Entretiens avec Levi-Strauss

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ENTRETIENS AVEC CLAUDE LEVI-ST,RAUSS PAR

GEORGES CHARBONNIER

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© 1961, by René Julliard et Librairie Plon.

Ces ENTRETIENS ont été diffusés sur l'antenne de la R.T.F. (France III) sous le titre : ENTRETIENS AVEC CLAUDE LÉVY-STRAUSS Une émission de Georges Charbonnier

(octobre, novembre, décembre 1959)

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Ils sont publiés avec l'autonsauon de la Radiodiffusion-Télévision Française, et en commun avec les Éditions PLON que nous remercions de leur obligeance,

L'ETHNOLOGUE PARMI NOUS

Georges CHARBONNIER. - Claude Lévi-Strauss, on a longtemps et abondamment parlé du di­ vorce du peintre et du spectateur, du compo­ siteur et de l'auditeur, du poète et du lecteur, plus généralement de l'artiste et de l'amateur, de l'acheteur, du consommateur, de l'indiffé­ rent. Ne conviendrait-il pas de montrer qu'un divorce plus radical sépare l'homme de science de chacun de nous? Dans le divorce entre peintre et spectateur, chacun peut voir ce qui, concrètement, n'ex­ primerait qu'une différence de sensibilité. Dans le divorce entre homme de science et homme courant, il faut bien voir tout d'abord une dif­ férence de connaissance, d'aptitude à connaître. Et c'est là peut-être qu'à notre époque l'idée d'inégalité se manifeste le plus crûment, le plus cruellement. L'homme de science sait, et il sait comment savoir. Nous ne disposons, quant à nous, que de l'interprétation vague de notre ex­ périence quotidienne. De plus, cet homme de science dispose chaque jour davantage de pou-

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vairs véritables. Nous ne croyons plus beaucoup au pouvoir des politiques, nous croyons de plus en plus au pouvoir des scientifiques. Nous dou­ tions de la conscience morale des politiques, cela ne nous intéresse plus. Nous doutons main­ tenant de la conscience morale du savant. Nous lui reprochons de pousser ses investigations dans le sens de la destruction. Nous lui reprochons d'avoir réussi à faire coïncider recherche pure et destruction potentielle de l'humanité. En un mot : d'avoir fait progresser la physique en cons­ truisant la bombe atomique. Nous reprochons au physicien de s'être procuré l'alibi de la con­ naissance, l'indestructible alibi de la connais­ sance; d'avoir, sur le plan de la connaissance, adopté une position analogue à celle du bon droit dans la vie juridique. Nous pressentons tous que si le juriste a créé la théorie de l'abus du droit c'est que l'abus du droit commence avec l'usage du droit, et nous nous interrogeons : l'abus de la connaissance ne commencerait-il pas avec l'usage de la connaissance, et plus, avec la constitution du corps des connaissances? Nous exigeons de l'homme de science qu'il mesure la portée de ses actes de connaissance, qu'il contrôle cette portée. Nous lui demandons, en mesurant ses pouvoirs, de transférer à sa charge l'exercice conscient des pouvoirs; et, tout à la fois, nous l'en croyons incapable. Il y a des précédents, ne serait-ce que la bombe atomique. N'y a-t-il pas des actuels? N'y aura-t-il pas des suivants ? Bref, nous nous sen­ tons attaqués par la connaissance, et nous crai-

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gnons de voir disparaître cette idée vague de l'homme à laquelle nous tenons tant. Jusqu'à présent, toutefois, nous avons cru trou­ ver dans les arts un refuge hors de l'atteinte de l'homme de science. Nous avons cru trouver dans les arts le domaine même de la liberté, un domaine où l'on ne dégagerait aucune loi, où l'on n'appliquerait aucune loi. Et nous avons ri des professeurs d'esthétique. Nous étions sûrs que, sur le terrain de l'art, le nombre ne péné­ trerait jamais pour engendrer cette beauté par­ ticulière que nous voulons humaine, que seule nous estimons humaine et hors du nombre, car notre religion à nous, hommes courants, est telle: l'homme est ce qui échappe au nombre. Tout ce qui se mesure est inhumain, tout ce que la mesure envahit est autant d'arraché à l'homme. C'est dire que dans l'idée, vague, elle aussi, que nous nous faisons des sciences, nous établissons une hiérarchie en raison inverse de la quantité de mathématiques pures utilisées par chaque discipline; si l'on peut s'exprimer grossièrement de cette manière. Selon cette classification passionnelle, la phy­ sique nous menace plus que les sciences dites « humaines ». Notre sympathie pour la pré­ histoire, l'archéologie, l'ethnologie, est vive. Nous savions, les ethnologues nous l'ont dit eux­ mêmes, que leur mode de connaissance de l'homme implique l'appréhension poétique de leur objet. Si l'art, si le mode d'appréhension de l'artiste peut, dans certains cas, relever des méthodes scientifiques, nous voyons là aussitôt,

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et précipitamment, bien entendu, une justifi­ cation de notre habitude, une sauvegarde de l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Toutefois nous croyons apprendre que l'eth­ nologie ne vise plus qu'à la seule rigueur; qu'elle abandonne parfois la rigueur poétique pour l'exactitude, et nous sentons bien que le terrain nous échappe. Cependant, nous voulons à tout prix être rassurés. Si évident que cela soit nous voulons être as­ surés que l'homme de science est semblable à nous, qu'il s'abandonne quotidiennement à un mode d'existence passionnel, qu'il ne rationalise pas toute sa vie. Par exemple, face à l'homme de science qui dit « économie politique », « so­ ciologie », nous disons grossièrement « politi­ que ». Nous sommes plongés dans une zone que nous nommons « la politique ». Nous sommes amenés à y prendre des décisions, ou à croire que nous en prenons, et pour nous c'est tout un. Et cependant, nous pensons que vous, les hommes de science - nous nous raccrochons fermement à cet espoir - vous ne pouvez pas vous empêcher de vous avancer, vous aussi, dans le politique. Lorsque vous vous y avancez, est-ce toujours en hommes de science, ou la passion reparaît-elle.? Est-ce que vous devenez semblable à moi-même?

Claude LÉVI-STRAUSS. - Je ne voudrais pas vous placer dans cette position où je serais porté à me ...

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G. C. - Je me mets dans la pire des positions, volontairement. C. L.-S. - Alors, moi aussi. Bien entendu, j'ai des convictions politiques, comme tout le monde. Je ne peux pas ne pas en avoir, parce qu'on se charge de m'y contraindre et de me rappeler quotidiennement à la conscience poli­ tique par le spectacle de trop de bêtise et de méchanceté. Mais cette attitude politique ne s'est pas réellement modifiée du fait que je suis devenu ethnologue ; elle demeure comme ex­ térieure, et presque imperméable, à ma ré­ flexion, et je confesse donc son caractère pas­ sionnel. D'autant que le passage est très diffi­ cile à faire, entre cette objectivité à quoi on s'efforce, quand on regarde les sociétés du de­ hors, et la situation dans laquelle on se trouve, qu'on le veuille ou non, à l'intérieur de sa propre société. G. C. - Sans vous demander de préciser, de donner de cas concret, est-ce qu'il vous arrive à vous, homme de science, de saisir des points de rupture? « Je suis amené à la conclusion qu' « il est probable que » ... cependant je réagis exactement à l'inverse >> ? C. L.-S. - Certainement, quand j'essaie d'ap­ pliquer à l'analyse de ma propre société ce que je sais d'autres sociétés, que j'étudie avec infi­ niment de sympathie, et presque de tendresse, je suis frappé par certaines contradictions ; cer-

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taines décisions ou certains modes d'action, quand j'en suis le témoin dans ma propre société, m'indignent et me révoltent, alors que, si j'en observe d'analogues, ou de relativement pro­ ches, dans les sociétés dites « primitives », il n'y a de ma part aucune ébauche de jugement de valeur. j'essaie de comprendre pourquoi les choses sont ainsi, et je pars même du postulat que, du moment que ces modes d'action, ces attitudes existent, il doit y avoir une raison qui les explique. G. C. - Oui, j'ai été frappé de cela, moi non­ anthropologue, en lisant vos livres, les livres de l'anthropologue. Je ne sais plus de quelle société primitive il s'agissait, mais je crois que cet oubli n'est pas important. Tout me parais­ sait se passer comme si l'anthropophagie, la tor­ ture, devenaient en quelque sorte légitimes. En en comprenant les raisons, le phénomène devient comme légitimé. Je ne veux pas dire que vous le légitimez; je veux dire que, pour moi lec­ teur, j'ai l'impression qu'il y a là un objet de connaissance, tout aussi passionnant qu'un autre, davantage peut-être, et où le prix de la souf­ france a disparu. C. L.-S. - J'irais presque jusqu'à dire cela devrait être ainsi ; en fait, cela ne jamais. Nous sommes tous plus ou moins cialisés, car nous ne pouvons pas prétendre naître les 3 ou 4.000 sociétés différentes existaient encore à la surface de la terre

que l'est spé­ con­ qui vers

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la fin du xrx• siècle - il y en aurait moins aujourd'hui, parce que beaucoup ont disparu. Nous sommes donc obligés de choisir, et nous le faisons pour des raisons qui ne sont pas propre­ ment scientifiques. D'abord, nous choisissons pour des raisons de hasard, parce que les circons­ tances de notre carrière nous ont engagés dans telle ou telle direction, et puis aussi pour des raisons qui tiennent à des affinités ou à des anti­ pathies personnelles. Je me souviens que dans les derniers mois de son existence, mon illustre collègue américain Robert Lowie, - que je prends comme exemple parce qu'il n'y a pas d'œuvre plus ob­ jective, plus calme, plus sereine que la sienne : en le lisant, on a l'impression qu'il s'agit là d'un savant complètement désintéressé, qui étu­ die ces sociétés en toute objectivité, sans intro­ duire le plus petit coefficient personnel - eh bien, ce même Lowie me disait qu'il ne s'était jamais senti parfaitement à l'aise dans certaines des sociétés qu'il a pourtant étudiées de façon pénétrante, et qu'en réalité il ne croyait pas les avoir pleinement comprises ; ainsi, poursuivait­ il, les Indiens Crow qui sont de ces Indiens des Plaines, avec des coiffures de plumes - enfin, ceux qui sont tellement populaires encore au­ près de nos enfants -, lui inspiraient une sympathie sans réserve, mais il n'en était pas de même des Indiens Hopi - ces Indiens des pueblos du sud-ouest des Etats-Unis, où il a fait d'excellents travaux.

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Et quand je lui demandais pourquoi, il ré­ pondait : « Je ne sais pas, mais si un Indien Crow, trompé par sa femme, lui coupe le nez, c'est une réaction que je peux comprendre, et qui, en un sens, me semble normale. Tandis qu'un Indien Hopi, dans la même situation, entre en prières, pour obtenir des dieux que la pluie cesse de tomber et que la famine s'abatte sur toute la communauté ; ce qui me paraît une attitude incompréhensible, presque monstrueuse, et qui me hérisse littéralement. » Je le répète, cela n'empêche pas que Lowie_ ait fait d'excellentes, d'admirables études chez les Crow et chez les Hopi, mais il n'était pas en même situation dans les deux groupes, _l'un exi­ geait de lui un effort supplémentaire. Tous les ethnologues font des expériences de ce genre. Je ne peux pas nier que, quand je lis cer­ taines descriptions des tortures auxquelles pou­ vaient se livrer, ou les Indiens du Mexique, ou bien ceux des Plaines des Etats-Unis, je ne res­ sente un certain malaise. Mais celui-ci est sans commune mesure avec l'horreur et le mépris illimités que m'inspirent des pratiques compara­ bles dans notre société. Tandis que, dans le premier cas, je m'efforce d'abord de comprendre quel est le système d'attitudes, de croyances et de représentations au sein duquel de telles pra• tiques peuvent exister. G. C. - Il me semble que les anthropologues bénéficient d'une chance particulière - c'est

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peut-être un parti pris q ue j'appelle chance '-, il me semble q ue vous anthropologues, vous n'êtes pas, par rapport à vos passions, comme le physicien est par rapport aux siennes ; il semble q ue vous vous accommodez mieux de vos pas­ sions ; il semble q ue vous les intégrez davantage à votre démarche ; peut-être pas à l'objet de votre recherche, mais à votre démarche. Il y a déjà un choix à la base : le fait d'être anthro­ pologue, d'être ethnologue, de s'intéresser à des sociétés, à un certain type d'homme, suppose un choix. C. L.-S. - On a souvent dit - je ne sais pas si c'est généralement exact, mais c'est probable­ ment vrai pour beaucoup d'entre nous - que la raison qui nous a poussés vers l'ethnologie, c'est une difficulté à nous adapter au milieu social dans lequel nous sommes nés. G. C. - Ce n'est pas exactement cette idée­ là q ue je voulais exprimer. ]'entends bien q u'il doit y avoir cela, q ue l'ethnologue ne doit pas partir pour rien, mais il me semble q ue la re­ cherche ethnologique lui permet tout à fait de faire vivre côte à côte, en lui, l'homme passion­ nel et l'h omme de science. C. L.-S. - C'est-à-dire qu'elle nous apprend, d'ailleurs de façon assez dure et pénible au point de vue intellectuel, qu'il faut, si vous me per­ mettez l'expression, renoncer à concevoir une sociologie « euclidienne )), comme les physiciens

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et les astronomes nous ont appris qu'il fallait renoncer à croire que tous les phénomènes, ceux de !'infiniment petit et ceux de !'infiniment grand, se situent au sein d'un espace homogène. Quand on étudie des sociétés différentes, il peut être nécessaire de changer de système de réfé­ rence - et cela, c'est une gymnastique assez pé­ nible. C'est une gymnastique, d'ailleurs, que seule l'expérience du terrain peut enseigner. Il est in­ concevable, impossible, d'être ethnologue en chambre. Je dirai presque que c'est une gym­ nastique physique, et elle est physiquement fa­ tigante, et peut-être dans cette mesure pouvons­ nous, je ne dis pas résoudre la difficulté à la­ quelle vous faisiez allusion, mais comprendre qu'elle ne peut pas être résolue, qu'il y a des contradictions auxquelles il faut nous habituer, et avec lesquelles nous devons apprendre à vivre dans une intimité résignée. Mais cela ne nous éloigne pas tellement du physicien, qui, lui aussi, sait qu'il existe une certaine finesse d'analyse à laquelle il ne peut prétendre, ou du moins, s'il y prétend, il re­ nonce du même coup à connaître certains aspects de la réalité, pour pouvoir en appréhender d'au­ tres, parce que ces aspects sont complémentaires. Cette situation ressemble beaucoup à celle où se trouve l'ethnologue ; nous ne pouvons pas, à la fois et en même temps, réfléchir sur des sociétés très différentes, et · sur la nôtre. Quand nous réfléchissons sur celle-ci, nous utilisons un cer- . tain système de valeurs, un certain système de références, dont il faut nous départir pour réflé-

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chir à d'autres sociétés. Et, vis-a-vis de cette prétention qu'ont nos lecteurs ou auditeurs, quand ils nous disent : « Mais vous devez ar­ river à comparer les deux choses, vous devez nous proposer une système de références qui soit bon pour les unes et pour les autres )) , peut­ être sommes-nous avantagés, parce que nous avons pris l'habitude d'y renoncer. G. C. - Il me semblai t aussi que l'ethnologue qui part loin, qui va à tel endroit, qui, dans une certaine mesure, choisit cet endroit, va appli­ quer les méthodes de connaissance à quelque chose qui est un peu, dans le concret, l'équiva­ lent de sa poésie personnelle. C. L.-S. - Oui, mais là nous retombons ... G. C. - Il ne me semble pas que le physicien soit exactement dans cette position. C. L.-S. - Pourquoi ne le serait-il pas ? Si vous interrogiez deux savants et cherchiez à sa­ voir pourquoi l'un est biologiste et l'autre ma­ thématicien, êtes-vous sûr de ne pas trouver chez le premier une sympathie ou une curiosité pour la matière vivante dont l'origine remonte par­ fois très loin dans son histoire personnelle, et des attitudes différentes, mais aussi profondément motivées, chez le mathématicien ? G. C. - Des raisons passionnelles ? C. L.-S. - Même passionnelles.

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G. C. - « .Ma poésie est là, a priori, en q uel­ que sorte, j'y vais parce q u'elle est là, concrète. n Pourrais-je dire cela ? C. L.-S. - Je me trompe peut-être, mais je ne vois pas, de prime abord, pourquoi la situation serait différente pour eux et pour nous.

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ET

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C. L.-S. - Mais non ! Le mythe, c'est l'inau­ thenticité radicale. Je définissais cette authenti­ cité par le caractère concret de la connaissance que les individus ont les uns des autres, mais rien n'est plus abstrait qu'un mythe, à l'inverse de ce qu'il peut sembler. Le mythe met en œuvre des propositions qui, quand nous voulons les analyser, exigent de notre part un recours à la logique symbolique. Ce n'est pas absolument sans raison, bien que ce soit un usage non techni­ que du terme - enfin, que mythe et mystifica­ tion soient des mots qui se ressemblent telle­ ment. .. G. C. - Qui se rapprochen t, oui. Mais enfin, q uel q ue soi t le degré de décen tralisation auq uel on puisse parvenir, comp te tenu de l'accroisse­ men t constan t de ces masses h umaines, il n'y a pas lieu de prévoir l'établissement des rela­ tions concrètes don t vous parlez. Il faudrait donc les remplacer par q uelque chose. C. L.-S. - Oui, mais le rôle de l'ethnolo­ gue n'est pas là. Je vous fais une grosse conces­ sion (et je n'aimerais pas la faire par écrit, on se laisse, en parlant, aller à dire beaucoup de choses

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qu'on n'écrirait pas) en essayant de tendre la main au réformateur, mais je ne réussirai ja­ mais qu'à lui toucher le bout des doigts. Qu'est­ ce qui est possible ? Je n'en sais rien. Par la force des choses, les ethnologues se trouvent être les indignes dépositaires d'une immense expé­ rience sociologique et philosophique, celle des sociétés que nous appelons primitives ou sans écriture, qui est en train de s'oblitérer et dont notre rôle fut de préserver tout ce qui pouvait l'être. Et si vous me demandez : « quel ensei­ gnement en avez-vous tiré ? » je vous offre celui­ là pour ce qu'il vaut. Maintenant, cet enseignement peut-il servir à l'homme d'aujourd'hui, ou de demain ? Je ne sais pas 1

L'ART ET LE GROUPE

Georges CHARBONNIER. - Quelle différence l'ethnologue est-il amené à constater entre l'art des sociétés dites primitives, et l'art, non pas « moderne >>, mais « des temps modernes » ? Claude LÉv1-STRAuss. - Dans cette catégo­ rie un peu vague des temps modernes, il y a d'abord lieu de faire une distinction. Un ethno­ logue se sentirait parfaitement à son aise, et sur un terrain familier, avec l'art grec antérieur au v• siècle et même avec la peinture italienne, quand on l'arrête à l'Ecole de Sienne. Là où le terrain commencerait à céder sous nos pas, où l'impression d'étrangeté nous apparaîtrait, ce se­ rait donc seulement, d'une part avec l'art grec du v• siècle, de l'autre, avec la peinture italienne à partir du Quattrocento. C'est avec ces formes relativement >, chacune dans sa di­ mension historique, qu'il faut essayer la compa­ raison de l'art ou des arts primitifs. Cela posé, il me semble que la différence tient à deux ordres de faits : d'une part, ce qu'on

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pourrait appeler l'individualisation de la produc­ tion artistique, et de l'autre, son caractère de plus en plus figuratif ou représentatif. Et encore là, je voudrais apporter une précision : quand je parle d'individualisation de la production ar­ tistique, je ne pense pas d'abord à la personna­ lité de l'artiste, comme individu et comme créa­ teur. Bien que nous ayons été assez longs à nous en apercevoir, l'artiste possède aussi ces carac­ tères dans beaucoup de sociétés que nous appe­ lons « primitives ». Des travaux récents sur la sculpture africaine montrent que le sculpteur est un artiste, que cet artiste est connu, quelquefois très loin à la ronde, et que le public indigène sait reconnaître le style propre de chaque auteur de masque ou de statue. Avec l'art des temps modernes, il s'agirait donc d'une individualisa­ tion croissante, non pas du créateur, mais de la clientèle. Ce n'est plus le groupe dans son en­ semble qui attend de l'artiste qu'il lui four­ nisse certains objets façonnés selon des canons· prescrits, mais des amateurs - aussi bizarre que le terme puisse paraître, dans une comparaison avec des sociétés très différentes de la nôtre ou des groupes d'amateurs. G. C. - L'art est réservé à des arnareurs, à notre époque, pour plusieurs raisons. D'abord, il y a bien une coupure à l'intérieur du groupe, une partie du groupe se désintéressant totale­ ment de l'œuvre d'art, ou, plus ou moins, n'en admettant que des formes dégradées. Mais il y a aussi une question économique qui se pose ;

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l'œuvre d'art est, dans nos sociétés, une ch ose très chère, et par conséquent, n'est pas accessi­ ble à tous. Est-ce q u'on constate parfois ce phé­ nomène dans les sociétés primitives, ou ne le constate-t-on jamais ? Est-ce que, dans la société pri m itive, tout le monde peut avoir accès per­ sonnel à l' œuvre d'art 'l C. L.-S. - Cela dépend des cas. Il y a certai­ nes sociétés primitives où les mêmes phénomè­ nes sociaux et économiques, auxquels vous fai­ siez allusion il y a un instant, se manifestent, où les artistes créent pour des personnes ou pour des groupes riches qui. les paient extrême­ ment cher, et qui peuvent même attacher un grand prestige au fait de s'assurer la production de tel ou tel artiste. Cela se rencontre, c'est tout de même exceptionnel. Mais vous avez raison de soulever tout de suite ce problème de la hié­ rarchie sociale, parce que je crois que nous allons le retrouver ici, comme nous l'avions, un autre jour, rencontré à propos de la notion de progrès et de la place de l'histoire. Nous avions dit que l'histoire était une catégorie intérieure à cer­ taines sociétés, un mode selon lequel les socié­ tés hiérarchisées s'appréhendent elles-mêmes, et non pas un milieu au sein duquel tous les grou­ pements humains se situeraient de la même fa­ çon. Et nous allons retrouver des idées très voisines de celle-là. Mais je ne voudrais pas me jeter tête baissée dans cette explication, parce qu'il me semble que, si nous l'acceptons de but en blanc, elle sera

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moins convaincante que si nous y parvenons par quelque chemin détourné. Je reprends donc ce que je disais sur les deux caractères : indivi­ dualisation de la production artistique, envisa­ gée plutôt sous l'angle du client que sous l'angle de l'artiste ; et caractère de plus en plus figu­ ratif ou représentatif des œuvres, alors, me sem­ ble-t-il, que, dans les arts que nous appelons pri­ mitifs, il y a toujours - et en raison d'ailleurs de la technologie assez rudimentaire des groupes en question - une disparité entre les moyens techniques dont l'artiste dispose et la résis­ tance des matériaux qu'il a à vaincre, qui l'em­ pêche, si je puis dire, même s'il ne le voulait pas consciemment - et le plus souvent il le veut consciemment - de faire de l'œuvre d'art un simple fac-similé. Il ne peut ou ne veut pas re­ produire intégralement son modèle, et il se trouve donc contraint de le signifier. Au lieu d'être représentatif, l'art apparaît ainsi comme un système de signes. Mais si l'on y réfléchit, on voit bien que ces deux phénomènes : indivi­ dualisation de la production artistique, d'une part, et perte ou affaiblissement de la fonction significative de l'ceuvre, d'autre part, sont fonctionnellement liés, et la raison est simple : pour qu'il y ait langage, il faut qu'il y ait groupe. Cela va de soi, le langage ... G. C. - Etant constitutif..• C. L.-S. - ... est un phénomène de groupe, il est constitutif du groupe, il n'existe que par

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le groupe, car le langage ne se modifie, ne se bouleverse pas à volonté. Nous n'arriverions pas à nous comprendre si nous formions, dans notre société, une quantité de petites chapelles dont chacune aurait son langage particulier, ou si nous nous permettions d'introduire dans notre langage des bouleversements ou des révolutions constantes, comme celles à quoi nous assistons dans le domaine artistique, depuis un certain nombre d'années. Qui dit langage dit donc un grand phénomène, intéressant l'ensemble d'une collectivité, et surtout, un phénomène d'une très relative, mais tout de même, très grande stabi­ lité. Les deux différences que nous avons retenues il y a un instant, sont donc les deux faces d'une même réalité. C'est dans la mesure où un élé­ ment d'individualisation s'introduit dans la pro­ duction artistique que, nécessairement et auto­ matiquement, la fonction sémantique de l'œu­ vre tend à disparaître, et elle disparaît au pro­ fit d'une approximation de plus en plus grande du modèle, qu'on cherche à imiter, et non plus seulement à signifier. Cela dit, je suis tout prêt à Tevenir aux con­ sidérations sociologiques que vous invoquiez il y a un instant. Nous avons introduit un rapport entre l'art et le langage, ou tout au moins avec les différents systèmes de signes. Or, nous nous étions déjà posé ce problème à propos de l'écri­ ture. Quand nous nous étions demandé à quel grand phénomène social l'apparition de l'écri­ ture se trouve liée, toujours et partout, nous

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étions tombés d'accord, 'je crois, sur le fait que la seule réalité sociologiq ue concomitante de l'écri­ ture était l'apparition de fissions, de clivages, correspondant à des régimes à castes ou à classes, car l'écriture nous est apparue dans ses débuts comme un moyen d'asservissement d'hom­ mes à d'autres hommes, comme un moyen de commander aux hommes, et de s'approprier les choses. Or, il n'est peut-être pas fortuit que la trans­ formation de la production artistique, à laquelle je faisais allusion il y a un instant, ait eu lieu dans des sociétés à écriture - je ne dis pas que c'était un phénomène nouveau pour la Renais­ sance, mais ce qui était nouveau, au moins, c'était l'invention de l'imprimerie, c'est-à-dire un changement d'ordre de grandeur du rôle de l'écriture dans la vie sociale - et, en tout cas, deux sociétés, la Grèce athénienne et l'Italie florentine, où les distinctions de classe et de fortune prennent un relief particulier ; enfin, dans les deux cas, il s'agit de sociétés où l'art devient, en partie, la chose d'une minorité qui y cherche un instrument ou un moyen de jouis­ sance intime, beaucoup plus que ce qu'il a été dans les sociétés que nous appelons primitives, et qu'il est toujours dans certaines d'entre elles, c'est-à-dire un système de communication, fonc­ tionnant à l'échelle du groupe. G. C. - Ce q u i est très net, c'est q ue dans nos sociétés to us les artistes son t unanimes à dé­ plorer l'a bsence de diffusion dans les classes di-

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tes populaires de leurs œuvres. Et, en même temps, tout cela reste sur le plan du regre t vague­ men t exprimé.

C. L.-S. - Mais cela ne peut que rester sur ce plan parce qu'il ne dépend évidemment pas de la volonté de tous ces artistes, ni d'un seul, qu'une situation historique, qui a mis des siècles à se produire, change brusquement. Tout ce que nous faisons, c'est constater un état de fait qu'il n'est pas dans notre pouvoir de changer délibé­ rément. G. C. - Mais alors, où faut-il trouver les cau­ ses de la rup ture ? Dans le groupe ou dans un changemen t de fonction de l'art, lié à d'autres phénomènes ? C. L .-S. - Je pense que nous pouvons les trouver dans une évolution générale de la civi­ lisation, qui ne s'est pas faite d'un seul coup, puisque nous discernons des périodes de récur­ rence. L'art, me semble-t-il, a perdu le contact avec sa fonction significative dans la statuaire g-recque, et il le reperd dans la peinture ita­ lienne de la Renaissance. Mais on pourr:ait dire, jusqu'à un certain point, que ce sont des choses qui s'esquissent aussi dans d'autres sociétés, pro­ bablement déjà dans la statuaire égyptienne, à un moindre degré qu'en Grèce ; peut-être aussi à une période de la statu,aire assyrienne, enfin dans une société qui relève des ethnologues, mal­ gré ses points communs avec celles que je viens

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d'évoquer : le Mexique précolombien. Or, ce n'est sans doute pas un hasard que je pense au Mexique précolombien en évoquant des nuan­ ces de la production esthétique, puisque le Mexi­ que a été aussi une société à écriture. Il me sem­ ble que l'écriture a joué un rôle très profond dans l'évolution de l'art vers une forme figura­ tive ; car l'écriture a appris aux hommes qu'il était possible, par le moyen de signes, non pas seulement de signifier le monde extérieur, mais de l'appréhender, d'en prendre possession. Je n'aurai pas la naïveté de prétendre qu'une sta­ tue grecque de l'époque classique soit un fac­ similé du corps humain. En un sens, elle aussi reste éloignée de l'objet ; comme dans le cas d'une statue africaine, nous avons affaire à des signes, bien qu'à un moindre degré. Ce n'est donc pas là seulement qu'est la différence, mais aussi dans les attitudes de l'auteur et du public. Il me semble que dans la statuaire grecque, ou dans la peinture italienne de la Renaissance, à partir du Quattrocento en tout cas, il y a, vis­ à-vis du modèle, non pas seulement cet effort de signification, cette attitude purement intel­ lectuelle, qui est si frappante, dans l'art des peuples que nous appelons primitifs, mais pres­ que - j'ai l'air de proférer un paradoxe une sorte de concupiscence d'inspiration magi­ que, puisqu'elle repose sur l'illusion qu'on peut non pas seulement communiquer avec l'être, mais se l'approprier à travers l'effigie. C'est ce que j'ap­ pellerais « la possessivité vis-à-vis de l'objet », le moyen de s'emparer d'une richesse ou d'une

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beauté extérieure. C'est dans cette exigence avide, cette ambition de capturer l'objet au bénéfice du propriétaire ou même du spectateur, que me semble résider une des grandes originalités de l'art de notre civilisation.

TROIS DIFFÉRENCES

Georges CHARBONNIER. - Claude Lévi-Strauss, vous avez, au cours de la précédente émission, parlé de l'individualisation de l'art ; les mots c< collectif » et « individuel >> ont été prononcés à plusieurs reprises et, tout naturellemen t, je suis amené à me demander q uel rapport existe entre ces deux termes. Sont-ils . an tagonistes ou complémentaires ? Qu'expriment-ils dans leur contex te sociologiq ue ? Enfin, je suis amené à me poser une q uestion un peu différen te : la distinction entre individuel et collectif - il s' agit ici, rappelons-le, des conditions d'élab oration de l' œuvre d'art - est-elle indifféremmen t vala­ b le, si elle l'est en soi, à l'in térieur des sociétés primitives et à l'in térieur de nos sociétés ? Claude LÉvr-STRAuss. - Cette distinction en­ tre l'individuel et le collectif, qui nous p araît si nette, a peu de portée dans les conditions de la production esthétique des sociétés primitives. Il y a chez elles des artistes célèbres ; on reconnaît leur manière, on va les chercher de préférence

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à d'autres, on les paye plus cher, c'est certain. De plus, l'artiste cherche souvent à satisfaire des besoins individuels. Considérez, par exem­ ple, ces sociétés primitives de l'Inde qu'on trouve dans les Etats de Bastar et d'Orissa et qui sont formées de peuples mongoliques plus ou moins métissés. Dans certaines de ces sociétés, on con­ naît un très haut développement de la peinture sous forme de peinture murale dont la fonction est essentiellement magique et religieuse ; elle sert à guérir des maladies et à prévoir l'avenir ; ou, plus précisément, quand un individu se trouve dans une situation de crise quelconque, physique ou morale, et qu'il veut en sortir, il fait appel à un sorcier qui est en même temps un peintre, pour que celui-ci vienne décorer le mur de sa maison par de grands motifs qui n'ont d'ailleurs pas toujours un caractère directement représentatif. Le sorcier est donc une personne au talent reconnu, non seulement comme guéris­ seur et devin, mais comme peintre. Il se rend chez son client la veille du jour où il doit exé­ cuter son œuvre. Il est payé très généreusement, il est l'hôte du client, chez qui il passe une nuit durant laquelle il fera un rêve, dont il évoquera minutieusement les épisodes et les dé­ tails sur un mur de la maison. D'autre part, l'œuvre qu'il va produire ne sera cependant pas issue de son inconscient in­ dividuel le plus profond, elle sera fidèle à des ca­ nons extrêmements stricts ; pour l'amateur étran­ ger qui regarde ces peintures du dehors, elles pourraient toutes être sorties de la main du

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même homme, il n'y a pas de grande diffé­ rence selon qu'elles sont de cinquante ans plus anciennes ou plus récentes, ou même davantage. Vous avez donc ici, mêlées de façon presque inex­ tricable, d'une part, les conditions les plus in­ dividuelles de la production artistique, et de l 'autre, ses conditions les plus sociologiques et collectives. Les deux aspects se trouvent indis solublement liés comme si, en s'en remettant, de façon volontaire et systématique, à l'activité in­ consciente de l'esprit pour engendrer l'œuvre d'art - un rêve, n'est-ce pas ? - on atteignait en fait le point où la distinction entre l'indivi­ duel et le collectif tend à s'abolir. On en vient à se demander, par conséquent, si la valeur et la portée de cette distinction ne doivent pas être limitées au cas d'un art qui se situe à un certain point d'activité volontaire et consciente, à un ni­ veau plus superficiel, si je puis dire, de l'activité de l'esprit. Tandis que les sociétés dites pTimi­ tives reconnaissent avec plus d'objectivité le rôle de l'activité inconsciente dans la création esthé­ tique, et manipulent avec une étonnante clair­ voyance cette vie obscure de l'esprit. G. C. - Vous réservez don c la distin ction pour nos sociétés ? C. L.-S. - Je dirai : la distinction est perti­ nente dans nos sociétés ; elle cesse de l'être dans des sociétés très différentes. Voilà donc la première différence : le carac­ tère pertinent ou non pertinent de la distinction

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entre production individuelle et production col­ lective. Une seconde différence (et, bien en­ tendu, vous me direz qu'elle ne vaut plus au­ jourd'hui, mais je vais y revenir ; pour le mo­ ment, plaçons-nous au point de divergence), c'est l'opposition entre un art qui vise essen­ tiellement à la signification et un art qui, vi­ sant à ce que j'appelais tout à l'heure la « pos­ sessivité », a pris pendant longtemps un carac­ tère de plus en plus représentatif, et de moins en moins significatif. Enfin, il y en a une troisième, et qui me sem­ ble être cette tendance très consciente et systé­ matique de l'activité esthétique de s'enfermer encore davantage en elle-même, c'est-à-dire de se situer, non pas directement par rapport aux ob­ jets, mais par rapport à la tradition artistique : « l'exemple des grands maîtres », « peindre d'après les maîtres ». Ici encore, nous avons une distinction qui n'est pas pertinente dans l'art primitif parce qu'on ne songerait pas à se poser le problème, dans la mesure où la continuité de la tradition est assurée. On délimite ainsi trois zones concentriques auxquelles correspondent trois types de mouvements centripètes tendant à replier, à refermer l'art sur lui-même, à en faire un monde à part : individualisme, représentation­ nisme, et ce qu'on pourrait appeler : acadé­ misme. Maintenant, vous me posiez la question : l'art moderne . .. G. C. - Tous les termes n e vont plus s'app li­ q uer ?

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C. L.-S. - Ils ne vont plus s'appliquer, mais en quel sens ? La première révolution moderne, c'est... vous me faites parler de choses que je ne connais pas et dont vous êtes spécialiste. Peut­ on dire que c'est l'impressionnisme ? G. C. - O ui, il sem b le que c'est la première man ifestation vraimen t extérieure, vraimen t ap­ paren te pour le spectateur. C. L.-S. - En vérité, je ne prétends pas péné­ trer dans un domaine qui n'est pas le mien, mais plutôt juger en gros, du dehors, et sous un angle sociologique, c'est-à-dire en traitant les ré­ volutions picturales, comme des transformations n'intéressant pas seulement la structure des œu­ vres d'art, mais entraînant dans le groupe cer­ taines répercussions, et il me semble que l'im­ pressionnisme répond mieux à cette tendance vers ... G. C. - Je ne crois pas être spécialiste de ces quest ions, je sens avec évidence q ue je suis tout à fait désarmé devan t l'ethnologue, mais je me sens tout à fait d'accord avec lui pour dire q ue c'est l'impressionnisme qui est la man ifestation extérieure, la man ifestation visi b le . . . C . L.-S. - Prenons le peintre impression­ niste : qu'est-ce qu'il essaie de faire ? Il me sem­ ble que sa révolution se limite strictement à la troisième des différences que j'ai définies tout à l'heure. Au fond, il essaie d'échapper à la vision

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de l'objet . au travers de l'école, il veut que l'ob­ jet qu'il se propose, le modèle dont il s'inspire, ne soit pas le modèle tel qu'il a été représenté par les maîtres antérieurs, mais l'objet vrai, l'ob­ jet « cru ». Peut-on dire cela ? G. C. - O n peut le dire. C. L.-S. - Seulement cet objet cru, c'est en­ core un objet à représenter, c'est encore un objet à figurer, c'est encore un objet à s'approprier. G. C. - Il y a quand même une petite pré­ tention à voir l'objet comme le physicien le voit. C. L.-S. - Certes. G. C. - On lit Fresnel, on essaie d'utiliser ses théories; on croit presque qu'on fait de la physique en faisant de la peinture. C. L.-S. - C'est donc, en un sens, une révolu­ tion réactionnaire ; c'est une révolution, puis­ qu'on bouleverse les conventions qui régnaient antérieurement, mais on n'aperçoit tout de même pas le fond du problème : ce fond du problème - ou ce problème plus profond - qui est dans le caractère sémantique de l'œuvre d'art. L'as­ pect « possessif représentatif » subsiste intégrale­ ment dans l'impressionnisme, et sa révolution est une révolution de surface, épidermique, quelle que puisse être, pa'l' ailleurs, son importance pour nous, et sans chercher à diminuer la gran-

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l du théâtre - le fait que ce soient des hommes et des femmes de chair et d'os qui se promènent sur la scène, alors que je demande à l'art de me faire échapper à la société des hommes pour m'introduire dans une autre société - là aussi, nous arriverions à retrouver le problème de la signification. G. C. - Mais alors, est-ce q ue l'objet de l'artiste n'est pas devenu, en écartan t le théâtre, cette impossi b i lité d'ê tre elle-même ? C. L.-S. - Mais oui, je crois que là, vous avez tout à fait raison. G. C. - Dans l'ordre de la poésie, c'est vrai : A rtaud répond à ce tte défin ition. C. L.-S. - En effet, l'art actuellement tend à n'être plus ... l'objet échappe complètement, et tend à n'être plus qu'un système de signes. G. C. - L'o bjet n'est p lus massif. C. L.-S. - Je suis d'accord avec vous, seule-

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ment cela augmente, aggrave la contradiction de l'aTt contemporain car (et ce me semble être tout à fait typique chez les peintres abstraits) nous n'avons plus qu'un système de signes, mais J une fleur

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ou une bête (mais, quand je dis « un sens », je n'implique pas une ressemblance à quelque chose, que la racine doive ressembler à un dra­ gon ... ). G. C . - ]'en tends b ien. C. L.-S. - Simplement, que nous l'aperce­ vons brusquement comme une structure, et que cette reconnaissance de la structure dans l'objet nous apporte l'émotion esthétique, et que ce soit l'effet du hasard. Cela se trouvera ainsi, sans que l'artiste l'ait conçu ou voulu, sans même qu'il en ait été réellement l'instrument. G. C. - Je ne pense pas q ue le composi teur de m usique con crète accep terait ces term es. C. L.-S. - Oh ! je suis convaincu qu'il ne les accepterait pas ! G. C. - Mais je pense q u'un certain nom b re d'auditeurs n e les accep teraien t pas non p l us. Je peux enten dre une œ uvre de musiq ue con crète et être touché. Je peux même l'en tendre e t lui donner une forme dans l'espace. Elle se projette autremen t q u'une symphonie de Beethoven . Elle se proje tte - pour moi - p lus spon tanémen t dans l'espace. Si j'entends de la m usiq ue de Ph ilipot, par exemple, cela n'a pas du tout le même sens, dans l'espace, q ue du Beeth oven ou du Mozart.

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C. L.-S. - Le grand danger, pour l'art, me semble être double. Le premier, c'est qu'au lieu d'être un langage, il soit un pseudo-langage, une caricature de langage, un simulacre, une sorte de jeu infantile suir le thème du langage, et qu'il n'arrive pas à la signification. Le second péril, c'est qu'il devienne intégralement un lan­ gage, du même type que le langage articulé, à l'exception du matériel même qu'il utilise, car dans ce cas, il pourra sans doute signifier, mais il n'apportera plus avec lui d'émotion propre­ ment esthétique. Ce qui me frappe dans ce que vous venez de dire, c'est que vous différenciez la musique d'un concret de celle de Beethoven, ou de n'importe quel classique ou rnmantique en disant que vous n'éprouvez pas la même chose, et que, dans ce cas, vous organisez votre perception dans l'espace, mais est-ce que cette possibilité d'orga­ niser dans l'espace - que je ne conteste pas du tout - s'accompagne d'une émotion esthétique ? G. C. - O u i, si l'organ isation coïncide avec q uelq ue chose q ui existait déjà en moi. Quan d j'en ten ds de la m usi qu e de Ph ilipot, c'est une chose extrêmement curieuse : j'ai l' impression de retrouver des modes de percep tion qui me son t personn els. ]'ai l'i mpression q u'en en ten­ dan t cette musiq ue, le compositeur me dit com­ men t je perçois . . . C. L.-S. - Alors, dans ce cas, je pense que nous retrouverions les conditions mêmes de l'ex-

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périence esthétique, puisqu'il me semble que ce que nous appelons l'émotion esthétique s'atta­ che - enfin, c'est la manière dont nous réagis­ sons, lorsqu'un objet non significatif se trouve promu à un rôle de signification ; cela a d'ail­ leurs été formulé il y a longtemps ; quand Boi­ leau écrit : « Il n'est pas de serpent ni de mons­ tre odieux, qui par l'art imité . .. », il prend un cas faible, mais le propre même de la transposi­ tion esthétique, disons de la prnmotion esthéti­ que, c'est d'amener sur le plan du signifiant quelque chose qui n'existe pas sous ce mode ou sous cet aspect à l'état brut. G. C. - Pour vous, l'artiste, est-il que lqu'un qui aspire au langage ? C. L.-S. - C'est quelqu'un qui aspire l'objet au langage, si vous me permettez la formule. Il est en face d'un objet et vraiment, en face de cet objet, il y a une extraction, une aspiration, qui fait de cet objet, qui était un être de nature, un être de culture, et c'est en ce sens que, comme je le disais tout à l'heure, le type même de phénomène à quoi s'intéresse l'ethnologue, c'est­ à-dire la relation et le passage de la nature à la culture, trouve dans l'art une manifestation privilégiée. G. C. - Oui. C'est-à-dire que vous définissez là une démarche qui n'est pas celle que l'artiste définit lui-même. L'artiste, dans bien des cas, pense, au contraire, qu'il part du signifiant pour

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aller, pour revenir e n arrière. L'artiste pense p lutôt q u'il passe, q u'il abandonne la culture, pour aller vers la nature. Je ne dis pas q ue c'est ce q u'il fait. Je dis que c'est ce q u'il essaie de faire. Dans le domaine de l'art, ce q ue l'on appelle culture, c'est une chose q ui a été faite par des gens q ui s'efforçaient justement d' aban­ donner la culture pour retrouver la nature. La volonté du poète est en ce sens. Je dis b ien : sa volonté. Ce q ui est peut-être sa démarche véri­ tab le il la nomme péjorativement : littérature. C. L.-S. - Ce n'est pas contradictoire, dans la mesure où la promotion d'un objet au rang de signe, si elle est réussie, doit faire apparaître certaines propriétés fondamentales qui sont communes à la fois au signe et à l'objet, une structure qui est manifeste dans le signe, et qui est normalement dissimulée dans l'objet, mais qui, grâce à sa représentation plastique ou poé­ tique, apparaît brusquement et permet, d'ailleurs le passage à toutes sortes d'autres objets. Je suis donc d'accord avec vous. Il y a un double mou­ vement, une aspiration de la nature vers la cul­ ture, c'est-à-dire de l'objet vers le signe et le langage, et un second mouvement qui, par le moyen de cette expression linguistique, permet de découvrir ou d'apercevoir des propriétés nor­ malement dissimulées de l'objet, et qui sont ces propriétés mêmes qui lui sont communes avec la structure et le mode de fonctionnement de l'esprit humain.

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G. C. - Je crois q u'on peut dire q u'il n'y a art q u'à con di tion q ue le second mouvement soit réalisé C. L.-S. - Certainement. G. C. - Il n'y a sûremen t pas art avan t. Vous êtes don c amené à ne pas considérer com me une expression artistiq ue la pein ture abstraite ? C. L.-S. - Je ne peux vous donner qu'une réponse très subjective, mais après tout... je se­ rais un très mauvais ethnologue si, quand nous discutons de ces questions, je n'avais pas présent à l'esprit que vous et moi n'appartenons pas, hélas, à la même génération, que j'ai appris à regarder et à sentir en face d'autres modèles, que ceux que vous avez eus sous les yeux et que, dans mon effort pour donner une justification rationnelle, je ne dirai pas de ma répugnance, mais plutôt de mon indifférence devant la pein­ ture abstraite, eh bien, ce ne sont peut-être pas de bons arguments fondés en raison que je vous oppose, mais une tentative pour rationaliser une attitude historique ; celle de certains hommes de ma génération ou de mon milieu devant quel­ que chose qui n'existait pas à l'époque où ils étaient adolescents. G. C. - Ce raison nement ne pourrait pas s'app liq uer à moi, parce que je ne suis pas assez jeune pour n'avoir vu q ue de la peinture abs­ traite.

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C. L.-S. - Mais c'est elle qui vous a permis de vous opposer à vos contemporains ou à la génération immédiatement antérieure... G. C. - Cela, c'est certain. C. L.-S. - Il est bien certain que la grande passion que j'ai éprouvée pour le cubisme dans mes années d'adolescence, ne reposait pas seule­ ment sur une relation loyale et honnête entre les tableaux que je regardais et ma propre per­ sonne. C'était aussi l'occasion de me séparer de mes aînés et de m'opposer à eux. G. C. - O ui. Je sais b ien q u'on dit tou­ jours ce mot « opposer ». Il me gêne parce que ce n'est pas tel lemen t l'opposition q u'on cher­ che ; c'est autre chose. Enfin . . . ce n'est pas tout à fai t la même chose. C. L.-S. - Nous parlions du rapport entre l'art et le langage. Vous connaissez cette anec­ dote rapportée par Bergson au sujet d'une pay­ sanne qui, en visite dans un village éloigné, va à l'église et reste seule à ne pas rire d'une plaisanterie du prêtre au cours du sermon. Ques­ tionnée sur cette impassibilité, elle répond : « Je ne suis pas de la paroisse. » Dans tout phéno­ mène de langage, il n'y a pas seulement com­ munication, il y a aussi effort pour élaborer des modes de communication privilégiés qui appar­ tiennent à tel ou tel groupe, génération ou mi­ lieu.

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G. C. - Je connais des villages, dans le Coten­ tin, où les mots les plus couran ts s'emp loien t dans un autre sens q u e le sens couran t, que le sens convenable. Je connais des villages - je ne peux pas vous donner leurs noms pour ne pas faire de peine à leurs habitan ts - où taciturne, par exemp le, sign ifie gai, et où la p lupart des mots son t emp loyés de cette manière, si b ien q u'à propremen t parler, on n e peut pas se com­ pren dre. C. L.-S. - Oui, mais c'est pourquoi nous ne pouvons absolument pas faire abstraction du groupe quand nous essayons de comprendre nos prédilections pour tel ou tel mode d'expression artistique. G. C. - Quan d je vous disais tout à l'heure q ue le poète se place sur le terrain de la linguis­ tiq ue, mais prétend échapper à la signification par un emp loi privilégié du mot, est-ce q ue, pour vous, philosophe, cela évoque une attitude ph iso loph ique ou non ? C. L.-S. - Quand je pense à l'œuvre poétique et aux procédés de création qui lui sont propres, ce ne sont pas du tout des images ou des consi­ dérations philosophiques ou métaphysiques qui me viennent à l'esprit. Je vois beaucoup plutôt le chimiste essayant de faire la synthèse des gros­ ses molécules ; il s'agit de créer de gros êtres linguistiques, des objets compacts, dont les maté­ riaux sont déjà de nature linguistique : une

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sorte de méta-langage si vous voulez, mais sans donner au terme « méta » aucune connotation métaphysique. G. C. - Ce que vous venez de dire, peut­ on le transposer dans le domaine de la pein­ ture ? Pourrait-on, en transposant tous les ter­ mes, soutenir une chose semb lab le du pein tre a bstrait ? A sa man ière, cherche-t-il dans le do­ maine des formes et des couleurs, des grosses mo­ lécules ? C. L.-S. - Non. Il y a une immense différence. Les matériaux dont se sert le poète sont déjà dotés de signification. Ce sont des mots ou des groupes de mots qui ont du sens, et, en les com­ binant, le poète cherche à infléchir le sens, à le moduler ou à l'enrichir, tandis que les maté­ riaux dont se sert un peintre abstrait, qui sont des touches de couleurs, à partir du moment où elles n'ont plus expressément rapport avec le réel, ne sont pas des éléments qui possèdent en eux-mêmes une signification. Alors, vous me di­ rez : c'est la même chose dans le langage et c'est la même chose, en effet, dans le langage, puisque les unités constitutives de la langue, que les lin­ guistes appellent les phonèmes ... G. C. - N'ont pas de rapport avec la signi­ fication . . . C. L.-S. - Pas d'affinité avec l a signification. Ainsi, p et t n'ont aucune signification intrinsè-

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que, mais servent à distinguer les deux sens qui s'attachent au mot « pas » et au mot « tas ». Et vous pourrez dire : c'est la même chose dans le domaine de la peinture ; la touche de couleur sur la toile n'a pas de signification propre, mais elle sert à différencier des significations. A quoi je répondrai : ce serait vrai dans une peinture qui aurait un rapport, même extrêmement loin­ tain, à l'objet, où la touche de peinture servi­ rait, par exemple, à opposer la forme et le fond, le contour et la couleur, l'ombre et la lu­ mière, et ainsi de suite ... mais non dans un sys­ tème où la touche de peinture épuiserait le sys­ tème, où il n'y aurait pas un second code au­ delà de la touche de pein ture elle-même, où le peintre considérerait qu'il a le droit de formu­ ler ses règles sur un seul plan. G. C. - Mais en ce cas, la démarch e du pein­ tre abstrait ne peut s'étern iser. La poursuivre est une autre façon de retrouver la décora tion et de s'y main ten ir. C. L.-S - En ce qui me concerne, c'est dt cette façon-là que je réagis à la peinture abs­ traite ; elle peut me séduire, mais je reste vic­ time de son côté décoratif. Il y manque, à mes yeux, l'attribut essentiel de l'œuvre d'art qui est d'apporter une réalité d'ordre sémantique. G. C. - Si je considère la peinture abstrai te, je ne peux pas la considérer com m e un phéno­ mène gratuit. Si je peux déterminer le momen t

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précis où elle a surgi, l'instan t précis où elle s'est manifestée pour la première fois - enfin, à supposer que je puisse le faire - il n'en reste pas moins que la peinture abstraite s'inscrit dans une continuité de la peinture.

C. L.-S. - Incontestablement. G. C. - O n est donc conduit à penser que, par son existence même, elle répond à une loi interne de ce mouvement historique que j'ap­ pellerai la peinture. Sous cet angle, je ne peux pas la condamner absolumen t et je suis amené à penser que la pein ture abstraite est la suite des efforts de Raphaël et de Michel-A nge. C. L.-S. - Je le pense comme vous. Toute la question est de savoir si l'évolution de l'art pic­ tural, depuis quelques siècles, est une construc­ tion de la peinture, ou bien si c'est une destruc­ tion progressive, et si nous n'assistons pas en ce moment à la dernière phase de cette destruction.

L'AVENIR DE LA PEINTURE

Claude LÉVI-STRAUSS. - Après tout - et ici l'ethnologue reprend ses droits - la peinture n'est pas un mode constant de la culture ; une société peut parfaitement exister sans art pic­ tural. Donc, nous pouvons concevoir qu'après l'art abstrait... Georges CHARBONNIER. - Il n'y ait plus de peinture ? C. L.-S. - Oui. Une sorte de détachement com­ plet, annonçant une ère apicturale. G. C. - Je connais des peintres qui le pen­ sent. Pas tous. En général, ce sont des peintres très jeunes qui pensen t cela. C'est justement pour­ quoi, quand ils sont très jeunes, l'opinion est moins recevable, parce qu'on ne sait pas du tout quelle est la part de la « paresse » en face de la nature. C. L.-S. - Nous ne pouvons d'ailleurs pas nous fonder sur des opinions. Ce sont là des phé­ �

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nomènes à l'échelle collective et qui nous dépas­ sent. Ce qui se produira demain dans ce domaine, nous n'en avons pas idée, et je ne crois pas que nous puissions le prévoir : soit une désagrégation, une désintégration de l'art pictural précédant sa disparition, soit un nouveau départ que prépa­ rerait cette sorte de Moyen Age où nous nous trouvons actuellement, en ne donnant au mot nulle inflexion péjorative, mais parce que, me semble-t-il, dans les recherches et les spéculations des peintves abstraits, il y a des choses qui res­ semblent un peu à certains modes de la pensée médiévale : cet effort vers une gnose, c'est-à-dire vers un savoir transcendant à la science, vers un langage qui soit un para-langage. G. C. - Oui, mais tout art est caractérisé par ce que vous venez de dire. C. L.-S. - Selon les époques, l'art est dans une position d'hostilité plus ou moins grande vis-à-vis du monde extérieur. Pour les artistes de la Renaissance, la peinture a été peut-être un moyen de connaissance, mais c'était aussi un moyen de possession, et nous ne pouvons pas oublier, quand nous pensons à la peinture de la Renaissance, qu'elle n'a été possible que grâce à ces immenses fortunes qui se bâtissaient à Flo­ rence et ailleurs, et que les peintres furent, pour les riches marchands italiens, des instruments par le moyen desquels ils prenaient possession de tout ce qu'il pouvait y avoir de beau et de dési­ rable dans l'univers. Les peintures d'un palais

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florentin évoquent une sorte de microcosme où le propriétaire, grâce à ses artistes, reconstitue à sa portée, sous une forme aussi réelle que possible, tout ce à quoi il attache du prix dans le monde. G. C. - Je crois q u'un homme comme Max Ernst - je ne crois pas q ue je trahis sa pensée dirai t que si, au con traire, la pein ture abstraite actuellement a tan t d'amateurs qui, eux aussi, se recrutent naturellement dans la classe de p lus grande fortune, c'est q u'en présence de la pein­ ture abstraite - et là, je vais à l'encon tre de tout ce q ue j'ai dit tout à l'heure - il n'y a pas de q uestions à se poser et c'est le grand reproch e q u'il lui fait. Max Ernst l a condamne justemen t parce q u'à ses yeux, elle ne signifie pas. Là, j'ap­ porte de l'eau . . . C. L.-S. - Peut-être pas dans le même sens de ce que je disais tout à l'heure. G. C. - Non, pas dans le même sens. C. L.-S. - Mais certainement pas dans un sens contradictoire. G. C. - Il dit q u'il n'y a q u'à considérer les pays q ui achètent la pein ture abstrai te. Ce son t précisémen t les pays où on ne veut pas se poser de q uestions, où on veut les éliminer toutes et où on ne se préoccupe que des affaires. On la prend donc parce q u'elle rassure et parce q ue si

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on lève les yeux de sa tab le de travail, aucune espèce de q uestion d'ordre religieux ou social ne viendra se poser. On n'est pas in quiet. On est rassuré. On est confiant et on a bonne conscience en face de la pein ture abstraite, ce qui person­ nellement est un point de vue q ue je ne saurais admettre, complètement du moins ; je ne saurais pas l'admettre aussi brutalement. C. L.-S. - En laissant de côté le fond de la thèse, nous pouvons admettre que le rôle de l'art dans la société - et je dirai alors, dans toute société, car, pour une fois, je serai prêt à généraliser - n'est pas simplement d'apporter au consommateur (appelons-le ainsi) une gratifi­ cation sensible. L'art est aussi un guide, un moyen d'instruction, et je dirai presque d'ap­ prentissage de la réalité ambiante. J'ai déjà in­ sisté sur le fait (et j'y reviens parce que cela me semble important) que les tableaux impression­ nistes n'impliquent pas simplement une trans­ formation, une révolution de la technique pic­ turale et de la manière de regarder. Ils accom­ plissent aussi une révolution dans l'objet de la peinture, ce que nous avons déjà formulé de la façon suivante � les peintres classiques, et même encore les peintres romantiques, ne s'intéres­ saient qu'à des paysages nobles et grandioses. Il fallait qu'il y ait des montagnes, des arbres ma0 jestueux, etc., tandis que l'impressionnisme se contente de bien moins : un champ, des mai­ sonnettes, quelques arbres gringalets... Et cette modestie dans le choix de l'objet ne p eut être

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dissociée de l'intérêt que prend également le peintre impressionniste à l'aspect fugitif des cho­ ses, intérêt qui reproduit, dans l'ordre du temps, celui que je viens de noter dans l'ordre de l'es­ pace. G. C. - Oui. Toutes les séries de toiles, en principe, on t le même objet. C. L.-S. - C'est cela. Alors, et quelle que soit l'admiration que nous pouvons avoir pour les impressionnistes, cela ne semble pas leur faire injure que de dire : c'est tout de même la pein­ ture d'une société qui est en train d'apprendre qu'elle doit renoncer à beaucoup de choses, à quoi les époques antérieures avaient encore droit, et cet anoblissement, cet avènement à la dignité picturale de paysages de banlieue, s'ex­ plique peut-être parce qu'eux aussi sont beaux, sans qu'on l'ait su auparavant, mais surtout parce que les grands paysages qui inspirèrent Poussin sont de moins en moins accessibles à l'homme du x1x• siècle. Bientôt ils n'existeront plus. La civilisation est en train de les détruire un peu partout, et l'homme doit apprendre à se conten­ ter de joies plus modestes. G. C. - Oui. Projeter la même quantité de beau sur les choses qui ne sont pas belles en soi. C. L.-S. - Oui. C'est le signal que le monde est en train de changer, et ce bouleversement

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que nous voyons apparaître avec l'impression­ nisme, quand nous le comparons aux formes antérieures, il me semble que nous l'apercevons de nouveau avec le cubisme, qui entreprend d'enseigner aux hommes à vivre en bonne intel­ ligence, non plus avec des petits paysages de ban­ lieue (car Montmartre se hérissait déjà d'immeu­ bles assez déprimants à contempler), mais avec les produits de l'industrie humaine. Le monde, dans lequel l'homme du xx• siècle doit vivre, ne com­ porte même plus ces petits coins de nature rela­ tivement protégée, chers à Sisley ou à Pissaro. C'est un monde complètement investi par la culture et par les produits de la culture, engen­ drant une peinture qui cherche, dans des objets manufacturés, ses principaux thèmes d'inspira­ tion. G. C. - D'où, en ce sens, la justification com­ plète de la peinture abstraite. Si j'admets que le peintre abstrait dit que l'objet manufacturé est beau, mais que c'est déjà le passé, et que, maintenant, tout est véritablement laid et que, par conséquent, la quantité de beauté que je peux projeter, je ne peux même plus trouver un objet qui en soit digne . . . C. L.-S. - Mais alors, vous allez être obligé d'admettre une relation de complémentarité en­ tre la peinture abstraite et celle - horribile dictu - d'un Bernard Buffet, comme si celui-ci nous disait : « Tout est laid, je vous montre les choses encore plus laides qu'elles ne sont, parce

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qu'il faut bien que vous vous habituiez à vivre là-dedans, vous n'avez plus que cela », pendant que le peintre abstrait déclare : « Moi, je tourne le dos résolument à toutes ces choses et je peins, mais je peins quoi ? » G. C. - Puremen t et simplement cette b eauté intérieure q ue je voudrais placer sur des objets et que je ne peux plus placer sur des objets. C. L.-S. - Mais cette beauté non objectivée, j'aime encore mieux l'investir dans ces objets privilégiés que sont les coquillages, les cailloux ... G. C. - A h ! mais j'entends ! Ce n'était pas du tout pour contredire votre thèse. ]' essayais de voir si je pouvais appliquer à la peinture abstraite le raisonnement q ue vous veniez de te­ nir pour les impressionnistes et pour les cubis­ tes. C. L.-S. - Voyons. G. C. - Les uns disant : « Conten tez-vous de ce que vous avez », et les autres : « Le monde dans leq uel vous vivez, c'est celui-là. » C. L.-S. - D'accord, sauf que ... le monde dans lequel nous vivons n'est pas celui de la peinture abstraite. Celle-ci aspire à une sorte d'évasion, et nous rejoindrions ici les propos de Max Ernst que vous citiez tout à l'heure.

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G. C. - Certes, mais pourquoi me passerais-je de la peinture, si elle me propose quelque chose que je trouve mieux que ce que le monde m'offre ? C. L.-S. - C'est une issue. Je ne suis pas convaincu que ce soit la seule issue possible, ni la plus probable. N 'allons-nous pas plutôt assis­ ter, comme _ je l'ai dit ailleurs, à un renverse­ ment complet de la tendance, à un retour à la peinturé de métier, de trompe-l'œil, qui n'ira pas chercher son inspiration dans l'imitation d'un objet extérieur parce que nous savons mainte­ nant que c'est trop facile (les moyens techni­ ques dont nous disposons, et l'expérience accu­ mulée par les peintres depuis des siècles feraient de cette imitation un travail artisanal), mais dans la recréation d'un monde objectif, qui nous est probablement à jamais refusé, et que nous pouvons essayer de restituer par la peinture ? G. C. - On croit tout ce que l'on veut. Ne pourrait-on dire que la prise de l'homme sur ce qui l'entoure, se déplace? Vous parliez de la beauté des paysages de la peinture il y a quel­ ques siècles, de ces paysages, de cette organisa­ tion de la nature et des palais que nous ne re­ trouverons plus. Si l'humanité décide brusque­ ment que ce qu'elle a sous les yeux est beau, cela sera beau, à la seconde. Rien n'empêche que la majesté que l'on reconnaissait à un pay­ sage de Poussin, on la confère brusquement au Parc Monceau. Cela ne sera- t-il pas nécessaire si;

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comme vous le pensez, il est possible qu'il y ait un brusque retour à une certaine forme de pein­ ture, grosso modo celle que définit Dali ? Il fau­ dra bien que nous regardions tout, du jour au lendemain, sous un autre angle.

C. L.-S. - Pas nécessairement. G. C. - Il faudra placer la majesté ailleurs, la beauté ailleurs, la grandeur ailleurs. Et ... C. L .-S. - Nous pourrions parfaitement nous proposer pour mission de représenter de façon très scrupuleuse et très littérale certaines for­ mes de beauté, tout en reconnaissant que ces formes de beauté n'existent plus dans le monde qui nous entoure, et que nous devons les inven­ ter. G. C. - Je constate une chose très curieuse. Dans le courant de la conversation avec un cer­ tain nombre d'amis, j'ai été amené à parler avec eux de cet énorme voile de cimen t armé construit, sur trois points, Place de la Défense. Je constate que j'ai trouvé très peu de gens - je dirai même q ue je n'en ai pas trouvé - qui osen t dire franchement : « C'est beau » ou « C'est laid » . Ils disent : « C'est extraordinaire ». O n sent l'étonnement, un étonnernent proche de l'admiration ; puis un retour en arrière qui fait considérer cela comme un hall de gare, avec la nostalgie d'une maison du xvrn• ; puis un « tout de même » q ui fait repartir vers l'admiration.

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Ils se demandent si c'est une forme de l'avenir. Ils n'ont pas encore décidé. Si l'on décide bru­ talement que c'est beau, c'est beau. Toute la majesté de Poussin passera dans cet énorme voile . . .

C. L.-S. - D'abord, cela peut n'être n i beau, ni laid, relever d'un autre ordre. Tout ne se définit pas par rapport à la beauté ou à la lai­ deur. Cela peut aussi relever d'un type de beauté qui n'est pas exactement celle que nous appe­ lons esthétique. J'ai toujours été sensible à la beauté des grandes villes modernes, très parti­ culièrement de New York, mais New York ne m'apparaît pas belle comme une œuvre d'art, ni même comme une œuvre humaine ; plutôt comme un paysage, c'est-à-dire le produit con­ tingent des millénaires. G. C. - Vous avez dit : « Cela m'apparaît beau comme un paysage . . . » Ce qui rattache New York à la nature et pas à la culture. C. L.-S. - Mais oui, et je veux dire par-là que le Palais du Rond-Point de la Déiense peut nous apparaître beau, mais comme une montagne, non comme un monument. G. C. - N'est-ce pas là un phénomène de notre époque ? Est-ce que l'homme ne se mettrait pas à secréter quelque chose qui ressemblerait plu­ tôt à de la nature qu'à de la culture ? Est-ce qu'il n'y aurait pas une mutation fondamentale

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dans l'œuvre d'art q ui, a u lieu d e refléter la nature, au lieu de la retrouver, « ajouterait » à la nature ?

C. L.-S. - Vous venez de définir là un trait caractéristique, non pas exactement de l'activité esthétique de l'homme moderne, mais de son ac­ tivité technique et scientifique. Toutes les gran­ des créations de la science moderne mettent de plus en plus l'homme, si je puis dire, en prise directe sur la nature, l'accordent à la nature, font de lui une sorte d'instrument ou de moyen par lequel les grandes lois naturelles se mani­ festent ; certaines, même, qui n'avaient pas l'oc­ casion de se manifester dans la nature proche, se dévoilent à travers les œuvres de l'homme, comme c'est le cas pour l'utilisation de l'énergie nucléaire à des fins pacifiques ou guerrières ... G. C. - Ne serait-ce que d'avoir ajouté non pas des lois, mais des conséq uences de lois, c'est déjà de la secrétion de nature. C. L.-S. - Oui, mais est-ce que la société pla­ cera là ses satisfactions esthétiques ? Ou ne les transposera-t-elle pas dans un domaine différent ? G. C. - Ce phénomène étan t tellemen t nou­ veau, l'artiste va en parler, lui aussi. C'est le phénomène essen tiel.

C. L.-S. - Vous savez, cela ne me paraît pas absolument certain, parce que si nous essayons

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de nous éclairer par l'exemple des sociétés pri­ mitives qui sont évidemment fort éloignées de la nôtre en ce qui concerne cette puissanœ sur la nature, précisément à cause de leur infirmité ces sociétés sont, également en un sens, en prise directe sur la nature, par défaut plutôt que par excès, parce qu'elles ne possèdent pas les moyens de s'affranchir d'un certain nombre de détermi­ nismes naturels. Pourtant, ces sociétés ont placé leur expression esthétique et cherché leur satis­ faction esthétique dans toutes sortes de relations avec le surnaturel : leur art est magique ou re­ ligieux. Si bien que la liaison ne m'apparaît pas du tout nécessaire, et il s'agit, là encme, d'un mode d'adaptation que nous ne sommes guère capables de prévoir. G. C. - Je crois que l'artiste, à notre époque, est déjà extrêmement frappé par ce que vous avez dit tout à l'heure, quand vous avez parlé de ces lois qui n'avaient pas l'occasion de se ma­ nifester. Lorsque l'homme donne à ces lois qui existent - qui n'étaient pas formulées mais que l'on pouvait formuler, puisqu'elles l'ont été lorsque l'homme donne à ces lois l'occasion de s'exercer, il rajoute b ien de la nature à la na­ ture. Il en « remet ». Et l'artiste le voit. A u moins e n est-il vaguement conscient. I l intégrera cette conscience, même vague, même obscure, à sa recherche. C. L.-S. - Je ne crois pas que ce sera une forme d'art que j 'aimerai !

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G. C. - Je me demande si la peinture abs­ traite n'est pas, pour l'artiste, une façon de don­ ner l'occasion à des lois qui ne se manifestaient pas, de se manifester, si la caractéristique de l'art moderne n'est pas, d'abord, la faculté d'ajou­ ter à ce qui est, la volonté de donner naissance à ce qui peut être, à ce q u i est conséq uence de ce q ui est ? Bien en tendu je ne songe pas à intro­ duire du surnaturel dans cette nature supplémen­ taire. C. L.-S. - Ne croyez-vous pas qu'on aurait tort · de penser l'art exclusivement par rapport au monde extérieur et à la nature, au lieu de le penser par rapport à son univers propre, qui est celui de l'art même ? Je suis moins frappé par les rapports entre l'artiste et le monde exté­ rieur que par les rapports entre l'artiste et les artistes qui l'ont procédé dans le temps. Il y a un