. Comment elle s’empare de son langage pour l’actualiser et le moduler (et peut-être le renouveler). Modestement, il faudra regarder comment les phrases de cet énoncé sont construites. Comment, avec ses mots et sa syntaxe, l’œuvre fabrique du sens. Et puis dire ce qu’on a vu. Il est possible que ce qu’on aura vu soit inouï. Tout langage sert à dire le monde. Mais il n’est pas le monde. Et ceci ouvre grand le champ des possibles. Une langue peut dire des mondes inouïs, qu’elle crée au moment même où elle y renvoie. Et même lorsqu’elle parle d’un monde que nous connaissons, elle transforme nécessairement ce dernier. C’est en ce point seulement que nous pouvons accepter de saluer le poncif qui nous dit que l’œuvre est créatrice. Car il n’y a rien de démiurgique ici : l’œuvre crée, oui, mais pas à la manière de dieu : exactement comme crée tout énoncé.

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Alors, peut-être le mystère pourra-t-il se dissiper. Car si l’âme est hors d’atteinte (et n’est, à la réflexion, qu’un autre mot), décrire un énoncé est à notre portée. Rédiger une grammaire est de l’ordre du possible pour un honnête artisan. Alors, les mots de la vie commune rempliront leur fonction. Non pas d’intimider, ni de fourvoyer sur le chemin qui va du mystère au mystère. Ils permettront de comprendre comment fonctionne un langage qui, comme tout langage, dit le sens tout en le produisant. * Prendre l’œuvre dans sa main, et voir comme elle est faite : d’accord. Mais encore ? Par quel bout la prendre, cette œuvre ? Comment la tenir, avant qu’elle ne fiche le camp, frétillante ? Partons de ce schéma canonique de la communication, enseigné partout jusque dans les écoles maternelles et qu’exècre Herman Parret, tant il renvoie à une conception simpliste des interactions sémiotiques et, partant, du dialogue que l’esthète peut avoir avec l’œuvre, ce dialogue dont vit et que fait vivre le felix æstheticus. La communication y est, on s’en souviendra, un message performé à l’aide d’un code, et transmis par un émetteur à un récepteur le long d’un canal. Simpliste, ce schéma l’est en ceci qu’il pourrait faire croire que décrire la communication artistique, ce sera simplement la rapporter à chacune de ces composantes. Or il n’en est rien : l’intérêt qu’il y a à parler des œuvres n’est ni dans le message, ni dans le récepteur, ni dans l’émetteur. Considérer le message pour lui-même, et ne considérer que lui, c’est se condamner à une pure description. C’est croire qu’il suffit, pour rendre compte de l’œuvre, d’en énumérer les matériaux, de pointer leur présence, éventuellement de les mesurer et de les peser. Ou de se livrer à une description des contenus, qu’il s’agirait de paraphraser. Mais le Nouveau Roman a montré par l’absurde la vanité de telles descriptions, ou l’appréhension phénoménologique des choses s’évanouit à travers le luxe du détail et de la précision. Et si l’on croit ainsi mettre en place un discours qui viserait à être la traduction fidèle de l’œuvre en termes langagiers, on se rappellera que les traductologues ont montré depuis longtemps qu’une traduction exacte et exhaustive était une vue de l’esprit. Se placer du côté de l’émetteur, et de lui seul, c’est croire, ou jouer à croire, qu’on va toucher l’âme du doigt, par un saut aveugle de l’intuition (alors que, on vous l’a déjà dit sapristi, l’âme est un simple mot) alors

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qu’on n’a à sa disposition que des volumes, des textures, des couleurs, toutes pièces taillées dans le monde de la lumière et dans le tissu des choses. Se placer enfin du côté du récepteur, et de lui seul, revient à en observer les réactions. Ce seraient celles-ci, cette fois, qu’il s’agirait de décrire, de gloser et de traduire. Cela donne l’amplification poétique. Amplification, car il faut bien évidemment exagérer les effets pour montrer qu’on les a bien identifiés et ressentis. Et nous sommes ici dans ce poème sur le poème, ce tableau sur le tableau dont j’ai dit l’impertinence. Ou, pire, dans le jugement, esthétique ou moral. L’intérêt qu’il y a à parler des œuvres n’est donc ni dans le message, ni dans le récepteur, ni dans l’émetteur. Mais il n’existe pourtant pas indépendamment de chacune de ces instances. Car il réside dans les relations dynamiques qui les unissent. Ce qu’il faut, si l’on veut parler (car on n’est pas obligé), c’est circuler entre ces pôles : articuler entre eux les stimuli et les effets, les sensations et leur substrat perceptuel, les structures et leurs valeurs. Il ne s’agit donc pas d’exalter la seule sensation. Mais il s’agit moins encore de l’oublier. Il ne s’agit pas de se perdre dans la description du donné matériel. Encore moins d’oublier que c’est de là que tout est parti. * Voir, ce n’est pas se laisser aller à une perception passive. Contrairement à ce qu’on nous a raconté à l’école, l’œil n’est pas une plaque photographique : c’est un processeur. Et la vision est une action. Et une action complexe : le corps y intervient, avec ses limites et ses déterminations, avec ses habitudes et ses paresses aussi. Un travail minutieux attend donc l’esthéticien. Car aller d’un mécanisme à ses effets, ou de ceux-ci à ses causes, n’est pas chose simple. Un effet peut être suscité par des causes de nature bien différentes (par exemple, une impression de mouvement peut provenir à la fois du choix d’une couleur, de l’orientation d’un trait, du rapport entre plusieurs formes : trois variables, mais qui peuvent être quatre, cinq, dix ou cent). Et un même fait peut participer simultanément à plusieurs effets : telle forme peut renvoyer à la force, mais aussi au déséquilibre et à légèreté (trois effets, mais qui peuvent être quatre, cinq, dix ou cent). Et ce n’est encore rien : car les causes et les effets se présentent à nous en faisceaux. D’innombrables concaténations démultiplient donc, à l’infini, le lien entre les causes et les effets. Mais ce n’est pas une raison pour reculer devant la tâche (ah c’était donc cela ! le poème sur l’œuvre, la prétention de remonter à l’âme et toutes

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ces choses : c’était une fuite ! En avant peut-être, mais fuite tout de même…). Seulement une raison pour être précis dans ses descriptions, à la fois des effets et des causes. Car pour rendre compte de cette vision, il faut se souvenir que nous n’avons tout d’abord à notre disposition qu’un donné perceptuel : que des textures, que des formes, des dimensions, des positions, des orientations ; que des reprises, des constructions, des rythmes, des concaténations ; que des dominantes chromatiques, des niveaux de brillance, des degrés de saturation, des césies ; que des contrastes, des vibrations, des mouvements et des volumes… Mais c’est avec ces alphabets que nous – regardeurs, caresseurs, écouteurs, avaleurs, consommateurs – reconstruisons l’énoncé. C’est dans l’aller-retour entre nos grammaires et ces données (non point brutes mais déjà travaillées par nous) que nous produisons son sens. « Toute œuvre d’art alors même qu’elle est une forme achevée et close dans sa perfection d’organisme exactement calibré, est ouverte au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons, sans que son irréductible singularité soit altérée. Jouir d’une œuvre d’art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale » (Umberto Eco, L’Œuvre ouverte). Mais il convient de ne pas oublier que cette expérience s’articule à un donné brut qui a une existence objective dans le monde. De même, il ne faudra pas oublier que le regardeur est doté lui aussi d’une existence objective. Car dans l’acte de voir interviennent aussi les idiosyncrasies ; interviennent aussi la culture, la pensée, le souvenir de ce qui a été vécu et de ce qui a déjà été vu. Le perçu entre donc en relation avec cette autre famille de données, qui sont autant de codes permettant de le retraiter. Et on peut objectiver la subjectivité. C’est ici, donc, qu’après avoir salué le poncif de la créativité, on peut aussi réhabiliter la biographie, l’histoire et l’anecdote, qui n’ont en soi rien de méprisable. Car qu’on ne se méprenne pas : si je demande que l’on parte de la description matérielle de l’énoncé artistique, il n’y a pas d’en soi de celui-ci. Le croire serait revenir à l’idée d’une vérité cachée de l’œuvre. Faire revivre l’œuvre, au sens de Eco, c’est toujours participer – ou assister – à une rencontre entre un donné sensoriel et un lecteur. Or celui-ci a son habitus, son encyclopédie, son histoire. Il a le droit, le regardeur, quand il en a envie, de convoquer une anecdote personnelle, un concept à lui, un fantasme ; il a le droit, même lorsqu’il est question de thé, de se souvenir d’une madeleine. À cause de cette liberté, chaque énoncé – linguistique ou visuel – est traversé par d’autres énoncés ou familles d’énoncés qu’il cite, explicitement

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ou implicitement, qu’il récuse ou qu’il appuie, auquel il allude. En ménageant une place à cette intertextualité, on fait nécessairement appel à l’histoire et on revient au biographique. Mais ce n’est plus à cette histoire qui permet d’échapper à l’œuvre : c’est à l’histoire à quoi l’énoncé de cette dernière ne peut pas ne pas renvoyer. Les formes elles-mêmes sont historiques. Les lire, c’est aussi lire l’histoire à quoi elles renvoient. Et la vision du monde qu’elles expriment. On revient au biographique, oui, mais pas à la mystérieuse personnalité du créateur : à ce qui fait à la fois l’unité et la variété de son œuvre, à son intertextualité personnelle. De sorte que l’immanence pure est impossible. Toute lecture est une projection d’attentes. Mais ces attentes sont codées elles aussi. Si l’on doit résumer en une seule formule le mode d’emploi de l’œil, ce serait celle-ci : voir faire. Si c’est l’œil qui fait l’œuvre, j’affirme que l’on peut rendre compte de son regard. Et qu’après avoir vu faire, on peut aussi faire voir. L’esthète a vu ; l’esthéticien fait voir. La démarche n’est pas fondamentalement différente de celle que l’on peut adopter avec le texte littéraire, qu’il soit poème ou roman, mais aussi avec une séquence télévisée, une recette de cuisine, la une d’un quotidien, une affiche électorale, un mot d’esprit. On sait qu’expliquer une blague est généralement consternant. Et si l’on n’a pas ri, il est rare que l’explication donne des raisons de rire enfin. Mais justement, ici, il ne s’agit pas d’expliquer pour faire comprendre quelque chose que l’autre n’aurait pas compris. Il s’agit de s’expliquer à soi-même, lorsqu’on a ri, les raisons pour lesquelles on a ri. On s’avise alors que si le rire a été immédiat, il a été l’aboutissement d’un long, très long, cheminement, parsemé de sousentendus, de présupposés, d’implicatures et d’hypothèses. Notre esprit est rapide : nos longues chaines d’opérations mentales s’y résolvent en fulgurances. Et si reparcourir ce chemin ne fait pas rire, on y éprouve d’autres satisfactions bien peu méprisables (dont la moindre n’est pas celle de se sentir intelligent). Je reviendrai à ces satisfactions. En faisant voir à l’Autre comment les choses sont faites, pour l’aider à surprendre le lieu et le moment ou le sens se fabrique, on lui fait, à l’Autre, le cadeau de la liberté. Et on tourne résolument le dos à l’intimidation religieuse. Car ce qu’on fait, c’est objectiver les effets ressentis. Sans rien renier de ceux-ci, et de leur éventuelle fulgurance, on refait, en compagnie cette fois, le chemin au long duquel ces effets ont été élaborés. Mais dira-t-on, n’est-ce pas s’éloigner de l’œuvre ? et donc tomber finalement sous le coup des critiques que je formulais en commençant ?

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S’en éloigner ? Je dirais plutôt : s’en écarter. (Et la chose est fatale : le commentaire n’est pas l’effet ; la chaine d’implicatures n’est pas la fulgurance ; une définition n’est pas le défini ; la description n’est pas le décrit). Mais c’est s’en écarter comme on met un objet à quelque distance pour mieux le considérer. Il s’agit bien de scruter l’œuvre au plus près. La scruter : non pas tenter de superposer au texte de l’œuvre un texte qui le serre au plus près (par exemple un poème de verbe sur le poème plastique) : ce serait une tentative par nature vouée à l’échec. Un échec qui devient plus cuisant au fur et à mesure qu’on croit se rapprocher de l’œuvre, car ce plus près n’est rien d’autre que la pure tautologie. Ici, il ne s’agit pas de s’éloigner de l’œuvre en prenant appui sur elle pour aller vers autre chose. Il s’agit de dépasser le voir pour atteindre le regarder. Il s’agit d’aiguiser la perception. De nommer, pour mieux faire accéder à la conscience. Et c’est ici, qu’après avoir parlé de liberté il faut aussi et enfin parler du bonheur. Expliquer les blagues, c’est souvent se mettre devant un miroir où l’on se découvre bien laid. Les raisons que nous avons de rire nous apparaissent crument, et elles ne sont pas toujours très nobles. En analysant nos publicités, nous voyons mieux à quels tristes penchants elles font appel en nous. Il pourrait en aller de même ici : si l’intelligence donne parfois bien des raisons supplémentaires de (désirer) revivre la fulgurance, elle peut aussi avoir produire un désenchantement. Grâce à lui, on cesse d’être la dupe de l’œuvre, si tant est qu’on l’a jamais été. Mais ce désenchantement est largement compensé par un autre enchantement. Ne pas être dupe de son plaisir n’est pas le bouder. Au contraire, l’analyse peut ajouter un second plaisir au premier, en rendant celui-ci réflexif. Et on ne peut pas ne pas penser à Baudelaire : « Je résolus de m’informer du pourquoi, et de transformer ma volupté en connaissance » (Richard Wagner et Tannhäuser à Paris). Et la connaissance peut être elle aussi une volupté. Et en exerçant son œil, et partageant ce que cet œil a vu, l’æstheticus multiplie ses bonheurs et ses voluptés.

HERMAN PARRET ET LA MÉMOIRE Sorin ALEXANDRESCU UN JOUR, À FLORENCE… J’ai toujours été impressionné par la capacité d’Herman Parret à réfléchir simultanément dans plusieurs domaines à la fois tout en établissant des ponts inattendus entre eux. Nous nous sommes connus alors que nous étions des sémioticiens rassemblés spontanément autour de Greimas. Attitré comme l’un de ses « lieutenants » aux côtés de Jean-Claude Coquet et de Paolo Fabbri, il était spécialement actif dans l’organisation des publications internationales du groupe entier1. Il était arrivé au séminaire de Greimas depuis la philosophie, au lieu d’être porté sur la théorie littéraire, comme l’étaient la plupart des membres, y compris moi-même, ou sur la linguistique comme beaucoup d’autres. Plus exactement, Herman venait d’une philosophie animée par la pragmatique, ce qui lui offrait une prise peu commune sur l’analyse des relations humaines concrètes. Tandis que la plupart d’entre nous, de nouveau moi compris, cherchions dans la sémiotique une théorie plus stricte mais aussi plus compréhensive pour l’analyse du texte, Herman, lui, ainsi que je l’ai compris plus tard, était à la recherche d’une théorie plus générale appliquée aux relations interhumaines. Nous étions cependant solidaires en ce qui regarde le lieu où nous étions décidés à effectuer ces recherches, à savoir la sémiotique de Saussure et de Hjelmslev, complétée par l’ancien structuralisme russe et d’autres sources européennes, mais non par celle de Peirce, ni par les philosophies du langage anglaises. D’ailleurs ce n’était point le langage en général mais un discours verbal spécifique, surtout écrit, qui était l’objet de notre travail. En dépit de cette fixation sur la sémiotique française, nous étions en même temps très éloignés de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss ou du poststructuralisme à la Derrida ou Foucault, aussi bien que de la sémiotique du théâtre et du film, ou même de celle de la 1 Voir, entre autres, Exigences et perspectives de la sémiotique, textes présentés par Herman Parret et Hans-George Ruprecht, John Benjamins Publishing Company, 2 volumes, 1985. La publication collective au titre Sémiotique. L’école de Paris, Hachette, 1982, ne présente, par contre, que les membres parisiens du groupe!

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peinture, et ceci en dépit du fait que ces dernières recherches étaient alors, assez timidement, en train d’émerger2. Cependant, il y avait quelque chose de plus. Non seulement je partageais avec Herman des options sémiotiques ainsi que, en un sens, son intérêt pour certaines zones de l’histoire de la philosophie et de la pragmatique, mais nous nous sentions en outre, Herman et moi, très proches l’un de l’autre grâce à l’appartenance à un certain monde commun, flamandnéerlandais : je vivais en effet à ce moment-là aux Pays-Bas et enseignais à l’université d’Amsterdam sans avoir pour autant de réserves à l’égard des Wallons francophones ainsi que l’étaient, par contre, certains de nos « compatriotes » directs. Herman était, lui aussi, francophile, et il l’est encore, sans cesser pour autant d’être aussi bien flamand, tout comme je ne cessais point moi-même d’être roumain, tout en étant un citoyen néerlandais francophile. Je crois que ce manque de discrimination aussi bien qu’une attitude également affectueuse envers tous ceux qui la méritaient, sans les discriminer d’un point de vue national, linguistique et scientifique particulier, nous ont toujours rapprochés au sein du groupe parisien de sémiotique en nous faisant d’ailleurs recourir à « notre langue » dès que nous nous retrouvions à part, tout joyeux de pouvoir nous sentir par celle-ci en train de faire bande à part, mi-sérieux, mi-joyeux. D’ailleurs, Herman était le seul flamand dans le groupe de Greimas tout comme j’étais moi-même le seul roumain. J’essaie d’écrire ici quelque chose en l’honneur d’Herman Parret en choisissant justement son livre Trois Leçons sur la mémoire3, dans sa version initiale en italien, Tre lezioni sulla memoria4, en me focalisant surtout sur son premier chapitre, et en me rappelant les relations que je viens d’évoquer mais aussi bien le fait qu’il m’a offert lui-même le livre, lorsque je le croisai un jour par hasard dans une rue à Florence, alors qu’il venait justement de recevoir les premiers exemplaires de son éditeur. C’est seulement après lecture, cependant, que je me suis rendu compte du rapport plus général entre ce livre et ce que je viens de raconter. J’essaierai donc de présenter quelques-unes des idées générales de ce livre si riche en suggestions, en dépit de son petit format, soit en marquant mon accord avec elles, soit en réfléchissant à quelques questions ou alternatives. 2

Voir, par exemple, Louis Marin, Études sémiologiques. Écritures, peintures, Klincksieck, 1972, ou bien Jean-Marie Floch, Petites mythologies de l’œil et de l’esprit, Amsterdam, Hadès, 1985. 3 Une Sémiotique des traces. Trois leçons sur la mémoire et l’oubli, Limoges, LambertLucas, 2017. 4 Tre lezioni sulla memoria, Firenze, Mondadori, 2005.

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CETTE SUPPOSÉE « TRANSITION DOUCE » ENTRE LES DOMAINES… Dans le livre de Parret, la mémoire est analysée du point de vue philosophique, non pas d’un point de vue psychologique, et ceci fait qu’on n’y présente aucun cas d’excellence ni de défaillance. Au contraire, son analyse part du fait fondamental que toute notre culture est, en fait, une sorte de mémoire écrite. Parret réfléchit sur ce que certains philosophes ou écrivains ont dit au sujet de la mémoire, sans étendre ses lectures aux psychologues et médecins : son objet d’analyse concerne donc des textes, non pas des cas concrets de maladie. Les leçons sur la mémoire, comme elles constituent les trois chapitres du livre, ont été des conférences données en 2003 à la Scuola superiore di studii umanistici de l’université de Sienne qui avait été fondée et dirigée par un grand sémioticien italien, le regretté Omar Calabrese5, un collaborateur d’Umberto Eco, plutôt lié à la sémiotique italienne qu’au groupe de Greimas, mais qui, en même temps, fut un ami personnel de Parret et de moi6. Les trois leçons de Parret suivent régulièrement une double approche de la mémoire, philosophique aussi bien que pragmatique, tout en appelant souvent à la sémiotique de Greimas. « Concordance » des méthodes différentes, si on peut considérer comme approprié ce terme à la méthode de travail de Parret : sans cesse, en effet, il passe de citations très bien choisies de la philosophie (par exemple Platon, Théétète) à la pragmatique, ou l’inverse, et ensuite, parfois, à Greimas, si besoin en est, ou même à des écrivains proprement dits, sans paraître nullement gêné par les différences entre leurs types d’arguments, autrement dit, par les différences de statut textuel de la vérité supposée démontrée par chacune de ces citations. La philosophie, la pragmatique et la sémiotique semblent donc communiquer tout naturellement entre elles dans ce livre de Parret, ce qui, à vrai dire, n’est pas tout à fait habituel pour son œuvre, car il publiait plutôt en des livres séparés dans chacun de ces domaines7. Cette supposée « transition douce » entre les trois disciplines, pourrait-elle, 5

« Presentazione », Tre lezioni ..., ibid., p. V-VI. En 2000, Omar Calabrese a été un de mes invités à Bucarest, au Centre d’excellence en études visuelles (CESI) de l’université de Bucarest, fondé par Laura Mesina et moi-même. Il a écrit plusieurs livres, notamment Il linguaggio dell’arte (Milano, Bompiani, 1985), et fut l’éditeur de la revue Carte semiotiche, publiée à Florence. 7 Voir, d’une part, ses livres de Contexts of Understating, 1980 à Memory and Understating, 2012 et, d’autre part, Les passions. Essai sur la mise en discours de la subjectivité, 1986, ou bien The Aesthetics of Communication. Pragmatics and Beyond, 1993, ainsi que beaucoup d’autres, dans les mêmes domaines. Un de ses livres, Le sublime du quotidien, a été traduit en Roumanie, Sublimul cotidianului, Bucureşti, Meridiane, 1996, avec mon étude introductive, p. 5-19, complètement différente du présent texte. 6

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cependant, être tenue pour un fait méthodologique nouveau par rapport à ses attitudes auparavant plutôt strictes ? Pourrions-nous trouver ici une raison pour considérer ce mode d’aborder ces domaines par les sciences humaines, une manière formellement moins stricte, mais culturellement plus fertile ? Parret semble dépasser en douceur et d’une manière douée de charme analytique ce qui dans le bon vieux temps sémiotique paraissait un dangereux gouffre menaçant d’avaler toute approche dépourvue de pureté théorique ! Ce mode d’écrire de Parret à ce moment donné, en 2005, tout normal et séduisant qu’il semble maintenant en 2022, pouvait-il être vu à l’époque, ou pourrait-il nous le faire voir maintenant, comme une manière d’écrire assez proche de celle du dernier Barthes, et plutôt nouvelle par rapport aux autres livres qu’il écrivit, théoriquement plus créatrice et même chargée d’un charme tout « littéraire » ? Je pense que oui. UNE SITUATION DE COMMUNICATION QUAND MÊME

CONCRÈTE…

D’autre part, il faut dire aussi que ce genre de démonstration, généralement fluide et convaincante, semble parfois difficile à suivre justement à cause d’une différence persistante entre l’approche philosophique de la mémoire et l’approche pragmatique. La seconde semble oubliée en faveur de la première au moment où Parret se lance dans le commentaire d’un Aristote, un Augustin, ou un Bergson et ceci pour la bonne raison qu’ils ont tous écrit avant la parution de la pragmatique dans le champ général de la réflexion. En effet, la pragmatique est un mode de penser qui discute le sens d’une proposition non pas en soi mais en tant qu’exprimant une situation de communication concrète. D’autre part, Parret cite certaines affirmations philosophiques qui paraissent ignorer ces implications concrètes pragmatiques. Bien que le livre soit construit comme une analyse à différents niveaux d’abstraction, certaines de ses affirmations philosophiques, en elles-mêmes convaincantes, sont tout de même discutables, à mon avis, d’un point de vue pragmatique, et l’inverse se voit aussi dans son livre. Voilà donc une question de principe : est-ce que les termes philosophiques gardent leur sens inchangé s’ils sont discutés plus loin, ou dans le même paragraphe, d’un point de vue pragmatique ? …

OU PEUT-ÊTRE UN RÉCIT

La première leçon part de quelques citations de Platon et d’Aristote qui traitent de la mémoire comme d’un bloc de cire dans lequel s’imprime,

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ainsi qu’un sceau, ce que nous voulons nous rappeler (« vogliamo ricordare »), tandis que ce qui y est rayé plus tard est oublié sans que nous nous en rendions compte (« lo dimentichiamo e non lo sappiamo »)8. Le souvenir est ainsi un acte volontaire, tandis que l’oubli ne l’est guère : nous nous souvenons de quelque chose par la volonté mais nous l’oublions sans nous en rendre compte. Mais comment pourrions-nous alors parler de l’oubli de quelque chose sans savoir plus rien de ce quelque chose-là que nous oublions ? Cet oubli est-il le simple acte de ne plus nous rappeler maintenant ce que nous avons su à un moment donné auparavant ? Ou bien serait-il plus juste de dire que nous sommes maintenant conscients d’un manque sans savoir pourtant ce qui nous manque exactement ? Ce manque n’est pourtant pas nécessairement un oubli. Il nous manque quelque chose, mais quelque chose d’imprécis dont nous ne sommes aucunement sûrs de l’avoir eu une fois, ni de l’avoir toujours manqué. Comment distinguer entre tous ces états diablement négatifs ? En tout cas, ce dont il s’agit dans une telle situation constitue un récit, la traversée de plusieurs états, parfois incertains, ou plutôt de plusieurs situations douloureusement roulées en boule, certaines compatibles avec les autres, certaines autres non, mais tout ceci ne peut en aucun cas être réduit, je crois, à la simple cancellazione d’un signe, ainsi que le texte le dit. Voilà un petit exemple d’incertitude qui semble pris d’un texte littéraire ou d’une crise personnelle dramatique plutôt que d’une analyse philosophique. Parret est sans doute conscient de ceci mais ne s’attache pas à en discuter du point de vue pragmatique parce qu’il se consacre, au moins à ce « stade du livre », uniquement à la discussion philosophique. SE RAPPELER LUCIA, PAR EXEMPLE… Cette stratégie me semble en effet parfois difficile à suivre. Regardons, par exemple, les propositions, choisies ici par hasard, « Je me rappelle Lucia » et « J’ai oublié Lucia » : leur construction semble similaire mais leurs fonctions sont néanmoins différentes. Je peux déclarer la première proposition en plusieurs situations mais la seconde seulement si quelqu’un d’autre me demande de nouvelles de Lucia et je me rends compte brusquement que je ne me rappelle plus rien d’elle : je l’ai oubliée, donc. 8 « ... si imprima qualsiasi noi vogliamo ricordare di quelle che abbiamo visto o udito o pensato da noi stessi, come quando imprimiamo segni di sigilli.... mentre ciò che si sia cancellato o non sia più in grado di imprimervisi, lo dimentichiamo e non lo sappiamo » (Tre lezioni..., p. 6).

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La première proposition peut faire partie d’un monologue tandis que la seconde, seulement d’un dialogue. L’affirmation et la négation d’un souvenir me semblent être donc des actes propositionnels différents en dépit d’un apparent parallélisme. Le mode philosophique de parler ne peut ignorer son envers pragmatique. Certainement, Parret n’a jamais soutenu le contraire, il a seulement suivi l’ordre historique du développement des arguments philosophiques sur la connaissance de soi depuis les temps anciens. Néanmoins, nous nous posons maintenant des questions dont il est impossible de savoir si elles ont aussi intéressé les Anciens. Nous ne savons que ce qu’ils ont commenté eux-mêmes dans leurs écrits conservés jusqu’à nous, et non pas les imbroglios, les enchevêtrements des phrases qui les amusaient, ou les irritaient, eux, autant que nous. L’analyse historique de la connaissance de soi a d’ailleurs un air étrange, un peu même phantasmagorique, elle me donne parfois l’impression que nous essayons maintenant de reconstruire quelque chose dont nous ne savons pas exactement si elle a été jamais construite. Parret est sans doute conscient de ces paradoxes de la reconstruction historique du passé. C’est pourquoi, à mon avis, il ne reconstruit presque jamais un acte de mémoire d’un point de vue pragmatique mais bien plutôt d’un point de vue philosophique ; pas davantage ne se demande-t-il si tel acte fonctionne aujourd’hui de la même manière qu’il fonctionnait autrefois ; il nous laisse voir seulement comment on a décrit cet acte philosophique in illo tempore et comment sa description nous atteint aujourd’hui. UN MODE DE DONATION… On a vu que, selon Parret, les actes de mémoire et d’oubli peuvent faire partie de narrations, et bien souvent ces récits se veulent authentiques. D’autres fois, cependant, ils font plutôt partie d’une dramaturgie, par exemple d’une mise en scène en tant que telle, une action jouée et fictive. Je vois quelques hommes creuser un fossé tout en étant surveillés par des militaires armés. Tout à coup ceux-ci tirent sur les premiers et ceux-là tombent dans les fossés qu’ils ont eux-mêmes creusés. Une sinistre exécution ? Non, il s’agit d’une scène de théâtre, au deuxième acte du spectacle Cei ce nu uită (Ceux qui n’oublient jamais), mis en scène par Gavriil Pinte en 2013 au théâtre Regina Maria dʼOradea, en Roumanie9. L’exécution est 9 J’en ai publié une étude dans mon livre Lumea incertă a cotidianului (Le Monde incertain de la vie quotidienne), Iaşi, Polirom, 2021, p. 291-312. Une traduction allemande

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un acte théâtral mais il reprend le modèle tragiquement réel des prisons communistes de ce pays dans les années cinquante. La différence entre le réel proprement dit et cette pantomime est perceptible seulement pour les spectateurs qui connaissent le contexte historique et savent qu’un tel acte de terreur n’existe plus aujourd’hui en Roumanie… bien qu’il redevienne possible de nos jours, par exemple, en Ukraine ! Une telle scène est perçue par moi quand même d’une autre manière que par un ancien prisonnier politique qui l’aurait vu autrefois dans toute sa réalité. De nouveau, la différence est dramaturgique, et non pas (seulement) narrative et, en plus, contextuelle : « Les souvenirs sont […] toujours marqués par un mode de donation »10 – les souvenirs sont toujours marqués par une manière de se montrer. Parret nous fait voir la complexité de la mémoire d’une manière historique : Aristote met l’accent sur l’objet de la mémoire, d’autres philosophes sur son sujet, Husserl, sur l’intentionnalité, Augustin, sur l’intériorisation du souvenir, et Bergson, sur la temporalité, autrement dit, chacun sur un autre critère, qu’il soit historique, temporel ou bien logique.

LE SENS, TOUJOURS PLURIEL Le souvenir est toujours, évidemment, total et complexe. Son analyse, cependant, n’en suit la démarche que successivement : nous retrouvons ainsi le paradoxe de n’importe quel acte analytique qui n’est en état de commenter son objet, donné en une fois tout entier, que par des mots prononcés l’un après l’autre. Ainsi, chaque chapitre du livre de Parret offre une autre perspective de recherche en supposant qu’elles se complètent réciproquement. Mais, si on change de perspective et de méthode analytique, ou si on change entre-temps la direction de la lumière qui tombe sur l’objet, chaque fois qu’une autre partie en est éclairée, est-ce que l’objet en cause reste le même ? D’ailleurs, on ne peut analyser un objet qu’en changeant, même très souvent, la lumière qui nous le fait voir. Est-il alors inévitable qu’on comprenne les choses différemment de ce qu’on voit, ou que l’on se souvienne ? C’est très probable ; je crois que tout livre écrit sur n’importe quel sujet historique, et surtout un livre sur la mémoire de celui-ci, suppose nécessairement que son sujet ne soit pas réduit à un sens en a paru dans Michèle Mattusch (ed.), Kulturelles Gedächtenis : Ästhetische Erinnern. Literatur, Film und Kunst in Rumänien, Berlin, Franck & Timme, 2018, p. 143-170. 10 Une sémiotique des traces, op. cit., p. 19.

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standardisé au moins pendant le temps de sa lecture. On entend donc par « mémoire » l’ensemble des affirmations faites sur un objet, une personne ou un fait, définies comme caractéristiques, bien que parfois, étant donné que certains éclaircissements sont inévitables, on les réduise à quelque chose d’évident. Autrement dit, le sens d’un terme est univoque, ou devrait l’être dans un contexte réduit, mais il devient inévitablement pluriel au niveau de tout un livre. Le sens de « la mémoire » est sans doute, vu l’ensemble de ce livre, pluriel. Un esprit flamand malin comme celui de Parret pourrait alors me demander, dans une éventuelle discussion, s’il y a quelque chose qui chiffonne le lecteur dans l’usage d’une « définition plurielle » ; en effet, y en a-t-il une ? « LE

VASTE PALAIS DE LA MÉMOIRE

»

Mais que voudrait-on dire ici par une définition plurielle, devrais-je demander alors à mon tour, en essayant d’éviter une ironie présomptive de Parret, au risque de m’engager sur une voie très glissante ? Je pourrais essayer alors une réponse rapide, en disant que le pluralisme ne définit pas seulement son livre tout entier mais aussi chacun de ses chapitres ou paragraphes… « et aussi bien presque chacun des auteurs cités », pourrait intervenir amicalement Parret, en me coupant la parole, pour continuer ensuite : « On se rappelle certainement la métaphore augustinienne célèbre : “le vaste palais de la mémoire, immense, infini” »11. Elle est en effet un palais, reprendrait-il, un palais où nous retrouvons une multitude de figures humaines, des souvenirs, des états d’esprit et des situations diverses, toutes noyées dans les trois dimensions d’un temps vécu simultanément : le présent du passé dans la mémoire, le présent d’un futur anticipé, aussi bien que le présent du présent en tant qu’intuition concrète, à quoi s’ajoute même, dirait en souriant Parret, l’horizontalité du temps coupant la verticalité de l’éternité, selon le même Augustin. Tout ceci – j’imagine que Parret l’aurait expliqué ensuite, avec un sourire réservé – Augustin l’écrit en exprimant pour la première fois ce que va devenir la tradition du regard intérieur, ou bien le sentiment du temps selon le Moi intérieur12. 11

Une sémiotique des traces, op. cit., p. 23. « Ciò che invece ci interessa è che con Agostino nasce la tradizione dello „sguardo interiore” che ci fa percepire il dispiegamento del tempo organizzato a partire da en intorno a un Io » (Tre lezioni..., op. cit., p. 23). 12

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RESTER DANS LE MÊME

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CHAMP PHILOSOPHIQUE

La sarabande des citations empruntées à bien d’autres philosophes continue dans le livre de Parret, toujours surprenante par sa diversité aussi bien que par sa précision. Bergson remarque, dit-il par exemple, le fait curieux que tout en reconnaissant quelque chose du passé dans quelque chose d’autre au présent, les deux établissent une coïncidence, mais aucune identité (p. 26) : reconnaissance veut donc dire retrouvailles13. Seraientelles générales, ces retrouvailles, me demandé-je, moi, pourraient-elles être jamais complètes ? Une conclusion tellement forte me semble, à nouveau, discutable, aussi bien, d’ailleurs, que toute tentative de l’amoindrir. Il est plus important, je crois, de tirer la conclusion suivante : il n’y a jamais de sens à répondre à une question tellement forte dans un champ philosophique autre que dans celui où elle a été formulée. Un tel problème n’a d’ailleurs jamais été discuté par Parret ni par quiconque, autant que je me rappelle, dans les séminaires – internationaux – de Greimas. Si on l’avait fait, ce problème aurait sans doute été jugé non pertinent pour la méthode et on l’aurait écarté tout de suite, ce qui n’aurait pas été un acte exemplaire non plus mais aurait eu pourtant le mérite de souligner la validité de toute discipline générale de débat : les questions posées dans un champ théorique donné doivent trouver réponses, autant que possible, dans le même champ. Autrement, la réponse conduit à une polémique, intéressante peut-être, mais jamais à un dialogue scientifique fructueux qui fasse avancer la connaissance dans le domaine donné. D’autre part, pour revenir à notre livre, Parret finit le premier chapitre par le paragraphe « Prospectives : vers une sémiotique des traces ». Une trace, écrit Parret en reprenant la discussion du dialogue de Platon contenu dans le Théétète, constitue un paradoxe en ce sens qu’elle exprime la présence d’une absence, tant dans le cas de choses imaginées que dans celui de choses remémorées. Si, pour l’imagination, l’absence veut dire quelque chose d’irréel, pour la mémoire, elle est matérielle, c’est-à-dire qu’elle désigne une certaine chose concrète14 qui autrefois a été, ou aurait pu l’être, proprement dite, présente. D’autre part, dans les deux cas, aucune amélioration de la perception n’est possible, ainsi qu’elle l’est d’habitude dans le cas d’une présence concrète proprement dite. 13

« Riconoscere un ricordo vuol dire ritrovarlo. E ritrovarlo è presumerlo disponibile, seppure non accessibile » (ibid., p. 27). 14 « ... il paradosso della traccia : il ricordo esprime la presenza di una cosa assente e questa marca negativa è comune alla cosa immaginata e alla cosa ricordata. Ma mentre per lʼimmaginazione lʼassente è lʼirreale, lʼassente per la memoria è lʼanteriore » (ibid., p. 29-30).

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APPROCHES CONCURRENTES

?

Il faut pourtant y ajouter que, si nous quittons le niveau purement philosophique de la discussion et que nous réfléchissons à un cas donné concrètement, notre réflexion devient, presque de soi, pragmatique, et ceci arrive, tout aussi naturellement, à Parret lui-même. Il n’est donc pas possible d’analyser une chose d’une manière à la fois philosophique et pragmatique, mais plutôt, ou seulement, l’une après l’autre. Il faudrait toutefois regarder comment appliquer ce « minimalisme » à Parret, c’est-à-dire à quelqu’un qui a tenu dans ses ouvrages les rôles de philosophe, de pragmatiste et de sémioticien de haute qualité, d’une manière tant simultanée que successive. D’autre part, s’il s’avère dans l’ensemble du livre ici discuté comme un spécialiste à la fois dans tous ces trois champs d’activité, il réalise cette spécialisation d’une manière quand même successive et séparée, à savoir dans les sous-chapitres différents et successifs d’un même chapitre du livre. Je crois toutefois que ces questions, pour scientifiques qu’elles paraissent être, sont en fait mal posées et que leur défaut n’appartient à aucune des trois approches scientifiques prises séparément, mais à leur présupposition commune, à savoir que ces trois approches, apparues à des moments historiques différents, soient aujourd’hui concurrentes et luttent pour la suprématie au sein de « la » science herméneutique, la science du sens. UNE TRACE CULTURELLE À la fin du premier chapitre, Parret propose une nouvelle extension de la méthode, dans la mesure où elle mène d’une trace psychique à une trace culturelle15. Ceci nous amènerait à nous demander si Parret ne travaille pas en fait, sans le déclarer, et peut-être aussi sans s’en rendre compte tout à fait, dans une herméneutique culturelle intentionnellement très ouverte à toutes les approches, et ceci par-dessus les cloisons étanches des arts et des disciplines particulières. Il me semble que ce niveau culturel devrait être discuté plus longuement, mais comme Parret ne va pas plus loin, au moins dans le premier chapitre de son livre, je m’arrête là moi-même.

15 Une sémiotique des traces, op. cit., p. 29 ; « dalla traccia psichica alla traccia culturale », p. 31 dans l’édition italienne que j’ai utilisée.

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L’HOMME DE SYNTHÈSE J’ai connu Herman Parret, ainsi que je l’ai déjà dit, au moment où la sémiotique, surtout française, et en premier lieu celle de Greimas, dominait l’analyse du discours ou du texte en Europe. La rigueur était alors obligatoire dans ce que nous voulions tous atteindre, à savoir la scientificité de nos propres productions. Il est difficile de dire maintenant si un tel projet a réussi à ce moment-là, ou non, bien que son importance nous paraisse évidente, aujourd’hui encore. Herman Parret a su toutefois la continuer sans se perdre dans ses taillis ni dans ses obscures polémiques mais, au contraire, en l’ouvrant et en la développant continuellement, tout en établissant de nouveaux rapports avec ce que « les voisins » réalisaient eux-mêmes à côté, en pragmatique ou en esthétique, en philosophie ou dans les arts. Autrement dit, Herman nous a donné l’exemple pour continuer l’analyse des textes et des relations humaines après la sémiotique par des changements continus sans toutefois jamais la rétracter en tant que telle. En fait, Herman a toujours été, et est encore, l’homme de synthèse, mais d’une synthèse en mouvement qui, tout en réussissant tout le temps à trouver de nouvelles approches du signifiant, pour revenir à un terme obsédant de notre jeunesse, parvient aussi à découvrir sans cesse de nouveaux et différents signifiés, et cela tout en convaincant chaque lecteur, ou lectrice, que l’effet charmeur de la complexité est préférable à la froide simplicité du sens unique.

L’ÉNIGMATIQUE SINGULARITÉ DE L’ŒUVRE : UNE SÉMIOTIQUE DE L’EFFET DE L’ART Jacques FONTANILLE POUR HERMAN PARRET, FELIX ÆSTHETICUS N’est pas felix æstheticus qui veut : il faut y consacrer toute une vie, et il n’est pas même certain que cela suffise. Si on en croit le Lotman de L’Explosion et la culture1, ce serait bien l’affaire de toute une vie, au moins, car le summum de l’art consiste à transformer sa vie même en œuvre d’art, c’est-à-dire, dans des termes plutôt surprenants, passer sa vie à expérimenter l’impossible et l’imprévisible, et à cultiver les aléas de l’existence comme des conjonctures exceptionnelles. Si on se réfère aux diverses définitions du beau qu’Herman Parret parcourt tout au long de son œuvre, le chemin qui conduit à la félicité esthétique est tout autre, mais n’est pas moins ardu et contraint : ne faudrait-il pas en effet, si l’on suivait Kant tel que le relit Parret, faire ascèse de la plupart de nos fonctionnements habituels ou canoniques ? Dans L’Esthétique de la communication2, cherchant une voie esthétique pour aborder le domaine de la pragmatique, il s’appuie déjà en effet sur Kant3, pour reprendre sa distinction entre deux types d’exposition du jugement : (1) le modus logicus, par lequel on expose la méthode, et (2) le modus æstheticus, où l’on choisit d’aborder la manière. Dans le deuxième cas, le seul critère est le « sentiment de l’unité dans la présentation, […] le goût et le tact »4. Parret précise bien par ailleurs que ce n’est pas une simple alternative, mais un choix quasi militant, au moins de résistance au conformisme intellectuel : En fait, les jeux infinis, les expériences fusionnelles, la mémoire nostalgique – tous facteurs d’hétérogénéité – sont les franges esthétiques de l’objet pragmatique, et il faut les aborder à la « manière » de l’esthète 1

Iouri Lotman, L’Explosion et la culture, traduction d’Inna Merkoulova, Limoges, Pulim, 2004. 2 Herman Parret, L’Esthétique de la communication, Bruxelles, Ousia, 1999. 3 Emmanuel Kant, La Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, [1790] 1979. 4 Herman Parret, L’Esthétique de la communication, op. cit., p. 22.

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(modus æstheticus) pour qu’elles ne soient pas absorbées par le paradigme dominant.5

Il y a donc quelque chose à préserver, ou à entretenir, contre la pensée dominante, ce qui conduirait a minima à renoncer à ce qui caractérise cette dernière. Dans le même ouvrage, et toujours sous l’égide kantienne, Herman Parret précisera l’étendue de l’ascèse requise. Il synthétise en effet la définition du Beau selon Kant par une série de négations, de choix « privatifs » : « le désintéressement, l’impossibilité d’une conceptualisation, la non-représentabilité de la finalité, la nécessité d’une satisfaction »6. Plus précisément, il faut entendre que le « sentiment du beau » est une satisfaction (i) ne reposant ni sur l’intérêt selon la raison théorique ni sur celui issu de la raison pratique, (ii) qui peut être universellement partagée sans recourir à aucune conceptualisation, (iii) qui est procurée par la forme d’une finalité ouverte, sans la représentation d’une finalité particulière, et (iv) qui, malgré l’absence d’intérêt, de concept et de fin, est pourtant nécessaire. Cette dernière précision n’est pas un détail, car cette définition négative et privative pourrait paraître en outre déceptive. Il n’en est rien, car, comme l’ajoute Herman Parret, ce sentiment du Beau est un affect débarrassé de tout ce qui limiterait les pouvoirs de l’intuition et de l’imagination7 : un affect libérateur, qui rend possible la création d’œuvres singulières. Le gain est certes considérable, mais l’effort ne l’est pas moins, et il mérite bien en écho quelques méditations sémiotiques sur ce que j’appellerai l’« effet de l’art », même si ces méditations ne procèdent pas malheureusement, pour ce qui me concerne, d’une vie entièrement et exclusivement consacrée à la félicité esthétique. 1. INTRODUCTION Pour aborder l’art en tant qu’art, d’un point de vue sémiotique, il nous faut d’emblée nous dépouiller de tout ce qui, dans les productions artistiques concrètes, relève des intentions d’un auteur, de la communication avec un spectateur, de la transmission symbolique, des « messages » idéologiques ou religieux adressés à un public, en somme nous dépouiller de tout qui n’est pas spécifique à ce que nous appellerons désormais l’effet 5 6 7

Ibid. Ibid., p. 218. Ibid., p. 219.

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de l’art. Du point de vue sémiotique, en effet, l’art est un effet de sens : cet effet de l’art, le saisissement artistique, est un événement esthétique, affectif, cognitif et pragmatique qui est présent dans toute œuvre d’art, et absent des autres types d’ouvrages humains. Comme cet effet de l’art n’est ni magique, ni intangible, il résulte d’un processus que nous devons pouvoir saisir et reconstruire, et que nous appellerons l’artistisation. Au départ, pour résumer : un objet, l’œuvre ; un effet, l’art ; un processus spécifique, l’artistisation ; et pour nous… une obligation d’ascèse intellectuelle. Nous demandons à la sémiotique de nous dire ce qu’est l’art, et la réponse sémiotique ne consistera pas à décliner tous les types d’arts, tous les domaines de la vie individuelle et collective où les œuvres d’art occupent une place, encore moins à expliquer à quoi elles servent ; la réponse sémiotique devra nous permettre de décider si tel texte, tel objet, telle situation, tel geste, telle action, suscitent l’effet de l’art ou pas. La difficulté augmente si l’on considère que la description de l’effet de l’art doit emprunter des concepts généraux sans compromettre pour autant l’irréductible singularité de toute œuvre d’art. Une telle conception n’annule pas les autres effets et processus propres à l’œuvre en général. Elle les met entre parenthèses, et elle les propose à d’autres approches, sous d’autres points de vue. Il n’est donc pas exclu qu’une œuvre d’art soit impliquée dans un dispositif de communication, et qu’elle transmette ainsi des informations, des valeurs, des idéologies, un « message », toutes choses susceptibles d’entraîner l’analyse dans la voie de la généralisation. Mais si elle le fait, ce rôle informatif, communicatif et persuasif n’est en rien responsable de son caractère artistique singulier. En d’autres termes, si une œuvre d’art est « artistique », c’est pour de toutes autres raisons que sa capacité à fonctionner comme véhicule d’une communication et d’une intention. La question de l’intention est parmi les plus délicates : l’œuvre d’art procède-t-elle ou pas d’une intention ? Si l’œuvre d’art était la manifestation d’une intention, alors cela supposerait d’un côté que le créateur maîtriserait la totalité des effets que son œuvre peut produire, et que, de l’autre côté, le spectateur serait uniquement impliqué dans un processus herméneutique consistant à retrouver la vérité de l’intention liminaire. Or le propre d’une œuvre d’art est justement le fait (i) que l’effet de l’art échappe pour partie au créateur, (ii) que, face à une œuvre d’art, le spectateur reste libre d’éprouver ses propres émotions à partir de l’œuvre, et (iii) que le spectateur peut avoir le sentiment d’accéder à l’être qui serait sous-jacent à l’apparaître de l’œuvre, mais un « être » qui n’est qu’un

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simple effet de présence sensible, voire un effet de singularité authentique, mais que rien ne permettrait de relier à une intention préalable et à traiter comme vrai ou faux. L’intention ne fait pas l’art. 2. TEXTE,

IMAGE, ŒUVRE ET CHAMP DE FORCES ESTHÉTIQUES

Nous avons d’abord besoin d’une définition de ce qu’est une œuvre d’art en tant qu’œuvre, avant de nous demander spécifiquement en quoi elle peut être « d’art ». L’œuvre (d’art) ne peut se réduire à un énoncé, verbal ou visuel, spatial ou temporel. Elle implique d’emblée une pratique, une action créatrice. On associe donc systématiquement l’œuvre (d’art) à un savoir-faire qui se manifeste en elle. Quel que soit l’objet, une peinture, un paysage naturel, un poème ou une démonstration scientifique, l’effet de l’œuvre (d’art), le saisissement esthétique procède de la même manière : une forme et/ou un agencement de formes sensibles donne à saisir dans l’intuition immédiate un potentiel de forces et de capacités sous-jacentes qui attirent notre attention et suscitent notre émotion. L’apparaître du tableau, du paysage, du poème ou de la démonstration, manifeste ainsi une dynamique et des activités sous-jacentes et inhérentes à l’œuvre. L’œuvre ne se résume pas à du texte ou de l’image isolés, clos et désactivés. Qu’admirons-nous dans un paysage ? Pas seulement des figures, des lignes, des couleurs, des textures et des profondeurs, mais le fait que tout cela, en apparaissant, témoigne pour autre chose – ici, pour des activités internes temporalisées : pour l’œuvre de la nature qui a produit ce paysage pendant des centaines de millions d’années, ou pour l’œuvre des humains qui l’ont façonné depuis des millénaires. La notion d’œuvre est définie par Hannah Arendt8 en opposition à celles de travail et d’action. Le travail est circonscrit au domaine privé, et vise la perpétuation de l’existence. L’œuvre commence dans le domaine privé et se diffuse dans le domaine public, et elle vise la réalisation d’usages complémentaires et spécifiques. L’action se déploie entièrement dans le domaine public. Mais les trois participent d’un même processus global : le travail déborde dans l’œuvre, et l’œuvre déborde dans l’action. En ce sens, l’œuvre (d’art) serait donc le fruit d’un travail publié, une œuvre qui donnerait à appréhender une action sous-jacente. 8 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. de l’anglais par G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1961 ; réimpression : Paris, Presses-Pocket, 1988, avec une préface de Paul Ricœur. Éd. originale anglaise : The Human Condition, Londres et Chicago, University of Chicago Press, 1958.

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La question de l’œuvre n’est pas familière au sémioticien, car il s’agit d’un objet sémiotique composite, hétérogène, puisqu’elle comprend au moins à la fois le processus, l’effort de création et le résultat lui-même ; elle agrège un grand nombre d’éléments disparates, notamment ceux qui témoignent des conditions et des propriétés de cet effort. Une œuvre picturale n’est pas simplement une « peinture », encore moins une « image » ; dans l’œuvre, il y a des supports, des matières et des énergies impliquées, ainsi qu’un ensemble d’éléments qui lui procurent un mode d’existence social et culturel (des biographies, des critiques, des informations techniques, des lieux d’exposition, de mise en vente, des transmissions, des restitutions, des héritages, etc.). Pour avancer sur ce point, on pourrait partir des éléments de la scène prédicative des pratiques (acte, opérateur, objectif / résultat, horizon stratégique)9 pour déployer, répartir et ordonner ces éléments constitutifs de l’œuvre : 1) Au cœur de l’ouvrage (la pratique impliquée dans l’œuvre) se trouve l’acte créateur, une transformation impliquant d’un côté un opérateur ayant le statut d’auteur légitime, et de l’autre côté un résultat tangible, c’est-à-dire une production symbolique fixée ou projetée sur ou dans un support. L’auteur légitime de l’œuvre ne peut être confondu avec l’énonciateur du texte ou de l’image, qui sont des énoncés et non des processus pratiques. 2) L’objectif étant que l’œuvre soit publique et rencontre notamment des lecteurs et spectateurs qui seront des co-auteurs de l’œuvre, elle implique un dispositif de publication-diffusion (édition, disponibilité des exemplaires matériels, exposition, installation, intervention, etc.). 3) À l’horizon stratégique, l’œuvre et la pratique qui l’a créée interagissent avec d’autres pratiques, d’autres œuvres, et l’ensemble d’un dispositif socio-culturel de concurrence et d’aspiration à la reconnaissance de l’œuvre en tant qu’œuvre d’art légitime. L’approche sémiotique de l’effet de l’art par la voie de la scène prédicative de la pratique de création ne consiste pas seulement à fournir un plan de pertinence global pour l’ensemble des composants de l’œuvre, mais aussi un cadre de description, car chacune des instances invoquées, y compris l’horizon stratégique, sont dans ce cas susceptibles de se manifester dans l’énoncé même de l’œuvre. 9 Cf. Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, Presses Universitaires de France, 2008.

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Sur l’horizon stratégique des pratiques créatrices, nous sommes en effet déjà dans l’effet de l’art, et plus seulement dans la caractérisation de l’œuvre, car l’enjeu est la reconnaissance et la légitimité du résultat esthétique, en situation de concurrence pour une hégémonie du goût. L’effet de l’art n’est pas une affaire individuelle et solitaire. En conséquence, l’horizon stratégique des pratiques artistiques n’est jamais irénique, car chacune doit s’accommoder de la concomitance, de l’interaction et de la comparaison avec les autres. Quelle que soit la puissance de l’émotion – positive ou négative – que l’œuvre inspire à tel ou tel individu, cette émotion intègre déjà une part collective et potentiellement polémique. La visibilité artistique des œuvres est en effet fortement conditionnée par le positionnement stratégique dans un champ concurrentiel, dont émane la répartition des valeurs artistiques. Cet aspect des œuvres d’art a été fortement mis en évidence par Pierre Bourdieu10, dans (i) Les Règles de l’art pour la perspective théorique générale, en 1992, et (ii) dans une étude de cas détaillée, Manet. Une révolution symbolique, son dernier cours au Collège de France. Bourdieu s’intéresse à la lutte pour imposer ou combattre une hégémonie du goût, dans un marché des « goûts » esthétiques, un champ de rapports de force où s’impose ce qui produit ou pas l’effet de l’art. À propos de Manet, il s’agit principalement d’une « révolution perceptive », en conflit avec la conception « académique » et ses institutions. L’enjeu est la valeur des œuvres, ce qui en fait ou pas des œuvres d’art. Dans les termes de Bourdieu : « il y a une lutte à propos de la question de savoir ce qu’est un tableau et qui a le droit de dire ce qu’est un tableau »11. Autrement dit, ce qui est en question, à travers des choix d’expressions qui appartiennent à l’image (composition, couleurs, touches et tracés, dimensions iconique et plastique, etc.), c’est le statut pratique et la valeur artistique de l’œuvre (le « tableau »)12. Mais est également en jeu le statut 10 Bourdieu, Pierre, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. Le dernier cours au Collège de France de Bourdieu, consacré à Manet, a été publié à titre posthume sous l’intitulé : Pierre Bourdieu, Manet, Une révolution symbolique. Cours au collège de France (1998-2000) suivis d’un manuscrit inachevé de Pierre et Marie-Claire Bourdieu, édition établie par Pascale Casanova, Patrick Champagne, Christophe Charle, Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière, Paris, Raisons d’agir, Seuil, coll. « Cours et travaux », 2013. 11 Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, op. cit., p. 261. 12 C’est pourquoi, par exemple, le statut des peintures rupestres est si difficile à établir : ce sont des images, des peintures, elles manifestent une technique, elles produisent des effets, des émotions ; ce sont des ouvrages, donc des œuvres au sens générique, mais il leur manque tout ce qui permettrait de les qualifier d’œuvres d’art, notamment la réflexivité discursive, et les indications d’un champ de forces où s’établit la légitimité de l’art. Il manque tous les discours d’accompagnement contemporains de l’œuvre. Il n’en reste pas moins qu’accorder le statut d’« œuvre d’art » à des ouvrages datant de 30 à 15 000 ans est

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du felix æstheticus : aussi individuelle que soit sa délectation esthétique, elle n’en participe pas moins des tensions et des positions collectivement assumées, hégémoniques ou marginales, qui constituent l’horizon stratégique des œuvres d’art. Dans ce nouveau champ dédié à la valeur des œuvres d’art, on retrouve la question initiale : l’œuvre et sa valeur artistique ne se réduisent pas au texte et à la toile peinte. L’œuvre devient « un produit symbolique coproduit par le producteur de la chose matérielle et par le producteur du discours à propos de l’œuvre »13. Mais il faut noter que l’entrée du peintre (Manet) dans ce champ n’est pas un acte volontaire prolongeant une intention, encore moins une délibération préalable : la « révolution » esthétique n’est pas une décision mais un effet de la mise en œuvre de schèmes pratiques et perceptifs, testés par l’habitus, confrontés à ce qui est possible, impossible, interdit ou transgressif, et qui sont peu à peu sélectionnés et agencés, dans l’acte même de créer. C’est ainsi que ce qui fait la valeur de l’œuvre se trouve incarné, intégré à l’acte pratique lui-même. Cette élaboration immanente de l’effet de l’art, incorporée dans le geste créateur, et caractéristique de la conception de l’habitus et de l’hexis chez Bourdieu, a donc un caractère réflexif, une réflexivité intégrée. On peut observer en effet que la plupart des pratiques considérées comme artistiques sont également devenues réflexives ; à hauteur de l’œuvre, la peinture ou le poème intègrent une part du discours sur la peinture ou sur la poésie ; dans l’œuvre la pratique créatrice devient autoréflexive, et dans l’image ou le texte on peut repérer les signaux et les manières de peindre ou d’écrire qui montrent sous quels principes de composition, sous quels choix d’expression ils sont constitués comme signifiants. Il faut donc commencer par identifier ces éléments autoréflexifs, les traits d’expression qui manifestent spécifiquement l’artistisation de l’œuvre. 3. LA PERCEPTION DE L’ART : LE SENSIBLE, LE TRANS-SENSIBLE, ET L’ESPRIT Dans la perception, l’œuvre d’art se donne d’abord à saisir dans le sensible immédiat et se déploie à partir de cette saisie sensible dans une autre dimension, au-delà ou en-deçà du sensible. Dans tous les cas de figure, le au mieux un anachronisme, au pire un universalisme arrogant. Pour ce qui concerne les arts africains, ils n’ont été considérés comme « œuvres d’art » qu’à partir du moment où ils ont été appropriés et recontextualisés par les courants artistiques d’Europe, comme le cubisme ou le primitivisme. Quant aux productions pratiques des aborigènes australiens, les mêmes processus ont en outre été soutenus par le maintien d’une tradition et d’une mémoire de très longue durée, jusqu’à l’époque contemporaine. 13 Ibid., p. 424.

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processus d’artistisation des schèmes supra ou infra-sensibles ne passe pas par la conceptualisation. La formulation la plus claire du problème nous est sans doute fournie par Kant : selon lui, l’art n’exploite pas la médiation conceptuelle et il interprète le sentiment esthétique que nous inspire l’œuvre d’art comme le fruit d’un rapport inconceptualisable entre la polysensorialité, l’intuition, l’imagination et le jugement esthétique. C’est l’intuition, éventuellement prolongée par l’imagination, qui fait le lien entre ces différents modes d’appréhension de l’œuvre et qui soutient à la fois (i) la schématisation de ce qui procure l’émotion esthétique et (ii) le sentiment de sa propre unité intime que le spectateur éprouve face à l’œuvre. Cette émotion esthétique passe par la médiation du sensible mais révèle en même temps une autre dimension, celle propre à l’effet de l’art, composée d’un côté d’une schématisation sans conceptualisation et de l’autre d’un sentiment satisfaisant d’unité intime, la satisfaction14 que procure l’expérience de la beauté15. Dans le cas des arts plastiques, par exemple, cette autre dimension peut être aussi bien supra-sensible (un schème organisateur transversal, une méréologie ou une dynamique qui relie ou unifie tous les éléments sensibles) qu’infra-sensible (des qualités figurales élémentaires, des mouvements imperceptibles, inhérents au plan originel du tableau, ou au bloc de marbre, et qui animent ces derniers). Il est parfois bien difficile de choisir entre le « supra » ou l’« infra », et la supérativité / inférativité ne semble pas ici une catégorie suffisamment discriminante. Cette autre dimension, à la différence du premier contact sensible, laisse sur le lecteur-spectateur une empreinte synthétique et confuse, qui sera le support et l’incitation de son exploration de l’effet de l’art ; nous pourrions la dénommer dimension impressive, mais cela ne désignerait qu’un des aspects du processus d’artistisation. Comme elle donne accès à un autre monde de sens, supérieur ou plus profond, elle pourrait aussi être qualifiée de dimension anagogique, avec le risque d’impliquer, notamment eu égard aux traditions littéraires, de trop lourdes connotations religieuses ou mystiques. Il nous faut trancher, sans renoncer à aucun des aspects, et cette dimension où se manifeste l’effet de l’art et qui résulte de la synthèse entre sensible, impression, intuition16, imagination et sentiment d’unité intime, sera dite plus prudemment trans-sensible. 14

Cf. supra, Préambule. L’ensemble de ces dimensions de la conception kantienne est présenté en détail, avec toute la technicité philosophique requise, par Jean Petitot dans Morphologie et esthétique, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, notamment p. 98-108. 16 Herman Parret, sur ce point, suit volontiers la leçon de Bergson : « L’intuition selon Bergson, c’est la “saisie” sans raisonnement ni conceptualisation de l’existence d’une réalité individuelle » (L’Esthétique de la communication, op. cit., p. 91). 15

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La couleur, par exemple, vient manifester (révéler, amplifier ou atténuer) une vibration sous-jacente, immanente au plan originel du tableau. La ligne vient exhausser et signaler des formes passagères en cours de métamorphose. La prosodie et la distribution phonétique semblent exhumer une émotion dont le contenu des phrases du poème ne laisse rien ou peu transparaître. L’artistisation de l’œuvre révèle un mouvement immanent à la dynamique sensible du monde qu’elle porte ; elle en soutient la manifestation ou la dévie. Dans l’œuvre d’art, la lumière, la couleur, la ligne, la texture, la prosodie, le rythme sont des expressions non pas pour des contenus conceptuels et dénommables, mais pour des manifestations de cette dimension trans-sensible. Le propre de l’œuvre d’art, précisément, est dans cette redirection de la sémiose vers des contenus trans-sensibles immanents, insaisissables par une catégorisation conceptuelle, et qui ont la forme d’un parcours, celui du processus d’artistisation, dont les étapes sont successivement (i) impressive (le saisissement), (ii) intuitive (la mise en relation et la synthèse) et (iii) anagogique (la nouvelle dimension du sens). Ce parcours à caractère impressif / intuitif / anagogique fait toute la différence avec la simple image, avec le seul texte littéraire, ou avec une œuvre sans l’effet de l’art. Il en résulte que la synthèse entre les expressions sensibles, sur la dimension trans-sensible, n’est pas de nature strictement cognitive, et en aucune manière conceptuelle : il faut alors s’interroger sur le statut sémiotique de l’intuition qui assure cette synthèse. La sémiotique peircienne aurait tôt fait de résoudre le problème, en le rabattant sur les inférences dont le spectateur est capable, et en particulier sur l’abduction, qui permet d’inventer une relation que ni la déduction ni l’induction ne suffisent à établir. Mais réduire le problème à une abduction du spectateur ne serait guère acceptable du point de vue de la sémiotique structurale, d’un côté en raison des inférences et des raisonnements que l’abduction implique, peu propices à ce que nous appelons l’effet de l’art, et de l’autre côté parce que le sémioticien ne peut renoncer à l’objectivité de ce dont il fait l’analyse, en l’occurrence, ici, à l’objectivité de l’effet de l’art17. Autrement 17 Dans son Esthétique de la communication, Herman Parret aborde ces questions dans un développement consacré à l’intuition, l’abduction et l’individuel qualitatif (p. 90-101). Face à « l’opacité des expressions qui se présentent […] comme énigmatiques », dit-il, on peut choisir soit la voie du raisonnement soit celle de l’intuition (« une secousse, un choc, une illumination », p. 91). L’intuition court-circuite la connaissance conceptuelle, raisonneuse et généralisante, et elle saisit des relations et des cohérences en préservant ce que la réalité a « d’unique, d’original, de même que sa continuité, sa mobilité, son activité et la contingence de son avenir ». « L’intuition nous met en contact avec l’individuel et le qualitatif » (ibid.). Parret reconnaît à l’abduction peircienne (en forçant néanmoins un peu les choses) le même caractère : « l’individuation réalisée par le raisonnement abductif devrait nous res-

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dit, quelles que soient les opérations sollicitées chez le lecteur-spectateur, le rôle de la sémiotique est aussi de rendre compte de ce qui, dans l’œuvre d’art, les sollicitent et les activent ainsi. Ce point est délicat, et sujet à controverse, mais nous ne pouvons l’évacuer sans le mentionner plus précisément. Le dépassement du sensible proprement dit, sur une dimension transsensible, doit donc nécessairement être à l’instigation de l’œuvre ellemême, et pas seulement de l’auteur ou du lecteur-spectateur. Dans les théories de l’art, on voit à cet égard émerger des solutions qui sont autant de questions difficiles. Les trois phases du processus d’artistisation impliquent en effet une activité interne à l’œuvre, et donc a minima un caractère animé : (i) pour l’impression, l’activité de saisissement du spectateurlecteur par l’œuvre ; (ii) pour l’intuition, l’activité de tissage des relations internes et de synthèse ; (iii) pour la donation de sens anagogique, la révélation de l’effet de sens. On rencontre souvent cette idée bien étrange selon laquelle l’œuvre d’art s’appuierait sur le monde du sens pour accéder au monde de l’esprit, comme si le second n’appartenait pas d’emblée au premier. Le déploiement de cette idée étrange supposerait que nous accordions à l’œuvre d’art à la fois une activité interne et une agentivité externe spécifiques : (i) dans la relation sensible, l’œuvre serait dotée d’une capacité d’influence ou d’incitation (une alternative esthético-artistique aux affordances strictement cognitives et fonctionnelles) ; le sensible n’est pas seulement donné à sentir et à partager, il est susceptible d’exciter des impressions, des émotions, aboutissant à la perception des activités trans-sensibles : on pourrait alors évoquer à cet égard la sensualité du sensible ; en d’autres termes, la sensibilité peut être activée de multiples façons, pas seulement transmise et reçue, mais aussi sensuellement inspirée, émue, sollicitée, séduite, provoquée, etc. (ii) ainsi influencé, et/ou excité, le lecteur-spectateur est incité à construire une signification sur la dimension trans-sensible, en s’appuyant sur les expressions qui y conduisent et les relations trans-sensibles qui les associent entre elles ; (iii) par l’intuition qui assure la synthèse de ces deux moments, il accède à l’esprit, voire à la spiritualité de l’œuvre ; il faut alors rappeler, pour éviter toute controverse intempestive, que la dimension trans-sensible taurer l’individuel qualitatif » (p. 95). Mais toute l’exploitation qui en découle (p. 96-101) ne peut effacer le fait qu’il s’agit d’inférences, de calculs de probabilité, d’hypothèses à vérifier, rien qui puisse concerner l’effet de l’art tel que nous le concevons.

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où pourrait se situer cet esprit de l’œuvre est pour l’essentiel constituée d’une activité, d’une dynamique tensive interne (cf. supra)18. La spiritualité de l’œuvre d’art n’est donc pas plus, mais pas moins, que l’impression d’animation interne qui est suscitée par l’effet de l’art, et qui découle de la perception imaginaire des activités trans-sensibles internes. Nous n’avons heureusement pas besoin ici de prêter à l’œuvre d’art des propriétés « personnelles », encore moins une âme. Nous pouvons nous contenter de lui reconnaître une intériorité propre, manifestée par son activité interne, et par son agentivité orientée vers l’extérieur, une capacité à nous solliciter, nous exciter, et nous inciter à opérer la synthèse artistique. En somme, sans personnalisation de l’œuvre, sans projection animiste, nous avons néanmoins besoin, pour traiter de l’artistisation de l’œuvre, de faire l’hypothèse d’une ou plusieurs instances actantielles qui en seraient à l’initiative. Comme l’œuvre est incarnée (un corps, une matière) et sensible, ce seraient même un ou plusieurs corps-actants. Ces corps-actants seraient propres à l’effet de l’art et comprendraient a minima une projection actantielle de l’auteur en tant qu’opérateur et une projection de son partenaire dans l’interaction interne, en tant qu’opérataire, cible actantielle du saisissement esthétique. L’un et l’autre seraient à distinguer de l’énonciateur et de l’énonciataire, puisque l’œuvre est ici l’objet pertinent, et non l’énoncé ou l’image. Cette relation entre les deux corps-actants minimaux de l’effet de l’art, à partir de l’œuvre, pourrait être déclinée sur la base étymologique « opus », l’opérateur et l’opérataire, ce dernier étant, de droit et de fait, dans le cas de l’effet de l’art, un coopérateur19. Nous aurions ainsi : 18 La spiritualité n’est guère en vogue dans les sciences humaines et sociales, mais la sémiotique structurale ne saurait oublier qu’elle tire une partie de ses origines de l’analyse des mythes amérindiens, des légendes et contes indo-européens et du discours religieux, notamment de la Bible et plus particulièrement des Évangiles. Dans tous ces corpus, on peut ignorer ou forclore la spiritualité, parce qu’elle est difficile à traiter, mais elle n’est pas supprimée pour autant, et elle reste centrale du point de vue de l’agentivité même de ce type de textes. L’anthropologie contemporaine a eu la même difficulté à affronter : dans la caractérisation des différentes ontologies anthropiques, l’anthropologue doit prendre en compte celles qui prêtent aux végétaux et aux animaux, voire aux montagnes et aux fleuves, une « intériorité », au même titre qu’aux humains. L’écologie intégrale, aujourd’hui, doit également affronter la même question : que signifie en effet « se soucier » de l’existence et du devenir des plantes, des animaux, des formes des paysages, si on n’accorde pas quelque dignité quasi-personnelle à ces entités du monde ? 19 Chez Éric Landowski (« Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques [en ligne], n° 112, 2009, consulté le 05/07/2021, URL : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/ 2852), on trouve une autre répartition des rôles actantiels : operator, operans, operandum, qui systématisent grosso modo la distinction traditionnelle entre le sujet opérateur, l’instrument et l’objet (ou l’instance) opérée ou transformée. Dans l’exemple du boucher Ding

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COCRÉATION Pôle création

Pôle recréation

Énoncé (texte, image, …)

Énonciateur

Co-énonciateur (Énonciataire)

Œuvre (d’art) – Opus

Opérateur

Co-opérateur (Opérataire)

4. LA

SINGULARITÉ ÉNIGMATIQUE DE L’ŒUVRE D’ART

Le niveau de généralité auquel nous conduit l’analyse de la dimension trans-sensible de l’œuvre d’art ne doit pas nous faire oublier l’autre face de l’œuvre : en tant que résultat d’une pratique, d’une manipulation de matières et de supports, en tant qu’œuvre, elle reste irréductiblement singulière. Dans l’analyse concrète des œuvres, nous avons d’abord affaire, au plan de l’expression, à un ensemble indéterminé de relations multidimensionnelles. En commençant à distinguer ces différentes dimensions, nous sommes conduits à construire leur répartition spatio-temporelle. Nous évoquerons tout à l’heure la dissymétrie entre temps et espace, selon le type d’art considéré. Mais cette répartition même est soumise à des tensions, qui mettent en relation des moments et des aspects, des couches et des strates. Ces tensions, dans le cas de l’œuvre d’art, comme nous venons de l’évoquer, impliquent une activité interne à l’œuvre, qui lui confère une agentivité externe. Des actants sont à l’œuvre… À ce stade d’une analyse, et avant toute hiérarchisation prématurée, le réseau des relations, tensions et activités actantielles, lors du dépassement de la première phase purement sensible, nous donne accès, en même temps qu’à des schèmes organisateurs trans-sensibles, à des « corps-actants », les forces actantielles qui animent l’intériorité supposée de l’œuvre d’art. En passant ainsi du sensible au trans-sensible, nous sommes toujours dans la perception, mais avec une neutralisation des substances sensorielles et une activation de l’imagination. Les relations entre les strates sont pour découpant un bœuf, Landowski envisage une réorganisation de la scène pratique en spectacle, dont le spectateur principal, l’empereur de Chine, est défini comme operandum, c’est-à-dire comme l’instance transformée par la scène en tant que spectacle esthétique. Dans un développement ultérieur du même article, il envisagera le rôle de celui qui contribue à l’élaboration esthétique, en réponse à l’operator, et il lui donnera le nom de « cooperans » ou « co-créateur » de sens. Faute de bien saisir la pertinence de cette conversion dénominative, nous avons opté pour une formulation plus simple et plus banale, qui a au moins l’avantage de mettre en évidence l’interaction entre le créateur et son co-créateur, le spectateur.

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l’essentiel des permutations, par lesquelles elles échangent leurs places, avancent ou reculent dans l’épaisseur des couches, se superposent ou se fragmentent les unes les autres. Les couches et les strates ne constituent pas une hiérarchie, car leur agencement est en métamorphose continue, non encore stabilisée. Leur réseau constituerait de fait un rhizome, au sens de Deleuze et Guattari20, c’est-à-dire une structure sans hiérarchie, dont chaque partie peut interagir avec chacune de toutes les autres parties, une structure acentrée et en métamorphose constante, susceptible de se stabiliser localement (ces groupes stabilisés sont appelés « plateaux » par Deleuze et Guattari) et laissant de grandes marges d’improvisation. Dans un rhizome, et même dans des lieux de relative stabilisation (les « plateaux »), chaque figure est dans le détail irréductiblement singulière, voire singulièrement contingente. La singularité apparaît d’autant mieux dans les appariements entre ces nœuds ou ces lieux, où, dans le grain de la parole ou de la matière, dans la vibration de la couleur, l’hésitation des tracés, ou le frémissement du rythme verbal, se donne à saisir la singularité de chaque réalisation artistique, la singularité de l’occurrence pratique, en tension avec les schématismes généralisables de la dimension trans-sensible, et avec la synthèse intuitive qui en découle. Il nous reste donc maintenant à tenter une approche systémique et sémiotiquement explicite de ce qu’est une singularité, plus précisément la singularité de l’œuvre d’art. Le problème à traiter offre deux aspects : d’un côté ce qui dans l’œuvre produit un effet de singularité, et de l’autre côté, la manière dont l’œuvre manifeste, voire emphatise, exalte (ou atténue) sa propre singularité. En outre, aucune œuvre d’art, aussi originale ou transgressive soit-elle, n’échappe au moins à la citation ou à la mention, à la reprise de motifs puisés dans une bibliothèque ou une pinacothèque imaginaire. À cet égard, le réquisit de la singularité n’est pas sans paradoxe : Walter Benjamin21 pourrait dire que les répétitions, reprises et mentions en question compromettent la singularité et l’« aura » de l’œuvre. Autrement dit, l’authenticité découlant de l’unicité et de l’originalité est toujours en tension, parfois en conflit, avec l’inter-textualité ou l’inter-picturalité. En somme, la singularité d’une œuvre d’art se présente d’abord comme une énigme, cette énigme étant elle-même articulée comme une prédication concessive : malgré les citations, mentions et reprises, malgré l’irrépressible 20 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie 1. L’Anti-Œdipe, 2. Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1972-1980. 21 Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dernière version (1939), in : Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000.

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inter-textualité / picturalité, malgré la généralité des processus sensibles impliqués, l’œuvre d’art est pourtant singulière, auratique, et source d’expériences uniques et inouïes. La formulation concessive est déjà le premier moment de la résolution de l’énigme. Adorno a tout particulièrement relevé ce caractère énigmatique résoluble : Toutes les œuvres d’art, et l’art en général sont des énigmes. Le fait que les œuvres disent quelque chose et en même temps le cachent, place le caractère énigmatique sous l’aspect du langage. [...] L’exemple typique de cela c’est celui, avant tous les autres arts, de la musique, qui est à la fois énigme et chose très évidente. Il n’y a pas à résoudre, il s’agit seulement de déchiffrer sa structure. Mais le caractère énigmatique ne constitue pas le dernier mot des œuvres ; au contraire, toute œuvre authentique propose également la solution de son énigme insoluble.22

Pour Herman Parret, l’énigme de l’« effet de l’art » repose d’abord sur l’« opacité des expressions »23, que l’intuition permet de dépasser. Mais cette opacité a pour lui un caractère bien particulier, qui est en partie dû aux spécificités des différents types d’arts : les arts du temps (comme les arts verbaux ou musicaux) présentent des énigmes qui conduisent à leur reconnaître une organisation topologique, alors que les arts de l’espace (comme tous les arts plastiques) requièrent dans ce cas qu’on leur reconnaisse une dimension temporelle interne, propre, précisément, à leur caractère artistique24. Cette exigence temporelle apparaît d’abord, de manière générale, à propos de la conjugaison des sensibles et de la synesthésie. Partant d’Aristote, Parret envisage les deux manières dont les sensibles peuvent s’associer : (1) selon qu’ils appartiennent au même canal sensoriel, en se mélangeant, une opération insensible au temps, en raison de la supposée simultanéité des sensibles dans le mélange, ou (2) selon qu’ils appartiennent à des canaux sensoriels différents, en entrant en harmonie, dans un accord qui implique un temps minimal, celui de la synesthésie25. C’est cette seconde voie, où la temporalité imposée par la conjugaison entre les sensibles est déjà par elle-même énigmatique, que Parret emprunte alors pour revisiter la pragmatique de la communication. 22

Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, 1989, p. 159. L’Esthétique de la communication, op. cit., p. 91 ; cf. supra, note 16. 24 Chez Marcel Proust, la valeur et la signification artistiques de la petite phrase de Vinteuil, dans Du côté de chez Swann, apparaissent peu à peu quand elle se spatialise, après plusieurs reprises, dans la mémoire du narrateur : ce qui apparaît alors en même temps, ce sont les forces actantielles internes qui animent la mélodie. 25 Ibid., p. 68-69. 23

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L’exigence temporelle fait ensuite retour, entre autres, dans La voix et son temps, au cours d’un développement consacré à Lessing et Souriau26. En insistant sur la manière dont Lessing, dans son Laokoon, introduit ou préserve la dimension du temps dans les arts visuels, sous les formes de l’éternité, de l’instantanéité ou de la durée prolongée, Parret remarque que Souriau27 a notablement développé cette dimension, « toute une gamme de ‟présences du tempsˮ dans les arts plastiques »28 et plus précisément, indépendamment du temps de la contemplation, le temps proprement artistique, « intrinsèque à l’œuvre d’art »29, qui se réalise principalement dans le rythme des actions en mouvement (au niveau du signifié du signe artistique) mais également dans le rythme de la matérialité signifiante (le rythme de l’arabesque, des motifs répétitifs dans les arts décoratifs, etc.). On comprend alors ici que l’énigme induite par les expressions est pour partie due à l’implication d’un rythme, voire d’un tempo, donc une composante aspectuelle qui caractérise le régime temporel de chaque œuvre : comme cette temporalité-là ne peut être attribuée ni au processus de production de l’œuvre ni à celui de sa contemplation, il faut supposer une activité interne à l’œuvre d’art, ès qualités, une activité aspectualisable et temporalisable. L’énigme, c’est donc la nature et la forme de cette activité. 4.1. Lotman : impossibilité, imprévisibilité et liberté de créer Le point de vue de Lotman, dans L’Explosion et la culture, est tout différent, mais l’orientation de sa réflexion est néanmoins convergente. Le point de départ est le motif de l’explosion culturelle, dont le ressort est principalement modal : l’œuvre d’art bouscule les équilibres et les limites entre le possible et l’impossible, le permis et l’interdit : L’art crée un nouveau niveau de la réalité, qui se distingue d’elle par une augmentation importante de la liberté. Ainsi, la liberté est apportée aux domaines qui, en réalité, ne la possèdent pas. Le non-alternatif reçoit la possibilité d’une alternative. [L’art] rend probable non seulement ce qui est défendu, mais aussi ce qui est impossible. […] C’est pourquoi dans le domaine de l’art il y a toujours un sentiment de défamiliarisation.30 26

Herman Parret, La Voix et son temps, Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 112-113. Étienne Souriau, « Time in the plastics arts », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, n° 7 / 4, 1949, p. 294-306. 28 La Voix et son temps, op. cit., p. 112. 29 Ibid. 30 Iouri Lotman, L’Explosion de la culture, op. cit., p. 193-194, nous soulignons. 27

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L’énigme de l’art (pour le spectateur) est donc le premier effet de l’explosion culturelle : un événement imprévisible advient, à partir duquel l’ensemble de l’œuvre est configuré pour rendre cohérent (et possible) le monde artistique qu’elle propose : avant l’explosion, ce monde-ci était impossible, après, il devient possible et même cohérent et signifiant, mais le passage d’une situation à l’autre reste inexpliqué : c’est l’énigme à résoudre dans l’expérience artistique. La défamiliarisation en est le premier moment, celui où le spectateur essaie en vain de mettre en œuvre les règles et normes du monde qu’il croit possible, ce qui l’oblige, dans un deuxième temps, à s’interroger sur l’événement qui est la source de cet effet, puis, dans un troisième temps, à reconstituer la nouvelle cohérence d’ensemble. La familiarité rassurait, et apaisait toute tentation de questionnement, en suscitant une adhésion immédiate à tout ce qui se présente dans l’environnement. La défamiliarisation, au contraire, suscite une déhiscence, qui devient une distance, et la suspension de l’adhésion et de la croyance immédiates rend possible le questionnement, donc l’éventuelle absence de réponses aux questions et, par suite, l’énigme. Mais ces transformations modales caractérisent les processus de production et d’interprétation de l’œuvre, et ne portent pas spécifiquement sur ses activités internes. À partir de ces nouvelles modalisations (l’impossible devenu possible, l’imprévisible devenu actuel), Lotman peut ensuite exploiter la veine de la « liberté », qui cette fois caractérise à la fois le processus de production et l’activité interne de l’œuvre d’art : L’accroissement brusque des degrés de liberté par rapport à la réalité fait de l’art un pôle d’expérimentation. […] Il vérifie les résultats des expériences visant à élargir où à restreindre la liberté31 […] ; un créateur-expérimentateur au cours d’une grande expérience dont la fin est imprévisible.32

Cette activité spécifique de l’œuvre d’art, l’expérimentation, n’est pas en effet une propriété réservée aux acteurs externes que sont l’auteur et le lecteur-spectateur. C’est une activité partagée entre les actants internes, l’opérateur et le co-opérateur, et c’est pourquoi elle est une modalité possible de l’artistisation. Elle ne relève ni d’une programmation (un programme intentionnel de l’auteur), ni d’un ajustement (une intention négociée). Elle affronte l’aléa (l’imprévisible) qu’elle engendre elle-même, voire l’interdit (l’impossible), elle tente des voies incertaines, elle improvise et elle reprend ses propres improvisations : elle en teste la résistance, et le 31 32

Ibid., p. 194-195. Ibid., p. 203.

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pouvoir de mise en cohérence d’une œuvre. Autrement dit, la liberté et l’expérimentation qu’elle rend possibles sont précisément, cette fois, des développements de la résolution des conflits modaux : la valeur du résultat découle de la manière dont ces conflits modaux sont résolus et dépassés. On remarque en outre que l’expérimentation se substitue à l’événement explosif : l’explosion prend ses aises, dans le temps et dans l’espace, et la liberté existentielle et événementielle est remplacée par la liberté processuelle, voire procédurale, la liberté de la manière (cf. supra). L’expérimentation est en effet un processus, non une explosion au sens strict, et ce processus est structuré par des procédures et stylisé par des manières de faire. Un événement ponctuel, dont la durée n’est pas pertinente, fait place alors à une pratique intégrée à l’œuvre, qui implique un régime temporel. En outre, les résolutions et dépassements expérimentaux, ce complexe entremêlement d’essais et d’erreurs, d’improvisations et de reprises, d’aléas et d’explorations multidimensionnelles, étant des phases du processus interne d’artistisation, elles décrivent non pas un processus de création ou d’interprétation de l’œuvre, mais bien le partage, entre l’opérateur et le co-opérateur, du parcours qui conduit à l’effet de l’art. L’opérateur et le co-opérateur partagent ce processus, mais ne maîtrisent pas l’expérimentation, en tant qu’effet de la liberté intrinsèque de l’œuvre. Dans ces conditions, l’expérimentation artistique produit un cryptage de l’œuvre, et par conséquent, une incitation au décryptage pour le co-opérateur. Sous ce point de vue, on peut considérer l’effet de l’art comme une provocation à la participation du spectateur, a minima comme une vive incitation à la co-construction de la signification de l’œuvre. 4.2. Lessing, Goethe et Petitot : non-généricité et singularité Dans son ouvrage Morphologie et esthétique, Jean Petitot propose de situer l’œuvre d’art dans une sémiogénèse : à partir d’une base morphologique, il s’agit de décrire le mouvement de la sémiose artistique comme une « montée » sémiotique de la forme vers le sens. On doit postuler une force organisatrice interne, inhérente à la morphologie de base, qui existe et se manifeste dans l’espace et dans le temps : elle apparaît, et en apparaissant, elle fait sens, un sens esthétique. On obtient ainsi, sous la pression de la force organisatrice, dans cette montée vers le sens esthétique, des « types », des « schèmes », des « modèles intuitifs »33. Tout comme 33

Jean Petitot, Morphologie et esthétique, op. cit., p. 17.

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chez Kant, l’effet de l’art ne passe pas ici par la conceptualisation, mais par ces modèles intuitifs.34 Concernant les arts plastiques en particulier, Petitot reprend Lessing en ce qu’il insiste sur le fait que toute œuvre plastique présente des « corps », qui sont à la fois toujours potentiellement en mouvement, et saisis dans l’instant : l’artistisation de l’œuvre consiste alors à choisir l’« instant le plus fécond »35, c’est-à-dire celui qui suggère le mieux, dans l’intuition, les relations avec l’instant précédent (rétention) et l’instant suivant (protention). Sans le dénommer « instant fécond », Étienne Souriau a lui aussi identifié ce foyer radiant qui situe l’œuvre dans la temporalité interne (artistique) du mouvement : Le temps d’une œuvre est radiant autour du moment privilégié de la représentation. Ce moment-là est le centre structural d’où l’esprit bouge en avant vers l’avenir et en arrière vers le passé d’une manière de plus en plus floue jusqu’au moment où l’image [temporelle] se dissout graduellement en espace.36

Dans cet instant fécond, la beauté de l’œuvre ne peut être que singulière, comme l’apparaître d’un fragile équilibre méréologique. Si l’instant fécond est celui qui suggère le mieux l’harmonie et l’équilibre des relations entre les parties de la composition, et l’activation des contrastes et des connexions, alors il est au cœur de l’artistisation de l’œuvre, au sens où il est à la source de son autonomisation : la beauté de l’œuvre tient alors à la qualité dynamique de cet ensemble de relations, contrastes et connexions, dès lors qu’ils sont perçus, sur la dimension trans-sensible, comme des activités internes à l’œuvre (cf. supra), et seulement accessibles dans l’intuition. Une autre face de l’instant fécond est, selon Petitot, son caractère atypique, non générique. Sa probabilité, en effet, est quasi-nulle ; saisir l’instant fécond, c’est neutraliser les règles du genre et les normes du style, c’est choisir un événement singulier et aléatoire, choisir le contingent, l’improbable, l’imprévisible, contre le générique, le probable et le prévisible. Les éléments et événements improbables et imprévisibles étant par définition rares, cette rareté est le fondement immanent et structural de la pertinence significative (de la valeur) de l’art. Dans un commentaire 34 Cette solution est une alternative à l’analyse structurale classique : l’appartenance d’un objet à une classe ne repose plus alors sur des traits distincts partagés, mais sur la conformité ou non-conformité au modèle intuitif. 35 Ibid., p. 41. 36 Souriau cité dans Parret, La Voix et son temps, op. cit., p. 113.

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très lotmanien, Petitot insiste sur le fait que la sélection esthétique opérée par l’œuvre d’art ne peut être qu’exceptionnelle et singulière : Une symétrie, un contraste, un parallélisme, etc. sont non génériques. Ils sélectionnent parmi toutes les relations possibles des relations exceptionnelles, de probabilité nulle, et par là-même porteuses d’information. La non-généricité est le processus fondamental de production d’information morphologique […]. Dans les arts plastiques la non-généricité garantit la signification et fournit un critère spécifiquement morphologique du sens.37

L’appel à la théorie de l’information n’est sans doute pas la meilleure solution disponible aujourd’hui, ce qui n’était pas le cas à l’époque de Lotman. Mais il reste que l’ensemble du raisonnement repose sur le caractère imprévisible et fugace de l’instant fécond, une sorte d’occasion pour l’effet de l’art : pour une morphologie en mouvement potentiel, en métamorphose continue, la sélection esthétique suspend les codes et les normes38, et saisit une conjoncture morphologique, le seul moment où apparaissent les relations particulières que le co-opérateur va reconnaître comme spécifiquement artistiques. La leçon de Lessing peut compléter celle de Lotman : une conjoncture morphologique – un alignement des astres imprévisible – ouvre le champ de l’œuvre à la liberté de l’expérimentation. 4.3. Estay Stange : l’époché Verónica Estay Stange, dans « L’invention programmée, entre art moderne et contemporain », reprend le concept phénoménologique d’époché, pour rendre compte de l’invention artistique de nouveaux systèmes sémiotiques : Entre les contraintes de l’institution muséale, les constructions critiques et historiques, et les manifestes des artistes eux-mêmes, l’art de notre époque a effectivement assumé comme visée inatteignable la rupture à chaque fois fondatrice. Il s’agit, au fond, d’une quête incessante de l’époché, ce point d’entropie maximale susceptible d’engendrer un nouveau système sémiotique.39 37

Morphologie et esthétique, op. cit. p. 57, nous soulignons. Jean Petitot consacre tout un chapitre à la « non-généricité » chez Piero Della Francesca, notamment de ses perspectives dégénérées, qui, en dégénérant à partir des codes et normes de la perspective standard, laissent apparaître d’autres relations, d’autres connexions que celles de la profondeur de l’espace perçu. 39 Verónica Estay Stange, « L’invention programmée, entre art moderne et contemporain », in : Pierluigi Basso Fossali (dir.), Créativité sémiotique et institutions du sens. Dans la dialectique entre l’individuel et le collectif, Limoges, Pulim, 2021, p. 118-119. 38

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Pour le scepticisme philosophique, l’époché est la suspension du jugement de vérité comme seule solution face à son indécidabilité ; c’est une modalité cognitive découlant directement du doute, de l’incertitude et de l’indétermination : pour que cette situation cognitive soit plus qu’un renoncement, et bien mieux qu’un échec, le jugement doit être suspendu pour que d’autres opérations puissent se substituer à lui : cette phase n’est pas non plus sans quelque parenté avec le moment de la liberté identifié par Lotman. Pour la phénoménologie, l’époché est aussi la suspension du jugement, mais surtout, plus généralement, de toutes les connaissances, des procédures ou routines cognitives qui les mettent en œuvre, pour laisser libre cours à l’apparaître du monde sensible et des choses de ce monde. Pour les sceptiques, l’époché est durable, systématique, donne lieu à une forme de vie, dont l’absence de trouble et la quiétude sont les principales caractéristiques. Pour la phénoménologie, l’époché n’est ni exclusive ni définitive : elle suspend provisoirement tout jugement portant sur l’existence et la connaissance du monde ; c’est un principe de méthode permettant de faire place à une approche qui emprunte d’autres voies que rationnelles, scientifiques ou de sens commun. De même, la psychanalyse exploite l’époché pour suspendre tout effet du principe de réalité, et faciliter ainsi la libre exploration de la psyché, des fantasmes et de l’inconscient en général. Dans tous les cas de figure, dans toutes les acceptions, la suspension propre à l’époché est une tactique de libération, au sein d’une stratégie qui doit donner accès à un autre monde de sens que celui des normes, des concepts et de la raison formelle et/ou familière. Concernant l’œuvre d’art, l’époché caractérise principalement l’attitude et le mode interprétatif du co-opérateur, alors que pour l’opérateur, la stratégie est celle de la singularisation. Du côté de l’opérateur, c’est la recherche de l’instant fécond le plus improbable, du dispositif visuel et de la composition les moins génériques, les plus singuliers, en bref, la production d’une singularité. Substituer le point de vue, désémantiser et resémantiser, dégrader ou perturber la perspective, désajuster ou réajuster la perception sensorielle, désaccorder ou réaccorder les couleurs, les matières, les relations spatiales et temporelles, ce sont autant de procédés expressifs qui y contribuent. Du côté du co-opérateur, c’est le conflit entre des interprétations incompatibles ou incompossibles qui conduit à une suspension du processus interprétatif lui-même, à une époché grâce à laquelle le spectateur se libère des attentes rigides, des normes et les usages établis, pour se consacrer entièrement à la saisie de l’apparaître de l’œuvre, c’est-à-dire pour se

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mettre en situation de se synchroniser avec le mouvement même de l’apparaître, et de s’immiscer dans ce mouvement. C’est pour lui, la condition nécessaire pour la résolution de l’énigme, pour que sa perception accède aux relations, connexions et métamorphoses propres au monde de l’œuvre. Nous pouvons donc considérer maintenant que l’énigme résoluble de l’œuvre d’art a deux faces : singularité et époché. C’est la singularisation qui produit le cryptage de l’œuvre (ce que Parret appelle supra les « opacités » des expressions), et c’est l’époché qui permet son décryptage. Singularité et époché sont certes les deux faces de l’énigme de l’art, mais il n’y a qu’une seule énigme, qu’un seul ensemble d’activités internes à l’œuvre, qui peuvent être décrites et commentées sous deux points de vue différents mais homologables : le point de vue du cryptage dans la singularité, et celui du décryptage dans l’époché. 5. UN MOT DE CONCLUSION Et c’est pourquoi la sémiotique pourrait avoir quelque chose de fondamental à dire sur l’art, et sur les œuvres d’art, bien au-delà de ce qu’elle peut dire de la structure du texte ou de l’image… S’agissant précisément de l’œuvre et de son artistisation, la sémiotique des pratiques et des formes de vie pourrait y contribuer ; comme on a pu seulement le suggérer ici, l’essentiel de notre propos repose sur une sémiotique du sensible qui part de la sensation, des modes sémiotiques du sensible et qui conduit jusqu’à l’intuition et à l’imagination : autrement dit, toute une chaîne de traductions, transpositions et reconfigurations, où les inférences cognitives ont peu de place, et que régissent des montées en généralité et des spécifications en singularité, soumises à des processus imprévisibles, non reproductibles, et à protéger précieusement en tant que tels. L’exploration systématique de ce parcours du sensible, ici initiée, est maintenant ouverte…

LUEURS ESTHÉTIQUES Jean PETITOT C’est pour moi un très vif plaisir que de rendre hommage à mon ami Herman Parret avec lequel j’ai partagé un demi-siècle de compagnonnage sémiotique et philosophique. Nos échanges ont été constants et réguliers pendant ces décennies, au départ dans le contexte du séminaire et du groupe d’A. J. Greimas à Paris puis, rapidement, à un niveau plus large, évidemment en relation avec son département de philosophie à l’université de Louvain, et aussi, par exemple, avec des groupes comme ceux d’Umberto Eco à Bologne, Urbino et San Marino. Nos rencontres ont été innombrables et toujours d’une incomparable richesse, Herman alliant à merveille une profonde érudition philosophique avec une délicate1 sensibilité esthétique. Il serait trop long de faire un tour exhaustif de nos collaborations passées, mais j’aimerais en évoquer brièvement quelques-unes qui me tiennent particulièrement à cœur. Il y eut évidemment nombre d’échanges institutionnels et éditoriaux. Dès le début des années 1980, Herman accueillit certains de mes textes dans des recueils dont il était l’éditeur, par exemple dans On Believing en 1983 ou dans Aims and Prospects of Semiotics en 1985. Il y eut aussi des séminaires, comme sa belle intervention en janvier 1996 sur « Temps et énonciation » au séminaire de l’École des hautes études en sciences sociales « Le discours et ses instances énonçantes » que je co-dirigeais alors avec Jean-Claude Coquet. Je me souviens également du grand moment que fut la soutenance en 2002 de l’habilitation à diriger des recherches de Jean-François Bordron où nous nous retrouvâmes dans le jury avec Jacques Fontanille et Denis Bertrand. Mais j’aimerais me focaliser sur des discussions qui nous réunirent dans des moments d’exception lors de colloques ou à travers des publications. L’HYPOTYPOSE L’une de ces discussions privilégiées portait sur le concept rhétorique de l’hypotypose. Lors du colloque de Cerisy « Au Nom du Sens » que j’ai 1 Délicatesse qui devait bien finir par se prendre pour objet de réflexion, comme ce sera le cas dans le prochain livre d’Herman, La Délicatesse des sens.

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co-organisé l’été 1996 avec Paolo Fabbri, Herman fit un superbe exposé « Au nom de l’hypotypose »2 qui était en profonde résonance avec certains des travaux d’Eco et certains des miens. D’ailleurs mon hommage à Umberto Eco de 2016 dans The Library of Living Philosophers se focalise au début sur cette question3. Rappelons brièvement ce dont il s’agit, à savoir la description verbale du visible, autrement dit les liens entre perception et langage. Dans son texte, Herman reprend les définitions classiques de l’hypotypose depuis l’antiquité : Denys d’Halicarnasse (Ier siècle av. J.-C.), Cicéron (106-43), Quintilien (Ier siècle), Pseudo-Longin (Ier siècle), Hermogène de Tarse (fin IIe – début IIIe siècle), etc. On connaît les caractères principaux de l’hypotypose. Pour Dumarsais (Des tropes, 1730) : L’hypotypose est un mot grec qui signifie image, tableau. C’est lorsque, dans les descriptions, on peint les faits dont on parle comme si ce qu’on dit était actuellement devant les yeux ; on montre, pour ainsi dire, ce qu’on ne fait que raconter ; on donne en quelque sorte l’original pour la copie, les objets pour les tableaux.

Pour Pierre Fontanier (Les Figures du discours, 1821) : L’hypotypose peint les choses d’une manière si vive et énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante.

Il s’agit donc de « faire voir » avec des mots au moyen de techniques rhétoriques et stylistiques d’amplification et d’intensification. Les liens sont étroits avec le concept d’ekphrasis (Hermogène, les Imagines de Philostrate, les Descriptiones de Callistrate, etc.) qui fait lui aussi partie des méthodes rhétoriques de description poétique et littéraire d’une œuvre d’art plastique ou d’une scène visuelle. L’ekphrasis est une présentation détaillée et vive, si détaillée et si vive qu’elle arrive à mettre sous le regard ce qu’elle décrit. Le détail est essentiel car il individue et produit l’illusion référentielle. Sans processus d’individuation un texte ne saurait prendre en charge le figuratif. L’ekphrasis repose sur une périégèse, un cheminement pas à pas qui permet, en cheminant dans le visible par le décours temporel du regard, de transformer la synchronie spatiale du regard en diachronie temporelle du texte. Le caractère « vif » est également essentiel. C’est l’enargeia liée à la mise en lumière. 2 Herman Parret, « Au nom de l’hypotypose », in : Au Nom du Sens. Colloque de Cerisy : Autour d’Umberto Eco, dir. par J. Petitot et P. Fabbri, Paris, Grasset, 2000, p. 139-154. 3 Plusieurs de ces travaux ont été plus tard regroupés dans J. Petitot, Morphologie et Esthétique, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004.

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Mais aussi réussie et efficace que puisse être une ekphrasis, elle laisse ouvert un problème théorique insoluble dans la mesure où tout lexème dénotant des choses, des actions, des événements ou des états de choses est, aussi concret soit-il en apparence, le nom d’une catégorie conceptuelle abstraite, alors que, au contraire, toute perception est individuée, non conceptuelle et intuitive. La rhétorique de l’illusion référentielle est un substitut à l’individuation, mais ne peut pas être autre chose qu’une illusion. Il y a là un abîme infranchissable4. Umberto Eco résume ainsi le problème dans son texte sur Cendrars de 2003, « Les Sémaphores sous la pluie » : Comment décrire le visible avec les mots ? Le problème a son histoire propre, et la tradition rhétorique a classé les techniques de représentation verbale du visible sous les termes d’hypotypose ou d’evidentia, tantôt identifiées à, et tantôt jugées comme, l’illustratio, la demonstratio, l’ekphrasis ou la descriptio, l’enargheia, etc.5

L’un des exemples de référence de l’hypotypose est la célébrissime description de la fabrication du magnifique bouclier d’Achille par Héphaïstos au chant XVIII de l’Iliade d’Homère. Lessing y consacre de fort belles pages (que nous analysons dans Morphologie et Esthétique) dans lesquelles il explique qu’Homère ne décrit pas le bouclier en tant que tel comme ensemble de parties spatialement juxtaposées mais en réalité à travers son processus de construction par Héphaïstos dans une concaténation temporelle d’actions. Pour ma part, l’hypotypose que je préfère est celle de la scène 6 de l’acte IV de King Lear, où Edgar (déguisé en fou, « poor Tom ») guidant sur la plaine les pas de son père, le comte de Gloucester à qui l’on a crevé les yeux, lui fait voir le spectacle qui serait vu au loin du haut d’une vertigineuse falaise de Douvres (« the dread summit of this chalky bourn »), faux précipice si bien rendu visible que Gloucester s’y jette de douleur pour se suicider alors qu’il ne tombe en fait que de sa propre hauteur sur le sol. 4 En termes de neurosciences, on pourrait dire que les aires d’un cortex perceptif comme le cortex visuel occipital ne sont pas du tout situées au même endroit du cerveau que le cortex préfrontal implémentant les concepts et que les architectures fonctionnelles en jeu (et donc les formats des représentations qui s’y implémentent) ne sont pas du tout les mêmes. 5 U. Eco, « Les Sémaphores sous la pluie », in : De la littérature, Grasset, Paris, 2003. Voici le texte original : « Come si descrive il visibile con le parole ? Il problema ha una sua storia e la tradizione retorica rubrica le tecniche di rappresentazione verbale del visibile sotto il nome di ipotiposi o di evidentia, talora identificata con, e talora giudicata affine a, la illustratio, la demonstratio, l’ekphrasis o descriptio, l’enargheia, eccetera. » Notons qu’il ne faut pas confondre l’enargeia (venant d’argos), la clarté de l’évidence, avec l’energeia (venant d’ergon).

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Dans son texte, Herman insiste à juste titre sur les deux versants de cette figure de rhétorique, cette dualité étant en général trop peu prise en compte. 1. D’un côté la clarté convaincante et intensifiante de l’enargeia ou de l’illustratio (Cicéron), où les détails ont une importance particulière comme « effets stylistiques » de « mise en scène » qui ajoutent à l’éloquence discursive théâtralisée une ornementation brillante et éclatante (Quintilien). 2. D’un autre côté, la figuration de concepts non figuratifs par des « images-schèmes » (Hermogène, Sextus Empiricus), ce qui est très différent des « images-scènes » venant parer un discours. Ce problème est plus profond et nous conduit à Kant. Herman commente dans son texte la Critique de la faculté de juger et la façon dont Kant utilise le concept d’hypotypose. On sait que, selon Kant, il ne saurait y avoir d’intuition adéquate pour des Idées de la Raison. Toute présentation intuitive (Darstellung) de concept est une hypotypose, et elle est soit « schématique » (lorsqu’une intuition adéquate correspondant au concept est donnée), soit « symbolique » (lorsqu’une intuition inadéquate et non correspondante est introduite simplement par analogie)6. Dans une hypotypose symbolique, on ne se trouve pas en présence d’un schème pour un concept mais d’un symbole pour la réflexion. LESSING, KANT ET GOETHE Une source complémentaire de discussions a été notre passion commune pour l’esthétique classique, avec les grands textes de Winckelmann, Lessing, Herder et Goethe sur le Laocoon7. J’y ai consacré pour ma part de nombreux travaux synthétisés dans le long premier chapitre de Morphologie et Esthétique, que Herman a si bien commenté dans les Actes 6

I. Kant, Kritik der Urtheilskraft (1790), in : Kants gesammelte Schriften, Band V, Preussische, Akademie der Wissenschaften, Berlin, Georg Reimer, 1913, §59 (trad. fr. A. Philonenko, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1979). 7 J. J. Winckelmann, Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke in der Maleriei und Bildhauerkunst, 1755, trad. fr. L. Mis, Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture, Paris, Aubier, 1954 / 1990 ; G. E. Lessing, Laokoon, oder über die Grenzen der Mahlerey und Poesie, Berlin, Christian Friedrich Bos, 1766, trad. Courtin (1866), Paris, Hermann, 1990 ; J. W. von Goethe, « Über Laokoon », Die Propyläen (1798), repris dans Gesammelte Werke, vol. 8, Bertelsmann Verlag, Gütersloh; trad. « Sur Laocoon », in : Écrits sur l’Art, Paris, Klincksieck, 1983, p. 164-178.

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sémiotiques en 20078. De son côté, Herman y a consacré aussi de nombreux travaux, tels que « La sémio-esthétique de Lessing »9, le chapitre 5 de La Voix et son temps10, la section « Lessing et après : la reconquête du temps plastique » dans Épiphanies de la présence11, son ouvrage récent La Main et la matière12, ou sa discussion avec Amir Biglari dans La Sémiotique en interface13. On sait que Lessing (son Laokoon est de 1766) a insisté sur la nécessité de corréler chaque art à son medium qui lui impose de fortes contraintes mais, en même temps, lui garantit son essence spécifique et son autonomie. Contrairement aux conceptions de son époque, Lessing estime que le sensible n’est pas de « l’intelligible confus » et possède des structures sui generis. Dans une remarquable vision sémiotique, il affirme que « les signes doivent avoir une relation naturelle et simple avec l’objet signifié ». Les arts plastiques (peinture, sculpture) sont des arts de l’espace et les arts littéraires (poésie, récits) et musicaux sont des arts du temps. Autrement dit, en tant que pratique « des formes et des couleurs étendues dans l’espace », la peinture relève d’une grammaire méréologique de la juxtaposition spatiale et non pas d’une succession temporelle d’événements (c’était avant le cinéma). Il s’agissait d’une révolution critique (anticipant celle de Kant) qui conduisait à une condamnation sévère du genre descriptif (comme poésie visuelle et « peinture parlante ») et de l’allégorie (comme peinture littéraire et « poème muet »). La peinture n’a pas à « exprimer des idées générales » : la limitation essentielle de son médium implique que les parties d’une composition plastique doivent être spatialement corrélées et que les propriétés esthétiques de l’œuvre doivent dériver d’un accord méréologique entre les parties spatialement reliées en un tout. 8 Herman Parret, compte rendu de « Jean Petitot, Morphologie et esthétique », Actes Sémiotiques, n° 104-106, 2007, en ligne : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2148. Jean Petitot, « Semiotic enargeia: a tribute to Umberto Eco », in : The Philosophy of Umberto Eco, The Library of Living Philosophers, La Salle, Illinois, Open Court Publishing Company, 2016, p. 331-362 9 Herman Parret, La sémio-esthétique de Lessing, Documents de travail, n° 290-292, Centro Internazionale di Semiotica e Linguistica, Urbino, 2000. 10 Herman Parret, La Voix et son temps, De Boeck, Paris, 2002. 11 Herman Parret, Épiphanies de la Présence. Essais sémio-esthétiques, Pulim, Limoges, 2006. 12 Herman Parret, La Main et la Matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, Paris, Hermann, 2018. 13 Herman Parret, « Sémiotique et esthétique », in : La Sémiotique en interface, dir. A. Biglari et N. Roelens, Paris, Kimé, 2018, p. 409-431.

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On peut résumer cette analyse de Lessing par le tableau suivant (que l’on trouvera aussi dans mon livre Morphologie et Esthétique) : Forme de l’intuition Syntaxe

Espace Syntaxe spatiale

Temps Syntaxe temporelle

Éléments

Domaines d’étendue

Intervalles de durée

Mode de connexion et principe de composition

Juxtaposition spatiale et coexistence synchronique

Succession temporelle et consécution syntagmatique

Objet propre (représentation directe)

Corps (organisés par juxtaposition spatiale de parties)

Actions (organisées par succession temporelle d’évènements)

Art

Arts plastiques (peinture)

Arts narratifs (poésie)

Signes

Signes spatiaux naturels

Signes temporels conventionnels

Faculté cognitive

Perception (sensible)

Concept (intelligible)

Représentation indirecte d’actions à travers des corps

de corps à travers des actions

Trahison de l’essence

Description : peindre des formes en cherchant à naturaliser des signes temporels conventionnels

Allégorie : exprimer des idées générales en cherchant à rendre conventionnels des signes spatiaux naturels

L’hypotypose du bouclier d’Achille dans Homère que nous avons évoquée plus haut est un exemple de conversion de signe spatiaux en signes temporels. Homère peint le bouclier non pas comme achevé, parfait, mais comme un bouclier qu’on est en train de faire. Il a donc [...] usé de cet heureux artifice qui consiste à changer en consécutif ce qu’il y avait de coexistant dans son sujet.

À juste titre, Herman a critiqué le trop strict dualisme de Lessing qui vaut peut-être pour la peinture mais pas vraiment pour la sculpture qui se trouve pourtant au centre de son Laokoon. En effet, la sculpture introduit des éléments supplémentaires : 1. La tridimensionnalité qui permet différentes perspectives et des mouvements autour des œuvres, mouvements qui sont des trajectoires temporelles. 2. La poly-sensorialité des arts plastiques, leur poly-esthésie et leurs synesthésies.

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Pour critiquer le binarisme lessingien Herman se réfère alors à Herder pour, au-delà de son nationalisme linguistique pré-romantique, s’inspirer de sa « physio-esthétique » tenant compte de plusieurs canaux sensoriels, entre autres le sens auditif du ton et le sens haptique : Herder […] soutient que la classification des arts plastiques (peinture, sculpture, architecture) dépend de la spécificité des canaux sensoriels invoqués.14 La règle syntaxique organisant le signifiant pictural est le déploiement d’un espace visible tandis que la règle syntaxique organisant le signifiant sculptural est la dynamique d’une spatialisation tactile.15

En ce qui concerne le point (1), il est vrai que les objets tridimensionnels synthétisent une infinité d’esquisses (cf. la théorie des Abschattungen de Husserl que j’ai modélisée dans Naturalizing Phenomenology16) mais ils demeurent néanmoins spatiaux. La temporalité des mouvements leur est externe et non pas interne. En ce qui concerne le point (2), il y aurait beaucoup à dire à partir des résultats des neurosciences contemporaines sur les similarités et les différences entre le sens optique (distal) et le sens haptique (proximal). À partir de Lessing, de la Critique de la faculté de juger kantienne et de la Morphologie goethéenne qui en est directement issue, j’ai décrit une « généalogie morphologique du structuralisme » conduisant à sa modélisation par la morphodynamique de René Thom17. Le fil directeur était le fait que le développement d’une théorie des formes mathématiquement solide et applicable à de très nombreux phénomènes en sciences naturelles (phénomènes critiques et transitions de phases, ruptures de symétries, ondes de choc, caustiques de géodésiques, formation de patterns, etc.) permettait de refaire droit scientifiquement aux traditions morphologiques d’inspiration goethéenne qui sont à l’origine du structuralisme aussi bien chez Propp que chez Lévi-Strauss. La compréhension scientifique de la structuration hylémorphique qualitative du monde sensible, permet en retour un approfondissement de la notion de « finalité » (au sens d’organisation) dans la Critique de la faculté 14

Parret, « Sémiotique et Esthétique », art. cité, p. 419. Parret, Épiphanies de la présence, op. cit., p. 137. 16 J. Petitot, « Morphological Eidetics for Phenomenology of Perception », in : Naturalizing Phenomenology: Issues in Contemporary Phenomenology and Cognitive Science, J. Petitot, F. J. Varela, J.-M. Roy, B. Pachoud, éds., Stanford University Press, 1999, p. 330371. 17 Cf. Jean Petitot, « La généalogie morphologique du structuralisme », Critique, numéro spécial en hommage à Claude Lévi-Strauss, éd. par M. Augé, n° 620-621, 1999, p. 97-122 et Jean Petitot, 2004. 15

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de juger en y mettant en avant la question d’une théorie de la forme aussi bien dans la Critique de la faculté de juger esthétique (« finalité subjective formelle » et « jugement sans concept ») que dans la Critique de la faculté de juger téléologique (« finalité interne objective » et « finalité sans fin » des « fins naturelles »). Côté objectivité, les formes naturelles ne sont pas en général, selon Kant, mécaniquement explicables à cause de leur contingence (elles relèvent d’une « tekhnè » de la Nature comme Art et non pas d’une « phusis ») et, côté subjectivité, elles sont à même de transformer la sensation (Empfindung) en affect, émotion, sentiment (Gefühl). L’analyse rejoint les travaux sur la phénoménologie de la présence comme présentation (Darstellung) de l’apparaître (Erscheinung) que l’on trouve par exemple chez Ernst Cassirer, Louis Guillermit ou Olivier Chédin. Dans son compte-rendu de Morphologie et Esthétique, Herman critique cette trop forte focalisation sur la problématique morphologique, estimant qu’il faut accorder une plus grande importance au sensus communis dont relève l’universalité subjective du jugement de goût (Geschmacksurteil). Le sens commun esthétique est effectivement nécessaire selon Kant pour que des jugements subjectifs déterminés uniquement par le sentiment et non pas par l’expérience objective puissent néanmoins « se communiquer universellement ». La réponse à cette critique se trouve dans l’idée d’une « montée » du morphologique vers le sémiotique dans le cadre de ce que, paraphrasant Greimas, j’ai appelé un « parcours génératif » morphosémiotique18. Cette idée conduit à la phénoménologie des objets-valeurs chez Husserl. Mais avant d’y venir, restons encore un instant en compagnie de Lessing. LESSING ET LA MODERNITÉ Il faut en effet noter que, dans leur radicalité, les thèses de Lessing ont inspiré un certain nombre de spécialistes de l’art et de la littérature modernes. En voici brièvement deux exemples. 1. Clement Greenberg Dans La voix et son temps (chapitre « La voix dans l’art contemporain »), Herman analyse en détail l’exemple de l’expressionniste abstrait 18 Cf. Jean Petitot, « Jugement esthétique et Sémiotique du monde naturel chez Kant et Husserl », Actes sémiotiques VIII, 35 (1985), p. 24-33.

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et critique d’art américain Clement Greenberg (1909-1994) dans ses essais Towards a new Laocoon (1940)19 et Modernist Painting (1960). Greenberg (admirateur de Keats et T. S. Eliot en littérature, Pollock et Krasner en peinture, puis plus tard défenseur de l’abstraction pure « postpicturale ») a fait remonter l’essence du modernisme pictural à Lessing en cherchant à radicaliser son « opticalité pure » sans « poétisation » ni « mélodification ». Il reprend la thèse que « c’est par le medium que chaque art est unique et strictement lui-même ». 2. Joseph Frank De son côté, Joseph Frank (1919-2013), mondialement connu comme l’un des plus grands spécialistes de Dostoïevski, a écrit en 1945 un essai Spatial Form in Modern Literature dans la Sewanee Review n° 53, dont le dossier (compléments, critiques, réponses aux critiques) a été publié en 1991 sous le titre The Idea of Spatial Form20. L’essai de 1945 fut publié grâce à l’appui d’Allen Tate (1899-1979, poète conservateur du Sud, écrivain, critique et biographe) auquel le recueil de 1991 est dédié. Frank a introduit le concept de forme spatiale comme concept clé de sa théorie littéraire des expériences formelles des innovations littéraires de l’entre-deux-guerres. Il a été inspiré par Lessing et l’a ensuite relié explicitement au formalisme russe puis au structuralisme français. Au début de sa carrière, il s’intéressait aux avant-gardes (T. S. Eliot, Ezra Pound, James Joyce, Djuna Barnes) et avait besoin de nouvelles méthodes d’analyse théorique en critique littéraire. Après avoir longtemps cherché, il trouva le texte de Lessing et s’appuya sur lui pour expliquer certains caractères majeurs de ces nouvelles techniques d’écriture. Le phénomène de composition littéraire qui l’intéressait chez ces auteurs était la déstructuration, voire la dislocation, de la temporalité narrative visant à faire apparaître des relations de juxtaposition entre des fragments narratifs séparés par une longue distance dans la chaîne temporelle du récit. Dans ces textes, la syntagmation se trouve donc parfois mise au service de correspondances paradigmatiques au lieu de refléter l’enchainement des événements. Joseph Frank illustra ce phénomène en citant entre autres le grand shakespearien George Richard Wilson Knight, spécialiste du mythique en littérature qui, dans The Wheel of Fire préfacé par T. S. Eliot, expliquait 19 Clement Greenberg, « Towards a new Laocoon », Partisan Review, 1940 ; tr. Pascal Krajewski, « Vers un Laocoon plus neuf », Appareil n° 17, 2016 [consultable en ligne]. 20 J. Frank, The Idea of Spatial Form [1945], Rutgers University Press, 1991.

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qu’« une tragédie shakespearienne est aussi bien spatialement que temporellement mise en scène dans l’esprit »21, et utilise une série de correspondances qui sont reliées les unes aux autres indépendamment des séquences temporelles de l’histoire.22

La réflexion dont est parti Joseph Frank a été alors que ces correspondances structurelles synchroniques animant les avant-gardes littéraires sont en fait constitutives des arts visuels. Il y a ainsi une irruption de la logique spatiale dans la logique temporelle du narratif. Et c’est ici que Lessing devient approprié. Je me souvins que mes idées commençaient à prendre une forme cohérente qu’au moment où j’avais finalement achevé la lecture du Laocoon de Lessing. […] J’y trouvai une clé systématique que j’avais cherchée sans la connaître.23

D’où le projet : « le but du présent essai est d’appliquer la méthode de Lessing à la littérature moderne ». Avec Eliot, Pound, Joyce, Barnes, etc., la littérature moderne « évolue en direction d’une forme spatiale ». Joseph Frank analysa alors la « réorientation complète » du rapport au langage (à la fois pour l’écrivain et pour le lecteur) induite par cette logique de l’espace (« space logic ») opposée à celle du temps (« time logic »), naturelle au narratif. Il y trouva en particulier une crise de la référence : les fragments ne prenant sens que par leurs relations avec d’autres fragments disséminés dans la chaîne textuelle, leur référence n’est plus une référence au sens de désignation extrinsèque mais une référence croisée (« cross-reference ») au sens où les relations internes avec les autres fragments leur donnent sens. Frank appelle cette stratégie le principe de la référence réflexive (« principle of reflexive reference »). Nous sommes en 1945 : bien avant le structuralisme des années soixante et la mise au jour par Lévi-Strauss et Greimas de la projection de l’axe paradigmatique sémantique sur l’axe syntagmatique actantiel ! Plus tard, dans les années soixante et soixante-dix, Frank revint sur ces problèmes et fit le lien avec les nouvelles méthodes de la critique littéraire, nommément celle du structuralisme français. Il expliqua qu’il y avait 21 George Richard Wilson Knight, The Wheel of Fire, notre traduction (texte original: « a Shakespearian tragedy is set spatially as well as temporally in the mind »). 22 J. Frank, op. cit., texte original : « a set of correspondences which are related to each other independently of the time-sequence of the story ». 23 Frank, ibid., texte original : « I recall vividly that my ideas only began to take coherent shape once I finally read Lessing’s Laocoon » […] « There was the systematic clue I had been searching for without knowing it » (p. xiv); « the purpose of the present essay is to apply Lessing’s method to modern literature » (p. 10).

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convergence avec son idée de forme spatiale et que donc Lessing devait être considéré comme un précurseur du structuralisme. Qui plus est, il rappela que Jakobson était lié au formalisme russe et il inclut donc le formalisme russe, en particulier Viktor Chklovsky, dans cette généalogie. Son ami Tzvetan Todorov faisait le lien. Le structuralisme dont Joseph Frank s’est plus tard senti le plus proche a été celui de Gérard Genette, en particulier dans Figures II et Figures III, car il concernait également l’application de théories littéraires à des avantgardes, plus particulièrement le Nouveau Roman. PHÉNOMÉNOLOGIE DES OBJETS VALEURS Le chapitre III de Morphologie et Esthétique résume l’approche eidétique de ce que Husserl appelait le « flux héraclitéen des morphologies sensibles remplissant la spatialité intuitive ». Husserl reformule phénoménologiquement la Critique de la faculté de juger esthétique de Kant dans les Ideen II. La thèse est que, dans le cadre de la corrélation noèse / noème, la valeur est le corrélat noématique de l’affect (du sentiment de plaisir ou de peine chez Kant). Par conversion de l’attitude affective en attitude théorique, le sentiment subjectif se convertit en propriété quasi-objective (la « beauté ») appréhendée dans une intuition axiologique. D’où le concept d’objet-valeur en tant que forme évaluée corrélat noématique d’actes noétiques pathiques et thymiques, d’une « intention oréxique », bref, d’une intentionnalité désirante. Husserl développe alors le parallèle entre objets de perception et objets de valeur : la valeur esthétique est au perçu sensible ce que le sentiment est à la perception et ce que les affects sont aux sensations. Autrement dit, de même que les sensations jouent le rôle de hylé pour les vécus intentionnels ayant pour corrélat les objets de perception, de même les affects jouent le rôle de hylé pour les vécus intentionnels ayant pour corrélat objectal les objets de valeur. Les affects sensibles sont des moments dynamiques, énergétiques, kinesthésiques, de tension, de relaxation, d’inhibition, de détente, du corps propre esthésiologique comme chair (Leibkörper entrelaçant une « âme » avec un corps biologique). À ce titre, ils constituent des « soubassements hylétiques » de l’appréhension de valeur. Base hylétique

Actes

Objet noématique

Sensations

Perception

Chose matérielle

Affects

Sentiment

Objet-valeur

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Toutefois, et Husserl y insiste à plusieurs reprises, la « couche d’être » de la valeur (dans le cadre de ce qu’il appelle des « ontologies régionales ») n’est pas autonome. Elle « se fonde dans » et « s’édifie sur » la couche d’être morphologique qui est le corrélat objectal des actes noétiques perceptifs. En ce sens la valeur (le sens) se fonde dans la forme. Une première critique que Herman a portée contre Husserl concernait son « cartésianisme ». Je garde un souvenir ému du colloque de notre groupe Sigma qu’il a organisé en 1988 à la Villa Serbelloni de la fondation Rockefeller à Bellagio sur le lac de Côme24. Herman y expliqua qu’il fallait corréler à la phénoménologie « egologique » propre au premier Husserl (cartésien) une phénoménologie « egopathique » dont l’intersubjectivité serait portée par le sens commun (cf. supra). Mais c’est précisément ce que fait le second Husserl (post-cartésien) dans des textes comme les Ideen II. La discussion avec Herman porte donc en définitive plutôt sur l’interprétation qu’il faut donner aux concepts husserliens réciproques de « fondation » et d’« édification ». Il est vrai que je les interprète peut-être de façon un peu trop « verticale » comme des couches en quelque sorte stratigraphiques alors que chez Husserl, même s’il y a bien dépendance de la couche sémiotique de la valeur relativement à la couche morphologique, la couche sémiotique relève en même temps d’une aperception spécifique. Dans la saisie esthétique du sens, il s’agit d’un mode d’aperception fondamental dans laquelle un apparaissant sensible ne devient pas un donné sensible, un perçu, mais dans l’unité même d’une appréhension d’un autre type, constitue une objectivité d’un type propre.25

Le fait qu’il existe deux aperceptions et deux modes d’appréhension différents, les uns naturalistes, les autres personnalistes, du même ego, constitue pour Husserl un « état de choses énigmatique ». Les uns ont pour corrélats noématiques des objets de perception et les autres ont pour corrélats noématiques des objets-valeurs : 24

Le groupe Sigma était un groupe international de recherche interdisciplinaire sur la signification, fondé en 1986 par des sémioticiens (proches surtout d’A. J. Greimas et d’U. Eco) et des linguistes. Il se réunissait régulièrement dans des fondations académiques, les membres fondateurs prenant en charge à tour de rôle l’organisation d’une rencontre. En 1988 à Bellagio, étaient présents (d’après mes notes) outre Herman et moi-même, Michel Arrivé, Jacqueline Authier-Revuz, Alain Berrendonner, Marie-Jeanne Borel, Jean-François Bordron, Silvana Borutti, Per Aage Brandt, Omar Calabrese, Claude Chabrol, Jean-Claude Coquet, Béatrice De Gelder, Jean-Pierre Desclés, Paolo Fabbri, Zlatka Guentchéva, JeanLouis Houdebine, Michel Meyer, Pierre Ouellet, Jacques Poulain, Marina Sbisà, Peter Stockinger, Alain Trognon, Patrizia Violi, Claude Zilberberg. 25 E. Husserl, Idées directrices pour une Phénoménologie II : Recherches phénoménologiques pour la constitution (trad. E. Escoubas), Paris, Puf, 1982, p. 327.

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L’appréhension du corps (Körper) comme corporéité charnelle fondatrice (Leib) sert de soubassement constituant [hylétique] pour l’appréhension compréhensive du sens.26

Et Husserl développe la thèse remarquable que le Leibkörper est structuré comme un langage, son articulation étant « compréhensive », une « articulation du sens »27. Herman a commenté le parallèle husserlien entre objet-valeur et objet de perception, entre valeur signifiante et perception sensible, sentiment et perception, affects et sensation28, et critiqué mon interprétation de la « fondation » husserlienne comme enracinement morphologique du sémio-esthétique. Le problème est difficile et il est effectivement peutêtre trop simple de résoudre l’« état de choses énigmatique » d’une double ontologie en posant, dans une optique de naturalisation du sens, que l’une « émerge » de l’autre, comme si la forme comme phénomène de l’organisation de la matière se trouvait sémiotisée dans un second temps. En effet, il s’agit peut-être plutôt d’une « racine commune », comme celle entre « phusis » mécaniste et « tekhnè » téléologique que Kant développe dans la Critique de la faculté de juger téléologique à propos de l’organisation biologique. Il serait alors pertinent d’appliquer ici le concept du als ob. Chez Kant, le concept de « fin naturelle » (i.e. de structure morphologique fonctionnellement auto-organisée) est à la fois empiriquement conditionné (imposé par l’expérience) et transcendant pour la faculté de juger déterminante. C’est pourquoi, bien que seulement régulateur (non constitutif), le principe de la finalité interne objective vaut avec autant de nécessité pour notre faculté de juger humaine que s’il était un principe objectif.29

Tout se passe comme si (« als ob ») il était objectif. Il en va de même ici. Tout se passe comme si le sens émergeait de la forme suivant une « montée morpho-sémiotique » de type « parcours génératif ». CONCLUSION : LES

AXIOLOGIES FIGURATIVES

Toutes ces discussions avec Herman sur les modalités du visible concernaient surtout le visible comme perception, c’est-à-dire comme ensemble 26

Husserl, Idées II, ibid., p. 330. Husserl, Idées II, ibid., p. 331. 28 Cf. Parret, « Sémiotique et esthétique », art. cité, p. 421. 29 I. Kant, Kritik der Urtheilskraft (1790), in : Kants gesammelte Schriften, op. cit. ; trad. fr. A. Philonenko, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 218. 27

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de « saillances » figuratives au sens de René Thom. Mais d’autres discussions ont porté plutôt sur les « prégnances » animant le visible, comme la lumière et l’énergie. Les prégnances sont beaucoup plus affines à la dimension thymique que les saillances. Dans mes deux textes sur Proust repris dans Morphologie et Esthétique, je commente plusieurs fois cette dualité. Par exemple : 1. Dans ses incomparables variations sur la petite phrase de Vinteuil comme « beau dialogue » entre violon et piano, Proust analyse très profondément la dualité entre la petite phrase (i) comme impression, prégnance thymique et affect esthésique (harmonie sans contour, « odorante » et sans nom, « bulle irisée », « sensation délicieuse » et « charme » ouvrant l’âme), (ii) comme perception, saillance figurative, morphologie sonore, articulée comme un « dessin » ou une « architecture ». 2. Dans son élaboration progressive de la complémentarité du « côté de Guermantes » (« avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or ») et du « côté de Méséglise » (« avec ses lilas, ses aubépines, ses bleuets, ses coquelicots, ses pommiers »), Proust développe d’extraordinaires axiologies figuratives au sens de Greimas, celles-ci consistant, rappelons-le, en homologations symbolisantes entre des valeurs existentielles profondes et des éléments comme l’Eau, l’Air, la Terre ou le Feu. Par exemple, le côté de Guermantes est un cosmos aquatique, une « région fluviatile » traversée par les « belles eaux vives » de la Vivonne, cours d’eau aux sources inconnues comme « l’entrée des Enfers » et gardées par « un pêcheur au chapeau de paille » qui est « la seule personne dont je n’aie jamais découvert l’identité ». Le narrateur y pénètre comme Dante dans l’Enfer. Les étangs de la Vivonne sont un « parterre d’eau » hébergeant les nymphéas que le soleil semblait en miroir « faire fleurir en plein ciel ». C’est en rapport avec ce cosmos que la duchesse de Guermantes, au corps transfiguré par l’aura de sa noblesse, apparaît « un jour » pour la première fois au narrateur dans l’église de Combray, dans une assomption mystique et solaire comparable à l’apparition de Béatrice dans le chant XXX (vers 22-31) du Purgatoire de la Divine Comédie. C’est préférentiellement du côté des prégnances tant externes (lumineuses et énergétiques) qu’internes (thymiques) que se déploie le mieux, me semble-t-il, la sémio-esthétique d’Herman. Et pour conclure ce bref hommage, je ferai une référence à Turner qui confiait à Ruskin : « atmosphere is my style ». Dans son dernier ouvrage,

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La Délicatesse des sens, Herman parle, à propos des « abîmes de la transparence », des « paysages atmosphériques » de Turner avec leurs brumes, troubles de l’air, vapeurs, brouillards, fumés, nuages, tempêtes qui « vaporisent » les formes, les dissolvent et les déréalisent, et dérangent « l’évidence diaphane ». Cela a fait écho pour moi à un exposé que j’avais fait le 15 mai 1985 au séminaire Greimas sur les axiologies figuratives chez Turner. L’idée était que Turner a prospecté, dans le parcours génératif morpho-sémiotique à la Lessing-Goethe de la peinture figurative (réinterprété sémiotiquement), la descente des niveaux figuratifs non pas vers l’actantialité profonde mais vers la sémantique fondamentale. Ses représentations virtuoses, sublimes, magiques, des prégnances lumineuses et énergétiques fonctionnent comme des axiologies figuratives pures (soleil, océan, ciel, vapeurs, etc.), éliminant les saillances figuratives actorielles et homologuant des prégnances objectives à des prégnances subjectives. Comme disait William Gaunt (1974), Turner est un « génie des éléments ». À l’opposé, William Hazlitt, l’un des critiques les plus négatifs de Turner, rapportait en 1814 que l’on disait que « ses paysages sont des portraits du néant, mais très ressemblants ». Au fond, cette boutade est assez juste et dit à peu près la même chose : avec Turner on passe de l’esthétique du beau à l’esthétique du sublime, c’est-à-dire au néant de l’infini. * J’espère que, dans sa clémence, le temps me donnera l’occasion de continuer à discuter de ces points avec Herman. Et d’ici là j’aimerais le remercier pour tous ces échanges intellectuels profonds et amicaux qui restent parmi les plus attachants de ma vie sémiotique et philosophique.

DES RELATIONS ENTRE PLAISIR ET DÉPLAISIR (PROBLÈMES DE PRÉSÉANCE, D’ALTERNATIVE, DE MÉLANGE) Baldine SAINT GIRONS Pour Herman Parret, qui découvre des trésors dans l’océan des langues, ce florilège de trente citations, dont l’ensemble, raisonné et subjectivement orienté, s’écarte peu du fil de la chronologie. Plaisir et déplaisir s’y révèlent comme deux types opposés de discrimination en acte ou deux formes embryonnaires de jugement. Ils anticipent en acte, l’un l’affirmation (préfigurée par l’absorption) et l’autre la négation (préfigurée par l’expulsion). À travers eux, le moment esthétique de la pensée (celui de son avènement ou de son retour dans « la partie sensible »1) se découvre comme originaire et possiblement salvateur pour un sujet en mal de lui-même. Qui veut le plaisir rencontre le déplaisir. La difficulté tient dans l’obligation de prendre en compte des pôles positifs et négatifs aux combinaisons mouvantes : simples contraires qui diffèrent les uns des autres ou bien contradictoires, et dans ce cas, s’excluant mutuellement ou bien se retournant l’un dans l’autre, selon la loi de la coïncidence des extrêmes opposés. Si l’on considère, par ailleurs, le plaisir non plus comme relatif, mais comme positif, ne se marginalise-t-il pas devant l’éblouissement de la présence ?

I. Avantages et inconvénients du dualisme : l’adverse peut être complémentaire et le contraire ne pas être discordant, comme en témoignent la menuiserie (mortaise et tenon), la musique (dans laquelle ἁρμονία signifiait l’octave) ou la médecine (allopathie). 1. τὸ ἀντίξουν συμφέρον, ἐκ τῶν διαφερόντων καλλίστην ἁρμονία (tò antíxoun symphéron, ek tôn diapheróntōn kallístēn harmonía). L’adverse, bénéfique. À partir des différents, le plus bel assemblage.

1 Je reprends ici l’heureuse expression de Michel Guérin dans son Leroi-Gourhan, Paris, Hermann, 2019, p. 153.

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Ce qui est taillé en sens contraire s’assemble ; de ce qui diffère naît la plus belle harmonie. Héraclite (traductions successives de Marcel Conche et d’Abel Jeannière)2 2. Moi je le dis, si l’homme était un, il ne souffrirait jamais. Hippocrate3 3. […] Tous les bœufs et les chevaux et toutes les bêtes [...] poursuivent la jouissance (khairein). Le vulgaire s’y fie, comme les devins aux oiseaux, pour juger que les plaisirs sont les facteurs les plus puissants de la vie bonne et regarde les amours des bêtes comme des témoins plus autorisés que ne sont les amours nourris aux intuitions rationnelles de la muse philosophique. Platon4 4. Je suis venu pour apporter non la paix, mais la guerre. Jésus-Christ5 II. Comment le plaisir et le déplaisir me révèlent à moi-même, ainsi qu’à autrui, et expriment ce que je reconnais en acte comme bon ou comme mauvais. 5. […] Sentir que nous sentons ou que nous pensons, c’est sentir que nous sommes (puisqu’être, c’est, nous l’avons dit, sentir ou penser). Or sentir que l’on vit, c’est une chose plaisante par elle-même. Aristote6 6. Ainsi donc la sensation est analogue à la simple énonciation et conception ; mais quand l’objet est agréable ou pénible, par une sorte d’affirmation ou de négation, on le recherche ou l’évite. Aristote7 7. On admet d’ordinaire que le plaisir est ce qui touche le plus près à notre humaine nature ; et c’est pourquoi l’éducation des jeunes gens, c’est 2 Héraclite, Fragments, trad. Marcel Conche, Paris, P.U.F., 1986, p. 401, et trad. Abel Jeannière, Paris, Aubier-Montaigne, p. 102. 3 Hippocrate, De la nature de l’homme, 2, in : Traités d’Hippocrate, BNF Gallica, cité par Jackie Pigeaud dans De la mélancolie, Paris, Dilecta, 2005, p. 129. 4 Platon, Philèbe, 67b 1-2, trad. Auguste Diès, Paris, Les Belles lettres, 1966. 5 Matthieu 10, 34. 6 Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 9.1170a29, trad. Jackie Pigeaud, in : Les Épicuriens, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 309. 7 Aristote, De l’âme, III, 427b, éd. A. Janonne et E. Barbotin, Paris, Les Belles Lettres, 1966.

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par le plaisir et la peine qu’on les gouverne. On est également d’avis que, pour former l’excellence du caractère, le facteur le plus important est de se plaire aux choses qu’il faut et de détester celles qui doivent l’être. Aristote8 8. Trahit sua quemque voluptas. Ce qui emporte chacun, c’est son propre plaisir. Virgile9 III. Dangers de la réflexion et du retour sur soi : le plaisir suspect pris au spectacle du malheur d’autrui. 9. Suave, mari magno turbantibus aequora ventis, E terra alterius magnum spectare laborem; Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas, Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est. Suave, quand les vents troublent la surface, sur la mer immense, De contempler depuis la terre l’effort immense d’autrui ; Non que la souffrance d’autrui soit doux plaisir ; Mais apprécier la distance des maux, dont on est soi-même à l’écart, est [suave. Lucrèce10 10. […] Je m’instruis mieux par contrariété que par exemple, et par fuite que par suite. À cette sorte de discipline regardait le vieux Caton, quand il dit que les sages ont plus à apprendre des fols que les fols des sages, […]. Ce qui point touche et éveille davantage que ce qui plaît. Montaigne11

8 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 1, trad. René Antoine Gontier et Jean Yves Jolif, Presses Universitaires de Louvain, 1958-9. 9 Virgile, Bucoliques, II, 65, traduction Jeanne Dion et Philippe Heuzé, Œuvres complètes, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 15. « Chacun sa passion », écrit Valéry de façon très concise (Bucoliques, ibid., p. 233). Le Dictionnaire de Félix Gaffiot, lui, souligne la force d’attraction d’un plaisir qui vous appartient : « Chacun subit l’attrait de son propre plaisir ». On pourrait aussi exploiter la résonance qui s’établit entre les verbes trahere et « trahir », pour écrire : « Son plaisir trahit un chacun ». Mais voilà qui ferait perdre à la formule virgilienne sa saveur proprement dynamique : le plaisir y surgit comme une sorte de vent qui emporte. 10 Lucrèce, De rerum natura, II, vers 1 à 6, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 309. 11 Michel de Montaigne, Essais III, 8, in : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 899-200.

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IV. Violence spécifique des passions qui viennent à l’âme par les sens. Le problème des passions artificielles, dues à l’imitation. 11. […] ces passions d’agrément et d’horreur [celles qu’on a pour les belles et pour les laides choses] ont coutume d’être plus violentes que les autres espèces d’amour et de haine, à cause que ce qui vient à l’âme par les sens la touche plus fort que ce qui lui est représenté par sa raison et que toutefois elles ont ordinairement moins de vérité. René Descartes12 12. On éprouve tous les jours que les vers et les tableaux causent un plaisir sensible ; mais il n’en est pas moins difficile d’expliquer en quoi consiste ce plaisir qui ressemble fort à de l’affliction et dont les symptômes sont quelquefois les mêmes que ceux de la plus vive douleur. […] Un charme secret nous attache donc sur les imitations […] dans le temps même que la nature témoigne par un frémissement intérieur qu’elle se soulève contre son propre plaisir. Abbé Du Bos13 V. Le plaisir d’imaginer. Rôle essentiel de la poésie et du jeu, pris comme l’art de rendre vivantes les choses inanimées. Jonction entre l’ontogenèse et la phylogenèse. 13. Le travail le plus sublime de la poésie est de donner sensibilité et passion aux choses privées de sensibilité, et c’est une propriété des enfants que de prendre des choses inanimées dans leurs mains et, en jouant, de leur parler comme si elles étaient des personnes vivantes. Giambattista Vico14 14. Les hommes d’abord sentent sans remarquer (senz’avvertire), puis ils remarquent avec une âme troublée et agitée, enfin ils réfléchissent avec un esprit pur. Giambattista Vico15 15. [Corsi e ricorsi]. La nature des peuples est d’abord cruelle, puis sévère, ensuite bienveillante, plus tard délicate, et finalement dissolue. Giambattista Vico16 12 René Descartes, Les Passions de l’âme, article 85, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 735. 13 Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture [1719], Introduction de la 1e partie, Paris, ENS B-A, 2015, p. 27. 14 Giambattista Vico, La Science nouvelle, 1744, I, Axiome XXXVII, trad. Alain Pons, Paris, Fayard, 2001. 15 Ibid., Axiome LIII. 16 Ibid., Axiome LXVII.

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16. Ceux qui jugent avec goût des ouvrages de l’esprit ont et se sont fait une infinité de sensations que les autres hommes n’ont pas. Montesquieu17 VI. L’absolu et le relatif : autonomisation ou contextualisation du plaisir et du déplaisir. Supériorité en puissance des idées de déplaisir sur celles de plaisir. Comment le sublime ne se réduit pas au pathétique. 17. Premièrement, il y a des plaisirs et des douleurs de nature positive et indépendante ; deuxièmement, le sentiment qui résulte de la cessation ou de la diminution de la douleur ne ressemble pas assez au plaisir positif pour qu’on le croie de même nature et qu’on lui donne le même nom ; troisièmement, et d’après le même principe, l’éloignement du plaisir ou la diminution du plaisir n’ont pas la moindre ressemblance avec une douleur positive. […] Chaque fois que j’aurai l’occasion de parler de cette espèce de plaisir relatif, je l’appellerai délice (delight). […] Je suis bien convaincu qu’il n’est pas reçu communément dans l’acception que j’ai adoptée ; mais je pense qu’il vaut mieux emprunter un terme déjà connu et en limiter la signification qu’en introduire un nouveau. Edmund Burke18 18. Tout ce qui est d’une certaine manière terrible, tout ce qui traite d’objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source du sublime, c’est-à-dire capable de produire la plus forte émotion que l’esprit soit capable de ressentir. Je dis la plus forte des émotions, parce que je suis convaincu que les idées de douleur sont beaucoup plus puissantes que celles qui viennent du plaisir. […] Edmund Burke19 19. Le fait que le danger ne soit pas pris au sérieux n’implique point (comme il pourrait le sembler) que l’on ne prenne pas au sérieux ce qu’il y a de sublime dans le pouvoir de l’esprit (Geistesvermögen). Emmanuel Kant20

17 Montesquieu, Essai sur le goût, publié en 1757 dans l’Encyclopédie (tome VII), Paris, Rivages, « Petite Bibliothèque », 1993, p. 35. 18 Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau [1757], I, 7, trad. Baldine Saint Girons, Paris, Vrin 1990 ; rééd. « Livre de poche », 2009. 19 Ibid., I, 7. 20 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 28, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1968.

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VII. L’invention du plaisir esthétique comme prédicat du jugement esthétique : retour sur moi, tel que je me sens moi-même, affecté par la représentation. Problèmes de l’égocentrisme et réhabilitation kantienne de la guerre, mais sous des conditions drastiques, fixées par le droit. Détournement par Sade de la théorie spinoziste du sujet comme conatus, c’est-à-dire effort pour persévérer dans l’être. Impossibilité de ne pas reconnaître l’existence de Fleurs du mal. 20. Avec une perception, un sentiment de plaisir (ou de peine) et de satisfaction peut aussi être immédiatement lié, qui accompagne la représentation et lui tient lieu de prédicat ; et ainsi un jugement esthétique qui n’est pas un jugement de connaissance, peut être produit. Emmanuel Kant21 21. La guerre, lorsqu’elle est conduite avec ordre et un respect sacré des droits civils, a quelque chose de sublime en elle-même et elle rend d’autant plus sublime la forme de penser du peuple qui la conduit ainsi, qu’il fut exposé à d’autant plus de périls en lesquels il a pu se maintenir courageusement ; en revanche une longue paix rend souverain le pur esprit mercantile en même temps que le vil intérêt personnel, la lâcheté et la mollesse, abaissant ainsi la manière de penser du peuple. Emmanuel Kant22 22. À l’égard de la cruauté qui conduit au meurtre, osons dire avec assurance que c’est un des sentiments les plus naturels à l’homme ; c’est un des plus doux penchants, un des plus vifs qu’il ait reçu de la nature ; c’est, en un mot, dans lui, le désir d’exercer ses forces. Donatien Alphonse François de Sade23 23. La vie, donc, oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui […]. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel, n’ont plus trouvé que l’ennui. […] Les biens, les avantages qui sont actuellement en notre possession, nous n’en avons pas une vraie conscience, nous ne les apprécions pas. [Suit un commentaire du Suave mari magno]. Pourtant, […] cette façon

21

Ibid., § 36. Ibid., § 28. 23 Donatien Alphonse François de Sade, Dissertation du Pape Pie VI sur le meurtre, extraite de Histoire de Juliette [1799], Paris, Manucius, 2011, p. 40. 22

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de se rendre à soi-même sensible son bien-être est bien voisine du principe même de la méchanceté active. Arthur Schopenhauer24 24. Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire. Charles Baudelaire25 VIII. Du calcul des plaisirs ou « du calcul du plus grand bonheur possible » de Bentham à la psychophysique de Fechner et à la psychanalyse. Rôle des entités réelles et fictives, des quantités de plaisir et de déplaisir et, enfin, d’une « mythologie » des pulsions de vie et de mort qui, substituée à celle des pulsions sexuelles et des pulsions du moi, permet de penser la genèse complexe du jugement et la constitution tardive du symbole de la négation. Les acquis fondamentaux sont que le principe de plaisir et le principe de déplaisir restent enchaînés l’un à l’autre et qu’il n’y a pas de « non » dans l’inconscient. Ce qui se vérifie aux moments cruciaux de la cure analytique : la négation n’y dément rien, car elle obéit aux processus primaires et à leur wishful thinking : « Vous allez penser qu’il s’agit de ma mère, mais non ». Autrement dit : « cela ne me plaît pas qu’il s’agisse de ma mère. Donc, il ne s’agit pas d’elle ». Il y a bien représentation et, par suite, levée partielle du refoulement ; mais cette représentation ne suppose qu’une acceptation intellectuelle du refoulé. Le principe de plaisir-déplaisir continue à prévaloir et la pensée n’arrive pas à passer à un stade supérieur. C’est sur ce terrain disputé qu’intervient l’acte esthétique et que se déroule un travail essentiel qui est celui de l’homo æstheticus. 25. Que le plaisir et la douleur (entendez toujours par là des plaisirs individuels et des peines individuelles) sont des entités réelles et que, par conséquent, les mots « Plaisir » et « Douleur » sont respectivement des noms d’entités réelles, personne, je crois, n’aura le cœur d’en douter. […] Les sensations seules sont les sujets immédiats ou les objets d’expérience. C’est à partir d’elles que nous inférons l’existence de telle ou telle autre entité réelle à titre d’instrument productif ou de cause. Jeremy Bentham26 24

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation [1819], II, 17, trad. A. Burdeau, Paris, Puf, 1966, p. 394 et p. 404. 25 Charles Baudelaire, Fusées, XII, in : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, t. I, p. 661. 26 Jeremy Bentham, La Table des ressorts de l’action [1815], trad. Jean-Pierre Cléro, Paris, éd. Unebévue, 2008, p. 5.

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26. Pour autant que les stimulations conscientes sont toujours en rapport avec du plaisir ou du déplaisir, on peut aussi considérer le plaisir et le déplaisir comme étant en relation psychophysique avec des conditions de stabilité et d’instabilité. Voilà qui permet de fonder cette hypothèse […] : tout mouvement psychophysique qui passe le seuil de la conscience est affecté de plaisir dans la mesure où, au-delà d’une certaine limite, il se rapproche de la stabilité complète, et affecté de déplaisir dans la mesure où il s’en éloigne au-delà d’une certaine limite ; entre ces deux limites que l’on peut considérer comme des seuils qualitatifs du plaisir et du déplaisir, il subsiste une certaine dose d’indifférence esthétique. Gustav Theodor Fechner cité par Freud au début d’Au-delà du principe de plaisir27. 27. L’étude du jugement nous dévoile et nous fait pénétrer, peut-être pour la première fois, la façon dont s’engendre la fonction intellectuelle à partir du jeu des motions pulsionnelles primaires. Le juger est le développement ultérieur, approprié à une fin, de l’inclusion dans le moi ou de l’expulsion hors du moi qui, originellement, se produisaient selon le principe de plaisir. Sa polarité semble correspondre à l’opposition de deux groupes de pulsions dont nous avons admis l’hypothèse. L’affirmation – comme substitut de l’unification – appartient à l’Eros, la négation – successeur de l’expulsion – appartient à la pulsion de destruction. […] L’opération de la fonction du jugement n’est rendue possible que par la création du symbole de négation qui a permis à la pensée un premier degré d’indépendance à l’égard des conséquences du refoulement et, par là, à l’égard de la contrainte du principe de plaisir. Sigmund Freud28 IX. Robustesse et fragilité de la valeur esthétique. Maintenue en droit, mais menacée dans son existence, la valeur esthétique rejoint la valeur artistique : elle nous fait considérer les dégradations esthétiques comme des « crimes de guerre » et s’affirme plus importante même que le plaisir qui l’accompagne. Voilà qui n’empêche pas toutes sortes de tentatives de réduction, parmi lesquelles la mascarade que constitue 27 Gustav Theodor Fechner, Quelques idées sur l’histoire de la création et du développement des organismes, Leipzig, von Breitkopf u. Hartel, X, Appendice, p. 94, in : Gesammelte Werke, XIII, Londres, Imago, 1940, p. 4-5, trad. Jean Laplanche et J.-B. Pontalis dans S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, chap. I, 3e §. 28 Die Verneinung [1925], in : Gesammelte Werke, XIV, p. 14, trad. dans Résultats, idées, problèmes, II, Paris, Puf, 1992, p. 138.

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le simple divertissement. Rappelons que cette mascarade trouve, cependant, ses lettres de noblesse dans le serio ludere (le jeu sérieux) des Anciens, dont la relation est patente avec les techniques de dissimulation. 28. On est encore réduit à s’étonner qu’un accord unanime de l’humanité n’ait pas encore banni (verworfen) la conduite de la guerre. […] Nous ne pouvons plus du tout la supporter. Ce n’est pas seulement une répugnance intellectuelle et affective, mais bien, chez nous, pacifistes, une intolérance constitutionnelle, une idiosyncrasie en quelque sorte grossie à l’extrême. Et il semble bien que les dégradations esthétiques que comporte la guerre ne comptent pas pour beaucoup moins, dans notre indignation, que les atrocités qu’elle suscite. Sigmund Freud29 29. La Beauté ne peut être aimée d’une manière féconde si on l’aime seulement pour les plaisirs qu’elle donne. Elle ne prend sa véritable portée que si on la considère pour elle-même comme quelque chose de réel existant en dehors de nous et infiniment plus important que la joie qu’elle nous donne. Marcel Proust30 30. Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’absurde ; mais c’est encore une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire. Hannah Arendt31

29 Sigmund Freud, « Warum Krieg ? », in : Gesammelte Werke, XVI, Londres, Imago, 1950, p. 26. Voir l’article « Forclusion » de Pierre Kaufmann dans L’Apport freudien, Paris, Bordas, 1993. 30 Marcel Proust, Pastiches et mélanges, in : Œuvres complètes, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 110. 31 Hannah Arendt, Between Past and Future [1954-1968], trad. dir. par Patrick Lévy, La crise de la culture, Gallimard, Idées, 1972. Voir l’article de Giovanni Lombardo, « Le σπουδαιογέλοιον et les antécédents antiques du serio ludere », in : Serio ludere. Sagesse et dérision à l’âge de l’Humanisme, dir. Hélène Casanova-Robin, Francesco Furlan, Hartmut Wulfram, Paris, Classiques Garnier, 2020.

CAHIER D’IMAGES

Herman Parret avec Ronny Delrue dans son atelier, printemps 2021.

RONNY DELRUE

Ronny Delrue, Dagboeknotitie, 05.06.2006. Media mixtes sur papier, 29 × 21,7 cm. © Ronny Delrue. Image reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Herman Parret avec René Guiffrey dans son étude, été 2018.

RENÉ GUIFFREY

René Guiffrey, « Ainsi à tout un chacun, tôt ou tard la mouche fait envie, toutes les longues joies de l’été devant elle » (Samuel Beckett). Acrylique et émail sous plaques de verre assemblées. 120 × 120 cm. 2006. © René Guiffrey. Image reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Herman Parret avec Berlinde De Bruyckere dans son atelier, été 2022.

BERLINDE DE BRUYCKERE

Berlinde De Bruyckere, San Sebastian 2019-2022. Wax, textile, wood, epoxy, iron, bronze, 352 × 246 × 129 cm, 2019-2022. © Mirjam Devriendt. Image reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Herman Parret avec Dirk Braeckman dans son atelier, printemps 2022.

DIRK BRAECKMAN

Dirk Braeckman, F.M.-M.D.-20, 2020. Ultrachrome inkjet print mounted on aluminium support in stainless steel frame, 180 × 120 cm. © Dirk Braeckman. Courtesy Zeno X Gallery, Antwerp, Galerie Thomas Fischer, Berlin and Grimm Gallery, NYC. Image reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

ÉPILOGUE

FELIX ÆSTHETICUS, UNE APOLOGIE D’ALEXANDER BAUMGARTEN Herman PARRET

Ainsi j’ai utilisé dans mes écrits, à tort et à travers sans doute, le syntagme felix æstheticus, depuis les années quatre-vingt-dix déjà, dans des contextes très différents et souvent avec des motifs passablement rhétoriques. Mais j’ai toujours eu l’intuition profonde et authentique que la qualification baumgartenienne du felix æstheticus marquait un état d’âme qui détermine bien adéquatement mon identité.

I. C’est vers 1989 que j’ai lu Baumgarten pour la première fois, en préparation de mon cours de master d’Esthétique philosophique à l’institut de philosophie de l’université de Leuven (Louvain). L’estime que Kant exprime pour Baumgarten au début de la Critique de la faculté de juger m’a poussé à étudier avec dévouement l’œuvre de ce grand précurseur, porte d’entrée inévitable du monument kantien. En effet, Æsthetica (1751) est de moins

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de quarante ans antérieur à la troisième Critique. Ma première impression en lisant Baumgarten était plutôt négative : le latin et la rigidité de l’argumentation rappellent la scolastique et surtout la sécheresse poussiéreuse de certains de ses contemporains rationalistes dont Christian Wolff, entre autres, est exemplaire. Mais si on perce l’écorce du traité de Baumgarten, on découvre une remarquable sensibilité pour les psychologies et plus particulièrement pour les projections imaginatives et non cognitives d’homo æstheticus1. J’avais sous la main en 1989 la traduction partielle en français de Jean-Yves Pranchère2, et presque en même temps le texte bilingue latinallemand, édition partielle aussi, déjà publié en 1973 par Hans Rudolf Schweizer3. Il y a d’autres éditions en allemand que j’ai pu consulter après, comme le volume dans la collection classique de Meiner, mais ce sont essentiellement les publications de Schweizer et de Pranchère qui m’ont guidé à travers Æsthetica. Jean-François Goubet et Gérard Raulet ont publié en 20054 la présentation par Stefanie Buchenau des notes du Kollegium über Ästhetik, le Cours sur l’esthétique de Baumgarten prononcé en 1750. Ces notes, prises sans doute par un étudiant zélé, ressemblent beaucoup au texte que Baumgarten a publié lui-même en 1751 ; elles n’y ajoutent pas grand-chose. Il faudra d’ailleurs revenir sur la traduction totalement fantaisiste du syntagme latin de « felix æstheticus » dans ces notes. Il y a peu de littérature secondaire sur Baumgarten. Je me sens toutefois obligé de vous avertir que le traitement de Baumgarten de la part du célèbre mais malfamé Alfred Baeumler dans Kants Kritik der Urteilskraft de 1923 est inutilement agressif et honteusement erroné, et que même Benedetto Croce ne semble pas avoir compris toute l’importance de l’Æsthetica dans ses Essais d’esthétique. Regardons un instant les traductions en français de felix æstheticus. Stefanie Buchenau, traductrice des notes du Kollegium über Ästhetik, 1 Voir mon livre La Main et la matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, Paris, Hermann, 2018, chapitre 1er, « Felix æstheticus et Veritas æsthetica », p. 33-58. J’ai publié déjà en 1992 une longue étude sur l’esthétique de Baumgarten : « De Baumgarten à Kant : sur la beauté », Revue philosophique de Louvain, n° 87, 1992, p. 312-343. 2 Alexander Gottlieb Baumgarten, Esthétique, précédé des Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème, et de la Métaphysique (traduction, présentation et notes par Jean-Yves Pranchère), Paris, L’Herne, 1988. 3 Hans Rudolf Schweizer, Ästhetik als Philosophie der sinnlichen Erkenntnis. Eine Interpretation der Æsthetica A.G. Baumgarten, mit teilweiser Wiedergabe den lateinischen Textes und deutscher Übersetzung, Basel/Stuttgart, Schwabe und Co, 1973. 4 Aux sources de l’esthétique. Les débuts de l’esthétique philosophique en Allemagne, dir. Jean-François Goubet et Gérard Raulet, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2005.

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traduit felix æstheticus systématiquement par « bel esprit », ce qui trahit le sémantisme du syntagme latin felix æstheticus en ajoutant une connotation cartésienne et en « frivolisant » le sens original chez Baumgarten, où la faculté humaine engagée dans l’expérience esthétique n’a rien de « spirituel » ; elle est au contraire conçue comme la faculté de la sensibilité construite dans et par la sensorialité5. Cette faculté humaine est appelée par Kant comme par Baumgarten le Gemüth (en ancien allemand, avec h), terme quasiment intraduisible. En outre, l’adjectif « bel » dans « bel esprit » « frivolise » l’expérience esthétique et concerne plutôt l’expérience de l’agréable que du beau. Le syntagme « bel esprit » nous conduit à sous-estimer le fait que l’Æsthetica baumgartenienne est un supplément de sa Metaphysica et, par conséquent, met en avant un idéal de perfection et de vérité. Pranchère fait un peu mieux : il traduit felix æstheticus par « l’esthéticien heureux », ce qui est encore inexact. L’esthéticien est le théoricien qui élabore la discipline philosophique de l’esthétique, tandis que l’esthète, dans ma conception, est précisément le « participant à l’ambiance esthétique », comme je le démontrerai dans la suite. Je retiens, par conséquent, plutôt le terme d’« esthète ». Toutefois, il faut de la prudence si l’on traduit felix par « heureux », pour de subtiles raisons que j’exposerai dans la quatrième partie de cet essai. Examinons la traduction standard en allemand de l’Æsthetica, celle de Hans Rudolf Schweizer. Il traduit felix æstheticus par « erfolgreichen Ästhetiker ». Erfolgreich, en allemand, signifie bien sûr « heureux », mais également « favorable », « favorisé », « réussi », « avec succès », « accompli », toutes des significations que l’on retrouve d’ailleurs aussi, mais sans doute d’une façon moins explicite, dans le mot « heureux » en français. J’estime que l’on reste le plus proche de la conception du felix æstheticus dans l’Æsthetica en proposant la traduction d’esthète accompli. Ce serait d’ailleurs accepter de prendre en compte le lien intrinsèque qui unit l’esthétique et la métaphysique (comme recherche de perfection, de vérité) chez Baumgarten. 5 J. Andreas Wolf, Ästhetische Führung im Spiegel des FELIX ÆSTHETICUS. Leitbild für Führende in dynamischer Zeit, Berlin, Felix Institut, 2019, utilise le cadre baumgartenien, spécialement l’idée du felix æstheticus, dans sa méthode expérimentale en « Organisationsund Führungswissenschaft: im Sinne einer managerialen Feinsinnigkeit im Wahrnehmen, Bewerten und Einbringen organisationaler Tendenzen und Richtungsimpulse » (p. 6). Cette réorientation de l’esthétique baumgartenienne dans le domaine de l’éducation manageriale est vraiment étonnante ! Si on parcourt le détail des instructions, on voit, en effet, qu’il s’agit bien d’augmenter la Feinsinnigkeit, l’intensité et la pertinence des perceptions, le niveau de sensibilité… On est évidemment un peu scandalisé que Baumgarten et le felix æstheticus servent à de telles pratiques !

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II. En tant qu’étude psychologique du felix æstheticus, de l’esthète accompli, le traité de Baumgarten ne peut être égalisé. Baumgarten vise l’exhaustivité en élaborant de longues taxinomies de propriétés dans ce qu’il appelle une Caractéristique, qui « consiste en une énumération des éléments qui par nature constituent dans une âme les causes prochaines de l’expérience du beau »6 (§ 27). Cette Caractéristique (élaborée du § 27 au § 77) est très détaillée. J’évoque, sommairement, quelques formulations de cette section centrale de l’Æsthetica. La Caractéristique consiste en trois ensembles de traits. 1. Une esthétique naturelle (phusis), « la disposition naturelle de l’âme tout entière à l’expérience de la beauté, disposition avec laquelle elle naît » (§ 28). Il ne convient pas de discuter de la question de l’innéité en ce lieu, mais il me semble que la position innéiste de Baumgarten dans ce débat n’est pas essentielle à la Caractéristique. On verra d’ailleurs qu’elle n’est pas la seule déterminante, mais qu’elle n’a son importance qu’en interaction avec les impressions externes, ce qui suffit déjà de le distinguer de l’héritage rationaliste cartésien. Essentielles sont plutôt les propriétés invoquées : élégance (elegantiam ; Feinheit) (§ 29) et grâce (ingenium venustum ; schönen Geist) (§ 30). a) Il me semble important de citer le texte qui analyse le « champ d’action » de cette grâce du felix æstheticus : « [Il doit avoir] la disposition à sentir avec acuité, qui permet à l’âme non seulement de découvrir, par les sens externes, la matière première de [l’expérience esthétique], mais encore de pouvoir éprouver, par son sens interne et sa conscience intime, les changements et les effets de l’ensemble des autres facultés, qu’elle devra soumettre à des règles ». Cet appel au sens interne et à la conscience intime est de prime importance pour comprendre le nœud focal de ce que Baumgarten croit être l’essence de l’expérience esthétique. b) (§ 31) La disposition naturelle à imaginer le passé, le présent et le futur, qui sera en même temps une faculté d’inventer. c) (§ 32) La disposition naturelle à l’esprit de finesse (perspicaciam ; Scharfsinnigkeit) : « la disposition naturelle qui permet pour ainsi dire de polir le matériau que les sens, l’imagination, etc. ont pour tâche de 6 Le texte latin dit : « pulchra cognitio ». Il est évident que chez Baumgarten « pulchra cognitio » ne vise pas une cognition purement intellectuelle mais bien plutôt une faculté existentiellement enracinée dans la profondeur du Gemüth.

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d)

e) f) g) h)

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fournir ; ses outils sont le discernement, […] qui exige la présence phénoménale des harmonies et exclut les disharmonies ». (§ 33) La disposition naturelle à reconnaître et la mémoire (par exemple, disposer d’une bonne mémoire évite la laideur d’une contradiction entre ce qui précède et ce qui suit). (§ 34) La disposition poétique comporte une part de la « belle méditation ». (§ 35) Le goût « délicat » (verfeinerten Geschmack) est une autre disposition, ainsi que (§ 36) la disposition à prévoir et à pressentir l’avenir, tout comme (§ 37) la disposition « à indiquer par signes ses propres perceptions ».

Les paragraphes 38-46 résument cette liste de propriétés hétérogènes sous la bannière du prédicat ingenium venustum que Schweizer traduit en allemand par schönen Geist et Pranchère en français par esprit gracieux. L’ingenium venustum est un état d’équilibre et de cohésion des facultés subjectives de l’entendement et de la raison (ou l’intelligence et le raisonnement, facultés supérieures) d’une part, et la sensibilité (faculté inférieure) de l’autre. Mais Baumgarten est catégorique : les facultés supérieures requièrent la faculté inférieure comme leur condition sine qua non (§ 41), et Baumgarten d’invoquer Platon, Aristote, Descartes et Leibniz afin de prouver que « la disposition à la beauté et la disposition à la stricte rigueur logique peuvent tout à fait concorder et vivre en un seul et même lieu ». Et il ajoute encore (§ 45) qu’il faut attribuer aux tempéraments esthétiques une certaine grandeur de l’âme, « comme chez ceux qui voient en elles l’entrée d’un chemin qui mène facilement aux choses suprêmes ». Esprit gracieux, la traduction de Pranchère pour ingenium venustum, pourrait étonner. La grâce, tout comme l’élégance, la perspicacité, la délicatesse sont toutes des prédicats qui marquent le felix æstheticus, pensé par Baumgarten comme un état d’équilibre et d’implication réciproque des facultés, i.e. des forces naturelles de l’âme (intelligence, raisonnement, sensibilité) dans sa vitalité et sa corporéité. Même si Baumgarten écrit en latin et est souvent considéré comme un rationaliste borné, il est aussi un contemporain de Diderot, de Fragonard et de Mozart, et du jeune Kant qui, déjà à ce moment, cogite le « règne des choses suprêmes ». 2. S’ajoutent encore dans l’Æsthetica à l’esthétique naturelle (phusis) deux autres branches qui vont compléter le portrait du felix æstheticus : l’exercice esthétique (askèsis, die ästhetische Übung) et la doctrine esthétique (mathèsis, die ästhetische Lehre). Le felix æstheticus n’est pas paresseux ni passif, il s’exerce à maintenir un haut degré de perfection (§ 48).

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L’accomplissement de son « esthéticité » exige du travail, une certaine lucidité quant à la qualité de cet accomplissement, un constant combat contre l’invasion de la laideur, contre la corruption de l’état de pleine culture (§ 51). Le degré d’esthéticité du felix æstheticus dépend de la dynamique de ses pratiques. Il est vrai, il faut constamment dynamiser le tempérament de l’esthète et exercer ses forces innées attirées par le beau. 3. De plus, le felix æstheticus doit contrôler et augmenter ses connaissances (mathèsis, § 62), se mettre au courant des tendances et des options artistiques. Une certaine érudition n’est pas du tout contraire à l’appréciation du beau. Baumgarten écrit ainsi que le felix æstheticus témoigne d’une « belle culture éclairée » (§63-64), qui n’est pourtant pas parfaite, exhaustive (§ 67). Le felix æstheticus n’est pas un érudit universel ou un sage omniscient, il ne se soumet pas à des « règles sans vie » (§ 77). Je conclus par une longue citation de Baumgarten qui mérite d’être lue pour son équilibre, son authenticité, sa pertinence : Je ne suis pas de ceux qui ont ou donnent d’eux l’image d’un esprit devenu en tous points parfait grâce à la science esthétique. […] J’ai déjà dit qu’avant même qu’entre en jeu une théorie de cette sorte il fallait que certaines conditions soient réunies : la nature (Naturanlage), l’esprit (Geist), le penchant naturel (Gemüth), l’exercice (Übung), la culture de l’esprit (Verfeinung des Talents), qui aujourd’hui, si la culture éclairée ne la guide pas, ne peut qu’avec peine atteindre à un stade satisfaisant.

Ce subtil enseignement concluant la Caractéristique par laquelle Alexander Baumgarten a esquissé le portrait psychologique du felix æstheticus, ouvre l’espace à un double questionnement : comment comprendre l’expérience esthétique du felix æstheticus, l’esthète accompli, et quelles sont les conditions de sa félicité ? III. On essaie donc en premier lieu de comprendre ce qu’il en est de l’accomplissement de l’esthète. Le felix æstheticus n’est ni un esthéticien-philosophe, ni un « esthétiqueur »7, loin de là, ce n’est pas celui qui découvre, identifie et classifie les « beaux objets » comme si cette classe d’objets 7

Terme inventé par Gustave Flaubert dans une lettre aux Goncourt du 13 mars 1869. Un « esthétiqueur » est responsable de l’« esthéticisation » (autre néologisme inventé par Flaubert) des styles de vie, comme le dandysme, et entre autres de la production industrielle de biens esthétiques (la cosmétique, la chirurgie plastique). Voir un beau portrait de l’« esthétiqueur » dans Yves Michaud, L’Art, c’est bien fin. Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères, Paris, Gallimard, 2021, p. 18 sq.

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était donnée en toute objectivité dans la nature et dans les cultures. L’esthète ne s’accomplit pas dans la reconnaissance passive du beau ou du sublime s’imposant du dehors. L’accomplissement de l’esthète se fait bien plutôt par le travail de et sur ses propres facultés (entendement, sensibilité et imagination) et la cultivation de la créativité de sa subjectivité. L’esthétique de Baumgarten annonce avec évidence le tournant copernicien qui sera, quelques décennies plus tard, pleinement assumé par Kant : le beau / sublime n’est pas en dehors de nous mais est une expérience intérieure, un état d’âme du Gemüth. Ainsi le felix æstheticus n’est pas un taxonomiste de « belles choses » (allant des fleurs de la nature aux couleurs et aux formes des objets d’art) mais un contemplateur créateur des forces et intensités de son intériorité, de sa singulière subjectivité. Si le positivisme objectiviste est une dérive en esthétique, il en est une autre qui, elle aussi, est totalement étrangère aux intuitions fondatrices de l’esthétique de Baumgarten. L’accomplissement du felix æstheticus ne peut être compris adéquatement si on conçoit l’expérience esthétique comme une procédure communicationnelle et informationnelle, comme si une telle expérience était un conglomérat d’informations et qu’elle pouvait être réduite à une « communication » entre un destinateur et un destinataire. Déterminer le sujet d’une expérience esthétique comme un « récepteur » m’a toujours froissé. Le pôle actif de la « relation esthétique », la source active de production, est noblement qualifié d’artiste, tandis que l’autre bout de cette « relation » est vulgairement appelé destinataire, récepteur, et pire encore, consommateur. Comme déjà annoncé plus haut, le texte de l’Æsthetica introduit la dénomination ingenium venustum (schöner Geist, esprit gracieux) pour caractériser le felix æstheticus. Le sens de ces lexèmes ne se couvre pas parfaitement dans les trois langues, loin de là. Je propose d’en retenir les deux pôles dialectiques suivants, d’une part ingenium (Geist, esprit) suggérant la profondeur d’une riche subjectivité, un champ de facultés en interaction, et d’autre part venustum (schön, gracieux) évoquant le mouvement élégant et rythmé de la créativité euphorisante d’homo æstheticus. J’ai déjà fait allusion au fragment de l’Æsthetica (§30) qui résume le mieux cette conception nodale de l’essence subjective et créatrice du felix æstheticus, le « champ d’action » de cette grâce pleinement subjectivée : « [Il doit avoir] la disposition à sentir avec acuité, qui permet à l’âme non seulement de découvrir, par les sens externes, la matière première de [l’expérience esthétique], mais encore de pouvoir éprouver, par son sens interne et sa conscience intime, les changements et les effets de l’ensemble des autres facultés, qu’elle devra soumettre à des règles ».

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Cet éloge de la disposition à sentir avec acuité et cet appel au sens interne et à la conscience intime est de prime importance pour situer ce qu’il en est de l’« accomplissement » de l’esthète. L’expérience esthétique n’implique aucun jugement objectivant (Urteil) mais plutôt une appréciation subjective (Beurteilung) – la troisième Critique en construira la théorie monumentale. Baumgarten en résume déjà quelques intuitions essentielles : sentir avec acuité, sens interne, conscience intime. En résumé, l’esthète réalise son « accomplissement » dès qu’il incarne une fine et intense sensorialité, un sentiment adéquat des profondeurs de son intériorité subjective, la récupération de son intimité authentique d’ailleurs corporellement implantée. Ni l’objectivité, ni même une subjectivité personnalisée et individualisée, mais bien plutôt une subjectivité de forces et d’intensités dont l’intimité est inexprimable, indémontrable. Ainsi, ma lecture de Æsthetica m’a amené à l’idée d’une « ambiance esthétique »8 à laquelle participe l’« amoureux de la beauté ». Dans cette « ambiance » ou « atmosphère » sentimentale baigne le felix æstheticus. Pour le felix æstheticus, la beauté est dans la vie du Gemüth, l’esthète enthousiaste est immergé dans la beauté, submergé et aspiré vers elle, fascination à la limite traumatisante, aveuglement, perte d’identité quand l’esthète risque de chuter avec terreur dans l’abîme du sublime. Composantes essentielles de cette « ambiance esthétique », lieu de résonances et de discrépances, sont la qualité d’une présence, une quiddité, et le sentiment d’insertion dans une disposition affective. Il va de soi qu’une telle « ambiance / atmosphère » esthétique ne saurait être saisie qu’à travers une expérience sensible, corporelle, synesthésique même, qui, précisément, porte en elle l’appel du suprasensible. « Sentir avec acuité », comme Baumgarten l’exige du felix æstheticus, déployer son « sens interne », exploiter « l’intimité de sa conscience », c’est précisément apprécier l’ambiance / atmosphère de beauté comme son fondement. D’aucuns vont objecter que je projette dans Baumgarten l’idée kantienne de l’expérience esthétique comme un « appel au suprasensible ». C’est vrai que je vois une envoûtante continuité entre Baumgarten, le précurseur, et Kant, le Maître. J’assume ce 8 Il y a toute une littérature sur cette notion d’« ambiance » ou « atmosphère » esthétique. Le propagateur le plus important en est Gernot Böhme qui construit sa conception du domaine esthétique à partir de ces notions. Parmi les publications les plus récentes, voir Gernot Böhme, Aisthétique. Pour une esthétique de l’expérience sensible, Dijon, Les Presses du réel, 2021, surtout les chapitres III et IV. Yves Michaud introduit les mêmes notions dans son dernier livre (voir note 7). Les deux approches sont très différentes : la théorie néo-phénoménologique de Böhme repose sur des fondements heideggériens que je n’intégrerais jamais dans ma propre conceptualisation de ambiance / atmosphère, tandis que Michaud en fait des concepts socio-esthétiques assez confus.

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danger d’une projection. Toutefois, je suis convaincu que pour Baumgarten le felix æstheticus n’est pas seulement un sujet psychologique dont la Caractéristique énumère si brillamment toutes les propriétés, mais également, et sans doute plus existentiellement ancré, un sujet submergé dans une ambiance de forces et d’intensités qui le dépasse, et l’amène là où il se sent perdu et soumis à la présence du beau, « sentiment » que, en effet, le Kant transcendantalisant va justifier par l’appel au suprasensible. Le « sentiment du beau » alors dialectise le sensible et le suprasensible, et Baumgarten nous mène certainement au seuil de cette dense conception de l’esthète accompli, l’esthète « sentimental » dont le Gemüth exploite l’acuité de la sensibilité en dialectique avec le sens interne d’une intimité qui baigne dans l’« atmosphère » d’un suprasensible de forces et d’intensités. IV. J’ai pu écrire dans mon essai récent La Délicatesse des sens quelques séquences suggérant un philosophème qui apporte une profondeur supplémentaire au sémantisme de felix æstheticus : « L’âme vagabonde du felix æstheticus […] est fond et source de l’expérience de la beauté et du bonheur de vivre » et « […] l’expérience esthétique est inséparable d’un sentiment de bonheur qu’elle génère »9. Il s’agit, il est vrai, d’une conviction inébranlable chez moi que la félicité auréole l’esthète, et que Baumgarten donne au « felix » du felix æstheticus une signifiance qui d’ailleurs est difficile à comprendre et à décrire. « Felix », il est vrai, signifie « accompli » (et le sens d’« accomplissement » s’inscrit sur le fond métaphysique de la « perfection », de la « vérité » même), comme je l’ai soutenu dans ce qui précède, mais il y a encore un autre questionnement possible. Comment comprendre la félicité chez Baumgarten ? Faut-il risquer en ce lieu le saut vers Kant, et invoquer le bonheur comme il fonctionne dans le cadre d’une éthique transcendantale ? Injecter du Kant dans Baumgarten, en ce qui concerne la félicité, proposer une lecture de Baumgarten à travers Kant en ce qui concerne ce questionnement serait hasardeux. Le bonheur, implanté sur l’horizon éthique de l’être-ensemble, de la communion et de la communauté, est pour Kant un devoir transcendantal qui n’affecte pas la nature de l’expérience 9 Dans le « Préambule » à La Délicatesse des sens, Dijon, Les Presses du Réel, 2023, p. 12.

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esthétique, ni inversement, la cultivation du beau / sublime n’a pas d’impact sur l’impératif éthique de bonheur. Et pourtant, on pourrait exploiter dans la troisième Critique des suggestions en continuité avec les intuitions de Baumgarten. Il ne faut pas s’en étonner puisque le XVIIIe siècle est fasciné par « l’idée du bonheur », aussi bien en France10 qu’en Allemagne. Plus ponctuellement, dans quelles séquences de la troisième Critique pourrait-on reconnaître une certaine continuité avec la félicité baumgartenienne ? L’eudémonisme11 est introduit dans l’Analytique du Beau à partir de la dimension thymique (ou phorique) de l’expérience esthétique : l’expérience esthétique possède une qualité existentielle (premier moment dans la définition du beau dans l’Analytique du Beau), elle implique un bien-être (Wohlgefallen) et génère des euphories et des dysphories. Elle provoque des « mouvements » (Rührung ; é-motions) dans la vie des passions. Elle stimule le « sentiment de vie » (Lebensgefühl) même. Tel est le Kant de l’Analytique du Beau sur l’expérience esthétique : Kant y réduit le bonheur (Glück) à la dimension thymique / phorique du bien-être (Wohlgefallen). Ce raisonnement de l’Analytique du Beau se construit de toute évidence en dehors de la quête éthique d’un bonheur catégorique, une quête qui s’impose comme un devoir. Baumgarten préfigure une telle approche non éthique de la félicité quand il projette dans la construction psychologique du felix æstheticus des catégories comme la finesse, la grâce et l’élégance de l’âme, une âme en mouvement rythmique et dès lors pleinement charnelle, un conglomérat de caractéristiques qui ne montrent aucune affiliation avec le bonheur (Glück) comme devoir catégorique mais indiquent plutôt comment l’âme (Gemüth / Seele) atteigne le bien-être (Wohlgefallen)12. Cet état (eu)phorique du bien-être de l’âme est la Glückseligkeit, un lexème intraduisible 10

Le livre monumental de Robert Mauzi, L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée française au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1994 (2e éd.), offre un panorama extrêmement fouillé, excellemment organisé et richissime en suggestions. Le livre ne livre pas seulement un inventaire exhaustif des conceptions, souvent très divergentes, des écrivains et philosophes du XVIIIe siècle, mais discute également en profondeur des thèmes fondamentaux comme « Le bonheur et les formes de l’existence », « Le mouvement et la vie de l’âme », « Le bonheur philosophique », « Bonheur et raison », « Bonheur et vertu ». En en mot, le livre de Mauzi offre un trésor d’informations mais également une vue d’ensemble exceptionnellement lucide. 11 Ce terme existe dans la langue française. Voici la définition du Grand Larousse : « Eudémonisme, théorie morale fondée sur le bonheur conçu comme bien suprême ». 12  Gluckseligkeit est défini dans les dictionnaires de l’allemand comme « Gefühl ungetrübten Glücks », et je trouve également les définitions suivantes : « Glück war demnach der günstige Ausgang eines Ereignisses. Davon zu unterscheiden ist Glückseligkeit, die meist in Zusammenhang mit einem Zustand der (religiösen) Erlösung oder einem hohen Maß an Selbstzufriedenheit erklärt und verstanden wird ».

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en français (mais bien en néerlandais : « gelukzaligheid »), terme qui fourmille dans de multiples contextes chez Kant mais toujours en dehors de la sphère éthique13. C’est bien par un tel rapprochement que l’on peut établir la continuité entre la félicité baumgartenienne et la Glückseligkeit kantienne. Une projection de Kant dans Baumgarten à partir de cette continuité me paraît pleinement défendable, surtout si l’on analyse le sémantisme de la Glückseligkeit. Ce sémantisme fait découvrir comment l’expérience esthétique est portée par le sentiment de la Glückseligkeit qui est vécu comme un mouvement rythmique, comme un balancement entre une concentration vers plus de subjectivation, plus d’intériorisation d’une part, et de l’autre une excentration, une expansion vers l’infini (Erlösung ; ungetrübten). Cette double directionalité du mouvement de l’âme marque l’expérience esthétique et la transforme en un jeu entre la subjectivation où la corporéité s’enrichit de plus en plus de synesthésies, et un déploiement extatique de l’âme. Subjectivation synesthésique du corps, infinitisation extatique de l’âme, marques de la félicité du felix æstheticus. * Felix æstheticus n’est pas l’homo universalis de la Renaissance, il n’est pas un romantique et n’a pas le culte de la créativité et de l’originalité mais plutôt le culte de la corporéité dans la culture. Il ne se perd pas dans les abysses d’un inconscient, il veut connaître, apprécier et jouir. Cette conception du felix æstheticus profite certainement du don kantien, mais c’est bien Alexander Baumgarten qui non seulement a inventé la dénomination de Æsthetica comme doctrine du beau mais également et surtout esquissé un portrait consistant du felix æstheticus. Ainsi Alexander Baumgarten mérite l’apologie que j’ai voulu lui consacrer. Bruxelles, 4-9 juin, 22-27 novembre 2021, 11-13 mai 2022

13

R. Eisler consacre cinq pages de son Kant Lexikon (Hildesheim, Olms, 1969 [2nde éd.]) aux occurrences de Glückseligkeit qui se retrouvent d’ailleurs surtout dans la troisième Critique. Il me semble important de noter que la traduction française, bien utile d’ailleurs, du Lexikon de Eisler (Paris, Gallimard, 1994) reprend l’article Glückseligkeit sous Bonheur (p. 83-91) mais il est clair que la déviation sémantique de ces deux lexèmes qu’Eisler avait si bien indiquée dans l’édition allemande, reste évidente dans le texte traduit.

BIBLIOGRAPHIE ESTHÉTIQUE D’HERMAN PARRET

Cette bibliographie est partielle. Elle ne concerne pas les publications en philosophie du langage et en épistémologie de la linguistique (structurale, générative, pragmatique) et de la sémiotique. Seuls les textes en néerlandais, français et anglais sont retenus, aucune traduction. La bibliographie complète se trouve sur www.hermanparret.be. ESTHÉTIQUE PHILOSOPHIQUE The Aesthetics of Communication. Pragmatics and Beyond, Dordrecht, Boston, London, Kluwer Academic Publishers (Series Library of Rhetorics, 1), 1993, 174 p. // L’Esthétique de la communication. L’au-delà de la pragmatique, Bruxelles, Éditions Ousia, 1999, 231 p. « Le plaisir esthétique et la vérité des sens », Philosophiques, vol. XXIII, 1 (numéro thématique Critères esthétiques et métamorphoses du beau, dir. S. Foisy), 1996, p. 81-92. « Werkelijkheid, schoonheid en uitvinding van het alledaagse », in : Sluipwegen van het denken. Over Michel de Certeau, dir. K. Geldof et R. Laermans, Nijmegen, SUN, 1996, p. 72-80. « Vivre le beau. De Bruyne sur l’expérience esthétique », in : Ethiek, esthetiek en cultuurfilosofie bij Edgar De Bruyne, dir. M. Storme, C. Steel en R. Heyninckx, Brussel, Koninklijke Academie Letteren en Wetenschappen, 2004, p. 49-58. « Natuur, cultuur en kunst », in : Wegwijs Cultuur, dir. R. Dillemans et A. Schramme, Leuven, Davidsfonds, 2005, p. 17-19. « Beroering en ontroering. Over de zinnelijkheid van het gemoed (Emeritaatsviering april 2004) », in : Mededelingen van het Wijsgerig Gezelschap, 51, 2005, p. 27-41. « Kleur / Blik / Ding », in : Maak iets, 2004-2005, Sint Lucas Beeldende Kunst Gent, 2005, p. 21-52. « The Ugly as the Beyond of the Sublime », in : Histories of the Sublime, dir. Chr. Madelein, J. Pieters et B. Vandenabeele, Brussel, Koninlijke Vlaamse Academie van België voor Wetenschappen en Kunsten, 2005, p. 59-68. Compte-rendu de Jean Petitot, Morphologie et esthétique (Paris, Maisonneuve et Larose, 2004), Nouveaux actes sémiotiques, n° 104-105-106, 2006, p. 76-84. Avec D. Chateau et P. Salabert (dir.), Esthétiques de la nature, Paris, Presses de la Sorbonne, 2008. « Naar een nieuwe schoonheid ? Over het schone en het lelijke », in : Schoonheid. Hedendaagse beschouwingen bij een klassiek begrip, dir. M. Verminck, A&S / books en de Buren, 2008, p. 11-30. « La rhétorique de l’image : quand Alberti rencontre le Groupe Mu », in : Figures de la figure. Sémiotique et rhétorique générale, dir. S. Badir et J.-M. Klinkenberg, Limoges, Pulim, 2008, p. 143-154.

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ÉTUDES

SÉMIO-ESTHÉTIQUES

Le Sublime du quotidien, Paris, Amsterdam, Philadelphia, Hadès-Benjamins, coll. « Actes sémiotiques » 6, 1988, 283 p. « (Syn)esthésies du visible », Versus (Del visibile), n° 65/66, 1993, p. 59-70. Partiellement repris sous le titre : « L’objet synesthésique », European Journal for Semiotic Studies, n° 5/1-2 (numéro en hommage à Gérard Deledalle : Variations sur l’objet), 1993, p. 75-85. « Synesthetic Effects », in : Advances in Visual Semiotics. The Semiotic Web 1992-93, Th. A. Sebeok et J. Umiker-Sebeok dir., Berlin, New York, Mouton de Gruyter, coll. « Approaches to Semiotics » 118, 1995, p. 335-347. « Métamorphoses de la forme : le difforme, l’anti-forme, l’informe », in : Sémiotique et esthétique, dir. F. Parouty et Cl. Zilberberg, Limoges, Pulim, 2003, p. 451-468. « Le timbre de l’affect et les tonalités affectives », Revue internationale de Philosophie, n° 48, 1994, p. 287-302. Puissances de la voix. Corps sentant, corde sensible, dir. S. Badir et H. Parret, Limoges, Pulim, 2001, 251 p. La Voix et son temps, Bruxelles, DeBoeck Université, coll. « Le Point Philosophique », 2002, 189 p. « Le sentiment du paysage », Nouveaux actes sémiotique, Paysages et valeurs. De la représentation à la simulation (actes du colloque de Limoges, 2005), 2007, en ligne : http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id.=237. « Vin et voix : vers une inter-esthésique des qualités intersensorielles », Visible, numéro sur La diversité sensible, 2005, p. 117-130. Épiphanies de la présence. Essais sémio-esthétiques, Limoges, Pulim, 2006, 238 p. « L’esthétique de Greimas face aux sensibilités valéryennes », Semiotica, n° 219, numéro consacré à A. J. Greimas, dir. par Thomas Broden et Stéphanie WalshoMatthews, De Gruyter Mouton, 2017, p. 133-145. Structurer. Progrès sémiotiques en épistémologie et en esthétique, Louvain-laNeuve, Academia, coll. « Extensions sémiotiques », 2018, 108 p. « L’œuvre de main : pour une sémiotique haptologique », in : Le Sens, le sensible, le réel. Essais de sémiotique appliquée, dir. Anne Hénault, Paris, Presses Sorbonne Université, 2019, p. 301-319. Compte-rendu de Verónica Estay Stange, La Musique hors d’elle-même. Le paradigme musical et l’art contemporain, Paris, Classiques Garnier, coll. « Musicologie », 2018, in : Actes Sémiotiques, n° 125, 2021, en ligne : https://www. unilim.fr/actes-semiotiques/7187.

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« Sémiotique et esthétique », in : La sémiotique en interface, dir. Amir Biglari avec la collaboration de Nathalie Roelens, Paris, Kimé, 2018, p. 409-431.

ÉCRITS SUR L’ART ET

LES ARTISTES

« Hedendaagse kunst en moderniteit », in : Denken voor morgen. Lessen voor de eenentwintigste eeuw, dir. B. Raymaekers et A. Van De Putte, Leuven, Universitaire Pres, 1998, p. 97-137 La Contribution de la pensée italienne à la culture européenne (Actes du Colloque International présidé par U. Eco, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, novembre 2003), dir. H. Parret, F. Musarra, B. Van den Bossche et I. Melis), Leuven, Paris, Dudley, 2007 [Introduction, avec F. Musarra et U. Eco, p. 3-5]. « Originality and Creativity in Modern and Postmodern Aesthetics », in : Bien fait? Mal fait? Pas fait? Regarding the Artistic Practice, dir. V. Mühleis, Gent, Sint Lucas Beeldende Kunst, 2008, p. 119-127. Geniaal of banaal ? Hoogtepunten van de hedendaagse beeldende kunsten, Leuven, Syllabus Universiteit Vrije Tijd, 2006. Les Sébastiens de Venise, Leuven, s.é., 2008. « Langage », in : Art, Image, Language and Culture of the Coa Museum of Paleololitic Art, Lisboa, Research Institute on Communication and Languages, Universidade Nova de Lisboa, 2009. « L’art et la nature : Alberti, Herder, Smithson », in : Esthétiques de la nature, dir. D. Chateau, H. Parret et P. Salabert, Paris, Presses de la Sorbonne, 2007. Lyotard Préface / Preface aux six volumes de la collection Jean-François Lyotard, Leuven, Leuven University Press : Vol. I : Karel Appel. Un geste de couleur / Karel Appel. A Gesture of Colour, 2009, p. 6-12 et p. 15-21. // Vol. II : Sam Francis. Leçon de Ténèbres “like the paintings of a blind man”, 2010, p. 6-17 et p. 20-31. // Vol. III : Les TRANSformateurs Duchamp, 2010, p. 10-23 et p. 32-45. // Vol. IVa : Ecrits dispersés I : esthétique et théorie de l’art / Miscellanous Writings I: Aesthetics and Art Theory ; vol. IVb : Ecrits dispersés II : les artistes contemporains / Miscellanous Writings II: Contemporary Artists, 2012, vol. IVa, p. 6-29 ; vol. IVb, p. 10-52. // Vol. V : Que peindre ? Adami, Arakawa, Buren / What to Paint ? Adami, Arakawa, Buren, 2012, p. 8-81. // Vol. VI : L’assassinat de l’expérience par la peinture, Monory / The Assassination of Experience by Painting, Monory, 2013, p. 8-51. « Jean-François Lyotard », in : De nieuwe Franse filosofie. Denkers en thema’s voor de 21e eeuw, dir. Bram Ieven, Aukje van Rooden, Mark Schuilenburg et Sjoerd van Tuinen, Amsterdam, Boom, 2011, p. 365-377. « Présentation de J.-F. Lyotard, Écrits sur l’art contemporain et les artistes », in : Lyotard et les arts, dir. Françoise Coblence, Paris, Klincksieck, 2014, p. 259-262.

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« Prefazione » à Jean-François Lyotard (traduction en italien du volume IV,1 de l’édition des Œuvres), in : Rapsodia estetica. Scriti su arte, musica e media (1972-1993), dir. Dario Cecchi, Roma, Guerini Scientifica, 2015, p. 9-14. Giotto / Picasso « The Kiss, from Giotto to Picasso », in : The Right Moment. Essays offered to Barbara Baert (Celebratory Symposium at the Francqui Foundation), dir. Barbara Baert, assisted by Stephanie Heremans and Laura Tack, Louvain, Peeters, 2021. Mantegna « La Passion de Sébastien. Corps de pierres, pierres qui pleurent : à propos des trois Sébastiens de Mantegna », in : Figures de la passion et de l’amour, dir. Dominique Chateau et Pere Salabert, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2011, p. 109-130. Titien « Beauté et Eros. Vénus à Venise », in : Vénus dévoilée, Catalogue de l’exposition, dir. O. Calabrese, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 2004, p. 143-153. Duchamp « Le corps selon Duchamp », Protée. Théories et pratiques sémiotiques, n° 2873, 2000, p. 89-100. « Het versluierd beeld », introduction au catalogue Het versluierd beeld. Tentoonstelling 25 jaar CIAP, Hasselt, 2001, p. 7-12. Smithson « De l’île de Cytère à Chaumont-sur-Loire : L. B. Alberti (1404-1472) et R. Smithson (1936-1973) : “jardiner la nature” », Visibles 2 : L’hétérogénéité du visuel, 2/3 : Les syncrétismes (dir. par M. G. Dondero et N. N. Paglianti), Limoges, Pulim, 2007, p. 255-266. Monory « Monory, expert en images des mondes à venir », in : Jacques Monory, livret publié à l’occasion de l’exposition de Jacques Monory, Narbonne, L’aspirateur, 2014, 4 p. Beppe Vesco « Les icônes de Beppe Vesco », in : Beppe Vesco, dir. O. Calabrese, H. Parret et M. Bettini, Prato, Casa Editrici Gli Ori, 2005, p. 35-70 (traduction en italien, p. 71-84).

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Fabre « Sanguis/Mantis Landscape (Battlefield) », in : Jan Fabre. De bronzen, Guy Pieters Gallery, 2006, p. 253-257. « Bokkigheid / Le bouc dans tous ses états », in : Jan Fabre, Kapittels (Chapitres) I-XVIII, Paris, Galerie Pieters, 2010, p. 30-31. Penone « La linfa della creazione. Deconstruire l’originalità a partire da un opera di Giuseppe Penone », in : Testure. Scritti seriosi e schizzi scherzosi per Omar Calabrese, dir. S. Jacoviello, A. Mengoni, T. Lanconi, F. Polacci, Siena, Protagon, 2009, p. 188-195. De Bruyckere « Cripplewood in the Venice of the Sebastians », in : Cripplewood. Berlinde De Bruyckere and J. M. Coetzee, Cripplewood/Kreupelhout (Biennale Venise 2013), Brussels, Mercatorfonds, 2013, p. 61-80 (with translations in French, p. 122-126, and Dutch, p. 98-103). Delrue « Ronny Delrue. Zeventig tekeningen », in : Correspondances 1, Gent, SMAK, Hannibal, 2019, p. 84-179 [English version : Steinberg, Berlin, 2019, p. 84-179]. Braeckman « Histoires et images du voile de Maya », Lexia, n° 19 : Il sistema del velo / Système du voile. Transparences et opacités dans l’art moderne et contemporain, Arricia, Aracné, 2015, p. 309-334. Scriabine « Scriabine, synesthète ou chromesthète », in : Synesthésies sonores (colloque Luxembourg, octobre 2014), dir. Marion Colas-Blaise et Veronica Estay Stange, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 97-107. Messiaen « Temps vécu, temps-affect, temps musical. À propos de l’éternité selon Messiaen », in : Régimes sémiotiques de la temporalité. La flèche brisée du temps, dir. D. Bertrand et J. Fontanille, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Formes sémiotiques », 2006, p. 227-240.

PRÉSENTATION DES AUTEURS ET DES AUTRICES

Sorin ALEXANDRESCU est professeur émérite à l’université d’Amsterdam et à celle de Bucarest, directeur du Centre de recherches dans l’étude des images (CESI) et membre de l’Académie Roumaine des Sciences. Chercheur en sémiologie, Sémir BADIR effectue des études épistémologiques au bénéfice des sciences humaines, des lettres et des arts. Enseignant à l’université de Liège, il est titulaire d’un mandat permanent du Fonds National belge de la Recherche Scientifique. Il a publié, notamment, Magritte et les philosophes (Les Impressions Nouvelles, 2021). Barbara BAERT (1967) est professeure d’art médiéval, d’iconologie et d’historiographie à la KU Leuven. Elle est appréciée pour son travail pionnier en anthropologie visuelle et ses réflexions critiques sur l’avenir de la discipline de l’histoire de l’art. Baert a reçu plusieurs fellowships et prix, dont le prestigieux prix Francqui pour les sciences humaines en 2016. Ses ouvrages récents sont : Kairos to Occasio along Fortuna. Text / Image / Afterlife, Harvey Miller, 2021 et Looking Into the Rain. MagicMoisture-Medium, De Gruyter, 2022. Denis BERTRAND, professeur émérite à l’université Paris 8 VincennesSaint-Denis et au Nouveau Collège d’études politiques (Université Paris Lumières), est membre du Conseil scientifique de la Ville de Paris et ancien président de l’Association française de sémiotique. Ses travaux sémiotiques portent sur les questions esthétiques (théorie littéraire, arts plastiques), les discours sociaux et politiques. Il a publié six ouvrages, dirigé de nombreux livres collectifs et écrit plus de deux cents articles. Stefania CALIANDRO est chercheure en théorie de l’art, avec diverses expériences internationales d’enseignement et de recherche en universités. Professeure titulaire à l’École supérieure d’art et de design des Pyrénées, où elle enseigne la philosophie de l’art et l’esthétique, elle a été invitée en 2022-2023 comme Senior Fellow dans le Centre for Advanced Studies Imaginarien der Kraft à l’université de Hambourg. Dario CECCHI est professeur adjoint d’esthétique à l’université Sapienza de Rome. Il a été postdoc à l’EHESS, Paris (2008-2009) et DAAD Fellow à l’université Friedrich-Schiller, Iena (2022). Il s’intéresse au renouveau

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PRÉSENTATION DES AUTEURS ET DES AUTRICES

contemporain de l’esthétique kantienne, au pragmatisme, à l’esthétique de la réception, à l’esthétique du cinéma et des médias et à la postphénoménologie française. Il a traduit des livres et des essais de l’anglais (Arendt, Dewey) et du français (Lyotard). Dominique CHATEAU est professeur émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directeur de rédaction de la Nouvelle Revue d’esthétique (Puf). Il a publié récemment en esthétique : Une Esthétique japonaise. L’Art et le Goût en mode flottant (L’Harmattan, 2019) et L’Art autrement qu’art (Presses universitaires de France, 2022). En études cinématographiques : Post-cinema. Cinema in the Post-art Era (avec José Moure, Amsterdam University Press, 2020) et L’Idée cinématographique (Classiques Garnier, 2021). Professeur d’histoire de l’art à l’Université catholique de Louvain, codirecteur du Centre d’analyse culturelle de la première modernité (GEMCA) et membre de l’Académie royale de Belgique, Ralph DEKONINCK poursuit des recherches sur les théories de l’art et de l’image au premier âge moderne, sur la culture du spectacle baroque, comme sur les rapports entre arts et religion. Ses intérêts scientifiques se portent également vers des questions d’historiographie et d’épistémologie de l’histoire de l’art. Philosophe et historien de l’art, Thierry DE DUVE est professeur à Hunter College, City University of New York. Ses livres les plus récents sont Duchamp’s Telegram: From Beaux-Arts to Art-in-General (Reaktion Books, Londres, 2023), et Aesthetics at Large, volume 1: Art, Ethics, Politics (Chicago University Press, 2018). Il travaille en ce moment au volume 2, Farewell to Romanticism. Deux volumes de ses Essais datés ont été publiés par le Mamco à Genève : Duchampiana en 2014 et Adresses en 2016. Verónica ESTAY STANGE est docteure en langue et littérature françaises. Le premier volet de sa recherche porte sur la transversalité des arts. Le deuxième est consacré à la réflexion sur la mémoire des dictatures d’Amérique du Sud. Enseignante à Sciences Po Paris et à l’université Paris-Cité, elle a (co)dirigé onze publications collectives et est autrice des livres Sens et musicalité (2014) et La musique hors d’elle-même (2018) ainsi que d’une cinquantaine d’articles. Professeur émérite de sémiotique au centre de recherches sémiotiques (CeReS, Université de Limoges), Jacques FONTANILLE est membre honoraire de l’Institut universitaire de France, et président honoraire de

PRÉSENTATION DES AUTEURS ET DES AUTRICES

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l’université de Limoges. Il a été président de la Fédération romane de sémiotique. Jacques Fontanille a publié une vingtaine de livres dans les domaines de la sémiotique théorique, de la sémiotique littéraire et de la sémiotique visuelle, et de la linguistique générale. Ses livres les plus récents sont : Corps et Sens (2011), Formes de vie (2015), Terres de sens. Essai d’anthroposémiotique (2018) et Ensemble. Pour une anthropologie sémiotique du Politique (2021). Vlad IONESCU est professeur agrégé à la faculté d’architecture et d’art (UHasselt) / PXL MAD où il enseigne l’histoire et la philosophie de l’art. Ses recherches portent sur l’épistémologie du formalisme esthétique en histoire de l’art, l’analyse des images et la théorie de l’architecture. Outre sa contribution aux Écrits sur l’art et les artistes contemporains de JeanFrançois Lyotard (Leuven University Press, 2009-2013), il est l’auteur d’Arts appliqués, art impliqué (A&S Books, 2016) et de Pneumatology (ASP, 2017). Jean-Marie KLINKENBERG est professeur émérite de l’université de Liège, où il était titulaire de la chaire de sémiotique et rhétorique et enseignait les sciences du langage. Aussi spécialiste des cultures francophones et de la sociolinguistique, il a publié plus de sept cents travaux dans les domaines précités, seul ou avec le Groupe μ. Docteur honoris causa de cinq universités, il est membre de l’Académie royale de Belgique. Nathalie KREMER est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université Sorbonne Nouvelle et membre de l’Institut universitaire de France. Spécialiste de poétique et d’esthétique des XVIIe et XVIIIe siècles, elle a publié notamment Vraisemblance et représentation au XVIIIe siècle (Honoré Champion, 2011) et Préliminaires à la théorie esthétique du XVIIIe siècle (Kimé, 2008). Elle s’intéresse également à la critique d’art : Diderot devant Kandinsky. Pour une lecture anachronique de la critique d’art (Passage d’encres, coll. « Trace(s) », 2013) et Traverser la peinture. Diderot – Baudelaire (Brill/Rodopi, 2018). Rudi LAERMANS est professeur émérite de sociologie à la Katholieke Universiteit Leuven. Ses publications universitaires portent principalement sur la théorie sociale ; il est également actif en tant qu’essayiste, critique d’art et traducteur. Patrice MANIGLIER est philosophe, maître de conférences à l’université Paris Nanterre, où il enseigne l’esthétique et la philosophie française contemporaine. Auteur notamment de La Vie énigmatique des signes :

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PRÉSENTATION DES AUTEURS ET DES AUTRICES

Saussure et la naissance du structuralisme (Léo Scheer, 2006), La Perspective du Diable (Actes Sud, 2010), Foucault va au cinéma (Bayard, 2011), La Philosophie qui se fait (Cerf, 2019), La Terre, le philosophe et le virus, Bruno Latour expliqué par l’actualité (Les Liens Qui Libèrent, 2021). Pietro MONTANI, philosophe, est professeur honoraire d’esthétique à la “Sapienza” université de Rome. Il a donné des cours et des ateliers à la Humboldt Universität de Berlin, à l’université de Vilnius, à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Il est responsable scientifique de l’édition italienne des Œuvres choisies de S. M. Eisenstein (9 vol., Marsilio, 1981-2020). Parmi ses derniers livres : Bioesthétique, Vrin, 2014 ; Antigone et la philosophie, Donzelli, 2017 ; Technological Destinies of the Imagination, Mimesis International, 2022. Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Jean PETITOT est mathématicien appliqué, philosophe des sciences et sémioticien. Auteur de plus de trois cents articles et études, il a publié, édité et coédité dix-sept volumes dont Morphogenèse du sens (PUF, 1985), Physique du sens (CNRS, 1992), Morphologie et Esthétique (Maisonneuve et Larose, 2004), Cognitive Morphodynamics (Peter Lang, 2011), Elements of Neurogeometry (Springer, 2017). Il est membre de l’Académie internationale de philosophie des sciences. Isabella PEZZINI est professeure titulaire de philosophie et théorie des langages à l’université Sapienza de Rome au département de communication et de recherche sociale, où elle enseigne la sémiotique. Ses recherches portent sur le développement théorique de la discipline, la narrativité et l’analyse textuelle, avec des applications dans le domaine de la sémiotique de la culture, des médias, de l’espace urbain et des musées. Elle dirige le Laboratoire romain de sémiotique (LARS) et préside FedRoS, la fédération romane de sémiotique. Nathalie ROELENS est professeur de théorie littéraire à l’université du Luxembourg où elle dirige l’Institut d’études romanes : Textes, Images, Cultures. Elle co-anime depuis 2019 le séminaire « Revêtir l’invisible » au Collège des Bernardins de Paris en partenariat avec la Luxembourg School of Religion and Society dont elle est professeure affiliée. De mai à juin 2022 elle a assuré un visiting professorship en « sémiotique visuelle » à l’université de Turin. Baldine SAINT GIRONS (université de Paris Ouest et Institut universitaire de France) centre ses recherches autour du sublime et des sublimia à partir

PRÉSENTATION DES AUTEURS ET DES AUTRICES

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de son doctorat d’état, Fiat lux – Une philosophie du sublime (diff. Vrin). Elle a été commissaire d’expositions et est l’autrice d’une quinzaine d’ouvrages, traduits en plusieurs langues. Carlos STEEL est professeur émérite de l’Institut supérieur de philosophie à l’université de Louvain (KU Leuven) où il a enseigné la philosophie ancienne et médiévale. Ses recherches portent sur la tradition platonicienne de la fin de l’antiquité jusqu’à la Renaissance avec un intérêt particulier pour la philosophie de Proclus. Victor I. STOICHITA (Bucarest 1949) est professeur émérite de l’université de Fribourg (Suisse). Il est auteur de plusieurs ouvrages d’histoire de l’art, traduits dans une quinzaine de langues et auteur d’un roman d’autofiction, Oublier Bucarest (Actes Sud, 2014), couronné par l’Académie française. Bart VERSCHAFFEL (1956), philosophe, est professeur émérite de l’université de Gand, où il a enseigné la théorie de l’architecture. Il publie dans les domaines de la théorie architecturale, de l’esthétique, de l’art, et de la philosophie culturelle. Ses publications monographiques récentes incluent : Mock Humanity! Two Essays on James Ensor’s Grotesques (2018) ; What is True, What is Real? Picturing Figures and Faces (2021) et What Artistry Can Do. Essays on Art and Beauty (2022). Il est actuellement directeur du centre Vandenhove pour l’architecture et l’art à l’université de Gand.

TABLE DES MATIÈRES

Introduction Sémir BADIR, Vlad IONESCU et Nathalie KREMER Le vagabondage des sens. Herman Parret felix æstheticus. . . . . . .

3

Exégèses Vlad IONESCU Le bonheur comme vertu, ou la généalogie de felix æstheticus. . .

21

Carlos STEEL Une esthétique… stoïcienne? À propos de Marc Aurèle. . . . . . . .

37

Ralph DEKONINCK Artem experientia fecit. Expérience mystique et expérience esthétique

47

Rudi LAERMANS Esthétique sociologique et sociologie esthétique : le double rapport à l’esthétique de Georg Simmel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

57

Pietro MONTANI La Felix Æsthetica de Sergei M. Eisenstein. . . . . . . . . . . . . . . . . .

71

Dario CECCHI La touche sublime. Brèves remarques sur l’art et l’esthétique haptique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

83

Associations Denis BERTRAND & Verónica ESTAY STANGE Heureuse médiation esthétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

97

Bart VERSCHAFFEL Nous ne goustons rien de pur. Essai sur les courbes de Daphné, la vue et le toucher . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

111

394

TABLE DES MATIÈRES

Nathalie KREMER L’art de tresser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

125

Victor STOICHITA Arrêtez la musique ! Guercino sonore . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

145

Stefania CALIANDRO Le silence dans l’art. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

155

Barbara BAERT Répondre à Écho. La dissolution comme régime scopique . . . . . .

167

Passeggiate Sémir BADIR De la légèreté. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

181

Thierry DE DUVE Didascalies en marge de C’est beau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

193

Patrice MANIGLIER Chillida ou le déboîtement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

217

Isabella PEZZINI La promenade désirante. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

233

Nathalie ROELENS Suite vénitienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

237

Échappées Dominique CHATEAU Fragments d’un Abécédaire pour Felix Parret, alias Herman æstheticus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

277

Jean-Marie KLINKENBERG L’œil et le bonheur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

287

Sorin ALEXANDRESCU Herman Parret et la mémoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

295

Jacques FONTANILLE L’énigmatique singularité de l’œuvre : une sémiotique de l’effet de l’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

307

TABLE DES MATIÈRES

395

Jean PETITOT Lueurs esthétiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

329

Baldine SAINT GIRONS Des relations entre plaisir et déplaisir (problèmes de préséance, d’alternative, de mélange) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

345

Cahier d’images Ronny Delrue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

356

René Guiffrey . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

358

Berlinde De Bruyckere . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

360

Dirk Braeckman. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

362

Épilogue Herman PARRET Felix æstheticus, une apologie d’Alexander Baumgarten. . . . . . . .

367

Bibliographie esthétique d’Herman Parret . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

379

Présentation des auteurs et des autrices . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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La République des Lettres Collection fondée par Jan Herman (2001-2009), dirigée par Nathalie Kremer et Beatrijs Vanacker. 1. M. Bokobza Kahan, Libertinage et Folie dans le roman du XVIIIe siècle, 2001. 2. F. Rosset et D. Triaire (éds.), De Varsovie à Saragosse: Jean Potocki et son œuvre, 2001. 3. J. Herman, P. Pelckmans et F. Rosset (éds.), Le manuscrit trouvé à Saragosse et ses intertextes, 2001. 4. M. Brix, Éros et littérature. Le discours amoureux en France au XIXe siècle, 2002. 5. P. Eichel-Lojkine, Le siècle des grands hommes. Les recueils de Vies d’hommes illustres avec portraits du XVIème siècle, 2002. 6. S. van Dijk et M. van Strien-Chardonneau (éds.), Féminités et masculinités dans le texte narratif avant 1800. La question du ‘Gender’, 2002. 7. J. Wagner (éd.), Marmontel: une rhétorique de l’apaisement, 2003. 8. E. Leborgne et J.-P. Sermain (éds.), Les expériences romanesques de Prévost après 1740, 2003. 9. J. de Palacio, Le silence du texte. Poétique de la Décadence, 2003. 10. J. Cormier, J. Herman et P. Pelckmans (éds.), Robert Challe: sources et héritages, 2003. 11. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres I, 2004. 12. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres II, 2004. 13. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres III, 2004. 14. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres IVa, 2006. 15. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres IVb, 2006. 16. F. Rosset et D. Triaire (éds.), Jean Potocki - Œuvres V, 2006. 17. F. Assaf (éd.), The King’s Crown. Essays on XVIIIth Century Culture and Literature in honor of Basil Guy, 2005. 18. B. Didier et J.-P. Sermain (éds.), D’une gaîté ingénieuse. L’histoire de Gil Blas, roman de Lesage, 2004. 19. N. Ferrand (éd.), Locus in fabula. La topique de l’espace dans les fictions françaises d’Ancien Régime, 2004. 20. M. Delaere et J. Herman (éds.), Pierrot lunaire. Albert Giraud - Otto Erich Hartleben Arnold Schoenberg. Une collection d’études musico-littéraires / A collection of musicological and literary studies / Eine Sammlung musik- und literaturwissenschaftlicher Beiträge, 2004. 21. F. Magnot-Ogilvy, La parole de l’autre dans le roman-mémoires (1720-1770), 2004. 22. M. Kozul, Le corps dans le monde. Récits et espaces sadiens, 2005. 23. M. Kozul, J. Herman, P. Pelckmans et K. Peeters (éds.), Préfaces Romanesques, 2005. 24. C. Martin, «Dangereux suppléments». L’illustration du roman en France au dixhuitième siècle, 2005. 25. K. van Strien, Isabelle de Charrière (Belle de Zuylen). Early Writings. New Material from Dutch Archives, 2005. 26. D. van der Cruysse, De branche en branche. Études sur les XVIIe et XVIIIe siècles français, 2005. 27. A. Duquaire, N. Kremer, A. Eche (éds.), Les genres littéraires et l’ambition anthropologique au dix-huitième siècle: expériences et limites, 2005. 28. C. Bel, P. Dumont, F. Willaert (éds.), «Contez me tout». Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Herman Braet, 2006. 29. J. Zufferey, Le discours fictionnel. Autour des nouvelles de Jean-Pierre Camus, 2006. 30. A. Principato, Eros, logos, dialogos. Huit études sur l’énonciation romanesque de Charles Sorel à Germaine de Staël, 2007.

31. B. Millet, «Ceci n’est pas un roman». L’évolution du statut de la fiction en Angleterre de 1652 à 1754, 2007. 32. M. Brunet, L’appel du monstrueux. Pensées et poétiques du désordre en France au XVIIIe siècle, 2007. 33. J. de Palacio, Configurations décadentes, 2007. 34. J. Herman, K. Peeters, P. Pelckmans (éds.), Mme Riccoboni. Romancière, épistolière, traductrice. Actes du colloque international Leuven-Antwerpen, 18-20 mai 2006, 2007. 35. J. Wagner (éd.), Des sens au sens. Littérature & Morale de Molière à Voltaire, 2007. 36. G. Missotten, Don Juan Diabolus in Scriptura. Roman, autobiographie, thanatographie (1800-2000), 2009. 37. E. Hénin (éd.), Les querelles dramatiques à l’Âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles), 2010. 38. J. Herman, A. Paschoud, P. Pelckmans, F. Rosset (éds.), L’assiette des fictions. Enquêtes sur l’autoréflexivité romanesque, 2010. 39. C. Duflo, F. Magnot, F. Salaün (éds.), Lectures de Cleveland, 2010. 40. J.M. Losada Goya (éd.), Métamorphoses du roman français. Avatars d’un genre dévorateur, 2010. 41. J. Renwick (éd.), Voltaire. La tolérance et la justice, 2011. 42. R. Bochenek-Franczakowa, Raconter la Révolution, 2011. 43. A. Zagamé, L’écrivain à la dérobée. L’auteur dans le roman à la première personne (1721-1782), 2011. 44. K. van Strien, Voltaire in Holland, 1736-1745, 2011. 45. J. Cormier, «Les Illustres Françaises» apocryphes. L’«Histoire de Monsieur le comte de Vallebois et de Mademoiselle Charlotte de Pontais son épouse» et autres nouvelles, 2012. 46. M. Escola, J. Herman, L. Omacini, P. Pelckmans, J.-P. Sermain (éds.), La partie et le tout. La composition du roman, de l’âge baroque au tournant des Lumières, 2011. 47. J.-N. Pascal et H. Krief (éds.), Débat et écriture sous la Révolution, 2011. 48. K. Astbury (éd.), Bernardin de Saint-Pierre au tournant des Lumières. Mélanges en l’honneur de Malcolm Cook, 2012. 49. M. Geiger, Poétiques de la maladie. D’Honoré de Balzac à Thomas Mann, 2013. 50. N. Kuperty-Tsur, La critique au tournant du siècle. Mélanges offerts à Ruth Amossy, 2012. 51. C. Barbafieri et J.-C. Abramovici (éds.), L’invention du mauvais goût à l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècle), 2013. 52. C. Berg, L’automne des idées. Symbolisme et décadence à la fin du XIXème siècle en France et en Belgique, 2013. 53. F. Lavocat (éd.), Le mariage et la loi dans la fiction narrative avant 1800. Actes du XXIe colloque de la Sator Université Denis-Diderot Paris 7 – 27-30 juin, 2007, 2014. 54. G. Dubosclard, Le rectangle et l’éventail. Étude sur la description dans les romans de Claude Simon, 2014. 55. N. Cronk et Nathalie Ferrand (éds.), Les 250 ans de Candide. Lectures et relectures, 2014. 56. L. Steinbrügge et S. van Dijk (éds.), Narrations genrées. Les femmes écrivains dans l’histoire européenne jusqu’au début du XXe siècle, 2014. 57. M.W. Haugen, Jean Potocki: esthétique et philosophie de l’errance, 2014. 58. A.M. Teixeira (éd.), Topique(s) du public et du privé dans la littérature romanesque d’Ancien Régime, 2014. 59. F. Gevrey, A. Levrier, B. Teyssandier (éds.), Éthique, poétique et esthétique du secret sous l’Ancien Régime, 2015. 60. C. Bournonville, C. Duflo, A. Faulot, S. Pelvilain (éds.), Prévost et les débats d’idées de son temps, 2015.

61. H. Hersant, Voltaire: écriture et vérité, 2015. 62. K. Van Strien, Voltaire in Holland, 1746-1778, 2016. 63. K. Horemans, La relation entre «pacte» et «tabou» dans le discours autobiographique en France (1750-1850), 2017. 64. G. Artigas-Menant, C. Dornier (éds.), Paris 1713: l’année des «Illustres Françaises» Actes du 10émé colloque international des 9, 10 et 11 décembre 2013 organisé à l’initiative de la Société des Amis de Robert Challe à la Bibliothèque de l’Arsenal et en Sorbonne, 2016. 65. B. Millet, In Praise of Fiction. Prefaces to Romances and Novels, 1650-1760, 2017. 66. C. Gauthier, E. Hénin, V. Leroux (éds.), Subversion des hiérarches et séduction des genres mineurs, 2016. 67. J. Herman, Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle. I. Providences romanesques, 2019. 68. J. Herman, Lettres familières sur le roman du XVIIIe siècle. II. L’espace dialogique du roman, 2019. 69. J. Herman, Essai de Poétique historique du roman au dix-huitième siècle, 2020. 70. A. Bolot, C. Bournonville, M. Hersant, C. Ramond (éds.), Figures et fonctions du destinataire dans les Mémoires et les romans-Mémoires de l’époque classique. Récit et vérité à l’époque classique (IV), 2021. 71. N. Kremer, K. Peeters, B. Vanacker (éds.), La Reconnaissance littéraire. Hommages à Jan Herman, 2022. 72. C. Dufour, La Scène. Pratiques d’un genre littéraire et artistique (1810-1910), 2022. 73. S.-V. Borloz, «L’odorat a ses monstres». Olfaction et perversion dans l’imaginaire fin-de-siècle (1880-1905), 2023. 74. S. Badir, V. Ionescu, N. Kremer (éds.), Felix Æstheticus. Pour Herman Parret, 2023. 75. M. Séguy (éd.), Il est temps d’intervenir. Pour Pierre Bayard, 2023.

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