Le hasard et l'histoire : entretiens avec Belaïd Abdesselam (Tome 1) [1]

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E HASARD ET L'HISTOIRE entretiens

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LE HASARD ET L' HISTOIRE r'

ENTRETIENS AVEC

Belaid A B D E S S E L A M

Tome 1

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lIBKAftUS BLOOMINGTON



Collection “ SAD” dirigée par Ali El-Kenz

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© ENAG / Editions - 1990

Introduction

Comme beaucoup d ’événements marquants dans l ’itinéraire politique de Belaïd Abdesselam, cet ouvrage est le résultat du hasard. Le hasard d ’une rencontre qui réunit l ’ancien ministre de l ’Industrie et de l’Energie, alors « à la retraite », à son vieil ami Mahfoud Bennoune, ancien maquisard aujourd’hui universitaire et à Ali El-Kenz qui menait une recherche sur le complexe sidérurgique d’El-Hadjar, à Annaba. Les entretiens devaient être consacrés à la construction de ce complexe et durer deux à trois séances. Les premières discussions révélèrent un continent : celui de l’histoire réelle de notre pays que les secrets de palais, les mensonges des médias, le fracas des idéologies avaient voilée d’un épais rideau. D’un commun accord, nous décidâmes de continuer nos discus­ sions : le rideau devait tomber, le continent révélé, le citoyen éclairé. C’était en automne 1982. Les entretiens durèrent deux années. Le décryptage des quarante cassettes enregistrées prit une année. La mise en forme du texte définitif prit deux autres années, Belaïd Abdesselam (*) corrigeant ou réécrivant lui-même la teneur de ses dires. Nous sommes déjà en 1987. L’ouvrage s’achève ; il est fini. Qu’en dire de plus, sinon qu’il se veut une modeste contribution à la compréhension de notre histoire contemporaine, un peu de lumière dans un univers travaillé en profondeur par la rumeur et la désinformation, pour une société qu’une tragique constellation de facteurs a failli rendre aveugle. (*) Nous avons fait de notre mieux pour rendre par écrit la fraîcheur orale des entretiens qui furent de part et d ’autre passionnés. Parfois, Belaïd Abdesselam se laissait aller à de longs monologues que nous n’avons pas voulu interrompre. D’autres fois, pour préciser une idée, une situation, un souvenir, il rédigea lui-même des notes plus ou moins longues qui représentent les deux tiers de l’ouvrage. D’où un texte où se côtoient le style oral et le style écrit, un questionnement serré, parfois même assez vif et de longues interventions.

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Une modeste contribution mais qui se veut aussi une ambition : celle de rendre possible une meilleure maîtrise de notre temps par une meilleure connaissance de ses leviers politiques, économiques, sociaux, culturels et stratégiques. Aujourd’hui que tout se brouille dans la conscience mal informée du citoyen qui vit une rude époque et dans celle de l’observateur qui l’analyse, puisse cet ouvrage aider l’un et l’autre à retrouver leurs chemins. C’est là son but suprême et qu’il aura atteint quand à sa suite, d’autres ouvrages réalisés par d’autres acteurs contribueront à leur tour à l’œuvre de révélation.

Mahfoud Bennoune, Ali El-Kenz Juin 1988

Première partie

LA LIBERATION NATIONALE

1945 -1962

I 1945 -1953

L’apprentissage du militantisme dans les rangs du PPA-MTLDw

El-Kenz : Commençons, si vous ie voulez, par vos premiers pas dans la vie politique, par votre adhésion au PPA-MTLD. Abdesselam : C’est difficile de se remémorer les circonstances d ’un engagement qui remonte à plus de quarante ans. J’avais dixsept ans ; c ’était en 1944-1945. Le contexte de l ’époque était marqué par la guerre mondiale. En 1944-1945, nous étions - en Algérie - au lendemain de l’arrivée du contingent anglo-américain en Afrique du Nord, pendant que les alliés préparaient l’offensive contre Hitler en Europe. La guerre mondiale atteignait un tournant capital qui devait amener la défaite d’Hitler. Or, nous, jeunes Algériens de l’époque, nous avions retenu de la guerre, de l’affrontement entre la France et l ’Allemagne, le fait que la France avait été battue ; ce fait avait eu une répercussion énorme sur nous. Pour les Algériens, en effet, la France était, jusqu’alors, considérée comme une grande puissance ; il y avait l’Algérie et la France ; le monde c’était la France ; le reste du monde - en dehors de l’Algérie - c ’était la France. Et voilà que cette puissance donc, qui dominait l ’Algérie par la force, se trouvait par terre par la force. C’est à cette époquelà que sont nées certaines expressions par lesquelles l’opinion populaire en Algérie caractérisait l ’affaissement de la puissance coloniale. * Ceci était le premier fait retenu de la guerre. Le deuxième, pour les jeunes de l ’époque, était l ’arrivée des Anglais et des Américains et l ’apparition d ’une puissance complètement différente. Pour la première fois, on voyait, physiquement, la manifestation d ’une puissance différente de la France et beaucoup plus forte. Tout le monde comparait les armes et le matériel exposés par les Américains et les Anglais à ceux des Français. Le sentiment général était que la France n’était plus la puissance dominante, si écrasante et si forte ! Il y avait plus fort qu’elle, plus puissant qu’elle ! Bien plus, la France apparaissait comme une entité dépendante, il

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réduite à la condition de suiviste et, surtout avec les querelles qu’il y avait entre Giraud et de Gaulle, le pouvoir français lui-même apparaissait comme un pouvoir subordonné à la puissance angloaméricaine ; un autre fait notable, c’était toute la propagande qui était faite contre l’oppression hitlérienne. On pariait d’oppression en Europe, des peuples qui avaient perdu leur liberté, des peuples qui luttaient pour leur libération ; on parlait de la résistance française à l’occupation allemande, des Français qui luttaient pour leur liberté, pour leur libération, etc. Ça, ça a beaucoup contribué à réveiller le sentiment national chez les Algériens. A l’époque, les Français essayaient d’entraîner les Algériens dans leur sillage et de les amener à se comporter comme des Français, à épouser la cause française, à agir en patriotes français et aspirer à voir la France libérée, etc., à être enfin, comme Feiliat Abbas» qui, en 1939, avait fait une déclaration disant qu’il n’y avait pas de libené sans la France. En bref, les Français souhaitaient que les Algériens identifient leur liberté à celle de la France. Chez les Algériens, il y avait certes une identification, mais à la lutte de libération que les Français, maintenant qu’ils étaient occupés, étaient obligés de mener. On se disait : « Pourquoi ne ferionsnous pas la même chose, mais pour notre propre compte ? ». J’étais, à l ’époque, lycéen et j ’habitais le village de Aïn ElKébira, lequel s’appelait alors Périgot-ville. On vit un jour arriver un monsieur avec une barbe et un fez rouge ; c’était un militant du PPA qui venait d ’être libéré de prison et qui avait été assigné à résidence dans notre village. Les Français, je crois, avaient choisi ce village parce que c’était un village montagnard ; ils l ’ont envoyé là-bas, dans une région qu’ils considéraient comme calme, comme éloignée de toute agitation politique pour le mettre en résidence surveillée et c’est avec lui qu’on a découvert et que moi, personnellement, j ’ai découvert - qu’il existait en Algérie un mouvement de libération, qu’il y avait un parti, un mouvement qui luttait pour l’indépendance de l’Algérie, pour la liberté de l ’Algérie, comme les mouvements de libération qui se développaient en Europe. On nous parlait de la résistance française, du mouvement « Combat », de toutes les organisations de résistante qui se sont formées en France. Eh bien, nous aussi, nous découvrions qu’il y avait, chez nous, des gens qui faisaient la même chose, mais pour notre pays. (*) Périgot-ville - actuellement Aïn El-Kébira. Village de la région de Sétif, dans l'estalgérien.

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n faut se retremper dans l ’atmosphère de l’époque : on lisait dans les journaux français, que les Français éditaient des tracts, organisaient des m anifestations et faisaient des actions clandestines contre les Allemands, etc., et voilà qu’on apprenait qu’en Algérie, également, il y avait des tracts où on pariait de la libération de l ’Algérie, de l ’indépendance de l ’Algérie, de résistance algérienne et de patriotes algériens qui étaient emprisonnés. D’autres Algériens connaissaient tout cela/les gens plus âgés ; mais, pour moi, jeune, c ’était une découverte. La politique se résumait alors uniquement à ce qui se passait en France, aux problèmes de la France, à ce qu’on lisait dans les journaux français et voilà qu’on découvrait que, finalement, chez nous, en Algérie, il y avait quelque chose qui était exactement de même nature que ce qui se développait en Europe, après l’occupa­ tion allemande. Pour un jeune, à l’époque - j ’avais alors seize ans, en 1944 c ’était une prise de conscience importante, une sorte de sentiment de fierté, de vigueur ; nous nous disions : « Nous ne sommes finalement pas morts » et, contrairement à l’idée plus ou moins répandue que les Algériens étaient battus, définitivement colonisés, on s’apercevait que l’Algérie était bien vivante. C’était d’autant plus attirant que ça ne se présentait pas comme un mouvement légal, mais comme une action se déroulant secrètement, à l’insu de l’autorité coloniale, de l’ennemi. Car, bien sûr, on entendait parler de Bendjelloul, de Abbas et de ceux qui demandaient « El houkouk». On entendait parler, dans le village, des houkouks, mais on ne savait pas ce que c’était. Là, avec la découverte de l ’action des militants du PPA - car il s’agissait de cela - c’était différent. Le problème d’un engagement dans une organisation qui lutte contre la France, contre le pouvoir colonial, le fait d’y entrer, l’acte d’adhésion, c’était quelque chose d ’énorme pour un jeune de l ’époque. Entre parenthèses, pour permettre de mesurer cela, une anecdote. J’ai été arrêté en 1945, après les événements du 8 mai, et tout le monde a été accusé - compte tenu de ce qui s’était passé - de pillage, de rébellion, d’assassinat, de pillage en bande, etc. Les Français avaient collé toutes sortes de motifs d’inculpation aux Algériens qu’ils avaient arrêtés. On m’avait pris également ; l’on (*) El houkouk : les droits, en arabe. Il s’agissait des droits à la citoyenneté française que le mouvement de la Fédération des Elus (Bendjelloul et Abbas) et l'Association des Oulamas (Benbadis) revendiquaient pour les Algériens musulmans, les indigènes..

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avait découvert l ’existence de ma cellule et j ’avais eu, parmi les motifs d’inculpation retenus contre moi, celui de « reconstitution de ligue dissoute », le PPA. A l ’époque, quand on faisait l’instruction du procès de quelqu’un devant le tribunal militaire, on demandait toujours des renseignements à son sujet à sa commune d ’origine. Alors, un beau jour, la demande de renseignements me concernant était arrivée à la commune et il y avait un secrétaire algérien, musulman, qui, en voyant arriver mon dossier, est allé voir mon père. Le secrétaire ne pouvait pas traduire à mon père « reconstitution de ligue dissoute ». C’était en français et il fallait traduire ça dans un langage qu’il puisse comprendre. Mon père lui a demandé ce que signifiait « reconstitution de ligue dissoute ». Le secrétaire lui a expliqué, en arabe : « Il y a quelque chose que la France a supprimé et que ton fils a reconstitué » (rires). Mon père est venu, alors, me voir en prison et m’a dit : « Ce que toi tu as fait, personne d'autre ne l’a fa it. » Je lui ai répondu que ce n’était rien du tout, que « reconstitution de ligue dissoute » avait pour tarif deux ans de prison maximum, tandis que, quand on était accusé d ’assassinat ou de pillage, c ’étaicnt les travaux forcés ou la condamnation à mort. Du reste, j ’avais moi-même, en outre, un autre chef d’inculpation pour « port d’armes dans un mouvement insurrectionnel » en vertu d’un texte de ^832, pour lequel j ’encourrais une peine de vingt ans de prison. Mais, il persistait à me dire que ce j ’avais fait, personne d’autre que moi ne l’avait fait. Ça lui paraissait trop gros (rires). Pour lui, j ’étais coupable du crime de « lèse-majesté » à rencontre du pouvoir colonial. Ça, c ’est pour vous dire ce que c’était que de transgresser un interdit politique de la puissance coloniale — quelque chose d ’énorme. Adhérer au PPA, c’était alors un acte considérable, un engagement dangereux par lequel on s’exposait à être arrêté, poursuivi et même condamné à mort. On en rit peut-être aujourd’hui, mais la réaction de mon père n’était pas si dénuée de pertinence qu’on pourrait le penser, à première vue. Avec son bon sens d’homme imprégné par l’expérience vécue par notre peuple et l’idée que ce dernier se fait, dans le tréfonds de sa conscience ou de son subconscient, de la nature de la domination coloniale, mon père voyait juste. Car, visitant un jour le camp où étaient détenus les inculpés dont il suivait les dossiers, le juge d’instruction militaire dont nous relevions m’avait remarqué parmi 14

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la masse des prisonniers et m'interpella ainsi : « Toi ! Que fais-tu ici ? Quel âge as-tu ?» - « Dix-sept ans » lui répondis-je. - « Tues un mineur de dix-huit ans. TU n’as rien à faire ici. Viens ! Je vais te libérer », me fit-il alors et, il me conduisit dans son bureau. Mais, là, ouvrant mon dossier, il me dit, son visage redevenu soudain renfermé : « A h! Tu es PPA ! Bon. Retourne dans le camp ». De tous les éléments retenus contre moi dans le dossier, il n’avait retenu que mon appartenance au PPA. Il n’était plus question de la prise en considération de ma situation de « mineur de dix-huit ans ». Même mineur, il lui apparaissait d’emblée qu’il fallait d ’abord m’infliger une correction. Tbucher à l’ordre colonial, au principe sacro-saint de la prééminence de l'autorité de la France était un crime qui ne pouvait être pardonné, même pour « un mineur de dix-huit ans ». Du reste, quelques mois plus tard, je comparus devant lé tribunal militaire de Constantine pour « port d'armes dans un mouvement insurrectionnel ». Le commissaire du gouvernement, l’équivalent de l ’avocat général devant une cour d’assises, avait souligné dans son réquisitoire me concernant : « Il est encore jeune ; il n’est pas majeur ; mais il ne faut pas le lâcher. Il faut lui infliger une sanction qui lui apprendra ce que c'est la France. » Et il avait luimême indiqué le tarif : « Une peine d emprisonnement jusqu’à sa majorité, échéance à laquelle il sortira de prison pour aller faire son service militaire où on lui apprendra encore à connaître et à respecter la France. » Et ce fut ainsi que j ’écopai d’une condam­ nation à quatre années d ’emprisonnement. A la différence des détenus poursuivis pour d’autres motifs, les militants du PPA étaient d’abord catalogués comme des « anti-Français », étiquette que continuent encore à me décerner aujourd’hui certains milieux néocolonialistes de Paris. Au demeurant, les Français étaient parfaitement conscients du coup porté à leur prestige vis-à-vis de notre population en Algérie par leur défaite devant l’armée allemande en 1940. Ils sentaient bien qu’ils étaient brutalement diminués devant l ’indigène, que l ’image d ’hommes supérieurs qu’ils s’étaient forgée par rapport aux Algériens était atteinte sévèrement et que l ’Arabe relevait la tête ou n’allait pas tarder à le faire pour défier, de nouveau, l ’autorité et la souveraineté de la France. C’était l ’essentiel de ce qu’ils retenaient, en Algérie, du drame de la débâcle de leur armée devant celle des Allemands. Aussi, le désir d’infliger aux Algériens une leçon qui leur rappellerait l’autorité du pouvoir colonial, la force de la France, était-il très fort parmi

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les Européens d’Algérie ; mais ils étaient conscients, aussi, qu’ils ne maitrisaient plus la situation, ce qui ajoutait encore à leur humiliation et à la hargne qu’ils nourrissaient à l ’égard des Algériens. Sous le régime de Pétain, ils vivaient dans la hantise de troubles en Algérie et, d ’une manière générale, en Afrique du Nord, troubles qui pouvaient provoquer l’intervention directe des puissances de l’Axe qui tenaient le gouvernement du maréchal Pétain sous leur tutelle et dont les commissions d’armistice se montraient ostensiblement en Algérie. Ce qui explique la sauvagerie et la brutalité avec lesquelles Weygand fit condamner les dirigeants du PPA et exécuter le chef scout Mohammed Bouras. Après l ’arrivée des Anglos-Saxons, les autorités coloniales françaises s’étaient maintenues en place en faisant valoir auprès des gouvernements de Londres et de Washington leur rôle et leur aptitude pour assurer l ’ordre et la sécurité sur les arrières des armées alliées engagées face aux Allemands sur le front de Tunisie, d’où les avant-gardes de Rommel s’étaient rapprochées de Tébessa. Des historiens citent aujourd’hui l’existence, dans les archives américaines, de rapports faisant état des inquiétudes de Washington au sujet de l’attitude des autorités coloniales françaises vis-à-vis des « problèmes arabes » en Afrique du Nord. De la même manière que tout le monde a en mémoire l’intérêt que portait Roosevelt au Sultan du Maroc lors de la Conférence d’Anfa - début 1943. Aussi, les autorités coloniales françaises se montraient-elles soucieuses d ’éviter tout ce qui pouvait inciter la population algérienne à menacer l ’ordre colonial. D’où les promesses de réformes, le remplacement dans le jargon colonial officiel du terme « indigène » par celui de « français-m usulm an », l’abolition du code de l’indigénat, la promulgation de la fameuse ordonnance du 7 mars 1944 donnant la citoyenneté française à quelques milliers d’Algériens, etc. Les autorités coloniales françaises en Algérie se trouvaient, de la sorte, acculées à temporiser ; mais, pour elles, ce n’était que partie remise, en attendant l’occasion d’infliger au peuple algérien une épreuve punitive dans le plus pur style des répressions coloniales. Cette occasion, elles allaient la saisir avec les manifestations du 8 mai 1945. De la même manière qu’en 1871, les généraux français, qui avaient été mis en déroute par l ’armée prussienne devant laquelle ils durent capituler, allaient mettre à profit l’insurrection de Mokrani pour exercer leur vindicte sur le peuple algérien en 16

Entretiens avec Belaid Abdesselam

infligeant une répression féroce aux populations de Kabylie et du Constantinois. Comme en 1871, après la signature de la paix avec le nouvel Empire allemand, la fin de la guerre mondiale en 1945 libérait les autorités françaises de la contrainte de ménager les arrières et de Gaulle ordonna la plus sanglante opération répressive qu’eût à subir le peuple algérien sous la domination française. 'Certes, notre pays a connu de multiples et durs martyrologues depuis l ’agression de 1830 ; mais jamais avec autant de victimes en si peu de temps. Au cours d’une conférence de presse qu’il tint en mai 1955, au moment où notre guerre de libération, déclenchée le 1er novembre 1954, commençait à prendre de l ’ampleur et dix ans, presque jour pour jour après le 8 mai 1945, de Gaulle, répondant à une question sur les événements qui se déroulaient dans notre pays, avait indiqué que les positions françaises en Algérie et dans les autres pays d’Afrique du Nord avaient été ébranlées par la défaite de la France en 1940. Il souligna explicitement que cette défaite avait sérieusement affaibli l’image de force dont la France se prévalait vis-à-vis des peuples soumis à sa domination. Il ne pouvait mieux expliquer les motivations profondes de la décision qu’il prit dix années plus tôt d’ordonner les sanglantes opérations répressives du Constantinois où le général Duval agissait pratiquement sous ses ordres directs. On retrouvera ces mêmes motivations à la base des opérations répressives qu’il fera exécuter encore en Algérie par le général Challe, après son retour au pouvoir. En 1945, comme après le 13 mai 1958, ces motivations visaient à casser la volonté de résistance du peuple algérien, à briser en lui l’espoir que lui avaient ouvert les bouleversements entraînés par la deuxième guerre mondiale, à réintroduire dans le cœur des Algériens la crainte du maître colonial et à enraciner durablement dans leur esprit un complexe d ’infériorité vis-à-vis de la puissance colonisatrice. Pour les stratèges colonialistes français, il fallait ancrer dans l ’esprit des Algériens, tant au niveau de chaque individu qu’au niveau collectif, que si la France n ’avait plus suffisamment de force pour s’opposer aux Allemands ou bien pour se comparer avantageusement aux Anglo-Américains et aux Soviétiques, il lui en restait encore assez pour mater les Arabes et leur faire baisser le front. Ainsi, à travers les réquisitoires prononcés contre les inculpés comparaissant devant le tribunal militaire de Constantine en 1945, les directives données au général Duval le 8 mai 1945, les 17

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déclarations de de Gaulle en 19SS, l’intensification de la guerre contre le peuple algérien par laquelle l’ancien chef de la France libre avait inauguré son retour au pouvoir en 1958, le fil conducteur demeure le même, immuable, comme en 1871 et comme ce fut le cas sous le règne de Bugeaud : faire sentir au peuple algérien le poids de la force française, faire baisser le front aux Algériens, leur faire comprendre par la force que leur dialogue avec le maître colonisateur ne peut être que celui de dominant à dominé, de suzerain omnipotent à vassal soumis et docile. Ce fut la démarche qui conduisit de Gaulle à se lancer dans l’aventure d’une reconquête militaire de l’Indochine avant tout dialogue avec la nouvelle République du Viêt-Nam, surgie de l’effondrement du système colonial français dans ce pays du Sud-Est asiatique sous les coups de boutoir des Japonais durant la Deuxième Guerre mondiale. La même démarche, aussi, qui poussa Guy Mollet dans l’aventure de Suez en 1956, dans l’illusion qu’une défaite infligée à l ’Egypte ferait baisser les bras aux révolutionnaires algériens. La même démarche toujours qui conduisit Georges Bidault à détrôner le roi Mohammed V du Maroc le 20 août 1953 et à déclarer, à cette occasion, qu’il ne laisserait jamais le croissant triompher de la croix. Le même Geoiges Bidault qui, une année plus tard, en avril 1954, sollicita instamment les Américains de lancer une bombe atomique sur le Viêt-Nam pour venger la France de la défaite de Dien Bien Phu ; le même Georges Bidault que l’on retrouvera, parla suite, parmi les croisés de « l’Algérie française » et à la tête de l’OAS. J’insiste à dessein sur cet aspect des choses, car il s’agit là d’un comportement que l’on retrouvera plus tard, après l’Indépendance, dans nos rapports avec certaines sphères dirigeantes de Paris et d’une expérience vécue qui m’a marqué depuis ma jeunesse. El-Kenz : Mais, à part son caractère illégal, que signifiait alors le PPA ? Abdesselam : Plusieurs choses, mais principalement : d ’abord « l'indépendance de l’Algérie » et donc l’expulsion de la France et, ensuite, « l'engagement dans la lutte y compris la lutte armée », c ’est-à-dire la volonté de s’oiganiser pour affronter la France, pour déclencher l’insurrection. Les gens ne rentraient pas dans le détail. Bennoune : Comment se faisait le contact avec le PPA ? Comment as-tu été organiquement intégré au PPA ?

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Entretiens avec Bçlaïd Abdesselam

Par l’intermédiaire de l ’homme au fez rouge, celui qui avait été placé en résidence surveillée dans notre village. Lui, ce n’était pas n ’importe qui. Il était quand même membre de la direction du PPA et voiait de sortir de prison. Q était parmi ceux qui avaient été condamnés en 1941 avec Messali. Il s ’appelait Si Ammar BoudjeridaO. C’était un grand responsable. Ensuite, à Sétif, je vivais avec les jeunes camarades de lycée. On discutait, on lisait et là j ’ai été contacté par Hamid Benzine«6), probablement sur la recommandation de Boudjerida, secrètement évidemment J’avais été, sans le savoir, observé pendant longtemps et lorsqu’on m’a contacté par Benzine, on s’était déjà fait une idée assez précise de ma personne, de mes opinions politiques... C’est comme cela que le recrutement se faisait à l’époque ; on n’allait pas mettre une affiche pour demander aux gens d’adhérer au PPA ! Bennoune : Pour toi et pour les jeunes de l’époque, que signifiait le PPA? Abdesselam : C’est très difficile de reconstituer tout cela quarante années après. Il ne me reste qu’un vague souvenir. A l’époque, le PPA, c ’était une mystique, i l symbolisait la lutte, l’indépendance, la nation, le nationalisme, la dignité, l’honneur, la fierté..., le reste, lçs idées des autres partis algériens, ce n’était que des raisonnements construits d ’intellectuels. L’UDMAf7) venait vous expliquer qu’on ne pouvait faire que ceci ou cela ; mais, son raisonnement présupposait déjà une tare quelconque du côté algérien et, avec les Oulémas , c’était la même chose : le calcul, la combine..., or, les jeunes n’aiment pas cela ; ils voulaient des idées claires ; ils voulaient aller jusqu’au bout. Et, avec le PPA, le problème était posé d’emblée et sa solution aussi. Il nous disait qu’on pouvait être citoyen d’un Etat au même titre que n’importe qui ; pourquoi fallait-il limiter nos aspirations ? Pourquoi accepter d’être seulement citoyen d’un Etat autonome dans le cadre de l’Union française ? Les calculateurs, les rationalistes allaient d’un côté et les autres se dirigeaient vers le PPA. A l’époque - c ’était en 1942 - j ’avais l’équivalent du certificat d’études primaires. Je ne suis pas resté longtemps au lycée. Quand les Américains ont débarqué, ils l’ont transformé en siège d ’étatmajor jusqu’en 1944. Quand le lycée a été réouvert, pour la rentrée scolaire 1944-1945, j ’étais alors en quatrième - l’équivalent de la troisième année de l ’actuel enseignement moyen. Mais j ’avais commis la bêtise, en infraction avec la discipline du Parti, d’entrer 19

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en relation avec un camarade qui était membre de la cellule PPA du village de Aïn El Kebira et la cellule a été découverte. Alors là, j ’ai été arrêté et expulsé du lycée. Je suis passé au tribunal militaire de Constantine ; on m’a condamné à quatre ans de prison pour « port d’armes dans un mouvement insurrectionnel ». Car, lorsque les émeutes ont éclaté à Sétif, le 8 mai 1945, mon père se trouvait avec moi ce jour-là, qui était jour de marché hebdoma­ daire ; il a décidé de me ramener au village avec lui. Mais, les émeutes s’étant étendues dans la journée même à Aïn el Kebira, je pris les armes de mon père et me réfugiai, avec ma famille, dans les montagnes environnantes, avec la population du village. Au moment où je quittai la maison, une famille européenne voisine voulait se réfugier chez nous. Comme je ne pouvais l ’accueillir - ma famille elle-même fuyant la maison avec moi -, les Français d’Aïn El Kebira en prirent prétexte pour m’accuscr de n’avoir pas porté secours à certains des leurs et, pour cela, le tribunal militaire de Constantine m’infligea, en plus, deux ans de prison avec sursis. J’étais encore en instance de jugement devant le même tribunal pour « reconstitution de ligue dissoute » lorsque l’amnistie de mars 1946 me fit libérer. Ce qui est comique c’est que, quand on nous a pris dans le village à Aïn El Kebira, les Français m’ont battu et m’ont traité de « sale Français » (rires). Je me rappelle la scène avec précision. Moi, je croyais qu’ils m ’accusaient d’avoir traité des gens de « sales Français » alors que, dans leur esprit, j ’étais un « sale Français », c ’est-à-dire que je n’étais pas un bon Français. Et, ensuite ce sont les Sénégalais qui me sont tombés dessus. Ils m’ont rossé en me traitant de « sale Français ». Pour eux, j ’étais un Français qui avait mal tourné, qui était passé de l’autre côté. Je leur ai dit : - « Moi, je suis comme les autres. » - « Comment, comme les autres ? » me demandèrent-ils. - « Je suis algérien ! » répondis-je. - « Ah, tu es algérien, toi » firent-ils avec un certain étonnement. Alors là, ils ont complètement changé ; ils me donnaient du pain, etc. (rires) Les mauvais traitements ainsi subis, s’ajoutant aux effets de la fièvre récurrente qui sévissait dans la région de Sétif et que j ’avais attrapée au lendemain de mon arrestation, ont failli me coûter la vie. Mes camarades de détention qui, pendant un moment, m’avaient considéré comme perdu, m’appelaient par la suite « le revenant ». On m’a même appris que, durant quelques jours, mon 20

Entretient avec Belaïd Abdesselam

état m’avait rendu particulièrement agressif à l ’égard de mes compagnons et que l’on s’était inquiété de ma santé mentale. La fièvre récurrente avait, du reste, causé des ravages parmi les détenus du 8 mai à Sétif. Un grand nombre d’entre eux étaient morts de cette maladie. Après 1945, il y a eu l’amnistie de mars 1946 ; je suis sorti de prison et mon père a fait des démarches pour essayer de me réintégrer au lycée. Il a obtenu satisfaction à peu près en octobre 1946. C’est là que j ’ai rejoint le collège de Constantine où j ’ai fait la troisième et la seconde. Mais, pour la première, il y eut un problème de places et c’est comme ça que je me suis retrouvé à Skikda. El-Kenz : Parlez-nous un peu des courants intellectuels de l’époque... Abdesselam : Au lycée, les courants intellectuels de l ’époque étaient la transposition, au niveau dj la jeunesse, des courants politiques qui existaient dans le pays. Cette période-là était marquée non seulement par un réveil du mouvement politique dans le pays, mais ce réveil se faisait dans le sens du réveil du mouvement national. Le problème dominant du moment était l’action politique, mais dans le sens nationaliste. Avant la guerre, il y avait eu, bien sûr, des mouvements politiques, mais les courants réformistes - Abbas, Benjelloul, etc. - dominaient et l’action consistait simplement à obtenir, pour les Algériens, la citoyenneté française, à faire admettre aux Français que les Algériens devaient avoir les mêmes droits politiques que les autres ; à mobiliser les Algériens pour obtenir leurs droits de citoyens français, pour être les égaux des Européens. Evidemment, le PPA existait ; mais il était minoritaire. A partir de l’arrivée des Anglo-Américains et avec la naissance du Manifeste et la réapparition du PPA sur la scène politique, l’idée nationale avait pris de l’ampleur. Le courant dominant était désormais la revendica­ tion de l ’existence nationale. Je dis « existence nationale », parce qu’il y avait — même avec ce tournant vers l’idée nationale — des nuances. Avant 1942, il y avait ceux qui disaient que la solution pour les Algériens consistait simplement à obtenir leur part entière dans la communauté française, c ’est-à-dire - si on reprend le langage de de Gaulle quelques années plus tard - à être français à part entière ; et d’autres qui disaient que le problème n’était pas d’être français, mais de redevenir algériens. 21

Le hasard et l'histoire

Après 1942, les Algériens, se tournant en masse vers les idées que le PPA défendait déjà depuis deux décennies, commençaient à revendiquer leur existence en tant que nation. Ça, c ’était pratiquement un consensus général. Alors qu’auparavant, certains disaient que la Nation algérienne n’existait pas, que c’était de la rêverie, une chimère. A partir de 1942-1945, pratiquement plus personne - à part ceux qu’on appelait les administratifs, les gens inféodés à l ’administration française comme Bendjelloul et la poignée d’hommes qui le suivaient encore - ne tenait ce langage. On demandait la reconnaissance de l ’existence de la Nation algérienne. Mais, il y avait des nuances au sujet de cette revendication. Pour certains, nation implique indépendance et c ’était la position du PPA. Par contre, pour Abbas, il fallait faire reconnaître la Nation algérienne, mais celte nation demeurerait dans le cadre de l’Union française, etc., il n’allait pas jusqu’au bout. Contrairement à ce qu’il disait auparavant, il reconnaissait m aintenant l ’idée de nation ; mais il n ’en tirait pas les conséquences et ne revendiquait pas l ’indépendance et la séparation de la France. Il suffisait que la France reconnût l’existence de la Nation algérienne et que cette nation algérienne fût érigée en Etat autonome, avec un gouvernement installé à Alger exerçant simplement les attributions d ’administration interne et un certain nombre de prérogatives ; les affaires étrangères, la défense, les grandes affaires économiques restant du ressort du gouvernement fédéral, c ’est-à-dire du gouvernement français. Après 1945, dans le cadre du mouvement national, il y avait donc ceux qui étaient pour l’indépendance intégrale, le nationalisme poussé jusqu’au bout et ceux qui se contentaient simplement d’un nationalisme modéré. Et, dans les milieux lycéens, c'était un peu la même controverse. Là aussi, on retrouvait toujours les mêmes arguments : « Mais Vindépendance c’est prématuré, c’est trop grave ; nous ne sommes pas capables de nous diriger nousmêmes. Pour être indépendant, il faut avoir des cadres, ceci, cela, etc. On ne peut être indépendant alors qu’on n'a rien du tout. Il vaut mieux rester un peu sous la tutelle de la France, etc. » Bennoune : Les Oulémas avaient-ils une influence sur les courants intellectuels et politiques ? Abdesselam : Eh bien, pour nous, les Oulémas et les UDMA c ’était la même chose. Les Oulémas, c ’étaient des gens qui 22

Entretient avec Bekié Abdet telam

parlaient l’arabe ; les UDMA, c’étaient des gens qui pariaient en français. Mais, sur le plan politique, ils avaient les mêmes idées. Enfin, en gros, je schématise (rires). Les Oulémas se définissaient comme un mouvement non politique, mais culturel, religieux. La mission qu’ils se dormaient était une mission de régénéréscence de l’Islam « El-Islah ». Pour eux, l’Islam s’était dégradé i travers le temps et le problème principal était donc de combattre l’esprit de zaouïa, la superstition, etc., pour parvenir à un Islam purifié. Faite œuvre de purification et apprendre aux gens la langue arabe, la culture arabe et l’Islam, c’était là leur mission. Mais, il n’en demeure pas moins que, sur le plan politique, ils n’étaient pas neutres, même s ’ils ne se considéraient pas comme un parti politique. Ils se contentaient, sur le plan politique, d’appuyer l’UDMA. Certains de leurs éléments, à titre personnel, adhéraient à l ’UDMA et, dans les campagnes électorales, on les trouvait toujours aux côtés de l’UDMA. Sur e plan politique, ils étaient d’accord avec l’UDMA. Cela n’empèchait pas que de nombreux membres de 1’« Association des Oulémas », comme le Cheikh Belkacem El Baidhaoui et le Cheikh Abderrahmane Belagoun, militaient activement au sein du PPA et combattaient rigoureuse­ ment les positions réformistes de la direction de leur association. Des cellules du PPA existaient parmi les élèves de l’Institut Ibn Badis de Constantine, malgré l’acharnement avec lequel certains de leurs maîtres s’efforçaiént, à travers l’enseignement qu’ils leur dispensaient, à les dresser contre le PPA et le nationalisme révolutionnaire. Le PPA comptait également de nombreux militants au sein des élèves de certaines zaouïas. Il contrôlait totalement l’Association des étudiants algériens de la Zitouna de Tunis qui étaient dans leur majorité, ses militants. Tout cela explique que, dès le lendemain du 1er novembre 1954, nombreux furent les éléments provenant de médersas relevant aussi bien de certaines zaouïas que de l ’Association des Oulémas qui ont rejoints l ’ALN et le FLN. Cet engagement faisait suite, générale­ ment, à la résolution que ces éléments avaient prise, bien avant le 1er novembre 1954, de ne pas suivre leurs cheikhs sur le plan politique. Ainsi beaucoup de nos étudiants et élèves de langue arabe se sont lancés dans la lutte politique révolutionnaire, non pas en application de l ’enseignement et des consignes provenant de l’Association des Oulémas, mais en opposition à cet enseignement et à ces consignes. Certains éléments de l ’ancienne Association des Oulémas,

Le hasard et l'histoire

comme Ahmed Taleb, tentent, aujourd’hui, d’accréditer l’idée que leur mouvement a toujours été une composante essentielle du mouvement nationaliste algérien. Il s’enhardissent même jusqu’à prétendre que l ’Association des Oulémas, avec les cheikhs Abdelhamid BenbadisOD et Bachir El Ibrahimio«, aurait été l’inspiratrice directe de la Révolution du 1er novembre 1954 et qu’à ce titre, elle constituerait l’ancêtre et le précurseur du FLN. Ils se plaisent souvent à citer, à l’appui de leur thèse, certains vers ou certaines phrases de Benbadis, en les isolant bien entendu de l’ensemble du texte dont ils les extraient. C’est ainsi que l’on parle beaucoup de la fameuse réplique de Benbadis à la thèse, non moins fameuse, de Ferhat Abbas sur l’inexistence historique de la Nation algérienne. Dans un article intitulé « Im France, c'est moi », Ferhat Abbas écrivait que la Nation algérienne n’existait pas, qu’il avait interrogé les morts et les vivants, qu’il avait visité les cimetières et que personne ne lui en avait parlé. Il concluait que l’Algérie avait définitivement lié son sort à la France et que les Algériens n’avaient d’autre désir que d’être français. Benbadis répondit à cette profession de foi de Ferhat Abbas par un article célèbre où il proclamait : « L’Algérie n’est pas la France, n’a jamais été la France et même si elle voulait un jour le devenir, elle ne le pourrait pas .» Il affirmait, en même temps, ce qu’il devait reprendre dans un poème devenu célèbre, que les Algériens restaient attachés à l ’arabisme et à l ’Islam et qu’ils seraient toujours arabes et musulmans. Mais, dans le même texte - et cela les zélotes actuels des Oulémas se gardent bien de le rappeler -, Benbadis faisait acte d’une véritable déclaration de loyalisme à la France, proclamant que les Algériens, tout en demeurant attachés à leur langue, l ’arabe, et à leur religion, l ’Islam, respectaient le gouvernement et les lois de la France, obtempéraient à leurs impératifs et à leurs interdits, vivaient à l ’ombre du drapeau tricolore français et se déclaraient prêts à défendre le sol français. En somme, pour reprendre une terminologie qui a cours aujourd’hui et qui a trait aux problèmes que pose à la France la présence de nombreux immigrés d’origine maghrébine au sein de la société française, Benbadis rejetait toute idée d’assimilation des Algériens aux Français, mais acceptait le principe d ’une intégration de l’Algérie et des Algériens, avec leur identité propre, à l’ensemble français. Ceux qui, aujourd’hui, pour tenter de faire remonter très loin l ’adhésion des Oulémas à l ’idéal de l’indépendance de l ’Algérie, s’accrochent aux termes par lesquels 24

Entretiens avec Belaîd Abdesselam

Benbadis rejetait l ’idée d’assimilation, évitait de citer en entier le texte dont ces termes sont extraits et on les comprend, car le sens de ce texte atteste que l’Association des Oulémas était bien loin de la conception d’une Algérie indépendante, séparée de la France. Bien plus, ils s’évertuent à faire disparaître de toutes les bibliothè­ ques et archives du pays les journaux, revues et documents qui portent trace de l’opposition des Oulémas à la revendication d’une Algérie indépendante et, surtout, à toute idée de lutte armée et d’action révolutionnaire en vue d’atteindre cet objectif. Du reste, à travers le programme du Congrès musulman*13) algérien dont ils furent paimi les promoteurs les plus convaincus, Benbadis et l’Association des Oulémas entendaient bien donner explicitement leur adhésion à cette intégration de l’Algérie à la France, insistant sur la demande visant à la suppression du gouvernement général de l’Algérie et au rattachement direct des trois départements d’Algérie à ce qu’on appelait, alors, la Métropole, idée qui sera reprise plus tard par les partisans de « l’Algérie française ». Au cours d’une controverse demeurée célèbre entre Messali et Benbadis, le futur leader du PPA expliqua à son interlocuteur qu’il appuyait presque toutes les revendications formulées par le Congrès musulman algérien, mais qu’il ne pouvait, en aucun cas, donner son adhésion au rattachement de l’Algérie à la France et à l’assimilation des départements algériens aux départements dits métropolitains. Il tenta, mais en vain, de convaincre le président de l’Association des Oulémas qu’assimiler l’Algérie à une portion du territoire français revenait à nier l ’existence de la Nation algérienne et à s’engager dans un processus de dissolution du caractère national arabo-islamique de notre peuple dans l’ensemble culturel représenté par la société française. Le paradoxe de l ’histoire, qui montre que les zélotes actuels des Oulémas n ’en sont pas à une contradiction près, c ’est que ces derniers rappellent comme une prouesse à l ’actif de Benbadis l’altercation que ce dernier eut avec Daladier, successeur de Léon Blum à la tête du gouvernement français issu du Front populaire. Le président de l ’Association des Oulémas insistant, au nom d’une délégation du Congrès musulman algérien, sur la revendication de l ’intégration de l’Algérie à la France et de l’accès des Algériens à la pleine citoyenneté française, s’entendit répondre par Daladier que, dans le cas où les promoteurs de pareilles revendications s’aviseraient de déclencher une action d’agitation à l’appui de leur programme, la France était assez forte pour les 25

Le h u a d et I t o c i i t

faire plier et les ramener à la raison, c’est-à-dire à la soumission totale à l’ordre colonial. Benbadis rétorqua alors aux menaces du président du Conseil français qu’il s’en remettait à une force plus grande, celle de Dieu. Le Cheikh Benbadis devait mourir en avril-1940, à moins d’un mois de la débâcle de l’armée française devant l’année allemande. 0 n’eut pas ainsi l’occasion d’assister à la chute de la force dont le menaçait Daladier qui, de surcroît, assumait la charge de la défense nationale au moment où il dût s ’incliner devant une puissance supérieure à celle par laquelle il croyait pouvoir tenir en respect le peuple algérien. D n’en demeure pas moins que, face à l’arrogance de Daladier, Benbadis s’en remettait à Dieu pour une revendication qui tendait tout bonnement à faire des Algériens musulmans des citoyens français. Néanmoins, on ne peut douter de la sincérité de Benbadis. Sa naïveté politique s’explique sans doute par le fait qu’il n’était pas imprégné de la pensée moderne et qu’il n’était pas initié aux idées sur les capacités révolutionnaires des masses populaires. C’est cette faiblesse de sa pensée politique qui l ’empêchait de comprendre, comme essayait de le persuader Messali, la portée du rattachement de l’Algérie à la France. La mort l ’a arraché prématurément de la scène politique algérienne. Peut-être que s ’il avait vécu plus longtem ps, l ’Association des Oulémas ne se serait pas dressée contre la politique révolutionnaire du PPA, comme elle devait le faire sous la présidence du Cheikh El Ibrahimi, son successeur. Le rappel de ces quelques faits historiquement établis et que tous les témoins de cette période de notre histoire connaissent parfaitement n’a pas du tout pour objet, - loin de là - , de jeter l ’anathème sur l ’Association des Oulémas ou de nier le rôle qu’elle a joué dans la vie politique de notre pays. D a pour seul objet de remettre les choses à leur place, face à l’imposture par laquelle certains anciens membres de l’Association des Oulémas tentent aujourd’hui d’occulter le rôle du PPA et de Messali et de donner aux Oulémas, et singulièrement au Cheikh El Ibrahimi, une place qui n’est pas la leur dans l’histoire et le développement de notre lutte de libération nationale. Il n ’est pas possible de retracer ici toute l ’histoire des mouvements qui ont animé la scène politique algérienne, depuisl’éveil de la conscience de notre peuple à l’action politique sous ses formes modernes. Car, de ce point de vue, c’est-à-dire de celui 26

Entretient avec Belaïd Abdctselam

de l’histoire considérée objectivement à travers les faits qui ont marqué et influencé la vie de la société, tous les mouvements politiques en Algérie, y compris celui animé par Feriiat Abbas et le docteur Mohamed Salah Bendjelloul au moment où ils revendi­ quaient, tous les deux, l’assimilation par l’accès des Algériens à la citoyenneté française, ont assumé une part dans le vaste brassage d’idées qui a contribué au réveil de l’idée nationale au sein de notre peuple et qui a engendré, dans notre pays, l’éclosion de l’action politique des masses comme forme de lutte contre la domination coloniale. A ce titre, l’Association des Oulémas tient une place importante, en plus de son apport particulier sur le [dan de la rénovation de l’Islam et de la renaissance de la culture arabe, deux éléments fondamentaux de notre identité nationale. Par contre, elle n ’a été d’aucun apport pour la promotion de l’idée de l’indépendance nationale impliquant la séparation d’avec la France et encore moins pour inculquer, propager et concrétiser l’idée de l’action révolutionnaire comme forme de lutte a i vue de parvenir à cette indépendance. La tentative qui vise, aujourd’hui, à inculquer dans les esprits, et surtout dans l’esprit de nos jeunes générations, que Benbadis, le Cheikh El Ibrahimi et l’Association des Oulémas ont été les promoteurs de notre Révolution de libération nationale et ont engendré, par leur action, la création du FLN, est destinée à réaliser, en faveur de cette nouvelle zaouïa que sont devenus les Oulémas, un véritable détournement de notre histoire nationale. S’agissant de la langue arabe et de l’Islam, la préservation en fut assurée essentiellement par les zaouïas, pendant les années les plus noires de la nuit coloniale. C’est là l ’un des mérites historiques de ces zaouïas, en plus de la contribution qu’elles apportèrent, jadis, à la diffusion de la foi islamique et de la langue arabe dans nos régions et du rôle primordial qu’elles assumèrent pour la levée, l’organisation et l’expansion de la résistance du peuple algérien contre la conquête coloniale. Ne pas oublier que le mouvement de l’Emir Abdelkader, l’insurrection de 1871, celle des Ouled Sid Cheikh - pour ne citer que les faits les plus marquants - ont été initiés par des zaouïas qui, tout au long de la lutte, ont entretenu la foi et l ’esprit combatif des résistants algériens. Le comportement anti-patriotique de certains cheikhs de zaouïas qui, par vénalité, ont collaboré avec l ’envahisseur et combattu l’Emir Abdelkader pour aider à l ’instauration de la domination française sur notre peuple, ne peut occulter le rôle éminement 27

Le hasard et l'histoire

patriotique des zaouïas, qui se sont opposées à l’occupation de leur pays et ont défendu l’honneur de leur patrie. Est-il nécessaire de rappeler, aussi, sans trop s’avancer dans l’évocation de notre histoire, que les zaouïas ou « tariquas » sont la forme d’organisation par laquelle s’est exprimée et concrétisée la résistance populaire aux invasions étrangères dans tous les pays de l ’Islam, aussi bien en Afrique qu’en Asie ? Plus près de nous, faut-il encore rappeler que beaucoup de membres de l’Association des Oulémas, qui ont pris part à l’action visant à impulser et à développer en Algérie la renaissance de la culture arabe et la réforme de l’Islam, ont fait leurs premières études dans des zaouias, qui tenaient, alors, le rôle de dépositaires de la culture arabe et de la foi islamique dans notre pays ? Les pratiques obscurantistes, dont certaines zaouïas, dégénérées sous l’influence coloniale, sont devenues le foyer, et l’inféodation de certains cheikhs de ces zaouïas à l ’administration française, ne diminuent en rien le mérite historique et patriotique des zaouïas algériennes, prises dans leur ensemble. C’est pourquoi, le PPA a considéré comme une diversion dangereuse la campagne systéma­ tique lancée, sans discernement, par les Oulémas contre les zaouias. Le PPA partait de l ’idée que l’axe essentiel du mouvement nationaliste devait être la cristallisation et la consolidation de l’union nationale dans la lutte contre la domination coloniale et que, dans cet esprit, l’accent devait être mis sur la mobilisation de toutes les forces vives du peuple algérien, en vue de la conquête de l ’indépendance, et que tout ce qui risquait d’introduire des germes de division au sein du peuple, dans le cadre de cette m obilisation, devait être écarté. Pour cela, l ’action pour l’élimination des pratiques obscurantistes et la diffusion des idées modernistes de la renaissance arabo-musulmane devait s’effectuer selon des voies qui ne heurteraient pas les sentiments de nos populations attachées, surtout à travers nos couches rurales, aux valeurs traditionnelles incarnées par les zaouïas, valeurs qui, dans l’esprit de ces populations, se confondaient avec l’Islam. De plus, les différents adeptes de ces zaouïas - « khouans, chaouchs, moquadems », etc. - vivaient au sein de ces couches rurales, étaient pleinement intégrés à l’existence quotidienne de ces couches et en constituaient l ’une des caractéristiques par lesquelles s’exprimait leur mode de vie. Par contre, les adeptes de l’Association des Oulémas, du moins la plupart d’entre eux, se présentaient d’emblée - et continuent du reste à se comporter de la 28

Entretiens avec Belaid Abdesselam

même manière - comme relevant d’un niveau supérieur à celui des m asses populaires et se situant au-dessus d ’elles. Ils se définissaient comme « ceux qui savent par excellence par rapport à ceux qui ne savent pas - El amma - », c ’est-à-dire la masse ignorante qui doit se contenter d ’écouter et de croire la parole émanant de ceux qui s’arrogeaiant ainsi - et continuent encore à s’arroger - le rôle de lui indiquer la voie voulue par Dieu et de lui tracer le chemin de son salut ici-bas et dans l’au-delà. Inutile de souligner la condescendance qui caractérisait le comportement des Oulémas vis-à-vis de la masse et leur arrogance envers les adeptes des zaouïas qu’ils rejetaient sans aucun discernement. Le PPA, par contre, considérait comme un avantage de compter parmi ses militants ces adeptes qui étaient généralement de condition modeste et animés d’une foi religieuse profonde. Aussi, la ligne de conduite, suivie par le PPA, accentua-t-elle l’hostilité de certains dirigeants de l’Association des Oulémas à son égard, incapables qu’ils étaient d’appréhender et de comprendre les implications de la stratégie et de la tactique que requièrent les méthodes de la lutte révolutionnaire, surtout dans les temps modernes. Pourtant, tout au long de sa vie et de la conduite de sa mission, notre Prophète a donné, en matière de stratégie et de tactique politiques, des leçons qui n’ont rien à envier à celles de notre époque contemporaine. Mais, l’esprit borné de beaucoup de nos Oulémas les empêchait de saisir le sens profond de l’exemple du Prophète et de comprendre la portée de l’action du PPA. Ainsi, dans le contexte où nous vivions pendant la deuxième partie de la décennie 1940, pour les intellectuels instruits en français ou en arabe, sur le plan de leurs idées politiques, c ’était le programme de Abbas qui prévalait : « une Algérie fédérée à la France ». De l ’autre côté, pour le PPA, c’était « /’indépendance de l’Algérie ». Quant aux communistes, on ne les considérait pas comme un parti algérien. Pour nous, jeunes de l’époque, le parti communiste apparaissait, à l’instar du parti socialiste et du parti radical, comme un parti français qui avait une section en Algérie. Du reste, son journal, « Liberté », parlait plus à l ’époque des problèmes qui se posaient en France, de la lutte des communistes français contre l ’occupation allemande que des problèmes de libération nationale en Algérie. Dans notre esprit, le parti commu­ niste n’était pas un parti algérien. D’ailleurs, on faisait nettement la distinction, à l ’époque, entre les mouvements « indigènes » et les autres mouvements politiques. 29

Le hasard et l'histoire

Et, surtout, pour nous qui revendiquions l ’indépendance de l’Algérie, il était inconcevable, dans notre esprit, qu’un Français fut un Algérien. Le parti communiste était simplement un parti français qui voulait sympathiser un peu avec nous. On pouvait considérer Abbas ou Bendjelloul comme un traître ou un modéré, mais le parti communiste était quelque chose de différent pour nous. A l’intérieur des lycées, c ’était cela les idées qui avaient cours. Etre pour le PPA ou l’UDMA et, ensuite, comment arriver à l’indépendance. Par les moyens politiques ou bien, selon le rêve du PPA, par l’insurrection, la guerre enfin. En définitive, ce dont on rêvait pour l’Algérie, c’était la reconsti­ tution de ce qui s’était passé en Europe contre Hitler. Il faut se remettre dans l ’atmosphère de l ’époque. L’opinion mondiale était dominée par tous ces mouvements qui s’étaient constitués, après la conquête hitlérienne, pour reconquérir leur indépendance : la résistance française, l’épopée des partisans yougoslaves, les Grecs, etc. Le rêve en Algérie, à cette époquc-là, c’était : « A quand le jour du déclenchement de la révolution ». Kl-Kenz : Est-ce qu’il n’y avait pas une dimension arabe dans cette effervescence intellectuelle et politique ?

Abdesselam : Ah, évidemment, quand on parle de nationalisme, de nation algérienne... on se sentait solidaire de tous les pays arabes et musulmans. En gros, le contenu du nationalisme algérien, c’était l’arabismc et l’Islam. On voulait l’Algérie, mais une Algérie ayant sa personnalité pit>prc, se caractérisant par son appartenance au monde arabe et au monde islamique et on se sentait tout naturellement solidaire. A l’époque, on ne raisonnait pas : Afrique, Tiers-monde ; tout cela n’existait pas encore. Et cela venait aussi du fait qu’il fallait convaincre les gens que l’Algérie était une nation, répondre aux arguments développés contre, à la thèse que l’Algérie n’avait jamais été une nation. La France avait eu Charlemagne, Louis XIV, la Révolution, Napoléon, etc. Elle était une nation et il était tout à fait normal qu’elle existât en tant qu’Etat, que puissance. L’Algérie, par contre - nous disait-on - , n’avait jamais eu d’existence nationale. Elle ne pouvait donc prétendre devenir un Etat. Nous, nous répondions que si l’Algérie n’avait pas existé à travers l’histoire telle que nous la connaissons aujourd’hui, il n’en demeure pas moins que notre pays possédait une identité.historique qui lui était spécifique et 30

Entretiens avec Bclaïd Abdesselam

que, quand les Français sont venus en Algérie, il y avait quand même un Etat avec le Dey à Alger. L’Algérie faisait partie du inonde arabe, d’un ensemble qui avait ses caractéristiques propres, sa langue, sa personnalité, son histoire, ses gloires, ses malheurs... On appartenait à 1’« Ouma » dont le khélifa était détenu par la dynastie ottomane qui siégeait à Istambul. On était Algériens, mais en tant qu’Arabes et Musulmans. Ali-Kenz : Que signifiaient, à l’époque, les mots : arabe, algérien, musulman, etc. ? Abdesselam : Algérien, arabe, musulman, dans notre esprit, étaient alors des notions qu’on séparait difficilement. Sans doute, par la suite, avec la maturité, est-on arrivé à analyser ces concepts. On regardait vers l’Orient, vers le Maroc, la Tunisie. C’étaient des pays où s ’affirmaient des mouvements semblables au nôtre, mouvements dont nous nous sentions solidaires ; on considérait que le « Destour » était le PPA de la Tunisie, « l’Istiqlal », le PPA du Maroc. C ’étaient donc des partis frères, dans des pays déterminés, mais qui avaient les mêmes buts que nous. Même dans la propagande interne du Parti, on parlait toujours de l’Afrique du Nord ; dans les tracts, les posters, il y avait Allai El Fassi, Bourguiba et Messali toujours ensemble. En fait, l ’idéologie coloniale avait essayé de nous convaincre que tout ce qui était arabe était incapable d’exister en tant qu’Etat, en tant que nation. Alors, quand on apprenait qu’il y avait en Egypte un Etat, un roi souverain, une armée qui a ses gradés, sa tenue, son drapeau, etc., ça nous donnait le sentiment que les Arabes étaient capables d’avoir un Etat Ça paraît maintenant ridicule mais, pour l’époque, c’était la concrétisation d’un espoir. Notre espoir était d’arriver un jour à avoir un Etat, un drapeau, une capitale comme l’Egypte. Pour nous, il y avait d’autres Etats, de la même catégorie que nous, qui pouvaient nous prêter leur concours et notre monde, c’était donc le monde arabe et le monde musulman. Bennoune : Quelles étaient alors les activités normales d’un militant nationaliste ? Abdesselam : Notre activité était celle de tous les militants de l ’époque : travailler pour diffuser l ’idée nationaliste, faire reconnaître le principe de la lutte pour l ’indépendance. L’engagement dans le PPA impliquait qu’on devait aller jusqu’à l’affrontement direct avec la France ; opter pour l’indépendance de

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l’Algérie, lutter pour la réaliser et essayer de gagner le maximum de gens pour cela. Chacun, dans son milieu, essayait de diffuser ces idées, de recruter des militants, de multiplier le nombre des cellules. Quand on avait une adhésion, c’était quelque chose d ’important. Ce n ’était pas toujours facile parce que, pour le milieu intellectuel de l ’époque, parler de l ’indépendance de l’Algérie était quelque chose de déraisonnable ; il fallait être « fou » pour parler de cela. Et il y avait aussi beaucoup de risques : être exclu du lycée ; être arrêté ! L’adhésion au PPA exposait à toutes sortes de choses, y compris l ’arrestation et ce, dans des conditions normales. Avec des événements exceptionnels comme ceux de 1945, on risquait la mort. Pour les adultes, c ’était la perte de l ’em ploi, l ’emprisonnement, la fermeture des commerces, la perte des moyens de vivre... Les militants du PPA n’avaient pas la vie facile. Bennoune : Après le lycée, qu’as-tu fait ? Abdesselam : Je suis venu à Alger comme étudiant. Donc 1945, événements de mai, répression, emprisonnement. En 1946, l ’amnistie a permis à un grand nombre de détenus de sortir. D’autres sont restés, accusés de crimes de droit commun et étaient maintenus parfois avec réduction de peine, etc. Mais, enfin, le gros de ceux qui avaient été arrêtés au lendemain du 8 mai 1945 avaient été libérés. Après cette amnistie, avec la sortie des leaders (Abbas, des gens des AML(>5>, Messali), l ’activité politique a repris ; elle était restée clandestine pendant la période de répression. Abbas, qui s ’était intégré dans le cadre des AML, s’était séparé du PPA, après sa sortie de prison. Il avait dit au PPA : « Vous êtes des aventuriers ; je ne veux plus marcher avec vous .» Il s’est organisé tout seul, avec son programme qui est celui de l ’UDMA autour du Manifeste, axé essentiellement sur l’érection de l’Algérie en Etat autonome fédéré à la France, dans le cadre de l’Union française, et fondé uniquement sur la lutte politique légale : élections, etc. Donc, séparation avec le PPA. Celui-ci avait, dans un premier temps, dénoncé la participation aux élections comme une reconnaissance implicite de l ’appartenance de l ’Algérie à la France. Ensuite, en 1946, à la sortie de Messali, les idées ont un peu évolué ; on disait : « Bon ! Le fait d'aller dans une assemblée n’implique pas qu’on reconnaisse la souveraineté française, mais 32

Entretiens avec Belaid Abdesselam

c’est un moyen politique, une tribune qu’il faut mettre à profit pour pouvoir exprimer notre point de vue, une manière de faire connaître au monde qu’il existe des Algériens qui réclament leur indépendance, etc. » Et le Parti, à partir de cette date, s’est engagé lui aussi dans la lutte politique légale. Il fallait utiliser tous les moyens. La lutte politique c’était la presse, la diffusion des idées, la possibilité de faire connaître le Parti à l’intérieur de l ’Algérie et à l’extérieur, de faire connaître l’existence du mouvement nationaliste algérien. Et pour cela, il fallait profiter de toutes les occasions, même dans le cadre du système français, de l ’assemblée française et des assemblées municipales. On pouvait montrer, par l’élection même, que le peuple adhérait aux idées que l’on défendait. Tout cela s’est poursuivi jusqu’aux élections à l’assemblée algérienne. Là aussi, le PPA, sous le couvert du MTLD, a remporté la majorité à travers le pays. Les élections, qui ont eu lieu en avril 1948, ont montré que les masses algériennes suivaient Messali. Au moment de ces premières élections à l’assemblée algérienne, instaurée par le statut de 1947, les Français devaient choisir : ou bien laisser faire et avoir pratiquement la totalité des délégués issus du PPA — ce qui apporterait la démonstration, devant le monde, que les Algériens voulaient l’indépendance — ou, alors, trouver un moyen pour tmquer les élections. Le jour des élections, les Français ont bourré les urnes ; ils ont donné quelques sièges au PPA, quelques sièges à l’UDMA et la majorité aux indépendants qui, eux disaient : « Nous sommes français, nous sommes dans le cadre du statut français. » Et il y a eu, alors, une vague de répressions. Beaucoup de leaders et de candidats du PPA ra t été emprisonnés. Le Parti en a conclu que les assemblées, la propagande, c’était fini. On était arrivé à un stade où on ne pouvait plus faire grand-chose, par le moyen des élections ; la voie légale était arrivée à ses limites. Il fallait se préparer à l’action. Pour calmer les choses, les Français avaient décidé de libérer ceux qu’ils avaient arrêtés et les leaders du Parti se sont alors retrouvés ensemble fin 1948. Et là, ils ont repris l’idée qui avait été décidée au congrès de 1947 : mettre sur pied une organisation paramilitaire pour la lutte aimée : « VOS ; Skikda, avec Abdelhamid LamraniW ; Mostaganem. Ces communautés de lycéens furent, pour nous, un champ d ’action fertile. Elles permirent de sensibiliser de nombreux jeunes aux idées nationalistes. Elles se révélèrent, par la suite,

Le hasard et l'histoire

comme de véritables pépinières de militants qui contribuèrent, dès l ’année suivante - c’est-à-dire celle du lancement du FLN - , à élargir la base de soutien de notre action, à gagner la bataille de la création de l ’UGEMA, à donner une vigoureuse impulsion à l ’engagement de notre jeunesse estudiantine dans la lutte commencée le 1er novembre 1954. Ces associations de lycéens et l’ensemble des élèves des lycées et collèges d’Algérie devaient jouer, durant ces premières années de la Révolution, un rôle important, surtout au moment du lancement de la grève illimitée des cours et des examens déclenchée en mai 1956. Un grand nombre de ces lycéens rejoignirent les maquis, s’enrôlèrent dans l’organisation des villes, tombèrent en héros dans les combats de l’ALN