Dynamiques de conversion: modèles et résistances : approches interdisciplinaires 2503544738, 9782503544731

Cet ouvrage est issu des travaux sur la conversion menés au sein du Centre Interdisciplinaire d'Étude du Religieux

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French Pages [196] Year 2012

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Dynamiques de conversion: modèles et résistances : approches interdisciplinaires
 2503544738, 9782503544731

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DYNAMIQUES DE CONVERSION : MODÈLES ET RÉSISTANCES

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

155

Illustration de couverture : Lonely tree on beach +CiliKK &linBerZc

!6+*&.2"0!" ,+3"/0&,+ࢩ MODÈLES ET RÉSISTANCES APPROCHES INTERDISCIPLINAIRES

Études recueillies par Béatrice BAKHOUCHE, Isabelle FABRE, Vincente FORTIER

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F

La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent cinquante volumes, Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…). Directeur de la collection : Gilbert DAHAN Secrétaire de rédaction : Cécile GUIVARCH Secrétaire d’édition : Anna WAIDE Comité de rédaction : Denise AIGLE, Mohammad Ali A MIR-MOEZZI, Jean-Robert A RMOGATHE, Hubert BOST, Jean-Daniel DUBOIS, Michael HOUSEMAN, Alain LE BOULLUEC, Marie-Joseph P IERRE, Jean-Noël ROBERT

© 2012 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2012/0095/66 ISBN 978-2-503-54473-1 Printed on acid-free paper

PRÉSENTATION L’enseHble des teStes Lui suivent se déploie š partir de la présentation du pCénoH¢ne de conversion dans le texte inaugural siBné par Dani¢le Hervieu LéBer dont les travauS sur la Luestion servent de réAérence š un Brand noHbre d’études La diversité des eSpériences dissiHule une coCérence proAonde Lue l’on peut raHener š un scCéHa Lui eSeHpli࠱e les di࠰érentes tensions pesant sur l’individu. Cette analyse contemporaine se trouve déclinée ensuite sur des modes divers : sur le plan politique et identitaire, sur le plan personnel, esthétique ou politique. Dans le cadre des modèles identitaires, nous est présentée d’abord la ࠱Bure du converti au Euda©sme, non point dans un processus de mouvement mais au contraire dans celui ‫ٻ‬ZparadoSalZ‫ ٻ‬de stabilité reliBieuse. +armi les Mélanésiens de Nouvelle Calédonie, les &anaF, š travers leur eSpérience de conversion au christianisme auS XIXe et XXeZ si¢cles, inventent une tradition syncrétiste dotée d’un fort impact dans le domaine politique. Les conversions au catholicisme dans les années 1 1 se déclinent selon deuS paradiBmes ‫ٻ‬Zcelui de la qu¤te mystique d’un audelš et celui d’une e réaction u au déclin moral de la société. L’eSpérience de Tony Blair en࠱n, en , si elle n’a pas suscité les mêmes réactions de la société anglaise que celle de John Henry NeRman un si¢cle plus t®t, est étudiée dans le cadre politique et culturel dont elle est indissociable. Un deuSi¢me volet d’étude interroge les places de l’altérité : la ࠱gure paradigmatique d’Augustin se lit de façon duelle, à la fois comme converti et comme convertisseur. Dans une approche théologique plus générale, la conversion est analysée en ce qu’elle met en évidence à la fois la mani¢re de nommer ce qui a valeur de transcendance pour un individu, mais aussi la structure du croire. Mais on peut saisir, d’un autre c®té, le discours théologique comme une résistance à la modélisation de la conversion, alors que ce même discours est aujourd’hui soumis à l’impératif de comprendre ce phénom¢ne de conversion pour retrouver une crédibilité largement entamée. z l’interface de l’eSpérience de conversion, se situe l’a࠳rmation du caract¢re absolu de la e liberté de conscience u, eSpression utilisée à l’article  de la version française de la Constitution libanaise, alors que la version arabe du même teSte parle de e liberté religieuse u. Le choiS délibéré de termes di࠰érents ne se situe pas seulement sur le plan juridico-politique  il s’appuie également sur un questionnement théologique concernant l’erreur et la vérité.

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Présentation

Dans le champ psychanalytique, ré࠲échir sur les processus de conversion oblige à rendre compte de leurs e࠰ets compleSes et contradictoires, voire aporétiques, si l’on rejoint la th¢se de S²ren &irFegaard pour qui e devenir chrétien u est une impossible possibilité. Le domaine des modélisations esthétiques et pratiques ouvre au lecteur une route qui le m¢nera du teSte de la Bible à la littérature du XIXeZsi¢cle : le portrait de Job retrace le parcours que le prototype du juste sou࠰rant doit subir avant de devenir le ࠱d¢le par eScellence. Au Moyen |ge, l’un des eSemples les plus di࠰usés et les plus cél¢bres ‫ ٻ‬le miracle de Théophile ‫ ٻ‬fait l’objet de plusieurs mises en teSte au travers desquelles se fait jour e la conversion u d’une écriture narrative en une écriture dramatique. De même, dans le cas de Chateaubriand, la conversion religieuse induit une conversion littéraire : sa conversion à Dieu implique en e࠰et, cheU l’auteur du Génie du christianisme, un profond bouleversement dans sa façon de concevoir son travail d’écriture, mais pas seulement : la conversion personnelle est informée par les structures mythiques propres auS grands récits de conversion. Quand la conversion s’inscrit dans des discours et des stratégies de pouvoir, on peut se reporter au #LOQ>IFQFRJ ࠩABF d’Alfonso de Espina, qui, dans l’Espagne du XVeZ si¢cle, revisite la dénomination de e converti u en la présentant comme synonyme de e juif u. AuS si¢cles suivants, en !rance, c’est à travers deuS récits de conversion que sont étudiés les retournements de polarité du phénom¢ne qui, soumis à une instrumentalisation satirique, se mue en événement purement négatif. Bref, on le voit, la thématique de la conversion ouvre un large spectre d’utilisations et de signi࠱cations. Re࠲et d’une époque, le discours de conversion est évalué positivement ou négativement, devient l’enjeu de tensions politiques, littéraires ou théologiques. Son ambivalence est spectaculaire : de récit positif d’une eSpérience individuelle, ce discours va jusqu’à se transformer en outil infamant dans un conteSte polémique déterminé.

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L’IMPÉRATIF DE LA CONVERSION. RÉFLEXIONS SOCIOLOGIQUES SUR LA FABRIQUE CONTEMPORAINE DES IDENTITÉS RELIGIEUSES

Dani¢le HERVIEU-LÉGER Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron (CESPRA) École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris)

Le foisonnement contemporain des faits de conversion Le travail du sociologue consiste, pour une bonne part, à mettre au point des ࠩDROBPABABP@OFMQFLK, outils de pensée qui assurent la liaison entre les données empiriques qu’il collecte sur le terrain et le point de vue interprétatif qu’il retient pour mettre en ordre ces données, et à travers elles, la compleSité des faits sociauS dont il se saisit. Bien que les limites de cet eSposé eScluent de s’avancer tr¢s loin dans cette derni¢re direction, on voudrait au moins indiquer ici en quoi la ࠩDROBAR@LKSBOQF – avec celle du pèlerin à laquelle elle est fortement chevillée – peut se révéler particuli¢rement performante pour l’analyse de la sc¢ne religieuse contemporaine. +lacer au premier plan de cette analyse la ࠱gure du converti, c’est attester, en premier lieu, de l’ampleur considérable que revêtent aujourd’hui les faits de conversion, dans toutes les aires culturelles et dans toutes les traditions religieuses. En terrain chrétien, et à l’échelle planétaire, le phénom¢ne qui attire d’abord l’attention, depuis la ࠱n des années soiSante, est la vitalité remarquable des mouvements conversionnistes. CeuS-ci se dé࠱nissent par l’objectif d’attirer dans leurs rangs de nouveauS croyants, immédiatement e convertis u en porteurs prosélytes du message de conversion : c’est le cas des protestantismes de conversion de genre néo-pentec®tistes au premier chef, mais également, encore que dans une mesure plut®t déclinante aujourd’hui, celui des courants charismatiques catholiques qui ont revalorisé le témoignage direct comme moyen d’apostolat. Du c®té des juda©smes israéliens, nord-américains et européens, la montée en puissance de courants néo-orthodoSes qui développent des stratégies o࠰ensives pour réactiver la dimension proprement religieuse et observante de l’identité juive a également fait l’objet d’observations et d’analyses, portant en particulier sur les e࠰ets de polarisation politico-religieuse que ces courants induisent dans les communautés 

Danièle Hervieu-Léger

concernées 1. Mais c’est évidemment la mobilisation politico-religieuse des jeunes convertis à l’islam qui a le plus contribué à faire que la science politique et la sociologie des religions aient mis fortement l’accent sur l’importance des phénom¢nes d’endossement ou de ré-endossement d’identités religieuses associées, sous une forme au moins potentiellement radicale, à l’a࠳rmation, ou à la réa࠳rmation d’identités ethniques ou nationales. Les enjeuS politiques et géo-stratégiques de ceZ retour de e l’ethnicoreligieuS u dans le monde contemporain ont conduit du même coup à accorder un intérêt souvent plus distant auS phénom¢nes de conversion religieuse dans les pays les plus sécularisés de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord ࢪCanada. Or ceuS-ci sont loin d’y être négligeables. C’est le cas même en !rance, o³ les conversions ne concernent pas seulement, à beaucoup pr¢s, des fractions de la jeunesse qui trouvent dans l’identi࠱cation à l’islam une forme de compensation, personnelle et communautaire, au dé࠱cit identitaire lié à l’eSclusion sociale dans laquelle ils se trouvent placés. La montée en puissance des adhésions à des églises évangéliques en plein développement, l’attrait des di࠰érentes variantes du bouddhisme sur les couches moyennes intellectuelles, la capacité d’attraction des NouveauS mouvements religieuS ont été étudiés par d’innombrables travauS. En !rance, on porte sans doute moins d’attention, à tort, auS phénom¢nes, également repérables, de conversion au protestantisme réformé ou au catholicisme romain. Si ceuS-ci ne sont pas quantitativement massifs 3, ils rév¢lent bien la mobilité des trajectoires individuelles de l’identi࠱cation religieuse, mobilité qui constitue un trait majeur de la sc¢ne religieuse contemporaine. +our prendre une mesure compl¢te du paysage de la conversion dans les sociétés de l’Ouest européen ࢪauSquelles les ré࠲eSions qui suivent s’appliquent spéci࠱quement, il est indispensable de se doter d’une dé࠱nition large de la conversion. Celle-ci ne concerne pas uniquement le cas classique du e changement de religion u : un individu initialement socialisé dans une tradition religieuse donnée décide, de façon personnelle, d’adhérer à une autre famille religieuse. Cette modalité de la conversion eSiste, mais elle est quantitativement submergée par deuS autres modalités de l’identi࠱cation ou de la ré-identi࠱cation volontaire à une tradition religieuse. – La premi¢re est celui du ré-endossement, à l’œge adulte, d’une identité religieuse reçue à la naissance et préservée de façon purement nominale : on trouve ici la vaste population des e born again u, e baleitshuva u, e recommen-

1. Cf. par eSemple, H. DANTZGER, Returning to Tradition : The Contemporary Revival of Orthodox Judaïsm, NeR Haven and London, 4ale University +ress, 18  S. TANK, Juifs d’élection. Se convertir au judaïsme, +aris, CNRS Éditions, .

. Cf. D. SCHNAPPER, e Le sens de l’ethnico-religieuS u, Archives de Sciences sociales des Religions 81-1 (1993), p. 149-163. 3. On comptait néanmoins 1 catéchum¢nes engagés dans un parcours de formation de deuS ans en 1 (3 d’entre euS recevant le baptême dans la nuit de +œques). Ils étaient 89 en 1, 111  en 1996,

84 en 198, et 89 en 196 (Chi࠰res du Service National du Catéchuménat, qui ne comprend pas une partie au moins des catéchum¢nes pris en charge au sein de communautés dites e nouvelles u).

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La fabrique contemporaine des identités religieuses

çants u, e nouveauS ࠱d¢les u, etc. qui se convertissent, si l’on peut dire, à leur religion d’origine, en prenant volontairement en charge un héritage refusé ou ignoré jusque-là. – La seconde, qui est aussi la plus signi࠱cative des tendances contemporaines de la modernité religieuse, est celle de l’a࠳liation à une famille religieuse d’individus e sans religion u, c’est-à-dire sans inscription, même nominale, dans une tradition religieuse quelconque. Cette derni¢re modalité de la conversion est doublement intéressante à analyser : d’une part, elle met à jour, par-delà les évidences sécularistes qui ont longtemps guidé l’analyse des relations entre religion et modernité, la part que peut conserver la religion dans le processus de formation des identités personnelles et sociales dans les sociétés réputées hypermodernes  d’autre part, elle illustre le caract¢re ࠲uide, imprévisible, et même chaotique, que revêtent souvent ces trajectoires d’identi࠱cation qui ne débouchent pas nécessairement sur une appartenance stabilisée à une confession religieuse particuli¢re. C’est en ce point que la ࠱gure du converti – celui qui choisit sa religion – croise (et recoupe éventuellement plusieurs fois) celle du pèlerin : cet individu qui chemine, qui trace un parcours spirituel toujours susceptible d’accidents, de diversions et de réorientations et qui tente de mettre en place, d’étapes en étapes, la construction narrative de lui-même en laquelle se joue son e identité u personnelle.

Le converti, un analyseur de la scène religieuse ultra-moderne C’est précisément à travers la diversité des modalités qu’elle revêt – changement de religion, réactivation d’une identité religieuse demeurée jusque-là virtuelle, ou entrée tardive dans une famille religieuse choisieZ – que la ࠱gure du converti déploie sa pleine fécondité heuristique et s’impose comme une ࠱gure de description sociologique de la modernité religieuse. Les observations empiriques portant sur les faits de conversion fournissent en e࠰et un cadre de plausibilité e࠳cace à la mise en évidence des tendances typiques de la sc¢ne religieuse occidentale. La premi¢re de ces tendances est le malaise dans la transmission, qui atteint l’ensemble des institutions sociales et touche notamment de plein fouet les institutions religieuses de type Église, qui privilégient, par dé࠱nition, l’incorporation précoce (d¢s la naissance) de leurs membres. On observe, en terrain chrétien notamment, mais pas eSclusivement, une érosion des dispositifs de la transmission intergénérationnelle des identités religieuses, comme s’il n’allait désormais plus de soi que les enfants endossent l’identité religieuse des parents. Entendons bien que la e crise de la transmission u ne constitue pas à beaucoup pr¢s un trait spéci࠱que des sociétés contemporaines : elle est, dans toutes les sociétés et à toutes les époques, l’autre nom de la déception des générations les plus œgées lorsqu’elles constatent que ceuS qui les suivent, confrontés à des situations di࠰érentes de ce qu’euS-mêmes ont connu, ne leur ressemblent pas et prennent des directions qui disquali࠱ent, au moins en partie, l’univers qu’ils pensaient immuable puisque modelé par euS. Les con࠲its entre générations que ce passage de relais fait surgir sont la trame même de l’histoire culturelle. Ce qui peut être considéré comme nouveau dans la situation présente réside plut®t dans le fait que les univers culturels 9

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et mentauS des générations en présence peuvent être devenus à tel point étanches les uns auS autres que l’idéal (ou le rejet) de la transmission s’en trouve lui-même a࠰ecté : le sentiment d’une étrangeté qui rend impossible la communication l’emporte, à certains égards, sur le con࠲it classique entre générations. Le renoncement à transmettre qui en découle est fréquemment redoublé par le sentiment que toute démarche tendant à prescrire auS enfants des choiS qu’ils n’ont pas les moyens de prendre en charge personnellement a quelque chose d’illégitime. +armi ces choiS qui peuvent être e réservés u jusqu’au moment o³ les enfants pourront décider e en adultes u, la religion est en premi¢re ligne : devenue, dans toutes les sociétés démocratiques, une option privée qui rel¢ve de la liberté des individus, elle est par eScellence le lieu d’une décision personnelle, qui engage l’authenticité subjective de chacun. z c®té du grand nombre des parents et grands-parents croyants qui déplorent l’indi࠰érence de leur progéniture à l’égard des valeurs qui les font vivre, et qui s’interrogent sur leur propre capacité à transmettre, il y a ceuS qui consid¢rent simplement que les orientations religieuses de leurs enfants ne sont pas de leur ressort : e il (ou elle) choisira quand il (ou elle) aura l’œge u. Entre ruptures culturelles et ࠲ottement du devoir de transmettre, la sc¢ne religieuse donne du même coup à voir des scénarios inédits de la transmission. C’est le cas, au premier chef, du jeune converti qui entra¨ne – non sans con࠲its intrafamiliauS parfois violents – l’ensemble de sa fratrie, et même ses parents et grands-parents plus ou moins détachés ou évasivement attachés à une tradition familiale, dans un régime strict d’observance religieuse. Ce scénario de la transmission à l’envers est devenu beaucoup moins rare qu’on pourrait le penser. Ce trouble dans la transmission est le sympt®me d’une crise plus large des identités héritées, qui peut être documenté dans toutes les traditions. Mais cette crise est elle-même –Zen creuSZ– le révélateur de l’inscription de la religion dans une modernité qui fait valoir, dans tous les domaines de la vie humaine, les droits du sujet autonome. La conviction selon laquelle un individu authentiquement religieuS est un individu qui choisit sa religion et s’y engage de façon pleinement consciente est une des dimensions majeures de cette a࠳rmation du croyant en sujet autonome qui caractérise spéci࠱quement la modernité religieuse. On sait la part majeure que le juda©sme et le christianisme ont eu dans l’émergence historique de cette ࠱gure moderne du sujet croyant autonome, en faisant primer l’intériorisation éthique de la loi religieuse sur toute forme de ࠱délité répétitive à des observances eStérieures. Cette puissance de subjectivation de l’a࠳liation religieuse se trouve être –Zdans la phase actuelle de la modernité que Jean Baudrillard a désignée comme e modernité psychologique uZ– mise au service de la construction narrative de soi-même. Laquelle trouve, dans l’eStraordinaire stocF de ressources symboliques o࠰ert par les grandes traditions religieuses, des matériauS privilégiés pour lier ce récit personnel à celui d’une e grande famille u qui l’assure de sa propre continuité : en amont –Zen reliant l’individu, par le ࠱l d’une lignée de témoins, à une communauté originaire immémorialeZ– et en aval, en o࠰rant à celui-ci le recours d’une utopie qui lui promet un accomplissement futur. Par delà la rhétorique stéréotypée qui est la marque propre du récit de conversion 10

La fabrique contemporaine des identités religieuses

(le récit met toujours en sc¢ne les étapes successives d’un passé chaotique, d’une eSpérience d’illumination et d’une vie remise en ordre et désormais pourvue d’un sens), celui-ci o࠰re une sorte de paradigme de cette construction subjective du sens.

)>A¤O¤DRI>QFLKFKPQFQRQFLKKBIIBABI‫࠴>ڂ‬IF>QFLK du formatage à la reconnaissance mutuelle Or cette construction se trouve être, en régime de haute modernité religieuse, de moins en moins placée sous le contr®le d’une institution qui en garantit l’orthodoSie. De façon générale (en dehors évidemment des politiques de conversions forcées que l’histoire a connues), et même lorsque la conversion est suscitée par une stratégie conversionniste mise en œuvre, de façon tr¢s organisée, par des groupes ou églises prosélytes, la demande de conversion se présente toujours – et elle est sommée de se présenter par ceuS qui reçoivent – comme un parcours singulier. Ce parcours est supposé donner à voir à la fois l’initiative divine qui est à l’origine du désir de conversion et la liberté de celui qui s’engage. Il revient ensuite auS institutions qui accueillent les candidats à l’adhésion de valider et de formater (avec une minutie tr¢s variable selon les traditions) cette démarche éminemment personnelle, en éliminant les e mauvaises raisons u de se convertir et en véri࠱ant la bonne assimilation par l’arrivant des croyances obligatoires et des pratiques qui leur sont associées. La caractéristique de la sc¢ne contemporaine des conversions, en terrain chrétien, est de tendre à subordonner, voire même à réduire purement et simplement cette phase de validation au témoignage public de l’authenticité subjective de la démarche du converti : il importe avant tout que celui-ci puisse témoigner devant la communauté de la singularité de son parcours personnel, et de la grœce personnellement reçue qui est au principe de son engagement religieuS. Ce déplacement peut aller jusqu’à faire appara¨tre un quasi-renversement de la charge de la validation : c’est la communauté qui doit témoigner de sa capacité d’accueil du nouveau croyant, au moins autant que celui-ci doit faire la démonstration de sa conformité (ou de son désir de se conformer) auS crit¢res de l’appartenance communautaire. Cette tendance ne tient pas (ou en tout cas pas seulement) à la disponibilité que des groupes religieuS devenus minoritaires dans une société sécularisée – et de surcro¨t en situation de concurrence entre euS – peuvent être portés à manifester à de nouveauS membres disposés à rejoindre leurs rangs. Elle correspond aussi à la dynamique d’un jeu de reconnaissance mutuelle des individualités, qui tend à subsumer les r¢gles institutionnelles de l’acceptation d’un nouveau membre : en répondant au choiS d’un individu qui demande à la rejoindre, la communauté s’atteste elle-même comme une communauté d’individus qui se sont choisis entre euS. L’a࠳nité reconnue de sujets croyants réalisant tous leurs parcours singuliers d’identi࠱cation tend ainsi à l’emporter sur la e mise auS normes u que requiert l’appartenance à une institution. Cette logique de la reconnaissance mutuelle est particuli¢rement eSplicite dans l’accueil des e recommençants u ou des e born again u qui témoignent de leur conversionZ Zentrée dans la foi au sein de communautés de type charismatique (catholique ou protestante). Mais elle se donne également à voir, au-delà du 11

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parcours de socialisation institutionnelle auquel est soumis le nouvel entrant, dans la dynamique des communautés catéchuménales catholiques. Dans ces communautés, le parcours du catéchum¢ne est couramment présenté comme s’intégrant au chemin de conversion personnelle que tous les membres du groupe sont appelés à e࠰ectuer à ses c®tés. Cette dynamique communautaire, de forte intensité relationnelle et a࠰ectuelle, centrée sur la personne de l’arrivant que l’on accueille, permet également de comprendre la di࠳cile e sortie u d’eSpérience catéchuménale dont témoignent un certain nombre de nouveauS baptisés, invités, apr¢s l’événement culminant de la cérémonie du baptême, à occuper une place de ࠱d¢le e ordinaire u dans l’assemblée paroissiale 4. Ces observations soulignent le fait que la ࠱gure du converti ne met pas seulement en évidence la mobilité des croyances individuelles en régime de haute modernité religieuse : elle éclaire également les recon࠱gurations >ࠫKFQ>FOBP des formes de la communalisation, y compris au sein des grandes institutions de type Église.

La validation de la conversion et les jeux de la reconnaissance mutuelle Le recours descriptif à la ࠱gure du converti permet en࠱n de réévaluer l’hypoth¢se de l’individualisation, comme trait spéci࠱que de la sc¢ne religieuse occidentale, en évitant de la confondre purement et simplement avec une supposée dissémination illimitée des petits récits croyants produits par les individus, à partir des dispositions, aspirations et eSpériences qui sont les leurs. On sait à quel point l’approche des croyances contemporaines en termes de e bricolage u a pu nourrir cette version e atomisante u de l’analyse de l’individualisation religieuse. On ne reviendra pas ici sur la critique qu’appelle cette perspective 5. Mais on soulignera à quel point l’étude des faits de conversion permet d’enrichir la question de l’individualisation. Plus précisément, elle éclaire la dialectique qui s’instaure entre la singularité revendiquée et requise du récit de conversion e authentique u et la demande de reconnaissance que le converti adresse à la communauté qui incarne pour lui, à un moment donné de son parcours, la famille spirituelle dont il se sent subjectivement membre. La conversion, en e࠰et, ne se résume jamais à la seule décision personnelle de celui qui, au terme d’une eSpérience plus ou moins longue, déclare se reconnaître dans une telle famille. Elle ne vaut, y compris pour l’intéressé lui-même, que dans la mesure o³ la profession

4. Un article récent du Journal La Croix, e Conversion, l’épreuve du temps u, du 04 0

011 fait écho à cette di࠳culté, en l’imputant essentiellement à la baisse de régime, du c®té du converti, de e l’état d’ébullition u associé à l’événement de la conversion. e Évidemment, le feu n’est pas toujours allumé u, note par eSemple un converti qui témoigne de son eSpérience. Mais cette routinisation prévisible n’est pas seule en cause : la nature e eStra-ordinaire u de la socialisation catéchuménale et son caract¢re nécessairement temporaire y ont également leur part. 5. A.ZM ARY, e En ࠱nir avec le bricolage  u, Archives de Sciences Sociales des Religions 116 ( 001), p. -30  D.ZH ERVIEU-LÉGER, e Bricolage vaut-il dissémination  Quelques ré࠲eSions sur l’opérationnalité d’une métaphore problématique u, Social Compass 5 -3 ( 005), p. 95-308.

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La fabrique contemporaine des identités religieuses

d’adhésion est convertie en demande d’a࠳liation, et reconnue comme telle par une communauté qui lui accorde, en fonction des crit¢res d’appartenance par lesquels elle se dé࠱nit, la validation demandée. Or, apr¢s avoir souligné plus haut à quel point cette opération de formatage est aujourd’hui tenue de s’e࠰ectuer dans les limites que lui assigne la reconnaissance des droits de la subjectivité individuelle en mati¢re de choiS spirituels et religieuS, il importe aussi de marquer l’importance que revêt, pour le converti lui-même, le fait que sa démarche d’a࠳liation à la lignée croyante qu’il revendique fasse l’objet en retour d’un accueil par une communauté qui l’accepte pour l’un des siens. Ici se tient le paradoSe majeur de la sc¢ne religieuse contemporaine et la limite structurelle à l’atomisation individualiste des petits récits : au moment même o³ elles disquali࠱ent les croyances et identités héritées, l’a࠳rmation de l’autonomie personnelle du sujet croyant et la liberté que celui-ci s’accorde pour produire lui-même le sens de son parcours spirituel renforcent le besoin subjectif d’une allégeance communautaire rendue publique. C’est celle-ci qui établit en e࠰et, sur le terrain de la reconnaissance mutuelle (et non plus d’abord sur celui de la mise en conformité institutionnelle), la légitimité du parcours personnel e࠰ectué par le converti. Contrairement à ce qu’on pourrait spontanément penser, l’individualisation du croire ne dissout pas le désir d’appartenance communautaire : il l’active au contraire, sur le mode de la recherche d’une communauté a࠳nitaire o³ s’atteste concr¢tement l’appartenance à une e famille u à laquelle il devient possible de s’identi࠱er. Les identités ne se reçoivent plus (ou de moins en moins) d’une a࠳liation familiale et institutionnelle prescrite du dehors et à l’avance : elles se construisent dans les jeuS de la réciprocité intersubjective et de l’échange mutuel des signes de reconnaissance. Celles des institutions qui ne se satisfont pas de la seule profession de foi du converti sont elles-mêmes conduites à intégrer cette donnée dans la mani¢re dont elles organisent la socialisation de l’impétrant en leur sein. Elles le font, d’une part en assurant son intégration dans une communauté de proSimité dédiée à la production régulée de cet échange symbolique (comme c’est le cas des communautés catéchuménales), d’autre part en faisant largement droit, dans la célébration du rite d’intégration (ici : le baptême) à l’eSpression personnelle des acteurs (le converti et ceuS qui l’ont accompagné) engagés dans cette scénographie solennelle de la reconnaissance mutuelle.

L’identité : une combinatoire mouvante Reste alors à repérer comment, à travers le jeu de la reconnaissance, op¢re ce travail de composition qui permet au converti d’articuler, en une combinatoire faisant sens à la fois pour lui, et pour la communauté qui l’accueille, les di࠰érentes dimensions qui dé࠱nissent une identité. On peut, de façon idéaltypique, repérer quatre de ces dimensions : – La premi¢re est la dimension communautaire, celle qui dessine, à travers un certain nombre de marqueurs (le baptême dans le christianisme, la circoncision dans le juda©sme, la profession de foi en islam, etc.), la fronti¢re qui sépare e ceuS qui en sont u et e ceuS qui n’en sont pas u.

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Danièle Hervieu-Léger

– Alors que la dimension communautaire tend à clore le groupe sur lui-même, la seconde dimension qu’on appellera éthique ou axiologique tend au contraire à l’ouvrir sur l’eStérieur : elle engage les valeurs du groupe, la vérité universelle dont il se déclare porteur. Celles-ci ont vocation à di࠰user (voire à s’imposer) en dehors des seules limites de la communauté au sein de laquelle ces valeurs et cette vérité sont attestées au présent. – La troisi¢me dimension est la dimension culturelle de l’identité. Elle récapitule les di࠰érentes composantes (savoirs, doctrines, pratiques, droit, mais aussi coutumes, habitudes locales, normes de comportement, r¢gles en mati¢re de mœurs, etc.) qui constituent les mani¢res de vivre et le rapport au monde de la communauté concernée. Ces composantes culturelles qui organisent le quotidien des ࠱d¢les et mod¢lent l’image sociale de la communauté s’inscrivent dans le temps long : elles évoluent lentement, elles impr¢gnent les mentalités, elles s’incarnent dans des états de corps, elles construisent des habitus. – À l’opposé de cette viscosité de la dimension culturelle de l’identité, la dimension émotionnelle est au contraire caractérisée par la ࠲uidité et l’instabilité des a࠰ects qui proc¢dent du rassemblement communautaire. Elle est associée à e l’émotion des profondeurs u que gén¢re le rapprochement physique des ࠱d¢les liés entre euS par le sentiment – périodiquement réactivé par la célébration – de former un e nous u, e unZseul esprit et un seul corps u. La construction identitaire s’établit donc au croisement d’un double régime de tension : entre la dimension communautaire, qui délimite les fronti¢res du groupe, et la dimension aSiologique, qui élargit la portée du message, d’une part  entre la dimension culturelle, qui ancre la communauté dans la durée, et la dimension émotionnelle qui la mobilise ponctuellement, d’autre part. La logique institutionnelle de la formation des identités –Zcelle qui passe, notamment, par les di࠰érents dispositifs de la socialisation du ࠱d¢le de naissance, au cours de son enfance et des étapes de sa vieZ – consiste dans la mise en équilibre de ces di࠰érentes dimensions. Le culte –Zqui implique un rassemblement temporaire dédié à la fois à l’accomplissement des rites et à l’enseignement des ࠱d¢les, invités à témoigner de leur foi dans toute leur vieZ– est, dans toutes les traditions, un instrument privilégié de la tenue en équilibre de ces di࠰érentes dimensions. En principe, l’institution assure la régulation de ces tensions en les plaçant sous le contr®le d’un pouvoir, diversement légitimé selon les di࠰érentes traditions religieuses. Mais que se passe-t-il lorsque la capacité régulatrice des institutions est remise en question par la capacité autonome des individus de rejeter les identités ainsi formatées pour construire euS-mêmes, à partir de la diversité de leurs eSpériences, leur propre parcours d’identi࠱cation  La premi¢re observation qui s’impose est celle de la facilité avec laquelle il est devenu possible, aujourd’hui (dans les sociétés démocratiques d’Occident), de e sortir de la religion u. La religion, qui ne dé࠱nit plus les formes du lien social et de l’organisation politique des sociétés la©cisées, ne prescrit plus non plus auS individus des identités sociales inaliénables. CeuS-ci abandonnent couramment l’identité religieuse qui leur a été donnée en héritage, soit pour en adopter une autre qu’ils choisissent euS-mêmes, soit pour rejoindre la 14

La fabrique contemporaine des identités religieuses

population montante de ceuS qui se dé࠱nissent comme e sans religion u. La premi¢re utilisation possible de cet outil d’analyse est d’aider à repérer la diversité des modalités de ces e sorties u, selon les di࠰érents scénarios de la dé-composition (au sens o³ l’on parle, en physique, de e composition u des forces) des identités religieuses. L’esthétisation de la référence à la tradition religieuse, son absorption dans un humanisme séculier qui se passe de toute invocation d’une quelconque source religieuse des valeurs, l’instrumentalisation ethnique ou politique des symboles de l’identité communautaire, la pure recherche des états altérés de conscience associés à l’intensi࠱cation de l’eSpérience spirituelle, etc., constituent autant de mani¢res de quitter la lignée croyante. Mais les choses ne s’arrêtent pas là : des recompositions identitaires plus ou moins compl¢tes peuvent également intervenir, d’une part parce que les individus préservent souvent quelque chose – fût-ce par bribe – des identités qu’ils ont abandonnées ou dont ils n’ont jamais réellement pris possession, et d’autre part parce que leur e sortie religieuse u s’av¢re incompl¢te ou parce qu’elle peut, apr¢s coup, être remise en question. Le retrait religieuS le plus eSplicite peut coeSister, cheU le même individu, avec la préservation, plus ou moins consciente, d’adhérences (communautaires, culturelles, éthiques, a࠰ectives) qui servent de support à des réorganisations identitaires précaires, transformables ou transposables dans d’autres registres du croire. Le fait a été abondamment souligné à propos des e militants u passés de la plus intense des convictions confessionnelles au plus actif des engagements politiques. On peut élargir ces observations à l’ensemble des parcours e࠰ectués par des sujets croyants e libérés u des contraintes de l’appartenance à une institution. On peut alors avancer l’hypoth¢se que chacune des dimensions de l’identi࠱cation peut, dans la mesure o³ elle est devenue relativement autonome par rapport à toutes les autres, devenir elle-même l’aSe d’une possible construction ou reconstruction de l’identité religieuse. L’eSpérience émotionnelle, le besoin d’intégration communautaire, le souci de préserver les trésors d’une culture religieuse, la mobilisation éthique : les eSpériences qui se jouent dans chacun de ces registres peuvent constituer le point de départ d’une élaboration identitaire singuli¢re, qu’elles e colorent u de façon particuli¢re. Mais ce sont certainement les récits de conversion qui o࠰rent la mati¢re la plus riche pour repérer la diversité des constructions que les intéressés mettent en place progressivement, à partir d’une eSpérience privilégiée qui catalyse, en fonction de sa dynamique propre, la réorganisation ou la combinaison des autres dimensions de l’identité religieuse. Pour l’un, la participation fortuite à un rassemblement de jeunes particuli¢rement enthousiastes est le point de départ de l’intégration à un groupe, au sein duquel il acquiert progressivement une culture religieuse  pour tel autre, c’est la découverte des solidarités vécues dans l’engagement humanitaire qui initie un parcours spirituel et conduit à l’a࠳liation communautaire  pour tel autre encore, une eSpérience esthétique associée à la découverte culturelle d’une tradition religieuse particuli¢re inaugure un engagement communautaire, etc. Dans chaque cas, la représentation de la lignée croyante invoquée varie en fonction des eSpériences qui ont jalonné la trajectoire de l’identi࠱cation. 15

Danièle Hervieu-Léger

Celle qui se réalise à partir du p®le communautaire –Z en lien par eSemple avec la volonté de manifester, dans un conteSte de pluralisation religieuse et culturelle, l’e authenticité u d’une tradition religieuse nationaleZ– implique une tout autre façon de mobiliser la dimension culturelle de l’identité que celle qui proc¢de de la revendication d’une identité éthique universalisée. L’individu qui a࠳rme une identité française et catholique pour marquer son rejet de la présence de l’islam en !rance n’invoque pas le même patrimoine du christianisme que le militant des droits de l’homme qui veut témoigner de l’enracinement chrétien de ces droits. On comprend, du même coup, que les trajectoires individuelles ne se diversi࠱ent pas à l’in࠱ni : elles s’inscrivent dans des logiques correspondant auS di࠰érentes combinaisons possibles des dimensions de l’identité religieuse, combinaisons qui dessinent, au sein même de chaque tradition, une constellation d’identités religieuses possibles. Au sein d’une même tradition, cette diversité peut donner lieu à bien des con࠲its, on s’en doute, à partir du moment o³ les institutions sont déboutées de leur titre eSclusif à dé࠱nir le pro࠱l identitaire o࠳ciel dans lequel les ࠱d¢les sont supposés se reconnaître. Sur ce terrain également, les controverses qui s’engagent couramment autour des modalités de l’accueil et de la socialisation des convertis constituent un analyseur particuli¢rement e࠳cace des déplacements qui s’op¢rent à l’intérieur de traditions, e travaillées u –Zquoi qu’elles en aientZ– par la culture contemporaine de l’individu 6.

Bibliographie H. DANTZGER, Returning to Tradition : The Contemporary Revival of Orthodox Judaism, New Haven and London, Yale University Press, 1989. D. HERVIEU-LÉGER, e Bricolage vaut-il dissémination  Quelques ré࠲eSions sur l’opérationnalité d’une métaphore problématique u, Social Compass 5 -3 ( 005), p. 95-308. –, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, 1999 (Coll. ‫ڄ‬Champs‫څ‬, 001). A. MARY, e En ࠱nir avec le bricolage  u, Archives de Sciences Sociales des Religions 116 ( 001), p. -30. D. SCHNAPPER, e Le sens de l’ethnico-religieuS u, Archives de Sciences sociales des Religions 81-1 (1993), p. 149-163. S. TANK, Juifs d’élection. Se convertir au judaïsme, Paris, CNRS Éditions,

00.

6. Pour une ré࠲eSion approfondie sur les deuS ࠱gures de description du p¢lerin et du converti, cf. D.ZHERVIEU-LÉGER, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, !lammarion, 1999 (Coll. Champs, 001).

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–ZIZ–

Mod¢les politiques et identitaires

LE CONVERTI COMME FIGURE PARADOXALE DE LA STABILITÉ RELIGIEUSE

Sébastien TANK-STORPER BKQOB+>QFLK>IABI>/B@EBO@EB0@FBKQFࠩNRB

Les recherches en sciences sociales portant sur les conversions connaissent un certain développement depuis la ࠱n des années 1960, en raison notamment du nombre sans cesse croissant des conversions religieuses à travers le monde. L’eSpérience de la conversion est en passe de devenir le point de référence, l’étalon de toute eSpérience religieuse contemporaine, celle à partir de laquelle l’eSpérience religieuse se réalise dans sa forme e canonique u (si l’on peut dire). Les données statistiques le con࠱rment d’ailleurs. Selon une étude rendue publique en 008, 8 ࢠ des étasuniens ont changé de religion, 44 ࢠ si l’on prend en compte les mouvements au sein de la sph¢re protestante 1. Le protestantisme évangélique et pentec®tiste, encore marginal dans les années 1950 et présent seulement dans quelques états des États-Unis, s’est implanté aujourd’hui partout dans le monde et on ne trouve plus d’anthropologue dont le terrain (même tr¢s reculé) ne soit désormais profondément modi࠱é par l’eSpansion de ce protestantisme de conversion . La ré࠲eSion que je voudrais proposer ici ne vise pas à élaborer une théorie de la conversion et des phénom¢nes de conversion, mais plut®t à interroger la mani¢re dont la problématique des conversions s’est insérée dans le cadre plus large des recherches sur le religieuS contemporain. Il s’agira ainsi de comprendre, par-delà les conversions elles-mêmes, les questions que la e convertologie u permettait et permet encore d’éclairer ou de faire émerger  les problématiques qu’elle conduit à formuler et à reformuler, ainsi que les conceptions du religieuS lui-même qu’elle appelle à revisiter. Je voudrais notamment montrer comment la recherche sur les conversions, apr¢s avoir informé les dynamiques de changement religieuS et les logiques d’individualisation du croire, engage aujourd’hui à reposer la question de l’autorité religieuse et de l’institution à l’heure de la mobilité et de la subjectivité religieuses.

1. Sources :  http:

religion.info french articles article:365.shtml .

. Voir le numéro de la revue Hérodote, Les évangéliques à l’assaut du monde 119 (4eZtrimestre

005). Voir également, à propos d’une église pentec®tiste brésilienne mondialisée, A.ZCORTENZ– J.-P.Z DOZON – A.Z P.Z ORO (éd.), Les Nouveaux conquérants de la foi. L’Église Universelle du Royaume de Dieu (Brésil), Paris, &arthala, 003.

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Du mouvement dans un monde stable : comprendre le changement religieux L’intérêt des sciences sociales, et notamment de la sociologie et de l’anthropologie mais aussi de l’histoire ou de la géographie, pour la question des conversions, est allé de pair avec le constat empirique d’une augmentation du nombre de cas de conversions et des logiques de circulation religieuse, notamment à partir de la ࠱n des années 1960 et du début des années 190 et l’apparition des NouveauS Mouvements ReligieuS auS États-Unis, puis en Europe (il faudra cependant attendre plus d’une décennie, voire deuS, pour que les premi¢res recherches sur les conversions voient le jour en !rance). L’émergence de ces groupes religieuS dissidents de type conversionniste se situant en marge –Zvoire compl¢tement en dehorsZ– des religions historiques, posait deuS questions principales. Tout d’abord elle remettait en question les théories de la sécularisation voulant que plus la modernité avançait, plus le religieuS reculait, laissant progressivement s’imposer l’idée que le processus de modernisation des sociétés s’accompagnait davantage d’un processus de recomposition du religieuS que d’un réel processus de décomposition, processus de recomposition passant notamment par la multiplication des conversions 3. Par ailleurs, et plus profondément, les théories sociologiques classiques (notamment celles se situant dans la ࠱liation d’Émile DurFheim), qui concevaient la religion en termes de fonction intégrative ou de syst¢me de croyances, véhiculaient une conception statique de la religion qui n’o࠰rait que peu de ressources pour l’analyse et la compréhension des conversions et des changements religieuS observés 4. Dans ce cadre, comprendre les conversions (individuelles et collectives), et notamment comprendre la force sociale qui les provoquait en cherchant à connaître les e motivations u des convertis, permettait d’apporter des éléments de réponse à la question plus large du changement religieuS. Schématiquement, deuS paradigmes eSplicatifs des conversions ont longtemps dominé, notamment dans le champ de la sociologie nord-américaine 5. Le premier, développé essentiellement dans les années 1980 6, fait du

3. Sur ces questions, voir D.ZHERVIEU-LÉGER, Le Pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, !lammarion, 1999 et O.Z BOBINEAU – S. TANK-STORPER, Sociologie des religions, Paris, Armand Colin (coll. e 1 8 u), 00. 4. G.Z MOSSIÈRE, La conversion religieuse : approches épistémologiques et polysémie d’un concept, document de travail, 00, p.Z11. 5. J.Z T.Z RICHARDSON, e The Active vs. Passive Convert : Paradigm Con࠲ict Conversion

Recruitment Research u, 'LROK>ICLOQEB0@FBKQFࠩ@0QRAVLC/BIFDFLK 4- (1985). 6. Et porté notamment par des auteurs comme R.-2.Z BALCH – D.Z TAYLOR, e SeeFers and Saucers : The role of Cultic Milieu in Joining a U!O Cult u, American Behavioral Sciences 0 (19), p. 839-860  R.-2.ZBALCH, e LooFing Behind the Scenes in a Religious Cult : Implications for the Study of Conversion u, Sociological Analysis 41 (1980), p.13-143  T.ZLONG,Z– J.ZHADDEN, e Religious Conversion and SocialiUation u, 'LROK>I CLO QEB 0@FBKQFࠩ@ 0QRAV LC /BIFDFLK

(1983), p.1-14  A.-L.Z GREIL – D.-R.Z RUDY, e 2hat Have we Learned from Process Models of Conversion  An ESamination of Ten Case Studies u, Sociological Focus 1 (1984), p. 305-3 3 

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converti un agent passif mû par une force eStérieure (qui s’eSprime le plus souvent dans le récit que produisent les convertis par l’appel divin, comme dans la conversion de Paul, ou qui peut être l’activité missionnaire d’un groupe religieuS porté sur le prosélytisme). La conversion consiste dans ce schéma en un déplacement e immobile u d’un état statique (l’ancienne religion, ou la non-religion) à un autre état statique (la religion nouvelle), par l’intermédiaire d’une force eSceptionnelle et ponctuelle. Les théorie dites du Brainwashing , qui partent du postulat que le converti est un individu psychologiquement faible victime d’un conditionnement mental (ce qui, au demeurant, reste le sens commun notamment lorsque l’on évoque les conversions auS groupes religieuS minoritaires ou dissidents), s’inscrivent typiquement dans la lignée de ce paradigme. Second paradigme, qui prend le contrepied du précédent : le converti est acteur de sa conversion, cette derni¢re apparaissant alors comme un processus graduel et rationnel qui conduit l’individu à négocier son appartenance à un nouveau groupe. Ce type d’approche n’eSclue d’ailleurs pas l’eSistence de e carri¢res de conversion u 8, avec des individus qui passent de groupe en groupe sans jamais réellement se stabiliser (je reviendrai sur la question de la stabilisation des parcours de conversion dans la suite de cet article). La conversion, selon cette perspective, n’est plus un événement aussi soudain qu’eSceptionnel, mais le résultat d’un chemin plus ou moins orienté, dont le moment de la conversion proprement dit n’est qu’un épisode parmi d’autres. John Lo࠲and et Rodney StarF (1965) ont ainsi mis en évidence l’eSistence de sept éléments nécessaires pour qu’une conversion se produise : !or a conversion, a person must (1) eSperience enduring, acutely felt tensions, ( ) within a religious problem solving perspective, (3) which leads him to de࠱ne himself as a religious seeFer, (4) encountering the cult at a turning point in his life, (5) wherein an a࠰ective bond is formed (or preeSists) with one or more converts, (6) where eStracult attachments are absent or neutraliUed, and () where if he is to become a deployable agent, he is eSposed to intensive interaction. 9

Plus récemment, et dans la même logique, Lewis Rambo a proposé de décomposer le processus de conversion en sept étapes ou séquences essentielles et nécessaires : conteSte initial, crise, quête, rencontre, interaction, engagement, conséquences 10.

S.ZMOSCOVICI – G.ZMUGNY, -PV@ELILDFBABI>@LKSBOPFLK£QRABPPROI‫ٽ‬FKࠪRBK@BFK@LKP@FBKQB, !ribourg, Delval, 198. . T.ZLONG – J.ZHADDEN, e Religious Conversion and SocialiUation u. 8. J.-T.ZR ICHARDSON, Conversions Careers : In and Out of the New Religions, Bervely Hills, Sage, 198. 9. J.ZLOFLAND – R.ZSTARCK, e Becoming a 2orld-Saver : a Theory of Conversion to a Deviant Perspective u, American Sociological Review 30 (1965), p. 86 -85 6p. 848. 10. L.ZRAMBO, e Anthropology and the Study of Conversion u, dans A.ZBUCKSER – S.-D.ZGLAZIER (éd.), The Anthropology of Religious Conversion, Lanham, Md., Rowman and Little࠱eld, 003, p. 11-

1.

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Malgré leurs di࠰érences, ces deuS approches (converti passif vs converti actif) mobilisent toutes une force eStérieure (l’intervention divine ou un travail de prosélytisme pour le premier paradigme, une crise ou une rupture biographique pour le second, mais dans d’autres approches ce peut également être le processus de modernisation ou la colonisation 11), sous-entendant que le fait de changer de religion à travers l’acte de conversion doit être e motivé u, et renforçant l’image d’un monde religieuS dont l’une des principales caractéristiques est la stabilité et l’ordre et o³ la conversion nécessite l’apport d’une force motrice, le plus souvent eStérieure au monde religieuS lui-même. Comme si, pour emprunter une métaphore à la physique, l’état du champ religieuS au repos était l’ordre et que sa mise en mouvement nécessitait l’apport d’une énergie eStérieure. Dans cette perspective, comprendre les conversions, c’était avant tout comprendre l’énergie à même de transformer ce monde perçu comme étant structurellement stable.

De la subjectivité individuelle dans un monde hétéronome : comprendre l’individualisme religieux Un autre ensemble de recherche, plus récent (qui se constitue à partir des années 1990), appréhende la conversion comme un mode privilégié d’eSpression et de manifestation de l’autonomie et de la subjectivité individuelle au sein de l’univers religieuS, eSpression qui passerait essentiellement par un processus de mise en récit du parcours identitaire à travers le récit de conversion 1 . Il ne s’agit d¢s lors plus de concevoir la conversion comme un déplacement particulier de croyances, mais comme une série de changements plus générauS dans la compréhension individuelle du soi et de son appartenance au groupe. Elle devient alors au moins autant si ce n’est plus une a࠰aire d’identité personnelle qu’une a࠰aire de conviction ou de croyance. Une a࠰aire d’identité personnelle qui s’op¢re par la médiation du récit forgeant, selon les mots de Paul Ricœur, une identité narrative 13, qui vaut pour l’individu bien évidemment, mais qui a aussi valeur collective notamment dans les groupes conversionnistes o³ le récit public de la conversion individuelle est placé au centre de l’eSpérience religieuse lors de rituels mettant en sc¢ne, semaine apr¢s semaine si ce n’est jour apr¢s jour, le miracle de la conversion sans

11. Voir notamment R.Z HORTON, e African conversion u, Africa 41 (191), p. 85-108  R.Z HORTON, e On the Rationality of Conversion u, Africa 45 (195), p. 19- 35 et p. 33-399. Voir également H.ZJ.ZFISHER, e Conversion Reconsidered : Some Historical Aspects of Religious Conversion in BlacF Africa u, Africa 43 (193), p. -40. 1 . Voir notamment D.Z HERVIEU-LÉGER, Le Pèlerin  T.Z LUCKMANN, e The Religious Situation in Europe : the BacFround to Contemporary Conversions u, Social Compass 46 (1999), p. 51 58  G.ZTHOMAS – J.ZCASANOVA, e Religions in Global Civil Society  Religion and GlobaliUation at the Turn of the Millenium u, Sociology of Religion 6 ( 001), p. 515-533  A.ZMARY, e Retour sur la ‫ڄ‬conversion africaine‫ څ‬: Horton, Peel et les autres. Parcours de conversion u, Journal des africanistes 68 (1998), p. 11- 0, et A.ZMARY, e L’Anthropologie au risque des religions mondiales u, Anthropologie et société 4 ( 000), p. 11-135  D.ZMEINTEL, e La Stabilité dans le ࠲ou : parcours religieuS et identité de spiritualistes u, Anthropologie et société  ( 003), p. 35-64. 13. P.ZR ICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.



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cesse recommencée 14. L’insistance sur la dimension narrative de la conversion accompagne l’idée d’une individualisation et d’une subjectivation croissantes du champ religieuS contemporain. La conversion s’impose alors comme une eSpérience singuli¢re, intime et essentiellement subjective et le récit qui en est fait se rév¢le l’un des moyens privilégiés d’a࠳rmation de l’autonomie et de la manifestation de la subjectivité individuelle au sein d’un univers religieuS qui jusque-là était essentiellement pensé comme lieu de la réception, de la vérité, du dogme, etc. En somme, le converti était porteur des traits les plus saillants des transformations que l’on pouvait observer au sein d’un paysage religieuS contemporain o³ la mobilité religieuse et la subjectivisation du croire n’étaient plus des anomalies, ni même des possibilités ou des probabilités, mais devenaient la norme. Le champ religieuS contemporain apparaît e déstabilisé u. C’est un univers en mouvement, o³ les identités stables et héritées laissent la place auS identités et auS pratiques choisies, perpétuellement négociables et particuli¢rement instables 15. Comme le souligne Marcel Gauchet : La légitimité a basculé de l’o࠰re de sens vers la demande de sens. 6 8 Ce qui fait désormais l’œme du comportement religieuS, c’est la quête et non la réception, c’est le mouvement de l’appropriation au lieu de la dévotion inconditionnelle. L’authenticité de l’inquiétude prend le pas sur la fermeté de la conviction comme forme eSemplaire du croire, jusque dans les confessions établies. 16

C’est dans cette perspective que Dani¢le Hervieu-Léger propose de substituer à la ࠱gure du pratiquant, qui reproduit des pratiques stables au sein d’un monde religieuS stable (࠱gure aujourd’hui enti¢rement disquali࠱ées aussi bien par les ࠱d¢les que par les institutions), deuS ࠱gures alternatives permettant de rendre compte de la mobilité religieuse : le p¢lerin (qui renvoie à la ࠲uidité des parcours spirituels individuels et à une pratique des moments forts) et le converti (qui choisit délibérément de s’approprier ou se réapproprier une identité religieuse intégrale). L’auteure souligne ainsi : Le converti manifeste et accomplit le postulat fondamental de la modernité religieuse selon lequel une identité religieuse e authentique u ne peut être qu’une identité choisie. L’acte de conversion cristallise la valeur reconnue de l’engagement personnel de l’individu qui témoigne ainsi par eScellence de son autonomie de sujet croyant. 1

Il me semble cependant que le converti reste porteur de questions non résolues. Car si le p¢lerin comme ࠱gure métaphorique du croyant moderne qui, selon les di࠰érentes formulations, migre, e butine u 18 ou qui fait trans-

14. A.Z M ARY, e De la communauté des initiés à la religion des convertis : le religieuS anthropologique en question u, dans Y.Z LAMBERT et al. (éd.), Le religieux des sociologues. 1O>GB@QLFOBPMBOPLKKBIIBPBQA£?>QPP@FBKQFࠩNRBP, Paris, L’Harmattan, 199, p. 15-168. 15. D.ZH ERVIEU-LÉGER, Le Pèlerin. 16. M.ZGAUCHET, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 1998, p. 106-10. 1. D.ZH ERVIEU-LÉGER, Le Pèlerin, p.1 9. 18. E.Z SOARES, Le Butinage religieux : pratiques et pratiquants au Brésil, Gen¢ve et Paris, &arthala et Institut des Hautes Études Internationales et du Développement, 009.

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humance d’o࠰res religieuses en o࠰res religieuses en se bricolant, voire en braconnant 19 ses propres pratiques et son propre univers de sens se rév¢le à même de rendre compte de la réalité d’un champ religieuS largement dérégulé en mouvement perpétuel, la ࠱gure du converti et l’eSpérience de la conversion comportent un trait spéci࠱que aujourd’hui largement problématique : celui de la stabilisation des parcours croyants dans un univers religieuS que l’on peut désormais quali࠱er de structurellement mouvant. Car le converti n’est pas seulement celui qui butine ou qui se bricole son propre univers de sens. C’est aussi, et peut-être surtout, celui qui aspire à se forger une identité stable et objectivée dans des pratiques normées et répétées. Ma proposition est ainsi de prendre acte du caract¢re structurellement mobile du champ religieuS contemporain, ainsi que du caract¢re essentiellement subjectif et eSpérientiel des croyances contemporaines, pour faire du converti une ࠱gure paradoSale d’une stabilité religieuse désormais problématique, aussi bien qu’un levier possible de réélaboration de l’autorité religieuse dans le conteSte contemporain d’a࠳rmation de l’autonomie du sujet croyant. Le caract¢re hors-norme du converti et de la conversion, dans cette perspective, ne résiderait plus dans l’a࠳rmation du choiS personnel et dans le fait de réévaluer son identité et ses pratiques religieuses (ce serait là en quelque sorte le fond commun de toute eSpérience religieuse contemporaine), mais bien davantage dans le fait de s’arrêter, au moins pour un temps, de se poser, de se stabiliser dans des cadres collectifs, e objectifs u, voire normés de croyances, à l’inverse du p¢lerin qui, en théorie et selon le mod¢le, reste de son c®té dans une quête perpétuelle.

Transformer le croire sauvage en un croire bien ordonné : l’exemple des processus institutionnels de conversion au judaïsme Pour étayer et illustrer mon propos, je prendrai appui sur une recherche que j’ai menée entre 199 et 003 (et sur laquelle je garde un œil attentif encore aujourd’hui) sur les processus de conversion au juda©sme, et plus particuli¢rement sur les dispositifs institutionnels permettant de valider le passage de l’état de non juif à celui de juif et sur la relation établie entre ces institutions et les candidats à la conversion 0. La particularité du juda©sme dans le conteSte contemporain de haute valorisation de la ࠱gure du converti est non seulement de ne pas faire de prosélytisme, mais plus encore de poser des conditions drastiques à l’entrée dans l’Alliance 1. Les demandes de conversions adressées auS autorités religieuses sont regardées avec d’autant plus de circonspection qu’elles émanent, dans leur tr¢s grande majorité, de conjointes non juives de couples miStes. Or, la r¢gle d’endogamie voulant qu’un juif se marie à l’intérieur du groupe constitue

19. M.ZDEZCERTEAU, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990 (19801).

0. Recherche qui ࠱t l’objet de ma th¢se de doctorat : S. TANK, Conversions au judaïsme et institutionnalité juive. Une sociologie comparée du pluralisme religieux dans le judaïsme contemporain (Israël, France, Argentine, États-Unis), th¢se de doctorat, Paris, EHESS, 003.

1. S.ZTANK-STORPER, Juifs d’élection. Se convertir au judaïsme, Paris, CNRS Éditions, 00.

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l’un des fondements du juda©sme, notamment dans le conteSte diasporique o³ les mariages eSogamiques représentent plus de la moitié des mariages dont au moins l’un des conjoints est juif. La transgression de la r¢gle d’endogamie pose donc la question de la capacité des autorités rabbiniques à faire respecter leurs normes à des ࠱d¢les qui n’envisagent plus le juda©sme comme un cadre contraignant, mais comme un référent identitaire et symbolique. D¢s lors, accepter de convertir ces femmes reviendrait, dans l’esprit des rabbins orthodoSes notamment, à valider et légitimer cette démarche jugée déviante, ce qu’ils sont nombreuS à ne pas vouloir faire. Dans ce conteSte, les institutions, et notamment les institutions dites orthodoSes, ont plut®t tendance à fermer la porte des conversions. Sur environ 1Z500 demandes de conversion adressées chaque année au Consistoire central de !rance par eSemple, seules une centaine sont menées à terme, au priS d’un processus souvent tr¢s long (une conversion peut par eSemple durer jusqu’à cinq ans, voire plus), douloureuS et con࠲ictuel. Pour que leur conversion aboutisse, les candidats – et, dans le cadre d’un mariage, leur famille enti¢re –, doivent démontrer leur capacité à mettre en œuvre et à maintenir une pratique juive orthodoSe rigoureuse souvent en décalage avec leur propre conception du juda©sme. La plupart des candidats à la conversion au juda©sme n’ont en e࠰et pas de pratique rigoureuse du juda©sme à l’heure de leur premi¢re démarche aupr¢s des institutions juives. Elle se limite le plus souvent au respect des grandes fêtes (Kippour, Pessah, Soukkot) et à quelques gestes symboliques (allumage des bougies de shabbat). Nous sommes ici dans le cadre d’une religiosité festive, mais souvent solitaire, des temps forts du juda©sme. C’est quand ils sentent ne plus pouvoir pratiquer seuls que l’idée de la conversion, jusque-là latente, eSprimée parfois du bout des l¢vres, se mue en un désir concret, formalisé et eSprimé. La conversion répond au désir profond e d’en être u, autrement dit de s’inscrire non plus individuellement et symboliquement dans la mémoire et la culture juives, mais collectivement et concr¢tement. Ce qui nécessite de trouver un cadre collectif à cette pratique et, surtout, un espace o³ les apprendre. L’enjeu du processus formel de conversion consiste donc, pour les candidats, à passer d’une identité pensée ou désirée à une identité vécue, incarnée. Les attentes des candidats à la conversion entrent cependant souvent en con࠲it avec les eSigences de l’institution, notamment celles du Consistoire central de !rance. Une candidate raconte ainsi son premier entretien avec le rabbin en charge du e bureau des conversions u : 6‫ڎ‬8 il y a eu, lors du premier entretien 6avec le rabbin du Consistoire8, un petit échange vif sur sa mani¢re d’envisager les r¢gles religieuses qu’il présentait volontairement comme un mécanisme. Je lui disais e tout à fait, mais je veuS aussi faire une recherche de sens u. Il m’a répondu que je devais m’habituer à être une petite juive, e parce que le matin, à Shabbat, quand vous vous réveilleU, il faut penser à ne pas allumer la lumi¢re, etc. u

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Sébastien Tank-Storper

Ce con࠲it doit s’interpréter comme une tension qui oppose deuS conceptions de la pratique religieuse. Pour les rabbins, conformes en cela au traditionnel e fais et tu comprendras u

, mettre en pratique les gestes rituels, respecter la Loi, c’est s’inscrire dans une sujétion absolue à l’autorité du TeSte et de ses intermédiaires, les rabbins. Cette conception prescriptive de la pratique – o³ la r¢gle s’impose de l’eStérieur – entre en con࠲it avec la relation intime et personnelle que les candidats entendent entretenir avec les r¢gles religieuses. DeuS attitudes face au religieuS se dessinent donc à travers ce con࠲it, attitudes que l’on pourrait aisément rapprocher des ࠱gures du e pratiquant u et du e p¢lerin u. Du c®té de l’institution, le ࠱d¢le doit se soumettre auS r¢gles prescrites par la Loi, elle-même médiatisée par l’autorité rabbinique. S’il s’agit de pratiquer, c’est en vertu du caract¢re absolu de la parole divine, qui doit être acceptée pour elle-même et s’imposer sans restriction ni négociation. Logiquement, dans ce cas de ࠱gure, la recherche de sens appliquée à la pratique, même si elle est centrale pour le juda©sme – notamment à travers la e pratique u de l’étude –, passe au second plan. L’ordre est d’ailleurs parfaitement eSplicité dans ce e fais et tu comprendras u : d’abord faire, d’abord pratiquer, d’abord se soumettre e aveuglément u, en con࠱ance  ensuite comprendre, approcher le sens. Les candidats, quant à euS, revendiquent une religiosité typique de la religiosité p¢lerine, mettant davantage l’accent sur le sens attribué auS gestes mis en pratique. Il ne s’agit pas, pour euS, de pratiquer sans comprendre, sans construire au préalable le sens du rituel. Il doit être senti, ressenti : e Je voudrais respecter au moins pendant le temps de la conversion, pour voir ce que ça me fait. Mais il est possible que je ne le sente pas vraiment. Je ne sais pas ce que je vais ressentir après u me dit ainsi une enquêtée. Nous sommes là, typiquement, dans un rapport intramondain et eSpérientiel au religieuS o³ les croyances sont avant tout orientées vers ce monde-ci et o³ elles témoignent d’un souci e d’authenticité u 3. Croire doit répondre à un sentiment intime, faire du bien ici-bas et aider à dévoiler son être intime. Dans ces conditions, on comprend bien que l’attitude prescriptive des rabbins fasse con࠲it. En s’imposant de l’eStérieur, la norme ainsi prescrite vient bousculer cet impératif de sens auto-construit qui soutient la démarche de ces postulants à la conversion. Il ne s’agit cependant pas d’une opposition quant au contenu de l’enseignement et de la pratique –Zau contraire, les candidats ne demandent qu’à apprendreZ– ni même à proprement parler d’un refus, de la part des candidats, de toute forme d’autorité –Zpar leur démarche même, ils sont en demande de validation, donc d’une certaine mani¢re d’autoritéZ– mais d’un con࠲it quant à la mani¢re de concevoir son eSercice, qui n’est contestée ici que pour son caract¢re autoritaire et prescriptif.

. Ou e fais et tu entendras u, qui résume dans le juda©sme le rapport entre croire et mise en pratique du croire : seul le geste déployé permet d’accéder au sens.

3. D.ZH ERVIEU-LÉGER, La religion en miettes ou la question des sectes, Paris, Calmann-Lévy,

001, p.3-110.

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L’enjeu du processus de conversion est donc pour les candidats de se fondre dans la conception rabbinique de la pratique des commandements et de quitter leur posture e p¢lerine u au pro࠱t d’une pratique plus systématique, conforme, normée. En d’autres mots, de p¢lerins, les candidats doivent devenir des convertis, c’est-à-dire des pratiquants, l’héritage en moins et le choiS en plus. Ce n’est qu’à cette condition, lorsque les rabbins ont la certitude que les candidats ont adopté des dispositions et des pratiques conformes à celle dé࠱nies par l’institution, qu’ils les acceptent à la conversion. Si donc les candidats à la conversion que je pouvais rencontrer étaient dans un premier temps révélateurs de cette religiosité contemporaine faite de subjectivité, d’a࠳rmation de l’autonomie individuelle, de souci d’authenticité de la démarche religieuse, etc., s’ils perturbaient les institutions en a࠳rmant la primauté du choiS sur l’héritage, en somme s’ils se révélaient d’eSemplaires croyants modernes (d’eSemplaires p¢lerins), le processus formel de conversion les confrontait à des institutions parfois prescriptives, toujours normatives, qui n’entendaient les convertir qu’à la condition qu’ils se conforment à leur conception de l’identité et surtout de la pratique juives. Ce processus que j’observais consistait ainsi à transformer le croire sauvage des candidats à la conversion en un croire bien ordonné, normé, et ce processus consistait précisément dans le passage d’une posture p¢lerine à une posture de converti. L’intransigeance des autorités rabbiniques en mati¢re de conversion joue ainsi comme un véritable levier coercitif (sans doute le dernier) qui op¢re dans deuS directions. Tout d’abord, les rabbins manifestent leur pouvoir en direction des candidats à la conversion qui n’ont pas d’autre choiS que de se soumettre à leurs prescriptions s’ils veulent obtenir leur conversion. Ensuite, et plus fondamentalement, ils mettent en sc¢ne ce pouvoir et cette relation d’autorité en direction de ceuS qui, déjà juifs, voient la porte de l’institution fermée à leur famille en cas d’entorse à la r¢gle d’endogamie, à moins qu’ils ne consentent à revenir auS pratiques orthodoSes en incarnant la ࠱gure du ba’al techouva (converti de l’intérieur), celui-là érigé en mod¢le eSemplaire du croyant. De fait, la relation instaurée entre les candidats à la conversion et les rabbins lors du processus de conversion joue comme eSpression eSemplaire de l’autorité et du pouvoir rabbinique, aussi bien aupr¢s des candidats à la conversion que, plus largement, aupr¢s de leurs conjoints et de la communauté enti¢re. Elle est le lieu o³ s’énoncent, s’attestent et s’eSercent la norme et l’autorité de l’institution. Cela vaut, comme je viens de le montrer trop bri¢vement, pour le juda©sme orthodoSe, mais également pour les courants alternatifs qui se saisissent de ces demandes de conversion adressées pour mettre en sc¢ne leur autorité et pour réinsu࠴er de la norme religieuse, même si les contenus normatifs sont tr¢s di࠰érents de ceuS eSigés par les rabbins orthodoSes et si les modalités d’eSercice de l’autorité di࠰¢rent en de nombreuS points 4.

4. S.ZTANK-STORPER, Juifs d’élection, p. 0- 36.



Sébastien Tank-Storper

Ce qui me posait question, et ce qui a constitué le ࠱l problématique de cette recherche, ce n’était donc pas d’avoir a࠰aire à des individus autonomes en quête religieuse et identitaire, c’était bien davantage de comprendre comment cette quête trouvait à se stabiliser dans des cadres institutionnels objectifs, et comment cette stabilisation passait également par des processus normatifs. Loin de l’a࠳rmation harmonieuse de l’autonomie individuelle que les récits de conversion laissent le plus souvent transparaître, la conversion m’apparaissait alors comme un moment con࠲ictuel mettant en tension quête (mouvement) et stabilité, subjectivité et objectivation de l’eSpérience subjective, autonomie individuelle et hétéronomie institutionnelle, etc. Il était à ce propos fort instructif d’interroger le devenir de ces convertis une fois la conversion obtenue. Car si le processus formel de conversion est un moment privilégié pour saisir les mécanismes de normalisation et d’objectivation des pratiques et de l’identité des candidats, l’apr¢s conversion pose la question de la pérennisation de cette identité alors même que l’enjeu de la conversion (devenir o࠳ciellement juif) s’estompe et que le levier coercitif dont disposent les rabbins n’a plus lieu d’être. Schématiquement, trois destins typiques de convertis se dessinent : ceuS qui au bout de quelque temps, n’étant soutenu par aucune institution, abandonnent la pratique rigoureuse du juda©sme (sans nécessairement toutefois cesser de se dé࠱nir comme juif)  ceuS qui, sentant ou croyant sentir peser sur euS le soupçon qu’ils ne seront jamais des juifs à part enti¢re, entrent dans un processus de surench¢re qui le m¢ne jusqu’à des pratiques ultraorthodoSes  et ceuS qui stabilisent, en lég¢re hausse ou en lég¢re baisse, leur pratique. La di࠰érence entre les deuS premiers, pour qui la conversion n’est qu’un moment dans un processus constant de réévaluation de leur engagement religieuS (dans leur e carri¢re de conversion u, pour reprendre le terme de Richardson) et les derniers, qui arrêtent leur pérégrination autour d’un point relativement stable, c’est le mariage. Pour deuS raisons principales : parce que dans le juda©sme, le mariage est le seul moment o³ le converti peut publiquement attester qu’il est désormais un juif à part enti¢re (le rituel de conversion n’étant pas public) d’une part  et d’autre part parce que l’institution du mariage prend le relais de l’institution religieuse en o࠰rant un cadre objectif à la pérennisation et à la transmission de la pratique religieuse.

Conclusion La question à laquelle peut donc aujourd’hui nous aider de répondre l’étude des processus de conversion est bien celle des processus de stabilisation des parcours d’identi࠱cation à l’heure des identités religieuses labiles et subjectives d’une part et celle des conditions d’eSercice de l’autorité religieuse à l’heure de l’a࠳rmation de l’autonomie du sujet religieuS d’autre part. De comprendre comment cet univers religieuS, désormais perçu comme étant structurellement en mouvement, parvient à produire de la stabilité à partir des logiques de circulation des individus. Cet enjeu ne vaut pas seulement pour le juda©sme à partir duquel j’ai élaboré mon propos. Il est d’autant plus pertinent pour les religions de conversion comme le pentec®tisme –Zqui connaissent un développement fulgurant sur presque tous les continentsZ– et dont la ritualité

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s’organise presque eSclusivement autour de la théœtralisation de la conversion personnelle, permettant la formation d’une communauté d’eSpériences singuli¢res à même d’objectiver la multitude supposée des subjectivités. Il s’agit en quelque sorte d’inverser la ré࠲eSion classique sur les identités et les croyances religieuses et ses formes d’objectivation : plut®t que de chercher à comprendre comment des vérités construites par des autorités et des institutions sont reçues par des ࠱d¢les immobiles et pour ainsi dire captifs, il s’agit de comprendre comment ces formes stables et collectives de croyances s’élaborent à partir de ce qui se pose a priori comme leur contraire, c’est-à-dire à partir de la mobilité, de la subjectivité et de l’autonomie individuelles. Cette question conduit à réinterroger e l’o࠰re u religieuse –Zautrement dit les groupes ou les institutions religieusesZ–, non pas comme des produits formés ex nihilo mis à la disposition d’une demande, ni même comme des faits de manipulation, mais comme des cadres structurants et stabilisants sans lesquels l’identi࠱cation risque de se perdre dans une itinérance in࠱nie.

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LA CONVERSION DES KANAK, UNE ÉTUDE DE CAS EXEMPLAIRE

!rédéric ROGNON Université de Strasbourg

Les Mélanésiens de Nouvelle Calédonie, appelés &anaF, se sont tr¢s progressivement convertis au christianisme entre le milieu du XIXeZsi¢cle et le premier tiers du XXeZsi¢cle. L’identi࠱cation des raisons de cette mutation dans les représentations religieuses se doit de renoncer auS eSplications unilatérales, en termes purement instrumentauS ou purement spirituels. C’est un faisceau de vecteurs qui sera interrogé et mis en perspective, à la lumi¢re à la fois du conteSte colonial, des diverses stratégies missionnaires mises en concurrence, et des processus de syncrétisation susceptibles de s’inscrire dans la symbolique mélanésienne 1. Précisons tout d’abord qui sont ceuS que l’on nomme e &anaF u. Le vocable e &anaF u vient du terme hawa©en Kanaka, qui veut tout simplement dire e homme u. Il a longtemps été insultant dans la bouche des colons pour désigner les indig¢nes de Nouvelle Calédonie, et a été intégré au parler local du fait de son e࠰et de crase entre les mots méprisants de e canaille u et de e macaque u. Mais les autochtones nationalistes se sont réapproprié le vocable dans les années 190, en en inversant les connotations dépréciatives en eSpression de ࠱erté ethnique et nationale, selon le processus classique de l’inversion du stigmate. La condition d’une telle subversion sémantique était de dé-franciser le terme, en l’écrivant e &anaF u (et non plus e Canaques u), et en le rendant invariable en genre et en nombre. Or c’est cette graphie qui a prévalu, et qui est devenue o࠳cielle dans les dictionnaires et documents

1. Cet eSposé repose sur des recherches d’anthropologie religieuse et d’anthropologie politique, menées au sein de la communauté kanak au cours de trois séjours en Nouvelle Calédonie. Ces trois séjours totalisent une durée de quatre années, et s’étendent sur une période de douUe ans (de 198 à 1989), soit avant, pendant et apr¢s ce que nous sommes convenus d’appeler les e événements u, c’est-à-dire les a࠰rontements interethniques opposant e nationalistes u (favorables à l’Indépendance) etZ e loyalistes u (hostiles à tout séparatisme à l’égard de la Métropole).

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Frédéric Rognon

administratifs depuis les accords de Matignon (1988) . Ce qui peut paraître un détail de vocabulaire nous introduit en réalité au cœur de mon propos, puisque la th¢se que je défendrai ici est que la conversion est d’abord et avant tout une question d’identité. Cette identité personnelle et collective se construit bien souvent au priS de mutations conceptuelles et d’inversions sémantiques considérables, et porte des e࠰ets politiques insoupçonnés. Le syst¢me de représentations e pré-syncrétiques u, propre à la société kanak pré-coloniale, peut être dé࠱ni, au risque de la simpli࠱cation, par la formule de e culte des ancêtres u. Qu’est-ce à dire  À la di࠰érence des sociétés polynésiennes du Centre et de l’Est du Paci࠱que, les Mélanésiens de Nouvelle Calédonie, avant l’arrivée des missionnaires, n’étaient pas pourvus d’un panthéon de dieuS éternels et auS attributs spéci࠱ques. Le monde invisible, dont l’in࠲uence restait permanente sur le monde sensible, n’était donc peuplé que de morts, c’est-à-dire d’êtres qui avaient ceci de particulier qu’ils avaient connu dans leur passé la condition de l’homme dans le monde sensible. Et certains d’entre ces morts béné࠱ciaient d’un processus d’e ancestralisation u, c’est-à-dire subissaient une série de manipulations rituelles qui les érigeaient au statut d’e ancêtres u, quasiment déi࠱és. Ces ancêtres quittaient alors le séjour des morts pour revenir vivre parmi les vivants, tout en restant invisibles. Et les vivants priaient ces ancêtres, qui intervenaient en leur faveur au sein de l’équilibre cosmique. Cependant, lorsqu’un ancêtre s’avérait ine࠳cace, dans le cadre d’une défaite militaire par eSemple, il pouvait être répudié et oublié, et l’on procédait d’emblée à une nouvelle e ancestralisation u. Ce principe d’amnésie volontaire constituera un facteur décisif dans le processus de conversion. Le syst¢me de représentations e pré-syncrétiques u se caractérise donc par la relation d’interdépendance étroite qu’il instaure entre vivants et ancêtres.

Stratégies missionnaires Déclinons à présent les di࠰érentes stratégies missionnaires. Ces stratégies adoptées en Nouvelle Calédonie ont en e࠰et été diverses. Trois types d’acteurs sont entrés en sc¢ne : la London Missionary Society (LMS), la Société des Missions Évangéliques de Paris (SMEP), et la Congrégation mariste 3. La stratégie de la LMS revenait à utiliser des prédicateurs autochtones comme avant-garde pour l’évangélisation : il s’agissait donc d’une évangélisation des indig¢nes par les indig¢nes, d’archipel en archipel, d’Est en Ouest. Ce fut d’abord des teachers polynésiens, formés à Tahiti et envoyés à l’île des Pins (d¢s 1840) puis auS îles Loyauté, et ࠱nalement des natas loyaltiens envoyés sur la Grande Terre. L’avantage de cette stratégie était d’aplanir les entraves culturelles avant l’arrivée des missionnaires européens, en jouant

. !.Z ROGNON, Les primitifs, nos contemporains, Paris, Hatier, 1988 (“Philosopher au présent‫)څ‬, p. 60- . 3. !.Z ROGNON, e CriUtianiUUaUione e culto dei morti in Nueva Caledonia. Analisi di alcune pratiche di evangeliUUaUione in Melanesia u, Rassegna italiana di Sociologia -1 (1986), p. 318.

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La conversion des Kanak, une étude de cas exemplaire

avec les alliances traditionnelles entre les îles, en empruntant les e chemins coutumiers u et en utilisant les langues autochtones. On constate néanmoins un iconoclasme e࠰réné cheU ces évangélistes néophytes, qui font table rase du mode de vie pa©en en multipliant les autodafés. À leur arrivée, les missionnaires anglais in࠲échiront cette attitude, en mettant l’accent sur la formation des pasteurs et la traduction des teStes bibliques. La théologie missionnaire de la LMS consistait à voir le paganisme comme un état d’attente de l’Évangile. !igure éminente de la SMEP, Maurice Leenhardt considérera l’évangélisation opérée par les natas avant son arrivée en 190 comme trop super࠱cielle, avec un grand risque de syncrétisme. Pour lui, le paganisme n’est pas une pierre d’attente, mais on peut y discerner quelques intuitions qui étou࠰ent sous la gangue pa©enne. D’o³ le titre de l’une de ses brochures : De la gangue tribale à la conscience morale 4 . Maurice Leenhardt ne voulait pas sous-estimer les résistances à l’évangélisation, et pour ce faire prodigua une formation des pasteurs plus eSigeante, et engagea une lutte sans merci contre les résurgences pa©ennes. Il concevait la mission comme une sortie de l’indifférenciation qui caractérise la mentalité mythique, un éveil de la conscience de soi, une individuation qui débouche sur une nouvelle identité 5. Comme l’a montré Jean-!rançois 5orn dans son étude sur Maurice Leenhardt 6, ce dernier représente une ࠱gure paradigmatique de conversion qui articule mouvement de la conscience individuelle et changement social, celui-ci étant la conséquence logique de celui-là. Ainsi, par eSemple, lorsque Maurice Leenhardt leur demande pourquoi ils se sont convertis, les néophytes répondent : e Parce que nous voulons des barri¢res u (c’est-à-dire pour protéger nos cultures contre les invasions du bétail des colons)  mais Maurice Leenhardt n’interpr¢te pas cette réponse comme l’eSpression de motivations triviales purement matérielles, il y voit au contraire un mouvement de la conscience qui donne auS &anak la force de résister . La dimension spatiale de la stratégie missionnaire protestante doit à cet égard être soulignée : Maurice Leenhardt fonde une station missionnaire, qui est un centre de formation pour les pasteurs, ces derniers étant ensuite envoyés e sur le terrain u, dans les tribus éparpillées  la mission protestante cherchait donc au maSimum à maintenir les &anak sur leurs tertres ancestrauS. Cette attitude tranche, comme on va le voir, avec la stratégie catholique. Les missionnaires de la CongrégationZ mariste s’inspirent, pour leur part, d’une théologie de la dégénérescence : le paganisme serait l’e࠰et d’une corruption de certains peuples à partir du péché et de la malédiction de Cham, le ࠱ls de Noé. L’évangélisation consistera donc à rechercher des vestiges du

4. M.ZLEENHARDT, e De la gangue tribale à la conscience morale u, Le Monde Non-Chrétien 66 (avril-juin 1963), p. 114-13 . 5. !.Z ROGNON, e Le sujet dans la religion kanak. Anthropologie et missiologie u, Revue des Sciences Religieuses 81- (avril 00), p. 49- 61. 6. J.-!.Z 5ORN, e Conversion au protestantisme et renaissance du peuple canaqueZ à l’époque contemporaine u, dans J.ZBORM – B.ZCOTTRET – J.-!.Z5ORN (éd.), LKSBOQFO࢙ ࢙PB@LKSBOQFO /BD>OAP croisés sur l’histoire des missions chrétiennes, Paris, Nolin, 006, p. 189-198. . Ibid., p. 194-195.

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monothéisme, au risque d’établir de rapides parall¢les entre la culture ancestrale et la tradition biblique. Et les missionnaires maristes n’hésiteront pas à bénir des lieuS et des objets traditionnels, et à multiplier la pratique des sacrements, selon la logique d’une évangélisation par le geste (plut®t que par le livre), d’une évangélisation plus sémiotique qu’herméneutique. Mais paradoSalement, là o³ le déracinement protestant s’accompagnait d’une prise en compte des langues vernaculaires par la traduction de la Bible, de la formation d’un pastorat autochtone, et d’un maintien des groupes chrétiens sur leurs tertres traditionnels, l’assomption catholique de la culture ancestrale s’accompagne d’un déracinement linguistique par le recours systématique au français et par un e࠰ort de scolarisation conséquent dans cette langue, de l’absence quasi-générale de formation d’un clergé indig¢ne, et d’un déracinement spatial par le déplacement et le rassemblement de l’habitat autour de la Mission protectrice, la réorganisation de toute la société mélanésienne dans cet espace clos, loin des tertres sacrés, sur le mod¢le des Réductions jésuites du Paraguay 8. Ces diverses stratégies doivent néanmoins être relativisées : la réalité de la conversion sera tout sauf l’application mécanique d’un schéma élaboré a priori dans l’imaginaire occidental. Les stratégies missionnaires doivent être reçues comme l’un des param¢tres du phénom¢ne. Il est donc temps de voir à présent la réponse autochtone à l’o࠰re missionnaire, en discernant tout d’abord les freins, puis en eSaminant les prédispositions à la conversion.

Freins à la conversion Un premier obstacle à la conversion, qui ne saurait être sous-estimé, réside dans le contenu di࠰érentiel de l’instance transcendante entre les deuS syst¢mes de représentations et de croyances en présence. Le culte des ancêtres et le monothéisme trinitaire se donnent en e࠰et comme deuS p®les d’une altérité radicale. La conversion implique donc une restructuration compl¢te de la catégorie du transcendant. Du fait du caract¢re structurant de la ࠱liation dans les structures sociales précoloniales et dans les syst¢mes de représentations pré-syncrétiques, l’absence de descendance du Christ rendait périlleuse son adoption en tant qu’ancêtre. Inversement, l’impuissance totale des morts, e endormis u jusqu’au jugement dernier, selon le dogme protestant, était moins aisée à intégrer que la position catholique et le culte des saints. Par ailleurs, l’adoption d’un Dieu non seulement unique mais universel, ne fut gu¢re aisée : adorer le même Dieu que les groupes ennemis, et a fortiori que les Blancs qui occupaient le pays et s’accaparaient les terres, n’allait pas du tout de soi. Le caract¢re universel de ce nouveau Dieu n’a pu être assumé par les néophytes que par l’instauration de nouveauS clivages au sein même de la nouvelle famille chrétienne, conformément au souci traditionnel de di࠰érenciation et d’autonomie au niveau micro-local. Ainsi, les groupes sociauS en relation d’inimitié

8. G.ZDELBOS, L’Église catholique en Nouvelle Calédonie. Un siècle et demi d’histoire, Paris, Desclée, 1993 (“Mémoire chrétienne”).

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La conversion des Kanak, une étude de cas exemplaire

séculaire ont adopté des confessions rivales, et bien plus récemment ont continué à s’opposer par l’intermédiaire des sectes concurrentes et des partis politiques, qui ne constituent bien souvent que des étiquettes permettant de pérenniser des clivages précoloniauS. La participation de tous au culte ou à la messe, la divulgation des dogmes et des myst¢res auS femmes et auS enfants, l’égalité de tous devant le sort post mortem, entraient en con࠲it avec la tradition d’initiation des jeunes hommes, et d’eSclusion des femmes et des enfants des deuS seSes de la connaissance du monde sacré, privil¢ge des hommes adultes. La séparation des seSes lors de l’o࠳ce, dans le temple ou l’église, de part et d’autre de l’allée centrale, proposée par des missionnaires puritains, n’eut alors aucune di࠳culté à être admise. Tout le champ spatio-temporel traditionnel se devait d’éclater. La conversion déterminait non seulement un élargissement de l’espace, mais la substitution d’une vision téléologique et eschatologique de l’histoire à une conception cyclique du monde. D’autres arguments, plus matériels, mais également culturellement marqués, jouaient en défaveur de la conversion. Le clivage seSuel intervenait pour freiner les tendances à la conversion dans un tout autre domaine que l’initiation rituelle : celui du vêtement. La nudité était condamnée par les teachers comme par les missionnaires. Le fait de e prendre le manou u devint donc un symbole de conversion. Mais le manou, bien qu’en tissu européen, ressemblait trop à la jupe de ࠱bres végétales que portaient les femmes, d’ailleurs bient®t remplacée par la e robe-mission u. Dans la perception mélanésienne du monde social, la quasi-nudité était l’attribut de l’homme, et le vêtement celui de la femme. Et cette conception du monde entrait en con࠲it avec celle du missionnaire, selon laquelle la nudité était l’attribut du sauvage et de l’animal, et le vêtement celui de l’être humain pieuS 9. En࠱n, les épidémies déclenchées à Balade, Pouébo et l’île des Pins, par le contact avec l’Occident, sont interprétées selon le syst¢me étiologique traditionnel comme une condamnation des missionnaires maristes ou des teachers polynésiens nouvellement arrivés 10.

Prédispositions à la conversion Mais il est également possible de repérer et d’inventorier certaines prédispositions à la conversion, certaines passerelles qui faciliteront le renoncement auS anciennes pratiques pa©ennes. D’un point de vue théologique, la littérature missionnaire o࠰re nombre d’eSemples de ces e vestiges u ou de ces e intuitions u. On identi࠱e ainsi plusieurs th¢mes et personnages bibliques dans la tradition orale autochtone  on a࠳rme que la ࠲¢che faîti¢re, qui représentait l’ancêtre au sommet de la grande case, s’ouvrait en sa partie

9. P.Z VINARD, Petite histoire de Do Néva. 1884-1984. Un siècle d’éducation en brousse, Nouméa, 1984, p. 3. 10. R.ZDOUSSET-LEENHARDT, Colonialisme et contradictions. Nouvelle Calédonie 1878-1978, Paris, L’Harmattan, 198, p. 65-4.

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supérieure vers une réalité divine à venir  on recueille des prophéties qui annonçaient l’arrivée de l’Évangile 11. Ces th¢mes, vulgarisés par la littérature missionnaire, sont aujourd’hui repris par les Mélanésiens en quête d’une réappropriation culturelle de l’Évangile et de l’évangélisation. Les sorts jetés contre les teachers ne produisant aucun résultat, ce sont leurs nouveauS dogmes qui sont adoptés. S’il admet la similitude des mythes indig¢nes avec les récits de l’Ancien Testament, le missionnaire anglais Samuel Mc !arlane porte néanmoins un jugement plus sév¢re sur les motivations des néophytes dans leur choiS de la conversion, qui obéirait selon lui à des intérêts matériels. Ils chercheraient à vaincre leurs ennemis par l’acquisition d’une plus grande puissance. Les premi¢res motivations sont donc triviales, mais seront peu à peu éclairées par l’Évangile 1 . Plusieurs anthropologues la©cs rejoignent ce diagnostic missionnaire en voyant dans l’adoption du christianisme des aspirations politiques ou économiques. La conversion aurait permis auS chefs de béné࠱cier de l’appui des missionnaires dans la réalisation de leurs ambitions territoriales 13. Un certain nombre de jeuS de rivalités, historiquement attestés, sembleraient donner raison auS partisans du pragmatisme. Le renouvellement des stratégies sociales et politiques que permet la conversion n’est pas niable, mais il n’est pas question de confondre l’e࠰et et la cause. L’amélioration des conditions matérielles de vie et du statut politique des Mélanésiens, est une conséquence de la conversion. Ce constat ne nous autorise pas à réduire les motivations des néophytes dans leur choiS en faveur de l’Évangile, à une aspiration à cette amélioration au priS d’une occultation de tous les autres facteurs de la conversion. Parmi les prédispositions culturelles à la conversion, il convient de noter le principe traditionnel d’amnésie volontaire. Il favorise l’adoption d’une nouvelle divinité et sa substitution auS ancêtres, dont le pouvoir se serait avéré ine࠳cace face au nouveau conteSte imposé par la colonisation, et en particulier face au rapport de force défavorable instauré à cette époque. La conversion au protestantisme permit le maintien des tertres ancestrauS, et la conversion au catholicisme l’obtention de terres su࠳santes pour vivre, à défaut de protection contre les spoliations fonci¢res. Ce facteur joua un r®le notable sur la Grande Terre. AuS îles Loyauté, le succ¢s de l’évangélisation protestante peut s’eSpliquer partiellement par la tradition congrégationaliste de la LMS, qui permettait auS groupes convertis de maintenir leur autonomie au niveau micro-local, et ainsi de sauvegarder un trait essentiel de la culture précoloniale.

11. E.Z PETER, 1842-1942. Centenaire : Aqane traqa la hmi e Drehu me pengön’ eje la ite macate ka 100, Nouméa, Imprimeries réunies, 194 , p. 19  E.ZHADFIELD, Among the natives of the Loyalty group, London, Macmillan and Cj, 19 0, p. 155  R.ZH.ZLEENHARDT, Au vent de la Grande Terre. Histoire des îles Loyalty de 1840 à 1895, Paris, Encyclopédie d’Outre Mer, 195, p. 3 -33. 1 . S.ZMAC FARLANE, The Story of the Lifu Mission, London 183, p. 48-49, 59, 335, 355-356. 13. &.R.ZHOWE, Les îles Loyauté. Histoire des contacts culturels de 1840 à 1900, Nouméa, 198 (“Publication de la Société d’Études Historiques de la Nouvelle Calédonie” 19), p. 16116 , 16-169.

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La conversion des Kanak, une étude de cas exemplaire

Interpréter la conversion Nous devons à présent nous interroger sur l’énigme de la conversion : sur son e pourquoi  u J’ai déjà esquissé les deuS interprétations classiques du phénom¢ne : l’interprétation missionnaire, reprise par les Mélanésiens convertis  et celle des anthropologues la©cs, intériorisée par certains Mélanésiens déchristianisés et politisés, qui mettront l’accent sur la pression coloniale simultanée à l’entreprise d’évangélisation. La premi¢re interprétation dé࠱nit un e état d’attente de l’Évangile u au sein de la culture précoloniale, et attribue la conversion à des facteurs purement spirituels : la grœce, le mouvement du Saint-Esprit, l’éveil ou le réveil de la foi au contact de la prédication et des sacrements. La seconde interprétation consid¢re la conversion comme un choiS pragmatique déterminé par des intérêts matériels ou politiques. Ces deuS interprétations p¢chent par leur caract¢re réducteur et par leur lien trop marqué avec des principes théologiques ou philosophiques a priori. C’est pourquoi je propose de considérer la conversion au christianisme comme la seule option viable pour se reconstruire une identité consistante et pérenne, pour assumer la confrontation à la modernité, comme la condition, ࠱nalement, de l’équilibre culturel (auS îles Loyauté) et même de la survie physique (sur la Grande Terre). Compte tenu du conteSte colonial spéci࠱que, le choiS de la conversion permit auS Mélanésiens de retrouver un cadre culturel cohérent, des structures sociales adaptées à la situation d’occupation étrang¢re, un syst¢me étiologique et de représentations apte à intégrer les données inédites de la modernité, dont l’irruption brutale menaçait la vie même de la communauté autochtone. Un nouvel équilibre était en e࠰et proposé simultanément à l’imposition du déséquilibre et de la déstructuration de l’univers social traditionnel. La confrontation avec l’Occident présentait à la fois destruction et possibilité de reconstruction par la conversion : la premi¢re est subie inéluctablement, la seconde est contingente, sinon aléatoire. La conversion permet d’accéder à une condition matérielle, psychologique et herméneutique plus favorable  elle donne sens auS bouleversements induits par le contact  le refus de la conversion engendre soit la désintégration sociale, soit une reconstruction autonome, sur des bases propres, hors du contr®le missionnaire. C’est ainsi que de nombreuS autres groupes du Centre et du Nord de la Mélanésie ont mis en place des cultes du cargo. De telles tentatives ont échoué en Nouvelle Calédonie. Et nous constatons que les groupes qui ont survécu dans l’archipel n’ont pu le faire qu’au priS de la conversion, c’està-dire de compromis cruciauS, mais aussi d’e࠰orts pour sauvegarder tout ce qui pouvait l’être. C’est en ce sens que les motivations de la conversion ne sont ni strictement spirituelles, ni purement matérielles, mais s’apparentent au choiS de la e vie u contre celui de la e mort u, dans les acceptions à la fois physiques, politiques et spirituelles de ces termes. Le refus de la conversion ne pouvait être conçu que comme la déstructuration sociale, l’accélération des spoliations fonci¢res, l’ethnocide par le biais de l’alcoolisme. La conversion permettait au contraire de restaurer une certaine cohésion sociale, de résister dans la mesure du possible à l’agression coloniale, et d’amorcer une reprise démographique. Les obstacles à la conversion n’en étaient pas réduits pour 3

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autant, ce qui eSplique que l’évangélisation de l’archipel calédonien fut relativement lenteZ(elle s’étendit sur pr¢s d’un si¢cle), et qu’elle se devait d’amorcer un processus de e syncrétisation u. C’est ce que je propose d’eSaminer plus en détail maintenant.

Syncrétisme et « syncrétisation » J’entends par e syncrétisme u un mode d’élaboration religieuse qui proc¢de par conciliation de deuS syst¢mes de représentations en présence dans une situation de contact culturel. Ce processus n’est en rien une simple addition ou une juStaposition super࠱cielle de ࠱gures et de rites, mais implique une refonte de l’ensemble des deuS syst¢mes de représentations en un seul, inédit, par le biais de la réinterprétation des eSpressions religieuses de l’un par l’autre et du second par le premier. La ࠱nalité du processus de e syncrétisation u consiste à rendre compatibles des eSpressions religieuses qui >MOFLOF࢙ne le sont pas, ou du moins entretiennent entre elles des rapports d’altérité fonci¢re. Le processus de e syncrétisation u apparaît donc de mani¢re di࠰érenciée. En régime catholique, les médiations entre les hommes et Dieu (la Vierge et les Saints) peuvent assumer le statut des e eS-humains u que sont les ancêtres, et Jésus lui-même s’apparente à un ancêtre fondateur, antérieur et plus puissant que les autres. En régime protestant, la stratégie de e table rase u des évangélistes polynésiens se heurte à la di࠳culté de répudier les ancêtres et de les refouler hors du champ d’intervention dans le monde des vivants. Cependant, la traduction de la Bible dans les langues vernaculaires facilite des rapprochements de type syncrétique. Ainsi, dans certaines langues, e Dieu u est traduit par le terme local qui désigne l’ancêtre‫ ࢕ ڎ‬Le Dieu unique est donc en quelque sorte la concentration des multiples ancêtres, la condensation de leurs attributs. Quant au Christ, il est là aussi le véritable ancêtre, à la fois mort et présent de mani¢re invisible parmi les vivants. Il assume le statut de l’ancêtre, mais un ancêtre qui n’est plus localisé et rattaché à un seul lignage, puisqu’il est partagé avec les autres clans, et même avec les Européens. Dans le cas catholique comme dans le cas protestant, la conciliation des deuS syst¢mes de représentations religieuses consiste à nier la contradiction qui les oppose : du syst¢me traditionnel focalisé sur la ࠱gure de l’ancêtre, les &anak conservent cette ࠱gure, en la fusionnant avec d’autres ࠱gures, et en l’universalisant. Et du syst¢me de représentations chrétien, ils adoptent la ࠱gure nouvelle d’une personne divine qui n’a jamais été humaine mais dont le ࠱ls est le véritable ancêtre, et ils en peuplent leur syst¢me traditionnel. Les ࠱gures de chacun des deuS syst¢mes cessent ainsi d’être eSclusives des autres. Comprendre la conversion des &anak au christianisme, plus eSactement à ce christianisme syncrétisé, et le processus de e syncrétisation u, implique la prise en compte de quelques éléments de l’histoire coloniale. La !rance ayant pris possession de la Nouvelle Calédonie en 1853 pour y instaurer un bagne, les bagnards libérés apr¢s l’accomplissement de leur peine s’installent sur place et colonisent l’intérieur des terres, refoulant les Kanak dans le fond des vallées. La colonisation pénale débouche donc sur une colonisation de peuplement. Ces spoliations fonci¢res provoquent diverses rébellions localisées, immédiatement réprimées dans le sang, et en 188 une révolte 38

La conversion des Kanak, une étude de cas exemplaire

à l’échelle de l’ensemble de la Grande Terre, qui manque de peu de rejeter les Blancs à la mer. Les renforts étant arrivés à temps, l’armée française écrase l’insurrection : il y a des milliers de morts, les Kanak sont désormais cantonnés dans des e Réserves u eSigu¥s situées sur les moins bonnes terres dont ils ne peuvent sortir sans autorisation. De désespoir, ils vont se laisser mourir, noyant leur a࠴iction dans l’alcool, renonçant à faire des enfants, et même se voyant acculés à des pendaisons collectives de tribus enti¢res. En 190 , il ne reste plus que 10 000 Kanak, contre 100 000 un demi-si¢cle plus t®t. On s’attend donc à une eStinction rapide de la race 14. Du point de vue des représentations religieuses, qui nous intéressent plus particuli¢rement ici, les ancêtres e pré-syncrétiques u se sont avérés impuissants face à l’envahisseur. Ce n’est donc qu’au priS de la conversion et du syncrétisme, et aussi de l’adoption d’un code moral missionnaire tr¢s strict qui interdit par eSemple toute consommation d’alcool, que la courbe démographique alors en chute libre, va tr¢s progressivement, au début du XXeZsi¢cle, se redresser puis s’a࠳rmer. Les Kanak évoquent encore aujourd’hui cet épisode de leur histoire, transmis par la tradition orale, sur le mode d’une résurrection : l’Évangile leur a apporté le Salut, non seulement le Salut des œmes, mais le Salut physique, le Salut au sens premier et immédiat du terme, c’est-à-dire la santé et la survie. Cette représentation d’une résurrection à l’échelle d’un peuple est tout à fait nette dans l’investissement messianique opéré sur la personne du missionnaire protestant Maurice Leenhardt. Les Kanak se représentent aujourd’hui leur histoire religieuse de la mani¢re suivante. Les principes de la société pré-coloniale (et ce que j’appelle les représentations e pré-syncrétiques u) constituent leur Ancien Testament : ils n’étaient pas mauvais en soi, mais ils comprenaient quelques coutumes impures (la polygamie, le cannibalisme, les guerres tribales‫)ڎ‬, et ils étaient en attente de l’Évangile, les coutumes et les valeurs e bonnes u étant des pierres d’attente de l’Évangile (l’humilité, l’hospitalité, le partage, la vie communautaire‫)ڎ‬. e L’arrivée de l’Évangile u, qui fonctionne comme un véritable mythe d’origine que l’on commémore périodiquement par des mises en sc¢ne et autres festivités, aurait puri࠱é la culture kanak de ses aspects pa©ens : c’est leur Nouveau Testament. Cette réinterprétation de leur propre histoire nourrit une réappropriation de l’Évangile, coupé de sa source occidentale. Elle corrobore le discours missionnaire, qui sur ce plan n’est qu’un succédané du discours européen à l’endroit des Kanak, selon lequel ce peuple est un peuple à part, fonci¢rement distinct du reste de l’humanité, marqué par sa e Coutume u spéci࠱que. Cette thématique d’une insigne altérité a peu à peu été reprise dans le cadre d’une e théologie kanak de libération u, élaborée par les pasteurs des Églises kanak aujourd’hui indépendantes : le peuple kanak est, sinon un peuple élu, du moins un peuple unique, marqué par

14. A.ZSAUSSOL, L’archipel. Essai sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle Calédonie, Paris, 199 (“Publication de la Société des Océanistes” 40)  J.ZDAUPHINÉ, Chronologie foncière et agricole de la Nouvelle Calédonie, 1853-1903, Paris, L’Harmattan, 198  J.ZDAUPHINÉ, Les spoliations foncières en Nouvelle Calédonie (1853-1913), Paris, L’Harmattan, 1989.

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une histoire tragique de persécutions et d’oppressions, un peuple qui a subi un eSil intérieur (cantonné dans des e Réserves u et rendu minoritaire sur sa propre terre), et le plan de Dieu pour lui consiste en son émancipation. C’est ici que s’articulent syncrétisme et nationalisme.

Syncrétisme et nationalisme Le syncrétisme kanak (ce que les Kanak euS-mêmes appellent la Coutume) constitue la base même de leur identité. La religion occupe un statut privilégié dans la vie quotidienne : celui d’englobant. Il n’y a pas de clivage entre le plan religieuS et la réalité profane, ni entre lesZ Églises et l’organisation sociale. La société kanak a été totalement refondue sur des bases missionnaires, selon des principes syncrétiques. Il est donc logique que, lorsque ont émergé les premi¢res velléités autonomistes dans les années 50, puis les premi¢res revendications nationalistes dans les années 0, elles aient été formulées en termes religieuS, et portées par des élites directement issues des Missions. La fréquence des références bibliques, eSplicites ou implicites, dans le discours politique kanak, est tout à fait remarquable. Jean-Marie Tjibaou était prêtre, son assassin Djubelly Wea était pasteur, Eloi Machoro était catéchiste, etc. Ma th¢se est que les modalités du nationalisme kanak sont déterminées et directement imprimées par le syncrétisme mélanésien. Cela signi࠱e que les modes de légitimation de la lutte pour l’indépendance ne se sont jamais référés ni au marSisme, ni au tiers-mondisme, encore moins à l’islamisme (contrairement à ce qu’ont prétendu certains médias métropolitains), mais à des principes éthiques d’inspiration évangélique. Cela signi࠱e aussi que les stratégies politiques adoptées ont toujours cherché à conjurer la violence, à eSpérimenter la non-violence jusque dans ses versions sacri࠱cielles, à maintenir le dialogue et à convaincre l’adversaire plut®t que de le contraindre. Et cela signi࠱e en࠱n que les formes d’indépendance et de société future qui se dessinent dans les programmes politiques kanak demeurent eStrêmement modérées et nullement révolutionnaires (il est rarement question de nationalisations par eSemple). Les fondements syncrétiques du nationalisme kanak éclairent la prégnance des thématiques éthico-religieuses dans la rhétorique des élites politiques : il ne s’agit jamais de rejeter les Blancs à la mer, mais de demander la reconnaissance du peuple autochtone, premier occupant auquel Dieu a donné une terre, a࠱n qu’il puisse eSercer son e droit d’accueil u et de partage à l’égard des autres ethnies, une fois qu’il sera sorti de son eSil intérieur et qu’il aura atteint la e Terre promise u que constitue Kanaky. Cette longue marche vers l’Indépendance, identi࠱ée au Royaume à construire, se nourrit de la présence invisible des ancêtres, bien souvent priés et sollicités avant d’entreprendre une action politique. Dans le même mouvement, le recours et la manipulation d’un discours e philo-coutumier u, qui érige la e Coutume u kanak au statut d’essence identitaire immuable et irréductible, fondement de l’altérité culturelle et religieuse du peuple kanak face au reste du monde, ont pour e࠰et d’occulter l’irruption de strati࠱cations sociales au sein de la communauté kanak. Le nationalisme kanak a besoin d’entretenir la ࠱ction d’une homogénéité sociale et culturelle 40

La conversion des Kanak, une étude de cas exemplaire

du peuple en lutte pour son Indépendance. Pour ce faire, il trouve un précieuS allié dans le discours récurrent sur la Coutume, qui distingue nettement ce qui est kanak (les principes éthiques du syncrétisme) de ce qui ne l’est pas. En࠱n, l’héritage missionnaire au sein du nationalisme kanak se donne à voir dans les ࠱nalités du mouvement indépendantiste : celles-ci ne résident pas dans la subversion des rapports capitalistes mais dans une quête d’identité. La revendication kanak est avant tout une revendication éthique et culturelle, qui ne se cristallise sur un slogan nationaliste que parce que le cadre de l’ordre colonial en étou࠰e l’eSpression. Les aspirations de la majorité de la communauté kanak à l’Indépendance de Kanaky commencent à peine, dans les jeunes générations, à connaître un processus de sécularisation et de désenchantement du monde.

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CONVERSIONS FIN DE SIÈCLE 1980-2000

!rédéric GUGELOT CEIFR – Université de Reims

Les années 1980-1990 se distinguent par une perception d’un monde éclaté o³ les situations de rupture politique, économique, culturelle, a࠰ective et métaphysique n’épargnent pas le catholicisme 1. La revue Lire titre en mai 1989 : e Dieu recherche intellectuels désespérément u . Le milieu littéraire croyant semble en e࠰et en retrait depuis la disparition des grands monstres sacrés de la littérature catholique. Écrivains et intellectuels catholiques s’enfoncent dans le silence 3. DiS ans plus tard, au tournant du si¢cle, des journauS dressent de nouvelles listes d’auteurs qui revendiquent une ࠱liation catholique au moment o³ s’a࠳rme e une Église catholique romaine réidenti࠱ée et assumée comme telle, avec des pratiquants rassemblés autour du socle doctrinal, liturgique et symbolique catholique (et du pape comme ࠱gure centrale et eSclusive de l’autorité et du bien commun) u 4. La Croix cite Christian Bobin, Laurence Cossé, Didier Decoin, Sylvie Germain, Colette Nys-MaUure, Marc-Édouard Nabe alors que les journauS de droite évoquent Maurice Dantec, MaS Gallo, Jean-Claude Guillebaud et Denis Tillinac 5. Ces di࠰érences entre les listes rév¢lent de réelles di࠰érences dans les cheminements, les eSpressions et les perceptions de ces deuS veines. Si celle de La Croix dévoile plut®t des auteurs auS aspirations spirituelles, la derni¢re regroupe ceuS qui insistent sur le déclin moral de la société occidentale et en déduisent une défense du catholicisme.

1. Sur le plan religieuS, se cumulent e dérégulation du croire u et e crise des identités religieuses héritées u (D.ZH ERVIEU-LéGER, Le Pèlerin et le converti, Paris, !lammarion, 1999, p. 119), et les conséquences sur le catholicisme (D.Z HERVIEU-LÉGER, >QELIF@FPJB  I> ࠩK A‫ٽ‬RK monde, Paris, Bayard, 003).

. P.ZBONCENNE, e Dieu recherche intellectuels désespérément u, Lire 164 (mai 1989), p. 53. 3. C.ZVALASIK, e Intellectuels écrivains catholiques en !rance actuellement : une désillusion  u, dans A.ZDIERKENS – !r.ZGUGELOT – !.ZPREYAT – C.ZVANDERPELEN (éd.), La Croix et la bannière. L’écrivain catholique en francophonie (XVIIe-XXe࢙ PF¢@IBP, Probl¢mes d’histoire des religions, Éditions de l’Université de BruSelles, 00, p. 165 et D.Z PELLETIER, e Le “silence” des intellectuels catholiques français u, Revue d’histoire ecclésiastique ( 000), p. 98. 4. J.-L.ZSCHLEGEL, e La révolution dans l’Église u, Esprit (mai 008), p. 0. 5. Br.Z!RAPPAT, e Disparus, les “écrivains chrétiens”  ChercheU mieuS‫ ڎ‬u, La Croix ( déc.

004), p. 3.

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Un journaliste résume ainsi le mouvement qui se dessine : Ce n’est pas une lame de fond, ni même une déferlante, tout de même un courant 6‫ڎ‬8  plusieurs intellectuels, ces derni¢res années, ont e࠰ectué un chemin ou un retour, intime ou tonitruant, véritable conversion ou simple réveil, vers la foi catholique. 6‫ڎ‬8 Certes, le mouvement n’a pas l’ampleur de celui qui, auS alentours des débuts du XXeZsi¢cle, vit se multiplier les conversions de personnages aussi considérables que Péguy, Claudel, Huysmans, Massis, Maritain, Cocteau, Julien Green ou MaS Jacob  mais il est loin d’être insigni࠱ant pour autant qu’en quelques années, outre l’essayiste Jean-Claude Guillebaud, des personnages aussi di࠰érents que les romanciers Maurice G.ZDantec, !rançois Taillandier, MaS Gallo, Denis Tillinac ou le philosophe Bernard Sich¢re 6‫ڎ‬8 témoignent à des degrés divers d’une réappropriation de la foi catholique 6‫ڎ‬8 : il y a, à l’évidence, derri¢re tout cela, plus qu’une co©ncidence. 6

Des traits communs apparaissent qui permettent de cerner certains motifs.

2KME¤KLJ£KB࠲KABPF£@IB Un court article, paru en premi¢re page du Monde, le 0 octobre 00 , fait d’un baptême d’enfant le signal du basculement vers le catholicisme de e cette génération qui 6a8 vibré, avec les années 1960, pour le communisme ou le tiers-monde u : Le 0 octobre 001, en milieu d’apr¢s-midi, MaS Gallo se rend à l’église Saint-Sulpice, dans le 6 e arrondissement de Paris, pour assister au baptême du ࠱ls d’un ami. Avant d’o࠳cier, le P¢re V. prend l’écrivain à succ¢s par le bras . 6‫ڎ‬8 DeuS heures plus tard, le dominicain a parlé si juste que MaS Gallo pleure, s’agenouille et, dans une geste quasi claudélienne, se met à prier.

Pour MaS Gallo comme pour le P¢re Verdin, le baptême d’Antoine Debray revêt e une signi࠱cation particuli¢re u : Vous connaisseU comme moi l’itinéraire de Rémi. Qu’il ait décidé de cet acte, cela va compter pour notre pays, assure l’ecclésiastique. Antoine est un prénom qui évoque la soif d’absolu, celle qui animait l’un des tout premiers moines, retiré au désert pour nouer un rapport mystique avec Dieu. C’est peutêtre l’indication que nous sommes à la veille d’une nouvelle envolée de la foi. 8

L’événement tient au p¢re du baptisé et à l’interprétation que le P¢re Verdin donne à la cérémonie. e Le p¢re du bébé, “Rémi”, n’est autre que l’ancien partisan de Che Guevara et de !idel Castro, Régis Debray. Lequel s’apprêtait alors à publier Dieu, un itinéraire 6‫ڎ‬8 et à se voir con࠱er par Jack Lang un

6. L.Z DANDRIEU, e Les intellos tentés par la foi. Ils professent leur catholicisme u, Valeurs actuelles 3686 ( 0 Juillet 00). Voir aussi Karl 5éro dans l’émission C’est à vous sur !rance 5 le 8 janvier 010 : e Je suis redevenu catholique, on n’échappe pas à son destin u. . Il s’agit de Philippe Verdin, ordonné prêtre en 1999. Voir N.ZSARKOZY, La République, les religions, l’espérance. Entretiens avec Thibaud Collin et Philippe Verdin, Paris, Cerf, 004, 1 p. 8. A.ZCHEMIN, « Le retour à Dieu de Régis Debray et MaS Gallo u, Le Monde ( 0 oct. 00 ).

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rapport sur “l’enseignement du fait religieuS” u. L’eSplication rapportée par la journaliste tient en une phrase : e Au fond, Régis et MaS n’acceptent pas de vivre sans un dieu u. La génération révolutionnaire ? L’enthousiasme du P¢re Verdin se comprend par la qualité des personnes présentes à ce baptême, rien de moins qu’une partie de l’intelligentsia de gauche des années 190-1980. Le cheminement de MaS Gallo le symbolise, il l’eSplique ainsi : Je me suis toujours dé࠱ni comme catholique même si je ne suis pas pratiquant. J’ai été baptisé dans une famille d’origine italienne qui était la©quement catholique. Cette rencontre avec un événement inattendu, à l’église Saint-Sulpice, m’a brusquement obligé à ré࠲échir sur la place de la religion, et particuli¢rement du christianisme, dans nos sociétés occidentales. C’est ce qui m’a décidé à écrire cette nouvelle grande fresque historique autour des trois personnages qui ont dé࠱nitivement marqué l’histoire de notre pays : Martin de Tours, Clovis et Bernard de ClairvauS. 9

Ce retour à Dieu de MaS Gallo illustre le parcours de e recommençants u, qui renouent avec le catholicisme de leur enfance tel Bernard Sich¢re, ancien militant mao©ste, animateur du groupe !oudre d’intervention marSisteléniniste dans l’art et la culture, tr¢s actif dans les années 190. D’autres se convertissent pleinement, tel Maurice G.Z Dantec, dont le baptême marque l’autre borne chronologique : Le 16 février dernier, alors que j’achevais les corrections de ce volume, je fus baptisé, en la petite chapelle des P¢res de la Sainte-CroiS, à Montréal 6‫ڎ‬8. Cette fois, je savais que c’en était ࠱ni ou plut®t que tout ne faisait que commencer. 6‫ڎ‬8 Non seulement j’étais en eSil de l’Ancien Monde, mais je quittais en࠱n ce que j’avais été, pour écrire ce que j’étais en train de devenir. 6‫ڎ‬8 je suis un témoin, qui ne se tait nulle part, sinon dans le Silence de Dieu. Je suis ici pour dire que la Parole n’est pas morte, je suis ici pour dire qu’elle fait Acte. Je suis un catholique. Un Catholique du futur. Je suis un Catholique de la !in des Temps. 10

Il ajoute plus loin : Je fus baptisé. Catholique. Romain. Tout le truc, au grand complet, et au grand désespoir des ultimes puissances nihilistes qui résistaient encore dans mon cerveau (sans parler de celles qui pullulent à l’eStérieur). Cet événement allait provoquer des changements di࠳cilement eSplicables, encore aujourd’hui mais, pour simpli࠱er, nous dirons qu’il changea TOUT. 11

9. M.ZGALLO, e Pourquoi je prie u, Propos recueillis par Laurent GrUybowski pour La Vie 9 (19- 5 septembre 003). 10. M.Z G.Z DANTEC, e 004. Le baptême du feu u. American Black Box. Le théâtre des opérations. Journal métaphysique et polémique 2002-2006, Paris, Albin Michel, 00, p. 56568. 11. M.ZG.ZDANTEC, e Postface : Ouest ( 005) u. American Black Box, p. 61.

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La presse se fait écho de ces retours au catholicisme : e sans se concerter, sans même se connaître pour la plupart, chacun de leur c®té, plusieurs intellectuels, ces derni¢res années, ont e࠰ectué un chemin ou un retour, intime ou tonitruant, véritable conversion ou simple réveil, vers la foi catholique. Plus signi࠱catif encore, au lieu de garder cela pour euS, ils ont décidé d’ignorer ce que cette évolution aurait pu leur valoir de railleries, de haussements d’épaules, d’accusations de passéisme et de ringardise, et de revendiquer publiquement leur identité de catholiques u 1 . Le journaliste de Valeurs actuelles a bien conscience des deuS éléments justi࠱ant la perception d’un mouvement : une concomitance et une publicité. Certains titres résonnent, comme celui de l’essayiste Jean-Claude Guillebaud, qui marque un retour à la pratique et à la foi apr¢s un éloignement de plusieurs années, Comment je suis redevenu chrétien 13, ou Denis Tillinac, qui passe d’une pratique di࠰use à une revendication publique, avec Le Dieu de nos pères 14. Ce qui ampli࠱e l’attention envers cette vague de conversion tient au fait que Gallo, Dantec, Guillebaud, Sich¢re sont des gens inscrits au départ à gauche de l’échiquier politique. La justi࠱cation de leurs cheminements se fait au nom d’une ࠱délité à certaines valeurs : La©c et républicain, je suis également catholique. Ce serait une imbécillité que de vouloir opposer ces deuS appartenances. CeuS qui refusent de vibrer au souvenir de Reims et ceuS qui lisent sans émotion le récit de la fête de la !édération ne comprendront jamais l’histoire de !rance. Mon travail d’écrivain, depuis quelques années, consiste précisément à essayer de donner une image la plus compl¢te possible de la diversité de notre histoire nationale. Les chrétiens s’inscrivent dans le droit-࠱l d’une biographie de Napoléon, de De Gaulle ou de Victor Hugo. Tout cela tourne en fait autour d’une interrogation sur les fondations de notre collectivité nationale et de l’identité française tr¢s précisément. 15

Se déc¢le dans ce cas particulier un phénom¢ne plus général apparu avec l’av¢nement de la e ࠱n des idéologies u amorcé dans les années 190 et qui a provoqué la réticence des écrivains à s’a࠳cher comme les porte-drapeauS d’une cause, moins pour les idées promues que pour la dépendance inhérente au mécanisme d’adhésion qu’elle suppose. Or ce retrait est la traduction du mouvement de déprise de l’individu des syst¢mes d’eSplication et d’interprétation du monde. Il est rejeté par ces convertis qui revendiquent un engagement collectif de leur cheminement, tout en refusant la nouvelle ࠱gure d’écrivain catholique proposée par Philippe Sollers, vraisemblablement

1 . L.ZDANDRIEU, e Les intellos tentés par la foi u, Valeurs actuelles 3686 ( 0 juill. 00), p. 8. 13. J.-Cl.ZGUILLEBAUD, Comment je suis redevenu chrétien, Paris, A.ZMichel, 00, 18 p. Le livre est un succ¢s et atteint 55000 eSemplaires. 14. D.Z TILLINAC, Le Dieu de nos pères, Paris, Bayard, 004, 153 p. Voir du même auteur, Dictionnaire amoureux du catholicisme, Paris, Plon, 6 8 p. 15. M.Z GALLO, e Pourquoi je prie u, Propos recueillis par Laurent GrUybowski pour La Vie

9 (19- 5 septembre 003).

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motivé davantage par les stratégies publicitaires de la distinction que par une foi profonde 16. Il s’agit bien d’une continuation de messianisme sous d’autres traits, de la quête d’une philosophie, d’une morale et d’un sens. Un moment : des années 1980 au tournant du siècle Apr¢s les années 1980, les catholiques français cherchent désespérément des personnalités capables de les fédérer, de les représenter, de jouer les médiateurs entre les clercs et les ࠱d¢les et de proposer une alternative à la post-modernité. Le conteSte est celui de profondes interrogations e ࠱n de si¢cle u. Bernard Sich¢re le dé࠱nit ainsi : e Le spectre qui hante l’Europe, 6‫ڎ‬8 c’est le nihilisme, la religion féroce de ceuS qui ne croient en rien et qui veulent empêcher qu’on croie u 1. Dantec ne dit rien d’autre avec son outrance coutumi¢re : Cette Belle Époque est en bien des points analogues à celle d’il y a cent ans : le nihilisme intégral, la fête continuelle, la politicaille socialiste-nationaliste, l’éducation revancharde républicaine-postrévolutionnaire, et surtout l’e࠰ondrement annoncé de l’Europe 6‫ڎ‬8. Car l’Apocalypse est bien notre Époque. Elle s’est forgée au XXeZ si¢cle, elle est née d’AuschwitU et de Hiroshima, de Gagarine et d’Amstrong, de Crick et Watson, d’Einstein et de von Braun, elle s’accomplit dans les nouvelles “formes” de vie du clonage et du génodécryptage, elle s’est comme brutalement actualisée à nos yeuS lors de la guerre du Golfe et de nos pantalonnades en eS-Yougoslavie, au Rwanda. 18

Les attentats du 11 septembre cristallisent cette perception : e Le 11 septembre de l’An de Grœce deuS mil un, Oussama Ben Laden nous donna un enseignement valable pour des si¢cles et des si¢cles 6‫ڎ‬8 : il n’eSiste plus aucune guerre qui soit LOCALE u 19. Sich¢re précise : e Dans les temps de détresse comme ceuS que nous vivons, entre une civilisation qui s’e࠰ondre et une autre qui n’a pas encore de visage (seulement ce contre-visage qui s’appelle, pour un temps, la barbarie), il faut revenir à la source u 0. Ce sentiment de ࠱n d’un monde les m¢ne à une recherche des fondements de la civilisation occidentale. Le retour auS origines est la quête d’une réponse auS drames de la décadence.

Les motifs de conversion Une lecture commune du monde moderne : la décadence Ces convertis rejettent un monde occidental marchand, sans œme et sans valeurs o³ se conjugue une décadence économique, politique et surtout spirituelle. Maurice Dantec illustre cette littérature crépusculaire et prolonge, dans

16. C.ZVALASIK, loc. cit. 1. Bernard SICHÈRE, Catholique, Paris, Desclée, 005, p. 10. 18. Maurice G.Z DANTEC, Laboratoire de catastrophe générale. Le théâtre des opérations. Journal métaphysique et polémique 2000-2001, Paris, Gallimard, 001, p. 38-388. 19. Maurice G.ZDANTEC, American Black Box, p. 38.

0. B.ZSICHÈRE, Catholique, p. 84.

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une attitude jusqu’au-boutiste et dans une posture de proph¢te apocalyptique, les grandes tendances qu’il croit déceler dans la société contemporaine. Ses romans du futur évoquent pour le si¢cle à venir de nouvelles spiritualités, des dér¢glements de la foi et de la religion et les con࠲its de civilisation à teneur religieuse. Il s’inscrit dans une littérature asseU classique sur les th¢mes de la décadence de l’Occident, mais matinée de science-࠱ction et de biotechnologies. Jean-Marc Basti¢re résume la perception de leur époque ainsi : e avoir eu vingt ans comme moi, durant cet a࠰aissement généralisé des années 1980 ࢕ Les années fric, strass et kitsch. Un plongeon abyssal. L’¢re du vide. L’enfer mou u 1. La conversion s’appuie sur un mal-être, une perte de sens. Le sentiment de vivre dans un monde qui se déstructure à toute vitesse. Un scepticisme croissant quant à l’eSercice actuel de la politique. Le dégoût des horiUons techno-marchands qui réduisent l’humain au lieu de le grandir. Une sorte de recours identitaire, peut-être : je me résigne mal à n’être qu’un européen avec un petit “e”, un client de l’industrie touristique, un abonné du cœble mécontent, de la chair à statistiques.

Cette veine pamphlétaire le rapproche de !rançois Taillandier ou de Michel Houellebecq 3. La pensée de Philippe Muray apparaît comme celle qui a alimenté les ré࠲eSions de tous ces écrivains. Il établit le constat d’une faillite de civilisation 4. Il dénonce la décadence de l’Occident qui s’abîme dans une société festive o³ le divertissement prend le pas sur tout. Il ne cesse de dévoiler, sous l’idéologie du progr¢s et du rationalisme, les parts sombres de la société, son attirance pour le superstitieuS et l’ésotérique 5. Plusieurs d’entre euS participent à l’aventure de la revue Perpendiculaire de 1995 à 1998, dont Maurice Dantec 6, et à L’atelier du roman, qui s’est attelée à promouvoir le retour du roman contre la ࠱n du personnage et du récit. Elle consacre un numéro à Philippe Muray apr¢s sa disparition , o³ !rançois Taillandier signe deuS teStes 8.

1. J.-M.ZBASTIÈRE, dans !r.ZTAILLANDIER – J.-M.ZBASTIÈRE, Ce n’est pas la pire des religions, Paris, Stock, 009, p. 5 .

. !r.ZTAILLANDIER, e Moi, je suis catholique u, Le Figaro littéraire (15 10

00).

3. e On avait appris, et cela avait été une surprise pour tous, que l’auteur des Particules élémentaires, qui avait sa vie durant a࠳ché un athéisme intransigeant, s’était fait tr¢s discr¢tement baptiser, dans une église de Courtenay, siS mois auparavant u. Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Paris, !lammarion, 010, p. 318.

4. e Ce que dépeint Muray n’est d’ailleurs pas seulement l’intrusion mercantile, mais un véritable reformatage du langage, des consciences, de l’homme u, !rançois Taillandier dans !r.ZTAILLANDIER – J.-M.ZBASTIÈRE, Ce n’est pas la pire des religions, p.Z41.

5. Ph.ZMURAY, Le 19¢JB࢙siècle à travers les âges, Paris, Deno¥l, 1984,Z686 p.

6. De même, MauriceZ G.Z Dantec, PhilippeZ Muray et !rançoisZ Taillandier participent à l’ouvrage de J.ZDEZGUILLEBON (éd.), Vivre et penser comme des chrétiens, Cluny, éd. A Contrario,

005.

. P.ZKÉCHICHIAN, e Philippe Muray, notice nécrologique u, Le Monde (5-6 mars 006).

8. !r.Z TAILLANDIER, e Les grands cimeti¢res sous la ࠲otte u, L’Atelier du roman 49 (mars

00), p. 11 :

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Ces écrivains, Daniel Lindenberg les regroupe sous le vocable de e nouveauS réactionnaires u en 00 : e C’est peut-être en littérature – apr¢s tout, nous sommes en !rance ࢕ – que s’illustre le plus clairement ce backlash idéologique 6‫ڎ‬8 u 9. Selon lui, ils se distinguent par e le retour de th¢mes auS saveurs un peu oubliées : l’ordre, l’autorité, la restauration des valeurs, le “peuple réel” 6‫ڎ‬8, voir le culte des racines et des identités constituées u 30 et par des ࠱liations communes : e Certains, déjà constitués en groupe d’admiration mutuelle, se cherchent des ancêtres : Péguy, Bloy, Bernanos u 31. Il cite particuli¢rement l’eSemple de Dantec : Les romans de Dantec 6‫ڎ‬8 rév¢lent des obsessions durables : la menace de la nouvelle barbarie au cœur même de l’Occident, le poids clandestin du religieuS, la transformation des états de conscience par les psychotropes, le futurisme biotechnologique. 6‫ڎ‬8 Dantec se présente en proph¢te d’un monde nouveau, en imprécateur foudroyant des aberrations du monde actuel. 3

Ses ࠱liations le rattachent à une tradition anti-moderne de pamphlétaires : e Mais l’auteur des Racines du mal a redécouvert, par un cheminement personnel, de grands classiques de la culture contre-révolutionnaire (Joseph de Maistre), du renouveau catholique (Léon Bloy), du fascisme français (Drieu La Rochelle) et de l’héritage maurrassien-intégriste actuel (Jean Madiran et sa revue Itinéraires) u 33. Le ࠱l est renoué avec la veine antimoderne des pamphlétaires ࠱n de si¢cle du tournant du XIXe-XXeZsi¢cle. Ils sont antimodernes en réaction au modernisme, au culte du progr¢s o³ e la résistance idéologique est inséparable de son audace littéraire u 34. Car l’antimoderne est e pris dans le mouvement de l’histoire mais incapable de faire le deuil du passé u 35. Ils veulent dépasser le

e Que sommes-nous lorsque devant l’ordre de Dieu L’un d’entre nous soudain s’incline Et dit Banco je suis présent Je ne me dérobe pas à son signe ࢕ Lorsque l’un de nous se fait le paratonnerre de la Grœce Lorsque la bienveillance divine nous baise et nous fracasse Qu’oserions-nous dire nous qui savons si peu aimer Nous qui ne savons rien de rien qu’oserions-nous dire u.

9. D.ZLINDENBERG, Le rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil,

00 , p. 13. 30. Ibid, p. . 31. Ibid., p. 14. 3 . Ibid., p. 90. 33. Ibid., p. 91. 34. A.Z COMPAGNON, Les antimodernes, Paris, Gallimard, 005, p. 10. Il y a siS ࠱gures de l’antimoderne : politiquement, l’attachement auS valeurs contre-révolutionnaires  philosophiquement, la réfutation de la pensée des Lumi¢res  moralement, une perception pessimiste de la vie  théologiquement, une indéfectible croyance au péché originel  esthétiquement, un culte du sublime  poétiquement, un goût de la vitupération. 35. Ibid., p. 13.

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monde moderne matérialiste, progressiste et voir naître un nouveau monde et un nouvel ordre apte à lutter contre la décadence de l’Europe, à leurs yeuS incapable de défendre ses valeurs. Les aspects spirituels de la décadence : contre un islam totalitaire Dans ce sentiment de décadence, la perception d’une poussée d’un islam identitaire et d’un islamisme revendicateur, joue un r®le essentiel. e Quand on entend parler pendant des années du réveil de l’Islam, on se dit tout à coup : “Eh bien, nous on est juste ‫ڀ‬rien’ ” u 36. MaS Gallo ne dit pas autre chose. e Peut-être aussi parce que les questions religieuses, liées auS év¢nements internationauS du 11 septembre, et l’attitude d’une religion comme l’islam, me conduisent aujourd’hui à a࠳rmer ma propre appartenance avec plus de force. Non pas pour a࠳cher je ne sais quelle supériorité mais pour eSprimer une identité autrement que par un creuS ou par une absence u 3. Dans son roman à th¢se intitulé Les Fanatiques, la voiS de l’auteur, un universitaire Julien Nori s’interroge sur la faillite de l’Occident et sur les racines chrétiennes de l’Europe suite à la conversion à l’islam radical de sa ࠱lle : e Et cependant, apr¢s avoir lu l’historien américain Huntington, je voyais bien s’esquisser ce “choc des civilisations” qu’il annonçait u 38. Il se découvre alors chrétien : e la mélopée de cette foi chrétienne s’était inscrite en moi, identité masquée qui 6‫ڎ‬8 réapparaissait comme ces récifs qui, à l’heure o³ la mer se retire, ferment l’horiUon u 39. Denis Tillinac aussi : e L’islam n’a pas de racines en !rance. Ses incursions belliqueuses de jadis n’y ont laissé aucune trace culturelle u  il ajoute plus loin : e l’islam dit français 6‫ڎ‬8 est hors sol, perçu comme tel u  d’o³ son refus qu’e une fatalité de l’histoire nous accule à agréger l’islam à notre patrimoine moral et mental u, bien qu’il s’empresse d’ajouter : Je respecte l’islam. Allah me fait moins peur que l’amoralisme, l’hédonisme, le nihilisme “modernes”. Dans les familles musulmanes pratiquantes, on inculque auS jeunes des vertus plus nobles que l’appœt du fric, le culte de soi et la vénération des idoles télévisuelles. Les mêmes vertus en somme que pr®nent les prêtres,Zles pasteurs, les rabbins, que pr®naient nagu¢re les “hussards noirs”.

36. !r.Z TAILLANDIER, e La foi est un appel à la raison u, Valeurs actuelles 3686 ( 0 juillet

00), p. 1 . Dantec est certainement celui qui développe le plus l’idée d’un a࠰rontement des civilisations : e Le Grand Jihad a commencé le 11 septembre 001, il durera sans doute pendant tout le si¢cle qui vient de s’ouvrir u. Il ajoute pour eSpliquer sa conversion au catholicisme : e Vingt ans de lectures théologiques, puis le développement de la IVe guerre mondiale en cours 6‫ڎ‬8 auront conduit à l’inévitable, choisir l’Église des Martyrs, de Nicée, de Constantin et des Croisades‫ ڎ‬qui est aussi celle de saint Thomas, de saint Augustin, de saint Bonaventure, de Duns Scot‫ ڎ‬u. M.ZG.ZDANTEC, e Entretien u, dans J.ZDEZGUILLEBON (dir.), Vivre et penser comme des chrétiens, Cluny, éd. A Contrario, 005, p. 44 et p. 4 . 3. M.Z GALLO, e Pourquoi je prie u, Propos recueillis par Laurent GrUybowski pour La Vie

9 (19- 5 septembre 003). 38. M.ZGALLO, Les Fanatiques, Paris, !ayard, 006, p. 3 . 39. Ibid., p. 31.

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Il ajoute : Je récuse, au nom de l’histoire de !rance, toute accréditation de l’idée d’un islam cogérant notre patrimoine. 40

L’argument civilisationnel est donc eStrêmement présent. Dans le cheminement de MaS Gallo, le retour à l’idée de patrie joue un r®le considérable. Leur auteur se présente volontiers comme un e vieuS croyant u refusant de penser que la Maison !rance a désormais pour seule vocation d’être à la hauteur de ses parts de marché. En 1996, ce déçu du mitterrandisme l’a eSpliqué dans une forte tribune publiée dans Le MondeZ : e Je ne veuS pas admettre la ࠱n de l’histoire nationale. Je lis et cél¢bre Dante, Shakespeare et Gœthe, mais je suis du c®té de Chrétien de Troyes, de Corneille et de Diderot. Je ne veuS pas d’une ࠱guration “virtuelle” du passé national : je suis du c®té de Sénanque et de Versailles, du c®té de Jeanne et de Louis 3IV, de Robespierre et de Napoléon, de Moulin et de De Gaulle. Et j’assume Thiers, Céline et Brasillach. Je ne souhaite pas que mon ࠱ls cherche du travail en mobil-home dans une Europe dont l’euro serait la seule identité u 41.

Ce glissement le conduit d’abord à soutenir en politique Jean-Pierre Chev¢nement puis Nicolas SarkoUy et m¢ne à une ré࠲eSion sur les racines de la !rance, à l’origine de la rupture avec ses camarades d’hier au nom d’une ࠱délité à un syst¢me de valeurs patriotiques : Cette maladie infantile de la gauche, qui l’empêche de penser la nation, a ࠱ni par éloigner l’écrivain de ses anciens camarades et a presque ࠱ni de le dégoûter de la politique. Mais il n’y a eu cheU MaS Gallo ni trahison, ni conversion tardive. Simplement un approfondissement, au sens de Charles Péguy. Le chemin d’écrivain et d’homme libre qui s’apparente le plus au sien, c’est celui d’André MalrauS, qui eSpliquait à la ࠱n de sa vie : e Auparavant, j’avais subordonné la !rance à la justice sociale. Maintenant, je subordonne la justice sociale à la nation, parce que si on ne s’appuie pas sur la nation, on ne fera pas de justice sociale, on fera des discours u 4 .

Mêlant étroitement patriotisme et catholicisme, ces écrivains esquissent une identité nationale qui associe héritages religieuS et particularismes nationauS. Du déclin de l’Occident, ils déduisent une ligne de conduite qui aspire à défendre l’Église comme rempart de la civilisation occidentale.

40. D.ZTILLINAC, e Ne culpabiliseU pas la crainte de l’islam ࢕ u, Marianne (16-

janvier 010), p. 6. À noter la proSimité avec le discours de Latran de Nicolas SarkoUy, le 0 décembre 00 : e Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la di࠰érence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacri࠱ce de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance u. 41. S.ZLAPAQUE, e MaS Gallo, un écrivain de tête et de cœur à l’Académie u, Le Figaro (1er juin

00). 4 . Ibid.

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Défense de l’Église, défense de l’Occident À leurs yeuS, la décadence de l’Église, la perte de foi et de sens vident de toute substance les valeurs promues par l’Occident. Restaurer l’Église participe donc d’une œuvre de sauvetage de la civilisation occidentale. Le catholicisme est auS sources de la civilisation européenne. L’Europe et la !rance doivent revendiquer leurs racines chrétiennes. Dans sa suite romanesque, La grande intrigue, évoquant un demi-si¢cle d’évolution de la société française 43, !rançois Taillandier note qu’apr¢s la Seconde Guerre mondiale, l’humanité a cru construire le paradis sur terre : Il décrivait ce qu’il estimait être l’événement majeur, quoique resté inaperçu, de la société occidentale d’apr¢s-guerre : la proclamation du paradis, hic et nunc, ici et maintenant. 6‫ڎ‬8 La catastrophe de 1939-1945 6‫ڎ‬8 avait réalisé l’enfer sur terre. On ne pouvait plus se faire aucune illusion : les religions n’avaient sauvé personne et c’était à l’homme maintenant de devenir son propre rédempteur, de s’arracher dé࠱nitivement à l’étreinte d’un passé coupable, 6‫ڎ‬8 qui n’avait en dé࠱nitive jamais débouché sur le salut promis, mais au contraire sur la destruction, la barbarie, le carnage. 44

Il eSprime une forte nostalgie de l’accord universel d’avant la sécularisation à travers une fascination pour le Moyen |ge perçu comme un œge d’or : Son opinion était que l’Église, pendant une asseU longue période, n’était plus parvenue à faire sentir la splendeur de son univers  l’esprit moderne le déconstruisait pour d’autres motifsZ6‫ڎ‬8 C’est pourquoi il aimait tant le Moyen |ge, le grand Moyen |ge o³ la foi et l’art, l’invisible et la forme, la pri¢re et la technique, le sacré et l’imaginaire, s’étaient fondus et compénétrés. 45

Comme Dantec, Muray ou Gallo, il défend une Église matrice de la civilisation occidentale, m¢re de sa culture. Le héros, Nicolas, justi࠱e eSplique sa quête du catholicisme de son enfance : Certes il avait des raisons de renouer avec la foi chrétienne 6‫ڎ‬8. Il disait que se priver de religion, c’est restreindre le monde, s’enfermer volontairement, cesser d’utiliser une part de nos sens, de nos intuitions, de nos mouvements intérieurs, des plus subtiles de nos perceptions  que c’est également se couper des si¢cles et se séparer de milliards d’êtres humains. 46

43. !r.ZTAILLANDIER, La Grande Intrigue I, Option paradis, Stock, 005  II, Telling, Stock,

006  III, Il n’y a personne dans les tombes, Stock, 00  IV, Les romans vont où ils veulent, Stock, 010  V, Time to turn, Stock, 010. 44. !r.ZTAILLANDIER, Il n’y a personne dans les tombes (La grande intrigue III), p. 6-68. Ce teSte peut apparaître comme une traduction ࠱ctionnelle de l’idée avancée par Philippe Muray e Mais c’est maintenant le Paradis u dans P.ZMURAY, L’empire du bien, Essais, Paris, Les Belleslettres, 010, p. 35. 45. !r.ZTAILLANDIER, ibid., p. 35-36. 46. !r.ZTAILLANDIER, ibid., p. - 8.

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Taillandier promeut le catholicisme comme un rattachement à une tradition : e C’est aussi une façon de renouer avec tout le “moi”, sa mémoire, sa culture, son passé, de réoccuper tout ce qui m’a fait u 4. La démarche reste néanmoins tr¢s personnelle. Il reconnaît : e il y a dans “mon” catholicisme une part de ré࠲eSe identitaire u 48. Il l’eSplique ainsi : Catholique  Peut-être pour la splendeur de Bourges, qui donnait à Stendhal envie d’être chrétien. Peut-être pour la modeste douceur de l’église romane d’EnneUat (Puy-de-D®me). Peut-être parce qu’un jour, entendant prononcer autour de moi le mot e catho u avec ce léger dédain qui estime n’avoir plus même à donner ses raisons, cela m’a lassé et j’ai dit le plus aimablement possible : e Moi, je suis catholique u 49.

Philippe Muray use des mêmes arguments dans une énumération qui eSplicite son attachement au catholicisme : Le Dieu de la théologie et de ma premi¢re communion, puis de mes premi¢res lectures, de Bernanos, Bloy, Mauriac ou Julien Green. Et de quelques autres qui ne me paraissent pas moins catholiques, BalUac, Moli¢re, !laubert, Corneille 6‫ڎ‬8. Le Dieu des processions et des reposoirs. Le Dieu des !êteDieu 6‫ڎ‬8. Le Dieu de la liturgie et de l’Histoire. Le Dieu historique de l’Incarnation. Le Dieu qui s’historicise par son passage sur terre, en une part déterminé du temps et de l’espace, nouant le spirituel et le charnel, la chute et la rédemption, la nature et la grœce, la chair et l’œme, la raison et la foi. Le Dieu du vendredi saint, de l’amorce du Royaume, de la rédemption de l’humanité, du sacrement du baptême, des cheminements de la grœce, de l’institution de l’Eucharistie, de la mort vaincue. 50

Ils eSpriment un fort attachement à la ࠱gure du pape et à la réa࠳rmation catholique. !rançois Taillandier revendique l’appartenance à la génération Jean-Paul II : e je crois que la personnalité et le charisme de Jean-Paul II ont été pour beaucoup dans le regard nouveau que j’ai commencé à porter sur le christianisme et l’Église u 51. Philippe Muray fait de Jean-Paul II la e !igure de l’opposition à ce désastre général u et salue, tout comme Maurice G.ZDantec, l’élection de Benoît 3VI 5 . Ce mélange de dérangement, de rébellion, d’ordre et de ré-enchantement conduit la démarche spirituelle de nombre d’entre euS

4. !rançois Taillandier, dans !r.Z TAILLANDIER – J.-M.Z BASTIÈRE, Ce n’est pas la pire des religions, p. 8. 48. !r.ZTAILLANDIER, ibid., p. 143. 49. !r.ZTAILLANDIER, e Moi, je suis catholique u, Le Figaro littéraire (15 10

00). 50. Ph.ZMURAY, e Dieu merci u, dans J.Z Z"0$'' *) (dir.), loc. cit., p. 4- 5. 51. !rançois Taillandier, dans !r.ZTAILLANDIER – J.-M.ZBASTIÈRE, loc. cit., p. 1. 5 . e L’élection de RatUinger est un signe divin. 6‫ڎ‬8 Je vois Benoît 3VI comme le signe d’un retour de l’Église comme 6‫ڎ‬8 “machine de combat”, une Église plus pugnace, beaucoup plus ancrée sur ses traditions scolastique, patristique, théologique u. M.ZG.ZDANTEC dans L.ZDANDRIEU, e Les intellos tentés par la foi u, Valeurs actuelles 3686 ( 0 juill. 00), p. 10. Muray dit la même chose sous forme ironique : e Nous voulons un pape comme nous, pas un pape papiste ou papophile, un pape papophobe, non papolœtre ou papocrate. Un pape moderne. Un pape comme la société moderne u. Philippe Muray e Le Pape u (mai 005) dans P.ZMURAY, L’empire du bien, Essais, Paris, Les Belles-lettres, 010, p. 159.

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Frédéric Gugelot

qui perçoivent le catholicisme comme révolutionnaire. Taillandier précise : e réaccueillir toute cette grandeur interne et séculaire, ce myst¢re du tombeau vide, cet autre myst¢re de l’eucharistie 6‫ڎ‬8, c’est rendre à soi-même un espace, des trésors u 53. Pour lui, le catholicisme n’est pas un enfermement de l’imaginaire, bien au contraire : À mon avis, et contrairement à beaucoup d’œneries répétées depuis des décennies, rien n’est plus seSué que le judéo-christianisme. Toute l’érotique occidentale est contenue dans quelques versets de la Gen¢se (III, -11). Autant que Pascal, Sade et Baudelaire appartiennent à cette culture. C’est le christianisme (pour nous) qui constitue le domaine charnel comme fascinant, troublant, bien loin des deuS seules options que la e modernité u parvient à nous o࠰rir, à savoir le plat confort seSuel ou la dépression pornographique. 54

Philippe Muray ajoute : e Le Dieu de la littérature, car longtemps je n’ai gu¢re séparé la littérature, surtout romanesque, du catholicisme, et sans doute ai-je du mal, encore aujourd’hui, à les séparer (je ne vois d’ailleurs pas pourquoi j’essaierais) u 55. Dantec dé࠱nit ce discours : e C’est donc bien d’une THÉOLOGIE dont nous avons besoin. A࠱n de préparer la pensée-action, la pensée qui conçoit toute ÉCRITURE comme un acte prophétique, au “Dieu” dont Heidegger, sur la ࠱n de sa vie, avait prié la venue. Le Dieu d’apr¢s la mort de Dieu u 56. La conversion est aussi un ré-enchantement de l’écriture, un sens redonné auS mots, une valeur au teSte, un teSte qui prend d’autant plus de valeurs qu’il véhicule un renouveau des valeurs traditionnelles. Cette veine retrouve bien des traits du début du XXeZ si¢cle. Si on dépasse l’eSploration des modalités d’adhésion à la fois au catholicisme et à la littérature, entendus comme des principes générant tous deuS de la e valeur u, pour cerner ce qui se joue au cœur de ces phénom¢nes de ré-adhésion au catholicisme, on peut apercevoir que la conversion apparaît comme primordiale dans la construction de l’éthos de l’auteur et détermine la réception de son horiUon d’attente. Cette veine identitaire s’apparente par certains traits à celle de l’ordre et de la morale du tournant du XIXe et XXeZsi¢cles autour de BaUin, Bourget et BordeauS : lecture décadente de la ࠱n de si¢cle, a࠳rmation identitaire de l’appartenance religieuse, a࠳liation auS forces de conservation, débouchés sur l’Académie française. DeuS di࠰érences apparaissent avec la ࠱n de si¢cle précédent, la premi¢re est l’insistance sur la menace islamiste et la seconde, c’est qu’essayistes et pamphlétaires se mêlent auS romanciers.

53. !rançois Taillandier, dans !r.Z TAILLANDIER – J.-M.Z BASTIÈRE, Ce n’est pas la pire des religions, p. 9. 54. !r.ZTAILLANDIER, e Moi, je suis catholique u, Le Figaro littéraire (15 10

00). 55. Ph.ZMURAY, e Dieu merci u, dans J.Z Z"0$'' *) (dir.), Vivre et penser, p. 5. 56. P.ZLAGRANGE (dir.), e Entretien avec Maurice G.ZDantec (6 mars 003) u, Noirs complots, Paris, Manitoba Les Belles-lettres, 003, p. 80.

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LA CONVERSION D’ANTHONY BLAIR (2007)

Bénédicte COSTE Université Montpellier III

En juin 00, Anthony Blair, Premier ministre britannique depuis 199, quitte le gouvernement et le leadership du parti travailliste. Quelques mois plus tard, il annonce sa conversion au catholicisme. À plus d’un titre, cette conversion n’est gu¢re surprenante et il la commentera en 009 en disant qu’elle représente la découverte d’un foyer : e Ever since I began preparations to become a Catholic, I felt I was coming home‫ڎ‬Zthis is now where my heart is, where I know I belong u 1. Son conteSte et le moment de son annonce ne sont pas sans évoquer la conversion antique o³ il convient de se retirer du monde des apparences et des passions pour retrouver la ࠱délité à soi-même en réalisant ses propres virtualités . La conversion d’ Anthony Blair s’en écarte toutefois à bien des titres. Nous souhaiterions d’abord eSaminer cette conversion dans son conteSte politique, et médiatique à partir de di࠰érents propos qui ont été tenus sur elle, puis, dans un second temps, eSaminer les vicissitudes politiques de M.ZBlair, qu’il s’agisse du lancement de la Tony Blair Faith Foundation le 30 mai 008 3, ou de ses démêlés avec la hiérarchie catholique en 009. Tant sa conversion que ses suites illustrent la réorganisation des plans politiques et religieuS qui s’op¢re depuis les années 190. Notre cadre est principalement l’analyse e gauchetienne u de la sortie de la religion, ce mouvement de la modernité qui e ne signi࠱e pas sortie de la croyance religieuse, mais sortie d’un monde o³ la religion est structurante, o³ elle commande la forme politique des sociétés

1. R.ZGLEDHILL, e Tony Blair speaks out about his faith u, The Times, 8 août 009.

. M.ZMESLIN, e Politique et conversion u, dans D.ZTOLLET (dir.), La Conversion et le Politique à l’Époque moderne, Paris, PUPS, 005, p. 10. 3. e The !oundation aims to promote respect and understanding between the major religions. We empower, support and train people to take multi-faith action against eStreme poverty in over 100 countries, providing them with a positive alternative to those who try to use faith as a means to divide. We provide emerging and current leaders with the tools to understand religion today and we use new technology to connect and break down barriers between young people of all faiths and none u,  http:

www.tonyblairfaithfoundation.org , consulté le 8 février 011.

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Bénédicte Coste

et o³ elle dé࠱nit l’économie du lien social u 4, au pro࠱t de la e séparation de principe du politique et du religieuS et 6de l’8 eSigence de neutralité religieuse de l’État u 5. À partir des années 190, remarque Gauchet, ce mouvement est consommé, et l’on assiste à une e réorientation anthropologique u 6 traduite par l’a࠳rmation de l’individu et son renvoi à lui-même , et par l’a࠰aiblissement du plan et de l’idée du collectif. Concernant la croyance religieuse, la e ruine du croyable u se traduit par une désa࠳liation institutionnelle, une autonomisation de l’eSpérience religieuse des individus au regard des régulations traditionnelles, le tout sur fond d’homogénéisation du sentiment religieuS en Europe. Dans les pays protestants, la sécularisation et l’inscription continuée des Églises nationales dans la sph¢re publique, provoquent la transformation conjointe de la religion et de l’activité collective, qui se traduit entre autres par le believing without belonging 8 britannique. La sortie de la religion se fait par e évidement interne du religieuS u, précise Gauchet 9. Selon Jean-Paul Willaime, nous sommes fondés à parler de e la©cité culturelle u, c’est-à-dire de la e progressive émergence culturelle avec des conséquences sociopolitiques tr¢s diversi࠱ées selon les pays, d’une séparation entre le spirituel et le temporel, le religieuS et le politique, 6‫ڎ‬8 d’une décléricalisation en profondeur ayant abouti à un réaménagement important de la situation socioculturelle de la religion u 10. Sur le plan individuel nous assistons à une individualisation et une subjectivisation de l’eSpérience, traduite par l’esthétisation et l’émotionnalisation qui s’attachent à la religion dite e chaude u, sur fond d’éthicisation, d’euphémisation des di࠰érences doctrinales entre les religions et d’attentisme pragmatique. Au niveau européen s’observe un e processus de dualisation de la religion entre un p®le institutionnel qui concerne le mode d’insertion des religions dans le syst¢me institutionnel des sociétés et un p®le individuel et groupal qui concerne la religion des individus et son déploiement dans des réseauS sociauS divers u 11. C’est dans ce conteSte de recomposition conséquente des rapports publics privé, et d’accélération de la demande de

4. M.ZGAUCHET, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, !olio Essais, 005, p.13. 5. Ibid., p. 19. 6. Ibid., p. 95. . Voir U.ZBECK, Risk Society : Towards a New Modernity, Sage, 199  A.ZGIDDENS, Modernity and Self-identity : Self and Society in the Late Modern Age, Stanford University Press, 1991, et 5.ZBAUMANN, The Individualised Society, Polity Press, 001. Ces théoriciens mettent l’accent sur l’individualisation montante des sociétés capitalistes et sur l’obligation assignée auS individus de faire des choiS en permanence. 8. G.ZDAVIE, Religion in Britain since 1945 : Believing Without Belonging, Blackwell, 1994. 9. M.ZGAUCHET, La religion dans la démocratie, p. 0. 10. J.-P.ZWILLAINE, e Les religions et l’uni࠱cation européenne u, dans G.ZDAVIE – D.ZHERVIEULÉGER (dir.), Identités religieuses en Europe, La découverte, 1996, p. 98. Willaime oppose les religions institutionnelles, soit le mode d’institutionnalisation des religions dans la société qui leur reconnaît plus ou moins leur r®le dans la société en leur assurant une place dans la sph¢re publique (médias, éducation, médico-scolaire), à la religion vécue (le sentiment religieuS individuel, les pratiques et les croyances religieuses personnelles). Voir G.ZDAVIE, Religion in Moderne Europe : A Memory Mutates, Blackwell, 000. 11. J.-P.ZWILLAIME, e Les religions et l’uni࠱cation européenne u, p. 30.

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La conversion d’Anthony Blair

reconnaissance publique des croyances privées que s’inscrit la conversion au catholicisme de M.Z Blair. Si elle n’a pas le retentissement des conversions passées, dont celle de Newman 1 en 1845, elle mérite qu’on s’y attache parce qu’elle s’inscrit dans un paysage politique et religieuS tr¢s di࠰érent, marqué par le recul des a࠳liations, l’e࠰ondrement des pratiques, le dépérissement des magist¢res (l’unchurching of Europe), qui conduisent à une individualisation du croire, selon Gauchet, lecteur des analyses de la sociologie religieuse de Dani¢le Hervieu-Léger et !rançoise Champion 13. Rappelons qu’en Angleterre puis au Royaume-Uni, pays protestant o³ l’Église est établie depuis 1534, le catholicisme est une religion minoritaire, dont l’eSercice a longtemps entraîné l’absence de droits politiques 14 et la marginalisation sociale, même si de grandes familles sont toujours restées catholiques avant et apr¢s l’Emancipation de 18 9, qui restitua des droits civiques auS catholiques. De nos jours, le terme de e récusant u (recusant), qui les quali࠱e, est devenu laudateur. Si le nombre des catholiques a grossi du fait des vagues successives d’immigration (les immigrants irlandais au XIXeZ si¢cle, les ressortissants des anciens pays d’Europe de l’Est de nos jours), les conversions au catholicisme du XIXeZsi¢cle n’ont pas représenté un apport numérique signi࠱catif : ce qui les caractérise est leur médiatisation et l’audace des convertis 15. Au début des années 1990, on note toutefois une augmentation des conversions de l’anglicanisme au catholicisme, en raison de la question de l’ordination des femmes 16. Cependant, l’anglicanisme reste majoritaire en Angleterre et au Pays de Galles, avec pr¢s de 5 millions de baptisés, pour 4, millions de catholiques et moitié moins de musulmans, bien qu’en 00, précisément, la fréquentation dominicale des lieuS de culte catholique ait dépassé pour la premi¢re fois celle des lieuS anglicans 1.

1 . M.Z Blair a été comparé au Cardinal Newman : e When he last saw the Pope, Blair presented him with an autographed photograph of Cardinal Newman, the most signi࠱cant Catholic convert of the 19th century. Blair has himself become the most signi࠱cant British convert since Newman u. W.Z REES-MOGG, e A Catholic tremor through Westminster u, The Times, 4 décembre 00. 13. Voir !.Z CHAMPION, e Entre la©cisation et sécularisation. Des rapports Église-État dans l’Europe communautaire u, Le Débat  (nov.-décembre), p. 46- . 14. La recusancy dé࠱nit une position de refus de l’Église établie qui donne lieu à la privation de droits civiques, et au début, à des poursuites pénales. Les lois visant les récusants ont été établies sous le r¢gne d’EliUabeth Ie, ont été complétées sous les r¢gnes de James Ier et James II et ont été en vigueur jusqu’à celui de George III. Elles seront abrogées à l’époque de la Régence, sous le r¢gne de George IV avant l’Émancipation des catholiques en 18 9. 15. Voir P.ZADAMS, English Catholic Converts and the Oxford Movement in Mid 19th Century Britian. The Cost of Conversion, Academica Press, 010. 16. Ces conversions donnent lieu à des soupçons de complaisance de la part du Cardinal Basil Hume, de la part des non-convertis. Actuellement, l’Église anglicane est déchirée par la question de l’ordination des gays. Lors de la derni¢re conférence de Lambeth, 00 évêques conservateurs ont quitté la salle devant leurs coll¢gues américains au grand dam de Rowan Williams. 1. 86 000 contre 853 000, chi࠰res qui témoignent cependant de la poursuite de la diminution de la fréquentation des lieuS de culte. Les Églises pentec®tiste, méthodiste et baptiste reçoivent quant à elles 8

000 ࠱d¢les. Voir J.Z ASHWORTH et alii, Churchgoing in the UK. A research

5

Bénédicte Coste

La conversion future d’Anthony Blair apparaît comme un secret de polichinelle d¢s 003, lorsqu’il reçoit la communion au Vatican, dans le cadre d’une visite en partie publique, en partie privée 18. En 004, le catholicisme de cœur du Premier ministre suscite les interrogations des journalistes 19, qui rappellent qu’avant son accession au pouvoir, M.ZBlair assistait réguli¢rement à la messe à la cathédrale de Westminster, o³ il recevait d’ailleurs la communion, ce qui n’est pas interdit par l’anglicanisme. Il avait cessé pour des raisons de sécurité, mais également pour s’être fait reprendre par l’archevêque de Cantorbéry (George Carey) qui s’était inquiété par écrit des retombées politiques de son hypothétique conversion 0. La question que se posent les commentateurs est celle des raisons du maintien de son anglicanisme formel. Elle rebondira le

décembre 00, lorsque M.ZBlair annoncera publiquement sa conversion, quali࠱ée d’e a࠰aire privée u 1. Cette annonce di࠰érée s’eSplique par des raisons politiques, selon Antony Seldon, son biographe, puisque le Premier ministre anglais nomme les évêques anglicans, ce qui aurait constitué une situation inconfortable dans le cas d’un catholique

. D¢s 004, certains commentateurs avaient estimé qu’une conversion au catholicisme était

report from Tearfund on church attendance in the UK, tearfund.org, avril 00. 53 ࢠ des 6, millions d’adultes au Royaume-Uni se disent chrétiens, 6 ࢠ se déclarent autres que chrétiens et 39 ࢠ sans religion. ,6 millions d’adultes (15 ࢠ) vont à l’église une fois par mois et 4,9 millions (10 ࢠ) y vont une fois par semaine. 66 ࢠ des adultes (soit 3 , millions) n’ont aucun lien avec une église, 16 millions n’ont aucune a࠳liation et 16, millions ont cessé de pratiquer  9,3 millions sont déclarés e unreceptive and closed to attending church u. Il y a 19 ࢠ de catholiques en GB dont 9 ࢠ fréquentent réguli¢rement l’église. 18. e On the evening of !ebruary

003, Blair was given communion by the Pope’s private secretary, Archbishop DUiwisU (now Cardinal of Krakow). Cardinal O’Connor persuaded the Vatican with the argument that “here was a man who sent 6his8 children to Catholic schools and raised them as Catholics, whose wife is a practising Catholic, and who has attended Mass for many years” u A.Z SELDON, e Tony Blair’s Conversion was no Christmas Impulse u, The Guardian,

décembre 00,  http:

www.guardian.co.uk politics

00 dec

labour.uk1 , consulté le 8 février 011. 19. e Regular at mass, communion from Pope. So why is Blair evasive about his faith  u, !.Z BECKETT – D.Z HENCKE, The Guardian, 8 septembre 004,  http:

www.guardian.co.uk

politics

004 sep

8 religion.bookeStracts , consulté le 8 février 011. Les auteurs précisent qu’apr¢s la remontrance de Mgr Carey, A.ZBlair va à la messe de l’Église de l’Immaculate Heart of Mary at Great Missenden, la plus proche des Chequers.

0. e There are many who are deeply troubled by a view being disseminated by the press that you are about to convert u, Ibid.

1. e A private matter u. La conversion aura lieu lors d’une cérémonie dirigée par le Cardinal Murphy O’Connor, primat de l’Église catholique en Angleterre et au pays de Galles, qui a instruit l’eS-premier ministre dans la foi catholique. M.ZBlair avait informé le pape le 3 juin

00 de sa volonté de se convertir.

. e Blair was always going to formally convert as soon as he ceased to be prime minister. The reason he did not do so while at No 10 was because it would have aroused a frenUy of questions, such as whether he would still be able to appoint bishops to the Church of England. !rom the moment he stood down in June, he started receiving instruction into the Catholic Church. The formal announcement had nothing to do with the imminence of Christmas and everything to do with his completion of that instruction u, A.ZSELDON, e Blair’s conversion was no Christmas impulse u.

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La conversion d’Anthony Blair

incompatible avec la fonction de Premier ministre 3, bien qu’aucune interdiction institutionnelle n’eSiste, et qu’un catholique puisse parfaitement diriger le gouvernement 4. D’autres arguent des négociations sur l’Irlande du Nord en prélude à l’accord dit du e Vendredi Saint u 5. À l’annonce de sa conversion, Alastair Campbell, ancien porte-parole de M.ZBlair, con࠱rme que celle-ci ne pouvait être faite lors des mandats de M.ZBlair 6, tandis que des journalistes rappellent que l’eS-Premier ministre va désormais à la messe en famille et qu’il a suivi le programme des catéchum¢nes. Les premi¢res réponses du monde politique et religieuS sont intéressantes car elles participent d’un croisement inédit des positions. L’archevêque de Cantorbéry, Rowan Williams, souhaite signi࠱cativement e bon voyage spirituel u  à M.Z Blair, gage d’un rapport interconfessionnel dépassionné. Ann Widdecombe, ancienne ministre tory convertie au catholicisme en 1993 s’interroge sur les positions politiques nagu¢re défendues par M.Z Blair, en mati¢re d’avortement, par eSemple 8. C’est en catholique qu’elle juge son action 9, comme le feront de nombreuses personnalités politiques et médiatiques, alors que c’est en politiste et biographe que la commente Anthony Seldon. À ses yeuS, l’action politique de M.ZBlair a été fortement in࠲uencée par sa foi 30. Il ajoute que l’in࠲uence de Cherie Blair, catholique fervente, a été déterminante dans sa conversion 31. Pour Catherine Pepinster, rédactrice du Tablet, respectable hebdomadaire catholique anglais, cette annonce ne

3. e “The question of Tony’s faith is dormant by decision,” says a prominent Catholic who knows the Blairs well. “They have decided not to let news of his Catholicism break while Tony is prime minister”u, !.ZBECKETT – D.ZHENCKE e Regular at mass, communion from Pope. So why is Blair evasive about his faith  u.

4. Mais non régner en vertu de l’Act of Settlement.

5. Le Good Friday Agreement en Irlande du Nord de 1998.

6. e “It’s something I suspect he probably felt he couldn’t do when he was prime minister and he’s done it now” u, D.Z WILEY, < http:

news.bbc.co.uk go pr fr - 1 hi uk 15409.stm . C’est aussi l’avis du travailliste Paul Richards qui pense que M.ZBlair a préféré ne pas se convertir lors de ses mandats a࠱n d’éviter de semer la controverse.

. e “6He8 wished the former prime minister well in his spiritual journey” u, Ibid.

8. e “If you look at Tony Blair’s voting record in the House of Commons, he’s gone against Church teaching on more than one occasion. On things, for eSample, like abortion, she said” 6‫ڎ‬8 My question would be, “has he changed his mind on that ” u, Ibid.

9. Quant à Peter Kilfoyle, député travailliste et lui aussi catholique, il attaque l’ancien leader sur l’Irak : e “If he showed just one ounce of contrition over Iraq, then he would be closer to the body of morality that is the Catholic Church” u, B.Z BROGAN, e Call yourself a Catholic  Convert Blair challenged on abortion stance u, The Daily Mail, 3 décembre 00, < http:

www.dailymail.co.uk news article-504349 Call-Catholic-Convert-Blair-challenged-abortionstance.html , consulté le 8 février 011. 30. e He’s a profoundly religious ࠱gure. Religion brought him into politics in the ࠱rst place, not reading Labour Party history u, D.ZWILEY, < http:

news.bbc.co.uk go pr fr - 1 hi uk 15409. stm , consulté le 8 février 011. 31. e Catholicism has been the religion of his wifeZ – Cherie Blair has been incredibly important to him throughout his political life, encouraging him to go into politics and adopting many of his positions, so I think it was the obvious part of the Christian faith for him to come into u Ibid.

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Bénédicte Coste

pouvait se faire qu’apr¢s la démission de M.ZBlair en raison des négociations sur l’Irlande du Nord et de la réaction de la population à une conversion au catholicisme 3 , ce qui apporte la preuve d’un enracinement profond du protestantisme dans l’opinion, étant entendu qu’il s’agit d’appartenance identitaire plus que de piété ou de raison théologique. D¢s lors que M.ZBlair n’est plus au pouvoir mais envoyé spécial au Proche-Orient pour l’Europe, les États-Unis, la Russie et l’ONU, la situation est di࠰érente, ajoute-t-elle 33. C’est en quittant la sph¢re politique britannique que M.ZBlair peut vivre sa foi, non en cessant toute activité politique. Ces commentaires appellent des commentaires sur les liens entre politique et religion, liens que M.ZBlair a tissés de façon particuli¢re, voire eSemplaire. En 003 le Premier ministre pratique l’autocensure religieuse lorsque son porte-parole Alastair Campbell déclare à un journaliste américain : e On ne parle pas de Dieu u 34. On sait également qu’à la veille d’engager les troupes britanniques en Irak, il a dû gommer toute référence à ses croyances sur l’ordre de ses conseillers qui lui avaient également défendu de terminer ses discours par e que Dieu vous prot¢ge u. En 006, lors d’une émission télévisée sur la chaîne ITV1, il déclare avoir prié pour décider ou non d’envoyer les troupes en Iraq 35. Au début de 00, il déclare à la BBC qu’il s’est abstenu d’évoquer ses idées religieuses de peur de passer pour un e douS-dingue u 36. On assiste donc par le jeu des déclarations à une inscription progressive des croyances personnelles de M.Z Blair dans la conduite qu’il entend donner à sa politique et qu’il résume ainsi : e La religion joue bien sûr un r®le tr¢s important. Il n’est pas possible d’en avoir une et que cela reste un aspect insigni࠱ant de votre vie u 3. Toujours à la BBC, il oppose l’inscription américaine publique du discours religieuS et son absence en Grande-Bretagne,

3 . e I understand that one of the issues he was concerned with, because he was so closely involved in negotiations over peace in Northern Ireland, that perhaps some people there might have been uncomfortable with the prime minister converting to Catholicism at such a time u. Ibid. 33. e This situation is di࠰erent. Although he remains a public ࠱gure now, and clearly has a role to play in the Middle East, it isn’t perhaps quite the same u, Ibid. 34. e Campbell interrupted Blair as he spoke of his faith : “We don’t do God” u, Daily Telegraph (3 mai 003), cité dans D.Z WILEY, Ibid. Alastair Campbell sera le porte-parole du premier ministre de mai 199 à 001, avant de devenir son directeur de communication jusqu’en 003. 35. e In the end, there is a judgment that, I think if you have faith about these things, you realiUe that judgment is made by other people‫ ڎ‬and if you believe in God, it’s made by God as well u. Émission animée par Michael Parkinson sur ITV-1. Voir e Blair ‫ڀ‬prayed to God’ over Iraq u, 3 mars 006, < http:

news.bbc.co.uk

hi 4 14 .stm , consulté le 8 février 011. 36. e But while it was commonplace in the US and elsewhere for politicians to talk about their religious convictions, he added, “you talk about it in our system and, frankly, people do think you’re a nutter” u, e Blair feared faith ‫ڀ‬nutter’ label u, 5 novembre 00, < http:

news. bbc.co.uk

hi 1116 0.stm , consulté le 8 février 011. 3. e “You can’t have a religious faith and it be an insigni࠱cant aspect because it’s profound about you and about you as a human being‫ڎ‬Z If I am honest about it, yes, of course, it was hugely important” u, D.ZGADHER, e Bible Blair feared being called ‫ڀ‬nutter’ u, The Sunday Times,

5 novembre 00.

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La conversion d’Anthony Blair

opposition purement formelle, démentie tant par ses déclarations, que par le paysage socio-politique largement traversé par le discours religieuS 38. Comme le signale Marcel Gauchet, la religion, les religions sont largement intégrées dans la démocratie contemporaine 39, et les identités religieuses, d’o³ qu’elles viennent, se voient réinsu࠴er une dignité et une utilité propres en tant que syst¢mes générauS de sens ou doctrines globales des ࠱ns correspondant peu ou prou auS besoins de la sph¢re publique. C’est en regard à la fois du besoin de la collectivité de se représenter des buts et de la neutralité étatique, que les détenteurs du pouvoir doivent faire alliance avec des autorités morales ou spirituelles au sein de la société civile pour en faire des interlocutrices, sans en privilégier aucune : e Le politique est amené à légitimer le religieuS, dans une acceptation large, en fonction de sa propre quête de légitimité, comme ce dont il ne saurait participer ou s’inspirer, mais qui n’en représente pas moins la mesure derni¢re de ses entreprises u 40. La particularité de M.ZBlair est qu’il tient les deuS r®les, s’inscrit dans les deuS sph¢res, à la fois croyante et politique, lorsqu’il avoue a posteriori le secours spirituel de la pri¢re. Son discours traduit quant à lui la dissociation de ses deuS identités en empruntant les voies de la e sph¢re privée sans discrétion u (Gauchet) assurée par ses déclarations médiatiques. On voit aussi par son biais, que les croyances doivent e se faire pourvoyeuses de sens de la vie collective en demeurant de l’ordre de l’option individuelle u 41. En 009, lors d’un rassemblement religieuS à Rimini, M.ZBlair rappelle que sa conversion a principalement été l’œuvre de sa femme 4 , avant de la commenter comme un retour au foyer, selon un mod¢le courant 43. Il précise les raisons qui lui ont fait choisir l’Église catholique, ce qui reste quand même une position inhabituelle en Grande-Bretagne : e As time went on, I had been going to mass for a long time‫ڎ‬Zit’s di࠳cult to ࠱nd the right words. I felt this

38. Voir P.Z HENNESSY, e Religion and the premier league u, The Tablet,  juin 008, www.thetablet.co.uk article 11549, consulté le 8 février 011. Hennessy plaide pour une reconnaissance du r®le de la croyance et de l’a࠳liation religieuse dans la vie des premiers ministres depuis la Seconde guerre mondiale, en remarquant que 9 d’entre euS furent chrétiens contre 3 qui se revendiquaient agnostiques. 39. Sur la question de la religion dans les démocraties libérales, voir J.ZHABERMAS, e Religion in the Public Sphere u, European Journal of Philosophy 14-1 ( 006) p. 1- 5. Sur le conteSte spéci࠱quement britannique, voir G.ZDAVIE, Religion in Britain since 1945 : Believing Without Belonging  D.Z HEMPTON, Religion and Political Culture in Britain and Ireland : From the Glorious Revolution to the Decline of Empire, Cambridge University Press, 1996  C.ZBROWN, Religion and Society in Twentieth-Century Britain, Longman, 006  M.ZCHAPMAN, Doing God : Religion and Public Policy in Brown’s Britain, Longman, 008  5.ZCOOPER – G.ZLODGE (dir.), Faith in the Nation : Religion, Identity and the Public Realm in Britain Today, Institute for Public Policy Research, 008. 40. M.ZGAUCHET, La religion dans la démocratie, p. 135. 41. Ibid., p. 10. 4 . e !rankly, this all began with my wife. I began to go to mass and we went together. We could have gone to the Anglican or Catholic church – guess who won  u, R.ZGLEDHILL, e Tony Blair speaks out about his faith u. 43. e Ever since I began preparations to become a Catholic, I felt I was coming home‫ڎ‬Zthis is now where my heart is, where I know I belong u, Ibid.

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was right for me. There was something, not just about the doctrine of the church, but of the universal nature of the Catholic church u 44. Ces propos sont à comprendre moins sur un plan théologique d’adhésion à l’Église apostolique catholique romaine, qu’à l’intérieur de la con࠱guration contemporaine des rapports du politique et du religieuS. L’universalisme que M.ZBlair prête à la religion catholique rel¢ve d’une vision des liens du politique et du religieuS qui le pousse à embrasser ce qu’il appelle e la nature universelle de l’Église catholique u. Signi࠱cativement, il rappelle ensuite que son action politique en tant que chef du parti travailliste, puis du gouvernement a consisté à réformer les relations de l’individu à l’État 45. Comment analyser cette conversion  Pour le monde religieuS, elle met d’une part à jour le malaise de l’Église anglicane, divisée sur l’ordination des femmes et des gays, ce qui eSplique certaines conversions au catholicisme, d’autre part, elle signi࠱e l’acceptabilité nouvelle du catholicisme : e Lorsqu’un ancien Premier ministre se convertit au catholicisme, cela doit être un signe que le catholicisme rentre réellement en grœce dans notre pays u, écrit Catherine Pepinster, dans le Sunday Telegraph 46. Pour le monde politique, soulignant sa date, la conversion de M.ZBlair rel¢ve d’une volonté de ne pas créer de situation inconfortable –Znomination d’évêques anglicans, négociations en Irlande du Nord 4. Elle rel¢ve également d’un refus de heurter l’opinion par une foi ostentatoire, bien perçu par le journaliste Stephen Bates : e He has kept his personal religious views largely out of his political life. Ostentatious religiosity does not go down well in Britain u 48. Bien que les quatre derni¢res décennies aient vu les catholiques accéder à des postes publics clés sans susciter de commentaires particuliers en dehors d’irréductibles et tr¢s minoritaires calvinistes, le catholicisme conserve un caract¢re sensible dans la vie politique britannique, caract¢re qu’a habilement reconnu M.ZBlair par ses actes. Comme le remarque Jean-Paul Willaime, en Europe, la pluralisation institutionnelle du religieuS s’accommode de la persistance d’un imaginaire de l’unité religieuse : e les cultures confessionnelles restent plus prégnantes qu’on ne le pense, notamment dans leur support à des identités collectives u 49. Même sous forme tr¢s sécularisée, les liens historiques entre

44. Ibid. 45. e As prime minister of the UK for 10 years, but also as leader of the Labour party for 13, during which time I reformed its constitution precisely around the relationship between the individual and the state, I learned many things u, Ibid. 46. e But when a former Prime Minister becomes a Catholic, that must be a sign that Roman Catholicism really has come in from the cold in this country u, C.ZPEPINSTER, e Let us rejoice at Tony Blair’s conversion u, The Telegraph,

décembre 00, < http:

www.telegraph.co.uk

comment 364488 Let-us-rejoice-at-Tony-Blairs-conversion.html , consulté le 8 février

011. 4. !.Z BECKETT – D.Z HENCKE, e Regular at mass, communion from Pope. So why is Blair evasive about his faith  u. 48. e After 30 years as a closet Catholic, Blair ࠱nally puts faith before politics u, S. BATES, The Guardian,

juin 00, < http:

www.guardian.co.uk politics

00 jun

uk.religion1 , consulté le 8 février 011. 49. J.-P.ZWILLAIME, e Les religions et l’uni࠱cation européenne u, p. 96.

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La conversion d’Anthony Blair

confession et identité nationale ou régionale restent capitauS pour comprendre les identités collectives : la religion, ou plus précisément telle religion, fait partie du paysage social des territoires, tandis que e l’imaginaire collectif continue à mobiliser u, conclut-il 50. Plus récemment EnUo Place souligne la place constitutive des identités nationales que cherche à occuper l’Église catholique dans l’Union européenne 51. Il est permis de penser que cet aspect a été à l’œuvre dans le report de sa conversion par Anthony Blair. Sécularisée, la Grande-Bretagne n’en reste pas moins terre protestante. M.Z Blair a donc privilégié le politique sur le religieuS durant ses trois mandats 5 . Ce privil¢ge est néanmoins paradoSal car M.Z Blair est généralement présenté comme tr¢s, voire trop religieuS. Il est aussi présenté et se présente lui-même comme l’artisan d’une identité composite 53, au-delà de la di࠰érence entre le religieuS et le politique. Il justi࠱e ainsi sa conversion en

009 : e In seeking this path of truth, lit by God’s love and paved by God’s grace, the church can be the insistent spiritual voice that makes globalisation our servant, not our master u 54. Il appartient à une catégorie contemporaine d’individus qui sont venus à la politique par le biais de la religion, qui n’ont pas fait myst¢re médiatique de leur pratique religieuse et de leur appartenance confessionnelle de cœur. Sa vision du monde rel¢ve fréquemment d’un clivage entre le bien et le mal. Rappelons qu’il est venu au parti travailliste et à la politique par l’entremise d’un prêtre rencontré à OSford, Peter Thomson : I was brought up 6as a Christian8, but I was not in any real sense a practising one until I went to OSford. There was an Australian priest at the same college as me who got me interested again. In a sense it was a rediscovery of religion

50. Ibid. p. 96. 51. E.ZPACE, e Religion as Communication : The Changing Shape of Catholicism in Europe u dans N.Z T.Z A MMERMAN (dir.), Everyday Religion, Observing Modern Religious Lives, OUP,

00. Pace remarque qu’en dépit de l’échec de son magist¢re en mati¢re économique, politique et érotique, l’Église catholique pratique une politique identitaire dans une Europe en pleine sécularisation, et qu’elle dialogue avec l’environnement social et comble les défaillances de l’État-providence, p. 44. Il souligne à son tour le r®le de l’Église en mati¢re d’éthique publique et non plus de théologie ainsi que sa capacité à devenir un moyen de communication permettant auS Européens de penser que leur situation sociale est uni࠱ée alors qu’elle est tr¢s di࠰érenciée. 5 . D’autre part, M.ZBlair a peut-être reculé l’annonce de sa conversion pour ne pas entraver certaines lois votées par son gouvernement (l’union civile des couples de même seSe  le refus d’accéder à la demande des agences d’adoption catholiques de ne pas traiter de demande d’adoptions par les gays – bien qu’il ait été partisan d’un compromis –, la recherche sur les cellules souches, le refus de limiter l’avortement), comme le rappelle S.Z Bates : e A number of potentially divisive moral issues would have been much more di࠳cult if Mr Blair had been known to be a Catholic, even though his personal beliefs have not necessarily intruded into the government’s decisions u, e After 30 years as a closet Catholic, Blair ࠱nally puts faith before politics u. 53. Il pratique aussi le New Age avec sa femme, autre manifestation de la religiosité moderne analysée par Willaime, et D.ZHervieu-Léger. 54. e Blair eSplains conversion to Catholicism u, Press Association, guardian.co.uk, 8 août 009, < http:

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009 aug

8 blair-conversion-catholicism , consulté le 8 février 011. Voir également l’adresse du 14 janvier 009 lors du National Prayer Breakfast o³ M.ZBlair évoque la place de la religion dans le monde et dans le tiers-monde.

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as something living, that was about the world around me rather than some sort of special one-to-one relationship with a remote Being on high. Suddenly I began to see its social relevance. I began to make sense of the world 55.

Son rapport à la religion est un rapport moderne o³ elle est chargée de donner sens à l’ici-bas, sans relever d’une transcendance particuli¢re. Dans une allocution prononcée en 009, e Engage with the faithful u, M.Z Blair dénonce de nouveau l’invisibilité politique de la foi : e !aith has traditionally been a blind spot in the UK policy arena, which has tended to be dominated by economic and political discourses u 56. C’est dans la perspective d’une mise en avant du religieuS que se comprend la création de la Tony Blair Faith Foundation en 008. Cette association caritative rassemble des croyants de toutes confessions 5, non dans un but d’évangélisation ou de prosélytisme, mais dans une volonté de peser sur la politique et de constituer l’un des interlocuteurs eStra-politiques nécessaires à la sph¢re politique pour a࠳rmer certains buts et objectifs qu’elle ne trouve plus en elle-même. Dans une allocution de 009, M.ZBlair souligne le r®le de la foi dans le monde 58 et pr®ne l’alliance contemporaine entre les gouvernements et les Églises dans un but socio-politique : éradiquer la mis¢re, faciliter les échanges commerciauS, alléger le poids de la dette 59. Il faut ࠱nancer des associations religieuses a࠱n qu’elles aient un r®le politique 60 qui consisterait entre autres à suppléer auS carences étatiques en mati¢re sanitaire 61, sans pour autant qu’elles ne soient des ONG. Les faith-based initiatives ou faith-based charities se distinguent par leur base religieuse et se réclament d’un dieu pour promouvoir la dignité

55. e Practising for Power. Tony Blair u, Third Way Magazine : the modern world through Christian Eyes, octobre 1993, p. 16. (p.Z16-19). 56. T.Z BLAIR, e The secular world should better appreciate the potential role of religion in nations’ development u, The Guardian,  septembre 009, < http:

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commentisfree belief

009 sep 0 religious-communities-nations-development , consulté le

8 février 011. Cette allocution inaugure une série de séminaires sur la foi et le développement organisés par la Tony Blair Faith Foundation, le Department for International Development, l’Islamic Relief, World Vision et Oxfam. 5. e The Tony Blair !aith !oundation aims to promote respect and understanding about the world’s major religions and show how faith is a powerful force for good in the modern world u, Tony Blair Faith Foundation Website. < http:

www.tonyblairfaithfoundation.org page aboutus , consulté le 8 février 011. 58. e !aith remains a major force and source of immense in࠲uence around the world u, Ibid. 59. Cette position a été poursuivie par son successeur, Gordon Brown, défenseur des Millenium Development Goals, qui a rencontré le pape au Vatican. Voir C.Z PEPINSTER, e Our common cause. Interview with Gordon Brown u, The Tablet, 8 février 009, < http:

www. thetablet.co.uk article 1 33 , consulté le 8 février 011. 60. e The answer is providing help to enable faith communities to develop their capabilities. It doesn’t make sense for them to do this separately. This is a core part of the vision of my !aith !oundation u, Tony Blair Faith Foundation Website. 61. e In MoUambique there are eScellent programs training leaders from di࠰erent faiths together so that they can play their role in health education among their communities. !aith communities given training, some funding and mobile phones, could provide governments with missing data about incidence of disease and the e࠰ectiveness of healthcare delivery in parts of their populations where government has negligible access u, Ibid.

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humaine 6 , et c’est à ce titre qu’elles ont un r®le à jouer auS c®tés des grandes organisations internationales 63. La TB!! illustre ainsi les relations contemporaines entre les Églises et les États o³ celles-là tendent malgré tout à être traitées comme des ONG parmi d’autres 64. On assiste à la e revalorisation du r®le des Églises dans la sph¢re publique u 65, sans que ces derni¢res n’aient de langage politique stricto sensu, se réclamant au contraire de la e pression morale u qui est le signe de la légitimité acquise par la conviction privée en tant que telle 66. Comme le montre la TB!!, elles répondent à l’évidement de la chose publique, par la promotion des convictions privées destinées à proposer des ࠱ns ultimes dans l’espace public. Gauchet remarque néanmoins avec ࠱nesse que cet enr®lement aligne les religions sur des pensées profanes, en leur imposant de surcroît d’être compatibles avec la vision démocratique de la politique. L’évanouissement de la religion retire sa portée à la politique qui ne se construit plus contre le e parti de l’hétéronomie u, tout en restituant au discours religieuS sa fonctionnalité‫ڎ‬Zcomme Margaret Thatcher en avait fait l’eSpérience lorsqu’elle fut auS prises avec les dirigeants libérauS de l’Église anglicane qui publi¢rent le cél¢bre rapport Faith in the City (1985) pour dénoncer son démant¢lement de l’État-providence. Inversement, c’est tout le spectre politique qui en a récemment appelé au passé religieuS pour retrouver une certaine inspiration 6. Toutefois, il eSiste une di࠰érence d’importance : la fonction de compréhension assignée au monde religieuS passe cette fois auS individus ou auS personnes morales, à l’instar de la TB!!. M.Z Blair apparaît donc comme le partisan d’une redé࠱nition des domaines politiques et religieuS, dans un conteSte marqué par le désengagement de l’État. Il pr®ne la prise en compte du religieuS par le politique, en tant que religieuS. Et il

6 . e They are a gathered people brought together by often ancient religious traditions carried through the generations by a community of faith. They are centered on worship, usually rooted in sacred teSts and have a particular spirituality and set of symbols. They are involved in healthcare and education because of their particular spirituality and what they believe are the simple demands of justice. Their obligation is to God or their founding teacher. They bring to it a common concern for the human dignity of the person that embraces the spiritual u, Ibid. 63. e The faith community increasingly has a viable role alongside major development organiUations u, Ibid. 64. J.-P.ZWILLAIME, e Les religions et l’uni࠱cation européenne u, p. 309. Willaime cite l’intérêt des institutions européennes envers l’apport des autorités religieuses à la construction de l’UE qui permet auS politiques de béné࠱cier d’un surplus de légitimité. 65. Ibid. p. 310. 66. La reconnaissance des identités dans leur diversité donne auS détenteurs du pouvoir un moyen économique et sûr de marquer la di࠰érence de leur position car l’impératif réaliste de la politique ne peut se faire entendre que e par la ruse de la révérence ostensible pour les idéalismes de toute obédience u, poursuit Gauchet, La religion dans la démocratie, p. 139. Dans cette perspective, M.ZBlair voulant épauler l’État par les faith-based initiatives constitue une poursuite de la politique par d’autres moyens ࢕ 6. e Radicals, social democrats and Tory paternalists alike (a holy trinity if ever there was one) have begun to look to their not-too distant religious pasts for spiritual and political inspiration u, M.ZBAILEY – G.ZREDDEN, e Editors’ Introduction. Religion as Living Culture u, dans Mediating Faith : Religion and Socio-Cultural Change in the Twenty-First Century, Aldershot, Asghate, 010, p. 0.

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le fait d’une position o³ le politique (dans son dégagement du religieuS) a laissé place à un mélange de religieuS et de politique, le tout sur fond de médiatisation de la religion et d’individualisation du pouvoir 68. ParadoSalement, l’Église va se distancer de la véritable OPA blairienne à plusieurs reprises pour réa࠳rmer sa place morale plus que théologique dans la sph¢re publique : en mai 009, le Cardinal Cormac Murphy O’Connor, archevêque de Westminster, refuse de rejoindre la fondation de M.Z Blair pour des raisons religieuses. Il lui reproche l’engagement britannique dans la guerre contre l’Irak, son échec dans le con࠲it israelo-palestinien, mais également, un interventionnisme malvenu à l’égard du pape et de la conduite des a࠰aires 69, sans pour autant se situer sur le terrain théologique de l’infaillibilité papale. Le 4 novembre 009, M.Z Blair se fait tancer par le nouvel archevêque de Westminster, Vincent Nichols, pour ses positions en mati¢re de reconnaissance des gays par le catholicisme. L’archevêque lui rappelle que e la pensée catholique u est e asseU di࠰érente u de ses vues 0. D’un point de vue théologique, le catholicisme di࠰érencie l’acte de la personne et condamne le premier, mais la remontrance participe également du r®le moral qu’entend jouer l’Église catholique sur la sc¢ne publique à travers un anti-modernisme assumé, soit de la e stratégie audacieuse, 6de l’8o࠰ensive destinée à revaloriser la position de l’Église en tirant partie de la crise et de l’interrogation de la modernité u 1 repérée d¢s 1986 par Dani¢le Hervieu-Léger et !rançoise Champion. L’Église adopte un rapport critique à la modernité, non plus au nom de la tradition, mais au nom de la survie future de l’humanité, en proposant une e contre-utopie du progr¢s u qui o࠰re un habillage idéologique et une structure auS protestations anti-modernes  . L’Église souhaite accomplir ce que le rationalisme s’est avéré impuissant à faire, d’o³ son succ¢s cheU des

68. Voir M.Z!OLEY, The British Presidency. Tony Blair and the Politics of Public Leadership, Manchester, Manchester UP, 000. 69. e Blair’s part in the illegal Anglo-American invasion of Iraq and the atrocities which brought wholesale death and destruction to that land  his unsurprising but nevertheless embarrassing failure to make any progress to halt Israel’s terrorisation of the Palestinians and establish their rights and his decision to tell Pope Benedict how to do his job made it inconceivable that he would be able to pull the Catholics into his worldwide scheme u, H.Z O’SHAUGHNESSY, e Blair fails to woo Murphy O’Connor u, The Guardian, 1 juin 009, < http:

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commentisfree belief

009 jun 01 blair-faith-foundation-murphy , consulté le 8 février 011. Autre événement signi࠱catif, l’absence des Blair à la cérémonie d’intronisation de Vincent Nichols, (le successeur de Murphy O’Connor), le 1 mai 009 à la Cathédrale de Westminster. Manque de place, selon le porte-parole de Mgr Nichols, alors qu’en 008, M.Z Blair avait prononcé une conférence devant un public serré. Il est vrai qu’à l’eStérieur de la cathédrale, des manifestants catholiques dénonçaient sa venue. 0. e Catholic leader’s rebuke for Blair u, The Daily Mail, 4 novembre 009. Sur les conseils de M.ZBlair adressés au pape en mati¢re d’homoseSualité, voir < http:

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blog

009 apr 08 newsblog-blair-pope-homoseSuality . Voir également I.Z DEZ BERTONADO, e Blair pushes the boundaries u, The Tablet, 18 avril 009, < http:

www.thetablet.co.uk

article 1 96 , consultés le 8 février 011. 1. e Le catholicisme dans la critique post-moderne de la modernité u, dans D.Z HERVIEULÉGER – !.ZCHAMPION, Vers un nouveau christianisme ?, Cerf, 1986.  . Ibid. p. 331.

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La conversion d’Anthony Blair

classes diverses, modernes et nostalgiques. Toutefois, cette stratégie catholique se heurte à la sécularisation qui disquali࠱e sa réponse, et les auteurs concluent à la minceur des chances de l’Église de canaliser les désillusions contemporaines. Néanmoins, cette stratégie perdure et semble même avoir gagné du terrain, comme l’atteste la remontrance du cardinal à M.ZBlair, qui est elle-même le fruit de sa poursuite sous la houlette de Jean-Paul II et de Benoît 3VI. Un autre épisode se déroule lors du colloque de l’Académie ponti࠱cale des sciences sociales en 009, durant lequel Michel Schooyans de l’Université catholique de Louvain, spécialiste d’anthropologie et de philosophie politique, eSplicite l’enjeu de la TB!!. Il s’agit de réduire toutes les religions à un dénominateur commun, dans une démarche visant à établir divers droits sous couvert de religion 3. M.Z Blair participerait d’une éthicisation du religieuS doublée d’un indi࠰érentisme, th¢se qui consonne avec le paysage religieuS européen contemporain. En outre, il s’agirait là de retour à une forme de pouvoir politico-religieuse qui viserait à imposer une religion globale 4, et à revenir à l’époque hobbesienne, précise le professeur, o³ le pouvoir politique dé࠱nit la croyance 5. Nous ne sommes toutefois pas persuadée d’un retour à cette phase, d¢s lors que les croyances in࠲échissent le politique et que nous sommes dans la phase moderne d’autonomisation, avec ce qu’elle implique de redé࠱nition des aires d’in࠲uence et du contenu du politique et du religieuS. Le projet de M.ZBlair illustre la modernité qui voit le religieuS, lui-même redé࠱ni, piloter non la croyance, mais le politique. Dans cette perspective, il convient plut®t d’entendre derri¢re les reproches du professeur la e transcendance discr¢te mais solide, de l’ordre politique u qu’instaurent la reconnaissance et la promotion des croyances 6. Dans le cas de M.ZBlair, cette transcendance naît d’une réarticulation du politique, qui a besoin du religieuS, et non d’une volonté politico-religieuse au sens traditionnel, qui a disparu dans la seconde

3. e One of the aims of the Tony Blair !aith !oundation will be that of remaking the major religions, just as his colleague Barack Obama will remake global society. With this purpose, the foundation in question will try to eSpand the “new rights”, using the world religions for this end and adapting these for their new duties. The religions will have to be reduced to the same common denominator, which means stripping them of their identity u, H.ZO’SHAUGHNESSY, e Tony Blair’s !aith !oundation inspires ridicule u, The Guardian, 13 mai 009, < http:

www. guardian.co.uk commentisfree belief

009 may 13 tony-blair-faith-foundation , consulté le

8 février 011. 4. e This project threatens to set us back to an age in which political power was ascribed the mission of promoting a religious confession, or of changing it. In the case of the Tony Blair !aith !oundation, this is also a matter of promoting one and only one religious confession, which a universal, global political power would impose on the entire world u, Ibid. 5. e So now we are back in the time of Hobbes, if not of Cromwell : it’s civil power that de࠱nes what one must believe u, Ibid. 6. M.Z GAUCHET, La religion dans la démocratie, p. 139-140. Th¢se con࠱rmée en 010 : e l’unité politique a pris compl¢tement et dé࠱nitivement la rel¢ve de l’unité religieuse u. M.Z GAUCHET, L’avènement de la démocratie III. À l’épreuve des totalitarismes 1914-1974, Gallimard, 010, p. 650.

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moitié du XXeZ si¢cle . C’est dans un conteSte de mondialisation, de dissolution des États-nations, ou de désengagement de l’État qu’il faut situer sa démarche. Dans cette perspective, l’Église catholique, entre autres, joue un r®le politique lorsqu’elle appuie des revendications salariales et syndicales, et dénonce le fascisme en Angleterre 8. Le cardinal Murphy O’Connor a lui-même souligné l’intégration du religieuS dans la société britannique en participant à une messe e migrante u à la cathédrale de Westminster o³ il a appelé à la régularisation des sans-papiers. Pour Austin Ivereigh, directeur de communication du cardinal, l’Église catholique retrouve un c®té radical dans un monde globalisé, matérialiste, o³ elle occupe une position contre-culturelle 9. Elle est devenue multiculturelle 80, tout en devant faire face, du fait de la derni¢re vague d’immigration post-coloniale, au dé࠱ d’une Église globale et individuelle 81. Les catholiques britanniques renvoyaient auparavant à la rébellion jacobite, à Guy !awkes, à l’agitation sociale de la révolution industrielle, à l’eSpérience des persécutions anglicanes, auS émeutes anti-papistes, auS républicains et auS syndicalistes irlandais, ils renvoient désormais à une certaine radicalité 8 . Cette analyse accorde à l’Église une place dans la sph¢re politique, auS c®tés du politique et selon les questions qu’il pose sans pour autant les résoudre. Comme le signalaient Dani¢le Hervieu-Léger et

. Voir le constat de DavidZ HEMPTON : e churches had little opportunity to shape social policy once they had lost the a࠰ection of the people and the ear of politicians u, dans Religion and political culture in Britain and Ireland. From the Glorious Revolution to the decline of empire, p. 11. 8. C’est par eSemple l’assemblée des East London Citizens’ Organisation (Telco), inspirée d’une action civique confessionnelle américaine, o³ cohabitent des Quakers et des Catholiques. Telco réclame un salaire minimal et la régularisation des immigrants. 9. e “There are echoes of the late Victorian period”, Austin Ivereigh, then the cardinal’s communications director says, “in a moment of globalisation, movement of capital, migration and the same eSploitation and disparity of wealth. And this falls into the history of the British Catholic radical eSperience. But it’s no longer a Catholic mission to the world, it’s a global mission to a materialist society in which to go to Mass is a counter-cultural act” u, E.ZVULLIAMY, e Welcome to the new holy land u, The Observer, 1 décembre 006, < http:

www.guardian. co.uk world

006 dec 1 religion.uk1 , consulté le 8 février. 80. e By tradition, British Catholicism had become a strange alliance – in counterpoint to, and often in de࠱ance of, the Anglican establishment – between a refusenik aristocracy and intelligentsia and the Irish masses, supplemented by a few Italians and Poles. But in the past decade, with European Union enlargement, British Catholicism has become a global village. The new faces of all colors not only revive the church but radically rede࠱ne it. Because the new communicants are strangers, mostly poor, often eSploited and here illegally, the church becomes their home from home, obliged to rediscover that subversion innate to the faith here – for all its global power – since the crown and establishment split from Rome u, Ibid. 81. e Herein lies a challenge beneath the blessing of this church-packing wave of new arrivals to Britain : how to create a universal, integrated church when many people prefer to worship their way u, Ibid. 8 . e By tradition, British Catholicism had become a strange alliance – in counterpoint to, and often in de࠱ance of, the Anglican establishment – between a refusenik aristocracy and intelligentsia and the Irish masses, supplemented by a few Italians and Poles u, Ibid.

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La conversion d’Anthony Blair

!rançoise Champion, la défense des pauvres, des droits de l’homme constituent une façon pour l’Église de reconstituer un capital utopique perdu en crédibilité sociale et culturelle à travers une intervention symbolique. EnUo Pace rappelle que cette stratégie se déploie à travers la communication 83 dont Jean-Paul II a été un maître en e spectacularisant u ses missions pastorales 84. Un art que maîtrise pareillement Tony Blair, leader politique et croyant, qui am¢ne dans le champ religieuS ce que Gauchet appelle : e La mise en avant de la personnalité investie de la conduite des a࠰aires 6‫ڎ‬8 6qui8 fonctionne comme le signe de la distance du pouvoir u. Cet écart di࠰érencie le pouvoir de la société, elle e le projette sur une sc¢ne à part u 85, mais elle en fait aussi e un pouvoir de la société u, e un pouvoir eSpressément posé comme émanant d’elle u 86. Lorsque Tony Blair importe la personnalisation politique dans le champ religieuS, il est permis de penser qu’il y retrouve l’image en miroir des hauts dignitaires religieuS. C’est dans ce paysage en redé࠱nition que s’inscrivent la conversion et les vicissitudes de M.Z Blair. Si selon Dani¢le Hervieu-Léger, le converti est la ࠱gure contemporaine du croyant, il apparaît éminemment représentatif d’une identité en perpétuelle construction, d’un composé de di࠰érences subjectives qui lui permettent de tenir à ce titre une place publique pour se livrer à la e publicisation des singularités privées u 8. Celle-ci lui assure en retour une singularisation notable au sein d’une société o³ les sph¢res du politique et du religieuS ne cessent de se recomposer et de se ressembler, à l’intérieur de la phase la plus moderne de la sortie de la religion.

83. e Catholic leaders are accepting the idea that religious power must work more and more as communication u, E.ZPACE, e Religion as Communication : The Changing Shape of Catholicism in Europe u, p. 35. 84. Voir son analyse du pape Jean-Paul II, e a mobile personality u, qui s’est transformé en e public icon u et a transformé une série de missions pastorales en spectacle religieuS, Ibid., p. 46-4. 85. M.ZGAUCHET, L’avènement de la démocratie III, p. 633. 86. Ibid. p. 634. 8. M.ZGAUCHET, La religion dans la démocratie, p. 1 5.

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–ZIIZ–

Places de l’altérité

LA CONVERSION, CONSTITUTIVE DU SUJET AUGUSTIN

Marie-Anne VANNIER Université Paul-Verlaine, Metz

Si Augustin fait partie des grands convertis, il ressort également que sa conversion revêt un caract¢re paradigmatique, elle est à fois epistrophè et metanoia et concourt à sa constitution, comme sujet, non seulement de l’eSpérience religieuse, mais aussi intellectuelle et morale, et plus largement comme sujet constitué par la médiation de l’intersubjectivité. Sans doute la relecture qu’Augustin fait de sa conversion, principalement dans les Confessions, intervient-elle a posteriori, quelque diS à quinUe années apr¢s l’événement, mais il n’en demeure pas moins que cette relecture, qui répond à la requête de Paulin de Nole, mais qui permet aussi et surtout à Augustin de dire à ses concitoyens qu’il n’est plus manichéen mais chrétien, concourt à son av¢nement comme sujet. C’est, en e࠰et, avec Augustin que la subjectivité fait son entrée dans l’histoire de la pensée 1. Il ne faudrait, toutefois, pas en venir à un anachronisme, car le sujet augustinien est original. Ce n’est pas encore le sujet cartésien, ni hegelien, bien qu’Augustin soit à l’origine du Cogito de Descartes et qu’il n’ait pas été sans in࠲uencer Hegel. C’est d’abord le sujet en dialogue avec Dieu et constitué par ce dialogue même, qui est au cœur des Confessions. Les param¢tres de la conversion : l’irruption de la transcendance à l’intérieur de l’immanence, le rapport de la volonté et de la grœce‫ ڎ‬y sont présents. Son eSpression intervient à travers des ࠱gures connues, comme celle de Paul sur le chemin de Damas‫ ڎ‬Peu à peu, le converti de Milan devient le convertisseur d’Hippone. Non seulement, la conversion est la dynamique de sa vie et de son action, mais elle est aussi celle de sa pensée, comme en témoignent les Retractationes, cet ouvrage unique dans l’histoire de la pensée o³, reprenant

1. B.ZGROETHUYSEN, Anthropologie philosophique, Paris, 1953, p. 1 -1 8  P.ZHADOT, Porphyre et Victorinus, Paris, Études Augustiniennes, t.ZI, p. 16  J.ZP.ZK ENNEY, e Augustine’s inner self u, Augustinian Studies 33 ( 00 ), p. 9-90.

. Cf. M.-A.ZVANNIER, e À propos du Cogito cheU Augustin u, dans A.ZCHARLES-SAGET (éd.), Retour, repentir et constitution de soi, Paris, Vrin, 1998, p. 85-94  E.ZBERMON, Le “Cogito” dans la pensée de Saint Augustin, Paris, Vrin, 001.

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un à un tous ses ouvrages, Augustin précise ce qu’il importe d’en retenir et quelles modi࠱cations ou nuances y apporter. Cette dynamique de la conversion se retrouve dans ses autres ouvrages, qu’il serait possible de regrouper en fonction de la nature de la conversion à laquelle ils renvoient.

La conversion, constitutive du sujet de l’expérience religieuse Avec sa conversion et en particulier avec la lecture des Libri Platonicorum, dont il rend compte au livre VII des Confessions, Augustin devient, sans le vouloir, le sujet de l’eSpérience religieuse. Il commence par reprendre une méthode classique et en plein essor à son époque : la méthode néoplatonicienne de la connaissance de soi. Mais, au lieu d’en venir à la fusion avec l’Un, il prend conscience de sa di࠰érence avec le créateur et de la relation qu’il a avec lui, ce qui l’am¢ne progressivement à vivre de sa vie. On trouve une attitude analogue dans le De magistro, o³ l’admonition le conduit vers le Maître intérieur qui est à la fois interior intimo meo et superior summo meo (Conf. III, 6, 11 : Dieu est e plus profond que le tréfonds de moi et plus haut que le tréhaut de moi u). Charles Taylor 3 fait ressortir qu’Augustin réalise ici un tournant dans l’importance donnée au e langage de l’intériorité. Il représente une doctrine radicalement nouvelle des ressources morales, dans laquelle le cheminement vers le supérieur passe par l’intérieur u. Au livre VII des Confessions, il en dégage l’enjeu en raison même de son cheminement. Il part du retour à soi néoplatonicien, mais le résultat auquel il arrive est autre. C’est une eSpérience de lumi¢re quant à la nature de Dieu et de tén¢bre quant à lui-même, de connaissance de Dieu et de lui-même, mais en termes antithétiques. Il s’en eSplique en ces termes : e J’entrai et je vis avec l’œil de mon œme quel qu’il fût, au-dessus de cet œil de mon œme, au-dessus de mon intelligence, la lumi¢re immuable 6‫ڎ‬8, c’était autre chose, bien autre chose que toutes nos lumi¢res ࢕ 6‫ڎ‬8 j’ai tremblé d’amour et d’horreur. Et j’ai découvert que j’étais loin de toi dans la région de la dissemblance u (Conf.ZVII, 10, 16, BA 13, p. 615-61). Mais il n’en reste pas à ce contraste, qui implique une distance in࠱nie. Au contraire, il précise que la lumi¢re qu’il a, alors, perçue e n’était pas au-dessus de son intelligence, comme de l’huile au-dessus de l’eau, ni comme le ciel au-dessus de la terre  mais elle était au-dessus, parce que c’est elle-même qui l’a fait et lui au-dessous, parce qu’il a été fait par elle u (Conf. VII, 10, 16, p. 61). Cette lumi¢re ne lui est donc pas eStérieure, elle est créatrice, elle est la condition même de sa vie. D’autre part, même s’il se trouve dans la région de la dissemblance, in࠱niment éloigné de son créateur, cette situation est loin d’être irrémédiable, car il entend une voiS qui lui dit à la fois : e Je suis l’aliment des grands  grandis et tu me mangeras. Et tu ne me changeras pas en toi, comme l’aliment de ta chair  mais c’est toi qui seras changé en moi u (ibid.) e Mais, si ࢕ Je suis, moi, celui qui suis u (ibid.,

3. Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998, p. 189.

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p. 619). C’est là une double allusion à l’eucharistie et à la théophanie du Sina© (ES 3, 14), qui n’est autre qu’une invitation à rejoindre son créateur en lui proposant un chemin pour y aller. La méthode néoplatonicienne de la connaissance de soi l’a donc amené à un résultat inattendu. Il s’est compris comme un être créé et susceptible d’être recréé par son créateur, d’o³ le sch¢me creatio, conversio, formatio qui soustend son œuvre et qui constitue l’aSe de son ontologie. Le processus d’intériorité, au lieu d’aboutir à l’autosu࠳sance, am¢ne, au contraire, l’être créé à se situer dans une relation de dépendance, dépassant la simple problématique platonicienne de la mimèsis, du rapport image-mod¢le et laissant apparaître le sujet de l’eSpérience religieuse. Bien qu’il ne soit pas enti¢rement détaché des th¢mes platoniciens, Augustin découvre la transcendance du créateur dans l’immanence et il le substitue à la transcendance unilatérale du monde intelligible. De même, dans la Lettre 9, 1, il préconise de e se retirer en son esprit et de (l’) élever vers Dieu u, a࠳rmant, cette fois, la transcendance de l’être créateur et non celle de l’œme ou des Idées. On peut donc en conclure à une identité de mouvement dans le processus de retour à soi cheU les néoplatoniciens (par eS. Plotin, Ennéade II, 9 6-33) et cheU Augustin. Mais si, dans les deuS cas, la conversion a un r®le constitutif, si elle permet de retrouver ce qui est eStérieur à soi et revêt une dimension spirituelle, elle acquiert ici un caract¢re original. Au lieu de se découvrir semblable au Tout, Augustin fait, au contraire, l’eSpérience de la distance. Dans la perspective néoplatonicienne, il s’agit d’un échec, mais si échec il y a sur ce plan, sur un autre plan, cette eSpérience apparaît comme un acquis. Pour la premi¢re fois, en e࠰et, Augustin se perçoit comme un être créé recevant sa vie de son créateur et il en vient par là même à comprendre le lien entre conversion et création. Il est constitué, en quelque sorte, comme sujet de l’eSpérience religieuse. À partir de là, il reformule les catégories néoplatoniciennes, substitue la thématique du cœur à celle de l’œme, passe progressivement de la conversio à la recordatio, à la mémoire de l’action du créateur dans sa vie. Du néoplatonisme, il garde les di࠰érents niveauS impliqués par le retour à soi, mais il fait également ressortir l’originalité de la connaissance de soi qui est à la fois prise de conscience de sa faiblesse en tant que créature et de sa grandeur en tant qu’être créé à l’image de Dieu, ce qui renvoie auS deuS volets de la connaissance de soi : e le premier (qui) fait que nous nous connaissons nousmêmes, le second que nous connaissons notre origine u (De ordine II, 18, 4, BA 4

, p. 305). Aussi allons-nous voir comment Augustin envisage ces deuS niveauS. Au cours des si¢cles, on a parlé du pessimisme augustinien et il est vrai qu’apr¢s avoir mis en évidence les di࠳cultés inhérentes à la connaissance de soi dans le De ordine (I, 1, 3  II, 11, 30), Augustin en vient à parler de ce e profond abîme qu’est l’homme lui-même u au livre IV des Confessions (14,

), mais il n’en reste pas à cette constatation négative.

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Il montre à quel point l’être humain est une énigme (Conf. I3, 1, 1), mais il souligne qu’avant sa conversion, cela ne lui posait pas probl¢me, car il s’ignorait lui-même. Il n’est gu¢re qu’au moment de la mort de son ami qu’il remarque : e J’étais devenu moi-même pour moi une immense question u (Conf. IV, 4, 9) et il n’y trouve pas de réponse à ce moment-là.

La conversion, constitutive du sujet de l’expérience morale En revanche, par la conversion, il se voit e࠰ectivement constitué comme sujet, non seulement de l’eSpérience religieuse, mais aussi de l’eSpérience morale, comme cela ressort du récit de l’eSpérience de Ponticianus qui lui fait dire : e Toi, Seigneur, pendant qu’il parlait, tu me retournais vers moi-même, me ramenant de derri¢re mon dos o³ je m’étais mis pour ne pas porter tes yeuS sur moi  et tu me plaçais bien en face de moi pour me faire voir combien j’étais laid, combien j’étais di࠰orme et sordide, couvert de taches et d’ulc¢res u (Conf. VIII, , 16, BA 14, p. 43). Au moment même o³ Dieu le convertit, le retourne vers lui, Augustin découvre en lui-même e la guerre intestine entre la chair et l’esprit et il prend conscience de sa faiblesse u (Sermon 5, 4). Cependant, là encore en dépit des apparences, la situation n’est pas désespérée, cet épisode intervient avant le dénouement de sa conversion par la crise ࠱nale au jardin de Milan (Conf. VIII, 1 , 8-30), o³ il trouve joie et apaisement (Conf. VIII, 1 , 30). En prenant conscience de sa mis¢re, il s’oriente vers le bonheur de la vie en Dieu, en une conversion continuée. Cette dynamique apparaît aussi dans la seconde partie du livre 3 des Confessions, o³ il évoque les dédales de la mémoire et les tentations diverses. Bien que converti, Augustin n’en vient pas à la transparence absolue. Des Uones d’ombre subsistent dans sa vie, mais il découvre que Dieu est interior intimo meo et superior summo meo. Et il constate : e Voici que tu étais au-dedans et moi au-dehors, et c’est là que je te cherchais 6‫ڎ‬8. Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi u (Conf. 3, , 38) et il s’e࠰orce de rejoindre son créateur. C’est là une tœche sans cesse à reprendre. D’autre part, si l’homme est mis à l’épreuve, c’est pour s’accomplir, car e il y a dans l’homme des secrets inconnus de l’homme qui les renferme et qui ne peuvent en sortir, se manifester, se découvrir que dans les épreuves u (Sermon , 3). Augustin fait preuve ici d’une remarquable pénétration psychologique et il invite à reconnaître l’h®te intérieur, comme dans le De magistro, à voir que Dieu est au tréfonds de l’être humain (Conf. III, 6, 11  De vera religione 39,  ). Loin d’en venir au repli sur soi, la connaissance de soi am¢ne Augustin à se reconnaître comme un être qui trouve son identité par la médiation de l’altérité, celle-ci s’eSprimant par la découverte en lui de la présence de son créateur et par une invitation à se dépasser lui-même pour le connaître davantage, comme il le dit également dans le De doctrina christiana (I,

, 1). Au livre 3, il passe plus précisément de la memoria sui à la memoria Dei.

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La conversion, constitutive du sujet augustin

En cherchant à se connaître, il se convertit, en tant que sujet e à une personne  l’œme dans son recours uni࠱ant à Dieu, Maître intérieur, conserve sa personnalité distincte  elle n’y oublie jamais qu’elle est (à l’image) de la substance divine u 4 et en dialogue avec son créateur. Ainsi Augustin pose-t-il les bases de ce que nous appelons aujourd’hui l’intersubjectivité. Il trouve, alors, son identité dans la reconnaissance et dans le dialogue avec son créateur. Avec Augustin, c’est e le moi (qui) fait son entrée dans l’histoire de la conscience  le rapport religieuS prend la forme d’un dialogue entre le Toi et le Moi u 5. Sans doute ce dialogue eSistait-il dans les Psaumes qu’Augustin pastiche dans les Confessions, mais e ce qui est neuf, c’est qu’une anthropologie se développe sur les détails d’une eSpérience singuli¢re et dans le style de l’interrogation, à la premi¢re personne, devant le Toi divin, par identi࠱cation à l’homme tel que Dieu l’a créé u 6. Non seulement, Augustin est le premier à formuler le Cogito à travers la certitude que l’œme a d’elle-même , mais il est également l’un des premiers à conclure à la constitution du sujet par l’intersubjectivité, ce qui se traduit par la dialectique du minus esse et du magis esse, de l’aversio a Deo ou de la conversio ad Deum, qu’il avait élaborée d¢s ses premi¢res œuvres et qu’il reprend ensuite à partir du rapport entre la distentio du temps et l’intentio de la conscience, entre le soir et le matin, les tén¢bres et la lumi¢re, la deformatio et la formatio et qui eSprime la destruction ou la constitution du sujet par son choiS de refus ou d’ouverture à la vie que lui propose son créateur. Même la créature spirituelle e serait dans l’informité d’une ࠲uidité vagabonde, si elle ne se tournait vers celui par qui elle était une vie quelconque, et par son illumination, ne devenait une vie de belle apparence u (Conf. 3IIII, 5, 6, BA 14, p. 433). Ainsi Augustin en vient-il à la notion de personne, avant que celle-ci ne soit encore élaborée en théologie trinitaire et en philosophie. Sa constitution comme sujet moral se fait par une metanoia, par la e conversion à une personne, à un recours à la préférence dans l’œme du Dieu tripersonnel u. C’est la e conversion à une personne aimante 6‫ڎ‬8 et la conversion d’une personne o³ l’œme dans son recours uni࠱ant à Dieu, maître intérieur, conserve sa personnalité distincte u 8. Les deuS notions de personne et d’amour l’éloignent de la perspective grecque, d’autant qu’il eSplique que la conversion a pour fonction de faire passer l’être humain de l’éros à l’agapè, du désir de Dieu à l’accueil de son amour 9. Il s’éloigne en même temps du simple mouvement de retour vers l’intériorité impliquée par la connaissance de soi. Il le compl¢te par une ouverture auS autres qui est constitutive de la personne et de la communauté,

4. J.Z P ÉPIN, e Le probl¢me de la communication des consciences cheU Plotin et Saint Augustin u, Revue de métaphysique et de morale 55 (1950), p. 1 8-148 6p.Z148. 5. P.ZHADOT, Porphyre et Victorinus, Paris, Études Augustiniennes, t.ZI, 1968, p. 16. 6. G.ZM ADEC, « In te supra me. Le sujet dans les Confessions de Saint Augustin u, Revue de l’Institut catholique de Paris 8 (1988), p. 45-63 6p.Z538. . De Trinitate 3, 10n 14-16.Z 8. J.ZP EPIN, e Le probl¢me de la communication des consciences u, p. 145-14. 9. Cf. H.ZARENDT, Le concept d’amour chez Saint Augustin, Paris, 1991, p. 63-81.



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comme en témoigne son cél¢bre cor unum, qui manifeste l’importance de l’intersubjectivité dans la constitution de la personne, qui est essentiellement un être en relation, un esse ad, comme il le rép¢te à maintes reprises. Cet être en relation se constitue dans et par la relation auS autres et au Tout-Autre. C’est là toute la dialectique de la formatio qu’Augustin met en évidence à la ࠱n du De Trinitate (3V, 8, 14), mais qui sous-tend, en fait, toute son œuvre. Il y eSplique que chaque être reçoit sa forma à la création, mais qu’il en prend conscience par la connaissance de soi, résultant de la conversion, par un libre concours de la liberté et de la grœce. Il peut, alors, choisir de devenir une deformis forma, une forme dégradée ou une forma formosa, une forme belle s’il acquiesce au projet créateur. Ainsi e passeronsnous d’une forme à l’autre, de la forme obscure à la forme lumineuse, car la forme obscure est déjà image de Dieu et par là même sa gloire 6‫ڎ‬8. C’est la nature humaine. Cette nature, une fois puri࠱ée de son impiété par son créateur, quitte sa forme di࠰orme pour devenir forme belle (forma formosa) » (De Trinitate 3V, 8, 14). C’est là toute l’actualisation de l’image de Dieu dans l’être humain et la conformatio à la Forma omnium qu’est le Christ, le maître intérieur, le Médiateur qui a joué un r®le décisif dans sa conversion. Mais cette dimension relationnelle n’est pas seulement intérieure, elle suppose davantage encore l’eStériorité. En e࠰et, e si La Trinité de l’œme est image de Dieu, ce n’est pas seulement parce qu’elle se souvient d’elle-même, se comprend et s’aime, mais parce qu’elle peut encore se rappeler, comprendre et aimer celui par qui elle a été créée u (De Trinitate 3IV, 1 , 15). Sans doute le mouvement de ré࠲eSivité de la connaissance de soi est-il fondamental. Il permet à l’être humain d’actualiser sa conscience morale et de comprendre qu’il est créé à l’image de La Trinité, mais, au lieu d’être un terme, ce n’est là qu’un commencement qui lui montre qu’il ne peut se réaliser que dans la relation au créateur, relation qui constitue une sorte de création continuée. Ainsi s’e࠰ectue un changement décisif et cela est tr¢s net au livre 3IV du De Trinitate : l’être, qui est capax Dei par l’image de Dieu qui est en lui, qui est fondamentalement esse ad, devient e participant de Dieu u, est introduit à la vie trinitaire. Augustin dépasse ici largement la question de la connaissance de soi, il évoque une pœque, un passage vers la divinisation, mais il n’en traite pas moins de l’identité de l’être humain, en relation avec son créateur et avec La Trinité tout enti¢re, comme cela ressort des trois derniers livres des Confessions.

La constitution du sujet Augustin au miroir de l’Écriture En e࠰et, Augustin ne juStapose pas le retour sur sa vie passée et la confession de foi, mais il se comprend au miroir de l’Écriture (speculo scripturae, En. In Ps. 103, s.Z1, 4  Sermons 49, 5 et 351, 5 10‫ )ڎ‬et il vit une sorte de re-création en relisant le récit de la création dans le premier chapitre de la Gen¢se. En fonction du cél¢bre࢙1LIIB IBDB, c’est l’Écriture qu’il prend comme référence

10. Cf. A.-M.Z'Z*))-$‚- , Biblia Augustiniana AT, Le Livre de la Sagesse, Paris, 190, p. 3 - 35.

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La conversion, constitutive du sujet augustin

et qui lui donne de comprendre qui il est. Il l’eSplique en ces termes au livre 3 (3, 3) : Quid est enim a te audire de se nisi cognoscere se  (e Qu’est-ce, en e࠰et, que t’entendre parler sur soi-même, sinon se connaître soi-même  u). C’est une relecture du principe delphique 11 qu’il propose alors, en introduisant la médiation de l’Écriture qui lui sert de miroir pour se connaître. Il en a fait l’eSpérience au cours de sa conversion o³ la lecture de Saint Paul l’a fait passer de l’orgueil à l’humilité et lui a permis de se convertir véritablement, comme il le dit successivement dans les livres VII (1, 3  0, 6) et VIII (1 , 8- 9) des Confessions. À partir du livre VIII, il e࠰ectue un changement radical, il passe de la lecture des livres des classiques de la culture antique et en particulier des Libri platonicorum à celle de l’Écriture. Sans doute ne choisit-il pas au hasard le premier chapitre de la Gen¢se comme référence pour les trois derniers livres des Confessions. Il répond remarquablement au début de l’ouvrage qu’Augustin ouvre par la louange de son créateur. De plus, ce début de la Gen¢se a joué un r®le important dans sa conversion et, en tant qu’évêque, il est amené à le présenter auS catéchum¢nes, lors de la Semaine Sainte. Ce teSte, largement commenté à l’époque patristique, a l’avantage de le situer dans la dynamique de la création nouvelle et lui permet d’objectiver et d’universaliser son eSpérience, en dégageant son enjeu théologique et en s’inscrivant lui-même dans le peuple de Dieu. Compte tenu de l’importance et de la profondeur du teSte, il reprend par cinq fois son commentaire depuis le De Genesi contra manichaeos jusqu’au livre 3I de la Cité de Dieu, en passant par le De Genesi ad litteram liber imperfectus, par le De Genesi ad litteram et par les Confessions. Dans les trois derniers livres des Confessions, il se laisse pétrir et transformer par l’ÉcritureԜͳʹ et trouve sa véritable identité d’être créé et recréé par Dieu. Ainsi e le moi des Confessions s’identi࠱e-t-il au moi qui parle dans l’Écriture uԜͳ͵, celui du Psalmiste, de Mo©se, de Jean, de Paul‫ڎ‬ C’est à l’av¢nement du sujet Augustin qu’on assiste dans les Confessions, un sujet, constitué peu à peu au cours de sa conversion par la médiation de l’Altérité, une forma, qui devient forma formosa par l’intermédiaire de la Forma omnium.

Bibliographie H. ARENDT, Le concept d’amour chez Augustin, Paris, 1991. E. BERMON, Le “Cogito” dans la pensée de Saint Augustin, Paris, Vrin, 001. P. COURCELLE, “Connais-toi toi-même”. De Socrate à Saint Bernard, Paris, “Études Augustiniennes”, 3 t., 194-195. E. DUBREUCQ, Le cœur et l’Écriture chez Saint Augustin, Lille, PUS, 003. B. GROETHUYSEN, Anthropologie philosophique, Paris, 1953, p. 1 -1 8.

11. Cf. P.Z COURCELLE, ‘Connais-toi toi-même’. De Socrate à Saint Bernard, Paris, Études Augustiniennes, 3 t., 194-195. 1 . Cf. E.ZDUBREUCQ, Le cœur et l’Écriture chez Saint Augustin, p. 54-61. 13. P.ZHADOT, e Probl¢mes et méthodes d’histoire des religions u, Mélanges de l’EPHE pour son Centenaire, Paris, 1968, p. 15.

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P. HADOT, Porphyre et Victorinus, Paris, “Études Augustiniennes”, t., 1968. J. P. KENNEY, e Augustine’s inner self u, Augustinian Studies 33 ( 00 ), p.Z9-90 A.-M. LA BONNARDIÈRE, Biblia Augustiniana AT, Le Livre de la Sagesse, Paris, 190. G. MADEC, « In te supra me. Le sujet dans les Confessions de Saint Augustin u, Revue de l’Institut catholique de Paris 8 (1988), p. 45-63. J. PÉPIN, e Le probl¢me de la communication des consciences cheU Plotin et Saint Augustin u, Revue de métaphysique et de morale 55 (1950), p. 1 8-148. Ch. TAYLOR, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998. M.-A. VANNIER, e À propos du Cogito cheU Augustin u, dans A. CHARLESSAGET (éd.), Retour, repentir et constitution de soi, Paris, Vrin, 1998, p. 85-94.

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CROIRE AUTRE CHOSE OU CROIRE AUTREMENT ? LA CONVERSION DU POINT DE VUE DES THÉORIES DE L’ÉVOLUTION DU JUGEMENT RELIGIEUX

Nicolas COCHAND Faculté libre de théologie protestante de Montpellier

Le propos de cet article est d’envisager la thématique de la conversion en relation avec la perspective du développement religieuS de la personne. Il présente deuS mod¢les du développement du jugement religieuS par stades successifs, ceuS de James !owler et de !ritU Oser. Il indique des mani¢res possibles d’articuler la problématique de la conversion à ces représentations. Se référant à une recherche récente, il donne quelques indications signi࠱catives d’une telle articulation. Il conclut que le discours de la conversion est disponible non seulement pour marquer un changement d’a࠳liation, mais aussi pour eSprimer un passage, une appropriation nouvelle d’une appartenance religieuse préalable.

Introduction La conversion est abordée ici dans le cadre du discours religieuS. Elle fait partie des concepts disponibles pour rendre compte d’une eSpérience individuelle en relation avec une appartenance religieuse 1. L’objet d’étude n’est donc pas l’eSpérience en tant que telle mais le discours par lequel une personne rend compte de cette eSpérience, dans une reconstruction de nature narrative. Le discours de la conversion a, notamment, une fonction de di࠰érenciation individuelle et d’intégration sociale au sein du groupe religieuS. Le récit de conversion met en valeur un moment de basculement, de choiS ou de lœcher-prise. Les études de psychologie religieuse consacrées à cette question tendent à montrer que ce moment s’inscrit dans un processus plus

1. Il n’est pas possible, dans le cadre de cet article, de décrire l’origine (judéo-chrétienne) de la notion de conversion. Voir P.ZGISEL (éd.), Encyclopédie du protestantisme, Gen¢ve, Labor et !ides, 006 (19851) ad loc. L’usage religieuS contemporain de la notion est en particulier marqué par l’importance qu’elle revêt dans le protestantisme revivaliste anglo-saSon du XIX eZsi¢cle (accents portant sur l’eSpérience subjective et sur la décision personnelle).

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large, d’une certaine durée, tant avant qu’apr¢s le moment mis en eSergue . Les mod¢les varient mais l’idée d’un processus impliquant une certaine durée et des phases successives semble s’imposer. Les premi¢res études de psychologie religieuse ont été menées dans un conteSte culturel o³ la notion de conversion jouait un r®le important, celui du protestantisme revivaliste anglo-saSon. Elles sugg¢rent que le moment de l’adhésion individuelle à un syst¢me de convictions est lié au processus de l’adolescence, moment o³ se produit traditionnellement cette adhésion qui participe de la construction de l’identité sociale. Depuis ces premi¢res études, on a admis que la généralisation de cette eSpérience au sein de groupes ecclésiauS qui la valorisent lui conf¢re la nature d’un rite de passage 3. Des enquêtes plus récentes remettent en question l’idée que l’adolescence est l’œge typique de la conversion. En particulier, le changement d’a࠳liation religieuse se produit souvent plus tard, apr¢s une période non religieuse. Le rejet d’une tradition religieuse ou philosophique et l’adhésion à une nouvelle tradition sont deuS moments distincts et séparés dans le temps 4. Ces diverses observations indiquent qu’il est utile d’eSaminer la problématique sous l’angle du développement religieuS de la personne. Le cycle de recherche dans lequel s’inscrit cet article a mis l’accent sur la conversion comme changement d’a࠳liation. Toutefois, il convient de garder à l’esprit que le discours de conversion est également disponible pour décrire un nouveau mode de relation avec sa propre tradition religieuse. C’est dans cette seconde ligne que s’inscrit le propos qui suit. On parlera alors de la conversion comme intensi࠱cation 5. De mani¢re intéressante, une étude qui ne posait pas la question de la conversion a fait apparaître que le terme était adopté asseU largement pour eSprimer un passage, une nouvelle mani¢re de se situer au sein de sa propre tradition religieuse suite à la résolution d’un dilemme moral 6. Cette observation permet d’éclairer la question d’une relation entre la perspective du développement religieuS et le th¢me de la conversion.

Les théories du développement religieux par stades successifs L’hypoth¢se de stades du développement religieuS a été établie par des travauS empiriques menés en Amérique du Nord par James !owler et en Europe par !ritU Oser.

. Voir P.-Y.Z BRANDT, e L’étude de la conversion religieuse en psychologie de la religion u, dans P.-Y.ZBRANDT – C.-A.ZFOURNIER (dir.), La conversion religieuse : analyses psychologiques, anthropologiques et sociologiques, Gen¢ve, Labor et !ides, 009, p. 1-50. 3. Ibid., p. 35. 4. Ibid. 5. Ibid., p. 3. L’auteur se réf¢re auS catégories de L.Z R.Z R AMBO, Understanding Religious Conversion, New Haven – London, Yale University Press, 1993, p. 1 -14 et 38-40. 6. Voir J.Z M.Z DAY, e Conversion religieuse liée à la prise de décision morale : recherche empirique en psychologie du développement aupr¢s de jeunes chrétiens et musulmans belges et anglais u, dans P.-Y.ZBRANDT – C.-A.ZFOURNIER (dir.), La conversion religieuse, p. 151-16.

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La conversion du point de vue des théories de l’évolution du jugement religieux

James W.Z!owler développe un mod¢le de stades ou étapes de la foi (Stages of Faith). Par foi, il faut entendre non pas le fait de croire, ni un contenu spéci࠱que de croyance, mais la quête et la formulation du sens de la vie, comme l’indique le sous-titre de son ouvrage de référence . !owler s’inspire des mod¢les de l’évolution de la personne par stades successifs, en particulier au plan cognitif (J.ZPiaget), psychosocial (E.ZErikson) et moral (L.ZKohlberg). Il construit sa grille de lecture par l’analyse d’interviews réalisées dans les années 190 auS États-Unis. Il met en évidence cinq stades, auSquels s’ajoutent un stade préalable et un stade ultime. Pour lui, ces stades ne se réf¢rent pas à un discours spéci࠱quement religieuS. Ils peuvent être également observés dans des conteStes o³ la personne pose les questions de sens et s’e࠰orce de les structurer dans une représentation du monde sans référence à une divinité transcendante. )BPPQ>ABPABI>CLFPBILK'>JBP4 ࢠ#LTIBO Le stade préalable, dit FKAFࠨ£OBK@F£, concerne la prime enfance et n’est donc pas accessible par le mode eSpérimental de l’interview. !owler reprend ici largement la dimension psychosociale : l’enjeu des premiers mois de la vie est l’établissement d’une con࠱ance de base 8. Le premier stade est celui de la foi intuitive projective 9. Il est marqué par la pensée magique et par l’imitation. L’enfant est doté d’une imagination eStrêmement productive et développe des images et sentiments durables. Il a la capacité d’eSprimer le monde dont il fait l’eSpérience dans des images et des récits qui restituent sa compréhension intuitive et ses sentiments. Il peut aussi être envahi par des images de terreur et de destruction, ou par l’eSploitation volontaire ou involontaire de son imagination dans la consolidation des tabous et des attentes morales ou doctrinales. Le deuSi¢me stade est celui de la foi mythique littérale 10. La personne commence à s’approprier les croyances et valeurs du conteSte dans lequel elle évolue. Elle le fait dans une interprétation littérale et univoque. Le récit devient le mode majeur utilisé pour donner unité et valeur à l’eSpérience. C’est le stade de l’enfant en scolarité, mais on trouve également une telle structure cheU des adolescents et des adultes. Les personnes qui se trouvent à ce stade constituent un monde basé sur la loyauté envers les proches et sur une justice immanente rétributive. Les acteurs de leurs histoires cosmiques sont anthropomorphes. À ce stade, la personne n’est pas en mesure de prendre du recul par rapport au mode narratif et de produire du sens de mani¢re conceptuelle.

. J.ZW.ZFOWLER, Stages of Faith. The Psychology of Human Development and the Quest for Meaning, New York, Harper Collins, 1981. 8. Ibid. p. 1 1. 9. Ibid. p. 133-134. L’ouvrage de !owler n’est pas traduit en français, de sorte que les quali࠱catifs associés auS di࠰érents stades peuvent lég¢rement varier selon les (rares) auteurs qui s’y réf¢rent. 10. Ibid. p. 149-150.

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Le troisi¢me stade est celui de la foi synthétique conventionnelle 11. Le littéralisme ne résiste pas à l’eSpérience des contradictions entre récits normatifs et cela rend nécessaire la ré࠲eSion sur le sens. La personne doit faire la synth¢se des valeurs et des informations, en vue d’un point de vue personnel. Elle constitue son e mythe u personnel de l’accession à l’identité et au sens. Ce stade apparaît typiquement dans l’adolescence mais devient pour beaucoup d’adultes un lieu permanent d’équilibre. Il structure l’environnement ultime en termes interpersonnels. La personne s’ajuste auS attentes et auS jugements des personnes qui comptent pour elle. Elle ne dispose pas encore des ressources nécessaires pour élaborer et défendre un point de vue indépendant. Les attentes et regards des autres peuvent être si fortement intégrés (et sacralisés) qu’une autonomie de jugement et d’action ultérieure peut être compromise  à l’inverse, des trahisons interpersonnelles peuvent donner naissance soit à un nihilisme désespéré, soit à une intimité compensatoire avec Dieu sans lien avec les relations mondaines. Le quatri¢me stade est celui de la foi FKAFSFARBIIBO£ࠪBUFSB 1 . La rencontre de points de vue di࠰érents am¢ne à porter un regard critique sur la façon dont on a formé ses croyances et valeurs. La personne doit a࠰ronter les tensions entre l’individualité et l’identité conférée par le groupe  entre la subjectivité et l’eSigence d’objectivité et de ré࠲eSion critique. Cela commence cheU le jeune adulte, mais certains ne l’élaborent pas avant la quarantaine. La personne se donne son propre cadre de référence, qui se veut cohérent et eSplicite. Typiquement, on passe des symboles auS concepts, des représentations anthropomorphes ou interpersonnelles auS conceptualisations abstraites. Une con࠱ance eScessive dans l’esprit conscient et dans la pensée critique, assortie d’une identité clairement délimitée et ré࠲eSive, peut conduire à assimiler de mani¢re eScessive la e réalité u et les points de vue des autres dans sa propre conception du monde. La foi RKFࠩ>KQB du cinqui¢me stade est rare avant le milieu de la vie 13. La personne tend à intégrer des éléments qu’elle écartait ou ignorait au stade précédent. Elle cherche à réuni࠱er le langage symbolique et les signi࠱cations conceptuelles. Elle peut apprécier les symboles, les mythes et les rituels comme des eSpressions de la réalité transcendante à laquelle ils se réf¢rent, tout en admettant qu’ils en rendent compte de mani¢re relative, partielle et inévitablement déformante. La personne proc¢de à un réeSamen de son propre passé. Cela l’am¢ne à reconnaître son inconscient social, les mythes, idéauS et préjugés profondément inscrits dans son propre fonctionnement par la fréquentation d’une classe sociale, d’une tradition religieuse, d’un groupe ethnique, etc. La personne à ce stade est ouverte à la proSimité de ce qui est di࠰érent et éventuellement inquiétant (y compris de nouvelles profondeurs d’eSpériences spirituelles et religieuses). Elle est disposée à s’engager en faveur

11. Ibid. p. 1 -13. 1 . Ibid. p. 18 -183. 13. Ibid. p. 19-198.

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de la justice et à se mettre en jeu pour défendre et développer la possibilité pour d’autres de conduire leur quête de sens et d’identité. Ce stade peut aussi s’orienter vers la passivité ou l’inaction, cédant le terrain à la complaisance ou au repli sur soi, à cause d’une compréhension paradoSale de la vérité. !owler ne décrit pas le siSi¢me stade, universalisant, par une démarche eSpérimentale. Il postule son eSistence en référence à des personnes, eStrêmement rares, qui sont devenues l’incarnation et l’eSpression de l’idéal d’une communauté humaine inclusive et accomplie 14. )BP£Q>MBPARGRDBJBKQOBIFDFBRUPBILK#OFQW,PBO !ritU Oser, chercheur en pédagogie religieuse de !ribourg (Suisse) estime que !owler prend en compte trop de facteurs qui n’ont pas spéci࠱quement trait au jugement religieuS 15. Il propose cinq étapes ou stades, sur la base de l’analyse d’entretiens réalisés sous la forme de résolution de dilemmes mettant en jeu des con࠲its de valeurs ou de représentations. La possibilité d’un siSi¢me stade est évoquée sans être documentée. La théorie repose sur l’hypoth¢se de l’eSistence de structures m¢res qui constituent un champ spéci࠱que de l’eSpérience humaine, celui du jugement religieuS 16 (rapport sujet Ultime-sujet), champ distinct du développement cognitif (rapport sujet-objet) et du développement social et moral (rapport sujet-sujet). Notons que cette di࠰érenciation reste discutée, certains estimant que le jugement religieuS est une forme du jugement moral. La notion de structures m¢res postule une validité universelle du mod¢le, qui reste toutefois théorique, dans la mesure o³ elle ne repose pas sur une assise empirique 1. La démarche eSpérimentale tend à montrer qu’au sein d’une population donnée, les structures décrites ci-dessous apparaissent indépendamment d’une référence religieuse. Dans cette perspective, les auteurs adoptent un langage neutre pour se référer à ce qui a valeur de transcendance (l’Ultime). La premi¢re étape s’inscrit dans la perspective du Deus ex machina 18. L’être humain est l’objet de forces qui interviennent dans sa vie sans qu’il ait prise sur sa propre destinée.

14. Ibid. p. 199- 01. 15. !.Z OSER – P.Z GMÜNDER – L.Z R IDEZ, L’homme, son développement religieux. Essai de structuralisme génétique, Paris, Cerf, 1991  traduit de !.ZOSER – P.ZGMÜNDER, Der Mensch : Stufen seiner religiösen Entwicklung : ein strukturgenetischer Ansatz, G¶tersloh, V. G¶tersloherZ – G.ZMohn, 1988 (5urich, BenUiger, 19841). Citations et renvois se réf¢rent à l’édition française. 16. Ibid. p. 88 : e La notion de structure m¢re introduite par Piaget peut servir aussi dans le domaine propre et originel du religieuS. La création de sens, l’espérance, la transcendance, la liberté, la transtemporalité, etc., sont les éléments de cette structure u. 1. Ibid. p. 34-35. Notons à ce propos que le postulat d’universalité n’a pas non plus été invalidé empiriquement. 18. Ibid. p. 113. La formule évoque la mise en sc¢ne de l’intervention de la divinité dans le théœtre antique.

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L’Ultime, quelle que soit sa forme, te prot¢ge ou t’abandonne, te donne la santé ou la maladie, la joie ou le désespoir. Il eSerce une in࠲uence directe sur l’homme (et aussi sur tous les autres êtres vivants). Il faut sans cesse accomplir la volonté de l’Ultime de peur de briser la relation avec lui. (p. 3) La deuSi¢me étape s’inscrit sur le mode de la rétribution (do ut des 19). À ce stade, les relations entre l’humain et l’ultime sont fortement marquées par des relations de récompense ou de punition. On peut in࠲uencer la volonté de l’Ultime par des pri¢res, des sacri࠱ces et l’observance de r¢gles religieuses. Si on se soucie de l’Ultime et surmonte toutes les épreuves qu’il envoie, il nous chérira comme un p¢re aimant et con࠱ant, nous connaîtrons le bonheur, la santé et le succ¢s. L’homme peut in࠲uencer l’Ultime ou négliger de le faire. Ca dépend de ses besoins et de sa libre décision. (p. 4) La troisi¢me étape distingue les sph¢res d’in࠲uence de l’humain et de l’ultime et se situe dans une perspective d’autonomie et de déisme. L’individu suppose que l’homme est compl¢tement responsable de sa propre vie et de tout ce qui eSiste dans le monde. La liberté, le sens, l’espérance sont des données qui dépendent de la décision personnelle. L’Ultime représente une donnée en dehors de l’humain. Il a son propre champ d’action, il a dans la plénitude de son être une liberté, un sens et une espérance qui sont tout autres que ceuS de l’homme. Certes, le transcendant se trouve en dehors de l’individu, mais il représente l’ordre fondamental de la vie et du monde. (p. 4) La quatri¢me étape maintient l’autonomie de l’humain mais l’inscrit dans la possibilité d’un projet de l’ultime, d’un plan de salut 0. La relation à l’Ultime ne se fait qu’indirectement, l’individu continue à se considérer lui-même comme responsable, mais il se demande désormais quelles en sont les conditions de possibilité. C’est l’Ultime qui représente cette condition. L’Ultime représente le fait même de vaincre l’absurdité, le désespoir, la dépendance négative  il représente l’immanence cachée de ce fait. En d’autres termes : à cette étape, on consid¢re l’Ultime comme la condition de liberté, de responsabilité et d’espoir. Mais elle ne sera réalisée que par le e plan divin u (ce que Dieu veut réaliser par nous pour le monde). (p. 4) La cinqui¢me étape situe la relation entre l’humain et l’ultime au sein même des relations entre personnes (perspective de l’intersubjectivité). L’Ultime pén¢tre de partout les relations et les engagements de chacun de nous et, en même temps, les transcende. L’histoire et la Révélation se manifestent là o³ des hommes se font con࠱ance et sont disponibles. La transcendance et l’immanence se compén¢trent et rendent ainsi possible une solidarité universelle avec tous les hommes. Le e Royaume de Dieu u devient garant pour l’homme qui s’engage pour les autres, qui ainsi crée le sens et qui ne peut penser le divin sans l’homme. (p. 5)

19. Litt. : e Je donne pour que tu donnes u.

0. On notera la présence d’un vocabulaire théologique chrétien, qui tend peut-être à a࠰aiblir le postulat d’universalité de la théorie.

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La siSi¢me étape postule l’accomplissement de l’intersubjectivité dans le don de soi. Elle est présentée comme une possibilité théorique non attestée empiriquement. La transition d’une étape à une autre est un temps critique. Elle participe de la construction de l’identité 1. Ce processus ne va pas de soi. Il peut être favorisé ou au contraire freiné par le conteSte socio-culturel, par la pratique et le discours dominants dans lesquels il s’inscrit. Pour les auteurs, il y a un avantage social à favoriser le développement du jugement religieuS

. Ces derni¢res observations sugg¢rent donc que la personne n’évolue pas toujours dans un environnement favorable à ce développement. Il convient de véri࠱er dans quelle mesure un changement de rapport au discours religieuS, marqué par le recours à la notion de conversion, s’articule à un tel développement.

Conversion et stades du développement religieux La question du rapport entre la conversion et l’évolution religieuse de la personne a été posée par !owler lui-même. Il constate que le rapport entre les étapes qu’il décrit et la notion de conversion est compleSe 3. Un changement d’a࠳liation religieuse ou de rapport à sa tradition religieuse n’implique pas nécessairement une modi࠱cation de la structure du jugement religieuS. Plusieurs formes de rapport entre conversion et stades sont envisageables. !owler propose siS possibilités théoriques, pour lesquelles il donne des eSemples mais sans les étayer par une recherche empirique systématique 4. Il comprend la conversion dans le sens de changement d’a࠳liation religieuse. Les articulations possibles sont les suivantes : (1) changement de stade sans conversion  ( ) conversion sans changement de stade  (3) conversion provoquant un changement de stade  (4) changement de stade provoquant une conversion  (5) conversion et changement de stade conjoints  (6) conversion bloquant un changement de stade ou évitant la di࠳culté qui lui est associée. Par rapport à l’approche de !owler, deuS di࠰érences importantes sont à relever dans la mani¢re dont nous abordons la question dans le présent article. D’une part, nous nous intéressons non pas au processus de la conversion, mais à la façon dont des personnes ont recours à la notion et au récit de conversion. De ce fait, il ne nous est pas nécessaire de donner des crit¢res eSternes de conversion. La premi¢re catégorie de !owler (changement de stade sans conversion) n’est pas opérante pour notre propos. D’autre part, nous ne dé࠱nissons pas la conversion comme changement d’a࠳liation.

1. !.ZOSER BQ ࢙>I , L’homme, son développement religieux, p. 89.

. Ibid. p. 149. Leur recherche s’inscrit en e࠰et dans une perspective de pédagogie religieuse, et contribue au plaidoyer pour une prise en charge sérieuse du fait religieuS dans le cadre scolaire.

3. Une recherche récente aboutit au même constat en s’appuyant sur les travauS d’Oser. Dans la mesure o³ son approche est historique et littéraire, elle reste toutefois d’un intérêt limité pour notre propos. Voir I.Z 2 )" -Z%$)-, Konversion und Stufentransformation : ein kompliziertes Verhältnis, M¶nster, WaSmann, 005 (Internationale Hochschulschriften, 446).

4. J.ZW.ZFOWLER, Stages of Faith, p. 85- 86.

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Nous observons au contraire le fait que des personnes parlent de conversion pour dé࠱nir un rapport renouvelé à leur tradition. Dans la mesure o³ elle se réf¢re à un changement d’obédience, la seconde catégorie (conversion sans changement de stade) n’est donc pas opérante non plus, même s’il convient de relever que cette situation est en e࠰et observable. En d’autres termes, la conversion peut avoir une forte dimension sociale – adhérer à un nouveau groupe religieuS, à un nouveau cadre de référence –, sans que les modalités du rapport à l’Ultime en soient radicalement transformées. Nous conservons toutefois cette catégorie car elle permet d’intégrer d’autres modes de discours sur la conversion. En࠱n, par souci de clarté, nous renonçons à di࠰érencier les catégories 3 à 5 de !owler, qui ne nous paraissent pas fondamentalement di࠰érentes les unes des autres. Pour cet article, nous retenons donc trois mani¢res d’articuler un discours de conversion et une évolution par stades. La notion de conversion est utilisée pour décrire l’accession à un nouveau stade. Dans cette perspective, la personne recourt à la notion de conversion pour décrire, de mani¢re narrative, le passage d’un stade à un autre. Ici, la conversion désignerait une appropriation nouvelle de ce à quoi la personne adhérait di࠰éremment jusque-là. Le discours marque le changement ou son aboutissement. Il ne signale pas seulement une intensi࠱cation (un des crit¢res eSternes de la conversion), même si le changement peut en être l’occasion. La notion signale un changement de la mani¢re de comprendre la relation à Dieu et les convictions qui l’eSpriment. La notion de conversion est utilisée pour décrire un retour à un stade dont la personne s’était éloignée. DeuSi¢me type de rapport, la conversion décrit un retour vers les valeurs d’une communauté dont on s’était éloigné. Dans ce cas, elle tend à eSprimer une ࠱Sation dans un stade donné. La résolution de l’angoisse provoquée par les eSpériences et interrogations qui peuvent conduire à un nouveau stade serait obtenue par le refuge dans les valeurs de la communauté d’identi࠱cation. Le récit de conversion tend alors à con࠱rmer le choiS et à ࠱ger la personne au stade requis par le discours dominant de sa communauté. La notion de conversion est utilisée sans repérer un changement de stade. Dans le cadre d’un rapport à sa propre tradition, cette possibilité sera sans doute moins repérable. En revanche, nous classons en particulier dans cette catégorie les discours qui visent à interpréter la notion de conversion non pas comme un événement unique mais comme une eSigence toujours renouvelée de retour, de transformation.

Quelques indices concrets Une étude récente a fait apparaître des éléments d’autant plus signi࠱catifs qu’ils n’étaient pas eSplicitement au centre de la démarche de recherche. Alors que l’enquête ne l’induisait pas, la conversion est apparue comme une notion couramment utilisée par des personnes interrogées sur un autre sujet : la mani¢re dont elles avaient résolu un dilemme moral en lien avec leurs

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convictions religieuses 5. Trois conteStes religieuS (catholique, anglican, musulman), dans deuS aires géographiques distinctes (Belgique et Angleterre) voient émerger une utilisation récurrente de la notion de conversion pour eSprimer un nouveau rapport avec sa propre tradition religieuse (il n’est pas ici question de changement d’a࠳liation). On admettra que la question initiale, qui porte sur la place des convictions religieuses dans la résolution d’un dilemme moral, implique de s’adresser à des sujets déjà intégrés et socialisés religieusement. Il n’en demeure pas moins que l’intérêt pour notre propos, souligné du reste par l’auteur, est le fait que le discours de conversion est induit par les acteurs euS-mêmes pour eSprimer un changement de leur rapport à la question religieuse 6. Un autre intérêt de l’étude est de se référer eSplicitement au mod¢le du développement religieuS de !ritU Oser. L’auteur a développé son propre outil de mesure du jugement religieuS sur cette base . De plus, l’étude inclut un suivi des personnesZ(e longitudinal u) qui permet de repérer si le discours de la conversion tend à rester ࠱gé sur un moment ou permet au contraire une évolution. La conversion comme évolution vers un nouveau stade Plusieurs citations rapportées par Day eSpriment nettement un changement de point de vue par la notion de conversion. Est asseU clairement eSprimé un passage dans le registre de la conversion. Une nouvelle appréhension de convictions déjà présentes est formulée comme un éveil, une conversion : e Je me suis éveillé dans une sorte de conversion en voyant les choses comme ça, comme si je comprenais mieuS, ou même pour la premi¢re fois, certaines choses que je ‫ڀ‬croyais’ depuis toujours u (p. 165). Une autre personne eSprime également la découverte d’un nouveau rapport à ses propres convictions comme une conversion : e C’était tellement beau, et je voulais rendre grœce, je voulais dire ‫ڀ‬merci’ à Dieu, comme si, dans ce moment de conversion je comprenais quelque chose pour la toute premi¢re fois u (p. 165). De quelle nature est ce changement  Pour les deuS personnes interrogées, il s’agit de formuler le sentiment qu’une relation (notamment amoureuse) se construit et s’appuie sur une présence plus large, de l’ordre du divin, qui la fonde et la rend possible. Dans les catégories des stades de la foi de !owler, on peut probablement repérer le développement du stade de la foi dite synthétique conventionnelle, avec le fort accent qui est mis sur la dimension interpersonnelle des relations et représentations. Dans les catégories d’Oser,

5. J.ZM.ZDAY, e Conversion religieuse liée à la prise de décision morale : recherche empirique en psychologie du développement aupr¢s de jeunes chrétiens et musulmans belges et anglais u, dans P.-Y.Z BRANDT – C.-A.Z FOURNIER, La conversion religieuse : analyses psychologiques, anthropologiques et sociologiques, Gen¢ve, Labor et !ides, 009, p. 151-16.

6. Ibid. p. 16 -163. Day propose de classer les discours de conversion en quatre catégories qui re࠲¢tent les conditions de l’enquête mais ne sont toutefois pas adéquates pour notre propos (p.Z 164-16) : (1) un langage de blessure ou de dépassement reconnu  ( ) un discours plut®t relationnel  (3) un discours de perte et de retrouvaille  (4) un discours sur la morale.

. Ibid. p. 156.

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on peut sans doute identi࠱er le passage à la troisi¢me étape, qui distingue les sph¢res et met l’accent sur la responsabilité de l’individu, tout en voyant ici en Dieu le fondement de toute action et relation. Il s’agit d’une version croyante de cette phase. Un autre eSemple est constitué du témoignage d’une personne pour laquelle la résolution d’un dilemme moral conduit à interroger ce qui fonde la morale : e Et je me suis dit qu’il y a un ordre des choses, supérieur à nous, dans lequel la “morale” eSiste qui a sa place et ses objectifs. La morale doit être fondée sur quelque chose qui la dépasse. Elle ne s’eSplique pas, et ne se justi࠱e pas, en soi, sans référence à quelque chose de plus‫ڎ‬Ztranscendant. Et j’avais l’impression de rencontrer Dieu là-dedans, de sentir sa présence, sa main, dans ce qui était soustrait à la morale, sous-jacent à cette derni¢re u (p. 16). Indépendamment de la question d’un développement de la conscience morale qui conduit en ࠱n de compte à la question spirituelle (hypoth¢se de Kohlberg), on peut observer que cette question est un marqueur typique d’un passage du troisi¢me au quatri¢me stade d’Oser, intitulé e plan de salut u. On pourrait dire, ici, que le langage de la conversion désigne ce qui a déclenché un mouvement vers une nouvelle mani¢re de se saisir de la question du fondement de l’action et de la liberté humaine, qui s’enracinent dans un projet plus vaste. Pour les personnes qui ont tenu ce type de discours, le passage marqué comme conversion reste, dans la durée, un moment signi࠱catif et structurant, mais il ne signi࠱e pas la ࠱n d’une relation dialectique avec la tradition religieuse. Cette relation implique une nécessaire interprétation de la tradition en vue de la vie quotidienne. Le suivi longitudinal indique que ces personnes poursuivent leur évolution au-delà de ces moments clés, et que le jugement religieuS reste en développement. )>@LKSBOPFLK@LJJBࠩU>QFLKšRKPQ>ABPM£@FࠩNRB D’autres personnes recourent à la notion de conversion pour eSprimer un retour auS valeurs strictes de la communauté d’appartenance. Day cite ce témoignage : e 6‫ڎ‬8 j’ai compris que le monde était dangereuS, non seulement pour moi, mais pour la vérité. C’était de ma faute ࠱nalement que j’ai connu autant de di࠳cultés, car j’aurais dû croire de mani¢re plus fervente, plus ࠱d¢le, alors que je me suis laissé imaginer que je pouvais être comme les autres. !inalement, c’est Dieu qui m’a fait connaître par la voie de ma sou࠰rance que j’avais tort u (p. 166). Symptomatiquement, ce mouvement est formulé dans des termes caractéristiques du stade qu’Oser intitule do ut des (ou mythique littéral cheU !owler). Le suivi de ces personnes dans la durée indique une posture ࠱gée dans un discours de rétribution-punition. Une évolution pourrait apparaître comme une trahison. Il est frappant de constater que ce type de discours de conversion apparaît dans des conteStes conservateurs asseU di࠰érents en apparence

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(catholique traditionaliste  anglican évangélique  musulman traditionaliste). Le discours dominant de la communauté tend à rendre di࠳cile une évolution de la personne vers d’autres stades du jugement religieuS. La conversion sans changement de stade Cette catégorie n’est pas repérée dans l’étude à laquelle nous nous référons ci-dessus. Elle demeure toutefois utile pour intégrer d’autres types de discours sur la conversion. En e࠰et, en conteSte chrétien en particulier, on peut constater qu’à c®té d’une utilisation de la notion et du récit de conversion pour marquer une modi࠱cation spéci࠱que du rapport au religieuS, eSiste un discours – et parfois un contre-discours – qui met l’accent sur l’appel à la conversion comme dimension fondamentale de la condition du croyant. Dans ce type de discours, la conversion ne saurait être objectivée et située comme un événement passé, mais garde sa nature dynamique d’appel renouvelé. Cette tradition d’interprétation s’enracine dans la tradition biblique et revendique une autre mani¢re de comprendre la conversion que celle qui prévaut en particulier dans les traditions revivalistes 8.

Conclusion La notion de conversion est disponible pour marquer un rapport renouvelé, renforcé ou restauré avec sa propre tradition religieuse. Si la tradition de recherche porte principalement son regard sur le changement d’a࠳liation, l’observation empirique indique que cette notion est également utilisée pour décrire une eSpérience qui ne se traduit pas par un changement d’obédience. Le moment dé࠱ni comme conversion prend parfois la forme d’un passage que la modélisation des stades du développement du jugement religieuS permet de mieuS comprendre. Ce type de discours est le fait de personnes qui eSpriment un rapport dialectique avec leur tradition, qui assument une nécessaire tœche d’interprétation qui se poursuit apr¢s le moment décrit comme conversion. Le discours de la conversion est aussi disponible pour marquer un retour à un rapport d’obéissance à des r¢gles religieuses ou morales de la tradition dont on se rapproche. Ce type de discours se retrouve dans des conteStes qui tendent à ࠱Ser les personnes à un stade donné. En࠱n, la notion de conversion est également l’objet d’un discours qui se démarque d’une interprétation biographique et narrative pour mettre l’accent sur la condition du croyant appelé à une conversion toujours à renouveler. Dans la présentation de son mod¢le du développement du jugement religieuS, !ritU Oser concluait qu’il y avait un avantage social à contribuer à la formation de ce jugement et à son évolution au travers des divers stades qu’il discernait. C’était, il y a un quart de si¢cle, un plaidoyer pour une éducation religieuse structurée et suivie dans le cadre scolaire.

8. C’est le cas par eSemple de l’article de l’Encyclopédie du protestantisme, voir note 1.

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La radicalisation de certains discours de conversion, dans un conteSte de valorisation de l’obéissance acritique et de dénigrement de la culture 9, invite à pointer du doigt, une fois de plus, le risque pris par un État qui ignore délibérément le fait religieuS dans sa dimension éducative et sociale. Dans un conteSte pluraliste, la constitution d’une culture religieuse favorisant le développement du jugement religieuS dans une relation dialectique et critique avec sa propre tradition est un enjeu de société. La présente contribution tend à montrer que certaines personnes trouvent au sein de leur tradition et dans leur insertion un conteSte favorable à cette évolution, mais que ce n’est pas le cas de toutes. L’usage de la notion de conversion re࠲¢te la pluralité des discours qui traverse l’ensemble des traditions religieuses.

9. Voir O.ZROY, La sainte ignorance : le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 008.

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CONVERTIR LA CONVERSION. UNE TÂCHE THÉOLOGIQUE INFINIE

Marc DUMAS Université de Sherbrooke

ESiste-t-il un aller-retour entre la compréhension théologique de la conversion religieuse et les diverses compréhensions de ce th¢me par les autres domaines du savoir  Notons que le terme conversion est de fait aujourd’hui employé dans des domaines bien éloignés du religieuS. On l’évoque en ࠱nances, en droit, en sport, en chimie, etc. Au football américain ou canadien, nous parlons d’un botté de conversion  pour les olympiques de Montréal en 196, les canadiens se sont convertis du syst¢me anglais des pouces et des pieds, des pintes et des gallons au syst¢me métrique  nous convertissons actuellement certaines églises en discoth¢ques ou encore en biblioth¢ques, etc. Et vous aveU probablement tous en tête la conversion des monnaies nationales à l’euro. Ces divers emplois du terme laissent entrevoir la réalité d’une transformation comprise habituellement comme un gain. Je propose aujourd’hui d’évaluer le chemin parcouru par le th¢me de la conversion, de sa compréhension théologique à son utilisation par les autres sciences humaines des religions comme l’anthropologie, la sociologie ou encore la psychologie. En e࠰et, si la conversion au sens large est souvent aujourd’hui associée à un retour à soi ou à une transformation plus ou moins radicale, ayant des impacts non seulement sur le sujet, mais aussi dans la communauté, cette même conversion se produisait auparavant dans un conteSte religieuS qui soulignait la e surprenance u de la transcendance ou encore mettait en évidence l’action d’une altérité radicalement autre 1. Comprendre la conversion ne renvoie-t-il pas à ce qui échappe habituellement à nos lectures contemporaines de la conversion, auS approches non-théologiques de la conversion qui rendent compte de façon tout à fait stimulante et éclairante de certains aspects de la conversion, mais qui ne voient plus ou ont oublié que la théologie fait pratiquement partie de l’ADN de la conver-

1. Cf. K.ZH.ZNEUFELD, Fundamentaltheologie II. Der Mensch – Bewusste Nachfolge im Volk Gottes, Stuttgart, Kohlhammer, 1993, p. 16 -168.

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sion, pour reprendre une eSpression de Lewis R.ZRambo dans ses remarques conclusives à un collectif publié en 003 sur l’anthropologie de la conversion religieuse  Convertir la conversion. Une tâche théologique in࠱nie est le titre de cette contribution, qui veut présenter le discours théologique comme un rappel lancinant ou encore comme une résistance inaliénable contre une simple modélisation de la conversion qui aurait totalement écarté son caract¢re de transcendance au point o³ nous pourrions considérer la conversion au sens théologique comme un simple reliquat du passé, thématique pouvant être con࠱ée auS historiens ou encore déposée dans les sous-sols de la mémoire collective. Ce recours à la conversion au sens théologique me semble pouvoir agir comme une critique pour éviter non pas de réduire la compleSité et la diversité de la conversion (ce sont les susnommées sciences humaines qui ont probablement le mieuS mis en évidence ces aspects), mais plut®t de se contenter d’une compréhension émoussée ou ࠲oue de cette réalité et de se priver du caract¢re théologal de la conversion 3. À l’inverse, les travauS de ces derni¢res décennies en sciences humaines peuvent désenclaver une compréhension théologique trop mécanique ou positiviste de l’intervention de Dieu, comme si l’humain n’était qu’un pantin entre les mains de Dieu. Cette eSclusivité contestée ou recadrée à l’aide de l’herméneutique permettra peut-être au travail théologique de retrouver une certaine crédibilité comme partenaire d’une ré࠲eSion essentielle à faire en conteSte de modernité avancée. Je souhaite donc eSplorer deuS dynamiques entre les lectures théologiques et celles des sciences des religions. La premi¢re illustre le passage de l’horiUon théologique e naturel u de la conversion à l’horiUon des sciences des religions, et la seconde dynamique rappelle le possible apport contemporain de la théologie à la thématique de la conversion. Je conclurai en insistant sur la contribution spéci࠱que de toutes les perspectives par rapport à la thématique de la conversion : chacune d’entre elles est par conséquent valorisée lorsqu’elle prend le pari du travail interdisciplinaire.

De la compréhension théologique de la conversion vers sa compréhension en sciences humaines des religions Il faut tout d’abord rappeler qu’avant son emploi en régime chrétien, le terme de la conversion eSistait tant cheU les Grecs que cheU les Juifs 4. Pour les Grecs, il désigne un changement d’orientation physique ou géographique ou

. L.Z R.Z RAMBO, e Anthropology and the Study of Conversion u, dans A.Z BUCKSER – S. D.Z GLAZIER (éd.), The Anthropology of Religious Conversion, Lanham Md, Rowman & Little࠱eld, 003, p. 11-

(p.Z 14- 15). 3. Plusieurs auteurs regrettent les esquives modernes pour mettre hors-jeu la radicalité de la lecture théologique. Voir par eSemple K.ZH.ZNEUFELD, Fundamentaltheologie, p. 165  L.ZBOEVE, e God Interrupts History. Apocalyptism as an Indispensible Theological Conceptual Strategy u, Louvain Studies 6 ( 001), p.195- 16 6p.Z 01- 0 8. 4. Voir A.ZWENIN – O.ZRIAUDEL, e Conversion u, dans J.-Y.ZLACOSTE (dir.), Dictionnaire critique de la théologie, Paris, 00 (19981), p. 33 -334.

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encore un changement d’ordre mental. Pour les Juifs, le terme de la conversion insiste sur le caract¢re de retour (teshuva) à la relation à Dieu. On se détourne de la voie de l’éloignement pour se retourner ou déployer à nouveau son eSistence en relation avec Dieu. Le pécheur est celui qui s’est détourné de Dieu pour accorder la priorité à des idoles. Le r®le du proph¢te est de dénoncer l’idolœtrie pour rappeler le pécheur à Dieu. En régime chrétien, les deuS aspects de la conversion sont conservés et appliqués. En e࠰et, Jésus de NaUareth qui proclame l’av¢nement du Royaume de Dieu appelle à la conversion. Se rapprocher de Dieu et s’éloigner du péché, c’est venir à la foi, c’est croire que les paroles et les gestes du NaUaréen font vivre ce retournement, ce changement radical et cette transformation. Touchés en profondeur, ces humains retrouvent une dignité nouvelle devant Dieu et leurs semblables. Dieu appelle librement à la conversion par sa Parole. Saisis eSistentiellement, les hommes et les femmes s’abandonnent sans réserve à Dieu qui fait don de sa présence. L’anthropologie théologique permet de se comprendre comme humain créé par Dieu et aspirant à une relation transparente, intime avec Lui. La conversion est la venue à une relation de foi libératrice de ce qui ali¢ne. Le converti est le croyant en Christ, c’est-à-dire en Celui qui est solidaire de Dieu le P¢re et des humains, en Celui qui invite à vivre une vie renouvelée, une vie dans l’Esprit Saint. Dans l’histoire de la théologie, si on a habituellement compris la transformation de la conversion comme la conséquence d’un appel, si on a pu insister sur l’acte de Dieu qui rend possible la rénovation intérieure du converti, on a pu aussi remarquer que ce don de Dieu devait être accueilli, voire intégré, et que l’on devait d’une certaine façon s’approprier ce salut qui est o࠰ert. Si Dieu régén¢re, l’humain doit pour sa part se tourner volontairement vers Dieu, vers la source de cette régénération. Le converti est le régénéré qui conduit à la foi et qui est justi࠱é par Dieu. Ces derni¢res remarques, qui furent longuement discutées dans les diverses traditions théologiques, ont simplement pour but de bien souligner tant l’action divine que l’action humaine dans le processus de conversion 5. La vie chrétienne n’est donc pas simplement un coup de foudre, un tomber en amour avec le Christ. Cette relation intime à la personne de Jésus Christ se développe dans le temps et l’espace et conduit habituellement le converti à vivre en Église, à confesser la foi de la communauté. La vie chrétienne est une vie dans la foi, une vie qui conduit la personne humaine au-delà d’ellemême vers une communion avec le Dieu de Jésus Christ. La vie chrétienne m¢ne à une espérance et à un amour qui viennent d’ailleurs. Si la conversion chrétienne est souvent associée à une immédiateté et à une eSpérience somatique intense (pain et beurre de certains courants évangélistes pentec®tistes), nous devons aussi rappeler que la conversion doit être saisie comme

5. Voir par eSemple, W.ZPANNENBERG, Systematische Theologie, III, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993, p. 53- 65.

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un cheminement, comme une longue conversation qui implique de nouvelles formes de relation sociale. En e࠰et, le converti est appelé à devenir un agent de transformations sociales dans son milieu. Retenons que pour les croyants qui confessent Jésus Christ, la conversion est associée à une rencontre bouleversante du Dieu de Jésus Christ, à une rencontre qui appelle à une vie nouvelle, à une vie de con࠱ance et d’espérance en Dieu. Il ne s’agit pas d’une utopie na©ve, mais d’une vie profondément et radicalement vivante qui s’a࠰aire à construire un monde nouveau. Qu’en est-il en modernité de cet horiUon de Dieu  Charles Taylor dans son livre intitulé Secular Age a bien montré comment cet horiUon, qui allait de soi en 1500, s’est lentement e࠰rité pour laisser place dans les années 000 à un horiUon o³ il va plut®t de soi de vivre sans cette référence à la transcendance 6. Cet horiUon de transcendance a pratiquement disparu et cette possibilité d’ouverture ne semble plus eSister ou du moins ne semble plus aller de soi pour la majorité du monde occidental. Débarrassé des oripeauS mythologiques et apocalyptiques, l’appel à la conversion de Jésus devient pour plusieurs le simple message d’un sage spirituel ou encore le message d’un maître éthique. La conversion ainsi recadrée se résume à un processus intramondain qui peut nommer un processus de libération intérieure ou encore celui de la réalisation de soi. Le th¢me de la conversion est alors repris ou recadré en modernité en absence de son horiUon théologique. Il lui est sémantiquement plus facile de trouver un sens large à la conversionZsans association au religieuS (le coming out de l’homoseSuel, le passage au féminisme ou encore des eSpériences transformatrices de vie peuvent être quali࠱és de conversion), ou sans association eSplicite à la foi chrétienne (conversion à une autre grande religion mondiale ou conversion à une autre confession ou à un nouveau mouvement religieuS) . Mais concentrons ici notre propos sur la conversion religieuse telle qu’elle est abordée par les di࠰érents regards disciplinaires. En psychologie religieuse, cela fait au moins une bonne centaine d’années que l’on s’intéresse à la thématique de la conversion. William James, par eSemple, eSplique la conversion, dans ses Gi࠰ord Lectures en 190 , comme le passage d’une conscience qui se sent condamnée à une conscience qui fait l’eSpérience de la libération et du bonheur 8. Les idées religieuses n’ayant pas toujours une place centrale dans la conscience au temps de James, on associe la conversion à un processus de maturation humaine. Lui attribuant un caract¢re universel, la conversion est souvent témoin du passage de l’adolescence à l’œge adulte. Plut®t comprise comme une catégorie culturelle, l’eSpérience de

6. C.ZTAYLOR, A Secular Age, Cambridge Mass., The Belknap Press of Harvard University Press, 00. . Voir C.Z LAMB – M.Z D.Z BRYANT, e Introduction u, dans C.Z LAMB – M.Z D.Z BRYANT (dir.), Religious Conversion : Comtemporary Practices ans Controversies, Londres – New York, Cassell, 1999, p.  sqq. 8. Voir en particulier le chapitre 9 de W.Z JAMES, The Varieties of Religious Experience : A Study in Human Nature, New York, Simon & Schuster Inc, (Touchstone), 199 (190 1). Voir aussi P.-Y.ZBRANDT – C.-A.Z!OURNIER (dir.), La conversion religieuse. Analyses psychologiques, anthropologiques et sociologiques, Gen¢ve, Labor et !ides, 009.

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conversion permet au jeune sujet de se comprendre lui-même et de trouver sa place dans le monde, ou encore de se faire reconnaître par ceuS et celles qui l’entourent. Un autre aspect du travail de la psychologie religieuse sera son intérêt pour démasquer le caract¢re éventuellement pathologique de l’eSpérience de la conversion. La conversion est-elle motivée par une fuite du réel et des responsabilités  Alors que la conversion pouvait traditionnellement servir de soutien à l’identité confessionnelle de la communauté (r®le qu’elle joue toujours dans certaines communautés minoritaires en marge de la société), la conversion s’est individualisée pour le sujet moderne  elle s’inscrit en e࠰et de plus en plus dans la sph¢re privée d’une personne en crise, donnant acc¢s à une porte de sortie à travers l’inauguration d’une voie personnelle qui conduit à se chercher un groupe d’appartenance. Pour l’anthropologie religieuse, qui s’intéresse auS di࠰érents passages dans l’eSistence humaine et qui peut les remettre en conteSte, la conversion est plut®t analysée comme un processus compleSe qui se déroule dans le temps. Di࠰érents modes de transformation sont engagés dans la conversion : d’une rupture avec le passé, le converti se réorganise et se réoriente dans le monde. La conversion répond aussi à une quête de sens, o³ on apprend à se négocier une place dans le monde, un monde souvent perçu comme chaotique, déstructuré et angoissant 9. En ce qui concerne la sociologie, la conversion cristallise le processus d’individualisation et le désir d’une vie personnelle remise en ordre. Selon Dani¢le Hervieu-Léger par eSemple 10, la ࠱gure du converti sert de support au processus d’individualisation et de subjectivisation, car la conversion permet d’inscrire des individus dans un horiUon de sens religieuS. „tre converti signi࠱e appartenir à une communauté religieuse particuli¢re  ce qui o࠰re un point de rep¢re signi࠱ant. Ces di࠰érents recadrages opérés par les sciences humaines de la religion soulignent comment la conversion est un phénom¢ne compleSe, diversi࠱é et parfois même illusoire. Ces di࠰érentes lectures ont certes contraint la communauté de foi à réévaluer sa compréhension de la conversion en milieu chrétien. Cela m’apparaît souhaitable pour briser le carcan de certaines compréhensions ࠱gées de la conversion. Voyons voir de plus pr¢s.

De l’apport possible de la théologie à la thématique de la conversion Revoir à nouveauS frais le sens de la conversion chrétienne m’apparaît incontournable parce que l’horiUon fondamental qui permettait un discours théologique crédible ne va plus vraiment de soi. Comment tenir un discours théologique adéquat sur la conversion sans que cela ne paraisse insensé ou

9. C.ZLAMB – M.ZD.ZBRYANT, Religious Conversion, p. sqq. 10. D.ZHERVIEU-LÉGER, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, !lammarion, 1999. Voir aussi D.ZHERVIEU-LÉGER, art. e conversion – sociologie u, dans R.ZAZRIA – D.ZHERVIEULÉGER (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, PU!, 010 (Quadrige dicos poche), p. 191-193.

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inutile  Comment, face auS scienti࠱ques qui multiplient les études de cas et développent une eSpertise méthodologique sur le sujet, évoquer la part de Dieu  Les analyses des processus personnels et sociauS et les critiques de la psychologie, de l’anthropologie et de la sociologie semblent tr¢s bien fonctionner sans l’hypoth¢se Dieu. Mais est-il possible de mettre entre parenth¢ses ce qui pour les croyants apparaît comme le sujet même de la conversion  Si chaque approche enrichit la compréhension du phénom¢ne, doit-elle eSclure l’approche théologique  J’aimerais souligner dans ce qui suit trois moments de la compréhension de la conversion religieuse. Le premier moment est repris par toutes les approches et souligne comment la conversion est un processus de transformation eSistentielle asseU radicale qui ouvre à un meilleur pour l’humain, à un meilleur de surcroit dans toutes les dimensions de l’eSistence : psychiques, personnelles, relationnelles, spirituelles, etc. Les approches peuvent souligner les possibles dérapages et illusions qui guettent le converti, éléments qui travestissent le cœur du processus de conversion qui est de libérer l’humain d’un état ressenti négativement. La conversion permet de tourner la page, de commencer à neuf et de s’organiser dans un nouvel horiUon social et communautaire. Le second moment est celui de la diversité de ces transformations. Dans toutes les approches, y compris en théologie, on s’entend pour a࠳rmer que les conversions sont multiples et qu’elles s’inscrivent dans la durée. La théologie doit par conséquent ne pas simplement ponti࠱er sur le mod¢le paulinien 11. Bien que ce mod¢le puisse être impressionnant pour l’imaginaire religieuS (révélation inattendue de Dieu – renversement radical des croyances et des allégeances antérieures – U¢le missionnaire en faveur du Christ cruci࠱é et ressuscité), le converti Paul est trop simplement représenté comme un répondant passif à des forces divines eStérieures à lui. Dans les faits, Paul a eu à e digérer u son eSpérience bouleversante de rencontre du Christ et ce n’est qu’apr¢s un long temps de pri¢res, de solitude et d’enseignements que Paul est sorti de sa retraite pour évangéliser le monde pa©en. La diversité implique aussi que l’eSpérience de conversion ou de transformation peut subvenir tant dans le monde religieuS que dans le monde séculier, et que l’eSpérience de conversion est nécessairement médiatisée par les di࠰érents passeurs et di࠰érents passages 1 . Le troisi¢me moment concerne l’agent de conversion. Part de l’homme ou part de Dieu  Initiative divine ou engagement humain  Une analyse détaillée de la conversion dans la tradition chrétienne pourrait nous conduire à a࠳rmer qu’il s’agit d’un processus o³ l’un et l’autre des partenaires sont intimement engagés dans l’événement. Même si le processus eSpérientiel peut apparaître dans les descriptions comme une saisie immédiate par Dieu de l’humain en crise (même pour des raisons idéologiques d’édi࠱cation spirituelle des

11. Voir à ce propos, les remarques de L.ZR.ZR AMBO, e Anthropology u, dans The Anthropology of Religious Conversion, p. 13. 1 . Voir D.ZAUSTIN-BROOS, e The Anthropology of Conversion : An Introduction u, dans The Anthropology of Religious Conversion, p. 1-1 .

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lecteurs et lectrices), cette cristallisation ne doit être comprise que comme un moment d’un long processus. Ceci eSige donc d’inscrire dans la temporalité, un conteSte souvent en crise, une prise de conscience de sa pauvreté ou de sa fragilité, et un retournement o³ un surplus de sens devient possible et s’inscrit dans de la vie de la personne. Le moine-écrivain trappiste, Thomas Merton, s’appuyant sur les teStes de la tradition monastique, mais aussi sur d’autres grandes traditions religieuses de l’Occident et de l’Orient, parle de la conversion des mœurs pour le jeune moine, mais aussi de la conversion comme d’une conversation 13. La conversion s’ins¢re donc dans un processus o³ l’humain rencontre son Créateur, se comprend dans un rapport de dépendance absolu face à lui et vit dans cet horiUon d’un surplus de sens qui déborde constamment à travers les di࠰érentes dimensions ou sph¢res de l’eSistence. Le jésuite canadien, Bernard Lonergan pour sa part, parle des di࠰érents niveauS de la conversion : à travers les conversions intellectuelle, morale, a࠰ective et religieuse, l’humain est transformé 14. C’est dans la conversion religieuse que le don de Dieu peut être accueilli et qu’Il peut transformer chacune des di࠰érentes dimensions de l’eSistence. La conversion religieuse peut, pour nos contemporains, être comprise comme passage ou transformation de la vie et on peut bien y voir la motion de di࠰érents processus psychiques ou circonstanciels. Pour le croyant, la conversion religieuse inscrit un espace pour la transcendance au cœur même de la dynamique de la conversion.

Conclusion. Apport du travail interdisciplinaire Résumons-nous avant de conclure. Que la dynamique de la conversion soit clari࠱ée par di࠰érentes approches est un gain majeur dans la compréhension du processus de la conversion religieuse, mais cela ne m’apparaît pas disquali࠱er le caract¢re théologal de la conversion. Le mur, la crise, le passage, le retournement, la transformation, la maturation, sont aussi des aspects importants de la conversion religieuse. Et le dialogue interdisciplinaire entrepris depuis quelques années par di࠰érentes équipes, comme celle qui nous réunit aujourd’hui, importe grandement, car il permet de voir ce qui ne tourne pas rond dans certaines compréhensions de la conversion religieuse. Se convertir n’implique pas simplement une fuite du monde ou une fracture avec l’environnement et cela ne se résume pas à un simple coup de tête. Le désir d’un monde meilleur ne se réduit pas à un résultat obtenu par nos propres e࠰orts ou encore par une simple évolution globale bien orchestrée par les dirigeants de ce monde, mais il est une interruption, un recadrage ou encore un don venu d’ailleurs, un don surprenant, bouleversant et engageant qui développe une attitude nouvelle issue d’une rencontre. Ce possible pour l’humain repose

13. Voir la th¢se de Josette Le !RANÇOIS sur e Une lecture théologique de la conversion cheU Thomas Merton à travers la triple clé biblique de Mc 8, 34  Jn 3,  et Ga , 0a u, th¢se de doctorat, Sherbrooke, !aculté de théologie, d’éthique et de philosophie, Université de Sherbrooke, 009. 14. B.Z J.Z !.Z LONERGAN, Pour une méthode en théologie, traduit de l’anglais par L.Z Roy, Montréal, !ides, 198 (19 1), p.  - 80.

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donc sur une eSpérience d’ouverture qui renvoie à des ailleurs possibles. La conversion, saisie théologiquement, rappelle nécessairement à l’humain l’écart ou la di࠰érenciation radicale entre le péché et l’humain véritable qui se tient libre debout devant Dieu. Cette di࠰érentiation permet d’entrevoir l’identité profonde et relationnelle de l’humain. La conversion, saisie théologiquement, rappelle donc à l’humain sa fragilité ainsi que sa rencontre avec le théologal. Les autres lectures possibles de la conversion religieuse illustrent son caract¢re compleSe et, à travers les di࠰érents regards complémentaires, elles peuvent nous aider à démêler les di࠰érentes facettes du converti d’aujourd’hui, mais aussi à dénoncer certaines dérives du processus : par eSemple, des mécanismes psychiques aliénants associés à la conversion dont il faut se libérer, des mouvements socioreligieuS qui réduisent la conversion à une a࠳liation communautaire étriquée, des compréhensions étroites de la conversion qui se ࠱Sent sur un événement intense, l’absolutisant au détriment de la vie relationnelle et de l’engagement social. Nos di࠰érents regards sur la conversion permettent d’ouvrir l’humain au fait qu’il est un autre en devenir, au fait que la conversion radicalise l’ici et le maintenant comme source de transformation du temps et de l’histoire, au fait que la conversion peut être aussi comprise comme une interruption par Dieu de et à travers notre histoire qui se contente trop souvent des produits culturels et des processus de croissance personnelle. L’histoire de chaque être humain est un lieu d’interruption et d’inscription de cette rencontre théologale au cœur même de l’eSistence. Un fait demeure pour le théologien. Il eSiste encore aujourd’hui des gens qui vivent des conversions personnelles en les inscrivant dans un horiUon théologal. Et si cet horiUon théologal était plus qu’une illusion, plus qu’un simple produit de décompensation psychologique, plus qu’un transfert porté par la force du groupe  Et si nous avions a࠰aire à un surplus de sens qui dépasse nos di࠰érentes lectures, qui peuvent certes être travaillées par nos diverses lectures contemporaines de la thématique, mais qui d’une façon ou d’une autre nous donne à tous du ࠱l à retordre  Cela ne nous empêche donc pas de faire des constats fort pertinents pour aujourd’hui et de dégager ici ou là les construits de l’eSpérience racontée  mais cela ne devrait pas non plus nous empêcher de voir comment la pratique théologique en retrace aussi les ressorts à travers les outils de ses traditions pour mettre en évidence son caract¢re théologal. J’insiste donc pour a࠳rmer qu’une lecture multiple des phénom¢nes de la conversion ne devrait toutefois pas eSclure celle de la pratique théologique. C’est à travers ces diverses reprises multidisciplinaires que la lecture, parfois trop eSclusiviste, de la théologie sera dépassée et qu’une nouvelle pratique théologique pourra être à nouveau considérée comme audible pour les contemporains. Ces précautions m’importent, non seulement comme participant à notre rencontre, mais comme théologien qui désire un dialogue fécond et réciproque avec les autres disciplines universitaires et sociales.

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LIBERTÉ RELIGIEUSE, LIBERTÉ DE CONSCIENCE. UN ANGLE DE SAISIE DE LA PROBLÉMATIQUE DE LA CONVERSION AU XXe SIÈCLE

Dominique AVON Université du Maine

Le terme grec de syneidêsis comme celui – latinZ – de conscientia ne désignent pas la e conscience u contemporaine o³ la ré࠲eSion rationnelle et le choiS éthique sont souvent confondus 1. Mais l’a࠳rmation d’un acte propre n’était pas absente, comme le montrent le proc¢s de Socrate ou les propos de Tertullien . Le critérium est proche de celui contenu dans l’article e liberté de pensée u du dictionnaire philosophique de Voltaire identi࠱ant, à la suite de Locke (consciousness), la liberté de conscience et celle de l’activité de l’esprit d’un homme contre un groupe et une tradition, religieuse ou non 3. Dans la Bible, la notion de e liberté u est associée à la condition d’esclave, de serviteur ou de prisonnier 4. Dans le Coran, les mots de la famille sont rares d’emploi et uniquement sous la forme d’Ze a࠰ranchissement u ou d’Ze homme libre u, jamais de e liberté u 5. Quant au terme e conscience u, ineSistant dans le Coran, les chercheurs laissent ouverte la question de savoir ce que l’ap®tre Paul entend, par eSemple, dans une des épîtres adressées auS Romains : e 6‫ڎ‬8 ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur cœur, à preuve le témoi-

1. E.ZBALIBAR, e Conscience u, dans B.ZCASSIN (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil – Le Robert, 004, p. 60- 3.

. M.Z1$%*0") 0, Socrate dissident, Arles, Actes Sud, 010, 190 p.  H.ZA RENDT, La Vie de l’esprit, TomeZI, Paris, PU!, 1981, p. 15.  TERTULLIEN, Apol. XXIV, 5-10, cf. R.ZBELANGER, e Le plaidoyer de Tertullien pour la liberté religieuse u, Sciences religieuses 14 (1985), n°3, p. 81- 91. 3. VOLTAIRE, e Liberté de penser u, Dictionnaire philosophique, consultable sur internet à l’adresse < www.voltaire-integral.com  (5 novembre 010). 4. Lv 5, 41  Dt 15, 18  S

, 0. 5. Coran , 18  4, 9  5, 89  58, 3. Cet e a࠰ranchissement u ne concerne que l’ e esclave croyant u 6raqaba8.

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gnage de leur conscience, ainsi que les jugements intérieurs de condamnation ou d’acquittement qu’ils portent sur leurs propres actions, 6ils seront justi࠱és8 au jour o³ Dieu jugera les actions secr¢tes des hommes u 6. La e liberté de conscience u associée à celle de e sujet u jugeant et agissant de sa propre autorité est donc une notion de type e moderne u, liée mais distincte de la conscience-œme des P¢res de l’Église  et inscrite dans la transformation du rapport entre le religieuS et le politique. Cristallisée sous la plume de Luther (Gewissensfreiheit 8) et de Calvin (conscience), elle est ciselée par Pierre Bayle sous la forme d’un respect dû à la conscience 9. Étroitement liée à l’idée de e liberté religieuse u, l’eSpression est progressivement sécularisée dans l’espace des langues européennes (conscience, Gewissen, consciousness) o³ se pensent la recon࠱guration des États et, conjointement, des rapports inédits entre l’homme et l’État (Locke, Condillac, Wol࠰, Kant). La terminologie connaît une uni࠱cation relative au début du XIXeZsi¢cle, moment à partir duquel ses éléments fondamentauS sont di࠰usés en milieu de langue arabe majoritairement musulman. Les magist¢res religieuS, qu’ils soient catholiques, orthodoSes, musulmans et, pour partie, juifs et protestants, entravent le mouvement au nom d’une r¢gle commune : l’erreur ne peut pas avoir de droits face à la vérité, or ce qui est appelé e conscience u est susceptible de se tromper. L’histoire ne se résume pas au contraste entre des actes de transmission et des actes d’opposition. Le fait remarquable du si¢cle écoulé est l’appropriation, partielle, par à-coups et de mani¢re constamment disputée, de ce e droit u à l’intérieur même des traditions confessionnelles. L’un des moteurs du phénom¢ne est la confrontation de l’un avec le refus de l’autre lorsqu’il est en situation de minoritaire. L’Église catholique, par la voiS de sa Hiérarchie, a emprunté ce chemin  les savants musulmans refusent, pour la grande majorité d’entre euS, de le justi࠱er  des Églises orthodoSes manifestent leur désaccord avec le principe et des Églises protestantes y voient une contradiction avec leur perspective sotériologique  quant au statut du e juda©sme orthodoSe u, il est privilégié de fait en Israël.

Un héritage européen La notion de e liberté de conscience u, distincte de la conception thomiste liant la e conscience u à la norme objective de la e vérité u 10, est forgée dans le creuset de la confrontation entre le protestantisme et le catholicisme. Elle est d’usage parmi les e sectes u condamnées au refuge et à l’eSil, en particulier sur le continent nord-américain et, selon des modalités compleSes, mise en

6. PAUL DE TARSE, Romains, , 15. Voir également Gn 0, 5 et Ps 51, 8. . AUGUSTIN d’HIPPONE, Les Confessions, Paris, Garnier !lammarion, 1964, voir notamment le chapitre 6 du 3eZlivre et l’emploi des termes e intelligence u, e œme u et e raison u. 8. M.ZLUTHER, Œuvres, Tome II, Gen¢ve, Labor et !ides, 1966, p. 1 - 14. 9. P.ZBAYLE, De la tolérance. Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : « Contrains-les d’entrer », Paris, Presses Pocket, 199 (“Agora – Les Classiques”), p. 91 sqq. 10. L.ZJANSSENS, Liberté de conscience et liberté religieuse, Paris, DDB, 1964, p. 9-15.

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musique par des philosophes d’inspiration libérale et rationaliste 11. La faculté de juger selon Kant, susceptible d’établir un pont entre la e nature u et la e liberté u déborde l’enjeu de droit 1 . Le philosophe de Königsberg félicite Mendelssohn apr¢s avoir lu son Jérusalem : e Je consid¢re ce livre comme la proclamation d’une grande réforme – certes lente dans son instauration et son progr¢s – qui ne concernera pas seulement votre nation mais d’autres aussi. Vous aveU su concilier votre religion avec une liberté de conscience telle qu’on ne l’aurait jamais cru possible de sa part et dont nulle autre ne peut se vanter. Vous aveU en même temps eSposé la nécessité d’une liberté de conscience illimitée à l’égard de toute religion de mani¢re si approfondie et si claire que de notre c®té aussi l’Église devra en࠱n se demander comment puri࠱er sa religion de tout ce qui peut opprimer la conscience ou peser sur elle  ce qui ne peut manquer d’unir ࠱nalement les hommes en ce qui concerne les points essentiels de la religion u 13. Tout en défendant la possibilité de se révolter, Mendelssohn prolonge Wol࠰, sa théorie du droit naturel et d’un État neutre du point de vue religieuS. Il distingue une e religion naturelle u, commune à tous les hommes et la e Torah u, ࠱délité auS usages traditionnels propre auS juifs 14. La liberté s’inscrit dans ce cadre : respect de la loi naturelle pour les premiers, des prescriptions pour les seconds. Cependant, la coercition au nom de la religion doit être abolie, les rabbins ne peuvent plus bannir un contrevenant à la Loi dans la mesure o³ leur décision provoquerait des e࠰ets sociauS et politiques ne relevant pas de la religion 15. La tradition doctrinale développée au sein de l’Église catholique est marquée par la Révolution française, depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen jusqu’à la proclamation de la séparation des cultes et de l’État sous le Directoire. En réaction contre les idées et les épreuves qui ont accompagné ce phénom¢ne, le pape Grégoire XVI a࠳rme : e La liberté des consciences et des cultes est une maSime absurde et erronée, ou plut®t un délire  la liberté de la presse est funeste et on n’en saurait avoir trop d’horreur u 16. Au concile du Vatican, est déclaré e anath¢me u celui qui prétend que e l’assentiment à la foi chrétienne n’est pas libre, mais qu’il est produit nécessairement par les arguments de la raison humaine u 1. L’Église catholique se présente comme le lieu de l’énoncé de la e foi divine u, e sa preuve à elle-même u et la e conscience

11. La liberté religieuse dans le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam, Paris, Cerf, 1981, p. 30-31. 1 . E.Z K ANT, Critique de la raison pratique, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1848, p. 10 et p. 143  J.-M.ZVAYSSE, Dictionnaire Kant, Paris, Ellipses, 00, p. 115. 13. J.-L.ZBRUCH, 1969, p. 95. Cité par D.ZBOUREL, e Juda©sme moderne u, dans Ph.ZR AYNAUD – St.ZR IALS (dir.), Dictionnaire de Philosophie politique, Paris, PU!, 1996, p. 306-311. 14. R.ZBRAGUE, La loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance, Paris, Gallimard, 005 (“L’esprit de la Cité”), p. 30 et p. 111 pour mesurer l’écart entre ce discours et celui des rabbins des si¢cles précédents. 15. M.Z M ENDELSSOHN, Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme, Paris, Gallimard, 00,

0 p. 16. Encyclique Mirari Vos (183 ). Les libertés d’opinion et d’eSpression sont inscrites dans les articles 3 et 3I de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. 1. Constitution dogmatique sur la Foi catholique, can. 1, DenUinger-Ban., n.Z1810 sq.

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ne saurait être libre ou indépendante des lois ontologiques de la vérité u : e L’adhésion au vrai est un droit  l’adhésion à l’erreur ne peut pas constituer un droit véritable, car cette adhésion répugne à la tendance naturelle de l’intelligence, destinée à connaître la vérité. On ne saurait donc raisonnablement prétendre que l’homme a le droit ou la faculté morale de penser ou de juger, comme il lui plaît, sans égard auS lois obligatoires pour sa conscience, conscience certainement liée par des r¢gles auSquelles, sans doute, l’homme peut physiquement se soustraire en vertu de son libre arbitre, mais qu’il ne peut moralement transgresser, sans manquer à son devoir, sans aller contre l’ordre établi par Dieu u 18. Dans le Dictionnaire de théologie catholique, la défense d’une liberté de conscience e absolue u fondée sur le principe d’une raison humaine qui serait sa propre loi, mani¢re d’écho au kantisme, est associée à deuS propositions rejetées par le Syllabus : e La raison humaine, sans avoir à tenir de Dieu aucun compte, est la r¢gle unique du vrai et du fauS, du bien et du mal  elle est à elle-même sa loi, elle su࠳t par ses propres forces à procurer le bien des individus et des peuples 638. Toutes les vérités religieuses dérivent d’une force innée de la raison humaine  aussi la raison est-elle la norme premi¢re par quoi l’homme peut et doit acquérir la connaissance des vérités de tous ordres 648 u 19. Est également déclarée e erronée u la liberté de conscience e relative u, telle que dé࠱nie par Jules Simon qui reconnaît la e faiblesse u de la e raison u à c®té de sa e force u et ne manque pas de défendre les minorités catholiques persécutées par les protestants ou les orthodoSes à c®té de celles qui sont persécutés par les catholiques 0. Le sens des termes n’est pas aussi nettement circonscrit qu’il n’y paraît. Dans son acception la plus large, écrit Édouard Laboulaye, la e liberté religieuse u signi࠱e la e liberté de conscience u et, dans un sens restreint, e l’indépendance politique des communautés religieuses, la séparation de l’Église et de l’État u 1. Du point de vue du magist¢re catholique, la e liberté des cultes u ou la e liberté de religion u est distinguée de e la liberté de pensée ou de conscience u, le danger suprême apparaissant être la conjonction du e Naturalisme 6‫ڎ‬8 du Rationalisme 6et8 du Libéralisme u qui ouvre la porte à la démoralisation

. La e liberté doctrinale de culte u est condamnée, selon deuS propositions du Syllabus : e Il est loisible à chaque homme d’embrasser et de professer la religion qu’il aura tenue pour vraie en suivant les lumi¢res

18. J.Z BAUCHER, e Liberté morale, de conscience, des cultes u, Dictionnaire de théologie catholique (DTC), Paris, LetouUey & Ané, 19 6, col. 689. Voir également les e fausses prétentions de la conscience u visant nommément Durkheim et Lévy-Bruhl, dans A.ZCHOLLET, e Conscience u, DTC, 190, col. 110-114. 19. Syllabus, recueil e contenant les principales erreurs de notre temps u adressé auS évêques, 8 décembre 1864.

0. J.ZSIMON, La liberté de conscience, Paris, Hachette, 185, p. 65.

1. E.ZLABOULAYE, La Liberté religieuse, Paris, Charpentier, 1858, p. VII.

. LÉON XIII, Libertas praestantissimum, consultable sur internet à l’adresse < www. vatican.va  (5 novembre 010). Sur l’apport de cette encyclique, voir A.Z W.Z MÜLLER, e Gewissensfreiheit u, Lexicon für Theologie und Kirche, Tome IV, !reiburg im Breisgau, Verlag Herder, 009 (19931), p. 6 8.

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de sa raison 6158. Les hommes peuvent trouver dans l’eSercice de n’importe quelle religion la voie du salut éternel et y parvenir 6168 u. Cependant, e l’acte de foi catholique u ne peut être réalisé sous la contrainte, ainsi la forme privilégiée de l’État catholique est ouverte à l’application du principe de e tolérance u en cas d’eSistence de minorités confessionnelles : e La doctrine commune doit reconnaître qu’un souverain est tenu, comme personne privée, et comme personne publique, de ne pas confondre l’erreur avec la vérité et de ne pas assimiler un fauS culte au vrai culte  mais, accorder, sous l’empire de nécessité su࠳sante, à divers cultes la permission légale de s’eSercer avec les mêmes garanties civiles, ce n’est point poser là un acte contraire auS principes chrétiens u 3. En milieu musulman, seule l’école mu‫ڀ‬taUilite a posé le principe selon lequel l’homme est totalement e créateur u donc responsable de son acte. Écartée de toute in࠲uence au milieu du IXeZsi¢cle, elle a été supplantée par l’école asharite qui laisse dans la rubrique e myst¢re u ce qui rel¢ve de la Toute-Puissance divine et de la liberté humaine. En pratique, le syst¢me est celui d’une tolérance fondée sur le régime de la dhimma 4. A l’heure de la premi¢re séparation des cultes et de l’État en !rance, l’abbé Grégoire vante la plus grande liberté qui prévaut dans ces sociétés : e La liberté des cultes eSiste en Turquie, elle n’eSiste point en !rance  le peuple y est privé d’un droit dont on jouit dans les États despotiques, même sous les régences du Maroc et d’Alger. 6‫ڎ‬8 Un peuple qui n’a pas de liberté des cultes, sera bient®t sans liberté u 5. Une génération plus tard, c’est un imœm de l’Égypte de Muhammad ‫ڀ‬Ali, l’aUharien Rifœ‫ڀ‬a al-Tahtœwî qui, apr¢s son passage en !rance, défend la e liberté de dogme 6huriyya al-mu‘taqad8 non au sens de liberté de croyance en religion 6huriyya al-i‘tiqâd bi al-dîn8, de la non-croyance 6‘adm al- i‘tiqâd8 ou du libre choiS de chaque personne en mati¢re de religion 6huriyyat ikhtiyyâr al-mar’ li dînihi8 u mais plut®t avec l’idée d’un libre e࠰ort de commenter les teStes en conformité avec le jugement de la raison 6. L’Empire ottoman subit alors la pression des puissances européennes. L’¢re dite des tanzimat ouvre la voie à une égalité de droits qui n’avait pas cours dans les structures étatiques à référence musulmane. Mais ces réformes institutionnelles buttent sur trois éléments : les sujets n’eSistent que dans le cadre d’une communauté   celle-ci est systématiquement liée à un référent religieuS  seul le passage vers l’islam est reconnu. Légalement prescrite par toutes les écoles juridiques, la mise à mort de l’apostat d’origine musulmane reste une menace contre laquelle l’eSil

3. J.ZBAUCHER, e Liberté morale, de conscience, des cultes u, DTC, 19 6, col. 03.

4. S.ZAL-DÎNZAL-HUSAYNI, Mabâdi’ al-‘alâqât wa huqûq al-Aqlîyya al-dîniyya, Beyrouth, dar al-Hœdî, 00 . Voir également le site de recherche Relmin dirigé par J.ZTOLAN : < www.relmin. eu .

5. e Discours sur la liberté des cultes u dans Œuvres de l’abbé Grégoire, t.Z II, Neudeln – Paris, KTO Press – EDHIS, 19, p. 366-36.

6. R.Z AL-TAHTAWI, al-murshid al-amîn lil-banât wa al-banîn, d’apr¢s, Huqûq al-insân fî alࠩHO>I >O>?¨ !FOœPœQC¨>I KRPµP, Beyrouth, MarkaU dirœsat al-wahda al-‫ڀ‬arabiyya, 00 , p. 89.

. J.ZM AZLOUM, e La question du statut personnel au Liban et en Syrie u, Les conférences du Cénacle 6 (194), p. 10-13.

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permet d’échapper. Les intellectuels ou savants quali࠱és de e réformistes u s’abstiennent d’aborder de front la problématique. Pour Muhammad ‘Abduh, il faut a࠳rmer non tant la e liberté u de l’homme que sa e responsabilité u, car cela est e nécessaire pour fonder les droits et devoirs des créatures dé࠱nis par le Coran u 8. Est-ce là une crainte d’engager une forme de reconnaissance contre ce qui ne vient pas de cet objet appelé e islam u  Les notions développées par les philosophes européens sont véhiculées, mais sans souci de systématiser les transferts de concepts, y compris au sein d’un même ouvrage. L’étude de la traduction de L’Émile permet d’en rendre compte : le terme e conscience u n’a jamais comme équivalent les déclinaisons de la racine ‘a-q-d (qui renvoie à la e croyance u et au e dogme u), il est traduit plusieurs fois par shu‘ûr et une fois par ihsâs, ce qui serait plus volontiers rendu par e sentiment(s) u. Mais il l’est également par damîr, notamment dans la profession de foi du vicaire savoyard : e On nous dit que la conscience est l’ouvrage des préjugés, cependant, je sais par mon eSpérience qu’elle s’obstine à suivre l’ordre de la nature contre toutes les lois des hommes u 9. Cette notion se retrouve sous la plume de l’un des plus grands intellectuels arabes du XIXeZ si¢cle, Butros al-Bustœnî, qui dé࠱nit une liberté e intérieure u ou e interne u à c®té d’une liberté e eStérieure u ou e eSterne u : e la liberté intérieure, c’est la liberté de volonté, la liberté de conscience 6huriyyat al-damîr8, la liberté d’esprit et la liberté de littérature u 30. DeuS intellectuels, Qasîm Amîn et Salœma Mûsœ, l’un venu de l’islam, l’autre du christianisme, revendiquent eSplicitement la possibilité e de ne pas croire en Dieu, en son envoyé u, de e contester les lois et les coutumes de ses contemporains u, de e choisir son propre dogme comme il le voit dans le miroir de sa mentalité et de sa conscience u 31. Ils sont, tous deuS, marginalisés dans leur communauté d’origine, ce qui n’empêche pas les concepts de faire leur chemin.

Le détour libanais Proclamé en 19 0, le Grand Liban est une construction étatique portée par la puissance mandataire française à la demande d’une partie de sa population, principalement maronite. La !rance présente deuS visages, la©c et catholique, à travers ses di࠰érents corps : administration mandataire  armée  enseignants. Loin d’eSporter un anticléricalisme qui reste vivace dans l’HeSagone, elle soutient les congrégations religieuses dans la mesure o³ celles-ci parti-

8. Muhammad ‘Abduh, selon L.ZGARDET, La cité musulmane, Paris, Vrin, 196 (19611), p. 0.

9. J.-J.ZROUSSEAU, Émile ou de l’éducation, Paris, Bordas, 199 , p. 348-351. Version arabe : Imîl aw al-tarbiyya, (trad. ‘Adil 5aiyytir), Le Caire, Dar al-Ma‘œrif bi misr, 1956, p. 514-5 3. Le Contrat social a été traduit en arabe sous le titre al-‘aqd al-ijtimâ‘yyi. 30. B.ZAL-BUSTÂNÎ, Dâ’irat al-Ma’ârif, Beyrouth, 18, Tome VII, p. -4. 31. A.Z K HAKI, Qâsîm Amîn, Le Caire, 1945, p. 48 et S.Z MÛSÂ, 6La liberté d’opinion et son abolition dans l’histoire8, Le Caire, Dœr al-Hilœl, 19 , eStraits cités dans Huqûq al-insân fî >I ࠩHO>I >O>?¨, p. 849-850 et p. 6 .

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cipent du rayonnement de sa culture 3 . La version originale de la constitution libanaise, rédigée par Michel Chiha au sein d’une Commission de douUe membres 33, est le français. L’article 9 est formulée de la sorte : e La liberté de conscience est absolue. En rendant hommage au Tr¢s-Haut, l’État reconnaît toutes les confessions et en garantit et prot¢ge le libre eSercice à condition qu’il ne soit pas porté atteinte à l’ordre public u 34. Le premier élément est associé au citoyen comme personne, mais ce e droit absolu u est encadré par deuS termes : d’une part le fait que son eSistence de citoyen n’eSiste que dans le cadre d’une confession (le régime de droit commun n’a jamais été appliqué)  d’autre part le fait que l’État n’est pas neutre vis-à-vis de la religion puisqu’il rend e hommage au Tr¢s-Haut u. Dans la traduction arabe, devenue la référence o࠳cielle, ce n’est pas l’eSpression huriyyat al-damîr qui a été choisie, mais celle de huriyyat al-i‘tiqâd dont le sens est celui de e liberté de croyance u qui ignore la possibilité de se situer en dehors d’une religion. Si l’on ne connaît ni l’auteur, ni les conditions de la traduction du teSte vers l’arabe, il importe de souligner le fait qu’il n’y a rien de fortuit dans ce choiS leSical. DeuS témoignages l’illustrent. Le premier émane du fondateur des Phalanges, Pierre Gemayel qui, lors d’une Conférence au Cénacle libanais déclare un quart de si¢cle plus tard : e Nous n’entendons pas la “liberté de conscience” dans son acception étriquée et dénaturée, consistant simplement à tolérer l’eSercice des cultes. Nous l’entendons dans son seul véritable sens de liberté compl¢te et absolue, permettant à tout citoyen de croire ou de ne pas croire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer et même de changer de religion comme il le veut, suivant sa conviction intime et la voiS sacrée de sa conscience. Nous l’entendons dans son application pratique, répugnant à toute immiStion de l’État dans les questions religieuses, en vue par eSemple, de contraindre les citoyens à suivre certaines prescriptions comme le jeûne ou la pri¢re u 35. Le second témoignage est celui de Camille Chamoun. À l’occasion d’une conférence de presse en arabe, le Président de la République libanaise vante en ces termes l’eSception libanaise dans tout le Proche-Orient : e Ce pays est le pays de la liberté, liberté de pensée, liberté d’eSpression, liberté de conscience 6huriyyat al-damîr8, liberté de l’activité économique u 36.

3 . D.ZAVON, e La cause du Liban selon le jésuite Louis Jalabert (1914-1934) u, dans E.ZFARCYM AGDENEL (dir.), )BO®IBABI>#O>K@BA>KPIBPLM£O>QFLKPBUQ£OFBROBPFKࠪRBK@B FKD£OBK@BBQ ou mandat. L’exemple du Liban, actes du colloque de Montpellier ( 3 mai 00), Académie de Montpellier, 00, p. 69-80. 33. E.Z R ABBATH, La Constitution libanaise. Origines, textes et commentaires, Beyrouth, Publications de l’Université libanaise, 198 , p. 10 sqq. et p. 96 sq. pour l’article 9. 34. Copie de la version manuscrite de la constitution libanaise, Archives Michel Asmar (Beyrouth), Dossier 16, volume 1. L’auteur remercie vivement Amin Elias, à qui cet article doit beaucoup, pour lui avoir fourni une copie de ce document. 35. e Mouvement et école u, Les Conférences du Cénacle 5-6 (1950), p. 101-10 . 36. EStrait de la conférence de presse du 1 mai 1958, dans S.ZAL-SOLH, Muzakkirât Sâmî Bik al-Solh, Beyrouth, Manshûrœt maktabat al-‘arabî wa matba‘atiha, 1960, p. 495.

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La présence d’un Libanais, Charles Malîk, au sein du comité rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, a été décisive en la mati¢re. Selon son plus proche conseiller, Karîm AUkûl, représentant du Liban auS Nations Unies, e la délégation libanaise a mis l’accent de mani¢re spéci࠱que sur certains droits et libertés signi࠱catifs qui 6revêtaient8 une importance selon leur point de vue u. Parmi ces éléments ࠱gurent : e le droit pour tout homme à la liberté de pensée, de conscience et de religion, ainsi que la liberté de changer de religion ou de conviction u 3. Ces souvenirs reprennent mot pour mot, dans l’aula de l’intelligentsia libanaise de l’époque, l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : e Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion  ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte ou l’accomplissement des rites u 38. La déclaration n’a recueilli aucun vote négatif de la part des États membres des Nations Unies. Le magist¢re catholique ne manifeste cependant pas d’approbation. La mé࠱ance et les combats à l’égard des formes de régulation étatique ont prévalu en conteSte de poussée des totalitarismes : e Nous Nous disions récemment heureuS et ࠱er de combattre le bon combat pour la liberté des consciences, écrivait Pie XI, non pas (comme certains, par inadvertance peut-être, Nous l’ont fait dire), pour la liberté de conscience, mani¢re de parler équivoque et trop souvent utilisée pour signi࠱er l’absolue indépendance de la conscience, chose absurde en une œme créée et rachetée par Dieu u 39. Mais c’est plus encore un esprit qui ࠲eure l’agnosticisme qui apparaît gênant pour les responsables de l’Église romaine. Dans un discours auS juristes du 6 décembre 1953, PieZXII rappelle la doctrine traditionnelle : e ce qui ne répond pas à la vérité et à la loi morale n’a objectivement aucun droit à l’eSistence, ni à la propagande, ni à l’action 6‫ڎ‬8 le fait de ne pas l’empêcher par le moyen de lois d’État et de dispositions coercitives peut néanmoins se justi࠱er dans l’intérêt d’un bien supérieur plus vaste u 40. Parmi les abstentionnistes ࠱gure l’Arabie saoudite, alors que l’Égypte et le Pakistan votent en faveur de la DUDH et que la plupart des États majoritairement musulmans s’y rallieront lors de l’acquisition des indépendances. La traduction vers l’arabe ne prête

3. K.ZAZKUL, e Musœhamœt Lubnœn fî tashrî‘ al-Umam al-Muttahida u 6La contribution du Liban auS législations des Nations Unies8, Les Conférences du Cénacle 9-1 (1951), Beyrouth, p. 16- 1. 38. DUDH, 10 décembre 1948, consultable sur internet à l’adresse < www.un.org fr

documents udhr  (5 novembre 010). 39. P IE XI, Non abbiamo bisogno,ZaZ41, consultable sur internet à l’adresse < www.vatican.va  (5 novembre 010). 40. P IE XII, discours auS juristes italiens, 6 décembre 1953, "KPBFDKBJBKQPMLKQFࠩ@>RU‫>)ٷ‬ paix intérieure des nations, présentation et tables par les moines de Solesmes, Paris, Desclée & Cie, 196 , n.Z3038 et 3041.

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pas à ambigu©té du fait de la mention eSplicite de la possibilité de changer sa religion ou son dogme 6‘aqîdatahu8, mais aussi du choiS de la formule hurriyya 6‫ڎ‬8 al-damîr 41. Pourtant, en 1963, la déclaration sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ne reprend pas le e droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion u 4 . Le Pacte international sur les droits civils et politiques, adopté par l’Assemblée générale de l’ONU le 16 décembre 1966 ne comporte pas, dans son article 18, la mention de la e liberté de changer de religion u 43. La constitution égyptienne de 191 reconnaît la e liberté de croyance 6huriyyat al-‘aqîda8 et de l’eSercice du culte u garantie par l’État 44, sans tolérer l’abandon de l’islam. Sont quali࠱és d’apostats les musulmans devenus chrétiens, les libres-penseurs (parfois les communistes) qui rejettent la sharî‘a, les chrétiens convertis à l’islam et revenus au christianisme, e toute personne dont le comportement constitue un manque de respect envers un proph¢te, un envoyé du ciel ou le Livre Saint u et, pour certains juristes, les musulmanes mariées à des non-musulmans. À la suite de plusieurs a࠰aires, dans les années 190, un projet de loi sur l’apostasie est préparé puis abandonné. À défaut d’inscription dans le droit moderne, e c’est la doctrine hana࠱te qui fait loi en vertu de l’art. 80 du décret-loi 8 1931 u 45. En Syrie, la formulation de l’article 15 de la constitution de 1930 forgée sur le mod¢le libanais (e La liberté de conscience est absolue u) est abandonnée au pro࠱t d’une garantie de e liberté de croyance 6huriyyat al-i‘tiqad8 u et d’un respect par l’État de e toutes les religions u. Le choiS du terme permet de ne pas entretenir d’ambigu©té ni de contrevenir à l’article 3, partie : e La doctrine islamique 6>I ࠩNE>I FPIœJ¨8 est une source principale de la législation u.

Ralliement, abstention et rejet En 010, l’Église catholique di࠰use un document préparatoire pour le Synode des Églises d’Orient qui s’ouvre le 10-11 octobre. Cet Instrumentum laboris comporte des références eSplicites à la e liberté de conscience u selon le sens contenu dans l’article 18 de la Déclaration universelle des droits

41. Huqûq al-insân, wa al-nusûs al dawliyya al-khâssa bihâ, Matb‘at al-markaU al-tarbawi lil-buhûth wa al-inma’, Sin al-!il, 1980, p. 14. 4 . Le terme de e religion u n’apparaît qu’à une reprise dans l’article 3 de la Déclaration des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 0 novembre 1963, consultable à l’adresse < www.aidh.org Biblio Trait:internat Discrim:1.htm  ( 4 février 011). 43. Approches islamiques et catholiques des droits de l’homme dans M.Z L EVINET, Théorie générale des droits et libertés, BruSelles, Bruylant, 010, p. 309-335 et p. 35-365. 44. Article 46 de la Constitution égyptienne de 191 (cf. E.Z CANAL-FORGUES, Recueil des Constitutions des Pays arabes, BruSelles, Bruylant – Cedroma, 000, p. 4 pour le teSte original et p. 110 pour la traduction française). 45. S.ZA.ZALDEEB ABU-SAHLIEH, Non-musulmans en pays d’islam. Cas de l’Égypte, !ribourg (Suisse), Éditions universitaires, 199, p. 58- 59.

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de l’homme 46. Cette préoccupation illustre une mobilisation en faveur de minorités dont la part relative n’a cessé de diminuer sous forme accélérée depuis l’acquisition des indépendances. Dans son e Rapport 003 sur la liberté religieuse dans le monde u, l’Aide à l’Église en détresse (AED) décrit une situation en voie de dégradation, avançant le chi࠰re de 100 000 détenus chrétiens et de pr¢s de 1 000 morts pour l’année 00 . Les situations les plus préoccupantes touchent les États divisés (Colombie, Nigeria), dictatoriauS (Cuba, Birmanie, Chine), ou dominés par une religion (Inde, Indonésie, Soudan) 4. La place du christianisme en société majoritairement musulmane est devenue une préoccupation centrale pour Rome, comme le montre la réorientation des activités de l’AED apr¢s l’e࠰ondrement du bloc de l’Est 48. Du c®té musulman, la représentation d’une e tolérance généreuse u pluriséculaire est un motif récurrent 49, mais le baptême par Benoît XVI d’un journaliste égyptien venu de l’islam, peu apr¢s la controverse dite de Ratisbonne, est perçu comme une provocation dans les milieuS du e dialogue u interreligieuS 50. Y a-t-il eu une rupture dans la tradition catholique, comme l’a࠳rme la minorité lefebvriste 51 qui se désole de l’abandon de la thèse, à savoir la possibilité d’établir un État catholique rendant culte public à Dieu, du fait des déclarations conciliaires sur la e liberté religieuse u et sur e les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes u  La référence magistérielle à la e liberté de conscience u reste circonscrite à des cas particuliers. L’eSpression n’est d’ailleurs jamais employée dans le Catéchisme de l’Église catholique. La liberté de l’homme y est systématiquement envisagée en fonction d’une origine (e création u) et d’une ࠱n (e salut u) auSquelles est subordonnée la vie d’ici-bas : e Le droit à l’eSercice de la liberté est une eSigence inséparable de la dignité de la personne humaine, notamment en mati¢re morale et religieuse. Ce droit doit être civilement reconnu et protégé dans les limites du bien commun et de l’ordre public u 5 . La mention de l’instruction Libertatis conscientia vise à rappeler que l’Église catholique continue à considérer

46. Instrumentum laboris e L’Église catholique au Moyen-Orient : communion et témoignage u, consultable sur internet à l’adresse < www.vatican.va  (5 novembre 010). Voir les points 36-39 et 110. 4. e La liberté religieuse est de plus en plus menacée dans le monde u, La Croix, 30 juin 003. 48. Voir le Centre de droit arabe et musulman de Sami Awad Aldeeb Abu-Sahlieh : < www.sami-aldeeb.com  (5 novembre 010). Interventions diverses, y compris sur des sites musulmans : e dans les 5 pays musulmans de la plan¢te, il n’y a pas de liberté religieuse, y compris en Turquie u (cité dans e Henri Boulad, jésuite égyptien : ”Les musulmans modérés doivent interpeller publiquement leurs fr¢res radicauS” u, consultable sur internet à l’adresse < www.oumma.com  6 5 mai 0068). 49. A.Z WAFI (trad. Muh. Daher), Droits de l’homme en islam, Beyrouth, Al Biruni, 000, p. 13-140. 50. e Le pape baptise un pourfendeur de l’islam u, Le Figaro, 4 mars 008. 51. La minorité est aujourd’hui divisée, mais un aperçu doctrinal peut être saisi sur le site < www.virgo-maria.org . 5 . Catéchisme de l’Église catholique, 1993, aZ 13 , p. 31. On ne trouvera pas non plus cette eSpression dans le Katholischer Erwachsenen-Katechismus. Das Glaubensbekenntnis der Kirche, Bonn, Verband der DiöUesen Deutschlands, 1985, 46 p.

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comme erronée l’a࠳rmation selon laquelle e l’homme, sujet de la liberté, se su࠳t à lui-même en ayant pour ࠱n la satisfaction de son intérêt propre dans la jouissance des biens terrestres u 53. Les rédacteurs du Catéchisme de l’Église catholique introduisent des références préconciliaires que les p¢res de Vatican II n’avaient pas jugé bon de maintenir dans la déclaration Dignitatis humanae. Dans les documents anté-préparatoires, la question était peu traitée par les universités catholiques, ignorée par une Curie dominée par le cardinal Ottaviani pour qui e l’État catholique u restait le meilleur moyen permettant à la société civile de subordonner sa ࠱n à la vocation surnaturelle de l’homme 54. À l’inverse, le sujet était récurrent dans les contributions des évêques notamment sous l’angle des rapports entre l’Église catholique et l’État 55. C’est donc la réalité du terrain et les essais de philosophes chrétiens 56 qui pouss¢rent les p¢res conciliaires à prendre en considération la problématique, appuyés en cela par Jean XXIII dont le discours auS juristes en 1959 évoquant la liberté de conscience, de culte et de propagande ainsi que l’encyclique Pacem in terris (e La dignité de la personne humaine eSige que chacun agisse suivant une détermination consciente et libre u 5) devinrent des références pour les partisans de la e liberté religieuse u. Les versions successives de la déclaration Dignitatis humanae laissent apparaître un droit à la e liberté religieuse u ou à la e liberté de conscience u dans e le domaine religieuS u qui ignore l’athéisme, évoqué de mani¢re marginale dans les discussions faute de reconnaissance d’une anthropologie qui ne présuppose pas un être religieuS. Cette e liberté u est liée au devoir de l’État de garantir l’égalité civile pour tous dans la perspective du e bien commun u, notion rattachée à celle de e loi naturelle u. Mgr de Smedt, évêque de Bruges, et le théologien John Courtnay Murray jou¢rent un r®le décisif au sein du Secrétariat pour l’Unité 58. Débattu avec ardeur 59, le document privilégia une démarche partie de données juridico-politiques

53. Instruction Libertatis conscientia,

mars 1986, aZ13, consultable sur internet à l’adresse < www.vatican.va  (5 novembre 010). 54. D.ZGORA, Église catholique et transactions politiques : l’État dans le discours social de l’Église au XXe࢙PF¢@IB, USA, Dissertation.com, 001, p. 146. 55. E.Z MICHELIN, e ConteSte et teSte de Dignitatis Humanae u, conférence à l’Institut catholique de Paris, 6Zdécembre 005. 56. e La liberté de conscience (de la personne humaine) est un droit naturel inviolable u, J.ZM ARITAIN, Les droits de l’homme, Paris, DDB, 005 (194 1), p. 181. 5. % ) XXIII, Pacem in terris, aZ34, consultable sur internet à l’adresse < www.vatican.va  (5 novembre 010). Voir également R.Z COSTE, Théologie de la liberté religieuse. Liberté de conscience, liberté de religion, GemblouS, Duculot, 1969, p. 340 et J.Z DUFAUX (dir.), Liberté religieuse et régime des cultes en droit français, Paris, Cerf, 005, 180 p. 58. T.ZD.ZWHITMORE, e Immunity or empowerment  John Courtney Murray and the Question of Religious Liberty u, Journal of Religious Ethics 1- (1993), p. 4- 3. 59. G.Z MICCOLI, e DeuS points chauds. La liberté religieuse. Les relations avec les juifs u, dans G.ZA LBERIGO (dir.), version française sous la direction d’E.ZFOUILLOUX, Histoire du concile Vatican II (1959-1965), Tome IV, L’Eglise en tant que communion, Louvain – Paris, PeetersZ– Cerf, 003, p. 1 5-11 et p. 09- 40. J.Z GROOTAERS, Actes et acteurs à Vatican II, Louvain, Leuven University Press, 1998, p. 85- 86.

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pour trouver des justi࠱cations théologiques et morales (et non l’inverse). DeuS in࠲eSions relatives à la notion de la e vérité u furent remarquées. La premi¢re est l’a࠳rmation selon laquelle seule la personne est détentrice de droits. La seconde est mise à distance de la réalité e visible u et de la réalité e invisible u : e Cette Église comme société constituée et organisée en ce monde, c’est dans l’Église catholique qu’elle se trouve 6‫ڎ‬8 bien que des éléments nombreuS de sancti࠱cation et de vérité subsistent hors de ses structures u 60. La séparation entre e droits de Dieu u 6huqûq Allah8 distincts des e droits de l’homme u 6huqûq al-‘abd huqûq al-insân8 est une donnée majeure de la jurisprudence musulmane 61 impliquant, sauf eSception, l’interdiction pour un musulman de rompre avec sa religion. Les derni¢res Constitutions des États arabes, majoritairement musulmans, comme l’article 13 de la Déclaration islamique universelle des Droits de l’homme proclamée par le Conseil islamique au si¢ge de l’UNESCO 6 , traduisent cette tension puisque dans un même teSte ࠱gurent la e liberté de croyance et d’opinion u et la référence à la sharî‘a 63. Professeur à l’Université Lyon , Mohamed-Chérif !erjani a, à juste titre, rappelé deuS éléments : le terme de sharî‘a est polysémique, il n’était originellement pas lié à la notion de e droit u ou de e loi u  l’identi࠱cation à la notion de e droit u est le fruit d’une histoire qu’il fait commencer au premier Calife, Abu Bakr, pour connaître une ultime fossilisation au cours de la période coloniale. Le cœur de sa démonstration tient dans l’a࠳rmation de la libre interprétation de chacun (il dé࠱nit lui-même la sharî‘a comme un e réservoir de sens u), ce qui le conduit à ignorer les Déclarations des droits de l’homme en islam tout comme la distinction entre e liberté de conscience u et e liberté de croyance u 64. De 19 à 1980, des colloques (Riyad, Paris, Vatican, Gen¢ve, Strasbourg, Kowe©t city) abordent cette question 65 et, auS Nations Unies, des tentatives pour avancer vers un teSte fondant la e liberté religieuse u sont bloquées.

60. Constitution dogmatique Lumen gentium, 1965, aZ8. 61. M.ZA.ZA L-MIDANI, Les apports islamiques au développement du droit international des droits de l’homme, Th¢se d’État en Droit public, Université de Strasbourg III, octobre 198, p. 1-19. 6 . Le Conseil islamique est une ONG basée à Londres. L’article 1 (a) : e Chaque personne a le droit de penser et de croire et donc d’eSprimer ce qu’elle pense et croit sans que quiconque ne vienne s’y mêler ou le lui interdire, aussi longtemps qu’elle se tient dans les limites générales que la sharî‘a a stipulées en la mati¢re : ‘Personne en e࠰et, n’a le droit de propager l’erreur ou de di࠰user ce qui serait de nature à encourager la turpitude ou à avilir la communauté islamique’ (Coran 33, 60-61) u. Voir également Y.Z )Z#*0-, Politique, Religion et Droit dans le Monde Arabe, Tunis, Cér¢s Productions – Cerp, 199 , p. 33- 36. 63. M.ZM.ZCHERIF, e La conversion ou l’apostasie entre le syst¢me juridique musulman et les lois constitutionnelles dans l’Algérie indépendante u, Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires ( 011), consultable sur internet à l’adresse < http:

cerri.revues.org 809  ( 4 février 011). 64. M.Z C.Z ! -%)$, e Liberté de conscience dans le champ religieuS islamique u, Revue du Droit canonique, Strasbourg, 5 -1 ( 00 ), p. 1 5-140. 65. M.ZA.ZAL-MIDANI (préf. Jean-!rançois Collange), Les droits de l’homme et l’Islam. Textes des Organisations arabes et islamiques, Strasbourg, Université Marc Bloch, Association

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La Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en islam (1990), qui vient apr¢s celle de Dacca 66, inscrit les e droits fondamentauS u et les e libertés publiques u dans la e foi islamique u, assimilant e droits u et e commandements divins eSécutoires, que Dieu a dictés dans ses Livres révélés u. L’article 10 se réf¢re à un principe véhiculé dans la tradition musulmane selon lequel e l’islam est la religion de l’innéité u (il s’agit de la notion de ࠩQO> 6), ainsi le verset coranique e Nulle contrainte en religion 6‫ڎ‬8 u ( , 56) est compris comme : e Aucune forme de contrainte, aucune eSploitation de sa pauvreté ou de son ignorance, ne doivent être eSercées sur l’homme pour l’obliger à renoncer à sa religion pour une autre ou pour l’athéisme u (art. 10). La liberté est ainsi circonscrite : e Tout homme a le droit d’eSprimer librement son opinion pourvu qu’elle ne soit pas en contradiction avec les principes de la sharî‘a u (art.

) 68. Un groupe intergouvernemental d’eSperts chargé du suivi de cette Déclaration n’a, à l’heure o³ cette communication est écrite, pas donné lieu à nouvelle prise de position. En novembre 1996, la Ligue arabe qui, dans son teSte fondateur, garantissait la e liberté de croyance, de pensée et d’opinion u a adopté un projet de code pénal arabe uni࠱é prévoyant eSpressément la peine de mort contre ceuS qui abandonnent la religion musulmane. La premi¢re version de la Charte arabe des droits de l’homme (septembre 1994) n’est jamais entrée en vigueur, mais la seconde (mai 004) l’est depuis le 15 janvier 008 : l’article 30 reconnaît le e droit à la liberté de pensée, de croyance et de religion u, mais pas à la e liberté de conscience u ni à celle de changer de religion. Les voiS discordantes n’émanent pas, ou rarement, du corps des savants et des juristes. Ainsi celle Gamal al-Banna, en désaccord partiel avec la conception son fr¢re aîné Hassan, fondateur des !r¢res musulmans en 19 8, sur la place de la religion musulmane dans la société. Cet intellectuel égyptien se montre d’une grande sévérité à l’encontre des ulémas et autres fuqaha soumis auS intérêts des pouvoirs politiques et, à ses yeuS, dispensateurs d’avis jurisprudentiels 6fatwa-s8 et de théories juridiques toutes plus problématiques les unes que les autres. Dans un essai consacré à la e liberté u et à la e la©cité u, Gamal al-Banna défend la e liberté de croyance u et la e liberté de pensée u jusqu’à e l’outrance u. Cependant, il refuse de fonder cette e liberté u sur un e héritage européen u dans lequel il perçoit surtout des mauS, économiques, sociauS et morauS, dont a pœti et dont sou࠰re encore l’humanité enti¢re. La

des Publications de la !aculté de Théologie protestante, 003, p. 103 sqq.  R.Z CASPAR, e Les déclarations des droits de l’homme en Islam depuis diS ans u, Islamochristiania 9 (1983), p. 653. Sur ces colloques, voir 6en arabe8 Le dogme musulman et les droits de l’homme en islam, Beyrouth, dar al-Kitœb al-lubnœnî, s.d. 66. Déclaration adoptée par la Conférence des ministres des A࠰aires étrang¢res de l’OCI, en décembre 1983, mais jamais proclamée lors d’un Sommet de l’OCI, contrairement à ce qui avait été prévu. 6. Il n’eSiste qu’une occurrence de ce terme dans le teSte coranique : 30, 30. 68. Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en islam, 5 août 1990, résolution 49 19P de la Conférence des ministres des A࠰aires étrang¢res, consultable sur internet à l’adresse < www.aidh.org  (version originale arabe et version française) (5 novembre 010).

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source, précise-t-il, est la e conscience u : e les philosophes, les hommes de lettres et les penseurs ont pris la place 6des messages et des proph¢tes8 et ils ont fait valoir la “conscience” 6e damîr u8, ils ont implanté la conscience 6wijdân8 par laquelle ils ont inventé une nouvelle doctrine à travers les arts u 69. Selon son jugement, seule une liberté fondée sur une juste interprétation du teSte coranique peut ouvrir au sens plénier de la e liberté u. Qu’en est-il pour les musulmans inscrits dans l’espace européen o³ les limites juridiques de ce que peut être une e conviction u sont parfois mouvantes 0  La Charte pour les musulmans d’Europe élaborée, entre 000 et 008 par la !édération des Organisations islamiques d’Europe (FOIE), pose en son article premier que e Notre compréhension de l’Islam se réf¢re à de principales r¢gles immuables issues des sources authentiques de l’Islam : le Saint Coran et la Sunna (tradition du Proph¢te), compréhension s’inscrivant dans une acceptation consensuelle et prenant en considération l’environnement contemporain et les spéci࠱cités de la réalité européenne u. C’est à cette lumi¢re qu’il importe de lire l’article 10 : e L’Islam respecte les droits de l’Homme et appelle à l’égalité entre les êtres humains. Il combat toutes les formes de discrimination raciale, proclame la liberté, condamne la contrainte en religion et laisse à l’individu le libre choiS de ses croyances. Il recommande cependant, dans sa vision équilibrée, que cette liberté obéisse auS valeurs morales a࠱n d’éviter les atteintes à l’intégrité personnelle ou d’autrui u 1. Or, en 1999, à la demande de certaines organisations (dont l’UOIF, membre de FOIE), le gouvernement français a accepté de retirer la mention eSplicite du e droit à changer de religion u prévue dans le teSte initial de la Charte des e droits et des devoirs u adressée auS musulmans de !rance  . Le cas particulier de l’État d’Israël mérite d’être évoqué dans la mesure o³ il introduit un param¢tre inédit. Ne disposant pas de Constitution, l’État israélien a conservé l’héritage du droit ottoman développé et appliqué jusqu’en 1918, puis du droit de la puissance mandataire britannique combiné avec d’autres droits européens, pour tout ce qui ne s’oppose pas à la Déclaration d’indépendance et auS lois fondamentales. Parmi celles-ci, ࠱gurent la e loi du retour u (1950) qui permet à tout juif de venir s’installer librement en Israël et la e loi sur la nationalité u (195 ) qui permet à toute personne ayant immigré en vertu de la e loi du retour u d’acquérir automatiquement la nationalité israélienne. Mais, l’incapacité de la cinquantaine de e sages u réunis par Ben Gourion en 1950 pour dé࠱nir l’Ze être juif u, l’a࠰aire Daniel Rufeisen, du nom de ce juif polonais converti au catholicisme et entré au Carmel en 196 , puis

69. G.Z AL-BANNA, al-islâm wa al-huriyya wa al-‘almâniyya, Le Caire, Dar al-࠱kr al-islœmî, s.d., p. 18. 0. G.Z DOLE (préf. Jean-Claude Javillier), La Liberté d’opinion et de conscience en droit comparé du travail. Union européenne, Tome I Droit européen et droit français, Paris, L.G.D.J., 199, p. 30 sqq. 1. Charte pour les musulmans d’Europe, élaboré par la FOIE, 008, consultable sur internet à l’adresse < www.rabita.che  (1 novembre 010). Voir également C.ZH AFIZ – G.ZDEVERS, Droit et religion musulmane, Paris, DalloU, 005 (“États de droits”), 3 0 p.  . L.ZBABÈS – M.ZR ENARD, e Quelle liberté de conscience  u, Libération, 6 juin 000.

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l’arrivée massive de Soviétiques qui ne se sont pas tous révélés être de confession juive, a conduit le gouvernement à adopter une nouvelle loi fondamentale sur la e dignité et la liberté de la personne humaine u (199 ) augmentée d’un amendement (1994) : e Les droits fondamentauS de l’individu en Israël sont basés sur la reconnaissance de la valeur de la personne humaine, de la sainteté de la vie, de la liberté. Ces droits sont respectés dans l’esprit des principes de la Déclaration d’indépendance de l’État d’Israël u. Les rédacteurs présentent ce droit comme non dépendant d’une e race u ou d’une e religion u, ce qui a suscité une vive opposition dans les milieuS du rabbinat 3. Les enjeuS contemporains, notamment identitaires, renforcent la confusion des notions 4 dans l’approche de la problématique 5. Le point de vue philosophique repose sur la distinction asseU largement partagée entre e conscience u et e croyance u, en français comme en arabe ou dans d’autres langues. Celle-ci permet de marquer le type de rapport envisagé entre l’homme et celui qui est appelé e Dieu u dans les traditions juive, chrétienne et musulmane. Pour la majeure partie des confessants, du fait du caract¢re dit surnaturel de la foi professée, la e vérité divine u englobe la e liberté de conscience u ou e de penser u au nom d’une conformité avec les e droits de Dieu u ou de la e loi de nature u. La question qui se pose alors est celle de l’instance magistérielle autorisée à trancher en dé࠱nitive. En novembre 008, les participants du premier forum islamo-catholique se sont gardés d’aborder le sujet de front. Il n’y a, en e࠰et, que deuS termes à l’alternative si la logique est poussée au bout : imposer sa conception de la e révélation u  s’accorder sur une anthropologie qui ne présuppose pas l’eSistence de Dieu. Du Ve au XXeZsi¢cle, dans l’espace envisagé, c’est l’option premi¢re qui a prévalu. Soudés par le ciment d’une croyance majoritaire, les sujets ont reconnu auS clercs ou, plus largement, auS e hommes de religion u, la compétence et le droit de ࠱Ser la e tradition u et de refuser ce qui était quali࠱é d’eSog¢ne à celle-ci. Habitus commun auS trois monothéismes, la ࠱délité substantielle à un dogme considéré comme ࠱gé et non modi࠱able mais auS fronti¢res sans cesse élargies fut bousculée à l’orée des temps dits e modernes u. Ce n’est pas un hasard si Pierre Bayle, passant d’une confession à l’autre et promoteur de l’idée de e tolérance u, a aussi conçu un Dictionnaire historique et critique (169). En Europe, plus qu’ailleurs 6, les confessions servirent de contrepouvoir auS États se constituant de mani¢re plus ou moins prononcée autour de l’idée et du sentiment de nation. Cette opposition a été marquée par des

3. C.ZK LEIN, e État et religion en Israël u, Pouvoirs  (1995), p. -16. 4. J.Z R IVERO, Les libertés publiques, 1 Les droits de l’homme, Paris, PU!, 1991, p. 19-3  L.-E.ZP ETTITI – E.ZDECAUX – P.-H.ZI MBERT (préface H.ZTeitgen), La Convention européenne des droits de l’Homme. Commentaire article par article, Paris, Economica, 1995, p. 4 sqq. 5. Article e Liberté de pensée, de conscience et de religion u dans J.ZA NDRIANTSIMBAZOVINA et alii, Dictionnaire des Droits de l’homme, Paris, PU!, 008 (“Quadrige”). 6. N.ZJ.ZCOULSON, Histoire du droit islamique, Paris, PU!, 1995 (“Islamiques”) p. 145 sqq.

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options intransigeantes  dressant barrage contre toute tentative d’intrusion étatique dans le champ du e croire u, que sa source soit libérale, autoritaire ou totalitaire. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des ࠱d¢les continuent à pointer du doigt ce qu’ils consid¢rent comme un pseudo-droit rationaliste. Mais, en Europe et en Amérique du Nord, sauf eSception, la situation pluraliste des sociétés et l’action de citoyens, confessants ou non, en faveur de l’adhésion libre à toute e vérité u, conduit à reconnaître de mani¢re asseU large des formes de distinction, sinon de séparation, entre État et cultes : en e mati¢re religieuse, 6que8 nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience u 8. La situation est di࠰érente dans la plupart des États nouvellement indépendants, notamment ceuS qui sont quali࠱és de e musulmans u, en raison du poids a࠰aibli des minorités. La question de la e liberté de conscience u cesse d’y être posée de mani¢re publique pendant pr¢s d’un demi-si¢cle, sinon ponctuellement. Elle revient à l’ordre du jour depuis une décennie à travers des faits publics de e conversion u que certains s’emploient à minorer et d’autres à majorer. Elle relance un ࠲ottement sémantique, dont rend compte une interview du Grand Imam d’Al-AUhar élu en 010, Muhammad Ahmad al-Tayyib, réagissant positivement au contenu du document romain consacré au synode des Églises d’Orient 9. Les événements révolutionnaires qui traversent le monde arabe au début de l’année 011 donnent à cette problématique une acuité toute particuli¢re.

. P.ZBOUTRY, e Intransigeance et Séparation. La contribution des catholiques intransigeants à la séparation des Églises et de l’État u, dans P.ZBOUTRY – A.ZENCREVÉ (dir.), Vers la Liberté Religieuse : la séparation des Églises et de l’État, Paris, Éditions Bi¢re, 005, p. 9-98 et p. 11 1 . 8. Déclaration Dignitatis Humanae, aZ . 9. e Shaykh al-AUhar yujîb ‘ala as’ila œtîyya min balad al-࠱tnatayn Lubnœn. hiwœr ma’a Jihœd al-5ayn u, al-Nahâr, 15 octobre 010.

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LA CONVERSION CHRÉTIENNE : UNE IMPOSSIBLE POSSIBILITÉ ? APPROCHE DANS LE CHAMP DE LA PSYCHANALYSE

Jean-Daniel CAUSSE Département de psychanalyse, Université Paul-Valéry – Montpellier 3

Au cours de l’année universitaire 19 -193, dans le Séminaire intitulé Encore, Jacques Lacan aborde longuement la question du christianisme, spéci࠱quement le probl¢me de la mystique chrétienne en articulant la jouissance, l’amour et la vérité 1. Or, à un moment donné de son développement, Lacan rel¢ve, sans s’y arrêter, que les e chrétiens ont horreur de ce qui leur a été révélé u, avant d’ajouter avec une pointe d’ironieZqu’ils e ont bien raison u . Lacan évoque ainsi un sentiment d’horreur qui a࠰ecte les chrétiens parce qu’ils ne parviennent pas à soutenir un certain rapport à la révélation. L’horreur est alors cette réaction de recul ou, plus eSactement, cette façon de refuser ce qui a pourtant d’abord été constaté et même accepté. Le terme d’e horreur u que Lacan utilise à propos des chrétiens fait écho à ce que !reud évoque, de son c®té, à propos de la castration maternelle qui, au moment o³ le petit garçon en fait le constat, provoque cheU lui une réaction de refus ou de déni. L’angoisse de la castration est liée à la perception d’un manque cheU l’Autre dont l’e࠰et est la crainte imaginaire de subir le même sort. !reud utilise fréquemment le terme Straüben – se hérisser, se dresser comme des cheveuS qui se dressent sur la tête, puis résister – pour évoquer une telle réaction face à la révélation de la castration maternelle. Par eSemple, reprenant un travail déjà mené par !erencUi, !reud interpr¢te, dans la mythologie, la tête de Méduse comme e e࠰roi de la castration qui est rattaché à la vue de quelque chose u 3. On comprend alors que le plus délicat n’est pas de consentir à son propre manque, mais d’accepter celui de l’Autre, cet Autre que Lacan écrit avec une majuscule pour indiquer qu’il s’agit d’un lieu du langage o³ des réalités tr¢s diverses peuvent venir se loger. On est souvent prêt à reconnaître pour soi ce qu’on veut épargner à l’Autre, comme l’atteste la façon de prendre

1. J.ZLACAN, Le Séminaire. livre 33, Encore, Paris, Seuil, 195.

. Ibid., p. 103. 3. S.Z !REUD, e La tête de Méduse u (19

), Œuvres Complètes, t.Z 3VI, Paris, PU!, 003 , p. 163.

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Jean-Daniel Causse

parfois sur nous la faute d’un autre auquel nous sommes liés a࠱n qu’il n’apparaisse pas publiquement défaillant ou ridicule. Comme l’écrit 5iUek : e MieuS vaut pour moi assumer la culpabilité rapidement a࠱n d’éviter à l’autre (le p¢re, la femme aimée) de voir sa stupidité, son impotence, etc., se révéler auS yeuS de tous u 4. Prendre sur soi la faille pour faire en sorte que l’Autre ne soit pas contraint de l’assumer, voilà le dispositif. Si les e chrétiens ont horreur de ce qui leur a été révélé u, selon les termes de Lacan, c’est parce que cette révélation concerne la personne du Christ, c’est-à-dire la confession du Dieu incarné, un Dieu qui entre réellement dans le monde humain de la ࠱nitude. Non seulement Dieu s’incarne, mais en plus il subit la mort ignominieuse sur une croiS qui deviendra un signe majeur de la religion chrétienne. C’est cette forme-là de la révélation qui produit un sentiment inconscient d’horreur et qui fait l’objet d’une opération permanente de déni, comme en témoignent, dans l’histoire du christianisme, ces diverses formes que l’Église ancienne déclarera e hérétiques u (docétisme, adoptianisme, arianisme, nestorianisme, marcionisme, etc.). Nestorius (env. 381-451) par eSemple se disait littéralement ELOOFࠩ£ à l’idée qu’on puisse dire que le Verbe divin participe de la même nature que nous au point de sou࠰rir comme sou࠰re l’humain, et de mourir comme meurt l’humain. Il refusait avec autant de force la doctrine du Theotokos car Dieu ne pouvait naître et avoir de m¢re. Cette idée lui semblait tout simplement blasphématoire 5. Mais l’e hérétique u vise juste parce qu’il eSprime ce qui fait l’objet d’une dénégation cheU le chrétien e orthodoSe u, c’est-à-dire ce que le chrétien ࠱d¢le ne cesse de trahir de bien des façons. L’e hérétique u touche un point de refoulement. La question est alors de savoir si l’horreur inconsciente dont parle Lacan –Zlaquelle peut fort bien d’ailleurs prendre l’apparence inverse de l’adoration et de la consécrationZ – peut être surmontée ou traversée. Est-ce que la conversion peut devenir cette eSpérience salutaire –Zsalvi࠱que mêmeZ– du Dieu incarné, c’est-à-dire du Dieu qu’on rencontre dans les limites strictes de la condition humaine  Cette question est celle de Kierkegaard, qui nous servira de guide avant que nous reprenions le probl¢me sur le terrain freudien. Kierkegaard a voulu réa࠳rmer le christianisme comme ce qu’on ne peut confesser sans l’éprouver en même temps comme un choc et un scandale. C’est pourquoi, on cherche toujours à l’édulcorer, à le rendre ino࠰ensif ou, en tout cas, plus facilement acceptable. Le geste kierkegaardien rejoint celui de Paul qui tenait la révélation chrétienne pour un scandale et une folie parce qu’elle concernait la prédication du Christ cruci࠱é, c’est-à-dire en réalité un Dieu qui se manifeste sous la forme d’un e anti-Dieu u, un Dieu qui est à contre-image du divin tel qu’on peut classiquement se le représenter 6.

4. S.Z5IZEK, Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, Arles, éd. Jacqueline Chambon, p.  -3. 5. Voir NESTORIUS, Le Livre d’Héraclide de Damas, Paris, LetouUey et Ané, 1910  et aussi : J.ZCASSIEN, Traité de l’Incarnation. Contre Nestorius, Paris, Cerf, 1999. 6. Comme en témoigne cette a࠳rmation de Paul dans la premi¢re Épître auS Corinthiens : e Nous prêchons Christ cruci࠱é, scandale pour les Juifs et folie pour les pa©ens u (1, 3).

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Dans toute une partie de son œuvre, Kierkegaard a donc médité cette part du christianisme qu’il consid¢re comme une pierre d’achoppement pour la pensée ou, comme il le dit lui-même dans L’école du christianisme, ce qui e est et sera toujours une esp¢ce de folie, sinon l’e࠰roi suprême u et qui dramatise alors la question de savoir comment devenir chrétien . Kierkegaard d’ailleurs ne saura jamais s’il peut ou s’il doit lui-même se dire chrétien, s’il a pu même le devenir, dans la mesure o³ il s’agit de ce qu’on doit sans cesse s’approprier comme impossible si l’on veut pouvoir en saisir quelque chose.

Kierkegaard et le paradoxe chrétien On rel¢vera bri¢vement trois éléments qui permettent de thématiser le devenir chrétien, au sens o³ l’entend Kierkegaard, c’est-à-dire ࠱nalement cette forme de conversion à l’impossible. a) Kierkegaard soutient d’abord que la tœche suprême de la pensée consiste à penser non le pensable, mais l’impensable, c’est-à-dire en réalité l’eSistence elle-même, s’il est vrai que nous sommes toujours plus, ou autre chose, que ce qu’on peut penser. Un sujet authentique est toujours en excès du savoir. Une telle pensée de l’impensable, Kierkegaard la situe sous le nom de e paradoSe u. La pensée kierkegaardienne est tout enti¢re une pensée du paradoSe, c’est-à-dire précisément une pensée de l’impensable. Dans les Miettes philosophiques, Kierkegaard dé࠱nit le paradoSe comme e une passion de la pensée u 8. Le paradoSe est e passion u dans le sens o³ il est une ࠲amme, un engagement absolu, un amour débordant, mais aussi dans le sens o³ il est un abandon, un renoncement, ou encore, pour utiliser le terme de Kierkegaard lui-même, une e résignation u. Avec ce double sens, il s’agit de conduire la pensée jusqu’au point o³ elle s’abandonne parce que plus rien ne l’assure. Le paradoSe suprême est la pensée qui veut découvrir quelque chose qu’elle ne peut pas penser. C’est ce que Kierkegaard nomme e paradoSe u, et c’est pour cette raison qu’il interpr¢te le paradoSe comme le scandale de la raison, c’est-à-dire étymologiquement une pierre d’achoppement, ce qui heurte, fait trébucher et blesse. Le Christ, sous sa forme humiliée, a été ce paradoSe. Il est le scandale de la raison, et l’ouverture à l’espace de la foi, non pas que e croire u soit sans la raison, mais qu’elle la porte jusqu’à son point d’abandon. b) Kierkegaard ajoute que le paradoSe n’est pas ce qu’on peut apprendre, mais ce qu’il faut rencontrer. La notion de e rencontre u est ici déterminante. La rencontre du paradoSe, Kierkegaard l’appelle e l’instant u, notion dont on voit l’importance pour interpréter la conversion religieuse 9. L’instant est le temps approprié à la rencontre du paradoSe, mais pour autant qu’on comprenne bien qu’il s’agit d’une temporalité non-chronologique, c’est-à-dire un temps qu’aucun chronom¢tre ne peut mesurer, ni aucune photographie ࠱Ser. D’une certaine façon, ce temps n’est repérable que dans l’après-coup. On en perçoit seulement les e࠰ets, les conséquences, mais en lui-même il reste

. S.ZK IERKEGAARD, L’école du christianisme (1850), Paris, L’Orante, 198 , p. 68. 8. S.ZK IERKEGAARD, Miettes philosophiques (1844), Paris, L’Orante, 193, p. 35. 9. e Sous sa forme la plus concise, on peut appeler le paradoSe l’instant u, ibid. p. 49.

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illisible. Pour utiliser un autre vocabulaire, on dira que l’instant appartient au registre du kaïros, c’est-à-dire qu’il est ce temps favorable, opportun, qui fait e࠰raction dans la linéarité du chronos. Le temps ordinaire de l’eSistence peut à tout moment être l’occasion d’un kaïros qui fait advenir quelque chose de nouveau et disons même d’inou©. Avec la catégorie de l’instant, nous sommes ici proche de ce que Lacan appelle, de son c®té, le réel, dont il dit justement qu’il est ce qu’on peut rencontrer, qui produit alors un e࠰et de vérité, mais qui est en lui-même toujours soustrait au savoir. Le réel est un e tout à coup u, un e soudain u de l’imprévisible rencontre qui reste insu et qui fait entrer dans une nouvelle composition subjective de soi. C’est sur ce plan kierkegaardien qu’on peut situer la conversion religieuse, et c’est aussi ce qui fait dire à Lacan que e les dieuS, c’est un mode de révélation du réel u 10. Il eSiste d’ailleurs des liens structurels, qu’on ne peut développer dans le cadre de cette contribution, entre la triade kierkegaardienne e esthétique, éthique,Z religieuS u et la triade lacanienne e imaginaire, symbolique, réel u. À partir de là, Lacan précise que la di࠰érence entre cette forme de rencontre du réel et l’hallucination du psychotique, réside dans la possibilité pour le premier de construire dans l’apr¢s-coup de nouvelles cohérences symboliques et imaginaires qui organisent un monde commun, alors que le second se débat dans le délire de sa propre solitude. Ainsi, la rencontre du réel ne peut s’évaluer qu’à ses e࠰ets multiples et parfois contradictoires. c) Le troisi¢me grand th¢me de Kierkegaard tient dans la considération du christianisme comme un pathos eSistentiel. Le rapport au christianisme est fondamentalement un e pœtir u, une passion, un e sou࠰rir u, qui est lié à la nécessité de vivre ce qui reste un scandale pour la raison, un impossible à penser et même à croire. Le pathos n’est pas une eSaltation masochiste de la sou࠰rance et du sacri࠱ce. Il n’est en rien l’écrasement mortif¢re de la puissance d’être dont il faut bien au contraire soutenir toute la dignité. Il est la persistance en soi de ce qui ne peut pas simplement prendre place dans un syst¢me conceptuel harmonieuS et qui, de ce fait, demeure une e impossible possibilité u. L’eSpression sera reprise par le théologien Karl Barth dans son Commentaire de l’Épître aux Romains qui lui donne, il me semble, un accent sensiblement di࠰érent 11. En philosophie, Adorno parle, quant à lui, en référence à Walter Benjamin, du e paradoSe de la possibilité de l’impossible u 1 . On sait aussi la place qu’occupe ce th¢me dans la pensée de Derrida quand il soutient que e la possibilité de l’impossible u n’est pas que l’impossible se convertisse en possible (il ne serait plus alors impossible), mais que l’impossible devienne possible en tant qu’il est et qu’il reste l’impossible 13. C’est comme impossible toujours maintenu comme tel qu’il advient. Or le pathos de Kierkegaard n’est en réalité rien d’autre que le sens de l’impossible, une façon de l’endurer toujours, d’en faire sans cesse l’épreuve et le lieu d’une

10. J.ZLACAN, Le Séminaire. Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Seuil, 1991, p. 58. 11. K.ZBARTH, L’Épître aux Romains (19 9), Gen¢ve, Labor et !ides, 19 , p. 134. 1 . Th.ZW.ZADORNO, e Portrait de Walter Benjamin u, dans Prismes. Critique de la culture et société (1955), Payot, 1986, p. 13. 13. Par eSemple, J.ZDERRIDA, Apories, Paris, Galilée, 1996, p. 136.

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࠱délité. Kierkegaard appelle e chrétienté u le christianisme sans pathos, c’està-dire le christianisme sans le paradoSe, sans le scandale, et donc un christianisme qui est devenu une simple sagesse conforme au si¢cle, une religion raisonnable, une éthique ou une esthétique. Le christianisme a toujours pour destin tragique de devenir chrétienté (qui n’a pas ici le sens sociologique d’une religion constituée, mais qui est le concept d’un christianisme toujours déjà perdu). Il est toujours vrai, écrit Kierkegaard, que e la chrétienté a aboli le christianisme sans bien s’en rendre compte u, comme NietUsche faisait des dévots les auteurs de la mort de Dieu. C’est pourquoi, conclut Kierkegaard, e il faut essayer de réintroduire le christianisme dans la chrétienté u 14.

Conversion et épreuve de la castration La perspective déployée par Kierkegaard trouve indirectement un écho et une problématisation dans l’espace de la psychanalyse, notamment si l’on se réf¢re à la pensée de Jacques Lacan. On a déjà esquissé ce qu’il faut maintenant reprendre et prolonger. !reud, pour ce qui le concerne, aura développé toute une métapsychologie de l’eSpérience religieuse et de la conversion. C’est souvent ce qu’on retient de l’apport de la psychanalyse, même si en réalité la démarche de !reud est beaucoup plus compleSe et pro࠱lée qu’une certaine réception, devenue vulgate, a bien voulu le dire. Que !reud soit athée, ou selon sa belle formule, qu’il se dé࠱nisse lui-même comme un e juif in࠱d¢le u 15, ne l’empêche absolument pas de considérer que la croyance est une donnée anthropologique majeure, c’est-à-dire qu’elle est une façon spéci࠱quement humaine d’habiter le monde et de lui donner un sens. Il faut être un humain pour croire, parce que pour croire il faut parler  il faut être constitué par le langage et il faut donc disposer d’un syst¢me de la représentation. Que la croyance soit faite de projections et de fantasmes veut d’abord dire qu’elle est justement le fait de l’humain, qu’elle le caractérise, qu’elle en est une marque fondamentale. C’est dans ce cadre que !reud s’e࠰orce d’eSpliquer la nature des processus psychiques qui sont à l’œuvre dans l’eSpérience religieuse. !reud rel¢ve notamment, dans certaines formes de conversion religieuse ou d’eSpérience mystique, le désir de restaurer un narcissisme originaire, c’està-dire le sentiment de pouvoir retrouver une unité perdue, une complétude de l’être ou une certaine plénitude. Cette impression de jouissance, !reud l’évoquera par eSemple, reprenant les mots que Romain Roland lui avait adressés, comme un e sentiment océanique u 16. Il dira d’ailleurs que le sentiment religieuS s’apparente au sentiment amoureuS puisque apr¢s tout il eSiste des liens étroits entre le e tout à coup u de la conversion religieuse et le coup de foudre qui s’empare de deuS êtres devenant amants 1. Dans les deuS cas, on peut avoir l’impression, toute provisoire, de vivre une sorte d’éternité ou

14. S.ZK IERKEGAARD, L’école du christianisme, p. 36. 15. S.ZFREUD, L’Avenir d’une illusion (19 ), Paris, PU!, 1991, p. 98. 16. S.Z!REUD, Malaise dans la civilisation (19 9), Paris, PU!, 1989, p. 5-6. 1. Cf. S.Z FREUD, e Psychologie des foules et analyse du moi u (19 1), dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1984, p. 15-181.

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d’accéder à une totalité de l’être. À partir de là, !reud insiste constamment sur le fait que la religion – il prend le terme au sens large – se nourrit de l’idée qu’un Dieu détient la puissance qui nous fait défaut, comme le p¢re idéalisé, notamment parce qu’on trouve en lui l’eSpression d’un désir d’immortalité. La conversion est une façon de se mettre sous la garde d’un Dieu tout-puissant qui est capable de protéger, comme le fait l’enfant qui, à l’aube de sa vie, a absolument besoin du secours d’un autre pour survivre. La perspective de Lacan se situe dans la ligne de !reud, mais elle est aussi sensiblement di࠰érente. Lacan reprend de !reud ce qu’il appellera le e sujetsupposé-savoir u et dont il dira que Dieu occupe généralement cette place toute imaginaire, celle o³ l’on projette sur l’Autre ce qui nous fait défaut sur un plan narcissique 18. Mais Lacan se montre nettement plus attentif que !reud au fait que la contestation d’une telle ࠱gure du divin ne vient pas seulement de l’eStérieur  elle est aussi une opération interne à la religion. Lacan attribue en particulier au christianisme d’avoir, en son geste fondateur, accompli un travail de déconstruction des ࠱gures du p¢re antique, du P¢re tout-puissant, et cela grœce à une pensée de l’incarnation, c’est-à-dire par la ࠱gure d’un Dieu qui se fait homme et qui meurt sur une croiS, de la façon la plus abjecte, la plus méprisable. Cette inscription du divin dans la ࠱nitude, cette soumission volontaire à la castration symbolique, ce dépouillement des traits imaginaires de la puissance, Lacan l’évoque, dans son Séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, en des termes tr¢s hégéliens et, en amont, luthériens, comme e mort de Dieu u : e Ce qui est proposé par le christianisme – écrit-il – est un drame qui incarne littéralement la mort de Dieu u, s’il est vrai que cette mort n’a de sens justement qu’en fonction de la croyance selon laquelle un Dieu a pour dé࠱nition d’être ou d’avoir ce dont il nous prive 19. Cette a࠳rmation de Lacan s’articule d’ailleurs, dans le même Séminaire, à un autre énoncé selon lequel e il y a un certain message athée du christianisme lui-même u 0. S’ouvre à partir de là tout un champ de la pensée o³, par bien des aspects, la conversion chrétienne transite par l’idée d’un Dieu qui s’est dépouillé des attributs du divin. Elle trouve place au sein d’un processus de déconstruction des ࠱gures du divin. D’une certaine façon, la conversion est ici ce qui rend athée dans le mouvement même du e croire u. C’est peut-être d’ailleurs le sens du scandalon : ce qui tombe, qui chute, dans l’acte même d’un rel¢vement. D’une certaine mani¢re, il y a ici une double conversionZdans le sens o³ le divin et l’humain changent l’un et l’autre de position subjective. La conversion religieuse prend alors une autre orientation : elle n’est pas le retour illusoire à une complétude originaire, mais au contraire traversée du fantasme à l’issue de quoi s’ouvre un autre rapport possible au divin.

18. e Le sujet supposé savoir, c’est Dieu, un point c’est tout u : J.Z LACAN, Le Séminaire. Livre 3VI, D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris, Seuil, 006, p. 80. 19. J.ZLACAN, Le Séminaire. Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986, p.

.

0. Ibid. p. 09.

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Conclusion Pour conclure, revenons sur le mot de Lacan, par quoi nous avons commencé, à propos des chrétiens qui ont horreur de ce qui leur a été révélé, ce qui est une façon de dire qu’une dénégation suit toujours le consentement, comme dans le mythe freudien de Totem et tabou o³, apr¢s avoir tué le p¢re de la horde primitive, les ࠱ls le e ressuscitent u sous la forme du Totem et lui sacri࠱ent 1. Dans une autre perspective, le développement de Kierkegaard est proche quand il souligne que la e chrétienté u est le e christianisme u auquel on a toujours déjà retiré le scandale qui le constitue. Or, au lieu de vouloir résoudre la tension, il faut soutenir qu’une rencontre qui a le caract¢re d’un événement est toujours une rencontre de l’impossible, c’est-à-dire un déjà là qui se trouve ouvert à l’inattendu, ou, pour utiliser un terme de Jean-Luc Nancy, à e l’inattendable u

. L’événement rejoint une attente pour l’ouvrir à ce qui est en eSc¢s d’elle-même, c’est-à-dire un impensable. Rien n’arrive sans se nouer à ce qui était déjà – sinon ce serait l’abîme –, mais ce qui e arrive u n’est pas simplement contenu dans ce qui était. Dans l’entre-deuS, op¢re l’impossible possibilité d’un passage qui est imperceptible en soi ou d’une coupure qui est illisible en elle-même, mais qui est repérable à ses e࠰ets dans l’eSistence et à la forme de ࠱délité qui se trouve engagée.

Bibliographie T.ZW. ADORNO, Prismes. Critique de la culture et société (1955), Paris 1986. K. BARTH, L’Épître aux Romains (19 9), Gen¢ve 19 . J. CASSIEN, Traité de l’Incarnation. Contre Nestorius, Paris 1999. J. DERRIDA, Apories, Paris 1996. S. FREUD, Totem et tabou (1913), Paris 004. S. FREUD, e Psychologie des foules et analyse du moi u (19 1), Essais de psychanalyse, Paris 1984, p.Z15-181. S. FREUD, e La tête de Méduse u (19

), Œuvres Complètes, t. 3VI, Paris 003, p.Z163-164. S. FREUD, L’Avenir d’une illusion (19 ), Paris 1991. S. FREUD, Malaise dans la civilisation (19 9), Paris 1989. S. KIERKEGAARD, L’école du christianisme (1850), Paris 198 . S. KIERKEGAARD, Miettes philosophiques (1844), Paris 193. J. LACAN, Le Séminaire. Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris 1986. J. LACAN, Le Séminaire. Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris 1991. J. LACAN, Le Séminaire. Livre 3VI, D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris 006. J. LACAN, Le Séminaire. Livre 33, Encore, Paris 195. J.-L. NANCY, Être singulier pluriel, Paris 1996. NESTORIUS, Le Livre d’Héraclide de Damas, Paris 1910. S. ZIZEK, Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, Arles 010.

1. Cf. S.ZFREUD, Totem et tabou (1913), Paris, Payot, 004.

. J.-L.ZNANCY, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 193.

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–ZIIIZ–

Modélisations esthétiques et pratiques de l’œuvre

LA CONVERSION DE JOB : TRANSFORMATIONS ANTHROPOLOGIQUES ET THÉOLOGIQUES DANS LE LIVRE DE JOB

Michaela BAUKS Université de Coblence (Allemagne)

Introduction (1) Il y avait une fois dans le pays d’Ous un homme du nom de Job. Cet homme était int¢gre et droit  il craignait Dieu et se détournait du mal. ( ) Il lui naquit sept ࠱ls et trois ࠱lles. (3) Il possédait sept mille brebis, trois mille chameauS, cinq cents paires de bœufs et cinq cent œnesses, sans parler de tr¢s nombreuS esclaves. C’était le plus grand homme des ࠱ls de l’Orient‫( ڎ‬6) Un jour, les ࠱ls de Dieu vinrent se présenter devant YHWH, et l’adversaire (le satan) vint aussi au milieu d’euS. () Et YHWH dit à l’adversaire : e D’o³ viens-tu  u Et l’adversaire répondit à YHWH : e De parcourir la terre, et de m’y promener. u (8) YHWH dit à l’adversaire : e As-tu remarqué mon serviteur Job  Il n’a pas son pareil sur la terre. C’est un homme int¢gre et droit, il craint Dieu et se détourne du mal u 1.

Ce personnage et son destin du e juste sou࠰rant u ont eu un tr¢s grand succ¢s dans l’histoire du rayonnement des ࠱gures bibliques . Olivier Millet et Philippe de Robert soulignent qu’on a souvent fait le rapprochement entre le grand dialogue de Job et la tragédie grecque 3. Et c’était peut-être Chateaubriand qui donnait l’analyse la plus sublime de son temps à partir de Job 3 en constatant :

1. Traduction de S. TERRIEN, Job, Gen¢ve 1963, e Commentaire de l’Ancien Testament u 13, p. 51.

. En ce qui concerne l’histoire de la réception de Job, cf. G. OBERHÄNSLI WIDMER, Hiob in jüdischer Antike und Moderne. Die Wirkungsgeschichte Hiobs in der jüdischen Literatur, Neukirchen-Vluyn 003  R. TAUSKY, Hiob. Ein Mann im Lande Utz und seine Wege durch die Welt, W¶rUburg 004  T. K RÜGER – M. OEMING – K. SCHMID – C. UEHLINGER (éd.), Das Buch Hiob und seine Interpretationen. Beiträge zum Hiob-Symposium auf dem Monte Verità vom 14.-19. August 2005, 5¶rich 00, e Abhandlungen Uur Theologie des Alten und Neuen Testaments u 88. 3. Culture biblique, Paris 001, p. 86, une estimation dont les auteurs se mé࠱ent d’ailleurs.

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Michaela Bauks

Ce seroit en vain qu’on chercheroit à rendre compte des larmes de Job, en disant qu’elles lui furent données par les sables du désert, le palmier solitaire, la montagne stérile, et toutes ces images vastes, calmes et tristes de la nature du midi  en vain on auroit recours au caract¢re grave des OrientauS : tout cela ne su࠳roit pas. Il y a dans la mélancolie de Job quelque chose de surnaturel. L’homme individuel, si malheureuS qu’il soit, ne peut tirer de tels soupirs de son œme. Job est la ࠱gure de l’ERJ>KFQ£PLRࠨO>KQB, et l’écrivain inspiré a trouvé asseU de plaintes, pour eSprimer tous les mauS partagés entre la race humaine. 4

Ainsi le livre de Job traite de la e condition humaine u. Déjà le début du livre, e il était un homme u 5, semble rappeler la littérature féerique. Job, dont l’étymologie du nom n’est pas con࠱rmée 6, est un homme venant du pays d’Ous, dont la situation eSacte n’est pas non plus connue . Voici donc un homme situé hors du temps et venant d’une Uone neutre. La comparaison avec des œuvres de la sagesse mésopotamienne et égyptienne 8 montre qu’il s’agit d’un sujet et genre bien répandus au Proche Orient Ancien. Le livre de Job est par conséquent un grand classique de son temps 9. Le livre comprend en fait deuS ouvrages en un. Le bref récit en prose 10 (le e prologue u et l’e épilogue u) encadre le long po¢me 11 qui forme le cœur de l’ouvrage. Le protagoniste y discute d’un sujet que les philosophes et les

4. F. R. DE CHATEAUBRIAND, $£KFBAR@EOFPQF>KFPJB࢙LR?B>RQ£PABI>OBIFDFLK@EO£QFBKKB, Paris 1803, partie II, livre VI : La Bible et Hom¢re, p. 539 sq. Concernant d’autres reprises de Job dans la littérature française cheU Lamartine, Renan, Apollinaire cf. TAUSKY, Hiob, 85-88. 5. En hébreu’ish hayah  cf. + %*–*), Grammaire de l’Hébreu Biblique, Rome 1996, a155k souligne que l’ordre sujet-verbe marque en hébreu en général un début absolu. 6. Les eSég¢tes proposent qu’il soit dérivé du verbe ’ayab e être hostile u ou d’ayya-abum e o³ est mon p¢re u (cf. E. A. K NAUF – P. GUILLAUME, e Job u, dans T. RÖMER et al. (éd.), Introduction à l’Ancien Testament, Gen¢ve 009, p. 590). . Il a été question d’Edom ou de Téman, mais, à l’intérieur du livre, les références géographiques et culturelles sont aussi disparates (Égypte, Syrie, désert arabe, Idumée) que l’origine des traditions d’un seul endroit est invraisemblable. Concernant ce débat, voir déjà % " # - -, Histoire de la poésie des Hébreux traduite de l’Allemand par La Baronne A. de Garlowitz, Paris 1846, p. 9-101, qui défend lui-même l’origine iduméene de l’auteur, sachant que le livre comme toute la poésie e primitive u s’est formé sur des traditions (p. 105). 8. Cf. par eSemple le !F>ILDRBPROI>JFP¢OBERJ>FKB࢙et le -L¢JBAR'RPQBPLRࠨO>KQ pour la Mésopotamie et le Dialogue du désespéré avec son âme pour l’Égypte  cf. C. UEHLINGER, e Hiob im altorientalischen KonteSt u, inZ K RÜGER et al. (n. ), p. 9-163, et B. R. FOSTER et A. LIVINGSTONE, e Just Su࠰erer Compositions u, dans W. W. H ALLO et K. L. YOUNGER (éd.), The Context of Scripture, t.ZI : Canonial Compositions from the Biblical World, Leiden et Boston

003, p. 485-505. 9. Dans la biblioth¢que de Qumran on a trouvé siS eSemplaires di࠰érents fragmentaires du livre (dont quatre en hébreu et deuS en araméen), ce qui correspond à la moyenne attestée de la littérature prophétique (à l’eSception d’Isa©e avec vingt manuscrits di࠰érents) jamais découverte et eSc¢de le nombre des autres livres des Écrits (sauf les Psaumes 36-38). Cf. A. LANGE, Handbuch der Textfunde vom Toten Meer, t.ZI : Die Handschriften biblischer Bücher von Qumran und den anderen Fundorten, T¶bingen 009, p. 451. 10. Cf. Job 1, 1- , 13  4 , -1. 11. Cf. Job 3, 1-4 , 6.

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La conversion de Job

théologiens ont résumé sous la dénomination de la théodicée. Le discours a lieu entre di࠰érents interlocuteurs humains et aboutit ࠱nalement dans un entretien avec Dieu. La mise en sc¢ne se présente sous forme de quatre dialogues, incluant les discours de quatre amis et les réponses de Job 1 . DeuS longs monologues de Job 13 encadrent les dialogues 14 résumant les grands th¢mes, développés dans les dialogues, avant qu’à la ࠱n Dieu même tienne son discours. J’ai précisé dans le titre de cet article que la conversion de Job connaissait deuS aspects : premi¢rement il s’agit de transformations anthropologiques de style e conversion u, deuSi¢mement, de transformations de concepts théologiques. On pourrait penser qu’il s’agit d’un lieu commun, puisque nous nous retrouvons dans un univers o³ e toutes les choses sont remplies de dieuS u (Thal¢s de Milet, VIeZs. av. J.-C.) 15. C’est-à-dire, dans l’Antiquité, toute anthropologie est au fond aussi théologie. Or, je pense que la distinction fait autrement sens : les enjeuS anthropologiques sont situés dans ce livre au niveau narratif, tandis que les enjeuS théologiques découlent d’une recherche interteStuelle, soit au sein de la Bible hébra©que, soit au cœur de la littérature orientale.

Les transformations anthropologiques dans le livre de Job : la conversion de Job Johann Gottfried von Herder a donné un résumé intéressant de la composition du livre : La sc¢ne de ce livre est double, car elle embrasse le ciel et la terre. Dans le ciel on agit, sur la terre on parle  et sur la terre on ignore les décrets du ciel, aussi y juge-t-on à tort et à travers. N’est-ce pas là l’image de tous les philosophes, de toutes les théodicées du monde  16

Ce pasteur protestant de Weimar, connu par ses écrits philosophiques, ne fait, dans son traité sur l’Esprit de la poésie hébra©que, rien d’autre que de la lire comme une ré࠲eSion philosophique. Le héros du livre est un homme qui sou࠰re même physiquement, et qui n’a pas mérité son malheur. On lui pardonne les plaintes et les soupirs  le plus grand héros ne pourrait s’empêcher de gémir, quand des sou࠰rances corporelles

1 . Cf. Job 4- 8  3 -3. 13. Cf. chap. 3 et 9-31. 14. Le quatri¢me discours attribué à Elihû est tr¢s probablement un ajout tardif qui veut donner un e argument académique et même scolastique u au sujet. Il est inséré entre le monologue de Job qui eScite asseU brusquement une réponse divine (Job 31, 35-40) et le grand discours divin e de l’ouragan u, qui ouvre e l’audience u (cf. TERRIEN, Job, p. 6 sq.  K NAUF et GUILLAUME, Job, 594. Pour un résumé sur l’état de la recherche récente, cf. M. WITTE, e Art. Hiob Hiobbuch u, dans S. A LKIER – M. BAUKS – K. KOENEN (éd.), Wissenschaftliches Bibellexikon im Internet (www.wibilex.de), Stuttgart 00, aZ4.3. 15. Transmis par Aristote, De Anima A 5, 411a  cf. " . & $-&‫ٻ‬%  - 1 ) – M. SCHOFIELD, Les philosophes présocratiques. Une histoire critique avec un choix de textes, Paris et !ribourg 1995, p. 100. 16. % " # - -, Histoire, livre I, supplément au cinqui¢me dialogue, p. 106.

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l’accablent. Job voit la mort devant lui, il est réduit à la désirer : son eSistence est empoisonnée, pourquoi ne se plaindrait-il pas Z Job sou࠰re pour la gloire de Dieu, ses tourments lui ont été prédestinés  c’est par rapport à lui que Dieu a engagé sa parole. Est-il possible de donner auS sou࠰rances humaines un but plus élevé 

Cependant, Herder eSprime un vœu pieuS quand il dit que Job ne se plaindrait pas. Seule la partie poétique vit de ses plaintes qui m¢nent le protagoniste jusqu’à attaquer Dieu. Job y est devenu l’Ze homme révolté u par eScellence. J’arrête ici de citer Herder pour revenir au livre biblique et à sa composition. Le livre se distribue en huit parties 1 : I. Chap. 1-2. Le prologue en prose donne la mise en scène Le président de la cour céleste, YHWH, et l’accusateur, le satan, concluent une sorte de pacte : le satan est habilité à le mettre à l’épreuve si la justice de Job n’est pas due au fait qu’il m¢ne une vie aussi bénie (v.Z9 : e Est-ce que pour rien 18 que Job craint Dieu  u). Dieu admet que le satan le tente sous la réserve qu’il ne porte pas la main sur lui (v. 1 ) et qu’il épargne sa vie ( , 5). Satan en fait ainsi et Job perd toute sa richesse, tous ses enfants et devient gravement malade. Il reste en face de sa femme et de ses amis sans qu’une communication soit possible ( , 9-13). II. Chap. 3. Le monologue de Job Job maudit le jour de sa naissance et met en question toute la vie qui en a découlé. III. Chap. 4-27. Débats entre Job et ses amis : 4-5. ElifaU : e HeureuS l’homme que Dieu réprimande ࢕ Implore Dieu, il te restaurera. u 6-. Job : e AyeU au moins pitié de moi ࢕ Dieu, cet espion, ne me lœche plus, moi, qui ne suis qu’une éphém¢re buée ࢕ u 8. Bildad : e Si tes ࠱ls sont morts, c’est mérité ࢕ Mais toi, sois pieuS, Dieu te donnera rire et bonheur. u 9-10. Job : e Certes, je ne fais pas le poids contre Lui. Ce tigre sanguinaire m’a-t-il façonné juste pour me dévorer  u 11. ofar : e Que Dieu fasse taire des blasph¢mes ࢕ Tu n’es pas innocent. A࠰ermis ton jugement, reconnais ton erreur, et il te pardonnera. u 1 - 0. deuSi¢me débat

1- . troisi¢me débat &3  E>M  &KQBOIRABƒILDBšI>P>DBPPB

1. Cf. K NAUF et GUILLAUME, Job, 590-593 (+ descriptif des paragraphes individuels repris dans l’article)  WITTE, e Hiob Hiobbuch u, a3, divisent le livre en sept parties. 18. Le mot hébreu chinnam que Terrien a traduit par e pour rien u peut signaler l’idée de gratuité, d’inutilité (cf. Ml 1, 10) et de e sans sujet u (1R , 31).

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V. Chap. 29-31. Complainte de Job Il donne un résumé de sa vie heureuse d’antan (chap. 9) pour la confronter avec sa situation actuelle en attaquant Dieu comme responsable : Au lieu de lui répondre, Dieu l’emm¢nerait vers la mort (ainsi parle-t-il en 30, 3). Job fait même une confession négative 19 a࠱n de prouver son intégrité (serment de puri࠱cation). Il plaide non coupable et lance un dé࠱ à Dieu : e Qui fera que Dieu m’entende  Voici ma signature ࢕ Que le Tout-Puissant me réponde ࢕ Si seulement mon adversaire avait écrit un acte d’accusation. u (31, 35) VI. Chap. 32-37. Le monologue d’Élihou VII. Chap. 38-42, 6. Discours divin de l’ouragan interrompu par de courtes répliques de Job VIII. Chap. 42, 7-12. Épilogue en prose : la réhabilitation de Job et la punition des amis Les titres abrégés montrent qu’il s’agit d’abord d’un drame sur le plan humain. Un homme, dans une situation de grande sou࠰rance est mis à l’écart par la société. Il est perpleSe face auS réactions ignorantes de son entourage. Au début les amis se taisent ( , 13), apr¢s ils ne connaissent que deuS mani¢res pour réagir à la sou࠰rance : Ils accusent Job de ne pas être innocent ou ils font l’éloge des e réprimandes bienfaisantes u de Dieu (cf. Job 15, 35  18, 1- 1  0,

3- 9). Ce n’est qu’à l’épilogue que nous apprenons que les amis mêmesZsont blœmés par Dieu : e Ma col¢re s’est en࠲ammée contre 6vous8, parce que vous n’aveU pas dit sur moi la vérité, comme mon serviteur Job. u (4 , ). Lorsque l’on supprime les numéros IV et VI, des chapitres rajoutés tardivement, on a un drame en siS actes. La partie en prose, qui donne déjà, grœce à son genre, l’impression d’être particuli¢re, prend la fonction de prologue et d’épilogue. Les quatre parties du milieu comprennent la véritable action : eSposition (chap. 3), péripétie (4- ), catastrophe ( 9-31) et dénouement (38-4 , 6). Les eSég¢tes ont toujours remarqué que le dénouement, le discours divin longtemps attendu par Job, provoque une certaine déception, puisque Dieu ne répond ni à ses questions ni à ses attaques. Dieu se présente comme un souverain, le Dieu créateur, qui est le seul à connaître le plan selon lequel la course du monde se déroule. Il entame son discours par les mots suivants (38, -4) : e ( ) Qui est donc celui-là qui obscurcit mon conseil 6ou : mon plan8 par des paroles sans intelligence  (3) Ceins les reins comme un homme brave ࢕ Je t’interrogerai et tu m’instruiras. (4) O³ étais-tu quand j’ai fondé la terre  !ais-le moi savoir, si tu en as l’information. u

19. Cf. l’introduction au chapitre 1 5 du livre des morts, e qui engr¢ne les vertus autoproclamées du défunt u, C. TRAUNECKER, Art. e Confession Négative (Égypte) u, dans % ' ')/ (éd.), Dictionnaire de l’Antiquité, Paris 005, 555  cf. P. BARGUET, Le livre des Morts des anciens Égyptiens, Paris 196, 158, pour le teSte.

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La réplique divine n’est pas une vraie réponse. Il ne se confronte pas à l’homme sur le plan anthropologique. Il n’y a pas de théodicée, mais à la place, Dieu propose une cosmodicée. Il défend l’ordre cosmique comme il se présente. Le discours est trop long pour que je le présente dans sa totalité. Il comprend beaucoup de détails, d’observations naturelles et culturelles qui rel¢guent les eSég¢tes à des listes-inventaires comme elles eSistent dans la littérature de sagesse de tout le Proche-Orient Ancien. 0 Ces listes de mots regroupent le vocabulaire en divers ouvrages ou manuels de tradition scolaire ou savante et sont régies par des principes thématiques, sémantiques ou formels. Les listes du discours divin en Job 39-41 comprennent des animauS. Pas les animauS domestiques en premier lieu, mais des animauS de toutes sortes, hors de la vie cultivée par l’homme : l’onagre, l’œne sauvage, le bu࠴e, l’autruche 1 jusqu’auS fameuS Béhémot et Léviathan, des animauS au dessin mythique. EuS appartiennent tous à l’ordre divin qui eSiste au-delà du monde humain. Selon ce discours, ce n’est pas l’homme qui est le centre du cosmos. Nous avons a࠰aire à une cosmodicée qui défend l’eSistence de toute créature.

À la ࠱n du premier discours des animauS sauvages, Dieu intervient comme dans une procédure judiciaireZ(40, -5) :

e Celui qui plaide avec le Tout-Puissant cédera-t-il  L’accusateur (mokayach) de Dieu fera-t-il une réplique  u 3 Et Job répondit et dit : 4 e Je suis chose trop lég¢re ࢕ Que te dirai-je en échange  Je mettrai ma main sur ma bouche. 5 J’ai parlé une fois, je ne recommencerai pas deuS fois, je n’ajouterai rien. u

Job semble être intimidé. Il n’ose plus o࠰enser Dieu. Voilà sa réaction auS longues ré࠲eSions au sujet de la force créatrice de Dieu. Terrien résume sur ce passage : Job e se résigne uniquement à reconnaître son insigni࠱ance et à choisir le silence u 3. Dieu ouvre une deuSi¢me partie de discours dans lequel il annonce : e Alors, moi-même, je te rendrai hommage, car ta droite t’aura sauvé. u (40, 14) Le propos peut être lu en tant qu’allusion au verdict du satan dans le prologue : e seulement épargne sa vie u. Job sait alors au moins que sa peau est sauvée.

0. Cf. D. VALBELLE, e Listes Égyptiennes u, dans % ' ')/, Dictionnaire de l’Antiquité, Paris 005, 1 65 et A. CAVIGNEAUX, e Listes Mésopotamiennes u, Dictionnaire de l’Antiquité, 1 65.

1. Cf. M. BAUKS, e Coq, Ibis, Autruche – De la sagesse (manquante) de l’être humain et de l’animal dans le livre de Job (Job 39, 13-18 et Job 38, 36) u, dans M. LOUBET et D. P RALON (éd.), EUKARPA. Mélanges Gilles Dorival, Paris 011.

. Cf. M. BAUKS, e Der eine Schöpfer und die anderen. Die Motive von Schöpfung und Chaos als Hinweise auf die Transformation des Gottesbildes im Hiobbuch u, dans L. BORMANN (éd.), Schöpfung, Monotheismus und fremde Religionen. Studien zur Inklusion und Exklusion in den biblischen Schöpfungsvorstellungen, Neukirchen – Vluyn 008, e Biblisch-Theologische Studien u 95, p. 99-1 4.

3. TERRIEN, Job, 58.

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La partie poétique se termine par le récit de la conversion de Job (4 , -6) :

. e Je reconnais que tu peuS tout, et qu’aucun dessein ne t’est inaccessible. 3. “Qui est celui-ci qui obscurcit le conseil 6divin8, tout en étant dénué de science ” Aussi ai-je parlé, sans les comprendre, de merveilles qui me dépassent.Z 4. “Écoute-moi, je te prie, et laisse-moi parler : je t’interrogerai et tu m’instruiras ࢕” 5. Mon oreille avait autrefois entendu parler de toi, mais maintenant, c’est mon œil qui te voit ࢕ 6. C’est pourquoi, je m’abîme et je sou࠰re sur la poussi¢re et sur les cendres. u

Il faut dire que sa conversion est soudaine 4 et qu’elle reste un peu énigmatique. Dieu eSige que Job respecte sa gloire, en hébreu kabôd. Il s’agit d’un concept oriental que l’assyriologue Elena Cassin a traduit par e splendeur divine u 5, qui est en fait une splendeur e࠰rayante. Job n’a pas le droit d’y toucher ou de la mettre en question : voici le sens du discours divin 6. Comme Dieu respecte la vie de Job en tant que derni¢re limite, Job respecte le fait que Dieu soit l’autrui. Apr¢s que Job s’est converti, le lecteur apprend dans l’épilogue sa réhabilitation et la punition des amis.

Les transformations théologiques dans le livre de Job et le pessimisme dans l’Ancien Orient J’ai précisé au début qu’il y avait un deuSi¢me niveau de conversion voire de transformation qui ne concerne plus directement le personnage de Job, mais le concept théologique du livre. La sagesse biblique traditionnelle, comme elle est présente dans le livre des Proverbes, plaide pour un ordre cosmique qui se déroule selon le concept e de la cause à l’e࠰et u  (autrefois on parlait de la rétribution) ou, comme Jan Assmann l’a formulé, de la e justice connective u 8. C’est-à-dire le destin de l’homme dépend de la vie qu’il m¢ne dans un conteSte socioreligieuS. Le livre de Job traite de l’envers de la médaille :

4. Elle s’apparente au changement d’atmosphère étant un élément formel typique des psaumes de lamentation  cf. M. BAUKS, Die Feinde des Psalmisten und die Freunde Ijobs. Untersuchungen zur Freund-Klage im Alten Testament am Beispiel von Ps 22, Stuttgart 004, e Stuttgarter Bibelstudien u 03, p. 36-44 et  %)*2.&$, !F>ILDRBP@LKࠪF@QRBIP>SB@!FBR 2KB anthropologie des Psaumes, Gen¢ve 003, e Le monde de la bible u 59, p. 94-104.

5. E. CASSIN, La splendeur divine. Introduction à l’étude de la mentalité mésopotamienne, La Haye et Paris 1968, e Civilisations et Sociétés u 8.

6. Cf.ZT. PODELLA, Das Lichtkleid JHWhs. Untersuchungen zur Gestalthaftigkeit Gottes im Alten Testament und seiner altorientalischen Umwelt, T¶bingen 1996, e !orschungen Uum Alten Testament u 15, p. 40- 43 (concernant Job 40, 10).

. Le fait que ce genre littéraire soit aussi ancien montre que la dé࠱nition du livre de Job, comme e࠰et de e la crise de la sagesse u qui licencie les anciens concepts, n’est pas percutant. Les di࠰érents concepts ont eSisté parall¢lement. Cf. G. !REULING, « Wer eine Grube gräbt… ». Der Tun-Ergehen-Zusammenhang und sein Wandel in der alttestamentlichen Weisheitsliteratur, Neukirchen – Vluyn 004, e Wissenschaftliche Monographien Uum Alten und Neuen Testament u 10 , p. 0 sq.

8. J. ASSMANN, Mâat, l’Égypte pharaonique et l’idée de justice sociale, Paris 1989.

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il présente un homme qui m¢ne une vie eSemplaire et subit néanmoins un destin horrible en perdant tout, son statut social, sa famille, sa fortune – et à la ࠱n, il semble même perdre sa con࠱ance en Dieu. À notre époque, une telle ré࠲eSion est inéluctable : la question, comment un Dieu pourrait eSister face à toute la sou࠰rance qui perturbe la vie de gens innocents, ne préoccupe pas les écrivains et philosophes seulement depuis le Grand Inquisiteur de !édor Dosto©evski 9. Le th¢me était aussi discuté au Moyen Empire en Égypte 30 ainsi que dans la littérature mésopotamienne. Or, avant de présenter le e pessimisme u il faut mentionner comment, selon la sagesse traditionnelle, le mal a été intégré dans l’ordre cosmique. Un mauvais destin est généralement compris comme la conséquence : – d’une malédiction, c’est l’agitation de forces démoniaques 31  – d’un déroutement de l’ordre cosmique (cf. l’incantation contre le vers du mal de dents  CT 3VII, 50) 3  – d’un défaut ou d’une ignorance individuel(le) dont on se repend dans des pri¢res pénitentielles pour se réconcilier avec le dieu personnel. 33 D¢s que la cause du malheur est trouvée, l’homme entre dans une procédure rituelle pour s’en débarrasser. À l’inverse, la littérature pessimiste traite d’eSemples o³ l’ordre cosmique est mis hors de son fonctionnement habituel. Elle décrit comment le rythme de la cause à l’e࠰et est perturbé et même inversé : quand l’impie m¢ne une vie heureuse tandis que le juste subit de grands malheurs. Je voudrais présenter trois eSemples littéraires 34 : – e Un homme et son Dieu : prélude sumérien u est un grand classique, venant de Nippour (IIe millénaire). Le mauvais sort me tient en sa main, emporte mon sou࠴e de vie, La ࠱¢vre maligne baigne mon corps 6‫ڎ‬8

9. Les Frères Karamazov (1880), livre 5, chap. 5. 30. Cf. le Dialogue du désespéré avec son œme (1 eZ dyn.), les Lamentations d’Ipouer et le Chant du harpiste  cf. UEHLINGER, Hiob, p. 1 1 sq. et % 'ƒ1„,0 , e Sagesses de Mésopotamie u, Cahiers Évangile Supp. 85 (1993), p. 60-10. 31. Cf. les teStes médicauS ayant intégré des incantations et % *//ƒ-*, Mythes et rites de Babylone, Gen¢ve 1996, p. 9-11  ID., e Magie, eSorcisme et religion en Mésopotamie u, inZ A. MOREAU et %  /0-+$) (éd.), La magie du monde babylonien au monde hellénistique, Montpellier 000, p. 63-6  2 1)Z$). -" ) et F. WIGGERMANN, Magic in history. A theoretical perspective, and its application to ancient Mesopotamia, in T. A BUSCH et & 1)Z  -Z /**-) (éd.), Mesopotamian Magic. Textual, Historical and Interpretative Perspectives, Groningen 1999, p. 3-34, -34. 3 . % *//ƒ-*, Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Paris 1989, p. 483-485. 33. Cf. ( % . 03, Hymnes et prières aux dieux de Babylone et d’Assyrie, Paris, Cerf 196, e Littératures Anciennes du Proche-Orient u 10,Z p. 03- 11 et M. DIETRICH, e Persönliches Unheil als 5eichen der Gottesferne. Das Verhžltnis Uwischen Schöpfer und Geschöpf nach babylonischem Verstžndnis u, Mitteilungen für Anthropologie und Religionsgeschichte 8 (1994), p. 115-141, spéc. 1 9-134 pour un hymne de Nippour, ayant la même fonction. 34. Cf. K NAUF et GUILLAUME, Job, p. 596 sq., qui cite quelques eSemples  cf. BAUKS, Feinde, p. 14 -149.

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Mon dieu, ® Toi le p¢re qui m’a engendré, rel¢ve mon visage. 6‫ڎ‬8 Combien de temps me négligerais-Tu, me laisserais-Tu sans protection  35

Le teSte rappelle vaguement les th¢mes du livre de Job, mais il est beaucoup moins radical. Il ne va pas dans le sens de présenter un homme révolté et désespéré qui met en question la con࠱ance en Dieu et qui va même jusqu’à l’attaquer. L’aspect blasphématoire est tout à fait absent. Dans le teSte sumérien ce sont les démons qui sont en grande partie responsable de ses malaises. On pourrait dire que la pensée polythéiste fait éviter l’œcreté des discours de Job. – La dite Théodicée babylonienne (8eZs. av. J.-C.) 36 est un dialogue entre un pessimiste et son ami, traitant asseU con࠲ictuellement de la justice des dieuS face au malheur du monde. La ࠱n abrupte et l’absence d’un souhait de bénédiction auS divinités, comme il est typique de cette littérature, rév¢lent une profonde critique à la foi religieuse –Zqui va ࠱nalement encore plus loin que celle du livre de Job. – Un troisi¢me classique est le long po¢me ludlul bel nemeqi e Que je chante le maître de la sagesse u (IIe mill.). 3 Il introduit déjà au début, par le Mardoukhymne du teSte, l’espoir dans l’intervention divine qui se réalise, apr¢s de longues sou࠰rances, et fait que le ࠱d¢le est sauvé et rétabli dans son bonheur. Le livre de Job peut donc être resitué dans l’histoire littéraire de l’Ancien Proche-Orient. Mais quelle nouvelle perspective fait son apparition 

)>@LKSBOPFLKSBOP!FBRC>@B›I>PLR࠱O>K@B La nouveauté du livre de Job réside, peut-être, juste dans cette conversion inattendue. Elle s’eSplique par un monothéisme intellectuel  intellectuel, parce que la ࠱gure du satan dans le prologue pourrait faire croire à un concept dualiste dans lequel le satan est l’antagoniste du dieu créateur. Or, malgré la notion du satan, de quelques monstres archa©ques comme Léviathan (Job 3, 8), Rahab (Job 9, 13  6, 1 ), Béhémot (Job 40, 15) – qui sont en partie connus d’autres conteStes littéraires comme êtres divins ou démoniaques 38Z– le livre est profondément monothéiste et défend un concept de Dieu unique et omnipotent. Par conséquent, le probl¢me du mal devient venimeuS. Est-ce que le mal a été créé par Dieu  Au fond, le livre de Job con࠱rme cette hypoth¢se en la transformant. L’idée que le mal fait partie des œuvres créatrices n’est pas nouvelle. Amos 3, 6 con࠱rme que tout malheur –Zvoire la destruction d’une villeZ– vient de Dieu. Et Deutero-Isa©e résume en Is. 45, 6 :

35. Cf. S. N. K RAMER, L’histoire commence à Sumer, Paris 195, p. 15-163  cf. W. H. P. RÖMER, e Der Mensch und sein Gott u, dans O. K AISER (éd.), Texte aus der Umwelt des Alten Testaments (ZTUAT) III 1, G¶tersloh 005, p.

, 10 -109. 36. W. G. LAMBERT, Babylonian Wisdom Literature (ZBWL), OSford 1960, p. 63-89, 30 -310. 3. W. G. LAMBERT, BWL, 1-6 . 38. Cf. les coopérateurs de Yammu dans le cycle de Baal d’Ougarit (KTU 1.5) et P. BORDREUIL et D. PARDEE, e Le combat de Ba‘alu avec Yammu d’apr¢s les teStes ougaritiques u, M.A.R.I.  (1993), p. 63-0 et BAUKS, e Schöpfer u, p. 116-1

.

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C’est moi qui suis Yahweh, et nul à ma suite. () Je forme la lumi¢re et je crée les tén¢bres, je fais le bonheur et je crée le malheur : c’est moi, Yahweh, qui fait tout cela.

Pierre-Émile Bonnard souligne dans son commentaire : e Tandis que les fauS dieuS, un th¢me récurrent du livre, sont incapables de provoquer du bienêtre et de provoquer du malheur (41, 3), Yahweh, lui, fait le bonheur et crée le malheur 6‫ڎ‬8. Lui attribuer prospérité et adversité, c’est reconnaître qu’il déclenche tout et qu’il n’eSiste aupr¢s lui aucun autre principe u 39. Quelques teStes bibliques dépassent l’évaluation positive qui ࠱gure à la ࠱n du premier récit de création e C’était tr¢s bon u (Gen. 1, 31). En revanche, le livre de Job dessine un concept de Dieu qui n’est pas puri࠱é de tout trait ambigu. 40 Ainsi, Job accuse Dieu au chapitre  : (1 ) Suis-je la Mer, moi, ou le Monstre marin, que tu me fasses garder à vue‫ڎ‬ (16) Je dépéris ࢕ Je ne vivrai pas longtemps ࢕ Cesse de m’importuner ࢕ Mes jours ne sont qu’un sou࠴e ࢕

Job se plaint qu’au lieu d’instaurer le chaos dans le monde au sacri࠱ce de son bonheur, il faudrait que Dieu anéantisse ou au moins repousse les forces chaotiques qui mettent en question le bon ordre cosmique. Le discours divin (chap. 38-41) s’eSprime dans un autre sens : Dieu a créé le chaos et les êtres qui y vivent. Quoiqu’ils n’apportent rien à la faveur de l’homme, Dieu les soutient également. Tous ces éléments ne dépassent pas les limites que Dieu leur a attribuées, mais ils peuvent s’entremêler avec les intérêts ou besoins de l’homme. La conversion théologique du livre de Job fait évoluer d’un particularisme qui est strictement anthropocentrique et – en plus – limité auS intérêts d’un peuple élu, Israël, en direction d’un universalisme qui n’int¢gre pas seulement tous les hommes, mais également tout être vivant. Le Dieu d’Israël se transforme, lui aussi, passant d’un dieu régional, responsable d’une partie limitée du cosmos, à Dieu universel et unique qui est le créateur et Dieu de toute l’humanité. Le discours divin du livre de Job int¢gre, en outre, une vision presque naturaliste du monde qu’on pourrait voir en analogie avec les premi¢res tentatives de la philosophie ionienne, les présocratiques. Dieu est dessiné comme un dieu transcendant. 41 J’ai proposé, dans ce conteSte, de parler d’une cosmodicée dont le message principal est triple : – il veut que Job se voie de façon relative et ne demande pas de constituer le centre du cosmos  – il invite Job à se con࠱er à la Providence divine et à chercher la communication 

39. P. E. BONNARD, Le Second Isaïe, ses disciples et leurs éditeurs (Is 40-66), Paris 19 , p. 164 (traduction), 13 (commentaire). 40. Cf. W. DIETRICH et C. LINK, Die dunklen Seiten Gottes, Bd. 2 : Allmacht und Ohnmacht, Neukirchen-Vluyn 000, p. 9 sq., 36 sq., 85-90. 41. Cf. DIETRICH et LINK, Seiten, p. 10 -106  BAUKS, e Schöpfer u, 1

-1 4.

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– il n’intervient que peu sur la forme de la communication : le soupçon de blasph¢me n’est pas du tout retenu. – Quoique Job ait tort de vouloir une procédure judiciaire (Job 40, ) ou d’aspirer à la place de Dieu dans le monde (Job 40, 14), Dieu soul¢ve dans l’épilogue l’hypoth¢se vis-à-vis des amis qu’ils n’aient pas dit la vérité à propos de Dieu, comme son serviteur Job l’a fait (4 , ). La critique profonde des réactions pieuses des amis fait grief de l’eSclusivité de convictions théologiques formant une impasse au sein d’un concept monothéiste.

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LA RHÉTORIQUE DE LA CONVERSION DANS LES VERSIONS DU *&/ )"!"1%ƒ,-%&)" COMPOSÉES AUX XIIe ET XIIIeࢩ0&ƒ )"0 1

!rançoise LAURENT Université Blaise-Pascal Clermont-Ferrand II

Le miracle de Théophile, l’une des plus anciennes légendes chrétiennes , permet d’aborder la question de la conversion en eSploitant di࠰érentes acceptions du terme et en s’appuyant sur les principauS domaines que le phénom¢ne recouvre. L’histoire est tout enti¢re construite sur une structure du retournement et de la mutation, suivant un canevas bien représenté dans les hagiographies o³ se distinguent deuS types de conversion : celle du pa©en qui embrasse la religion chrétienne et celle du chrétien qui, oublieuS des sacrements et des enseignements de l’Église, revient à la dévotion 3. L’histoire de Théophile appartient au second. Vidame d’un évêque, le héros qui suscite l’admiration de tous par sa conduite eSemplaire et sa grande piété, refuse, par humilité, d’être élevé à la dignité épiscopale à la mort du prélat et c¢de cette fonction insigne à un autre qui, à peine élu, lui retire sa charge. Devant cette injustice, Théophile éprouve un tel ressentiment que, sur les conseils du juif Salatin, il fait un pacte avec le diable, et se trouve grœce à lui réintégré dans ses fonctions. Apr¢s des années d’abjuration et de péchés, il se repent et est

1. Les citations renvoient auS éditions suivantes : Adgar, Le Gracial, publié par P. Kunstmann, Ottawa 198 (l’histoire de Théophile correspond au miracle 33VI, p. 6-193)  Gautier de Coinci, Les Miracles de Nostre-Dame par Gautier de Coinci, publiés par V. !. Koenig, Gen¢ve, 4Z tomes, 1Z (1955), Z (1961), 3Z (1966), 4Z (190) (le e Comment Theophilus vint a penitance u se trouve dans le tomeZI, p. 501-56)  Rutebeuf, Œuvres complètes, éd. M. ZINK, Paris 1990,

Ztomes (le e Ci commence le Miracle de Theophile u se trouve au t.ZII, p. 19-6).

. Le récit partage cette précocité et cette notoriété avec la Vie de sainte Marie l’Égyptienne, les deuS légendes étant, suivant E. FARAL, rapprochées dans l’esprit des hommes du Moyen |ge. Elles le sont d¢s Paul Diacre qui avait adressé à Charles le Chauve un Libellum conversionis Mariæ Egyptiacæ et un Tomulum de cujusdam vicedomini pœnitentia. 3. Est reprise ici la distinction établie par P. CITTI dans son article e Ré࠲eSion sur une histoire littéraire de la conversion religieuse u, dans M. BLAISE (dir.), La Conversion, Montpellier, La Manchette revue de littérature comparée n°Z3, 004, p. 191-

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sauvé de la damnation par l’intercession de la Vierge qu’il invoque et qui reprend au diable la charte que le pécheur avait signée de son sang. Théophile fait alors pénitence et gagne son Salut. L’histoire a connu une tr¢s grande popularité comme en témoigne sa longue et riche tradition littéraire, depuis la conception du miracle en grec, vers 53, par Eutychianos, que Paul Diacre, au IXeZsi¢cle, fut le premier à adapter en latin, jusqu’au cél¢bre Sermon sur la nativité de la Vierge de !ulbert de Chartres qui contribua à di࠰user la légende et, surtout, à la version du Liber miraculorum Sanctae Dei Genitricis Mariae, source des adaptations vernaculaires 4. Pour s’en tenir au seul domaine linguistique français, une traduction en octosyllabes rimés est due à l’hagiographe anglo-normand Adgar qui, vers 1150, fait ࠱gurer l’histoire dans son Gracial, premier recueil consacré à la littérature mariale. L’autre, également en octosyllabes, appartient auS Miracles de la Vierge que Gautier de Coinci traduit dans le premier tiers du XIII eZsi¢cle. Cette version va, à son tour, inspirer le e Comment Théophile vint à pénitence u, miracle enti¢rement dialogué que Rutebeuf composa vraisemblablement dans les années 1 60, au moment de sa e repentance u. Le principe des réécritures qui gouverne les di࠰érentes versions du miracle est un parfait eSemple du mode d’écriture médiévale o³ les teStes s’écrivent les uns dans les autres, mais le phénom¢ne a aussi partie liée avec la problématique de la conversion puisqu’il s’agit de convertir une langue dans une autre langue et, avec Rutebeuf, une forme dans une autre forme. Les mots conversion et convertir s’appliquent rarement dans la langue médiévale à l’action de traduire, les auteurs leur préférant translation, translater, ou encore traire. Mais le nom conversio appartient bien à l’attirail rhétorique des théoriciens de la langue dans l’Antiquité comme au Moyen |ge. Elle a été théorisée au XIIIeZ si¢cle par Geo࠰roy de Vinsauf dans un chapitre de sa Poetria nova, o³ est annoncé un programme de renouvellement de la langueZauS accents pauliniens : A࠱n de vêtir le sujet de la robe précieuse qui lui siée, si le mot est usé, soyeU médecin, et de ce vieillard faites un jeune homme ࢕ N’autoriseU jamais le mot à demeurer en son lieu propre : une telle demeure lui fait honte. Qu’il laisse là son territoire et prenne la route pour ailleurs  qu’il établisse ses pénates charmants sur la propriété d’autrui, y soit le nouvel h®te et charme par sa nouveauté. Si tu confectionnes un tel éliSir, tu rajeuniras le visage du mot (v. 61-69)

L’eStrait est cél¢bre, et dans son étude de la Poetria nova, Jean-Yves Tilliette a analysé la signi࠱cation chrétienne de l’isotopie conjuguée de la médecine, du vêtement et du voyage, ainsi que sa portée dans le cadre d’une

4. B. P EZ, Liber de Miraculis Sanctae Dei Genetricis Mariae, réédition par T. F. CRANE, Cornell University, Studies in Romance Languages and Literature, 33VI, Ithaca, New York, 19 5.

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ré࠲eSion poétique dont l’objet est de renouveler le langage en invitant le mot e à quitter les demeures poussiéreuses de ses signi࠱cations courantes pour loger cheU autrui, l’autre mot, dont l’accueil le fera resplendir u 5. Aussi est-ce à la lumi¢re de cette problématique qui nous place au cœur de la réécriture et de la conversion que seront abordées les di࠰érentes versions de l’histoire de Théophile, avec un intérêt particulier pour celle de Rutebeuf qui se détache de l’ensemble par sa forme dramatique inédite. Dans cette démarche de conversion formelle, pourrait s’eSprimer en e࠰et la volonté du po¢te de faire du neuf avec du vieuS ou, pour reprendre la terminologie et les images de Geo࠰roy de Vinsauf, de transporter les mots d’un lieu dans un autre, comme l’homme marche vers le Salut, et de rajeunir leur visage, comme la loi chrétienne dépouille le vieil homme pour revêtir l’homme nouveau.

Modèle rhétorique et illustrations vernaculaires La Poetria de Geo࠰roy de Vinsauf occupe une position centrale parmi les traités poétiques médiolatins en raison de la popularité qu’elle rencontra. Elle puise à la source de la tradition rhétorique classique di࠰usée, pour citer les principauS ouvrages de référence bien connus des clercs médiévauS, par la Rhétorique à Hérennius, le De inventione ou encore l’Art poétique d’Horace, teStes dont elle récup¢re, eSploite et retravaille la mati¢re a࠱n de présenter et d’eSpliquer un ornement du discours suivant un processus que Jean-Yves Tilliette quali࠱e e d’auto-référentiel u, o³ e le discours sur la poésie u s’assimile e au discours de la poésie u 6. Dans le chapitre tr¢s développé traitant de la e conversion u , Geo࠰roy ne reprend pas toutefois la dé࠱nition de l’Hérennius, o³ la conversion est e la ࠱gure par laquelle nous reprenons le même mot, non plus au commencement, comme dans le cas précédent 6il s’agit de l’anaphore8, mais à la ࠱n des membres de phrase consécutifs. ESemple : “Les Carthaginois, c’est la justice du peuple romain qui les a vaincus, ses armes qui les ont vaincus, sa générosité qui les a vaincus.” u (Livre IV, 19). En revanche, pour illustrer ce qu’est pour lui e la conversion u, il emprunte successivement à Hérennius des eSemples de paronomase et d’adnominatio (IV, 30-31 et IV,Z 0), auSquels il ajoute des eSemples de polyptotes tirés de Quintilien (& ࢙,., I3.Z3. 36-3). Pour Geo࠰roy en e࠰et, la e conversion u n’est pas une ࠱gure de pensée spéci࠱que, mais plut®t une technique d’écriture applicable à tous les tropes dont le but est de trouver les mots appropriés et une tournure convenable en accord avec le propos. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une forme en soi, cette méthode de variation, conçue à l’origine à l’usage des débutants a࠱n de les aider à développer leur aisance et la variété de leurs eSpressions, se veut systématique et repose sur di࠰érents procédés. Elle peut jouer de la nature grammaticale des mots en convertissant les verbes, les mots

5. J. Y. TILLIETTE, Des mots à la parole. Une lecture de la Poetria novaAB$BLࠨOLVAB3FKP>RC, Gen¢ve 000, p. 1

-1 3. 6. Ibid. p. 1. . Le sujet est à peine présent dans les autres arts poétiques contemporains. Voir  %( . R AOUL, Chrétien de Troyes. )>$OFࠨBA‫ٽ‬RK style, Paris 00, p. 1 1-1

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indéclinables ou les adjectifs, par eSemple, en plusieurs noms communs  elle peut aussi faire varier les fonctions grammaticales des mots ainsi obtenues, ou encore eSploiter leur champ sémantique ou leSical 8. La méthode, selon Dani¢le James-Raoul, e eSempli࠱e la synonymie et évite les redites  elle est partie prenante dans l’art de la réécriture et étudie précisément les possibles modi࠱cations des signi࠱ants pour un même signi࠱é u 9. Aussi s’appuie-t-elle principalement sur la ࠱gure du polyptote grœce à laquelle le discours gagne en élégance et en énergie, et celle de la dérivation, et se rapproche-t-elle par là du jeu de mot. Ce procédé, totalement absent des miracles latins composés en prose, se rencontre dans chacune des versions vernaculaires de la légende. Il est visiblement familier à Adgar et à Gautier de Coinci qui, par leur condition de clercs, l’avaient sans doute pratiqué dans leur formation scolaire  quant à Rutebeuf, dont on ignore le statut, il peut en avoir puisé le mod¢le non dans les Artes, mais directement dans le teSte de Gautier dont il s’inspire. Quoi qu’il en soit, et bien que cheU celui-ci comme cheU son devancier, son emploi constitue un trait caractéristique de leur écriture respective, dans les trois miracles français qui nous occupent, les jeuS de conversions leSicales et sémantiques se concentrent plus particuli¢rement dans les commentaires qui accompagnent le double revirement de Théophile et dans les discours directs qui lui sont délégués. Le reniement et le repentir constituent d¢s lors des moments clés o³ les jeuS sur les signi࠱ants rejoignent et renforcent le signi࠱é. Ainsi, alors que la traduction d’Adgar est tr¢s ࠱d¢le à sa source latine, elle s’en écarte précisément au moment même o³ Théophile se ressaisit et déplore sa fauteZ: Hec omnia sibi proponens timore perterritus cum gemitu et amaris lacrimis diSit :ZO miserrimus homo quid feci, aut quid operatus sum 10

Si cum il out ceo purpensé, De poür, de dute trublé, Dunc dist il dolereusement, Od plur e od gemissement : Chaitifs hoem, chaitif, meseurus, Que ai jo fait, las dolerus ࢕ U irrai ma dolur mustrer, Que m’alme puisse salver  Dolent, chaitifs, ou füerai, Ki Deu e sa mere nié ai  (v.Z35-366)

Dans le passage correspondant de Gautier de Coinci, le même phénom¢ne se véri࠱e, la conversion procédant, non pas comme cheU Adgar d’une eSploitation du champ sémantique et leSical de dolor, mais d’une variation sur les temps et sur les pré࠱Sations du verbe e faire u, soutenue par l’eSpressivité de l’anaphore :

8. Geo࠰roy donne l’eSemple de noms employés dans un même passage dont le sens est relié à dolor et dont le cas grammatical varie : suspiria, questibus, dolorem, dolor, dolore. 9. D. JAMES-RAOUL, EO£QFBKAB1OLVBP )>DOFࠨBARPQVIB, p. 1 1. 10. Liber de Miraculis Sanctae Dei Genetricis Mariae, p. 56.

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Ses pechieU pleure nuit et jor. Las, fait il, las ࢕ que devenrai  Las ࢕ quel conseil de moi penrai  Las ࢕ qu’ai pensé  Las ࢕ qu’ai je fait  Las ࢕ par moi seul ai plus mesfait N’ont mesfait ne ne mesferont Tuit cil qui furent ne seront. (v.Z30-36)

Gautier reprend là le procédé qu’il avait déjà employé pour commenter la conversion de Théophile au Mal, la variation de l’eSpression fonctionnant alors sur le polyptote qui décline à l’envi le mot e cointe u : Si se demainne cointement Qu’il n’a mais nul acointement A nului, tant soit ࠱ers et cointes  Povres gens et povres acointes A il del tot desacointieU. A l’anemi s’est acointieU Qui tant le fait musart et cointe. Que de tous biens le desacointe. (v.Z581-588)

De même, plus loin, il eSploite le champ leSical de la tromperie pour traduire et con࠱rmer, suivant les mêmes procédés, la contrition de Théophile dans la pri¢re qu’il adresse à la Vierge : Je t’ai servie longement, Mais ensi est que li dyables, Li sousduians, li env©eus, Li frois, li fel, li anuieus, par son barat m’a si souspris Qu’en ses las m’a lacié et pris. A l’aim m’a pris et a la ligne. (v. 1 16-1

3)

En࠱n, pour citer un dernier eSemple, les mutations leSicales du nom e accord u, rimant avec e miséricorde u, disent le pardon de la Vierge et la conversion dé࠱nitive du pécheur : Tant m’as pr©ee et tant requise Que grans pitieU m’est de toi prise. Ma douceur m’as tant recordee Qu’a toi sui toute racordee Et se ferai toute t’acorde Au douU roi de misericorde. (v. 1 53-1 58)

À son tour, Rutebeuf va cultiver et creuser le sillon de cette rhétorique de la e conversion u, qui trouve une illustration eSemplaire lors de la ressaisie de Théophile qui préc¢de sa conversion à Dieu et à la Vierge. Le retournement du pécheur s’y eSprime en une combinaison de procédés o³ les mutations leSicales le disputent auS jeuS de mots et auS rimes équivoquées :

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Sathan, plus de set anU ai tenu ton sentier. Maus chans m’ont fet chanter li vin de mon chantier. Molt felonesse rente m’en rendront mi rentier. Ma char charpenteront li felon charpentier. Ame doit l’en amer : m’ame n’ert pas amee, N’os demander la Dame qu’ele ne soit dampnee. Trop a male semence en semoison semee De qui l’ame sera en enfer sorsemee. Ha ࢕ las, com fol bailli et com fole baillie ࢕ Or sui je mal baillis et m’ame mal baillie. S’or m’osoie baillier a la douce baillie, G’i seroie baillieU et m’ame ja baillie. Or sui, et ordoieU doit aller en ordure. Ordement ai ouvré, ce set Cil qui or dure Et qui toU jours durra, s’en avra la mort dure. MaufeU, comm’aveU mors de mauvese morsure ࢕ (v. 404-419)

Théophile dit son désarroi en un long monologue, remarquable par sa virtuosité verbale et par une énergie qui tient au genre théœtral dans lequel il s’inscrit, et dont l’adéquation à l’eSpression des sentiments est propre à impressionner, plus que la narration, le spectateur ou le lecteur. Sa puissance eSpressive qui naît de l’émergence de la parole directe du personnage confronté à son péché, nous ram¢ne à la ࠱nalité de la doctrine de la conversion rhétorique dont l’objet est précisément, suivant Geo࠰roy de Vinsauf, de trouver la forme adéquate, celle qui convient le mieuS au sujet abordé. Il est vrai que le statut du Miracle de Théophile est problématique, ainsi que son classement dans le genre dramatique. Dans l’introduction de son édition du teSte, Michel 5ink signale que e beaucoup d’œuvres du Moyen |ge sont empreintes de théœtralité qui appelle la performance orale, sans relever pour autant du théœtre à proprement parler u 11. Aussi, alors que pour certains critiques, le Théophile aurait été écrit et représenté en la fête de la Nativité de la Vierge, le 8 septembre 1 63 ou 1 64, pour d’autres, il s’agirait, en raison de sa trame o³ pas plus de deuS personnages sont mis en présence, d’une pantomime e eSécutée par un acteur unique u 1 . On peut rappeler aussi, à la suite de Peter Von Moos, le r®le important joué, une fois encore, par la rhétorique scolaire,Zhéritée de l’Antiquité tardive et, selon ses termes, e tout à fait fondamentale pour la production littéraire du Moyen |ge u : celle des eSercices de transformation ou de variation, dans lesquelles un même teSte ou sujet devait être changé d’une forme à l’autre, par eSemple, de prose

11. Rutebeuf, Œuvres complètes. TomeZ , p. 0- 1. 1 . Les didascalies se rencontrent dans Courtois d’Arras o³ elles sont versi࠱ées et souvent intégrées dans le teSte. Elles semblent adressées au public. Il en est di࠰éremment du Miracle o³ elles sont adressées auS acteurs et o³ elles n’ont pas d’utilité pour un public. D’autre part, les rimes mnémoniques ne sont pas constantes. Voir M. ZINK, introduction au Miracle de Théophile, loc. cit., p. 19- 1.

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en vers, de la version br¢ve à la version ampli࠱ée, de l’énoncé abstrait, atemporel, à l’illustration particuli¢re et historique (ou bien de tout cela l’inverse). 13

e Or, poursuit Peter Von Moos, parmi ces progymnasmata ࠱gurait la transformation de la forme narrative en forme dialoguée u. Tout teSte pouvant être dramatisé, le dialogue n’était donc pas seulement au Moyen |ge un genre littéraire, redevable auS mod¢les classiques, mais e un simple procédé stylistique, une variation universellement applicable sans égard au contenu ou à l’intention, mais particuli¢rement apte à l’enseignement des arts et de la religion u 14. Le Théophile de Rutebeuf répond parfaitement à ce dessein par son sujet religieuS et son fonds hagiographique, et constitue un tr¢s bon eSemple de transposition élaborée du genus diegematicon en genus dramaticon puisqu’il est une mise en dialogues du récit de Gautier de Coinci. Il n’en reste pas moins qu’on peut se demander pourquoi Rutebeuf a choisi de mettre la mati¢re du miracle de Gautier en dialogues, alors qu’il adopte, pour reprendre la division du fameuS syst¢me grammatico-rhétorique de Diom¢de, vulgarisé par Isidore de Séville, e le genre miSte u o³ se combinent récit et discours délégués, pour composer le Miracle du sacristain et la Vie de sainte Marie l’Égyptienne. On peut surtout s’interroger sur les e࠰ets stylistiques et, au-delà, sur les incidences idéologiques de cette conversion formelle.

Convertir une forme : le Théophile de Rutebeuf Les conséquences de la conversion de l’écriture narrative en écriture dramatique sur la mati¢re originelle ont déjà été analysées 15. La version de Rutebeuf proc¢de à un élagage du teSte de Gautier : elle fait l’économie d’un prologue, néglige tout ce qui préc¢de le renvoi de Théophile par le nouvel évêque et sa ࠱n bienheureuse  la trame de l’histoire est simpli࠱ée, le temps resserré, et les notations spatiales ont disparu. e L’intrigue, écrit Armand Strubel, poss¢de une forte cohésion, en concentrant l’action sur le personnage de Théophile, ballotté entre la Vierge et Satan, l’évêque et le juif u 16. Le drame qui se compose d’une succession de sc¢nes à un ou deuS personnages présente en e࠰et un caract¢re tr¢s schématique 1, mais, en dépit de ces abrégements, ou

13. + $ 1*)Z(**., e Le Dialogue latin au Moyen |ge : l’eSemple d’Evrard d’Ypres u, Annales ESC, juillet-août 1989, n°Z4, p. 993-10 8 6p. 9958. 14. Ibid. p. 994. L’eSemple le plus cél¢bre de ce type de transformation est, suivant P. I. VON MOOS, e l’œuvre de Hrotsvitha de Gandersheim qui traite le même fonds hagiographique d’abord à la mani¢re des po¢tes épiques, puis comme “imitation” de Térence u, Ibid., p. 995. 15. (  Z*(-$ 0, par eSemple, a mené une étude comparée de la version de Gautier de Coinci et de celle de Rutebeuf, dans l’article e Le diable dans le Comment Theophilus vint a penitance de Gautier de Coinci et dans le Miracle de Théophile de Rutebeuf u, dans Le Diable au Moyen Âge, 0BKBࠩ>K@B 6 (199), p. 15-18 . 16. A. STRUBEL, Le Théâtre au Moyen Âge. Naissance d’une littérature dramatique, Paris

003, p. 0. 1. On pourrait e࠰ectivement en tirer cinq grandes images. Une premi¢re, o³ le personnage de Théophile eSprime sa col¢re devant l’injustice qui le frappe. Une deuSi¢me, o³ il rencontre le juif Salatin qui le pousse à faire un pacte avec le diable auquel il se soumet en vassal avant d’être rétabli dans ses anciennes fonctions et de faire payer sa disgrœce à ses anciens amis. Une

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peut-être grœce à euS, l’écriture de Rutebeuf colle au plus pr¢s de son sujet, c’est-à-dire la conversion du personnage qui trouve dans la forme dialoguée une grande e࠳cacité démonstrative, comme le montre une comparaison avec les deuS autres versions de la légende. CheU Adgar et Gautier de Coinci, le reniement de Théophile et son retour à Dieu constituent un argument narratif pris dans un enchaînement de causes et d’e࠰ets, et nourri de commentaires appuyés par les images et les métaphores e classiques u des tén¢bres et de la lumi¢re, de la mort du pécheur et de son retour à la vie 18. CheU Rutebeuf, les dialogues insu࠴ent l’action et les caract¢res, l’intrigue se ࠱Se sur le personnage de Théophile, perçu de l’intérieur, quasi eSclusivement lors de ses deuS revirements. C’est dans ces moments de crise violente que s’organise l’ensemble du drame construit sur une série de conversions qui intéressent sa structure comme son écriture, et o³ monologues et échanges tissent de leurs échos contraires un teSte clivé dont les deuS parties se re࠲¢tent comme dans un miroir. Dans ce jeu spéculaire qui est, selon saint Paul, source de connaissance et instrument de la conversion, les deuS faces du personnage et de l’action se répondent. Rutebeuf saisit Théophile dans le monologue qui ouvre le drame et, épaississant les traits que lui avait légués son devancier, fait de lui un être révolté. Sa déception est convertie en une haine de Dieu et de l’Église qui le conduit à se soumettre, dans les sc¢nes suivantes, à Salatin puis au diable devant qui il accomplit le rituel de l’hommage vassalique avant de lui remettre la charte le condamnant à la damnation. À cette premi¢re image de bouleversement de l’ordre, de subversion de la Loi, à ce désir de destruction qui habite le pécheur, à son inclination à l’orgueil et à la démesure, répond une autre image, opposée, convertie, rebroussée 19. Les cris de rage c¢dent la place à la pri¢re, la révolte contre Dieu auS pleurs de repentir, et le diable victorieuS du premier acte perd tout pouvoir devant Marie au second. Le monologue inaugural de Théophile trouve son pendant dans celui de son repentir : même syntaSe interrogative, mêmes eSclamations, même eSpression douloureuse, mais la volonté maligne se mue en pri¢re, et l’allégeance au diable se convertit en hommage à la Vierge et en action de grœce. Le passage déjà cité, o³, on l’a vu, le retour du personnage à Dieu est préparé et eSprimé par une série de conversions

troisi¢me o³ Théophile se repent de sa faute et adresse une pri¢re à la Vierge  une quatri¢me o³ Marie lui apparaît et rach¢te son péché en reprenant au diable la charte qu’il avait écrite de son sang pour la lui remettre. En࠱n, une cinqui¢me, o³ le pécheur se confesse à l’évêque qui rév¢le publiquement le contenu de cette lettre. La composition en tableauS rappelle l’esthétique du vitrail, rapprochement déjà établi par la critique qui s’interroge même sur une possible relation de dépendance entre le miracle et les sc¢nes des vitrauS des cathédrales datant, à diS ou quinUe ans pr¢s, de la même période que lui. 18. La métaphore de la mort et de la renaissance rappelle cet autre teSte de la conversion qu’est la Parabole de l’enfant prodigue transmise par l’évangile de Luc : e il était perdu et il est retrouvé u. (3V, II, 4). Pour une analyse de cette parabole qui met en jeu le dynamisme de la conversion, voir J. THÉLOT, e Conversion et faim u, La Conversion, p. 53-63. 19. Suivant % 0!*0-) /, la période de sept ansZmarque la ࠱n d’un cycle et le recommencement d’un nouveau cycle. Voir Rutebeuf, Le Miracle de Théophile, éd. % 0!*0-) /, Paris 198, note au vers 404, p. 9 .

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verbales, orchestre sa métamorphose, placé comme il l’est au centre même du drame, entre reniement et contrition. Plus qu’un jeu verbal et poétique, le travail d’écriture ࠱Se donc le moment radical et intense du retournement, moment de tension tragique, o³ le sujet est sur le point de basculer vers un autre chose, vers le Salut. Les jeuS métriques contribuent à souligner les parallélismes ou à accuser les di࠰érences entre les deuS parties du drame 0. Un syst¢me de correspondances met en valeur la binarité de la structure dramatique : ainsi, la volonté de Théophile de renier Dieu apr¢s sa rencontre avec Salatin, et les négociations du juif avec Satan sont eSprimées en couplets d’octosyllabes à rimes plates suivis d’un quadrisyllabe 1, comme le sont la conversion dé࠱nitive du pécheur et sa réhabilitation par l’évêque. Pour ce qui est des oppositions métriques, alors que le premier mouvement du teSte, celui de la rébellion subversive, mélange d’arrachement et de révolte, utilise l’octosyllabe à rimes suivies, m¢tre e prosa©que u de la narration, le second mouvement, celui de la renaissance et de la communion, est le lieu de la recherche poétique et musicale. Avec la majesté et l’harmonie qui caractérisent ce vers, l’aleSandrin ouvre le temps du repentir dans le monologue o³ la douleur du pécheur se déploie en douUe quatrains monorimes. Même recherche poétique dans la pri¢re de Théophile à la Vierge, o³ la parole se convertit en chant et en action de grœce par un subtil syst¢me d’alternance entre rimes plates et rimes embrassées déroulé en neuf douUains de siS syllabes, m¢tre privilégié du genre lyrique. Le discours de l’évêque a été lui aussi particuli¢rement soigné. Un huitain inaugural, o³ est décalqué le canevas métrique de la conversion de Théophile, couronne la réconciliation du pécheur avec l’Église et avec Dieu, et concentre dans les associations des mots à la rime toute son histoire : e Marie u y répond à e tricherie u et rime avec e vie u, pour dire le pouvoir de la Vierge sur le Mal  e Théophile u entre en séquence avec e guile u (la tromperie), puis avec e Évangile u, pour résumer l’itinéraire spirituel du personnage dont l’aventure est encore rappelée par la suite dans une curieuse lettre dont l’évêque fait la lecture. Sur ce point, Rutebeuf se distingue de ses devanciers cheU qui le prélat lisait le pacte que Théophile avait conclu avec le diable  cheU lui, la lettre est écrite par Satan lui-même à qui il revient de raconter à son tour la conversion du personnage au Mal, sans que les termes de la charte soient révélés. De fait, dans sa version, la mati¢re du miracle est convertie trois fois et sous des formes di࠰érentes qui se compl¢tent : dans la

0. Ils sont fréquents dans le théœtre médiéval o³ ils ont un r®le signi࠱ant. Voir, par eSemple, leur emploi dans le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel, ou encore le Jeu de la Feuillée d’Adam de la Halle.

1. Le quadrisyllabe, pour le sens, se rattache à l’octosyllabe qui préc¢de, mais, pour la rime, annonce les octosyllabes suivants. Cette forme métrique serait d’origine médio-latine. e Il s’agit u, précise % Dufournet dans une note de son édition et traduction du Miracle de Théophile, de la “forme Richeut”, e du nom du po¢me le Dit de Richeut qui, composé en 115 , a le premier appliqué le principe de l’alternance de vers octosyllabiques et de vers courts. Rutebeuf a donné à cette forme une con࠱guration stable, et l’a employée dans neuf autres pi¢ces. u % 0!*0-) /, loc. cit., note au vers 101, p. 8.

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mise en dialogues de l’histoire, dans le discours de Théophile, dans la lettre du diable à qui le po¢te donne la parole. Ce n’est pas à lui toutefois qu’est laissé le dernier mot : à la ࠱n du discours de l’évêque, un second huitain conclusif o³ l’auditoire est appelé à une action de grœce générale, fait écho au premier pour encadrer la lettre de Satan comme pour, littéralement, en contenir et en contr®ler la portée.

Mise en dialogues et PBKBࠩ>K@B Par delà les modalités du processus de conversion opérant sur la mati¢re de l’histoire et sur son écriture, par-delà aussi la qualité eSpressive de celle-ci, la question centrale posée par la mise en dialogues reste celle de sa PBKBࠩ>K@B. Alors que le dialogue est mimèsis au triple sens d’imitation, de représentation et de ࠱ction, avec la version de Rutebeuf, on est face à une sorte de mimèsis abstraite, face à un discours pur, sans concession. Mais ce que permet la dramatisation de l’histoire et ce qui est, sans doute, recherché par le po¢te, semble être son e࠰acement en tant que logos, en tant que parole. Le recours au dialogique qui pose une action d’abord interlocutive et qui nécessite la coaction, voire l’a࠰rontement, est donc une façon, pour lui, de ne pas s’attribuer de th¢se, ou du moins de ne pas traiter de la conversion religieuse –Zquestion qui est au cœur de son œuvre en cette période de sa vie et de sa création marquée, la critique l’a amplement souligné, par sa e repentance uZ–, suivant le mod¢le narratif des miracles de la Vierge régi conventionnellement par une lutte de pouvoir entre les forces du Mal et les forces du Bien dont le pécheur repenti est successivement le jouet. Dans son miracle, en e࠰et, l’action n’est pas tributaire de cette dichotomie. Si elles ne sont pas rejetées dans les marges de son histoire, les ࠱gures de la transcendance laissent toute liberté au pécheur. Le Théophile de Rutebeuf n’est pas la proie du démon quand il se révolte contre Dieu, il n’assiste pas à un quelconque sabbat pour s’initier au Mal, et son repentir n’est pas dû à l’action de la grœce divine, comme dans les autres versions de la légende. La raison de sa conversion à Satan tient à son humanité même et à la faiblesse de sa condition, au ressenti du manque et de la privation, le fait de ne plus boire, de ne plus manger, de ne plus pouvoir subvenir à ses besoins. Ce n’est pas le diable qui va tenter Théophile, mais lui-même qui se perd par orgueil et qui accepte de se damner en toute conscience, même si la crainte de l’enfer est pour lui bien réelle. Il n’est rien dit non plus des raisons de son repentir, qui n’est pas dû à l’amour de Dieu pour sa créature, au fait que e le bien ne reste pas sans récompense u

, comme l’écrit Pierre Lombard, ou encore, comme le proclame saint Paul, au fait que e Dieu n’est pas injuste pour oublier vos œuvres u 3. Son histoire est celle d’un reniement volontaire et lucide, qui, comme sa conversion, reste un acte libre, et sa part de responsabilité dans la faute et dans le salut neutralise les interventions de Satan et de la

. A. VACANT – E. MANGENNOT – E. A MANN (dir.), Dictionnaire de Théologie catholique, Paris 1899-195, t.Z3, p. 6.

3. La citation est reprise quasiment à l’identique par Adgar et Gautier de Coinci.

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La rhétorique de la conversion dans les versions du Miracle de Théophile

Vierge. On peut d¢s lors comprendre pourquoi Rutebeuf a tant mis en valeur le personnage du juif Salatin dont le pouvoir sur le diable est beaucoup plus grand que dans les autres versions de la légende, pourquoi aussi il ne donne pas de représentation de l’enfer, pourquoi en࠱n la rencontre de la Vierge avec Satan a été si vite eSpédiée. Rutebeuf nous fait assister à un drame recentré sur l’homme intérieur, placé au-devant de la sc¢ne, seul, face à sa perte ou à son salut. Le recours à la forme dialoguée, grœce à laquelle la question de la conversion échappe au dualisme conservateur pour se replacer dans une problématique de l’intériorité et de l’humanité, peut être mis en relation avec l’émergence d’une théologie et d’une philosophie qui témoignent d’une conception nouvelle du Mal et du péché. Au moins au XIIe et au XIIIeZsi¢cles, écrit Jean-Charles Payen, e on se passe tr¢s bien de Satan qui gênerait plut®t les moralistes et les théologiens u : L’av¢nement, au début du XIIeZsi¢cle, d’une éthique de l’intériorité, insistant sur la responsabilité de l’individu, contraint les philosophes et même les po¢tes à d’autant plus occulter sa puissance qu’ils ont tendance à eSpliquer l’eSistence du mal ici-bas par d’autres raisons que celles qui rel¢vent d’une sorte de dualisme sommaire. 4

L’écriture de Rutebeuf se fait peut-être l’écho de cette e éthiqueZ de l’intériorité u, en cherchant pour traduire la vie spirituelle de l’homme une eSpression et un équivalent dans le langage qui pourraient s’apparenter à une eSpérience propre. Dans son Miracle de Théophile, la conversion ne se donne pas à lire sous une forme quelconque, et sa problématique gén¢re en retour une con࠱guration nouvelle. Plus qu’une œuvre sur la conversion, sa version de la légende est une œuvre de conversion qui médite sur une poétique de la conversion elle-même.

4. %  +4 ), e Pour en ࠱nir avec le diable médiéval ou pourquoi les po¢tes et théologiens du Moyen |ge ont-ils scrupule à croire au démon  u, Le Diable au Moyen Âge, loc. cit., p. 4014 6, ici p. 40 . Voir aussi du même auteur, Le Motif du repentir dans la littérature française médiévale (des origines à 1230), Gen¢ve 196.

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UN LANGAGE « BOULEVERSÉ COMME LE CŒUR » : CONVERSION RELIGIEUSE ET CONVERSION LITTÉRAIRE CHEZ CHATEAUBRIAND

Emmanuelle TABET CNRS – CELLF 17e-18e࢙PF¢@IBP

e J’ai vu ࠱nir et commencer un monde u, écrit Chateaubriand en 1833, dans la préface testamentaire des Mémoires d’outre-tombe. Ce qu’il nomme sa e vie littéraire u, qu’il fait commencer en 1800, est en e࠰et précédée par un double séisme : au déracinement dans la mis¢re et l’eSil, jusqu’à ce néant ultime auquel il se voit confronté apr¢s la perte de son fr¢re, de sa m¢re, puis de sa sœur, se superpose le naufrage des Lumi¢res. L’Essai sur les Révolutions s’ach¢ve en 19 sur cette question qui demeure sans réponse : e Quelle sera la religion qui remplacera le christianisme  u C’est sur les ruines du monde ancien, dans cet état de vide ontologique qu’émerge cheU Chateaubriand une conversion conçue, comme pour la plupart des conversions sous la Révolution ou l’Empire, non comme l’adhésion à une religion nouvelle, mais comme un retour auS origines, vers la religion de son enfance 1. Ainsi la conversion est à la fois présentée comme une rupture dé࠱nitive, fruit d’une illumination soudaine, et comme le résultat d’une lente maturation qui enracine le retour vers Dieu dans les profondeurs sinueuses d’une quête spirituelle marquée par le doute : e En lisant attentivement l’Essai, écrira Chateaubriand à l’occasion de sa réédition de 18 6, on sent partout que la nature religieuse est au fond, et que l’incrédulité n’est qu’à la surface u . Pourtant, s’il y a bien continuité entre l’Essai sur les Révolutions et le Génie du christianisme, entre la premi¢re version des Natchez et les récits d’Atala et de René, Chateaubriand choisira dans ses Mémoires de faire naître de l’époque de sa conversion sa e carri¢re u littéraire 3, superposant à la conversion religieuse une conversion à l’écriture.

1. Voir E. GUITTON, e Aspects de la conversion (190-1800) u, dans Au tournant des Lumières, numéro spécial XVIIIe࢙PF¢@IB, 198 , p. 151-16.

. Essai sur les Révolutions (ER), Préface de 18 6, dans Œuvres complètes, Paris, Champion,

009, t.ZI, p. 14. 3. Voir la Préface testamentaire sur ses trois e carri¢res successives u : e Depuis ma jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voyageur  depuis 1800 jusqu’en 1814, sous le consulat et l’empire,

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C’est ce rapport compleSe entre le bouleversement spirituel et la redé࠱nition de la littérature que nous souhaiterions eSplorer ici, en analysant à la fois les archétypes littéraires sur lesquels se fonde son récit de conversion et la façon dont ce récit devient lui-même eSemplaire, proposant une mission nouvelle à l’écrivain, à la fois rédemptrice et civilisatrice. La conversion de Chateaubriand s’enracine dans un mouvement historique de remise en question de l’idéal philosophique apr¢s la Terreur : e L’ancienne noblesse, écrivait Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution, qui était la classe la plus irréligieuse avant 89, devint la plus fervente apr¢s 93  la premi¢re atteinte, elle se convertit la premi¢re u 4. La Harpe, grand défenseur des Lumi¢res, se convertit en prison. Rivarol lui-même en vient en 19 à défendre la nécessité politique de la religion chrétienne, a࠳rmant qu’Ze il y a dans le cœur de l’homme une ࠱bre religieuse qu’on ne peut eStirper u 5. Joubert, profondément marqué par le régicide et par les violences révolutionnaires, se détache de l’esprit philosophique pour chercher Dieu dans l’intimité de son cœur : e Il faut, écrit-il dans ses CarnetsZle 3 mars 193, que quelque chose soit sacré u 6. Mais s’il s’inscrit dans cette tendance générale à un retour vers la religion chrétienne, le récit de conversion demeure cheU Chateaubriand profondément informé par le paradigme essentiel que constitue la conversion de saint Augustin, cœur inquiet tourmenté d’aspirations inassouvies, errant dans le péché avant de se convertir à Dieu et de livrer auS hommes le récit de son cheminement spirituel. La préface de la premi¢re édition du Génie du christianisme en 180 renvoie eSplicitement auS Confessions : à l’instar de l’évêque d’Hippone déplorant ce que furent ses études et son enseignement passés, le jeune Chateaubriand avoue e être tombé jadis dans les déclamations et les sophismes u, de même que Joseph de Maistre s’accusera d’avoir jadis cédé auS e sophismes de l’orgueil u . À ces sophismes du raisonnement philosophique, auS vaines spéculations des Lumi¢res, Chateaubriand oppose ainsi, comme le feront Joseph de Maistre et bien des convertis romantiques, la vérité du cœur : e toujours, écrit Joseph de Maistre le 1 août 1815, 6le changement8 s’op¢re par le cœur o³ le syllogisme est étranger u 8  e l’éducation chrétienne que j’avais reçue, note Chateaubriand dans la préface de 18 6 à l’Essai sur les Révolutions, avait laissé des traces profondes dans mon cœur, mais ma tête était troublée par les livres que j’avais lus u 9.

ma vie a été littéraire  depuisZla restauration jusqu’aujourd’hui, ma vie est politique u (Mémoires d’outre-tombe, éd. J.-C. Berchet, Paris, Bordas, Classiques Garnier, 1989 (MOT), I, p. 845). 4. Tocqueville, Œuvres complètes, Paris, Lévy, 1866, t.ZIV, p.

. 5. Voir M. COINTAT, Rivarol (1753-1801). Un écrivain contesté, L’Harmattan, 001, p. 58. 6. Carnets, 5 mars 180 , e nrf u, Gallimard, 1994, t.ZI, p. 146  voir sur ce point notre article e La Terreur et le sacré : Joseph Joubert face à l’Histoire u, paru dans J.-C. DARMON (dir.), Le moraliste, la politique et l’Histoire de La Rochefoucauld à Derrida, Paris, Desjonqui¢res, e L’esprit des lettres u, 00, p. 00- 14. . Joseph de Maistre, Œuvres Complètes (O.C.), Vitte-Peroussel, Lyon, 1884, t.ZIV, p. . 8. O.C., t.Z3III, p. 130. 9. E.R., p. 06.

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Conversion religieuse et conversion littéraire chez Chateaubriand

L’itinéraire que Chateaubriand narre dans sa préface paraît proche de celui d’Augustin : celui d’un oubli de la religion maternelle dans les voies obscures du péché et de l’hérésie avant une illumination soudaine quoique préparée par un lent cheminement intérieur. Dans les Mémoires, il se souviendra des paroles de sainte Monique que sa m¢re lui répétait, auSquelles les douleurs de l’eSil ont dû conférer une résonance particuli¢re : e Nihil longe est a Deo u – e Rien n’est loin de Dieu u 10. Comme saint Monique, Madame de Chateaubriand pleure en des e torrents de larmes u les égarements de son ࠱ls 11, et comme la m¢re d’Augustin elle aurait pu dire : e Car la seule chose qui me faisait un peu désirer de vivre, était de vous voir Chrétien et Catholique avant ma mort u 1 . Mais la réconciliation ࠱nale, les retrouvailles spirituelles d’une m¢re et d’un ࠱ls réunis en Dieu, longuement évoquées dans les Confessions, sont refusées au jeune eSilé qui ne conserve que le remords pour une faute rendue irréparable par la mort prématurée de sa m¢re : Ma m¢re, apr¢s avoir été jetée à  ans dans des cachots, o³ elle vit périr une partie de ses enfants, eSpira dans un lieu obscur sur un grabat, o³ ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume  elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma m¢re : quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’eSistait plus  elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deuS voiS sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interpr¢te à la mort m’ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumi¢res surnaturelles  ma conviction est sortie du cœur : j’ai pleuré, et j’ai cru. 13

L’auteur des Confessions se consolait apr¢s la mort de sa m¢re par l’idée que dans sa derni¢re maladie, celle-ci pouvait se réjouir de la foi de son ࠱ls, de ses e soins u et de ses e devoirs u 14. Pour l’écrivain moderne confronté au tragique de l’Histoire, à l’omniprésence de la mort sous la Terreur, qu’il vit comme un deuil collectif 15, il ne reste qu’une blessure béante : e couvert, écrira Chateaubriand dans la préface des Natchez de 18 , du sang de mon fr¢re unique, de ma belle-sœur, de celui de l’illustre vieillard leur p¢re, ayant vu ma m¢re et une autre sœur pleine de talents mourir des suites du traitement qu’elles avaient éprouvé dans les cachots, j’ai erré sur les terres étrang¢res u 16. Rien ne vient apaiser le sentiment de culpabilité ampli࠱é par le deuil. La

10. Mémoires d’outre-tombe (M.O.T), éd. J.-C. Berchet, Paris, Classiques Garnier, 1989, t.ZI, p. 153. 11. Saint Augustin, Confessions, trad. Arnauld d’Andilly, Gallimard, !olio, 1993, livre III, p. 110. 1 . Confessions, livre I3, p. 3 1. 13. Génie du christianisme (G.C.), préface de 180 , in Œuvres romanesques et voyages, Paris, Gallimard, Pléiade, 198, p. 1 8 . 14. Confessions, livre I3, p. 3 4. 15. Voir P. GLAUDES, e Les romantiques et le deuil u, dans Deuil et Littérature, Modernités

1, p. 18. 16. Les Natchez, in Œuvres romanesques et voyages, Pléiade, Gallimard, 1969, t.ZI, p. 161.

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conscience naturelle que Rousseau jugeait apte à discerner le bien n’apporte plus de réponse su࠳sante face à cette eSpérience intime de la faute, carZcette conscience malheureuse ne peut se pardonner à elle-même 1 : le crime, écrit Chateaubriand dans son chapitre consacré au remords et à la conscience, e est un poison qui cautérise la conscience u et e en renversant la religion, on a détruit le seul rem¢de qui pouvait rétablir la sensibilité dans les parties mortes du cœur u 18. Ainsi, seule la religion chrétienne conçue comme une seconde conscience permet de surmonter cette eSpérience de la faute, qui est au cœur des ࠱ctions de Chateaubriand, de René auS Martyrs : si René en reste à la conscience malheureuse, qui l’empêche de se pardonner et de croire en une possible régénération en Dieu, l’enfermant dans sa mélancolie, Eudore au contraire pleure comme le jeune Chateaubriand ses erreurs, s’accusant d’avoir provoqué la mort d’une femme – Velléda – mais par sa confession, il parvient à surmonter la faute 19. CheU Chateaubriand comme cheU saint Augustin, c’est la lecture bouleversante d’un texte qui provoque l’ultime séisme. Mais la nature de ce teSte y est bien di࠰érente  il ne s’agit plus d’un teSte biblique – comme pour Augustin l’eStrait de Saint Paul – mais d’un écrit intime, la lettre de sa propre sœur. Le sch¢me augustinien est donc à la fois repris et détourné. La confrontation avec la conversion de La Harpe, contemporaine de celle de Chateaubriand, permet de mieuS mesurer la modernité de cette préface du Génie qui enracine la conversion dans l’intimité du moi et dans la singularité d’un destin individuel, sans recours à la parole sacrée. Lorsque La Harpe publie en 198 son Psautier, il donne dans sa préface les raisons de sa conversion pendant son séjour en prison sous la Terreur. Celui que Sainte-Beuve appelait le e lieutenant de Voltaire u se retourne alors contre les philosophes et, comme Chateaubriand, prépare une apologie du christianisme, qui demeure toutefois à l’état de fragments, ainsi qu’une épopée chrétienne, La Religion ou le Roi martyr. Le récit de sa conversion semble paraphraser le tolle lege des Confessions : il est seul dans sa prison, e profondément triste u, et se met à lire les Psaumes, les Évangiles, et quelques e bons livres u. Peu à peu, il entrevoit une e lumi¢re nouvelle u qui lui montre un abyme, celui de ses e quarante années d’égarement u. Alors qu’il est dans cet état d’abattement, il ouvre par hasard l’Imitation de Jésus-Christ et tombe sur ces paroles : e Me voici, mon ࠱ls œgé. Je viens à vous parce que vous m’aveU invoqué u. Ces mots provoquent en lui un véritable séisme : e je tombai la face contre terre, baigné de larmes, étou࠰é de sanglots u. On le voit : La Harpe s’éloigne bien peu de l’archétype augustinien, comme si la conversion devait répondre à un sch¢me préétabli. CheU Chateaubriand, ce schéma est à la fois répété et subverti dans la mesure o³ cette voiS divine est absente. Il n’y a pas d’appel, mais seulement la douleur du deuil, ampli࠱ée par la conscience aiguë de la faute. Il n’y a

1. Voir A. MICHEL, e Révolution et religion : Chateaubriand de l’Essai sur les Révolutions au Génie du chrstianisme u, Communio 14 3-4 (1989), p. 63-80. 18. G.C., p. 606. 19. Voir !. BERCEGOL, Chateaubriand : une poétique de la tentation, Classiques Garnier,

009, p. 518.

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pas non plus d’irruption de lumi¢re, d’apaisement radieuS, comme dans les Confessions o³ une vive lumi¢re place le croyant e en plein repos u, en࠱n délivré des e tén¢bres du doute u. La conversion s’enracine moins dans la Révélation que dans l’eSpérience anthropologique du vide, et de l’inquiétude du cœur incapable de trouver ici-bas de réponse à son besoin d’absolu et mû par une insatiable aspiration vers l’in࠱ni : dans le sillage de saint Augustin, Chateaubriand fait de ce que Jean Deprun nommait l’Ze inquiétude blanche u, le chemin d’acc¢s vers Dieu. Mais il semble réduire à cette eSpérience spirituelle un processus de conversion dans lequel la Révélation n’aurait plus sa place. Du reste, dans les Martyrs, Chateaubriand imagine, au mépris de la vérité historique, Augustin e vaincu par les larmes de sa m¢re u 0, et allant la retrouver à Carthage. Dans ce récit d’une conversion née des larmes d’une m¢re, il projette semble-t-il son propre récit. Car la conversion à la voiS divine est d’abord à ses yeuS un retour auS racines mêmes de l’être, à sa mémoire la plus intime qui ressurgit en même temps que la conscience de la faute. La mort de sa m¢re ram¢ne Chateaubriand à son enfance, le renvoie auS couches les plus profondes de sa mémoire. Elle le ram¢ne à une naissance déjà marquée par la mort, à une blessure originelle que la perte ne fait qu’ampli࠱er. Car la conversion est aussi pour Chateaubriand epistrophe, retour vers l’origine : e aller à Dieu, écrivait Pierre Moreau, fut pour Chateaubriand revenir à la Bretagne u. Il ne s’agit pas d’embrasser un nouveau culte, mais de revenir à la foi de son enfance, tel cet enfant prodigue qui apparaissait dans les Confessions comme un leitmotiv 1. On assiste ainsi cheU Chateaubriand à une forme de spiritualisation de l’intime à travers la douleur : e sa doctrine, écrira-t-il dans le Génie à propos de l’Évangile, n’a point son si¢ge dans la tête, mais dans le cœur u

. Déjà, lorsqu’en 19 il traversait, seul et malade, la forêt des Ardennes, il dit avoir éprouvé, au moment de s’évanouir, un e sentiment de religion u 3. La conversion a lieu dans l’état de grande solitude qui est celui de l’eSilé, alors que dans les Confessions sont présents les guides spirituels d’Augustin, saint Ambroise et Simplicien. Les larmes engendrent un e j’ai cru u intransitif, une croyance qui semble rendre au moi sa vérité et à l’écrivain sa mission. L’essentiel est moins de croire en Dieu que de croire, l’intensité de la foi semblant prendre le pas sur son contenu dogmatique. Il s’agit d’abord de retrouver foi en un monde qui se délite, en une vie qu’une longue suite de deuils a assombrie, et de retrouver un sens par-delà cette mort omniprésente que le scepticisme philosophique est désormais impuissant à assumer :

0. Les Martyrs, Œuvres romanesques et voyages, Pléiade, Gallimard, 1969, t.ZII, p. 185.

1. Voir sur ce point I. BOCHET, e Interprétation scripturaire et conscience de soi : du De doctrina Christiana auS Confessions u, dans Comprendre et interpréter : le paradigme herméneutique de la raison, Paris, Beauchesne, 1993, p. 1-50.

. G.C., I, I, 4, p. 485.

3. M.O.T., I, 3, 1, t.ZI, p. 53.

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Je viens encore de perdre une sœur que j’aimais tendrement, écrit-il à !ontanes le 5 octobre 199, et qui est morte de chagrin dans le lieu d’indigence o³ l’avait reléguée Celui qui frappe souvent ses serviteurs, pour les éprouver et les récompenser dans une autre vie. Oui, mon cher ami, vous et moi sommes convaincus qu’il y a une autre vie. Une œme telle que la v®tre se persuadera malaisément que tout se réduit à quelques jours d’attachement dans un monde dont les ࠱gures passent si vite, et o³ tout consiste à acheter si ch¢rement un tombeau 4.

Si les larmes semblent se confondre avec la foi, c’est que l’être trouve dans la sou࠰rance sa vérité, et une forme paradoSale de plénitude 5 : comme l’écrira plus tard Chateaubriand paraphrasant la leçon de Job, e les sou࠰rances prient u 6. La sou࠰rance en tant qu’eSpression métaphysique de la ࠱nitude humaine est en elle-même une eSpérience sacrée : e comment croirait-il en Dieu, écrira-t-il dans le Génie, celui qui ne croit ni à la réalité de la vertu, ni à la vérité des larmes  u  Mais à la di࠰érence par eSemple de Ballanche, Chateaubriand n’en reste pas à ce dolorisme eSpiatoire, à cette rédemption par les larmes. Car à la volonté de racheter les fautes passées se superpose une mission nouvelle, qui consiste à ériger un monument à la gloire de l’être disparu. D¢s 199, comme en témoigne la lettre de Chateaubriand adressée à !ontanes peu apr¢s la mort de sa sœur, l’écrivain naissant oppose à l’obscurité dans laquelle est morte sa sœur la gloire de Dieu, o³ e gît la souveraine beauté, et le souverainZgénie u 8. La question centrale que pose le récit des Mémoires est plus eSplicitement encore celle de la gloire, qui n’est plus cette gloria dei évoquée dans la lettre à !ontanes en une paraphrase des Psaumes, mais bien la gloire littéraire : !ontanes m’invitait à travailler, à devenir illustre  ma sœur m’engageait à renoncer à écrire : l’un me proposait la gloire, l’autre l’oubli. 9

La faute, désignée dans le Génie comme dans les Confessions à travers la notion d’égarements, est ici matérialisée en un ouvrage perçu comme criminel auS yeuS de sa sœur, à savoir cet Essai sur la Révolutions qu’il va jusqu’à mettre au feu en un spectaculaire autodafé qui peut rappeler la destruction par Maistre, en 194, du manuscrit de ses Lettres d’un royaliste savoisien 30 : L’idée d’avoir empoisonné les vieuS jours de la femme qui me porta dans ses entrailles, me désespéra : je jetai au feu avec horreur des eSemplaires de

4. G.C., p. 160.

5. Cf René, Classiques Garnier, 1958, p. 34 : e Je trouvai une sorte de satisfaction inattendue dans la plénitude de mon chagrin u.

6. M.O.T., III, 9, t.ZI, p.

5.

. G.C., I, VI, , p. 60.

8. G.C., p. 160.

9. M.O.T., 3I, 4, t.ZI, p. 603. 30. Voir J.-Y. P RANCH ÈRE, L’autorité contre les Lumières : la philosophie de Joseph de Maistre, Gen¢ve, DroU, 005, p. 84.

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l’Essai comme instrument de mon crime  s’il m’eût été possible d’anéantir l’ouvrage, je l’aurais fait sans hésiter. 31

Mais cette évocation, sur le mode de l’irréel, d’un possible anéantissement du teSte, vient paradoSalement signi࠱er l’immortalité d’une œuvre qu’on ne saurait anéantir, et qui se voit elle-même trans࠱gurée de façon rétrospective : l’instrument du crime devient un e livre de doute et de douleur u, o³ le mémorialiste nous invite à lire, par-delà son apparente impiété, les prémices de sa conversion. Mais surtout, l’écrivain, tiraillé entre l’appel du po¢te et l’eShortation de sa sœur, a subitement la révélation de sa mission, qui consiste à se vouer, non au silence, mais à une poésie sacralisée, et mise au service d’une apologétique. Il déclare alors que la lettre de sa m¢re aurait fait surgir, en une illumination soudaine, le titre du Génie du christianisme, pourtant déjà évoqué dans sa correspondance trois mois plus t®t : e Le titre du Génie du christianisme que je trouvai sur le champ m’inspira  je me mis à l’ouvrage  je travaillai avec l’ardeur d’un ࠱ls qui bœtit un mausolée à sa m¢re u 3 . Ainsi la conversion débouche, non sur le silence, mais sur un exegi monumentum en une apologie de la gloire héritée de l’Antiquité 33. Comme le fait remarquer Jean-Marie Roulin, la voiS de la m¢re sert d’interpr¢te e non pas de Dieu mais de la mort u 34, une mort redoublée et en en quelque sorte mise en abyme par la lettre de la sœur elle-même défunte. On sait que cette façon de présenter les événements n’est pas tout à fait eSacte dans la mesure o³ Chateaubriand a vraisemblablement reçu la lettre de sa sœur, Mme de !arcy, bien avant sa mort – qui survint plus d’un an apr¢s le premier deuil 35. Mais cette forme de ࠱ction épistolaire est hautement symbolique. L’écart temporel entre l’instant de l’écriture et le temps de la lecture se transforme en un abyme séparant la vie et la mort et trans࠱gure la parole du scripteur en une voiS venue de l’autre monde – schéma que l’on retrouve dans René : Qu’ai-je besoin, écrit Amélie à René, de vous entretenir de l’incertitude et du peu de valeur de la vie  Vous vous rappeleU le jeune M‫ ڎ‬qui ࠱t naufrage à l’Ile-de-!rance. Quand vous reçûtes sa derni¢re lettre, quelques mois apr¢s sa mort, sa dépouille terrestre n’eSistait même plus, et l’instant o³ vous commencieU votre deuil en Europe était celui o³ on le ࠱nissait auS Indes. Qu’est-ce donc que l’homme dont la mémoire périt si vite  36

31. M.O.T., t.ZI, p. 604. 3 . M.O.T., t.ZI, p. 605. 33. Voir !r.Z%*0&*1.&4, La gloire dans la poésie française et néolatine du 16 e࢙PF¢@IB, Gen¢ve, DroU, 1969 p. 9. 34. J.-M. ROULIN, Chateaubriand, l’exil et la gloire : du roman familial à l’identité littéraire, Paris, Champion, 1994, p. 160. 35. Voir E. BOUVIER, e Un passage de René et la conversion de Chateaubriand u, RHLF (oct.nov. 1930), p. 50-5 . 36. René, éd. cit., p.

4.

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Emmanuelle Tabet

Cette voiS issue des profondeurs de la mort semble néantiser le teSte tout en le sacralisant – la lettre se faisant relique. La conversion est alors une forme de renversement métaphysique, de basculement de l’autre c®té du miroir, o³ résonne en une troublante présence la voiS d’outre-tombe. Si le schéma eSplicite demeure celui de la conversion augustinienne, l’eSpérience intime de la conversion s’apparente ainsi à l’eSpérience orphique d’une plongée dans le royaume des morts pour tenter désespérément de ressusciter par la puissance du verbe l’être perdu. Cette dimension orphique sera ampli࠱ée dans la récriture en 18

, au second tome des Mémoires, de ce récit de conversion. Si dans la préface du Génie, l’auteur, se défendant d’avoir rédigé un ouvrage de circonstance, insistait sur la sincérité d’une conversion issue d’une blessure intime, dans les Mémoires, l’accent est mis sur la conversion non plus seulement à Dieu, mais à la littérature. Si l’Augustin converti décide de revenir en Afrique, et de renoncer à la fortune et à la gloire littéraire, Chateaubriand fait de son ouvrage apologétique le temple glorieuS élevé à la mémoire de la défunte : 6‫ڎ‬8 le premier désir de gloire en࠲ammait mon imagination eSaltée. Ce désir me venait de la tendresse ࠱liale  je voulais un grand bruit, a࠱n qu’il montœt jusqu’au séjour de ma m¢re, et que les anges lui portassent ma sainte eSpiation. 3

On peut apprécier la distance qui sépare cette évocation en 18

d’une forme de triomphe de la littérature de sa premi¢re formulation dans la préface de la premi¢re édition du Génie : Je n’ose me ࠲atter que du séjour immortel qu’elle habite, maZm¢re ait encouragé mes e࠰orts  puisse-t-elle avoir accepté mon eSpiation ࢕ 38

La timide pri¢re s’est muée en une a࠳rmation du pouvoir d’intercession de la littérature, et en une assimilation entre la renommée littéraire et les voiS de l’ange. La conversion, qui cheU Pascal conduisait à s’anéantir devant Dieu, s’accompagne cheU Chateaubriand d’une a࠳rmation du pouvoir des mots. Si l’on peut établir un lien entre la conversion deZl’auteur et la naissance, quelques années plus tard, de son projet autobiographique – celui des Mémoires de ma vie –, ce n’est plus, comme cheU saint Augustin, à travers la démonstration de l’itinéraire tortueuS qui conduit le pécheur vers la grœce divine : il s’agit, devant un autre tombeau, celui de Mme de Beaumont, de tenter de e réveiller les e࠳gies glacées u 39, de se faire, à la mani¢re de sa sœur, l’interpr¢te de la mort, de descendre au tombeau pour communier avec les êtres chers – tout en étant conscient qu’on ne ressuscite jamais que des fant®mes. L’autobiographie n’est donc plus orientée, dans une perspective téléologique, suivant un aSe allant des tourments de l’hérésie auS félicités de la foi, et de la séparation ࠱liale à l’amour maternel retrouvé en même temps que l’amour de Dieu  à l’union mystique en une apothéose ࠱nale de la m¢re et du ࠱ls s’opposent

3. M.O.T., t.ZI, p. 606. 38. G.C., e Préface de 180 u, p. 1 81. 39. M.O.T., t.ZII, p. 19.

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Conversion religieuse et conversion littéraire chez Chateaubriand

la douleur du deuil et la blessure de la faute. L’épreuve n’est pas surmontée par une refondation du moi retrouvant sa place aupr¢s de Dieu et des siens mais par la fondation d’une œuvre. Certes, comme dans les Confessions, la conversion a pour e࠰et une reformatio, qui rend à l’être sa consistance  mais si le sujet augustinien, qui est guéri par les Écritures, tient son être de Dieu, cheU Chateaubriand, il le tient de son œuvre, car c’est bien l’écriture en tant que mission spirituelle qui devient le lieu de la guérison. La mission chrétienne qu’il se donne dans le Génie du christianisme est d¢s lors essentiellement mémorielle : s’il s’agit de e rétablir la religion sur ses ruines u 40, ce n’est pas par sa théologie, mais à travers son histoire et l’évocation de ses beautés. Cette poétique de la mémoire, qui fait du Génie le tombeau d’une religion en même temps qu’elle œuvre à sa régénération, sera ampli࠱ée et approfondie dans l’écriture cryptique des Mémoires 41. On peut d¢s lors lire dans ce récit de deuil et de conversion le premier germe d’une poétique de l’outre-tombe qui sera celle des Mémoires, o³ l’orphelin ne sera plus l’auteur mais le teSte même, e pauvre enfant destiné à rester apr¢s moi ici-bas u et o³ l’écrivain se placera à son tour du c®té de ces e voiS plaintives qui sortent de la tombe u, de ces e voiS qui ont quelque chose de sacré parce qu’elles sortent du sépulcre u 4 .

40. e Préface testamentaire u, M.O.T., t.ZI, p. 845. 41. Voir J.-C. CAVALLIN, Chateaubriand cryptique ou Les Confessions mal faites, Paris, Champion, 003. 4 . M.O.T., t.ZI, p. 118.

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–ZIVZ–

Discours et stratégies de pouvoir

LA RÉÉCRITURE DE MIRACLES DE LA VIERGE DANS LE #,/1)&1&2*#&!"& COMME CONSTRUCTION D’UN DISCOURS ANTI-CONVERSE 1

Cándida FERRERO HERNÁNDEZ – Raúl PLATAS ROMERO Universitat Autònoma de Barcelona

Le discours sur la conversion au XVeࢩPF£@IBBK >PQFIIB Le phénom¢ne de conversions massives au christianisme de la part des juifs de Castille depuis la ࠱n du XIVeZsi¢cle et tout le long du SveZsi¢cle en est venu à s’appeler e le probl¢me converse u et a produit des ࠲euves de bibliographie, en particulier de la part d’historiens qui, depuis di࠰érents horiUons intellectuels, ont cherché à percer les mécanismes qui ont provoqué une telle situation, de même que le processus qui s’est achevé par l’instauration de l’Inquisition en Castille et l’eSpulsion des juifs du territoire espagnol. Dans ce conteSte, le déploiement du discours sur la conversion présente un intérêt spéci࠱que, parce que l’on ré࠲échit auS mécanismes qui incitent à la conversion, à la signi࠱cation même de celle-ci et auS intérêts particuliers qui y ont servi de mobile, d’o³ surgit un discours anti-converse fondé sur divers intérêts politiques et religieuS, mais aussi économiques et sociauS qui ont assombri une époque particuli¢rement compleSe .

1. Ce travail a été réalisé avec l’aide des Projets de Recherche e La percepci­n del Islam en la Europa cristiana. Traducciones latinas del Corán y literatura de controversia islamo-cristiana u (DGICYT !!I 008-06919-C0 -0 !ILO) et e La percepci­ de l’Islam en la societat cristiana. Les traduccions llatines de l’Alcora i la Literatura Llatina medieval de controv¢rsia amb l’Islam i el Juda©sme u (AGAUR 009 SGR-008 4)  responsable : José Mart§neU GáUqueU.

. Voir, dans ce conteSte, les publications suivantes qui o࠰rent en outre de nombreuses références bibliographiques actualisées : R. A MRÁN, Judíos y conversos en el reino de Castilla, propaganda y mensajes políticos, sociales y religiosos (siglos XIV-XVI), Valladolid, Junta de Castilla y Le­n 009, et la monographie La polémica judeo-cristiana en Hispania, C.  'Z1'' (dir.), Iberia Judaica, vol.ZII, Alcobendas (Madrid) 010, en particulier le teSte de N. ROTH, e Christian Anti-Jewish Polemics in Medieval Spain, a Listing u, p. 193-195, et celui d’U. R AGACS, e Antijüdische Polemik in Spanien : Literatur in Latein u, p. 19- 00.

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Cándida Ferrero Hernández – Raúl Platas Romero

En 1390, on avait converti au christianisme l’in࠲uent rabbin de Burgos, Salomon Ha-Levi, avec tous ses ࠱ls, et il prit le nom de Pablo de Santamar§a. Ce fut un coup tr¢s rude pour ses disciples, comme on en a un écho dans la lettre que lui envoya Jeshua Ha-Lorki, qui plus tard devait se convertir lui-même au christianisme en prenant le nom de Jer­nimo de Santafé. Dans sa lettre, Ha-Lorki pose une série de questions o³ se manifestent ses doutes quant à la conversion de Salomon : yHas procurado riqueUas y honores  6‫ڎ‬8 yO acaso el estudio de la ࠱losof§a te ha hecho cambiar tan radicalmente y mirar las pruebas de la fe como vanas e ilusorias que has abraUado con ideas que satisfacen tu intelecto sin miedo, ansiedad o prejuicios  yO quiUás, al ver la destrucci­n de nuestra naci­n y el número de a࠲icciones que nos están arruinando y destruyendo, tales que parece que el Señor nos ha dado la espalda y por alimento a las bestias del campo, te pareci­ que el nombre mismo de Israel va a desaparecer de la tierra  yO es posible que se te hayan revelado los secretos de la profec§a y los principios de la fe, gracia no concedida a los grandes maestros de todas las épocas de nuestro destierro, y tú hayas visto que nuestros padres ten§an como herencia la falsedad, que no comprend§an el ࠱n último de la Torah y de las profec§as, y entonces tú escogiste lo que te pareci­ verdad y ࠱rme  3

Il est particuli¢rement important que les questions posées par Ha-Lorki aient été des points de controverse sur lesquels s’est bœti le débat sur les convertis espagnols du XVeZ si¢cle : a) les juifs se convertissent au christianisme à cause de leur ambition, a࠱n de faire carri¢re dans les institutions qui leur sont fermées  b) les juifs se convertissent apr¢s avoir été convaincus intellectuellement  c) les juifs se convertissent par crainte des persécutions  d) les juifs se convertissent à la suite de quelque signe particulier que leur a révélé une prophétie. À ces questions Pablo de Santamar§a répondra en s’appuyant sur les fondements du juda©sme et du messianisme chrétien. Un peu plus tard, Ha-Lorki se convertit lui-même et arrive à être le bras droit du Benoît 3III dans la e Disputa de Tortosa u, cadre pour la controverse intellectuelle qu’on a cru de plus grande utilité, étant donné les minces résultats de la prédication, et qui a ouvert la porte à la conversion de milliers de juifs e hasta el punto de que aljamas enteras desaparecieron y otras quedaron muy disminuidas, casi eStintas u 4. Néanmoins, le discours institutionnel change rapidement et le discours anti-juif se transforme en discours anti-converse, arguant du fait que les conversions ne sont pas sinc¢res et que les juifs sont arrivés au baptême pour s’élever socialement et s’enrichir, mais qu’ils continuent à pratiquer leurs rites et se moquent des chrétiens. Ces circonstances se re࠲¢tent dans la production littéraire o³ l’on observe diverses étapes, en fonction de l’évolution des événements. C’est une évolution qui va des présupposés de la défense de la prédication orientée vers la conversion à une littérature d’invective o³ s’élabore un

3. Cf. A. A LCALÁ, Los judeos conversos en la cultura y sociedad españolas, Madrid 011, p. 34. 4. Ibid., p. 49.

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La réécriture de miracles de la Vierge dans le !ortalitium ࠱dei

discours qui légitime le christianisme et en même temps eSclut les convertis en particulier, bien qu’il soit indubitable que l’on perçoit une pluralité de points de vue, en fonction des intérêts politiques et des lectures scripturaires. Selon Pedro M.Z Cátedra, la loi du pendule a࠰ecte l’art de la prédication et l’on peut observer que e la ࠱gura del predicador se va recargando de elementos conteStuales que podr§amos cali࠱car de violentos, junto con otros ingredientes que, sin duda, modi࠱can la ‘imaginer§a’ del o࠱cio de la predicaci­n u 5. Dans ce conteSte, Cátedra consid¢re que ces éléments correspondent auS canons de la rhétorique du sermon, mais aussi à une e nécessité u d’imprimer un discours o³ se re࠲¢te de façon claire la violence qui provient d’un conteSte social et temporel déterminé. La littérature espagnole de controverse religieuse écrite en latin au SveZsi¢cle s’ajuste de mani¢re cohérente à une argumentation claire et concise qui repose sur le commentaire de l’eScellence de la foi catholique et sur l’énumération des ennemis qui harc¢lent les chrétiens, dans ses diverses variantes  elle s’appuie aussi sur une contre-argumentation doctrinale élaborée fondée sur l’interprétation scripturaire, sur l’usage de l’invective et l’eShortation au combat, et l’intervention de l’usage des armes dialectiques et temporelles. Les œuvres apologétiques écrites à cette époque ont servi de référentiel fondamental pour la prédication populaire, o³ s’intégraient des arguments qui justi࠱aient la politique religieuse et civile qui tendait à montrer l’obligation de la conversion au christianisme des juifs et des mudejares, euS à qui, une fois convertis, on n’o࠰rait pourtant pas la possibilité d’une pleine intégration dans la communauté civile chrétienne.

La #LOQBOBPPB contre les convertis Incontestablement, Alfonso de Espina (O!M), à qui l’on attribue l’œuvre #LOQ>IFQFRJࠩABF, est l’auteur à qui l’on recourt habituellement pour illustrer la pensée du moment. La lecture du Fortalitium qui a ࠱ni par prévaloir est celle d’une œuvre qui plaide en faveur de l’instauration de l’Inquisition en Castille comme quelque chose d’incontournable pour en ࠱nir avec la situation di࠳cile des fauS convertis. Il est indubitable que l’œuvre manifeste cette intention et il est évident aussi qu’elle prétend compiler toutes sortes d’arguments pour eSalter la Forteresse chrétienne – arguments déjà présentés dans des œuvres antérieures et qui présentent di࠰érents niveauS de lecture, comme l’a déjà suggéré Monsalvo Ant­n 6. Mais les arguments que fait valoir Espina, pour autant, sont nouveauS dans un traité orienté vers la formation des prédicateurs, en consonance avec la pensée franciscaine orthodoSe. Dans cette œuvre, la conversion est vue comme une conséquence nécessaire de la prédication, pour laquelle prime le résultat immédiat, selon la pensée apocalyptique, en même

5. P. M. CÁTEDRA, e La modi࠱caci­n del discurso religioso con ࠱nes de invectiva. El serm­n u, dans Atalaya. Revue Francaise d’Études Médiévales Hispaniques 5 (1994), p. 101-1 1 6p. 1018. 6. J. M. (*).'1*Z )/), e Algunas consideraciones sobre el ideario antijud§o contenido en el Liber III del Fortalitium Fidei de Alonso de Espina u, dans Aragón en la Edad Media, nº 1415, II (1999), p. 1061-1088.

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Cándida Ferrero Hernández – Raúl Platas Romero

temps que se manifeste de façon frappante la lutte spirituelle que l’on doit entreprendre pour préserver le salut de la chrétienté. Dans ce discours, on insiste sur la lecture, particuli¢rement intéressée, de la parabole du bon grain et de l’ivraie o³ sont mis en évidence des arguments qui, assemblés selon un plan parfaitement organisé, débouchent sur la conclusion que l’ivraie doit être arrachée. Le discours, pour autant, ne s’oriente pas vers la conversion, mais vers la lutte contre les convertis qui sont perçus comme un corps unique, composé des juifs, des musulmans et des démons, dont la conversion est impossible. Le #LOQ>IFQFRJࠩABF a été analysé selon diverses perspectives historiographiques , et on a réalisé des études partielles de certains de ses traités  en particulier, on a commenté le livre III, consacré auS juifs 8. Pour ce qui est de sa systématisation littéraire et de ses sources, une recherche spéci࠱que a été menée 9, mais cependant beaucoup de ces études critiques pœtissent du manque de référence à une édition moderne et compl¢te de l’œuvre 10. En outre, on doit étudier in extenso les sources auSquelles se nourrit l’œuvre, car ce matériau met en évidence des œuvres littéraires médiévales que l’on trouvait dans les manuscrits des biblioth¢ques espagnoles 11. L’utilisation de sources si variées a parfois désorienté le lecteur, ce qui ne peut manquer de

. B. NETANYAHU, « Alonso de Espina. Was he a New Christian  u, Proceedings of the American Academy of Jewish Research 43 (1976), p. 10-165  A. M EYUHAS GINIO, « The Conversos and the Magic Arts in Alonso de Espina’s Fortalitium Fidei u, Mediterranean Historical Review 5 (1990), p. 169-18  EAD., e El concepto de ‘per࠱dia judaica’ u, Helmantica 46 (1995), p.

9-311  EAD., e Rêves contre les sarrasins dans la Castille du SveZsi¢cle. Alonso de Espina #LOQ>IFQRJࠩABF u, Revue de l’Histoire des religions 1 (1995), p. 145-14  EAD. e The !ortress of !aith at the End of the West. Alfonso de Espina and his Fortalitium Fidei u, dans O. LIMOR – G. G. STROUMSMA (éd.), Contra Judaeos. Ancient and Medieval Polemics between Christians and Jews. Tübingen 1996, p. 15- 38  EAD., La forteresse de la foi. La vision du monde d’Alonso de Espina, moine espagnol, Paris 1998. 8. . % MCMICHAEL, Was Jesus of Nazareth the Messiah ? Alphonso de Espinar’s Argument Against the Jews based on his Commentary on the Book of Isdaiah in the !ortalium ࠱dei (c. 1464). An edition, Translation and Commentary. Rome, Atlanta, (199 , 1994 reimpr.)  ID., e The Sources for Alfonso de Espina’s Messianic Argument against the Jews in the Fortalium Fidei u, dans J. SIMON (éd.), Iberia and the mediterranean World of the Middle Ages, Studies in Honor of Robert I. Burns. Leyden – New-York – Cologne 1994, I, p.  -95  I D., « Alfonso de Espina on the Mosaic Law u, dans S. J. MCMICHAEL – S. E. MYERS (éd.), Friars and Jews in the Middle Ages and Renaissance., Leiden – Boston 004, p. 199-

4 (“The Medieval !ranciscans”

)  ID., e !riar Alonso de Espina, Prayer, and Medieval Jewish, Muslim and Christian Polemical Literature u, dans T. %*#).*)(éd.), Medieval Franciscan Prayer, Leiden 00, p. 1-303. 9. M. ESPOSITO, e Notes sur le #LOQ>IFQFRJ ࠩABF d’Alphonse de Spina u, Chtonia 43 (1948), p. 514-536  A. ( 40#.Z"$)$*, De bello Iudaeorum. Fray Alonso de Espina y su Fortalicium ࠩABF, Salamanque 1998  J. M. (*).'1* )/), loc. cit. (1999). 10. Tœche qu’accomplit actuellement Raúl Platas Romero comme sujet de th¢se doctorale dirigée par Cándida !errero HernándeU : son édition sera accompagnée d’une traduction en espagnol. Cette édition, qui s’inscrit dans le cadre du projet de recherche que dirige actuellement le Professeur José Mart§neU GáUqueU, fournira un outil d’analyse plus adapté des domaines qui n’ont pas été abordés jusqu’ici. Les citations du Fortalitium que nous donnons dans ce travail sont tirées de l’édition de Raúl Platas. 11. Il faut rappeler le fait qu’Espina a été, durant un temps, professeur à l’université de Salamanque, et en particulier maître au Colegio Mayor de San Bartolomé (ou Colegio de

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La réécriture de miracles de la Vierge dans le !ortalitium ࠱dei

se produire si l’on en déconteStualise des eStraits et si l’on oublie le conteSte propre à l’œuvre, qui doit être replacée dans un tout global et dont l’herméneutique est su࠳samment eSpliquée dans le Proemium de l’œuvre, comme nous allons le commenter.

Le proème du #LOQ>IFQFRJ Le pro¢me est une longue invocation à Dieu au moyen de l’anaphore en Tu qui signale, à quatre-vingt-quinUe reprises, ce qui caractérise le thema, comme l’a déjà montré Rosa Vidal Doval 1 . Cet usage est symptomatique des invocations, ce qui nous sugg¢re l’idée qu’Alfonso de Espina utilise l’ine࠰able sans symboles, cherchant à donner à Dieu les noms qui le caractérisent, mais sans lui en donner aucun, parce qu’il les poss¢de tous. Ainsi l’anaphore en Tu es, Tu solus, Tu das se déroule de façon ineSorable depuis : Tu es, Domine, Deus meus, qui facis magna et inscrutabilia et mirabilia quorum non est numerus. Tu eStendisti celos solus et gradieris super ࠲uctus maris. Tu ambulas super pennas uentorum. Tu fecisti Arcturum et Orionas et interiora Austri. Tu es celsior celo, profundior inferno, longior terra et latior mariZ6‫ڎ‬8

jusqu’à : Tu uis omnes homines saluos ࠱eri et in agnitionem ueritatis uenire. Tu es qui in rebus per tempus ortis summam gratiam fecisti, cum propter salutem humani generis, quod nimia charitate dileSisti, misisti !ilium tuum unigenitum eternaliter generatum in plenitudinis tempore in Maria Virgine humanatum, quem uerum Deum et hominem con࠱temur, factus Tibi obediens usque ad mortem crucis ut nos redimeret a peccato,

par un résumé de la théologie chrétienne et des fondements de la foi, pour conclure : %>B@BPQࠩABP+LPQO>. Apr¢s cette confession de foi, il eSprime les dangers o³ se trouvent les chrétiens, entourés d’in࠱d¢les qui, comme des loups rapaces, dévastent le troupeau du Seigneur, dont les pasteurs temporels ne sont que des mercenaires qui abandonnent les ࠱d¢les et entreprennent de fuir devant les blasph¢mes et les cruautés des per࠱des juifs, qui munera eorum exececauerunt oculos iudicum, ou devant la présence des musulmans qui vivent au milieu des chrétiens dans l’intérêt de leurs propres princes, en dépit de leur désaccord doctrinal, absona Sarracenorum. On rappelle ensuite les paroles de Paul (Tm , 4-3) : Erit enim tempus cum sanam doctrinam non sustinebunt, parce qu’il implore Dieu : Sucurre ergo, Domine, gregi tuo quem precioso sanguine Filii tui emisti. Puisque l’auteur

Anaya), on l’on conservait une tr¢s intéressante biblioth¢que, qui plus tard en vint à faire partie du fonds général de l’université. 1 . R. 1$'Z*1'eEl muro en el oeste y La fortaleza de la fe : alegor§as de la eSclusi­n de minor§as en la Castilla del s.ZSv u, dans R. SANMARTÍN et- 1$'Z*1' (éd.), Las metamorfosis de la alegoría. Discurso y sociedad en la Península Ibérica desde la Edad Media hasta la Edad Contemporánea, Madrid 005, p. 14 -168.

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Cándida Ferrero Hernández – Raúl Platas Romero

se trouve plongé dans une eStrême douleur en constatant qu’il n’y a personne pour s’occuper des chrétiens ni aucun WBI>QLOBJQRBࠩABF@>QELIF@B PMB@F>IFQBO FKE>@JFPBO>%FPM>KF> FKNR> PF@RQFKࠩKBJRKAFPFQ>BPQ, in ea congretate sunt omnes feces tuorum inimicorum. Et ces ennemis, ce sont l’hérétique, le juif, le musulman et le diable. L’auteur, en conséquence, énum¢re ses arguments, ses objectifs et présente sa méthode de travail : on y voit l’allégorie de la forteresse de la foi s’imposer comme le frontispice d’une œuvre qui présente une intention polémique évidente et dont le discours se fonde sur la violence dialectique qui re࠲¢te la violence de la situation sociale, en faisant usage de toutes sortes de moyens littéraires qui tendent à la réfutation, selon la rhétorique scolastique dans laquelle Espina était passé maître. Sur l’interprétation de l’allégorie de l’œuvre, Rosa Vidal Doval 13 a constaté que le titre de l’œuvre correspond à une allégorie fondée sur le verset 3 du Psaume 61 (Vulg. 60, -4) qui fournit le schéma architectonique de l’œuvre : exaudi Deus deprecationem meam intende orationi meae, 3 >ࠩKF?RPQBOO>B>AQB@I>J>SFARJ>KUF>OBQRO@LOJBRJ in petra exaltasti me deduxisti me, 4 quia factus es spes mea turris fortitudinis a facie inimici, que l’auteur, en consonance avec ce qui a été vu antérieurement, actualise >ࠩKF?RPQBOO>B, c’est-à-dire depuis l’Espagne, comme nous le lisons à la ࠱n du pro¢me : Turris fortitudinis facie inimici, psalmo LX. En outre, l’auteur ne renonce pas formuler ses clés allégoriques par l’eSpression "QMOBJFQQFQࠩDRO>MRDKB, qu’il va gloser au livre I, o³ il nous donne les clés de l’armatura Dei, c’est-à-dire les symboles du chrétien militant, et que le Fortalitium glose dans la premi¢re remarque du livre I, en prenant pour référence l’Épître de Paul auS Éphésiens (VI), o³ Paul AL@RFQNR>IFQBOࠩABIBP debent armari in spirituali bello, et ponit sex armorum genera, quorum quinque sunt ad resistendum et unum ad impugnandum, scilicet, uerbum Dei. On signale ensuite que la premi¢re armure est l’eSamen de conscience, la deuSi¢me la vertu de justice, la troisi¢me l’usage des eSemples, la quatri¢me le bouclier de la foi, la cinqui¢me le casque de l’espérance et la siSi¢me l’épée de la parole de Dieu. Si Rosa Vidal Doval 14 y voit des allégories distinctes, nous croyons en revanche que l’allégorie est unique, bien qu’elle s’ampli࠱e sur la base du la Turris fortitudinis à laquelle on va ajouter les éléments distincts dont l’énumération fonctionne à la mani¢re d’une glose : la tour est Dieu lui-même qui assiste et arme le chrétien avec l’armatura Dei.

13. R. 1$'Z*1', loc. cit., p. 145. Comme l’avait déjà formulé A. ECHEVARRIA, The Fortess of Faith, Faith. The Attitude Towards Muslims in Fifteenth Century Spain, Leiden – Boston – Köln 1999, p. 106, nous préférons comprendre l’œuvre comme une continuation d’autres œuvres médiévales qui gén¢rent d’elles-mêmes un discours violent, dans lequel la force de la parole réside dans un discours de ségrégation : voir à ce sujet le Hebraemastix de Jer­nimo de Santafé, le Zelus Christi de Pedro de la Cavaller§a, le Ensis Pauli de Pablo de Heredia, y compris le De mittendo gladio de Juan de Segobia, œuvres dont l’intentionalité est la controverse directe et disquali࠱ante de l’e autre u et qui correspondent toutes à l’ambiance espagnole, comme le Pugio ࠩABF de Raimond Mart§. 14. R. 1$'Z*1', loc. cit., p. 144 (n. 4).

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La réécriture de miracles de la Vierge dans le !ortalitium ࠱dei

Telle est la structure de l’œuvre, une structure architectonique qui s’organise à partir de l’allégorie des cinq tours ineSpugnables sur lesquelles repose la !orteresse de la foi : Primus, erit de uera Christi militum armatura, et de ࠱dei catholice eScellentia. Secundus erit de bello falsorum christianorum et hereticorum contra eam, et eorum astutiam. Tertius erit de bello iudeorum contra eam, et eorum crudelitatibus, et malitia. Quartus erit de bello sarracenorum contra eandem, et eorum et sue legis inmunditia. Quintus erit de bello dyabolorum contra eandem, et de perditione dominii eorum et miseria.

C’est une structure compleSe o³, a priori, n’apparaît aucun traité sur les convertis, mais c’est de la pure rhétorique, parce qu’il y est fait allusion tout au long de l’œuvre, en particulier au livre III (De bello iudeorum) mais pas uniquement. Il faut signaler l’intérêt pour l’ordre des livres dont la succession se manifeste en ordre descendant : 0. Pro¢me : les noms de Dieu – 1. L’armatura Christi – . De bello hereticorum – 3. De bello iudeorum – 4. De bello sarracenorum – 5. De bello dyabolorum, ce qui sugg¢re une orientation o³ l’on tient à eSprimer de façon délibérée le sens cosmogonique et eschatologique qui régit l’ensemble de l’œuvre.

La ré-écriture de quelques miracles de la Vierge L’originalité littéraire d’Espina, par rapport à d’autres auteurs de polémique religieuse, réside dans l’usage constant de références à des œuvres écrites dans le cadre européen, mais ses sources plus directes doivent se situer dans le conteSte espagnol, o³ se combinent des teStes polémiques, des œuvres théologiques, des canons conciliaires, décrets et ordonnances royales, chroniques, romans et aussi miracles de la Vierge, qui vont lui servir à argumenter spécialement sur l’entêtement, l’aveuglement et la cruauté des juifs. Les collections de miracles de la Vierge constituent un genre littéraire tr¢s vaste qui, dans le cadre espagnol, du fait de l’in࠲uence française en particulier, se développe depuis le XIIIeZsi¢cle et est illustré par des auteurs comme GonUalo de Berceo (en castillan), Rodrigo de Cerrato et Juan Gil 5amora (en latin) et Alphonse 3, avec les Cantigas de Sainte Marie, en galicien, qui constituent la plus vaste collection de miracles connue à ce jour. La représentation des juifs et des musulmans dans ces teStes a récemment retenu l’attention et suscité des recherches particuli¢rement innovantes, centrées non seulement sur l’analyse de la perception de l’altérité dans le teSte, mais aussi sur la façon dont celui-ci a été interprété par les auteurs des miniatures des manuscrits, ce qui contribue à l’approfondissement et au développement du spectre de la lecture. Le point focal des miracles de Marie consiste en la présentation de la m¢re de Jésus comme m¢re de toute l’humanité, comme la nouvelle Eve, formulation que l’on doit à saint Bernard. En d’autres termes, si Eve a provoqué la perdition des hommes, leur eSpulsion du Paradis et, comme conséquence, leur e eSclusion u de la grœce, la nouvelle Eve, altérité positive qui commence avec l’Ave de salutation de l’archange Gabriel, inaugure la voie du salut des 169

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hommes. En outre, sa qualité de m¢re la rapproche, d’une mani¢re plus intime, plus voisine et plus famili¢re, des pécheurs qu’elle traite comme une m¢re sév¢re mais bonne, cheU qui l’emporte le souci de sa progéniture. Dans les miracles de Marie, toutefois, on observe qu’on traite d’une mani¢re di࠰érente les chrétiens pécheurs, les juifs et les musulmans. On ne saurait comprendre ce salut comme un salut de caract¢re universel. Le salut paraît réservé à ceuS qui appartiennent à l’Ecclesia, non à la Synagogue ou à la Mosquée. D¢s lors, le salut serait-il possible par la conversion  Oui, car la conversion sauve le non-chrétien, mais cette conversion se manifeste comme une construction reposant sur l’individuel et non sur le collectif. On peut prendre pour eSemple la Cantiga 85, dans laquelle Marie montre au juif converti le chœtiment qui attend tous les juifs. Dans la Cantiga, on raconte comment un juif, enlevé par un groupe de brigands chrétiens et soumis par ceuS-ci à des veSations, voit apparaître la Vierge qui lui eSplique qu’elle est la m¢re de celui que les juifs tu¢rent et que lui-même va perdre tous les biens dont vont pro࠱ter les chrétiens. Ensuite Marie emporte le juif sur la cime d’une montagne et, de là, elle lui montre les tourments qu’endurent les juifs en enfer, tandis que, s’il se convertit, il jouira des biens célestes, pourvu qu’il cesse d’égorger des chevreauS et mange des cochons de lait (dans une claire allusion auS rites et coutumes des juifs qu’il doit abandonner s’il désire intégrer l’Église chrétienne) 15. De son c®té, le Fortalitium introduit une citation sur cette ࠱gure des juifs déicides (Liber I, primum examen), à partir de la lecture de Matthieu  et 5 : Et respondens uniuersus populus : ‘Sanguis eius est super nos et super ࠱lios nostros’. Hac obligatione et peccato eSistente causa quamdiu mundus durauerit eSistentibus in eo iudeis et ࠱liis eorum ira Dei semper erit super eos qui maestissime uiderunt quod ad annullandam doctrinam Ihesu Christi nihil profuit mors per eos 6‫ڎ‬8 uerum eSamen mortis sue forti࠱cauit plus doctrinam suam quam gentiles qui eum cruci࠱Serunt, confessi sunt, eum esse uerum !ilium Dei.

C’est une citation qui se trouve en consonance avec la Cantiga 85 et avec la tradition de controverse sur l’entêtement, l’aveuglement des juifs et leur damnation éternelle, comme on le trouve aussi dans les Partidas alphonsines 16. Sur la perception de la ࠱gure du juif qu’o࠰rent les collections de miracles, on observe diverses eSpressions d’altérité négative qui vont de l’identi࠱cation avec le mal, ou leur représentation en profanateurs de temples chrétiens ou

15. P. -*-‡"0 5Z --', )> FJ>DBK ABI GRA§L BK I> "PM>«> JBAFBS>I BI @LKࠪF@QL BKQOB cristianismo y judaísmo en las artes visuales góticas, Barcelone 009, p. 1- . 16. e Et voici la raison pour laquelle l’Église, les empereurs, les rois et les autres princes ont permis auS juifs de vivre parmi les chrétiens : c’est pour qu’ils vivent en captivité pour toujours et qu’ils rappellent auS hommes qu’euS viennent de la lignée de ceuS qui ont cruci࠱é Notre Seigneur Jésus-Christ u, Las Siete Partidas del Rey Don Alfonso el Sabio, édition établie, à partir de plusieurs manuscrits antiques, par la Real Academia de la Historia, Tomo III, Madrid 180, édition digitale de la Biblioteca de la !acultad de Derecho de la Universidad de Sevilla, p. 60, Partida , titre 4, loi 1.

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en assassins d’enfants. Cette image, absolument négative, a été comprise par certains chercheurs comme un stéréotype qui n’allait pas plus loin qu’une image ou un symbole littéraire. En particulier, dans le cas péninsulaire, on souligne qu’à certains moments de l’histoire, il y avait une ambiance de relative tolérance à l’égard des juifs, en pointant précisément le cas paradigmatique des Partidas alphonsines, o³ l’on fait spéci࠱quement allusion auS rites sacril¢ges des juifs qui attentent à la vie des enfants chrétiens 1, topique et tradition que l’on peut aussi le lire dans le Fortalitium 18.

Miracles de conversion de juifs Comme nous l’indiquions auparavant, une partie des miracles de Marie se présente comme le paradigme de la conversion individuelle d’un juif, comme signe de l’image salvatrice de Marie. Nous allons nous référer à deuS miracles de conversion qui revêtent un intérêt particulier : il s’agit des miracles du e Livre trilingue u et de e Marisaltos, la juive u. Il s’agit de deuS miracles qui ont dû présenter un grand intérêt pour l’auteur du Fortalitium, pour deuS raisons : d’abord parce qu’ils parlent de juifs qui se convertissent, et ensuite parce que les faits sont situés en territoire castillan, ce qui est important dans son argumentation centrée sur le cadre espagnol. Les deuS miracles ont été utilisés comme arguments pour ré-a࠳rmer l’entêtement des juifs qui préf¢rent s’obstiner dans leur erreur, dans leur aveuglement, en dépit de la grandeur des miracles, comme on le trouve dans le livre III (Consideratio decima). Dans la base des données de Poncelet 19, le premier miracle est seulement noté cheU Juan Gil de 5amora, le second cheU Alphonse le Sage. Mais nous montrerons que la tradition est un peu plus vaste.

1. e Et porque oyemos decir que en algunos lugares los judios ࠱cieron et facen el dia del viernes Santo remembranUa de la Pasi­n de nuestro Señor Jesucristo en manera de escarnio, furtando los niños e poniendolos en la cruU, ­ faciendo imágenes de cera et cruci࠱candolas quando niños non pueden haber, mandamos que si fama fuere daqui a delante que en algunt lugar de nuestro señorio tal cosa era fecha, si se pudiere averiguar que todos aquellos que se acertaren en aquel fecho que sean presos et recabdos et aductos antel rey : et despues que él supiera la verdad, débelos mandar matar muy aviltadamente quantos quier que sean. Otrosi defendemos que el dia del viernes Santo ningun judio non sea osado de salir de su barrio, mas que esten hi encerrados fasta el sabado en la mañana, et si contra eso ࠱cieren, decimos que del daño ­ de la deshonra que de los cristianos recibieren estonce non deben haber enmienda ninguna u (loc cit., p. 60, Partida , titre 4, loi ). En relation avec ce passage des Partidas, il faut se souvenir de la Cantiga 1 sur la façon dont des juifs de Tol¢de ont été surpris en train de profaner une image en cire de Jésus, et de la Cantiga 6 e El niño cantor de Inglaterra u. 18. Entre autres crimes rituels des juifs, dans le Fortalitium, se trouve aussi une version de e El niño cantor de Inglaterra u, tr¢s di࠰usée en Europe par ailleurs. 19. The Oxford Cantigas de Santa María Database, qui présente le recueil complet des Miracles de la Vierge, compilé par A. PONCELET, e IndeS miraculorum B.V. Mariae quae saec. VI-3V latine conscripta sunt u, dans Analecta Bollandiana 1 (190 ), p. 4 -360, accessibles à l’adresse suivante : < http:

csm.mml.oS.ac.uk indeS.php pdatabase .

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Le « Livre trilingue » Il est question d’un miracle qui a lieu à Tol¢de et qui présente comme cadre référentiel l’époque du roi San !ernando III. Dans la narration, on raconte comment un juif, en creusant dans une vigne, tape contre un rocher à l’intérieur duquel il trouve un livre en papyrus, écrit en hébreu, en grec et en latin et dans lequel apparaît la prophétie de la naissance du ࠱ls de la Vierge. Le juif, devant une telle merveille naturelle, se convertit sur-le-champ et, avec lui, toute sa famille. Voici ce qu’écrit Espina : Octauum mirabile in libro medio rupis solide a iudeo inuento in ciuitate Castellanensi. Octauum mirabile accidit in regno Castelle, ciuitate Tolleti, circa annum Domini MCCL3III, imperante !rederico Secundo qui fuit nonagessimus secundus imperator, et sedente in cathedra Petri Honorio papa, et reinante in predicto regno rege !ernando. Tunc iudeus quidam comminuendo unam rupem pro uinea amplianda, in medio lapidis inuenit concauitatem unam nullam penitus diuisionem habentem neque scissuram, et in concauitate illa reperit unum librum, quasi folia lignea habentem, qui liber tribus linguis scriptus erat, uidelicet, hebraice, grece et latine, tantum de letra habebat quantum unum psalterium, et loquebatur de triplici mundo ab Adam usque ad Antichristum, proprietates hominum cuiusque eSprimendo, principio uero tercii mundi posuit in Christo sic : ‘In tercio mundo !ilius Dei nascetur eS Virgine Maria, et pro salute hominum patietur’. Quod legens, iudeus, statim, cum tota domo sua baptiUatus est. Erat etiam in libro scriptum quod tempore !ernandi regis Castelle debebat liber inueniri (Simile inuenies in Constantino seSto, in Chronica Martiniana) 0.

Ce même miracle est utilisé par Pablo de Santa Mar§a dans des Décades ou Les sept âges du monde : e 8‫ڊ‬:BKSK>SF«>BK1LIBALE>IIL࢙ ABKQOLBKSK> MB«>SKGRAFL@>S>KAL࢙ SKIF?OLBKBIQFBKMLABIOBVALK#BOK>KAL࢙ NRBQLA>P las cosas del mundo trato (str. 45) u 1. L’utilisation de ce miracle par Pablo de Santa Mar§a a une valeur spéciale pour évoquer le miracle de la conversion d’un juif, avec toute sa maisonnée, apr¢s qu’il a été miraculeusement e averti u par un prodige naturel  et si, dans le teSte de Ha-Lorki, comme nous l’avons vu plus haut, on lui demandait s’il

0. De la Cronica Martiana, c’est-à-dire du EOLKF@LK-LKQFࠩ@RJBQ&JMBO>QLORJ de Martinus Polonus, on conserve un manuscrit (ms. 199) à la biblioth¢que de l’université de Salamanque, qui a pu être la source d’Espina, bien qu’on ne puisse écarter l’hypoth¢se d’une autre copie, étant donné la di࠰usion de l’œuvre et en particulier de cette légende dans le cadre médiéval espagnol, comme le montre son utilisation par Juan Gil de 5amora, illustre franciscain du XIII eZs., qui a entretenu des rapports intéressants avec les intellectuels de la cour d’Alphonse 3 et de son ࠱ls Sancho IV. En e࠰et, l’insertion de ce fragment n’est pas spéci࠱que à l’œuvre de Juan Gil de 5amora, comme le montre son utilisation dans trois ouvrages di࠰érents (De Praeconiis Hispanie, De praeconiis civitatis Numantine et le Liber Mariae), dont la source évidente est Martinus Polonus lui-même. D’un autre c®té, l’Archiuum de Juan Gil de 5amora est utilisé en deuS autres passages dans le Fortalitium (f.Z14 v et 10r).

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avait eu quelque signe qui avait été refusé auS autres, la réponse est d’autant plus éloquente si nous considérons que les Décades sont une œuvre de nature historiographique. La tradition du Miracle arrive jusqu’à Calder­n qui a utilisé le motif dans El Santo rey Don Fernando, écrit à l’occasion de la canonisation du roi castillan en 161 : on trouve justi࠱é de nouveau, dans le cadre providentialiste de l’histoire de l’Espagne, le miracle du juif qui se convertit en trouvant un livre merveilleuS, écrit depuis le début des temps et qui devait être trouvé à l’époque du roi !ernando. Le Miracle de la juive Marisaltos L’histoire de la juive Marisaltos est un th¢me favori du monde littéraire espagnol

: il s’agit d’une juive de Ségovie qui est accusée d’adult¢re, et les juges la remettent à son mari pour qu’il lui impose le chœtiment qu’il désire. Elle est ainsi emportée sur un rocher d’o³ elle est jetée dans le vide. La femme qui, selon Espina, était innocente, invoque la Vierge, dont elle était une ࠱d¢le en secret, et lui promet que, si elle la sauve, elle consacrera sa vie à son culte. Se produit alors le miracle : la Vierge, de ses propres mains, retient la femme qui arrive sans dommage à terre et entonne des chants de louange. C’est ainsi qu’elle reçoit son nom chrétien : Marie du Saut ou Marisaltos, Marie pour la Vierge et Saut parce que, grœce à lui, elle a eu la vie sauve. Voici ce que dit le teSte d’Espina : De iudea precipitata in ciuitate Segobenensi et per Virginem liberata : Vnum mirabile accidit in predicto regno ciuitate Segobiensi. Cum enim cuidam mulieri iudee imponeretur crimen adulterii false, tradita fuit marito ut de ea faceret quod uellet. Qui, cum eam duceret ad supercilium cuiusdam eScelse rupis, ciuitati coniuncte, ut eS loco illo illam precipitaret, et concurrentibus ad spectaculum pluribus gentibus. Predicta iudea, que immunis erat a crimine, et deuota Virgini gloriose, licet occulta. In articulo illo, grandi cum deuotione beate Virgini se commendauit, ut, sicut immunis, erat liberaret  proponens in corde suo, si eam liberaret, tempore uite sue in sua ecclesia seruire. Et ecce moS ut precipitata fuit, apparuit sibi Virgo Beata, eam suis in manibus recipiens et illesam in profundo uallis ponens. Cumque plurime gentes ad locum

. Le premier et meilleur travail sur cette histoire a été publié par !. FITA, e Marisaltos, ­ la hebrea de la !uencisla. Siglo 3III u, Boletín de la Real Academia de la Historia 9 (1886), p. 3 -389, édité postérieurement avec d’autres travauS dans e La juder§a de Segovia. Documentos inéditos u, Alicante 006, p. 31-46, (document consultable sur le site < http:

www.cervantesvirtual.com ). La même légende peut se lire dans le Ms. Escorial TI1, fol. 154r. A.C.Sg. Libro de !ábrica C- 08. 15-I3-1495 : e Mas di a un moro por mandado del señor deán porque ࠱go los andamyos para pintar a Marisaltos tres reales en Sv de setienbre de Scv Sc u, cf. M. '+ 5‡ 5, e Jud§os y mudejares en la Catedral de Segovia (1458-150 ) u, UNED. Espacio, Tiempo y Forma, Serie III, Historia Medieval 18 ( 005), p. 169-184, (p. 84, n.Z4)  de même dans M. TCHIMINO NAHMIAS, Declarante de los judíos (Manuscrito 4 de la Biblioteca 3eral de Santiago de Compostela), intr. et notes de C. del Valle  cf. f.Z36v-3r sur Mar§a del Salto ou Marisaltos  sur la teStualité de la légende, cf. J. !- %.Z' - -*, e La Cantiga CVII o de Mari Saltos u, Fragmentos (1984), p. 0-3 .

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cucurrissent, inuenerunt eam illesam, gaudentem et laudantem Deum, et gratias referentem Beate Virgini  publice a࠳rmans manibus eius fore liberatam. Deducta est ergo mulier illa iudea, ad petitionem eiusdem ad maiorem ecclesiam predicte ciuitatis, que Sancta Maria Maior intitulatur  et ibi sacrum baptisma recepit  et uocata in uulgari nostro Marisaltos : Maria propter Virginem Mariam que eam liberauit  et saltos propter saltum miraculosum quem fecit. ViSit autem in ecclesia multo tempore in timore Domini, seruiendo laudabiliter. Resplenduit spiritus prophetie  et feliciter cursum suum consummauit. Predicti miraculi adhuc in predicta ecclesia eStat memoria in picturis, sicut ego uidi.

Cette histoire se trouve aussi dans un teSte de Rodrigo de Cerrato, auteur castillan du XIIIeZsi¢cle, qui peut avoir été une source d’Espina, vu que !idel !ita 3 tire le teSte d’un manuscrit du XIIIeZsi¢cle de la cathédrale de Segovie, o³ se trouvait le couvent des franciscains qu’a fréquenté Espina. L’œuvre est aussi conservée à la biblioth¢que universitaire de Madrid (Ms. 146). La même histoire est racontée dans la Cantiga 10, laquelle a suscité une abondante bibliographie, en particulier diverses analyses qui portent spécialement sur la ࠱gure de Marisaltos, juive et femme, comme paradigme d’une ré࠲eSion sur l’altérité féminine à l’époque alphonsine 4. Il paraît clair que la source la plus ancienne conservée sur la légende de Marisaltos est l’œuvre de Rodrigo de Cerrato et qu’elle a pu servir, comme d’autres compilations de miracles, de matériau pour les Cantigas. Évidemment, la tonalité narrative est tr¢s di࠰érente : dans la Cantiga 10, il y a une dramatisation que nous ne trouvons pas dans le teSte latin de Rodrigo de Cerrato, mais, en revanche, le teSte latin o࠰re quelques détails intéressants qui n’apparaissent pas dans la Cantiga, et pas davantage dans le Fortalitium : la Vierge assiste Marisaltos comme une colombe (Cerrato) (cf. supra le teSte d’Espina), et les juifs et les sarrasins qui contemplent le prodige en restent émerveillés : Aderat ad hoc spectaculum multitudo hominum, non solum christianorum et sarracenorum, sed etiam iudeorum. Qui uidentes quod acciderat, omnes in admirationem sunt conuersi, bien que l’eSpression sunt conuersi puisse référer à une conversion massive des juifs de Ségovie, qui ne paraît pas intéresser Espina.

3. !. FITA, loc. cit., p. 34.

4. L. MIRRER, Women, Jews and Muslims in the Texts of Reconquest Castile, Ann Arbor, U. of Michigan 1996, p. 31-44  A.  )#$(Z Z'.-4, e Marisaltos : arti࠱cial Puri࠱cation in Alfonso el Sabio’s Cantiga 10 u, Studies on the “Cantigas de Santa Maria”. Art, Music, and Poetry, Madison, 198, p. 99-311 (cette derni¢re interpr¢te ce qui arrive à la femme juive comme « a poetic jump from the Hispanic-Jewish World of severity and per࠱dy to the idealiUed World of faith and mercy u)  P. -*-‡"0 5Z --', « La Representaci­n del jud§o en Las Cantigas de Santa Mar§a u, Anuario de Estudios Medievales (AEM) 3 1 ( 006), p. 13- 43, et spécialement S. KOREN, « Immaculate Sarah : Echoes of the Eve Mary Dichotomy in the 5ohar u, Viator 41

( 010), p. 183- 01  A.  )$/*Z  Z + -* eElementos de Reconquista : Moras y jud§as en las Cantigas de Alfonso 3 u, eHumanista 1 ( 009), p. 8-106.

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Tr¢s intéressante est la comparaison du teSte d’Espina avec le teSte parall¢le que présente le Declarante de los judíos, œuvre anti-converse du SveZsi¢cle également, dans laquelle le prédicateur anonyme relate le miracle de Marisaltos, bien qu’il incorpore la variante de la femme enceinte 5, et que les juifs, en écoutant le récit, lui répondent avec insolence que cela est arrivé parce qu’ils ne l’avaient pas fortement poussée. Le prédicateur, prenant de nouveau la parole, sugg¢re que quelqu’un intente un proc¢s en invoquant l’ancienne loi et que, s’il est sauf, il donnera raison auS juifs. Le miracle, dans la rédaction d’Espina, présente, du point de vue littéraire, tous les éléments du miracle de conversion, en sept parties bien di࠰érenciées : a. Vnum mirabile accidit in predicto regno ciuitate Segobiensi. Cum enim cuidam mulieri iudee imponeretur crimen adulterii false, tradita fuit marito ut de ea faceret quod uellet. On constate le souci de délimiter le cadre référentiel au lieu géographique dans lequel aura lieu le prodige, de même qu’on nous présente la femme sans préciser son nom : c’est seulement quaedam mulier iudea qui est accusée d’adult¢re. b. Qui, cum eam duceret ad supercilium cuiusdam excelse rupis, ciuitati coniuncte, ut ex loco illo illam precipitaret, et concurrentibus ad spectaculum pluribus gentibus. ESplication du chœtiment que son mari décide de lui imposer. c. Predicta iudea, que immunis erat a crimine, et deuota Virgini gloriose, licet occulta. In articulo illo, grandi cum deuotione beate Virgini se commendauit, ut, sicut immunis erat, liberaret ; proponens in corde suo, si eam liberaret, tempore uite sue in sua ecclesia seruire. Intentions pénitentielles et invocation à la Vierge, parce qu’elle était déjà, en cachette, dévouée à la Vierge. Promesse de se consacrer au service de la Vierge, puis de se faire chrétienne, en abandonnant le juda©sme. d. Et ecce mox ut precipitata fuit, apparuit sibi Virgo Beata, eam suis in manibus recipiens et illesam in profundo uallis ponens. Noyau du miracle, qui suppose une renaissance double – à la vie physique et à la vie spirituelle chrétienne. e. Cumque plurime gentes ad locum cucurrissent, inuenerunt eam illesam, gaudentem et laudantem Deum, et gratias referentem Beate Virgini ; publice >ࠫOJ>KPJ>KF?RPBFRPCLOBIF?BO>Q>J ESemple public pour tous les curieuS qui étaient venus contempler le chœtiment de la femme. f. Deducta est ergo mulier illa iudea, ad petitionem eiusdem ad maiorem ecclesiam predicte ciuitatis, que Sancta Maria Maior intitulatur ; et ibi sacrum baptisma recepit ; et uocata in uulgari nostro Marisaltos : Maria propter Virginem Mariam que eam liberauit ; et saltos propter saltum miraculosum quem fecit. Vixit autem in ecclesia multo tempore in timore Domini, seruiendo laudabiliter. O³ on a un écho de la puri࠱cation des fautes passées, dans la dévotion et la pri¢re, à Ségovie, et o³ apparaît la conclusion de la renaissance

5. M. /#$($)*Z)#($.loc. cit., f.Z36v-3r.

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à une nouvelle vie, avec le nom chrétien, qui fait entrer un nouveau membre dans la chrétienté, par l’intermédiaire du baptême, et de la vie chaste de la femme dévouée à l’Église, jadis pécheresse et juive. g. Predicti miraculi adhuc in predicta ecclesia extat memoria in picturis, sicut ego uidi. Témoignage de la véracité et de l’historicité du miracle.

Dans ce parcours à travers quelques eStraits du #LOQ>IFQFRJ ࠩABF, nous nous sommes intéressées à la signi࠱cation du Fortalitium en tant qu’œuvre rédigée pour l’instauration de l’Inquisition, mêlant le religieuS, le social et le politique comme autant d’éléments de contr®le à l’égard des convertis, et qui marqua l’histoire espagnole, en déterminant un mod¢le dans lequel les juifs étaient l’objet d’outrages et de ségrégation civile. Nous avons cherché à approfondir sa lecture en vue d’en dégager une herméneutique. Dans le livre trilingue, nous voyons comment se détache la légitimité historique et politique, par le biais de la conversion d’un juif avec toute sa maison, en un temps propice à la conversion, celui du roi San !ernando. Le second miracle, quant à lui, nous rapproche d’un mod¢le littéraire dans lequel nous observons la conversion comme une dynamique qui permet d’acquérir une nouvelle identité, par le biais de la conversion de Marisaltos. Dans le récit, on voit comment s’articule l’allégorie de la conversion et comme se produit la renaissance à une nouvelle vie d’une juive adult¢re, dévouée et décidée à servir la Vierge – vie qui laisse un souvenir historique et constitue un eSemple pour les chrétiens et non pour le reste des juifs dont la conversion, selon Espina qui suit la trace apocalyptique de Joaqu§n de !iore, ne sera possible qu’à la ࠱n des temps et qui, s’endurcissant dans leur obstination et leur aveuglement, ne peuvent percevoir la porgtée d’un tel miracle. Les miracles, pour autant, s’accomplirent en un temps qui rendait les prodiges possibles, mais, selon Espina, à son époque, il y a seulement des loups rapaces qui, sous des dehors tranquilles, détruisent les chrétiens. En somme, le Fortalitium n’est pas seulement un discours religieuS, mais fondamentalement politique, en un temps o³ l’on commençait à produire un nouveau mod¢le d’État : l’État qui, sous les auspices des Rois Catholiques, naîtrait sur la base d’un seul territoire, d’une seule foi 6.

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6. P. M. CÁTEDRA, loc. cit, p. 115.

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INFAMANTES CONVERSIONS. USAGES SATIRIQUES DU DISCOURS DE CONVERSION DANS LA POLÉMIQUE PROTESTANTE DU XVIeࢩ0&ƒ )"

Mathieu DE LA GORCE Université Paris Ouest – Nanterre

Au XVIeZ si¢cle, la Réforme met la religion en mouvement et fait de la conversion (spontanée ou pas) un phénom¢ne partagé. Elle ne devient pas pour autant une démarche neutre, loin s’en faut  le conteSte de la polémique religieuse eSacerbe au contraire l’ambivalence morale de cette transformation de soi, qui peut être perçue aussi bien comme rédemption que comme trahison. Nous observerons ici quels usages certains ouvrages de polémique protestante ont pu faire de ce motif délicat à manipuler, au cours de la deuSi¢me moitié duZsi¢cle. Plusieurs historiens ont insisté sur le fait que les récits de conversion avaient notamment à cette époque tendance à recevoir une orientation argumentative forte. Le récit de l’eSpérience personnelle ne répond gu¢re à des motifs autobiographiques, qui sont presque ineSistants au XVIeZsi¢cle  il a plut®t vocation à servir de mod¢le, dans un but de prosélytisme 1 : ces récits sont faits pour convertir, comme le disait Thierry Waneg࠰elen dans un article sur les récits de conversion à la croisée des XVIe et XVIIeZsi¢cles 2. Cet historien remarquait aussi la part importante d’arti࠱ce qui entre dans les récits de conversion  ils se conforment à des mod¢les antérieurs, utilisés

1. Ces considérations ne s’opposent pas à la conception de la conversion comme processus de construction de soi, défendue sur un plan sociologique par D. Hervieu-Léger  si les récits de conversion de cette époque ne correspondent pas à une conception moderne plus intimiste, ils ࠱gurent sans doute parmi les récits les plus autobiographiques qui soient à l’époque classique, et d’un point de vue génétique, ils ont sans doute été l’une des voies par o³ ce genre a été inventé. Au demeurant, D. Hervieu-Léger insiste elle aussi sur le caract¢re fonci¢rement stéréotypé du récit de conversion (D. H ERVIEU-LÉGER, Le Pélerin et le converti. La religion en mouvement, Paris 1999).

. T. WANEGFFELEN, e Les convertis du si¢cle des réformations. Discours confessionnel et eSpérience individuelle u dans J. C. ATTIAS (dir.), Anthropologie de la conversion, Paris 199, p. 183- 0 .

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comme de grands canevas. On convoque soit des récits presque contemporains que l’on réactualise, soit de grands eSemples historiques : plut®t saint Paul pour les protestants, et saint Augustin pour les catholiques. Thierry Waneg࠰elen évoque ainsi un important usage du stéréotype 3. Cette caractéristique concerne aussi d’autres époques : Bernard Pouderon, à propos de la conversion cheU les apologistes grecs, parle d’élaborations littéraires à valeur apologétique, de dramatisation d’un itinéraire spirituel, et note lui aussi la présence de nombreuses réminiscences de récits antérieurs pour relater l’eSpérience personnelle 4. Le récit de conversion semble ainsi avoir spontanément vocation à une certaine instrumentalisation au service des causes qu’il embrasse. Cette caractéristique peut se lire à travers plusieurs faits teStuels que l’on peut désigner comme des glissements 5. On peut ainsi distinguer un glissement du spontané vers l’arti࠱ciel, un glissement du personnel vers l’universel, et en࠱n un glissement du témoignage vers le sermon, c’est-à-dire du narratif vers l’argumentatif, du factuel vers l’injonctif. Du fait de cette mobilité générique et de l’ambivalence fonci¢re du phénom¢ne de la conversion, les récits qui relatent cette eSpérience suivent souvent une double orientation  on y rencontre à la fois une confession des erreurs passées, portant un regard rétrospectif sur l’errance, et une profession de foi, qui proclame la vérité trouvée (ou retrouvée). C’est sur cette duplicité que jouent souvent les controversistes du XVIeZsi¢cle  s’ils ont détourné de mani¢re parodique le genre du récit de conversion, c’est que ce genre comportait déjà en lui-même à la fois une part d’arti࠱ce et une part de volonté de persuasion. Ils ont retourné cette propension du récit de conversion à être instrumentalisé au service d’une cause, en inventant des récits de conversion ࠱ctifs, prononcés par leurs adversaires 6. Nous verrons que deuS stratégies sont alors possibles  dans certains cas, ces adversaires de

3. Ibid. p. 189. L’auteur évoque plus loin la e di࠳cile articulation entre stéréotype et eSpérience religieuse individuelle u (ibid., p. 191). 4. B. POUDERON, e La conversion cheU les apologistes grecs : convention littéraire et eSpérience vécue u, J. C. ATTIAS (dir.), Anthropologie de la conversion, p. 143-168. 5. Par ce terme nous suggérons que le récit de conversion est souvent autre chose que la simple relation d’une eSpérience personnelle. Il y a donc un dérapage, par rapport à l’innocence narrative que l’on pourrait lui prêter. Il resterait à s’interroger sur la nature de ce mod¢le trahit, dont nous supposons ici l’eSistence. Du point de vue génétique, tout est possible : l’intention idéologique est manifestement à la source de certains récits de conversion, mais il arrive aussi que l’on ajoute apr¢s coup des éléments polémiques dans un témoignage qui était factuel au départ (cf. T. WANEGFFELEN, e Les convertis du si¢cle des réformations u, p. 186). 6. Nous nous restreindrons ici à ce cas de ࠱gure, mais d’autres possibilités eSistent. Ainsi, de mani¢re particuli¢rement retorse, un pamphlet anonyme de la ࠱n du XVI eZsi¢cle (attribué à Daniel Chamier) rapporte la conversion prétendue d’un jésuite à la cause réformée, apr¢s avoir été condamné au bûcher pour sodomie (nous dirions aujourd’hui e pédophilie u). En la personne du p¢re Henri, ancien jésuite sodomite, l’auteur, bien entendu protestant, de cette a࠰abulation choisit ainsi un porte-parole bien paradoSal pour promouvoir sa cause. Cf. e Calomnie, rumeur, désinformation : l’histoire du P¢re Henri, jésuite et sodomite u, Albineana, Cahiers d’Aubigné

3 ( 011).

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papier font la promotion de la religion de l’auteur, la religion réformée, tandis que dans d’autres cas, d’anciens réformés font la promotion de la religion adverse, catholique, mais sur un ton cynique ou ridicule, qui provoque une inversion du message. Ces détournements parodiques jouent aussi sur le fait que la conversion est en soi-même un sujet ambivalent, propice au retournement : d’un c®té, le converti est un héros de la vérité, un pèlerin, comme le dit Dani¢le HervieuLéger, qui poursuit sa voie avec intransigeance, par-delà les appartenances partisanes 7  mais il est en même temps un transfuge, voire un traître, contraint de faire la preuve de sa droiture morale, mise en cause par son revirement spirituel. Les récits de conversions parodiques que nous allons parcourir jouent beaucoup sur cette ambivalence. Nous en observerons trois, non pas tout à fait dans l’ordre de leur publication, mais plut®t d’apr¢s leurs modalités rhétoriques : la Confession de Noël Béda attribuée à Antoine Marcourt, la Confession du Sieur de Sancy d’Agrippa d’Aubigné, et le 1>?IB>RABPAFࠨ£rends de la religion de MarniS de Sainte-Aldegonde. La Confession de Noël Béda est un teSte du début du XVIeZ si¢cle 8. Sa paternité est attribuée à Antoine Marcourt, qui est aussi l’auteur présumé des placards de 1534, ces a࠳ches eStrêmement violentes vis-à-vis de la messe et du sacrement central de l’eucharistie, qui furent placardées dans les rues de Paris et de quelques grandes villes en une nuit, obligeant la monarchie française à prendre position face à la dissidence religieuse. Contrairement auS Placards, la Confession de Béda évite tout sarcasme iconoclaste et conserve le ton mesuré d’un manifeste évangélique. Mais on ne peut gu¢re avoir de doute sur ses intentions réelles. Noël Béda, cél¢bre syndic de la faculté de théologie de Paris, est connu pour ses positions in࠲eSibles face auS premiers évangélistes français et auS luthériens 9  ses provocations ont ࠱ni par conduire à son bannissement en 1533. Les romans de Rabelais lui réservent plusieurs sarcasmes 10  il fait l’objet d’une véritable légende noire et symbolise à lui seul l’intransigeance catholique. On mesure toute l’ironie qu’il y a, de la part d’un auteur réformé, à écrire une confession ࠱ctive de Noël Béda, dans laquelle il

. Dans un tout autre conteSte, J.-P. LAURANT évoque la destinée d’un homme né dans un milieu catholique, et ayant traversé une succession de conversions (à la maçonnerie, à l’islam‫)ڎ‬ dans une revendication constante et absolue de rectitude spirituelle (e La “non-conversion” de René Guénon (1886-1951) u, Anthropologie de la conversion, p. 133-14 ). 8. Confession et raison de la foy de maistre Noel Beda, Docteur en theologie et Sindique de la sacrée université a Paris, 6s.l.s.n.8, 615338. 9. Ses Annotations, publiées en 15 6, sont une attaque contre Lef¢vre d’Étaples et contre Érasme. Dans son Adversus clandestinos Lutheranos de 15 9, il accuse les humanistes de favoriser l’eSpansion de l’hérésie. 10. L’inventaire de la Biblioth¢que de Saint-Victor le signale comme auteur d’un éloge des tripes, le De optimitate triparum (Pantagruel, chap. VII, dans Rabelais, Œuvres Complètes, éd. M. HUCHON, Paris 1994, p. 3), et mentionne plusieurs de ses partisans  dans le Gargantua, Ponocrates maudit l’e inhumanité u du principal du coll¢ge de Montaigu (ibid., chap. 333VII, p. 10 , signalé par G. DEMERSON, Œuvres complètes, Paris 193, p. 154, n.Z5). En outre, G. DEFAUX a proposé une interprétation cél¢bre de l’épisode des cloches de Notre-Dame (Gargantua, chap. 3VII) comme allusion à son bannissement (Études rabelaisiennes, I3, 191, p. 1- 8).

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professe tous les principes de la Réforme en cours. Il reste que, comme nous le disions, le ton de la satire reste ici tr¢s mesuré. Cette caractéristique du teSte s’eSplique par la stratégie adoptée par l’auteur. Cette derni¢re se développe à partir d’un aspect important du récit de conversion, l’identité de celui qui le prononce. Comme le remarque Thierry Waneg࠰elen, publier sa confession n’est pas à la portée du premier venu  l’Église favorise les écrits de hauts personnages, pouvant valoir comme mod¢les 11. On privilégie aussi les publications d’anciens défenseurs Uélés du parti adverse, qui rejettent avec vigueur la e secte séditieuse u dans laquelle ils étaient enr®lés. Noël Béda remplit à merveille ces deuS fonctions  il est à la fois un haut personnage et un Uélateur enthousiaste de l’orthodoSie catholique. Cette situation idéale n’a bien entendu rien d’étonnant  la liberté de la ࠱ction permet de sélectionner les meilleurs candidats à la conversion. En contrepartie, le discours ne produit plus les mêmes e࠰ets qu’une réelle critique intestine. L’intérêt premier de ce stratag¢me consiste à o࠰rir une vision de l’adversaire décon࠱t et repentant. Cette représentation ne peut pas revendiquer les e࠰ets de la parole du transfuge en termes d’e࠳cacité persuasive. Elle ne mise pas sur un syst¢me logique de preuve ou de démonstration, mais sur un principe de dénonciation spectaculaire. Nous n’avons pas a࠰aire à un discours de conviction, mais à un sarcasme satirique. Le second aspect du récit de conversion sur lequel joue la Confession de Noël Béda tient dans le fait que ce genre repose sur une désignation décentrée et dynamique de la vérité. Contrairement au manifeste, qui dit de mani¢re statique o³ se situent le bien et le mal, et prof¢re l’évidence (celle de l’auteur), la confession désigne la vérité comme une découverte, le résultat d’un dévoilement. Même quand le récit de cette découverte est réduit, la confession conserve l’avantage de décrire la vérité à partir du point de vue adverse  eSplicitement ou implicitement, elle donne une représentation du trajet attendu du public cible. Une fois encore, la Confession de Noël Béda récup¢re et retourne cet avantage  toute sa malice consiste à professer les grands th¢mes de la réforme religieuse, tels qu’ils auraient pu être prononcés directement par l’auteur protestant, mais en les plaçant ࠱ctivement dans la bouche de l’adversaire. Il reste que, comme nous le suggérions, Marcourt s’en tient à une eSploitation restreinte de ce retournement. Il ne développe pas de narration relatant la découverte de la vérité et ne souligne gu¢re le contraste entre son Béda réformé et le Béda réel. Il laisse son lecteur mesurer cet écart d’apr¢s sa connaissance du conteSte. Il semble donc miser davantage sur une certaine vraisemblance de la confession et le respect d’un ton modéré 12, que sur une stratégie de dégradation de l’adversaire, qui consisterait à prêter à ce dernier un discours cynique ou ridicule. Une fois compris le décalage énonciatif qui consiste à laisser ࠱ctivement la parole à son ennemi, cette confession

11. T. WANEGFFELEN, e Les convertis du si¢cle des réformations u, p. 185. 1 . G. BERTHOUD, e Livres pseudo-catholiques de contenu protestant u, dans Aspects de la Propagande religieuse, Gen¢ve 195, p. 143-154 (p. 149).

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n’est gu¢re plus qu’un catéchisme protestant, dissimulé dans un emballage catholique. Par son ton, ce discours conserve la sérénité d’une profession de foi sérieuse, qui aurait pu être prononcée telle quelle par l’auteur. L’audace de l’entreprise peut paraître réduite, mais elle apparaît plus nettement lorsque l’on consid¢re le conteSte dans lequel cet ouvrage a été publié. Il sort des presses de Pierre de Vingle, éditeur à Neuchœtel, cheU qui s’était développé, en partie sans doute pour des raisons de sécurité, un jeu de travestissement des indices traduisant l’inspiration protestante des livres, qu’il s’agisse du titre des ouvrages, de leur apparence générale, ou du nom de leurs auteurs 13. Malgré son aspect asseU limité, le jeu de travestissement dans la Confession de Noël Béda va plus loin que dans les autres ouvrages publiés à Neuchœtel, puisqu’il s’étend au teSte lui-même et conditionne son énonciation, même s’il n’eSploite gu¢re les e࠰ets supplémentaires qu’il aurait pu en tirer ensuite 14. Les choses sont bien di࠰érentes dans la Confession catholique du Sieur de Sancy, d’Agrippa d’Aubigné, qui nous transporte d’un bond à la toute ࠱n du si¢cle, et même au XVIIeZsi¢cle si l’on regarde la date de publication 15. La contradiction entre l’identité de l’auteur et celle du locuteur qui tient le discours est encore plus ࠲agrante ici que dans le cas de la Confession de Noël Béda, du fait de la notoriété de l’auteur, sans doute le plus grand po¢te protestant de la deuSi¢me moitié du XVIeZsi¢cle, l’auteur des Tragiques, la grande épopée en vers de cette période, écrite avec le sang de la saint Barthélémy. La contradiction est d’autant plus visible qu’Agrippa d’Aubigné prend soin d’indiquer dans le titre que nous avons a࠰aire à une confession e catholique u. Cette précision a vocation à souligner que Sancy est un habitué de la conversion, passé d’abord du catholicisme au protestantisme, puis revenu à sa religion d’origine  il est donc nécessaire de préciser à quelle conversion le lecteur aura a࠰aire. Les historiens se sont attachés à montrer que le Sancy réel, gentilhomme qui

13. Le jeu consistant à attribuer à des ouvrages de controverses des titres d’apparence neutre ou même pro-catholique a été pratiqué tr¢s largement, y compris par Calvin, dans ses opuscules les plus sarcastiques, tels la Congratulation à vénérable Prêtre Messire Gabriel de Saconay, l’Excuse aux Nicodémites, ou encore le e Traité des reliques u, qui a pour vrai titre Avertissement QO¢PRQFIBARDO>KAMOLࠩQNRFOBSFBKAO>FQšI>@EO£QFBKQ£P‫ٽ‬FIPBC>FP>FQFKSBKQ>FOBABQLRPIBP@LOMP saints et reliques, etc. 14. G. BERTHOUD, e Livres pseudo-catholiques de contenu protestant u. Pour cet auteur, la discrétion du procédé est à mettre au compte d’une habileté singuli¢re de Marcourt (art. cit., p. 151). On peut supposer, comme l’a suggéré J. !. Cottier lors de la présentation orale de cette communication, qu’elle soit liée à une volonté de mysti࠱cation réelle, visant à faire courir la rumeur d’un revirement e࠰ectif du pourfendeur d’hérétiques au moment de son arrestation. 15. Sur les circonstances de cette publication, voir M. P ERRONNET, e Confession Catholique du Sieur de Sancy et déclaration des causes tant d’état que de religion qui l’ont mu à se remettre au giron de l’Église romaine u, dans Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, n°10, 199, p. 4-33. Ce teSte retrouvé dans les papiers d’Agrippa d’Aubigné a été conservé à Gen¢ve et publié une premi¢re fois en 1660 à Cologne dans un Recueil de diverses pièces servant à l’histoire d’Henri III, qui a connu une série de réimpressions, et une seconde fois en 144 dans un Journal de Henri III. On peut estimer la date de rédaction de la Confession d’apr¢s la date de conversion de son protagoniste Nicolas de Harlay, seigneur de Sancy, en Mai 159.

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mena une carri¢re diplomatique et politique importante aupr¢s d’Henri IV, ne correspond pas trait pour trait à la caricature tr¢s noire que d’Aubigné dresse de lui. Du point de vue qui nous occupe ici, l’intérêt de ces recherches est de nous permettre de mesurer la part d’invention nécessaire à D’Aubigné pour parvenir à son but. En comparaison de la Confession de Noël Béda, la Confession de Sancy développe beaucoup plus son discours satirique autour de la personnalité négative du locuteur. Celle-ci, il est vrai, est davantage à construire, car Sancy n’est pas aussi cél¢bre que Béda. D’Aubigné ne dispose pas comme Marcourt d’un personnage satirique prêt à l’emploi. Cette caractéristique s’eSplique aussi par les données objectives du teSte, qui sont à l’inverse du dispositif de Marcourt. Béda se convertit au protestantisme, à la religion de l’auteur, tandis que Sancy se convertit à la religion catholique. Il est donc naturel d’insister sur le cynisme de Sancy, tandis que cheU Marcourt, toute l’ironie du teSte consiste à peindre le diable en ange trans࠱guré. Il reste que cette situation objective bride de facto la rhétorique de la Confession de Noël Béda, tandis que dans la Confession de Sancy, l’invention ࠱ctionnelle et satirique peut se donner libre court. Nous disions précédemment que dans le teSte de Marcourt, une fois passée la supercherie initiale, le locuteur s’e࠰açait derri¢re un discours auctorial transparent. La Confession de Sancy suit une dynamique inverse. Le locuteur se construit dans son discours, qui est cynique, intéressé, d’une mesquinerie sans limite. On peut même avoir le sentiment que cette construction du personnage est la fonction premi¢re de ce discours, qu’il a avant tout vocation à élaborer une ࠱gure de converti diabolique. Cette prise de poids du personnage tient en partie au fait qu’il est doté d’une biographie  en particulier, il reconnaît lui-même s’être converti plusieurs fois. Or la conversion, comme nous le disions en préambule, est un acte par nature ambivalent, à la fois traîtrise et rédemption, selon l’angle sous lequel on la regarde. On peut imaginer que pour un protestant du XVIeZsi¢cle, elle n’est pas perçue a priori négativement, dans la mesure o³ les e réformés u sont tous des convertis ou des ࠱ls de convertis  mais de mani¢re tout aussi évidente, on se doute que les retours au catholicisme, notamment apr¢s la Saint Barthélémy puis plus tard apr¢s la conversion royale, ont été tr¢s mal perçus par la majorité des réformés 16. Se convertir une fois, c’est chercher la vérité avec courage, à tort ou à raison  se convertir plusieurs fois devient beaucoup plus suspect. Le teSte de d’Aubigné se charge d’eSpliciter cette suspicion, en prêtant à Sancy, sous la forme d’aveuS faussement secrets et de rodomontades suicidaires, les motivations les plus méprisables, c’est-à-dire globalement l’appœt du gain, la recherche de la sécurité et, si possible, des faveurs politiques 17.

16. Comme le rappelle M. Perronnet, lors de son sacre, Henri IV a prêté le serment de pourchasser les hérétiques dénoncés par l’Église, serment certes traditionnel, mais inquiétant pour les protestants. La Confession ne s’en prend pas seulement à Sancy, mais aussi, à travers lui, au cardinal-po¢te Davy du Perron – le e Grand Convertisseur u – et à Henri IV (M. P ERRONNET, e Confession Catholique du Sieur de Sancy u, p. 5). 1. Cf. G. SCHRENCK, e A. d’Aubigné et la Confession de Sancy : une histoire de l’apostat au creuS du pamphlet u, dans Histoire et littérature au siècle de Montaigne, dir. !. A RGOD-DUTARD,

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La religion catholique est louée comme supérieure à la religion réformée, mais pour des raisons cyniques  auS yeuS du lecteur, c’est bien entendu la religion protestante qui sort gagnante, puisqu’elle est critiquée par l’horrible Sancy comme une religion purement spirituelle, n’o࠰rant aucun avantage matériel et faisant même encourir des persécutions à ceuS qui la maintiendraient envers et contre tout.Z Tandis que la Confession de Noël Béda était avant tout une profession de foi, dans la Confession de Sancy, cette profession de foi est étroitement articulée à une confession au sens commun du terme, c’est-à-dire à un regard sur les erreurs passées, et à une comparaison entre ce passé regretté et un présent revendiqué. Ce discours auS valeurs inversées, par rapport auS valeurs d’humilité et de ࠱délité des Évangiles, s’inspire beaucoup de la rhétorique du pseudoéloge, qui consiste à louer un objet que l’on entend en réalité dénigrer  ce genre hérité de l’époque de la seconde Sophistique, au IIeZsi¢cle apr¢s J.-C., a été remis au goût du jour au début du XVIeZ si¢cle par l’Éloge de la Folie d’Érasme. Rappelons que sur le plan thématique, ce teSte contient déjà une grande partie des motifs satiriques que développeront, au nom d’une mise en cause plus radicale, les pamphlets protestants tout au long du si¢cle, tels que les attaques contre le pape, le culte des images, des saints et de la Vierge, ou les fastes de l’Église romaine 18. Mais nous retiendrons surtout ici que sur le plan formel, Érasme a mis en valeur un aspect essentiel de ce détournement du grand genre de l’éloge, en insistant sur la personnalité du locuteur, tandis que les théoriciens antiques avaient plut®t tendance à insister sur la nature de l’objet loué, ou sur le ton du discours 19. Or la personnalité ࠱ctive du locuteur est en réalité un fait teStuel bien plus décisif que ces éléments souvent plus visibles, mais dont la valeur aSiologique est beaucoup moins ancrée dans le teSte. Sur ce point, d’Aubigné semble suivre le mod¢le érasmien. Dans son teSte, la premi¢re cible de la satire est la personnalité du locuteur. Elle tend d’ailleurs à se confondre avec l’objet du discours, qui n’est pas directement le catholicisme, mais plut®t la conversion – ou plus abstraitement, les raisons pour lesquelles on choisit de revenir au catholicisme à la ࠱n du XVIeZsi¢cle. La désignation de l’objet passe avant tout par la mise en sc¢ne du locuteur. La Confession de Sancy peut ainsi être décrite comme une pseudo-confession, réunissant un blœme paradoSal du protestantisme et un pseudo-éloge du catholicisme. D’Aubigné se montre tr¢s conscient de tous les attributs

Gen¢ve 001, p. 153 : e N’ayant que le mot de e pro࠱t u à la bouche et réglant tous ses calculs à l’aune de son eSpertise en trésorerie royale, il ne croit qu’en la vénalité des hommes et auS mérites des œuvres u. 18. Le jeu de balancement entre l’éloge ironique du catholicisme et le blœme antiphrastique de la religion réformée relevé plus haut dans le Sancy paraît s’inspirer précisément des pages o³ Moria se penche sur la religion, en particulier de celles o³ elle loue les papes d’avoir su se vouer auS richesses et au pouvoir, tandis que s’ils avaient retenu e un grain de sel u de la sagesse christique, ils se seraient voués à une aust¢re vie d’humilité, de jeûnes et de pri¢res (Éloge de la Folie, chap. L3I3, éd. J. CHOMARAT, Paris 1991, p. 01- 0 ). 19. Sur ces conceptions classiques, voir P. DANDREY, L’Éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris 199, p. 50 et p. 88 sq.

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argumentatifs du récit de conversion, dont nous parlions pour commencer : on trouve dans son teSte le récit de conversion, la comparaison des deuS religions, cette adhésion dynamique à la vérité retrouvée que nous évoquions  mais tout est inversé. Le locuteur agit comme un ࠱ltre sur son discours. Comme dans l’Éloge de la Folie, mais de mani¢re plus constamment négative, il est l’écran satirique à travers lequel le lecteur doit percevoir le message critique réellement adressé par l’auteur. Le dernier teSte que nous évoquerons est le 1>?IB>R ABP AFࠨ£OBKAP AB la religion, du réformateur néerlandais francophone Philippe de MarniS de Sainte-Aldegonde 20. Cet humaniste calviniste est sans doute peu connu en !rance  il est en revanche célébré auS Pays-Bas et en Belgique, en raison du r®le diplomatique et militaire qu’il joua dans la construction de ces pays face à la politique de plus en plus oppressive de Philippe II d’Espagne. Le 1>?IB>RABPAFࠨ£OBKAPABI>OBIFDFLK, publié juste apr¢s sa mort, à la toute ࠱n du XVIeZsi¢cle, se présente comme une ample somme théologique satirique, placée sous l’in࠲uence d’Érasme, de Rabelais, d’Henri Estienne, de B¢Ue et de Calvin. Ce traité de théologie parodique n’est pas un récit de conversion, mais il nous paraît reposer en profondeur sur une rhétorique de conversion. Cette dynamique n’apparaît pas au premier abord. Une fois surmonté l’apparent désordre du propos, c’est en premier lieu à la rhétorique de l’éloge paradoSal que l’on se trouve ici encore confronté. Le e je u anonyme qui tient le discours se rév¢le vite n’être pas un porte-parole direct de l’auteur calviniste qui tient les rênes. Parti pour aborder les di࠰érents points d’opposition entre catholiques et protestants, il s’engage de plus en plus systématiquement en faveur de l’Église romaine, avec un enthousiasme de plus en plus bruyant. Le principe général de ce discours est bien entendu celui du retournement systématique des propos : comme dans l’Éloge de la Folie, et avec moins d’ambigu©tés, le discours du locuteur se dénonce lui-même par ses eSc¢s, par son cynisme. Ce 1>?IB>R ABP AFࠨ£OBKAP est en réalité un pseudo-éloge de l’Église catholique, destiné à dénoncer ses abus et ses blasph¢mes, tels qu’ils sont perçus par l’auteur. Le locuteur catholique du Tableau n’est pas seulement outrancier par sa logique et sa morale, comme l’est Sancy, il l’est aussi par son langage, émaillé de fantaisie verbale et d’images rabelaisiennes. Cette folie du langage donne à cette somme théologique parodique un fort relief littéraire, qui a souvent été perçu comme un ineSplicable trait de folie. MarniS applique ainsi un principe eSposé – mais asseU peu mis en pratique sur le plan formel – par Érasme dans son Éloge de la Folie : le principe du decorum, c’est-à-dire de la convenance entre le langage du locuteur et son caract¢re. Le locuteur du TableauZ n’est

0. Tableau des di࠰érens de la religion, Traictant de l’Église, du Nom, De࠱nition, Marques, Chef, 6‫ڎ‬8 et Doctrines d’icelle. Auquel en un commun tableau sont proposeU et eSamineU les argumens, 6‫ڎ‬8 et disputes, qui aujourd’huy sont en debat, entre ceuS que l’on nomme Catholiques d’une part, et ceuS que l’on appelle ReformeU, ou Évangeliques de l’autre. Recueilly et composé par Philippe de MarniS, Seigneur du mont Sainte Aldegonde, etc. (1598-1605), Gen¢ve 191, fac-similé de l’édition Van Meenen (185-60), 4 vol.

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ainsi pas seulement un rejeton du catholicisme, il en est un représentant, et plus encore, une représentation. Son langage n’est pas un langage de catholique, il est plut®t un échantillon de l’Église romaine : comme elle, telle que la voit l’auteur protestant, il est riche, orné, amphigourique, et ࠱nalement opaque. Il ne permet pas à la parole christique de se communiquer de mani¢re pure et transparente. Nous sommes en apparence loin de la conversion, mais la caricature laisse à MarniS la liberté de doter son personnage d’une psychologie plus souple qu’on ne pourrait le croire. Cette possibilité tient à une caractéristique spéci࠱que du dispositif pseudo-encomiastique dans le Tableau. Le locuteur ne se confond pas enti¢rement avec l’Église catholique, comme le fait la !olie cheU Érasme quand elle parle d’elle-même  il n’est qu’un élément de cette Église. Il ajoute même à plusieurs reprises qu’il n’en est qu’un élément modeste  mais cette modestie lui permet surtout de prendre de la distance par rapport auS autoritésZqu’il invoque. Les protestations d’incompétence du typeZe moi qui ne suis pas grand clerc u 21 lui permettent de contester les a࠳rmations des grands théologiens, à l’aide d’arguments simples frappés au coin du bon sens. Cette prise de distance peut paraître inattendue, voire incohérente, mais elle permet au satiriste de remédier à un inconvénient du pseudo-éloge. Celui-ci pourrait être uniquement destructeur et ne pas permettre à l’auteur protestant d’eSprimer positivement ses arguments, pour reconstruire une nouvelle église sur les ruines de l’ancienne 22. La prise de distance du locuteur vis-à-vis des voiS o࠳cielles de l’Église romaine permet ainsi à l’auteur calviniste de se faire entendre directement, sans passer par le détour ironique. MarniS eSploite sans retenue ce procédé, qui contribue en outre à ridiculiser son personnage, tout en ouvrant un espace à son eSpression en tant qu’auteur. La faille qui se creuse ainsi entre le locuteur et l’objet prétendu de son éloge, l’Église romaine, peut prendre par moments des proportions inattendues. Progressivement, le lecteur s’acclimate à cette mobilité idéologique et perçoit plusieurs états du discours, à travers lesquels se fait ressentir une sourde mais constante poussée vers la vérité de l’auteur. Cette impression se con࠱rme clairement lorsque l’on formalise ces variations, sous la forme d’une typologie. Le degré Uéro de la prise de distance est l’admiration totale du locuteur du Tableau vis-à-vis des docteurs de l’Église qu’il cite. Nous sommes alors dans le régime normal du pseudo-éloge : le locuteur loue avec enthousiasme les mérites d’un argument eStrait d’un traité de Bellarmin ou d’un sermon de Panigarola 23  pour le lecteur, cet éloge se rév¢le ridicule et s’inverse,

1. Cf. par eSemple III, 11 : e De ma part je ne suis pas Clerc, mais j’oseroye bien dire, sans encorrir la censure de saincte Inquisition 6‫ڎ‬8 u.

. Les choses sont di࠰érentes dans la declamatio pratiquée par Érasme, qui permet de mêler raisonnements facétieuS et arguments probants  une telle ambivalence est impossible dans une satire aussi directement polémique que le Tableau.

3. Roberto Bellarmino (154 -16 1) et !rancesco Panigarola (1548-1594) font partie des contemporains de MarniS que le locuteur du Tableau convoque réguli¢rement comme hauts représentants de l’Église romaine (le premier dans le domaine de la controverse théologique, le second pour ses cél¢bres prédications).

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mais dans la ࠱ction du locuteur, il s’agit bien d’un éloge sans distance. Le locuteur fait preuve d’une plus grande lucidité quand il continue de louer les avantages présentés par tel ou tel raisonnement des jésuites ou de certains p¢res de l’Église, mais reconnaît qu’il propage un mensonge ou une erreur. Dans certains cas, il va plus loin encore, a࠳rmant que la tromperie est trop visible et qu’il vaut mieuS éviter de recourir à l’argument incriminé, sous peine d’encourir les sarcasmes des huguenots, qui sont e plus importuns que mousches à la Messe u 24. Le locuteur, aveuglé moralement mais lucide du point de vue intellectuel, est par conséquent cynique  il est alors proche de Sancy, personnage qui n’adh¢re pas au catholicisme par conviction, mais par intérêt. Mais le locuteur du TableauZ ne s’arrête pas à cette prise de distance. Il lui arrive couramment de citer les arguments des protestants pour les contredire  or réguli¢rement, ces eSposés de la doctrine protestante s’étendent et ࠱nissent par se libérer des marques de la délégation de parole, celle du locuteur catholique rapportant ce que disent ses adversaires protestants. On a alors l’impression de lire un traité calviniste au premier degré, d’autant plus fortement que l’allongement de la citation s’accompagne d’une disparition de tous les stigmates de la folie du locuteur, qu’il s’agisse de la fantaisie verbale ou des images rabelaisiennes. Au contraire, la syntaSe se fait pure et équilibrée  le propos devient aussi transparent dans ses eSplications que l’était la Confession de Noël Béda. Le locuteur se laisse même aller, comme par lapsus, à des formules de validation, telles que les concessions introduites par e certes il est vrai que u, ou les formules d’évidences du type e qui ne voit que u, e un enfant verrait que u, dont on a noté la fréquence cheU Calvin 25. Dans ces passages, comme cheU Marcourt, nous pouvons lire une promulgation en clair des th¢ses de l’auteur, mais par le biais d’un décalage énonciatif, qui consiste à faire prononcer ces th¢ses par un adversaire inventé ou réinventé pour les besoins de la cause – avec cette di࠰érence que Marcourt pousse son personnage jusqu’à la confession, tandis que MarniS s’en tient à une attitude de concession. Cette aptitude à la concession peut aller tr¢s loin  dans son eSposé des th¢ses protestantes, le locuteur va parfois jusqu’à reconnaître, sous le sceau du secret, leur supériorité du point de vue de la vérité et même leur conformité avec les teStes saints, dont la citation en français semble être le terme de cette trajectoire, qui m¢ne donc du mensonge à la Bible. Il reste que ces dérapages en forme de lapsus du c®té protestant, c’est-à-dire du c®té de l’auteur, se terminent invariablement par une pirouette autoritaire et brutale, le locuteur a࠳rmant par eSemple que e nostre mere Église le veut ainsi, qui est une raison peremptoire et un arrest sans appel u 26. Du pseudo-éloge au discours de conversion, le trajet peut paraître long, mais il semble bien que le TableauZde MarniS s’attache à le parcourir. Certes, dans le ࠱l du discours, ces prises de distance et ces concessions élastiques

4. Vol.ZIII, p. 150.

5. 6Jean Calvin8, Trois libelles anonymes, éd. !. HIGMAN et O. MILLET, Gen¢ve 006, p. 5.

6. III, 1 5.

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n’interviennent pas de mani¢re ordonnée et progressive, dessinant un trajet dont on apercevrait l’horiUon. Elles apparaissent plut®t de mani¢re intempestive et répétitive. Elles ne dessinent pas une trajectoire continue du locuteur vers la vérité – celle de l’auteur bien entendu –, mais laissent percevoir cheU lui une sorte d’attirance constante, quoique toujours contrariée, vers ce p®le positif. Le lecteur ne peut s’empêcher de ressentir que ce locuteur aveuglé moralement, dans l’optique de MarniS, est poussé vers la lumi¢re par la force de sa raison, ou d’une sorte d’aptitude innée à la vérité et à la foi que le conditionnement catholique aurait dévoyée, sans la détruire totalement. Cette trajectoire jamais achevée, mais toujours répétée, semble bien être celle d’une auto-conversion, par un personnage endoctriné mais poussé malgré lui vers la clarté. On peut se demander pourquoi MarniS ne pousse pas à son terme cette dynamique de conversion, pour nous o࠰rir le spectacle de la décon࠱ture de son personnage, comme cela se passe dans la Confession de Noël Béda. La réponse paraît être que MarniS applique ici (intuitivement peut-être) un précepte essentiel de la rhétorique classique, qui occupera une place tr¢s importante au si¢cle suivant cheU Pascal, autre écrivain convertisseur 27, selon lequel une vérité suggérée, qu’on laisse découvrir par le lecteur, s’imprime beaucoup plus e࠳cacement dans son esprit qu’une vérité a࠳rmée haut et clair 28. La conversion qui n’a pas lieu dans le teSte serait ainsi destinée à se produire hors du teSte, du c®té du lecteur, par ce jeu de frustration face à une dynamique de quali࠱cation qui ne trouve jamais son aboutissement, sans cesse stoppée de mani¢re brutale et arti࠱cielle. Si le 1>?IB>RABPAFࠨ£OBKAP de la religion n’est pas un récit de conversion, il semble être la mise en sc¢ne d’un processus de conversion, qui est autant celle du lecteur que celle du locuteur – nous sommes ici bien loin de la Confession de Sancy, qui est en réalité une satire contre la conversion, ou la re-conversion des protestants au catholicisme. Il reste que comme toute satire, le Tableau met en sc¢ne cette volonté de convertir son lecteur plus qu’il ne la pratique réellement, au premier degré. La caricature du catholique se fait trop virulente pour pouvoir être lue par un catholique même modéré. En outre, MarniS témoigne d’une certaine incrédulité vis-à-vis du pouvoir de conversion des livres, y compris des plus sacrés, à travers plusieurs anecdotes. L’une d’elle raconte l’histoire d’un Lillois nommé Gilles de La Couture, qui apr¢s s’être converti au protestantisme serait revenu au catholicisme apr¢s avoir lu le traité d’un théologien anglais, Nicolas Sanderus, sur la primauté du pape 29. Cette anecdote intervient dans un passage consacré à cette question de la primauté du pape, pour faire l’éloge

. Cf. sur ce point D. DESCOTES, e !onction argumentative de la Satire dans les Provinciales u, dans Onze études sur l’esprit de la satire, Tübingen-Paris 198, p. 43-64.

8. !r. 61 des Pensées (éd. P. SELLIER, Paris 1991, p. 4 6)  De l’esprit géométrique et de l’art de persuader (Œuvres, Paris 1963, p. 348-358).

9. I, 3 1 et 363.

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bou࠰on du livre de Sanderus, mais au passage elle désigne la croyance en une conversion par l’e࠳cacité d’un livre comme une mysti࠱cation absurde, que seul le locuteur niais du Tableau peut prendre au sérieuS. Une autre anecdote rapporte la mésaventure d’un théologien catholique de l’université de Louvain, Albert Pigghe, qui a beaucoup combattu les luthériens et les premiers calvinistes, mais dont le traité sur le salut fut jugé par certains asseU proche des th¢ses réformées 30. Le locuteur eSplique que ce théologien a dû se laisser involontairement convertir par les livres des huguenots, à force de les lire pour les combattre  des lectures trop directes de la Bible sont aussi une cause plausible de ce mystérieuS revirement 31. Cette seconde hypoth¢se entre en écho avec des remarques émises dans d’autres passages du Tableau, o³ le locuteur a࠳rme que les ࠱d¢les ne doivent pas lire la Bible en langue vernaculaire, car ils risqueraient de devenir hérétiques 32. Par rapport à l’anecdote précédemment citée, la farce est inversée, puisqu’il s’agit cette fois d’une conversion dans le bon sens, par la Bible ou par les livres des protestants – ce qui sous-entend une convergence entre ces deuS catégories de teStes. Mais le sens dé࠱nitif de cette digression devient beaucoup plus di࠳cile à cerner. D’un c®té, MarniS sugg¢re à travers le discours de son locuteur que la lecture de la Bible peut ramener les ࠱d¢les sur le droit chemin  d’un autre c®té, cette croyance est celle du locuteur, et elle est désignée comme ridicule. Ce qui est sous-entendu, c’est qu’Albert Pigghe ne s’est pas laissé convertir involontairement, mais qu’il a suivi sa raisonZet sa foi sinc¢re, seules capables, avec l’aide de la grœce divine sans doute, de susciter un tel retournement cheU un homme. Voilà qui relativise tout discours de persuasion et sugg¢re qu’on ne peut que prêcher à des convaincus, ou au mieuS mener à leur aboutissement des conversions déjà engagées. La mise en regard de ces trois teStes nous paraît montrer à quel point la satire religieuse du XVIeZsi¢cle a pu utiliser le motif de la conversion dans des directions et selon des modalités di࠰érentes, voire contradictoires, y compris à l’intérieur du camp protestant. Ces divergences d’emploi tiennent avant tout à l’orientation de la conversion, perçue comme un phénom¢ne positif ou négatif, selon qu’elle conduit vers la Réforme ou vers le catholicisme. À cette orientation générale s’ajoute une seconde caractéristique, qui distingue également nos trois teStes et est étroitement liée à leur di࠰érence de ton : la situation du discours dans la chronologie de la conversion. La Confession de

30. Albert Pigghe (Pighius), Overyssel, Hollande, vers 1490 – Utrecht, 154  son traité sur le salut est le De libero hominis arbitrio et divina gratia, Cologne, Melchior von Neu™, 154 . 31. IV, 4-48 : e ce bon Docteur, se voiant forcé par l’Escriture, avoit accordé qu’à parler proprement et formellement, la seule justice de Dieu en Christ 6‫ڎ‬8 est celle qui nous justi࠱e 6‫ڎ‬8  nostre venerable maistre Ruardus Tappard, Doyen et Chancelier d’icelle Université, remarque comme en passant fort sagement, que c’est une chose bien dangereuse de fueilleter beaucoup les livres des heretiques, veu qu’un si grand personnage et de si haut sçavoir 6‫ڎ‬8 s’est ainsi laissé tomber en erreur et heresie sans y penser, et mesmes qu’en escrivant contre euS, il a comme esté contraint d’avouer 6‫ڎ‬8 leur doctrine u. 3 . Cf. par eSemple IV, 16 : e car quant à l’Euangile ou la Bible, ils n’en ont pas beaucoup oublié : et de faict ils craignent de les lire, de peur de devenir heretiques u.

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Noël Béda est un discours d’apr¢s conversion, qui professe la religion nouvellement acquise  la Confession de Sancy se situe également dans l’apr¢s, mais elle se tourne beaucoup plus réguli¢rement vers l’avant, pour comparer la religion abandonnée à la nouvelle  le Tableau de MarniS se situe quant à lui dans l’avant d’une confession toujours repoussée, qui reste donc virtuelle, et même improbable. Le choiS du moment retenu dans la chronologie de la conversion contribue à déterminer la forme du discours, qui se fera selon les cas plut®t manifeste, apologie comparative ou amorce implicite d’un revirement spirituel. Cette mobilité chronologique paraît plus libre dans les récits satiriques que dans les récits sérieuS, qui semblent plus contraints de contenir une chronologie compl¢te, quitte à passer plus rapidement sur certaines étapes  on imagine mal un récit de conversion littéral s’abstenant d’eSposer les origines et les motivations de la métamorphose, comme cela se passe dans le portrait de l’adversaire décon࠱t, et l’on conçoit encore moins un récit sérieuS qui s’arrêterait avant la conversion e࠰ective. Les raisons qui poussent les auteurs à opter pour une stratégie ou l’autre sont diverses, en partie personnelles, en partie liées à la cible de leur discours : on optera pour des solutions di࠰érentes selon que l’on veut attaquer un adversaire intransigeant, comme le fait Marcourt, la religion adverse, comme cheU MarniS, ou la conversion elle-même, à l’eSemple de d’Aubigné. De façon plus eStérieure, le conteSte historique in࠲uence lui aussi sans doute ces choiS. Marcourt, qui écrit dans un conteSte d’eSpansion de la Réforme et de lutte idéologique, ridiculise un adversaire de haut rang en recourant à un procédé de conquête provocateur et triomphaliste. Le Tableau de MarniS a vraisemblablement été rédigé depuis les années 1565 jusqu’à la ࠱n des années 1590, dans un conteSte de divisions religieuses intestines surplombées par la mainmise espagnole sur les Pays-Bas. C’est à la fois l’œuvre d’un diplomate qui a tenté d’instaurer la tolérance religieuse sur le plan politique, et celle d’un calviniste inébranlable, convaincu d’avoir raison sur le plan théologique. Le Tableau est un discours fait pour convertir son lecteur, ou à tout le moins pour a࠰ermir ses convictions  la conversion, orientée vers la Réforme, est désignée comme l’issue positive quoiqu’improbable des ré࠲eSions du locuteur. Elle représente un irréalisable salut, témoignant à la foi d’un certain espoir et de réels doutes quant à la possibilité de convaincre par des arguments 33. Les choses sont bien di࠰érentes cheU d’Aubigné  il écrit dans un conteSte tr¢s tendu, o³ l’eSpansion protestante est stoppée en !rance, o³ Henri de Navarre s’est converti et o³, une fois la paiS civile revenue, les prédicateurs catholiques préparent des entreprises de conversions collectives 34. Pour les protestants

33. Ces caractéristiques tiennent au fait que le Tableau est asseU détaché des circonstances historiques. Dans des circonstances plus précises, MarniS a pu prendre parti contre la conversion au catholicisme. Ce fut le cas en 1589, quatre ans apr¢s la capitulation d’Anvers, dont il avait été nommé bourgmestre pour tenter de résister aussi longtemps que possible à la reconquête du duc de Parme. Ce délai avait été accordé par le vainqueur auS protestants de la ville pour choisir entre l’eSil ou la conversion (/ %*)&# -  ‫ ! ٻ‬1)Z & '& ), Marnix de Sainte Aldegonde (1540-1598) – Le Politique et le pamphlétaire – Le pédagogue, BruSelles 195 , p. 54). 34. Cf. M. P ERRONET, art. cit. p. 6.

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français de l’époque, la conversion est une arme de conquête utilisée par le camp catholique devenu dominant. Elle suscite donc la crainte, et il convient avant tout de la dénigrer.

Bibliographie Corpus A. d’Aubigné, Confession catholique du sieur de Sancy et declaration des causes, tant d’estat que de religion, qui l’ont meu à se remettre au giron de l’Église romaine, dans Œuvres d’Agrippa d’Aubigné, édition établie par H. Weber, J. Bailbé et M. Soulié, Paris 1969 (“Biblioth¢que de la Pléiade”). J. Calvin, Œuvres, éd. !. Higman – B. Roussel, Paris 009 (“Biblioth¢que de la Pléiade”). J. Calvin 6attr. à8, Trois libelles anonymes, éd. !. HIGMAN – O. MILLET, Gen¢ve

006. Érasme, Éloge de la Folie, dans Œuvres choisies, éd. J. Chomarat, Paris, Livre de Poche, 1991. A. Marcourt 6attr. à8, Confession et raison de la foy de maistre Noel Beda, Docteur en theologie et Sindique de la sacrée université a Paris, 6s.l.s.n.8, 615338. Ph. de MarniS de Sainte-Aldegonde, 1>?IB>R ABP AFࠨ£OBKP AB I> OBIFDFLK  1O>F@Q>KQABI‫ƒٽ‬DIFPB AR+LJ !BࠩKFQFLK *>ONRBP  EBC 8‫ڊ‬:BQ!L@QOFKBP d’icelle. Auquel en un commun tableau sont proposez et examinez les argumens, […] et disputes, qui aujourd’huy sont en debat, entre ceux que l’on nomme Catholiques d’une part, et ceux que l’on appelle Reformez, ou Évangeliques de l’autre, 1598-1605, Gen¢ve 191, fac-similé de l’édition Van Meenen (185-60, 4 vol.). Rabelais, Œuvres complètes, éd. M. HUCHON, Paris 1994 (“Biblioth¢que de la Pléiade”). Études G. BERTHOUD, e Livres pseudo-catholiques de contenu protestant u, dans Aspects de la propagande religieuse, Gen¢ve 195, p. 143-154. P. DANDREY, L’Éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris 199. D. DESCOTES, e !onction argumentative de la satire dans les Provinciales u, dans Onze études sur l’esprit de la satire, Tübingen-Paris 198. D. HERVIEU-LÉGER, Le Pélerin et le converti. La religion en mouvement, Paris 1999. / %*)&# - ‫ !ٻ‬1)&'& ), Marnix de Sainte Aldegonde (1540-1598) – Le Politique et le pamphlétaire – Le pédagogue, BruSelles 195 . J. P. LAURANT, e La e non-conversion u de René Guénon (1886-1951) u, dans J.-C. ATTIAS (dir.), Anthropologie de la conversion, Paris 199, p. 133-14 . M. PERRONNET, e Confession Catholique du Sieur de Sancy et déclaration des causes tant d’état que de religion qui l’ont mû à se remettre au giron de l’Église romaine u, dans Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, n°10, 199, p. 4-33.

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B. POUDERON, e La conversion cheU les apologistes grecs : convention littéraire et eSpérience vécue u, dans J.-C. ATTIAS (dir.), Anthropologie de la conversion, Paris 199, p. 143-168. G. SCHRENCK, e A. d’Aubigné et la Confession de Sancy : une histoire de l’apostat au creuS du pamphlet u, dans !r. ARGOD-DUTARD (dir.), Histoire et littérature au siècle de Montaigne, Gen¢ve 001. T. WANEGFFELEN, e Les convertis du si¢cle des réformations. Discours confessionnel et eSpérience individuelle u dans J.-C. ATTIAS (dir.), Anthropologie de la conversion, Paris 199, p. 183- 0 .

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TABLE DES MATIÈRES Présentation

5

L’impératif de la conversion. Ré࠲eSions sociologiques sur la fabrique contemporaine des identités religieuses Danièle HERVIEU-LÉGER

7

I. Modèles politiques et identitaires

17

Le converti comme ࠱gure paradoSale de la stabilité religieuse Sébastien TANK-STORPER

19

La conversion des Kanak, une étude de cas eSemplaire Frédéric ROGNON

31

Conversions ࠱n de si¢cle 1980- 000 Frédéric GUGELOT

43

La conversion d’Anthony Blair ( 00) Bénédicte COSTE

55

II. Places de l’altérité

71

La conversion, constitutive du sujet augustin Marie-Anne VANNIER

73

Croire autre chose ou croire autrement  La conversion du point de vue des théories de l’évolution du jugement religieuS Nicolas COCHAND

81

Convertir la conversion. Une tœche théologique v in࠱nie Marc DUMAS

93

Liberté religieuse, liberté de conscience. Un angle de saisie de la problématique de la conversion au SSe si¢cle Dominique AVON

101

La conversion chrétienne : une impossible possibilité  Approche dans le champ de la psychanalyse Jean-Daniel CAUSSE

117

III. Modélisations esthétiques et pratiques de l’œuvre

125

La conversion de Job : transformations anthropologiques et théologiques dans le livre de Job Michaela BAUKS

127

La rhétorique de la conversion dans les versions du Miracle de Théophile composées auS XIIe et XIIIeZsi¢cles Françoise L AURENT

139

Un langage e bouleversé comme le cœur u : conversion religieuse et conversion littéraire cheU Chateaubriand Emmanuelle TABET

151

IV. Discours et stratégies de pouvoir

161

La réécriture de miracles de la Vierge dans le #LOQ>IFQFRJࠩABF comme construction d’un discours anti-converse Cándida FERRERO HERNÁNDEZ – Raúl PLATAS ROMERO

163

Infamantes conversions. Usages satiriques du discours de conversion dans la polémique protestante du XVIeZsi¢cle Mathieu DE L A GORCE

179