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French Pages 285 [288] Year 1966
MARCEL P R O U S T
CENTRE CULTUREL INTERNATIONAL DE CERISY-LA-SALLE
Entretiens sur
MARCEL PROUST sous la direction de
GEORGES CATTAUI et
PHILIP KOLB
PARIS • M O U T O N & C O • LA HAYE MCMLXVI
LES E N T R E T I E N S S U R M A R C E L P R O U S T O N T E U LIEU D U 17 AU 25 J U I L L E T 1962 S O U S LA D I R E C T I O N DE G E O R G E S CATTAUI ET PHILIP KOLB avec la collaboration de
Henri
Yves CLOGENSON, Michel DRUCKER, Françoise FABRELouis GAUTIER-VIGNAL, Bernard G U Y O N , Jacques de LACRETELLE, Jean MOUTON, George D . PAINTER, Georges POULET, Anthony PUGH, Pierre-Henri SIMON, Jean ROUSSET et Claude VALLÉE
LUCB
BONNET,
de
GRUSON,
et la participation de
Jean-Bertrand BARRÈRE, Jean-Marie BELLEFROID, Henri BOUILLIER, Jean FOLLAIN, Maurice de GANDILLAC, Anne HEURGON-DESJARDINS, Albert KERRINCKX et Marcelle W A H L Textes revus et publiés par les soies de
F R A N Ç O I S E F A B R E - L U C E DE G R U S O N
© 1966, Mouton & Co, Paris-La Haye
HENRI
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BONNET
JUILLET
L'EUDÉMONISME ESTHÉTIQUE DE PROUST*
Chez Proust, au point de départ, l'intelligence se fond avec l'appétit, le désir, la recherche des jouissances. Lorsque, dans l'Hommage à Proust de la N.R.F. du ier janvier 1923, Paul Desjardins veut évoquer «l'enfant que Marcel Proust était en 1888 », il lui applique l'expression de «quêteur de délices». Et sur un billet qu'il passait pendant la classe à un camarade, l'élève Proust écrivait à la même époque: «Mes croyances morales me permettent de croire que les plaisirs des sens sont très bons ». Hédoniste, il se jette avec avidité sur tous les plaisirs: plaisirs de la mondanité, plaisirs de l'amitié et de l'amour. Plaisirs mêmes de l'ivresse aux dîners à Ribevelle! Plaisirs intellectuels, car il veut connaître toutes les formes de satisfaction. Le plus hédoniste des écrivains de son temps sera celui qu'il préfère, Anatole France. Et si finalement il condamne le monde, l'amour et l'amitié, c'est parce que ces expériences l'ont déçu sur le plan même du plaisir. Mieux! La vie intellectuelle même est justiciable du plaisir. Pour cet homme qui écrivait déjà dans Jean Santeuil: «L'exaltation est le seul signe où nous puissions reconnaître la vérité des idées qui nous viennent », on peut même dire qu'il appartient organiquement à cette vie intellectuelle. Et nous savons que, lorsqu'il déclarera son but atteint, ce sera parce que le Bien qu'il aura rencontré l'aura satisfait pleinement devant le Tribunal de son plaisir sous les espèces d'une extase produite par un souvenir involontaire. Mais Proust ne se contente pas de la philosophie sommaire de l'hédoniste. Il
* Cette communication n'ayant pas été enregistrée, on ne lira que le bref résumé qui nous en a été remis par l'auteur lui-même. Certaines des questions posées à H. Bonnet portent sur des aspects de son exposé qui n'apparaissent pas dans cette version abrégée.
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s'élève au plan supérieur de l'eudémonisme, selon un progrès qui ressemble à celui de Spinoza. Il est significatif que l'homme qu'il a - suivant ses dires - le plus admiré, son maître le philosophe Alphonse Darlu, soit un dogmatique, c'est-à-dire un philosophe qui croyait à la philosophie, à la métaphysique et, par voie de conséquence, à la morale: «M. Beulier ne pensait jamais que pour dire la vérité et ne parlait jamais que pour dire sa pensée ». Si Proust, dans sa vie de relations, a fait mille concessions à la politesse et, chaque fois qu'il a pu, menti pour faire plaisir, jamais, quand il s'est agi de son œuvre, il n'a consenti à dire quoi que ce fût qu'il n'eût pas pensé! Il n'a jamais écrit que pour exprimer la vérité, comme M. Beulier parlait. Incroyant vis-à-vis de tout ce qu'il y a de révélé dans la religion, il n'est pas pour autant un sceptique et son livre est une œuvre de foi. Et lorsqu'il reçoit pour la première fois en 1914 une lettre d'un des hommes qui l'a le mieux compris, Jacques Rivière, il s'écrie: «Enfin, j e trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique... ! » L'eudémonisme est la philosophie morale qui fonde le bonheur sur la connaissance, la connaissance la plus profonde. La philosophie proustienne est un eudémonisme esthétique. S'il en est ainsi, c'est aussi que l'art a été haussé au XIXème siècle au niveau d'une forme de connaissance. L'art a cessé d'être considéré comme un jeu ou un moyen et il est devenu sa propre fin. Au sein du souvenir involontaire, Proust, le premier, découvre l'objet de l'art sous les espèces d'une réalité qualitative, perçue à la fois dans le passé et le présent, ou, si l'on veut, dans le présent sur le fond du passé, et que le style ou la métaphore devront exprimer. Cette réalité est la même, produit la même félicité et nous libère du temps de la même manière que celle que nous découvrons dans la contemplation artistique, par le moyen de la peinture, de la musique ou de la littérature. Elle se retrouve enfin dans les impressions artistiques directement produites par la nature (trois clochers, rangée d'arbres, etc....) - Connaissances aussi ces vérités générales qui apparaissent dans un âge plus mûr, lorsque l'auteur découvre ce qu'il y a de commun à deux personnes soit sur le plan moral, soit dans leurs gestes ou leur physionomie et qui vont constituer la matière première de la satire sociale qui va des Verdurin aux Guermantes, de Françoise à M. de Norpois - Et c'est parce que dans un cas comme dans les autres, l'art atteint une réalité que Proust peut affirmer que l'artiste n'a pas à proprement parler à inventer son livre: «Le devoir et la tâche d'un écrivain sont d'un traducteur ». C'est pourquoi aussi l'intelligence n'est généralement pas la première démarche du penseur. Celui-ci doit d'abord ressentir, se tourner vers sa sensibilité ou son instinct. L'intelligence n'intervient qu'après. Sur ce point d'ailleurs Proust innove moins qu'on ne pense. Toutes les grandes philosophies intellec-
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tualistes ont demandé pâture au monde sensible. Elles ont pour cela incité le sujet à se replier sur lui-même, centre de tout ce qui est ressenti, dans un acte d'attente. C'est le sens du «connais-toi toi même» qui oriente à l'opposé de la démarche d'une projection dans le monde préconisée par les Existentialistes. Toute son expérience, toute sa vie enseigne à Proust que la perception «grossière et erronée » «place tout dans l'objet quand tout est dans l'esprit » - ce qui le conduit à soutenir «que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont par conséquent susceptibles d'expression, mais les idées ». C'est au prix de cet idéalisme, c'est en atteignant l'essence des choses et la vérité de chacun que l'être, que Marcel Proust découvre en lui dans les moments privilégiés et dont il parle dans le Contre Sainte-Beuve, peut exister et être heureux. «Car pour lui, conclut-il, exister et être heureux n'est qu'une seule chose ». (M. Bonnet signale que sa thèse est développée dans son ouvrage Le progrès spirituel dans l'œuvre de Marcel Proust, édité par Vrin en 2 volumes).
DISCUSSION
M . DE GANDILLAC.—La comparaison que vous avez établie entre Spinoza et Proust m'a un peu étonné. Je ne comprends pas très bien votre opposition entre le qualitatif et le général; enfin l'emploi même du mot eudémonisme ne me paraît pas très clair; sur ces trois points, j e me permettrai de vous demander quelques éclaircissements. M . BONNET. — La tentative de Spinoza me paraît être une tentative parallèle à celle de Proust; Spinoza part de certaines idées générales et, en somme, d'une expérience dont j e dirai qu'elle est de caractère scientifique; de son côté, Proust s'appuie uniquement sur une expérience dont le caractère est esthétique ou artistique; j'accorde donc que leurs domaines sont différents puisque j'oppose précisément le domaine du général, du scientifique, au domaine du qualitatif ou au domaine artistique. Néanmoins, Proust et Spinoza sont également désireux d'atteindre une réalité supérieure, un mode de vie supérieur et par là leurs tentatives sont analogues quoique situées sur des plans différents. C'est par le moyen d'une expérience qui est aussi une expérience de connaissance que Proust et Spinoza parviennent au même résultat, c'est à dire à une quiétude obtenue par la vérité qu'ils s'attachent à trouver par eux-mêmes.
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M. DE GANDILLAC.—Assurément, mais ma remarque visait surtout le problème de la généralité. Or, il est clair que Spinoza comme philosophe condamne l'idée générale. D'autre part, on ne peut guère, semble-t-il, comparer à aucune des expériences proustiennes que vous nous avez décrites le passage de la finitude à l'infini et à l'éternel tel que le décrit, sous le nom d'amor intellectualis Dei, la dernière partie de l'Ethique. Cette forme de béatitude métaphysique n'est-elle pas étrangère à Proust? M. BONNET. — Proust a répondu lui-même dans le Contre Sainte-Beuve qu'il fallait faire le départ entre la vie de l'auteur et l'auteur lui-même et c'est de leur mélange qu'il fait le reproche à Sainte-Beuve quand ce dernier prétend expliquer l'artiste par sa vie privée. Quant à la notion de bonheur, que je distingue du plaisir - et donc de l'hédonisme, - il est chez Proust impossible à atteindre aussi bien par l'amitié que par la mondanité ou l'amour; ce n'est que dans le travail créateur de l'artiste ou dans celui du penseur en général qu'il est accessible et c'est là, en effet, que Proust l'a goûté. M. CATTAUI. — Ce sera le thème d'une communication que nous fera, dans quelques jours, M. Kolb. Je crois qu'il y a, dans l'œuvre de Proust, deux séries de types, de caractères; il y a d'abord cette catégorie, beaucoup plus nombreuse, de héros qui ont manqué leur destin, malgré les dons et les qualités qu'ils pouvaient avoir, et, à côté d'eux, très rares cette fois, ceux qui ont réalisé leur destin par leur propre création, comme Bergotte, Elstir, Vinteuil, auxquels M. Kolb ajouterait sans doute la Berma, car une grande interprète est, à sa façon, une créatrice. Dans cette énumération, il y a d'ailleurs une gradation: l'on peut discerner chez Proust une préférence pour la musique, en tant qu'elle me paraît représenter à ses yeux une forme et une expression plus proches, plus dépouillées encore, de son idéal. Vinteuil me semble supérieur à Elstir, comme Elstir me paraît supérieur à Bergotte. Mais que cette aspiration pût, chez Proust, dans une certaine mesure, rejoindre Spinoza, j'en trouve la confirmation dans ce texte de Spinoza qui représente l'idéal que pouvait avoir Proust: il lui fallait, disait-il, «un Bien capable de se communiquer et par quoi l'âme, renonçant à tout autre, pût être affectée uniquement, un Bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et souveraine». Il me paraît que c'est vers cela que Proust a tendu, que c'est cela même qu'il a cherché dans le Temps Retrouvé. M. DE GANDILLAC. — Cette aspiration me paraît différente de l'eudémonisme, qui implique essentiellement l'idée de totalité et d'achèvement; les artistes qui tendent plus ou moins à réaliser leur idéal ressemblent assez peu à ces hommes accomplis que les philosophes appellent sages ou bienheureux. L'eudémonisme
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renvoie à un type déterminé de sagesse, dont Aristote a fait la théorie et qui requiert chez l'homme de l'intelligence, de la vertu et un minimum de santé et de fortune. M. BONNET. — Pour ma part, je fonde le rapprochement de la pensée de Proust et de Spinoza sur cette affirmation que l'art est une forme de connaissance; c'est donc la reconnaissance du caractère noétique de l'œuvre d'art qui étaye cette analogie et qui autorise à parler d'un eudémonisme esthétique; d'ailleurs, l'évolution de la conscience esthétique au cours du XIXème siècle, depuis les romantiques, jusqu'à Flaubert, Baudelaire et Mallarmé, a confirmé ce point de vue que l'art est une forme de connaissance. M. CATTAUI. — Et c'est en quoi consiste la félicité même de Proust, qui n'était heureux que lorsqu'il sentait, entre deux choses et deux êtres, un lien commun qui lui permît d'établir une loi générale reposant sur une essence qualitative commune au passé et au présent. Dans cette expérience, Proust constate que les sentiments sont hors du temps et qu'il est un être intemporel créé pour l'éternité. Proust se rapproche par là de l'orphisme ou du néo-pythagorisme, puisqu'il admet l'idée que la recherche méthodique n'est pas seulement dans la science, mais aussi dans l'art, comme moyen de connaissance; l'art et la science, qui se sont séparés après avoir été unis, finissent par se retrouver au sommet, et l'oeuvre de Proust témoigne de la recherche de cette union. Mais cette félicité vers laquelle tend l'œuvre de Proust, il faut la rattacher au phénomène de la mémoire involontaire dont la théorie se trouve mise en forme dans le dernier tome du Temps Retrouvé, ce qui rapprocherait ici Proust davantage de Bergson que de Spinoza. Le Temps Retrouvé est précisément cette béatitude, cette félicité intemporelle, que peut seule faire surgir une certaine conception du temps qui paraît sur bien des points avoir été commune à Bergson et à Proust, bien que Proust pensât, en toute bonne foi d'ailleurs, que sa conception différait de celle du philosophe. M. DE GANDILLAC.—Dans la mesure où le mot intelligence évoque un dépassement de la ratiocination, on peut trouver de l'intellectualisme chez Bergson et chez Proust; on sait que Bergson au début a hésité entre les termes intuition et intelligence-, il semble que le mot noétique, employé par M. Bonnet, convienne ici, en tant qu'il indique un au delà du concept qui est, en un sens, commun à Proust et à Bergson et dont on peut, dans leurs œuvres respectives, faire remonter la quête à une analyse de la mémoire et du souvenir. M . BARRÈRE. — On pourrait, dans la même direction, c'est à dire celle de la reconquête du passé, rapprocher Proust de Rousseau; fasciné par son enfance, Rousseau nous dit revivre, au moment où il les écrit, ses instants de bonheur et
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avoir l'impression, en livrant ses confessions, d'écrire aussi un roman, comme ce fut, on le sait, le cas de Proust. Néanmoins, si pour Proust, comme l'affirmait avec raison M. Bonnet, l'art est une forme de connaissance - et l'on est effectivement convaincu en lisant la Recherche que Proust atteint à un certain degré de connaissance - l'œuvre de Rousseau ne justifie pas, quant à elle, une telle affirmation: en effet, Rousseau pour sa part ne prétendait pas, en ressaisissant ses souvenirs, atteindre autre chose que son bonheur individuel; dans cette mesure, ce n'est pas dans l'ordre de la connaissance que s'est située l'ambition de Rousseau, mais dans celui de l'appréhension de soi-même. Pour nous rapprocher davantage de l'exposé de M. Bonnet, je crois qu'il serait bon de soulever ici la question très importante du style de Marcel Proust. Beaucoup plus qu'au côté intellectuel de son œuvre par lequel sa vision est en effet une forme de connaissance, c'est à l'aspect spécifiquement artistique de l'écriture proustienne que j e suis sensible; ce qui fait l'originalité ce cette écriture tient au fait qu'elle ne procède pas de manière sûre, mais au contraire par tâtonnements au travers d'une palette surchargée de métaphores. Toute la technique littéraire de Proust s'insurgerait en effet contre l'affirmation de la sûreté de son style, qui contient seulement ce que l'on pourrait appeler des moments de bonheur littéraire; mais ces moments existent un peu à la manière de ceux que l'on rencontre chez ces pointillistes comme Monet qui procèdent, sans réussir à chaque fois, par une espèce d'approximation de touches de peinture qui seraient autant d'analogies dont certaines sont bonnes, d'autres médiocres, d'autres ternes, d'autres enfin, fausses. On a, de nos jours, tendance à laisser de côté cette notion de goût qui n'a plus cours dans notre littérature. En s'y référant pourtant et en étant moins idolâtre, on serait quelquefois sévère pour certaines comparaisons proustiennes qui viennent sans nécessité surcharger son texte. Par ailleurs, je doute que cette multiplicité de comparaisons puisse s'apparenter à une véritable connaissance; de toute façon, ce style ne peut prétendre à l'homogénéité car, à côté des métaphores, il n'est pas rare de trouver, pour conclure un paragraphe, des espèces de lois, des sortes de maximes qui s'apparentent à la manière du XVIIIème siècle. On pourrait en inférer que le style proustien représente une combinaison de l'art du XVIIIème siècle avec un certain impressionnisme. M. BONNET. — Des textes comme ceux de la Fugitive ou de la Prisonnière donnent effectivement raison à votre interprétation selon laquelle le style de Proust peut passer de l'expression d'une métaphore à celle d'une loi ou d'une maxime. J'en vois, pour ma part, la confirmation dans le fait que Proust a lui-même établi une distinction entre deux sources d'inspiration: de l'une naîtraient ces vérités d'ordre général et psychologiques que Revel et Feuillerat s'accordent à reconnaître comme les seules valables dans l'œuvre de Proust, de l'autre
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naîtrait ce qu'ils appellent la partie «poétique » de l'œuvre, selon eux très inférieure à la première. La tentative de Feuillerat a d'ailleurs consisté à faire une distinction entre les produits de ces deux sources, prétendant que les éléments poétiques étaient antérieurs aux éléments exprimés par les vérités d'ordre général. Quant au style de Proust, dont je viens d'accorder à M. Barrère qu'il oscille de la métaphore à la loi, je serais néanmoins tenté, devant la sévérité de son jugement sur l'écriture proustienne, de lui demander de nous fournir des preuves de la médiocrité des images qu'elle contient à son avis et dont on trouverait, je crois, difficilement des exemples. M. CLOGENSON. — Exemples d'autant plus difficiles à trouver, en effet, que ce n'est pas, à mon avis, dans le sens de la médiocrité, mais dans celui de l'humilité qu'il serait plus juste de les interpréter. N'est-ce pas l'humilité qui dicte à Proust ce passage du Temps Retrouvé dans lequel il se demande si son œuvre sera une cathédrale ou simplement un menhir abandonné sur une île déserte? Ce même sentiment d'abandon qui fait dire à Des Esseintes dans A Rebours: «Pourquoi le monde est-il contre moi? C'est parce que je me réjouis au-dessus du temps », ce qui, par le biais de l'humilité, nous ramène à la félicité, à l'eudémonisme proustiens. M. CATTAUI. — Il semble que nous sommes d'autant plus fondés à établir ce genre de rapprochements qu'il peuvent apparaître comme une sorte d'illustration de ce passage du Contre Sainte-Beuve où Proust, voyant une photographie de Baudelaire, trouve que ce dernier ressemble tantôt à Vigny, tantôt à Hugo, desquels il devient alors naturel de le rapprocher. En définitive, tous ces poètes apparaissent à Proust comme des moments différents, voire contradictoires, d'un même poète qui aurait mission d'exprimer ce qu'on pourrait appeler la loi du poète français au XIXème siècle. Il faut peut-être voir, dans ce sens, chez Proust, comme la volonté d'être l'aboutissement d'une très longue tradition romanesque. M . DE GANDILLAC. — Le texte que vous venez d'évoquer soulève fort à propos le problème important de la typification dans l'univers proustien. Bien que sur un mode différent, la Recherche fait place, en effet, à une sorte de cristallisation des types qui rappelle parfois la Comédie Humaine.
L'intention de typification que M . de Gandillac décèle avec beaucoup de justesse dans la création du monde proustien me paraît rejoindre cela même que voulait indiquer précédemment M. Bonnet en affirmant que l'art est pour Marcel Proust une forme de connaissance; en effet, la création du type semble bien répondre à un désir de connaissance, à la volonté de découvrir une loi générale, commune à des réalités initialement M M E FABRE-LUCE. —
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dispersées; le type apparaît ainsi comme l'ensemble des caractères auxquels doivent se conformer comme à une ligne générale une quantité indéfinie de particuliers; et il est manifeste que des individus comme Charlus, les Verdurin ou Bloch dépassent largement le cadre que leur assigne leur propre individualité pour exprimer comme l'essence, le principe général de l'homosexualité, de la bourgeoisie ou du caractère juif. Cette recherche révèle donc chez Proust l'intention de s'élever à la connaissance de lois générales dont les types sont l'expression, à partir de l'analyse minutieuse du particulier. Ajouter que la révélation de ces lois générales constituait le bonheur même de Proust, c'est retrouver, après un long détour, la liaison du noétique et de la félicité que M. Bonnet a appelée l'eudémonisme de Proust. M. CATTAUI. — Nous devons maintenant remercier M. Bonnet d'un exposé qui a ouvert à la discussion tant de voies. De multiples rapprochements sont nés en effet du problème soulevé par «l'eudémonisme » de Proust; d'abord celui des points communs qu'entretient cet «eudémonisme» avec celui de Spinoza; Ensuite, le côté noétique et intellectualiste de l'eudémonisme proustien, dégagé par M. Bonnet, nous a fait retrouver l'aspect commun qui unit Proust à Bergson dans les phénomènes de la mémoire et du temps; et c'est en approfondissant cette qualité particulière de bonheur qui s'attache au souvenir que M. Barrère a pu relier les évocations d'enfance de Proust et de Rousseau; Enfin, l'analyse du style proustien, en le révélant comme la combinaison originale de la métaphore et de la loi, nous a fait retrouver la thèse initiale de M. Bonnet selon laquelle l'eudémonisme de Proust repose sur l'affirmation de l'art défini par l'auteur de la Recherche comme une forme effective de la connaissance.
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MERCREDI 18 JUILLET
PROUST ET H U Y S M A N S
Il semble y avoir bien peu de rapports entre Proust et Huysmans, l'homme comme l'œuvre. Le fonctionnaire ponctuel du Ministère de l'Intérieur, l'écrivain naturaliste, devenu oblat de Saint-Benoît, qui passe des Sœurs Vatard à Sainte Lidwine et aux Foules de Lourdes, n'a guère d'affinités électives avec le grand bourgeois de la Plaine Monceau, familier des salons parisiens, qui élabore, dans le secret d'une chambre calfeutrée contre le bruit, une œuvre toute tendue vers la reconquête du Temps perdu. Oriane de Guermantes semble aussi éloignée de Céline Vatard qu'une princesse peinte par Pisanello l'est d'une blanchisseuse de Degas. Surtout deux mondes, deux visions du monde se reflètent dans leurs œuvres, qui marquent comme les antipodes d'une planète spirituelle. Venu du naturalisme orthodoxe, qui se veut le montreur impartial de la bête humaine au supranaturalisme de Là-Bas, pour aboutir au réalisme surnaturel de la Cathédrale, Huysmans s'oppose au subjectivisme idéaliste de Marcel Proust. Balbec, l'église-idéale qui n'existe que dans l'imagination de l'artiste, se dresse comme une contradiction en face du heu de prières incarné qu'est la cathédrale de Chartres. Dans le portrait de J . K. Huysmans par Forain et celui de Marcel Proust par J. E. Blanche, deux humanités semblent s'opposer dans leur appréhension du monde, comme frappe le contraste des deux regards, l'un fureteur, en retrait et cependant tout en mouvements, l'autre, comme plongé dans une rêverie à la fois inquiète, et retirée en elle même. Cependant les contacts matériels, tangibles et aussi le liens spirituels ne manquent pas entre l'un et l'autre, alors qu'il serait vain, je crois, d'établir un parallèle Zola-Proust. Deux hommes établissent une liaison, disons mondaine, entre Marcel Proust et Huysmans, deux hommes bien différents, le comte Robert de Montesquiou et le chanoine Mugnier. Le problème des clés est toujours un de ceux qui passionnent les curieux de la petite histoire, et nous le sommes tous.
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U n problème beaucoup moins futile qu'il ne le semble à première vue, car il pose la question même de la création artistique. Qu'il s'agisse de la collégiale de Mantes par Corot, ou du baron de Charlus, les termes sont les mêmes. O r Charlus et des Esseintes sont Montesquiou dans la mesure où les mots de la Prose pour des Esseintes sont ceux du langage de tous les jours. Au delà il y aurait le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac, donc le néant. L'auteur des Hortensias bleus, s'il affecta de ne pas trop se reconnaître dans certains traits de Charlus, est plusieurs fois revenu sur le personnage de des Esseintes, parfois agacé, mais non sans une certaine complaisance. Il ne faut pas, en effet, restreindre Montesquiou au dandy du Pavillon des Muses, au poète des Chauves-souris. Critique pénétrante de Rodolphe Bresdin, il fut un des premiers dans le grand public à apprécier, sinon à comprendre Mallarmé avant même la parution des Poètes maudits. Il le reçoit chez lui rue Franklin et raconte lui-même cette visite dans les Pas Effacés. Peu de personnes étaient admises à visiter ces lieux desquels il me semblait que l'influence efficace pour moi-même, au point que je leur attribuais une vertu thérapeutique, devait se déperdre et se disperser par la prodigalité de leur spectacle. [Ne croirait-on pas entendre ici la voix de Charlus recevant le jeune Marcel, lors de l'extraordinaire soirée où il le fait attendre au salon après le rendez-vous chez Mme de Villeparisis?] J'y invitais néanmoins ceux qui me semblaient devoir le goûter et c'est ainsi que j'en agis un soir pour Mallarmé, dont j'avais fait la connaissance assez longtemps auparavant, et que ce jour-là j'avais engagé à dîner au dehors. Cet esprit curieux, cet homme aimable, cet artiste indubitable ne pouvait que ressentir avec une très vive intensité la représentation oculaire en présence de laquelle j e le plaçais à l'improviste et qui se trouvait jeter brusquement sur ma personnalité qu'il appréciait un nouveau j o u r plein de merveilles. Il sortit de chez moi dans un état d'exaltation froide qui était de sa manière, mais ne s'élevait pas fréquemment jusqu'à cette température». Huysmans, qui lui aussi vient de découvrir Mallarmé et cherche à créer un pendant esthétique à son fantoche Folantin, écouta le récit de cette extraordinaire visite de la bouche même de Mallarmé, et le duc Jean Floressas des Esseintes emprunte beaucoup des traits du personnage, de l'extérieur du moins, de son goût pour le bizarre, le quintessencié: la salle agencée de façon à produire l'illusion d'un cloître, la tortue sertie de pierres rares. Montesquiou le sut et l'on ne saurait démêler la part de contentement et de dépit qu'il éprouva. Lui-même déclare, toujours dans les Pas Effacés, que Mallarmé lui dit «avoir conté la visite qu'il m'avait faite à l'auteur que je viens de nommer [Huysmans], qui se proposait de me représenter dans une de ses prochaines pièces comme un Fantasio moderne et supérieur». A l'en croire même, ils se seraient d'ailleurs rencontrés chez Edmond de Goncourt, où Montesquiou fut «sur le point de lui parler de ses travaux d'une façon ren-
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seignée qui probablement l'aurait trouvé sensible, mais à cette époque j'étais fort réservé». La condescendance du grand seigneur perce dans ces mots: «façon renseignée, sensible», et il se donne le beau rôle en insinuant que Huysmans conçut peut-être de ce silence «un peu de rancune qui lui persuade de ne pas me ménager ». Quand on se rappelle que le jeune Valéry parle d'A Rebours comme de «ma bible et mon livre de chevet », et que Wilde, par les yeux du héros de Dorian Gray, voit devenir brusquement réelles «des choses dont il n'avait que vaguement rêvé. Des choses dont il n'avait jamais osé rêver lui étaient progressivement révélées», le personnage de des Esseintes prend un relief qui fait de lui un frère aîné de Charlus, trop effacé aujourd'hui, comme une ébauche sans laquelle l'oeuvre achevée n'aurait pu naître. Un même prétexte, Montesquiou, deux héros si ressemblants. Huysmans et Proust ne sont pas si éloignés l'un de l'autre. Mais un individu humain, non pas de roman celui-là, l'abbé Mugnier rapproche les deux hommes. Ce n'est pas lui, malgré la légende, qui convertit Huysmans, mais il fut le témoin, le conseiller dans les étapes de la conversion: sur son avis, Huysmans alla en retraite à la trappe d'Igny où il se confessa et communia. Le «fol abbé », comme l'appelait le sarcastique J. K., fut le convive des repas du dimanche avec Descaves et l'accompagna dans les pélérinages d'art en Belgique et en Allemagne. Lui qui, conformément aux dernières volontés de Huysmans, donna l'absoute à l'Eglise Notre Dame des Champs, devait, d'après le voeu exprimé par Proust à Céleste, être appelé près de son lit de mort pour y réciter les prières de l'Église. L'agnostique Proust, pour qui Dieu était un possible désespérément souhaité, rejoignait ainsi l'oblat de Ligugé. Proust a-t-il jamais interrogé l'abbé sur l'auteur de la Cathédrale ? Car il n'y a pas que ces rencontres fortuites, les œuvres des deux hommes qui ne se connurent jamais personnellement appartiennent, au-delà des différences de génération, de tempérament, d'esthétique officielle, à un univers, sinon semblable, du moins fraternel. Parlant de Vinteuil dans la Prisonnière lors de l'audition du Septuor, Proust écrit «Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d'une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste ». Et, à la page suivante : «l'art, l'art d'un Vinteuil, comme celui d'un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l'art, nous ne connaîtrions jamais ». Ces patries inconnues, ces mondes de Huysmans et de Proust, ils appartiennent à un même système planétaire. Et d'abord tous deux ont le culte de l'art, qui est connaissance, non jouissance. Huysmans, à propos de Redon, termine son étude par la déclaration que «dans le domaine du rêve l'art demeure seul, en ces temps dont les faims d'âmes sont
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suffisamment assouvies par l'ingestion des théorie des Moritz Wagner et des Darwin ». Des Esseintes, au moment de s'immerger dans le silencieux repos de sa maison de Fontenoy, voit en Baudelaire, non seulement l'homme qui «à travers des galeries abandonnées ou inconnues avait abouti à ces districts de l'âme où se ramifient les végétations monstrueuses de la pensée », mais aussi un intercesseur, qui, dans le vide laissé par la croyance, tient lieu de sauveur. Tel est le sens des deux sonnets des Fleurs du Mal, La Mort des Amants, l'Ennemi, et du poème en prose Anywhere out of the World enchâssés par Des Esseintes dans un canon d'église aux trois compartiments séparés. Si Huysmans quitte le naturalisme avec Là-Bas, du moins celui de Zola, c'est parce qu'il se confine aux «buanderies de la chair, qu'il prétend rejeter le supra-sensible, dénier le rêve, ne pas même comprendre que la curiosité de l'art commence là où les sens cessent de servir ». Ni croirait-on pas entendre Marcel, pour qui l'art est le seul moyen de livrer «la partie réelle et incommunicable de nous-mêmes »? Et le chapitre liminaire de Là-Bas s'achève par le soulagement de Durtal retournant à ses notes sur Gilles de Rais, car «il n'y a de bonheur que chez soi et au dessus du temps », reprenant d'ailleurs le texte de Ruisbroeck l'Admirable placé en épigraphe à A Rebours «Il faut que je me réjouisse au dessus du temps quoique le monde ait horreur de ma joie et que sa grossièreté ne sache pas ce que je veux dire ». Ni les lecteurs de Du Côté de chez Swann, de Proust avant le Temps Retrouvé, ni ceux ¿'A Rebours avant En Route ne savent où les mènent leurs guides. Car, pour l'un et l'autre, l'art n'est pas une Beauté impassible adorée de loin comme chez les Parnassiens; l'art est quête, extase approfondie pour devenir connaissance et transcendance. «L'art est ce qu'il y a de plus réel, la plus austère école de la vie et le vrai jugement dernier », cette formule de Proust dans le Temps Retrouvé fait écho à l'éloge des Bénédictins dans l'Oblat, qui voulurent que «la Beauté suprême fût adulée par ce qui survit de surélevé dans l'homme depuis la faute, par cette inspiration, par cet art que sainte Hildegarde définit une réminiscence à moitié effacée d'une condition primitive dont nous sommes déchus depuis l'Eden. » «A défaut des oraisons liturgiques et des suppliques humaines, d'ardentes exorations de couleurs s'élevaient sous les voûtes silencieuses de la nef. » La dernière phrase n'est plus Proust, mais de Huysmans décrivant la chapelle des Grûnewald à Colmar. On parle des révélations de Proust qui lui donnèrent le sens de l'œuvre à accomplir (les pavés inégaux sur lesquels il trébuche, le tintement d'une cuiller contre une assiette, la serviette empesée avec laquelle il essuie sa bouche). Ce sont des impressions bien humbles, mais privilégiées, car avec elles «toute inquiétude sur l'avenir, tout doute intellectuel était dissipé ». Pour Huysmans, qui doit s'arracher au bourbier naturaliste, il faut une révulsif plus puissant, et c'est la révélation de la Crucifixion du musée de Cassel. La page est absolument
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proustienne, car le sens de ce moment de grâce n'apparaît que décanté par le souvenir et, comme Marcel dans le salon de l'hôtel de Guermantes, J.K. s'immerge dans sa vision, à la fois tourment et délice. «Cela restait unique, car c'était tout à la fois hors de portée et à ras de terre. Mais alors..., se dit Durtal, qui s'éveillait de sa songerie, mais alors, si je suis logique, j'aboutis au catholicisme du Moyen Age, au naturalisme mystique; ah non, par exemple, et si pourtant! » La différence est que Proust s'arrêtera à cette leçon «d'idéalisme» (ce sont ses propres termes) ou, si l'on veut, refusera de donner à sa révélation un substrat logique par l'adhésion à une foi religieuse, mais à partir de ce moment, avec l'approfondissement des révélations de l'hôtel de Guermantes, on peut affirmer sans paradoxe avec Albert Béguin que Proust est «le plus mystique des grands rêveurs modernes; le désir de transcender la durée n'engendre pas chez lui la dispersion, mais la recherche passionnée d'un centre, d'une unité intérieure ». Le dialogue Huysmans-Proust aurait pu s'établir à l'occasion de la Préface à la traduction de la Bible d'Amiens. Proust y développait déjà ses théories esthétiques. Sous le couvert de Ruskin, de l'hommage rendu au pèlerin des églises, il dévoilait déjà ce qui serait la clé de son œuvre; son secret, celui du temps perdu et retrouvé, court déjà en filigrane, mais il n'est pas encore temps de le clamer, puisque la forme où l'inscrire lui échappe encore. Relevant avec pertinence la lutte chez Ruskin entre sa sincérité et son idolâtrie du Beau, le mensonge par lequel il se persuadait que les doctrines qu'il proposait étaient des doctrines morales et non des doctrines esthétiques, alors que pourtant il les choisissait pour leur beauté, Proust ajoute une phrase qui, anodine à l'époque, prend tout son sens à la lumière de l'œuvre future: «Il n'y pas à proprement parler de beauté tout à fait mensongère, car le plaisir esthétique est précisément celui qui accompagne la découverte d'une vérité». Remplaçons l'article indéfini par le défini et nous avons le secret de la conversion de Huysmans dans En Route ». «Ah, la vraie preuve du catholicisme, c'était cet art qu'il avait fondé, cet art que nid n'a surpassé encore. Alors dans cet admirable Moyen Age, où l'art allaité par l'Église anticipa sur la mort, s'avança jusqu'au seuil de l'éternité, jusqu'à Dieu, le concept divin et la forme céleste furent devinés, entraperçus pour la première et peut-être pour la dernière fois par l'homme ». Huysmans est d'ailleurs cité dans la préface à plusieurs reprises, dans la traduction également. A propos du Beau Dieu d'Amiens: «Que Ruskin ait tort quand il dit que le Beau Dieu d'Amiens dépassait en tendresse sculptée ce qui avait été atteint jusqu'alors, bien que toute représentation du Christ doive éternellement décevoir l'espérance que toute âme aimante a mise en lui, et que ce soit M. Huysmans qui ait raison quand il appelle le même Dieu
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d'Amiens un bellâtre à figure bovine, c'est ce que nous ne croyons pas, mais c'est ce qu'il importe peu de savoir». Car «les grandes beautés littéraires correspondent à quelque chose, et c'est peut-être l'enthousiasme en art qui est le critérium de la vérité ». Ici encore le subjectivisme, l'idéalisme, mais tendu vers la découverte d'une unité qui devient la vérité de l'être, comme chez Mallarmé qui fut en partie révélé au grand public par A Rebours et dont Marcel lit les vers à Albertine. Comme on regrette que Proust n'ait pas écrit un Contre J. K. Huysmans, qui eût été aussi bien, avec sa méthode de création critique, un Pour Huysmans. Ce Huysmans qu'il a lu avec sympathie, dont il loue la superbe description de la clôture extérieure du chœur de Chartres. Y a-t-il aussi simple rencontre dans l'appel par deux fois à Gustave Moreau, le peintre prôné par des Esseintes, pour évoquer la pensée désertant à l'extrême vieillesse, la tête de Ruskin comme «cet oiseau mystérieux qui, dans une toile célèbre de Gustave Moreau, n'attend pas l'arrivée de la mort pour fuir la maison». Dans Du CSté de chez Swann, c'est même avec les yeux de des Esseintes que Swann entrevoit Odette comme la personnification de la femme entretenue, «chatoyant amalgame d'éléments inconnus et diaboliques serti, comme un apparition de Gustave Moreau, de fleurs vénéneuses entrelacées à des joyaux précieux ». Un lien étroit unit les trois œuvres de Ruskin, de Huysmans, de Proust, elles se succèdent dans le temps, comme une chaîne où chaque maillon est inséparable et fait corps avec le précédent et le suivant. La Bible d'Amiens est de 1885, puis Huysmans écrira sur Chartres l'étude que Ruskin projetait sous le titre de Les Sources de l'Eure, et ce sera la Cathédrale en 1898. Six ans plus tard paraîtra la traduction de la Bible d'Amiens avec la préface qui est aussi sa cathédrale, ou plutôt la crypte supportant l'énorme édifice, dont Jean Santeuil est comme le carnet d'esquisses d'un Villard de Honnecourt. Cathédrale, le mot même, son symbolisme hantent littéralement Proust. Avec quelle émotion il répond à Jean de Gaigneron: «Quand vous me parlez des cathédrales, je ne peux pas ne pas être ému d'une intuition qui vous a permis de deviner ce que je n'ai jamais dit à personne et que j'écris ici pour la première fois: c'est que j'avais voulu donner à chaque partie de mon livre le titre: Porche, vitraux de l'abside, pour répondre d'avance à la critique stupide qu'on me fait de manquer de construction dans des livres où je vous montrerai que le seul mérite est dans la solidité des moindres parties ». Et Marcel, dans le Temps Retrouvé, rêve d'écrire un livre, «je n'ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe ». Mais, pour des hommes aussi imprégnés de l'éminente dignité du symbole, aussi baudelairiens que Proust et Huysmans, la robe et la cathédrale ne sont que les mêmes aspects d'une seule réalité, l'œuvre.
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Une cathédrale, «une église où les fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies ... ou bien un monument druidique au sommet d'une île, quelque chose d'infréquenté à jamais?», voilà la question anxieuse que le narrateur, Marcel, pose au destin et à lui même, après la révélation, comme un mystique l'adresserait en toute humilité à Dieu. Et puisque Proust lui-même nous invite à ce langage symbolique, nous n'hésitons pas à affirmer que le précurseur, peut-être inconsciemment méconnu, dont il a reçu l'initiation, le maître d'oeuvre dont il a parachevé les esquisses, ce fut Huysmans. Peut-être encore plus que Ruskin. Si Proust a rompu avec le roman traditionnel, si le Temps Perdu marque une date à partir de laquelle on ne peut plus écrire comme Benjamin Constant et Flaubert, comme on ne peut plus peindre comme le Titien et Poussin après Manet, c'est que Huysmans, le naturaliste Huysmans de Sac au Dos et des Soeurs Vatard s'est mué en le Huysmans ¿'A Rebours, d'En Route, de la Cathédrale. «A la Recherche du Temps Perdu est à la fois l'histoire d'une époque et l'histoire d'une conscience », écrit Ramon Fernandez, et il ajoute dans le même chapitre de la Vocation révélée : «Le livre, depuis Swann jusqu'au Temps Retrouvé, offre un sens exotérique et un sens ésotérique; mais l'originalité de Proust consiste à livrer lui-même le sens ésotérique et à ne pas rentrer dans le silence éternel avant d'avoir livré le secret de sa parole ». Pour l'histoire d'une époque, Proust a des maîtres, Saint-Simon, Balzac, dont il dispose à sa guise, mais seul avant lui, Huysmans avait osé écrire l'histoire d'une conscience. Marcel, dans le Temps Perdu et le Temps Retrouvé, est «le type unique qui tient la corde dans chacun des livres ». La définition n'est pas d'un critique moderne, elle est tout simplement celle de Huysmans parlant de lui-même, dès 1886, dans la série des Hommes Modernes publiée par Léon Vanier. Grâce au pseudonyme, Huysmans se donne le gant de critiquer un aspect de son œuvre pour en mieux faire ressortir l'originalité. «Cyprien Tibaille et André Folantin et des Esseintes ne sont, en somme, qu'une seule et même personne, transportée dans des milieux qui différent. Et très évidemment cette personnalité est M. Huysmans, cela se sent; nous sommes loin de cet art parfait de Flaubert qui s'effaçait derrière son œuvre et créait des personnages si magnifiquement divers, M. Huysmans est bien incapable d'un tel effort» Nous devous entendre, nous, qu'il veut le porter ailleurs, car il ajoute plus loin. «S'il y a jamais une justice, la part de M. Huysmans, si méprisé du vulgaire, sera belle ». Surtout avec des Esseintes, puis Durtal, le narrateur est l'auteur lui-même à peine déguisé. Le romancier à la recherche d'une autre esthétique du roman, dont il a eu révélation avec les primitifs et en particulier Mathias Grûnewald, c'est l'auteur de Là-Bas, qui nous introduit l'enfer des satanistes, des démoniaques. Plus encore que dans A Rebours, le narrateur
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colle à l'auteur dans une osmose qui n'aura de comparable que le Marcel du Temps Perdu. Puis Durtal retrouve non pas le temps, mais la foi, bien que la conversion suspende elle aussi le temps et permette d'atteindre «cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l'avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, la seule vie, par conséquent, réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes, aussi bien que chez l'artiste ». Les lignes sont évidemment de Proust dans le Temps Retrouvé, après la révélation. En Route, la Cathédrale suivent Durtal dans les étapes de cette conversion dans ses approches de la vie monastique. Puis ensuite Durtal se tait, car l'Oblat, les Foules de Lourdes ne sont que des reportages où la fiction romanesque s'atténue, pour disparaître tout à fait. Proust, le romancier naît là et quand Huysmans romancier tourne la page, à une cathédrale. Mais le romancier, à partir de des Esseintes, fausse compagnie à Zola et au roman traditionnel, comme Marcel se déconsidérait aux yeux de M. de Norpois, en se livrant à ce que ce dernier eût appelé un jeu de dilettante. Finis les morceaux de bravoure comme la promenade à la foire des sœurs Vatard, le beuglant de Marthe. L'approfondissement du moi, la quête du vrai à travers les divers aspects de l'art en prennent la place. Il y a Mathias Grûnewald, Fra Angélico, le chant grégorien chez Huysmans, comme il y aura Ver Meer, Elstir, la sonate et le Septuor de Vinteuil chez Proust. Seulement les artistes à l'état pur de Proust, Elstir, Vinteuil s'opposent aux artistes réels de Huysmans! Le premier n'a pas eu à se libérer de l'héritage naturaliste et surtout l'approche du réel chez l'un et l'autre est bien différente. Mais Elstir appartient à l'école des impressionnistes que Huysmans a si bien loués. Avec la même désinvolture, l'un et l'autre arrêtent le récit, j'allais dire le temps, pour évoquer mie vision colorée ou une sensation auditive. C'est dans la Cathédrale l'extraordinaire symphonie colorée du Couronnement de la Vierge de l'Angelico: «Et cet azur épandu sur des costumes dont les plis sont à peine accusés par des blancs est d'une sérénité extraordinaire, d'une candeur inouïe. C'est lui qui, avec le secours des ors dont les lueurs cerclent les têtes, courent ou se tortillent sur les bures noires des moines, en Y sur la robe de saint Thomes; en soleil ou plutôt en chrysanthèmes chevelus sur les frocs de saint Antoine et saint Benoît; en étoiles sur la coiffe de sainte Claire; en broderies ajourées, en lettres formant des noms, en plaques de gorgerins sur les vêtements des autres saintes; c'est lui qui donne l'âme colorée de l'œuvre». La peinture est ici bien recréée comme une marine d'Elstir, et l'artiste est
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Huysmans. N'est-ce pas aussi une œuvre originale que cet extraordinaire Dies Irae composé plutôt qu'entendu à Saint Sulpice et qui se trouve dans Là-Bas: «A la fin, alors que mêlées encore et confondues, ces voix avaient charrié, sur les grandes eaux de l'orgue, toutes les épaves des douleurs humaines, toutes les bouées des prières et des larmes, elles retombaient exténuées, paralysées par l'épouvante, gémissaient en des soupirs d'enfant qui se cache la face, balbutiaient le Dona eis requiem, terminaient, épuisées, par un Amen si plaintif qu'il expirait ainsi qu'une haleine, au dessus des sanglots de l'orgue. » La phrase elle-même revêt l'ampleur, la complexité et aussi l'architecture dont on fait honneur à Proust. Chez Proust, comme chez Huysmans, l'œuvre d'art devient prétexte de découverte, approfondissement d'une vérité qui, sans elle, demeurerait peutêtre à jamais perdue. Proust écrit sur Ruskin avant de commencer la rédaction de sa moderne Divine ou infernale comédie, comme on voudra: ce sont les clochers de Martinville et de Vieuxville, si humbles qu'eussent été leurs bâtisseurs artisans, qui fournissent au narrateur le sujet de son premier essai littéraire. Bergotte meurt devant une toile de Ver Meer et comprend trop tard ce qui a manqué à son œuvre propre : «Il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. 'C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il, mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune'. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné le premier pour le second. Il se répétait: 'Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune'. Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire... ». Bergotte mort, s'oppose, dans le même ouvrage, la Prisonnière, au Septuor de Vinteuil, inaccessible, lui, à la corruption, et qui procure au narrateur «cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supra-terrestre», car «cette phrase était ce qui aurait pu le mieux caractériser, comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec le monde visible, les impressions qu'à ses intervalles éloignés je trouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces pour la construction d'une vie véritable: l'impression élevée devant les clochers de Martinville, devant une rangée d'arbres près de Balbec ». Eh bien, l'art a joué dans l'évolution de Huysmans un rôle comparable. L'auteur de Là-Bas, d'En Route, a trop éclipsé le critique de l'Art Moderne, des Trois Primitifs. Félix Fénéon, son contemporain, n'hésite pas à l'appeler l'inventeur de l'impressionisme. Les pages sur Degas sont les plus pénétrantes que cet artiste, si discuté alors, ait inspirées. Bien plus, J. K. Huysmans découvre sa vraie personnalité créatrice grâce à l'art et par l'art. Tout le
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monde admet qu'entre le très naturaliste En Ménage (1881) et le symboliste A Rebours, publié en 1884, un fossé existe, qui sépare le collaborateur des Soirées de Médan, du laudateur de Baudelaire, de Redon, de Moreau, de Mallarmé. Les trois années de silence n'ont été rompues, à part la nouvelle déjà ambiguë à'A Vau l'Eau, que par l'Art Moderne où Huysmans recueille ses article sur les salons officiels des années précédentes et surtout sur les Expositions des Indépendants de 1880 et 1881, où les impressionnistes affrontent l'art officiel. Déjà ébranlé par ces Elstir d'avant la lettre, Huysmans découvrira son patit pan de mur jaune dans la Crucifixion de Griinewald du Musée de Cassel qui lui montre la voie vers «le réalisme surnaturel, la seule formule, la seule véridique qui puisse exister pour moi», écrit-il alors à Jules d'Estrée, l'écrivain belge. Réalisme surnaturel, dit Huysmans, appel vers une joie supra-terrestre, écrit Proust. Les formules sont étrangement comparables; nous sommes loin de la description toute naturaliste des milieux artistes de Manette Salomon, ou de ce chef d'oeuvre d'incompréhension qu'est l'œuvre de Zola. Durtal s'écrie avant la conversion sur un ton qui est très proustein: «Car enfin l'art c'est, avec la prière, la seule éjaculation de l'âme qui soit propre ». Même après la conversion et la Cathédrale, il se laissera aller à la rêverie devant l'énigmatique démone de Francfort, où il veut voir Giulia Farnese, la maîtresse du pape Alexandre VI. Il n'y a pas jusqu'aux tics de Proust que l'on ne trouve déjà chez Huysmans. Le saint Jude du portail de Chartres lui évoque un autre méconnu, Verlaine, et Madame Bavoil a le masque désempâté d'un César mort, comme M. de Charlus vieilli ressemble à un grand imquisiteur peint par le Greco, et le père du narrateur en robe de nuit rappelle l'Abraham d'une gravure de Benozzo Gozzoli. A propos de l'un comme de l'autre, il ne faut pas parler d'une déformation de l'esprit par un abus de culture artistique, car l'art est la communication de l'incommunicable, le moyen par lequel les intermittonces du cœur et de l'esprit sont dépassées, transcendées, rachetées. Les pages de Du Côté de chez Swann sur la beauté du symbole, représenté comme réel dans les fresques de Giotto doivent beaucoup à Ruskin, mais pour Durtal déjà «cette forme répond à l'un des besoins les moins contestés de l'esprit de l'homme qui éprouve un certain plaisir à faire preuve d'intelligence, à deviner l'énigme qu'on lui soumet et aussi à en garder la solution résumée en une visible forme, en un durable contour. Saint Augustin le déclare expressément: ' Une chose notifiée par allégorie est certainement plus expressive, plus agréable, plus imposante que lorsqu'on l'énonce en termes techniques'. C'est aussi l'idée de Mallarmé et cette rencontre du saint et du poète, sur un terrain tout à la fois analogue et différent, est pour le moins bizarre, pensa Durtal».
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Un autre point sur lequel Huysmans précède Proust, c'est l'apport de thèmes qui n'avaient pas droit de cité dans le roman. Qui, avant lui, avait osé décrire avec cette minutie, cette impudeur, les misères de l'homme aux prises avec la maladie? L'hypocondrie de M. Folantin, la névrose de Des Esseintes, les angoisses de Durtal devant la perspective du régime alimentaire qui l'attend à la Trappe annoncent l'analyse des malaises de Tante Léonie, la description de l'anxiété de Marcel au ¡moment de partir pour Venise, celle des crises d'étouffement de M. de Cambremer. Les névrosés entrent dans la littérature avec Huysmans, avant que le docteur du Boulbon proclame que » la famille magnifique et lamentable des nerveux est le sel de la terre ». Les infiniment petits du psychisme humain, au point où ils interfèrent avec le physiologique, Huysmans les a suivis à la trace dans la conscience de ses personnages. Proust n'aurait pas renié cette page où Monsieur Folantin barbotte dans son bain et y suit les méandres de son moi comme anesthésié: «Il se blottissait dans l'eau chaude, s'amusait à soulever avec ses doigts des tempêtes et à creuser des maelstroms. Doucement, il s'assoupissait au bruit argentin des gouttes tombant des becs de cygnes et dessinant de grands cercles qui se brisaient contre les parois de la baignoire; tressautant, alors que des coups furieux de sonnettes partaient dans les couloirs, suivis de bruits de pas et de claquements de portes. Puis le silence reprenait avec le doux clapotis des robinets, et toutes ses détresses fuyaient à la dérive; dans la cabine, voilée d'une vapeur d'eau, il rêvassait et ses pensées s'opalisaient avec la buée, devenaient affables et diffuses ». N'est-ce pas aussi la psychologie de l'angoissé, que fait, avant Marcel, Des Esseintes aux prises avec la maladie? A côté des malades du corps et de l'esprit, il y a ceux de l'âme. La messe noire de Là-Bas, les maléfices du chanoine Docre ont nui, par leur imagerie trop facile, à la plongée dans les ténébres du subconscient où nous entraîne Huysmans. Avant les intermittences du cœur, avant Mlle Vinteuil, avant Charlus, Huysmans a osé présenter des sadiques, des masochistes. Des Esseintes, «par haine, par mépris de son enfance », pend au plafond d'une pièce une petite cage où est enfermé un grillon, et «quand il écoutait ce cri tant de fois entendu, toutes les soirées contraintes et muettes chez sa mère, et l'abandon d'une jeunesse souffrante et refoulée se bousculaient devant lui, et alors, secousses de la femme qu'il caressait machinalement et dont les paroles ou le rire rompaient sa vision et le remenaient brusquement dans la réalité dans le boudoir, à terre, un tumulte se levait en son âme, un besoin de vengeance des tristesses endurées, une rage de salir par des turpitudes des souvenirs de famille ». Avant la scène entrevue à Montjouvain, cette scène que Jammes aurait voulu voir supprimer, on n'avait jamais été aussi loin dans la description de l'acharnement à salir ce qu'il y a de plus vénérable. Et la terrifiante scène du Temps Retrouvé
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où Charlus se fait fustiger à coups de martinet dans la maison tenue par Jupien avait son précédent dans A Rebours qui nous raconte la liaison de des Esseintes avec une ventriloque. Grâce à elle, à la voix menaçante de rogomme, qu'elle fait entendre derrière la porte, «aussitôt de même que les libertins excités par la terreur d'être pris en flagrant délit, à l'air,... il retrouvait passagèrement ses forces, se précipitait sur la ventriloque dont la voix continuait à tapager hors de la pièce, et il éprouvait des allégresses inouies, dans cette bousculade, dans cette panique de l'homme courant un danger, interrompu, pressé dans son ordure ». Quand Proust voit dans les sadiques de l'espèce de Mlle Vinteuil des êtres purement sentimentaux et naturellement vertueux qui cherchent le dépaysement dans le mal, quand il décrit la stupéfaction de M. de Charlus devant le mensonge de pseudo-assassins - «son âme pure, à lui, sadique n'était pas changée pour cela » - , il semble reprendre le thème déjà développé à propos de Gilles de Rais dans Là-Bas. «Du mysticisme exalté au satanisme exaspéré, il n'y a qu'un pas. Dans l'au-delà tout se touche. Il a transporté la furie des prières dans le territoire de A Rebours ». Le Marquis de Sade n'est qu'un timide bourgeois, qu'un piètre fantaisiste à côté de lui, déclare Durtal. Sodome n'avait jamais été peint dans une œuvre comme il l'est chez Huysmans. Des Esseintes, le Chanoine Docre, Gilles de Rais sont des citoyens de la cité maudite. Le viol de l'enfant que Gilles a d'abord torturé avec délices, constitue une scène quasi insupportable et M. Lampert a pu, à juste titre, la rapprocher d'un passage des Chants de Maldoror, que Huysmans connaissait. Proust ne pouvait aller aussi loin, faisant de M. de Charlus un contemporain. Quel chemin parcouru depuis les allusions de Balzac à l'attachement passionné de Vautrin pour Rubempré! Avant VImmoraliste (1902) et Saiil (1903), avec leurs sous-entendus bien feutrés, Huysmans parle sans fard de «la défiante amitié » qui naît entre Des Esseintes et un adolescent rencontré un soir: «Jamais il n'avait supporté un plus attirant et un plus impérieux fermage, jamais il n'avait couru des périls pareils, jamais aussi il ne s'était senti plus douloureusement satisfait. Parmi les rappels qui l'assiégeaient, dans sa solitude, celui de ce réciproque attachement dominait les autres». La forêt maléficiée où erre Gilles de Rais et qui développe devant lui ses formes monstrueusement obscènes annonce les pages où, sur un autre registre, s'étale à propos de la rencontre Charlus-Jupien le symbolisme à-rebours du début de Sodome et Gomorrhe, avec le mystère de la fécondation de la fleur par le bourdon. Le rêve, qui joue un si grand rôle dans le Temps perdu, est le sujet presque exclusif de En Rade ; par lui réel et imaginaire ne sont plus distincts. L'aphorisme consolant de Poe, «toute certitude est dans les rêves», est cité complai-
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samment par Huysmans à propos de Redon. Le rêve cohabite bizarrement chez lui avec, comme dit si justement Breton dans Nadja, le goût d'informer sans souci de l'effet à produire, de tout ce qui le concerne, de ce qui l'occupe, à ses heures de pire détresse, de ne pas - comme trop de poètes - chanter absurdement cette détresse, mais de m'énumérer avec patience dans l'ombre, quelques petites raisons bien involontaires qu'il se trouve d'être encore, il ne sait trop pour qui, celui qui parle ». Breton qui méprise les romanciers, qu'ils s'appellent Flaubert ou Proust, fait grâce jusqu'à En Route à Huysmans. Il aurait pu cependant remarquer que Proust est, aussi bien que Huysmans, «l'objet d'une de ces sollicitations perpétuelles qui ont l'air de venir du dehors et nous immobilisent quelques instants devant un de ces arrangements fortuits, de caractère plus ou moins nouveau, dont il semble qu'à bien nous interroger nous trouverions en nous le secret ». Le snobisme, le Côté de Guermantes et l'Allée des Acacias avec Odette ont braqué et faussé le jugement de Breton, je le crains, lui faisant prendre l'apparence pour la réalité. Ne nous laissons pas à notre tour prendre au même piège. Il n'y a pas jusqu'au dolorisme, à ce culte de la souffrance qui, permanent dans l'œuvre, de la Bièvre à sainte Lidwine et aux Foules de Lourdes, a été tant reproché à Huysmans par les non catholiques aussi bien que par les catholiques qu'on ne retrouve dans le Temps Perdu et le Temps Retrouvé. «Le bonheur est salutaire pour le corps, mais c'est le chagrin que développe les forces de l'esprit », - Cette phrase du Temps Retrouvé pourrait n'être que le vers démarqué de Musset: Rien ne nous rend plus grands qu'une grande douleur. Elle prend son vrai sens quand nous lisons plus loin que l'idée de la souffrance accompagne pour Marcel l'idée de l'œuvre à accomplir, comme la souffrance est inséparable du salut pour Huysmans. Y-a-t-il d'ailleurs une différence entre les deux, puisque l'œuvre à réaliser pour l'agnostique Proust est l'équivalent du salut pour le chrétien Huysmans? Il pourrait être tiré de Sainte Lidwine, cet autre passage du Temps Retrouvé: «Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, saus l'empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui, par des voies souterraines, nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la dernière avant la seconde et pour qui, si proches qu'elles doivent être l'une de l'autre, l'heure de la vérité à sounné avant l'heure de la mort ». Un passage comme celui-là permet bien de parler du mystique Proust. Comment ne pas le rapprocher de ce que Huysmans écrivait à Myriam Harry dans sa dernière lettre: «J'ai la vague intuition que je vais désormais être mené, en dehors des voies littéraires, dans les voies réparatrices de la souffrance, jusqu'à ma fin. L'embêtement est de ne pas se sentir une vocation bien décidée pour ce genre d'existence, mais très certainement, à la longue, je m'y ferai ». Proust confie, dans une lettre à un ami, que sa vie a été une sucession de
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plaisirs et de souffrances, trahissant ainsi son pessimisme foncier. Pessimisme métaphysique, puisque rien n'existe à l'état pur, pas plus la bonté que la méchanceté. N'écrit-il pas à un autre correspondant : «Mais non, ne croyez pas que la duchesse de Guermantes soit bonne. Elle peut être capable de quelques gentillesses, par hasard, et encore. Pourquoi êtes-vous si sévère pour M. de Charlus? Quand vous le connaîtrez mieux, je crois que vous le jugerez agréable de conversation ». Seule la grand-mère du narrateur échappe à cette décomposition des êtres, mais comme l'art, elle n'appartient pas à notre monde sensible, sa grandeur est «de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons », la beauté du monde ». Réalité, réel, les mots reviennent à tout moment sous la plume de Proust, exprimant sa nostalgie d'un au-delà. M. Georges Cattaui, dans l'Introduction aux Documents Iconographiques, parle de «ce lamento, ces appels de l'âme errante, cette sérénité douloureuse [qui] trahissent une incurable angoisse. Ce n'est pas seulement le méchant qui se lamente dans cette apocalypse, c'est le mal». Sans cette présence reconnue du mal, on ne possède pas la clé de l'œuvre proustienne. Or si Baudelaire réintroduit dans la poésie le mal dégagé des couleurs flatteuses du romantisme, c'est le romancier Huysmans qui, de A Rebours à En Route, lui redonne sa place dans le roman du XIXème siècle. Discutant longuement de Dostoïewski avec Albertine, plus de quatre pages dans la Prisonnière, Marcel parle de façon imprévue de côté Dostoïewski de Madame de Sévigné et plus loin il précise à propos de l'obsession du crime chez l'auteur des Frères Karamazoff: «Il est certain que, comme tout le monde, il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement, sous une forme que les lois interdisent ». Trente ans plus tôt, dans Là-Bàs, Huysmans parlait de «ce réaliste surélevé, de cet exorable russe », comme Marcel loue chez lui, «une humanité plus fantastique que celle qui peuple la Ronde de Nuit de Rembrandt ». Une compréhension, une admiration commune qui en dit long sur la parenté des deux œuvres! Alors que Proust ignore presque totalement le mal social à la Zola, et que le prophétisme apocalyptique de l'auteur du Salut par les Juifs n'apparaît chez lui que dans des fragments, par exemple la malédiction sur Sodome et ses habitants hermaphrodites, tout le Temps Perdu et Retrouvé s'est engagé à travers des galeries abandonnées ou inconnues, [a] abouti à ces districts de l'âme où se ramifient les végétations monstrueuses de la pensée», pour reprendre la définition de Baudelaire par Huysmans, qui pensait évidemment à son œuvre propre. Ainsi s'établit la fraternité des deux œuvres, de l'oblat de Ligugé et du reclus agnostique de la rue Hamelin. De Proust et Claudel, deux contemporains, le plus proche de Huysmans, c'est à coup sûr Proust, malgré tout ce que l'auteur de l'Annonce faite à Marie doit à En Route et à Sainte Lidwine La rupture de Bloy et de Huysmans n'est pas due à une blessure d'amour-propre du «mendiant
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ingrat », elle s'inscrit dans la ligne de deux sensibilités diamétralement opposées. Tandis que la Bible d'Amiens et la Cathédrale symbolisent deux génies fraternels. Les tours de Chartres, sur le chemin de Combray-Illiers, ont indiqué la voie à l'explorateur du Câté de Guermantes. Il est facile de refaire l'histoire même littéraire, mais comment peut-on imaginer que Huysmans, s'il avait vécu, aurait refusé sa voix à l'auteur de A l'ombre des jeunes filles en fleurs? Huysmans, ce doyen de l'Académie Goncourt, n'aurait eu alors que soixante dix ans. Malgré le titre et sa fausse préciosité, le «découvreur» des impressionistes et de Mallarmé aurait su découvrir la vision de l'artiste si proche de la sienne, de l'artiste pour qui «la vérité suprême de la vie est dans l'art», quand Dieu demeure caché.
DISCUSSION
M. BONNET. — C'est avec autant de nuances que de prudence que M. Clogenson vient d'établir ce que l'on doit appeler un parallèle entre l'œuvre de Proust et celle Huysmans, puisqu'il semble qu'il n'y ait eu ni rapport ni influence réels entre ces deux auteurs, ignorants que nous sommes en outre de la connaissance que Proust put avoir de Huysmans. Néanmoins, connaissant la sévérité avec laquelle Proust a jugé le naturalisme en général dans le Temps Retrouvé et celui de Zola en particulier dans sa correspondance, si l'on peut rapprocher Proust de Huysmans, c'est comme l'a fait M. Clogenson, dans le commun reniement de cette théorie dont ils envisageaient le dépassement vers une esthétique de type symboliste dont Baudelaire apparaissait comme l'instigateur. Mais peut-être ne serait-il pas moins essentiel de rechercher, en dehors de ressemblances qui peuvent être accidentelles, les véritables différences qui séparent la pensée de Proust de celle de Huysmans. La première me paraît être relative aux préoccupations religieuses de Huysmans qui tinrent, on le sait, une place exceptionnelle dans son œuvre alors que Proust n'y portait pour sa part qu'un intérêt limité; la seconde, peut-être plus importante, établirait une différence de matière entre l'œuvre de Proust et celle de Huysmans. Il me semble, en effet, que quant à la matière employée, Huysmans reste assez proche de son rationalisme et de son naturalisme initiaux; chez Proust, au contraire, la matière paraît plus élaborée, l'art plus élevé. De plus, le style proustien révèle une richesse métaphorique à laquelle Huysmans, malgré le charme de son art, n'a jamais accédé pas plus qu'à une totale domination de son œuvre, à cette sorte de conscience supérieure qui caractérise l'auteur de
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la Recherche. En ce qui concerne les préoccupations religieuses qui peuvent séparer ces deux auteurs, un éclaircissement du mot mystique devient nécessaire; c'est, en effet, de «mystique» que vous avez, dans votre exposé, qualifié cette phrase de Proust: «Heureux sont les artistes pour qui l'heure de la vérité a sonné avant celle de la mort ». Le sens technique du mot mystique autoriset—il cette interprétation? Cette heure de la vérité, n'est-ce pas une heure qui, pour Proust, a sonné sur la terre, au moment où il a réussi à transcender son art, alors qu'elle ne devait sonner, pour le mystique qu'était Huysmans, qu' après sa mort? M. CLOGENSON. —Je vous accorde le bien-fondé de la différence que vous établissez entre Proust et Huysmans concernant, d'une part, la matière qu'ils ont employée et, d'autre part, l'intensité de leurs préoccupations religieuses. Vous reconnaîtrez néanmoins que, de même que l'on peut parler d'intuitions préchrétiennes, on peut aussi parler des intuitions pré-proustiennes de Huysmans; en ce qui concerne le premier point, je reconnais volontiers que l'art de Huysmans est moins conscient et moins parfait que celui de Proust; quant au second point, je confirmerai votre propre opinion en rappelant que Proust mentionne l'existence «d'une vérité» alors que Huysmans se réfère à «la vérité», il y a donc ici opposition de l'indéfini au défini et sans doute faut-il y voir la différence de deux tempéraments et de deux sensibilités. M. DE GANDILLAC.—C'est au désirjustement exprimé par M. Bonnet de voir plus amplement éclairé le terme de mystique que je voudrais répondre dans la mesure où me le permet une très partielle compétence d'historien. On sait que la Réforme, de Luther à Kierkegaard, s'est toujours méfiée d'une expérience prétendûment mystique qui prétendrait se substituer au véritable état de l'homme pêcheur, que justifie la seule foi au Christ, c'est-à-dire simplement une attente et une espérance dans un salut à venir. Le mot mystique évoque, en effet, la saisie immédiate et extatique d'une transcendance dès ici-bas accessible. Pareille saisie peut prendre des formes multiples à travers diverses religions et traditions philosophiques ou esthétiques. L'adjectif grec «mystikos» signifie simplement «secret»; la mystique est le dévoilement, plus ou moins «mystérieux », d'arcanes qui peuvent concerner Dieu, mais tout aussi bien la nature et l'art. On a même parlé de «mystique inversée », comme dévoilement du mal, du laid, du faux, dans la direction de ce que Jean Wahl appelle une «transdescendance ». Rien n'est plus faux que d'assimiler - comme font certains auteurs marxistes et quelquefois des écrivains bourgeois peu soucieux de précision - «mystique » et «religieux ». La foi proprement dite n'a rien de mystique ni davantage, bien entendu, la dévotion comme telle.
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M . CATTAUI. — On pourrait dire, dans le même sens, que la spiritualité de 'linde n'est pas uniquement l'expression d'une mystique dans ce monde. Le mot Dieu n'étant pas présent dans le bouddhisme, il est fréquent de le voir injustement assimilé à une religion athée; l'on peut, cependant, à son propos, parler d'une mystique, bien que le bouddhisme ne conçoive Dieu que d'une façon immanente.
— Nous pourrions nous demanderjusqu'à quel point une mystique de l'art, et plus généralement une mystique tout court, inclut un élément de communicabilité. M . BARRÈRE.
M. DE GANDIIXAC. — Vous touchez là au paradoxe même de la mystique, qui évoque le silence mais quia besoin de mots pour l'évoquer, qui parle de ténébre mais ne peut décrire que des objets plus ou moins lumineux. En fait, tous les mystiques ont essayé, par des approches poétiques, de nous suggérer quelque chose de leur expérience, par un appel à ce qui peut, chez le lecteur profane, correspondre analogiquement à cette réalité de soi ineffable, par une sorte de résonance - au sens physique du terme - du même genre que celle que comporte tout dialogue entre l'écrivain et son lecteur. Cette remarque, fort banale, ne vise aucunement à sous-estimer la hiérarchie de valeur entre les diverses sortes de mystique, mais à en souligner la spécificité, pour éviter, par exemple, toute confusion entre cette sorte d'expérience - religieuse ou esthétique - et des attitudes comme le pari pascalien ou le «saut » du «chevalier de la foi » chez Kierkegaard. M. CLOGENSON. —J'accorderai donc, à partir de la définition de M. de Gandillac, que Huysmans n'était pas un mystique. M. BARRÈRE. —J'aimerais revenir, puisque tel est en fait notre propos, à la comparaison des styles de Proust et de Huysmans et plus particulièrement à la valeur de leurs écritures respectives en matière de critique d'art, domaine dans lequel je n'ai pas la certitude de la supériorité de Proust sur Huysmans si je songe notamment à certaines impressions esthétiques très contestables de Proust comme celle, par exemple, du «petit pan de mur jaune» que lui a inspireé le tableau de Vermeer. M. CLOGENSON. — Les pages de Huysmans sur Fra Angélico et Degas sont en effet d'une particulière densité. Elles ne font néanmoins pas obstacle à mon plein accord avec M. Bonnet sur le caractère de moindre élaboration que présente, de façon générale, la matière de Huysmans comparée à celle de Proust. Mais l'assentiment que je donne à cette interprétation n'entraîne pas dans mon esprit la reconnaissance du caractère simpliste de la psychologie de
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Huysmans: la simplicité de la matière n'exclut pas dans son oeuvre la multiplicité des complications et des interprétations dont se révèlent susceptibles ses différents personnages et qui annoncent déjà les «intermittences du cœur»; autant de nuances qui demeurèrent inconnues à Zola et même à Flaubert et où nous sommes fondés à voir un nouvel aspect de la sensibilité moderne. M. CATTAUI. — C e qui me semble contestable, c'est la possibilité même d'une comparaison entre le style de Proust et celui de Huysmans. Si l'on peut comparer des artistes ayant appartenu à des époques différentes, en est-il de même du style, dont on doit dire qu'il tient non seulement au génie individuel, mais encore au goût et à l'esprit d'une époque? Proust, écrivant vingt ou trente ans après Huysmans, a bénéficié de certaines expériences esthétiques de son prédécesseur. O n comprendrait alors que Proust, évoquant les mêmes sentiments esthétiques que Huysmans, puisse le faire avec un art beaucoup plus transparent, un style cette fois dégagé du poids des épithètes et dont la légèreté s'apparente à celle de l'art grec. Dans un autre ordre, c'est au style de Bergson que j e comparerais volontiers celui de Proust; chez l'un comme chez l'autre, la clarté du style traduit en effet non seulement la présence d'une pensée constamment en éveil, mais d'une pensée qui ne cherche pas à éblouir; la recherche de l'épithète frappante à la Hugo (des rochers «scrofuleux ») me paraît au contraire caractériser le style de Huysmans; elle n'apparaît que fort rarement dans celui de Proust, qui lui préfère l'utilisation de touches diverses finissant par cerner et circonscrire la vérité. M. MOUTON. — Ce que vous venez de dire rejoint aussi, j e dois l'ajouter, ce que j'ai moi-même tenté d'exprimer dans mon Style de Proust, dans l'analyse duquel j'ai v u se dessiner comme un aspect fondamental cette souplesse, cet enveloppement et cette absence d'effet. Envisagé de ce même point de vue, le style de Huysmans me semble au contraire empreint d'une certaine raideur qui doit tenir à la force de son tempérament. M . CLOGENSON. — Peut-être n'est-il pas inutile de mentionner ici que l'œuvre de Huysmans s'inscrit à l'intérieur d'une courbe de transition; et, si l'on est tenté de trouver assez maladroit ce qu'il a écrit sur Mallarmé, encore faut-il atténuer la sévérité de ce jugement en se rappelant qu'il a été dans A Rebours le premier à en faire état, primeur qu'il partage avec Montesquiou. De même, on ne saurait oublier la part active que Huysmans prit à l'élargissement de la réputation de Redon, pas plus d'ailleurs que la compréhension des Chants de Maldoror dont il fit preuve dès 1885. Marqué par l'influence des Goncourt dont il dut plus tard se défaire, on manquerait une part importante de son originalité si l'on ne tenait pas compte de ces précieuses intuitions. Néanmoins, tout cela ne
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saurait exclure le fait que les interprétations que Huysmans donne des œuvres d'art témoigne d'un souci constant de rapporter méthodiquement ces oeuvres d'art à son propre point de vue; ainsi, on ne peut manquer d'être frappé par la divergence des interprétations que donnent du tableau du Louvre qui représente Saint-Quentin et Saint-Bruno et une sainte, M. Berenson qui y voit pour sa part une atmosphère idyllique tandis que Huysmans en décrit au contraire l'aspect démoniaque. De sorte qu'il faut bien convenir que nous sommes ici en présence non seulement d'une interprétation psychologique de l'attitude des personnages, mais aussi de la valeur non moins psychologique, aux yeux de Huysmans, des couleurs elles-mêmes. M. D r u c k e r . — On pourrait ajouter que les pages que Huysmans consacre à la peinture de Fra Angelico contiennent une description symboliste des pierres précieuses dont on retrouve, semble-t-il, des échos dans le pastiche que Proust consacre à Renan dans Pastiches et Mélanges. Par ailleurs, il me paraît difficile de parler de Huysmans comme critique d'art sans mentionner son ascendance hollandaise; on sait aussi qu'il l'accentua délibérément, allant jusqu'à modifier son nom. Mais cette origine, si lointaine qu'elle soit, nous permet peut-être de saisir à travers les descriptions que Proust fait de la cuisine de Combray évoquant un tableau de Vermeer, une réminiscence huysmanienne. M. C a t t a u i . — En remerciant Yves Clogenson de son exposé, je tiens à souligner la difficulté essentielle dont il a triomphé avec une grande aisance. Il était, en effet, très délicat d'aborder le problème des ressemblances entre Proust et Huysmans, étant donné le caractère restreint des éléments historiques sur lesquels nous pouvons fonder un tel rapprochement. D'ailleurs, la discussion qui a suivi cet exposé a porté sur les différences qui séparent l'œuvre de Proust de celle de Huysmans plutôt que sur les points qui peuvent les rapprocher. Grâce à l'intervention de M. Bonnet, c'est d'abord la différence de la matière employée par Proust et par Huysmans que nous avons pu établir, mettant en lumière le caractère particulièrement élaboré des analyses proustiennes, alors que la matière utilisée par Huysmans se ressent encore de l'influence du naturalisme; mais c'est sur le plan religieux, comme l'a particulièrement souligné M. Bonnet, qu'apparaît en toute évidence l'opposition de Proust et de Huysmans. Ce qui ne fut, sans doute, pour l'auteur de la Recherche, que l'objet d'un intérêt intermittent, voire esthétique, constitue au contraire la préoccupation fondamentale de Huysmans; nous devons néanmoins, sur ce point, à M. de Gandillac des précisions concernant la notion de mystique qui semblent tendre à exclure aussi bien Huysmans que Proust de cette orientation de pensée. Enfin, la comparaison des styles de ces deux auteurs, vers laquelle nous a
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aiguillés M. Barrère, a prolongé l'opposition en la situant cette fois sur le plan de l'expression et de l'écriture, notamment en ce qui concerne la critique d'art, à laquelle il est nécessaire de réserver une part importante aussi bien dans l'œuvre de Proust que dans celle de Huysmans.
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JEUDI 19 JUILLET
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Aucune œuvre littéraire ne trouve son origine dans le regard au même degré que celle de Marcel Proust; et même beaucoup d'oeuvres peintes doivent moins aux yeux de leur auteur que la description des nymphéas de la Vivonne ne doit à ceux du narrateur. Cette observation a été faite, dès le début des études proustiennes, par un certain nombre de critiques; et tout particulièrement par Ernst-Robert Curtius1 qui note l'attention de l'écrivain comme en perpétuel état de déplacement. Les voltes et diverses autres figures de danse qu'exécutent les clochers de Martinville, au cours de ses excursions en automobile à travers la Normandie, sont consignées dans une page qui a fait lever, comme un ferment, toute la Recherche du Temps Perdu. Cette importance du regard chez Proust a été soulignée par un grand nombre d'écrivains. Je signalerai en particulier les livres de Georges Cattaui, J . Zéphir, Jacques Nathan, Germaine Brée. Jacques Nathan a pu proposer un sujet de devoir pour les étudiants à la fin de son édition d'extraits de Du Côté de chez Swann (Classiques Larousse), - devoir ainsi libellé: «Que pensez-vous du rapprochement, devenu banal, entre la technique descriptive de Proust et celle des peintres impressionnistes? » Constatation banale sur l'optique de Proust, mais dont on n'a peut-être pas tiré toutes les conséquences; et les écrivains qui aujourd'hui tentent de mettre en œuvre ce que l'on appelle le «nouveau roman» jouent un rôle analogue à celui des clochers de Martinville. Leurs essais, imposant des perspectives nouvelles, nous font sentir, mieux que nous ne pouvions encore le faire il y a quelques années, l'originalité du regard de Proust. 1.
Marcel Proust, traduit de l'allemand par Armand Pierhal (La Revue Nouvelle, 1928).
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Rappelons brièvement le principe de cette optique, que nous voyons analysé en particulier tout au long des pages consacrées aux tableaux d'Elstir (Le Côté de Guermantes, Pléiade, t. II, p. 101). La tête de l'artiste est une lanterne magique', et les tableaux d'Elstir, résultant d'autant d'illusions d'optique, «prouvent que nous n'identifierons pas les objets, si nous ne faisons pas intervenir le raisonnement ». (G. II, 102)2. Un jour que nous nous promenons en voiture, nous découvrons devant nous «une longue rue claire»; et en fait nous avons seulement «devant nous un pan de mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur ». D'où il devient logique de représenter une chose «par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous avons prise pour elle ». Ainsi la plupart des écrivains (et même la plupart des peintres jusqu'à l'impressionnisme) exposent «les choses telles qu'ils savent qu'elles sont, et non pas telles qu'ils les voient vraiment». (J.F., 838). C'est avec dérision (et en les considérant comme de nul intérêt) qu'ils auraient constaté les jeux de la lanterne magique: le cheval de Golo (S., 9-10) se bombant sur les plis des rideaux, et Golo lui-même s'accrochant sur l'ossature d'un bouton de porte. Pour le narrateur, un poirier en fleurs apparaît d'abord comme un ange éblouissant aux ailes protectrices. C'est l'illusion qui donne à notre regard tout son apport personnel; car «ce que l'on sait n'est pas à soi » (J.F., 840, à propos d'Elstir) ; c'est l'illusion qui est importante. «Cette perpétuelle erreur qui est précisément la vie... » (J.F., 573), nous est-il dit à propos de Françoise qui au lieu de «Madame Sazerat » continue à dire «Madame Sazerin». Proust revient souvent sur cette constatation; ainsi dans sa correspondance (lettre à Madame Straus, Correspondance Générale, III, 93; cité par J . Zéphir): «Ne peut être beau... que ce qui peut porter la marque de notre choix, de notre goût, de notre incertitude, de notre désir et de notre faiblesse». C'est cette part de nous-même, fût-elle une erreur, qui crée pour nous un rapport étroit avec les êtres et les choses. Peut-être même est-ce ce rapport plus ou moins étroit de nous-même avec les êtres et les choses qui a toujours constitué le fond même de la littérature. Une partie des lettres contemporaines a voulu nier ces rapports; et cette protestation violente contre la substance des êtres et des choses appartient encore à la littérature, c'est-à-dire à l'expression de la vie. Mais cette protestation aurait dû être suivie logiquement du silence; ce qui ne se produisit pas. Il faut maintenant tirer les conséquences de cette optique de Proust; et elles me semblent fortement révélatrices de son comportement moral. 2.
Les sigles ici utilisés (S, J.F., G., etc.) seront facilement déchiffrés par tous les lecteurs de
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Si un des principes de l'amour est un désir de fusion, il existe un lien d'amour entre les impressionnistes et l'objet qu'ils peignent. Les pères de l'impressionnisme ont marqué la nécessité de mettre l'accent sur le sentiment. Delacroix (Journal, 25 janvier 1857): «La source principale de l'intérêt vient de l'âme, et elle va à l'âme du spectateur d'une manière irrésistible... » et il ajoute: «Le sentiment, c'est la touche intelligente qui donne l'équivalent ». Corot, au moment de mourir, signifiait à son ami Robaut qu'il voulait s'enfoncer toujours plus avant dans ce qu'il voyait, et d'abord dans le ciel: «Ce que j'ai devant moi est bien plus rose, plus profond, plus transparent». Claude Monet voudrait se faire enterrer dans une bouée pour être toujours devant ou dessus la mer: «Tout le monde discute et prétend comprendre, alors que, simplement, il faut aimer ». Et Renoir: «J'aime les tableaux qui me donnent envie de me promener dedans, si c'est un paysage... » Ainsi Proust aime ce qu'il regarde. Lorsque son grand-père l'appelle pour voir les épines roses (S., 139), il l'interpelle ainsi: «Toi qui aimes les aubépines! » Son émerveillement devant la futaie du Bois de Boulogne provoque en lui «une grande source de joie » (S., 423). Et surtout, en un des sommets de l'ouvrage, lorsque le narrateur accueille Saint-Loup et Rachel, cette incertitude de nos yeux peut nous amener aux contemplations les plus bouleversantes. Et Proust l'a révélé dans ce passage, un des plus émouvants de Guermantes. Le narrateur se rappelle qu'il a connu cette Rachel dans des conditions assez particulières, au prix d'une certaine somme; et au moment de recevoir son ami, il est saisi par la différence entre le regard de Saint-Loup pour sa nouvelle épouse et son propre regard pour cette même femme (G. I, 160) «Ce n'était pas 'Rachel quand du Seigneur' qui me semblait peu de chose, c'était la puissance de l'imagination humaine, l'illusion sur laquelle reposaient les douleurs de l'amour, que j e trouvais grandes. Robert vit que j'avais l'air ému. J e détournais les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin d'en face pour qu'il crût que c'était leur beauté qui me touchait. Et elle me touchait un peu de la même façon, elle mettait aussi près de moi de ces choses qu'on ne voit qu'avec ses yeux, mais qu'on sent dans son cœur ». Et Proust évoque la Madeleine qui, au jour de Pâques, aperçoit au milieu du verger une ombre blanche qui n'est autre que le mystérieux jardinier. L'apparition miraculeuse de l'Evangile s'inscrit donc à sa façon dans le rayonnement impressionniste. Et ce besoin de communion avec les objets est d'autant plus vif que l'objet est plus fugitif: Aimez ce que jamais on ne verra deux fois. Ainsi l'attention du narrateur s'attache-t-elle de préférence aux fleurs, aux nuages, aux jeunes filles, à la surface des eaux. Il s'attache aux aspects d'un visage ou d'un paysage, dont les rapports se transforment dans le temps et dans
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l'espace. Changements dans l'espace: la mer, vue des fenêtres de l'hôtel de Balbec, apparaît comme un «vaste cirque éblouissant» (J.F., 672-673), avec des «sommets neigeux» et des «vagues en pierre d'émeraude», puis les «collines de la mer» reculent si loin «que souvent ce n'est qu'après une longue plaine sablonneuse » qu'on peut apercevoir leurs ondulations. Le spectateur retourne à des moments différents vers la fenêtre, si bien qu'aux changements de l'espace correspondent des changements dans le temps: visite au premier matin, au plein soleil de midi, sous les rayons du soir; et ainsi c'est «un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures ». Les lilas de Tansonville (S., 135-136) nous présentent toutes les métamorphoses depuis leur naissance («quelques-unes effusaient encore en hauts lustres mauves les bulles délicates de leurs fleurs ») jusqu'à leur flétrissure, qui ne laisse, au lieu d'une «mousse embaumée» qu' «une écume creuse, sèche et sans parfum ». Et le jet d'eau dans le parc du prince de Guermantes marque la conquête de l'espace par «l'entrée en ligne » (S.G., 656-657), «par la reprise latérale d'un jet parallèle» qui monte plus haut que les autres; et le vent s'ingénie en outre à rabattre sur le sol, à intervalles irréguliers, cette masse mobile qui s'irise comme des mouvements d'éventail. Pour montrer cette incertitude qui augmente le mouvement de notre élan, nous serons invités aussi à regarder deux plans au même moment: celui des nymphéas réels à la surface de l'eau, et celui de leurs reflets dans le ciel. Notons en passant que le besoin des poètes modernes de n'évoquer jamais qu'une image unique, se fiant à son intensité et à sa crudité pour nous ensorceler (et qui y parviennent d'ailleurs), les oblige à renoncer en tout cas à la force de ce pouvoir affectif que provoque une dualité, une correspondance entre deux éléments. Et la preuve la plus marquante de cet amour de Proust pour les choses, c'est sa tendance toujours renouvelée à les tirer du côté de la nature humaine. Les aubépines ont «le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d'une blanche jeune fille » (S., 112). Les lilas deviennent de jeunes houris «qui gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse » (S., 134). Dans une autre occasion les aubépines montrent une «allégressejuvénile »; et elles décèlent véritablement une «intention de festivité » (S., 140). L'amoureux de Gilberte offre à la jeune fille des billes d'agate qui sont «souriantes et blondes comme des jeunes filles» (S. 402). Et dans les beaux jours de Balbec, c'est aux vagues de la mer que «le soleil ajoute un sourire sans visage». (J.F. 172). Si le regard impressionniste témoigne souvent d'un état affectif, d'un état d'amour, il oblige celui qui en use à s'oublier soi-même pour mieux entrer dans
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la connaissance de l'objet. En fait le regard impressionniste, le regard de Proust, est un regard humble. O n peut constater que Proust a été rejeté à la fois par Claudel et par Sartre, ceux que Julien Gracq appelle respectivement «l'homme du oui»,
«l'homme du n o n » (Préférences, pp. 92-93, José Corti,
1961).
Paul Claudel (Légende de Pakriti, dans Figures et Paraboles, p. 141) souffle l'injure: il parle de «mollusques sur le chemin de la dégénérescence», «d'organisation impuissante, uniquement ordonnée à la sensation immédiate ». Il assimile l'écrivain, doué de si hautes qualités réceptives, à des «infusoires, des pâtes absorbantes ». Jean-Paul Sartre, de son côté, est peut-être le seul écrivain qui se soit moqué des tendances sexuelles de Proust; parce qu'il est un h o m o sexuel, il n'a pas, selon Sartre, le droit de dépeindre l'amour de Swann pour Odette. Proust se soumet à ce qu'il voit; il est donc repoussé par ceux qui veulent imposer la vision que construit leur esprit. Pour Claudel, c'est la vision d'un cosmos splendidement harmonieux vers lequel il se tourne, dit Julien Gracq, «avec un appétit formidable d'acquiescement ». Quant à Sartre, il a recours contre l'esprit d'analyse à une conception synthétique de la réalité (Situations, II, p. 22)®. Pour Sartre c'est la vision d'un monde obscène, qui ne peut qu'engendrer le plus violent ressentiment. Il ne peut regarder la surface de la mer, brillante sous le soleil («comme un sourire sans visage ») ; il pense il pense à la noirceur sans fin des abîmes. U n artiste calculateur, comme Ingres, impose son regard et commet sciemment des erreurs (rapetisant à l'excès la nature morte du Bain Turc, ajoutant deux vertèbres à la colonne vertébrale de la Grande Odalisque). Nous trouvons là ce que Baudelaire appelait «les crocs enjambe, le dol, la ruse » d'un h o m m e à système. O r les erreurs du regard de Proust ne sont pas des erreurs calculées, donnant forme à la vision; ce sont des erreurs involontaires qui témoignent de sa faiblesse, mais aussi de tout ce que «la sensation immédiate» contient de richesse. Une des marques les plus apparentes de l'humilité du regard de Proust, c'est toute la patience dont, tel un Chardin, il fait preuve pour atteindre la matière des objets et en exprimer toute la substance. Les feuilles de tilleul qui serviront pour la tisane de la tante de C o m b r a y ont l'air des choses les plus disparates, «d'une aile transparente de mouche, de l'envers blanc d'une étiquette, d'un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées dans la confection d'un nid» (S., 51). Le clocher de Saint-Hilaire, telle une «grande brioche bénie, avec des écailles et des égouttements g o m m e u x de soleil » (S., 65).
3. Il ne conçoit pas en particulier «la possibilité de faire l'analyse de l'amour, parce que le développement de ce sentiment, comme de tous les autres, est dialectique ». (Idem, p. 21).
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Les aubépines s'épanouissent «en blanche chair de fleurs de fraisiers » (S., 138). Les nymphéas de la Vivonne apparaissent «plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées... » (S., 169). La lumière du crépuscule «épaississait les feuilles des marronniers... comme des briques» et «comme une jaune maçonnerie persane à dessins bleus, les cimentait grossièrement contre le ciel» (S. 423). Dans le portrait de Miss Sacripant par Elstir, qui pose en travesti à côté d'un bouquet, «le velours du veston, brillant et nacré, avait ça et là quelque chose de shérissé, de déchiqueté et de velu qui faisait penser à l'ébourriffage des oeillet dans le vase» (J.F., 849). Et Madame Verdurin, montrant des roses du même Elstir, en fait admirer aux visiteurs «l'onctueux écarlate, la blancheur fouettée, ...le relief un peu trop crémeux ». (S.G., 943). Gilberte offre à ses jeunes invités «un gâteau architectural » avec des «créneaux en chocolat», dont il faut abattre «les remparts aux pentes fauves et raides, cuites au four... » (J.F., 506). Des violettes de Parme, oubliées dans l'appartement d'Odette Swann, présentent une «couleur délavée, liquide, mauve et dissolue» (J.F., 594). Flaubert, lui aussi, dégage la lourdeur, l'épaisseur, l'amplitude de la matière. Rappelons-nous ses nature mortes d'une admirable pesanteur, en particulier dans l'Education Sentimentale: le buffet chargé de vaisselle d'argent ou de vermeil chez les Dambreuse; ou, à la table du même financier, la dorade qui allonge «le museau tendu vers un quartier de chevreuil et touchant de sa queue un buisson d'écrevisses ». Poisson qui donne la sensation d'un morceau de roche, comme ceux que peignit Courbet. Mais on ne peut dire que Flaubert se soumette à l'objet; il va plus loin. Il sent, il reconnaît la matière; mais, dans un besoin désespéré d'absolu, tel saint Antoine à la fin de sa tentation, il veut «être la matière». Et il la devient en quelque sorte. Proust rappelle justement que Flaubert «cherche à se faire trépidation d'un bateau à vapeur, couleur des mousses, îlot dans une baie ». (Préface à Tendres Stocks de Paul Morand). La matière est comme une pierre tombale, somptueuse, sous laquelle il voudrait s'enfermer, au besoin même être écrasé. Proust, lui, se soumet à la matière; mais la vigilance d'un Sartre pourrait faire remarquer que cette matière ainsi saisie se rapporte singulièrement au domaine bourgeois: des fleurs, des fruits, des robes, des fourrures, des gâteaux, la peau dorée d'un poulet rôti. L'étendue de la mer se présente toujours chez Proust comme un peu domestiquée, à l'usage des estivants. Ses paysages marins sont toujours un peu des «marines», composées sur un chevalet; et cette tempête de Penmarch, qui donne son titre à tout un chapitre de Jean Santeuil, ne remplit en fait que quelques lignes après de nombreuses pages consacrées aux préparatifs (assez fantaisistes) de Jean et de ses compagnons pour aller contempler la furie des vagues. En fait, un véritable artiste n'est guère sensible à ces distinctions entre une
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matière qui serait de nature bourgeoise et une qui ne le serait pas. Proust s'est seulement attaché à la matière qui lui était la plus prochaine : exactement comme le bourgeois Chardin se penche vers un lièvre suspendu par la patte dans son garde-manger, sur les poireaux, les carottes qu'il vient d'acheter au marché. (Il ne convient pas de parler d'épicurisme chez Proust, malade dont la jouissance était surtout intellectuelle.) Bien souvent Proust rejoint le sens cosmique d'un Claudel qui nous fait participer à toute l'effusion de la création le soleil, la mer, la montagne. Et si chez Proust la mer est rarement gonflée (comme celle qui, au début du Soulier de Satin, engloutit le père jésuite attaché au mât d'un navire en perdition), elle s'étale en bien des pages comme une puissance ordonnée en réserve, qui dans son sommeil même témoigne d'une force qui peut supporter la comparaison avec la mer claudélienne. Et nous touchons à la plus grande originalité de l'optique de Proust: celui-ci, pour regarder, ne se sert pas d'instruments, il a recours à ses deux yeux. Il utilise cette vision pinoculaire qui accuse les reliefs et les plans, et dont Albert Thibaudet (Flaubert, p. 89) constatait que Flaubert avait été déjà largement pourvu. A la fin du Temps Retrouvé, l'auteur compare bien son livre à un de ces verres grossissants (T.R., 1033) tels que ceux que vendait l'opticien de Combray - verres grossissants grâce auxquels le lecteur trouve le moyen de lire en luimême. Mais on remarqeu d'ailleurs que l'auteur parle de verres grossissants pour son lecteur, non pour lui-même. Or, dans presque tous les temps (je me limite aux littératures classiques, et particulièrement à la littérature française), les écrivains, lorsqu'ils voulaient voir, ont utilisé des instruments, et tout naturellement en premier heu cet instrument de l'esprit qui est l'abstraction. Les classiques, et beaucoup d'autres, montrent ce qu'ils savent plutôt que ce qu'ils voient; on trouve encore ce mode de vision chez un Chateaubriand, même chez un Balzac 4 . Les écrivains dont la vue est en train de s'accommoder à de nouvelles formes et à de nouvelles couleurs compensent certaines insuffisances par une grande sûreté musicale. C'est la nécessité du recours à la musique qui donne à la phrase toute sa plénitude. Ainsi le même Chateaubriand, visitant l'abbaye de West4. CHATEAUBRIAND : Mémoires d'Outre-tombe (édition du Centenaire, Maurice Levaillant, p. m ) . L'auteur parlant de son père à Combourg: «Sa tête, demi chauve, était couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit ». - BALZAC: La Rabouilleuse (éd. Conard, p. 449), parlant de Flore Brazier: «[Agathe] voulut regarder attentivement son frère, et vit derrière le vieillard Flore Brazier coiffée en cheveux, laissant voir sous la gaze d'un fichu garni de dentelles un dos de neige et une poitrine éblouissante, soignée comme une courtisane riche, portant une robe à corset en grenadine, une étoffe de soie alors à la mode, à manches dites à gigot, et terminées aux poignets par des bracelets superbes ».
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minster, à son arrivée en Angleterre, est sur le point de s'y laisser enfermer, à la tombée du soir : «Les bruits lointains de la terre me parvenaient d'un monde dans un autre monde. Le brouillard de la Tamise et la fumée du charbon de terre s'infiltrèrent dans la basilique et y répandirent de secondes ténèbres ». (Ibid, p. 442). Le cas le plus significatif est celui de La Bruyère, devenu sensible à un monde concret que ses contemporains ignoraient: il parle d'objets, qui jusqu'ici ne semblaient exister pour personne. Il nous invite à aller dans les coulisses d'un théâtre et à y dénombrer «les poids, les roues, les cordages qui font les vols et les machines » (Les Caractères, chap. VI, 25). Il nous apprend qu'Ergaste (VI, 28) «sait convertir en or jusqu'au roseaux, aux joncs et à l'ortie ». Il nous fait voir de jeunes femmes émerveillées par «le bruissement d'un carrosse » et dont le séduisant propriétaire leur fait admirer «les doubles soupentes et les ressorts qui le font rouler plus mollement» (VII, 15). Mais La Bruyère regarde-t-il vraiment tous ces objets? N'avons-nous pas un catalogue où les objets tiennent plutôt pour lui lieu de signes? S'il met en présence, comme des rivaux, devant de charmantes jeunes filles (III, 29) un magistrat et un brillant cavalier, il identifie alors le magistrat à sa «cravate» et son «habit gris», et le freluquet à son «écharpe d'or» et «sa plume blanche». Qui pourrait tenir devant une plume blanche? Celle-ci joue le rôle d'une marque distinctive pour un soldat appartenant à une arme spécialisée. La Bruyère a recours aussi à un instrument lorsqu'il compose un portrait de multiples petits traits, qui nous font apparaître un personnage à la fois précis et lointain, plutôt de petite taille. Quel est cet instrument? C'est une lunette d'approche, où l'on regarderait par le gros bout, et qui transforme l'objet visé en une minature. Et quel est le principe du regard chez La Bruyère? Reconnaissons-le, c'est une curiosité assez intéressée, curiosité qui n'est pas mise en branle spécialement par la bienveillance. Il mentionne les passants qui se réunissent au Cours la Reine ou aux Tuileries: «L'on s'attend au passage réciproquement dans une promenade publique l'on y passe en revue l'un devant l'autre : carrosses, chevaux, livrées, armoiries, rien n'échappa aux yeux, tout est curieusement ou malignement observé...» (VIII, 1). Dans une telle disposition d'esprit, comme on s'explique l'emploi d'un instrument! Car l'instrument est le meilleur moyen de se séparer de l'objet. Il y a chez La Bruyère le point de départ d'une tendance puritaine, qui au fond se défie des objets, y voit une matérialisation et une limitation de l'univers pleine de tentations pour l'esprit; et cette attention aux choses blesse la conscience du puritain qui, malgré sa défiance de l'homme, entend le situer cependant bien au-dessus du cadre qui l'entoure.
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Ce départ puritain, on pouvait déjà le sentir dans l'attitude dédaigneuse de Pascal: «Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration pour la ressemblance des choses, dont on n'admire point les originaux!» Il dédaignera de regarder les cierges sur l'autel de Port Royal, ainsi que les fleurs, s'il y en eut jamais. C'est le puritanisme d'un Gide qui redoute l'analyse de la matière comme une trop grande jouissance. Son aveugle de La Symphonie pastorale, Gertrude, essaie d'interpréter le paysage qu'elle ne peut voir. (cf. mon Proust p. 107). Et Sartre, pour contempler la surface de la terre, utilise volontiers un face à mains; - face à mains que je définirais d'après celui qu'utilisait à Balbec une des estivantes les plus en vue, la femme du premier président qui fixait «les feux impitoyables de son face à mains » sur les autres baigneurs, et particulièrement les jeunes baigneurs, «comme s'ils eussent été porteurs de quelque tare qu'elle tenait à inspecter dans ses moindres détails» (J.F., 788). La plupart des écrivains n'aiment pas se commettre avec l'objet ; ils préfèrent mettre des gants pour ne pas se salir, et se servir d'instruments afin de diminuer le plus possible la présence de ces objets. Proust ne veut à aucun prix d'instruments, il ne voit en eux qu'un moyen d'éloigner. Il l'affirme en un passage (qui me paraît essentiel dans toute cette question) : c'est au moment où il va pour la première fois, avec sa grand'mère, au théâtre pour y entendre la Berma Q.F., 449). Alors que la pièce est commencée depuis un moment, sa grand'mère lui tend sa lorgnette et l'invite à regarder la grande artiste; et il ajoute: «Quand on croit à la réalité des choses, user d'un moyen artificiel pour se les faire montrer n'équivaut pas tout à fait à se sentir près d'elles ». Il voit l'image de la «diva» dans le verre grossissant, et il se demande: «Laquelle des deux Berma est la vraie? » On connaît les étonnantes variations du Temps Perdu sur tous les monocles de la haute société. Swann qui, arborant un monocle pour la première fois devant Odette, se fait dire par elle: «Ça a beaucoup de chic! Comme tu es bien ainsi! Tu as l'air d'un vrai gentleman. Il ne te manque qu'un titre ». (S., II, 46, éd. ord). Le monocle de M. de Bréauté est pareil à un verre de microscope (S. II, 158). Un romancier mondain installe le sien au coin de son oeil, comme «son seul organe d'investigation psychologique et d'impitoyable analyse», proclamant: «J'observe». M. de Palancy, promenant le sien collé contre son gros œil rond, n'est pas plus en mesure de s'intéresser au public d'un théâtre qu'il traverse «qu'un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derrière la cloison vitrée d'un aquarium » (G., I, 39). Et plus tard (G., II, 109) le même Bréauté «installe son monocle sur l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme j'étais ». Et il est bien évident que, en dépit de son monocle, le romancier mondain
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n'observe rien du tout, et que Bréauté ne tire aucune aide du sien pour mieux reconnaître quelle espèce d'homme il a devant lui. Un des résultats de l'emploi des monocles est en effet d'introduire «une part de machinisme » (T.R., II, 95) dans un visage, comme dans celui de Bloch; et cette part de machinisme dispense cette figure «de tous ces devoirs difficiles auxquels une figure humaine est soumise, devoir d'être belle, d'exprimer l'esprit, la bienveillance, l'effort ». Et la réciproque est également vraie; si le monocle donne du mécanisme au visage, le monocle ne permet à l'œil qui le porte qu'une vision mécanique, elle aussi. Car en fait, s'il est un trait commun à tous ceux qui portent monocle (et il est évident qu'il s'agit ici d'un monocle symbolique), c'est de ne rien voir; exception faite pour Swann qui essaie le monocle comme un jeu, et pour le marquis de Saint Loup que nous voyons à plusieurs reprises (presque comme un leitmotiv) «poursuivre son monocle qui voltigeait devant lui comme un papillon... » (J.F., II, 178). Symbole en quelque sorte de sa caste, dont il essaie de se séparer par l'esprit, mais dans le sillage de laquelle il se laisse entraîner, et que finalement il ne peut s'empêcher de rejoindre, comme si abandonner cette poursuite comportait un risque total de destruction. Aujourd'hui il ne s'agit plus de monocle (instrument encore considéré par certains comme signe de classe) ; mais il y a beaucoup d'autres instruments dont se servent les écrivains. Et d'abord celui d'Alain Robbe-Grillet qui, dans son manifeste, réclame «l'adjectif optique, descriptif, celui qui se contente de mesurer, de situer, de limiter, de définir», celui qui «montre probablement le chemin difficile d'un nouvel art romanesque ». Ainsi donc l'instrument invoqué par Robbe-Grillet ne sera même pas un instrument d'optique mais simplement un mètre, une équerre, un fil à plomb. Tout au plus, quelquefois, lorsqu'il veut rendre le dessin des veines du bois dans une planche par exemple, il a recours à cet appareil, utilisé autrefois, une sorte de décalcographe, miroir posé verticalement au-dessus d'une page comportant un dessin, et dont la projection renvoyée sur le papier blanc permet une exacte reproduction. Il y a un an, un jeune critique, faisant des déclarations au sujet de Robbe-Grillet, affirmait que « c'était l'écrivain le plus original depuis La Bruyère ». Simple fantaisie, jaillie au cours d'un interview, ou rapprochement subtilement découvert? En tout cas le lien par l'emploi d'un artifice existe bien. Quant à Michel Butor, il abandonne les instruments; mais il les remplace par le catalogue, le registre du metteur en scène qui doit énumérer successivement tous les accessoires destinés à servir à la pièce qui sera jouée. Enfin il en est d'autres qui emploient délibérément le kaléidoscope, comptant sur le hasard des cristaux remués pour présenter à notre œil une suite de palais des mirages; d'autres enfin, tout simplement le «mix master» (voir Claude Simon).
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Avant de quitter ce développement que nous consacrons à l'artifice de la vision, nous pouvons nous demander s'il n'arrive pas à Proust d'y tomber, en raison de si fréquents recours à des œuvres peintes pour préciser sa propre vision. Tout d'abord il faut corriger une affirmation, par trop rapidement énoncée, que Proust regarde le monde à travers des tableaux. En fait il ne regarde pas à travers des tableaux; mais, lorsqu'il contemple les formes ou les couleurs de ce monde, il se reporte souvent à des peintures comme à des éléments de comparaison. Si bien que cet exercice a pour résultat d'affiner son regard; il y a intérêt à regarder les travaux des artistes dont le regard a été particulièrement entraîné. Et il en tire encore un bénéfice moral, dérivant de cette humilité (dont nous avons déjà parlé). On pourra sourire de l'habitude de Swann de comparer des visages, et spécialement celui de l'être aimé, à des portraits de grands maîtres. N'est-il donc pas capable de s'apercevoir tout seul qu'une femme est belle, et doit-il recourir pour apprécier la beauté d'Odette à celle de la fille de Jéthro dans la fresque de Botticelli à la Sixtine? Peut-être y a-t-il en effet là un peu de timidité? Mais peut-on lui reprocher de rechercher à ce qu'il trouve beau (même s'il veut d'abord le trouver beau) une résonance plus profonde? «Ces doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour base les données d'une esthétique certaine; sans compter que le baiser et la possession qui semblaient naturels et médiocres s'ils lui étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner l'adoration d'une pièce de musée, lui parurent devoir être surnaturels et délicieux» (S., 224). Et cette habitude peut amener celui qui la suit à une véritable ascèse, à un détachement de tout ce qui est extérieur; et c'est presque avec une sorte de soulagement que Proust peut se confier à lui-même: «C'est la vie mondaine tout entière, maintenant qu'il en était détaché, qui se présentait à lui comme une suite de tableaux» (S., 323). Le regard impressionniste tend à décomposer l'objet, à le saisir dans sa vie latente, à lui arracher tous les écrans qui le séparent de nous; en un mot le regard impressionniste, qui plus qu'aucun autre rend compte du mystère, finit quelquefois par épuiser ce mystère, au point de l'effacer. Quelle question peut encore se poser devant un objet dénudé? Proust l'a senti: il s'est aperçu que son analyse des formes et des couleurs était d'une extrême séduction; mais il veut tempérer cette séduction qu'il perçoit dans les choses par une véritable solennité du regard. Un spectacle important a besoin d'être précédé d'une préparation; ce sont les trois coups, graves et annonciateurs, avant le lever de rideau. Pour que se réalise l'apparition de la duchesse de Guermantes dans l'église de Combray, il faut qu'un mouve-
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ment du suisse, en se déplaçant, lui permette de la «voir assise » (S., 74). Lorsqu'il va au Bois de Boulogne pour y admirer les élégances qui défilent dans leurs voitures, il fait une véritable préparation intérieure, et essaie de mettre un écran entre lui et les autres élégantes de l'Allée des acacias (S., 418) ; car c'est Madame Swann qu'il voulait voir. Traversant le soir les rues de Doncières pour y rejoindre Saint-Loup (dans une rencontre qui sera capitale, car elle sera à l'origine de l'entrée de la duchesse de Guermantes dans la vie du narrateur), ces rues lui apparaissent comme un décor de théâtre qui le prépare à l'importance de la scène. Proust use alors d'une vue au second degré; en un mot il devient visionnaire. Après avoir accommodé son regard à celui d'un Monet ou d'un Renoir, c'est la vision intérieure d'un Rembrandt qui va l'envahir. Comme chez Rembrandt, l'obscurité devient pour lui une immense zone de fécondité, d'où jailliront toutes les images qui habitent son esprit. Il affirme dès les premières lignes de Swann: «Une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit... » (S., 3). Proust est habité par cette double vue, privilège des très grands artistes: le Michel-Ange de la Mise au tombeau, le Rembrandt du Satil et David, le Balzac du Père Goriot (don de double vue que l'on ne rencontre jamais chez Flaubert). Quelques-unes des pages les plus étonnantes de Proust sont consacrées à ce que l'on peut appeler des apparitions, et des apparitions d'un ordre assez extraordinaire. Elles sont proportionnellement plus nombreuses dans Jean Santeuil que dans la Recherche; dans Jean Santeuil, je citerai la tempête à Penmarch, le passage de Daltozzi et les femmes, l'épisode de la religieuse «hollandaise». Dans la Recherche la fenêtre de Montjouvain, la rencontre de Charlus et Jupien; et dans le Temps Retrouvé, le tableau du baron Charlus se faisant fouetter dans une maison close. Un des premiers caractères de ces apparitions est en général (et ceci s'accorde avec ce que nous avons dit plus haut) d'être longuement préparées. Dans la tempête à Penmarch, une longue introduction sur la violence du vent, les précautions supplémentaires qu'il faut prendre pour assister à la tourmente, les préparatifs de route avec les trois pécheurs comme compagnons, la montée dans le petit train de Pont Labbé à Penmarch, les deux atrices fardées qui s'y trouvent installées dans un compartiment de première, surtout, comme un lento plus tranquille avant le déchaînement final, la station dans un hôtel confortable, où le soleil devenu plus vif vient jouer avec un «ravissant effet de soleil» saisi dans un paysage exécuté par un peintre célèbre, et qui est suspendu au mur de la salle à manger. Enfin c'est le départ vers la côte avec les trois jeunes gens où, attachés ensemble avec des cordes, ils marchent à genoux en rampant sur la falaise pour apercevoir (après ce dernier lever de rideau) un gigantesque cata-
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clysme, dans lequel, à la place de la mer habituelle, «une véritable chaîne des Alpes» s'installe, avec ses pics se dressant «colossaux et calmes» pour essayer de trouver leur place (J.S., II, 207). Le spectacle de la mer démontée se déroule en une dizaine de lignes, après douze pages de préparation. Le scène de Montjouvain, selon la manière de Rembrandt que nous évoquions tout à l'heure, émerge vraiment de l'obscurité; il faut que nous sentions sur nous la pesée des ténèbres, avant que n'en jaillisse une vision, fort claire et distincte, mais plus sombre que les ténèbres elles-mêmes. On a souligné l'invraisemblance de l'épisode (cf. en particulier Jocelyn Brooke: Proust and Joyce, Adam, 1961, p. 20-21). Marcel choisit pour lieu de son repos de l'aprèsmidi une touffe de buissons, située directement en face de la fenêtre de la chambre de Mlle Vinteuil, à quelques mètres de cette fenêtre. Il s'y serait endormi jusqu'à la nuit. Et que dire ensuite de sa crainte de faire craquer les buissons et d'être entendu de Melle. Vinteuil? Il y a là sans doute une certaine invraisemblance, disons plutôt une certaine convention dans l'invraisemblance; les buissons dans lesquels se cache le narrateur ne sont pas plus conventionnels qu'une des trois règles de la tragédie classique, ou que l'obscurité dans laquelle Rembrandt enferme tels de ses personnages peints; ce n'est certes pas pendant la nuit que sont venus poser devant lui ses modèles comme le bourgmestre Six ou tel de ses vieillards. Les buissons qui dominent la maison de Mlle Vinteuil jouent le même rôle que le cadre d'un tableau qui a pour but de concentrer notre attention sur le sujet représenté ou le motif peint. Même longue préparation pour la rencontre de Charlus et de Jupien, qu'il observe le long de la cour de Guermantes; et le symbole du bourdon visitant le pistil souligne toute cette préparation. Comme pour la fenêtre de Montjouvain, le narrateur se tapit à sa place de guêt; et lorsqu'il pressent que s'opère la conjonction des deux amants, il tâche de gagner une boutique à louer, proche de celle de Jupien, où celui-ci est entré avec Charlus; c'est de cette boutique inoccupée qu'il entendra les soupirs de souffrance et de plaisir. Et il note avec un parfait sang-froid (S.G., 608): «Les choses de ce genre auxquelles j'assistai eurent toujours, dans la mise en scène, le caractère le plus imprudent et le moins vraisemblable, comme si de telles révélations ne devaient être la récompense que d'un acte plein de risque, quoiqu'en partie clandestin». Là encore, cette boutique abandonnée qu'il gagne en longeant les murs, avec une imprudence mais aussi des ruses dignes de soldats «de la guerre des Boers» (il se réfère luimême à ces soldats), joue le rôle du cadre qui cernera cette scène bouleversante pour la connaissance du baron de Charlus et de tout un aspect de la nature humaine qu'il feint d'avoir ignoré jusqu'ici. Plus vraisemblable sera la dernière manifestation de Charlus dans la maison de prostitution tenue par Jupien au cours de la guerre. Lorsqu'à travers un œil-
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de-bœuf, donnant sur une chambre, le narrateur aperçoit le baron, attaché à un lit de fer qui est fouetté vigoureusement par un jeune voyou qui le traite de «crapule », il s'est en fait installé depuis quelque temps dans l'hôtel en question où une chambre lui était retenue tout spécialement ; et c'est en se glissant dans un couloir qu'il atteindra l'œil-de-bœuf qui donne sur la pièce où est enchaîné Charlus. Voilà une première bizarrerie, c'est que le narrateur puisse ainsi voir ces divers spectacles; c'est la même situation que dans Les Misérables, où Marius observe à travers une fente de la cloison (dans la maison Gorbeau) la famille Thénardier, qui s'apprête à faire subir à Jean Valjean l'épreuve de la torture; et les apprêts du fer rougi sur un foyer transforme la scène en un fragment tiré de l'Enfer de Dante. C'est en effet une première invraisemblance que le narrateur soit présent à de tels spectacles; mais cette invraisemblance constitue justement le premier pas vers l'incroyable, presque le surnaturel (on comprend ici le sens de ce mot, celui de hors de la nature, de hors du commun) de l'événement. Cette invraisemblance correspond à la manière inexplicable, angoissante, dont l'apparition d'un personnage de l'au-delà se réalise pour un être de cette terre. Pour confirmer le caractère de prodige de l'événement, il faut naturellement que celui-ci présente lui-même un caractère bien marqué d'extraordinaire et de surprenant. Le caractère sadique de la scène de Montjouvain, ou de celle dans laquelle Charlus se révèle avec les étrangetés de sa nature y contribue déjà fortement. Et cela d'autant plus que les acteurs sont assimilés à des êtres symboliques et mythiques: Mlle Vinteuil et son amie font «voleter leurs larges manches comme des ailes » et elles «piaillent comme des oiseaux amoureux » (S., 162). La rencontre de Charlus et Jupien se déroule sous le signe des plus hautes lois du monde cosmique : la rencontre de l'insecte providentiel venant de loin comme «un ambassadeur» vers la fleur «jouvencelle hypocrite mais ardente» décidée à faire elle-même la moitié du chemin; et cette possibilité d'union est qualifiée par le narrateur de «miracle» (S.G., 602). Enfin, lorsque Charlus vieilli subit le supplice sur son lit de fer, son assimilation se fait tout naturellement avec celle de Prométhée enchaîné sur son rocher. Mais ce qui met le comble à l'extraordinaire de cette vision, c'est que cet extraordinaire se double en même temps d'un sentiment profond de réalité, je n'oserais dire de «naturel » si Proust n'employait pas lui-même ce terme. C'est à l'occasion de la rencontre Charlus-Jupien qu'il écrit (S.G., 605): «Cette scène n'était, du reste, pas positivement comique; elle était empreinte d'une étrangeté, ou si l'on veut d'un naturel dont la beauté allait croissant ». Proust parle donc de «beauté»; c'est la beauté du mystère et du tragique qu'il laisse entrevoir.
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Deux passages de Jean Santeuil semblent en particulier répondre à cette union fort rare d'étrangeté, de naturel et de beauté. C'est d'abord le chapitre consacré à «Daltozzi et les femmes » (J.S., III, 74). Une fois de plus un personnage (il s'agit ici d'Henri) épie de sa chambre, qui est dans un hôtel particulier, la rue, vers minuit, au moment de la rentrée de l'Opéra: une pluie assez forte tombe, gonflée par le vent. «Devant les jardins un fiacre s'arrêta, à un endroit où il n'y a pas de porte... Un monsieur dont la cravate blanche éclairait de loin le haut du pardessus descendit, paya le fiacre et commença à descendre la rue ». L'apparition est rembranesque, avec cette tache de cravate blanche qui brille dans la nuit. Puis nous assistons au jeu étrange de ce personnage qui, chaque fois qu'une femme attardée passe dans la rue (femme de chambre sortant d'une maison voisine pour rentrer dans l'hôtel; dame en robe de bal «les cheveux couverts d'une dentelle nouée au cou » descendant d'une voiture), se précipite sur elle «comme un fou, espérant la ramener chez lui et briser ainsi sa solitude ». L'autre passage est plus stupéfiant, et d'un effet saisissant (nous nous étonnons que Proust ne l'ait pas repris dans le Temps Retrouvé). C'est celui de la religieuse «hollandaise» qui nous fait passer par les phases les plus distantes de la réalité la plus présente, presque oppressante, et du rêve le plus fantastique, le plus discontinu (J.S., III, 263). La préparation de cet épisode surprenant nous est donnée par la traversée des rues d'Anvers pendant la nuit, à l'heure où la vie du soir «allumait déjà les croisées,... rendait mystérieux ce qui était derrière les murs comme un secret et comme une tombe ». Toute cette histoire, bouffonne et grandiose, se présente avec tous les caractères de l'hallucination: mélange d'impossibilité et d'évidente réalité. Enfin dernier trait, qui ajoute encore dans quelques cas au fantastique, c'est la situation de celui qui observe à l'égard de l'être ou du spectacle observé. Au moment où l'hallucination se produit, le guetteur est quelquefois dans un état de quiétude parfait: c'est la tranquillité de celui qui contemple la mer en furie d'un abri sûr (comme dans l'hôtel de Penmarch). Et dans l'épisode de Daltozzi, Henri se remettant au ht, bien au chaud, les pieds sur la bouillotte, pense à la marche sous la pluie du chasseur de femmes. Proust est-il donc un «voyeur »? Quelquefois cette appellation a été jetée contre lui comme une injure; elle a été reprise par Jocelyn Brooke (cf. son Adam). Elle l'emploie à propos de la façon dont le narrateur observe le comportement de Charlus dans la maison de Jupien. Il est plus que probable que certaines des attitudes du narrateur correspondent à des expériences vécues par Proust. Remarquons toutefois que jamais il n'emploie le ton agressif de celui qui se vante d'un tel exploit, de celui qui veut se révolter contre l'opinion, mais plutôt un ton empreint d'une véritable tristesse, ce ton de tristesse exprimé à
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la fin de l'épisode de la religieuse (J.S., III, 269) : «Là était le secret maintenant de ce avec quoi Dieu souffle une vie, avec des vices qui ne lui donneront chaque j o u r que de moins en moins de plaisir». Enfin Rimbaud nous a montré c o m ment il fallait d'abord être un voyeur avant de devenir un voyant. Dans la célèbre lettre à Paul D o m e n y (Charleville 15 mai 1871): «Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons pour n'en garder que la quintessence. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force sur-humaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant! Car il arrive à l'inconnu! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé ! » Pour Marcel Proust, peut-être pas dérèglement de tous les sens, mais torture certes! Arriver à l'inconnu, toucher la misère humaine dans ce qu'elle a de plus secret, de plus déguisé, de plus inexplicable (certains diraient aujourd'hui de plus sacré, dans la mesure où ce qui fait trembler l'homme se rattache à l'infernal). A sa façon Proust, dans cette scène, est un inventeur, le découvreur d'un monde nouveau de l'angoisse et de l'horreur, qui peut apporter une aide à ceux qui se trouvent contraints de la traverser. Peut-on dire que Proust est plus un voyeur que Tintoret lorsque ce peintre nous montre Suzanne épiée par les vieillards, eux aussi dissimulés dans un buisson? Alors nous ne voyons pas seulement ce que les deux vieillards regardent, mais le regard même de ces deux vieillards.
DISCUSSION
M . POULET. — J e crois que l'auteur de Swann eût souscrit sans hésitation au dessein que vous lui attribuez d'aller lui-même à la recherche de son propre regard. Tout l'effort rétrospectif de Proust - et le terme «rétrospectif » contient étymologiquement celui de «regard » - est effectivement dirigé vers un point qui est celui de ce regard premier, regard voilé, dissimulé par tant de distance temporelle. Mais on peut se demander ce qu'il y a véritablement au point terminal de cette rétrospection qui fait se rejoindre celui qui regarde et ce qui est regardé: s'agit-il de la sensation elle-même et, dans cette hypothèse, faut-il voir dans Proust et les impressionnistes, auxquels vous aimez le rattacher, des êtres pour qui la sensation dans sa nudité importe avant tout, ou bien, placés
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dans la perspective des interprétations de Sartre ou de Merleau-Ponty, nous trouvons-nous en présence d'une transformation pour ainsi dire spontanée de la sensation par la perception, étant entendu que la perception coïncide avec une création progressive du sujet regardant? M. MOUTON. — Il me paraît aussi évident que Proust part de la sensation la plus pure et j'en vois la preuve dans cette part d'erreur qu'il reconnaît dans notre façon de voir les choses avec une première illusion. Par ailleurs, sans atteindre à cette reconstruction totale du monde qui est le fait des grands créateurs capables d'imposer leur propre vision comme Ingres ou Cézanne, il est certain que l'œuvre de Proust témoigne de la présence d'une matière qui est constituée par la sensation et d'une élaboration de cette matière qui s'effectue dans la perception. M. POULET. — C'est ce que confirme un passage du Temps Retrouvé dans lequel Proust distingue lui-même ce qu'il appelle la partie intérieure et la partie extérieure qui composent la perception; à la partie intérieure correspond cette retransposition créatrice de la sensation qui s'effectue dans l'intériorité de l'intellect et qui est absolument capitale. On pourrait d'ailleurs dans d'autres textes trouver une image de cette activité dans l'emploi si particulier que fait Proust du verbe «mimer »; ce terme signifie qu'il ne faut pas simplement sentir mais trouver un équivalent à ce que l'on sent; la découverte de cet équivalent consiste à mimer ce que l'on sent à travers une sorte de métaphore qui le restitue; - la métaphore est très importante chez Proust puisqu'elle est un équivalent de la sensation proprement dite; c'est cet équivalent métaphorique de la sensation qui est la perception même. M. MOUTON. —Je suis très intéressé par ce que vous nous dites de la notion de métaphore qui caractérise en effet la technique proustienne et s'oppose au roman moderne, dont Sartre et Robbe-Grillet peuvent être considérés comme les représentants. Ceux-ci nient l'existence de la métaphore. Pour ces auteurs, en effet, la métaphore apparaît soit comme une erreur soit comme une capitulation car elle constitue le premier pas vers une situation antagoniste à l'issue de laquelle se trouvent la tragédie et le pathétique. A partir de la seule étude d'un problème de style ou d'une forme d'art, on débouche brusquement sur un problème d'ordre métaphysique. M. DE GANDILLAC. —J'aimerais demander à M. Poulet quelque précision sur les rapports qui unissent la sensation et la perception à l'intérieur de la métaphore; il s'agit de savoir si la métaphore se trouve intégrée au processus de la perception dans le passage spontané de la sensation à la perception ou si elle constitue un troisième terme, - pour autant qu'on puisse, bien entendu, poser ici des
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instances successives. Trouvons-nous, au niveau de la perception proprement dite, un élément qui soit déjà métaphorique au sens propre du terme? N'est-ce pas plutôt l'artiste lui-même qui, en rattachant tel groupe de perceptions à des expériences antérieures, en les élaborant et en les transposant, produit, de façon consciente ou inconsciente, ce que nous appelons, une métaphore? M . POULET. — On peut se demander, en effet, s'il n'y a pas dans certains cas et chez Proust en particulier une sorte de décalage très marqué entre la perception première d'une part, perception en quelque sorte spontanée des transformations immédiates subies par la sensation au moment où elle a lieu et, d'autre part, quelque chose de différent qui est alors une métaphore plutôt de type classique. Dans cette perspective, on pourrait aussi chercher à savoir si la seconde sorte de métaphore - qui est alors une métaphore pleine et réussie ne constitue pas en quelque sorte la réponse à cette manière de sollicitation que toute sensation offre à l'homme. Il m'apparaît en effet que pour Proust l'homme est un être qui doit comprendre chacune des sensations qu'il éprouve comme sollicitant de sa part une certaine réponse et non se contenter de les subir de façon passive; je tiens à insister sur cette idée de sollicitation qui me semble essentielle; combien de fois, en effet, que ce soit dans le domaine de la mémoire, dans celui de la sensation ou de l'impression première, Proust ne marquet—il pas la présence de ces sollicitations auxquelles la réponse n'a pas été trouvée, donc de ces perceptions manquées, de ces métaphores non trouvées? Quelquefois, la recherche elle-même n'est pas amorcée: il n'y a eu, simplement, que l'offre, la proposition d'une recherche à laquelle il n'a pas été répondu. De ce point de vue il existe un exemple très frappant et je crois unique, c'est celui des dîners de Rivebelle dont la description nous fait saisir un Proust resté aussi près que possible de la sensation pure, ce rêve du XVIIIème siècle; sentis par le héros dans l'ivresse, ces dîners le laissent absolument «collé à la sensation», c'est à dire incapable de prendre la distance nécessaire pour pouvoir opérer la perception, et donc la création métaphorique.
— Estimerez-vous que je résume correctement votre pensée en disant qu'en définitive Proust aurait pu rejoindre la grande métaphore classique et que ses images les plus réussies se situent dans la tradition homérique et virgilienne? Me laisserez-vous, néanmoins, ajouter que ce qui, de mon point de vue, est important chez lui, ce sont précisément ces «ratages », ces recherches, ces non-aboutissements dont la beauté est un des éléments essentiels de l'originalité de Proust? M . MOUTON.
M . POULET. — Oui, il y a une différence essentielle qui sépare Proust du classicisme: elle tient à ce que le «ratage » chez lui peut être effectivement considéré
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comme un élément fondamental de l'œuvre, alors qu'il eût été inconcevable que le classicisme en comportât. M. FOLLAIN. — J ' a i , pour ma part, été particulièrement sensible à la façon dont vous avez, au cours de votre exposé, décrit l'aspect sous lequel Proust voyait la matière; il s'agissait, avez-vous dit, d'une matière primaire, restée bourgeoise et vous avez même employé le mot «domestiquée ». Peut-être est-ce justement dans cette perspective que Proust, quittant le plan de la vision directe des choses, de l'appréhension immédiate de l'objet, s'éloigne du même coup du plan de la poésie. Non pas que cette vision d'une matière bourgeoise et domestiquée n'ait par ailleurs un prix infini, mais on souhaiterait que s'y ajoutât parfois une vision plus épurée, en arrière-plan; il me parât en effet que seuls les volumes que Proust consacre à la narration de son enfance recèlent des éléments de cette vision plus pure et sans doute par là échappent-ils quant à la matière même de leur objet à cet embourgeoisement, en conservant plus de virginité, plus de réalité et plus de fraîcheur. S'il n'y avait pas en effet ces premiers tableaux dans l'œuvre de Proust, les livres qui leur font suite ne manqueraient pas de provoquer un peu d'écœurement et un peu de malaise chez le lecteur; mais cette innocence initiale de l'enfance vient en quelque sorte baigner et purifier l'ensemble de la Recherche. Cette remarque ne m'empêche d'ailleurs pas de reconnaître que Proust a été un des premiers à apercevoir les choses de façon directe et sans instrument; j ' y vois aussi la source d'une influence qui a dû, par la suite, s'exercer sur la poésie elle-même et, notamment, sur la poésie actuelle en tant qu'elle est caractérisée par un effort pour saisir les choses sans intermédiaire et donc, comme le roman contemporain, par un refus de la métaphore sur lequel insistait, tout à l'heure, M. Mouton, en essayant de situer ce dernier par rapport au roman proustien. Sur ce point précis et me plaçant sur le plan de la poésie, j'ajouterais qu'il me paraît tout à la fois possible de ne pas employer de métaphores et de garder néanmoins leur humanité aux objets, ce que ne me semble pas réaliser Robbe-Grillet dans le domaine du roman; en effet, on ne peut même pas lui accorder la saisie de son principal objectif qui est la description pure, puisque c'est par le choix défini qu'il fait de l'objet à décrire qu'il parvient à donner à cet objet quelque chose d'autre que la pure et méticuleuse description et à manquer ainsi cette impersonnalité voulue, systématiquement recherchée. Quant à la poésie, je crois qu'il y est possible de parler humainement des objets et de les transcrire humainement par des juxtapositions qui, pour ne plus être des images, peuvent encore se rapporter lointainement à elles et nous remettre ainsi sur le chemin de la métaphore. Mme WAHL. — J e désirerais ajouter quelques mots au sujet des rapports de
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la sensation et de la perception; on a dit avec juste raison que la sensation pure n'existe pas; mais il faut, je crois, ajouter que la perception n'est à son tour que le premier stade de l'organisation spatio-temporelle des mouvements qui s'exécutent dans le cerveau; à la suite de la perception, en effet, on constate l'existence de nombreux autres niveaux d'organisation; si l'on admet comme un fait cette hiérarchie de niveaux d'organisation d'ailleurs extrêmement complexe, c'est dans son intimité même qu'il faudra reconnaître que se produit l'œuvre d'art; car c'est là que se situe l'affrontement de la perception, c'est à dire du sensoriel avec le conceptuel qui est l'état d'excitation antérieure du cerveau; de cet affrontement naissent des mouvements qui représentent l'extériorisation de l'œuvre par la création de l'artiste. Il est à noter que Proust a eu le sentiment précis de l'importance de ces mouvements minuscules qui s'effectuent dans le visage et dans le corps comme le prouve, par exemple, cette description de Legrandin à travers l'analyse des mouvements duquel se trouve reconstituée toute la psychologie du personnage; tous ces mouvements, en effet, peuvent être considérés comme l'aboutissement de cette série d'organisations qui partent de la sensation, de la perception et de leur affrontement mutuel; les analyses proustiennes équivalent à mon sens et de ce point de vue à une véritable pénétration de l'infinitésimal grâce au simple approfondissement de la perception. M. DRUCKER. —Je voudrais à mon tour suggérer quelques réflexions concernant les relations qui unissent la perception et la sensation. Je choisirai comme exemple le cas de Dufy qui, par certains aspects, est un post-impressionniste; sur un quai d'Honfleur, alors que des promeneurs se tenaient devant lui, Dufy s'aperçut qu'il continuait à apercevoir la couleur de ses personnages tandis qu'ils s'étaient déjà déplacés: la couleur avait subsisté à certains endroits; c'est pour cette raison que Dufy cerne les contours sans les faire coïncider exactement avec le bord de la surface colorée. Cet effet de décalage me semble avoir quelque chose de proustien; je crois que le regard de Proust est un regard objectif au sens où il veut restituer la totalité du réel et j'ajouterais même que cette objectivité a quelque chose de scientifique. Dans cette perspective, c'est la façon d'observer de l'entomologiste Fabre que me paraît se rapprocher de celle de Proust. Fabre obàervait à Lésigny les mœurs des insectes de façon directe, c'est à dire sans microscope, et c'est de la même manière que Proust saisit ses propres personnages; c'est aussi la raison pour laquelle, sur le plan scientifique, on reproche encore aujourd'hui à Fabre le caractère anthropomorphique de ses observations; mais l'analogie est frappante: c'est la sensation humaine devant l'objet que Proust et Fabre essayent de restituer; ils voient les choses telles qu'elles seraient à l'état isolé et n'en peuvent fournir que des équivalents
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d'ordre affectif, humain. Dans l'analyse proustienne il y a donc une sorte de transposition des choses; certes, l'observation est scientifique et se veut «collant à l'objet », mais il s'y ajoute une sensation affective qui lui intègre dans le moment même une illusion fondamentale. Enfin, en ce qui concerne les instruments dont Proust a pu faire usage au cours de ses observations, il en est un dont il me paraît important de signaler la présence sous forme d'anticipation tout au moins dans l'œuvre proustienne et qui est le «cinéma ralenti »; la description que Proust nous donne du «baiser d'Albertine» paraît une assez parfaite illustration d'un procédé qui a pour but de restituer dans une lente succession l'incessante transformation des mouvements et des lignes. J'aimerais terminer sur une sorte d'élargissement de ce que l'on est convenu d'appeler impressionnisme, car c'est peut-être autour de ce point que tourne véritablement notre débat; ce dernier me paraît contenir en fait deux aspects différents: s'il est bien question d'une part de la touche de la couleur, spécifique à cette école, il existe pourtant un autre aspect très important qui tient à l'optique propre à cette période sur laquelle je n'ai d'ailleurs pas lieu de m'étendre ici ; il me paraît néanmoins nécessaire de mentionner la question soulevée à ce moment par l'héritage de l'influence japonaise dont on trouve des traces chez un peintre qui n'était pas primitivement un impressionniste comme Degas; Degas ne rejoignit l'impressionnisme qu'à partir du moment où, atteint de progressive cécité, il entreprit ses derniers pastels où s'étalèrent des couleurs de façon hardie, style qui n'était pas auparavant le sien à cause de sa formation; on peut, ici, parler non pas de métaphore mais de métamorphose au sens où ce terme s'applique aussi à l'œuvre de Proust. M. BONNET. — Pour en revenir au problème des instruments utilisés ou ignorés par Proust, je remarque qu'il en est tout de même un dont il signale lui-même la présence, dans le Temps Retrouvé, à propos du Journal des Goncourt, c'est la radiographie. Vous vous souvenez de ce passage où il dit qu'il ne voyait pas les gens mais qu'il les radiographiait. Je pense d'ailleurs que le problème des instruments, ou pour mieux dire des moyens, des intermédiaires mis en œuvre par Proust pour saisir la réalité, rejoint celui du caractère impressionniste de son style que M. Poulet et vous-même venez de soulever au cours de ce débat. C'est pourquoi, tout en étant particulièrement sensible à tout ce que nous apporte de nouveau l'exposé de M. Mouton, j'indiquerais qu'il me paraît néanmoins avoir laissé de côté un domaine important que je définirais d'un mot: l'impressionnisme critique de Proust. Cette expression est de Benjamin Crémieux, auteur, comme chacun le sait d'une étude assez ancienne et très remarquable sur Proust, dans laquelle il cherche à montrer que l'impressionnisme de Proust est plutôt un surimpressionnisme ou plus précisément un im-
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pressionnisme de type critique. Mais l'analyse de Benjamin Crémieux, à la différence de l'exposé de M. Mouton, ne porte pas sur les objets; elle ne concerne que le domaine psychologique; c'est là qu'il voit se déployer un impressionnisme qu'il appelle critique; en effet, lorsque Proust se livre à des interrogations au sujet d'un personnage, quand il se demande à quel mobile a pu obéir son action, il procède à l'énumération de différentes hypothèses avant de s'arrêter à celle qu'il choisit, quand il décide de choisir; cette énumération coïncide avec une attitude d'examen, avec une étude critique; cela se trouve d'ailleurs renforcé par ce que Proust dit de lui-même en déclarant qu'il y a en lui un certain sens que fait qu'il est attiré par ce qu'il y a de commun à un personnage et à un autre; c'est un certain sens du général et ici nous rejoignons le problème des instruments puisque Proust déclare que, lorsqu'il voyait des personnages, il les «radiographiait», sélectionnant chez l'un et l'autre ce qu'il y avait de commun pour aboutir à une loi psychologique générale. M . MOUTON. — Vous avez pleinement raison d'élargir un problème que je n'ai pu, dans mon exposé, soulever que de façon brève; je reconnais volontiers que la radiographie - je dirais «physique» et non «morale», car elle ne sélectionne pas - à laquelle se livre Proust définit la nature de son regard et pourrait-on dire son œil comme un de ceux qui ont été le plus attentif aux choses. Je crois aussi que, rarement dans l'histoire de la peinture et de la littérature, les choses ont atteint le degré de présence auquel Proust parvient à les conduire.
Mme FABRE-LUCE. —Je voudrais, pour ma part, faire deux remarques concernant, d'une part, la notion d'impressionnisme critique telle qu'elle a été soulevée par M. Drucker et, d'autre part, la notion de «regard présent aux choses» que vient d'évoquer M. Mouton. Il me paraît que M. Drucker, quoiqu'il ait tout à fait raison de rappeler la qualification d'« impressionnisme critique » que Benjamin Crémieux appliquait à la vision proustienne du monde, n'a pas suffisamment enraciné cet élément critique à l'intérieur de l'impressionnisme lui-même entendu au sens le plus large, c'est à dire celui par lequel il peut s'appliquer comme style aussi bien à la peinture, à la musique qu'à la littérature. Je me bornerai à suggérer sur ce point une simple proposition: est-ce que l'énumération des hypothèses que Proust propose pour expliquer l'action de ces personnages et où M. Drucker saisit l'élément «critique » de son écriture comme le fit Benjamin Crémieux, n'est pas à son tour l'illustration de ce que Proust a décidé de retenir de l'impressionnisme en général? Ne faut-il pas voir dans cette suite de suppositions qui cernent progressivement la nature de l'action d'un personnage un des éléments fondamentaux nécessaires à l'explication du style si particulier de Marcel Proust et très précisément de l'étonnante multiplicité des incidentes que comporte, comme un rythme
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naturel le mouvement de sa phrase? Mais peut-être, en allant plus loin encore, faut-il rattacher et cette suite de propositions et le style qui en découle à la conception que se fait Proust de la nature du réel : ce serait quelque chose autour de quoi l'on doit tourner et prendre de multiples vues et dont rénumération des aspects variés n'est par définition jamais terminée, jamais exhaustive, parce que nous n'en n'avons jamais fini de voir le réel, incapables que nous sommes de le saisir autrement que dans une suite indéfinie de profils. En ce qui concerne le regard de Proust dont M. Mouton a très justement indiqué qu'il était un de ceux qui furent le plus «présent aux choses », je voudrais dire à mon tour que l'œuvre de Proust me semble par ailleurs indiquer que notre regard doit «devenir présent » aux choses, car notre regard ne leur est pas immédiatement présent et c'est pourquoi la radiographie telle que Proust en parle demeure à mon avis dans son esprit de l'ordre de la pure métaphore; la radiographie est ce par quoi Proust parvient à se rendre présent aux choses. Il semble que pour lui les choses aient leur vérité à l'intérieur d'elles-mêmes, mais que le regard quotidien que nous leur accordons, trop superficiel, trop intermittent aussi et sans doute trop utilitaire, soit incapable de s'emparer de cette vérité, de la faire surgir du lieu où elle se tient, de l'objet où elle repose; par quoi l'on comprend alors la nécessité d'un travail d'élaboration, de révélation qui n'exige en fait que l'approfondissement de notre propre regard. C'est d'ailleurs ce que Proust exprime, soit dogmatiquement dans le Temps Retrouvé, soit poétiquement dans Swann; Il nous dit dans le Temps Retrouvé que la véritable réalité est dans notre esprit et non dans les choses, mais il avait déjà dans Swann exprimé la même idée dans une fulgurante intuition poétique, lorsque, sous la pluie, voyant un reflet de soleil sur un toit de tuiles roses et sentant qu'il y avait là quelque chose à capter, à révéler, il s'était écrié, brandissant trois fois son parapluie contre le ciel: «zut, zut, zut». Je concluerais en disant que je trouve pour ma part l'œuvre de Proust comme drainée par cette idée centrale que la vérité des choses est intérieure et qu'il appartient à l'homme au sens où cela doit devenir sa tâche de la restituer à la lumière de l'intelligence dans ce que Proust appelle «les anneaux d'un beau style»; mais il est bien évident que cette mise à nu ne peut être que le fruit d'un travail et d'une authentique élaboration. M. MOUTON. — C'est sur ce point précis que me paraissent diverger de la conception proustienne du roman des tentatives comme celles de Butor ou de Robbe-Grillet. Ces derniers prétendent en effet que les objets qu'ils décrivent atteignent à un degré maximum de présence. Comment cela est-il possible alors qu'ils me paraissent tout faire pour parvenir à les dépouiller de toute buée humaine?
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Mme FABRE-LUCE. —J'ajouterais, dans le même sens, et donc pour vous confirmer puisque l'expression est de vous, que le caractère «domestiqué et bourgeois » de la matière proustienne indique aussi que Proust est à la recherche d'une vérité essentiellement humaine c'est à dire aussi subjective et nôtre. M. DE GANDILLAC.—Onasurtoutdiscutéjusqu'ici du «regard».J'aimerais revenir à l'idée de «vision», telle que Mouton l'a suggérée à la fin de son bel exposé. Il nous a parlé, en effet, de ces visions fulgurantes qui apparaissent dans l'œuvre de Proust marquées du signe du fantastique, de l'horrible ou du sacré. Des illuminations de ce type supposent toujours une plus ou moins longue préparation. Mais il ne faut pas confondre le «truquage» de l'écrivain - cet artifice, par exemple, par lequel il présente, de façon fort peu vraisemblable, son narrateur s'endormant devant la fenêtre de Montjouvain avant qu'elle s'illumine au bon moment pour une scène atroce - avec la véritable préparation intérieure du sujet lui-même, cette sorte d'attente si essentielle que la question de 1'« authenticité » devient alors secondaire. Réelle ou hallucinatoire, la vision s'impose d'elle-même, en raison de toute une atmosphère préalable, d'une tension croissante. Qu'on se rappelle, par exemple, l'arrière-plan de la scène de flagellation pendant la guerre de 14. M. BARRÈRE. — J e ne puis, personnellement, donner aucun accord à votre interprétation sauf à considérer que la scène de «l'escarpolette» contient elle aussi les éléments d'une scène visionnaire. Dans cette perspective, la remarque de M. Poulet me paraît avoir eu le mérite essentiel de ne pas égarer les images de Proust vers la photographie avec laquelle elles n'ont évidemment rien à faire, mais de les ramener au contraire vers la peinture impressionniste et de les juger d'après un critérium classique; on peut en effet se demander si le fameux impressionnisme de Monet ne rappelle pas précisément ce tâtonnement par métaphores d'ordre différent, caractéristique du style de Proust. Et ne pourrait-on, à ce propos, dans la célèbre description du domaine de Françoise, citer en confrontation les asperges avec cette magnifique galette des rois de Monet parée de jeune, de rouge vermillon et de bleu de Prusse. S'éloignerait-on beaucoup de la vérité en suggérant que ces ratages sont au style de Proust ce que ces touches de peinture mises côte à côte pour donner la seule impression du brunâtre sont à la méthode impressionniste; n'y a-t-il pas ici une même démarche, soit vers une métaphore plus approchée, soit vers la couleur la plus authentiquement ressentie? Il me paraît en tout cas que se manifeste à travers ces tâtonnements et ces approximations quelque chose de nécessaire et d'indispensable à la vision proustienne du monde et qui fait, à ce titre, partie de sa création et de la façon dont il perçoit les choses dans la même proportion qu'est essentielle à ce qu'on appelle l'impressionnisme la méthode de la juxtaposition
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des touches; de telle sorte qu'avec cette espèce de décalage et d'éloignement que nous avons aussi bien par rapport aux touches matérielles de la peinture que vis à vis de ces très longues descriptions par comparaisons successives que nous offre le style de Proust, nous finissons par n'avoir plus que cette impression floue, un peu vague, presque sans contours mais dont la vivacité indique pourtant le caractère éminemment poétique. M. POULET. — O n aurait grand tort, en effet, de regretter que le style de Proust comporte des hésitations ou des approximations avant de parvenir à la métaphore finale; il est au contraire très émouvant de découvrir chez lui ce processus tremblé, cette sorte de devenir de la perception première. M . CATTAUI. — En ce qui concerne l'impressionnisme, j e crois que l'on pourrait ici évoquer aussi bien le nom de Cézanne que celui de Monet, puisque Cézanne a lui-même parlé de cette transformation qui se fait, lorsqu'avec un certain recul, on voit des couleurs juxtaposées venir se rejoindre et se fondre dans la perception de l'oeil. Mme FABRE-LUCE. — J e tiens à manifester mon accord avec les suggestions de M. Barrère en ce qui concerne les rapports de l'impressionnisme tout court et de l'impressionnisme que l'on peut appeler littéraire; En effet, j e dirais d'une façon plus générale que la vérité recherchée par Proust ne peut être atteinte qu'à partir d'une multiplicité de points de vue; ces différents points de vue, ce sont les incidentes de la phrase proustienne qui sont chargées de les exprimer comme elles invitent aussi à cerner l'objet sans toutefois le définir de manière définitive; en ce sens j e m'opposerais à l'interprétation, suggérée par M. Poulet j e crois, selon laquelle les différentes métaphores de la description seraient des approximations par rapport à la métaphore finale, car il me paraît justement qu'il n'y a pas de métaphore finale dans la phrase de Proust; en effet, de même que les multiples touches du pinceau ne peuvent, sur une toile de style impressionniste, être considérées comme des hésitations ou des ébauches de l'impression colorée qui définit l'ensemble à une certaine distance, de même les métaphores successives de Proust emportent toutes le même degré de vérité et constituent par leur ensemble et leur respective contribution une seule et même métaphore douée du pouvoir d'exprimer tout le tableau. En ce sens aussi, le terme de «ratage», plusieurs fois employé dans cette discussion, ne me paraît convenir aucunement au style de Proust, dont chacun connaît le caractère éminemment volontaire et concerté. M . BOULLIER. — A u contraire de ce qui vient d'être dit, il me semble que le monde de Proust est extrêmement différent de celui des impressionnistes. Je me demande si, pour mieux comprendre son attitude à l'égard du réel, il ne faut pas
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le rattacher à la préciosité dans ce qu'elle a de plus profond; la préciosité, en effet, ne me paraît pas avoir été autre chose qu'une sorte de frayeur devant le réel, une tentative pour maintenir le réel à distance; ce n'est pas autrement que je m'explique le style de la phrase proustienne caractérisé par l'emploi répété de la métaphore, des périphrases et des comparaisons; d'autre part, cette fuite devant la réalité qui définit l'univers de la préciosité me paraît en tous points convenir à un homme tel que Proust, qui était avant tout un malade que l'ensemble de la réalité extérieure blessait; à cet égard, les célèbres promenades en voiture de Proust «toutes vitres fermées» me semblent très symptomatiques: comment, en effet, un homme se promenant en voiture toutes vitres fermées peut-il concevoir le réel sinon comme un ensemble d'images? D'autre part, il y a chez Proust une conception philosophique suivant laquelle le réel n'existe pas ou plutôt se confond avec le monde et la vie intérieure; dans cette perspective et par voie de conséquence, la métaphore est chez Proust l'instrument qui sert à dissoudre le réel et à l'assimiler à une matière spirituelle ou intellectuelle; les images de la phrase proustienne ne sont donc que l'instrument qu'il utilise en vue de cette dissolution de la réalité extérieure et de son assimilation à une matière de type intellectuel. C'est pourquoi aussi le rapprochement entre cette conception du monde et celle de l'impressionnisme ne me paraît pas s'imposer; pour la peinture impressionniste, en effet, ce qui importe c'est la décomposition spectrale de la couleur et donc le souci d'une analyse scientifique du réel; c'est un art réaliste. L'art de Proust, au contraire, est un effort pour réduire les choses à des images, ces dernières n'étant de la réalité brutale et concrète que la forme la plus assimilable à l'esprit; c'est en ce sens que le monde de Proust exprime essentiellement une frayeur devant la crudité du réel. M. MOUTON. — Je souscris en partie à l'interprétation que vous donnez de l'univers proustien. Les tendances de Proust à la préciosité sont une évidence; mais ce qui est frappant, c'est de voir comment, en dépit de sa préciosité, Proust a atteint le réel. Il en est de même pour son snobisme: il avait un penchant très prononcé vers le snobisme, et cependant il a mieux que personne (mieux qu'un La Bruyère et qu'un Valéry) détecté toute la démarche du snobisme. Si Proust n'avait pas dépassé le niveau de la préciosité, il en serait resté à la poésie un peu molle des Plaisirs et lesJours; il n'aurait été qu'un Montesquiou un peu plus doué. D'autre part, il n'y a peut-être pas antinomie entre préciosité et impressionnisme. Chez Claude Monet, les vibrations de l'air et des eaux qui donnent le sentiment d'une force cosmique sont déterminées par des touches d'une grâce toute précieuse. Et les toiles de Seurat, dont l'impressionnisme a pour point de départ un procédé scientifique, rejoignent la poésie.
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Le problème des rapports de Proust et du réel est un problème immense et je me suis volontairement limité à celui du regard de Proust. —Je comprends parfaitement la nécessité des limites que vous vous êtes imposées et je vous remercie d'autant plus de l'accord que vous donnez a mon interprétation; pour rejoindre de façon plus étroite le sujet que vous avez vous-même abordé, j'ajouterai que la métaphore m'apparaît chez Proust comme un procédé pour ôter un peu de la réalité aux choses tout en les préservant d'une totale dissolution dans l'imaginaire. M . BOUILLIER.
— En ce qui me concerne, je ne vois absolument pas dans le procédé de la métaphore le résultat d'une blessure qui serait infligée à Proust par la réalité, mais plus simplement le signe même du caractère poétique de son écriture; en fait, Proust voit et écrit en poète et sa vision poétique se traduit pour lui par la nécéssité de faire un réseau, un quadrillage, une innervation autour de la réalité afin de la mieux ressaisir. M . BARRÈRE.
M. BOUILLIER. —Je vous accorde que toute grande poésie repose sur l'analogie, comme a dit Claudel qui était un visionnaire et qui cherchait à déterminer les structures secrètes qui existent entre les choses. Pour certains poètes néanmoins, la métaphore est une façon de créer un monde différent du réel et ce monde n'est pas nécessairement le monde de Dieu comme chez Claudel. M. DRUCKER. — Mon désir est seulement de tenter, en cette fin de discussion, de réconcilier les protagonistes, c'est à dire les défenseurs de la préciosité et ceux de l'impressionnisme. Pour cela il suffit, peut-être, de ramener l'impressionnisme à ses origines, par exemple aux toiles de Boudin. Qu'offrent-elles à nos yeux? Des taches sur une plage; il y a des rochers, il y a des robes mais ce n'est qu'à un certain reflet que nous pouvons saisir qu'il s'agit d'un tissu, d'un solide ou d'une ombre, et ce n'est que d'après cela que nous finissons par nommer les choses. L'impressionnisme revient à nous montrer, à nous faire voir des formes, formes que nous ne nommons et ne reconnaissons qu'après coup. Défini de la sorte, l'impressionnis me auquel M. Bouillier vient d'opposer la préciosité ne s'en rapproche-t-il pas, au contraire? Car la préciosité, elle aussi, donne un autre nom aux choses et tout comme l'impressionnisme ne fait que les effleurer. Cette tache rose que je vois sur la plinthe, c'est une crinoline si l'on veut, mais c'est aussi une multitude d'autres choses. Mais peut-être que notre intention la plus immédiate serait de nommer cette chose et d'aboutir ainsi au mot crinoline, rivant cette tache rose à une sorte d'état civil; en réagissant contre cette tentation qui nous pousse à déterminer le réel aussi rapidement que possible, l'impressionnisme comme la préciosité me paraissent se rejoindre dans un désir commun de prolonger le temps de l'impression aux dépens de celui de la
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dénomination qui est l'œuvre du sens pratique, de l'intelligence et non pas œuvre de poésie. M . CATTAUI. — Je dois d'abord remercier très vivement M . Mouton d'un exposé dont l'intérêt a suscité des suggestions si larges qu'elles ont permis d'ouvrir un véritable débat sur la vision proustienne du monde et, par là, d'inviter un grand nombre d'auditeurs à prendre la parole pour exposer leur propre point de vue. La démarche, partie du regard de Proust, s'est très rapidement orientée vers le problème de la métaphore grâce aux interventions de M M . Follain et Drucker. La métaphore est apparue comme ce qui permet le passage de la sensation à la perception, ainsi que l'a précisé M . Poulet; il est bien évident que c'est la question de la nature de ce passage qui a soulevé le débat le plus vif, puisqu'il a posé le problème de la définition de l'impressionnisme, auquel Proust s'est référé. M . Bonnet a alors rappelé, avec beaucoup d'à propos, la thèse de Benjamin Crémieux selon laquelle l'impressionnisme de Proust est un impressionnisme de type critique. C'est dans cet aspect «critique» de la restitution de l'impression chez Proust que M m e Fabre-Luce a voulu trouver, d'une part, la raison de la multiplicité des incidentes de la phrase proustienne et, d'autre part, la volonté expresse de l'auteur de Swann d'aller méthodiquement dans la voie de la recherche et de la révélation des impressions passées; de cette façon aussi s'est trouvé dégagé le caractère éthique de la recherche de Proust en même temps que son regard venait coïncider avec une morale de la perception. M . de Gandillac s'est alors étonné que, l'exposé ayant été consacré au regard de Proust, on n'ait point soulevé le problème de la vision; il a noté l'importance des scènes préparatoires à certaines grandes visions proustiennes, comme sont les scènes de Montjouvain ou de la flagellation, scènes qui sont annoncées non par un procédé littéraire mais par une sorte de préparation, laquelle, sans être mystique, est cependant tout intérieure. Mais M . Barrère s'est refusé à voir dans ces passages de la Recherche les éléments de scènes de type visionnaire, n'y voyant pour sa part que l'approche quelquefois réussie et souvent maladroite d'un impressionnisme littéraire à ses débuts, ce qui a de nouveau recentré le débat sur l'impressionnisme proustien. M . Bouillier lui a donné l'assaut final en refusant d ' y voir autre chose qu'une manière de préciosité, c'est à dire une fuite devant le réel et c'est à M . Drucker que nous avons dû la réconciliation des partisans de la préciosité face à ceux de l'impressionnisme, quand il a, pour finir, cru voir chez les uns comme chez les autres un essentiel refus de nommer et de définir les choses de peur de les figer et de les priver à jamais de leur caractère poétique. C'est donc non seulement à M . Mouton, mais aussi à la vivacité des interlocuteurs qui ont accepté d'intervenir dans ce débat, que j'adresse mes remerciements.
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J e pense que ce qui vous intéresse le plus dans la communication que vous attendez de moi sur Proust, ce n'est pas la partie critique, l'analyse de tel ou tel aspect de son œuvre - choses qui ont déjà été à plusieurs reprises, et très savamment, étudiées au cours de cette décade - mais bien la figure vivante de l'écrivain que vous admirez, le souvenir d'un homme qui l'a connu, qui s'est assis souvent auprès de son lit et l'a écouté parler. A vrai dire, il entrera aussi, dans ces images et ces souvenirs, beaucoup de réflexions et d'interrogations relatives à ses œuvres. Quand j'ai connu Proust, et la première fois que j e suis allé chez lui, il était déjà l'auteur de Du Côté de chez Swann. Et c'est la révélation de sa psychologie, l'originalité de ses investigations, la curiosité de l'univers qu'il portait en lui qui m'avaient donné l'audace de forcer sa porte, grâce à l'obligeance d'un ami commun. Cet ami était Henri Bardac qui, grâce aux confidences de Proust et aux recoupements de Reynaldo Hahn, a écrit, entre autres, un intéressant article sur les origines de la petite phrase de Vinteuil. Moi-même, j e n'avais rien écrit alors. J e ne savais même pas que j'écrirais un jour. Mais j e voyais bien ce que Proust avait apporté de neuf dans l'analyse des sentiments. J'étais resté saisi par cette utilisation de la mémoire à des fins artistiques, par cette plongée au fond de soi-même, d'où s'élevaient peu à peu des personnages aussi bien recomposés, aussi représentatifs que ceux de la Comédie Humaine. Et j e voulais connaître le sorcier qui avait travaillé à leur naissance. Eh bien! le sorcier était un homme très simple, dont la conversation se mettait immédiatement de plain pied avec la vôtre, qui vous observait avec beaucoup de gentillesse, et parfois vous posait des questions un peu naïves. Telle fut mon impression initiale.
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Beaucoup de complications dans sa vie pratique. Vous ne les ignorez pas. Les murs de sa chambre tapissés de liège, d'épaisses portières tendues sur les portes pour étouffer les courants d'air. Et cette vie nocturne surtout, qui, à la longue, avait donné à sa peau, à ses yeux cernés, des couleurs un peu effrayantes. De cela, la maladie et son angoisse étaient cause. Mais aucun labyrinthe dans sa pensée. Ces longues phrases qui, dans son œuvre, pressent la réalité pour en exprimer tout ce qu'elle contient, tout ce qu'elle signifie - ces incidentes et ces parenthèses qui, dans ses lettres, tissent autour de son correspondant une fine toile d'araignée faite de compliments, de scrupules, d'un réel besoin de se rapprocher, et d'un constant souci de se dérober, - rien de cela n'existait dans sa conversation. C'était pour lui une sorte de récréation où son intelligence s'exerçait, bien sûr, et volait de tous côtés, mais sans tirades ni couplets. Parfois avec un peu de malice, toujours sans recherche ni affectation. Peut-être, dans sa jeunesse, avait-il été différent. Plus désireux de plaire et plus brillant. Toutefois notez que la plupart de ses contemporains, Gregh, Lauris, Robert Dreyfus, ont plus volontiers vanté le sérieux de sa pensée et la sûreté de son observation que ses pointes d'esprit et ses mots. Il n'est pas hasardeux de dire que Proust n'a été ce qu'on appelle «un brillant causeur », et un mondain, que dans la mesure où ce masque lui permettait de percer celui des autres. A l'époque où je l'ai connu, et alors que la maladie avait changé sa vie, il n'avait plus besoin de faire ses gammes. Il recevait des visites, il cherchait de nouvelles liaisons dans la mesure où ces entretiens pouvaient lui apporter des acquisitions utiles à son œuvre. Ajoutez à cela la curiosité de la génération plus jeune, un regard qui, en art ou en littérature, courait vers les formes nouvelles. Proust n'a jamis renié ses anciennes amitiés ni ses admirations premières. Mais intellectuellement il se déplaçait, il voulait bouger. Par exemple, je suis persuadé que jusqu'à la fin de sa vie, il a admiré Anatole France, auquel il avait voué un véritable culte dans sa jeunesse. Mais voyez comme, par ses recherches sur l'inconscient des êtres - recherches qui s'apparentent à celles de Freud - par sa manière d'approfondir son analyse, et par son style aussi, il a su se dégager de l'influence francienne. Et dépasser son maître. Dès qu'il s'agissait dejuger ou de créer, ce malade n'était pas un velléitaire, cet hypersensible devenait prêt à tous les efforts et à tous les sacrifices. A l'époque dont je vous parle, un peu avant les années 20, il suivait avec curiosité les multiples tentatives de Cocteau, il regardait Morand éclairer au néon ses nuits romantiques, il était parmi les premiers admirateurs de Giraudoux.
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Bref, bien qu'il pensât constamment à l'œuvre qu'il avait entreprise et qu'il voulait achever, il n'était pas figé; elle ne l'avait pas rendu égocentriste. Ses grands yeux bruns, habitués à rester ouverts la nuit, voyaient aussi bien l'avenir que le passé. Couché dans son lit, parfois affaibli par les remèdes, il avait l'air d'un prophète oriental sujet à des extases et inconscient de son pouvoir. Certains souvenirs, certaines visions le ravissaient littéralement. Quand il parlait d'Illiers, de la floraison des aubépines, des vitraux de telle cathédrale, il tombait dans une sorte de mysticisme ruskinien. Il joignait les mains. On devinait qu'un monde invisible aux autres passait devant ses yeux. Tout cela sans déclamation, sans gestes excessifs, sans pose. Il était tout le contraire d'un esthète. Mais on se disait que cette perception des choses belles, à laquelle il restait fidèle, avait grandi et affiné son intelligence. Là était son feu intellectuel. La poésie! Elle le hantait. On pressentait qu'un beau poème était le compagnon de ses insomnies, la voix qui le guidait à travers ses ténèbres. Quand il en récitait un fragment, sa mémoire était infaillible, sa voix ne trébuchait jamais. Je l'entends encore me redire ces deux vers du célèbre sonnet de Nerval: Un mystère d'amour dans le métal repose ... Crains dans le mur aveugle un regard qui t'épie ... Je l'entends aussi me révéler - car je ne la connaissais pas alors, j e vous en fais l'aveu à ma honte - cette admirable strophe du cantique de Racine sur les vaines occupations du siècle: Le pain que je vous propose Sert aux anges d'aliment. Dieu lui-même la compose De la fleur de son froment, C'est ce pain si délectable Que ne sert point à sa table Le monde que vous suivez. Je l'offre à qui veut me suivre. Approchez. Voulez-vous vivre? Prenez, mangez et vivez. Cet incroyant, cet esprit libre qui, dans l'œuvre immense qu'est la Recherche du Temps Perdu, a laissé de côté la foi et ignoré jusqu'au pressentiment d'une religion, a tout de même entrevu la beauté de la Grâce dans une tête de Chartres ou une strophe de Racine. Que le catholicisme ne l'attire pas à lui et ne cherche pas à l'annexer. Mais qu'il l'absolve! J'essaie en ce moment de vous rapporter mes souvenirs en vrac. Je suis à côté de Proust. Je l'interroge - oh! bien timidement! - sur ses admirations littéraires,
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sur scs lectures préférées. Et je me dis, en l'écoutant, que c'est par le sens du beau, par son intuition poétique, qu'il a si bien percé le secret du monde. Quant à l'énigme des êtres, qu'il a si patiemment cherchée en tous sens et qu'il nous a rapportée victorieusement, c'est par la connaissance et le respect des grands romans du X I X e siècle qu'il a trouvé sa voie et atteint sa maîtrise. Ah! l'école du nouveau roman et ses tenants, qui prétendent aujourd'hui répudier la psychologie traditionnelle, et qui déclarent que, Stendhal, Balzac et Flaubert ayant tout dit sur l'étude des caractères, on ne peut plus raconter une histoire ni décrire un personnage comme ils l'ont fait! Je voudrais leur montrer la ferveur de Proust, ce novateur véritable, cet inventeur sans le savoir, lorsqu'il parlait non seulement des grands romanciers français du siècle passé, mais de Dickens ou de George Eliot. Il reconnaissait leur richesse. De toutes ces lectures, qui avaient enfiévré son adolescence, il avait fait son miel. Sans doute sa démarche n'était-elle pas la même. Son sens de la composition, imperceptible à première vue, n'était pas orthodoxe. Ses méthodes étaient souterraines. Sa manière d'étudier ses personnages, de tracer leur destinée, on l'a comparée au cours d'une rivière qui s'enfonce sous terre et reparaît plus loin. Et c'est très vrai. Enfin par son écriture il n'imitait pas la routine connue des romanciers. Il ne variait pas ses tableaux. Il n'équilibrait pas ses paragraphes. Mais - et c'est là où je veux en venir - il pensait qu'il n'y a pas d'autre moyen offert au romancier pour recréer la vie que celui qui analyse les caractères et qui, à travers ses personnages, cherche à deviner et à montrer qui nous sommes. Une autre source pour lui a été Saint-Simon. J e sais que M. Drucker étudiera spécialement ces rapports pour vous dans un entretien. Proust en connaissait des passages entiers. Cette manière de bousculer ses modèles, de les piller, de les dévêtir, cette liaison entre le physique et le moral, bref toutes les façons hardies et désinvoltes de Saint-Simon dans ses Mémoires, ont évidemment inspiré Proust chez les Guermantes. De ce regard perçant et souvent ironique il restait, dans sa conversation, une moquerie légère ou une anecdote un peu grossie, qui ressemblait parfois, si vous voulez, au papotage des salons, au short talk, mais qui, dans les pages de la Recherche, allait prendre un relief vigoureux et une force accusatrice. Souvenez-vous du salon Verdurin, écoutez parler Cottard et les autres, autour de la patronne. Les dialogues y ont une banalité voulue, mais leur exactitude convainc le lecteur. Il y a, dans ces propos, un choix significatif. Nous sommes très loin du magnétophone qu'on promène dans la rue et dont les enregistrements mis bout à bout prétendent composer un roman. Proust n'ignorait pas que les êtres sont illogiques. Mais il savait que le romancier, pour les peindre, doit rester logique. C'est-à-dire rechercher presque
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scientifiquement les causes et les motifs, dépister comme un médecin le fait de ses patients, leurs ruses et leurs mensonges. De là, dans ces veillées nocturnes où il recevait ses amis, des moments de récréations consacrées à des propos cariacturaux ou à de simples potins. La caricature joue un grand rôle dans la psychologie proustienne. Comme chez Saint-Simon, d'ailleurs. Mais elle n'est jamais gratuite. Elle s'attache à montrer les tics, les lapsus, tout ce qui révèle la zone profonde d'un individu. Les anecdotes que Proust aimait à entendre ou à nous raconter sur ses modèles avaient toujours cette qualité, même quand il les rapportait sous la forme la plus enjouée. Et ce qui le passionnait principalement, c'était lorsque l'un de ces traits pouvait se relier à la figure d'un ascendant, provenait d'une qualité ou d'une tare reçue en héritage. Le mémorialiste, chez lui, se doublait d'un biologiste. Et d'ailleurs - qui ne l'a éprouvé en lisant la Recherche? - c'est cet arrière-plan, c'est ce tissu solide qui donnent tant de relief à un personnage de Proust. Je ne peux pas faire défiler devant vous les grands modèles qui ont servi à Proust et dont il m'a parlé. D'ailleurs, soit par discrétion, soit parce que copier la vie lui semblait moins intéressant que la créer, il s'est toujours défendu d'avoir eu un modèle unique pour chacun de ses personnages. Il me l'a formellement expliqué dans cette longue dédicace qu'il m'a écrite à propos de Swann. Je ne vous la citerai pas en entier. Vous la connaissez certainement: «Cher ami, il n'y a pas de clefs pour les personnages de ce livre, pour l'église de Combray, ma mémoire m'a prêté comme modèles beaucoup d'églises... » Ainsi débute ce commentaire. Et c'est très vrai. Proust faisait un amalgame. Pourtant c'était un petit jeu amusant, lorsqu'on passait la soirée auprès de son lit, de lui demander dans quelle mesure Mme de Chevigné ou Mme Greffulhe, qui vivaient encore, l'avaient inspiré pour le Côté de Guermantes. Alors il s'animait, sortait de sa réserve, citait un mot, rapportait un souvenir. Mme de Chevigné, que j'ai bien connue, avait l'apparence, malgré les années, d'un petit lutin plein d'esprit et d'indépendance, qui aimait à se moquer de son entourage, et qui, surtout à la fin de sa vie, ne mettait rien plus haut que la compagnie des artistes ou des écrivains. Avoir inspiré Proust l'a sûrement flattée, même si elle n'avait pas, à l'origine, pressenti ses dons. Lorsqu'il fut mort, elle se mit à l'appeler, lorsqu'elle parlait de lui, «le petit Marcel». De la comtesse Greffulhe je ne crois pas qu'on puisse en dire autant. Elle gardait une certaine retenue lorsqu'elle parlait de Proust. D'ailleurs, l'avait-elle lu jusqu'au bout? Je ne l'affirmerais pas! Mais, je le répète, chacune n'avait posé qu'un instant devant Proust, n'avait fourni que des traits épars au personnage de la Recherche. Proust se refusait à
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faire ce que l'on nomme des portraits criants de vérité. Et il avait raison, car cette vérité là n'est bonne que pour une saison. Ainsi le meilleur roman de Balzac n'est assurément pas Béatrix où il a représenté George Sand, Mme d'Agoult et Liszt, après un séjour à Nohant où il les avait rencontrés. Le grand romancier doit viser plus haut. Il doit faire son mortier lui-même et broyer les éléments que son observation personnelle lui a fournis. Et d'ailleurs Proust me l'a écrit dans une lettre que j'ai publiée: «C'est la déchéance des livres de devenir, si spontanément qu'ils aient été conçus, des romans à clefs, après coup». Cette question des clefs avait été l'objet de notre entretien dès ma première rencontre avec Proust, et voici pourquoi. A la lecture de Du Côté de chez Swann, j'avais été saisi de reconnaître dans Mme Verdurin, et autour d'elle, certains traits de caractères et certaines figures que j'avais remarqués tout au long de mon enfance dans le salon de ma tante Menard-Dorian. C'était un salon de gauche et d'avant-garde, du moins pour l'époque. Ellemême était une personne fougueuse, autoritaire et extrêmement généreuse, qui raillait le snobisme, affectait le dédain des gloires consacrées, protégeait, adoptait, nourrissait les jeunes artistes jusqu'au jour où leur succès leur venait. Alors ils ne l'intéressaient plus et elle les abandonnait. Curiosité d'esprit, anti-snobisme, caractère despotique, vous voyez quelles nombreuses similitudes entre elle et Mme Verdurin. Toutefois il faut lui enlever la sottise et la vulgarité. Edmond de Goncourt, qui était allé souvent chez elle, en parle avec éloge dans son Journal. Certaines scènes, dans Du Côté de chez Swann, s'étaient littéralement superposées sur mes propres souvenirs. Lorsque j'en parlai à Proust, qui la connaissait, qui était allé quelquefois chez elle - il ne le nia pas, - il se défendit d'avoir songé à elle. Peut-être craignit-il de me blesser. Mais je crois surtout qu'il jugeait que Mme Verdurin serait diminuée si on la considérait comme un portrait et non comme un type. Vous vous rappelez peut-être le passage d'une de ses lettres à Antoine Bibesco, où, essayant d'expliquer ce que sera la Recherche, il parle de la mémoire involontaire : «Je crois que ce n'est guère qu'aux souvenirs involontaires que l'artiste devrait demander la matière première de son œuvre, écrit-il. D'abord précisément parce qu'ils sont involontaires, qu'ils se forment d'eux-mêmes, attirés par la ressemblance d'une minute identique, ils ont seuls une griffe d'authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un dosage exact de mémoire et d'oubli. Et enfin, comme ils nous font goûter la même sensation dans une circonstance tout autre, ils la libèrent de toute contingence, ils nous donnent l'essence extra-temporelle. »
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Voilà qui est la meilleure analyse que Proust nous ait donnée de son œuvre. Et c'est l'explication la plus claire de cet amalgame qui lui permettait de refondre plusieurs personnages en un seul. Je vous ai dit que Proust, dans ses entretiens, était souvent malicieux. Mais il n'était jamais malveillant. Il repêchait gentiment la sottise ou la vanité de telle ou telle personne. En une seule occasion j'ai pu remarquer une moquerie particulièrement incisive et même une certaine dureté. C'était à l'égard de Montesquiou. Il est vrai qu'ils étaient alors à peu près brouillés. Montesquiou avait accueilli Du Côté de chez Swann avec autant de hauteur que de méfiance. Proust se vengeait peut-être. Mais je me demande aussi s'il ne voulait pas prendre sa revanche maintenant que son génie était reconnu - des flatteries excessives qu'il avait si longtemps témoignées à Montesquiou. En tout cas prétendre que Proust doit tout à Montesquiou, comme certains commentateurs l'ont écrit, est une contre-vérité. Montesquiou aimait l'estrade, cherchait l'effet, admirait le toc. Proust, même guidé, même orienté par lui, a suivi d'autres chemins et remporté d'autres victoires. Que vous dirai-je encore de ces veillées nocturnes passées dans les trois demeures où je l'ai connu successivement? D'abord boulevard Haussmann, puis rue Laurent Pichat, dans un appartement qu'il avait loué à Réjane, enfin dans sa dernière demeure, rue Hamelin, modeste meublé où il est mort. Vous vous étonnez peut-être de cette vie précaire, cahotée, difficile? Mais c'est que, dans les dernières années de sa vie, il était totalement indifférent aux choses matérielles. Céleste, la fidèle Céleste, si vous l'aviez convoquée à Cerisy, vous l'aurait certainement dit. Ses cahiers à son chevet, l'œuvre qu'il fallait terminer alors que sa santé imitait la peau de chagrin, et qu'il n'avait plus l'espoir de guérir, quelques flambées de curiosité - visite d'un musée, conversation avec un écrivain plus jeune qui lui donnait la certitude d'être compris - voilà ce qui le nourrissait. J'ai employé à son propos l'expression d'héroïsme de la sensibilité. C'était l'exemple qu'il donnait alors, et aussi celui d'un détachement suprême. Deux ou trois fois je l'ai rencontré hors de chez lui. Un soir dans un restaurant élégant où il avait fait l'effort d'aller, sans doute pour une retouche à une scène qu'il était en train d'écrire. Une autre fois chez une dame qu'on lui avait dit être du genre d'Albertine, et qui donnait un réveillon en l'honneur de l'Infant d'Espagne, don Luis, lequel n'eût pas déparé lui-même la galerie des personnages proustiens. Je le revois bien, emmitouflé comme toujours, amusé, mais un peu hagard, l'air d'un conspirateur timide, et, dans le fond, observant tout avec malice. Ce soir là, comme on avait mis un disque de musique gaie, un jeune invité,
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un peu prétentieux et faux artiste, protesta et réclama pour cette veille de Noël quelque chose de plus grave. Par exemple l'Enchantement du Vendredi Saint. - Qui est-ce? me demanda Proust tout bas derrière sa main gantée, car il avait gardé ses gants blancs. Je lui dis le nom. Appelons-le, si vous voulez, Lévy-Weill. Alors je vis Proust pouffer de rire derrière son gant. - Mais ce nom est un pléonasme, me souffla-t-il. Et exiger déjà le Vendred: Saint la nuit de Noël, c'est de la cruauté. Il était enchanté d'avoir retrouvé, après bien des années, son personnage de Bloch. Que vous dire encore? La voix de Proust? Hélas elle était bien souvent étouffée par l'asthme. Parfois, pour se faire entendre, elle prenait un son rauque de ventriloque. Son accoutrement? On vous l'a décrit souvent. Là encore, plus de coquetterie, plus de soins pour recevoir les visites. Et qui oserait l'en blâmer! Il n'est pas rasé, ses cheveux sont en broussailles, un vilain tricot couleur cachou, brûlé par endroits par les fumigations, couvre son buste. Les manches sont longues et dépassent les poignets. Il y a des taches de café au lait sur ces bouts de papiers où, après votre départ, il inscrira quelques notes. Là encore, je peux parler d'héroïsme de la sensibilité et de renoncement à tout ce qui n'est pas son œuvre. Il ne lit plus guère. Dans les périodes où il sort de sa torpeur, il n'a pas le temps. La fin de la Recherche le presse. Il répond aux lettres avec beaucoup de retard. Ce sont des remerciements pour des articles ou d'amicales discussions sur un point où il n'a pas été compris. Les six derniers mois de sa vie, c'est à peine si je le verrai. Et pourtant ses prévenances s'exerceront indirectement pour le débutant que je suis. C'est lui qui parle de moi à Jacques Rivière et qui m'introduit dans le milieu de la Nouvelle Revue Française. Depuis son succès et après A l'Ombre des Jeunes Filles en Fleurs, un peu d'orgueil lui est venu. Sans rompre avec eux, il a fait un choix parmi ses amis (certains s'en plaignent) et il a trié ses admirations. Il a conscience de ses trouvailles et il pressent ce qu'il a apporté de neuf à la littérature. Vais-je, au terme de ces souvenirs, rechercher avec vous où réside cette originalité, comment il a donné au roman une dimension nouvelle? Eh bien! je crois que c'est, comme il l'a dit, en y introduisant les secrets, les pouvoirs, la magie, de ce qu'il a nommé la mémoire involontaire. Cette quête éparse de souvenirs et d'images, qu'il recueille dans ses ténèbres de malade hypersensible, lui a permis d'atteindre à une réalité plus intime. Et comme son intelligence demeure et qu'elle veille toujours, l'armature des caractères subsiste, les traits des figures se dessinent, la destinée s'accomplit. Au terme de ce travail inconscient, la statue est faite quand même, et le type est créé.
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Cette méthode, que de romanciers vont l'appliquer à leur récit à la suite de Proust! Et cela non seulement chez nous, mais dans tous les pays. Prenez les grands romans de Mauriac. Presque tous sont nés à travers une buée de souvenirs. Malagar et ses pins ont remplacé Combray et ses aubépines. L'ordonnance du récit est soumise au flux et au reflux de la mémoire. En Angleterre, Huxley casse volontairement ce récit. Il revient en arrière, brouille la chronologie des faits, afin d'atténuer ou de supprimer la volonté de l'auteur. Plus récemment, Durrell se plaît à confronter plusieurs faces de vérité. Toutes ces tentatives, toutes ces hardiesses, sont dues à l'apport de Proust, à la lecture de Proust. En y ajoutant peut-être l'influence de Joyce. Mais cette bifurcation m'entraînerait trop loin. Une autre originalité de Proust est d'avoir imposé à une œuvre romanesque un style conforme à la vision qu'elle nous restitue. Il a su introduire dans un roman la liberté de langage et de tournures que seuls s'étaient permise jusque là les grands mémorialistes: Saint Simon ou Chateaubriand, par exemple. Vous l'avouerai-je? Le jeune homme que j'étais en 1913, lorsque parut Du Côté de chez Swann, fut un peu choqué tout d'abord. Premièrement le titre. Pas bien harmonieux, ces deux génitifs. Il me semblait qu'un écrivain doué eût dû éviter cette dissonance rocailleuse et trouver un symbole plus évocateur. Les premières phrases non plus n'étaient pas faites pour contenter quelqu'un qui aimait la logique et la limpidité d'expression. Mais je compris, dès la page achevée, que Proust avait subordonné toutes les qualités de forme, toutes les flatteries du style, à un souci infiniment plus rare: la révélation. L'harmonie de sa phrase s'établissait par l'assemblage d'épithètes justes et quasi irremplaçables. La logique était constante, et la prolifération des mots ne nuisait nullement à leur clarté. Il est évident que Proust s'est créé un style et l'a fait accepter, à la manière des grands poètes qui sont tous, plus ou moins, des visionnaires. D'ailleurs, il s'est expliqué un jour, et avec une certaine force, sur cette question de style. C'est dans une lettre à son amie Mme Straus, et probablement à la suite d'une discussion avec elle. Laissez-moi vous en citer un passage: «Les seules personnes qui défendent la langue française ce sont celles qui 'l'attaquent'. Cette idée qu'il y a une langue française existant en dehors des écrivains et qu'on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de faire son 'son'. Et entre le son de tel violoniste médiocre et le son (pour la même note) de Thibaud, il y a un infiniment petit, qui est un monde. Je ne veux pas dire que j'aime les écrivains
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originaux qui écrivent mal. Je préfère - et c'est peut-être ma faiblesse - ceux qui écrivent bien. Mais ils ne commencent à écrire bien qu'à condition d'être originaux, de faire eux-mêmes leur langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l'originalité, après avoir traversé les faits, non en deçà! ...Car on ne 'tient', on ne fait bonne figure auprès des écrivains d'autrefois, qu'à condition d'avoir cherché à écrire tout autrement. Et quand on veut défendre la langue française, en réalité on écrit tout le contraire du français classique. Exemple: les révolutionnaires Rousseau, Hugo, Flaubert, Maeterlinck, 'tiennent' à côté de Bossuet. Les néo-classiques du XVIIIe siècle, et la 'bonhomie souriante' et 'l'émotion discrète' de toutes les époques jurent avec les maîtres ». Assez vigoureux, n'est-ce pas? Je me demande si ces expressions de «bonhomie souriante» et «d'émotion discrète » ne sont pas des reproches à peine déguisés à l'adresse d'un Anatole France ou d'un Jules Lemaître. En tout cas, on sent l'homme qui déjà se juge capable de se créer un style par l'originalité de sa pensée. Il semble que Proust, en faisant une distinction aussi nette entre les écrivains qui inventent leur style et ceux qui écrivent bien ait eu délibérément l'ambition de se classer parmi les premiers. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que tous les écrivains de ma génération, tous ceux qui sont venus aux lettres en même temps que moi, ont vu immédiatement l'importance de Proust et lui ont témoigné leur admiration. Mauriac, qui correspond avec lui, Morand, qui va le voir souvent et lui demande une préface pour son premier livre, Maurois, qui lui consacrera l'excellente biographie que vous connaissez. Une exception peut-être: Roger Martin du Gard. Je me souviens d'une conversation que j'eus avec lui à Pontigny, il y a une quarantaine d'années. Il était trop fin pour ne pas reconnaître les merveilles découvertes par Proust, mais il ne l'admettait pas en bloc. Il n'avait pas été envoûté, comme nous le sommes tous plus ou moins ici. Et cela se comprend. Sa conception du roman était plus rigoureuse, plus systématique même. L'auteur, selon lui, ne devait pas se faire voir. Le romancier, tout en imaginant, devait tendre à l'objectivité de l'historien. La poésie, l'excès d'art, faussaient la démarche du récit et nuisaient à son authenticité. Tels étaient ses arguments. Je viens d'évoquer un souvenir vieux de quelque quarante ans. Et en novembre prochain, il y aura quarante ans que Proust est mort. A Pontigny, nous parlions de lui entre nous. D'ailleurs la publication de son œuvre n'était pas achevée.
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A Cerisy, ce fief posthume de la célèbre abbaye, on a pu rassembler cette année, autour de son nom, des esprits venus de tous les pays et qui ont étudié cette œuvre sous tous ses aspects, dans toutes ses ramifications. Alors, lorsqu'il s'agit d'une création telle que la Recherche du Temps perdu, si lourde de sens, chargée d'une poésie si intime, et dont les développements sont infinis, comment pourrait-on parler de mort? C'est une autre vie qui commence, où chaque génération, chaque individu, apporte sa part, son tribut personnel, sa lumière spirituelle. C'est ici que nous pourrions relire ensemble le passage qui relate la mort de Bergotte: «Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais? Qui peut le dire? Certes les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n'apportent de preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une autre vie antérieure; il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées - ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement - et encore! - pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'est pas mort à jamais est sans invraisemblance. On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection. » Cette résurrection de Bergotte, n'est-ce pas un peu celle qui est promise à Proust? et ne dirait-on pas qu'il a entrevu là sa destinée? Nous ne sommes plus très nombreux à l'avoir connu, regardé, écouté. Encore quelques années et bientôt personne ne pourra plus dire: «Il m'a raconté... il aimait à répéter... » Et pourtant sa renommée ne cessera de grandir et sa vie spirituelle est assurée de durer. La preuve en est que vous êtes venus ici
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des quatre coins du monde, parce qu'il a remis à chacun de vous un message que vous aviez soif de faire entendre. A cette poignée de souvenirs authentiques, mais lointains, que vous venez d'écouter - et je vous en remercie - succédera une moisson de pensées vivaces et cent fois plus actives. De sorte que l'idée que Proust, comme Bergotte, n'est pas mort à jamais est sans invraisemblance.
GEORGES
POULET
V E N D R E D I 20 J U I L L E T (MATIN)
L'ESPACE PROUSTIEN
Dans les termes mêmes du titre qu'il porte, l'on sait que le roman proustien est très exactement une «recherche du temps perdu». Un être se met en quête de son passé, s'efforce de retrouver son ancienne existence. Or, c'est dès le premier moment du récit que cette recherche commence. On y voit le héros, réveillé en pleine nuit, se demander à quelle époque de sa vie se rattache ce moment où il reprend conscience. Moment totalement dépourvu de rapport avec le reste de la durée; moment suspendu en lui-même et profondément angoissé, parce que celui qui le vit, ne sait littéralement quand il vit. Perdu dans le temps, il est réduit à une vie toute momentanée. Mais l'ignorance de ce dormeur réveillé est plus grave encore qu'il ne semble. Il ne sait pas seulement quand il vit, il ne sait pas non plus où il vit. Son ignorance n'est pas moindre quant à sa position dans l'espace que quant à sa situation dans la durée: «Et quand j e m'éveillais au milieu de la nuit, comme j'ignorais où je me trouvais, j e ne savais même pas au premier instant qui j'étais 1 .» L'être qui s'éveille, et qui, en s'éveillant, reprend conscience de son existence, reprend donc conscience d'un laps de vie singulièrement et tragiquement contracté. Qui est-il? Il ne le sait plus, et il ne le sait plus, parce qu'il a perdu le moyen de relier le lieu et le moment où il vit, à tous les autres lieux et moments de son existence antérieure. Sa pensée trébuche entre les temps, entre les lieux. Le moment où il respire est-il contigu à un moment de son enfance, de son adolescence, de son âge adulte? Le lieu où il est, quel est-il? Est-ce sa chambre à coucher de Combray, de Paris, ou l'une de ces chambres d'hôtel, plus rébarbatives que toutes, parce qu'étant sans rapport d'accoutumance et de sympathie avec l'être qui les occupe, elles ne sont pas de vrais lieux, elles ne i.
Du Côté de chez Swann, éd. de la Pléiade, I, 5.
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tiennent à rien, elles sont, pour ainsi dire, n'importe où dans l'espace? D'autre part, pour qui s'éveille dans le noir, comment être sûr de la façon dont les lieux se disposent? «Pendant un instant, écrit Proust dans la préface du Contre Sainte-Beuve, j e fus comme ces dormeurs qui en s'éveillant dans la nuit ne savent pas où ils sont, essaient d'orienter leur corps pour prendre conscience du lieu où ils se trouvent, ne sachant dans quel lit, dans quelle maison, dans quel lieu de la terre, dans quelle année de leur vie ils se trouvent 2 . » Ainsi, à tâtons, l'esprit cherche à se situer. Mais il a «perdu le plan du lieu où il se trouve 3 . » Au hasard, à l'aveuglette, il place ici la fenêtre, là en face la porte ; jusqu'au moment où vient un rais de lumière, qui, éclairant la chambre, contraint la fenêtre à quitter sa place et à être remplacée par la porte. De la sorte, presque au petit bonheur, l'ordre des lieux bascule et se refait de fond en comble. O u bien encore, dans un autre épisode, voici qu'à l'endroit même où s'élevait le mur de sa chambre, le héros, alors enfant, voit apparaître un autre espace, une lande, où un cavalier se déplace. Mais le premier espace n'est pas aboli, le corps du cavalier coïncide avec le bouton de la porte. Deux espaces peuvent donc se superposer et l'un se surimposer à l'autre, tel «un vitrail vacillant et momentané 4 . » Or, ce vacillement, ce vertige, combien de fois ne le voit-on pas affecter le personnage proustien! Cela lui arrive même quand il est éveillé et qu'un événement inattendu le trouble. Par exemple, quand, au bas d'une invitation, Marcel lit la signature inespérée de Gilberte, il n'en croit pas ses yeux, il ne sait plus où il se trouve: «Avec une vitesse vertigineuse, cette signature sans vraisemblance jouait aux quatre coins avec mon ht, ma cheminée, mon mur. Je voyais tout vaciller comme quelqu'un qui tombe de cheval 5 . » Vacillation du mur où l'enfant voit chevaucher Golo, vacillation de la pièce où l'adolescent reçoit la première marque d'intérêt de l'aimée, vacillation enfin de la chambre où l'adulte angoissé se réveille dans le noir, voilà trois exemples d'un tournoiement à la fois intérieur et extérieur, psychique et spatial, qui, à trois époques distinctes de son existence, affecte en même temps l'esprit du héros et les lieux mêmes où il se trouve à ces moments-là. Mais ces moments de vertige ne sont pas les seuls. L'on se souvient du singulier épisode des trois arbres sur la route d'Hudimesnil. Étranges et familiers, jamais vus et pourtant semblables à quelque image du passé que l'esprit ne peut ressaisir, l'expérience paramnésiaque qu'ils provoquent interdit à la pensée de les «reconnaître dans le lieu dont ils étaient comme détachés », aussi bien d'ailleurs que de les situer dans un autre; de sorte, ajoute Proust, «que mon esprit ayant trébuché entre 2. 3. 4. 5.
Contre Sainte-Beuve, 56. I l , 68. Du Câté de chez Swann, I, 9. A l'Ombre des jeunes Filles en Fleurs, I, 500.
L'ESPACE
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quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent...6» Ce qui vacille ici, ce n'est pas seulement le temps, ce sont les lieux, c'est l'espace. U n lieu s'efforce de se substituer à un autre lieu, de prendre sa place. O r il en va de même dans un épisode plus mémorable encore. A la fin du Temps retrouvé, chez le prince de Guermantes, le héros s'essuie les lèvres avec une serviette fortement amidonnée. Aussitôt, dit-il, c'est la salle à manger de Balbec qui «cherche à ébranler la solidité de l'Hôtel de Guermantes», et qui, observe-t-il encore, «fait vaciller un instant les canapés autour de moi... 7 » En un mot, juste comme la chambre à coucher de Combray et le paysage où chevauchait Golo, Balbec et l'hôtel de Guermantes sont des lieux vacillants et substituables. C o m m e le mur et la lande, ils se disputent le même espace. L'un est de trop et usurpe la place de l'autre. Le phénomène du souvenir proustien n'a donc pas seulement pour effet de faire chanceler l'esprit entre deux époques distinctes; il le force à choisir entre des lieux mutuellement incompatibles. Telle est la leçon donnée à l'être proustien par les «côtés » de Guermantes et de Méséglise. N o n seulement ils lui apprennent que, de quelque manière qu'il décide, son choix sera une scission, donc une exclusion; mais ils lui rappellent encore que cette exclusion s'étend à tous les lieux de l'espace, sauf celui qu'il a choisi, mais en lequel, par son choix, il s'est enfermé comme dans un cachot. Décider d'aller du côté de chez Swann, plutôt que du côté de Guermantes, c'est renoncer, pour la possession du seul côté de chez Swann, non pas simplement au côté de Guermantes, mais à tous les autres lieux du monde. L'espace réel, l'espace humain, n'est donc pas la simultanéité de tous les lieux qu'il comporte; il est l'exclusion mutuelle des lieux, dont cependant chacun existe par lui-même. Espace singulier, sorte de vide parsemé de sites, dont chacun existerait «dans l'ignorance de tous les autres», comme un archipel d'îles qu'aucun navire ne traverserait. Chaque lieu, comme chaque moment, est isolé, enclos, immobile, arrêté et perdu loin de tout le reste*. N ' y a-t-il donc pas moyen de retrouver les lieux comme les moments perdus ? Lieux et moments perdus à jamais? L'on se rappelle la question posée au début du roman proustien. Comment mettre en rapport des lieux qui n'existent qu'indépendamment les uns des autres?